La chimie et l'alimentation: Pour le bien-être de l'homme 9782759809172

La bonne alimentation et la chimie seraient incompatibles. Le livre montre que c'est pourtant grâce à la chimie que

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French Pages 243 [236] Year 2010

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La chimie et l'alimentation: Pour le bien-être de l'homme
 9782759809172

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La chimie et l’alimentation, pour le bien-être de l’homme

Cet ouvrage est issu du colloque « Chimie et alimentation, pour le bien-être de l’homme », qui s’est déroulé le 7 octobre 2009 à la Maison de la Chimie.

Collection dirigée par Paul Rigny

La chimie et l’alimentation, pour le bien-être de l’homme Marie-Josèphe Amiot-Carlin, Marc Anton, Monique Axelos, Valérie Baduel, Michel Barel, Catherine Bonazzi, Cécile Canlet, Sylvie Chevolleau , Jean-Pierre Cravedi, Laurent Debrauwer, Marc Desprairies, Patrick Etiévant, Pierre Feillet, Vincent Gros, Sylvain Guyot, Claude-Marcel Hladik, Sabrina Krief, Xavier Leverve, Gérard Pascal, Pierre Stengel, Hervé This, Gilles Trystram

Coordonné par Minh-Thu Dinh-Audouin, Rose Agnès Jacquesy, Danièle Olivier et Paul Rigny

Conception de la maquette intérieure et de la couverture : Pascal Ferrari Conception des graphiques : Minh-Thu Dinh-Audouin Mise en page : E-press (Casablanca)

Imprimé en France

ISBN : 978-2-7598-0562-4

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal.

© EDP Sciences 2010

EDP Sciences 17, avenue du Hoggar, P.A. de Courtabœuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France

Ont contribué à la rédaction de cet ouvrage : Marie-Josèphe Amiot-Carlin Institut national de la recherche agronomique (INRA) Unité Alimentation Humaine, UMR 12660 INRA/476 INSERM Nutrition humaine et lipides. Biodisponibilité, métabolisme et régulation Universités Aix-Marseille I et II Marc Anton Biopolymères, Interactions, Assemblages Institut national de la recherche agronomique (INRA) Unité Biopolymères, Interactions, Assemblages, UR 1268 Monique Axelos Biopolymères, Interactions, Assemblages Institut national de la recherche agronomique (INRA) Unité Biopolymères, Interactions, Assemblages, UR 1268 Valérie Baduel Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) Michel Barel Académie française du chocolat Cirad UMR Qualisud Catherine Bonazzi Institut national de la recherche agronomique (INRA)

Unité Ingénierie Procédés Aliments, UMR 1145 INRA/CNAM/AgroParisTech Cécile Canlet Institut national de la recherche agronomique (INRA) Unité Xénobiotiques, UMR 1089 ENVT/INRA Sylvie Chevolleau Institut national de la recherche agronomique (INRA) Unité Xénobiotiques, UMR 1089 ENVT/INRA Jean-Pierre Cravedi Institut national de la recherche agronomique (INRA) Unité Xénobiotiques, UMR 1089 ENVT/INRA Laurent Debrauwer Institut national de la recherche agronomique (INRA) Unité Xénobiotiques, UMR 1089 ENVT/INRA Marc Desprairies Cargill France SAS Patrick Etiévant Institut national de la recherche agronomique (INRA) Unité Alimentation Humaine Pierre Feillet Académie d’agriculture et Académie des technologies Institut National de la Recherche Agronomique (INRA)

Vincent Gros BASF France Unité commerciale Protection des cultures Europe BASF Agro et BASF Agri-Production Sylvain Guyot Institut national de la recherche agronomique (INRA) Unité de Recherches Cidricoles Biotransformation des Fruits et Légumes Claude-Marcel Hladik Muséum national d’histoire naturelle Laboratoire d’Éco-anthropologie et Ethnobiologie, UMR 7206 Sabrina Krief Muséum national d’histoire naturelle Laboratoire d’Éco-anthropologie et Ethnobiologie, UMR 7206

Unité Environnement, Écosystèmes cultivés et naturels Hervé This Groupe de gastronomie moléculaire Laboratoire de Chimie, UMR 214 INRA/Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement (AgroParisTech). Fondation Sciences & Culture Alimentaire (Académie des sciences). Gilles Trystram AgroParisTech Académie des technologies Institut national de la recherche agronomique (INRA) Unité Ingénierie Procédés Aliments, UMR 1145 INRA/CNAM/ AgroParisTech

Xavier Leverve Institut national de la recherche agronomique (INRA) Unité Nutrition humaine et sécurité alimentaire Gérard Pascal Institut national de la recherche agronomique (INRA) Unité Nutrition humaine et sécurité alimentaire Pierre Stengel Institut national de la recherche agronomique (INRA)

Équipe éditoriale Minh-Thu Dinh-Audouin, Rose Agnès Jacquesy, Danièle Olivier et Paul Rigny

Sommaire Avant-propos : par Paul Rigny ..........................

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Préface : par Bernard Bigot ..............................

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Introduction Chapitre 1 : Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre Table ronde : par Valérie Baduel, Catherine Bonazzi, Cécile Canlet, Sylvie Chevolleau, Jean-Pierre Cravedi, Laurent Debrauwer, Pierre Feillet, Vincent Gros, Gérard Pascal et Gilles Trystram ......................................... 17

Chapitre 2 : Alimentation : les différentes facettes de la qualité D’après la conférence de Xavier Leverve ....

53

Partie 1

Manger : le plaisir des sens ! Chapitre 3 : Couleur et coloration des aliments, une simple affaire de chimie ? par Sylvain Guyot ..........................................

69

Chapitre 4 : Des additifs pour texturer des aliments par Marc Desprairies ...................................

83

Chapitre 5 : La chimie au service du goût par Patrick Etiévant...................................... 101 7

La chimie et l’alimentation

Partie 2

Manger, à quoi ça sert ? Chapitre 6 : Le chocolat est-il bon pour la santé ? par Michel Barel ........................................... 121

Chapitre 7 : Que mangerons-nous demain ? par Hervé This .............................................. 135

Chapitre 8 : L’homme et son métabolisme : une usine chimique par Marie-Josèphe Amiot-Carlin ................ 151

Chapitre 9 : La construction des aliments : une question de chimie par Marc Anton et Monique Axelos .............. 171

Partie 3

Manger autrement Chapitre 10 : Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates par Sabrina Krief et Claude-Marcel Hladik .............................. 185

Chapitre 11 : La science et la technologie de l’alimentation vues par la chimie du bouillon par Hervé This .............................................. 203

Conclusion Chapitre 12 : La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie par Pierre Stengel ........................................ 217

Glossaire ............................................................ 239 Crédits photographiques .................................... 241

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Le partenariat entre la Fondation de la Maison de la Chimie et L’Actualité Chimique sur « La chimie et … », qui veut montrer l’importance de cette discipline scientifique sur tous les pans de notre société, se poursuit par la publication de cet ouvrage « La Chimie et l’Alimentation, pour le bienêtre de l’homme » dans la collection L’Actualité Chimique – Livres. Cette publication suit celle des livres « La Chimie et la Mer, ensemble au service de l’homme », « La Chimie et l’Art, le génie au service de l’homme » et « La Chimie et la Santé, au service de l’homme » (respectivement parus en août et décembre 2009, et en juin 2010 aux éditions EDP Sciences). Ces ouvrages, sans en être des comptes-rendus stricto sensu, sont directement issus des colloques organisés par la Fondation avec l’aide de la Fédération française pour les sciences de la Chimie, le présent ouvrage reprenant ainsi le colloque « Chimie et Alimentation » organisé le 7 octobre 2009. Il faut ici souligner le très conséquent travail de l’équipe éditoriale de quatre scientifiques, constituée de Danièle

Olivier de la Fondation, de Rose Agnès Jacquesy de la Fédération Française pour les sciences de la Chimie et, pour L’Actualité Chimique, Paul Rigny et Minh-Thu DinhAudouin, coordinatrice, qui, à partir des enregistrements audio des conférences, a conduit au présent ouvrage – avec l’indispensable, active et bienveillante collaboration des conférenciers, cela va de soi. La grande presse ou la radio témoignent, par l’intérêt (voire les polémiques) soulevé par les articles ou les émissions qui traitent de la qualité de l’alimentation, du haut degré de préoccupation de nos concitoyens en la matière. Ceci est important au plan sociétal, car indiquant la susceptibilité du consommateur – c’est-à-dire en fait sa méfiance rampante vis-àvis de tous les acteurs de la chaîne alimentaire et principalement peut-être de l’industrie agroalimentaire. Ceci est important, d’un autre côté, pour l’image de la Chimie car celle-ci est représentée, trop souvent, comme pourvoyeuse de « mauvaises solutions », c’est-à-dire bonne pour les « marchands » et mauvaise pour le consommateur.

Paul Rigny Rédacteur en chef L’actualité Chimique

Avantpropos

La chimie et l’alimentation

Cet ouvrage vient apporter des éléments de jugement plus argumentés, montrant que l’attitude de tous les acteurs est fondamentalement celle de la recherche de solutions stables, satisfaisant le consommateur (comment espérer le berner durablement ?) grâce à la recherche scientifique sollicitée à son plus haut niveau. Des experts et des responsables de l’INRA (Institut national pour la recherche agronomique), de l’Afssa (Agence française de sécurité sanitaire des aliments) ou de l’industrie exposent leur préoccupation majeure dans leur métier : celle de la nontoxicité des aliments. Ils la garantissent par le développement de recherches sur les mécanismes biologiques de la nutrition, sur les effets des substances étrangères sur le métabolisme et finalement la santé, et par l’installation de méthodes de surveillance formalisées, rigoureuses et n’admettant aucun manquement – des contraintes majeures pour tous les acteurs de la chaîne dont il est important de prendre conscience. Au-delà de cette exigence fondatrice, les acteurs de la chaîne alimentaire développent des recherches sophis-

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tiquées pour comprendre et anticiper le besoin du consommateur. Cela conduit à des travaux de physicochimie, de physiologie sur le sensoriel, voire aux sciences humaines et sociales, préoccupations qui certainement étonneront et passionneront le lecteur. Pour les citoyens, ce devrait être l’occasion de consolider leur confiance dans la qualité sanitaire de leur alimentation, gagnée grâce aux surveillances très strictes qui sont imposées. Pour les chimistes, ce sera aussi l’occasion de voir leur discipline exposée dans la diversité impressionnante (« la chimie est partout ! ») qu’ils connaissent et qu’ils souhaitent tant faire connaître.

Paul Rigny Rédacteur en chef L’Actualité Chimique Directeur de la collection L’Actualité Chimique – Livres Équipe éditoriale : Minh-Thu Dinh-Audouin, L’Actualité Chimique – Livres Rose Agnès Jacquesy, Fédération Française pour les sciences de la chimie (FFC) Danièle Olivier, Fondation de la Maison de la Chimie Paul Rigny, L’Actualité Chimique – Livres

Depuis trois ans, la Fondation de la Maison de la Chimie a pris d’importantes initiatives pour essayer de donner au grand public, et aux jeunes en particulier, une image des sciences de la Chimie attractive et responsable, présentant les apports et les limites de ce domaine scientifique et technique important, tout autant pour la compréhension du monde dans lequel nous vivons que pour la satisfaction de nos besoins de tout type. Les sciences et technologies de la Chimie sont souvent mal connues, ou injustement décriées pour leurs nuisances potentielles ou avérées lorsqu’il en est fait un usage irrespectueux de leurs règles ou recommandations d’usages, alors qu’elles ont d’innombrables, et souvent vitales, applications dans la vie de chacun, et plus globalement dans le fonctionnement de nos sociétés, grâce aux produits de l’industrie que nous pouvons nous procurer ou aux techniques que nous pouvons mettre en oeuvre. C’est dans cet esprit que notre Fondation organise, en collaboration avec la Fédération Française pour les sciences de la Chimie (FFC), une série de colloques intitulés « Chimie et ... » sur des thèmes transdisciplinaires et d’intérêt sociétal qui réunissent les meilleurs spécialistes

des domaines choisis, et le contenu des conférences de ces colloques constituent les chapitres des ouvrages de la collection du même titre. Après « La Chimie et la Mer », « La Chimie et la Santé », « La Chimie et l’Art », nous avons choisi le thème « La Chimie et l’Alimentation » qui, au regard du nombre de publications actuelles dans les médias, intéresse particulièrement à la fois les scientifiques, les relais d’opinion, les responsables politiques et en premier lieu le grand public. Cependant, les colloques scientifiques spécialisés sont le plus souvent inaccessibles à ce large public, et donc également aux médias généralistes, alors que les articles de la presse grand public émanent de sources certes plus accessibles, mais scientifiquement discutables. Le résultat est que l’association de ces deux mots « chimie » et « alimentation » est source d’interrogations non seulement pour le grand public mais aussi pour certains scientifiques non spécialistes de ces domaines, quand elle n’inquiète pas ! Nous avons donc réuni des experts chimistes, agronomes, biologistes, médecins et même éthologues, pour débattre largement, et en termes aussi simples que

Bernard Bigot Président de la Fondation de la Maison de la Chimie

Préface

La chimie et l’alimentation

possible, du juste équilibre à respecter entre les bénéfices potentiels des applications de la chimie à la qualité de notre alimentation et les risques de ces mêmes applications si l’on procède sans discernement. De manière générale, il s’agit de discuter de la sécurité alimentaire et des moyens et conditions de préservation d’une alimentation abondante et saine. Quelle est la place de la chimie dans une « bonne alimentation », bonne non seulement au niveau de la santé et de la sécurité, mais bonne aussi au niveau du plaisir gustatif qu’elle apporte ? L’objectif a été de fournir, en particulier, aux jeunes lycéens et à leurs enseignants, des données et des informations précises leur permettant de se forger une opinion personnelle en réponse aux interrogations sur le thème de la chimie et l’alimentation.

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Le premier chapitre relate les débats sur « la recherche de l’équilibre entre les risques et bienfaits » apportés par la chimie et la notion de qualité de l’alimentation : quiconque a le plus petit jardin (ou même une jardinière de balcon) sait que l’humanité ne pourrait faire croître des plantes de manière satisfaisante, et donc se nourrir, quand elle compte quelques milliards d’individus, sans engrais et sans produits phytosanitaires. Et pourtant, dans un monde où la préoccupation sécuritaire est portée à son paroxysme dit du risque zéro, quel que soit le degré déraisonnable de cette exigence, même si nul ne peut en contester l’objectif, il nous

faut absolument essayer de connaître l’effet, même à toute petite dose, pourvu qu’elle soit mesurable (et Dieu sait que la Chimie a développé des capacités remarquables à cet égard), connaître donc l’effet des composés utilisés dans l’agriculture et la conservation alimentaire, qu’ils soient d’origine humaine ou d’origine naturelle. De plus, nous devons aussi essayer de connaître les composés qui se forment lors des transformations culinaires effectuées soit dans l’industrie soit à domicile. Ce chapitre est complété par celui sur l’évaluation ô combien difficile de la notion de qualité. Nous découvrons que nos amis les grands singes, tout comme les espèces du genre Homo sapiens ou erectus qui nous ont précédées, sont des chimistes sans le savoir et que les modifications physiques et chimiques qui rendent les aliments plus savoureux et plus digests sont à l’origine du développement de l’espèce humaine. Nous apprendrons aussi que la construction des aliments est une question de chimie et pourquoi le chocolat est bon pour la santé. Certains chapitres sont plus « philosophiques » comme celui d’Hervé This sur l’histoire de la chimie dans l’alimentation, ou « psychologique » comme celui sur la couleur des aliments. D’autres sont plus directement liés à la compréhension de la chimie de notre corps comme celui de Marie-Josèphe AmiotCarlin sur le métabolisme,

de Michel Barel sur les bienfaits du chocolat ou de Patrick Etiévant sur les origines du goût. D’autres encore seront très pratiques et tenteront de répondre à des questions d’actualité comme l’intérêt de texturer les aliments par l’ajout d’additifs. Dans une perspective d’alimentation et de développement durable au niveau de la planète, nous avons besoin d’une agriculture à la fois productive et écologique. Devra-t-elle et peut-elle se faire sans l’apport des moyens que lui a offert et que lui offre la chimie, et avec quelle vision des impacts à long terme ? Le chapitre sur les enjeux agronomiques et environnementaux associés à la chimie en agriculture fera le point sur cette révolution verte à concevoir.

Les thèmes débattus dans ce livre sont, je le crois, passionnants ; les experts qui nous ont aidé à le concevoir et à le réaliser sont parmi les meilleurs spécialistes et je veux les remercier très chaleureusement de leur disponibilité en dépit de leur charge. S’ils n’ont pu répondre à toutes vos interrogations, car l’humilité et l’honnêteté scientifiques veulent que l’on reconnaisse les limites de son savoir, ils vous aideront à coup sûr à y voir plus clair et à mieux mesurer comment utiliser à bon escient la chimie pour une alimentation saine et abondante.

Bernard Bigot Président de la Fondation de la Maison de la Chimie

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Introduction

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Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

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la recherche de l’équilibre

Les sciences et technologies associées à la chimie sont souvent mal connues ou injustement décriées pour leurs nuisances potentielles ou avérées lorsqu’il en est fait un usage irrespectueux de leurs règles ou recommandations d’usage, alors même qu’elles ont d’innombrables applications dans la vie de chacun grâce aux produits de l’industrie que nous pouvons nous procurer ou aux techniques que nous pouvons mettre en œuvre. La sécurité alimentaire a de tout temps été un enjeu important. En quoi la chimie peut-elle y contribuer ou l’affecter ? Quel est le juste équilibre à respecter entre les bénéfices apportés et les risques à ne pas prendre, et plus généralement quels sont les moyens et conditions de préservation d’une alimentation suffisamment abondante et saine pour que nous puissions continuer à prendre du plaisir à bien manger ? C’est pour répondre à ces questions qui passionnent mais parfois inquiètent le grand public, ainsi que certains scientifiques non spécialistes de ces domaines, qu’ont été réunis des experts chimistes, agronomes, médecins et biologistes, dont les interventions sont reportées dans les lignes qui suivent.

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Chimie et alimentation : produits de synthèse/ produits naturels (Pierre Feillet) 1.1. Réflexion sur le « naturel » et le « synthétique » Par analogie avec le sujet du baccalauréat 2009 « La technique s’oppose-t-elle à la nature ? », on peut se demander : « La chimie s’oppose-t-elle à une alimentation qui, pour être bonne, devrait être naturelle ? » Tout le monde est conscient que les produits chimiques, quand on les appelle sous leur nom scientifique de molécules, sont partout dans la nature, les animaux, les aliments… et personne ne s’en inquiète outre mesure. Mais ce qui est perçu comme foncièrement mauvais et dangereux, c’est le produit chimique fabriqué par l’homme, synthétique, artificiel, alors que ce qui est perçu comme bon, c’est le produit chimique issu de la vie, biologique et naturel. On fait donc une dichotomie entre ce qui est naturel et ce qui est artificiel, et, par définition, « ce qui est naturel est bon » et « ce qui est artificiel est mauvais » (Figure 1). On en conclut que l’industrie chimique est dangereuse dans l’alimentation et que les

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

Bienfaits et risques :

La chimie et l’alimentation

Fabriqué par l’homme

Produit de la vie

entièrement transformée. Notre question devient donc : est-ce parce que c’est fabriqué par l’homme que c’est dangereux ? Est-ce parce que c’est un produit de la vie que c’est bon ? 1.2. L’exemple de la vitamine C

Figure 1 La chimie s’oppose-t-elle à une alimentation qui, pour être bonne, devrait être naturelle ? Mais finalement, un être vivant est-il « naturel » ?

Figure 2 Au-delà de la réalité des mots, il faut aller vers la réalité des objets. L’additif E300 n’est autre que la vitamine C, présente dans de nombreux fruits (citron, orange, kiwi…) et dont la carence affaiblit l’organisme et peut entraîner de graves maladies (scorbut).

aliments produits de l’agriculture naturelle, biologique, sont forcément bons. Cela conduit à une autre question : est-ce que l’être vivant est naturel ? Ce qui n’est plus du tout évident : les champs de blé, les poulets dans leurs basses-cours, les vaches dans leurs étables, ont été transformés par l’homme. Or, ce qui est artificiel c’est le produit de l’art, c’est le produit de l’activité de l’homme. L’être vivant qui produit nos aliments n’est pas naturel puisqu’il a été transformé par l’homme. Selon le biologiste philosophe Dubos1, « la nature, c’est le monde transformé par l’homme » ; en effet, la nature autour de nous a été 1. René Dubos (1901–1982), agronome, biologiste et écologue français, a participé aux travaux préparatoires du premier sommet de la Terre à Stockholm en 1972.

Prenons l’exemple de l’additif alimentaire E300. Est-il chimique ? Est-il biologique ? Est-il synthétique ? Est-il naturel ? Si on applique le raisonnement exposé ci-dessus, si le E300 est chimique et synthétique, on en conclura qu’il est sans doute dangereux. Cette molécule est l’acide ascorbique et cette dénomination ne plaît pas trop aux consommateurs… encore moins si on le nomme, selon la nomenclature officielle, par : (5R)-5[(1S)-1,2-dihydroxyéthyl]3,4dihydroxyfuran-2(5H)-one. Mais c’est aussi un antioxydant, qui protège donc des maladies cardiaques ! Qui plus est, son autre nom est la vitamine C. Aujourd’hui on dirait même une « bioamine », ce qui remporterait une totale adhésion des consommateurs, car ce nom intègre le préfixe « bio » ! Tout cela montre à quel point, au-delà de la réalité des mots, il faut aller vers la réalité des objets (Figure 2).

HO HO

HO O

HO O

O HO

HO

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Additif E300

O

OH

OH

q Acide ascorbique

Vitamine C

Il faut aussi s’intéresser à la « réalité des transformations » qui conduisent au produit. Il existe deux grandes voies pour fabriquer l’acide ascorbique, qui partent toutes deux du glucose : une voie naturelle et une voie de l’industrie chimique (Figure 3). Si c’est de l’acide ascorbique issu de l’industrie chimique, on aura tendance à dire que c’est mauvais. Ainsi, la vraie question n’est pas tant de savoir comment est fabriqué un produit mais quelle est la caractéristique du produit fini. Au niveau des réglementations internationales, nous trouvons deux grandes philosophies : la philosophie anglo-saxonne et américaine qui consiste à dire que ce qui compte c’est le produit, et la philosophie européenne qui est de privilégier la manière dont on a obtenu le produit. Ainsi, les Américains

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

Comme il sera régulièrement montré dans cet ouvrage, les additifs alimentaires, désignés sous les codes E100…, E200…, E400…, sont pour la plupart des produits naturels, contrairement à certaines idées reçues… ce qui ne signifie pas forcément qu’ils sont tous « bons » !

peuvent ne pas étiqueter un produit OGM alors que les Européens vont le faire ! Il faudrait donc se poser les bonnes questions pour savoir si le produit chimique de notre alimentation est dangereux ou ne l’est pas, et ne pas se demander uniquement s’il est naturel ou artificiel. 1.3. Comment se construit le mode de pensée du consommateur ? On peut à présent se poser la question : est-ce que le consommateur mange comme il pense ? Même si la plupart des consommateurs affirment qu’ils mangent comme ils en ont envie, ils peuvent néanmoins s’interroger : « Est-ce qu’un être vivant est naturel ? », « est-ce qu’un produit chimique est artificiel ? ». Pour répondre à ces questions, le consommateur peut raisonner rationnellement ou irrationnellement ; il peut aussi avoir un comportement paradoxal : si l’on prend l’exemple du barbecue, le consommateur peut penser que c’est dangereux, mais il mange de la nourriture grillée au barbecue parce que c’est bon. De même, il ne

Figure 3 Les deux grandes voies existant pour produire l’acide ascorbique : la voie naturelle (N°1) et la voie de l’industrie chimique (N°2) : elles font toutes deux intervenir des nombreux intermédiaires chimiques.

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La chimie et l’alimentation 20

comprend pas comment, avec les progrès de la technologie, de l’industrie alimentaire et de la chimie, on puisse avoir le moindre incident dans notre alimentation, mais se demande en même temps pourquoi introduire de la technologie dans notre alimentation (voir aussi les Chapitres d’H. This « Que mangeronsnous demain ? » et « La science et la technologie de l’alimentation, vues par la chimie du bouillon »). Le consommateur peut aussi être un militant et clamer « comme ce n’est pas bio, c’est dangereux » ; il peut même être en réseau : il est alors intoxiqué par le surplus d’informations venant d’Internet, où prédominent les éléments négatifs ; il peut être lanceur d’alerte et tient le discours « comme je suis indépendant, j’ai donc raison », et pense qu’en tant qu’indépendant, il est supérieur au système collectif d’experts ; il peut encore être épicurien ou gourmet en se moquant de la molécule chimique cancérigène. Mais, en réalité, les consommateurs ne sont pas toujours vraiment indépendants dans leur manière de penser. Ils subissent l’influence des médias, de la publicité de l’industrie alimentaire, des pouvoirs publics. De plus, les scientifiques n’ont jamais des positions très arrêtées, parce que le doute est une attitude scientifique, et cela peut s’avérer perturbant pour les consommateurs. Quand le débat scientifique, entre scientifiques, est arbitré par des journalistes au sein de l’arène médiatique, où il n’a pas sa place, la confusion

s’ajoute à la confusion. Enfin, les consommateurs sont influencés par les médecins, les ONG, la famille, etc. La réalité est en fait : « Je mange comme je pense… plutôt comme on m’a dit de penser »… Pour être rationnel, c’est seulement de manière scientifique, rigoureuse, que la question de ce qui est « bon » ou « mauvais » doit être départagée, et la réponse n’est pas si simple, comme nous allons très rapidement le voir. Il s’agit de déterminer pour chaque composant alimentaire, pour chaque mélange de composants alimentaires, voire pour chaque aliment, le risque potentiel pour la santé du consommateur, car pour protéger celui-ci, des réglementations de plus en plus strictes sont mises en place dans tous les pays. En France, elles sont appuyées par un organisme public de recherche, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa, qui a fusionné avec l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset) en janvier 2010).

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La réglementation de l’évaluation des risques et bénéfices alimentaires. La place de la chimie (Valérie Baduel) Nous venons de voir que chimique n’est pas synonyme d’artificiel : les aliments sont naturellement constitués de composés chimiques, comme par exemple les nutriments. De plus, l’homme a toujours eu recours à des procédés de conservation (utilisation du sel

Néanmoins, il est possible de différencier les substances chimiques d’origine naturelle de celles d’origine synthétique. Pourtant, certaines substances comme les néoformés, ces substances produites lors de la préparation d’un aliment par exemple, seront difficiles à classer. On doit aussi distinguer les composants intrinsèques de l’aliment des substances ajoutées, ou encore des contaminants qui sont issus de l’environnement. Donc il est clair qu’il ne faut pas considérer que tous les produits naturels sont sains et que tous les produits de synthèse sont toxiques : il y a des produits naturels et des produits de synthèse sains et il y a des produits naturels et des produits de synthèse toxiques. Il est important d’évaluer chaque substance au cas par cas et de veiller à ce que la réglementation soit adaptée, aux niveaux national, communautaire et mondial. Lorsqu’on évalue les risques, il faut également tenir compte de l’exposition réelle des consommateurs qui dépend des taux des substances suspectes présentes dans les aliments et de la quantité d’aliments consommés ; il faut de plus prendre en compte la diversité des régimes potentiels et des expositions particulières (bébés, végé-

tariens...), les spécificités locales (contaminations, régimes…), ainsi que la sensibilité particulière de certains consommateurs (jeunes enfants, femmes enceintes, immunodéprimés...).

Ne pas considérer que tous les produits naturels sont sains et que tous les produits de synthèse sont toxiques : il faut les considérer au cas par cas. Faire la différence entre danger et risque : la notion d’exposition est importante.

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

ou du sucre) et de préparation des aliments, qui s’appuient sur des propriétés chimiques (l’acidité du vinaigre, l’hygroscopie), ainsi que sur ce processus complexe, qui allie chimie et biologie, qu’est la fermentation.

2.1. La réglementation. Le rôle de l’Afssa L’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), créée par la loi n° 98-535 du 1er juillet 1998, relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme, complétée par la loi n° 2006-11 du 5 janvier 2006 d’orientation agricole, est un établissement public indépendant de veille, d’alerte, d’expertise, de recherche et d’impulsion de la recherche, qui contribue à la protection et à l’amélioration de la santé publique ; il assure le contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme. Il contribue également à la santé et au bien-être des animaux, à la santé des végétaux et à la qualité sanitaire de l’environnement.

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La chimie et l’alimentation

De la fourche…

évaluaon risques et bénéfices

veille surveillance alerte

recommandaon de mesures de protecon évaluaon qualité contrôles inspecon et contrôle des médicaments vétérinaires

référence impulsion de la recherche recherche externe

formaon informaon recherche partenariale

recherche interne

…à la fourchee

Figure 4 Un continuum de missions opérationnelles nourrit l’évaluation des risques par l’Afssa.

Les missions spécifiques de l’Afssa sont (Figure 4) : - l’évaluation des risques sanitaires et des éventuels bénéfices sanitaires qui leur sont associés ; - lorsqu’un risque est mis en évidence, la mise en place d’une cellule de recommandation de mesures de protection et d’évaluation de la qualité des contrôles ; - une mission de veille, de surveillance et d’alerte, puisqu’il est nécessaire d’identifier le plus en amont possible les éventuels risques pour contribuer à leur prévention ; - une mission de laboratoire de référence et de développement de méthodes analytiques ; - associée à chacune de ces missions, une mission de recherche ou de mobilisation de la recherche dans les organismes scientifiques français et internationaux. Pour réaliser ces missions, l’Afssa est organisée en trois départements dédiés à l’évaluation scientifique :

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- l’agence nationale du médicament vétérinaire ;

- la direction de l’évaluation des risques nutritionnels et sanitaires ; - la direction du végétal et de l’environnement : elle a en charge tous les « intrants » végétaux, qu’il s’agisse de produits phytosanitaires ou de matières fertilisantes (ce domaine large et complexe est abordé dans le Chapitre de P. Stengel). L’agence s’appuie sur onze laboratoires placés en son sein qui représentent 100 agents ainsi que sur 600 experts choisis pour leur compétence et leur indépendance, et qui sont mobilisés dans le cadre de comités d’experts. L’Afssa est très attachée à conduire une expertise collégiale rassemblant des experts de plusieurs disciplines et de plusieurs origines, de façon à instaurer des débats contradictoires et un échange de vue impartial en vue d’une prévention des conflits d’intérêt, et, le cas échéant, de tenir compte de l’expression des opinions minoritaires. Par ailleurs, un financement public et une traçabilité des processus d’évaluation permettent d’en assurer l’indépendance et la transparence. 2.2. La chimie à l’Afssa Comment l’Afssa réalise-t-elle les contrôles, la surveillance et l’évaluation sanitaires ? Sur ces différents points, la chimie occupe une place importante, avec, au premier plan, la chimie analytique : elle contribue fortement au travail de contrôle et de surveillance de la contamination des aliments, au travers des missions de laboratoires

Dans le cadre de l’évaluation des risques, il est important, afin d’en avoir une lecture critique, de maîtriser les performances des techniques d’analyse utilisées et de prendre en compte la précision des résultats qui sont soumis à l’agence – qu’il s’agisse d’études scientifiques ou de résultats provenant des opérateurs privés, dans les dossiers industriels. C’est ainsi qu’en cas de doute sur une substance, l’Afssa réalise elle-même l’analyse de référence pour confirmer ou infirmer les résultats des laboratoires : c’est son rôle de contrôle. Il est également important de connaître les mécanismes de migration des matériaux au contact des aliments et de prendre en compte d’éventuelles néoformations lors des transformations culinaires et/ ou industrielles. Ces mécanismes sont d’une extrême complexité et nécessitent toujours plus de recherche pour être appréhendés. En matière de surveillance, l’Afssa réalise des études nationales de l’exposition des consommateurs aux contaminants de l’alimentation. Dans ce cadre, des aliments représentatifs de la consommation sont choisis pour constituer

des bases de données classées selon leur composition. À partir de ces bases, l’agence recommande des mesures et des plans de surveillance. 2.3. La démarche d’évaluation et de prévention des risques alimentaires à l’Afssa L’évaluation des risques se nourrit d’une approche d’analyse, de surveillance et de contrôle. La vigilance est de rigueur sur plusieurs types de substances :

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

de référence (nationaux, communautaires ou internationaux), en s’appuyant sur une recherche et un développement de méthodes d’analyse performantes et validées (par exemple sur la sensibilité des appareils, leur spécificité ou leur fiabilité), et leur transfert à des laboratoires de terrains.

- les substances naturellement présentes dans les aliments, comme les nutriments (vitamines, acides aminés, minéraux, etc.). Même s’ils sont a priori perçus comme bénéfiques, ils peuvent présenter des risques (c’est le cas de certains compléments alimentaires, dans certaines conditions. Voir aussi le Chapitre de M.-J. Amiot-Carlin) ; - les substances introduites dans la chaîne alimentaire : en amont des processus technologiques ; on y trouve les produits phytosanitaires, les biocides et les matières fertilisantes (abordés dans le Chapitre de P. Stengel), ou encore les médicaments vétérinaires qui peuvent être une source importante d’apport de différentes substances dans l’alimentation. En aval, on trouve les ingrédients de synthèse ajoutés, les auxiliaires technologiques, les additifs d’origine naturelle ou synthétique (agents texturants, arômes, colorants, etc. Ces derniers aspects sont traités dans les Chapitres de M. Desprairies, P. Etiévant et

23

La chimie et l’alimentation

S. Guyot), ainsi que les enrichissements en nutriments (vitamines, phytostérol, etc., voir le Chapitre de M.-J. AmiotCarlin). Parfois, l’agence doit faire face à des cas de fraude, comme celle récente de la mélamine, substance introduite par certains fabricants chinois pour augmenter artificiellement la charge en matière protéique dans le lait ; - les substances apparaissant lors des procédés de transformation comme les néoformés ; - l’ensemble des contaminants de la chaîne alimentaire qui résultent de l’exposition à l’environnement : polluants (dioxines, polychlorobiphényles, métaux lourds), mycotoxines, biotoxines marines transportées par les ballasts des bateaux qui sillonnent le globe, migrants issus de matériaux au contact des aliments... Un produit alimentaire mis sur le marché, doit répondre à toutes les normes imposées par la réglementation, établie selon des critères reconnus au niveau international et standardisés. L’Afssa assure l’évaluation scientifique des risques sanitaires liés à la mise sur le marché de la plupart des substances chimiques susceptibles d’entrer dans la chaîne alimentaire en procédant selon les étapes suivantes :

24

- caractériser le danger : la substance est-elle toxique ? À quelles doses ? Peut-on déterminer des doses susceptibles d’être ingérées quotidiennement toute une vie sans effet sur la santé de l’homme (notion d’exposition) ?

- déterminer des doses journalières admissibles (Encart « La dose journalière admissible »), des doses de référence aigües ; - évaluer l’exposition (par contact, par inhalation) : estimer les apports via les aliments en tenant compte des différents régimes, des populations particulières et des modalités d’utilisation des substances, tout en tenant compte de la réalité des pratiques et de la possibilité de mettre en œuvre des mesures de protection (exemple : délai d’attente avant récolte ou abattage, port d’équipements de protection, etc.) ; - caractériser le risque : la santé du consommateur est-elle susceptible d’être affectée ? Une fois les risques sanitaires évalués, l’Afssa peut être amenée à émettre un avis défavorable à la mise sur le marché de produits dès qu’elle met en évidence un risque avéré ou potentiel pour la santé des consommateurs. Ce processus est systématiquement mis en œuvre pour toutes sortes de substances, que ce soient des auxiliaires technologiques (additifs), des suppléments alimentaires (vitamines, minéraux), des produits et procédés de traitement de l’eau de boisson, des produits phytosanitaires, ou encore des organismes génétiquement modifiés (OGM). De plus, à la différence des médicaments humains pour lesquels existe la notion de rapport bénéfice/risque, les risques sanitaires pour l’homme et les bénéfices sanitaires et technologiques

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

LA DOSE JOURNALIÈRE ADMISSIBLE La dose journalière admissible (DJA) représente la quantité d’une substance qu’un individu moyen de 60 kg peut théoriquement ingérer quotidiennement sans risque pour la santé. Elle est habituellement exprimée en mg de substance par kg de poids corporel. Le concept de DJA a été inventé par le professeur René Truhaut, membre de l’Académie des sciences et a été introduit pour la première fois en 1961 par le comité international mixte FAO/OMS d’experts sur les additifs alimentaires et plus tard utilisé par le Conseil de l’Europe. La DJA est à l’heure actuelle le meilleur outil pour exprimer la relation entre l’innocuité d’un additif et la consommation par l’homme. Elle représente une estimation de la toxicité chronique (à long terme).

ne sont jamais mis en balance dans le cas des aliments (Figure 5). L’Afssa émet un avis défavorable à la mise sur le marché d’un produit dès qu’elle met en évidence un risque avéré ou potentiel pour la santé des consommateurs qui ne peut être maîtrisé, même si le produit est susceptible d’apporter un bénéfice sanitaire ou technologique. 2.4. Exemple d’évaluation : le cas des pesticides Nous allons décrire un exemple d’évaluation du risque sanitaire, celui lié à l’utilisation de produits phytosanitaires tels que les pesticides (ces produits seront eux-mêmes abordés en détail dans la partie suivante « Les produits phytopharmaceutiques pour une alimentation de qualité pour tous »). L’Afssa intervient en amont et en aval : par une évaluation a priori, en suivant la démarche décrite précédemment avant la mise sur le marché, et par

Bénéfice sanitaire ou technologique Risque sanitaire pour l’homme

une évaluation a posteriori en déterminant l’exposition des consommateurs aux produits phytosanitaires utilisés actuellement ou par le passé (Figure 6). Pour les pesticides, l’Afssa intervient à plusieurs stades avant la mise sur le marché : sur la nature des substances actives et sur les préparations phytopharmaceutiques. Pour les substances actives, il existe une directive communautaire qui permet d’inscrire ou non la substance sur une « liste positive ». Les substances qui présentent une toxicité importante ne rentrent pas dans ce

Figure 5 L’Afssa émet un avis défavorable à l’utilisation d’un produit dès lors qu’il est susceptible de causer des effets néfastes sur la santé de l’homme.

25

La chimie et l’alimentation

Évaluation avant mise sur le marché :

Décision d’autorisation de mise sur le marché

Avis et recommandation

risques (toxicité) et bénéfices (efficacité)

Évaluation a priori Développement de méthodes d’analyses, encadrement des laboratoires, confirmation des résultats

Étude de la toxicité des substances ou des mélanges

Évaluation des expositions réelles des consommateurs et des risques Évaluation a posteriori

Vérification du respect des conditions, plans de contrôle et de surveillance

Observatoire des résidus de pesticides

Afssa

Administration

(Directions d’évaluation, laboratoires)

Figure 6 Évaluation des produits phytosanitaires a priori avant la mise sur le marché et a posteriori.

Figure 7 Quand on évalue les risques présentés par un pesticide, on tient compte à la fois des agriculteurs, des consommateurs et de l’environnement.

26

processus d’évaluation des risques puisqu’elles sont a priori interdites. Seules sont inscrites sur les listes positives les substances qui satisfont les critères de sécurité établis au niveau communautaire. Les préparations, quant à elles, font l’objet d’une autorisation nationale sur des critères étroitement harmonisés. Elles ne peuvent mettre en œuvre que des substances actives de la liste positive.

Lorsqu’on parle de risques et d’évaluation des risques a priori dans le domaine phytosanitaire, cela inclut non seulement le risque pour le consommateur mais également pour les agriculteurs et les travailleurs, ainsi que les risques pour l’environnement, les écosystèmes, les animaux, la faune sauvage mais également les milieux (Figure 7). La directive communautaire qui régit cette évaluation des

B

risques a défini les critères d’« acceptabilité » ou de « non acceptabilité » du risque. Si le risque est « inacceptable », l’Afssa émet un avis défavorable, s’il est « acceptable », l’avis final dépendra ensuite de l’efficacité du pesticide (Figure 8). En aucun cas cette efficacité ne peut pallier le caractère inacceptable d’un risque. Les seules préparations qui font l’objet d’un avis favorable de l’Afssa sont donc celles qui répondent à la fois à des exigences en termes de risque mais aussi d’efficacité.

des effets sur le métabolisme humain, en évaluant la toxicité potentielle des métabolites (nouvelles molécules générées par transformation des substances absorbées par l’organisme). Plus généralement, il faut développer des recherches de toxicologie permettant de classer les substances pour déterminer les denrées alimentaires consommables.

Ces termes d’« acceptable » et « non acceptable » sont souvent sources de confusion et de critiques car ils amènent à croire qu’un risque peut être considéré acceptable alors qu’il existe potentiellement un risque pour la santé publique. En réalité, cette notion d’acceptabilité indique que les tests toxicologiques n’ont pas mis en évidence d’effets néfastes sur la santé. Dès cette évaluation a priori, il est nécessaire de faire progresser la connaissance en matière de toxicologie pour améliorer la protection de l’opérateur, du consommateur, mais aussi de l’environnement. On approfondira par exemple la connaissance

C

Figure 8

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

A

Mildiou de la pomme de terre ou de la vigne (A), pyrale du maïs (B), rouille noire du blé (C)… il faut évaluer l’efficacité et la sélectivité des pesticides contre ces pathogènes – insectes, champignons et moisissures – tout en restant vigilant vis-à-vis de leur toxicité potentielle.

D’autre part, il faut aussi définir et prévoir les résidus présents dans les végétaux, les animaux et l’environnement, par exemple en modélisant leur devenir dans l’atmosphère ou dans l’eau (Figure 9). En ce qui concerne l’évaluation a posteriori, le protocole est complexe pour évaluer l’exposition alimentaire chronique (Figure 10). L’analyse doit d’abord être réalisée au niveau individuel et prendre en compte les différents types de populations : âge (enfants, adultes, personnes âgées), régime (végétariens…), et pour chaque cas évaluer la quantité de pesticides apportée par chaque catégorie d’aliment consommé, ainsi que le niveau résiduel. Afin de procéder à cette évaluation, l’Afssa assure la collecte,

27

La chimie et l’alimentation

Volalisaon

Sol

Eaux souterraines RIVIÈRE

Drainage

Ruissellement

la synthèse et l’analyse de données sur la consommation des individus (enquêtes de consommation INCa2) et sur la contamination des produits. Elle recommande aux ministères des plans de surveillance et en exploite les résultats. Dans le cadre de l’Observatoire des résidus de

Figure 9 Modélisation du devenir des résidus de pesticides dans l’environnement.

Figure 10 Évaluation de l’exposition alimentaire chronique.

2. INCa : Institut national du cancer.

pesticides, 1 700 000 résultats individuels ont ainsi été rassemblés et organisés dans une base de données. Ces résultats correspondent à des programmes d’études ayant essentiellement porté sur le contrôle de la conformité et des bonnes pratiques pour les aliments bruts ou semitransformés et les eaux destinées à la consommation

Principe fondamental : exposition cumulée tous aliments Dose apportée par chaque aliment

=

Quanté consommée (g)

x

Niveau résiduel

=

141,9

x

0,0093

=

198,4

x

0,0009

=

191,5

x

0,0076

=

541,4

x

0,0025

=

315,0

x

0,0007

+

+

Ensemble du régime alimentaire

+

+

Dose totale =

28

exposion alimentaire

Calcul réalisé au niveau individuel

Prise en compte des différentes populaons : enfants, adultes, personnes âgées, végétariens…

Stratégie d’échanllonnage Avancées 250 aliments séleconnés 8 grandes régions françaises couvertes

16 / 18 vagues de prélèvements réalisées Résultats validés pour 150 échanllons composites

2 vagues saisonnières par région 20 280 produits achetés 1 352 échanllons composites dosés 72 à 200 pescides recherchés

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

Étude de l’alimentaon totale

Autres contaminants (mycotoxines, polluants organiques persistants, éléments traces minéraux)

plus de 170 000 résultats

humaine. L’échantillonnage a été ciblé sur les situations à risque et la recherche des teneurs élevées. L’Afssa conduit également elle-même des campagnes de mesure. Elle a ainsi réalisé deux grandes études de surveillance des expositions alimentaires, les études de l’alimentation totale (EAT) (ou total diet study, TDS). La Figure 11 résume la complexité de l’organisation mise en place et l’ampleur de l’étude qui a permis d’obtenir 170 000 résultats validés de recherche de près de 200 pesticides ainsi que de mycotoxines, polluants organiques persistants et éléments traces dans 250 aliments sélectionnés, le plan d’échantillonnage couvrant huit grandes régions françaises en deux vagues saisonnières. Par ailleurs, pour évaluer les risques, l’Afssa a engagé en

partenariat avec des organismes de recherche nationaux et le soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR), un programme de recherche sur les conséquences de l’exposition simultanée et donc cumulée de la population aux résidus de pesticides présents à faible dose dans les aliments et sur la caractérisation des mélanges auxquels la population est le plus exposée. Ce programme a nécessité la mise en application d’outils à la pointe de la recherche statistique et d’études de toxicologie cellulaire sur des mélanges permettant de comparer l’impact des mélanges à celui des substances prises isolément, et cela grâce à l’identification de marqueurs de toxicité générale (cytotoxicité, apoptose (mort cellulaire programmée), stress oxydant) et le cas échéant, spécifique (génotoxicité, perturbation

Figure 11 Surveillance de l’exposition alimentaire.

29

La chimie et l’alimentation

endocrinienne). Les résultats de ce programme seront pris en compte dans le cadre des travaux d’évaluation des risques conduits par l’Agence.

3

Les produits phytopharmaceutiques, pour une alimentation de qualité pour tous (d’après la conférence de Vincent Gros) 3.1. La vision négative du grand public

30

À l’heure actuelle, les produits phytopharmaceutiques et les pesticides font l’objet de discutions animées, qui se sont intensifiées après la mise en place du Grenelle de l’environnement en 2007. Pour les industriels de la phytopharmacie, ces débats sont difficiles car ils sont confrontés à des visions anxiogènes. Il est compliqué de faire comprendre au grand public la différence entre le danger et le risque, la différence entre la présence de traces de produits phytopharmaceutiques dans l’eau ou dans les fruits et légumes, et le danger pour le consommateur, et ce d’autant plus qu’on est à présent capable de détecter des doses infimes de substances dans les aliments : par exemple un millième de milliardième de gramme de produits phytopharmaceutiques dans un gramme de blé ! Ces débats finissent par occulter la contribution essentielle des produits phytopharmaceutiques à la production des denrées alimentaires en quantité et en qualité, et à des prix abordables par tous.

3.2. L’apport des produits phytopharmaceutiques Les produits phytopharmaceutiques ont plusieurs avantages : tout d’abord, ils permettent de préserver les rendements de l’agriculture (voir le Chapitre de P. Stengel). Leur contribution à la lutte contre les mauvaises herbes, les insectes et les maladies permet de préserver une moyenne de 45 % pour les rendements agricoles. Malgré cela, une étude publiée par la FAO3 (Food and Agriculture Organization), a permis de chiffrer aux alentours de 276 milliards de dollars les pertes sur les cultures vivrières dues aux mauvaises herbes, aux maladies et aux insectes. Cette somme est largement supérieure à la valeur mondiale de la récolte de blé ! De plus, l’utilisation de produits phytopharmaceutiques peut avoir des effets positifs sur la qualité gustative des produits. Si l’on prend l’exemple du vin, l’Institut coopératif du vin (ICV) a montré, en 2008–2009, qu’à partir du moment où les vignes sont attaquées à plus de 13 % par l’oïdium, une moisissure microscopique, le vin devient non marchand 3. La FAO ou Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture est une organisation spécialisée du système des Nations unies, créée en 1945, qui regroupe 190 membres, dont l’Union européenne. Son objectif suprême affiché est d’« aider à construire un monde libéré de la faim », sa devise, inscrite sur son logotype, est Fiat panis (expression latine signifiant « qu’il y ait du pain (pour tous) »).

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre puisqu’il développe un certain nombre d’arômes désagréables. Un autre exemple concerne l’impact du fusarium sur la qualité boulangère des farines de blé : les blés sains ont une qualité boulangère supérieure aux blés atteints par ce champignon parasite. Par ailleurs, on occulte souvent l’impact positif des produits phytosanitaires sur la conservation des aliments. La FAO a estimé que les pertes au moment de la conservation des aliments peuvent être estimées aux alentours de 30 %. L’utilisation de ces produits a également des effets sur la qualité sanitaire elle-même. On a oublié aujourd’hui ce qu’était l’ergot du seigle, cette maladie du seigle qui a duré jusqu’au XVIIe siècle et qui « rendait les gens fous » (elle provoquait des hallucinations). Actuellement, on considère que 20 à 25 % des récoltes de céréales sont tout de même contaminées par des mycotoxines, avec des effets de toxicité aigüe sur

le bétail, mais aussi sur les consommateurs. Enfin, dans le contexte d’accroissement démographique actuel, il sera nécessaire de doubler la production agricole mondiale dans les trente prochaines années (Figure 12) ; à cela s’ajoute un changement d’habitude de consommation alimentaire avec le développement de l’alimentation « carnée » : plus on consomme de viande, plus il y a nécessité de produire des protéines végétales pour nourrir le cheptel. Pour relever ce défi, il va falloir jouer sur différents paramètres de production à la fois : être capable de maintenir les rendements là où ils sont déjà élevés, les augmenter là où c’est possible, et agrandir les surfaces agricoles sans détruire la biodiversité. Il faut chercher à rassembler les moyens de satisfaire ces objectifs de production plutôt que les opposer les uns aux autres ou les exclure. Il faudra de plus prendre en compte les conséquences difficiles

Figure 12 La production agricole devra faire face au doublement de la population mondiale prévue d’ici trente ans. (Source : ONU, FAO) mds = milliards.

31

La chimie et l’alimentation

à évaluer des changements climatiques sur la dynamique des maladies et leur influence sur les cultures. Cela n’enlève rien au fait qu’il reste beaucoup de marge de progrès pour produire mieux, y compris dans le cadre de l’utilisation de produits phytopharmaceutiques, dans le cadre des bonnes pratiques phytosanitaires, ou dans l’utilisation d’outils adaptés. Produire plus est une nécessité inéluctable, il est tout aussi important de travailler sur le fait de produire mieux (pour aller plus loin, voir le Chapitre de P. Stengel). Figure 13 Le groupe BASF, leader mondial de la chimie, consacre 10 % de son chiffre d’affaires à la R&D soit autant que dans le secteur informatique, deux fois plus que dans le secteur automobile et dix fois plus que dans l’industrie agroalimentaire. Bien que la partie phytopharmacie ne représente que 5 % du chiffre d’affaires (soit 60 milliards d’euros en 2009), le budget R&D consacré à cette branche correspond à 35 % de la R&D totale.

3.3. L’évaluation des risques des produits phytopharmaceutiques Les produits phytopharmaceutiques sont parmi les produits chimiques les mieux connus, comme en témoigne la démarche rigoureuse de contrôle sanitaire réalisée par l’Afssa, décrite précédemment. Un contrôle rigoureux et lourd est également mis en œuvre

par les industriels qui mettent ces produits sur le marché. L’homologation d’une molécule dans l’industrie phytopharmaceutique nécessite entre dix et quinze ans de recherche. Or, les décisions politiques sont souvent prises à court terme et sont donc difficilement compatibles avec le temps nécessaire à la mise au point d’innovations et le passage à la mise en œuvre en production. Par exemple, mettre au point une molécule chez BASF mobilise aujourd’hui plus de 200 millions d’euros pour la Recherche et Développement ; ce coût a été multiplié par sept en vingt ans, et 90 % sont consacrés à l’étude des impacts sur la santé et l’environnement (Figure 13) ! Ces études concernent différents aspects tels que les toxicités aigües, les toxicités chroniques, les effets mutagènes potentiels, l’action sur les micro-organismes de l’eau et du sol, sur les oiseaux et les poissons. Elles portent également sur le devenir des molécules dans l’eau, dans le sol et dans les nappes phréatiques. En Europe, le dispositif réglementaire est riche donc contraignant. Un dossier d’homologation d’une nouvelle substance contient plus de 20 000 pages d’études et d’essais.

32

Pour démontrer à quel point les marges de sécurité sont importantes, prenons l’exemple des résidus dans les fruits et légumes. Aujourd’hui, il existe une limite réglementaire appelée limite maximale de résidus (LMR) : pour qu’un

On détermine tout d’abord la dose sans effet (DSE) – dose jusqu’à laquelle on ne constate aucun effet. On prend ensuite un facteur de sécurité supérieur à cent (on divise donc cette DSE par cent) et on détermine ainsi la dose journalière admissible (DJA, voir l’encart « La dose journalière admissible »). Puis à partir de cette DJA, on détermine la LMR. On considère aussi l’apport journalier maximum théorique qui prend en compte le panier moyen de la ménagère. À chaque fois que la limite maximale de résidus est supérieure à cet apport maximum journalier théorique, le produit est considéré comme non utilisable. Tous les ans, au niveau européen, 60 000 analyses de produits phytopharmaceutiques contenus dans les fruits et légumes sont effectuées : 96 à 97 % des analyses sont inférieures à ces LMR. Même si 3 ou 4 % de dépassement c’est déjà trop, cela reste donc sans impact sur la santé des consommateurs. Pour revenir sur les positions tranchées qui existent entre produit naturel et produit de synthèse, on peut prendre l’exemple de l’agriculture biologique. Cette dernière présente de nombreux avantages mais est aussi le premier client des industriels qui lui fournissent des produits comme le soufre ou le cuivre. Or, le cuivre est un produit phytopharmaceutique,

un pesticide, qui s’accumule et présente une certaine toxicité pour les organismes du sol. Même si cette dichotomie produits naturels/produits de synthèse est très présente dans l’esprit des consommateurs, elle est souvent contestable. 3.4. Les perspectives pour l’avenir : vers des molécules toujours plus sélectives et ciblées et de nouveaux outils d’aide à la décision

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

fruit ou un légume soit accepté dans le cadre de la législation européenne, il faut que la quantité de résidus de produits phytosanitaires trouvés soit inférieure à cette LMR.

Pour produire plus, en respectant scientifiquement et rigoureusement la biodiversité, la diversité et la santé des consommateurs, il faut développer les études qui permettent : - dans chaque cas d’identifier la biomolécule pertinente de la relation plante/insecte ou plante /champignon ; - déterminer la structure de la « serrure » et d’identifier la « clé » (l’inhibiteur, la molécule qui agit sur la cible, au niveau de l’organisme pathogène de la plante) qui permette de contrôler cette interaction (voir l’ouvrage La chimie et la santé, au service de l’homme [1]) ; - d’optimiser l’affinité de l’inhibiteur grâce à la conception assistée par ordinateur et au « criblage virtuel » (par modélisation informatique, on teste un nombre important de molécules pour prévoir la structure de la molécule la plus spécifique de la cible). La mise au point de molécules plus spécifiques permettra de réduire les doses de phytopharmaceutiques utilisées, en mettant en œuvre de nouveaux outils d’aide à la

33

La chimie et l’alimentation

4.1. Les défis techniques de la toxicologie alimentaire

Figure 14 Grâce aux modélisations informatiques, on peut optimiser les traitements des parcelles par les produits phytosanitaires, le but étant d’avoir la meilleure efficacité et la moindre contamination de l’environnement.

décision qui permettront, sur la base des données caractéristiques de la parcelle et des informations météo locales, de déclencher le traitement au bon moment, à la bonne dose, uniquement si cela est nécessaire (Figure 14).

4

La toxicologie alimentaire

(Jean-Pierre Cravedi, Sylvie Chevolleau, Cécile Canlet et Laurent Debrauwer)

34

Les études de toxicologie sont indispensables pour l’évaluation du risque alimentaire, réalisée par des agences publiques comme l’Afssa, ou par l’industrie agroalimentaire. Ces évaluations doivent permettre de déterminer la probabilité pour que le consommateur ne coure aucun danger en absorbant tel ou tel aliment, c’est ce qu’on appelle le risque sanitaire. Il faut identifier le danger potentiel, puis le caractériser. C’est une démarche difficile, longue et complexe dans laquelle la chimie analytique est un allié incontournable, mais elle n’est pas le seul...

Dans une étude de toxicologie alimentaire, la quantification d’une substance n’est pas nécessairement l’étape la plus complexe, c’est en premier lieu l’extraction des composés toxiques. Si l’on prend l’exemple d’un steak grillé, extraire les composés de cet aliment puis repérer les substances toxiques est une tâche bien plus difficile que l’étape de leur analyse, qui ne représente que quelques pourcents du travail de chimie analytique (Figure 15). Un autre défi est de détecter les substances à des doses de plus en plus faibles. Depuis vingt ans, les techniques analytiques ont considérablement progressé : non seulement elles sont de plus en plus répandues et accessibles aux laboratoires, mais leurs limites de détection ont globalement progressé d’un facteur de 1 000 à 5 000 (Figure 16). Il y a vingt ans, il était impossible de détecter les dioxines aux concentrations auxquelles elles se trouvent dans nos aliments ; on sait aujourd’hui les doser et les quantifier, même si les analyses coûtent cher car plus les appareils sont performants, plus ils sont coûteux et exigent du personnel qualifié. Une autre difficulté s’ajoute : celle de détecter simultanément un grand nombre de composés dans un aliment. En effet, le risque en matière de sécurité sanitaire des aliments ne résulte pas seulement de la présence d’une substance ou d’un petit nombre de substances, mais

Traitement de l’échantillon 61 %

Traitement des données 27 %

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

Traitement d’échantillon avant analyse : opération complexe. = 60 % du temps de mise en œuvre d’une méthodologie analytique

Analyse 6% Échantillonnage 6%

Figure 15

Figure 16 Le défi des faibles doses : le gain en matière de limites de détection au cours de ces vingt dernières années est considérable. GC-MS = Gas ChromatographyMass Spectroscopy ; LC-MS = Liquid Chromatography-Mass Spectroscopy.

Extraction, identification et analyse de composés à partir d’un steak grillé : un ensemble d’opérations longues à mettre en œuvre.

1980-1990 GC-MS LC-MS peu répandue dans les laboratoires d’analyse Interfaces DLI, moving belt, thermospray, particle beam, CF-FAB Quadripôles Limites de détection Masse exacte / haute résolution

1-5 ng non

Sensibilité / sélectivité

2000-2010 LC-MS = technique de routine ESI, APCI (APPI) (triple) quadripôles, pièges 2D/3D, hybrides (Q-q-LIT, Q-q-ToF, Orbitrap) Limites de détection Masse exacte / haute résolution

< 0,1 pg oui

35

La chimie et l’alimentation

il est associé à des familles de composés extrêmement variés (voir la Figure 19 du Chapitre de M.-J. AmiotCarlin). Aussi, recherche-t-on aujourd’hui des techniques permettant de doser en même temps plusieurs centaines de composés n’appartenant pas à la même catégorie. Le développement de ces techniques est un vrai défi en matière de toxicologie. 4.2. Toxicologie et biologie : deux disciplines indissociables

Figure 17 Le recours aux biomarqueurs est un moyen pour détecter des traces de toxiques alimentaires tels que l’acrylamide, présent dans les frites et les chips. (pmoles = picomoles = 10-12 moles).

36

Pour illustrer la difficulté de détecter des traces de composés toxiques dans les aliments, prenons l’exemple de l’analyse de l’acrylamide, une molécule néoformée que l’on retrouve notamment dans des aliments frits tels que les frites ou les chips, et qui a des propriétés toxiques très importantes (neurotoxique, reprotoxique, substance probablement cancérigène pour l’homme). Cette molécule est trouvée en concentration extrêmement variable selon les aliments et

présente un risque potentiel élevé pour l’homme. Une des difficultés majeures de l’analyse du risque lié à la présence de l’acrylamide dans l’aliment est qu’on est incapable de le détecter dans le sang. Il faut passer par l’intermédiaire de l’analyse de « biomarqueurs » d’exposition (cette notion est développée dans le Chapitre de M.-J. Amiot-Carlin), c’est-àdire qu’on essaye de détecter et de quantifier des composés révélateurs de la présence de l’acrylamide, qui eux perdurent dans l’organisme. En l’occurrence, on sait maintenant que l’acrylamide a la capacité de se fixer à l’hémoglobine contenue dans nos globules rouges, et c’est précisément cette propriété qui est utilisée pour détecter des résidus d’acrylamide chez l’homme (Figure 17). Ainsi, dès qu’on s’intéresse à la toxicologie, la biologie et le développement analytique sont très liés. Une fois qu’un composé présent dans un aliment a été caractérisé, quantifié et

4.3. La difficulté d’évaluer un risque sanitaire alimentaire (Gérard Pascal) Pour évaluer le risque sanitaire d’un composant alimentaire ou d’un aliment, il faut en déterminer la dose journalière admissible (voir l’encart « La dose journalière admissible »). Il est donc nécessaire de disposer d’une méthodologie d’évaluation toxicologique dans le domaine de l’alimentation. 4.3.1. Évaluation du risque sanitaire pour un composant alimentaire La mise au point d’une telle méthodologie fut un véritable défi pour le toxicologue, qui, jusqu’aux années 1950, n’étudiait que la toxicité de composés biologiquement actifs tels que les médicaments ou les produits phyto-

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

identifié comme étant potentiellement toxique pour l’homme, il faut ensuite évaluer le risque sanitaire réel pour le consommateur.

sanitaires (comme nous l’avons vu précédemment avec l’exemple des pesticides, paragraphe 2), car dans le domaine alimentaire, les composés étudiés n’ont pas été conçus pour un effet biologique particulier. Prenons l’exemple des additifs alimentaires, uniquement conçus pour leur intérêt technologique, et pour lesquels il faut évaluer le risque sanitaire de molécules telles que le BHT (ou hydroxytoluène butylé, Figure 18), un additif alimentaire de synthèse utilisé pour lutter contre l’oxydation des matières grasses. Cet additif a été testé sur des animaux de laboratoire, tels que des rats, auxquels ont été administrées des doses variant de 10 à 100, voire même 300 mg/kg/jour, ce qui représente 200 à 2 000 fois l’exposition humaine maximale. Au bout de 90 jours, voire deux ans, c’est-à-dire les deux tiers de l’espérance de vie moyenne du rat, il est possible de détecter quelques effets considérés comme

Figure 18 Si l’on peut évaluer le risque sanitaire d’un composant alimentaire (le BHT), il n’est en revanche pas évident d’évaluer celui d’un aliment (par exemple un maïs OGM).

37

La chimie et l’alimentation

délétères, uniquement parce que l’on a forcé la dose (Figure 18A). Cette méthodologie, développée dans les années 1950, a depuis été affinée et permet aujourd’hui d’assurer largement la sécurité du consommateur. Une réglementation a été établie pour le BHT, dont la dose maximale journalière admissible a été évaluée à 0,5 mg/kg/jour, dose qui est généralement bien respectée par les usages industriels, d’après les nombreuses études d’évaluation de l’exposition des consommateurs à cette molécule. Il n’y a pas de démonstration scientifiquement validée d’effets négatifs de l’utilisation d’additifs alimentaires dans le respect de cette réglementation. 4.3.2. Évaluation du risque sanitaire d’un aliment

38

Qu’en est-il du risque sanitaire d’un aliment ? La méthodologie précédente reste-t-elle applicable ? Il peut paraître étonnant que parmi ce que nous consommons, tout n’ait pas été évalué sous l’angle de la sécurité sanitaire, sauf dans le cas des aliments refusés par la quasitotalité des consommateurs, à savoir les aliments irradiés. Quelques essais ont été faits sur des produits alimentaires réchauffés ou cuits dans des fours à micro-ondes, mais des millions de fours à micro-ondes ont été mis sur le marché sans qu’aucune étude préalable des risques sanitaires potentiels de cette nouvelle technologie n’ait été effectuée. Aujourd’hui, les adversaires des organismes génétiquement modifiés

(OGM) réclament l’application de l’ensemble de la panoplie des tests toxicologiques, autant pour les aliments que pour les matières premières agricoles à partir desquelles ils sont extraits. Mais les méthodes de la toxicologie traditionnelle ne peuvent pas vraiment s’appliquer à l’évaluation sanitaire d’un aliment. Par exemple, supposons qu’on veuille évaluer un maïs génétiquement modifié et qu’on essaye de construire un protocole d’expérimentation animale modèle de l’exposition humaine. Prenons l’exemple extrême d’un mexicain dont la ration alimentaire est composée pour une part importante de maïs (30 %). Si pour modéliser on décide de donner 100 % de maïs à des rats, cela ne représente qu’un facteur de sécurité de 3,3 par rapport à l’exposition humaine, comparé aux facteurs de sécurité de 200 à 2 000 pris pour une molécule chimiquement définie telle que nous l’avons vue précédemment dans le cas du BTH. Or, le rat ne pourra pas supporter l’alimentation à base de maïs seul, car il souffrira dans ce cas d’un déséquilibre nutritionnel (Figure 18B). Cette expérience ne permettra donc pas de conclure sur la toxicité du maïs OGM. Pourtant, ce qui nous intéresse, c’est de mettre en évidence des effets discrets qui vont se manifester à long terme et qui peuvent avoir une influence certaine sur la santé des consommateurs. En conclusion, les protocoles de toxicologie classique dont nous disposons aujourd’hui sont mal adaptés aux questions qui nous sont posées :

4.4. L’évaluation des relations dose-réponse : les effets des faibles doses Les outils pour évaluer les additifs alimentaires sont relativement satisfaisants ; ils le sont moins pour des substances biologiquement actives, et en particulier pour les contaminants. Si on revient sur les études réalisées avec une forte exposition sur des animaux de laboratoire, on peut se demander si on a le droit d’extrapoler les effets des fortes doses sur l’animal aux faibles doses chez l’homme, et quelle est la relation dose-réponse. En effet, il faut mentionner les nombreuses différences qui existent entre la modélisation expérimentale et la réalité : les groupes de rats sont génétiquement homogènes et l’effectif de ces groupes est au maximum de l’ordre de cinquante ; on est donc assez loin des conditions de l’exposition humaine, caractérisée par un polymorphisme génétique extrêmement important (de grandes variabilités des caractères génétiques entre les individus) et donc des sensibilités très variables

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

Il faut donc imaginer de nouvelles approches, et ce sont la chimie et la physicochimie qui seront les plus à même d’aider à répondre à ces interrogations.

et différentes par rapport à celles des cinquante rats. Prenons l’exemple des courbes dose-réponse caractérisant l’effet cancérigène de certaines substances : la Figure 19 étudie la réponse (en nombre de tumeurs développées par animal) en fonction de la dose croissante. Pour des molécules sans effet génotoxique4, il y aurait un seuil (une dose) en dessous duquel il n’y a pas d’effet (courbe a de la Figure 19). Pour les cancérogènes génotoxiques (courbe b), l’exposition à une seule molécule pourrait en théorie conduire à un cancer, ce qui est une aberration sur le plan biologique, puisque chaque jour, des dizaines de milliers de

Figure 19 Courbes dose-réponse en ce qui concerne l’effet cancérigène de diverses substances. Les courbes en J et U (courbe c) caractérisent un mécanisme hormétique, selon lequel certaines doses faibles auraient un effet bénéfique sur l’organisme.

4. Une substance est dite génotoxique quand elle peut compromettre l’intégrité de l’ensemble de nos gènes par action sur l’ADN, pouvant conduire à des mutations, parfois cancéreuses.

15

a

10 5 2.5

Courbes décrivant : (a) seuil (b) linéaire sans seuil, et (c) modèle hormétique de dose-réponse Hormésis: courbes en J ou en U

Quantité de tumeurs par animal

quels sont les effets des différents types d’aliments ? Quels sont les effets des très faibles doses de contaminants, de polluants en mélange ? Que deviennent les effets discrets quand on les considère sur le long terme ?

15

b

10 5 2.5

15

c

10 5 2.5

D'après E.J. Calabrese and L.A.Baldwin, Nature, 421, 691-692 (2003)

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

Doses de cancérogènes

39

La chimie et l’alimentation

nos cellules mutent, et nous disposons heureusement de systèmes de réparation.

Figure 20 Effet bénéfique de l’exposition à des faibles doses avec l’exemple d’un cancérogène : le 3-méthylcholanthrène.

À la fin du XIXe siècle, on a mis en évidence, pour des produits radioactifs, une relation doseréponse en forme de J ou de U (courbe c), qui traduit le fait que, de temps en temps, l’exposition à de faibles doses a des effets bénéfiques, alors que l’exposition à la même substance à fortes doses a des effets toxiques. Depuis, de nombreuses études ont mis en évidence, pour un faible pourcentage de substances, ce phénomène que l’on appelle « hormesis ». Son mécanisme est de plus en plus étudié, et de nombreux résultats ont notamment été observés dans les mitochondries, ces structures présentes dans nos cellules qui assurent la production d’énergie à partir de l’oxygène. Dans ces mitochondries, des oxydations radicalaires peuvent avoir lieu, conduisant à la formation de radicaux libres, considérés comme toxiques. Mais à faibles doses, ces radicaux semblent avoir des effets plutôt bénéfiques !

3-Méthylcholanthrène et tumeurs pulmonaires chez la souris femelle (E.J. Calabrese and L.A. Baldwin, Incidence des tumeurs (% du témoin)

Annu. Rev. Pharmacol. Toxicol., 2003, 43)

40

L'exposition aux faibles doses entretient un niveau de base de fonctionnement des systèmes de défense qui permettent d'éviter l'apparition des effets toxiques

3-Méthylcholanthrène (μg)

Prenons l’exemple d’un cancérogène, le 3-méthylcholanthrène, pour lequel on a expérimentalement mis en évidence ce type de courbe en J. Quelle peut en être l’explication et le mécanisme ? Pour se défendre contre des produits chimiques potentiellement toxiques, nos systèmes de défense sont des systèmes enzymatiques qui doivent être « induits » pour fonctionner : si nous ne sommes pas en permanence exposés à de petites doses de certains produits chimiques, expositions qui assurent leur fonctionnement à un niveau de base, ces systèmes devront être réactivés en cas d’expositions à une forte dose, réduisant par là même la capacité de réaction de l’organisme et ses possibilités de régulation physiologique (Figure 20) et conduisant à l’apparition des effets toxiques. 4.5. Analyse chimique et toxicologie alimentaire On dispose aujourd’hui de moyens d’analyse extrêmement puissants qui permettent par exemple de mettre en évidence le fait que lorsque nous consommons un pain réalisé avec une farine complète, notre métabolisme (évalué au travers du « métabolome » = ensemble des métabolites de l’organisme) n’est pas le même que lorsque nous consommons du pain blanc. Quant à en tirer des conclusions en termes de risque ou de supériorité d’un pain par rapport à l’autre, il faudrait beaucoup plus de données pour pouvoir conclure. Dans le cadre des

Aujourd’hui, connaître la signification toxicologique exacte des modifications observées (par exemple du métabolome) en réponse à l’exposition à un composé chimique ou à un constituant alimentaire est un réel défi pour le nutritionniste et le toxicologue.

5

Vers la compréhension des effets alimentaires sur l’organisme

(Jean-Pierre Cravedi, Sylvie Chevolleau, Cécile Canlet et Laurent Debrauwer) La notion d’exposition est un facteur important dans l’étude du risque alimentaire et les outils de la chimie analytique sont souvent bien adaptés à la mesure des traces d’une multitude de contaminants. Au-delà du domaine de la toxicologie, certains laboratoires sont aujourd’hui également dotés d’outils d’analyse permettant de mesurer les effets produits par des constituants alimentaires : effet nutritionnel, effet sensoriel... Ces analyses sont effectuées selon différentes approches possibles, parmi lesquelles on peut citer les approches globales récemment développées, qui sont basées sur la nouvelle science des « omiques » : génomique (étude des gènes), transcriptomique (étude de l’ARN), protéomique (étude des protéines de l’organisme), métabolomique (étude des métabolites : sucres, acides aminés, lipides, etc.). Une question se pose : Certaines substances sontelles capables de modifier

de manière mesurable notre métabolisme et a-t-on les outils pour appréhender ces effets ? Certaines recherches s’intéressent aux « empreintes métaboliques », basées sur des « biomarqueurs », qui sont des substances que l’on peut mesurer par analyse d’un tissu, de l’urine, ou du sang, et qui seraient révélatrices du métabolisme qui a lieu dans l’organisme. Ces biomarqueurs peuvent permettre de mesurer, voire de prédire le passage d’une molécule, et les conséquences biologiques et fonctionnelles de ce passage dans l’organisme. La première étape consiste en une analyse chimique. Celle-ci fournit des signaux qui sont analysés par des méthodes statistiques et bio-informatiques (faisant appel à une double compétence en informatique et en biologie) (Figure 21). Pour certains contaminants tels que les perturbateurs endocriniens, il existe une controverse sur la relation entre dose et effet. Des études ont été réalisées pour déterminer si ces substances, à des doses comparables à celles auxquelles l’homme est exposé, sont capables ou non d’avoir un impact sur le métabolisme de certains organes (Figure 21). Les effets ont été recherchés non pas sur les souris traitées, mais sur leur descendance. En fonction de la dose qui a été injectée, les biomarqueurs reflétant les voies métaboliques ont permis de distinguer plusieurs groupes et de déterminer les cibles (foie, cerveau)

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

produits chimiques, c’est exactement la même chose.

41

La chimie et l’alimentation

Empreintes métaboliques (RMN) Découpage du spectre Acquisition des données Tableau de données Variable 1 v1,v2… Variable 2 v1,v2… 5.5

5.0

4.5

4.0

3.5

3.0

2.5

2.0

1.5

1.0

ppm



Intégration des buckets

Statistiques multivariées Cerveau 10

Foie 4

Identification des biomarqueurs

0

LD2(7%)

X 25ug -5

0

X 250ng

X 25ng

-2

LD2(22%)

TEM

X 25ug

2

hippurate/tryptophane valine lactate lysine cétoglutarate/succinate glucose TMAO/phénylalanine

5

X 250ng

TEM -2

0

2

-10

X 25ng 4

6

LD1(71%)

-15

-10

-5

0

5

LD1(92%)

discrimination à l’age adulte, de souris exposées in utero à de faibles doses de xénobiotiques

Figure 21 Des prélèvements dans l’organisme sont analysés par des méthodes telles que la résonance magnétique nucléaire (RMN), conduisant à l’identification de biomarqueurs issus du métabolisme dans l’organisme.

sur lesquelles ces substances agissent à très faibles doses. On peut aller jusqu’à s’intéresser aux réseaux du métabolisme, c’est-à-dire non seulement les métabolites terminaux (les molécules finales produites au cours de la transformation d’un composant alimentaire dans l’organisme) mais aussi l’enchaînement des réactions donnant lieu aux métabolites. L’étude peut être réalisée in vitro et in vivo ce qui ouvre des perspectives intéressantes en matière de toxicologie et de nutrition.

6

L’ingénierie des réactions chimiques dans l’élaboration des aliments (Gilles Trystram et Catherine Bonazzi) 6.1. Les progrès de la chimie ouvrent les portes de l’ingénierie des aliments 42

Autrefois, les aliments étaient élaborés en vue de leur donner

les propriétés souhaitées visibles, c’est-à-dire essentiellement les propriétés perceptibles par les sens. Puis, petit à petit, les résultats de plus en plus précis de l’analyse chimique et des caractérisations physiques et biologiques nous ont donné accès à « l’invisible », la capacité d’observation de la matière ayant considérablement augmenté (Figure 22). Elle augmente même plus vite que la capacité de compréhension. Ainsi, nous sommes capables de détecter des traces de molécules, sans pour autant comprendre encore le lien avec leurs propriétés d’intérêt nutritionnel, leurs caractéristiques sanitaires voire leur toxicité, ni même les perceptions qu’elles engendrent chez le consommateur. Dès lors qu’on peut accéder au monde autrefois invisible des constituants présents à l’état de trace dans les aliments, de nouvelles

Dans ce cadre, nous dépassons alors largement la notion de cuisine, pour laisser la place à la notion d’ingénierie des aliments. 6.2. Pourquoi l’ingénierie des aliments ? Nous savons que ce n’est pas parce qu’un produit est « naturel » qu’il est consommable en l’état. Dans la plupart des cas, il faut le transformer, car la physiologie humaine n’est pas capable d’assimiler toutes les molécules qui composent la matière première ; certaines sont simplement non digestibles et poseraient donc un problème de santé. Il est donc nécessaire de recourir à des transformations alimentaires (Figure 23). L’industrie agroalimentaire met en œuvre des processus au cours desquels les composants qui constituent l’aliment peuvent suivre des chemins différents : alors que

Performances

Coût

certains passent au travers de ce processus de transformation (comme certaines mycotoxines, que l’on n’est malheureusement pas toujours capable d’éliminer), d’autres sont transformés et perdent les propriétés qui les rendaient indigestes ; mais en même temps, de nouvelles molécules peuvent être générées, ce sont les produits néoformés, dont il faut caractériser les propriétés sensorielles, nutritionnelles, et contrôler la toxicité potentielle. Enfin, certaines molécules sont perdues : elles deviennent volatiles et ne se retrouvent pas dans l’aliment à consommer.

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

questions apparaissent, avec de nouveaux enjeux : peut-on construire nutritionnellement un aliment ? Peut-on maîtriser la sécurité sanitaire chimique en allant jusqu’à la toxicologie ? Peut-on faire du diagnostic ? Et enfin, peut-on aller jusqu’à la notion de la ré-ingénierie, c’est-à-dire partir de l’effet physiologique souhaité (nutritionnel, sanitaire ou organoleptique : un bon goût, une bonne odeur, un bel aspect, une bonne texture…) et aboutir à la construction d’un aliment, par la mise au point des procédés de transformation et de formulation adéquats (voir le Chapitre de M. Anton et M. Axelos) ?

Figure 22 Les performances de la chimie analytique ont considérablement augmenté, en même temps que le coût des analyses standard a diminué. Les techniques récentes nous permettent désormais d’accéder à un grand nombre de molécules présentes dans les échantillons d’aliments analysés, souvent très complexes.

Figure 23

Par ailleurs, faire de l’ingénierie alimentaire

Processus global de transformation des aliments.

P M I

P S

Ê

C

43

La chimie et l’alimentation

(transformer, ajouter des ingrédients, formuler…) dans le but de répondre à des besoins physiologiques, qu’ils soient nutritionnels, sanitaires ou organoleptiques, est de plus en plus une préoccupation de l’industrie agroalimentaire. La route est encore longue ; des résultats seront décrits dans les Chapitres de M.-J. Amiot-Carlin (sur les besoins nutritionnels), M. Anton et M. Axelos (sur la formulation des aliments pour une bonne tenue), M. Desprairies (sur la texturation des aliments), P. Etiévant (sur le goût) et S. Guyot (sur la couleur). 6.3. De nombreuses embûches à affronter Ce nouveau défi auquel l’industrie alimentaire est confrontée est loin d’être simple à relever. Il ne s’agit pas seulement de pouvoir mesurer, mais il faut savoir interpréter les données et être capable de les comprendre, puis de reconstruire le produit, en tenant compte de nombreux paramètres que l’on ne maîtrise pas encore totalement.

44

Par exemple, il reste encore beaucoup à comprendre sur le système physiologique et digestif humain, avec sa microbiologie particulière, extrêmement complexe. Dans son ensemble, l’organisme est le siège d’un métabolisme très élaboré, où de nombreuses molécules entrent en interaction, et il faudrait pouvoir prendre en compte toutes ces interactions susceptibles d’avoir des effets sur les aliments ingérés.

D’autre part, on sait finalement peu de choses sur la toxicologie des molécules en général. Comment peut-on par exemple évaluer de manière précise l’exposition des consommateurs aux substances nocives ? Comment peut-on faire le lien entre les multiples molécules détectées et les effets possibles sur la santé (relations doses-réponses) ? Enfin, si l’on veut appréhender correctement les processus de transformation à mettre en œuvre, il est important de tenir compte de l’environnement, chimique ou physique, dans lequel se trouvent toutes les molécules composant les aliments, ce que l’on appelle la matrice alimentaire. Chaque molécule ne peut pas être étudiée de manière isolée. 6.4. La chaîne alimentaire : les étapes de fabrication des aliments 6.4.1. De nombreux acteurs Visualisons le processus qui conduit l’aliment de la chaîne industrielle d’élaboration à la table du consommateur, en passant par les étapes de conservation : il s’agit de la chaîne alimentaire, tout au long de laquelle interviennent de nombreux acteurs. Même le consommateur a son rôle à jouer, notamment dans la conservation des aliments (Figure 24). 6.4.2. De nombreuses molécules Dans le processus d’élaboration et de conservation des aliments, il y a les acteurs humains, mais il y a aussi la chimie et la biologie. L’étape

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

de conservation vise par exemple à retarder l’oxydation des graisses qui provoque le rancissement, et surtout à empêcher le développement des bactéries, champignons et autres micro-organismes. Plus en amont, interviennent un nombre insoupçonné de réactions chimiques au cours du processus de transformation des aliments Dans ce processus de transformation long et complexe, il ne faut pas oublier la physicochimie. Prenons l’exemple de la cuisson d’un produit céréalier (biscuit, gâteau). Cette cuisson met en jeu une réaction chimique appelée la « réaction de Maillard » (voir Encart « La réaction de Maillard, tous les jours dans notre cuisine »), qui se caractérise par une succession de transformations chimiques et biochimiques, à l’issue desquelles est générée la couleur brune bien connue

des biscuits, mais aussi des sauces, etc. Le résultat dépendra de la formulation du produit de départ et de la manière dont on apporte l’énergie pour transformer le produit.

Figure 24 De l’industrie à nos tables, de nombreux acteurs interviennent dans la chaîne alimentaire.

LA RÉACTION DE MAILLARD, TOUS LES JOURS DANS NOTRE CUISINE Savons-nous que la réaction de Maillard a lieu tous les jours dans notre cuisine, de notre grille-pain jusqu’au four où grille le rôti (Figure 25) ? Cette réaction, découverte par le chimiste français Louis-Camille Maillard (Figure 26) au début du XXe siècle, existe en effet dans presque toutes les préparations culinaires, en particulier dans les viandes cuites, car la chaleur du four ou de la plaque électrique accélère les transformations ; c’est ainsi que notre steak passe de « saignant » à « bien cuit » en quelques minutes !

Figure 25 Pain grillé ou viande qui passe de saignante à cuite : la réaction de Maillard est partout. 45

La chimie et l’alimentation

Figure 26 Louis-Camille Maillard (1878 –1936), découvreur de la « réaction de Maillard » dans nos préparations culinaires.

Cette réaction fait intervenir une succession de transformations chimiques au cours desquelles réagissent des acides aminés avec des sucres (Figure 27). La compréhension de ce processus, puis sa maîtrise, ont conduit à une véritable révolution dans l’industrie agroalimentaire. Elle a permis l’accès à des progrès considérables en matière de contrôle de la conservation des produits, de leur goût et de leur aspect.

Figure 27 De nombreuses réactions peuvent avoir lieu lors de la cuisson des aliments : réaction de Maillard, caramélisation, oxydation lipidique… (Projet ANR RéactIAl, coordination Catherine Bonazzi.) 46

Prenons le paramètre température, et plaçons-nous à 170 °C dans le four. Les analyses de la quantité de molécules produites au cours de la cuisson (aire des pics) montrent qu’elles ne sont pas toutes générées avec la même vitesse de réaction (Figure 29). Intéressons-nous à la molécule de HMF (ou 5-hydroxyméthyl-2-furfural, un dérivé de la déshydratation des sucres). En suivant la quantité présente de cette molécule en fonction de la température, on se rend compte qu’à 200 °C, on en produit sept fois plus qu’à 170 °C et 70 fois plus qu’à 140 °C (Figure 30). On réalise que la température de cuisson influe fortement sur les réactions mises en jeu et sur

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

P

la nature et la quantité des molécules qui en résultent. Il est donc important de contrôler cette température et de connaître la toxicité potentielle des nouvelles molécules formées (les néoformés) afin de prévenir les risques sanitaires. À titre d’illustration, revenons sur l’exemple de l’acrylamide (vu précédemment, paragraphe 4.2), cette molécule toxique, découverte dans les aliments de consommation courante tels que le pain, les gâteaux secs, les

Figure 28 Au cours de la cuisson, la réaction de Maillard (ou celle de la caramélisation) peut être suivie en analysant les molécules qui s’échappent dans l’atmosphère. (Projet ANR RéactIAl, coordination Catherine Bonazzi).

Figure 29 Suivi de l’évolution des marqueurs des réactions se produisant au cours de la cuisson d’un biscuit céréalier à 170 °C. (Projet ANR RéactIAl, coordination Catherine Bonazzi).

1E.08

HMF

1E.08 Aire des pics

La chimie analytique permet d’identifier les différentes étapes de la réaction de Maillard. Il est en effet possible de suivre, au cours du processus de cuisson, l’évolution d’un certain nombre de molécules y compris celles qui se dégagent dans l’atmosphère en équilibre avec le produit. On peut également identifier la présence de molécules néoformées. En choisissant une ou des molécules « marqueur », on peut suivre l’évolution de la cuisson, et notamment identifier les molécules qui sont générées tout au long du processus (Figure 28). On constate que la manière dont on conduit la transformation influe considérablement sur les concentrations des molécules. Il est ainsi possible de jouer sur différents paramètres de cuisson pour agir sur la fabrication des molécules et donc sur les aliments.

Pyranone Acide aminé Furfural Aldéhydes de Strecker

8E.07 6E.07 4E.07 2E.07 0E.00 0

5

10

15

20

25

30

Temps (s)

47

0,005 mmole HMF/g MS

La chimie et l’alimentation

0,006

0,004

140 °C 170 °C

0,003

170 °C vitesse min 200 °C

0,002 0,001 0 0

5

10

15

20

25

30

35

Temps de cuisson en secondes

Figure 30 Plus la température du four est élevée, plus on observe la production de HMF, ce qui montre que l’augmentation de température favorise la réaction de Maillard.

48

chips, les biscottes. Sa découverte a eu un retentissement négatif considérable à la fin du siècle dernier sur l’industrie agroalimentaire, alors même qu’elle est produite couramment lorsque nous préparons nos repas, car elle se forme spontanément lors de la cuisson de nombreux aliments. L’émotion a gagné le grand public, notamment en Allemagne, et les pouvoirs publics ont engagé des recherches sérieuses sur la toxicité de ce composé néoformé lors des cuissons, ce qui a finalement conduit les industriels allemands, et l’on peut s’en réjouir, à baisser de 20 °C la température maximale des fritures. Enfin, la matrice alimentaire, c’est-à-dire l’environnement chimique et physique des différents composants dans l’aliment, a également une influence sur la manière dont les réactions telles que la réaction de Maillard se produisent, de même que sur la manière dont les molécules sont transportées au sein de l’aliment. Cela influe notamment sur la perception sensorielle (le Chapitre de P. Etiévant explique notam-

ment l’influence de la matrice alimentaire sur la saveur perçue). Aujourd’hui, beaucoup de procédés visent à modifier les compositions des aliments en diminuant par exemple la concentration en sucre ou en matière grasse (produits « allégés »), dans le but d’améliorer les caractéristiques nutritionnelles, tout en conservant les propriétés sensorielles (des exemples sont décrits dans le Chapitre de M. Desprairies). On peut donc à la fois, par la composition, configurer la perception sensorielle, et, par la modification de la formulation et du procédé, améliorer les propriétés nutritionnelles. Pour que l’industrie agroalimentaire soit en mesure de contrôler la qualité de la production des aliments, que ce soit en termes de qualité nutritionnelle, sanitaire, ou de perception sensorielle (qui va attirer le consommateur), elle doit comprendre et maîtriser les nombreux paramètres qui influent sur les différentes étapes de transformation : composition chimique, propriétés physiques, etc. En témoigne l’exemple de la réaction de Maillard qui a lieu couramment lors d’une simple cuisson, et qui est à elle seule très complexe à contrôler. C’est seulement par la compréhension de tous ces mécanismes que l’on pourra véritablement être acteur de la construction du produit final. 6.5. La modélisation, outil indispensable d’aide à la décision et à l’évaluation des risques Pour réaliser cette évolution vers l’ingénierie des aliments

Mais n’oublions pas qu’une autre question clé est la conservation et la nécessité de contrôler et de maîtriser la migration des molécules de l’emballage vers l’aliment : la complexité des compositions, le nombre de molécules impliquées nécessitent dans ce cas aussi des outils d’aide à la décision pour les ingénieurs. La modélisation moléculaire est l’outil adapté pour étudier la composition chimique, la prédiction des « coefficients d’activité », de diffusion, de partage : par exemple, on peut, à l’échelle atomique, estimer avec fiabilité des coefficients de partage au sein d’un polymère en contact avec un aliment. La comparaison entre les données prédites par le calcul et celles obtenues à partir des données expérimentales est satisfaisante. Le logiciel SAFE FOOD PACKAGING PORTAL5 est un outil d’ingénierie et de diagnostic pour les utilisateurs, qui permet de faire ces calculs complexes et de simuler des situations nouvelles d’aide à la décision, à l’ingénierie des matériaux, à l’étude de risque à l’exposition. Le calcul de l’exposition des consommateurs au styrène de pots de yaourt pour 5330 conditions domestiques différentes est un exemple de ce type de modélisation. Les résultats ont été comparés à 5 . h t t p : / / h 2 9 . u n i v - re i m s . f r , licencié par l’INRA.

ceux obtenus à partir de tests sur des rats, des chiens, à des études de carcénogenèse sur des souris et des rats, sur les conséquences sur la reproduction de trois générations de rats etc. Pour estimer le taux d’exposition des consommateurs en France, on a pris en compte l’effet des pratiques de stockage, la durée de conservation etc. De plus, les calculs de probabilité prennent en compte les incertitudes de composition, les températures de stockage… On peut conclure que l’exposition au styrène dépend non seulement de l’importance de la consommation, mais, pour une consommation moyenne, de la durée et des conditions du stockage.

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

et le diagnostic de sécurité alimentaire, il faut mettre au point des outils d’aide à la décision.

Le programme EXPORISK connecte des bases de données diverses (de différents pays) et des modèles de simulation pour calculer la concentration ingérée à partir de divers aliments. Chaque produit emballé est défini à partir de ses paramètres de composition et de physico-chimie en prenant en compte le matériau d’emballage et la composition de l’aliment concerné. Il existe plus de 40 applications pour faire le lien entre les propriétés chimiques et la migration, et estimer les risques d’exposition des produits alimentaires. Mais n’oublions pas qu’à la fin de la chaîne alimentaire, le consommateur est aussi un acteur très important et difficile à « modéliser » lorsqu’il stocke, réchauffe et consomme l’aliment… 49

La chimie et l’alimentation 50

De l’image de la chimie au développement de la chimie dans l’agroalimentaire Au-delà des informations apportées lors de ce débat, il y a lieu de se rappeler de l’objectif premier de cet ouvrage : permettre à nos concitoyens d’accepter la chimie en la faisant mieux connaître, et de voir comment le thème « chimie et agroalimentaire » y contribue. Une distinction doit d’emblée être faite : la « chimie d’observation » ne peut être contestée, mais la « chimie d’intervention » peut l’être et l’est dans une large partie du public. Dans le sujet qui nous intéresse ici, la chimiescience d’observation a fait des progrès considérables au cours des dernières décennies. Il s’agit des progrès rappelés plus haut, de l’analyse chimique – détection de traces et ultratraces, séparation de mélanges complexes ; ces progrès ont permis ceux de la chimie du vivant qui ouvre la voie (encore longue) vers la compréhension du métabolisme. On ne peut, avec du recul, qu’être frappé d’étonnement devant l’incroyable complexité du vivant et l’extrême sophistication des mécanismes qui régulent son fonctionnement, et admirer le degré de compréhension auquel les scientifiques sont déjà parvenus, en particulier par la chimie du vivant, même si bien évidemment il s’agit d’un domaine qui est toujours plus sollicité et toujours en évolution. Le problème est celui de la « chimie d’intervention », les défis posés à l’agriculture pour qu’elle puisse répondre à la demande mondiale n’auraient pas été relevés sans l’appel aux intrants chimiques (pesticides et herbicides). Le proche avenir, soumis aux nouveaux défis de préservation de l’environnement appelle le développement d’intrants plus spécifiques

Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre

ainsi qu’une plus grande économie dans leur gestion. Les progrès de la « chimie d’observation » ouvrent des perspectives positives à la réalisation de ces objectifs. La « chimie d’intervention » se retrouve dans la fabrication des aliments par les fameux additifs (voir plus haut). Le chapitre sur la physico-chimie de la texturation des aliments (Chapitre de M. Desprairies) montre le progrès que la science du dernier quart de siècle a fait faire à la compréhension de ces propriétés. La subtilité des effets (émulsifiants, gélifiants, épaississants) qu’on peut obtenir par la diversité des additifs employés (la plupart d’origine naturelle) peut être adaptée à une large palette de demandes. Rien n’annonce le reflux de l’utilisation de ces additifs, bien au contraire. Il en est de même des additifs d’arôme, de goût (Chapitre de P. Etiévant), d’aspect ou de conservation ; les progrès de la « chimie d’observation » seront sans nul doute mis à profit pour l’invention de nouveaux additifs pour ces propriétés, à l’instar de ce qui a été illustré pour les colorants (Chapitre de S. Guyot). On a vu la force des contraintes qui pèsent sur l’industrie agroalimentaire en termes de sécurité des produits offerts au consommateur. On a compris également les contraintes du marché (poussé par la concurrence et par les actionnaires), qui conduisent au constant renouvellement de ces produits et à une démarche de séduction-fidélisation du consommateur. Mais ce qui reste permanent dans la chaîne agroalimentaire, il faut le répéter, c’est l’impératif catégorique du respect absolu de la non-toxicité des produits finaux. La maîtrise de la toxicité est devenue si importante qu’elle a pris les dimensions d’un nouveau domaine scientifique – qui reste encore largement à développer. Naguère élaboration systématique de fiches d’essais codifiés sur animaux de

51

La chimie et l’alimentation

laboratoire, fiches qui ne prévoyaient que des situations types, peu nombreuses et diversement représentatives de l’exposition au danger, la toxicologie dispose maintenant des acquis et des promesses de la chimie du vivant, dans ses composantes « chimie d’observation » et « chimie d’intervention ». Un champ quasi infini s’ouvre alors aux études : toxicité de milliers de molécules, prises seules ou en « cocktails », appréciation de l’effet de la biodisponibilité des molécules, des doses absorbées alors que les réactions des individus sont largement spécifiques et ne peuvent être toujours généralisées. S’il y a une conclusion unique à mettre en avant de ces réflexions, c’est que non seulement il faut se féliciter qu’il y ait de la chimie dans l’agroalimentaire, mais encore que le développement des recherches en chimie du vivant ressort comme une ardente obligation. Les scientifiques, bien évidemment seront prêts pour ces évolutions mais l’industrie l’est aussi, comme le montre l’initiative « Corporate responsibility in the food industry » présentée lors des conférences de la profession, par exemple les conférences Anuga (en particulier lors de la réunion de Cologne 2009).

Bibliographie [1] La chimie et la santé, au service de l’homme. Coordonné par Minh-Thu Dinh-Audouin, Rose Agnès Jacquesy, Danièle Olivier et Paul Rigny, EDP Sciences, 2009.

52

différentes facettes de la qualité les

Qu’est-ce que la qualité quand on parle d’alimentation ? C’est une notion qu’un médecin-clinicien manie avec précaution, et surtout avec sa vision de physiologiste, plus familier des processus multifactoriels complexes que des processus chimiques rigoureusement formatés. En effet, ce qui est difficile à appréhender, analyser, c’est la complexité du biologique et particulièrement celle du cerveau humain et sa relation avec le biologique.

1

Quelques rappels et évidences

1.1. Une alimentation variée… et variable selon les latitudes Connue certes, mais toujours aussi extraordinaire, est l’extrême variété des régimes alimentaires de l’homme (Figure 1. Voir aussi le Chapitre de S. Krief et C.-M. Hladik). En haut au centre, un Inuit (c’està-dire un Esquimau) : cet homme et ses congénères se nourrissent exclusivement de

protéines et de gras pour une raison simple, les végétaux ne poussent quasiment pas sous ces latitudes. En conséquence, l’apport du régime alimentaire de l’esquimau est presque nul en hydrates de carbone (qui sont principalement des glucides, principale source d’énergie pour notre corps) et en végétaux. À l’opposé, l’Indonésien dont l’image jouxte celle de l’Inuit, vit dans une région pauvre, et son régime alimentaire est essentiellement constitué de riz et de quelques rares végétaux. Aucun nutritionniste de nos pays ne conseillerait à un de ses patients l’un ou l’autre de ces régimes fondamentalement carencés. Or, cela fonctionne depuis des millénaires, ce qui veut dire que chaque groupe humain a bien dû s’adapter à son environnement, avec ses insuffisances. Cela souligne aussi que l’alimentation et la nutrition sont des phénomènes complexes, qu’une infinité de molécules sont impliquées et surtout que le comportement individuel y joue un rôle considérable, et

D’après la conférence de Xavier Leverve Alimentation : les différentes facettes de la qualité

Alimentation :

La chimie et l’alimentation Figure 1 Aux quatre coins de la planète, des régimes alimentaires très différents.

que ce que l’on observe est la résultante d’un ensemble multifactoriel : donc, chaque fois que l’on examine l’effet d’un aliment unique, d’un seul nutriment, isolé de son contexte, notre jugement est très certainement faussé (voir le Chapitre : « Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre »). 1.2. Une alimentation évolutive

54

Notre alimentation a considérablement évolué et progressé, notamment grâce au développement d’une industrie agricole et agroalimentaire performante (ce sujet est développé dans le Chapitre de P. Stengel). Au cours de sa longue existence sur Terre, l’homme a été confronté à de

fréquentes et dévastratrices famines, et plus généralement à des pénuries alimentaires massives et récurrentes. Depuis quelques années, au moins dans nos pays développés, il est au contraire confronté à une abondance nutritionnelle, là aussi massive, quoique très inégalement répartie. Le résultat de cette soudaine abondance est une épidémie d’obésité sans précédent dans l’histoire de l’espèce humaine (Figure 2). Mais cette explosion du risque de diabète, d’obésité, est, elle aussi, inégalement répartie, même dans nos pays développés. Elle dépend de l’origine des individus et du type de régime alimentaire qui résulte de leurs habitudes comportementales et sociologiques. Le Japon par

Alimentation : les différentes facettes de la qualité

3,2 3,2

Japon (2001) Corée (2001) Norvège (1998) Suisse (1997) Italie (2000) France (2000) Autriche (1999) Suède (2001) Pays-Bas (2001) Danemark (2000) Irlande (1999) Finlande (2001) Pologne (1996) Allemagne (1999) Belgique (2001) Islande (2002) Espagne (2001) Portugal (1999) République tchèque (2002) Canada (2001) République slovaque (1998) Nouvelle-Zélande (1997) Hongrie (2000) Australie (1999) Royaume-Uni (2001) Mexique (2000) États-Unis (1999)

6 6,8 8,6 9 9,1 9,2 9,3 9,5 10 11,4 11,4 11,5 11,7 12,4 12,6 12,8 14,8 14,9 16,2 17 19,4 20,8 22 24,2 30,9

exemple, dont le niveau de vie est pourtant très élevé, a le pourcentage d’adultes obèses le plus faible (3,2 %), trois fois moins que la France. Si les États-Unis détiennent encore un triste record avec un tiers d’adultes obèses, les courbes d’évolution prédisent que les Américains seront bientôt rattrapés, voire dépassés, par les Chinois… 1.3. Des conséquences sur la santé Le lien entre abondance, changement d’alimentation et vague d’obésité paraît bien établi. Les conséquences sur la santé sont indiscutables et concernent les maladies dites non-transmissibles, c’est-à-dire celles qui ne résultent pas de l’action d’un agent infectieux, virus, bactérie… De nombreuses maladies font partie de cette catégorie : certains cancers,

5%

10 %

15 %

20 %

certains diabètes, des maladies neurodégénératives, cardiovasculaires (Figure 3). La conséquence de la relation entre ces maladies et les pratiques nutritionnelles est que la meilleure stratégie pour les combattre est d’abord de les prévenir ! Cette prévention passe logiquement par un travail de réflexion et de recherche sur l’alimentation et plus généralement l’hygiène de vie individuelle (voir aussi [1]).

taux diagnostiqué (%)

0%

25 %

30 %

35 %

Figure 2 L’incidence de l’obésité chez les adultes varie selon les pays, avec à la tête, les États-Unis, alors que les Japonais sont les moins touchés.

Figure 3 Maladies pouvant être évitées par une meilleure hygiène de vie. Une mauvaise alimentation (abondance, changement d’alimentation) et l’obésité entraînent diverses maladies dans les pays développés.

100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 cancer du colon

accidents vasculaires cérébraux

maladie coronarienne (irrigation du cœur)

diabète de type 2

55

La chimie et l’alimentation

2

Qualité de l’alimentation

Tout autant, voire davantage que la quantité, la qualité de l’alimentation joue un rôle majeur. Mais qu’est-ce que la qualité d’un aliment, d’une alimentation ? On en parle beaucoup, dans des contextes et sur des objets très différents, sans véritablement savoir de quoi on parle. 2.1. Définition de la qualité Étymologiquement, le mot qualité vient du latin qualitas et plus précisément de l’adjectif qualis qui veut dire « tel ». Donc qualité se traduit littéralement par « l’état de ce qui est comme ça ». Définition lumineuse : la qualité est ce qui caractérise (qualifie) un objet, un être vivant, sans précision d’ordre moral, sans appréciation positive ou négative… La notion de qualité intègre de nombreuses facettes, comme peut le nécessiter la description d’éléments aussi divers que le vin, le diamant, un comportement, la beauté ou la laideur, … (Encart « Les différentes facettes de la qualité »).

LES DIFFÉRENTES FACETTES DE LA QUALITÉ - Manière d’être bonne ou mauvaise, grande ou petite, etc., de quelque chose ou de quelqu’un, état, caractéristique. - Bonté, petitesse, blancheur, noirceur, beauté, laideur sont des qualités. - La qualité de l’eau, du vin. - Ce vin est de qualité médiocre, de qualité inférieure. - La qualité d’une viande, d’une étoffe, d’une terre, d’un terroir. - La transparence et la dureté sont les qualités essentielles du diamant. - La bonne qualité des aliments est essentielle à la santé. - Préférer la qualité à la quantité. 56

Et pourtant, depuis le XVIe siècle déjà, et à l’exception des usages philosophique et logique, le mot qualité a pris des connotations positives, comme dans les expressions récentes « qualité de la vie » ou « rapport qualité-prix ». Cette extension du sens, presque un abus de langage, est largement utilisée dans le langage courant actuel, et particulièrement dans le domaine publicitaire où le discours convenu, comme « promouvoir la qualité » joue sur le non-dit et l’ambiguïté. C’est le cas notamment quand il s’agit d’alimentation… sauf quand un adjectif associé disqualifie le produit ! (Encart « Qualité, un abus de langage fréquent »). « QUALITÉ », UN ABUS DE LANGAGE FRÉQUENT… - Ce mot sous-entend fréquemment une notion positive, remarquable, élitiste (un produit de qualité). - Cette ambiguïté est à la base de discours un peu convenus (« promouvoir la qualité ») et imprécis. - Dans le langage courant, mentionner le mot qualité à propos d’un aliment ou d’une action implique souvent une certaine excellence.

2.2. Qualité : une notion très relative La définition de la qualité correspond à un accord, une négociation, un compromis

Alimentation : les différentes facettes de la qualité

entre plusieurs partenaires. Implicite ou explicite, elle servira de base à l’établissement d’une norme, d’une valeur, d’un prix, déterminés à partir de caractéristiques définies dans la transaction. De ce fait, il n’existe pas une mais de multiples qualités, pas nécessairement définies comme positives. La notion de qualité n’a rien d’absolu, elle est relative et mouvante, intimement liée aux évolutions industrielles, aux mouvements économiques et, plus largement, à l’histoire des sociétés. Dans le cas de l’alimentation, la qualité peut concerner de multiples éléments, extrêmement différents : l’origine, la composition, le procédé de fabrication, la rareté, les aspects sensoriels, la sécurité, l’encadrement réglementaire, etc. Cette liste est, bien sûr, loin d’être exhaustive, et chacun des éléments est caractéristique d’une qualité dès lors qu’elle est définie (Figure 4). 2.3. La complexité des aliments Mais les choses sont loin d’être simples : autrefois, une glace aux fruits se préparait avec de l’eau, de la crème fraîche… et des fruits. Décrire maintenant la composition d’une glace à la noix de coco est autrement plus compliqué comme en témoigne le Tableau 1. 2.4. La qualité d’un produit alimentaire Sur le plan purement réglementaire, la qualité se définit selon une norme appelée norme ISO, et qui s’applique

Figure 4 Le « Label Rouge » a été créé à l’initiative d’agriculteurs soucieux de développer un élevage respectant la tradition. Le label agriculture biologique garantit que l’aliment est composé d’au moins 95 % d’ingrédients issus du mode de production biologique (exclusion de l’usage d’engrais, de pesticides de synthèse et d’organismes génétiquement modifiés).

Tableau 1 Hier, une glace aux fraises se préparait avec des fruits et de la crème fraîche. Aujourd’hui, une glace à la noix de coco contient les ingrédients suivants (source : Danisco). Composition

Pourcentage

Eau Huile de coco gélifiée à 31°C Lait de soja organique (8,4 % TS)

10,37 7,00 56,00

Sucrose Sirop de glucose solidifié (32E) Fructose

14,00 8,40 2,00

Litesse@ III Cremodan@ SE 334 Système d'émulsification et de stabilisation

1,00 0,55

Arôme de noix de coco U33946, NI Arôme de melon U34452, NI Arôme d'ananas U33784, NI

0,14 0,15

Arôme de crème U30377, NI Sel Colorants

0,12 0,20 0,02

Total NI : de nature identique

100,00

57

La chimie et l’alimentation

à un produit alimentaire mais également à toutes sortes de produits et de services. On en donne une définition très précise : c’est l’ensemble des propriétés d’un produit et des caractéristiques d’un service, à même de satisfaire les besoins (ou les attentes) du consommateur, que ces besoins soient exprimés ou implicites.

Figure 5 La qualité d’un produit est multifactorielle.

Nutritionnels énergétiques apports protéique-lipidique-glucidique vitamines-minéraux bilan nutritionnel digestibilité valeur énergétique

Les notions de qualité explicite et de qualité implicite méritent d’être elles-mêmes explicitées ! Pour la qualité explicite, on comprend aisément que le consommateur souhaite, par exemple, que sa glace à la fraise ait vraiment le goût de fraise, et que celle à la noix de coco lui rappelle ses vacances dans les Caraïbes. Comme pour la « madeleine de Proust », il a mémorisé quelque chose, une odeur, une saveur, un goût, qui lui est familier et qu’il veut reconnaître dans le produit alimentaire qu’il déguste (voir le Chapitre de P. Etiévant qui aborde les phénomènes associés à la sensation du goût).

aspect odeur flaveur texture

Hygiène - Securité contaminants-toxiques

microorganismes résidus-additifs

Transférées

58

Les facteurs définissant la qualité d’un produit sont non seulement nombreux, mais également très hétérogènes, relevant de notions très différentes : nutritionnelles et sensorielles, image gratifiante du produit et impact environnemental, facilité d’accès et de conservation, coût, sécurité, hygiène, … La Figure 5 décline sept différentes notions, dont

Sensoriels

PRODUIT

(images du produit) marque publicité étiquette informations-composition comportement social

Qu’en est-il de la qualité implicite ? On peut la définir comme la qualité expérimentée par le consommateur, et non plus attendue par lui, comme le serait un archétype d’arôme. Les besoins implicites sont ceux qui sont évidents, comme du poisson obligatoirement frais ou des fruits nécessairement savoureux, le respect de la réglementation en termes d’emballage et d’étiquetage, l’hygiène des locaux, du personnel et du matériel… et aussi l’assurance que ces qualités seront retrouvées systématiquement. La répétabilité dans l’implicite et la familiarité dans l’explicite…

Environnemental risques environnementaux analyses de cycle de vie (ACV)

Economiques Fonctionnelles disponibilité commodité d'usage transport-manutention stockage-conservabilité préparation

prix d'achat coûts de stockage - de préparation coût sociaux déchets impact sur l'environnement

Dans le domaine agroalimentaire, la qualité est une préoccupation ancienne et récurrente depuis l’apparition de l’agriculture. Les produits agricoles destinés à l’alimentation doivent donc satisfaire à des normes de qualité, nutritionnelles et hygiéniques, ainsi qu’organoleptiques (les goûts des individus) et symboliques, sans nuire à la santé. Il en va de même pour les produits transformés, les aliments. Nous allons examiner de plus près les quatre principales composantes de la qualité d’un aliment : la sécurité, la qualité nutritionnelle (probablement la plus difficile à définir), la qualité sensorielle et le service rendu. Mais il est d’abord essentiel de définir la démarche de qualité. La démarche de qualité n’est pas apparue à un moment précis de l’histoire. C’est un élément fondamental du comportement de l’homme, qui a été plus ou moins développé selon les circonstances et les nécessités. Dans les économies contemporaines, la qualité devient un enjeu socio-économique de première importance où tous les acteurs participent avec des objectifs souvent différents, voire divergents. La démarche de qualité consiste à mettre en place une suite d’étapes qui permettront de garantir toutes les caractéristiques d’un processus ou d’un procédé donné. Elle passe par : - une définition des standards de la qualité, résultats consensuels de négociations ;

- une transparence des transformations d’un bout à l’autre du processus ; - une traçabilité des objets transformés et des personnes ayant réalisé les opérations de transformation. 2.5. La sécurité de l’aliment Cette notion a été longuement débattue lors de la Table Ronde (voir le Chapitre : « Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre »). Il s’agit de bien vérifier l’absence de xénobiotiques, c’est-à-dire de produits étrangers qui ne devraient pas se trouver dans la matière première (pesticide, résidu d’engrais, toxines naturelles, etc.). Il faut ensuite contrôler l’absence de contamination externe, notamment microbienne, au cours du procédé de transformation, et également s’assurer qu’il n’y a pas genèse de xénobiotiques pendant la transformation, c’est-à-dire de formation de produits secondaires éventuellement toxiques.

Alimentation : les différentes facettes de la qualité

l’importance relative a varié au cours du temps.

2.6. La qualité nutritionnelle La qualité nutritionnelle est présentée au consommateur comme la meilleure raison d’acheter tel produit plutôt que tel autre. La communication met en avant des vertus, plus généralement supposées que réelles, et dont l’objet est d’assurer un avantage concurrentiel. La qualité nutritionnelle regroupe des éléments qui sont très différents, depuis la composition en nutriments de l’aliment considéré, jusqu’à son effet sur la santé du consommateur, effet particulièrement difficile à définir comme à mesurer.

59

La chimie et l’alimentation

La complexité d’un aliment, comme nous l’avons vu précédemment, devrait exclure de fait la référence à un composant unique ou un nombre de

composants limités, comme justifiant ce qu’on dénomme parfois allégations (Encart « Dans l’univers des allégations nutritionnelles et de santé »).

DANS L’UNIVERS DES ALLÉGATIONS NUTRITIONNELLES ET DE SANTÉ Le terme allégation, synonyme d’affirmation, de déclaration ou de prétention, est d’un usage de plus en plus important dans l’alimentation. Il indique un message figurant sur certains emballages alimentaires, qui fait état des propriétés sanitaires des aliments ou de leurs composants, propriétés nutritionnelles notamment. D’un point de vue réglementaire : - une allégation est dite nutritionnelle quand elle mentionne un nutriment ou un aliment. Elle indique par exemple « riche en calcium » ou « représente 30 % des apports journaliers recommandés en vitamine C » ; - une allégation est dite de santé quand elle met en exergue un lien entre un nutriment ou un aliment et l’état de santé. Une allégation santé peut par ailleurs être relative à la diminution d’un facteur de risque. Par exemple les omégas 3 réduisent les risques cardiovasculaires. Si elle peut mettre en avant la réduction d’un risque de maladie, elle ne peut pas en revanche comporter de mentions thérapeutiques indiquant que tel nutriment prévient, guérit, traite une pathologie (par exemple, prendre du calcium prévient l’ostéoporose) (Figure 6). Une allégation ne doit pas être trompeuse et l’entreprise qui l’utilise doit pouvoir justifier de sa véracité. (Source : www.afssa.fr)

Figure 6 « Allégée en sucre », « source de calcium », « réduit le mauvais cholestérol », « pauvre en matière grasse » ou encore « aide à lutter contre le vieillissement de la peau »… toutes ces allégations sont de plus en plus présentes sur les emballages de nos produits alimentaires. 60

cholestérol présent dans les aliments qui est responsable d’une éventuelle augmentation de son taux circulant dans le sang ? Est-ce un ou des dérivé(s) du cholestérol dont la présence serait à l’origine de cet effet ? Qu’en est-il des acides gras très présents dans de nombreux aliments, et quels types d’acides gras, saturés ou insaturés, pour quel effet (Encart « Un point sur le cholestérol et les acides gras ») ? C’est ainsi que se sont dégagées des notions complexes comme le métabolisme des acides gras et l’interdépendance acides gras-cholestérol (voir le Chapitre de M.-J. Amiot-Carlin qui traite de l’étude du métabolisme du cholestérol, et l’encart « Le cholestérol et ses transporteurs » du Chapitre de M. Barel où sont définies les lipoprotéines HDL et LDL).

Alimentation : les différentes facettes de la qualité

À titre d’exemple, le cas du cholestérol, classique parce que historique et toujours d’actualité, a été abondamment étudié et renseigné par de très nombreuses données. Pourquoi cet intérêt pour le cholestérol ? Parce que l’on a observé qu’il existe une relation étroite entre le niveau de cholestérol circulant dans l’organisme (et que l’on peut doser) et un certain nombre de maladies cardiovasculaires, comme l’infarctus du myocarde et autres accidents vasculaires. Cette relation de causalité a conduit à examiner de près la nature des produits ingérés, à rechercher lesquels pouvaient présenter un effet délétère ou au contraire favorable, et préciser quel élément particulier était vraisemblablement responsable de l’effet observé. La première question à se poser était : est-ce le

UN POINT SUR LE CHOLESTÉROL ET LES ACIDES GRAS Cas du cholestérol - Une diminution de l’ingestion de cholestérol entraîne une baisse du taux de cholestérol de patients atteints d’hypercholestérolémie (fonction linéaire de 0 à 400 mg/1000 kcal), d’où le développement de produits allégés en cholestérol. - Il semble que les oxystérols soient plus athérogènes que le cholestérol (accumulation de plaques d’athérome dans les vaisseaux sanguins, pouvant consuire à des pathologies cardiovasculaires). Cas des acides gras insaturés - Mise en évidence du lien entre graisses saturées dans l’alimentation et la teneur en cholestérol sanguin (étude dans 7 pays), et particulièrement les acides myristique et palmitique. - Le métabolisme du cholestérol est modifié suivant l’apport alimentaire en acides gras. L’ingestion d’une proportion élevée en acides gras mono-insaturés ou polyinsaturés entraîne une augmentation des concentrations en « cholestérol HDL » (= lipoprotéine qui transporte le cholestérol des tissus vers le foie où il est dégradé. Voir le chapitre de M. Barel). - Ces régimes augmentent aussi le catabolisme des lipoprotéines LDL (qui transportent le cholestérol vers les tissus) et activent le captage du cholestérol par les lipoprotéines HDL. - Il semblerait que les acides gras insaturés favorisent une plus grande mobilité des lipoprotéines. 61

La chimie et l’alimentation

2.7. La qualité organoleptique

Tableau 2 Les caractéristiques des propriétés organoleptiques.

62

Elle se définit simplement par l’ensemble des signaux sensoriels qui accompagnent l’aliment, et qui flattent ou déplaisent à l’un ou plusieurs des cinq sens : arôme, texture, couleur et harmonie des couleurs et de la présentation, saveur voire arrièregoût, ... Tout bon œnologue, professionnel ou simple amateur, vous décrira en termes parfois lyriques, aussi bien la première impression ressentie, puis toute la gamme de sensations expérimentées successivement lors d’une dégustation (la qualité organoleptique des aliments est abordée dans les Chapitres de M. Desprairies pour la texture, P. Etiévant pour le goût et S. Guyot pour la couleur). Bien que ces sensations s’apparentent à des émotions par leur caractère indéniablement individuel, il est possible de décliner les stimuli, les associer à des organes récepteurs et des grandeurs psychophysiques (Tableau 2). Les carac-

téristiques sensorielles ainsi définies et traduites en termes de qualité peuvent alors faire l’objet d’une transaction au sens évoqué précédemment de relation complexe entre l’homme et sa consommation. Cette transaction intègre, dans sa structuration, toutes les étapes qui conduisent, par exemple, du végétal récolté à sa cuisson : en effet, chacune des étapes conduit généralement à des modifications des qualités organoleptiques, et donc intervient dans l’ensemble du processus ; chaque étape peut alors être examinée en elle-même et traitée dans la négociation d’un cahier des charges (Figure 7). 2.8. Services rendus Un aliment conditionné, transformé, mis en vente est réglementairement tenu d’afficher un certain nombre de précisions concernant son origine, sa durée de conservation, les traitements éventuellement subis, etc. S’il s’agit d’un aliment « prêt

PROPRIÉTÉ

STIMULUS

ORGANE RECEPTEUR

GRANDEURS PSYCHOPHYSIQUES

aspect

photons

rétine

taille, luminance, chrominance

odeur arôme

molécules en phase gazeuse

muqueuse olfactive

floral, vert, musqué …

saveur

molécules en solution

bourgeons gustatifs de la langue

acidité, amertume …

texture

contraintes mécaniques

peau, muqueuse, muscles, tendons, ligaments

dureté, élasticité …

arrière-goût

molécules en phase gazeuse et en solution

muqueuse olfactive et bourgeons gustatifs

caramel, sucré …

Récolte

Parage manuel ou électronique Réception Surgélation Stockage à + 4 °C (rare ou occasionnel) ou température ambiante Approvisionnement chaîne

Un aliment cuisiné est le résultat d’une transformation qui peut se faire au niveau industriel, incluant un ou plusieurs procédés de fabrication qui doivent être contrôlés et répondre à une démarche qualité telle que nous l’avons définie précédemment. Dans ce cadre, est pris en compte le niveau de finition ou de perfection d’exécution d’une action ou d’un produit. La qualité est alors l’aptitude d’un ensemble de caractéristiques intrinsèques, propres à satisfaire les besoins exprimés ou potentiels des utilisateurs. Selon sa définition : « la gestion de la qualité est une discipline de management visant l’obtention de la qualité dans un contexte de production de services ou de biens. » Concernant les différentes facettes de la qualité dans la démarche industrielle, en entreprise, les points essentiels de la norme ISO 8402, les textes définissent un certain nombre de termes :

Conditionnement stock Stockage (possibilité de mélanges)

Épierrage Coupe (céleri)

Conditionnement consommateurs Produit fini

Lavage (x n) (Dernier lavage avec eau potable)

Stockage Transport

Égouttage Utilisation consommateurs Élimination MVE et MNVE Préparation

2.9. Qualité et démarche industrielle

Convoyage

Transport

Alimentation : les différentes facettes de la qualité

à l’emploi » c’est-à-dire cuisiné, des mentions obligatoires apparaîtront comme des informations nutritionnelles (quantité de lipides, de protéines, conservateurs, …), et également le mode de cuisson conseillé, et nombre d’autres indications facilitant la vie du consommateur. C’est tout un environnement cognitif qui est ainsi offert et qui constitue ce qui est désormais qualifié de « services rendus », quatrième composante de la qualité.

Éboutage - Pelage (vapeur - mécanique - chimique) Coupe - Parage (manuel ou électronique) Calibrage

Cuisson ou simple décongélation ou réchauffage

Stockage température ambiante ou dans eau acidifiée Convoyage (changement d'atelier) Blanchiment cuisson Ventilation (selon légume) Refroidissement (eau ou eau chlorée) Broyage - Coupe (pour feuillus)

- Démarche qualité : mise en œuvre de la politique qualité. - Système qualité : description du dispositif de la politique qualité. - Contrôle qualité : vérification des conformités des produits. - Outils : le système de management de la qualité. - Cercle de qualité : groupe de réunion décisionnel. Les critères de qualité dans le cadre d’une démarche industrielle ont pour objectif de passer en revue l’ensemble des différentes étapes permettant une description complète

MVE : matière végétale étrangère MNVE : matière non végétale étrangère

Figure 7 Diagramme de fabrication de produits végétaux surgelés : légumes blanchis ou cuits.

63

La chimie et l’alimentation

du processus et la possibilité de le contrôler (Figure 8).

CRITÉRES QUALITÉ Q lité Qualité hygiénique

Blanchiment Bl hi t Pasteurisation

Qualité organoleptique Qualité nutritionnelle

STÉRILISATION CUISSON Décongélation

Qualité de service Qualité technologique

RÉACTIONS

CHANGEMENT D'ÉTAT

SECHAGE SÉCHAGE Concentration par évaporation

Qualité environnementale

Figure 8 Les critères qualité, à chaque étape du processus de fabrication.

La traçabilité est une qualité, maintenant considérée comme évidente, indispensable, et qui est aussi essentielle en agroalimentaire que dans le domaine médical : il est en effet nécessaire de pouvoir remonter la chaîne de fabrication depuis la qualité des matières premières et, étape par étape, la construction de l’aliment jusqu’à son stade ultime de produit fini. Le développement de la chimie analytique et des méthodes de mesure de plus en plus élaborées, ont été décisifs dans ce domaine, intégrant en complément par une notion nouvelle, la fréquence optimale des contrôles nécessaires. L’Encart « La traçabilité, une qualité indispensable à assurer » décrit les objectifs et précise les questions.

LA TRAÇABILITÉ, UNE QUALITÉ INDISPENSABLE À ASSURER La traçabilité - Enregistrer chaque lot de matières premières et pouvoir les suivre en cours de fabrication. - Savoir qui a fait quoi (responsabiliser, mobiliser les procédures pour les améliorer en cas de défauts répétés…). Les contrôles - Que mesurer ? - Avec quelle fréquence ? - Méthode de mesure appropriée ? - Qui fait la mesure ? 64

La démarche conduisant à la maîtrise de la qualité comprend la définition d’un certain nombre de concepts ayant pour objet d’aboutir à la validation du produit final : - objectifs ; - tâches ; - traçabilité ; - contrôles. En effet, comme la notion de qualité est une transaction, une négociation normative entre individus, organismes ou même pays, elle exige une démarche rigoureuse, elle-même objet d’une négociation consensuelle. Il est essentiel de garder à l’esprit la complexité du vivant, et qu’en conséquence il n’existe pas de nutriment qui, considéré isolément, soit bon ou mauvais (sauf dans le cas de toxique avéré, bien évidemment). Caractériser les « qualités » d’un aliment ou d’une alimentation est certes un objectif important, mais la « qualité » isolée est un leurre, un affichage à usage essentiellement mercantile. La qualité est ensemble de propriétés, comme doit l’être un régime alimentaire qui, sauf exception, doit intégrer, dans nos civilisations, la totalité des éléments nécessaires à la préservation de notre bonne santé. C’est donc une approche stratégique globale qui doit, tant au niveau individuel qu’industriel, prévaloir dans la recherche d’une alimentation bénéfique à notre équilibre, tant physique que mental d’ailleurs.

Alimentation : les différentes facettes de la qualité

Conclusion

Bibliographie [1] La chimie et la santé, au service de l’homme. Coordonné par Minh-Thu Dinh-Audouin, Rose Agnès Jacquesy, Danièle Olivier et Paul Rigny, EDP Sciences, 2009. 65

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des

aliments

,

une simple affaire de chimie ? Avant de goûter un aliment, nous commençons par l’apprécier des yeux ; la première chose qui nous marque l’esprit, c’est sa couleur. À cette vue, sommes-nous dans une bonne disposition à son égard, avant même de le porter à la bouche ? Cette première sensation sera de fait déterminante et conditionne fortement notre envie d’entamer le met : elle stimule notre appétit. En témoignent ces pommes d’amour d’un rouge vif éclatant (Figure 1), qui n’auront sûrement laissé personne indifférent…

une attitude d’attente et de désir vis-à-vis des produits alimentaires. C’est un fait, nous classons fort aisément nombre de produits tels que le vin dans des catégories faciles à distinguer. Et qu’y a-t-il de plus parlant que la couleur ? Vin rouge, vin blanc, vin rosé… chacun sait à quoi s’en tenir. Les bières n’échappent pas non plus à la règle (Figure 2).

Sylvain Guyot Couleur et coloration des aliments, une simple affaire de chimie ?

Couleur et coloration

Figure 1 Ces pommes d’amour ont un rouge d’un tel éclat qu’elles doivent sûrement être bonnes !

Par la couleur d’un aliment qui nous sollicite au premier regard, nous l’avons identifié, et nous nous le sommes dès lors approprié. Un rouge aussi vif est sûrement le présage de bonnes pommes ! Les industriels ont bien compris cela ; ils utilisent de la couleur pour capter l’attention des consommateurs que nous sommes, pour les mettre à l’aise dans

A

B

Figure 2 Vin rouge ou blanc (A), bière blonde, brune ou rousse (B) ? Chacun sait ce qu’il veut !

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La chimie et l’alimentation 70

Qu’en est-il du cidre ? Cela devient plus flou… il y a encore du travail à faire là-dessus ! Pour en revenir à la couleur qui met en appétit, nous ne sommes pas dupes bien longtemps quand la déception suit la tentation et l’espoir, car il arrive que la couleur soit trompeuse. Qui n’a pas eu l’occasion de goûter à ces fameuses pommes d’amour que l’on trouve dans les fêtes foraines ? Quand on les voit, surtout quand on est un enfant, on les trouve si belles que l’on s’attend à déguster quelque chose de formidable ; puis finalement quand on mord dedans, derrière ce croquant et ce sucre, se révèle souvent une pomme de mauvaise qualité, et l’on est bien déçu. Alors la couleur des aliments, quand elle nous trompe une fois, on peut finir par s’en méfier – l’expérience de la pomme d’Adam aura été la première d’une longue série, et avec quels désastres pour l’humanité ! Le travail sur la couleur est délicat et l’analyse de la psychologie du consommateur en est un élément clé. Mais nous ne soupçonnons sans doute pas toujours combien ce travail peut être complexe et élaboré. Derrière la couleur, ce sont des mélanges de molécules, lesquelles sont loin d’être simples à maîtriser. Nous avons entendu parler des fameux polyphénols qui colorent les myrtilles, le cassis, le chocolat (abordé dans le Chapitre de M. Barel)… et les pommes, puisque nous parlions du cidre. Les polyphénols des pommes tiennent

même un rôle clé ; ce sont eux qui gouvernent le destin d’une pomme : deviendra-telle cidre ou pomme de table ? Tout va dépendre notamment des teneurs en différents polyphénols. On comprend alors que le travail sur le cidre repose en grande partie sur ces molécules, la couleur y étant intimement mêlée. Univers des polyphénols, univers de la chimie… nous sommes en plein dedans sans toujours en être conscient ! Effectivement, pas loin de 80 % des aliments que nous consommons sont des produits transformés. Pour reprendre simplement la pomme : de son séjour dans des chambres froides où elle est stockée, sous atmosphère contrôlée, il résulte déjà une transformation du fruit. Bien plus importantes encore sont les transformations qui aboutiront au vin ou au chocolat : un long scénario de réactions chimiques se joue, au cours duquel s’installe entre autres… la couleur. On peut construire ce scénario de différentes manières, suivant la couleur que l’on souhaite donner au produit final. Dans un premier cas, on souhaite que la couleur du produit rappelle celle de la matière première de départ. Ainsi on fabriquera de la confiture de fraise rouge, des coulis de fruits rouges et des glaces à la fraise… rouges ; on aurait du mal à imaginer qu’elles soient incolores. Dans un second cas, la transformation d’une matière première incolore va conduire à une nouvelle couleur. Ainsi l’incolore sucre deviendra un caramel brun-doré, très

1

Les aliments et leurs couleurs

1.1. Comment les molécules colorent-elles les aliments ? Une question chimie…

de

physico-

Tout un chacun le sait, quand on voit qu’un objet est de telle ou telle couleur, c’est parce que cet objet absorbe une partie de la lumière – composée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel – dans certaines longueurs d’onde ; et l’on ne percevra que les couleurs correspondant aux longueurs d’ondes non absorbées (sur la perception des couleurs, voir [1]). C’est ainsi que les carottes, ou plus précisément les molécules de β-carotène, absorbent les longueurs d’onde comprises entre le violet et le vert ; d’où la couleur orange dominante que l’on perçoit de ce légume. Le comportement de toute molécule vis-à-vis de la lumière est intrinsèquement lié à sa structure. Il existe certains agencements moléculaires – atomes, liaisons entre les atomes, enchaînements d’atomes – qui confèrent à des molécules organiques leur capacité particulière à absorber la lumière : ce sont les chromophores (du grec khroma = couleur ; phoros = produit). Lorsqu’on regarde la structure d’une molécule, on peut détecter la présence de

chromophores, dont les plus fréquents sont des groupements carbonyles, parfois des groupements « azo », plusieurs doubles liaisons, des cycles aromatiques… qui ne doivent pas se trouver isolés dans la molécule, mais associés entre eux dans un enchaînement défini – on dit qu’ils sont « conjugués » (Figure 4). C’est cette conjugaison qui permet à la molécule d’absorber certaines longueurs d’onde et d’apparaître colorée.

Figure 3 Il nous semble naturel que la confiture de fraise doive être rouge. Nous sommes d’autre part habitués à la couleur brune du caramel.

Couleur et coloration des aliments, une simple affaire de chimie ?

appétissant (Figure 3). Le secret des couleurs réside donc pour l’essentiel dans la chimie, qu’il s’agisse d’art culinaire ou d’art pictural !

1.2. Quels colorants dans nos aliments ? Ainsi les couleurs des produits alimentaires résultent de la présence de ces molécules, d’origine naturelle ou synthétique. Elles peuvent faire partie de la composition naturelle d’un aliment, tel le β-carotène (Figure 4). Ce même et unique β-carotène – qui peut aussi bien être extrait de végétaux comme la carotte, ou d’algues, parfois obtenu par fermentation de bactéries, que synthétisé chimiquement – peut être employé en tant qu’additif dans divers aliments, comme certains jus d’orange. L’ajout de colorants,

71

La chimie et l’alimentation Figure 4 La tartrazine jaune-orange, le rouge de betterave, le carotène orange (carotte), les anthocyanes rouge-violet (mûres, framboises, fraises)… Les molécules colorées ont des motifs structuraux très caractéristiques à l’origine de leur capacité à absorber la lumière.

72

nous l’avons bien compris, a pour but de rendre le produit alimentaire plus appétissant. Ces additifs sont indiqués sur les étiquettes des emballages alimentaires sous un code de la série des E100 (E160 pour le β-carotène, quelle que soit son origine, laquelle ne change absolument en rien sa nature chimique) (Figure 5). Outre le β-carotène (E160), d’autres colorants d’origine naturelle sont également bien connus, tel le rouge de betterave, qui donne naturellement la couleur rouge à ce légume, et qui est codifié E162 quand il est utilisé comme additif (Figure 4). N’oublions pas les molécules de la famille des anthocyanes, que nous connaissons forcément si nous buvons du vin rouge, (voir le Chapitre de M. Barel,

paragraphe 1.2) : ces pigments naturels donnent leur couleur au raisin, aux myrtilles, aux fraises et cerises… Ils sont également prisés par les industriels qui les utilisent sous la dénomination E163 dans divers produits finis (yaourts, jus, etc.). Quelques colorants alimentaires sont d’origine exclusivement synthétique. Citons la tartrazine E102 (Figure 4), dont la structure chimique est intéressante à examiner : elle comporte le fameux groupement « azo », conjugué avec des cycles aromatiques, à l’origine de sa belle et franche couleur jaune. Elle est alors utilisée pour colorer des sodas, des pâtisseries ou du riz (dans la paëlla par exemple).

Couleur et coloration des aliments, une simple affaire de chimie ? 1.3. Pomme et cidre : comment ça se passe pour la couleur ? Dans l’étude des colorations alimentaires, le cas du cidre est particulièrement intéressant. Cette boisson légèrement alcoolisée, obtenue à partir de la fermentation du jus de pomme, jouit d’une très bonne image auprès de la population, bien que moins consommée que le vin (en moyenne deux litres par an et par habitant en France). L’excellente réputation, justifiée par ailleurs, du cidre vient de son origine, car il est produit exclusivement avec des pommes « naturelles ». En effet, les vergers qui ont été exploités pour fabriquer le cidre sont moins traités que ceux destinés à récolter des pommes de table. La raison en est que pour faire du cidre,

on ne se soucie pas de l’aspect du fruit. D’autant qu’il n’a pas besoin d’être standardisé, calibré, et qu’il peut s’agir d’une variété ancienne, savoureuse, mais peu esthétique. Il n’existe traditionnellement pas de diversification claire basée sur la couleur du cidre, au contraire de ce que l’on connaît pour le vin ou la bière. Les industriels et transformateurs de pomme cherchent à sensibiliser le consommateur sur ces aspects de la coloration. Ils parviennent ainsi à obtenir des jus de pomme de couleurs différentes – certains sont jaunes, d’autres rouges (Figure 6A) –, grâce au recours à des variétés de pommes différentes. Ils peuvent aussi produire du cidre très pâle (Figure 6B), dont la couleur se rapproche de celle des vins de champagne, tel le célèbre cidre « Guillevic ».

Figure 5 Carotènes, curcumines, anthocyanes, caramel… la série des E100 constitue l’ensemble des colorants dans nos produits de consommation. La plupart de ces colorants sont d’origine naturelle.

73

La chimie et l’alimentation

A

Figure 6 On peut jouer sur les variétés de pommes (A) pour obtenir des jus de pomme (B) ou des cidres (C) de couleurs différentes.

Figure 7 Au cours de la transformation des pommes apparaît une coloration intense, qui va donner une couleur au jus ou au cidre.

74

B

Mais d’où viennent donc les couleurs des jus de pomme et des cidres ? Quelle chimie se cache derrière le rouge de certains jus de pomme, tandis que notre bon sens nous indique que la pomme est peu colorée, et, aussi rouge ou verte puisse-t-elle être, la peau de la pomme ne passe à aucun moment dans le jus au cours du procédé de fabrication (c’est d’ailleurs cette peau qui contient les fameux pigments d’anthocyanes). Il nous faut alors suivre les étapes du procédé de transformation des pommes en jus ou en cidres (Figure 7) : les pommes sont d’abord lavées, avant d’être broyées et râpées. C’est là qu’apparaît au grand jour une coloration intense. Les étapes suivantes permettent ensuite d’obtenir, en tonnage très important, du moût d’un côté et du marc de l’autre (lequel est

C

un sous-produit qui est valorisé en extrayant la pectine, utilisée comme additif gélifiant, comme décrit dans le Chapitre de M. Desprairies. Il peut être aussi valorisé en cosmétique, avec l’huile de pépin qu’il contient). Mais examinons de près les processus chimiques qui se passent au cours des étapes de transformation des matières premières comme la pomme, là où apparaît pour la première fois la couleur.

2

Entrent en scène les acteurs de la couleur

2.1. De la pomme au jus/ cidre, évolue la couleur 2.1.1. Au broyage : brunissement enzymatique et apparition des quinones Nous avons tous observé qu’une pomme épluchée et/ou

Petite vésicule membranaire

Plasmodesmes

Chloroplaste

Mitochondrie Ribosome Membrane plasmique Péroxysome

Paroi cellulaire Nucléole

Appareil de Golgi

Noyau

Cytoplasme Leucoplaste

coupée se met rapidement à brunir au seul contact de l’air : une réaction d’oxydation a eu lieu. Et contrairement au cas de la caramélisation, où c’est une réaction purement chimique qui est responsable du brunissement du sucre (voir le Chapitre « Bienfaits et risques : la recherche de l’équilibre »), il se produit ici un « brunissement enzymatique ». Cette réaction d’oxydation fait intervenir trois acteurs : les polyphénols de la pomme, les polyphénoloxydases (les enzymes qui oxydent les polyphénols en présence d’oxygène), et bien sûr l’oxygène de l’air. Les acteurs ne sont pas

Enveloppe nucléaire

Réticulum endoplasmique granuleux

encore réunis sur la scène tant que la pomme n’a pas été coupée (quand on coupe la pomme : levée du rideau ; le brunissement démarre !). La scène, ce sont les cellules de la pomme (Figure 8) : les enzymes polyphénoloxydases occupent de petites structures de la cellule que sont les plastes, tandis que les polyphénols sont localisés dans ce que l’on appelle les vacuoles (Encart « Les nombreux polyphénols de la pomme »). C’est aussi dans celles-ci que se trouvent les sucres et les acides organiques (qui sont responsables de l’acidité du jus de pomme).

Figure 8 Dans la cellule de la pomme coupée, les trois acteurs sont réunis pour démarrer son brunissement.

Couleur et coloration des aliments, une simple affaire de chimie ?

Cytosquelette filamenteux Réticulum endoplasmique lisse

LES NOMBREUX POLYPHÉNOLS DE LA POMME Tout comme le vin (le raisin), le thé ou le chocolat (cacao), la pomme ne comporte pas qu’un seul type de polyphénol. Toute une famille est présente et répartie aussi bien dans la peau qu’à l’intérieur du fruit. Certains ont des « rôles » importants. D’autres sont des acteurs secondaires dans le scénario du brunissement de la pomme. À les regarder de près, ils possèdent effectivement des airs de famille, des similitudes dans leurs structures chimiques, à commencer par la présence de groupes phénols (d’où la dénomination générique « poly-phénol »), qui sont des cycles aromatiques substitués par un groupement hydroxyle « OH ». Plus précisément, ces cycles aromatiques sont substitués par deux hydroxyles adjacents : on les appelle « o-diphénols » (Figure 9). 75

La chimie et l’alimentation

P

Figure 9 Les polyphénols dans la pomme : des premiers et des seconds rôles… mais tout le monde est impliqué dans son brunissement.

O

P

Le broyage des pommes en usine est une étape agressive qui contribue à une destructuration de leurs cellules ; polyphénols, polyphénoloxydase et oxygène ambiant vont entrer en contact, conduisant à l’apparition de la couleur brune. D’un point de vue chimique, les enzymes vont oxyder les groupements o-diphénols en o-quinones (Figure 10), tandis que l’oxygène va être transformé en eau. C’est la présence des quinones qui donnent à ce stade la coloration brune.

Figure 10

76

Les pommes broyées sont le siège d’une réaction chimique, où, en présence de l’oxygène ambiant, l’enzyme polyphénoloxydase catalyse l’oxydation des polyphénols des pommes en quinones, molécules de couleur brune.

Les quinones étant des molécules très instables, elles ne demandent qu’à évoluer. Différentes réactions chimiques peuvent alors se produire (Figure 11). Un scénario possible est une réaction de polymérisation : une quinone réagit avec un polyphénol, pour générer une nouvelle molécule de polyphénol un peu plus grosse, mais ayant perdu la couleur brune ; celle-ci peut à son tour réagir avec une autre quinone, conduisant à une molécule encore plus grosse, toujours incolore ; et la chaîne peut ainsi s’allonger, encore et encore jusqu’à extinction des molécules disponibles. Cette réaction de polymérisation peut se produire avec n’importe quelle molécule de polyphénol. Or, nous avons vu combien les types de polyphénols sont nombreux dans la pomme ; on imagine alors le nombre de possibilités quasi infini ! Un autre scénario qui peut se produire est un réarrangement intramoléculaire de la quinone (Figure 11) : celle-ci se stabilise tout simplement en se transformant en une molécule de structure différente, qui peut ensuite s’oxyder pour conduire à une nouvelle quinone, laquelle évolue vers un produit qui peut cette fois-ci être coloré en brun1. 1. Notons que le brunissement de la pomme, notamment lorsque l’on fait de la compote, peut être ralenti par ajout de citron, recette de grand-mère bien connue. En effet, l’acidité du citron diminue l’activité des polyphénoloxydases et donc l’oxydation des polyphénols dans l’air.

P

Voilà donc la chimie complexe, dont on ne connaît pas le détail mais les principes généraux, qui se joue dans la pomme, dès lors qu’elle est broyée, pressée, macérée… de la couleur est générée, et qui explique comment le jus de pomme ou le cidre est coloré.

Figure 11

Couleur et coloration des aliments, une simple affaire de chimie ?

2.1.2. Intensification de la couleur : les quinones évoluent

Dans la pomme broyée, les polyphénols subissent une multitude de réactions chimiques !

2.2. Le cas du thé : encore une histoire de polyphénols On retrouve les transformations chimiques des polyphénols dans de nombreux autres produits alimentaires tels que le thé. Nous connaissons tous le thé vert, le thé noir. Alors les infusions de thé vert, de thé noir, comment ça marche, chimiquement ? Il faut savoir que près de 25 % du poids sec de la feuille de thé (vert) correspond à des polyphénols, et principalement des molécules de catéchines, ce qui est énorme. Par conséquent, immédiatement après la cueillette des feuilles de thé, on va leur faire subir un traitement thermique en vue de bloquer complètement l’action des fameuses enzymes

77

La chimie et l’alimentation

polyphénoloxydases qu’elles contiennent, tout comme la pomme. Ceci pour empêcher l’oxydation des feuilles, et pour conserver les catéchines telles quelles, que l’on va pouvoir retrouver intactes dans nos infusions. Et il est communément admis que ces catéchines présenteraient des bienfaits sur notre santé – ce qui reste encore à prouver. Quant au cas du thé noir, on favorise au contraire son oxydation, afin que se forment ces fameuses quinones, lesquelles vont réagir selon un réarrangement intramoléculaire (que nous avons vu dans la Figure 11). Ces réactions génèrent de nouvelles molécules, des théaflavines ou des théarubigines (Figure 12) : ce sont elles qui donnent la couleur rouge au thé noir !

3

Vers la création de colorants grâce aux polyphénols 3.1. Un contexte réglementaire contraignant

Figure 12 Thé vert ou thé noir ? Les polyphénols y sont pour quelque chose !

78

Nous l’avons vu, les polyphénols, produits naturels par excellence, sont partout dans les aliments – fruits, thé, cacao etc. – et ce sont notamment leurs réactions d’oxydation qui contribuent à la formation de molécules colorées. Mais ne

pourrait-on pas utiliser cette propriété naturelle de la coloration de certains aliments comme le jus de fruit pour créer de nouveaux colorants alimentaires ? L’enjeu de la synthèse de colorants alimentaires est d’autant plus important que les réglementations sont particulièrement strictes. Celles-ci sont en évolution constante, tant qu’il y aura de nouvelles données sur la toxicité, avérée ou non, de colorants alimentaires (voir l’Encart : « Les colorants alimentaires, des produits très réglementés »). Nous avions évoqué l’exemple de la tartrazine (paragraphe 1.1), colorant synthétique qui comporte un groupement « azo ». Si cet additif est autorisé dans la plupart des pays d’Europe, il reste néanmoins interdit en Autriche, Finlande, Norvège et en Suisse. Les industriels essayent actuellement de trouver des colorants de remplacement, mais ce n’est pas si simple. Certes, il existe des colorants jaunes naturels comme la curcumine, le carotène ou la riboflavine, mais ils sont liposolubles (c’est-à-dire solubles dans les graisses) : ils troublent donc les milieux aqueux, qui constituent bon nombre

Législation et définition des colorants règlement (CE) No. 1333/2008 du parlement européen et du conseil du 16 décembre 2008 sur les additifs alimentaires. Article 8 (extrait) Conditions spécifiques applicables aux colorants Il sert un des objectifs suivants : a) rétablissement de l’aspect initial des denrées alimentaires dont la couleur a été altérée par la transformation, le stockage, l’emballage et la distribution et dont l’attrait visuel se trouve ainsi diminué ; b) amélioration de l’attractivité visuelle de denrées alimentaires ; c) coloration de denrées alimentaires normalement incolores. L’annexe V du règlement CE 1333/2008 rend obligatoire pour tous les produits mis sur le marché après le 20 juillet 2010 et contenant les colorants jaunes E102 (tartrazine), E104 (jaune de quinoléine), E110 (jaune orangé S) et/ou rouges E122 (azorubine), E129 (rouge allura) et E124 (ponceau 4R), l’apposition de la mention :

Couleur et coloration des aliments, une simple affaire de chimie ?

LES COLORANTS ALIMENTAIRES, DES PRODUITS TRÈS RÈGLEMENTÉS

« Peut avoir des effets indésirables sur l’activité et l’attention chez les enfants ».

des aliments, ce qui les rend impropres à remplacer la tartrazine, additif qui colore des pâtisseries, des biscuits, des bonbons. Le caramel pose également difficulté : brun, orangé, clair, foncé, … il n’est malheureusement jamais jaune. De plus, il est toujours difficile de maîtriser sa coloration, et il ne constitue donc pas une alternative à la tartrazine. 3.2. Quand les polyphénols inspirent les chimistes Le développement de la synthèse de nouveaux colorants se révèle de plus en plus nécessaire et utile. Face à ce

défi, le « POP » est peut-être une solution au problème posé par la tartrazine. Qu’est-ce que les POP ? Ce sigle désigne une catégorie de molécules et signifie « produit d’oxydation de la phloridzine ». Les chercheurs sont partis d’un polyphénol de la pomme, présent en particulier dans les pépins. Ces pépins se retrouvent dans le marc de pomme, un sousproduit de la transformation du jus de pomme et du cidre (voir la Figure 7). En tant que polyphénol, la phloridzine (Figure 13) n’échappe pas aux transformations chimiques classiques subies par tous ses

79

La chimie et l’alimentation

Figure 13 La phloridzine, abondante dans le marc de pomme, pourrait bien se révéler très utile…

Figure 14 L’oxydation enzymatique de la phloridzine, réalisée au laboratoire, conduit à un colorant jaune intense.

j

80

congénères (comme illustré par la Figure 10), à savoir une oxydation enzymatique en la quinone correspondante. Celle-ci évolue ensuite spontanément pour devenir un premier produit incolore, que l’on va appeler le POPi (i pour incolore) (Figure 14). Mais chose intéressante, au cours de cette transformation, d’autres parties de la molécule de départ ont été modifiées, et il apparaît une nouvelle fonction, la fonction carboxyle COOH, qui permet à la molécule d’être soluble dans l’eau ! Mais ce n’est pas encore terminé : cette molécule va ensuite se ré-oxyder et se réarranger pour donner finalement une molécule, POPj (j pour jaune), dont quelques milligrammes dissous dans de l’eau donnent un jaune très intense ! Les chimistes ont poussé plus loin l’utilisation potentielle de ce nouveau colorant, en jouant sur l’acidité, c’est-à-dire sur le pH. En effet, selon le pH de la solution, l’intensité du jaune varie sensiblement, et l’on détient ainsi toute une

Figure 15 Du jaune à la demande : il suffit de changer le pH, c’est-à-dire l’acidité de la solution.

Puis ils ont essayé de décliner cette coloration dans différents aliments, tels que des gélatines, qui pourraient bien séduire nos amis anglosaxons, friands de jellies (Figure 16) ; ou encore du lait, du riz… Mais où en est-on aujourd’hui avec ce colorant prometteur ? Malheureusement, la molécule de phloridzine reste chère à produire à partir de marc de pommes. De plus, l’enzyme polyphénoloxydase est difficile à manipuler car elle est fragile.

Figure 16 Du laboratoire à la cuisine.

Couleur et coloration des aliments, une simple affaire de chimie ?

gamme de nuances du jaune (Figure 15) : en allant vers des pH basiques par exemple, on s’oriente vers des couleurs orangées.

81

La chimie et l’alimentation

Les colorants alimentaires et l’avenir ? Polyphénols, quinones, oxydations… la coloration naturelle des aliments est résolument une histoire de chimie, ne nous leurrons donc pas. E160, E162, E163 et tant d’autres additifs sont toutes des molécules issues de la nature. Au vu des contraintes auxquelles les industriels sont soumis, car préserver la santé du consommateur est une exigence réglementaire, il reste à développer une chimie qui réponde à ses besoins tout en le protégeant. La piste idéale à ce jour est d’utiliser les processus naturels afin de créer de nouvelles molécules colorantes, et donc pourquoi ne pas utiliser les co-produits, les sous-produits de transformations tel que le marc de pomme, mais également la pulpe de café ? La nature regorge d’assez de polyphénols pour laisser entrevoir des voies intéressantes…

Bibliographie [1] La chimie et l’art, le génie au service de l’homme. Chapitre de B. Valeur. Coordonné par Minh-Thu Dinh-Audouin, Rose Agnès Jacquesy, Danièle Olivier et Paul Rigny, EDP Sciences, 2010.

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Pourquoi certains préfèrent la mousse au chocolat au flan au chocolat (Figure 1), alors que leurs ingrédients sont les mêmes ? Il est flagrant que la texture des mets influe sur nos préférences alimentaires. Face aux goûts variés des gourmets que nous sommes, il faut pouvoir proposer de la variété sensorielle dans nos menus ; pour cela, tout l’art réside dans la manière de jouer sur la matière première : le lait, les fruits, l’eau sucrée, ou encore la viande, le poisson, etc. Comment peut-on intervenir sur la matière première des aliments, et en particulier sur leurs molécules constitutives, afin d’offrir aux consommateurs une large gamme de textures : texture liquide,

Marc Desprairies Des additifs pour texturer des aliments

Des additifs pour texturer des aliments épaissie, gélifiée, ferme, aérée ou congelée ?

1

Des textures différentes pour une variété sensorielle 1.1. De la variété sensorielle Lorsque nous apprécions un plat, nous l’apprécions dans son ensemble. Ainsi le goût n’est pas seul à entrer en jeu (la perception du goût est abordée dans le Chapitre de P. Etiévant) ; il y a aussi la vue – de l’aspect du plat, sa couleur (abordée dans le Chapitre de S. Guyot) à la présentation de la table, et pourquoi pas l’ambiance de la salle –, l’odorat – de l’odeur s’échappant de la cuisine à celle que l’on perçoit pendant la dégustation. Puis il y a la texture : ce

Figure 1 Flan ou mousse au chocolat ? Ce sont les mêmes ingrédients, pourtant on les apprécie différemment !

La chimie et l’alimentation

corps, cette consistance que nous ressentons en bouche, ce croquant ou ce moelleux… rien n’échappe à notre langue, nos dents et notre palais !

Figure 2 Pour une même matière première, on peut avoir plusieurs arômes et plusieurs textures.

On imagine combien des changements de texture engendrent de nombreuses possibilités de mets (Figure 2). Prenons l’exemple du lait comme matière première : il peut être de texture liquide (le lait cacaoté), épaissie (la crème dessert), gélifiée (le flan), ou plus ferme (le fromage), aérée (la mousse) ou congelée (la crème glacée). Il existe ainsi de multiples façons de consommer le lait.

Texture Congelée Aérée Ferme Gélifiée Épaissie Lait

Fruit …

Vanille

Fruit rouge

Li id Liquide

Matière première

Chocolat Fruit exotique Caramel

1.2. Quels sont les agents de texture ? Les molécules responsables de la texturation des aliments – les agents de texture – peuvent être des protéines ou des molécules de la famille des polysaccharides1. 1. Les polysaccharides (parfois appelés glycanes ou polyosides) sont des polymères constitués par l’enchaînement de plusieurs unités appelées « oses », molécules de la famille des sucres (comme le glucose, le fructose, le mannose etc.). Les polysaccharides les plus répandus du règne végétal sont la cellulose et l’amidon, tous deux polymères du glucose.

Figure 3 Des ingrédients ajoutés pour charpenter un met.





Arômes

84

Traditionnellement à la maison, nous utilisons divers ingrédients tels que les œufs, la farine pour faire des gâteaux, des flans, des mousses ou des sauces (Figure 3). Ils apportent une structure, une charpente, une ossature…, en somme une construction qui, sur le plan sensoriel, donne la texture souhaitée.

Lait

Fruit

Eau sucrée

Matière grasse

Texture liquide

Lait cacaoté

Jus de fruit

Menthe à l’eau

Vinaigrette

Texture épaissie

Crème dessert

Fourrage

Nappage

Mayonnaise

Texture gélifiée

Flan

Confiture

Jelly Beurre

Texture ferme

Fromage

Pâte de fruit

Ourson Friandise

Texture aérée

Mousse

Bavarois

Marshmallow

Crème fouettée

Texture congelée

Crème glacée

Sorbet

Glace à l’eau

Plat cuisiné

tant qu’agents de texture, ils sont codifiés dans la série des E400. Par exemple, la caroube a pour code E410.

Quant aux polysaccharides utilisés comme agents de texture, on les trouve dans les végétaux : l’amidon, les pectines, le guar, la caroube, le tara, etc. ; ou dans les algues : les alginates, les carraghénanes, l’agar-agar ; ou encore par fermentation à partir de micro-organismes, permettant d’obtenir le xanthane, le scléroglucane, le gellan.

Dans ce chapitre, nous ferons connaissance avec les agents de texture de types polysaccharides – alginate de sodium, carraghénane, caroube, guar, qui xanthane, pectine –, offrent un éventail important de textures alimentaires, du fait de leurs capacités à se combiner de diverses manières avec les molécules d’eau. On sait en effet qu’elle est abondante dans les milieux alimentaires. L’astuce consiste alors à utiliser ces polysaccharides pour modifier le comportement de l’eau des aliments : l’épaissir, la gélifier et ainsi maîtriser la texture de ces aliments.

Ces ingrédients sont utilisés dans de nombreux produits commerciaux en tant qu’additifs alimentaires. Les fabricants sont tenus de les déclarer sur leurs paquets, soit par leur nom, soit sous forme de code (Figure 4). En

Des additifs pour texturer des aliments

Les protéines ayant des possibilités de texturer les aliments sont fournies par le règne végétal, par exemple le gluten du blé, les protéines de soja ou de pois ; et aussi par le règne animal, comme la gélatine, les protéines de lait ou d’œuf.

1.3. Épaissir et gélifier en jouant avec l’eau : les polysaccharides

Figure 4 Pectine, xanthane… des agents de texture dans nos produits de consommation (la série des E400).

85

La chimie et l’alimentation

Des polysaccharides pour texturer : comment ça marche ?

Figure 5 Les macromolécules (en bleu) des hydocolloïdes (pectine, alginate, …), sont capables de lier l’eau (en orange) et modifier sa viscosité.

D’un point de vue chimique, les polysaccharides sont des polymères : ils correspondent à des enchaînements d’unités appelées « oses », qui sont des sucres monomères comme le glucose, le fructose, le maltose, etc. Ainsi la pectine, abondamment présente dans les marcs de pomme, les écorces d’agrumes, est un polymère de 500 à 1 000 oses. Les alginates et carraghénanes, tous deux extraits d’algues, correspondent à des enchaînements de 2 000 à 4 000 oses. Il en est de même pour la caroube et le guar, qui proviennent de légumineuses. Enfin, le xanthane, produit par une bactérie, compte 10 à 20 000 oses ! Dans ces structures macromoléculaires (Figure 5), les oses sont susceptibles de lier l’eau et former des complexes volumineux qui modifient son écoulement, c’est-à-dire son

Figure 6 A) Le récipient comporte un liquide épais, résultant d’un mélange de xanthane (1 %) et d’eau. B) Un gel de carraghénane. Ces deux textures, épaissie et gélifiée, comportent 99 % d’eau.

A

86

B

comportement rhéologique2 : l’eau peut être épaissie ou gélifiée. L’eau épaissie est plus ou moins visqueuse, du seul fait des grandes tailles de ces macromolécules qui gênent sa mobilité. L’eau est gélifiée du fait de l’existence de jonctions entre ces macromolécules, il se forme alors un réseau en trois dimensions qui la bloque (Figure 6).

2

Les épaississants

À travers les exemples de trois additifs largement utilisés, la farine de caroube (E410), la farine de guar (E412) et le xanthane (E415), nous allons voir comment on arrive à épaissir divers produits alimentaires (Figure 7). 2.1. La farine de caroube (E410) et la farine de guar (E412) 2.1.1. Origine de la caroube et du guar L’additif « farine de caroube » (E410) est un produit naturel, obtenu à partir d’un fruit, la caroube, qui pousse sur le caroubier, arbre à feuillage persistant (Figure 8) cultivé depuis l’Antiquité sur le pourtour méditerranéen (sud de la France, îles Canaries, Afrique du Nord, Proche Orient). À l’intérieur de la gousse de caroube, se trouve la graine,

2. La rhéologie (du grec rheo = couler et logos = étude) est la science qui étudie la déformation et l’écoulement de la matière sous l’effet d’une contrainte appliquée. Elle étudie ainsi des propriétés telles que la viscosité, la plasticité, l’élasticité, … Voir l’Encart « Caroube et guar se fluidifient à la moindre contrainte ».

Des additifs pour texturer des aliments et à l’intérieur de celle-ci, le germe. Au moment de sa croissance, le germe puise dans une réserve glucidique, l’albumen, constitué de polysaccharides qui nous intéressent en tant qu’épaississants. La farine de guar (E412) est obtenue à partir des graines des gousses de Cyamopsis tetragonolobus, légumineuse cultivée en Inde, au Pakistan et aux États-Unis. Ses graines sont plus petites que celles de la caroube ; c’est leur albumen broyé qui fournit la farine de guar (Figure 9). Ainsi, derrière ces dénominations E410, E412… qui suscitent parfois interrogations auprès des consommateurs, ce ne sont autres que des produits naturels extraits de plantes. 2.1.2. Structures chimiques et propriétés de la caroube et du guar Les polysaccharides constitutifs des farines de caroube et de guar ont des structures de type galactomannane, qui leur confèrent des propriétés « rhéofluidifiantes » : les solutions de galactomannanes deviennent plus fluides dès que l’on y applique une force (Encart : « Caroube et guar se fluidifient à la moindre contrainte »).

Figure 7 La caroube (E410), le guar (E412) et le xanthane (E415) sont des épaississants alimentaires courants.

Figure 8 La caroube (B), fruit du caroubier (A), contient dans ses germes des molécules utilisées comme épaississants dans nos aliments.

A

B

Figure 9 À partir des gousses de guar (A), on extrait l’albumen (ou le « split »), dont le broyage donne la farine de guar (B), utilisée comme additif épaississant.

A

B

87

La chimie et l’alimentation

LA CAROUBE ET LE GUAR SE FLUIDIFIENT À LA MOINDRE CONTRAINTE La caroube et le guar ont des structures similaires, de type galactomannane : ils possèdent tous deux une chaîne principale, composée de nombreuses unités mannose. Sur cette chaîne, sont branchées des unités galactose (Figure 10). Dans le cas du guar, les galactoses sont nombreux (un galactose pour deux mannoses) ; ces macromolécules sont solubles à froid. Dans le cas de la caroube, certaines zones ne comportent pas de galactose (« zone non substituée »). Ces zones « lisses » confèrent aux molécules des propriétés sensiblement différentes ; en particulier, elles ne sont solubles qu’à chaud. Guar et caroube sont des molécules déformables, c’est-à-dire qu’au repos elles sont enchevêtrées, recroquevillées, et quand un courant s’installe, elles s’allongent dans le sens du courant (Figure 10). Plus celui-ci est fort, plus elles sont allongées : la viscosité diminue quand le courant augmente, ceci étant parfaitement réversible. Tout comme lorsque l’on presse sur un tube de mayonnaise, celle-ci s’écoule plus facilement. On dit que le produit est « rhéofluidifiant ».

Figure 10 Structure générale des macromolécules constitutives des farines de caroube et de guar. Leurs chaînes sont déformables et l’on peut contrôler leur viscosité. 88

Des additifs pour texturer des aliments

2.1.3. La caroube et le guar comme additifs Les galactomannanes tels que la caroube et le guar sont utilisés dans de nombreux produits alimentaires, seuls ou en associations. C’est le cas de produits céréaliers tels que le pain sans gluten. En effet, certaines personnes sont allergiques à cette protéine. Or, sans gluten, la levée du pain se fait mal. C’est en ajoutant un mélange xanthane-guar que l’on peut obtenir un beau pain bien gonflé et appétissant (Figure 11), la combinaison de ces deux additifs renforçant l’espace entre les alvéoles. Autre exemple d’utilisation de ces additifs : les boissons dites « sans sucre ». Les boissons « sodas » classiques, gazéifiées ou non, comportent environ 10 % de sucre. Si on veut obtenir une boisson « allégée » ou « light », on enlève le sucre, et le caractère « sucré » est obtenu grâce à un édulcorant (moins calorique mais possédant un bon pouvoir sucrant). Mais ceci entraîne une diminution de la viscosité qu’apporte le sucre et qui donne une agréable sensation d’épaisseur en bouche. Pour redonner de l’épaisseur, il suffit d’ajouter un peu de guar, de xanthane ou de pectine… et voilà retrouvée l’impression de

déguster une boisson riche en sucre (Figure 12) ! Les galactomannanes sont aussi utilisés dans les sauces et dans les crèmes glacées. La caroube et les carraghénanes, extraits de certaines algues, se marient et s’exaltent mutuellement : une « synergie » permet de former des gels cohésifs (Figure 12), que l’on met à profit dans les flans, les jellies (gelées anglaises).

Figure 11 Un pain sans gluten gonfle mal. L’ajout de xanthane-guar permet de lui redonner la forme appétissante.

2.2. Le xanthane (E415) 2.2.1. Origine du xanthane Le xanthane (E415) est un produit obtenu par fermentation du glucose par une bactérie, Xanthomonnas campestris. Celle-ci se multiplie tant qu’elle a des protéines à sa disposition ; quand elle n’en a plus, elle utilise le glucose qu’elle se procure

Figure 12 Boissons sans sucre, sauces, crèmes glacées… : tous peuvent contenir des galactomannanes, seuls ou en associations avec d’autres additifs.

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La chimie et l’alimentation

dans le milieu, dont elle relie entre elles les molécules – jusqu’à 10 à 20 000 molécules –, synthétisant ainsi du xanthane. C’est pour elle une forme de protection au niveau de la membrane.

potassium ou le calcium, elle devient rigide. Si bien que les bâtonnets qui en résultent sont capables de maintenir en suspension certains objets (Encart « Le xanthane au pouvoir de suspension »).

2.2.2. Structure chimique et propriétés

2.2.3. Le xanthane comme additif

La molécule de xanthane possède dans sa structure une partie anionique : dès qu’elle s’associe avec des cations comme le sodium, le

Le xanthane peut être utilisé pour fabriquer des sauces allégées comme la mayonnaise (Figure 14). Traditionnellement, celle-ci est composée

LE XANTHANE AU POUVOIR DE SUSPENSION La chaîne principale du xanthane est constituée d’unités glucose. Tous les deux glucoses est branchée une chaîne latérale anionique, qui ne demande qu’à se lier à des cations (sodium Na+, calcium Ca2+…) (Figure 13A). Ainsi, en présence de sel (comme NaCl), la molécule devient une sorte de bâtonnet rigide. Au repos, les bâtonnets sont disposés dans tous les sens ; puis quand le courant s’installe, les bâtonnets s’orientent dans le sens du courant. Mais, pour faire s’écouler le xanthane, il faut « casser » la structure au repos, et apporter une certaine force afin de dépasser le « seuil d’écoulement ». Celui-ci détermine le pouvoir de suspension du xanthane, que l’on visualise bien dans une expérience présentée Figure 13B, où il est capable de maintenir des herbes en suspension dans l’ensemble de la bouteille : les herbes ne remontent pas à la surface.

A

B Chaîne principale unités glucose

Chaîne latérale ionique

Figure 13 A) Structure du xanthane. B) Le xanthane retient des herbes, grâce à son pouvoir de suspension. 90

Des additifs pour texturer des aliments

d’œuf, de moutarde et surtout d’huile, environ 80 % (à propos de mayonnaise, voir le Chapitre de M. Anton et M. Axelos). Si on souhaite réduire la quantité d’huile, il faut la remplacer par un autre ingrédient ; mais pas question de la remplacer par de l’eau seule, on n’obtiendrait pas une mayonnaise ! En revanche, on peut utiliser de l’eau avec du xanthane : par son pouvoir de suspension, le xanthane, bloque les gouttelettes d’huile dans l’eau, de façon à obtenir une structure homogène. L’ajout d’amidon permet ensuite de donner du corps à l’ensemble.

3

sont récoltées sur les côtes de la Bretagne entre Brest et Roscoff (Figure 15). 3.1.2. Structures et propriétés des alginates Selon les types d’algues dont ils sont issus, on trouve différents types d’alginates, de structures et fonctionnalités différentes, et donc d’utilisations différentes dans les produits alimentaires. Les alginates sans ions calcium sont des épaississants ; en présence d’ions calcium, on obtient un gel (Encart : « Les gels d’alginates »).

Les gélifiants

3.1. Les alginates (E401-405) 3.1.1. Origine des alginates Les alginates proviennent d’algues brunes, principalement de laminaires. En France, elles

A

C

Figure 14 Le xanthane, un agent texturant pour les sauces.

Figure 15 A-C) Laminaria digitata est la principale algue récoltée pour extraire des alginates. D) Les goémoniers récoltent ces algues sur les côtes bretonnes entre Brest et Roscoff à l’aide de leur « scoubidou » (E).

B

D

E

91

La chimie et l’alimentation

LES GELS D’ALGINATES Les alginates sont des polymères formés à partir de deux monomères : le mannuronate et le glucuronate, présents dans des proportions différentes selon l’algue et la partie de l’algue dont ils sont extraits. Ces macromolécules possèdent de nombreux groupements carboxylates COO-, qui se suivent régulièrement sur une même chaîne. Lorsqu’on ajoute un ion calcium, celui-ci peut relier deux groupements COO- de deux chaînes d’alginates adjacentes, permettant à l’alginate de gélifier « en boîte d’œuf », l’œuf étant le calcium (Figure 16A). Quand on verse une solution d’alginate dans une solution riche en calcium on obtient des « colliers d’alginates » (Figure 16B). Notons qu’il est également possible de former des billes d’alginates à l’intérieur desquelles on peut inclure divers objets (Figure 16C). On peut par exemple y inclure des bactéries, procédé qu’on utilise pour la fabrication de certains fromages. On peut aussi inclure des enzymes pour réaliser des réactions hautement spécifiques ; en fin de cycle, en récupérant les billes, on récupère les enzymes. Enfin, on peut aller jusqu’à inclure des principes actifs, pharmaceutiques ou cosmétiques, ce qui en permet la libération contrôlée dans l’organisme.

A

Boîtes d’œufs

Figure 16

B

92

C

A) Les chaînes d’alginates forment des « boîtes d’œufs » dont les œufs sont les ions calcium (en rouge). B) En versant une solution d’alginate dans une solution de chlorure de calcium, on obtient ce collier. Une fois séché, on obtient des fibres qui sont utilisées pour faire des mèches utilisées lors des saignements de nez et si on les tresse, on obtient des compresses. C) Billes d’alginates.

Des additifs pour texturer des aliments

3.1.3. Les alginates comme additifs Dans le domaine alimentaire, on utilise les propriétés gélifiantes des alginates, qui permettent de confectionner des produits dits « restructurés », tels que les fourrages d’olive à base de poivron ou d’anchois (Figure 17). Le poivron a en effet une forme difficile à modeler ; alors on prépare une purée de poivron, on la fait gélifier, puis on réalise une bandelette que l’on introduit dans le trou de l’olive. Le gel d’alginate étant résistant à la chaleur, il est ensuite possible de stériliser le bocal d’olives fourrées. On peut également préparer des fruits confits reconstitués. Prenons l’exemple de la cerise : à une purée de cerises, on ajoute une grande quantité de sucre, et le système gélifiant à l’alginate ; puis, au moment de la gélification, on modèle le mélange sous une forme sphérique pour donner l’impression d’une cerise dans laquelle on a envie de mordre (Figure 17) ! Et pourquoi ne pas reconstruire des pièces de viande à partir de morceaux, ou coller des filets de canard pour faire des « tournedos de magret de canard » ? Il est également possible de préparer des bardes de lard reconstituées pour garnir les brochettes, ce qui évite au « gras » de fondre et de s’enflammer sur le barbecue (Figure 17). Concocter des préparations de fruits ou des crèmes pâtissières est une autre possibilité : comme le gel d’alginate résiste à la chaleur, on peut le mettre sur une pâte crue

et la préparation peut subir la cuisson sans altération (Figure 17). Enfin, la gastronomie moléculaire utilise l’alginate pour faire des « caviars » de fruits, de légumes ou de fleurs ! (La gastronomie moléculaire est abordée dans le Chapitre d’H. This « Que mangeronsnous demain ? »).

Figure 17 L’alginate a de nombreuses utilités en tant que gélifiant !

3.2. Les pectines (E440) 3.2.1. Origine des pectines Les pectines (E440) sont présentes dans tous les végétaux (Figure 18). Elles sont extraites de sous-produits de l’industrie des jus (jus de pomme, cidre ou jus d’orange) et de l’industrie des huiles essentielles.

Figure 18 Les pectines sont extraites de marcs de pommes ou d’agrumes.

93

La chimie et l’alimentation

DIFFÉRENTES STRUCTURES DE PECTINES POUR DES GELS DIFFÉRENTS Les pectines sont composées d’une chaîne principale, polymère d’unités acide uronique. Les pectines hautement méthylées (HM) comportent un grand nombre de groupements méthyles (CH3) et peu de groupements carboxyles (COOH). Elles peuvent gélifier en milieu acide (pH< 3,6) et renfermant peu d’eau. Les pectines légèrement méthylées (LM) comportent moins de méthyles et davantage de carboxyles, ce qui leur donne une capacité à gélifier comme l’alginate en présence de calcium, mais dans une moindre mesure (Figure 19).

A

B

Figure 19 Les pectines HM (hautement méthylées) (A) gélifient en milieu acide et peu dilué, tandis que les pectines LM (légérement méthylées) (B) gélifient en « boîte d’œuf » en présence de calcium.

3.2.2. Structures, propriétés des pectines On distingue deux types de pectines : les pectines « hautement méthylées » (HM) et les pectines « légèrement méthylées » (LM) (Encart : « Différentes structures de pectines pour des gels différents »). 3.2.3. Les pectines comme additifs 94

Les pectines hautement méthylées sont utilisées dans

les confitures traditionnelles, les sucres gélifiants (pour faire des confitures à la maison), les pâtes de fruits et les boissons laitières acides (Figure 20). Ce sont des boissons comportant du lait avec du jus de fruit, ou du yaourt dilué. On sait que lorsqu’on ajoute de l’acide au lait, celui-ci a tendance à cailler parce que la caséine qu’il contient flocule (elle s’agglutine). Si on ajoute en revanche de la pectine, celleci s’adsorbe à la surface de la caséine et crée une couche

Des additifs pour texturer des aliments superficielle qui empêche la caséine de floculer. Les pectines légèrement méthylées sont utilisées dans les préparations de fruits : pour faire des yaourts aux fruits, les nappages pour tartes, dans les décors pour biscuits, ou encore dans les barquettes (Figure 21). Pour faire ces barquettes, on prépare la pâte, à laquelle on donne une forme ovale, on dépose la préparation de fruit dessus. Après enfournage, au cours de la cuisson, les bords de la barque se lèvent, et à l’endroit où se trouve la préparation de fruit, se forme le plat de la barquette ; bien entendu, lors de la cuisson, la préparation de fruit ne doit pas bouillir et s’étaler sur l’ensemble de la barquette : il faut donc une préparation « stable au four ».

l’on faisait bouillir avec du sucre ; au refroidissement, on obtenait une sorte d’entremet, un dessert appelé blancmanger (Figures 22A-D).

Figure 20 Les pectines HM ont des propriétés gélifiantes intéressantes et variées.

Aujourd’hui, on récolte Chondrus crispus en France et au Canada ; quant aux Gigartina, elles viennent du Maroc et d’Amérique du Sud. Les espèces Kappaphycus alvarezii sont cultivées aux Philippines et en Indonésie, Eucheuma denticulatum aux Philippines, en Indonésie et en Tanzanie (Figures 22E-K). 3.3.2. Structures et propriétés des carraghénanes Du fait de la grande variété d’algues dont elles peuvent être extraites, il existe des variantes dans les structures des carraghénanes, déclinées à partir d’une structure de base (Encart : « Comment gélifient les carraghénanes ? »).

Figure 21 La pectine LM, pour faire des yaourts aux fruits ou des barquettes.

3.3. Les carraghénanes (E407) 3.3.1. Origine des carraghénanes Il y a plus de 600 ans, les Irlandais récoltaient l’« Irish Moss » ; il y a très longtemps également, on récoltait le « Pioca » en Bretagne. Ces algues, principalement Chondrus crispus, étaient introduites dans du lait, que

95

La chimie et l’alimentation

A

B

C

D

E

F

G

H

I

J

K

Figure 22 Les carraghénanes sont extraites à partir de diverses espèces d’algues rouges, telles que Chondrus crispus (AD) en France et au Canada, et Eucheuma denticulatum (E-H) aux Philippines, en Indonésie et en Tanzanie (I-K).

Figure 23 Sous la texture des pâtés et saucisses, des molécules de carraghénanes.

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3.3.3. Les carraghénanes comme additifs Les carraghénanes peuvent être utilisées dans les viandes pour texturer les pâtés, saucisses et surimis (Figure 23). Elles peuvent être utilisées seules ou en associations avec la caroube pour faire des jellies (Figure 24), ces desserts à l’eau, souvent très colorés, qui font les délices des enfants dans le monde entier (sauf en France !).

Les carraghénanes sont souvent utilisées dans le lait pour donner des desserts laitiers. En effet, il y a une synergie entre les carraghénanes et la caséine, principale protéine du lait : l’association des deux molécules est particulièrement efficace. À chaud (au-dessus de 60 °C pour le lait), les molécules de carraghénanes et caséine sont individualisées. Lorsqu’on refroidit le mélange, les carraghénanes

Les jellies peuvent être structurés avec des carraghénanes.

Des additifs pour texturer des aliments

Figure 24

COMMENT GÉLIFIENT LES CARRAGHÉNANES ? Les carraghénanes peuvent être classées en κ-, ι- et λ-carraghénanes – presque toujours combinées dans les algues. Ce sont des chaînes de galactoses sulfatés. Les κ-carraghénanes comportent un sulfate (SO3-) toutes les deux unités galactose ; les ι-carraghénanes en comportent deux, et les λ-carraghénanes trois. On remarquera également que seules les λ-carraghénanes ne comportent pas de « pont anhydro » (Figure 25). Après cuisson, lors du refroidissement, les structures chimiques des carraghénanes κ et ι leur permettent de s’organiser en trois dimensions de manière à former des gels, en particulier grâce aux ponts anhydro. Ce sont ces ponts qui leurs permettent d’adopter des structures de chaînes en doubles hélices. Les doubles hélices des κ-carraghénanes peuvent se rapprocher l’une de l’autre alors que celles des ι-carraghénanes ont du mal à le faire. Quant au λ-carraghénanes, n’ayant pas de pont anhydro, ils restent à l’état pelote et ne gélifient pas (Figure 23).

Figure 25 Les structures des carraghénanes leur permettent ou non de gélifier. 97

La chimie et l’alimentation

adoptent une structure tridimensionnelle en double hélice et s’unissent à la caséine pour former un gel très complexe et très volumineux (Figure 26), qui explique la synergie entre carraghénanes et caséine. Ce couplage efficace carraghénane-caséine est également mis à profit dans des crèmes desserts, des flans, des mousses ou des laits cacaotés. Pour ces derniers, il faut en particulier éviter la sédimentation du cacao (les grains de cacao étant plus denses que l’eau) ainsi que le crémage de la matière grasse (la crème du lait remonte à la surface). Et c’est difficile, parce qu’il faut apporter une structure qui permette de maintenir les grains de cacao en suspension dans le lait, sans dénaturer la texture de la boisson (Figure 27). Figure 26 La synergie du carraghénane avec la caséine se traduit par un dosage moindre dans le lait (0,5 %) pour obtenir la même structure que dans l’eau (1 %).

Figure 27 L’ajout de gélifiants comme les carraghénanes permet de maintenir le cacao en suspension dans le lait.

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Le panel de choix parmi des agents de texture connus est immense ; et nous n’avons parcouru que ceux de structure polysaccharidique qui permettent d’épaissir ou de gélifier des préparations alimentaires. Comme nous l’avons vu, la nature, à elle seule, est à même de nous fournir assez de molécules, largement majoritaires parmi l’ensemble des additifs que nous trouvons dans nos produits achetés au supermarché, et qui se cachent derrière ces si mystérieux et inquiétants E401, E407, E440… Mais comment les choix se font-ils parmi tant d’agents de texture à disposition de l’industriel ? Cela dépend de l’interaction de l’additif avec le milieu (lait, eau, viande, fruit, milieu neutre ou acide), et du comportement qui en résulte ; cela dépend de son comportement durant le procédé de fabrication ; et cela dépend bien sûr de la texture recherchée… Un seul texturant répond rarement à tous ces facteurs à la fois : on a souvent recours à un mélange de texturants, tel le peintre qui cherche le bon mélange parmi des pigments de base – couleurs, tenue sur le tableau –, afin d’obtenir la nuance recherchée. Ou tel le parfumeur qui marie des essences pour atteindre le parfum désiré, qui ne vire pas sur la peau, qui sera soit capiteux ou épicé, soit léger et frais pour une jeune fille. Ici, le chimiste se sert de textures fondamentales, qu’il mélange pour composer la texture idéale… un véritable « pianiste » de cuisine (voir le Chapitre de H. This « Que mangeons-nous demain ? ») ! Note à note, avec ses instruments de cuisine – les molécules que lui offre la nature –, il cherche la bonne harmonie, la texture nouvelle qui séduira les gourmands.

Des additifs pour texturer des aliments

Texturer les aliments : une affaire de chimiste… et d’artiste ?

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Le plaisir est un bienfait indéniable de l’alimentation. Nous sommes dotés de sens qui nous permettent d’apprécier ce que nous mangeons et qui influent fortement sur notre comportement alimentaire. L’une des principales questions que l’on se pose sur la caractéristique d’un aliment, c’est son goût. Poussons maintenant la question encore plus loin : qu’estce que le goût et comment le percevons-nous ? La compréhension des mécanismes moléculaires sous-jacents à ce phénomène de perception peut être mise à profit du consommateur, auquel l’industrie agroalimentaire s’efforce de répondre de mieux en mieux. Il se trouve que ce consommateur est de plus en plus exigeant en matière de goût, mais pas seulement…

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Patrick Etiévant La chimie au service du goût

La chimie au service du goût Le goût des aliments et leur perception

1.1. Un moteur puissant de notre comportement alimentaire Il suffit d’observer le comportement d’un bébé qui pleure, et à qui l’on donne ensuite une cuillérée d’un aliment, pour voir la plupart du temps se dessiner sur son visage une transformation radicale, des pleurs qui s’arrêtent, un regard pétillant, un visage devenu soudainement attentif et parfois même souriant : on assiste à l’éveil des sens, un éveil qui opère en quelques secondes, un instant extraordinaire. Cela révèle à quel point la nourriture et son goût sont un moteur puissant de notre comportement, et ceci dès les premières heures de la vie (Figure 1).

Figure 1 L’effet de la cuillère donnée au bébé est magique. Et quand on a aimé la confiture de son enfance, comment s’en détacher à l’âge adulte ?

La chimie et l’alimentation

LA MADELEINE DE PROUST OU LA RÉMINISCENCE LIÉE AU GOÛT « Il y avait bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? […] Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés depuis si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des autres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

Figure 2 « L’odeur et la saveur restent encore longtemps… »

Marcel Proust, extrait de À la recherche du temps perdu – Du côté de chez Swan. 102

Aliment qui éveille les sens et ravive la mémoire, mémoire qui exalte le goût ou nous attire vers un aliment plus qu’un autre… le goût alimente le goût. Notre comportement alimentaire sera inéluctablement orienté par le goût, mêlé aux sentiments auxquels on l’a associé. Tel plat nous fera saliver dès la lecture de son intitulé sur les menus, tout comme un produit alimentaire qui attirera l’œil parmi bien d’autres dans les rayons de supermarchés, tel autre aliment suscitera dégoût et stress, parfois à sa seule odeur ou pensée. Mais n’oublions pas qu’audelà du goût, qui est un élément déclencheur et fondateur, entre également en jeu l’environnement – le lieu, les sons, les personnes présentes, la fameuse tasse de thé et la forme en coquillage des made-

leines… –, qui accompagne et module tout le travail de notre cerveau et de nos sentiments, à cet instant où l’on goûte un aliment. Ce goût est aussi indissociable des autres caractéristiques telle la couleur (analysée dans le Chapitre de S. Guyot), la forme ou la texture (abordée dans le Chapitre de M. Desprairies).

La chimie au service du goût

Ce goût s’imprime aussi très fortement dans notre mémoire, en association avec nos émotions : plaisir lié à un moment émouvant, ou aversion qui rappelle quelque traumatisme. Cette mémoire du goût peut rester ancrée très longtemps dans notre vie. Dans les exemples de plaisirs conditionnés, on ne peut s’empêcher de penser à ce célèbre récit de la madeleine de Proust, où l’auteur goûte une madeleine trempée dans une cuillère de thé, réveillant ses souvenirs lointains et le plongeant dans une sensation de bien-être quelque peu magique (voir Encart : « La madeleine de Proust ou la réminiscence liée au goût », et Figure 2).

1.2. Qu’est-ce qu’est le goût ? Nous réalisons combien les phénomènes affectifs liés au goût sont complexes et souvent insaisissables ; mais le goût en lui-même est déjà bien complexe à définir. C’est un de nos cinq sens, qui associe à la fois la saveur et l’odeur, mêlées à l’ensemble des perceptions dites somesthésiques telles que le son, comme celui de la biscotte qui craque dans la bouche, l’irritation, le piquant du piment ou de la moutarde, la température d’une soupe bien chaude ou d’une glace bien rafraîchissante, ou encore l’astringence du café et du vin. Ces perceptions sont multiples et variées, dotées des nuances les plus subtiles (Figure 3). Effectivement, derrière notre perception du goût, il se passe de nombreux phénomènes qui font intervenir d’abord des constituants chimiques de l’aliment : actuellement, on estime que la nature fournit environ 20 000 molécules odorantes qui peuvent être perçues par l’homme, qu’elles soient musquées, mentholées, camphrées, éthérées, piquantes, putrides… (Figure 4), et près de 5 000 pour les saveurs, qu’elles soient sucrées,

103

La chimie et l’alimentation

Figure 3 Ça craque, ça pique, c’est froid… Nombreuses sont les perceptions somesthésiques qui accompagnent les sensations de saveur et d’odeur des aliments.

Figure 4 Limonène, ionone, carvone, jasmonate… il se dégage des plantes et des fruits des milliers de molécules qui font les parfums et fragrances de la nature… et de nos aliments.

104

salées, acides ou amères (Figure 5). Une complexité remarquable ! D’un point de vue chimique, ce sont des molécules aux structures très variées – « chaînes linéaires, chaînes ramifiées, monocycles, hétérocycles avec de l’oxygène, de l’azote et du soufre, halogénés, monofonctionnels, plurifonctionnels… ». Cela représente un nombre de combinaisons de structures inestimable, mais qui répondent à une condi-

tion commune pour ce qui est des molécules odorantes, celle d’être suffisamment volatiles pour être perçues comme odorantes (en général avec une masse inférieure à 350 grammes par mole, elles sont dotées d’une tension de vapeur qui les rend volatiles). Quand nous mangeons, nous percevons toutes ces molécules parce qu’elles se fixent sur des récepteurs, qui sont des protéines situées sur notre

La chimie au service du goût

langue, dans notre nez, etc. Nous sommes ainsi dotés de près de 380 récepteurs olfactifs différents, qui ont une affinité plus ou moins spécifique pour une centaine de molécules odorantes (Figure 6). Dans les cas extrêmes, notre sensibilité à certaines molécules peut atteindre le mille milliardième de gramme de molécule odorante par kilogramme d’aliment suffisant pour que nous détections une odeur. Pour donner une idée, un gramme de chloroanisole suffit à contaminer un volume de vin équivalent à un lac d’un kilomètre carré et profond de dix mètres, et donc à donner à ce vin une désagréable odeur de bouchon ! L’odorat joue ainsi un rôle capital dans la perception du goût, ce qui explique d’ailleurs qu’en cas de rhume, où l’organe olfactif est congestionné, les sensations de goût sont considérablement réduites.

Figure 5 Quelles molécules rendent donc nos aliments sucrés, salés, amers ou acides ? Derrière ces saveurs se cachent le saccharose, le chlorure de sodium, la lupulone, l’acide citrique, et des milliers d’autres molécules possibles…

Figure 6 La molécule odorante est captée par le système olfactif, situé au niveau de la muqueuse olfactive (dans le nez), qui recouvre environ 2 m2 de la surface de la muqueuse nasale. Cette région est géographiquement très proche du cerveau, vers lequel elle transporte ses messages chimiques et communique avec le fond de la bouche. C’est ainsi que lorsqu’on mange, le nez perçoit les arômes par voie « rétro-nasale ».

cil olfactif protubérance du dendrite cellule de soutien

neurone récepteur olfactif

mucus microvilli

neurone en développement

cellule basale axones vers le bulbe olfactif

105

La chimie et l’alimentation

par l’homme, on trouve la thaumatine, une molécule extraite de la graine de Thaumatococcus danielli, plante cultivée en Afrique de l’Ouest, en particulier au Ghana (Figure 7). La thaumatine est une protéine extrêmement sucrée, environ 2 000 fois plus que le sucre de table (saccharose), ce qui en fait un excellent édulcorant et exhausteur de goût.

Figure 7 De la graine de Thaumatococcus danielli est extraite la molécule de thaumatine, une petite protéine (en rouge et jaune) à fort pouvoir sucrant.

Figure 8 L’arrière des yeux, les cavités nasale et buccale sont tapissés de terminaisons nerveuses et de récepteurs à l’origine des perceptions somesthésiques : pression, irritation, vibration, chaleur…

Quant aux récepteurs des molécules qui provoquent une saveur, tous ne sont pas encore connus, et sont actuellement estimés à une trentaine seulement, principalement situés sur la langue (les papilles gustatives), et dans une moindre mesure le palais et le pharynx. Leurs sensibilités sont de l’ordre du milligramme par kilogramme. Parmi les plus faibles concentrations perceptibles

Récepteurs de Merkel (amyléiniques) sensibles à une vitesse de déformation à l’échelle du micron Terminaisons libres du trigéminal Corpuscules de Meissner sensibles à la température Récepteurs de Pacini sensibles aux vibrations (1000 Hz)

106

Récepteurs de Ruffini sensibles à la déformation

Les perceptions somesthésiques font quant à elles intervenir les terminaisons nerveuses libres, ainsi que les récepteurs spécialisés des branches du nerf trijumeau et le nerf auditif. Le nerf trijumeau, qui innerve à la fois l’arrière des yeux, la cavité nasale et la cavité buccale, joue un rôle essentiel. Une coupe de derme est représentée sur la Figure 8, où l’on peut apercevoir les différents récepteurs responsables des perceptions somesthésiques. Par exemple, les terminaisons libres du trigéminal peuvent

2

De l’aliment à la perception du goût : tout un cheminement

2.1. Sentir le goût : un phénomène complexe Quand on goûte un aliment, on ne sait pas toujours immédiatement comment en caractériser le goût, tellement celui-ci est complexe et associe de multiples saveurs et odeurs, qui changent entre le moment où l’on porte l’aliment à la bouche, les différentes phases de la mastication jusqu’à la déglutition finale. Il existe même tout un apprentissage de la perception du goût. En témoignent ces nombreux spécialistes du vin, dont certains ont le privilège d’en faire

La chimie au service du goût

percevoir directement le côté irritant de certaines molécules ; de leur côté, les récepteurs de Pacini détectent les vibrations. Actuellement, on ne connaît pas encore le mécanisme sous-jacent à la sensation rafraîchissante du menthol, et d’autres mystères restent à éclaircir par les scientifiques.

leur métier ! À chacune de leurs gorgées, concentration oblige, ces dégustateurs se posent la question de savoir comment est l’attaque, l’évolution et la fin de bouche. La psychophysique permet de mesurer avec encore plus de rigueur les évolutions du goût à l’aide de descripteurs de manière répétable dans le temps, grâce à des jurés très entraînés (Figure 9). Aujourd’hui, dans le cadre de la formulation des produits alimentaires industriels, le choix des additifs et leur quantité, que ce soit pour améliorer la saveur, l’arôme, ou pour relever le goût (édulcorants, exhausteurs de goûts), reste assez empirique. Il est nécessaire d’en connaître plus sur la manière dont il va être perçu par l’organisme, sachant qu’il sera mélangé à une multitude d’autres molécules de goût, et que leurs perceptions ne nous atteindront jamais au même moment, et jamais avec la même intensité. En termes scientifiques, c’est d’abord une affaire de biodisponibilité et de thermodynamique !

Figure 9 L’homme est un appareil de mesure du goût qui peut être aussi bien subjectif qu’objectif !

107

La chimie et l’alimentation

2.2. Appréhender le goût scientifiquement Il ne s’agit donc pas simplement pour le fabricant de rajouter de l’arôme dans un aliment, il faut aussi que cet arôme puisse être correctement libéré et perçu. Il faut donc, pour optimiser la fabrication de l’aliment, comprendre comment les arômes sont libérés de la matrice alimentaire et comment ils cheminent ensuite jusqu’à nos récepteurs olfactifs. Pour cela, accompagnons les molécules odorantes dans leur long périple… 2.2.1. L’arôme, de l’aliment aux récepteurs olfactifs En premier lieu, il faut savoir que la plupart des arômes

sont solubles dans les graisses, et peu dans l’eau. Ce qui se traduit scientifiquement par un coefficient de partage solvant/eau en faveur de la phase solvant qui mime la phase lipidique de l’aliment (voir Encart : « Où se solubilise l’arôme ? »). C’est ainsi que les molécules d’arôme préfèrent généralement rester dans les lipides, lesquels sont présents dans la plupart des rations alimentaires. Mais elles peuvent aussi s’associer à des macromolécules telles que l’amidon. C’est par exemple le cas de la menthone, du décanal, ou encore de la δ-décalactone, une molécule à odeur typique de noix de coco, qui est capable de s’encapsuler à l’intérieur de l’hélice d’amylose, l’une

OÙ SE SOLUBILISE L’ARÔME ? La propension d’une molécule à se mélanger à (voire à se solubiliser dans) un liquide plutôt qu’à un autre est mesurée par une grandeur appelée coefficient de partage. Dans le cas où l’on veut quantifier son caractère hydrophile ou lipophile, on mesure le coefficient de partage suivant : Log P = Log (Coct/Ceau), où Coct est la concentration de la molécule mesurée dans de l’octane (un hydrocarbure, donc lipophile et non miscible à l’eau : c’est la phase en brun dans l’ampoule à décanter sur la Figure 10), et Ceau sa concentration dans l’eau (la phase en bleu). Le Tableau 1 indique les coefficients de partage de diverses molécules d’arôme. Parmi les rares arômes à être solubles dans l’eau, on trouve l’acide acétique et l’éthanol. C’est ce qui permet d’avoir sous une forme homogène et limpide le vinaigre (vinaigre = environ 8 % d’acide acétique dans l’eau) et des alcools comme le vin et la bière. À l’inverse, les ionones ont un coefficient de partage élevé de 4, ce qui revient à dire que dans un mélange d’octanol et d’eau, 10 000 de ces molécules d’ionone vont se retrouver dans l’octanol, contre une seule dans l’eau. 108

La chimie au service du goût Octanol

Figure 10 Eau

Pour laquelle des deux phases la molécule a-t-elle la plus grande affinité ? L’eau ou l’octanol ? La molécule est-elle hydrophile ou lipophile ? Quel est son coefficient de partage entre ces deux phases de l’ampoule à décanter ?

Tableau 1 Plus le coefficient de partage de l’arôme est élevé, plus il est soluble dans les graisses et donc moins il sera attiré par l’eau.

Arôme

Coefficient de partage Log P = Log (Coct/Ceau)

Acide acétique (dans le vinaigre)

- 0,31

Éthanol (l’alcool)

- 0,08

Acétaldéhyde (dans les fruits mûrs, le café, le pain frais, le vin jaune. Contribue aux odeurs du romarin, des jonquilles, de l’orange amère, du camphre, du fenouil…)

0,33

Acide isobutyrique (dans le beurre)

0,47

Vanilline (dans la vanille)

1,70

Benzaldéhyde (essence d’amande, présent dans les pêches, le raisin, les fraises, les framboises)

1,72

Acétate d’isoamyle (dans les pommes mûres, le Beaujolais nouveau. Odeur de la banane)

2,13

Limonène (dans les agrumes)

2,67

Naphtalène (goudron de houille)

3,29

Alpha et béta-ionones (dans certains fruits et certaines fleurs. Odeur de violette, de framboise)

4,1 109

La chimie et l’alimentation

des structures composant l’amidon (Figure 11). Lipophiles et capables de s’emprisonner dans de l’amidon, les molécules d’arôme auront dès le départ du mal à s’extraire d’un aliment contenant à la fois des lipides et de l’amidon (par exemple dans la sauce blanche ou une purée avec de la crème).

Figure 11 Pour encapsuler la δ-décalactone (en violet), il suffit de la mélanger dans de l’eau à de l’amidon (en vert), puis de chauffer, ce qui favorise la formation du complexe amylose-δ-décalactone (l’amylose est une composante de l’amidon). Au refroidissement, le complexe précipite : l’arôme reste piégé dans l’amidon.

Figure 12

110

Beaucoup d’arômes ont tendance à se fixer dans des structures protéiques comme la β-lactoglobuline, protéine du lait qui comporte deux principaux sites de fixation : une poche hydrophobe et une hélice ǩ.

Cela se complique encore quand il s’agit d’arômes présents dans notre steak ou dans notre yaourt par exemple. En effet, certains arômes présentent une affinité pour les protéines, que l’on trouve abondamment dans la viande, le poisson et les laitages. À regarder de près l’une des protéines présentes dans le sérum du lait, la β-lactoglobuline (Figure 12), par exemple qui possède une structure tridimentionnelle typique des protéines, on remarque qu’elle est pourvue d’une « poche hydrophobe », prête à héberger de petites molécules non miscibles à l’eau telle qu’une molécule d’arôme,

par exemple la γ-décalactone. Mais celle-ci a aussi la possibilité de s’insérer sur un site extérieur, une « hélice α », tout comme pourrait le faire l’arôme β-ionone (qui en revanche ne peut pas se loger dans la poche hydrophobe). De nombreuses protéines alimentaires peuvent de cette manière fixer sélectivement des arômes, les empêchant de se volatiliser pour atteindre nos récepteurs. Les scientifiques mesurent pour chaque arôme leur propension à se volatiliser ou à rester liés aux protéines par un coefficient de partage vapeur/liquide (voir Encart : « L’arôme se volatilisera-t-il ou restera-t-il fixé aux protéines alimentaires ? »). Par ailleurs, les arômes ont un trajet jonché d’obstacles à emprunter au sein de l’aliment avant de s’en libérer. En effet, il arrive souvent que des aliments soient texturés par de longs réseaux tridimensionnels de macromolécules telles que les polysaccharides, qui peuvent former des gels ou des textures

ralentit leur libération dans la bouche, et a fortiori leur disponibilité envers les récepteurs olfactifs, et l’on risque d’avaler l’aliment sans savoir quel goût il a !

La chimie au service du goût

épaisses dans de nombreux produits comme les yaourts ou les jus de fruits (la texturation des aliments est expliquée dans le Chapitre de M. Desprairies). Ces réseaux tridimensionnels limitent la diffusion des arômes dans la matrice alimentaire, ce qui

À ce sujet, les scientifiques ont fait une découverte sur une particularité des cellules

L’ARÔME SE VOLATILISERA-T-IL OU RESTERA-T-IL FIXÉ AUX PROTÉINES ALIMENTAIRES ? La propension d’une molécule à se volatiliser plutôt qu’à rester dans une phase condensée telle que l’eau ou une solution riche en protéines (par exemple la caséine du lait) est mesurée par le coefficient de partage vapeur/liquide suivant : Log P = Log (Cvap/Cliq), où Cvap est la concentration d’arôme qui s’est volatilisé, et Cliq la concentration d’arôme qui reste dans la phase liquide (eau, liquide contenant une suspension de protéines, par extension phase semi-liquide et solide). On peut ainsi comparer les comportements de deux arômes fruités, que l’on trouve dans la pomme et la poire : le butyrate d’éthyle et l’hexanoate d’éthyle (Figure 13). Dans l’eau, on observe une plus faible solubilité de l’hexanoate d’éthyle. Lorsque l’on rajoute à la solution de la caséine, la solubilité des deux arômes augmente, mais ceci est particulièrement net pour l’arôme le moins soluble. Ce qui traduit bien le fait que ces deux molécules, et en particulier l’hexanoate d’éthyle, auront plus de mal à quitter la caséine et à se volatiliser. Cela s’explique à la fois par le fait que l’hexanoate d’éthyle est le plus lipophile des deux arômes, mais aussi parce que la forme de sa molécule permet des interactions plus fortes avec des groupements fonctionnels principalement hydrophobes portés par des acides aminés de la protéine. À titre de comparaison, on observe un effondrement du coefficient de partage dans la trioléine, qui est une huile : les deux arômes sont encore plus fortement piégés qu’en présence de caséine, et ne peuvent que très faiblement se volatiliser dans l’huile où ils préfèreront rester.

Coefficient de partage vapeur/liquide

Ces mesures donnent donc une idée de l’affinité relative des molécules d’arôme pour l’eau, les lipides et les protéines.

40

Butyrate d'éthyle

30

Hexanoate d'éthyle

20

Figure 13

10 0 Eau

Caséine 5g/L Trioléine Milieu

Plus le coefficient de partage vapeur/liquide de l’arôme dans un milieu (eau, aliment) est élevé, plus il est volatile et peut s’échapper de ce milieu. 111

La chimie et l’alimentation

dites entérochromaffines, situées dans le tube digestif, et capables de percevoir la pression du tractus alimentaire, provoquant alors des mouvements de l’intestin en excrétant de la sérotonine (Figure 14). Ils ont constaté que ces cellules possèdent leurs propres récepteurs olfactifs ! Elles vont donc aussi percevoir l’odeur de l’aliment lors de son passage dans le tube digestif et émettre de la sérotonine qui va animer l’intestin. Ainsi, même si les molécules olfactives n’atteignaient pas les récepteurs olfactifs au niveau de la muqueuse nasale, elles vont quand même être perçues par les récepteurs du tube digestif qui vont nous préparer à la digestion… mais l’on n’aura pas pour autant senti le goût de l’aliment (pas de message allant au cerveau) !

Figure 14 Dès l’arrivée des molécules d’arôme dans le tube digestif, elles sont perçues par des récepteurs des cellules entérochromaffines, qui donnent alors le signal (sécrétion de la sérotonine) à l’intestin pour qu’il se prépare à travailler.

112

Face aux nombreuses difficultés rencontrées par les arômes pour pouvoir atteindre nos récepteurs, il est néanmoins possible de les y aider en salant nos plats. Il est bien connu que l’ajout de sel provoque une diminution de la solubilité apparente des molécules dans un milieu donné ; cela va favoriser leur libéra-

tion de la matrice alimentaire. Cette libération sera d’autant plus facile que l’aliment est pauvre en lipides. Un fait décisif qui va favoriser la libération de l’arôme de la matrice alimentaire est la mastication. L’aliment va être déchiré, fissuré par les dents, agité par les mouvements de la bouche et de la langue, facilitant ainsi la libération des arômes dans l’espace clos de la bouche. En somme, plus l’on mâche la nourriture, plus elle aura du goût. Et c’est encore mieux si l’on mâche longtemps, car c’est ce qui provoque la sécrétion de la salive, laquelle est renouvelée en permanence au cours de cette phase, contribuant à un lavage continu de la matrice alimentaire, une sorte d’ « inondation » qui emporte de plus en plus les molécules d’arôme, quand bien même celles-ci auraient un coefficient de partage élevé. S’ajoute à l’inondation, la « tempête » due à la respiration, entraînant les molécules dans l’air, vers la cavité nasale. À proximité des récepteurs, une nouvelle difficulté apparaît pour ces molécules généralement hydrophobes entraînées par le flux respiratoire : les récepteurs olfactifs sont situés dans les cils olfactifs, partie visible des neurones olfactifs, qui baignent dans un mucus principalement constitué d’eau. Les molécules d’arôme vont donc devoir traverser cette phase aqueuse pour laquelle elles ont si peu d’affinité, avant de pouvoir interagir au niveau des membranes avec les récepteurs. C’est là que doit se transformer le signal

Quoi qu’il en soit, une fois arrivées à bon port, les molécules d’arôme ayant, comme pour les protéines alimentaires, une bonne affinité pour les récepteurs olfactifs (des protéines également), elles vont s’y fixer sans difficulté, délivrant alors un signal chimique qui va être transformé en un signal électrique envoyé vers le cerveau par des milliers de fibres nerveuses, qui sont la prolongation interne des mêmes neurones émettant côté externe leurs cils olfactifs. C’est à ce niveau que nous prenons conscience du goût (ici en particulier de l’arôme). 2.2.2. Modéliser pour prédire l’effet d’un arôme Le cheminement de l’arôme vers son récepteur a pu être reproduit avec succès en laboratoire sur des modèles

La chimie au service du goût

chimique délivré par l’arôme en signal électrique traité par le cerveau. Heureusement, il semble que le transport de ces arômes vers leur destination finale soit facilité par des protéines présentes en grande quantité dans la salive. On sait en effet que ces protéines, appelées OBP (Odorant Binding Proteins), sont capables de fixer des molécules odorantes avec lesquelles elles ont une affinité, et ont d’autre part une affinité pour les récepteurs olfactifs, comme les molécules d’arôme (Figure 15). Le mécanisme précis de ce transport n’est pas encore élucidé, mais il est certain que ces protéines OBP vont favoriser la signalisation des molécules d’arôme au niveau des récepteurs.

gérés in silico, conçus et mis au point par les chercheurs. Ceci leur a permis d’étudier en détail les processus en jeu, en faisant varier les paramètres critiques, et de pouvoir faire des prévisions (voir Encart : « Modéliser la perception de l’arôme des aliments »). Ces études pourront aider les industriels de l’agroalimentaire à orienter leurs choix des arômes à ajouter dans les produits, et, pourquoi pas, à concevoir des arômes inédits, qui répondent de mieux en mieux aux besoins du consommateur ?

Figure 15 Dans la salive se trouvent des protéines OBP, qui pourraient aider les molécules d’arôme à atteindre les récepteurs olfactifs.

3

Les molécules du goût : comment faire le tri ? Retour du côté des consommateurs… Comme nous l’avons vu, les aliments sont sources de plaisir, et nous les choisissons à la

113

La chimie et l’alimentation

MODÉLISER LA PERCEPTION DE L’ARÔME DES ALIMENTS Pour reproduire en laboratoire la fixation des arômes sur nos récepteurs olfactifs, des cellules ont été cultivées dans des boîtes de Pétri et, par une technique de « transfection hétérologue » bien connue des biologistes, les chercheurs leur ont fait exprimer sur leurs membranes des récepteurs olfactifs, accompagnés de tout le système de transduction qui permet la conversion d’un signal chimique – produit par la fixation d’une molécule d’arôme sur un récepteur – en un signal électrique, via l’ouverture de canaux ioniques situés sur la membrane cellulaire et qui laissent passer des ions sodium et calcium, induisant une dépolarisation de la membrane. Le signal électrique qui se produit alors doit, dans l’expérience réelle de la vie, aller vers notre bulbe olfactif, dans la région préfrontale du cerveau, où il sera traité. Dans l’expérience réalisée ici in vitro, la fuite de calcium accompagnant l’ouverture des canaux ioniques est visualisée par une modification locale de la fluorescence. Le terrain étant posé, on peut mesurer l’intensité (affinité) de l’interaction entre le récepteur exprimé dans ces cellules et un odorant injecté sur ces cellules modèles, par exemple le nonanol, le nonanal ou la γ-décalactone, par la variation d’intensité lumineuse de fluorescence enregistrée sur la préparation. Les affinités de liaisons peuvent être utilisées avec d’autres paramètres décrivant la structure des molécules, pour modéliser les molécules capables d’interagir avec ces récepteurs (Figure 16). film plastique odorant

milieu odorant milieu

milieu cellules

activités réelles

activités réelles

cellules

(

(

activités estimées

activités estimées

Figure 16 Sur des modèles de cellules olfactives, 105 molécules d’arôme (« ligands ») ont été injectées, et les réponses produites par leur fixation sur les récepteurs olfactifs ont été enregistrées et intégrées dans des modèles mathématiques à but prédictif. 114

A

La chimie au service du goût

Une autre expérience tout aussi ingénieuse a été conçue pour modéliser la mastication en utilisant un réacteur en guise de bouche ou un simulateur de mastication comportant une langue et une mâchoire mobiles, une arrivée de salive, et permettant de contrôler les taux de compression et de cisaillement de l’aliment (Figure 17).

B

Figure 17 La mastication peut être simulée par un réacteur muni d’un agitateur (A) ou par une bouche virtuelle (B).

Les résultats obtenus sont comparables à ceux que l’on obtient dans la réalité. En effet, tous ces résultats sont validés par des mesures in vivo. La concentration des molécules volatiles dans la cavité nasale est mesurée en temps réel à l’aide d’un spectromètre de masse, pendant qu’une personne est en train de manger (par exemple un yaourt) (Figure 18). Les données obtenues permettent d’alimenter et de valider les modèles in vitro, de séparer les différents paramètres et d’alimenter des modèles mathématiques. Ainsi il a été possible, à partir de dix-sept paramètres – paramètres physiologiques, physiques et chimiques – de mesurer le relargage de l’hexanoate d’éthyle par exemple, après mise en bouche et déglutition. Sur la Figure 18, les points expérimentaux apparaissent en rouge et le modèle en noir. Grâce aux courbes obtenues et ainsi validées, il est possible de faire de la prédiction. S’il est possible de changer des paramètres liés à la molécule (volatilité donc pression de vapeur saturante, etc.), on peut aussi changer des paramètres liés à la personne proprement dit, sa capacité respiratoire ou la surface d’échange en bouche.

115

La chimie et l’alimentation

p

p

Figure 18

Temps (s)

fois de manière instinctive et réfléchie, quand nous parcourons le menu d’un restaurant ou longeons des rayons d’un supermarché. Mais de plus en plus, les consommateurs de nos sociétés modernes réfléchissent avant d’opter pour tel ou tel produit, et s’attardent plus longtemps à étudier les intitulés et étiquettes des emballages : origines, compositions, normes de qualité (l’aspect qualité des aliments est développé dans le Chapitre d’après la conférence de X. Leverve). En plus d’être exigeants en matière gustative, voire de rechercher des produits « bénéfiques pour la santé », ils doutent parfois de l’innocuité de certains ingrédients (Figure 19). 116

Dans le marché alimentaire actuel, nous avons de plus en

Grâce à des modèles expérimentaux traités par informatique et validés par l’expérience réelle, il est possible de prédire l’effet d’un arôme dans la bouche.

plus accès à des informations sur ce que nous consommons, et ces informations sont de plus en plus nombreuses... si nombreuses qu’on peut parfois s’y perdre. Produit naturel, produit synthétique, identique ou non au naturel, produit toxique ou non toxique, et à quelle dose, dans quelles conditions… ? Les réglementations en matière de produits alimentaires, qui sont de plus en plus strictes pour nous protéger, sont par conséquent multiples, codifiées et peuvent paraître complexes. Par exemple pour les arômes, près de 2 550 molécules sont répertoriées, faisant l’objet d’autorisations spécifiques, c’est-à-dire qu’elles figurent sur une « liste positive », décrivant non seulement la molécule elle-même, mais

S’agissant de toxicité, des études ont été réalisées sur un ensemble de molécules, pouvant aboutir à l’établissement d’une dose journalière admissible (DJA, voir l’Encart « La dose journalière admissible » du Chapitre « Bienfaits et risques, la recherche de l’équilibre »). Ces études toxicologiques sont ellesmêmes très réglementées et contrôlées, et font intervenir des méthodes analytiques bien précises (voir le Chapitre « Bienfaits et risques, la recherche de l’équilibre »). Tout est donc réglementé. La plupart des molécules d’arôme sont toutefois considérées, aux doses auxquelles elles sont ingérées, ayant un statut « GRAS », c’est-àdire « generally recognized as safe » (connues pour ne pas avoir d’effets dommageables sur la santé). Puisque nous évoquons les origines des molécules, il faut savoir que 70 % des arômes que nous consommons en matière de tonnage en France sont d’origine naturelle. Ils sont largement utilisés comme additifs par l’industrie agroalimentaire. On trouve dans cette catégorie des arômes d’origine végétale, tels que les aromates (cannelle, vanille, poivre…)

et les arômes de fruits, de légumes et de céréales. Sans oublier les huiles essentielles (essences de citronnelle, menthe…) comme sources traditionnelles d’arômes. Les arômes peuvent aussi être d’origine animale (viandes, lait et fromages, poissons). Leurs extractions sont effectuées par différentes méthodes : par entraînement à la vapeur (distillation dans un alambic avec de l’eau), par expression à froid ou par infusion (macération dans de l’alcool), ou au moyen de solvants organiques. Dans les 30 % restants, on trouve des molécules dites « identiques naturels ». Ce sont en fait des molécules synthétisées à l’identique de celles fournies par la nature, dont l’extraction à partir de leurs sources peut être coûteuse ; de plus, elles ne sont pas toujours présentes en grande quantité dans le milieu naturel, dont il faut par ailleurs préserver l’équilibre et la biodiversité. Au final, ces molécules reviennent beaucoup moins cher au consommateur que celles directement extraites du milieu naturel mais n’ont pas droit, selon la législation européenne, à l’étiquetage « arôme naturel ». Ces molécules peuvent être synthétisées à partir de précurseurs fossiles issus de la pétrochimie, ou issues, lorsque c’est possible, de milieux naturels plus accessibles – on parle alors d’« hémisynthèse ». C’est le cas de la vanilline, principal arôme de la vanille, arôme le plus fabriqué dans le monde (Figure 21). L’extraction de cette molécule à partir des

La chimie au service du goût

aussi les sources autorisées à partir desquelles on peut extraire la molécule ou l’ensemble de molécules, les aliments dans lesquels on a le droit de l’ajouter, ses éléments toxicologiques... Rien ne passe à la trappe ! Il suffit de voir le Blue Book de la Communauté européenne, qui remplit deux tomes et décrit tous ces éléments (Figure 20).

Figure 19 Les consommateurs se posent de plus en plus de questions sur la qualité des aliments qu’ils achètent.

Figure 20 Le Blue Book, bible des produits alimentaires de la Communauté européenne.

117

La chimie et l’alimentation Figure 21 La vanilline principal arôme de la vanille, est l’additif alimentaire le plus fabriqué au monde.

Figure 22 La seule lecture de l’emballage peut donner suffisamment d’indications quant à l’origine de certains additifs comme les arômes… quand on connaît la réglementation.

amené à stagner et ces rares molécules synthétiques étant utilisées depuis très longtemps. Ici, contrairement au cas de la vanilline industrielle, « artificielle » signifie que ces molécules n’ont jamais été trouvées dans la nature : elles ont été crées en laboratoire en fonction de propriétés sensorielles recherchées et supérieures à celles des molécules naturelles, notamment dans l’objectif de répondre aux besoins des consommateurs. Par exemple, l’éthylvanilline, dont la structure diffère très légèrement de celle de la vanilline (Figure 22), a été imaginée et synthétisée par les chimistes1, puis son utilisation a été répandue dans l’alimentation à partir des années 1930. Elle possède un pouvoir aromatisant trois fois supérieur à celui de la vanilline, ce qui permet d’en utiliser en quantité moindre dans les aliments, par exemple dans les sachets de sucre vanillé.

gousses de vanille étant très chère, il est possible d’obtenir de manière simple et en quantité abondante la même molécule par hémisynthèse à partir de précurseurs plus accessibles tels que le gaïacol (présent dans le bois de gaïac), l’eugénol (extrait du clou de girofle) ou encore la lignine (un des principaux constituants du bois, et qui peut être récupérée par recyclage à partir des eaux résiduaires de l’industrie de la pâte à papier).

Pour revenir à la codification des produits alimentaires

Enfin, une infime quantité des arômes que nous consommons correspond à des arômes dits « artificiels », dont quatorze seulement sont autorisés, ce chiffre étant

1. Il semblerait qu’en fait, l’éthylvanilline existe dans la nature : elle aurait été récemment découverte dans une espèce de vanille plus rare, que l’on trouve à Tahiti.

H

O

O OH

H

O

vanilline O OH

éthylvanilline 118

CH 3

interdit dans le cas d’un produit ne contenant pas de vanilline naturelle). Quant aux crèmes desserts sur lesquelles est indiquée la mention « saveur vanille », nous n’avons pas à faire à de la vanilline naturelle, mais à de la vanilline « identique naturel », ou plus probablement à de l’éthylvanilline. La mention légale figurant alors sur l’étiquette est celle d’« arôme », excluant une originel naturelle, et on ne trouve pas d’image de gousses de vanille car elle n’y est dans ce cas pas autorisée.

La chimie au service du goût

qui donne l’impression d’être complexe, l’étiquette de l’emballage est suffisamment indicatrice pour repérer si l’on a à faire à un arôme classé « naturel », ou bien « identique naturel » ou « artificiel ». Pour reprendre l’exemple de la vanilline, le flacon de sucre vanillé de la Figure 22 indique « arôme naturel de vanille liquide », ce qui garantit le fait que le produit contient de la vanilline extraite de gousses de vanille (on y voit d’ailleurs figurer sur le carton une gousse de vanille, ce qui serait

Le goût et nos goûts, de mieux en mieux cernés Il n’est guère de doute que la compréhension des phénomènes à l’origine du goût ne peut que permettre d’améliorer la qualité de nos aliments. Mieux connaître les propriétés des arômes, c’est aussi mieux les choisir et mieux les doser en fonction des caractéristiques des aliments que l’on aromatise. Parmi les développements possibles de ces recherches, la compréhension du plaisir lié à la perception et de la modification de ce plaisir au cours du vieillissement, ainsi que celle de pathologies et de traitements pharmaceutiques, devrait nous aider à comprendre l’origine des changements de comportement entraînant un risque pour la santé (dénutrition, fonte musculaire, cachexie…) et nous aider à développer des aliments plus adaptés aux besoins spécifiques de populations à risque. Si les scientifiques et industriels cherchent de plus en plus à comprendre les mécanismes de la perception du goût, les consommateurs euxmêmes cherchent aussi à comprendre ce qu’ils mangent.

119

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Il est généralement admis qu’il faut prêter attention à l’équilibre de son alimentation, gage de bonne santé. Le chocolat (Figure 1) n’est pas une nourriture comme les autres : il associe une connotation affective certaine avec des effets sur la santé, qui suscitent un intérêt grandissant chez les scientifiques, les

professionnels de la Santé et le grand public. Les populations précolombiennes, Mayas et Aztèques, incluaient déjà dans leur pharmacopée le cacao, principal composant du chocolat (Figure 2). Ils l’utilisaient pour lutter contre des maladies de la peau, contre les piqûres de serpents, ou encore pour soigner la diarrhée, en plus

Figure 2 Noble maya offrant de la pâte de cacao. Musée du chocolat de Bruges (Belgique).

Michel Barel Le chocolat est-il bon pour la santé ?

Le chocolat est-il bon pour la santé ?

Figure 1 Le chocolat est principalement composé de cacao. La fève de cacao est issue de la cabosse (au milieu), fruit du cacaoyer (à gauche). La fève, principalement importée de pays tropicaux d’Afrique, d’Amérique et d’Asie, est fermentée, séchée, torréfiée, broyée puis pressée à chaud jusqu’à former une pâte de cacao liquide dont on extrait la matière grasse : le beurre de cacao (voir la Figure 10).

La chimie et l’alimentation

de l’utiliser quotidiennement comme boisson, et parfois lors de cérémonies religieuses. À l’ère industrielle, les premiers chocolatiers étaient des pharmaciens : Van Houten, Nestlé, Menier… et le 5 janvier 1860, l’Empereur Napoléon III proclamait : « Le cacao n’est pas une marchandise de luxe, ce n’est point une gourmandise. Ses propriétés hygiéniques et nutritives sont incontestables et incontestées, et parce qu’il est doué d’un arôme et d’une saveur qui flattent l’odorat et le palais, il entre dans les denrées de grande consommation dont je proclame le dégrèvement fiscal. Car il est physiquement et moralement salutaire ». Peut-on rêver apologie ?

plus

belle

Cependant, beaucoup de rumeurs et d’idées reçues circulent toujours au sujet du chocolat, souvent associé au péché de gourmandise, mais également montré du doigt par des nutritionnistes [1]. Or, des études scientifiques apportent des données convergentes qui suggèrent que ces savoureux aliments pourraient bien avoir des effets positifs pour la santé. Le débat est loin d’être clos, et des questions subsistent encore. Il est temps de faire le point sur les principales caractéristiques nutritionnelles et pharmacologiques du chocolat. Pour cela, il faut passer à l’examen sa composition chimique (ici, c’est principalement le chocolat noir qui sera étudié. Voir l’Encart : « Les différents types de chocolats »).

LES DIFFÉRENTS TYPES DE CHOCOLAT (Figure 3) Le chocolat noir, aussi appelé chocolat fondant ou chocolat amer, est le chocolat à proprement parler. C’est un mélange de cacao et de sucre qui contient généralement 60 à 75 % de cacao (il doit en contenir au minimum 35 %). Le chocolat au lait est du chocolat obtenu en ajoutant du lait en poudre. Il contient typiquement un peu moins de 40 % de cacao et il est plus sucré que le chocolat noir. Le chocolat blanc est une préparation à base de beurre de cacao, additionné de sucre, de lait en poudre et d’arôme. Bien qu’il soit reconnu comme chocolat, il ne contient pas de cacao. Le chocolat de couverture est un chocolat de très bonne qualité utilisé par les chocolatiers et les pâtissiers comme matière première. Il peut être noir ou au lait, mais contient au moins 32 % de beurre de cacao, ce qui le rend très fluide pour réaliser un enrobage plus fin qu’un enrobage classique.

Figure 3 Chocolat noir, blanc ou au lait : la composition n’est pas la même et les vertus viennent du cacao, ingrédient-clé dont le chocolat blanc est dépourvu. 124

Un aliment énergétique

La première caractéristique du chocolat tient à ses propriétés énergétiques. De par sa composition en sucres et en matières grasses, il fournit, sous un faible volume, un très bon apport calorique. Ainsi, 100 grammes de chocolat noir (à plus de 50 % de cacao), soit environ une tablette, apportent 560 kcal (2 340 kJ). Le chocolat au lait en fournit autant : 550 kcal (2 300 kJ) pour 100 g. Quasi égalité ! À titre de comparaison, 100 grammes de pain apportent 250 kcal (1050 kJ). Or en moyenne, un homme a besoin de 2 400 kcal (10 000 kJ) par jour. Pour les sportifs, le chocolat est un excellent aliment leur apportant de l’énergie nécessaire aux efforts physiques, en particulier d’endurance (Figure 4). Précisons qu’actuellement, le chocolat noir n’est pas considéré comme un sucre rapide, comme en témoigne son index glycémique1 particulièrement bas de 22. 1. L’index glycémique, inventé par l’équipe de David J. Jenkins à l’université de Totonto en 1981, est un critère de classement des aliments contenant des glucides basé sur leurs effets sur la glycémie (taux de glucose dans le sang) durant les deux heures suivant leur ingestion. Il permet de comparer le pouvoir glycémiant de chaque aliment, mesuré directement lors de la digestion. L’index glycémique d’un aliment est donné par rapport à un aliment de référence, auquel on attribue l’indice 100 (généralement glucose pur ou « pain blanc »). Plus l’index glycémique d’un aliment est élevé, plus le taux de glucose s’élève rapidement dans le sang après

Le chocolat est-il bon pour la santé ?

1

2

Des anti-oxydants dans le chocolat : les polyphénols De nombreux végétaux – fleurs, fruits, tiges – contiennent des molécules appelées polyphénols, dont les propriétés sont très diverses, au point que toutes ne sont pas encore répertoriées ; on sait que certains, en particulier celles de la famille des flavonoïdes, contribuent à la pigmentation de ces végétaux (Encart « Dans la famille des flavonoïdes » ; à propos des polyphénols, voir aussi l’Encart « Les nombreux polyphénols de la pomme » du Chapitre de S. Guyot). On en trouve dans le raisin, le cassis, les myrtilles, … et surtout dans le cacao. Trois aliments sont de fait connus pour être riches en polyphénols – les trois « aliments couleur » : le vin rouge, le thé vert et le chocolat noir. Les fèves de cacao marchand contiennent 5 % de polyphénols. La sa digestion. En dessous de 55, l’aliment est considéré comme un sucre lent ; au-dessus de 70, c’est un sucre rapide.

Figure 4 Le chocolat est un excellent aliment pour les sportifs : il apporte beaucoup de calories permettant des efforts physiques de longue durée.

125

La chimie et l’alimentation

DANS LA FAMILLE DES FLAVONOÏDES Les flavonoïdes constituent une famille de molécules de polyphénols que recèlent de nombreux végétaux comme les pommes, les poires, les baies, l’aubergine, le raisin, le cacao, etc. (Figure 5). Flavones, flavonols, flavanones, flavanols ou encore chalcones sont autant de classes de molécules appartenant à cette grande famille de composés aux propriétés anti-oxydantes, et dont un grand nombre sont colorés. Les pigments flavonoïdes sont alors appelés anthocyanes. Par exemple, la lutéoline est une flavone qui donne la couleur jaune à des pellicules de raisins.

Figure 5 La coloration du cassis, des myrtilles et du cacao provient de pigments naturels de la famille des anthocyanes, une sous-classe des flavonoïdes.

La structure chimique générale des flavonoïdes est la suivante (Figure 6) :

O R" R'

R O

126

Figure 6 Structure générale d’un flavonoïde.

poudre de cacao en contient 2 % ; le chocolat noir 0,8 % et le chocolat au lait 0,5 %. À titre de comparaison, le thé vert en contient 0,3 % et le vin rouge 0,15 %.

procyanidines : le monomère est la (-)-épicatéchine, les dimères sont la procyanidine B2 et la procyanidine B5, et le trimère est la procyanidine C1.

Les polyphénols se répartissent en plusieurs familles. Ceux du cacao marchand sont principalement des flavanols, des anthocyanes et quelques rares dérivés hydroxycinnamiques. Les flavanols dominent nettement ; ils représentent à eux seuls 90 % des polyphénols du cacao. Ce sont essentiellement des

De structures chimiques voisines, les anthocyanes (du grec anthos = fleur, kuanos = bleu sombre) sont les molécules responsables de la couleur : pendant la fermentation du cacao, c’est leur transformation qui fait passer les fèves du violet au brun. La variété Criollo, à cotylédons

Beaucoup de chercheurs pensent aujourd’hui que les polyphénols du chocolat sont capables de piéger des radicaux libres2, présents dans notre corps et considérés comme toxiques pour l’organisme [2-5]. De ce fait, ces molécules auraient des effets bénéfiques sur la santé en tant qu’anti-oxydants, en limitant le stress oxydatif auquel nos tissus sont constamment soumis. Ils réduiraient de cette manière les processus de vieillissement de nos cellules ainsi que les risques de cancérisations (Figure 7). S’ajouterait également un effet préventif contre les maladies cardio-vasculaires ; certaines anthocyanes, comme celles des baies de cassis ou des feuilles de vigne rouge, sont de longue date utilisées pour leurs effets bénéfiques sur la circulation sanguine.

3

Les lipides du chocolat, à l’assaut du mauvais cholestérol ?

Radicaux libres

OH OH O

HO

OH O

HO

OH

Fixation sur le polyphénol

O

OH

Flavanol

s’agit de l’acide gras principal de l’olive (un acide gras insaturé, un « oméga-9 »). Mais le beurre de cacao contient aussi 35 % d’acide stéarique et 24 % d’acide palmitique, des acides gras saturés ; si ceux-ci sont considérés comme néfastes, il convient d’apporter une nuance au propos et ne pas se contenter de regarder la composition lipidique du beurre de cacao. Selon les travaux du professeur Henri Chaveron en 1989, l’acide stéarique se distinguerait

+

α-D-Galactosyl

OH

Anthocyane

Le chocolat est-il bon pour la santé ?

blancs, ne possède pas d’anthocyane.

Figure 7 Les polyphénols du cacao (à gauche : une molécule de flavanol : la (-)-épicatéchine ; à droite : la 3-α-Dgalactosylcyanidine) ont des propriétés anti-oxydantes, en captant les radicaux libres. Flavanols et anthocyanes, appartenant tous deux à la famille des flavonoïdes (voir l’Encart : « Dans la famille des flavonoïdes »), ont la plus forte action anti-oxydante parmi les polyphénols du cacao.

Figure 8 De bons lipides dans le chocolat noir ? Acides oléique et linoléique sont des acides gras insaturés (ils possèdent une ou plusieurs doubles liaisons), contrairement aux acides stéarique et palmitique qui sont des acides gras saturés.

Le chocolat noir est un aliment gras : il contient en moyenne 35 % de matière grasse, fournie par le beurre de cacao. À y regarder de près, sa composition en acides gras (Figure 8) semble être, elle aussi, bonne pour l’organisme : l’acide oléique y occupe une place prépondérante (38 %) ; il 2. Les radicaux libres dans notre corps peuvent avoir deux origines : une origine externe, via la respiration (alcool, polluants, etc.) et une origine interne, par la formation de dérivés de l’oxygène dans le cadre de la respiration cellulaire.

127

La chimie et l’alimentation

nettement des autres acides saturés [6] : une fois arrivé dans l’intestin, il se « désature » en acide oléique, et au final, c’est plus de 70 % d’acide oléique qu’apporterait la matière grasse contenue dans le beurre de cacao ! Avec une telle composition, les nutritionnistes peuvent-ils affirmer que le chocolat participe à la prévention de maladies cardiovasculaires [7] ? Cette allégation est liée à la question du cholestérol : il est établi de longue date, par des études cliniques et épidémiologiques, qu’il existe une relation entre risque cardiovasculaire et taux de cholestérol dans le sang. Rappelons que l’accumulation de ce lipide, en association avec son transporteur LDL (voir

l’Encart : « Le cholestérol et ses transporteurs »), peut à terme conduire à la formation de plaques d’athérome dans les artères, provoquant une maladie inflammatoire, l’athérosclérose, principal responsable de l’infarctus du myocarde, ou encore d’accidents vasculaires cérébraux. Or, des résultats d’expériences suggèrent que l’acide oléique participe à la dissolution de ces plaques, ce qui facilite l’entraînement du cholestérol vers le foie, lequel peut alors l’éliminer. En limitant également les agrégations plaquettaires, et donc la formation de caillots dans le sang, l’acide oléique diminuerait aussi les risques de thrombose, comme les phlébites [8, 9].

LE CHOLESTÉROL ET SES TRANSPORTEURS Le cholestérol est un lipide qui n’est pas soluble dans le sang. Pour pouvoir circuler dans l’organisme, il nécessite des transporteurs (Figure 9) : - les lipoprotéines à basse densité (Low Density Lipoprotein , LDL) appelées, par abus de langage, « mauvais cholestérol » : ces protéines sont chargées de transporter le cholestérol des lieux de sécrétion vers les cellules de l’organisme. Des taux importants de LDL conduisent généralement au dépôt de cholestérol sur les parois des artères sous forme de plaques d’athérome ; - les lipoprotéines à haute densité (High Density Lipoprotein, HLD), ou par abus de langage, « bon cholestérol » : elles déchargent les artères et les tissus du cholestérol, et le ramènent vers le foie où il est dégradé. Pour une bonne élimination du cholestérol (donc une cholestérolémie basse), il faut beaucoup de HDL et peu de LDL. Notre alimentation influe beaucoup sur notre cholestérolémie. Par exemple, les acides gras saturés contribuent à augmenter les taux en LDL, tandis que les acides gras poly-insaturés (et dans une moindre mesure les mono-insaturés) contribuent à les diminuer.

Figure 9 Le cholestérol (à gauche) est transporté par deux types de transporteurs : les LDL et les HDL. Ce sont ces lipoprotéines qui constituent respectivement le « mauvais cholestérol » et le « bon cholestérol ». 128

Et pour notre ligne ?

Les lipides contenus dans le beurre de cacao sont principalement stockés sous forme de triglycérides. Dans ces structures moléculaires, trois chaînes d’acides gras sont liées à une molécule de glycérol (Figure 10). C’est la coupure de ces structures, dite lipolyse, qui conduit à la libération des acides gras, permettant de libérer de l’énergie. Il s’avère que les triglycérides du chocolat sont peu absorbables par le tissu adipeux humain. Par conséquent, avec quelques carrés de chocolat chaque jour et une activité physique normale, il ne devrait pas y avoir de souci de prise de poids ! Puisqu’il s’agit de garder la ligne, ajoutons que le chocolat comporte des molécules appelées méthylxanthines (théobromine et caféine, voir le paragraphe 5), qui lui confèrent des propriétés lipolytiques – il dégrade les triglycérides de notre organisme. C’est peut-être l’un des intérêts des massages au chocolat (Figure 11) ! À noter que l’on trouve souvent ces méthylxanthines dans des crèmes amincissantes…

5

Le chocolat est-il bon pour la santé ?

4

elle ne représente que 0,4 %. C’est peu, comparé au café qui en contient entre 1 et 3 %. L’autre principale méthylxanthine du cacao est la théobromine, une molécule très proche de la caféine dont le cacao contient de bonnes quantités (1,6 %) (Figure 12). Caféine et théobromine sont des substances d’éveil : c’est pour cette raison que le chocolat est un tonique. De plus, la théobromine possède des propriétés bronchodilatatrices, elle stimule le système nerveux central et améliore

Figure 10 Le beurre de cacao est atypique car il est constitué principalement d’un seul triglycéride (composé d’acide palmitique, oléique et stéarique).

Figure 11 Le massage au chocolat : des vertus amincissantes ?

Chocolat et tonicité

Comme nous venons de l’évoquer, le chocolat contient des substances chimiques appelées méthylxanthines. Ce sont des molécules naturelles que l’on trouve dans les plantes stimulantes : café, cacao, noix de cola, thé, … L’une de ces molécules est bien connue, c’est la caféine. Dans le cacao

129

La chimie et l’alimentation

Pour mémoire, les endorphines sont des substances naturelles secrétées par notre propre corps (on dit que ce sont des molécules endogènes), dont la structure chimique est proche de celle de la morphine (le terme endorphine est une contraction de endo-morphine). Ces neurotransmetteurs possèdent des propriétés euphorisantes et psychostimulantes et permettent une meilleure résistance à la douleur. Elles sont liées à la sensation de bien-être et de plaisir : vous venez de voir un bon film, vous avez secrété des endorphines.

Figure 12 Les deux principales méthylxanthines du chocolat, à la base des vertus stimulantes.

les performances musculaires. Quant à la caféine, et c’est bien connu, c’est un tonicardiaque ; elle augmente la vigilance et retarde l’apparition de la fatigue.

6

Le chocolat, euphorisant et psychostimulant Figure 13 Le chocolat a un effet hédonique (le plaisir), voire antidépresseur ! Dans le cerveau, l’hypophyse et l’hypothalamus secrètent des endorphines, neurotransmetteurs qui sont acheminés de neurone en neurone pour se fixer sur les récepteurs aux opiacés.

130

On rapporte souvent que le chocolat a des propriétés antidépressives, qui seraient associées à la présence de magnésium. Mais cette vertu proviendrait aussi de la présence de molécules proches des endorphines.

Quand vous mangez du chocolat, vous vous faites plaisir et votre organisme secrète ses endorphines. Mais voilà que le chocolat luimême apporte des molécules d’endorphines ou proches : de la phényléthylamine (1,2 mg pour 100 g de chocolat), de la sérotonine (0,8 mg), ou encore de la tyramine (1 mg), de la tryptanime (0,5 mg) et du tryptophane, précurseur d’endorphines. Les effets se superposent et vous n’êtes plus très loin de l’euphorie (Figure 13) !

7

Une source importante de minéraux et d’oligo-éléments Le chocolat contient du magnésium, c’est bien connu et c’est lié, comme nous venons de le voir, à sa réputation d’antidépresseur, associée à la présence des endorphines. Mais ce n’est pas tout : le chocolat est une source primordiale de nombreux et importants oligo-éléments. Le Tableau 1

Besoins quotidiens de l’adulte

En quantité Magnésium

Apport dû à 100 g de chocolat noir (70 % de cacao) En pourcentage du besoin quotidien

En quantité

375 mg

180 mg

48 %

Phosphore

700 mg

300 mg

42 %

Potassium

2 000 mg

500 mg

25 %

Cuivre

1,3 mg

0,32 mg

25 %

Fer

14 mg

3 mg

21 %

1000 mg

60 mg

6,0 %

120 —g

5 —g

4,2 %

2 000 —g

50 —g

2,5 %

600 mg

11 mg

2,0 %

15 mg

0,2 mg

1,3 %

Calcium Iode Fluor Sodium Nickel

montre que 100 grammes de chocolat à 70 % de cacao couvrent 20 à 50 % des besoins journaliers de l’adulte en magnésium, phosphore, potassium, cuivre et fer. Ce qui est énorme. Et il contient aussi du fluor qui aide à la prévention des caries (voir le paragraphe 9) ! Les vitamines : un apport faible, mais bien équilibré Même si beaucoup de vita(Tableau 2) sont mines présentes dans le chocolat, leurs quantités ne sont pas suffisantes pour en faire une source de vitamines conséquente. Tout au plus, 100 grammes de chocolat apportent 18 % des besoins journaliers en vitamine E. Pour les autres, les apports sont proches ou inférieurs à 10 %. Il est donc préférable d’aller chercher les vitamines dans les fruits, des légumes, des viandes et des poissons, plutôt que dans le chocolat.

8

Le chocolat et notre digestion

Le chocolat est-il bon pour la santé ?

Selon la Directive européenne N° 90/496/CEE de mai 2003

Tableau 1 Le chocolat est riche en minéraux et oligo-éléments.

8.1. La constipation Le chocolat a la réputation tenace de constiper, lui qui contient au moins 10 % de fibres, favorisant le transit intestinal. Peut-être pourraiton suspecter les tanins (polyphénols) qui, au contraire, ont tendance à le ralentir. En fait, ce qui ressort des études épidémiologiques sur le sujet, c’est que les deux effets s’annulent et que le chocolat ne joue aucun rôle dans la constipation. 8.2. Les ulcères de l’estomac Des études japonaises ont montré que les acides gras du cacao ont une forte activité bactéricide sur Helicobacter pylori [10], la bactérie responsable des ulcères de l’estomac et du duodénum. Ils recommandent de consommer deux à trois bols de chocolat par

131

La chimie et l’alimentation

Besoins quotidiens de l’adulte en quantité

Apport dû à 100 g de chocolat noir (70 % de cacao) en quantité

Vitamine E (tocophérol)

15 —g

2,7 —g

18 %

Vitamine D (calciférol)

10 —g

1,36 —g

14 %

Vitamine B5 (ac Pantothénique)

8 mg

0,6 mg

7,5 %

Vitamine B1 (thiamine)

1,4 mg

0,07 mg

5%

Vitamine B2 (riboflavine)

1,6 mg

0,08 mg

5%

Vitamine PP (= Vit B3, niacine)

17 mg

0,86 mg

5%

Vitamine B6 (pyridoxine)

2,1 mg

0,02 mg

1%

Vitamine A (rétinol)

5,4 mg

0,02 mg

0,4 %

Vitamine B9 (acide folique)

400 —g

0,01 —g

Vitamine C (acide ascorbique) Biotine Vitamine B12 (cobalamine)

Tableau 2 Le chocolat apporte un peu de vitamines.

80 —g

-

200 —g

-

3 —g

-

jour, tant de manière préventive que curative. C’est une propriété à vérifier sur les populations européennes. 8.3. La vésicule biliaire Le chocolat, par ses sucres et l’acide oléique du beurre de cacao, augmente la sécrétion de bile et oblige donc la vésicule biliaire à se vider plus fréquemment. Grâce à ces évacuations répétées, si un risque de lithiase biliaire se présentait, les calculs n’auraient pas le temps de se former : ils seraient expulsés avec la bile, encore à l’état de sable. 8.4. Les troubles dyspeptiques

132

en % du besoin quotidien

On accuse souvent le chocolat de causer des troubles dyspeptiques : lourdeur d’es-

tomac, digestion difficile, état nauséeux, … Si le chocolat est consommé à la fin d’un bon repas, riche en aliments gras, ce n’est pas le dernier venu qu’il faut accuser : c’est l’ensemble des aliments consommés. Et tout comme on dit qu’il faut « garder une place pour le fromage », si vous aimez le chocolat, gardez aussi une petite place pour lui. Il le mérite bien !

9

Le sucre : caries et diabète

9.1. Les caries La capacité des aliments, notamment les aliments sucrés, à « gâter » les dents s’appelle la cariogénicité. Le principal responsable de la cariogénicité du chocolat est le saccharose qu’il contient. Donc plus un chocolat est

riche en cacao, moins il est cariogène. Mais, même à faible teneur en cacao, sa cariogénicité est moins forte que celle du sucre pur et du raisin (Tableau 3). Et ce n’est pas tout, les polyphénols que contient le chocolat inhibent le développement microbien au niveau de la plaque dentaire ; le fluor (50 μg pour 100 g) renforce l’émail des dents et les phosphates (300 mg de phosphore pour 100 g), tamponnent les acides et participent à la lutte contre les caries (Figure 14) [11]. 9.2. Le diabète Le saccharose contenu dans le chocolat est rapidement métabolisé dans notre organisme. Il augmente donc la glycémie, ce qui rend le chocolat déconseillé aux diabétiques. Mais les risques seraient minimes pour des chocolats qui contiennent au moins 70 % de cacao. Tout dépend également de la forme de diabète. Pour ne pas prendre de risque, un diabétique amateur de chocolat ne doit pas négliger d’en parler avec son médecin.

Saccharose pur

Chocolat

2

1

0,8

10

Le chocolat a des points faibles

À la lecture des lignes qui précèdent, on pourrait penser que le chocolat est un aliment miraculeux qui n’apporterait que des bienfaits. Soyons objectifs, le chocolat a aussi des points faibles. D’abord, nous venons de voir que pour les diabétiques, il convenait d’être prudent.

Tableau 3

Le chocolat est-il bon pour la santé ?

Indice de cariogénicité

Raisin

Le chocolat provoque moins de caries que le raisin et le saccharose pur.

Figure 14 Polyphénols, fluor et phosphates : des ingrédients du cacao qui défavorisent la formation des caries !

Une autre affection qui fait proscrire le chocolat est la tendance au reflux gastroœsophagien. Le beurre de cacao favorise le relâchement du sphincter supérieur de l’estomac et entraîne des remontées gastriques dans l’œsophage. En cas de coliques hépatiques, l’ingestion de chocolat, à cause de sa composition en sucres et en matières grasses, renforce l’influence des excès de sucres et de graisses. Enfin, on dit aussi que le chocolat génère des allergies. Il s’agit plutôt de « fausse allergie alimentaire » vraisemblablement due à la présence de phényléthylamine et de tyramine.

133

La chimie et l’alimentation

Alors, le chocolat : bon ou mauvais ? Voilà un panorama de ce que l’on sait aujourd’hui sur le chocolat et la santé. Ce n’est probablement pas suffisant pour en demander le remboursement par la sécurité sociale, mais un faisceau d’études scientifiques, chimiques, biochimiques, médicales, cliniques, pharmacologiques, épidémiologiques, converge à travers le temps vers la reconnaissance du chocolat – ou plutôt du cacao – comme source de bienfaits pour la nutrition et la santé… mais toujours à consommer avec modération.

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134

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La cuisine note à note : une nouvelle pratique culinaire, pour faire suite à la « cuisine moléculaire », qui devient classique, puisqu’elle entre aujourd’hui dans le dictionnaire.

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La cuisine moléculaire est une mode : de quoi s’agit-il ?

Commençons par la « cuisine ». De quoi s’agit-il ? Quelle que soit la forme de l’activité culinaire, la cuisine a été, est et restera l’activité qui consiste à préparer les « aliments ». Ici, nous sommes obligés de nous arrêter, déjà, parce que le mot « aliments » est ambigu : il confond la carotte dans le champ et la salade de carottes râpées, oubliant une étape essentielle de transformation – les transformations culinaires –, laquelle met en œuvre de nombreux réarrangements atomiques (expression que l’on préfère à « réactions chimiques ») et détermine l’appréciation du plat par le mangeur. On aura donc intérêt à distinguer l’ingrédient alimentaire et le plat, ou mets. Ici, c’est ce dernier qui nous intéressera… parce que c’est lui que l’on mange

et que la science l’a longtemps oublié, en raison des difficultés premières d’approvisionnement jusqu’à nos jours : il fallait prioritairement produire suffisamment. Il est très surprenant d’observer combien l’activité culinaire a peu changé dans les siècles derniers. Le changement principal, c’est que, dans nos pays occidentaux, la majeure partie d’entre nous n’a jamais connu de famine, ce qui est inédit à l’aune de l’histoire de l’humanité ; pour le reste, l’activité culinaire stagne. On rôtissait des poulets au Moyen Âge ? On continue aujourd’hui. On utilisait des pots, des casseroles, des fouets... et l’on continue aujourd’hui (Figure 1), alors que les pratiques culinaires anciennes sont souvent très inefficaces : le rendement énergétique d’un système de chauffage classique (à l’exception des plaques à induction ou des fours à micro-ondes) n’atteint parfois que vingt pour cent ; en hiver, l’énergie gaspillée sert à chauffer le logis, mais en été, elle contribue surtout au réchauffement climatique ; pensons que ce sont ainsi

Hervé This Que mangerons-nous demain ?

Que mangeronsnous demain ?

La chimie et l’alimentation

A

B

C

Figure 1 Au cours des siècles, si la cuisine s’est modernisée en se rapprochant du laboratoire, le matériel du cuisinier, lui, a très peu changé. A) Cuisine du Moyen Âge et cuisine moderne. B) Ustensiles anciens et modernes. C) Casseroles et daubières anciennes et modernes.

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des milliards de personnes qui, chaque jour, deux fois par jour, gaspillent jusqu’à quatre-vingts pour cent de l’énergie qu’ils utilisent ! Ne devrions-nous pas changer ?

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Ne répétons pas l’erreur de Marcellin Berthelot : analysons bien la question Changer, comment ? En 1894, le chimiste français Marcellin Berthelot, à la fin d’un banquet de la Chambre syndicale des

produits chimiques, considéra les progrès de la chimie, notamment de la synthèse organique, et pronostiqua qu’en l’an 2000 nous mangerions des tablettes nutritives. L’an 2000 est déjà loin et nous continuons de consommer des poulets rôtis (Figure 2), des carottes, des oignons, des poissons, des fruits... Pourquoi cette erreur d’appréciation ? Sans doute parce que Berthelot, pourtant pionnier de la thermochimie, a mal fait ses calculs d’énergie :

De surcroît, il est sans doute beaucoup plus efficace, énergétiquement, économiquement et socialement, de mettre en œuvre les mécanismes de la photosynthèse et de profiter des résultats de l’évolution biologique pour

Que mangerons-nous demain ?

si l’on consomme les molécules les plus énergétiques, les graisses, notre « pain quotidien » doit en contenir environ 300 grammes [1]. En outre, considérer uniquement la question de l’énergie est insuffisant : étant nousmêmes constitués majoritairement d’eau, qui s’évapore à la température ambiante, nous devons aussi boire, de sorte que les tablettes nutritives doivent s’augmenter d’un volume d’eau notable… et même ainsi, le compte n’est pas bon, car nos protéines étant constituées de beaucoup d’azote, nous devons intégrer cet azote, et nous ne pouvons le faire que s’il est au sein de molécules organiques… moins énergétiques que les lipides. Passons sur les vitamines, oligo-éléments, etc., pour conclure que les tablettes nutritives ne sont pas pour demain.

obtenir nos aliments : les tissus végétaux ou animaux – légumes, fruits, viandes, poissons – sont sans doute nos « tablettes nutritives » de demain. Berthelot a omis d’utiliser une idée essentielle : comme l’a bien écrit le biologiste américain Theodosius Dobzhansky (1900–1975), les mécanismes du vivant doivent s’interpréter à l’aune de l’évolution [2]. Par exemple, il est important de savoir que ce n’est pas seulement le gonflement de l’estomac empli d’aliments qui conduit à la satiété, mais, beaucoup, la stimulation des récepteurs gustatifs. Un aliment ne devient un mets que s’il stimule les récepteurs visuels, auditifs, sapictifs1, olfactifs, trigéminaux, thermiques, tactiles... Tablettes nutritives, peut-être, mais alors en n’oubliant pas que les aliments ne sont pas seulement de l’énergie, mais aussi des stimulations senso1. On a proposé depuis quelques années l’emploi de ce mot pour désigner ce qui se rapporte aux récepteurs qui lient les molécules sapides. Voir This H. (2006). De la Science aux Fourneaux. Éd. Pour la Science, Paris.

Figure 2 Du Moyen Âge au XXIe siècle, on rôtit toujours le poulet, et toujours de la même manière.

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La chimie et l’alimentation

rielles (l’aspect sensoriel est abordé dans les Chapitres de M. Barel, M. Desprairies, P. Etiévant, C.-M. Hladik, S. Krief, X. Leverve et S. Guyot). Enfin, l’être humain est équipé, comme les primates non humains, du réflexe de néophobie alimentaire, cette peur de manger ce qu’il ne connaît pas [3]. Le comportement est salvateur : sans lui, nous mangerions sans discrimination tout ce que la nature présente, et nous

nous empoisonnerions… car la nature n’est pas bonne. Les citadins que nous sommes en majorité oublient qu’il a fallu des millions d’années pour arriver à sélectionner les produits végétaux ou animaux que nous consommons aujourd’hui sans trop de risque d’empoisonnement. Puisque nous ne mangeons que ce que nous connaissons, il faut que nous apprenions à connaître ce qui est « bon », et c’est dans la petite enfance

LE PLAISIR DE MANGER, LA CONVIVIALITÉ, UNE QUESTION DE CHIMIE ? L’interprétation des comportements humains en termes chimiques est toujours une chose terrible. Pourtant, c’est un fait que manger peut être un plaisir : l’ingestion des mets, leur déstructuration lors de la mastication, libère des molécules sapides, odorantes... Ces molécules se lient à des récepteurs biologiques qui, ainsi activés, conduisent les cellules réceptrices à émettre des signaux électriques et chimiques vers le cerveau. Là, une information est traitée, et nous finissons par dire : « j’aime ». De même avec la « convivialité » (Figure 3) : si nous avons du plaisir à être en groupe, à avancer en groupe, n’est-ce pas aussi une question de biologie ? L’espèce humaine est sociale et grégaire : cela signifie que, comme pour les primates non humains, des comportements de groupe ont été sélectionnés au cours de l’évolution biologique. D’ailleurs, un enfant est puni quand il est mis au piquet : il est ainsi exclu du groupe. Inversement, il a été mesuré que le même plat est meilleur quand il est mangé en groupe que quand il est mangé seul. Meilleur ? Plaisir ? Là encore, il y a des phénomènes neurobiologiques, c’est-à-dire chimiques.

Figure 3 Le plat, meilleur quand il est mangé en groupe ? Il doit y avoir des phénomènes neurobiologiques, donc chimiques, derrière cela ! 138

Cette analyse, aussi multifactorielle soit-elle, omet un point essentiel : l’être humain est un animal social. Nous mangeons en société, nous mangeons du lien social ; autrement dit, nous mangeons l’amour de celui ou de celle qui cuisine pour nous, et nous mangeons l’amour des commensaux. Amour ? Le terme semble bien peu scientifique, mais pourquoi pas, si nous pensons à interpréter le lien social, la grégarité de l’espèce par la biologie ? (Encart « Le plaisir de manger, la convivialité, une question de chimie ? »).

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Des évolutions ? Le réel résiste !

Revenons à cette idée de changer l’alimentation. Des savants du passé l’ont eue, tel le pharmacien, agronome et nutritionniste Antoine Augustin Parmentier (Figure 4), qui voulait nourrir la France avec la pomme de terre quand le blé manquait. En réalité, son succès, fondé sur une promotion intelligente, ne résulta probablement que des circonstances. Certes, il mit en œuvre des mécanismes biologiques fondamentaux quand il donna une fleur de pomme de terre au roi : dans un groupe, les

Que mangerons-nous demain ?

que se forme ce goût, cette « culture » (ce terme est relativisé dans le Chapitre de C.-M. Hladik et S. Krief). Autrement dit, est bon ce que nous avons appris à manger, et l’on ne devrait jamais oublier de penser que l’alimentation humaine ne peut changer que par une éducation alimentaire précoce.

individus cherchent à imiter le comportement des individus dominants (autrement dit, ce mécanisme qui explique les modes et qui reçoit en rhétorique le nom d’« argument d’autorité » n’est en réalité qu’un mécanisme biologique fondamental, donc puissamment efficace). Toutefois, il ne faut pas oublier que le peuple avait faim [4] ! Plus modestement, l’histoire s’est répétée récemment, dans les années 1980, quand je proposais à mes amis cuisiniers d’utiliser des agents gélifiants nouveaux tels agar-agar, alginates, carraghénanes (voir le Chapitre de M. Desprairies), à côté de nouveaux ustensiles, de nouvelles méthodes... Il n’est pas inutile de signaler à nos lecteurs les plus jeunes qu’à cette époque, la gélatine en feuille ou en poudre était encore décriée par de nombreux cuisiniers français, qui, encore influencés par le Guide culinaire, disaient trouver à la gélatine un « goût de colle », et prônaient pardessus tout l’emploi du pied

Figure 4 Antoine Augustin Parmentier (1737-1813) milita pour l’utilisation de la pomme de terre dans l’alimentation humaine, à une époque où le climat ne favorisait pas la culture du blé.

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La chimie et l’alimentation

de veau. Mes efforts pour introduire de la nouveauté en cuisine étaient vains : on me répondait que ces produits étaient douteux, on les soupçonnait de ne pas être parfaitement sains. Il a fallu la crise de la vache folle pour que le monde de la cuisine bascule : la gélatine a été soupçonnée d’être toxique, et l’emploi des nouveaux agents gélifiants s’est généralisé. Nouveaux ? Pas vraiment, puisque nombre d’entre eux étaient déjà utilisés par l’industrie alimentaire depuis quelques décennies, et surtout par les populations asiatiques depuis quelques millénaires. Aujourd’hui de même, il est sans doute inutile de se battre pour une indispensable rénovation du système de chauffage des aliments, des ustensiles de cuisson : il est sans doute plus sage d’attendre une augmentation quasi certaine du prix de l’énergie. Quand celle-ci coûtera suffisamment cher, cuisinières et cuisiniers se mettront à employer enfin des systèmes ayant des rendements plus acceptables. Pour l’heure, nous devons préparer la transition, penser à la suite.

4

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On ne mettra jamais de chimie en cuisine

La chimie s’immisce-t-elle ainsi dans la cuisine ? Voulonsnous « chimiquer » la cuisine, comme le craignent quelques journalistes? La partie la plus peureuse de notre population le craint, comme elle a craint les tablettes nutritives, les pilules alimentaires... Comme elle craint aussi les actuels additifs alimentaires, mettant

dans un même sac les agents gélifiants, les colorants, les « arômes alimentaires » (alors que ceux-ci relèvent d’une réglementation différente, décrite dans le Chapitre de P. Etiévant), les conservateurs, etc., oubliant (ou ne voulant surtout pas connaître) les procédés de transformations actuellement mis en œuvre dans les produits que nous utilisons sans l’étiquette d’« additifs » (sucre, sel…). Il faut dire avec beaucoup de force que l’on ne mettra jamais de chimie en cuisine [5]. La chimie est une science : elle cherche les mécanismes de phénomènes qui sont dans son champ, à savoir essentiellement les réarrangements atomiques qui ont lieu lors des réactions. N’est-il pas utile de distinguer la science de ses applications, et de suivre ainsi les recommandations pressantes de Louis Pasteur qui, toute sa vie, lutta contre l’expression fautive de « sciences appliquées » [6] ? Oui, Pasteur avait raison de dire qu’il ne peut exister de sciences appliquées, car soit il y a science, recherche des mécanismes et non d’applications, soit il y a application, ce qui doit être nommé technologie, de techne, « faire », et logos, « étude », et alors il ne s’agit plus de science. Pasteur, qui n’oublia pas de chercher des applications technologiques et techniques de ses travaux, avait sans doute raison de bien distinguer la chimie et les applications de la chimie. Je crois essentiel, afin que le public comprenne bien les projets, de ne pas dire que la chimie est partout, sans quoi on en

Oui, la cuisine n’est pas de la chimie : la cuisine produit des mets, alors que la chimie étudie les mécanismes des réarrangements atomiques, produisant de ce fait des connaissances. Différence essentielle, donc, entre les deux productions, qui ne pourront jamais se rejoindre, car la connaissance n’est pas plus un mets qu’un mets n’est une connaissance. De même on ne mettra jamais de chimie en cuisine, puisque la chimie explore les mécanismes alors que cuisiniers et cuisinières doivent produire des mets. En revanche, les chimistes peuvent étudier les mécanismes des réarrangements atomiques qui ont lieu lors des phénomènes qui surviennent au cours des transformations culinaires : c’est la « gastronomie moléculaire », cette branche de la chimie des aliments qui se préoccupe spécifiquement des transformations culinaires.

Cette science peut avoir des applications, et elle en a. La gastronomie moléculaire, notamment, a engendré la cuisine moléculaire, laquelle est hélas bien mal décrite par la définition récemment introduite par le Robert, lequel dictionnaire a confondu la science et les applications de la science. Introduite en 1999, l’expression « cuisine moléculaire » voulait faire la différence entre la science qu’est la gastronomie moléculaire et une de ses applications culinaires, cette cuisine modernisée d’après les propositions de la gastronomie moléculaire. Évidemment, il ne s’agit pas de cuisiner en pensant que l’on utilise des molécules, car ce serait naïf : on sait bien que nos aliments sont composés de molécules ! Non, en réalité, la cuisine moléculaire est une mode, une pratique culinaire qui s’éloigne des pratiques précédentes. Juste avant elle, il y avait la « nouvelle cuisine », cette autre mode qui consistait à simplifier la pratique culinaire, à l’alléger. Encore avant, il y avait le courant engendré par le Guide culinaire [7], livre non pas dû au seul Auguste Escoffier (inventeur entre autres de la pêche Melba), mais plutôt écrit par les cuisiniers français Phileas Gilbert, Émile Fétu, Auguste Escoffier. Et encore avant...

Que mangerons-nous demain ?

vient à tout confondre : vivre, manger, faire de la science, chercher des applications... Distinguons clairement la science de la technologie, et nous comprendrons ainsi que vivre, c’est-à-dire mettre en œuvre des réarrangements atomiques au sein de molécules, n’est pas faire œuvre de chimiste : ce n’est pas se comporter en scientifique qui cherche les mécanismes de ces réarrangements atomiques. Distinguons la science de la technologie, et nous comprendrons que la cuisine n’est pas de la chimie, que la cuisine ne sera jamais de la chimie, et que l’on ne mettra jamais de chimie en cuisine.

La cuisine moléculaire a été une rénovation technique : elle se définit par l’utilisation de « nouveaux » ustensiles, de « nouveaux » ingrédients, de « nouvelles » méthodes. Ceux qui ont peur confondent souvent cuisine moléculaire et emploi d’« additifs »,

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La chimie et l’alimentation

dans la pratique culinaire occidentale (Figure 6). À côté de ces produits, il y a bien des possibilités, mais faisons bref.

Figure 5 Confection d’un sorbet à l’azote liquide.

mais c’est une crainte, pas plus, et il faut bien dire que la cuisine moléculaire n’est pas réductible à quelques agents gélifiants différents de la gélatine. Nouvelles méthodes, d’abord : l’emploi d’azote liquide pour faire des sorbets, par exemple (Figure 5). Les cristaux de glace sont alors plus petits, et le goût est augmenté. La pratique est-elle vraiment nouvelle ? Oui et non. Non, car elle fut proposée en 1907 par une femme, Mrs Marshall, en Angleterre, alors que l’on commençait à produire de l’azote liquide [8]. Oui, parce que dans les années 1980, quand nous l’avons proposée, elle semblait encore futuriste. Aujourd’hui, les cuisiniers réclament aux sociétés qui produisent des gaz de leur livrer de l’azote liquide en cuisine.

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Nouveaux ingrédients : nous avons déjà considéré l’emploi d’agents gélifiants qui ne figuraient pas dans le Guide culinaire. Ces agents gélifiants ne sont pas nouveaux, stricto sensu, mais ils sont nouveaux

Nouveaux ustensiles : c’est dans un article de L’Actualité Chimique que nous avons proposé, il y a environ quinze ans, de transposer les ustensiles de laboratoire de chimie en cuisine, considérant que les opérations étaient analogues [9]. En effet, en cuisine comme dans un laboratoire de chimie, on broie, on chauffe, on distille... Les chimistes n’ont pas craint de moderniser leurs outils, contrairement aux cuisiniers, de sorte que les fabricants d’ustensiles de laboratoire proposent des matériels mieux appropriés aux diverses opérations effectuées. La proposition faite dans L’Actualité Chimique était de reprendre les ustensiles de laboratoire pour les opérations culinaires, puisque les travaux sont de même nature. Et c’est une grande joie de voir que le monde culinaire, aujourd’hui, commence à s’équiper de filtres en verre fritté, d’ampoules à décanter, d’évaporateurs rotatifs... (Figure 7).

5

Si la cuisine moléculaire est à la mode, que proposer pour la suite ? La nature humaine est ainsi faite que les modes sont passagères. Si la cuisine moléculaire est à la mode, elle est donc appelée à disparaître. Mieux encore, on peut rêver qu’elle disparaisse rapidement : ce serait la preuve que la transition technique que nous

Que mangerons-nous demain ? souhaitions a eu lieu, que le monde culinaire a rénové ses ustensiles, ses méthodes, ses ingrédients. Oui, il faut que la cuisine moléculaire disparaisse, mais pas pour que l’on revienne à une cuisine « traditionnelle ». D’ailleurs, le mot « tradition » est bien ambigu. D’une part, la tradition des uns n’est pas celle des autres, le munster n’est pas le durian, ce fruit épineux d’Asie à l’odeur puissante ; d’autre part, la tradition n’est pas une garantie de progrès, et l’on ne doit pas oublier que l’esclavage fut jadis traditionnel. Qu’y aura-t-il après la cuisine moléculaire ? Quelle mode remplacera la mode de la cuisine moléculaire ? Considérant, comme le fit Parmentier, et comme nous l’avons fait avec la cuisine

Figure 6 L’utilisation d’agents gélifiants a permis l’élaboration de nouveaux mets (abbé Nollet, conglomèle, Chaptal, Geoffroy et Gibbs).

Figure 7 On distille des mélanges de composés chimiques avec un évaporateur rotatif. Cet appareil peut aussi servir pour la cuisine moléculaire.

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La chimie et l’alimentation

moléculaire, que les progrès utiles pouvaient être introduits par l’emploi judicieux de moyens rhétoriques fondés sur la biologie de l’espèce, nous avons proposé, en 1999, une nouvelle tendance que nous avons nommée constructivisme culinaire. L’idée de cette pratique nouvelle se comprend bien quand on considère un mets composé de deux parties superposées, que nous nommerons B (pour la partie inférieure) et S (pour la partie supérieure). Posé sur la langue, ce mets a un « goût » qui résulte notamment de la libération des molécules sapides et des molécules odorantes. Les molécules sapides sont celles, hydrophiles, qui peuvent se dissoudre dans la salive et atteindre les récepteurs sapictifs des papilles ; les molécules odorantes sont plutôt hydrophobes, raison pour laquelle elles quittent facilement les milieux aqueux, tel celui que constituent les aliments, pour gagner l’air, notamment celui qui balaye les récepteurs olfactifs, dans le nez (ce cheminement des molécules odorantes est décrit dans le Chapitre de P. Etiévant). On comprend donc que l’on percevra la saveur de la partie B et l’odeur de la partie S. Toutefois, si l’on retourne le mets, de sorte que la partie S vienne maintenant au contact de la langue, on sentira la saveur de la partie S et l’odeur de la partie B : la sensation sera très différente.

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On voit ainsi que la construction du mets détermine son goût. Le constructivisme culinaire est ainsi la pratique qui

vise à construire les aliments – et non à reproduire des plats traditionnels – en vue de donner des goûts anticipés. Ce constructivisme culinaire nécessite des études, des travaux, par les cuisiniers et par les scientifiques. Il faut arriver à comprendre comment les arrangements des matières alimentaires dans les mets déterminent le goût. Le sujet est très à la mode en science des aliments, où nombre de publications relatent les mesures effectuées sur la libération des molécules odorantes et sapides, souvent par des systèmes gélifiés... puisqu’il faut bien reconnaître que nous mangeons essentiellement des gels, systèmes colloïdaux dont la définition est : « dispersion d’un liquide dans un réseau solide continu » ; selon cette définition, les tissus animaux, comme les tissus végétaux, sont des gels, et il est donc légitime que la science des aliments s’en préoccupe considérablement. Hélas, le constructivisme culinaire propose des pratiques bien compliquées, pour virtuoses, et non pour tous. D’une part, nous ignorons encore bien des règles nécessaires à cette pratique, et il faudra analyser les pratiques culinaires du passé pour chercher lesquelles ont, empiriquement, identifié des mécanismes que l’on pourra reproduire. D’autre part, il est plus facile de griller un steak que d’élaborer un mets fait de plusieurs parties. C’est un fait que la mode du constructivisme culinaire n’a pas pris.

La cuisine note à note : aspects politiques sociaux, techniques, nutritionnels, gourmands…

Que proposer de nouveau ? En 1994, à la fin d’un article publié dans la revue Scientific American [10], avec mon ami Nicholas Kurti [11], j’avais imaginé une cuisine qui ferait usage de composés purs. Il est amusant de penser que, à l’époque, la proposition était d’une audace inouïe, et que, lors de la publication de l’article, nous craignions les foudres des lecteurs. La proposition d’utiliser des composés purs en cuisine fut à nouveau faite en 1999, mais il est un fait que, à l’aube de l’an 2000, le public était craintif, et la chimie, notamment, faisait peur. C’est une des raisons qui nous a alors poussés à proposer le constructivisme culinaire plutôt que cette cuisine « note à note », nom que nous expliquerons plus loin. Pourtant, l’idée est saine. Tout d’abord, c’est un fait que les aliments traditionnels n’ont jamais été validés du point de vue sanitaire alors que nombre d’entre eux ont une toxicité avérée. Par exemple, les viandes grillées au barbecue sont chargées de benzopyrènes cancérogènes (Figure 8), et l’épidémiologie a bien identifié que les produits fumés, consommés en excès, sont à l’origine de cancers du tractus digestif [12]. De même, des aromates tels que l’estragon ou le basilic contiennent des molécules odorantes qui sont toxiques (l’estragole, par exemple, est

Que mangerons-nous demain ?

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cancérogène, hépatotoxique, tératogène, même à des doses très petites) [13]. D’un point de vue gourmand, tout d’abord, c’est un continent gustatif immense qu’il s’agit de découvrir. Calculons : si les ingrédients alimentaires classiques comportent une centaine de composés sensoriellement actifs, le mélange de deux ingrédients classiques (carotte et bœuf, lapin et moutarde, coq et vin…) conduit à environ 10 000 possibilités, et le mélange de trois ingrédients à, seulement, un million de possibilités ! Avec la cuisine note à note, les possibilités sont bien supérieures : comme le nombre de composés connus atteint quelque 30 millions au dernier recensement, le nombre théorique de possibilités atteint 27x1021 avec trois composés seulement ! Nous avons donc devant nous non seulement un nombre considérable de possibilités, mais des goûts inédits puisque ces possibilités n’ont jamais été concrétisées.

Figure 8 Les viandes grillées au barbecue sont chargées de benzopyrènes cancérogènes.

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La chimie et l’alimentation

Du point de vue de la précision culinaire, aussi, la cuisine note à note s’impose. Classiquement, le cuisinier ne maîtrise pas la composition des ingrédients qu’il utilise, et il doit « assaisonner », rectifier, ajouter du saccharose quand la carotte manque de sucre, saler quand l’aliment l’est insuffisamment, ajouter du vinaigre ou du jus de citron pour acidifier, avec l’inconvénient que son objectif est mal atteint, puisque, non seulement ces ingrédients acidifient, mais, de surcroît, ajoutent des goûts parfois indésirables. Comme si un musicien ne disposait que d’accords, et non des notes élémentaires ; comme si un peintre n’avait ni jaune, ni bleu, ni rouge purs, mais seulement des violets, des bruns… La question nutritionnelle est compliquée, car si nous survivons avec les aliments classiques, à condition de les varier, afin de disposer de tous les nutriments dont nous avons besoin (l’espèce humaine a co-évolué avec les végétaux ([14], voir aussi le Chapitre de C.-M. Hladik et S. Krief), nous ne savons

pas parfaitement quels sont nos besoins. En revanche, la proposition n’est pas de substituer le régime classique par la cuisine note à note, mais d’augmenter le répertoire culinaire, de sorte que la question ne se pose pas, en réalité. La question politique est intéressante, parce que l’on pourrait craindre que l’emploi de composés moléculairement définis réduise le rôle de l’agriculture ou de l’élevage. C’est une crainte que je ne crois pas fondée : au contraire, ces deux secteurs devraient trouver dans la cuisine note à note des possibilités nouvelles de développement et d’enrichissement… à condition d’augmenter la production agricole ou animale, qui fait la base de leur métier, avec des travaux de transformation, en vue de produire les fractions qui seront utilisées par les cuisiniers. Oui, la chimie peut produire la vitamine B12, mais que d’efforts, pour y parvenir, alors que ce composé est synthétisé par les plantes, et que son extraction est sans doute plus efficace, en termes sociaux, que sa synthèse [15].

Demain est déjà aujourd’hui

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Revenons à la question de la pratique maintenant, et cherchons comment construire des mets note à note. Il est intéressant de considérer que la plupart des matières alimentaires classiques sont de nature colloïdale, et, comme nous l’avons vu, de type « gel ». Ces matières

Que mangerons-nous demain ?

sont organisées de façon non périodique, ce qui nous a conduits à introduire un formalisme nommé CDS/NPOS (Complex Disperse System/ Non Periodical Organization of Space) [16], pour décrire les produits formulés, à l’aide d’une formule, comme l’avait proposé Antoine-Laurent de Lavoisier pour décrire les réarrangements atomiques. Le formalisme conduit non seulement à des descriptions succinctes de mélanges complexes de systèmes colloïdaux eux-mêmes complexes, mais il a en outre l’intérêt qu’il permet de décrire des évolutions, et qu’il permet une implémentation par une machine fondée sur la mise en parallèle et en série de microréacteurs (le « pianocktail », Figure 9 et Encart : « Mandolines, pianos, pianocktail… »). On envisage ainsi, facilement, la réalisation d’une chaîne composée d’un ordinateur, pour introduire une formule du formalisme CDS/NPOS, d’une série de pompes pilotées par l’ordinateur, d’un « pianocktail ». Non seulement un tel système rénoverait l’équipement culinaire, mais, en outre, il faciliterait les études scientifiques, en produisant rapidement un grand nombre de systèmes différents qui pourraient être analysés en ligne. Quel que soit le développement industriel du pianocktail, la cuisine note à note n’est déjà plus de la science fiction, puisque le premier plat de cuisine note à note a été présenté lors de deux conférences de presse à Hong Kong, en avril 2009. Avec notre aide, pour la partie conceptuelle et technique, le chef cuisinier Pierre Gagnaire et son équipe ont travaillé plusieurs mois pour produire le plat nommé « Note à Note N°1 ». Demain commence aujourd’hui, en cuisine.

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La chimie et l’alimentation

MANDOLINES, PIANOS, PIANOCKTAILS… Le monde de la cuisine et de la charcuterie, de la pâtisserie, utilise le mot « laboratoire » pour désigner les ateliers où il travaille. C’est légitime, car étymologiquement, ce mot signifie « travail ». Dans ses laboratoires, le monde de la cuisine utilise des pianos : ce ne sont pas des ustensiles de musique, mais les fourneaux sur lesquels on chauffe différemment à différents endroits. En réalité, le nom était plus approprié pour les fourneaux à bois ou à charbon, car la température des différents points de la partie supérieure différait considérablement d’un endroit à l’autre. Il y a quelques années, fut réalisé le premier prototype du pianocktail, un appareil qui, dans la configuration actuelle, permet de réaliser 500 milliards de combinaisons. Son nom a pour origine l’Écume des jours, nouvelle de l’écrivain français Boris Vian, qui avait imaginé une sorte de piano qui fabriquait des cocktails : quand on jouait une musique alerte, le cocktail était vigoureux, et quand on jouait une musique langoureuse, le cocktail était plus sirupeux. Dans l’appareil que nous avons réalisé avec des collègues, à Mainz, en Allemagne, les micros mélangeurs sont en série et en parallèle ; on peut y injecter des gaz, des liquides, des solides, et l’on obtient ainsi des systèmes colloïdaux en très grand nombre. Ce pianocktail sera-t-il demain dans toutes les cuisines ?

A

B

C

Figure 9

148

Boris Vian imagina pour L’écume des jours le Pianocktail. Cet instrument singulier vous concocte un cocktail en fonction de la mélodie que vous jouez. Ici, un pianocktail de bar (A) et un pianocktail de laboratoire (B). C) Et quel instrument ce microréacteur vous inspire-t-il ?

[1] Pascal G. (2003). À table ! Peut-on encore bien manger ? (Pascal Delannoy et Bertrand Hervieu dir.). Éd. de l’Aube. [2] Dobzhansky T. (1973). The American Biology Teacher, 35 : 125-129. [3] Simmen B., Hladik C.-M. (1998). Sweet and Bitter Taste Discrimination in Primates : Scaling Effects across Specie. Folia Primatologia, 69. [4] Leroy-Ladurie E. (1967). Histoire du climat depuis l’an mil. Éd. Flammarion, Paris. [5] This H. (2009). Molecular Gastronomy, a chemical look to cooking. Accounts of Chemical Research, 42 : 575-583. [6] Pasteur L. (1863). Œuvres complètes, 7 : 187 : Note sur l’enseignement professionnel, adressée à Victor Duruy, 10 nov 1863. [7] Gilbert P., Fétu E., Escoffier

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Que mangerons-nous demain ?

Bibliographie

149

7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN

une usine chimique L’homme est extraordinairement complexe. Son organisme est le siège d’un métabolisme très élaboré, d’une impressionnante multiplicité de transformations chimiques et biochimiques, au cours desquelles interagissent de très nombreuses molécules de structures variées (protéines, sucres, lipides, acides nucléiques, médiateurs chimiques, etc. (Figure 1 ; [1]). Dans ces métabolismes, tout est une question d’équilibre, et notre santé en dépend ; ainsi un état de mauvaise santé est la conséquence d’un déséquilibre qui peut survenir dans nos cellules, tissus, organes... Dans le maintien de cet équilibre, l’alimentation joue un rôle essentiel, c’est pourquoi les nutritionnistes et les chercheurs (chimistes, biologistes, physiciens) s’efforcent de comprendre quelle est son influence sur le fonctionnement de notre corps. Ils peuvent ainsi nous guider dans notre alimentation, contribuant à notre bien-être et à notre santé. Mais la tâche est loin d’être simple : il faut tenter de comprendre quels trajets suivent les aliments que nous

absorbons, et quelles transformations ils subissent ; ensuite, mesurer leurs effets sur notre équilibre, un équilibre complexe, donc fragile, comme le traduit bien la Figure 1 !

1

L’alimentation : quels effets sur notre corps ? Il est très difficile d’évaluer l’effet de l’alimentation sur notre corps ; l’étude de l’effet d’un aliment ou d’un nutriment isolé a-t-elle un sens ? ou doit-on nécessairement envisager en parallèle à la complexité du métabolisme, celle de la complexité de l’aliment ? Pour aborder cette tâche délicate, les médecins nutritionnistes ont recours à plusieurs méthodes et outils. 1.1. Évaluer les effets de l’alimentation : le rôle des nutritionnistes 1.1.1. Les méthodes et outils d’évaluation : les biomarqueurs Pour étudier notre alimentation, les nutritionnistes se basent sur une approche dite translationnelle. Généralement, ils commencent par étudier des populations humaines, constituées d’un nombre aussi élevé que

Marie-Josèphe Amiot-Carlin L’homme et son métabolisme : une usine chimique

L’homme et son métabolisme :

La chimie et l’alimentation

d’études réalisées sur des modèles cellulaires in vitro, qui vont constituer des modèles biomimétiques : ils miment les phénomènes biologiques qui ont lieu dans notre corps quand nous mangeons. Cette approche permet d’effectuer un grand nombre d’expériences, de contrôler les effets suspectés en faisant varier un ou plusieurs paramètres bien maîtrisés, comme la nature du nutriment ou sa quantité, de mesurer des variations biologiques et d’en déduire les processus mis en œuvre. En parvenant ainsi à décoder le métabolisme du sucre, ou l’effet des graisses ou de compléments alimentaires comme les vitamines, on peut, dans certaines conditions et avec des précautions, envisager de transposer ces processus chez l’homme (Figure 2).

Figure 1 Les multiples réactions chimiques et biochimiques qui se déroulent au sein de notre organisme contribuent à notre équilibre et, en conséquence, déterminent notre état de santé.

152

possible d’individus, appelées cohortes, sur lesquelles ils évaluent les effets d’aliments ou de nutriments. Ils déduisent de ces études un certain nombre d’indications, d’hypothèses, et tentent alors de reproduire les phénomènes observés sur des modèles animaux, aussi proches que possible du modèle humain pour l’effet étudié. Ces études dites précliniques sont ainsi réalisées sur des espèces vivantes c’est-à-dire in vivo au laboratoire. Il peut s’agir aussi

L’utilisation de biomarqueurs permet de suivre (sur l’homme ou sur des modèles) l’influence d’un paramètre particulier et d’axer l’étude sur un phénomène précis, qu’il sera possible de mesurer. Il est ainsi possible de suivre la glycémie1, le taux de cholestérol, le taux d’hémoglobine, etc., qui sont des grandeurs mesurables, caractéristiques de processus métaboliques classiques, et dont le dérèglement peut, par exemple, être indicatif de maladies organiques ou de déséquilibres fonctionnels. Au cours de cette approche descriptive et ciblée, le suivi sera fait chez les patients via des prises de 1. Glycémie : concentration du glucose dans le plasma sanguin.

L’homme et son métabolisme : une usine chimique

In vitro • modèle de digestion • modèles cellulaires

Cohortes

Ex-vivo • tissus

Études cliniques d’intervention

In-vivo

sang, des analyses d’urine ou des biopsies, c’est-à-dire de prélèvements d’échantillons de tissus pour les examiner au microscope. Ce sont ces biomarqueurs, mesurés quantitativement, qui permettront de diagnostiquer hypoglycémie, diabète, hypercholestérolémie, anémie et toute sorte de carence nutritionnelle. 1.1.2. Application dans le suivi des régimes Cette approche par biomarqueurs permet, par exemple, de suivre les effets quantitatifs du régime suivi par des patients atteints d’hypercholestérolémie. Deux expériences ont été réalisées en parallèle, en modifiant leur alimentation, dans un cas faisant varier la quantité de lipides (régime 1), et dans l’autre cas le type de lipides (régime 2) ingérés (Figure 3). Dans les deux cas,

Figure 2 L’approche scientifique classique permettant d’analyser les effets de notre alimentation sur la santé repose sur le modèle translationnel, qui utilise des modèles biomimétiques.

Figure 3 Effet de deux régimes sur la diminution du cholestérol. Régime 1 = lipides 35 % de l’énergie totale. (1/4 AG* saturés ; 1/2 AG monoinsaturés et 1/4 AG polyinsaturés). Régime 2 = lipides 30 % de l’énergie totale. (1/3 AG saturés ; 1/3 AG monoinsaturés et 1/3 AG polyinsaturés). *AG= acides gras. 0 - 0,06

Régime 1 Régime 2

- 0,1 - 0,15

Marge d'erreur

- 0,2 - 0,25

153

La chimie et l’alimentation

H H H

H

HO

β-sitostérol

H H H

H H H

H

HO

stigmastérol

H

HO

cholestérol

Figure 4 Les phytostérols, principalement le β-sitostérol et le stigmastérol, sont naturellement produits par les plantes, fruits et légumes, et sont particulièrement présents dans l’huile de tournesol. Une alimentation riche en phytostérols favorise l’abaissement de notre taux sanguin de cholestérol (de structure très similaire), dont l’excès peut être néfaste pour la santé.

Figure 5

154

Taux dans le sang en mmol.min/L

L’enrichissement des repas en phytostérols conduit à un abaissement du taux de cholestérol dans le sang.

la cholestérolémie diminue effectivement ; en particulier, le taux de « mauvais cholestérol » diminue, c’està-dire la quantité de protéine transportant le cholestérol du foie vers les organes, et qui est parfois responsable de l’accumulation néfaste de cholestérol dans les artères sanguines, pouvant favoriser des maladies cardiovasculaires (à propos du « mauvais cholestérol », voir l’Encart « Le cholestérol et ses transporteurs » du Chapitre de M. Barel). Autre type de régime que l’on peut suivre en cas de problème de cholestérol : un régime riche en phytostérols.

0,25 0,2 0,15 0,1 0,05 0 Phytostérol 1

Phytostérol 2

Produit contôle sans phytostérols

Ces lipides, qui ressemblent structurellement au cholestérol, appartiennent à la famille des stérols végétaux ; ils sont donc naturellement présents dans toutes les plantes, fruits et légumes, mais aussi dans des germes de blé ou de soja, et dans des huiles végétales comestibles comme les huiles de tournesol et de maïs (Figure 4). Dans les plantes, ils jouent le même rôle que le cholestérol chez l’homme, à savoir maintenir la structure des membranes cellulaires. Lors d’un régime prescrit à un patient atteint d’hypercholestérolémie, on a enrichi son alimentation en margarines riches en phytostérols. Le suivi a bien montré que l’absorption du cholestérol s’en est trouvée améliorée, abaissant ainsi son taux dans le sang (Figure 5). Enfin, il est possible d’étudier l’apport d’une supplémentation en vitamine B9, ce qu’on appelle les folates. Ces nutriments, dérivés de l’acide folique, se trouvent dans des feuilles comme les épinards (folate vient du latin folium = feuille), mais aussi dans la levure, les petits pois, les haricots blancs, les fèves, les lentilles, les poires, ainsi que

L’homme et son métabolisme : une usine chimique

les noix (Figure 6). Mais leurs apports par notre alimentation quotidienne se révèlent parfois insuffisants, alors qu’ils jouent un rôle essentiel dans la synthèse des acides nucléiques constitutifs de l’ADN, et sont de ce fait bénéfiques au renouvellement cellulaire, notamment chez le fœtus et le jeune enfant, dont la croissance est rapide. Un bon biomarqueur pour suivre notre apport en folates peut être l’homocystéine, un acide aminé dont la concentration dans le sang augmente en cas de carence2. Ce biomarqueur permet donc de réaliser le suivi d’une personne à qui l’on aura prescrit un régime riche en folates, par exemple grâce à une alimentation riche en jus de fruits et légumes. 1.2. Une évaluation difficile Malgré l’existence de modèles apparemment pertinents pour évaluer l’impact de notre alimentation sur la santé, ces modèles résultent d’approches descriptives et statistiques ; ils ne tiennent donc pas compte du fait que nous sommes uniques, avec des métabolismes différents. Effectivement, les nutritionnistes observent parfois de très grandes variations d’un individu à un autre, ce qui relativise la fiabilité des analyses globales s’appuyant sur le suivi de biomarqueurs. Se pose alors la question : quels 2. Il est à noter que l’augmentation du taux d’homocystéine dans l’organisme peut favoriser les maladies cardiovasculaires, ce qui peut en faire un indicateur sur les risques de survenue de ces maladies.

sont facteurs à l’origine de ces variations importantes ? Est-il nécessaire de descendre au niveau des mécanismes cellulaires, voire moléculaires ? La question subséquente est alors, qu’est-ce qui est actif ? le nutriment qui est ingéré ou ses métabolites (c’est-à-dire les molécules qui se forment après transformations du nutriment dans notre organisme, notamment par nos enzymes) ? D’autres marqueurs plus discriminants peuvent-ils être trouvés pour une mesure plus exacte et plus précise de leurs effets sur la santé ?

Figure 6 Les folates, dérivés de l’acide folique, composent naturellement nos plats à base d’haricots, de fèves, de lentilles, et sont bénéfiques pour notre renouvellement cellulaire.

C’est l’examen minutieux des variations des effets de l’alimentation sur différents individus qui nous permettra peut-être de mieux appréhender la réalité biologique et de d’expliquer les différences individuelles observées. 1.2.1. Des effets différents dus à la biodisponibilité Lorsqu’on ingère un aliment, chacun de ses constituants va suivre un cheminement parmi les différentes routes possibles ; une partie sera

155

La chimie et l’alimentation

immédiatement assimilée par l’organisme qui l’utilise pour son fonctionnement – renouvellement des cellules (protéines, ADN…), etc. – ou pour fournir l’énergie nécessaire à notre activité quotidienne ; une autre partie sera stockée, tandis que certains composés seront éliminés, notamment via l’urine. Chaque nutriment est ainsi caractérisé par une certaine biodisponibilité dans un organisme donné, que l’on définit par : « la fraction d’une substance ingérée qui est disponible pour être utilisée par l’organisme en conditions physiologiques normales ou pour être stockée ». En d’autres termes, c’est la partie qui va être active.

Figure 7 Les effets de notre alimentation sur notre corps dépendent de nombreux paramètres qu’il faut prendre en compte.

Parmi ces substances actives, certaines seront disponibles telles quelles dans l’alimentation, comme la vitamine C, que l’on trouve dans de nombreux fruits comme l’orange et le kiwi, ou encore la vitamine E, abondamment présente dans les huiles végétales. Dans d’autres cas, les substances

Ingestion Absorption

156

doivent être métabolisées par l’organisme pour devenir actives : c’est le cas de caroténoïdes tels que le β-carotène, composant de la carotte, que notre organisme va transformer en vitamine A, laquelle est utilisée entre autres pour la croissance des os et la synthèse de pigments de l’œil. C’est pour cela qu’on dit que le β-carotène est « pro vitamine A ». C’est aussi le cas des nombreux polyphénols largement répandus dans le règne végétal (pommes, raisin, fraise, noix, cacao, graines de soja…), qui subissent des transformations dans notre organisme pour produire des effets réputés bénéfiques sur la santé. Cette classe de molécules est abordée dans les Chapitres de M. Barel et de S. Guyot. 1.2.2. Des variations en fonction des conditions extérieures Cette biodisponibilité, qui caractérise chaque nutriment, dépend aussi de nombreux facteurs extérieurs. Elle dépend d’abord du contenu du « produit brut » que l’on absorbe, mais également de la manière dont différentes pratiques culinaires l’ont transformé et qui vont moduler la composition des aliments (selon le mode de cuisson, la composition du mélange…) ; elle dépend aussi de l’environnement de notre repas, la manière dont on le prend, et enfin de la variabilité entre les individus. Le nutritionniste va devoir se placer dans un contexte complexe, multifactoriel, qu’il doit aborder selon une approche multidisciplinaire (Figure 7).

2

Suivre les nutriments dans notre corps : l’apport des modèles

2.1. Le cheminement des nutriments : en route vers les tissus cibles Tout débute au moment où le nutriment est libéré de la matrice alimentaire dans notre bouche, en particulier pendant la mastication. Au cours de cette première étape, dont les mécanismes à l’origine de la sensation du goût sont par ailleurs décrits dans le Chapitre de P. Etiévant, certaines transformations interviennent au contact de la salive qui contient ses propres enzymes (comme l’amylase salivaire qui scinde l’amidon en ses molécules de glucose constitutives).

Suivons par exemple le trajet d’un nutriment comme le

L’homme et son métabolisme : une usine chimique

Puis arrivent les étapes suivantes de la digestion : après déglutition, le nutriment passe, via l’œsophage, du pharynx à l’estomac, où prend place un métabolisme important, avec un brassage mécanique associé à un traitement chimique dû à la sécrétion de sucs gastriques (eau, acide chlorhydrique et enzymes comme la pepsine), pour conduire à un produit qui pénètre ensuite dans le duodénum où il est traité dans le foie par les sucs biliaires notamment et dans le pancréas par des hormones comme l’insuline et le glucagon. Il atteint ensuite les intestins : intestin grêle puis gros intestin. C’est dans le premier qu’a lieu la majeure partie des transformations, et c’est aussi à ce niveau que se produit l’absorption de la plupart des nutriments, qui sont alors transportés vers le système circulatoire sanguin pour être distribués aux tissus cibles comme les muscles, le cerveau, le cœur, les poumons ou le sang (Figure 8).

Pour bien comprendre les processus qui ont lieu au sein de l’organisme dans les heures qui suivent le repas, il faut donc étudier étape par étape le cheminement de la nourriture, et en particulier d’un nutriment donné. Place à la digestion…

Figure 8 Dans le cheminement d’un nutriment, on distingue deux moment clés : la digestion et l’absorption.

1- Digestion (estomac, intestin)

2- Absorption (intestin)

3 Métabolisme 3Mét b li (foie - intestin…)

4 - Tissus cibles

157

La chimie et l’alimentation

ÉTAPE

Lycopène

D’ABSORPTION

ÉTAPE DE

BIOACCESSIBILITÉ Paroi intestin Micelles

Chylomicrons

LDL

LDL Foie

Tissus cibles Figure 9 Comment le lycopène de la tomate est-il géré par l’organisme ? Plusieurs transporteurs – chylomicrons, LDL... – se mobilisent pour le véhiculer de l’estomac aux tissus cibles, en passant par l’intestin et le foie.

158

lycopène, pigment de la tomate : une fois libéré de la matrice de ce légume, il va entrer dans une structure dite miscellaire, c’est-à-dire qu’il va être encapsulé sous forme d’agrégats sphériques par des molécules présentes dans l’organisme, pour être ainsi véhiculé vers l’intestin, où il va être pris en charge par des structures appelées chylomicrons3. Des lipoprotéines vont le transporter vers le foie où il va être traité, avant d’emprunter un ultime moyen de transport, les lipoprotéines 3. Les chylomicrons se forment en période de digestion, lors de l’étape d’absorption, par le regroupement de triglycérides issus de divers lipides provenant de l’alimentation. Ces lipides s’enveloppent dans des protéines pour former un ensemble lipides-protéines que l’on appelle chylomicrons.

basse densité (LDL ; voir l’Encart « Le cholestérol et ses transporteurs » du Chapitre de M. Barel), qui vont finalement le distribuer aux différents tissus cibles (Figure 9). Pour comprendre en détail ces étapes de digestion et d’absorption, il a fallu étudier d’une part la « bioaccessibilité » de ce nutriment, à savoir sa libération de la matrice alimentaire, sa diffusion, puis son transfert dans les structures micellaires ; et d’autre part, ce qui se passe aux niveaux des étapes d’absorption, où il est pris en charge par les chylomicrons. 2.2. Modéliser la digestion (dans l’estomac et l’intestin) Pour comprendre les différentes étapes de digestion/ absorption d’un nutriment tel que le lycopène, des

L’homme et son métabolisme : une usine chimique

chercheurs hollandais ont conçu au laboratoire un modèle qui mime la digestion, en mettant en place une petite usine constituée d’un tube digestif artificiel, constitué d’une succession de miniréacteurs (Figure 10). Cela permet de réaliser des simulations biomimétiques des processus de digestion. Il est également possible d’étudier la digestion dans des systèmes plus simples, développés dans les laboratoires français de l’INRA, au sein de la faculté de médecine de Marseille. Les chercheurs utilisent un réacteur contenant de l’eau acidifiée et une enzyme sécrétée par l’estomac, la pepsine, et simulant le métabolisme dans l’estomac ; puis ils introduisent de l’extrait biliaire et de la pancréatine de porc pour mimer la phase de digestion dans le foie et le pancréas respectivement. Au niveau de l’intestin on va retrouver trois phases : une phase lipidique, une phase aqueuse et un résidu. On s’est aperçu que les molécules lipophiles proviennent des micelles mixtes4, là où elles sont le mieux absorbées, et de celles qui se trouvent dans la phase aqueuse (Figure 11). 2.3. Modéliser l’absorption (dans l’intestin) L’étape d’absorption dans l’intestin peut aussi être mimée dans des cultures cellulaires 4. Micelle mixte : agrégat moléculaire hydrophobe, constitué à la base de molécules de lipides et contenant aussi certaines molécules hydrophobes présentes dans le mélange.

« Caco 2 » d’un clone, dont les cellules ont été différenciées de manière à former, au bout de vingt et un jours, une paroi intestinale. On dispose alors d’un modèle in vitro sur lequel peuvent être réalisés des tests pour étudier l’absorption des nutriments au niveau de l’intestin grêle (Figure 12).

Figure 10 Un tube digestif artificiel : une succession de mini-réacteurs mimant la digestion.

2.4. Ce que la modélisation a permis de comprendre : quelques exemples 2.4.1. Suivre les antioxydants dans l’organisme : quelle est leur stabilité ? Le devenir des principaux antioxydants naturels au cours de la digestion a été étudié dans les laboratoires de l’INRA. Ces molécules sont aussi diverses que les vitamines C et E, les caroténoïdes (β-carotène, lycopène, lutéine), ou encore les polyphénols (acide gallique, acide caféique, flavanones, flavanols). Rappelons que les vitamines sont des molécules organiques indispensables au fonctionnement de

159

La chimie et l’alimentation Figure 11 On réalise au laboratoire une succession de réactions qui miment les processus ayant lieu lors de la digestion dans l’estomac, le duodénum, puis l’intestin grêle.

Figure 12 Des cellules d’un clone sont cultivées de manière à former une paroi intestinale, modèle sur lequel les chercheurs peuvent étudier les processus d’absorption des nutriments.

160

l’organisme humain et que celui-ci est parfois incapable de synthétiser ou synthétise en quantité insuffisante. Leur apport régulier et raisonnable par une alimentation équilibrée est donc indispensable à notre santé, sous peine de carences à l’origine de maladies graves, comme le rachitisme, une maladie de l’ossification due à un déficit en vitamine D. De même, la synthèse de nos globules rouges et le développement de notre système immunitaire dépendent de notre apport quotidien en vitamine, notamment en vitamine C. À l’inverse, un apport excessif de vitamines peut provoquer une hypervitaminose, également nocive pour l’organisme. Les vitamines C et E sont surtout connues pour leurs propriétés antioxydantes, c’est-à-dire qu’elles sont capables de contrer l’action néfaste d’oxydants comme les radicaux libres produits

L’homme et son métabolisme : une usine chimique par notre corps, qui endommagent nos cellules ; c’est pourquoi les nutritionnistes insistent sur l’importance de les apporter par une bonne alimentation, plutôt d’ailleurs que par la prise de gélules de suppléments alimentaires (Figure 13). Le comportement de ces antioxydants dans l’organisme a été étudié, en particulier pour déterminer leur stabilité dans le tractus digestif supérieur (l’estomac et l’intestin). Pour cela, des modèles de digestion simplifiés ont été utilisés, tels que ceux décrits précédemment (voir les Figures 11 et 12), dans lesquels on a injecté ces antioxydants, seuls ou en mélange, que l’on a fait réagir dans des conditions « physiologiques » (37 °C, pH ~ 4 si l’on mime la digestion dans l’estomac, et pH ~ 6 au niveau de l’intestin). Les produits obtenus à chaque étape du processus ont été analysés chimiquement, en particulier par la technique

de chromatographie liquide haute performance5. Résultat intéressant : dans des expériences où les caroténoïdes étaient testés seuls, ils se sont dégradés de manière très importante ; mais cette dégradation s’est encore accentuée à l’ajout de la vitamine C. À l’inverse, la présence de phénols, que ce soit de la vitamine E ou des polyphénols, a conduit à un amoindrissement de cette dégradation (Figure 14) ! Les chimistes ont pu rationaliser ces observations en proposant des mécanismes moléculaires : ils ont ainsi 5. Technique d’analyse qualitative et quantitative de la chimie analytique dans laquelle un mélange est entraîné par un liquide dans une colonne le long d’une phase stationnaire. Chaque molécule constituant du mélange se déplace à une vitesse propre, dépendant de ses caractéristiques physico-chimiques et de son affinité avec le liquide et la phase stationnaire. Elles sont alors recueillies pures l’une après l’autre en sortie de colonne.

Figure 13 L’organisme a besoin d’un apport suffisant en vitamines C et E par l’alimentation. Ce sont des molécules aux propriétés antioxydantes bénéfiques pour la santé.

161

Quantité de caroténoïdes (μg)

La chimie et l’alimentation

0,9 0,8 0,7 0,6 0,5 0,4 0,3 0,2 0,1 0 T0

Car

Car C

Figure 14 Évolution des caroténoïdes (Car), seuls ou en présence de vitamines C, E et de polyphénols (P), soumis à un système biomimétique de digestion.

162

Car P

Car E

Car C P

Car C E Car E P Car C E P

mis en évidence des « réactions radicalaires couplées » où les polyphénols peuvent agir directement comme piégeurs de radicaux libres, empêchant la dégradation des caroténoïdes. Ces constats et cette compréhension des phénomènes se révèlent intéressants pour la conception des produits alimentaires, où l’on peut maintenant savoir précisément quels mélanges d’additifs antioxydants sont à privilégier et lesquels sont à éviter, car il est ainsi avéré que l’environnement chimique dans les aliments a une grande importance dans la stabilité des différents composants. On dit alors que l’on fait de l’« ingénierie inverse » (voir aussi le Chapitre de M. Anton et M. Axelos) : on analyse l’effet d’un mélange alimentaire, puis selon cet effet, on module le mélange pour un apport

optimisé pour la santé de l’organisme. 2.4.2. Suivre l’absorption du cholestérol : comment la contrôler ? Le cholestérol est un lipide de la famille des stérols (voir la Figure 4) que notre corps synthétise naturellement, ou se procure par l’alimentation (environ deux tiers du cholestérol vient de la viande, des œufs, des abats, des produits laitiers, etc.). Trop de cholestérol peut favoriser la survenue de maladies cardiovasculaires. Actuellement, il existe deux types de médicaments pour palier à ce trouble métabolique : d’une part les statines, qui ont la propriété d’inhiber la synthèse du cholestérol par notre organisme ; d’autre part, l’ézétimide, qui inhibe son absorption dans l’intestin et améliore son élimination dans le sang (Figure 15).

L’homme et son métabolisme : une usine chimique Comme l’ont montré les effets de régimes riches en phytostérols, les patients atteints d’hypercholestérolémie ont vu leur taux de cholestérol décroître (voir le paragraphe 1.1.2). Les chercheurs ont pu montrer que les phytostérols sont capables d’inhiber l’absorption du cholestérol dans l’organisme, qu’il soit synthétisé par notre corps ou qu’il provienne de l’alimentation. Comment et où agit le phytostérol ? Pour le savoir, la molécule a été « pistée » le long de son trajet dans le système digestif. Pour ce faire, les chimistes ont synthétisé un « traceur cholestérol deutéré D7 », c’est-à-dire un cholestérol enrichi en deuté-

rium (D), isotope de l’hydrogène H, et qu’il est possible de suivre par divers moyens d’analyse (Figure 16). Des patients, nourris au petit déjeuner avec du cholestérol deutéré, ont été suivis tout au long de la journée par des analyses de sang régulières. Chez ceux qui ont suivi simultanément un régime riche en phytostérols, on observe bien une diminution du cholestérol deutéré, mais l’on voit surtout que c’est au deuxième repas que cette diminution est la plus marquée, c’est le moment de la journée où l’absorption du cholestérol est la plus importante. Il a aussi été possible de montrer que c’est au niveau de la structure micellaire (voir la

Figure 15 Le cholestérol suit un cycle « entéro-hépatique » où il est tantôt transporté du foie vers l’intestin, où il va être absorbé pour entrer dans la circulation sanguine, tantôt transporté de l’intestin vers le foie où il va être dégradé.

163

Concentration plasmatique en cholestérol deutéré (en mmol/l

La chimie et l’alimentation

0,00120

Sans Phytostérols

0,00100

Avec Phytostérols

0,00080 0,00060

Prise de cholestérol deutéré au petitdéjeuner

0,00040 0,00020

Repas de midi

0,00000

0

100

200

300

400

500

600

-0,00020

Temps (min)

Figure 16 Concentration plasmatique en cholestérol deutéré après un petit déjeuner riche en phytostérols ou sans phytostérol.

Figure 9) que le phytostérol se substitue au cholestérol. De plus, on a découvert que les phytostérols fabriquent au niveau de l’intestin des molécules d’oxystérol6 qui peuvent agir sur des transporteurs, lesquels se chargeraient de rejeter le cholestérol hors de l’intestin. 2.4.3. L’intestin : une usine bien organisée Pendant longtemps, on a pensé que l’intestin était comparable à une passoire qui laissait passer toute sorte de molécule, qu’elle soit hydrophile ou lipophile. Mais l’on s’est de plus en plus rendu compte que c’est un système métaboliquement actif, une véritable usine où se déroule une multitude de transformations des aliments, et dotée d’un trafic assuré par divers transporteurs, dont nous avons déjà eu un aperçu avec les chylomicrons et les LDL (voir le paragraphe 2.1, Figure 9). En ce qui concerne le métabolisme du cholestérol, son transporteur sans doute le plus connu est le SR-BI (« scavenger receptor

164

6. Oxystérols : molécules issues d’oxydation(s) du cholestérol.

class B type I »). Le trafic est bien organisé : certains transporteurs font entrer les substances dans les cellules intestinales, tandis que d’autres les effluent vers l’extérieur, leur supprimant toute chance dès lors d’accéder à la circulation sanguine pour être répartis dans nos tissus. Les laboratoires de l’INRA se sont penchés sur ces phénomènes de transport, et le chercheur Patrick Borel a récemment mis en évidence l’existence de « polymorphismes génétiques » sur les gènes qui codent pour ces transporteurs de l’intestin, mais aussi sur les protéines qui jouent le rôle d’enzymes dans le métabolisme de la digestion/absorption. En d’autres termes, le métabolisme intestinal – travail des enzymes et des transporteurs – peut différer entre les individus, selon leur bagage génétique. Ce qui donnerait une bonne explication aux différences importantes parfois observées entre individus. Prenons l’exemple du β-carotène, cette molécule « pro vitamine A » dont on a longtemps pensé que tout le métabolisme se déroulait au niveau du foie. Mais on s’est récemment aperçu qu’il était pris en charge dans des cellules intestinales par le transporteur SR-BI vu précédemment, avant d’être transformé en vitamine A par des enzymes oxygénases. 2.4.4. Un polyphénol qui perd ses propriétés antioxydantes La quercétine fait partie de la famille des polyphénols végétaux, dont nous

Qu’en est-il de ses bienfaits sur la santé ? Possède-t-elle les propriétés antioxydantes qui en font la bonne réputa-

tion ? Pour pouvoir apporter des réponses précises, le devenir de l’hétéroside dans l’organisme a été suivi de près (avec comme sucre le glucose), et l’on a montré qu’il était pris en charge par un transporteur qui l’aide à pénétrer dans les cellules intestinales, où il va libérer sa partie aglycone sous l’action d’une enzyme spécialisée, une glucosidase. Entre ensuite l’action d’enzymes de type cytochrome P450 (à propos du cytochrome P450, voir [1]) et d’enzymes de conjugaison qui vont transformer la quercétine en divers métabolites, lesquels vont soit être absorbés par la paroi intestinale pour entrer dans la circulation sanguine, soit sortir de la cellule intestinale (Figure 18). Mais ces mécanismes ne sont pas encore entièrement élucidés. On a par exemple observé la formation d’un hétéroside où la quercétine est liée à un rhamnose,

Figure 17 La quercétine-3-glucuronide est le principal flavonoïde de l’alchémille Alchemilla xanthochlora Rothm.

L’homme et son métabolisme : une usine chimique

avons vu qu’elle recelait de nombreuses molécules réputées antioxydantes. Elle appartient plus particulièrement à la classe des flavonoïdes, de type flavanol, et elle est présente dans de nombreuses plantes médicinales, ainsi que dans divers aliments tels que le cacao, l’oignon, la myrtille, le cassis, la pomme, ou encore le thé vert et le vin (voir le Chapitre de M.Barel). Dans les plantes, elle se trouve sous la forme d’un hétéroside, c’est-à-dire sous forme d’une molécule constituée de la quercétine (constituant la partie dite « aglycone ») et d’un sucre (comme le glucose, le rhamnose, le galactose, etc.) ou d’un acide de structure proche de celle du glucose comme l’acide glucuronique (Figure 17).

Figure 18 Métabolisme de la quercétine dans l’intestin. Ce nutriment est transporté dans l’intestin où il sera métabolisé par diverses enzymes pour former des métabolites qui passent alors dans le sang. À travers toutes ces transformations, il aura perdu ses propriétés antioxydantes !

165

La chimie et l’alimentation

et qui, au lieu d’être pris en charge par les transporteurs de la cellule, va aller dans le côlon (gros intestin) où il est fortement métabolisé pour former des molécules – des métabolites – que l’on va retrouver dans la circulation sanguine. Ces métabolites, tels que les acides phénoliques, ont la propriété d’être très polaires et sont efficacement éliminés de l’organisme. Mais les métabolites produits n’ont plus les propriétés antioxydantes de la quercétine, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas des piégeurs de radicaux libres ! Or, il a longtemps été admis que la quercétine, qui certes possède en ellemême des propriétés antioxydantes, exerçait ces vertus au sein de notre organisme lorsqu’on la consomme dans notre alimentation… il semble qu’il n’en est rien.

166

Tout cela montre que l’on ne peut pas se contenter de se baser sur la structure d’un nutriment pour préjuger de son activité biologique dans l’organisme. Il peut effectivement y subir de nombreuses transformations en divers métabolites, comme en témoigne le cas de la quercétine, et c’est parfois sous une forme non active qu’il sera absorbé au niveau de l’intestin. Il faut donc déterminer les véritables formes circulantes de ces nutriments au niveau des cellules. Ainsi, au cours des expériences sur des modèles, il est préférable d’injecter dans les milieux réactionnels, cultures cellulaires ou modèles vivants, les métabolites des nutriments à étudier, et ce, à des doses bien précises.

C’est là qu’entrent en jeu les chimistes, qui sont à même de synthétiser et de fournir aux nutritionnistes des molécules que l’on ne trouve pas dans les aliments, mais qui se forment dans l’organisme… difficiles à extraire de la circulation sanguine et des tissus, donc difficiles à isoler ! 2.4.5. Le tissu adipeux, une autre usine Un autre organe métaboliquement actif est le tissu adipeux, cette masse grasse qui constitue 15 à 25 % de nos tissus. On a longtemps pensé qu’il se contentait de stocker ou de déstocker les lipides dans notre corps. Or il se révèle être lui aussi une petite usine, dont les cellules (les adipocytes) fabriquent des adipokines, des protéines qui constituent des signaux chimiques permettant aux cellules de communiquer entre elles. Certaines d’entre elles jouent un rôle important sur la prise alimentaire, sur la sensibilité à l’insuline (l’hormone sécrétée par le pancréas qui régule notre glycémie), sur le métabolisme lipidique, sur la pression artérielle, sur l’angiogenèse (processus de formation des vaisseaux sanguins), … ou encore sur les processus d’inflammation (Figure 19). Ces derniers ont été étudiés au laboratoire sur des cultures de cellules adipeuses où l’on a induit des réactions d’inflammation. Des expériences ont montré que l’ajout de molécules de lycopène, et mieux encore d’un de ses métabolites, synthétisé par l’équipe de Catherine Caris à l’INRA d’Avignon, produit une

L’homme et son métabolisme : une usine chimique diminution des adipokines pro-inflammatoires, ce qui aboutit à une réduction de l’inflammation.

3

Vers de meilleurs diagnostics pour la santé par l’alimentation

3.1. Des biomarqueurs de plus en plus précis pour le suivi des aliments Il reste encore beaucoup de progrès à faire pour pouvoir suivre dans l’organisme n’importe quel nutriment, et pourquoi pas suivre un aliment entier ? Récemment, on a voulu suivre la composition de l’urine de sujets ayant consommé soit du jus d’orange, soit du jus de pamplemousse, ou les deux à la fois (travaux de Claudine Manach de l’INRA de Clermont Ferrand). Les analyses indiquent des compositions en ions différentes pour ces deux jus. Ces ensembles d’ions constituent dès lors des biomarqueurs efficaces pour ce suivi. Autre exemple, celui du suivi des matières grasses, étudié

dans les laboratoires de l’INRA, en particulier par JeanCharles Martin à l’Unité de Nutrition de Marseille. L’excès de certaines matières grasses peut conduire à la formation de plaques d’athérome dans les artères sanguines, à l’origine de maladies cardiovasculaires. Des expériences ont été réalisées sur des hamsters qui ont été nourris pendant douze semaines avec des produits contenant différentes sortes de lipides : camembert végétal, camembert au lait cru, beurre, etc. Selon la nature du produit, on observe la formation de plaques d’athérome plus ou moins importantes, le beurre s’avérant le plus nocif. Le plus intéressant dans ces analyses, c’est que l’on a mis en évidence par résonance magnétique nucléaire (RMN), des résultats très discriminants de groupes de biomarqueurs : on ne travaille donc plus sur un seul biomarqueur. Cela permet de voir des effets très différents, non seulement de la qualité des lipides, mais également de la même qualité de lipides contenus dans une

Figure 19 Les adipocytes, produites par le tissu adipeux, exercent de multiples fonctions dans l’organisme.

167

La chimie et l’alimentation

matrice alimentaire différente. Par exemple, le camembert lait cru et le camembert standard ont exactement la même composition lipidique, et pourtant, leurs effets apparaissent significativement très différents associés avec des profils métaboliques très différents. 3.2. L’apport de la chimie et de l’informatique Il ne fait aucun doute que le nutritionniste doit travailler dans un environnement multidisciplinaire. De la prise de sang (ou du prélèvement dans une culture cellulaire) au diagnostic, intervient la chimie analytique, qui permet de déterminer les composants de l’échantillon prélevé, ainsi que leurs concentrations, par exemple grâce à la technique de RMN, ou aux techniques de chromatographie associées aux spectrométries de masse. Ces analyses sont complémentaires ; selon la technique utilisée, on recueillera des informations différentes, à des échelles différentes, et c’est en les utilisant toutes qu’on pourra cerner au mieux les phénomènes étudiés, d’autant qu’un aliment est toujours très complexe, du fait de la multiplicité de ses composants et de leurs interactions. Il suffit de voir l’aspect d’un spectre d’analyse par RMN d’un aliment pour se rendre compte de sa complexité (Figure 20) !

168

Toutes ces analyses conduisent à une multitude de données qu’il faut pouvoir acquérir et classer ; on fait alors appel à des statisticiens, des informaticiens et

plus particulièrement des bio-informaticiens, qui aident à interpréter les données pour décoder les voies métaboliques. L’enjeu étant, encore une fois, de porter un regard critique sur des états de santé, et de prévoir d’éventuels effets délétères qui pourraient apparaître, par exemple à cause d’un supplément alimentaire mal choisi. 3.3. La révolution génomique : vers une approche globale ? Jusqu’à présent, les scientifiques ont étudié les effets de l’alimentation selon une approche ciblée, comme nous l’avons vu à travers les nombreux exemples qui témoignent des avancées réalisées en matière de compréhension de notre métabolisme. Chaque étude consistait à se focaliser sur une voie métabolique, que l’on suivait en ne pistant qu’un ou plusieurs biomarqueurs : cholestérol, phytostérol, glucose, lycopène, voire leurs métabolites. Mais chacune de ces voies est-elle bien indépendante, et n’en cache-t-elle pas d’autres ? Nous l’avons vu, notamment sur la Figure 1, l’être humain est d’une extrême complexité, et les innombrables réactions chimiques et biochimiques qui ont lieu au sein de ses tissus, cellules, organes cohabitent dans un équilibre si élaboré ! Un seul dysfonctionnement dans une voie métabolique peut, en cascade, déséquilibrer l’organisme entier. Mais les progrès de la connaissance scientifique permettent aujourd’hui

L’homme et son métabolisme : une usine chimique ,

,

,

d’avoir une vision de plus en plus globale de l’être humain, et ceci grâce à la récente « révolution génomique », cette branche de la biologie qui a pris son essor à la fin du XXe siècle, et qui consiste à étudier l’organisme dans son ensemble, en l’approchant par son génome. En effet, c’est bien l’ensemble de nos gènes, donc notre ADN, qui détermine tout notre fonctionnement. Il est entre autres à l’origine de la synthèse de nos protéines (enzymes, transporteurs, etc.), actrices de notre métabolisme.

,

,

,

Temps

Cette vision globale que peut offrir la génomique va permettre d’avoir davantage d’éléments indicateurs pour évaluer les effets bénéficerisque d’un traitement ou d’un régime. Par exemple, pour un régime contre l’hypercholestérolémie, on va pouvoir évaluer ses éventuels inconvénients, notamment en termes d’effets secondaires. Ce régime induira-t-il un stress oxydatif dans les cellules ? …et ainsi de suite. La porte reste grande ouverte à de nombreuses nouvelles découvertes les plus inattendues…

Figure 20 Chaque aliment est caractérisé par une combinaison complexe de constituants, qui est sa signature spécifique.

Les défis de demain : vers des diagnostics précoces Le défi de demain serait de trouver des biomarqueurs qui permettent d’anticiper des déséquilibres métaboliques, afin de prévenir les pathologies associées. Comme nous

169

La chimie et l’alimentation

l’avons vu, relever ce défi impliquera une approche multidisciplinaire incontournable, qui associe toujours les chimistes mais aussi les bio-informaticiens, les physiologistes assurant l’articulation et l’intégration de l’ensemble des sciences mises en jeu (Figure 21).

Marqueurs descriptifs Marqueurs précoces

Fluctuations pathologiques Marqueurs pronostic

Fluctuations physiologiques

T Temps

Figure 21 Un défi : trouver des marqueurs précoces des pathologies

Bibliographie [1] La chimie et la santé, au service de l’homme. Coordonné par Minh-Thu Dinh-Audouin, Rose Agnès Jacquesy, Danièle Olivier et Paul Rigny, EDP Sciences, 2009.

170

une question de chimie

Un aliment est un ensemble complexe qui ne résulte pas de la simple juxtaposition de ses différents constituants. Pour en comprendre la construction et évaluer les interactions mises en jeux, les laboratoires de recherche du département CEPIA (Caractérisation et élaboration des produits issus de l’agriculture) de l’INRA utilisent des approches appelées d’« ingénierie inverse » (paragraphe 2.2.1) pour déconstruire l’aliment et remonter jusqu’à l’ingrédient puis à la molécule. Dans un contexte de développement durable et de ré-évaluation des procédés pour une conception plus écologique des aliments, les qualités nutritionnelles, sanitaires et sensorielles des aliments doivent être conservées. C’est ce double défi que ces équipes doivent relever pour inventer les aliments du XXIe siècle.

1

La mayonnaise, un exemple de la complexité des aliments

La mayonnaise (Figure 1), si commune, est un bon exemple de système complexe, à la fois par la multiplicité des molécules qui la composent,

par la diversité des interactions à différentes échelles et par les dynamiques spatiotemporelles qui s’y déroulent, de l’échelle nanométrique (le milliardième de mètre) à l’aliment dans son ensemble. La physique pour les études structurales, la chimie pour l’étude des réactions, la physico-chimie pour l’étude des procédés et des fonctionnalités, doivent être simultanément utilisées pour bien connaître cet aliment et ses évolutions. On pourrait comparer la mayonnaise à une voiture, qu’il suffit de démonter entièrement en pièces détachées pour voir la complexité de sa composition, et pour comprendre combien les multiples interactions entre les pièces, des plus petites aux plus grandes, chacune ayant sa fonction au sein du montage, contribuent au fonctionnement

Marc Anton et Monique Axelos La construction des aliments : une question de chimie

La construction des aliments :

Figure 1 Quelle complexité se cache derrière la mayonnaise ?

La chimie et l’alimentation

du produit final (Figure 2). Par analogie, si nous examinons la composition d’une mayonnaise dans un microscope, nous identifierons une phase aqueuse, dans laquelle baignent des protéines (en vert sur la Figure 3), des gouttelettes d’huile (en marron), ainsi qu’un film interfacial qui entoure ces gouttelettes (en orange).

Figure 2 Une voiture : un mélange complexe de pièces, telles des molécules chimiques en interaction dynamique, pour le fonctionnement de l’édifice.

Figure 3 La constitution microscopique de la mayonnaise : un ensemble très organisé dont chaque élément a une fonction précise.

Figure 4 Composition d’une mayonnaise.

172

L’étude complète de ce système, comme celle des autres produits alimentaires, devra commencer par les ingrédients de la mayonnaise, pour ensuite identifier les interactions physico-chimiques, et comprendre les fonctions de chacun de ces ingrédients au sein de l’édifice. Et enfin, la mayonnaise n’aura plus de secret pour nous ! Pour tout produit alimentaire, peut être établie une liste indiquant sa valeur nutritive et le détail de ses ingrédients. Prenons la liste des ingrédients d’une mayonnaise du commerce (Figure 4). Elle contient de l’huile, du vinaigre, du citron, du sucre,

Chacun de ces ingrédients a un rôle spécifique et le tout est mélangé par un procédé thermomécanique qui crée de nombreuses et nouvelles interactions entre les molécules. La stabilité d’une mayonnaise ne peut donc s’expliquer par un simple mélange entre de l’eau et de l’huile qui sont pourtant ses principaux constituants. En effet, l’eau et l’huile ne se mélangent pas naturellement, le mélange ne se fait que si une énergie mécanique est apportée (fouet à main, mixer de cuisine ou équipement industriel) ; le mélange génère une suspension de gouttelettes d’huile dans une phase aqueuse (donc une émulsion), mais comme l’énergie de l’état dispersé est supérieure (c’est-à-dire qu’il est moins stable) à celle de l’état non dispersé, le mélange, la mayonnaise, est

un système thermodynamiquement instable. De plus, il faut pouvoir la conserver plusieurs semaines, ce qui introduit la notion de stabilité cinétique, c’est-à-dire une stabilité qui dure dans le temps (Figure 5). 1.2. Les fonctions des ingrédients C’est à l’interface entre la gouttelette d’huile et l’eau que se passent les phénomènes les plus importants : il faut trouver les bons ingrédients c’est-à-dire les bonnes molécules qui stabilisent cette émulsion et donc rallongent sa durée de conservation.

La construction des aliments : une question de chimie

auxquels ont été ajoutés des émulsifiants (qui se trouvent dans le jaune d’œuf) et la moutarde, qui permettent à la mayonnaise de « tenir » ; elle contient également divers additifs dont des épaississants comme la gomme xanthane et l’amidon modifié qui contribuent à sa texture (à propos de la texturation des aliments, voir le Chapitre de M. Desprairies), un colorant, le β-carotène, qui joue aussi le rôle d’antioxydant nécessaire pour une bonne conservation (le Chapitre de S. Guyot traite de la coloration des aliments), ainsi que des ingrédients qui relèvent le goût, comme le sel, le sucre, les épices, le sirop de glucose (la notion de goût est analysée dans le Chapitre de P. Etiévant).

1.2.1. Les émulsifiants Les premiers ingrédients entrant en jeu dans la stabilité de la mayonnaise sont les émulsifiants. Ce sont des molécules dites amphiphiles, c’est-à-dire comportant deux parties (Figure 6) : une « tête polaire » (portant souvent une charge, positive ou négative), qui est soluble dans l’eau, et une « queue hydrophobe » qui se caractérise par une ou plusieurs longues chaînes solubles dans les graisses (l’huile), mais pas dans l’eau. La lécithine (E322) en est un exemple. Le nom de ce lipide dérive du grec Lekithos, qui signifie jaune d’œuf, car il avait été initialement extrait d’un œuf par le pharmacien, chimiste français Théodore Nicolas Gobley, au milieu du XIXe siècle. Quelle que soit leur taille, les émulsifiants ont une affinité pour les deux phases (huile et eau) dans l’émulsion : ils diminuent l’énergie libre présente à l’interface entre

173

La chimie et l’alimentation Figure 5 La mayonnaise est une émulsion d’huile (en jaune) dans de l’eau (en bleu). La création de cet état instable nécessite l’apport d’une énergie thermomécanique (fouet, mixer…). 174

l’huile et l’eau (et diminuent ainsi l’instabilité thermodynamique), et ils augmentent la rigidité du film interfacial. La résultante est qu’ils permettent à l’émulsion d’être stable pendant toute la durée de sa conservation et jusqu’à sa consommation. En l’absence

d’un bon émulsifiant, lorsque deux gouttes d’huile se percutent, si le film interfacial n’est pas suffisamment résistant, les deux gouttes fusionnent en une plus grosse : c’est le processus de la déstabilisation : au final, le produit est déphasé ; une couche

La construction des aliments : une question de chimie

Tête polaire

Queue hydrophobe O +

N

O O P O

O O

O

d’huile se forme au-dessus de la mayonnaise, qui devient inconsommable (Figure 7). Le choix des molécules émulsifiantes est donc très important pour assurer la formation de films interfaciaux résistants et contribuant à faire « tenir » les émulsions. En ce qui concerne la mayonnaise, les émulsifiants naturels qui proviennent de l’ajout de jaune d’œuf sont les LDL (« low density lipoproteins », voir l’Encart « Le cholestérol et ses transporteurs » du Chapitre de M. Barel), qui se présentent sous forme de nano gouttelettes dont les parois sont un film de phospholipides et d’apoprotéines de faible densité (ce sont des tensioactifs comportant une partie protéique et une partie non protéique). Ces gouttelettes (Figure 8) existent naturellement dans le jaune d’œuf : l’intérieur contient une huile constituée de triglycérides et de cholestérol. C’est un bel édifice chimique qui montre combien la nature a bien fait les choses !

O

Figure 6 La lécithine (formule du bas) peut être utilisée comme émulsifiant dans des préparations telles que la mayonnaise. De par ses propriétés amphiphiles – elle possède une tête polaire (bleu) et une queue hydrophobe (orange) – elle est à la fois soluble dans l’eau (la partie polaire) et dans l’huile (la partie hydrophobe), ce qui lui permet de se positionner à l’interface eau/huile et de former des gouttelettes d’huiles dans l’eau (dessin à droite), ce qu’on appelle une émulsion.

Cette structure procure aux LDL une grande capacité émulsifiante. Il est en effet possible de l’utiliser pour fabriquer une nouvelle émulsion qui sera mille fois plus grosse : quand on provoque la fusion de ces gouttelettes avec une interface huile/eau, elles s’étalent et créent ainsi une nouvelle interface, générant la nouvelle émulsion. À la

Figure 7 Des gouttelettes d’huile fusionnent entre elles et l’émulsion est destabilisée.

175

La chimie et l’alimentation

apoprotéines

A

B

étalement interface air-eau

phospholipides diffusion

Protéines-LN 60 nm

1

protéines

2 Protéines-PL

3 triglycérides esters de cholestérol

cholestérol 2 x 2 μm

Figure 8 A) Structure du LDL du jaune d’œuf et son rôle dans la constitution du film interfacial (B). PL : Phospholipides ; LN : Lipides neutres.

Figure 9 Les épaississants ont pour rôle d’empêcher la fusion des gouttelettes d’huile.

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manière d’une petite bulle de savon qui vient fusionner avec une autre pour générer une plus grosse bulle (Figure 8). 1.2.2. Les épaississants Les seconds ingrédients importants dans la conception d’une mayonnaise sont les épaississants. Les industriels de l’agroalimentaire y ont souvent recours pour améliorer la stabilité des émulsions telles que la mayonnaise

ou le yaourt. Ce sont essentiellement des macromolécules telles que des protéines ou des molécules de la famille des polysaccharides (l’amidon, les alginates, etc. Ces épaississants sont décrits dans le Chapitre de M. Desprairies). Ajoutés à la phase aqueuse, ils en augmentent la viscosité et limitent le déplacement des gouttelettes d’huile, les empêchant ainsi de fusionner entre elles (Figure 9).

La construction des aliments : une question de chimie

1.3. La réalisation du mélange : procédé de fabrication L’énergie nécessaire pour créer l’émulsion est obtenue mécaniquement soit par un rotor-stator qui donne une émulsion grossière, soit par un homogénéisateur haute pression produisant une émulsion beaucoup plus fine. Pour fabriquer une mayonnaise industrielle, on combine généralement les deux procédés : on utilise d’abord un « moulin colloïdal1 », muni d’un rotor qui tourne devant un stator avec un faible entrefer, suivie d’une deuxième homogénéisation à très haute pression (100 à 200 bars) qui permet d’obtenir une émulsion finale, plus fine, dans laquelle les gouttelettes mesurent entre deux et cinq microns (Figure 10). Les émulsifiants présents dans le mélange permettent de stabiliser l’émulsion formée à l’issue de ce procédé, en s’adsorbant à la surface des gouttelettes.

2

Les nouvelles approches de l’industrie agroalimentaire dans l’étude de la construction des aliments

2.1. Conduire les recherches sur des systèmes modèles proches de la réalité Les études sur des modèles menées jusqu’à présent dans l’industrie agroalimentaire 1. Un colloïde est un mélange homogène constitué d’une « phase » (solide, liquide ou gazeuse) dispersée dans un milieu continu (solide, liquide ou gazeux).

n’étaient pas en accord avec la réalité pratique car elles ne prenaient pas en compte la notion d’assemblages de biopolymères2. Maintenant, plutôt que de manipuler les objets uniquement à l’échelle moléculaire, les chercheurs et ingénieurs travaillent davantage sur des assemblages de plusieurs molécules, parfois de plusieurs milliers. Cette échelle leur permet d’obtenir des modèles et des résultats qui s’accordent mieux avec la réalité industrielle, en particulier celle qui est liée aux procédés à mettre en œuvre. C’est en prenant en compte la formation de certains assemblages de protéines et d’agrégats de toute taille, leur forme, leur structure et leur 2. Un polymère étant une macromolécule constituée d’un enchaînement d’unités moléculaires répétitives (appelées monomères), un biopolymère est un polymère que l’on trouve dans notre organisme et dans la nature : protéine (dont les monomères sont des acides aminés), polysaccharides (dont les monomères sont des molécules de la famille des sucres comme le glucose, le fructose, etc.).

Figure 10 Procédé industriel de fabrication d’une mayonnaise.

177

La chimie et l’alimentation

compacité, que l’étude de la construction des aliments a été approfondie. Les agrégats, qu’ils soient formés naturellement ou par action thermomécanique, concourent directement aux propriétés de l’aliment et vont avoir une grande influence sur la formulation des produits alimentaires. Ainsi les scientifiques essaient de relier la structure des assemblages en solution, à l’interface (systèmes modèles), et la stabilité chimique et physique des systèmes dispersés réels (Figure 11).

Figure 11 Approche multi échelle des prévisions d’évolution du système constitué par l’aliment étudié.

178

Cette nouvelle approche multi échelles leur a aussi permis d’imaginer de nouvelles fonctionnalités, par exemple de séquestrer des molécules comme des vitamines ou des arômes dans de telles structures protéiques (ou dans d’autres types de molécules biocompatibles : polysaccharides3, lipides…). Ces molé3. Au sujet des polysaccharides, voir le Chapitre de M. Desprairies.

cules pourront ainsi être encapsulées et stabilisées au sein d’un produit alimentaire. Par ailleurs, les approches de modélisation ouvrent la porte à des prédictions d’évolution du système complexe que constitue l’aliment étudié : par exemple, on part des émulsifiants, qu’ils soient ou non assemblés, et on essaye de comprendre ce qui se passe dans l’aliment en modélisant les réactions aux interfaces, puis on intègre les aspects liés à la réalité industrielle en prenant en compte les procédés mis en jeu, l’environnement, la dynamique et la réactivité qui peuvent en résulter , etc. 2.2. Trouver des réponses aux nouvelles attentes des consommateurs Face aux besoins et attentes des consommateurs, l’industrie agroalimentaire doit répondre à un nouveau défi grandissant depuis quelques années : concevoir

notre cerveau tous les signaux chimiques dus à l’interaction de molécules (arômes, saveurs, épices, etc.) avec nos récepteurs sensoriels ou nos terminaisons nerveuses, à l’origine du goût et donc du plaisir ressenti quand on mange (les mécanismes liés à la sensation du goût sont décrits dans le Chapitre de P. Etiévant).

2.2.1. L’approche de l’« ingénierie inverse »

Concernant les qualités nutritives, les études n’étaient jusqu’à récemment basées que sur l’établissement de relations entre une liste d’ingrédients et l’effet observé sur le métabolisme des cellules, sans prendre en compte l’effet de la structure des aliments. Or, deux aliments ayant la même composition mais avec des structures différentes peuvent conduire à des effets différents d’un point de vue nutritionnel.

Pour répondre à ces attentes, l’industriel doit d’abord être capable d’analyser l’ensemble des besoins des consommateurs, puis de concevoir les aliments en fonction de ces besoins. Deux étapes qui sont loin d’être simples. La phase d’analyse à elle seule requiert des connaissances approfondies sur l’ingestion et la digestion des aliments, deux étapes clés qui doivent être approchées scientifiquement, en étudiant les effets de la composition et de la structure des aliments. Pour ce faire, il faut décomposer toutes les étapes de la « déconstruction » des aliments au cours de l’ingestion et de la digestion. Cela commence au niveau de la bouche, où les aliments sont mâchés (action mécanique) et parfois en partie digérés (action enzymatique), en même temps qu’arrivent à 4. L’éco-conception est une approche qui prend en compte les impacts environnementaux dans la conception et le développement du produit et les intègre tout au long de son cycle de vie (de la matière première, à la fin de vie en passant par la fabrication, la logistique, la distribution et l’usage).

Enfin, un autre défi concerne l’analyse des phénomènes au niveau du tube digestif, dans lequel se produisent des modifications physiques (par exemple le brassage au niveau de l’estomac), chimiques et enzymatiques (suc gastrique, bile, insuline, etc.) qui conduisent à une restructuration de l’aliment : de nouvelles structures (des métabolites) se forment, avec de nouvelles propriétés, de nouvelles biodisponibilités et interactions avec l’organisme ; ils peuvent avoir plusieurs comportements possibles, comme le passage dans la circulation sanguine pour être distribués dans l’organisme (l’aspect nutritionnel des aliments et leur digestion sont abordés dans le Chapitre de M.-J. Amiot-Carlin).

La construction des aliments : une question de chimie

des aliments qui allient à la fois le plaisir (goût, aspect, texture), la facilité d’usage, tout en prenant en compte les questions de santé et de sécurité. S’y ajoute le souci d’utiliser des procédés de fabrication qui intègrent les aspects d’éco-conception4 pour contribuer à un développement durable.

179

La chimie et l’alimentation

Comprendre tous ces phénomènes – perception des aliments, absorption dans l’organisme, effets nutritionnels – en relation avec la structure des aliments : tel est le premier défi ambitieux que se donnent les scientifiques de l’alimentation. Le deuxième défi est de concevoir sur cette base des structures alimentaires basées sur ces nouvelles connaissances, afin de répondre au mieux aux besoins des consommateurs en matières gustative et nutritive. Enfin, il faut mettre au point les procédés permettant de créer ces nouveaux produits. L’ensemble de ces démarches constitue ce qu’on appelle l’« ingénierie inverse ». C’est un outil qui permet de revisiter les formulations et les procédés en intégrant en amont les propriétés attendues pour les utilisations en aval. Un des défis de la recherche et du développement en agroalimentaire est de maîtriser les interactions ingrédients/structure/ procédé/fonction.

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2.2.2. Modéliser pour prédire La modélisation est un outil où l’on traduit les connaissances acquises en modèles et en équations mathématiques dans le but de prédire la conduite d’un procédé. Pour faciliter la démarche de l’« ingénierie inverse », les scientifiques se dotent de méthodes et d’outils de plus en plus précis, conçoivent des modèles reproduisant les phénomènes en faisant varier autant de paramètres que souhaités ; et in fine font des prédictions. L’objectif est par exemple de prédire toute la conduite d’un procédé permettant à l’industriel d’obtenir un produit de bonne qualité. On cherche maintenant à intégrer l’ensemble des connaissances issues des données expérimentales et des modèles que l’on a construits, et de façon plus large au niveau d’une filière : on part d’une expérimentation partielle et très spécifique, pour aller vers des réponses plus globales et génériques afin d’aider une filière donnée.

Le consommateur attend d’un aliment des propriétés sensorielles, nutritives, sanitaires et écologiques contrôlées et maîtrisées. Ce qui exige une bonne connaissance de tous les paramètres qui gouvernent la construction de l’aliment, sa transformation dans l’organisme et les conséquences sur toutes ces propriétés. Dans toutes les étapes de cet ensemble complexe, la chimie dans toutes ses approches joue un rôle majeur, en interaction constante avec la biologie, la physique et le génie des procédés. Les enjeux économiques et sociétaux sont énormes et les connaissances à acquérir, comme les défis à relever, laissent un large terrain d’exploration pour encore longtemps aux scientifiques.

La construction des aliments : une question de chimie

Concevoir les aliments de demain : un défi d’actualité pour les scientifiques

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diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates

Il est intéressant de connaître le comportement alimentaire de nos cousins primates, dont les chimpanzés sont les plus proches de l’homme, et ainsi de peut-être comprendre comment, à travers l’histoire de l’évolution des espèces, nous a peu à peu été légué notre manière de nous nourrir et de percevoir le goût des aliments. Derrière les mécanismes adaptatifs qui se sont mis en place sur des millions d’années se dessinent aussi des comportements appris… Découvrons donc dans un premier temps le menu des primates, la diversité et les structures et propriétés chimiques de leurs aliments. Les chercheurs anthropologues et chimistes nous emmènent sur le terrain où ils mènent avec patience une étude passionnante sur les comportements alimentaires de ces grands singes, qui sembleraient bien se nourrir avec intelligence, mais aussi avec un certain plaisir. En plaçant les résultats observés dans le cadre de

l’évolution des espèces, ces mêmes chercheurs se sont interrogés sur la façon dont notre régime alimentaire a pu évoluer, notamment avec l’apparition de la cuisson…

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À la découverte du menu de nos cousins primates 1.1. La forêt tropicale, un paradis alimentaire Partons en Afrique, dans la forêt tropicale du sud-ouest de l’Ouganda, et approchons-nous silencieusement des chimpanzés sauvages du parc national de Kibale1. Nous les apercevons perchés sur de grands arbres tel le Ficus natalensis, généreux en figues mûres et sucrées. Un 1. Le Parc National de Kibale en Ouganda couvre une superficie de 795 km2 et abrite aujourd’hui environ 1 000 chimpanzés (recensement de l’Uganda Wildlife Authority, 2005), ce qui représente environ un cinquième de la population de chimpanzés en Ouganda. Les aires protégées ougandaises, leur faune et leur flore sont gérées par l’Uganda Wildlife Authority.

Sabrina Krief et Claude-Marcel Hladik Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates

Au menu de nos cousins :

La chimie et l’alimentation Figure 1 Les chimpanzés adorent se nourrir de fruits sucrés qu’ils se procurent dans les arbres.

plaisir évident accompagne leur arrivée sur ces arbres ; ils émettent des vocalisations caractéristiques et accueillent en général les nouveaux arrivants bruyamment. En effet, selon le mode de fonctionnement des communautés de chimpanzés (le système de « fission-fusion »), les chimpanzés forment des groupes plus importants au sein de la communauté lorsque la nourriture est abondante. Leurs cris appellent leurs congénères à venir partager ce repas calorique de fruits (Figure 1 et Encart : « Les chimpanzés, des animaux très sociaux »).

LES CHIMPANZÉS, DES ANIMAUX TRÈS SOCIAUX Physiquement et génétiquement, les chimpanzés sont les primates les plus proches de l’humain ; ils vivent en groupe selon une organisation sociale très élaborée (Figure 2). Ils utilisent en particulier un système dit de fission-fusion : à l’intérieur d’une communauté, de petits sous-groupes peuvent se former, se défaire et se reformer. La taille des communautés varie d’une dizaine d’individus à plus de 150 membres. Les territoires sont aussi de surface variable allant jusqu’à plus de 100 km2. À la découverte d’une source alimentaire telle qu’un arbre aux fruits abondants, un grand concert de cris alerte les chimpanzés les plus proches, qui viennent alors s’y rassembler. Les « pant-hoot »* résonnent à travers la forêt et sont un élément essentiel de la communication très complexe des chimpanzés.

Figure 2 Les chimpanzés vivent en communauté avec un système de communication élaboré.

* Pant-hoot : ensemble des signaux sonores qui permettent aux grands singes de communiquer entre eux, en jouant notamment sur la modulation des sons.

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2. Un hotspot est une zone géographique, terrestre ou marine, représentative de la biodiversité qui concentre une grande quantité d’espèces animales et végétales différentes.

sont préconisés pour l’espèce humaine. Parmi tous ces aliments, il a été constaté qu’une très faible part, en termes de pourcentage de temps consacré, correspond à d’autres aliments soit hautement caloriques – d’origine animale comme de la viande, des larves d’insecte ou encore du miel – soit au contraire pas du tout riches en valeur calorique et nutritive. Ainsi, sur trois cents parties de plantes consommées, nous dénombrons soixante-quinze parties – feuilles, tiges ou écorces d’espèces différentes – mangées rarement ou en faibles quantités, avec des comportements particuliers observés chez ces chimpanzés. Par exemple, sur une période de trois ans, les écorces de certaines espèces ont été consommées moins de dix fois. Mais alors pourquoi les chimpanzés s’intéressent-ils tout de même à ces écorces, alors qu’une abondance de fruits mûrs et sucrés est disponible ? Cela est d’autant plus surprenant que ces consommations n’interviennent pas seulement en période de faible disponibilité alimentaire ; de plus, pour arracher ces écorces et pour mastiquer ces aliments très

Figure 3 Les chimpanzés se nourrissent principalement de baies et de fruits trouvés sur les plantes et dans les arbres, mais également des parties végétatives, telles que des tiges ou des feuilles. À gauche : un chimpanzé consomme des feuilles de Baphia leptobotrys, riches en protéines végétales.

Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates

Les grands singes vivent uniquement en forêt tropicale, et très rarement en milieux plus secs tels que les savanes arborées dans le cas des chimpanzés. Ces forêts tropicales sont des hotspot de biodiversité2, concentrant à elles seules entre 50 et 90 % de la diversité biologique terrestre. On peut dès lors se demander si le régime alimentaire des grands singes, et en particulier des chimpanzés, pourrait refléter cette diversité biologique. Étant principalement frugivores, ils passent 80 % du temps dévolu à l’alimentation à consommer des baies et des fruits, mais ils consomment également des parties végétatives, telles que des tiges ou des feuilles (Figure 3). Dix années d’étude sur le terrain en Ouganda nous ont ainsi permis d’enregistrer une diversité tout à fait étonnante, avec plus de trois cents aliments au menu ! Cette diversité est certes calculée sur une période très longue, mais sur une même journée, on dépasse déjà largement les cinq fruits et légumes qui

187

La chimie et l’alimentation

riches en fibres, il leur faut déployer beaucoup d’effort, pour un bénéfice calorique finalement faible. Tout cela suscite bien des interrogations… 1.2. Les plantes, pour la santé des chimpanzés ? Les relations qui unissent les chimpanzés et les plantes en termes d’alimentation et de nutrition, mais aussi en termes d’activité biologique, sont au cœur de nos travaux de recherche. Quand on parle d’activité biologique, on pense tout particulièrement aux effets possibles de ces plantes sur les maladies. 1.2.1. Des comportements d’automédication

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Poursuivons donc la découverte des plantes en forêt tropicale. Cette étude donne l’occasion d’explorer la diversité végétale, laquelle est aujourd’hui estimée à près de 400 000 espèces sur la planète ! Seule une poignée d’entre elles ont pour l’instant été étudiées du point de vue de l’activité biologique et des propriétés chimiques. Plantes, agents pathogènes et animaux « prédateurs » des plantes interagissent entre eux, et c’est une interaction en perpétuelle évolution. Aussi, il est important d’essayer de mieux cerner, sur le plan écologique, quels effets peuvent avoir ces plantes sur la santé de leurs consommateurs. L’étude sur les chimpanzés sauvages n’est cependant pas aisée à mener, car ils sont une espèce très menacée et en voie d’extinction ; il a donc fallu éviter tout

prélèvement invasif (nécessitant une anesthésie ou une manipulation). On passera plutôt par le biais d’observations directes, ou par les selles et les urines auxquels on a accès. Premières évidences qui sont apparues aux chercheurs : les chimpanzés pouvaient avoir un comportement d’automédication ! C’est ce que rapporte pour la première fois, en 1983, l’anthropologue britannique Richard Wrangham et son collègue japonais Toshisada Nishida, qui ont constaté que les chimpanzés consommaient des feuilles rugueuses. On peut effectivement dès l’aube observer, par exemple, des chimpanzés femelles rouler ces feuilles rugueuses dans leur bouche, pour les avaler tout rond, sans les mastiquer. Ces feuilles vont se retrouver intactes dans les selles, entraîner avec elles des parasites et accélérer le transit digestif. On peut penser qu’il ne s’agit là que d’un simple usage mécanique des feuilles, puisque le chimpanzé ne les a pas préalablement mâchées… pas d’effet chimique et biologique donc ? Or on s’aperçoit par ailleurs que des tiges amères servent aussi de vermifuges3 à ces primates : c’est en 1989 que le chercheur américain Mike Huffman a, le premier, montré qu’un chimpanzé malade pouvait utiliser des tiges amères de Vernonia, et il ne tarda pas à en isoler des molécules actives, vermifuges. 3. Un vermifuge est un médicament permettant d’éradiquer les parasites intestinaux ou les vers chez les hommes ou les animaux.

Une autre preuve d’un rôle éventuel des plantes dans le maintien de la bonne santé de nos cousins primates peut être leur utilisation en usage externe. On a par exemple observé un mâle adulte en train de cueillir des feuilles pour nettoyer sa plaie. Au cours de travaux menés en laboratoire, nous avons cherché à connaître quels pouvaient être les effets d’extraits de plantes récoltées en forêt tropicale sur différentes cibles telles que des parasites, des bactéries, des virus ou encore des cellules cancéreuses. Des tests pharmacologiques réalisés sur des cultures de Plasmodium falciparum ont montré qu’à des concentrations de seulement 10 μg/mL d’extraits, les plantes consommées rarement par les chimpanzés permettaient en moyenne d’inhiber de 45 % la croissance de ce parasite responsable du paludisme ! Les résultats sont encore meilleurs avec des extraits d’écorces, avec 57 % d’inhibition en moyenne. Ces pourcentages d’inhibition sont significativement plus élevés pour les parties de plantes consommées que pour celles non consommées. On commence ainsi à réaliser comment ces écorces de plantes peuvent contribuer à la santé des populations de chimpanzés dans les forêts tropicales (Figure 4). Et aussi combien il est important de préserver cette biodiversité pour la survie des grands singes, mais aussi peut-être pour la santé des hommes… Certains de nos résultats les plus probants sont issus d’études menées sur des cas

particuliers. Ainsi nous avons suivi Kilimi, une jeune femelle chimpanzé qui présentait des troubles digestifs, associés à une charge parasitaire élevée. Trois jours après le début des symptômes, elle s’est écartée de sa mère et des autres enfants pour aller consommer, avec beaucoup d’efforts, des écorces et de la résine d’Albizia grandibracteata, très rarement consommées par les chimpanzés. Dans les jours suivants, le transit de Kilimi est redevenu normal et ses selles ne présentaient plus de parasite. Nous nous sommes alors intéressés à cette plante, qui, par ailleurs, est utilisée en médecine traditionnelle locale, à la fois par les Ougandais mais aussi en République Démocratique du Congo, comme vermifuge, ou pour traiter les maux d’estomac et les ballonnements. Elle a été récoltée, et des extraits, testés au laboratoire, ont montré qu’ils tuaient des parasites intestinaux ainsi que des cellules cancéreuses en culture. Par la suite, ont été isolées à partir de ces plantes de nouvelles molécules de la famille des saponosides4, qui se sont effectivement révélées significativement actives sur 4. Les saponosides constituent une famille de molécules formées par l’association de deux parties, dont l’une appartient à la famille des sucres. Elles sont très fréquentes dans les végétaux supérieurs, surtout dans les tissus riches en substance nutritive, comme les racines, les tubercules, les feuilles, les fleurs et les graines. On les trouve dans les légumes comme le soja, les petits pois, les épinards, ou encore dans des herbes aromatiques comme le thé et le ginseng.

Figure 4 Les écorces consommées par les chimpanzés présentent plus fréquemment des activités biologiques que les autres parties de plantes testées au laboratoire. Des chimpanzés collectent de petites proies (un oisillon) consommées en mélange avec des feuilles ou des écorces.

Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates

1.2.2. Des parties de plantes aux vertus thérapeutiques

189

La chimie et l’alimentation

des parasites intestinaux et sur des cellules cancéreuses. Un autre comportement particulier nous a interpellés : un chimpanzé est parti s’isoler pour consommer des feuilles de Trichilia rubescens. Une étude poussée a de nouveau révélé une forte activité antipaludique chez cette plante, à partir de laquelle deux molécules de la famille des limonoïdes5 jusqu’alors inconnues ont été isolées, dont une concentration de 0,3 μg/mL suffit à tuer 50 % des agents du paludisme en culture, ce qui correspond à la dose efficace de l’antipaludique chloroquine, et témoigne ainsi d’une activité tout à fait significative. En outre, un lien a été établi entre la quantité consommée par le chimpanzé, la présence circulante des molécules dans l’organisme et l’activité antipaludique observée sur des cultures, semblant indiquer que ces molécules pourraient avoir une activité biologique sur l’organisme de l’animal. Et l’on a pu vérifier que les chimpanzés pouvaient souffrir du paludisme : leurs symptômes sont moindres que chez l’homme, mais ils sont bien porteurs du parasite plasmodium, en particulier du Plasmodium reichenowi, très proche du Plasmodium falciparum qui infecte les hommes. Tous ces résultats ne laissentils pas penser que les chimpanzés auraient leur propre pharmacopée ? L’étude des nombreuses autres plantes

190

5. Les limonoïdes sont une famille de composés abondants dans les agrumes, responsables de l’odeur caractéristique de leurs pelures.

consommées par nos cousins primates devrait permettre bien d’autres découvertes… 1.3. Consommer la terre pour améliorer la santé ? 1.3.1. Améliorer la disponibilité des molécules thérapeutiques Une autre étude tout aussi intéressante porte sur un autre comportement observé chez ces chimpanzés. En effet, il arrive parfois que, juste après avoir mangé des feuilles de Trichilia rubescens, ils se mettent à consommer de la terre rouge. Mais pas n’importe laquelle : de la terre qu’ils vont chercher, soit entre les racines d’arbres tombés, soit de terriers qui ont été creusés par des animaux, mais jamais de la terre de surface. Il se trouve que cette même terre est également utilisée par les populations humaines locales pour traiter les diarrhées hémorragiques. Mais que recèlerait-elle donc pour être ainsi consommée en association avec les plantes ? Nous avons donc comparé les caractéristiques physiques et chimiques des terres consommées par les chimpanzés et celles des populations locales, et avons constaté qu’elles étaient identiques. Au cours d’expériences réalisées en laboratoire, nous avons testé l’effet de la consommation de Trichilia rubescens seule d’une part, et d’autre part en association avec soit de la terre consommée par les chimpanzés, soit de la terre utilisée par les hommes, ou soit encore avec du kaolin (la composition chimique de la terre consommée par les chimpanzés est très proche

1.3.2. Les chimpanzés savent associer les aliments Cette pratique d’associer de la terre avec des aliments chez les chimpanzés nous engage à mieux examiner leur régime alimentaire en terme d’associations d’aliments, et c’est une problématique assez nouvelle, car on a généralement l’habitude de considérer les aliments de façon séparée. Une étude intéressante a porté sur un groupe de chimpanzés à la suite d’une chasse

1.2 1.1

50

Taux dans le sang

1.0 0.9 0.8 0.7 0.6 0.5 0.4 0.3 0.2 0.1 0

0 -0.1 0

10

20

au colobe bai6, partageant la proie. Les huit chimpanzés ayant participé à la chasse ont consommé soit les viscères, soit les muscles, soit la carcasse du colobe. Mais dans tous les cas, ils y ont associé des feuilles d’espèces différentes, qui sont des feuilles jamais consommées ordinairement. Elles ne le sont qu’en association avec de la viande issue de la chasse : elles sont alors mastiquées en même temps que la viande, pour former une chique (une sorte de gomme à mâcher).

30

40

Figure 5 Sur ce chromatogramme, la courbe verte correspond à la digestion des feuilles de Trichilia rubescens seules ; les autres courbes correspondent à la digestion de ces feuilles en association avec de la terre. Les extraits de la feuille ont été réalisés dans des conditions mimant la digestion (et non en présence de solvants comme est habituellement pratiquée l’extraction chimique de molécules à partir des plantes).

Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates

Alors non seulement nos cousins primates se montreraient bons médecins, mais ils auraient également accès aux secrets de l’enrobage des principes actifs pour améliorer l’efficacité des médicaments !

100

% phase mobile

du kaolin) : elle contient de la kaolinite, utilisée comme pansement digestif en médecine humaine et vétérinaire. Les résultats montrent que les feuilles consommées seules avaient une bonne activité sur le parasite plasmodium et que la terre seule n’en avait aucune. Mais chose intéressante : l’association des deux augmente l’activité antipaludique (Figure 5). Une hypothèse serait que les molécules les moins actives se trouveraient adsorbées sur la terre (correspondant à la partie en dessous de la courbe verte de la Figure 5), et que ne resteraient disponibles que les molécules les plus actives. Ainsi, l’adjonction de terre aurait non seulement pour but d’améliorer la digestion des chimpanzés, mais aussi de potentialiser l’activité biologique des plantes.

Comment interpréter cette pratique alimentaire ? Est-ce pour faciliter la mastication et favoriser l’assimilation et la digestion des chimpanzés ? Mais l’on ne peut s’empêcher également de penser à un autre rôle de ces feuilles, dont le goût est très prononcé, parfois avec une amertume très marquée : peut-être auraient-elles un rôle dans la perception gustative, servant d’arômates ? On pourrait 6. Le colobe bai est un singe d’Afrique occidentale de taille moyenne, aux longues pattes, au dos arqué et à l’abdomen volumineux. Totalement arboricole, il est très dépendant de la présence des grands arbres de la forêt tropicale dense humide.

191

La chimie et l’alimentation

dès lors se demander si les chimpanzés ne chercheraient pas, tout comme l’homme, à pimenter leurs repas, exciter leur appétit et trouver du plaisir à manger ? 1.4. L’alimentation des chimpanzés : un comportement appris et adapté ? Toutes ces observations, souvent surprenantes, nous conduisent à nous poser des questions de fond sur le comportement alimentaire des primates. On ne peut en effet qu’être fascinés par une scène où une mère chimpanzé tapote sa jeune fille qui essaye de prendre des fruits immatures ; ou au contraire une autre mère, qui, avec bienveillance, laisse sa fille se saisir de sa chique, puis calme l’enfant en la berçant. Ainsi les travaux des chercheurs s’orientent aujourd’hui vers la compréhension de l’acquisition de ce comportement. Avec la question qui, à la lumière des nouvelles découvertes, interpelle de plus en plus : les chimpanzés sélectionnent-ils des plantes à activité biologique, simplement en fonction adaptative, ou bien effectuent-ils un véritable choix, et dans ce cas, l’intentionnalité est-elle guidée par une maladie ? Quel est alors le rôle exact de la transmission de la part de la mère : y a-t-il un apprentissage, comme il a déjà été montré pour l’utilisation d’outils ?

192

Sont-ce des encouragements ? La mère facilite-telle la consommation ou bien la freine-t-elle ? Ces premiers indices concordent pour une

sélection apprise et adaptée au contexte (maladie ou bonne santé) chez les chimpanzés. Les frontières qui séparaient la médecine de l’alimentation, l’animal de l’homme, se dissipent peu à peu …

2

Les plantes et les primates : une co-évolution ? Ainsi que nous l’avons vu, nos cousins primates se nourrissent principalement de fruits sucrés, généreusement apportés par les arbres de la forêt tropicale. De nombreuses études éthologiques7 l’ont montré, les animaux grimpent sur les arbres aux fruits les plus sucrés, les consomment, et les graines sont répandues dans leurs fèces puis germent ; ce sont au final les arbres avec les meilleurs fruits qui poussent préférentiellement. Une sélection s’est ainsi opérée sur des millions d’années, et les plantes qui peuplent actuellement les forêts en sont le résultat. Les primates agissent ainsi comme de véritables jardiniers de la forêt en améliorant les espèces, comme l’ont fait les agriculteurs pendant des milliers d’années, par la sélection massale : cela consiste à sélectionner les plantes qui semblent les plus intéressantes et à utiliser leurs graines comme semences pour la culture suivante, en renouvelant l’opération de génération en génération, 7. L’éthologie est la science qui étudie le comportement des êtres vivants dans leur milieu naturel.

Simultanément, un phénomène de co-évolution s’est produit au cours de l’Ère Tertiaire entre les plantes produisant les fruits sucrés, et les primates non humains. Nous avons vu que le goût des aliments semblait avoir de l’importance pour les primates, et cette perception gustative a vraisemblablement évolué au cours du temps. Les scientifiques ont cherché à étudier en détail cette évolution, qui pourrait donner des éléments d’explication aux adaptations gustatives observées actuellement... 2.1. La perception du goût chez les primates 2.1.1. Les seuils de discrimination du goût Au cours de leurs études sur la perception des saveurs, les chercheurs peuvent notamment se pencher sur les seuils de discrimination, c’est-à-dire les niveaux de concentration à partir desquels les aliments sont perçus. Dans le cadre de programmes européens de recherche, des mesures de réactivité ont été réalisées sur l’homme puis sur l’animal. Les seuils de goût sont déterminés en donnant à chaque personne testée toute une série de solutions diluées de sucre, de chlorure de sodium, d’acide, de produits amers (comme le chlorhydrate de quinine, ou le propylthiouracyle), ou des tanins. On détermine les concentrations à partir desquelles chaque personne déclare percevoir le goût.

Arbre additif (distances de corrélation)

Saccharose

des seuils de perception gustative

Fructose 0.1

Homo sapiens N=412

Échelle de distance

Hladik, C.M., Pasquet, P., Danilova, V. & Hellekant, G. (2003) C.R. Palevol.

Extrait de Steiner et 2003

Chlorure de sodium

al.,

Acide citrique

Quinine Tanin de chêne Acide tanique Extrait de vidéo de Matty Chiva

Cela est évidemment plus compliqué quand on passe aux primates non humains. Dans ce cas on va leur donner le choix entre la solution et de l’eau, et, après de nombreux tests, on calcule si, statistiquement, ils font une différence, par exemple entre une solution amère, qu’ils vont rejeter plus souvent, et de l’eau pure. Le protocole est extrêmement long, mais fournit des résultats significatifs, à partir desquels des « arbres additifs » ont pu être tracés (Figure 6). Ce sont des schémas permettant d’établir des corrélations entre les perceptions des différents produits, lesquels ont chacun une signature très particulière en termes d’impulsions sur les fibres du nerf gustatif. L’analyse de ces corrélations entre les perceptions a apporté des renseignements importants, d’autant que l’on sait combien les aliments sont complexes : ce sont des

Figure 6 L’arbre additif permet d’établir des corrélations entre différentes perceptions gustatives : on parvient à bien discriminer les différents goûts sucrés, salés, acides, amers, ou les goûts astringents des tanins.

Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates

dans l’objectif d’améliorer la performance de la culture.

193

La chimie et l’alimentation

mélanges de composés, tous perçus de manière différente, par de multiples récepteurs qui sont souvent activés en même temps (les récepteurs du goût sont décrits dans le Chapitre de P. Etiévant). Ces arbres additifs montrent notamment que la perception désagréable des tanins ou des molécules très amères donne des signaux totalement différents de ceux des sucres. Au contraire, la distance mise en évidence par cet arbre entre le fructose et le saccharose est très courte, ce qui montre que beaucoup de fibres du nerf gustatif sont communes aux signaux correspondants, mais l’on arrive quand même à discriminer ces deux types de sucres. Les hommes, comme tous les primates non humains, sont en effet capables de faire la différence entre de nombreuses molécules de différents sucres ou des molécules qualifiées globalement d’amères mais dont ont peut distinguer les différentes saveurs. 2.1.2. Le réflexe gusto-facial

194

Pour comprendre ce que représente l’évolution des perceptions gustatives chez les primates, les chercheurs font référence à ce qu’on appelle le « réflexe gustofacial ». Des études réalisées par le professeur et psychologue Matty Chiva ont montré qu’à sa naissance, un bébé fait preuve d’un réflexe de décontraction musculaire dès qu’on lui pose sur la langue une goutte de solution sucrée, alors que le dépôt d’un composé amer comme la quinine provoque un réflexe d’intense contraction des

muscles faciaux qui l’amène à recracher ce qu’il a en bouche. C’est ce réflexe qui nous conditionne à rejeter d’emblée des molécules potentiellement toxiques telles que des alcaloïdes, dont beaucoup sont des poisons. Ce réflexe est adaptatif, il n’est pas du tout intégré au niveau du cortex et existe même chez des enfants anencéphales. Mais il peut progressivement s’associer au plaisir, à l’éducation, ainsi qu’au contexte socioculturel associé à l’alimentation. Le signal gustatif passant par l’hypothalamus, se projette dans l’aire orbitofrontale8 et se combine donc avec des éléments des connaissances que nous acquérons au fil de notre vie. Cela permet une évolution du goût, à tel point que le comportement peut parfois même s’inverser, comme l’illustre la perception de l’amertume de la bière, que l’on peut finir par aimer ! Le réflexe gusto-facial, observé chez tous les jeunes primates, nous vient donc du plus profond des âges. Au bout de cinquante millions d’années de co-évolution entre les primates et les plantes à fleurs donnant des fruits sucrés (les angiospermes), auxquels ils se sont adaptés, ce réflexe est associé aux perceptions bénéfiques vis-à-vis de la plante. Ainsi, les primates ont fondamentalement quelque chose en eux qui les détermine à préférer les produits en fonction desquels ils ont évolué, et à en éviter d’autres. 8. Le cortex orbitofrontal est une région du cerveau qui entre en jeu dans les processus de décision.

Par ailleurs, les études réalisées sur l’homme (avec la méthode de réponse directe permettant de tester rapide-

69

N=

19

6

G

N=

MV AE DO UP A N= AK A 49 N= 10 OT 5 O

I

MA

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YA

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27

po TW fo pu A re la N= st tio ièr n 97 e

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N=

0%

1

2

4

8

15

30

60

125 250

500

Concentration de chlorure de sodium (mM)

Microcebus murinus Saimiri sciureus Cheirogaleus medius Seuils de perception chez les primates non humains Macaca mulatta

ment de nombreux individus) ont mis en évidence des variations marquées entre différentes populations : alors que certaines populations, notamment les peuples forestiers d’Afrique, perçoivent peu le sel, d’autres comme les Inuits du Groenland arrivent à en percevoir des concentration extrêmement faibles. Mais en moyenne, l’homme possède un seuil de perception aux alentours de 10 à 100 mM, très analogue à celui de la plupart de nos cousins primates. En fait, les chercheurs se sont rendus compte que les concentrations en sel disponibles dans la nourriture des primates sont loin d’atteindre leurs seuils de perception ! C’est ce dont témoigne une multitude d’analyses réalisées sur des milliers d’aliments prélevés dans les environnements naturels des primates non humains. On a par exemple prélevé des fruits du Ficus amplissima, usuellement consommés par des primates du Sri Lanka, dont on a calculé les concentrations en sodium du poids sec ; les chiffres obtenus sont

Cebuella pygmaea

Figure 7 Seuils de perception gustative du sel (chlorure de sodium, NaCl), sur une échelle logarithmique par quelques espèces de primates non humains et par des populations humaines (illustrées par les courbes de pourcentages cumulés des sujets percevant le goût salé au-dessus de chacune des concentrations des solutions utilisées pour les tests).

Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates

Leurs seuils de perception du chlorure de sodium ont été déterminés grâce aux tests de discrimination des solutions à diverses concentrations par comparaison à de l’eau pure. Ces longues études ont abouti à la mesure des caractéristiques des différentes espèces (Figure 7), où l’on montre que les singes ne perçoivent pas le sel à une faible concentration, notamment autour de 1 mM (1 millimole par litre). Par exemple, le macaque rhesus (Macaca mulatta) possède un seuil bas (il perçoit bien le sel) mais seulement au-dessus de 5 mM ; chez les lémuriens, primates plus primitifs, le seuil est nettement plus élevé.

A

SS

KO

Dans l’étude des perceptions gustatives, le chlorure de sodium représente un cas bien particulier. Chez l’homme, le signal gustatif correspondant à la perception du sel est partiellement analogue à la fois à celui de substances appréciées comme les sucres et à ceux déclenchés par les substances généralement évitées comme les acides et les alcaloïdes ; et le goût salé, souvent préféré, peut aussi être perçu comme très désagréable, notamment par les Inuits du Groenland. Qu’en est-il réellement de la perception du sel chez les primates non humains ?

50 %

Ho mm

2.2.1. Comment les primates perçoivent-il le sel ?

100 %

Poucentage de la population percevant les dilutions de chlorure de sodium (supérieures à 1 millimole par litre)

Fe mm es e pop n u

2.2. Le mystère de la perception du sel

195

La chimie et l’alimentation

Terre d’une colonie de termites

P

Ca

Mg

257

565

1290

K

Na

Fe

Zn

Mn

Cu

773

148

25 000

59

970

22

Walsura picidia jeunes feuilles feuilles matures

2580 2290 1250 10 250

1540 32 060 2400 18 000

Drypetes sepiaia jeunes feuilles feuilles matures

9900 1600 2000 10 000

3700 22 100 4200 27 000

930 840

Schleichera oleosa feuilles matures

1900

23 000

1850

7500

285

Ficus amplissima fruits

1810

9630

3400 21 970

240

87 87,5

* Par poids sec (ppm)

Tableau 1 Comparaison des quantités de minéraux dans la terre et dans des aliments consommés par Presbytis entellus au Polonnarua.

196

généralement de l’ordre du ppm, soit du milligramme par kilogramme ! (Tableau 1). Ainsi, les primates ne peuvent pas percevoir le goût salé dans la nourriture à leur disposition dans la nature. Cela suggère qu’il ne peut pas y avoir eu de co-évolution de cette partie de notre système de perception, contrairement à ce qui est encore publié dans des livres de physiologie (où il est souvent écrit que la perception du sel permet de réguler les besoins en sodium ; ou éventuellement en chlorures). Notre perception du goût salé n’est donc pas une adaptation à la recherche des sels de sodium, qui ont toujours été imperceptibles dans le milieu naturel (sauf en bord de mer, évidemment, mais les primates étudiés ont évolué dans les forêts continentales). Il s’agit donc, pour le sel d’un cas totalement différent de celui des sucres des fruits

d’angiospermes, très prisés par nos cousins primates, et qui suscitent un plaisir évident accompagné d’un réflexe gusto-facial. 2.2.2. Le sel, dans l’évolution de la perception du goût chez les espèces Mais alors, sans co-évolution entre les primates et les aliments salés, comment l’homme en est-il arrivé à percevoir le sel et en apprécier la saveur aujourd’hui ? Il faut examiner tous les scénarios qui ont pu se dérouler de l’Ère Primaire à nos jours. Les espèces ont évolué de manière parallèle : des plantes sont sorties de l’eau et se sont développées sur terre au cours de l’Ère Secondaire ; puis au cours de l’Ère Tertiaire sont apparus les angiospermes, ces plantes qui portent les fruits sucrés tant convoités par les singes ; en même temps, de nombreuses

espèces de vertébrés se sont adaptées à la vie terrestre, ouvrant l’ère des grands reptiles (Ère Secondaire) ; puis sont apparus les mammifères, dont les primates (Figure 8). L’évolution des espèces s’est nécessairement accompagnée d’une évolution de leurs systèmes gustatifs (Figure 8). Par exemple, avant la sortie de l’eau, il existait des formes de poissons qui percevaient parfaitement le sel à travers leur peau, et c’est encore le cas actuellement pour les vairons, des poissons d’eau douce qui possèdent sur leur peau des récepteurs du goût très semblables aux bourgeons du goût de la surface de notre langue. Répartis sur la surface de leur corps, ces récepteurs leur permettent de percevoir le sel deux cents fois mieux que nous.

Au cours du temps, les gènes qui déterminent les perceptions gustatives ont permis une adaptation à la perception des goûts des plantes dont s’alimentent les animaux. Chez les vertébrés qui sont sortis du milieu aquatique, les bourgeons du goût n’ont persisté qu’à l’intérieur de la cavité buccale et leur ont permis de détecter le goût des plantes également sorties de l’eau. Ces plantes contenaient de grandes quantités de polyphénols comme les tanins, molécules qui leurs permettaient de résister aux fortes concentrations de rayons ultraviolets à une époque où le soleil était encore relativement jeune. Les herbivores qui avaient la capacité à choisir les plantes les moins riches en tanins sont les seules espèces qui ont survécu.

Figure 8 L’évolution parallèle des végétaux et des animaux illustre la co-évolution, au cours de l’Ère Tertiaire, des perceptions gustatives des primates en fonction de la composition des fruits des angiospermes (âges en millions d’années).

Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates

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La chimie et l’alimentation

Mais c’est bien plus tard, il y a seulement soixante-cinq millions d’années, que sont apparus les mammifères et les angiospermes. Leur co-adaptation fut aussi nécessairement basée sur l’élimination des formes les moins aptes à percevoir les sucres à partir du potentiel génétique dont il avaient hérité, de la même façon que, simultanément, l’élimination des plantes donnant les fruits les moins riches en sucres a laissé en place les formes que nous connaissons, dont les graines sont efficacement dispersées par les primates frugivores. Dans ce processus de co-adaptation, le système de perception des singes qui persiste chez l’homme nous permet de distinguer parfaitement différents aliments sucrés ; et souvent, des animaux perçoivent les sucres bien mieux que l’homme, en fonction des milieux où ils vivent. Mais cela explique aussi pourquoi ce système gustatif, qui est fait à partir des mêmes bases génétiques, est resté sensible au sel, comme il l’était à l’origine. Bien que beaucoup moins sensible aux sels dissous dans l’eau que le système de perception des poissons, notre système gustatif nous permet toujours de détecter le sel quand celui-ci est à une concentration suffisante pour dépasser notre seuil de perception, condition qui n’existe pas dans les aliments disponibles dans la nature ! 2.2.3. Le sel, premier additif alimentaire

198

Pourtant, les premiers hommes qui ont fréquenté les

bords de mer n’ont certainement pas tardé à ramasser ce produit blanc qu’est le sel, et à le mélanger à de la nourriture. Ils auraient alors découvert son effet sur le goût, en particulier sur celui de la nourriture cuite : ainsi serait né le premier additif alimentaire ! Un additif manifestement extraordinaire, puisqu’il est toujours utilisé et en grande quantité : c’est actuellement, et de loin, le premier additif utilisé dans nos plats cuisinés. Et cela n’a aucunement de lien avec nos besoins en sodium puisque chez nos ancêtres hominiens qui vivaient en forêt, comme chez les primates non humains, tous les besoins en sodium sont couverts grâce à la nourriture disponible dans la nature. Or, force est de constater que le sel est devenu un ingrédient ajouté quasi incontournable sur nos tables ; et une cuisine non salée nous paraît sans goût. Tout cela serait, en fait, le résultat d’une longue adaptation culturelle à l’alimentation cuite. 2.3. La cuisson, un tournant dans l’évolution des espèces Un autre phénomène qui a caractérisé l’évolution des espèces concerne la sécrétion de ptyaline, cette enzyme présente dans notre salive, et qui permet de décomposer l’amidon cuit, présent dans le pain ou dans le riz, en diverses molécules de polysaccharides (comme le maltose) que l’on perçoit comme sucrées après avoir longuement mâché la nourriture. En revanche, cette enzyme n’agit pas sur l’amidon cru.

En fait, toute l’histoire des adaptations de l’humanité à la cuisson des aliments remonte à des origines bien plus lointaines que ce qui avait été envisagé jusqu’à présent. Dans les traités classiques, on estime à environ 500 000 ans le début de l’utilisation du feu pour la cuisson des aliments. Or, des études récentes, effectuées par le biologiste anthropologue Richard Wrangham (Université de Harvard, États-Unis), indiquent que cela remonterait à près de deux millions d’années, c’est-à-dire au temps de l’Homo erectus, au moment où la denture s’est progressivement réduite, simultanément d’ailleurs à la croissance du volume cérébral. Car la réduction de la mâchoire ne pourrait avoir été permise et favorisée que par la cuisson des aliments. À partir du moment où la denture était réduite, il était quasiment impossible

de mâcher suffisamment les aliments crus, comme le font les chimpanzés, car cette denture n’aurait pas permis de réduire ces aliments crus en particules assez fines pour permettre une digestion efficace et l’obtention de suffisamment de calories pour couvrir les besoins métaboliques (Encart « L’évolution de l’homme et la cuisson des aliments »). Alors au final, la cuisson des aliments pourrait peut-être être à l’origine de notre nature humaine ?

L’ÉVOLUTION DE L’HOMME ET LA CUISSON DES ALIMENTS Une suite de Darwin à l’inverse de Lévi-Strauss C’est toute l’histoire de l’émergence de l’homme qui est remise en cause par un livre* et les articles récemment publiés par Richard Wrangham dans des revues scientifiques incluant la très célèbre Current Anthropology. Jusqu’à présent, la plupart des anthropologues et des paléontologues s’accordaient pour faire remonter à environ 500 000 ans les premières utilisations du feu pour la cuisson des aliments par le genre Homo. Cela se situait donc déjà bien avant l’apparition d’Homo sapiens. Mais les données soigneusement documentées et les arguments présentés par Wrangham dans son dernier ouvrage nous font faire un spectaculaire bond en arrière et remonter aux deux derniers millions d’années. Plusieurs espèces auraient, à la suite d’Homo erectus, très vraisemblablement utilisé le feu et inventé la cuisson des aliments, ce qui explique la pression de sélection vers une mâchoire réduite et un encéphale dont le volume n’a cessé d’augmenter.

Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates

Or, la ptyaline préexistait chez tous les primates, du moins ceux de la lignée africaine, c’est-à-dire celle qui a précédé l’homme, et qui ne mangeait évidemment pas de pain cuit ! Ce serait donc par un fabuleux hasard qu’au moment où les grandes cultures de blé ont vu le jour et où nous avons commencé à cuire le pain il y a 8 000 ans, nous possédions déjà l’enzyme qui en permettait une meilleure digestion. Non seulement nous en avons apprécié le goût, mais nous étions déjà équipés pour bien le digérer. Cette sorte de préadaptation serait-elle un heureux hasard qui a favorisé l’utilisation du pain et d’autres aliments amylacés pendant des milliers d’années ?

L’argumentation de R. Wrangham – qui devrait amener beaucoup de scientifiques à réécrire la plupart des ouvrages concernant l’évolution de l’espèce humaine – est basée sur la paléontologie, l’anthropologie physique et culturelle, et surtout sur des données biologiques incontournables mises en évidence au cours de la dernière décennie. Concernant la paléontologie, Wrangham et ses collègues avaient publié, dès 1999, les résultats de fouilles au cours desquelles des charbons de bois, datant de 1,7 millions d’années, étaient présents sur des sites à Homo erectus. L’interprétation d’une maîtrise du feu très précoce fut 199

La chimie et l’alimentation

alors remise en cause car la présence de traces de feu peut évidemment être le résultat du passage des incendies naturels. Cependant je fus moi-même tout à fait convaincu de son interprétation, au cours de discussions avec l’auteur, connaissant les campements des Pygmées dans les forêts africaines, sur lesquels la trace des feux est rapidement effacée après leur abandon ; car cela correspond bien aux restes ténus pouvant subsister pendant des millions d’années, que nos collègues archéologues ont découverts. Depuis cette époque, Wrangham a continué à se documenter, et, comme les longues et difficiles fouilles des archéologues n’apportent toujours pas de résultats suffisamment convaincants, ce sont les arguments biologiques qui constituent la plus grande partie de son dernier ouvrage. Ce livre passionnant, basé sur les comptes rendus d’expérimentations rigoureuses, se lit comme un véritable roman policier. Dans les premiers chapitres, l’auteur part à la recherche des « raw foodists », ces amateurs actuels de nourritures crues qui pensent revenir à la nature et rester en bonne santé en ne cuisant pas leurs aliments. Les résultats significatifs d’une vaste expérimentation sur des volontaires (avec un lot témoin) ont montré l’impossibilité d’obtenir un apport calorique suffisant, le régime à 100 % de crudités étant d’ailleurs une excellente méthode pour perdre du poids… De plus, un tel régime, bien qu’incluant les variétés actuelles de plantes cultivées beaucoup plus riches que leurs homologues sauvages, s’est avéré totalement inapte à la reproduction d’une population humaine actuelle, car les sujets féminins étaient en aménorrhée**. De nombreuses autres observations à propos de la nécessaire cuisson des aliments sont passées en revue, incluant les aventures d’explorateurs perdus et des références à des textes peu connus. C’est notamment l’histoire d’un chirurgien américain qui, après l’avoir sauvé d’un accident, a pu observer sur son patient la digestion des aliments par une ouverture partiellement cicatrisée permettant de voir directement l’intérieur de l’estomac ! En définitive, Wrangham démontre une fois de plus que la cuisson des aliments permet d’obtenir, grâce à une meilleure utilisation digestive, une énergie beaucoup plus grande qu’à partir de crudités. En cassant les liaisons des molécules d’amidon des tubercules ou en gélifiant les fibres conjonctives des viandes, la chaleur permet une mastication plus facile et plus efficace d’aliments devenus plus facilement assimilables. C’est d’ailleurs souvent l’effet physique de réduction en fines particules qui est évoqué, un effet qui fut mis en évidence par le simple broyage mécanique de la nourriture distribuée à des rats : ceux dont la nourriture était passée au mixeur sont devenus obèses, alors que les témoins – nourris des mêmes aliments qu’ils devaient mâcher – ne grossissaient pas. Et cette observation constitue un argument-clé dans la démonstration de Wrangham car la réduction de l’appareil masticateur (dents et maxillaire) observée chez les différentes espèces du genre Homo qui ont suivi Homo erectus n’aurait pas permis de couvrir les besoins en énergie à partir des aliments crus disponibles dans leur environnement. D’autant moins que l’accroissement du volume de l’encéphale – un tissu gros consommateur d’énergie – qui accompagnait cette réduction de la mâchoire augmentait considérablement le métabolisme de base. L’argumentation s’appuie donc sur des données métaboliques, en ajoutant d’ailleurs que de la réduction du tractus digestif aurait diminué les possibilités d’absorption. Toutefois, je réfute cette dernière remarque qui fait référence à mes propres travaux cités dans cet ouvrage, car les mesures des surfaces absorbantes du tractus digestif des hommes actuels sont très comparables (compte tenu des rapports allométriques des surfaces et des volumes) à celles des chimpanzés sauvages : notre appareil digestif a conservé sa forme primitive, ce qui permet la grande flexibilité du régime alimentaire. Nobody is perfect, et je reste admiratif devant tout le reste du travail de documentation effectué par Richard Wrangham et pour son interprétation globale de l’évolution du genre Homo.

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La maîtrise du feu s’applique nécessairement à d’autres domaines que la cuisson des aliments pour ces premiers ancêtres des hommes qui ne grimpaient aux arbres que difficilement et devaient se protéger des prédateurs. Dans leur ouvrage Man the Hunted paru juste avant celui de Wrangham, Donna L. Hart et Robert W. Sussman ont insisté sur les dangers que les prédateurs font courir à tous les primates. Les petits groupes d’Homininae qui ont peuplé l’Afrique au cours des deux derniers millions d’années étaient des proies particulièrement exposées aux grands carnivores nocturnes ; et l’idée que la maîtrise du feu en vue de leur protection fut très précoce permet aussi de comprendre en quel sens la pression de sélection était en faveur des formes dont le volume de l’encéphale correspondait à une maîtrise des techniques. Vers la fin de son livre, à propos des conséquences socioculturelles impliquées par la cuisson des aliments, Wrangham a repris les arguments qu’il avait présentés dans Current Anthropology avec des collègues ethnologues, à propos de la nécessité du groupement et des associations entre mâles et femelles afin d’éviter le vol des aliments cuits dans le campement. C’est une discussion ouverte qui restera sans doute du domaine des hypothèses.

Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates

Ainsi, avec une énorme mâchoire comparable à celle d’un chimpanzé, les pré-humains que Wrangham nomme « habilines » (pour éviter de prendre position sur leur statut d’Homo habilis ou d’Australopithecus habilis) trouvaient un équilibre énergétique en ne consacrant qu’une faible partie de leur temps à une mastication efficace de nourritures crues. L’auteur étant un spécialiste de l’observation des chimpanzés dans leur milieu naturel, il connaît parfaitement leur régime alimentaire incluant des fruits, des graines et des feuillages, et probablement des tubercules sauvages facilement accessibles et généralement comestibles à l’état cru, comme ceux que l’on connaît actuellement. Un appareil masticateur de plus faible taille ne peut fonctionner, d’un point de vue de l’équilibre énergétique, qu’avec des aliments ramollis par le feu (ou éventuellement broyés avec un pilon). Wrangham cite des observations récentes de chimpanzés qui, après le passage d’un feu de brousse, vont collecter dans les cendres, pour les manger, des graines de légumineuses qu’il serait quasi impossible de mâcher à l’état cru. Le goût amélioré de l’aliment cuit peut être ainsi occasionnellement découvert. Homo erectus qui, avec un cerveau sensiblement plus développé, a succédé aux « habilines » pouvait évidemment avoir la même expérience alimentaire de graines accidentellement cuites et il a certainement été beaucoup plus loin dans son utilisation du feu, ce qui aura permis de subsister aux individus dont la taille de la denture était sensiblement réduite.

Néanmoins, le traitement des aliments par la chaleur d’un feu nous apparaît, à la lueur de la démonstration de Richard Wrangham, comme l’élément-clé de notre évolution. La réduction de la denture – que la cuisson des aliments autorise – est liée à l’accroissement du volume de la boîte crânienne chez tous les fossiles qui ont précédé les néanderthaliens et Homo sapiens, avec des apports caloriques permettant le développement d’un tissu cérébral gourmand en énergie. L’observation de la réduction de la denture des fossiles permet de dater, en fait, le début de l’utilisation d’une alimentation cuite. Charles Darwin, ainsi que le fait remarquer Wrangham, n’avait pas envisagé cette hypothèse car il ne disposait pas des données adéquates. Il se référait à un usage du feu relativement récent et culturel. Mais il faudrait aussi revoir les idées de Claude Lévi-Strauss à propos du cru et du cuit : la cuisson des aliments est davantage un phénomène biologique que culturel et symbolique, bien que l’humanité ait vraisemblablement évolué à partir ce phénomène vers les formes actuelles et ses diverses cultures. Claude-Marcel Hladik Directeur de recherche émérite au Muséum national d’histoire naturelle * Wrangham R. (2009). Catching Fire. How Cooking Made Us Human. Basic Books (Perseus Books Group), New York, 309 pages. ** Aménorrhée : absence de règles, donc reproduction difficile.

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La chimie et l’alimentation 202

Dites-nous comment mangent les singes et nous vous dirons d’où nous venons ! Les récentes découvertes réalisées sur l’alimentation des grands singes éclairent de mieux en mieux notre compréhension d’un comportement acquis pendant des millions d’années d’évolution. Tout semble indiquer que les primates non humains et les premières espèces du genre Homo nous ont transmis de génération en génération la capacité de nous adapter à divers milieux en sélectionnant judicieusement des aliments contenant des principes actifs qui permettent de se nourrir et se préserver des maladies. Les perceptions gustatives qui résultent d’une co-évolution plus ancienne avec les formes végétales ont favorisé les espèces qui pouvaient trouver les meilleurs apports caloriques et développer ainsi leurs populations. C’est précisément en étudiant ces apports caloriques en fonction de la composition et de la nature physique et chimique des aliments disponibles dans les milieux naturels qu’a été révélé un tournant majeur, qui situerait à près de deux millions d’années le début de la cuisson des aliments par les anciennes formes humaines, très antérieures à Homo sapiens. La cuisson des aliments permet d’obtenir un apport calorique adapté aux besoins énergétiques accrus d’un humain, dont le volume cérébral est grand mais dont la taille des dents, alors réduite, n’aurait pas permis l’utilisation efficace des aliments crus. Ce saut qualitatif vers une alimentation complexe serait-il donc à l’origine de notre nature humaine ?

vues par la chimie du bouillon

La science des aliments a longtemps hésité entre la science et la technologie. De grands noms de la chimie se sont illustrés dans les deux activités, toutes deux essentielles quand l’humanité souffrait périodiquement de famines. Ne revenons pas ici sur la différence entre science et technologie : la première cherche les mécanismes des phénomènes, tandis que la seconde utilise les résultats de la première pour obtenir des innovations. Disons seulement que les deux activités sont également – mais différemment – utiles à nos sociétés. Les transformations culinaires (domestiques, de restaurants, industrielles), qui nous intéressent ici, peuvent faire – et font depuis longtemps – l’objet d’études dans les deux champs, parce que la pratique culinaire est ce que l’on a nommé un « art chimique » quand la différence entre science et technologie était moins nette qu’aujourd’hui. Il y aurait

d’ailleurs une histoire de la chimie à faire à partir des « arts chimiques », car ceux-ci semblent toujours avoir été au cœur du développement des sciences chimiques [1]. Par exemple, le chirurgien français Ambroise Paré (Figure 1) introduisit en 1560 le mot « émulsion » pour désigner des systèmes analogues au lait (du latin emulgere = traire), alors qu’il effectuait des études sur ce que nous nommerions aujourd’hui la « galénique », laquelle est un travail de « formulation ». En 1783, Antoine-Laurent de Lavoisier (Figure 2) publia le résultat d’études du bouillon de viande, citant Claude Joseph Geoffroy, encore nommé Geoffroy le Cadet, qui l’avait précédé, avec des études un peu différentes, en 1730 [2, 3 et 4]. À propos de cet autre art chimique qu’est la métallurgie, Michael Faraday commença ses études d’alliages métalliques avec James Stodart en 1830. L’étude des

Hervé This La science et la technologie de l’alimentation, vues par la chimie du bouillon

La science et la technologie de l’alimentation

Figure 1 Ambroise Paré (1510-1590), chirurgien et anatomiste français.

La chimie et l’alimentation

savons et bougies conduisit Michel-Eugène Chevreul à la découverte de la constitution des triglycérides, et aussi à de nouveaux procédés pour fabriquer ces produits (avec notamment un brevet qu’il partagea avec Louis-Joseph Gay-Lussac). Intéressé par les colorants, William Henry Perkin obtint la mauvéine en 1855 alors qu’il cherchait à faire de la quinine à partir d’aniline…

Figure 2 Antoine Lavoisier (1743-1794), chimiste, philosophe et économiste français, a, entre autres, énoncé la première version de la loi de conservation de la matière, et participé à la réforme de la nomenclature chimique. Il est souvent fait référence à Lavoisier en tant que père de la chimie moderne, et son épouse Marie-Anne l’a assisté dans certains de ses travaux.

Figure 3 Étienne-François Geoffroy (1671-1731), chimiste et médecin français, est connu pour avoir dressé des listes d’« affinités chimiques ».

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Dans toutes les premières études des arts chimiques, et notamment dans les sciences de l’aliment, la science était mêlée à la technologie. Cela est manifeste, dans l’article de Lavoisier sur la confection des bouillons de viande : « M. Geoffroy (Figure 3) a communiqué à l’Académie des sciences, en 1730, un travail sur le même objet ; mais, comme son but était différent du mien, nous ne nous sommes rencontrés ni dans les moyens, ni dans les résultats. L’objet de ce chimiste était de connaître, par l’analyse chimique, la nature des différentes substances nourrissantes, soit animales, soit végétales ; en conséquence, dans les expériences qu’il a faites sur les chairs des animaux, il les a successivement fait bouillir dans un grand nombre d’eaux différentes, qu’il renouvelait jusqu’à ce que la viande fût entièrement épuisée de toute matière extractive ; alors il faisait évaporer toute l’eau qui avait passé sur la viande, et il obtenait ainsi séparément toute la partie gélatineuse et extractive qu’elle contenait. Mon objet, au contraire, était d’acquérir des connaissances purement pratiques et de déter-

miner, non ce que la viande contient de substances gélatineuses et extractives, mais ce qu’elle en peut communiquer par une ébullition lente et longtemps continuée, à une quantité donnée d’eau. » En effet, Lavoisier étudiait le bouillon parce qu’il lui avait été confié la tâche de déterminer combien de viande le roi devait fournir quotidiennement aux hôpitaux de Paris. Cela étant, Lavoisier a bien posé le cadre de la science des aliments : « On ne peut s’empêcher d’être surpris, toutes les fois qu’on s’interroge soi-même sur les objets qui nous sont les plus familiers, sur les choses les plus triviales, de voir combien nos idées sont souvent vagues et incertaines, et combien, par conséquent, il est important de les fixer par des expériences et par des faits. » Suit alors une étude sommaire du « bouillon de viande », qui fera l’axe de cette présentation, l’histoire de la science et de la technologie des aliments étant un « pays » bien trop vaste pour que nous puissions le parcourir entièrement. De surcroît, plus de deux siècles après Lavoisier, alors que des générations de chimistes ont étudié ce que l’on doit aujourd’hui nommer une « solution aqueuse obtenue par traitement thermiques de tissus musculaires de Bos taurus1 » – nous 1. Bos taurus est le nom scientifique donné à l’ensemble des bovins domestiques de l’Ancien Monde, c’est-à-dire la partie du Monde connue par les Européens depuis l’Antiquité avant les voyages de Christophe Colomb : Europe, Asie et Afrique (par distinction au Nouveau Monde, les Amériques).

D’une part, l’histoire de l’étude chimique du bouillon montre bien combien les préjugés préviennent les progrès de la science. Elle pose, d’autre part, des questions épistémologiques insoupçonnées, telles que : l’étude du bouillon peut-elle être scientifique, ou bien est-elle condamnée par nature à n’être que technologique ? Quelles relations entretiennent science et technologie ?

1

L’histoire de la chimie des aliments par le bouillon

Avant de nous lancer dans des siècles d’histoire de la chimie, balayons la question d’une possible insignifiance du bouillon. Le bouillon, anecdotique ? C’est en tous cas une technique ancienne : les « archéochimistes » montrent que la cuisine a très tôt pratiqué

La science et la technologie de l’alimentation vues par la chimie du bouillon

conserverons dans la suite le terme de « bouillon » –, ne doit-on pas s’étonner que l’on connaisse mieux la température au centre des étoiles que les mécanismes par lesquels une solution aqueuse réduite à quelques ions devient un bouillon ? Pourquoi, alors que l’on envoie des sondes vers Mars, connaît-on si mal la base de la cuisine de la plupart des peuples du monde ?

la technique qui consiste à cuire des aliments dans de l’eau à l’aide de pierres chauffées dans un feu et jetées dans l’eau contenue dans une peau d’animal posée sur un trou. Dans les siècles qui ont précédé notre ère, nous avons, par Apicius (au IVe siècle avant notre ère) des descriptions écrites du produit et du procédé [5]. En outre, les livres de cuisine montrent à l’envi que, dans nombre de civilisations, la production de bouillons de viandes, légumes, a été importante. Pour la seule cuisine française classique, il est intéressant de noter que la plupart des livres de cuisine classiques, depuis le Viandier de Guillaume Tirel (dit « Taillevent ») en 1319, commencent généralement par la description de la production du bouillon, lequel sert ensuite à préparer des fonds, soupes, consommés, potages, daubes, ragoûts, fonds de sauce, sauces… (Figure 4) Économiquement, le bouillon n’est pas anecdotique, aujourd’hui encore. Rien que pour la cuisine française, un calcul d’ordres de grandeur montre que, chaque année, dans les restaurants, il s’en prépare environ 100 millions de litres ! De fait, il ne faut pas s’étonner que les plus grands noms de la chimie, en particulier, et de la science, en

Figure 4 Soupe, daube, ragoût… de nombreux plats utilisent des bouillons.

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La chimie et l’alimentation

général, se soient penchés sur la question de la production du bouillon. Examiner l’histoire scientifique du bouillon, c’est élever un monument à ces grands anciens. Enfin, la question du bouillon est une sorte de prototype de ces questions apparemment triviales qui, pourtant, sont essentielles dans notre vie. Naturellement, la recherche du boson de Higgs est « importante », mais n’est-il pas temps de nous débarrasser d’une néfaste classification comtienne2 des sciences, pour reconnaître que de nouveaux critères de qualité de la science doivent être trouvés ?

2

Au début, il y avait la famine

Commençons cette histoire scientifique et technologique avec Denis Papin, qui songea 2. Auguste Comte (17981857), philosophe français, est considéré en France comme l’un des fondateurs de la sociologie, caractérisée par lui comme l’aboutissement de son système « positiviste » : il s’appuie sur les sciences dites « positives », aujourd’hui appelées « exactes » ou « dures » (notamment les mathématiques).

Figure 5 Un digesteur (A) est une cuve qui produit du biogaz grâce à un procédé de méthanisation des matières organiques. Il a été remplacé par la cocotte-minute que nous connaissons (B).

A couvercle de trou d’homme amovible scellé avec de l’argile

couvercle mobile

arrivée

1000 mm max. cuve de détente

boues

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À noter que l’invention restera considérée de façon ambiguë par le monde culinaire, car, en 1875 encore, un auteur de livres de cuisine, IldefonseLéon Brisse, écrit : « Je le déclare ici hautement : les os doivent être exclus du pot-aufeu. Non seulement les os ne contribuent en rien à la bonté du bouillon, mais ils en absorbent les parties les plus succulentes. » À l’appui de cette idée, il explique (sans aucune justification !) : « Lorsqu’on met un os dans le pot-aufeu, une partie de la gélatine contenue dans les pores de cet os finit par se dissoudre, et le vide qu’elle y laisse se garnit des sucs de viande tenus en suspension dans le bouillon. Aussi, après une ébullition de cinq à six heures, l’os devientil excellent à sucer, car il a

B

tuyau de gaz

gaz

en 1681 à faire l’extraction de la gélatine des os, proposant leur traitement à haute température, à l’aide de son « digesteur », l’ancêtre de notre « cocotte-minute » (Figure 5). On comprend toute la portée du travail de Papin quand on sait qu’il s’agit, alors que les famines déciment encore l’Ancien Monde, de faire le meilleur usage des produits comestibles.

conduite de sortie

On verra plus loin ce que l’on doit penser d’une telle déclaration, mais il n’est pas inutile de signaler dès maintenant que Brisse pose la question de la valeur nutritive des mets, en la mêlant à la question organoleptique. Pour cette dernière, la remarque de Brisse est fausse, car s’il est exact que les protéines ont peu de saveur et d’odeur, la gélatine est lentement hydrolysée, formant des acides aminés qui, eux, ont une saveur puissante. À l’époque de Papin, les andouillers de cervidés sont alors en usage pour la confection des bouillons, au même titre que les os. Souvent, ces deux types de produits servent à produire des tablettes de bouillons, qui ne sont rien d’autres que des ancêtres de nos modernes bouillons cubes (Figure 6). C’est, par exemple, ce que révèle Nicolas Lemery, en 1705 : « Qui croirait que les cornes sont en usage parmi les aliments ? Cependant celles de cerf nouvellement nées et encore tendres et molles, nourrissent beaucoup et sont d’un usage très délicat. On fait encore avec les cornes de cerf une gelée qui a de très bons usages. On a aussi trouvé dans ces derniers temps une manière pour pouvoir se servir des os parmi les aliments. On les a mis dans une machine de M. Papin et l’on en a tiré une espèce de bouillon ou de gelée fort nourrissante. » C’est là une autre histoire : celle des tablettes de bouillon de viande.

Puis, en 1730, paraît l’un des plus anciens textes rapportant des études véritablement scientifiques du bouillon, par Geoffroy le Cadet (16851752) [4] : « M. Dodart […] s’est contenté de dire en 1702 qu’il tenoit de feu M. Bourdelin, que les chairs des Animaux bouillis en consommé, & ensuite mises à la distillation, ne rendoient pas moins de Sel volatil que si elles avoient été distillées crues. Comme il paroît qu’on a négligé de déterminer la quantité d’extrait que ces consommés laissent après l’évaporation, & ce que les Viandes pourroient avoir communiqué de leurs principes à l’eau dans laquelle on les avoit fait bouillir ; j’ai repris ce travail, afin d’ajouter aux analyses déjà connues, cette partie négligée, qui est l’objet de ce Mémoire. »

3

Figure 6 Les bouillons cubes sont usuellement utilisés dans la cuisine moderne.

La science et la technologie de l’alimentation vues par la chimie du bouillon

absorbé les meilleurs éléments du potage.».

Lavoisier et le bouillon

Puis, en 1783, paraît le texte de Lavoisier, sur le bouillon [3]. C’est un texte étonnant de clairvoyance, qui n’est manifestement pas connu de ses successeurs, car il pose parfaitement la question de l’énergie nutritive contenue dans les bouillons :

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La chimie et l’alimentation

« La Société royale de médecine ayant été consultée, par le ministre de la marine, sur le régime qu’on doit faire observer aux malades dans les hôpitaux, elle s’est aperçue, dans les conférences nombreuses qui ont été tenues à cet effet, qu’on n’avait pas de connaissances assez précises sur la nature du bouillon qu’on donne aux malades, sur la proportion d’eau et de viande qu’on donne aux malades pour le composer, sur la quantité de matière gélatineuse ou extractive qu’il contient, sur les différences qu’apportent dans sa qualité les différentes espèces de viandes ; sur le degré de force que doit avoir le bouillon, suivant les différents états de maladie ou de convalescence ; enfin, sur les caractères au moyen desquels on peut connaître sa qualité. »

Figure 7 Observation de la viande crue par microscope optique (M. Lacour, INRA Theix).

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Le texte se situe étrangement entre science et technologie, comme nous l’avons vu, mais Lavoisier a le même génie dans les deux champs. Notamment, alors que l’on crédite André-Marie Ampère (1775-1836) de la « méthode du zéro », Lavoisier la met en œuvre, bien avant son collègue physicien. Dans son texte, il mesure en effet la densité des bouillons, et il en tire trois conclusions : « 1. Que la proportion convenable pour faire du bouillon à l’usage des malades est d’environ deux parties d’eau contre une de viande ; 2. Qu’il existe un rapport assez exact entre la quantité de substance gélatineuse contenue dans le bouillon et la pesanteur spécifique, de sorte qu’on peut conclure l’un de l’autre ; 3. Qu’en faisant bouillir la viande à grande

eau, on en extrait, proportion gardée, plus de matière extractive que quand on la fait bouillir à courte eau. On a vu, en effet, que 4 onces de viande ont donné 35 grains ½ de matière gélatineuse ; une livre, dans cette proportion, en aurait dû donner 142, et cependant on n’en a obtenu que 116 ; il y a donc un sixième environ à gagner à faire du bouillon à grande eau. » Dans son étude, Lavoisier explore les bouillons de plusieurs parties du bœuf, en corrélant la matière sèche et la densité. Cette étude se fait à l’aide d’un pèse liquide sur lequel il insiste. Nous avons refait les expériences de Lavoisier [6] (dont la partie « Matériels et méthodes » manque cruellement !). Tout d’abord, nous avons observé que la diversité des tissus animaux, même pris dans le même « morceau » (type de muscle) prévient toute loi fondée sur la seule matière sèche (Figure 7). Deuxièmement, l’affichage des résultats obtenus par Lavoisier, pour la relation entre la matière sèche et la densité, est absolument surprenante… puisque le coefficient de corrélation est égal à 1,0 ! Ensuite, la précision obtenue par Lavoisier, avec un nombre de décimale égal à six, est exorbitante, même pour un manipulateur expérimenté. Ayant notamment observé que le tube d’argent très fin proposé par Lavoisier permet une très grande variation d’enfoncement (la variation est proportionnelle au carré du diamètre), nous avons utilisé non pas de tels tubes d’argent, mais des tubes capillaires modernes, que

Malgré ce doute, le travail est absolument clairvoyant : Lavoisier comprend parfaitement que, dans un bouillon, la partie nutritive se trouve dans la matière sèche.

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Après le texte oublié, les erreurs de l’albumine et de l’osmazôme

Le texte de Lavoisier n’est pas cité par les auteurs ultérieurs. Ni Proust en 1791, ni Alexis Cadet de Vaux en 1792, ni Antoine-François de Fourcroy en 1792 dans l’Encyclopédie

méthodique, n’en font mention. En 1798, Fourcroy [7] publie un texte où figure l’origine d’une confusion chimique importante, quand il écrit : « L’eau qui a lavé et décoloré la chair [hachée] ressemble entièrement à du sang détendu d’eau : si on la fait chauffer, elle se coagule et se sépare à la surface en flocons rouges brun. [...] Quant la chair est ainsi privée de ce qu’elle contient de dissoluble à froid, si on la fait bouillir dans l’eau, elle laisse échapper encore une matière albumineuse qui se rassemble en flocons grisâtres au haut de la liqueur. » Ici, Fourcroy fait référence à l’« albumine », définie en 1751 dans l’Encyclopédie après François Quesnay (Figure 8). En réalité, ce terme d’« albumine » recouvre des protéines variées, coagulables (comme l’albumine sérique bovine) ou non (comme le collagène), et la confusion ne disparaîtra définitivement, avec le mot, que vers 1901, l’« albumine » étant alors remplacée dans les documents scientifiques par celui de « protéines » (mais le terme « albumine » subsiste en cuisine !) [8]. Après que Louis-Nicolas Vauquelin (Figure 9) étudie le bouillon, en 1800, une nouvelle erreur s’installe en 1806 avec Louis Jacques Thénard (Figure 10) : « M. Cadet-de-Vaux avait cru reconnaître, dans le bouillon préparé avec des os, une identité parfaite avec le bouillon de viande, et avait proposé de le substituer à ce dernier dans quelques grands établissements publics. Cependant on sait que la saveur,

Figure 8 François Quesnay (1694-1774), médecin et économiste français, est l’un des fondateurs de la première école en économie, l’école des Physiocrates.

La science et la technologie de l’alimentation vues par la chimie du bouillon

nous avons collés sur des bouchons de pêche lestés avec de petits plombs. La méthode du zéro employée par Lavoisier est évidemment très intéressante, en termes de précision, et la température des expériences a été bien contrôlée dans nos études (Lavoisier ne donne pas d’indication d’avoir vérifié ce type de circonstances expérimentales importantes). Le calcul de la densité d d’une solution de gélatine s’obtient alors par la résolution de deux équations dont la solution est d = 1 + (m/M), où m est la masse ajoutée dans la cupule supérieure, et M la masse du pèse-liqueur. Avec les valeurs utilisées, la densité a été trouvée avec une précision de 0,0001, inférieure de deux ordres de grandeur à celle que propose implicitement Lavoisier dans l’affichage de ses résultats. Il est douteux que Lavoisier ait pu obtenir mieux que nous, et, en tout cas, la relation parfaitement linéaire qu’il propose, semble correspondre à un ajustage des données expérimentales.

Figure 9 Louis-Nicolas Vauquelin (17631829), pharmacien et chimiste français, découvre notamment deux éléments chimiques, le chrome et le béryllium.

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La chimie et l’alimentation Figure 10 Louis Jacques Thénard (17771857), chimiste français, isole en 1811 le silicium, découvre en 1818 l’eau oxygénée et le bore, et établit une classification des métaux.

Figure 11 Jean Anthelme BrillatSavarin (1755-1826), illustre gastronome français, étudie le droit, la chimie et la médecine, et écrit la Physiologie du goût en 1848 [10].

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l’odeur, la couleur, la limpidité de ces bouillons, ne sont pas les mêmes. M. Thouret, frappé de cette différence, invita M. Thénard à faire des recherches à cet égard. Dix pintes de bouillon d’os, préparé à la manière de M. Cadet-deVaux, ont donné à M. Thénard, six livres de gelée en consistance molle. […] M. Thénard traita alors à froid cette demilivre de gelée par l’esprit-devin ; la liqueur filtrée après quelques heures de digestion, toute la gélatine resta sur le filtre, et il se trouva dans la dissolution dix gros et demi d’une substance particulière. […] Cette matière, inconnue jusqu’ici, joue un rôle très remarquable dans le bouillon. Elle en a l’odeur et la saveur, à un degré très marqué. M. Thénard propose de l’appeler osmazôme. » [9] Le chimiste d’aujourd’hui, bardé de spectromètres de masse ou d’appareils de résonance magnétique nucléaire, doit s’émerveiller que la

science ait été portée jusque là où il l’a trouvée en commençant ses études, quand il lit de tels extraits ! Il fallait une intuition tout à fait extraordinaire, sans la théorie moléculaire, pour faire progresser la chimie, et il n’est pas étonnant que la théorie de l’osmazôme soit complètement fausse, malgré l’habileté du procédé d’extraction (en plaçant une gelée de gélatine dans de l’éthanol, Thénard récupérait la partie soluble du bouillon à l’issue d’une filtration simplifiée ; à noter que les protéines autres que la gélatine devaient précipiter, dans le morceau de gelée) ! Pourtant, cette notion d’osmazôme est devenue mondialement célèbre grâce au gastronome Anthelme Brillat-Savarin, qui écrit en 1825 dans sa Physiologie du goût (Figure 11) : « Le plus grand service rendu par la chimie à la science alimentaire est la découverte ou plutôt la précision de l’osmazôme. »

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Et les chimistes célèbres se succèdent… Après Thénard et avant la publication de la Physiologie du goût, d’autres chimistes continuent l’étude chimique du bouillon. En 1812, Darcet fils effectue une extraction par l’acide chlorhydrique. En 1818, Antoine-Alexis Cadetde-Vaux reprend l’étude des bouillons d’os : « Une livre d’os donne autant de bouillon que six livres de viande ». Puis, en 1824, M. Labarraque cite Nicolas Appert, qui n’était pas scientifique, mais ce que nous nommerions aujourd’hui traiteur : « Trois onces de gélatine en tablette remplacent trois

En 1832, c’est un très grand nom de la chimie qui étudie le bouillon : Michel-Eugène Chevreul (Figure 12), le père de la chimie des graisses, publie ses Recherches pour savoir si le bouillon préparé en faisant chauffer lentement la viande dans l’eau jusqu’à l’ébullition est préférable à celui préparé en plongeant la viande dans l’eau bouillante : « Tout le monde sait qu’on recommande de faire chauffer le pot-au-feu lentement, et lorsque l’eau est en ébullition de la maintenir à une foible bouillon. Nous avons voulu savoir quelle pouvoit être l’influence d’une température subite sur la viande destinée à faire du bouillon. » Chevreul explore une question ancienne, puisque, en 1674, le cuisinier dont les œuvres ne sont signées que d’initiales L.S.R. indique que la viande doit toujours être placée dans l’eau chaude. Cette théorie du « bouillon à l’eau chaude » a encore cours en 1755 : dans Les soupers de la cour, ou l’Art de travailler toutes sortes d’aliments pour servir les meilleures tables, suivant les quatre saisons, Menon écrit : « Mettez dans une marmite de la ruelle de veau, tranches de bœuf, une poule, une ou deux perdrix suivant la quantité que vous voulez faire de consommé ; passez le tout sur le feu en le retournant dans la

marmite jusqu’à ce qu’il soit un peu coloré & qu’il commence à s’attacher, mouillez avec du bon bouillon clair & bien chaud, faites bouillir ». En revanche, les choses changent à partir de 1825. Dans La physiologie du goût, Brillat-Savarin développe la théorie inverse : « Pour avoir de bon bouillon, il faut que l’eau s’échauffe lentement, afin que l’albumine ne coagule pas dans l’intérieur avant d’être extraite ; et il faut que l’ébullition s’aperçoive à peine, afin que les diverses parties qui sont successivement dissoutes puissent s’unir intimement et sans trouble. » C’est une théorie culinaire, reprise par les scientifiques. En 1835, Chevreul reprend l’étude, mais en faisant varier la composition de la solution aqueuse où la viande est traitée [12]. Il reprend la théorie de l’albumine qui coagulerait en surface de la viande, quand cette dernière est placée dans l’eau chaude : Chevreul parle d’« enduit » ; ultérieurement, on parlera de « croûte imperméable qui empêche les jus de sortir ».

Justus von Liebig : 6 de vieux habits retaillés [13] En 1848, les Annales de chimie et de physique publient la traduction française d’un article de Justus Liebig (anobli en 1840, Figure 13), publié l’année précédente dans une revue allemande [14]. La première moitié de l’exposé présente les avancées de l’analyse (essentiellement élémentaire) des tissus musculaires. Puis, brusquement, une deuxième

Figure 12 Michel-Eugène Chevreul (1786-1889), chimiste français, est connu pour son travail sur les acides gras et la saponification, et sa contribution à la théorie des couleurs.

La science et la technologie de l’alimentation vues par la chimie du bouillon

livres de viande dans le potau-feu, et le bouillon de viande obtenu vaut bien le pot-au-feu ordinaire. M. Appert prépare également des jus de viande et de légumes qui, sous un faible volume, offrent une alimentation salubre aux équipages des navires. » [11]

Figure 13 Justus von Liebig (1803-1873), chimiste allemand, apporte des contributions majeures à la chimie organique et à l’agriculture. Il est considéré comme le fondateur de l’agriculture industrielle, basée sur la chimie organique.

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La chimie et l’alimentation

partie présente des applications des analyses. En réalité, Liebig reprend les résultats de Lavoisier, mais il propage aussi la théorie de Chevreul. Il propose ensuite le bouillon comme remède pour les convalescents, mais l’idée n’est pas de lui ; elle est de Parmentier, dont il donne une référence erronée : « Parmentier dit avoir remarqué que l’extrait sec de viande offre aux soldats dangereusement blessés un remède extrêmement fortifiant ; administré avec un peu de vin, il relève immédiatement leurs forces épuisées par les pertes de sang et les met à même de supporter leur transport à l’hôpital ».

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Enfin, Liebig discute la question de la valeur diététique de la gélatine, et de la soupe qui la contient, citant le rapport d’une commission de l’Académie des sciences de France dirigée par Magendie, commission qui avait conclu que la valeur d’une soupe est peu augmentée par l’addition de gélatine. Puisque ce n’était pas la gélatine qui faisait la valeur nutritive du bouillon, ce devaient être les composés de l’extrait de viande : Liebig reprit cette idée et, dans cette seconde moitié de son existence, à Munich, alors qu’il était tourné vers les applications de ses travaux plutôt que vers le travail scientifique, il s’employa à diffuser cette théorie fausse. Des chefs contemporains de Liebig, adoptèrent rapidement cette théorie. Notamment Eliza Acton, connue pour son Modern Cookery, appliquait même les « recettes chimiques » à la cuisson des légumes.

Liebig insistait également sur les vertus thérapeutiques de l’extractum carnis, préparé par macération de viande hachée dans l’eau froide, puis filtration et distillation sous vide : Emma Muspratt, la fille de son ami James Muspratt, fabriquant de soude, était tombée malade alors qu’elle séjournait chez Liebig ; elle ne pouvait rien manger, sauf de l’extractum carnis. À la suite de son rétablissement, Liebig encouragea des laboratoires pharmaceutiques allemands et britanniques à fabriquer ces jus de viande pour les hôpitaux, mais le prix de la viande dans les abattoirs européens conduisait à des prix excessifs de l’extrait. On dit que Liebig comprit que la solution serait d’utiliser des carcasses de bétail australien et sud-américain : en réalité, la proposition avait été faite en France une vingtaine d’années auparavant. Liebig, toutefois négocia avec plusieurs grands fermiers australiens, et un extrait de viande industriel fut préparé en 1860. En 1862, il se lança dans l’aventure industrielle avec l’ingénieur allemand Georg Giebert, en Urugay. La Société des extraits de viande Liebig fut cotée à la bourse de Londres dès 1865 (c’est aujourd’hui une filiale du Groupe Campbell Soup). À une époque où la réfrigération domestique était insuffisante, la société avait des atouts considérables. Cependant, dans les années 1870, des progrès de la physiologie montrèrent que les extraits de viande avaient peu de valeur nutritive : ils n’étaient que des condiments. La Société Liebig dut changer

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L’après-Liebig

Les études de Liebig ne mettent pas un point final à l’étude chimique du bouillon de viande (d’ailleurs, la science n’a pas de fin, puisqu’elle n’est capable que de réfuter des théories, toujours insuffisantes). Ainsi, en 1854, Anselme Payen (Figure 14) reprend en les poursuivant les études de Chevreul : « L’eau de Seine convient bien mieux à la préparation du bouillon que l’eau de puits : celle-ci rend la viande plus dure, moins sapide et moins odorante. [...] Généralement les eaux sont d’autant plus défavorables qu’elles sont plus séléniteuses, c’est-à-dire qu’elles contiennent en plus forte proportion du sulfate de chaux. L’eau de Seine, dans laquelle on a introduit 1/125 (ou 8 pour 1000) de sel marin donne un bouillon plus agréable que l’eau distillée. On observe des effets analogues de la part des mêmes eaux sur les légumes, et de plus l’influence du sel, qui rend les légumes plus tendres après la cuisson, leur donne plus de saveur et d’odeur en leur enlevant moins de matière soluble que l’eau pure. » [16] L’époque confond alors qualité organoleptique, et qualité nutritive. Pis encore,

les théories fausses sont propagées sans regard critique, l’autorité de Liebig se faisant sentir. Puis, en 1874, E.-J. Armand Gautier fait un point qui montre des avancées notables de la chimie du bouillon [17a] : « Le bouillon de viande est une solution des substances extractives du muscle et d’une partie de ses sels ; il contient aussi une faible proportion de matières albuminoïdes transformées ; une quantité variable de gélatine provenant de l’action de l’eau sur le tissu connectif, enfin un peu de graisse. On rappellera ici que les substances extractives de la viande sont : la créatine, la xanthine, l’hypoxanthine, la carnine, la taurine, l’acide inosique, substances qui sont toutes azotées, mais non protéiques ; les acides paralactique, acétique, butyrique, le glycogène et l’inosite, matières non azotées. L’ensemble de ces divers composés donne un poids de 21 grammes environ, pour le bouillon fourni par un kilogramme de viande fraîche. Les sels du bouillon sont : le phosphate et le sulfate de potasse, le chlorure de potassium, un peu de phosphates bibasiques de chaux et de magnésie, une trace de fer ; en tout 11,5 gr pour 1000 grammes de viande. » La question de la valeur nutritive du bouillon reste au centre des débats [17b, 18].

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Figure 14 Anselme Payen (1795-1871), chimiste français, on lui doit la découverte de la diastase (première enzyme), avec Jean-Francois Persoz, et de la cellulose.

La science et la technologie de l’alimentation vues par la chimie du bouillon

sa réclame. Liebig demanda alors à la cuisinière Henriette Davidis de mettre au point une série de recettes utilisant l’extrait. Son Kraftküche von Liebig’s Fleischextract eut tant de succès que la société demanda d’autres livres, dans d’autres langues [15].

Leçons, héritages…

Portés par les successeurs de ces pionniers de la chimie de l’aliment et par ces précurseurs de la discipline que nous avons créée en 1988

213

La chimie et l’alimentation

sous le nom de « gastronomie moléculaire » [19] (voir le Chapitre d’H. This « Que mangerons-nous demain ? »), nous en sommes aujourd’hui au point où notre analyse des bouillons est facilitée. Les tissus musculaires sont composés, au premier ordre, de fibres contenant de l’eau et des protéines variées, notamment l’actine et la myosine ; ces fibres sont limitées par une membrane faite de phospholipides et gainées de tissu collagénique. Les fibres sont réunies en faisceaux par du tissu collagénique, et les faisceaux sont eux-mêmes réunis en super-faisceaux, toujours par ce même tissu, et ainsi de suite. Des dépôts de matière grasse sont intercalés entre les faisceaux, tandis que tout le tissu est parcouru par un réseau sanguin. La « cuisson de la viande dans l’eau » s’accompagne de nombreux phénomènes : libération du sang dans la solution, contraction du tissu collagénique, avec expulsion de liquide et, sans doute,

de divers solutés, coagulation des protéines myofibrillaires, dissociation du tissu collagénique et hydrolyse des diverses protéines… À ce jour, toutefois, malgré la longue lignée de travaux déjà exécutés, la composition des bouillons de viande demeure mal connue, et les mécanismes de formation du bouillon restent mystérieux. Il est tout à fait stupéfiant que, aujourd’hui encore, des sociétés importantes produisent des bouillons et divers extraits de viande en se contentant de placer de la viande dans l’eau qui est chauffée, sans disposer des connaissances nécessaires à l’amélioration de leurs procédés. Pourquoi, alors que l’enjeu économique est important, des ingénieurs modernes supportent-ils de manquer à ce point de données ? Il faut sans doute conclure que les procédés employés sont suffisamment « robustes » pour que le besoin ne se soit pas fait sentir de chercher des améliorations.

Et demain ?

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Le passé peut-il éclairer le futur ? Que mangerons-nous demain ? Je propose de ne pas répéter l’erreur de Berthelot, et préparer l’avenir par des études scientifiques, qui donneront les bases des applications. Pour faire face à l’augmentation du coût de l’énergie, à la raréfaction de l’eau, à la découverte

La science et la technologie de l’alimentation vues par la chimie du bouillon

d’effets toxiques d’ingrédients alimentaires « traditionnels », etc., la seule solution est la mise en œuvre éclairée (technologie) de connaissances produites par la science. La discipline scientifique nommée gastronomie moléculaire devra notamment poursuivre l’étude des phénomènes, et la recherche de leurs mécanismes. Il n’est pas inutile de donner un ordre de grandeur de l’ampleur du travail qui reste à faire, fondé sur une analyse des « recettes de cuisine ». Notamment, on peut considérer que toute recette est composée de trois parties : une partie techniquement inutile, une « définition », et des « précisions ». Par exemple, dans la recette de l’Encart « Une recette du pot-au-feu », la partie de définition est réduite aux quelques termes en gras, tandis que les précisions sont soulignées. À ce jour, les définitions ont été très peu explorées, mais, surtout, le nombre de précisions recueillies depuis 1980, dans les livres de cuisine français seulement, est supérieur à 25 000 ! Il reste du travail à faire pour comprendre la chimie du bouillon… et des autres préparations culinaires ! UNE RECETTE DE POT-AU-FEU « Dans le ménage de l’artisan, le pot-au-feu est sa nourriture la plus substancielle, quoi qu’en puisse dire le journal intitulé Le Gastronome. C’est la femme qui soigne la marmite nutritive, et sans avoir la moindre notion de chimie ; elle a simplement appris de sa mère la manière de soigner le pot-au-feu. D’abord, elle dépose la viande dans une marmite de terre, en y joignant l’eau nécessaire (pour trois livres de bœuf deux litres d’eau) ; puis elle la place au coin de son feu, et, sans s’en douter, elle va faire une action toute chimique. Sa marmite s’échauffe lentement, la chaleur de l’eau s’élève graduellement, et dilate du bœuf les fibres musculaires en dissolvant la matière gélatineuse qui y est interposée. Par ce moyen de chaleur tempérée, le pot-au-feu s’écume doucement ; l’osmazôme, qui est la partie la plus savoureuse de la viande, se dissolvant peu à peu, donne de l’onction au bouillon, et l’albumine, qui est la partie des muscles qui produit l’écume, se dilate aisément, et monte à la surface de la marmite en écume légère. Ainsi, par le simple procédé d’avoir conduit doucement son pot-au-feu, la ménagère a obtenu un bouillon savoureux et nutritif, et un bouilli tendre et de bon goût. » Carême M.A. (1981). L’art de la cuisine française au XIXe siècle. De Kérangues et Pollies, Paris (fac simile du texte de 1847), 1 : 3.

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La chimie et l’alimentation 216

Bibliographie [1] Chaptal J.A. (1800). Essai sur le perfectionnement des arts chimiques en France. Imprimerie nationale, Paris. [2] Cadet-de-Vaux A.-A. (1818). De la gélatine et de son bouillon. L. Colas fils, Paris. [3] Lavoisier A.-L. (1783). Mémoire sur le degré de force que doit avoir le bouillon, sur sa pesanteur spécifique et sur la quantité de matière gélatineuse solide qu’il contient. Expériences de novembre 1783, Œuvres complètes, III : 563-578. [4] M. Geoffroy le Cadet (Année MDCCXXX). Examen chymique des Viandes qu’on employe ordinairement dans les Bouillons : par lequel on peut connoître la quantité d’Extrait qu’elles fournissent, & déterminer ce que chaque Bouillon doit contenir de suc nourrissant. Histoire de l’Académie royale des sciences. Amsterdam, chez Pierre Mortier, MDCCXXXIII. Mémoires de l’Académie royale, 312-332. [5] Apicius (1987). L’Art culinaire

(De Re Coquinaria). Les belles lettres, Paris. [6] This H., Méric R., Cazor A. (2006). Lavoisier and meat stock. C.R.A.S Chimie, 9 : 1510-1515. [7] Fourcroy A.-F. Système des connaissances chimiques et de leurs applications aux phénomènes de la nature et de l’art. Paris, Baudouin, Tome ix, brumaire an ix. [8] Larousse gastronomique, Éditions Larousse, Paris, 1993. [9] Extrait d’un Rapport de M. Thénard, sur l’analyse du bouillon d’os et du bouillon de viande. Bulletin de l’Ecole et de la Société de Médecine de Paris, 1806, 3, p. 35-36. [10] Brillat-Savarin A.J. (1982). La Physiologie du goût. Paris, réed. Flammarion, 1825. [11] a) Cadet de Vaux A.A. (1818). De la gélatine et de son bouillon. L. Colas fils, Paris ; b) Cadet de Vaux A.A. (vers 1800). Mémoire sur la gélatine des os. Xhrouet et Marchant, Paris. [12] Chevreul M.E. (1835). Recherches sur la composition

chimique du bouillon de viande. Journal de Pharmacie, 21 : 231. [13] This H., Bram G. (2003). Justus Liebig et les extraits de viande. Sciences des aliments, 23 : 577-587. [14] a) Liebig J. (1848). Sur les principes des liquides de la chair musculaire. Ann. Phys. Chim, 23 : 129-203 ; b) J. Liebig (1852). Nouvelles Lettres sur la Chimie. Trad. Gerhardt C., Charpentier, Paris, 193-210. [15] Shenstone M. (1895). Justus von Liebig, his life and his work. Casse. [16] Des substances alimentaires, 1854, Hachette, Paris, p. 24. [17] a) Armand Gautier E.-J. (1874). Chimie appliquée à la physiologie, à la pathologie et à l’hygiène. Librairie F. Savy, Paris, I : 112 ; b) ibid, 115. [18] Kohn L. (1907). La chimie dans la vie quotidienne. Dumoulins, Paris, 91. [19] This H. (2002). Molecular gastronomy. Angew. Chem. Int. Ed. Engl., 41 : 83-88.

les tensions et les défis pour l’agronomie

1

Agriculture et chimie : une longue et tumultueuse histoire

C’est au XIXe siècle qu’est née l’agronomie scientifique. Elle a conduit à la création et à la généralisation du modèle de l’agriculture dite intensive (Figure 1), telle que nous la connaissons aujourd’hui dans nos pays développés, tout particulièrement en Europe mais aussi dans les pays émergents, notamment les pays asiatiques. Un succès historique qui a permis une croissance fulgurante de la population mondiale et l’éradication des famines dans

Pierre Stengel La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie

La chimie en agriculture : certains pays ; mais succès parfois accompagné d’embûches, lesquelles contribuent en grande partie à la mise en cause actuelle de ce modèle dans les sociétés des pays développés, ce qui peut s’apparenter à une crise de l’agriculture intensive, que nous sommes en train de vivre. Plus que jamais, il existe une attente forte de la part des consommateurs et des pouvoirs publics à l’égard des agronomes, qui ont la lourde responsabilité de répondre aux enjeux du développement durable planétaire, par la conception d’une nouvelle

Figure 1 L’agriculture intensive est née au XIXe siècle.

La chimie et l’alimentation

agriculture qui prenne en compte les besoins alimentaires et les contraintes environnementales très pressants de ce début du XXIe siècle. C’est une préoccupation au cœur de laquelle se trouve depuis longtemps la chimie, un acteur important de l’agronomie scientifique (Figure 2). Or, les relations actuelles entre agriculture, chimie et société sont loin d’être simples.

Figure 2 Les scientifiques (chimistes et biologistes), des acteurs clés dans l’agronomie moderne.

Figure 3 Les plantes ont besoin d’eau, d’éléments nutritifs, de dioxyde de carbone (CO2) apporté par l’air et d’énergie solaire nécessaire à la synthèse chlorophyllienne. Quand on a découvert qu’elles se nourrissent de nitrates, ammonium, phosphate, potassium, oligo-éléments… on s’est mis à développer l’agronomie scientifique.

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Quels sont les principaux défis des agronomes et des chimistes face à des attentes fortes, nombreuses et parfois contradictoires ?

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La chimie agricole et la révolution verte

2.1. L’agronomie scientifique, fille de la chimie 2.1.1. Découverte des fondements de l’alimentation des plantes L’agronomie est une fille de la chimie qui est née au XIXe siècle avec la découverte des fondements de l’alimentation minérale des plantes. Avant cette époque, on ne savait pas de quoi elles s’alimentaient, même si l’on savait bien que l’ajout de matières organiques telles que le fumier était favorable à leur croissance, mais sans en connaître l’explication. Puis l’on s’est aperçu que les plantes se nourrissent de molécules minérales d’azote, sous forme de nitrate (NO3−) et d’ammonium (NH4+), de phosphore et de divers autres éléments (Figure 3). Dès lors que l’on a compris cela, on a recherché ces éléments dans le sol, on a voulu comprendre sous quelles formes ils s’y trouvaient, quelles dispo-

nibilités pour la plante ils pouvaient avoir, et quels flux cela pouvait induire du sol vers la plante. 2.1.2. Maîtriser la fertilité et optimiser les plantes Cette nouvelle connaissance des plantes a ouvert la voie au développement de la chimie du sol et a conduit aux principes de la maîtrise de la fertilité qui ont été acquis au début du XXe siècle, dès lors que l’industrie chimique a été capable de produire des engrais (Figure 4) en quantité abondante et à des prix accessibles, pour améliorer la qualité nutritive de surfaces de terres de plus en plus grandes. Il s’est instauré une collaboration très étroite entre les chimistes – qui ont notamment mis au point la synthèse de l’ammoniac1 – et les agronomes – qui ont appris à utiliser ces éléments fertilisants, distribués aux plantes de plus en plus précisément en fonction de leurs besoins. Les aboutissements techniques les plus élaborés en sont l’irrigation localisée fertilisante ou la culture sur solution pratiquée en serre. De leur côté, et c’est l’une de leurs contributions majeures, les agronomes ont apporté une amélioration génétique des plantes, qui résistent mieux aux agresseurs et 1. Traditionnellement, l’ammoniac NH3 était obtenu par distillation du purin (déchet issu de l’élevage d’animaux domestiques et pouvant être utilisé comme fertilisant azoté) et du fumier. Sa production industrielle s’effectue essentiellement par synthèse directe à partir d’hydrogène et d’azote (procédé Haber-Bosch).

2.1.3. Lutter contre les bioagresseurs L’autre contribution majeure de la chimie, apparue durant la deuxième moitié du XXe siècle avec l’essor de la chimie de synthèse, est la lutte contre les bioagresseurs des plantes. Il s’agit de l’ensemble des organismes ravageurs (insectes), pathogènes (champignons), ou des concurrents des plantes, c’est-à-dire les mauvaises herbes2. Une série de molécules phytosanitaires – herbicides, fongicides, insecticides – de plus en plus performantes et efficaces sont progressivement distribuées sur le marché depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, permettant aux agriculteurs d’être dotés de moyens puissants de lutte contre les épidémies qui menacent leurs cultures. 2. En botanique, les mauvaises herbes sont désignées par le terme adventices.

2.2. Vers l’agriculture intensive 2.2.1. Optimiser les surfaces agricoles Grâce à l’apport des engrais et des produits phytosanitaires industriels, les agriculteurs des pays développés ont pu maîtriser progressivement les contraintes liées au sol (contraintes « édaphiques »), ainsi que les contraintes liées aux bioagresseurs (contraintes « biotiques »). D’un point de vue pratique, il a dès lors été possible de

Figure 4

La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie

aux conditions climatiques des lieux où on les cultive (Figure 5).

Fumier et cendres ont été remplacés par les engrais industriels pour fertiliser les sols. À grande échelle, ils sont épandus par irrigation ou par avion.

Figure 5 Les plantes sélectionnées sont plus résistantes et valorisent au mieux les potentialités climatiques des milieux.

219

La chimie et l’alimentation Figure 6 Champ de blé, champ de colza… la spécialisation des cultures est une caractéristique de l’agriculture intensive.

Figure 7 L’élevage est aussi concerné par l’intensification de l’agriculture.

220

s’affranchir peu à peu des rotations, à savoir l’alternance de cultures différentes, pratiquée autrefois pour nettoyer le sol des mauvaises herbes (labours), empêcher le développement des pathogènes et ravageurs des plantes tels que les vers nématodes, ou encore maintenir la fertilité du sol en reconstituant ses réserves minérales. On a eu effectivement recourt à la fixation symbiotique des légumineuses telles que les haricots, fèves, luzernes, trèfles ou pois. Cela consistait à laisser des micro-organismes symbiotiques du genre Rhizobium se fixer sur les racines de ces plantes hôtes, pour produire à partir de l’azote atmosphérique des molécules azotées qui alimentent les plants (en échange de quoi les

légumineuses leur apportent des sucres issus de la photosynthèse (Voir la Figure 15). Tout ceci a progressivement laissé place à des spécialisations de l’agriculture. Cette spécialisation s’étend au niveau régional : la France possède des régions de culture très majoritairement dominées par les « grandes cultures » : céréales, colza, maïs (Figure 6). Elle affecte la plupart des exploitations, dont le nombre d’espèces cultivées n’a cessé de se réduire. Cette spécialisation permet des économies d’échelle en équipement et en technicité. Une autre conséquence notable de ce changement de pratique agricole est un découplage entre la production végétale et l’élevage (Figure 7).

agricoles. À titre d’exemple, le rendement du blé en France a quadruplé depuis les années 1950. Un bilan dans notre pays est présenté dans l’Encart : « Retour sur 50 ans d’agriculture intensive en France ».

RETOUR SUR 50 ANS D’AGRICULTURE INTENSIVE EN FRANCE L’apport des engrais Autrefois, le sol était fertilisé de façon empirique, par ajout de fumier (en général des excréments d’animaux mélangés à de la paille) qui apporte de l’azote, par ajout d’os pour le phosphate, ou encore de cendres pour le potassium. L’avènement de l’industrie chimique, charbonnière et pétrolière au XXe siècle a permis d’accéder à de grandes quantités de formes chimiques purifiées d’engrais, qui ont été largement utilisées en France notamment. Leur composition de base est généralement constituée du trio « NPK », pour azote/phosphate/potassium, l’azote étant l’élément le plus important.

La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie

L’ensemble de ces bouleversements a abouti à ce que l’on appelle aujourd’hui l’agriculture intensive, avec un accroissement sans précédent de la productivité physique, c’est-à-dire des rendements

Quel est le bilan de l’apport des engrais azotés dans les grandes cultures en France, notamment pour les céréales et le colza ? La Figure 8 donne une image de la relation possible entre la consommation d’engrais azoté en France et la productivité des cultures de céréales et de colza, depuis 1960. Un parallélisme y apparaît de manière flagrante. On note cependant un certain détachement à partir des années 1990, qui pourrait être rapproché de la baisse du soutien européen au prix des denrées agricoles. Cela implique, de façon économiquement justifiée, un moindre recourt aux engrais. On observe que cela n’affecte pas pour autant les rendements, ce qui montre qu’il peut y avoir eu parfois des consommations inutiles d’engrais, éventuellement mal pondérées en fonction des rendements que l’on peut espérer obtenir. Indice base 100 en 1980 160 140 120 100 80 60

Production de céréales + colza

40

Livraison d’azote 20

1966 1968 1970 1972 1974 1976 1978 1980 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004

1960 1962 1964

0

Figure 8 Quel est l’impact des engrais azotés sur la productivité des grandes cultures (céréales, colza) en France ? Source : Ministère de l’agriculture et de la pêche (Scees – Agreste) – Union des industries de la fertilisation (Unifa). 221

La chimie et l’alimentation

L’apport des produits phytosanitaires : les pesticides Cela fait des millénaires que l’on cherche à protéger les plantes cultivées, en luttant chimiquement contre les organismes nuisibles. Du soufre était déjà utilisé en Grèce antique (1000 ans avant J.-C.), de même que l’arsenic était recommandé en tant qu’insecticide par le naturaliste romain Pline l’Ancien. Des produits à base de plomb étaient même utilisés au XVIe siècle en Chine et en Europe, tandis que les propriétés insecticides du tabac étaient reconnues dès 1690. Depuis l’essor de la chimie organique et minérale au XIXe siècle, les agriculteurs ont pu accéder à de nombreux pesticides à base de cuivre, tels que des fongicides à base de sulfate de cuivre CuSO4 (la bouillie bordelaise est un mélange de sulfate de cuivre et de chaux, qui permet de lutter contre les invasions fongiques de la vigne et de la pomme de terre). À partir des années 1940, l’usage du DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane) s’est répandu et a ouvert la voie au développement de nombreux autres organochlorés utilisés en tant qu’insecticides. S’en est suivi le développement des organophosphorés après la Seconde Guerre mondiale, puis des herbicides de la famille des urées (linuron, diuron), des ammoniums quaternaires (triazines), suivis des fongicides des familles des imidazoliques et triazoliques. Les insecticides de la famille des pyréthrinoïdes sont apparus dans les années 1970-80. Les tonnages utilisés dans le monde ont régulièrement augmenté depuis soixante ans, notamment au États-Unis et en France. Quel recul pouvons-nous avoir sur l’impact de l’utilisation des pesticides sur la production végétale en France ? La Figure 9 révèle une corrélation similaire à celle constatée au sujet de l’impact des engrais (Figure 8) (la courbe de production végétale semble croître à un niveau plus faible, mais à même échelle, cette croissance est comparable à celle de la production des grandes cultures de la Figure 8). Il est difficile d’établir des liens directs de causalité entre d’une part l’utilisation d’engrais et de pesticides, indépendamment l’un de l’autre, et d’autre part l’augmentation des productions agricoles. Il n’y a cependant pas de doute sur la contribution des produits phytosanitaires dans l’augmentation des volumes de production et dans la stabilisation des rendements agricoles. En effet, ces derniers ne sont plus sujets aux effondrements catastrophiques qui ont eu lieu dans l’histoire en conditions climatiques favorables à la prolifération des pathogènes. Cette sécurité, qui a éloigné les crises associées aux disettes et aux famines, n’a réalisé que partiellement le rêve de l’humanité d’échapper au manque de nourriture. Elle reste fragile comme l’ont montré les effets des mauvaises récoltes de 2007, menacées notamment par le changement climatique. Indice de volume : 100 en 1959 900 800 700 600 500 400

Phytosanitaires Production végétale

300 200 100

19 59 19 62 19 65 19 68 19 71 19 74 19 77 19 80 19 83 19 86 19 89 19 92 19 95 19 98 20 01 20 04 20 07

0

Figure 9 Quel est l’impact des pesticides sur la productivité végétale en France ? 222

Parallèlement aux progrès liés à l’optimisation des sols et des plantes, des outils mécaniques puissants ont été développés et mis à disposition des agriculteurs (Figure 10), ce qui a décuplé la productivité du travail. En France, alors que les rendements agricoles ont été multipliés en moyenne par trois ou quatre, la productivité du travail a été multipliée par vingt voire par trente ! Il en a résulté une diminution considérable de la population agricole en Europe, notamment dans notre pays. 2.3. Les conséquences du modèle agricole intensif L’intensification de l’agriculture dans de nombreux pays a abouti à un succès remarquable et unique dans l’histoire de l’humanité, on parle de « révolution verte ». Elle a permis un accroissement de la population, qui est passée de 2 à 6,5 milliards en quelques décennies. Elle a également eu pour conséquence la réduction des coûts alimentaires. Les prix des produits en valeur relative n’ont cessé de diminuer, contribuant à améliorer le niveau de vie des populations,

et à la possibilité pour les familles de consacrer leurs budgets à d’autres marchés issus des développements industriels parallèles que l’on connaît dans les sociétés modernes. Le fondement conceptuel en termes de schéma de fonctionnement de l’agriculture est qu’elle a été assimilée à un processus industriel. Le terme le plus achevé en est l’utilisation des serres, qui reviennent à « faire entrer des engrais dans le process » et à faire « fonctionner » une plante en condition artificielle parfaitement contrôlée : des conditions typiquement (Figure 11). industrielles Même en plein champ, nous

Figure 10 La mécanisation a décuplé la productivité des agriculteurs.

La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie

2.2.2. Mécaniser l’agriculture

Figure 11 Faire pousser des plantes en serre : des conditions typiquement industrielles.

223

La chimie et l’alimentation

n’en sommes pas loin avec l’irrigation localisée fertilisante : le milieu est alors un support physique qui sert simplement à ancrer la plante et à faire circuler les engrais à destination de ses racines. Globalement, ce système est très dépendant de ce qu’on peut appeler les « intrants chimiques » : engrais, produits phytosanitaires, retardateurs de croissance, etc.

3

Bilan des coûts et risques : un modèle intensif remis en cause ? 3.1. Premières mises en cause : les contaminants des eaux

Figure 12 La concentration en nitrates en aval des bassins versants agricoles n’a fait qu’augmenter en France, contribuant à une eutrophisation (modification et dégradation du milieu aquatique liées à l’apport exagéré de substances nutritives, qui augmentent la production d’algues et de plantes aquatiques). Ce phénomène a été particulièrement observé en Bretagne, par exemple dans la Baie de Saint-Brieuc.

Le premier fait marquant, cause de large contestation du modèle de l’agriculture intensive, est la contamination des eaux par les engrais, puis par les pesticides. Faisons un retour sur les faits. 3.1.1. La contamination par les nitrates Les premiers éléments quantitatifs recueillis ont été les niveaux observés de contamination des eaux douces par

En mg NO3/l 22 20 18 16 14 12 10 8 6 4 1970 224

Concentrations Moyenne mobile sur 5 ans 1975

1980

1985

1990

1995

2000 2005

les nitrates, qui ont fait l’objet d’attentions très fortes dès les années 1970, lorsque l’on prévoyait déjà que l’utilisation d’excédents d’azote aurait pour effet cette augmentation de concentration. Effectivement, aux exutoires du bassin versant agricole, l’augmentation de concentration des nitrates a été régulière et continue entre les années 1970 et la fin du XXe siècle. L’Europe avait pourtant pris des mesures et mis en place des directives au milieu des années 1970 pour stopper cette progression menaçante, mais sans changements manifestes jusqu’à présent, notamment en France (Figure 12). En un siècle, les taux de nitrates des rivières bretonnes ont été multipliés par dix ! 3.1.2. La contamination par les pesticides Pour les pesticides, la situation s’est avérée de même nature que pour les nitrates, mais les questions ont été mises en avant de façon plus tardive, notamment en raison de difficultés et du coût beaucoup plus élevé des analyses. À mesure que les performances analytiques se sont

Petit à petit, ces premières mises en cause de l’agriculture fondée sur un usage intensif de la chimie se sont étendues à d’autres domaines, à mesure que les questions environnementales prenaient une ampleur croissante. Depuis 1990, la question du réchauffement climatique planétaire et de la biodiversité est plus que jamais abordée dans les sociétés des pays développés.

Dans les cours d'eau (SEQ-Eau « qualité globale eaux superficielles ») 100 % 80 %

44 %

41 %

46 %

53 %

49 %

49 %

51 %

51 %

2003 493 pts

2004 607 pts

60 % 40 % 56 %

59 %

20 %

54 % 47 %

0% 1998-1999 1999-2000 2001 305 pts 397pts 493 pts

2002 624 pts

Trés bonne et bonne qualité

Dans ce contexte, l’agriculture intensive est souvent montrée du doigt…

Qualité moyenne à mauvaise

Figure 13

La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie

accrues, on s’est aperçu que l’on trouvait de façon assez fréquente dans les eaux superficielles et souterraines des pesticides ou des molécules issues de la dégradation des pesticides. D’après les statistiques produites par l’Institut français de l’environnement (IFEN) sur la période de 1998 à 2004 (on observe une relative stabilité de la qualité des eaux superficielles au cours des années 1998 à 2004 ; Figure 13), la majorité des eaux superficielles françaises peut être considérée comme contaminée par la présence d’au moins un type de molécule, avec des concentrations dépassant le seuil de 0,2 μg/L pour une molécule donnée, ou le seuil de 0,7 μg/L pour un ensemble de molécules. Ces seuils restent très bas, comparativement à la norme qui avait été adoptée en Europe sur les eaux de boisson, qui fixait le seuil à 0,1 μg/L, correspondant à l’époque au seuil de détection. Ce qui montre que l’Europe s’engageait déjà dans une voie conduisant à dire : « il faut zéro pesticide dans les eaux », un défi extrêmement difficile à tenir, et qui n’a pas de signification connue en termes de toxicité ou d’écotoxicité.

Fréquence des contaminations par les pesticides.

3.2. Des effets sur l’atmosphère et le climat En même temps que la question de l’effet de serre et du réchauffement climatique préoccupe de plus en plus les sociétés modernes, l’agriculture en a été désignée comme un contributeur important. En première ligne, a été dénoncée l’utilisation des engrais azotés en France, qui seraient responsables des trois quarts des émissions de protoxyde d’azote N2O, un gaz à effet de serre au pouvoir de réchauffement trois cent fois supérieur à celui du dioxyde de carbone CO2, représentant ainsi 15 % des émissions des gaz à effet de serre exprimées en pouvoir de réchauffement (Figure 14) ! Le passage de l’état d’engrais au gaz protoxyde d’azote s’effectue soit directement à travers les processus de nitrification ou de dénitrification de l’azote dans les sols

Figure 14 Le protoxyde d’azote tient une part importante dans les émissions de gaz à effet de serre. PFC = perfluorocarbures ; HFC = hydrofluorocarbure. CO2 N2O

14,8 % CH4

70,3 %

11,9 % 3% PFC + HFC + SF6

225

La chimie et l’alimentation

(voir Encart : « Le cycle de l’azote dans l’agriculture »), soit indirectement à travers les effluents d’élevage et leur gestion, ou encore à travers les émissions vers les milieux humides ou aquatiques où se produisent les même phénomènes que dans les sols.

3.3 Des effets sur la biodiversité Les impacts de l’agriculture intensive sur la biodiversité ont depuis plus longtemps donné lieu à des alertes, et ces impacts sont aujourd’hui davantage renseignés que ceux sur l’effet de serre. L’une

LE CYCLE DE L’AZOTE DANS L’AGRICULTURE L’azote suit un cycle biogéochimique, durant lequel il est successivement transformé en différentes formes : azote gazeux N2, nitrate NO3-, nitrite NO2-, ammoniac NH4+, azote organique. L’une des étapes de transformation de l’azote est le processus de nitrification que réalisent des micro-organismes du sol. Il conduit à la transformation de l’ammoniac NH4+ en nitrite NO2- (nitrification par Nitrosomonas) puis à la transformation du nitrite en nitrate NO3(nitratation par Nitrobacter) (Figure 15).

(N2)

(NO3-)

(NH4+)

(NO2-)

Figure 15 Le cycle de l’azote dans l’agriculture. Comment s’y insèrent les engrais chimiques azotés ? Comment le protoxyde d’azote est-il produit ? 226

3. L’arrêt de l’utilisation du DDT en 1996 a cependant conduit à une augmentation considérable des cas de paludisme en Afrique, jusqu’à ce que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande le maintien de son utilisation dans ces pays, ce qui a contribué à abaisser les cas de la maladie.

3.3.1. Les engrais et l’eutrophisation de l’eau et des sols Un premier effet massif sur la biodiversité est l’eutrophisation (Encart : « L’eutrophisation des milieux aquatiques »), des milieux aquatiques, effet généralement spectaculaire et bien quantifiable. Nous sommes aujourd’hui malheureusement familiers aux dégâts qu’ont pu causer les activités agricoles sur les milieux aquatiques. L’utilisation parfois mal mesurée d’engrais azotés et phosphatés provoque des déséquilibres dans les milieux qui reçoivent les eaux de ruissellement ou d’infiltration issues de l’agriculture. Ces éléments minéraux nourrissent par excès des algues bien souvent indésirables, qui prennent la place de toute autre forme de vie à cause de leur surdéveloppement.

La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie

des premières alertes a fait suite à la parution aux ÉtatsUnis du livre Le printemps silencieux, écrit en 1962 par la biologiste Rachel Carson. Ce livre est largement reconnu pour avoir contribué à lancer le mouvement écologiste dans le monde occidental, montrant les dégâts que les pesticides pouvaient produire sur l’environnement, et plus particulièrement sur les oiseaux. Ce qui a notamment conduit en 1972 à l’interdiction du DDT aux États-Unis, un insecticide qui a montré des conséquences néfastes sur la santé humaine3.

L’EUTROPHISATION DES MILIEUX AQUATIQUES L’eutrophisation (du grec eu = bien, vrai ; trophein = nourrir) est la modification et la dégradation d’un milieu aquatique, lié en général à un apport excessif de substances nutritives, qui augmentent la production d’algues et de plantes aquatiques. Le phénomène peut se décomposer en quelques étapes : des nutriments, notamment les phosphates et les nitrates issus de l’agriculture, sont déversés en grande quantité dans le milieu aquatique ; les eaux ainsi enrichies permettent la multiplication rapide des végétaux aquatiques, en particulier la prolifération d’algues (l’« efflorescence algale ») ; le stock d’oxygène étant très limité dans l’eau, celui-ci est rapidement épuisé lors des périodes pendant lesquelles la respiration des organismes et la décomposition des matières produites excèdent la production par photosynthèse et les échanges possibles avec l’oxygène atmosphérique. Le développement éventuel de plantes flottantes empêche le passage de la lumière, donc la photosynthèse dans les couches d’eau inférieures, et gêne également les échanges avec l’atmosphère ; le milieu devient alors facilement hypoxique puis anoxique, favorable à l’apparition de composés dits réducteurs et de gaz délétères (thiols, méthane) ; il peut en résulter la mort d’organismes aquatiques aérobies – insectes, crustacés, poissons, mais aussi végétaux –, dont la décomposition, consommatrice d’oxygène, amplifie le déséquilibre. 227

La chimie et l’alimentation

Figure 16 Les marées vertes sont apparues en Bretagne et se sont amplifiées dans les années 1970, ne cessant de s’aggraver depuis cette époque. Sur la façade ouest, on observe surtout la pullulation des espèces Ulva armoricana.

C’est ainsi que nous connaissons actuellement le phénomène des marées vertes en Bretagne, qui sont une manifestation d’eutrophisation massive détériorant complètement le milieu et aboutissant à des problèmes sanitaires qui n’étaient pas forcement soupçonnés jusqu’à une époque récente (Figure 16). L’accumulation de ces éléments dans les cours d’eau peut avoir un impact important sur le milieu marin, à l’endroit même où se déversent des fleuves, ou par le retour des nappes souterraines qui forment des sources sous-marines ou proches du bord de mer. Ces constats ont donné lieu à des actions très fortes, notamment pour préserver des milieux aquatiques terrestres comme les grands lacs alpins, dans lesquels le phosphore, plus que l’azote, joue un rôle prépondérant, la combinaison des deux éléments aboutissant à une aggravation considérable du problème.

Figure 17 Les prairies sont des milieux riches en biodiversité.

228

Dans le cas des sols, il est plus difficile de parler d’eutrophisation ; la situation est différente : le fait d’avoir cherché à adapter un grand nombre de sols à l’agriculture, notamment en améliorant leur fertilité, a progressivement conduit à la disparition des sols peu riches ou acides. Or, beaucoup de végétaux s’étaient adaptés à ces conditions extrêmes et disparaissent dès lors que l’on a enrichi ces sols en éléments nutritifs. C’est particulièrement le cas des prairies, où la biodiversité s’est trouvée significativement réduite par suite des activités

agricoles utilisant des fertilisants (Figure 17). 3.3.2. Les pesticides et l’écotoxicologie L’effet des pesticides sur des populations bien ciblées est généralement bien connu, souvent davantage observé au niveau expérimental que mesuré dans les conditions naturelles, même s’il arrive que l’on suive une espèce dans la nature, dans des conditions particulières. Il est toutefois très difficile de quantifier les effets des pesticides (mis à part les contaminations massives, mais qui sont devenues extrêmement rares en Europe). La raison en est que, de manière générale, une masse d’eau polluée ne l’est pas par un seul type de molécules, mais par un ensemble de molécules, à des niveaux de concentration en pesticides très bas, et avec l’intervention de nombreux autres facteurs, qui parfois sont plus délétères pour les populations que les pesticides eux-mêmes : température de l’eau, oxygénation, etc. C’est donc un grand défi pour les scientifiques qui étudient l’écotoxicologie, que de déterminer précisément l’effet d’un ou plusieurs pesticides sur la biodiversité. 3.4. Agriculture intensive et environnement : un ensemble complexe L’ensemble de ces observations – gaz à effet de serre, pollution des eaux et des sols, appauvrissement de la biodiversité –, mêlées aux incertitudes dues à la complexité des phénomènes en jeu,

Au premier plan sont montrés du doigt les fertilisants et les produits phytosanitaires. On peut pour l’instant dire que les techniques de culture utilisant ces produits ont surtout un effet sur la biodiversité locale, celle attachée à la surface du sol où elle est nourrie, que ce soit une plante sauvage, ou la faune et la microflore du sol. Mais cet effet est aussi dû à la réduction du nombre d’espèces cultivées, du fait des spécialisations de l’agriculture : des paysages très homogènes ont beaucoup de mal à héberger une multitude d’espèces. Enfin, entrent en jeu d’autres effets qui ne proviennent pas de l’agriculture intensive en tant que telle, mais par le fait que la mécanisation et l’expansion des exploitations ont conduit à modifier les paysages en éliminant une grande part des espaces dits semi-naturels. Parmi ces espaces, on compte les bordures de champs, les fossés, les bordures de chemins, sans oublier un certain nombre d’éléments appréciés pour leur valeur esthétique mais qui jouent aussi un grand rôle dans la préservation de la biodiversité : les haies, les bosquets, les arbres isolés. L’ensemble de ces facteurs contribue à réduire la biodiversité dans l’espace agricole, sans que l’on soit, à ce stade, véritablement capable de quantifier la part de chacun d’entre eux. Il existe néanmoins un certain nombre d’indicateurs révélateurs

de la situation globale (voir Encart : « Des populations d’oiseaux : un bon indicateur de la biodiversité »).

DES POPULATIONS D’OISEAUX, UN BON INDICATEUR DE LA BIODIVERSITÉ Appréhender et suivre la biodiversité dans son ensemble est humainement et techniquement impossible. Actuellement, seules quelque 1,4 millions d’espèces ont été identifiées sur un potentiel de quinze à cent millions, et parmi celles qui sont décrites, seulement quelques milliers sont relativement bien suivies. On a donc recours à des modèles utilisant des indicateurs pertinents, qui peuvent donner une idée réaliste de la situation, afin d’aider les scientifiques, les pouvoirs publics et les citoyens à hiérarchiser les priorités et prendre des décisions (par exemple : implanter des haies ou des zones enherbées, habitats de l’avifaune (oiseaux) et de l’entomofaune (insectes)).

La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie

aboutit à des réactions de mise en cause de l’effet global de l’agriculture intensive sur l’environnement.

Les oiseaux sont fréquemment choisis comme un baromètre précis et pratique de la répartition de la biodiversité et du changement de l’environnement mondial. Le suivi de la population des oiseaux communs dans les zones agricoles peut ainsi être un bon indicateur de l’impact de l’agriculture sur la biodiversité : il tient compte à la fois de la disparition d’habitats, de lieux de reproduction et de disponibilités trophiques, ou d’actions toxiques sur les oiseaux. On observe une diminution tendancielle de ces populations depuis la fin des années 1980, qui se poursuit malheureusement jusqu’à l’époque présente sans aucune manifestation d’inversion de cette tendance (Figure 18). 1,2 1 0,8 0,6 0,4 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 19961997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004

Indice d'abondance

Tendance

Figure 18 Évolution de l’indice d’abondance des oiseaux communs caractéristiques des zones agricoles. Source : Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). 229

La chimie et l’alimentation

3.5. Agriculture et produits chimiques, en ligne de mire 3.5.1. Des contaminations de l’environnement mieux documentées et plus visibles Les contaminations de l’environnement ont cependant des origines multiples. Elles sont de plus en plus précisément documentées grâce à des moyens d’analyse et à la mise en place de systèmes d’observations plus performants. Certaines sources de pollutions aquatiques massives, urbaines et industrielles, ont pu être considérablement réduites par les politiques de limitation et d’épuration des rejets. Il en est ainsi des matières organiques grâce fermentescibles,4 notamment à l’extension du traitement des eaux urbaines et à l’amélioration de son efficacité. Le résultat en est une amélioration de la qualité des eaux de grands fleuves, attestée par l’accroissement du nombre d’espèces de poissons qui les habitent, comme c’est le cas dans la Seine. Cette double amélioration, des données d’observation et de la maîtrise des pollutions non agricoles, accroît la visibilité et la part de l’agriculture comme source de contamination des milieux aquatiques. Ce commentaire peut être étendu à l’atmosphère, à propos de l’ammoniac et des pesticides.

230

4. Les déchets fermentescibles sont composés de matière organique biodégradable, car susceptible de fermenter.

3.5.2. Une défiance croissante à l’égard du risque toxique La multiplication et la meilleure accessibilité des données ont contribué à légitimer un contexte de défiance croissante à l’égard de la sécurité des produits alimentaires, largement induit par des crises sanitaires qui ont affecté nos sociétés, même si elles ne concernent pas le champ de l’alimentation. Les pesticides sont en ce sens le premier objet de préoccupation de nos concitoyens. Leurs effets sur la santé publique aux très faibles doses qui sont en cause, et en condition d’exposition à de très nombreuses molécules potentiellement toxiques, sont très difficiles à quantifier. Leur existence, à propos de certaines molécules ou formulations, peut cependant être soutenue par des tests à l’échelle cellulaire notamment, et la mise en cause corrélative des conditions de test imposées pour autoriser la mise sur le marché. La persistance dans les eaux, le sol ou l’atmosphère de molécules interdites depuis plusieurs années, atrazine, lindane ou chlordécone par exemple, est par ailleurs avérée. Les consommateurs tendent alors à appliquer à titre personnel le principe de précaution. Cela se traduit par une attente collective d’une agriculture plus saine et respectueuse de l’environnement, voire par un rejet du système de production dominant qu’exprime le succès grandissant de l’agriculture biologique5. 5. Organisée à l’échelle mondiale depuis 1972, l’agriculture biolo-

Répondre aux enjeux agricoles du XXIe siècle : les défis pour l’agronomie

4.1. Premières réponses : protéger les eaux en maîtrisant les fuites 4.1.1. Maîtriser les fuites d’azote L’agronomie a déjà tenté depuis longtemps de répondre aux problèmes de pollution liés à l’azote, en s’efforçant d’en limiter les fuites. C’est ainsi que dans la gestion de la fertilisation azotée, on a cherché à estimer au plus juste les besoins des plantes, ajusté et fractionné les doses, de façon à limiter les risques de fuites. Ces engrais étant véhiculés par l’eau, soit par leur ruissellement soit par l’infiltration, on a introduit des couvertures hivernales des sols, qui correspondent à des cultures intercalaires pièges à nitrates. Ces techniques permettent de réduire les concentrations des eaux de drainage en général sous le seuil réglementaire de 50 mg/L. On peut donc considérer que cette méthode est gique s’est constituée en réaction à l’avènement de l’agrochimie, au milieu du XIXe siècle, et surtout au développement de l’usage des engrais issus de la chimie de synthèse. Ce système de production agricole est basé sur le respect du vivant et des cycles naturels, et gère de façon globale la production en favorisant l’agrosystème mais aussi la biodiversité. Pour atteindre ces objectifs, les agriculteurs « biologiques » choisissent d’exclure l’usage d’engrais et de pesticides de synthèse, ainsi que d’organismes génétiquement modifiés.

au moins un succès partiel. Néanmoins, les fonctionnements du système souffrent d’une certaine inertie, à la fois sur le plan biologique, physique et chimique, liée au cycle de l’azote (voir l’Encart : « Le cycle de l’azote dans l’agriculture »). Ainsi, ce n’est pas l’engrais apporté l’année N qui fuit en profondeur la même année ou l’année N+1. Il va s’incorporer à la matière organique du sol, qui se re-minéralise et ainsi de suite. C’est ce cycle global de la matière organique du sol qui « fuit ». Cela implique que les excédents d’azote dans les sols y séjournent longtemps et peuvent aussi fuir pendant très longtemps si l’on ne les exploite pas en les exportant à travers la production. Mais il existe également une inertie de diffusion des changements de pratique chez les agriculteurs : les pratiques visant à répondre à la réglementation, notamment européenne, ne diffusent que lentement, et particulièrement dans les régions d’élevage où l’on cumule la double pratique d’une fertilisation avec des éléments minéraux, et l’épandage des effluents d’élevage. Cela a abouti à des excédents « structurels » considérables dans les régions où l’élevage est concentré. La limitation des apports totaux d’azote à 170 kilogrammes par hectare et par an, n’y a pas permis de réduire massivement les pollutions. Mais on semble assister à une stabilisation récente : respecter la norme de 50 mg/L est un objectif qui peut être généralement atteint. Si cette norme est prudente par rapport aux

La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie

4

231

La chimie et l’alimentation

effets toxiques sur l’homme en l’état des connaissances, il est élevé vis-à-vis de l’environnement et de la maîtrise de l’eutrophisation. L’Union Européenne recommande une valeur de 25 mg/L elle-même sans doute excessive quant à l’état écologique des masses d’eau. L’effort à accomplir en vue de préserver l’environnement reste donc considérable. 4.1.2. Maîtriser les fuites de pesticides

Figure 19 Zone de culture où un labour en terrasse a été associé à un maillage de zones tampons (talus enherbés, haies ou bandes enherbées) pour restaurer et protéger la qualité du sol et de l’eau. Exploitation agricole dans l’Iowa (1999).

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S’agissant des pesticides, un effort est porté sur la limitation des fuites directes, liées par exemple au rinçage des cuves ou au devenir des emballages. Les dérivés, c’est-à-dire l’atteinte directe des eaux superficielles par le produit de traitement, en proximité des rives, sont mieux maîtrisés par l’existence de bandes enherbées et la qualité technique de l’application des produits. Une autre préoccupation est la gestion des transferts via la circulation de l’eau dans les bassins versants agricoles. Le principe est de réduire le ruissellement superficiel, principal vecteur de contamination des eaux, et favoriser l’infiltration permettant une rétention et une biodégradation accrue des pesticides dans le sol. Un moyen utilisé est la technique des bandes enherbées (Figure 19) particulièrement en bordure des cours d’eau. Les couvertures hivernales des sols y contribuent également, en même temps qu’elles retiennent l’azote. S’y ajoutent d’autres types d’aménagement possibles comme la création de fossés, de zones humides où l’on

favorise la dégradation microbienne des pesticides. En 2005, une expertise de l’INRA et du Cemagref6 a conclu que ces diverses techniques ne suffisent pas à garantir un niveau négligeable d’impact environnemental des pesticides. La conclusion majeure en était la nécessité d’adopter une stratégie de réduction de leur usage et de modifier les systèmes et techniques de production pour y parvenir, en prenant exemple sur d’autres États comme le Danemark. 4.2 Un lourd cahier des charges pour l’agronomie 4.2.1. Produire autrement et d’autres choses Les agronomes se trouvent devant la nécessité de remettre en cause un certain nombre de pratiques pour « produire autrement », et notamment « consommer moins ». Outre l’obligation de réduire les impacts sur l’environnement, la question de limiter la consommation d’énergie est redevenue prioritaire. Elle concerne directement les agronomes, puisque la synthèse des engrais azotés est, par exemple pour la culture de blé, la principale source de consommation d’énergie. Dans le même temps, il leur est demandé de limiter l’extension de l’espace agricole au détriment des 6. Le Cemagref est un organisme de recherche pour l’ingénierie de l’agriculture. Il est spécialisé dans la gestion des ressources, de l’aménagement et de l’utilisation de l’espace à dominante rurale (systèmes aquatiques et technologie de l’eau notamment).

Il est facile d’imaginer les antagonismes entre ces objectifs. Mais le défi se complique encore quand on demande à l’agriculture de produire des matières premières non alimentaires en substitut à d’autres sources. On pense évidemment à l’énergie, avec les agrocarburants issus de la biomasse pour se substituer en partie aux carburants pétroliers. Mais cela s’étend à la production de molécules par la chimie du végétal ou de matériaux par l’agriculture… ce qui nous rapproche de la situation antérieure au XXe siècle, où l’énergie était largement fournie par la traction animale, et les matériaux étaient très souvent d’origine biologique – la laine, la paille, etc. Cette rediversification des usages des produits de l’agriculture, doit s’opérer sans affecter la sécurité alimentaire mondiale, qui dépend elle-même d’un fort accroissement de la production en réponse à l’accroissement démographique et au développement économique des pays émergents. D’autre part, au-delà de la maîtrise de ses impacts négatifs, il est attendu que l’agriculture contribue à la production de « services écosystémiques » ou services écologiques. Il s’agit de valoriser les agro-écosystèmes en stockant par exemple du carbone dans les sols cultivés ou ceux des prairies, ou pour recycler les déchets orga-

niques d’origine urbaine, ou pour entretenir la biodiversité des paysages. 4.2.2. Produire mieux et plus Enfin, il faut « produire mieux et plus ». C’est-à-dire non seulement garantir l’innocuité des produits en évitant la présence de substances toxiques, mais aussi contribuer à leur valeur nutritive, gustative, hédonique et symbolique (ces aspects sont abordés dans les Chapitres de M. Desprairies, P. Etiévant, S. Guyot et H. This). Cette accumulation d’exigences du cahier des charges, et leurs contradictions, doivent être assumées sous une condition impérative pour une agriculture durable : que les agriculteurs disposent du revenu nécessaire au maintien de leur activité.

La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie

espaces naturels, c’est-à-dire de maintenir ou d’augmenter les rendements pour assurer la suffisance alimentaire.

4.3 Des perspectives pour l’avenir ? 4.3.1. L’azote, une difficulté incontournable Les plantes ne peuvent croître sans azote. Pour atteindre des rendements élevés, il faut donc leur en fournir d’une manière ou d’une autre. C’est un facteur de production sans substitut. Or, nous l’avons vu, l’azote pose un problème environnemental de taille. À titre d’exemple, la production du blé en France requiert une énergie s’élevant à environ 20 500 MJ/ha, dont plus de la moitié (13 000 MJ/ha) est liée à l’utilisation d’engrais (essentiellement azotés). S’ajoutent à la consommation d’énergie, les émissions de gaz à effet de serre (voir le

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La chimie et l’alimentation

paragraphe 3.2), qui nécessitent d’être mieux quantifiées. Or, on peut soupçonner que le problème est peut être plus grave que ce qu’on imagine, à en croire les propos du prix Nobel de chimie (1995) Paul Josef Crutzen. Il annonçait il y a trois ans que les coefficients d’émission calculés pour l’azote des milieux terrestres sont sans doute sous-estimés à partir de la modélisation du fonctionnement des oxydes d’azote dans l’atmosphère. En les corrigeant, on verrait croître la part des gaz à effet de serre liée à la fertilisation azotée. Quelles solutions trouver au-delà des techniques efficaces déjà éprouvées, mais d’effets limités sur la consommation d’engrais ? Revenir massivement à la pratique d’utilisation de la fixation symbiotique de l’azote par les bactéries qui accompagnent les légumineuses ? Cela impliquerait une modification considérable de l’assolement et une occupation de milliers d’hectares par la culture de luzerne ou du trèfle par exemple, au détriment du blé et du colza… Pour une utilisation de ces produits, il faudrait réassocier les productions végétales et animales, réintroduire par exemple des ruminants dans les grandes plaines du bassin parisien, ce qui est loin d’être simple à organiser.

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Une autre piste d’espoir est d’accroître l’efficience de l’utilisation de l’azote par les cultures. Des progrès importants ont été accomplis dans le cas du blé. Ils sont moins avancés pour d’autres plantes comme le colza, également

grande consommatrice d’engrais azoté, mais qui le valorise mal dans la production. 4.3.2. Les pesticides : une politique de forte restriction d’usage La conclusion de l’expertise citée précédemment s’est trouvée reprise dans la décision politique consécutive au « Grenelle de l’environnement », à travers le plan Ecophyto 20187, qui fixe une réduction de moitié de l’utilisation des pesticides à l’échéance de 2018. Cette mesure doit pousser à une maîtrise accrue des traitements, et impulser ce qui est appelé « agriculture raisonnée », n’utilisant les pesticides qu’en cas de besoin avéré par un risque phytosanitaire sérieux et très probable. Les autres solutions nécessaires pour atteindre la réduction de 50 %, consistent à mobiliser des techniques alternatives aux traitements chimiques. Par différence avec la fertilisation azotée, il en existe de différentes natures, même si aucune n’a la même efficacité et la même commodité d’emploi que les 7. Le plan Ecophyto 2018 est en France l’une des mesures proposées par le Grenelle de l’environnement fin 2007 et reprise par le PNSE 2 (second Plan national santé environnement) en 2009. Il vise à réduire et sécuriser l’utilisation des phytosanitaires (y compris en zone non agricole) pour notamment diviser par deux l’utilisation des pesticides avant 2018 (formulation ambiguë car ne précisant pas s’il s’agit de tonnage, de matière active, des produits les plus utilisés ou les moins utilisés ou les plus toxiques, etc.).

Pour rester dans les voies biologiques, il est possible de développer la lutte biologique en introduisant un agent qui peut par exemple consommer ou parasiter un insecte ravageur. Le risque peut être alors que l’espèce introduite devienne proliférante ou invasive, ou ne s’attaque à d’autres cibles. La technique requiert donc un important travail de recherche pour identifier une espèce efficace et anticiper ses capacités adaptatives au nouveau milieu dans lequel elle est introduite. Au-delà de ces exemples et d’autres solutions de substitution à l’emploi des pesticides, il apparaît difficile de le

La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie

produits phytosanitaires. C’est notamment le recours à des variétés végétales génétiquement résistantes aux parasites. Elles sont, dans certaines cultures, d’emploi courant vis-à-vis de certaines maladies. Mais la difficulté est d’assurer la permanence de ces résistances vis-à-vis des pathogènes qui s’y adaptent et les contournent.

réduire fortement sans modifier les assolements et les rotations culturales. Diversifier les cultures est un moyen de limiter la multiplication des bioagresseurs spécialisés sur chacune d’entre elles. S’engager dans cette voie de réduction de la pression sanitaire consiste à développer ce que l’on appelle la « production intégrée ». Elle implique un bouleversement profond de la dynamique de spécialisation des exploitations agricoles qui s’est imposée en quelques décennies. Une étude de l’INRA, en cours, a pour but de comparer les résultats potentiels de tels changements au niveau national. Les résultats du Tableau 1 en illustrent un résultat important. Il montre comment la valeur de la production nationale pourrait être affectée par une réduction d’usage des produits phytosanitaires. Les estimations montrent que l’effet sur la rentabilité des cultures est moindre, voire nul, compte tenu des économies résultantes en achat de produits.

Tableau 1 Effets des différentes stratégies de réduction d’usage des pesticides sur la production. Évolution du produit par hectare et du volume de la production, au prix 2006, selon les niveaux de rupture. Les prix sont en euros par hectare. (1) Les prix des produits « biologiques » sont ici considérés comme égaux à ceux des produits « conventionnels ».

Niveau actuel de 2006

Agriculture utilisatrice de pesticides (y compris traitements préventifs)

Agriculture raisonnée

Agriculture intégrée « élémentaire »

Grandes cultures

890

933

917

834

785

581

Vignes

9 457

11 699

9 321

7 211

7 211

7 044

Fruits

9 216

9 321

9 321

7 457

4 661

Ensemble

1 593

1 617

1 394

1 319

1 076

1 782

Agriculture intégrée avec Agriculture rotations et biologique (1) assolements

235

La chimie et l’alimentation 236

4.4. La réalisation du cahier des charges est-elle possible ? Pour l’avenir, que va-t-il se passer ? Deux approches sont à examiner : le développement des solutions du futur dépend en premier lieu d’une évaluation intégrée et globale. En effet, ce n’est pas en limitant localement chacune des pollutions que seront nécessairement réduits les impacts environnementaux globaux. Par exemple la technique de couverture hivernale des sols réduit sans doute les transports de pesticides mais consomme davantage d’eau. Deuxième élément important : la consommation des ressources. Considérons le bilan de l’agriculture biologique par exemple : elle a sans doute un effet bénéfique sur l’environnement local, mais au niveau global, si l’on réduit la production de 40 à 50 %, sachant que la demande doit être satisfaite, il faudra produire sur des surfaces plus grandes, voire cultiver dans d’autres pays. Or, étendre les cultures au Brésil ou en Indonésie se fera sans doute au détriment d’espèces naturelles précieuses. De plus, les différentes solutions évoquées répondent très inégalement aux différents défis aux échelles locale et planétaire. Un système adapté à une région ou un pays ne l’est pas forcément pour d’autres pays ou à l’échelle mondiale. Les décisions seront donc des arbitrages entre objectifs différents, qui sont de nature politique et ne dépendent pas de l’agronome.

4.5. La nécessité d’innovations technologiques L’urgence face aux besoins planétaires en termes d’alimentation et de protection de l’environnement implique le recours sans doute incontournable à l’innovation technologique. Dans cet objectif, on peut attendre beaucoup des biotechnologies végétales, avec un rôle central de l’amélioration des plantes, avec ou sans organismes génétiquement modifiés (OGM). Un espoir est également permis du côté des « biotechnologies blanches » qui portent sur les champignons et les micro-organismes, lesquels fournissent des moyens de biocontrôle alternatifs aux molécules des pesticides, ou agissent sur le fonctionnement du sol. Un rêve serait d’augmenter l’activité des bactéries fixatrices d’azote du sol pour réduire la dépendance aux engrais azotés. D’autres éléments sont à trouver du côté des sciences et des techniques de l’information et de la communication, à savoir des systèmes de pilotage fins dit de l’ « agriculture de précision », qui permet d’améliorer la gestion des engrais, et peut être dans l’avenir celle de la protection phytosanitaire… Et la place de la chimie ? L’efficacité des intrants chimiques – engrais, pesticides – les rend indispensables à une agriculture de haute productivité. Mais les capacités d’innovation autorisent à espérer l’arrivée de nouveaux produits qui respecteraient le cahier des charges de l’agronomie.

stratégie consistant à éliminer tous les agresseurs des végétaux n’est probablement pas la bonne. Il faut sans doute plutôt essayer de stimuler des acteurs, notamment biologiques, qui interagissent positivement avec ces végétaux et les protègent.

L’agronomie et demain ? Contrairement à la situation « historique », les attentes des citoyens et des consommateurs tendent à opposer l’agronomie et la chimie, ce dont témoignent les conclusions du Grenelle de l’environnement en 2007. Cette tension n’intègre malheureusement pas la diversité des enjeux. Il est aujourd’hui souhaitable et nécessaire que les innovations de la chimie contribuent à une nouvelle « révolution verte », qui sera celle d’une intelligence écologique partagée,… ce qui n’est pas encore prêt à passer dans les faits. De lourds enjeux planétaires reposent en grande partie sur les épaules des chimistes, ainsi que sur une coopération transdisciplinaire qui s’avère plus que jamais incontournable.

La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie

Ces produits devront cette fois être conçus en étroite connexion avec la biologie et l’écologie, avec des modes d’action plus ciblés en termes de mécanismes, et en fonction d’évaluations plus complètes et intégrées de leurs effets. Par exemple, si l’on pense à la protection des plantes, la

Pour en savoir plus : - Rapport OPECST (Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques) « Pesticides et santé », avril 2010. - Rapport INRA « Écophyto R&D 2018. Quelles voies pour réduire l’usage des pesticides ? », janvier 2010.

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Glossaire

Glossaire Biocide : large famille de substances chimiques regroupant les pesticides, les produits phytosanitaires ou phytopharmaceutiques, et les antibiotiques.

mauvaise réponse à l’insuline, cette hormone sécrétée par le pancréas qui permet de réguler la glycémie.

Chromatographie : technique de purification dans laquelle un échantillon contenant une ou plusieurs molécules est entraîné par un courant de phase dite mobile (liquide, gaz…) le long d’une phase dite stationnaire (papier, gélatine, silice, polymère, etc.). Chaque molécule se déplace à une vitesse différente, selon son affinité avec chacune des phases mobile/stationnaire. C’est cette différence de vitesse qui permet d’isoler chaque molécule l’une après l’autre.

Le diabète de type 1, la forme la plus fréquente, est la conséquence d’une maladie auto-immune : le système immunitaire détruit les cellules du pancréas chargées de synthétiser l’insuline. Ce diabète est le plus souvent insulinodépendant. Le diabète de type 2 est observé le plus souvent chez des individus en surpoids ou obèses, qui ont des antécédents familiaux de diabète de type 2 ; il est le plus souvent non insulinodépendant. Chez la femme, cela a parfois été précédé d’un diabète gestationnel (transitoire pendant la grossesse). Il peut favoriser les pathologies cardiovasculaires (hypertension artérielle, etc.).

Diabète : désigne dans le langage courant le diabète sucré, qui est une pathologie dont la principale cause est un dysfonctionnement du système de régulation de la glycémie (concentration de glucose dans le sang). Elle peut avoir des causes diverses comme le déficit de sécrétion d’insuline ou une

Dioxine : produits chimiques dérivés du phénol, les dioxines étaient particulièrement émises dans les années 1970 lors de procédés industriels (incinération des déchets, métallurgie). En pratique, des 210 produits composant cette famille, seuls 17 sont toxiques pour les organismes vivants, en particulier le

Biotoxine : poison produit par l’activité métabolique de certains être vivants.

La chimie et l’alimentation

2,3,7,8-TCDD, celui auquel on fait en fait référence lorsque l’on parle de la dioxine. Bien documentée chez l’animal, la toxicité reste plus floue chez l’homme, surtout lors d’expositions chroniques à faible dose. Fermentation : dégradation enzymatique d’une substance par un micro-organisme (levure, bactérie, etc.). Métabolisme : ensemble de réactions biochimiques qui se produisent au sein de la matière vivante et par lesquelles certaines substances s’élaborent ou se dégradent en libérant de l’énergie. Mycotoxine : toxine élaborée par diverses espèces de champignons microscopiques tels que les moisissures. Normes ISO : accords documentés contenant des exigences ou autres critères précis destinés à être utilisés systématiquement en tant que règles, lignes directrices pour assurer que les activités, processus ou produits sont réalisés de manière conforme à satisfaire le besoin des clients. Les organismes respectant scrupuleusement les exigences dictées par ces normes sont des organismes dits « certifiés ISO » par des auditeurs accrédités dans le domaine. Nutriment : constitués par l’ensemble des composés

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organiques et minéraux nécessaires à l’organisme vivant pour couvrir ses besoins physiologiques, notamment de croissance et de développement, et donc pour assurer et entretenir la vie. Phytopharmacie : étude de la fabrication des produits permettant de combattre les maladies des plantes et les animaux nuisibles aux cultures et aux denrées utilisées par l’homme. Phytosanitaire : qui concerne la préservation de la santé des végétaux. Résonance magnétique nucléaire (RMN) : technique d’analyse chimique et structurale non destructive et très utilisée en physique (études de matériaux), chimie ou biochimie (structure de molécules). Son application la plus connue du grand public est l’imagerie médicale par résonance magnétique (IRM). Spectrométrie de masse : technique physique d’analyse permettant de détecter et d’identifier des molécules en mesurant leur masse et/ou les masses de leurs fragments constitutifs. La spectrométrie de masse est utilisée dans pratiquement tous les domaines scientifiques : physique, astrophysique, chimie en phase gazeuse, chimie organique, dosages, biologie, médecine.

photographiques – Fig. 1B : Jean-Marc Serdel

INTRODUCTION (TABLE RONDE) – Fig 4, 6, 9, 10 et 11 : Afssa – Fig 8A : Licence CC-BY-SA, Rude – Fig 17 : Chips et frites : Licence CC-BY-SA, Rainer Zenz PARTIE 1-CHAPITRE 3 (GUYOT)

– Fig. 3, 4, 5 et 21 : Montages Minh-Thu Dinh-Audouin – Fig 4A : Noix de coco : Licence CC-BY-SA, Nicolai Schäfer – Fig. 6B : Patrick J. Lynch, medical illustrator – Fig. 9 : INRA – Patrick Etiévant.

– Fig 6A : N. Le Marre, INRA

– Fig. 17 et 18 : INRA – Christian Salles

– Fig 6B, 12, 14 et 16 : S. Guyot, INRA

– Fig. 19 : INRA - Sabrina Gasser

– Fig 7 : lavage et pressurage : IFPC ; râpage : S. Guyot, INRA

– Fig. 20 : INRA - Patrick Etiévant

– Fig 9 : Minh-Thu DinhAudouin PARTIE 1-CHAPITRE 4 (DESPRAIRIES) – Fig 8A : Licence CC-BY-SA, Pedro Servera – Fig. 15C, 22A, 22B, 22C, 22D, 22F, 22G, 22J et 22K : Photos de Algaebase/M.D. Guiry – Fig. 22E, 22H et 22I : Photos de Algaebase/Katrin Österlund

PARTIE 2-CHAPITRE 6 (BAREL) – Fig. 2 : Licence CC-BY-SA, Yelkrokoyade – Fig. 3 : Licence CC-BY-SA, André Karwath aka – Fig. 5 : Myrtilles : Licence CC-BY-SA, Aconcagua ; cacao : Licence CC-BY-SA, Woki Frank Wouters – Fig. 6, 7, 8, 10, 12 : Minh-Thu Dinh-Audouin

PARTIE 1-CHAPITRE 5 (ETIÉVANT)

PARTIE 2-CHAPITRE 8 (AMIOT-CARLIN)

– Fig. 1A : Dinh-Audouin

– Fig 4 et 13 : Montage : Minh-Thu Dinh-Audouin

Minh-Thu

Crédits photographiques

Crédits

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– Fig 6 : Montage : Minh-Thu Dinh-Audouin ; Lentilles : Licence CC-BY-SA, Docteur Cosmos ; Noix : Licence CC-BY-SA, Böhringer Friedrich

– Fig. 8 : champ de colza : Daniel Schwen

CONCLUSIONCHAPITRE 12 (STENGEL)

– Fig. 16 : Thesupermat. Licence CC-BY-SA

– Fig. 1 : Night Three. Licence CC-BY-SA

– Fig. 17 : TitTornade. Licence CC-BY-SA

– Fig. 10 : David Monniaux – Fig. 12 : Ponsero. Licence CC-BY-SA – Fig. 15 : Johann Dréo. Licence CC-BY-SA,