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ISIDO RE DE SÉVILLE
Couverture: Ce folio 20v du codex Vigilanus ou Albeldensis, conservé à la Bibliothèque de l'Escurial, représente le dialogue entre le «codex» et le «lector» (entre le mauuscrit et son lecteur). Sous l'arc de droite, le lecteur assis s'adresse vers la gauche à un interlocuteur apparemment invisible, en faisant de la main droite le geste de l'orateur antique. I:auteur ou le copiste des manuscrits conservés sur un lutrin (analogium) sous l'arc de gauche lui répond par le même geste, symétrique, d'une main - seule représentée - qui semble sortir de la pile de manuscrits. Ce dialogue muet illustre, sept siècles à l'avance, la définition que René Descartes donnera de la lecture: elle est «une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés». Beau symbole de la culture isidorienne!
TÉMOINS DE NOTRE HISTOIRE Collection dirigée par Pascale Bourgain
ISIDORE DE SÉVILLE Genèse et originalité de la culture hispanique au temps des Wisigoths
par
JACQUES FONTAINE Membre de l'Institut
BREPOLS
© 2000 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmîttcd, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise~ without the prior permission of the publisher. D/2000/0095/105 ISBN 2-503-509.15-X
TABLE DES MATIÈRES
Table des matières (les chiffres renvoient aux pages)
Introduction . .
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PREMIÈRE PARTIE: L'ESPACE ET LE TEMPS DE L'ESPAGNE DU SUD...................
1. La Bétique carrefour ancien de civilisations . . . . . . . . . . . 2. Ombres et lumières des premiers siècles chrétiens.. 3. Des marées barbares au royaume de Tolède...........
19 21 33 47
DEUXIÈME PARTIE: UNE VIE MOUVEMENTÉE ET BIEN REMPLIE .................... .
4. Une famille de "personnes déplacées".
5. Le cadet d'un grand frère aîné......................... 6. L'évêque métropolitain de Séville...................... 7. Le "tuteur" du royaume de Tolède . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
85 87 101 113 129
TROISIÈME PARTIE: DIVERSITÉ ET UNITÉ D'UNE ŒUVRE ORIGINALE....
8. 9. 10. 11. 12.
......... .
Un triptyque grammatical. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Des instruments de travail exégétiques . . . . . . . . . . . . . . . . Fonctions et devoirs dans l'Eglise...................... De la chronique universelle à l'histoire nationale..... Le testament spirituel d'Isidore: les 'Sentences'. . . . . . . .
165 167 183 199 217 235 V
ISTDORE DE SÉVILLE QUATRJtME PARTIE:
281 «Etymologia est origo»................................. 283 «Mundus annus homo»................................ 297 «Praenuntiatio futurorum» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 311 «Compilator» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329 «Latine et perspicue»............................... 345 «Mater Spania» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 361
CATP.GORIES ET VALEURS DE LA PENSÉE JSIDORIENNE. . . . . . . . . . .
13. 14. 15. 16. 17. 18.
Epilogue: Les sillages européens d'Isidore...................
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Appendices:.................................................. 1. Texte et traduction de la Notice de Braulion sur Isidore................... Il. Oeuvres d'Isidore: abréviations, titres, éditions, dates... Ill. Noms et règnes des rois wisigoths . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. Table chronologique générale.......................... V. Index des noms de personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI. Index des noms de lieux et de peuples................. VII. Index des références aux œuvres d'Isidore............. VIII. Index des figures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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VI
431 436 438 440 443 459 469 4 79
A David et Délia en mémoire d'Anne et de Marc
Introduction
«Vois au loin flamboyer l'ardent souffle d'Isidore, de Bède et de Richard, dont la contemplation fit plus qu'un homme.» Tel, au quatrième cercle de son Paradis (10, 130sq.), apparut à l'auteur de la Divine Comédie saint Isidore de Séville (560? - 636), dans la sublime compagnie du moine anglo-saxon Bède le Vénérable (673-738) et du théologien mystique Richard de Saint-Victor (mort en 1173 à Paris). V «ardent souffle» était celui de !'Esprit. Le poète toscan du XIV' siècle a donc regroupé, en ce tercet, les trois hommes qu'il considérait comme les plus hauts génies intellectuels et spirituels de l'Occident chrétien, ceux qui, par excellence, n'avaient cessé de nourrir la pensée européenne. A peine inventée l'imprimerie, au temps même où Gutenberg à Mayence travaille à l'impression de sa fameuse Bible, Günther Zainer de Reutlingen publie coup sur coup à Augsbourg, dans le courant de la seule année 14 72, les premières éditions incunables des Etymologies d'Isidore et de son Traité de la nature. Y a-t-il meilleur témoignage de l'autorité exceptionnelle qui demeurait, à l'aube des temps modernes, celle du Sévillan, près de huit siècles et demi après sa disparition? Mais il faut attendre le passage du XVI' au XVII' siècle pour voir se succéder trois éditions de ses œuvres complètes: celles de Marguerin de la Bigne en 1580 à Paris, A. Gômez et J. de Grial en 1599 à Madrid, Jacques du Breuil en 1601, de nouveau à Paris. 7
ISIDORE DE SÉVILLE
Elles prennent ainsi place et rang parmi les grandes éditions humanistes qui diffusent par l'imprimerie les œuvres majeures des Pères de l'Eglise latins et grecs, mais aussi celles des poètes et des prosateurs de la Rome antique. Devant cette éclatante redécouverte et cette diffusion nouvelle de toutes les œuvres de l' Antiquité classiques et tardives, païennes et chrétiennes -, on comprend que l'astre d'Isidore ait progressivement pâli. Sans jamais avoir été canonisé, il ne serait proclamé à Rome docteur de l'Eglise universelle qu'en 1722. Un Jésuite espagnol, Faustino Arévalo, procure à la fin du même siècle une nouvelle édition des œuvres complètes du Sévillan, parue à Madrid entre 1797 et 1803. Elle est celle que nous lisons encore aujourd'hui à travers la réimpression qu'en a donnée Jean-Paul Migne en 1850 et 1862, aux tomes 81 à 83 de sa Patrologie latine. Le dernier ouvrage de synthèse en langue française sur Isidore de Séville remonte à près d'un siècle et demi. C'est en effet en 1855 que paraît le petit livre de]. C. E. Bourret, dont le titre désuet reflète encore des idées et des mots simplificateurs, dignes du Génie du christianisme: «L'école chrétienne de Séville sous la monarchie des Visigoths. Recherches pour servir à \'histoire de la civilisation chrétienne chez les Barbares». Le concept d' «école chrétienne» évoque en effet le nom de la congrégation fondée à la fin du XVII' siècle par Jean-Baptiste de la Salle. Vexpression «civilisation chrétienne» implique la conception surannée d'une chrétienté médiévale; elle est aujourd'hui soumise à révision, depuis que nous connaissons mieux les traits spécifiques de "['Antiquité tardive", et la complexité des mutations auxquelles furent alors progressivement soumises la civilisation romaine, ses institutions scolaires, et la religion chrétienne elle-même. Quant au terme de «Barbares», son contenu n'est plus aujourd'hui aussi simple, et de plus, les Wisigoths ne sont arrivés en Espagne - et à Séville - qu'au terme d'un large demi-siècle de romanisation dans leur royaume de Toulouse, qui subsista jusqu'en 507: ils commencèrent d'y oublier jusqu'à leur langue germanique. Dans le cours du siècle et demi qui nous sépare du livre de Bourret, la personne et l'œuvre littéraire d'Isidore ont dû affronter le 8
INTRODUCTION
triple assaut, finalement bénéfique, de la critique textuelle, littéraire, historique. Vénéré immémorialement dans les Espagnes, ce «docteur de l'Eglise» fit l'objet, comme on l'a rappelé, d'une édition souvent trop bien "récrite" en un latin plus classique par Arévalo. Celui-ci, n'attribuant qu'à l'ignorance des scribes ce qu'il considérait comme des fautes dans les textes d'Isidore (par rapport au conservatisme scolaire du latin que l'on apprenait "en classe"), méconnaissait encore les traits pertinents de ce que nous avons appelé au XXe siècle le latin tardif. Choqué de ce qu'un saint docteur de l'Eglise ait pu commettre des solécismes, il récrivit et classicisa la langue isidorienne. Par la suite, les philologues, prisonniers d'une conception encore trop rigide de la recherche des sources, s'estimèrent autorisés, par une vision simplifiée et péjorative des procédures de la compilation isidorienne, à traiter l'œuvre du Sévillan comme une sorte de "mine'', où l'on pouvait encore récupérer des fragments mutilés de textes antiques disparus. S'ils ne purent nier l'admiration indiscutée des siècles médiévaux pour le savoir d'Isidore, ils ne furent guère préoccupés de s'interroger sur la personne de leur auteur: pour qui, pour quoi les avait-il écrites, dans une conjoncture particulière, en un temps et un espace précis? Les préjugés tenaces hérités de la Renaissance contre le Moyen Age chrétien - que Gibbon définirait au XVIII' siècle comme «le triomphe de la barbarie et de la religion» - persistèrent du Siècle des philosophes à celui des sciences "positives", même chez des historiens, et parfois des médiévistes. Les obscurités de la biographie d'Isidore, la sécheresse fréquente de son savoir encyclopédique, le manque d'agrément de ses styles, lui valurent d'être l'une des victimes toutes désignées de tels préjugés. Mais, de même que les sciences dites exactes sont passées du siècle de la physique à celui de la biologie, la recherche des sources a pris conscience, dans le cours des cinquante dernières années, de l'intérêt historique, et même littéraire, de textes qui, sous l'apparence d'un assemblage de matériaux impersonnels, demeurent un tissu vivant de paroles écrites et récrites. Il convenait donc de passer de la préoccupation d'un démontage matériel des sources à l'examen de leur assimilation, par un auteur dont les œuvres s'étaient adressées à un public précis dans un contexte historique 9
ISIDORE DE SÉVILLE
particulier. J'ai tenté naguère d'appliquer cette méthode plus concrète à la culture classique d'Isidore, en cherchant à faire voir comment il avait adapté, dans le premier tiers du VII' siècle, ses lectures et ses souvenirs aux besoins culturels de l'Eglise d'Espagne et du royaume wisigothique de Tolède, l'une comme l'autre récemment réunifiés et en pleine reconstruction. Parallèlement à cette enquête, il fallait essayer de retrouver le latin authentique d'Isidore, en recourant à des méthodes d'édition appuyées sur l'étude et le classement des plus anciens manuscrits, sur le choix des variantes jugées les plus authentiques; et cela, en se référant aussi à la description des traits spécifiques du latin tardif exploré surtout par les travaux pionniers publiés entre 1911 et 1959 par le philologue suédois Einar Lôfstedt. Le tour d'horizon scientifique auquel a donné lieu à Leôn, en 1960, la Reuniôn Internacional de Estudios Isidorianos, a permis de prendre acte de l'intérêt de ces méthodes renouvelées, de constater la diversité des spécialités intéressées par un renouveau des études isidoriennes, de coordonner les travaux d'édition en divers pays, en Espagne, en terres anglo-saxonnes, en France et en Belgique, où diverses éditions critiques d'œuvres d'Isidore ont paru depuis lors, en particulier dans la collection des «Auteurs Latins du Moyen Age ,, . Après plus de cinquante années d'analyses sur les aspects les plus divers du Sévillan et de ses ouvrages, la présente synthèse ne veut pas être une somme; elle ne prétend pas donner une idée complète de tout ce que l'on peut savoir ou deviner de sa personne, son action, sa pensée, ni même poser, sinon résoudre, toutes les interrogations qu'elles suscitent. Sans entrer dans le labyrinthe des références et des discussions, nous avons voulu offrir aux lecteurs une initiation sérieuse mais lisible, délibérément dépouillée de tout appareil scientifique d'annotations - à la seule exception des références chiffrées qui accompagnent les citations de textes isidoriens, presque toujours données en traduction française. Mais les travaux indiqués dans les bibliographies sélectives placées à la fin de chaque chapitre permettront de compenser cette sobriété délibérée de la présentation.
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INTRODUCTION
Le sous-titre du livre en indique la double orientation: il s'agit de mieux situer la personnalité d'Isidore de Séville et ses diverses œuvres, dans l'espace et le temps de la péninsule Ibérique, et plus précisément de la Bétique (l'actuelle Andalousie), de la fin du Vie siècle aux premières décennies du VII'; montrer dans ces œuvres l'aboutissement d'une tradition culturelle antique, et mettre en lumière la genèse et la nature des mutations originales qu'Isidore lui imposa pour l'adapter aux besoins de son époque: celles du nouveau royaume de Tolède, dans la conjoncture exceptionnelle d'une restauration territoriale, politique, religieuse, à laquelle il manquait encore un "volet" culturel. Ainsi, de cette œuvre injustement réputée comme abstraite, apparemment déliée de ses contextes géographique et historique, on tentera ici de mettre en lumière le double enracinement dans l'espace et dans le temps, pour en mieux percevoir l'originalité propre. Mais il n'est point aisé de faire ainsi revivre, en toutes ses implications culturelles, ce qu'à l'image du "tournant constantinien" du début du IV' siècle - qui vit le christianisme autorisé, avant d'être reconnu comme la religion officielle de l'Empire romain-, on pourrait nommer le "tournant reccarédien" de la fin du VI' siècle: ces années 586 à 589 où le roi Reccarède puis tous les Wisigoths de son royaume passèrent de la confession arienne au catholicisme nicéen. D'ailleurs, l'un des compatriotes les plus cultivés d'Isidore, le Wisigoth Jean de Gérone, qui étudia longuement à Constantinople avant de revenir dans la péninsule, fit déjà explicitement ce rapprochement: dans sa Chronique, il compara la présence du roi Reccarède au III' Concile de Tolède à celles de Constantin au Concile de Nicée, et de l'empereur Marcien à celui de Chalcédoine. Mais s'il est vrai que, séduit par le talent littéraire de !'Histoire (naguère dite des Francs) de Grégoire de Tours, Augustin Thierry illustra sa carrière d'historiographe par de célèbres Récits des temps mérovingiens, il est peu vraisemblable qu'il eût jamais écrit des «Récits des temps wisigothiques». Car où en aurait-il trouvé la matière? A la différence de la Gaule franque, l'Espagne wisigothique, même au siècle d'Isidore, n'abonde guère en documents concrets comme les correspondances, les chartes, les poèmes, les 11
ISIDORE DE SÉVILLE
œuvres hagiographiques. Il faudra attendre le talent exceptionnel de Julien de Tolède, dans la seconde moitié du VII' siècle, pour qu'apparaisse une œuvre historiographique digne des grandes monographies antiques à la manière de Salluste, avec le dossier narratif et polémique de la rébellion du duc Paul contre le roi Wamba (672-680). Les sermons et les lettres des grands évêques de l'âge wisigothique ont presque totalement disparu: il ne reste rien des recueils épistolaires de Léandre, et Braulion n'a pu sauver de la correspondance d'Isidore que quelques billets, d'une authenticité certaine mais d'un intérêt littéraire modeste. Enfin, la première Vita Isidori qui nous soit parvenue n'apparaît que cinq siècles plus tard dans une œuvre longtemps attribuée au chroniqueur Lucas de Tuy. C'est un panégyrique romanesque, probablement composé à Leôn au XII' ou au XIW siècle. Il a donc fallu, pour réaliser notre projet, tirer parti, en dehors des œuvres mêmes d'Isidore, de la seule documentation hispanique relativement abondante: celle que constituent essentiellement les Actes des Conciles nationaux de Tolède, en particulier les Ill' (589) et IV' (633), dont, heureusement, les participants les plus actifs ont été successivement Léandre, évêque métropolitain de Bétique et frère aîné d'Isidore, et, pour le IV', son successeur Isidore de Séville lui-même, qui contribua aussi à en faire recueillir les Actes aujourd'hui conservés dans la collection canonique Hispana. Seconde difficulté majeure: l'état d'avancement des éditions et des études isidoriennes et wisigothiques, malgré les progrès accomplis dans la seconde partie du XX' siècle, surtout en France et en Espagne. J'avais ouvert la brèche en 1959, avec une étude d'ensemble sur Isidore de Séville et la culture classique dans l'Espagne wisigothique, en même temps que par une édition critique approfondie du Traité de la nature d'Isidore, parue en 1960, l'année même de la Reuniôn de Leôn. Mais depuis lors, si l'on excepte un très récent manuel, aucun ouvrage n'était venu procurer le second volet logiquement attendu: une étude littéraire et approfondie, à la fois analytique et synthétique, sur Isidore de Séville et la culture religieuse dans l'Espagne wisigothique; et très peu de travaux ont paru, à ce jour, sur la langue d'Isidore de Séville, depuis le chapitre 12
INTRODUCTION
d' «Etude linguistique» publié dans l'introduction de mon édition du Traité de la nature. ]'ai donc dû faire, pour ainsi dire, contre mauvaise fortune isidorienne bon cœur de philologue: en tirant le meilleur parti des études parues au cours du XX' siècle; en exploitant aussi au mieux la bibliographie existante, en particulier les chroniques bibliographiques quinquennales sur l'Espagne wisigothique publiées depuis 1968 dans la Revue des Etudes Anciennes; enfin et surtout, en fondant cet essai personnel sur une nouvelle étude de la totalité des œuvres d'Isidore. Les quatre parties entre lesquelles se répartissent les dix-neuf chapitres du présent ouvrage sont animées d'un double mouvement. Comme l'indique la Table des matières, ces quatre parties vont de l'amont vers l'aval, et de l'extérieur vers l'intérieur. Vamont de la première partie (I) est celui des civilisations et des conquêtes qui ont préparé, dans la péninsule, la prise de conscience progressive d'une communauté de destin hispanique; et cela, bien avant que n'apparaisse à la fin de l'Empire un "diocèse" unifié des Espagnes. Des Ibères et des Phéniciens à la disparition politique de l'Empire romain d'Occident en 476, la Bétique, en particulier, a connu une sédimentation de cultures plus que millénaire. Elle était le résultat d'une double rencontre: celle de l'Orient sémitique puis grec avec cet extrême Occident de la Méditerranée, mais aussi celle des envahisseurs indo-européens, et surtout celtes, avec les civilisations autochtones de l'Espagne méridionale. Le christianisme s'y implanta peu à peu, probablement dès les temps apostoliques. Le dernier apport extérieur fut celui de ces Wisigoths qui, franchissant les Pyrénées occidentales dès le début du V' siècle, vont finalement poursuivre et achever l'œuvre de Rome, en donnant à la péninsule sa première capitale centrale. Tolède devient ainsi, dès le milieu du VI' siècle, le symbole géopolitique d'une unité presque retrouvée, à la fois ancienne et nouvelle. Telle est la toile de fond, spatiale et temporelle, sur laquelle se détache, dans la première partie de ce livre, la figure d'Isidore de Séville, héritier de ce long et riche passé.
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ISIDORE DE SÉVILLE
Mais ce passé n'a fructifié qu'à la faveur d'une conjoncture tourmentée. Celle-ci coïncide à peu près exactement avec la vie du Sévillan, à laquelle sont consacrés les quatre chapitres de notre seconde partie (II). Né en 560 ou un peu plus tôt, donc dans les années où l'empereur de Constantinople tentait de reconquérir le sud de la péninsule Ibérique, le jeune Hispano-romain devint très tôt complètement orphelin, dans une famille "déplacée" de la province de Carthaginoise au cœur d'une Bétique que les Byzantins ne pourraient jamais parvenir à reconquérir. Isidore eut la chance d'y être éduqué sous la tutelle de son frère aîné Léandre, et d'être préparé par lui à exercer des responsabilités à la fois religieuses, politiques, culturelles. Ami du futur pape Grégoire le Grand, Léandre, devenu évêque de Séville, arriva finalement à convertir les princes wisigoths au catholicisme. Marchant sur ses traces, Isidore lui succéda dans la même chaire épiscopale, d'où il continua de poursuivre l'urgente réforme des Eglises d'Espagne, tout en devenant le conseiller de plusieurs rois de Tolède. Il nous est impossible de connaître en détail - comme nous le pouvons dans le cas de saint Augustin - ses actes et ses déplacements, son entourage et ses relations personnelles, sa vie quotidienne à l'évêché de Séville, voire les étapes de rédaction et souvent la date exacte de publication de ses écrits; du moins peut-on tirer de ses œuvres, complétées par les Actes des conciles tolédans contemporains, les étapes principales d'une biographie. Progressant de l'extérieur à l'intérieur, nos deux dernières parties (III et IV) esquisseront les lignes maîtresses d'une œuvre et d'une pensée originales. Car c'est en remontant souvent à l'origine - en bien des sens, on le verra - qu'Isidore a progressivement affirmé sa propre originalité. Au lieu de présenter à nouveau sous forme de notices isolées la petite vingtaine d'œuvres authentiques attestées dans un ordre probablement chronologique par la Notice de son disciple Braulion (citée et traduite dans notre premier appendice, infra, p. 431 ), on a préféré les regrouper ici sous les cinq grands thèmes qui reflètent l'homogénéité et la constance des orientations majeures de la culture isidorienne, en tenant compte aussi des principaux genres littéraires auxquels elles ressortissent au moins formellement (III). De la grammaire à la spiritualité, ce 14
JNTRODUCTION
groupement suit sensiblement la courbe d'une existence successivement consacrée aux savoirs grammaticaux, exégétiques, ecclésiologiques, historiques et théologiques. Là aussi, nous irons de l'extérieur vers l'intérieur, des préoccupations linguistiques aux exigences pastorales, en suivant un itinéraire varié, parfois capricieux, mais en définitive plus cohérent qu'on ne le penserait d'abord. L'avantage d'une telle démarche sera également de ne pas laisser écraser la nébuleuse fragile des petits traités sous la masse imposante des vingt livres des Etymologies, la seule œuvre d'Isidore qu'aient connue bien souvent les lecteurs médiévaux et modernes. On verra mieux, ainsi, que la figure d'Isidore ne se réduit pas, surtout à son époque, à celle d'un auteur de dictionnaire étymologique, traité de plus en plus par ses lecteurs ultérieurs comme un manuel sans indication d'auteur. Mais on tentera d'aller plus loin. Car toutes ces œuvres sont comme traversées par un ensemble d'idées, de méthodes, de formes qui constituent en fin de compte les structures d'une pensée cohérente. Ces structures méritaient d'être abordées pour elles-mêmes, dans leur dépendance mutuelle à travers le parcours de !'écrivain. Cette quatrième et dernière partie (IV) met d'abord en lumière la coexistence des trois sens isidoriens du temps: un passé qui permet d'atteindre - à travers les mots, les choses et les hommes - la pureté des origines retrouvées; un présent saisi dans sa nature à la fois linéaire et circulaire, qui inscrit le microcosme humain et la liturgie chrétienne clic-même dans le mouvement du macrocosme universel; un avenir spirituel ici-bas préfiguré, et toujours en cours d'accomplissement. Les trois derniers chapitres de cette quatrième partie explorent enfin des valeurs dont l'interférence donne à l'écriture d'Isidore sa singularité. A la base: l'activité universelle, plus complexe et riche qu'on ne l'a cru, de la compilation entendue comme un certain art d'écrire, et donc de penser. Puis les valeurs d'une esthétique des langues et des styles: leur variation reflète le travail du compilateur qui, pour atteindre des fins distinctes, use de langages divers, mais toujours tempérés. Enfin, les valeurs d'une nouvelle hispanité, fruit d'un métissage politique, social et culturel en cours de réalisation entre Hispano-romains et Wisigoths. N'est-ce qu'un 15
ISIDORE DE SÉVILLE
idéal? plus rêvé que réalisé? En tout cas, il s'agit bien, pour Isidore, d'une inspiration profonde: son Floge de l'Fspagne apparaît comme la charte, en bien des sens encore latine et romaine, de cette hispanité nouvelle, et la descendance médiévale de cet Eloge nous interdit de croire cet idéal éphémère, sinon illusoire. Ce retour final à la Bétique y montrera l'actualité, "philogothique" et antibyzantine, de l'attachement isidorien à l'unité de la péninsule. Cette couleur polémique, où se reflète le climat politique des VI' et VII' siècles hispaniques, se diluera, par la suite, dans le succès plus largement européen de toute l'œuvre. L'épilogue de ce livre poursuit enfin quelques-uns des sillages laissés par Isidore de Séville dans l'Europe médiévale, et dans le patrimoine de ses civilisations. Il y a là bien des terrae incognitae qui attendent encore leurs défricheurs. C'est pour mieux les inciter au travail qu'au long du présent ouvrage nous avons voulu suggérer plus qu'affirmer, et montrer plus que démontrer, mettre le lecteur au contact des textes d'Isidore et de leur interprétation sans l'entraîner en des discussions qui auraient coupé l'élan de l'exposé; mais aussi, chemin faisant, évoquer par l'image de ses formes plastiques la civilisation de l'Espagne chrétienne et wisigothique, parfois même à travers sa descendance jusque dans les miniatures mozarabes. On trouvera une sélection des études les plus marquantes dans les indications bibliographiques disposées à la fin de chaque chapitre suivant l'ordre chronologique de leur publication. - Au terme d'un demi-siècle d'analyses, nous pardonnera-t-on d'avoir osé quelques pages de synthèse?
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l'JTRODUCTION
Bibliographie: - Editions. Seule édition complète: F. ARÉVALO, Sancti Isidori Hispalensis episcopi ... opera omnia, 1-8, Rome, 1798-1803 (= J-P. MIGNE, Patrologia latina, 81-83, Paris, 1862). Pour les éditions les plus récentes des différentes œuvres, voir le tableau de notre second appendice. Etudes. Miscellanea Isidoriana, Rome, 1936. - J. MADOZ, Isidoro de Sevi/la, Semblanza de su personalidad literaria, Leôn, 1961 - Isidoriana, Estudios sobre san Isidoro de Sevilla en el XIV centenario de su nacimiento (Actes de la Reuni6n lnternacional de Estudios Isidorianos, 1960), Le6n, 1961. - M. C. DiAZ Y DîAZ, De Isidoro al siglo XI, Ocho estudios sobre la vida literaria peninsular (Coll. El Albir Universal 3), Barcelona, 1976. - J. FONTAINE, Isidore de Séville et la culture classique dans /'Espagne wisigothique, 3 vol., Paris, 1983 2 (1' éd. en 2 vol., ib. 1959). Id., Tradition et actualité chez Isidore de Séville, Variorum Reprints, London, 1988 (rééd. de 13 articles). - Id., "Isidor IV (von Sevilla)", Reallexikon für Antike und Christentum, 18, 1998, col. 1002-1027. - U. DOMÎNGUEZ DEL VAL, Historia de la antigua literatura hispanoromana, t. 3, San Isidoro de Sevi/la, Madrid, Fundaciôn universitaria espaiiola, 1998 (bibliographie: 425-475). - M.C. DiAZ Y DÎAZ, Enciclupedia e sapere cristiano tra tarda antico e alto medioevo, Milan, 1999 (3' partie sur Isidore). - ]. FONTAINE, art. "Isidore de Séville", Dictionnaire des philosophes antiques, 3, lettre I, n° 34, Paris, 2000. - B. RIBÉMONT, Aux sources de l'encyclo[Jédisme médiéval: d'Isidore de Séville aux Carolingiens, Paris, 2001. - Bibliographies. J. N. HILLGARTH, dans Isidoriana (cf. sup.), Le6n 1961 (années 1935-1960), et Studi medievali 3' ser., 24, 1983 (années 1960-1980). - Bibliographies annuelles, s. v. Isidore de Séville, dans la section Auteurs de L'Année philologique (Paris) et de Medioevo latino (Florence). - Bibliographies quinquennales sur l'Espagne wisigothique, dans la Revue des Etudes Anciennes, depuis 1975 (t. 77: années 1968-1972). Sixième livraison parue en 2000 (t. 102: années 1993 à 1997). Les quarres premières ont été réunies en un recueil publié à Paris en 1993.
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ISIDORE DE SÉVILLE
je tiens à remercier ici mes collègues, collaborateurs et amis, de France et d'Espagne, qui ont suivi et encouragé depuis des années mes travaux sur Isidore de Séville et sur la civilisation du royaume wisigothique. C'est grâce à eux, et d'abord pour eux, que j'ai écrit ce livre dans lequel j'ai tenté de "nouer ma gerbe". Puissent-ils y ressentir un peu de l'admiration que je n'ai cessé de porter à la terre et aux hommes de cette Espagne qui est devenue pour moi une seconde patrie - celle qu'Isidore appelait déjà «Mater Spania». Antony, ce 1S février 2000
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PREMIÈRE PARTIE L'ESPACE ET LE TEMPS DE L'ESPAGNE DU SUD
CHAPITRE
1
La Bétique carrefour ancien de civilisations Il y a deux Andalousies (figure 1). La plus riche est la vaste plaine plantureuse traversée par le Guadalquivir - la "grande rivière", un mot arabe (Oued el Kébir) issu des siècles islamiques d' Al Andalus: l'antique fleuve du Baetis, qui a d'abord donné son nom à la province romaine de Baetica -; une terre «plane comme la paume de la main», me disait avec envie un vieux paysan de la montagne andalouse. L'autre Andalousie est celle des sierras tourmentées, souvent désertiques, cette «Andalousie de la plainte», que le poète grenadin a opposé à la première, dans son exquise «Petite ballade des trois rivières»: «Le fleuve du Guadalquivir traverse orangers, oliviers, les deux rivières de Grenade descendent de la neige au blé . .. .Pour les navires à voile, Séville possède un chemin, mais dans les eaux de Grenade il ne rame que les soupirs. Guadalquivir haute tour, et vent par les orangeraies, Darro et Génil petites tours, mortes dessus les pièces d'eau ... ». Paysages et sentiments, tout est déjà symboliquement dit, même pour notre propos simplement géographique, dans ce prélude au Poema del cante jondo. Séville puissante et riche, porte océane, port d'estuaire comme Bordeaux ou Brême; Grenade et ses torrents qui dévalent de la Sierra Nevada, refermée sur son passé interrompu, avec les tourelles de l' Alhambra qui dominent mélancoliquement de petits bassins ... Par la terre et par l'histoire, deux formes d'une même civilisation. L'Atlantique et les sierras définissent nettement l'antithèse bétique. Au sud-ouest, la Camargue andalouse, et ces marismas
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I'" PARTIE, I:ESPACE ET LE TEMPS DE !:ESPAGNE DU SUD
hantées des taureaux. Au nord, la Sierra Morena, et ses minerais convoités depuis des millénaires. Au nord-est, un moutonnement d'autres sierras, d'où jaillit à près de mille mètres la source du Guadalquivir. Vers le sud enfin, au pied méridional des neiges éternelles de la Sierra Nevada, et des chaînes Bétiques qui se prolongent jusqu'à Gibraltar, une étroite frange côtière: les noms des villes euxmêmes, comme l'arabe Almuiiécar ou la phénicienne Md/aga, y reflètent encore la longue histoire mouvementée des relations de cette mince Andalousie méditerranéenne avec l'Orient, mais aussi avec l'Afrique du Nord toute proche, qui lui fait face. Située à la latitude de Tunis et d'Alger, la grande plaine alluviale est riche de toutes les cultures, sous un climat parfois torride, mais que tempèrent aussi les souffles humides de l'Atlantique. Cette plaine de la basse Andalousie a sensiblement la forme d'un triangle isocèle dont le sommet serait à Cordoue, et dont la base s'étend au long d'un rivage plat, filant de nord-ouest à sud-est, du port de Huelva à celui de Cadix. Presque à angle droit avec cette base, le fleuve du Guadalquivir est comme la bissectrice majeure du triangle. A distance sensiblement égale de ces trois cités, Séville occupe bien le centre de la plaine, entre l'amont des cultures et l'aval des marismas, à distance aussi à peu près égale des sierras du Sud et du Nord: au point jusqu'où les vaisseaux de haute mer - le poète nous l'a suggéré - peuvent encore remonter aujourd'hui, à quatre-vingts kilomètres de l'embouchure du fleuve. En raison de cette position géographique exceptionnelle, Séville mérite bien d'être devenue actuellement non seulement le chef-lieu d'une province, mais la capitale de I' Autonomie andalouse, et d'avoir continué de répondre à sa vocation de carrefour des civilisations: entre l'Europe, l'Afrique et maintenant l'Amérique, elle est redevenue aujourd'hui la Séville universelle qu'a proposée au monde son Exposition internationale de 1992. Mais pour bien comprendre la vocation particulière de Séville et de la Bétique, il faut pour ainsi dire changer d'échelle, et envisager leur situation planétaire, à l'extrémité de l'Occident antique. La péninsule Ibérique, a fortiori la Bétique, et donc éminemment Séville, se trouvent au point de convergence de l'Eurasie, de l'Eur-
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CHAPITRE 1, LA BÉTIQUE CARREFOUR ANCIEN DE CIVILISATIONS
afrique et de la Méditerranée. D'est en ouest, deux continents et une mer à peine ouverte s'y rencontrent à la dernière extrémité du monde connu - avant 1492 -: saint Paul y a-t-il déjà atteint «les bornes du Couchant», comme l'a laissé entendre Clément de Rome (Epître aux Corinthiens, 5, 71) dès le premier siècle de notre ère? La Bétique apparaît comme le fond d'une impasse: une sorte de cul-de-sac du monde occidental où ont pour ainsi dire buté migrations, conquêtes ou explorations de !'Antiquité et dn Moyen Age, qu'elles se soient ensuite sédimentées sur place, qu'elles soient retournées sur leurs pas, ou passées par là de l'un à l'autre continent. Sans remonter ici à la préhistoire, on doit constater que ce fait s'est reproduit au long des deux millénaires et demi qui ont précédé Isidore de Séville, bien avant ce nouvel âge de migrations et d'invasions qui commence dans l'Occident romain avec les crises du III' siècle de notre ère. Au-delà de ses deux caps «Finistère», au nord-ouest l'antique Promontoire des Artabres (actuel cabo Finisterre de Galice) et au sud-ouest le Promontoire Sacré (actuel cabo Sào Vicente au Portugal), ]'Hispanie antique ne peut encore qu'imaginer vers l'ouest - avec un texte prophétique de Sénèque (Questions naturelles, l, 13) - quelque route maritime inconnue menant «des rivages de l'Espagne jusqu'aux Indes». La civilisation de l'écrit n'est apparue en Andalousie qu'au premier millénaire avant notre ère, après les plus anciens contacts des indigènes avec les marins arrivés de la Méditerranée orientale. Mais il est logique que ses richesses, agricoles de la plaine et minières des sierras, aient produit dès les débuts de l'âge du bronze, avant même l'arrivée de ces navigateurs, des civilisations indigènes; leur maturation technique et culturelle, politique et linguistique, et même graphique (les écritures dites "ibériques") reflète déjà la fécondité créatrice et la complexité du carrefour bétiquc. Sur un substrat proto-historique que l'on peut appeler prudemment ibérique - sans donner à ce mot une valeur proprement ethnique -, la sédimentation des apports continentaux et maritimes a effectivement produit, au premier millénaire avant notre ère, un brassage créateur d'influences venues de tous les horizons. Des vagues indo-européennes, appelées traditionnellement celtiques, descen-
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Ji" PARTIE, L'ESPACE ET LE TEMPS DE I:ESPAGNE DU SUD
dues par les cols pyrénéens jusqu'aux bords du Guadalquivir, à tous les navigateurs venus de Méditerranée orientale: Phéniciens et Chypriotes au VIII' siècle, Carthaginois à partir des années 775 avant J.-C., enfin des Grecs de Samos, de Phocée et de Chypre après 750. Ces hardis navigateurs phéniciens furent les premiers, à notre connaissance du moins, à oser franchir le détroit en doublant le roc de Gibraltar, puis à établir leurs premiers comptoirs aux deux abords de la grande plaine et des marismas du bas Guadalquivir: au sud Cadix, l'antique Gadeira peut-être fondée au VIII' siècle avant notre ère, porte encore ce nom phénicien d' «entrepôt fortifié,, à travers les formes évoluées du latin Gades et du castillan Cadiz; au nord, l'ancêtre de l'actuelle Huelva, non loin des mines de cuivre du Rîo Tinto. Enfin, sur le fond de l'estuaire, Hispalis, dont le nom probablement sémitique confirme les résultats des fouilles sous la calle San Isidoro: la future Séville a commencé d'exister avec l'arrivée des Phéniciens. Pourquoi ces explorations et ces établissements? Au prix d'un menu changement, on pourrait répondre par deux vers du célèbre sonnet des Conquérants: «Ils allaient conquérir les fabuleux métaux que !'Hispanie mûrit dans ses mines lointaines». Plus de deux millénaires avant que les trois caravelles de Colomb n'appareillent pour la première fois face à Huelva - du petit port andalou de Palos de la Frontera, ce n'est point d'abord l'or mythique de «Cipango» que cherchèrent à se procurer les premiers ancêtres orientaux et grecs des conquérants; mais, plus que l'argent et l'or, comptaient avant tout pour eux le cuivre et l'étain: les deux métaux dont l'alliage permet de fabriquer le bronze. Le rendement décroissant des mines du Moyen Orient et de Chypre contraignit en effet leurs peuples à se procurer toujours plus loin ces deux métaux indispensables. C'est alors qu'ils débarquèrent dans ce royaume de Tartessos dont les Grecs allaient longuement rêver comme d'un premier Eldorado - avant la lettre - . La brume des mythes grecs eut tôt fait d'envelopper les «bornes du Couchant», ces monts d' Abila et Calpe qui encadrent le détroit - aujourd'hui, au sud, la pointe Almina au pied du mont Muza,
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CHAPITRE 1, LA BÉTIQUE CARREFOUR AJ\:CIEN DE CIVILISATIONS
et en face, au nord, le roc de Gibraltar -, sous les noms de «colonnes d'Hercule». Elles auraient été un mémorial consacré par le héros à sa propre victoire sur le triple Géryon monstrueux - le plus occidental de ses "travaux" mythiques. L'histoire des plus anciennes dynasties tartessiques demeurera peut-être à jamais romancée par l'imagination des Grecs; pourtant, les historiens sont tentés de reconnaître aujourd'hui l'existence historique probable de monarques indigènes, sous les noms de Géryon, et surtout de Gargoris et de son fils Habis, un héros civilisateur et fondateur comme les Grecs se plaisaient à les imaginer. Mais que désignait le nom fabuleux de Tartessos: le fleuve? une ville? une région? Peut-être successivement, ou en même temps, tout cela. En tout cas, sa civilisation matérielle raffinée a livré aux archéologues des trésors de joaillerie au décor orientalisant, des ivoires gravés, des céramiques, d'une qualité exceptionnelle. S'il est improbable qu'on doive placer à Séville l'une des "capitales" de ce royaume (mais y en eut-il, au sens moderne du mot?), il est vrai qu'en 1958, à trois kilomètres à l'ouest de Séville, la colline du Carâmbolo a livré un fabuleux trésor de bijoux en or (du poids de trois kilos). Les lieux de trouvailles de l'âge tartessique entourent Séville d'une sorte de collier d'une densité particulière; à Séville même, on a trouvé des restes archéologiques phéniciens dans la Cuesta del Rosario et, plus récemment, la calle San Isidoro. De même que la lance d'Achille passait pour guérir les blessures qu'elle avait faites, ce sont les Grecs eux-mêmes qui ont progressivement dégagé de la légende l'histoire tartessique. Après que les poètes Stésichore d'Himère et Anacréon de Téos aient célébré «les sources immenses du Tartessos aux racines d'argent», et refusé le rêve de «régner cent cinquante ans sur Tartessos», l'historien Hérodote et le géographe Strabon ont recueilli des faits plus précis. L'un, sur les premières navigations des Samiens de Kolaios: partis pour aborder en Egypte, ils auraient été déroutés malgré eux ( ?) par le vent >, ibid., col. 504-515; !. OPELT, «Etymologie», 6, 1965,
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col. 797-844. - J. FONTAINE, «Isidore de Séville et la mutation de l'encyclopédisme antique», Cahiers d'histoire mondiale, 9, 1966, 519-538. Arts libéraux et philosophie au Moyen Age (Actes du quatrième Congrès international de philosophie médiévale, Montréal 1967), Montréal Paris, 1969. - J. FONTAINE, «La situation de la rhétorique dans la culture latine tardive: observations sur la théorie isidorienne de l'étymologie», Caesarodunum, 14bis, 1979, 197-205. - Ilsetraut HADOT, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, Paris, 1984. - J. FONTAINE, «De Cassiodore à Isidore: les mutations de l'encyclopédisme antique du VI' au VII' siècle», dans Atti della Settimana su Cassiodoro (Cosenza, 1983), Rubettino Ed. 1986, 72-91. - Id., «Une "relecture" isidorienne de Cassiodore: la conclusion des sept arts dans les Institutions et les Etymologies», dans Studi offerti a Salvatore Costanza (coll. Studi tardoantichi 7), Messine, 1989, 95-109. (Voir aussi la bibliographie de notre Introduction générale, et en particulier l'ouvrage de B. RIBEMONT: supra p. 17).
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CHAPITRE
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Des instruments de travail exégétiques On peut s'étonner d'abord du mince apport isidorien à la longue tradition patristique des traités d'exégèse scripturaire en langue latine: une anthologie de commentaires patristiques de l'Ancien Testament, un dossier polémique, enfin trois petits manuels, et quelques notices allégoriques sur les nombres et sur la nature. Encore faut-il bien voir en quels termes s'est posé à lui, en ce début du vnc siècle, le problème de la transmission d'une telle tradition aux clercs, aux moines, aux laïcs de son temps. Sans doute disposait-il encore d'exemplaires d'une bonne partie des œuvres exégétiques latines des quatre derniers siècles, en particulier celles des principaux "Pères" de l'Eglise occidentale: Cyprien, Hilaire, Ambroise, Jérôme, Augustin, Grégoire le Grand. Mais la transmission de ces ouvrages se heurtait à deux ordres de difficultés. D'abord, il était devenu matériellement difficile de multiplier à de nombreux exemplaires des œuvres d'une longueur en bien des cas considérable. Mais il l'était encore davantage de leur trouver des lecteurs assez instruits pour en tirer profit: dès le milieu du VI' siècle, Just d'Urgel se plaignait, comme on l'a dit, du peu de lecteurs hispaniques qu'avaient trouvés en son temps les œuvres majeures des «Pères catholiques». Et si Isidore a souvent exprimé la crainte d'encourir le «dégoût du lecteur», ce n'est peut-être pas toujours à prendre comme l'abus d'un simple cliché littéraire. Licinien, évêque de Carthagène, confrère et contemporain d'Isidore, celui-là même qui célèbre explicitement dans une lettre à Grégoire le Grand "les saints Pères anciens, docteurs et défenseurs de
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l'Eglise», expose dans la suite de la même lettre comment il se voit même contraint d'ordonner prêtres des «incapables», aux connaissances religieuses moins qu'élémentaires, Il fallait donc assurer, à de futurs prédicateurs dont les homélies consisteraient le plus souvent à expliquer !'Ecriture, un minimum indispensable de connaissances exégétiques, Car cette prédication était pour la majorité des fidèles un instrument privilégié, sinon unique, de formation religieuse par l'intelligence de la Parole de Dieu proclamée dans les lectures liturgiques, Encore fallait-il que la lecture fût correctement faite, puis expliquée dans l'homélie, par un célébrant nourri d'une doctrina christiana puisée aux meilleures sources sans être trop savante. Le niveau intellectuel et spirituel des orateurs et des auditeurs ne pouvait plus être celui du IV' siècle, tel que le présentent encore pour nous les sermons de Pacien de Barcelone, ou, en Espagne du Sud, les homélies, inspirées d'Origène, prononcées par Grégoire d'Elvire (la future Grenade). Cette situation imposait un langage simplifié, à l'usage d'un public majoritairement inculte - effort comparable à celui de Césaire d'Arles au début du VI' siècle, ou, plus près encore d'Isidore dans le temps et l'espace, à celui de l'évêque Martin de Braga, dans son modèle de sermon «pour corriger les paysans» des campagnes galiciennes. Mais l'unique sermon de Léandre, le frère aîné d'Isidore, qui nous ait été conservé, suppose un tout autre public, et un projet littéraire quasi opposé: prononcé dans la basilique Sainte-Léocadie de Tolède à la séance de clôture du grand Concile national de la conversion des Goths (Tolède III, en 589), ce sermon fait montre d'une éloquence subtile, et surtout d'une exégèse recherchée de textes bibliques rares. Cette pièce d'apparat est faite pour séduire et éblouir la cour et les prélats de la capitale, et non pas pour donner une formation religieuse élémentaire à un auditoire courant. On aimerait savoir comment Isidore a réagi à ce double héritage, lui qui, en deux chapitres de son Traité des hommes illustres, exprime autant d'admiration pour l'éloquence de Martin de Braga que pour celle de son propre frère. Mais la brève collection d'homélies d'époque wisigothique conservée dans un manuscrit de Londres (BM 30885) est composée de pièces ana-
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CHAPITRE 9, DES INSTRUMENTS DE TRAVAii EXÉGÉTIQUES
nymes, et nous ne possédons plus aucune homélie d'Isidore. Pompeusement rapportée par Ildefonse au huitième chapitre de son Traité des hommes illustres, l'admiration des auditeurs pour l'éloquence du Sévillan ne peut rien nous apprendre de précis, ni sur ses styles oratoires ni sur les thèmes de son exégèse prêchée. Pour connaître l'inspiration de celle-ci, nous sommes donc réduits à l'examen des six œuvres exégétiques conservées. La lecture chrétienne de l'Ancien Testament était bien antérieure à Origène, dont on constate l'influence toujours prépondérante sur l'exégèse d'Isidore. Elle dérivait de l'enseignement de Jésus luimême, tel qu'on le trouve résumé dans la magistrale leçon d'exégèse christique donnée par le Ressuscité aux disciples d'Emmaüs (Luc 24, 27): «Commençant par Moïse et tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Ecritures ce qui le concernait». Cette lecture chrétienne de l'Ancien Testament, qu'allaient expliciter saint Paul puis l'auteur de !'Epître aux Hébreux, fut longuement développée et affinée au III' siècle dans l'immense œuvre exégétique d'Origène, et spécialement dans ses homélies dont Isidore a connu et utilisé directement bien des traductions latines (multipliées dès le IV' siècle, en particulier par Jérôme et Rufin). Chez Isidore, les idées maîtresses de cette exégèse apparaissent au second livre des Différences. La distance entre la Loi (au sens de tout l'Ancien Testament) et l'Evangile y est simplifiée en ces termes: «Dans la Loi est la lettre, dans l'Evangile la grâce; la première n'a possédé que l'esquisse, la seconde l'image (même) de la réalité (... ). Dans la Loi, en figure, les événements étaient annoncés pour signifier l'avenir; mais dans la grâce de la vérité évangélique s'accomplit ce qui avait été annoncé dans la Loi» (diff. 2, 123 et 126). Un peu plus loin, les Différences précisent «trois genres d'intelligibilité» des Ecritures: «Le premier, par lequel certains faits sont pris dans une acception littérale sans aucun sens figuré: ainsi les dix préceptes (du Décalogue). Le second, par lequel certains passages des Ecritures sont pris dans une double acception, aussi bien selon la finalité du récit qu'également selon l'intelligence figurative; il en est ainsi pour Sara et Agar: d'abord parce qu'elles ont réellement existé, ensuite parce qu'(en elles) sont figurés les deux Testaments.
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Ill' PARTIE, DIVERSITÉ ET UNITÉ D'UNE ŒUVRE ORIGINALE
Le troisième genre de textes n'a qu'une acception spirituelle: ainsi le Cantique des cantiques» (diff 2, 1.54 sq.). Mais il faut compléter et nuancer une telle esquisse par la charte de l'exégèse isidorienne que constitue la préface de la grande anthologie exégétique du Sévillan: les Exégèses des sens sacrés et spirituels. Ce titre prégnant reflète la tradition des plus anciens commentaires explicatifs des textes bibliques: le mot latin expositio («explication») hérite à la fois de ses paronymes hébreu et grec, le midrash des juifs et 1'exégèsis des grecs, avec leurs nuances sémantiques propres à des contextes religieux apparentés mais distincts; cela sans oublier la riche tradition scolaire des enarrationes («commentaires») des textes classiques par les grammairiens. Le groupe de mots qui encadre expositio dans le titre Mysticorum expositiones sacramentorum sous-entend le caractère sacré de ces interprétations, et leur fin propre: initier les auditeurs et lecteurs au mystère du Christ. Ce dessein est aussitôt précisé au début de la préface: «l:histoire de la sainte Loi n'a pas été composée ni consignée par écrit sans quelque annonce préalable de l'avenir; et si les esquisses si nombreuses que constituent ces événements n'étaient liées à un mystère de prophétie, !'Apôtre n'eût pas dit dans son enseignement: 'La loi contient l'esquisse des biens à venir, mais non l'image même de la réalité' (=Hébreux 10, l)». Ce verset, tiré d'une Epître du Nouveau Testament que tous les anciens considéraient encore comme un texte de Paul, exprime la relation "typologique" qui est l'élément original et originel de la lecture chrétienne de l'Ancien Testament: la relation de la prophétie à sa réalisation, le passage des figures prophétiques (grec typai) à la personne du Christ en qui elles se sont accomplies réellement. En ce sens, Adam était déjà appelé par Paul «typos de Celui qui devait venir» (Rom. 5, 14). Tel est «le sens sacré d'ordre spirituel» (sacramentum mysticum) dont l'ouvrage d'Isidore se propose de rappeler le déchiffrement à travers une relecture chrétienne de l'Ancien Testament. Isidore précise ensuite les démarches auxquelles il a procédé pour rédiger son œuvre: «Aussi, avec l'aide de la grâce d'en haut, avons-nous tramé en un exposé suivi, dans ce petit ouvrage, cer-
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CHAPITRE 9, DES INSTRUMENTS DE TRAVAIL EXÉGÉTIQUES
taines paroles et certains actes qui, dans cette Loi, ont un caractère figuré et sont remplis de mystères sacrés; et rassemblant les opinions exprimées par d'anciens auteurs ecclésiastiques, à la manière de fleurs cueillies en diverses prairies nous en avons fait un bouquet à portée de la main; puis en concentrant brièvement de longs développements, en y ajoutant aussi plusieurs autres, ou en y apportant quelques modifications, nous les offrons non seulement aux lecteurs studieux, mais aussi aux lecteurs difficiles que décourage un propos d'une longueur excessive». Choix d' Exégèses figuratives traditionnelles, constitution d'un florilège (la métaphore est, ici, filée), hantise du «dégoût du lecteur»: cette description technique des fins et des moyens de l'exégèse vaut pour une signature d'authenticité, comme on le verra plus loin au chapitre 16 sur la compilation isidorienne. La préface des Exégèses poursuit: «Et comme, il y a longtemps déjà, nous avons consacré un ouvrage entier à l'exégèse littérale, il faut que, précédée du fondement que constitue la lettre, elle soit (ici) suivie du sens allégorique». Isidore fait-il là une allusion à un ouvrage pour nous disparu? ou, plutôt, à cet opuscule Sur la naissance et le décès des Pères dont on a dit avec justesse qu'il peut être assimilé à un commentaire biblique de caractère littéral? Après avoir concédé que tout, dans la Loi ancienne, n'est pas «voilé par les énigmes des mystères», mais que, comme dans une cithare mise en résonance par l'une de ses cordes, l'ensemble des livres subit l'effet global du sens spirituel (l'idée et l'image sont empruntées à la Cité de Dieu de saint Augustin), Isidore termine sa préface par une véritable bibliographie. Celle-ci est d'autant plus instructive que les éditeurs anciens de l'ouvrage ont déjà vérifié, sur bien des points, qu'elle correspond effectivement au contenu et parfois à la lettre des extraits remployés par le Sévillan dans cette anthologie d'exégèse patristique. Loin de s'excuser de cette compilation, Isidore met finalement quelque fierté à proclamer qu'il a prêté ainsi sa propre voix à ces auteurs: «Le lecteur n'y lira point notre œuvre, mais il y relira celle des anciens; car ce que je prononce, ce sont eux qui le disent, et ma voix est leur langue à eux. C'est ainsi que mes emprunts ont été faits aux auteurs suivants:
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III' PARTIE, DIVERSITÉ ET UNITÉ D'UNE ŒUVRE ORIGINALE
Origène, Victorin, Ambroise, Jérôme, Augustin, Fulgence, Cassien, et notre contemporain Grégoire, à l'éloquence insigne». L'ordre de cette énumération est à peu près exactement chronologique, du III' au V< siècle; il faudrait seulement inverser Cassien et Fulgence. En tête figure Origène, le fondateur indiscutable dont l'œuvre reste l'une des principales sources de l'exégèse occidentale. Plus que ses grands commentaires et ses scolies, Isidore a utilisé nombre de ses homélies, spécialement celles sur l' Heptateuque (les sept premiers livres de la Bible hébraïque), traduites en latin dès le IV< siècle, en particulier par Rufin et Jérôme. L'admiration d'Isidore pour Origène ne s'est pas exprimée seulement dans l'épigramme inscrite dans sa bibliothèque: «Je suis le grand Origène, jadis le docteur le plus véridique, le premier que la Grèce illustre ait donné à la foi (... ) Si tu m'en crois, je me suis appliqué à composer autant de milliers de livres que la légion envoie de héros sous les armes» (Vers dans la bibliothèque, 3 l= 4 Martîn], lsqq. et 5sqq.). Cet éloge est à compléter par ceux que les Etymologies (6, 4, 4) décernent à Origène comme traducteur grec de la Bible hébraïque, et surtout comme polygraphe: «Parmi les nôtres (=les chrétiens), Origène, chez les Grecs, dans son labeur scripturaire surpassa aussi bien les Grecs que les Latins par le nombre de ses ouvrages. Et Jérôme déclare avoir lu six mille livres de lui» (etym. 6, 7, 2). Mais il faut également tenir compte de la suite de la bibliographie présentée dans cette préface: d'abord Victorin de Poetuvio (Ptuj en Croatie), qui passe encore aujourd'hui pour le plus ancien exégète latin. Jérôme, dans son Traité des hommes illustres (chapitre 74 ), avait jugé sévèrement que ce pionnier savait moins de latin que de grec, mais il avait néanmoins cité, en tête des œuvres de Victoriu, un Commentaire sur la Genèse, aujourd'hui perdu, dont l'inspiration origénienne ne fait pas de doute. L'influence d'Origène est encore plus claire chez les trois grands exégètes nommés ensuite parmi les garants de l'exégèse isidorienne: Ambroise, Jérôme, Augustin. Ils sont au IVe siècle les principaux représentants de ce qu'on a pu appeler «la postérité origénienne». Les neuf homélies de l'Hexaemeron ambrosien reposent d'abord sur celui de I' Alexandrin, si bien que Jérôme (epist. 84, 7) a pu accuser 188
CHAPITRE 9, DES INSTRUMENTS DE TRAVAIL EXÉGÉTIQUES
Ambroise d'avoir «compilé l'Hexameron d'Origène». Le même Jérôme, dans cette lettre, n'en a pas moins défendu avec passion Origène, et vanté en particulier ses homélies scripturaires. Luimême en avait traduit un grand nombre dès sa jeunesse; et jusque dans ses propres commentaires des grands prophètes, Origène demeure sa principale source. Quant à Augustin, s'il est peu aisé de repérer avec précision les sources origéniennes de ses divers commentaires sur la Genèse, on a pu cependant écrire qu'entre ses œuvres et celles d'Origène, «les correspondances abondent, dans les idées, dans les thèmes, parfois jusque dans l'accent et le mouvement spirituel». A travers ces trois Pères latins, Origène a donc exercé sur Isidore une sorte d'influence au second degré. On comprend mieux ainsi la cohérence de son "anthologie", dont tant de fleurs (pour reprendre sa métaphore) ont été cueillies par le Sévillan - consciemment ou à son insu, directement ou indirectement - dans les "prairies" de !'Alexandrin. Fulgence de Ruspe en Afrique, avant lui Jean Cassien à Marseille, enfin le pape Grégoire avaient transmis plus tardivement, aux V' et VI' siècles, une partie du même héritage, avec une inflexion vers une allégorie moralisante appropriée à un public monastique. Suivant l'ordre du canon des Ecritures (exposé en etym. 6, 2), l'exégèse de la Création est ici en tous sens première. En empruntant à un commentaire d'Augustin, Isidore pose que «le 'principe' est le Christ», dans lequel Dieu a créé de ciel» des hommes spirituels et «la terre» des hommes charnels. Cette dualité se déploie dans l'inspiration augustinienne d'une double exégèse de l'œuvre des six jours: «comment il faut les comprendre spirituellement à propos de l'Eglise», puis «ce qu'ils signifient comme figures de ce siècle» (Exégèses, 1). Ainsi se met en place, au fil des versets, une grille de lecture qui associe au sens littéral du texte un double sens allégorique, spirituel puis moral. Par exemple en 4, 1: Adam, le Christ, chaque chrétien («qui représente non sans convenance le Christ»). Autre exemple en 23, 5: l'épisode de la bénédiction donnée par Isaac à ses fils Esaü et Jacob. Isidore déclare en tenir la «signification figurative» d'une citation du «martyr Hippolyte» par l'intermédiaire de «Jérôme, qui excelle tant par son savoir et
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sa doctrine»: «Isaac représente Dieu le Père, Rébecca !'Esprit Saint, Esaü le premier peuple et le diable, Jacob l'Eglise ou le Christ (... ); le fils aîné est à prendre dans l'acception de la Loi juive (... ) et les deux chevreaux au sens des deux peuples». Face au Christ et à l'Eglise - les chrétiens -, les incroyants - juifs ou hérétiques - représentent le diable. Toute l'Expositio s'organise autour de ces antithèses majeures, qui cernent l'accomplissement du salut de l'homme par Dieu dans le Christ. Ce déchiffrement d'une pensée symbolique et prophétique dégage, verset par verset, le contenu essentiel des mysticorum sacramentorum exposés au long du traité. Il en est de même des premiers récits de l' Exode, annoncés dans une courte préface comme «les mystères typiques et figurés de la Loi». Tout change avec l'exposé de la législation mosaïque: seul le sabbat (30, 16) possède un sens typique, tandis que «les autres préceptes ne sont que des préceptes, dépourvus de tout sens figuré». Mais le commentaire du Lévitique revient à l'allégorisme christique des sacrifices, et des diverses victimes «dont le "type" présentait par avance l'image de la passion du Christ». D'un point de vue formel, on voit s'amorcer curieusement, au chapitre 17 sur les cérémonies, une présentation déjà médiévale par questions et réponses, avec les formules: «Quand on demande .. ., on répond .. "" Est-ce le reflet d'un enseignement concret? Mais cette mise en forme de dialogue remonte-t-elle à Isidore lui-même? Dans les Nombres et le Deutéronome, l'accent est souvent mis sur le sens moral, avec l'appoint d'extraits de ]érôme, Cassien, Grégoire. Mais en abordant les Livres des Rois, et au long des pages plus rapides consacrées à Josué et aux Juges, Isidore revient à une typologie christique et ecclésiale: elle était depuis longtemps exemplaire à propos des rois juifs, et particulièrement de David, ancêtre charnel et spirituel du Christ. Le commentaire s'amenuise sur Esdras, et encore davantage sur les Maccabées: est-ce la trace d'un inachèvement de cette somme à la fois ambitieuse et concentrée? Ce collier de notices a néanmoins son fermoir: «Ceux qui veulent être chrétiens courbent la tête sous l'autorité de !'Apôtre, qui dit: 'Toutes ces choses leur arrivaient en figure'(= 1 Cor. 10, 11); et 190
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tout cela était notre figure à nous, pour qui est advenue la fin de tous les siècles et ont été consommées toutes choses dans les mystères de Notre Seigneur Jésus-Christ»(Exégèses, dernière phrase). C'est dans une perspective bien différente qu'Isidore a rédigé les deux livres de son traité Sur la foi catholique contre les juifs, adressé à sa sœur Florentine. C'est un traité de théologie fondamentale, comme le suggèrent les premiers mots du titre - De (ide-, qu'on avait également lus sous la plume d'Ambroise et celle d'Augustin. Catholica annonce l'antithèse que précisera contra ludaeos: le traité d'Isidore relève donc du genre polémique ancien qu'avait illustré, dès 197, l'esquisse publiée par Tertullien sous le titre Aduersus ludaeos. Mais dans la mesure où il veut enseigner une lecture chrétienne détaillée des Ecritures, ce traité ne relève pas moins des genres littéraires exégétiques: peut-être s'adresser-il surtout à des chrétiens, et plus spécialement à des juifs récemment convertis. Il semble en tout cas répondre à une demande personnelle de Florentine (figure 27). On a conjecturé qu'à titre d'abbesse, elle a pu être chargée de l'éducation d'enfants juifs, confiés à sa communauté en application d'une loi du roi Sisebut. Isidore devait d'ailleurs protester d'abord contre de telles conversions forcées, en déplorant que ce prince y eût «poussé de force ceux qu'il aurait fallu y inciter par les raisons de la foi,, (De l'origine des Goths, 60). Cette préférence pour la persuasion semble inspirer le projet du De (ide, à en croire son adresse initiale à Florentine: "Certaines prophéties ayant été faites à diverses époques dans les livres de l'Ancien Testament sur la nativité du Seigneur( ... ), son incarnation, sa passion aussi, sa mort et sa résurrection, son règne et son Jugement, j'ai estimé devoir en présenter quelques-unes parmi bien d'autres, dans les limites de mon savoir, afin que l'autorité des prophètes affermisse la grâce de la foi, et démontre leur ignorance aux juifs incroyants». Mais ces bonnes intentions contrastent fâcheusement avec le ton de réquisitoire sur lequel s'ouvre ensuite le traité: «Les juifs, dans leur incrédulité sacrilège, nient que le Christ soit le Fils de Dieu. Impies au cœur dur, mécréants envers les prophètes anciens, fermés à la nouveauté, ils préfèrent 191
III' PARTIE, VJVERSITÉ ET UNITÉ D'UNE ŒUVRE ORIGINALE
ignorer l'avènement du Christ que le reconnaître, et le nier plutôt que le croire. Ils ne veulent pas que soit déjà arrivé celui dont ils acceptent la future venue, et ne croient pas que soit ressuscité celui dont ils lisent la résurrection à venir (... ) C'est pour réfuter leur incroyance que nous avons regroupé certains témoignages tirés de l'Ancien Testament, aux termes desquels ils peuvent reconnaître le Messie des nations, de la bouche du Père qui témoigne de lui». Suit une première série de versets qui sont censés prouver cette proposition théologique. Le De fide s'apparente ainsi à ce genre des collection de «témoignages» (testimonia), inauguré en latin par les livres que Cyprien de Carthage, dès le III' siècle, avait intitulés A Quirinus. Comme les deux livres du traité d'Tsidore, les deux premiers de l'ouvrage de Cyprien étaient respectivement consacrés à une apologie contre les juifs et à un abrégé de christologie. Mais l'ordre d'Isidore est ici inverse; et de plus, il ne regroupe pas seulement des textes scripturaires, il développe autour de ces textes des commentaires explicatifs et polémiques. Son premier livre montre en détail comment, de ses origines éternelles et de son existence terrestre au Jugement dernier, tous les épisodes de la vie du Christ, jusqu'à sa mort et après elle, ont été annoncés dans l'Ancien Testament. Le second livre se propose de montrer, par la même méthode exégétique, que !'Ecriture contient aussi «toute la prophétie de l'un et l'autre peuple, c'est-à-dire des juifs et des gentils». Autrement dit, les juifs auraient été appelés au salut avant les nations païennes; mais leur incroyance a provoqué l'élection des non-juifs, la destruction de Jérusalem, le remplacement de l' Ancienne Alliance par la Nouvelle, et des rites juifs par ceux des sacrements chrétiens (baptême, onction, eucharistie): "Tous les actes et célébrations qui étaient les signes (des réalités) à venir, nous reconnaissons qu'ils ont été accomplis». Autour de ces deux grands traités, Isidore a voulu grouper des instruments de travail plus modestes, proportionnés aux capacités intellectuelles de ses contemporains les moins instruits, et contribuer ainsi efficacement à l'élaboration d'une culture chrétienne élémentaire dans le royaume récemment unifié. Sauf peut-être pour
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CHAPITRE 9, DES INSTRUMENTS DE TRAVAIL EXÉGÉTIQUES
les Psaumes, il n'est guère démontrable qu'il ait terminé la révision de la Bible latine commencée par son frère Léandre. Mais en plus du chapitre des Etymologies «sur les auteurs et les noms des saints livres» (6, 2), Isidore a également écrit une série de petits manuels qui sont autant de «compagnons pour les études bibliques», comme diraient aujourd'hui des schofars anglais. Invariable dans la plupart des plus anciens manuscrits qui les ont transmis, l'ordre de leur groupement pourrait être chronologique: «Préludes aux livres de]' Ancien et du Nouveau Testament » (In libros Veteris ac Noui Testamenti prooemia), «Sur la naissance et le décès des Pères» (De ortu et obitu patrum), «Allégories» (Allegoriae). Les Préludes ne sont le plus souvent que de maigres sommaires des différents livres bibliques: «selon la fidélité au sens littéral>>, précise d'emblée le début des cinq lignes consacrées d'abord à la Genèse. Mais ensuite, l'exégèse allégorique et figurative fait irrégulièrement irruption dans des notices plus longues (ainsi pour le Psautier, les livres sapientiaux, les Prophètes). Isidore y parle tour à tour, indifféremment, de «mystères des sens sacrés» (sacramentorum mysteria: praef., 14) et de «sens sacré du mystère» (mysterii sacramentu: chap. 35), comme si les deux mots étaient interchangeables et que leur alliance formât une sorte d'hendiadys. Aggée n'a droit qu'à huit lignes, mais Zacharie à une longue page. Pour présenter les quatre Evangiles, Isidore ne s'est attaché à expliquer que le sens de trois images classiques: les quatre fleuves, le quadrige de Zacharie, les figures des «quatre vivants» du Tétramorphe. Pour finir, une énumération et quelques sommaires fort minces des Epîtres de Paul. Cet aide-mémoire très élémentaire ressemble à un brouillon inachevé: sont-ce les notes résiduelles de cours d'initiation biblique reçus puis donnés jadis par Isidore à l'école de Séville? L'identification récente, sur un manuscrit, d'une copie de notes personnelles prises par Augustin encourage une telle hypothèse, qu'appuierait anssi la datation haute actuellement proposée pour cet opuscule assez confus. Le titre du second opuscule «Sur la naissance et le décès des Pères» en annonce le contenu: quatre-vingt-cinq notices biographiques composent une prosopographie hagiographique et édi-
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III' PARTIE, DIVERSITÉ ET UNITÉ D'UNE ŒUVRE ORIGINALE
fiante de personnages illustres des deux Testaments, d'Adam à Tite, le correspondant de Paul - puisque Jean l'Evangéliste est encore tenu pour l'auteur de !'Apocalypse, et donc présenté à ce titre parmi les Apôtres au chapitre 71. La préface précise la structure qui sera effectivement celle de chacune des notices, et le premier objectif du manuel: «Ün a inclus dans ce petit livre la naissance et les faits et gestes de saints personnages bien connus, ainsi que leur généalogie. Leur rang aussi, leur mort et leur sépulture ont été notés avec la concision des sentences. Bien que ces faits soient connus de tous ceux qui parcourent l'ampleur des Ecritures, ils reviennent néanmoins plus facilement en mémoire quand on en lit l'abrégé». Ces derniers mots désignent littéralement un aidemémoire, qui rentre dans la catégorie globale des instruments de travail exégétiques. Mais la noblesse de la présentation initiale des personnages, la double annonce d'un effort de style concis, comparable à celui du genre oratoire de la "sentence" (définie par Isidore en etym. 2, 11), impliquent deux autres intentions: l'une morale, et l'autre esthétique. De fait, ces personnages bibliques sont vantés comme des personnalités modèles, dans la tradition historique et oratoire des exempta antiques; et au·delà de la concentration des sententiae, Isidore y pratique souvent une prose rythmée et rimée, qui facilitait justement la mémorisation de ces portraits exemplaires. Cet ensemble d'intentions - résumer, et louer, en une prose d'art à la syntaxe rythmée - sera plus sensible à travers les trois exemples que nous avons choisi de citer, ceux des notices sur Abel, David et Marie, même si la traduction ne permet pas d'en rendre tous les jeux de sonorités. Portrait initial d'Abel (Sur la naissance, chapitre 2): «Abel fils d'Adam et pasteur de brebis, à la vie innocente, à la mort patiente, après sa mort ne gardant pas le silence, dans le martyre le premier, et dans l'obéissance le plus élevé, par ses sacrifices à Dieu a plu, par ses mérites à son frère a déplu». Suit une phrase où le premier homicide est peint par une savante variation sur l'innocence de la victime et sur celle de l'arme, jusque-là inoffensive. C'est une nouvelle forme simplifiée, et ordonnée à la mémorisation du texte, d'un «style de joaillerie» dans le goût de Sidoine Apollinaire. Plus écla194
CHAPITRE 9, DES INSTRUMENTS DE TRAVAIL EXÉGÉTIQUES
tant, comme une sorte d'épigramme, est le portrait de David (33, 1), récrit et rythmé à partir de celui d'Ambroise en son De officiis (1, 114). Nous le lirons dans le texte original, avec une ponctuation quasi poétique, pour en faire valoir les membres souvent isosyllabiques ou presque, et les rythmes, en soulignant les assonances: «Dauid idem rex et prophetg I ortus de genere Iudg, Il filius Iessf I natus in Bethlefm Il puer pastorius Il inter fratres aetate iunior I mente praestantior Il a Domino in regno uocatus I a propheta in rege unctus Il belliger iuuenil; I in certamine singularil; Il in triumpho gloriosus I uincendo ueteranus Il patiens in aduersil; I prudens in periculil; Il in peccato proprio dolens I in alieno funere lugens Il pronus ad paenitentiam I uelox ad ueniam Il in conuicio mitil; I ad misericordiam facilil; ». Cette prose poétisée rappelle le Carmen rythmique de saint Augustin contre les donatistes, avec son refrain: "Vos qui gaudetis de pacf I modo uerum iudicatf>>, qui fait penser au vers "roman", à quatre accents et assonances "léonines'' de la plus ancienne épopée française («Roland ferit I en une pierre bise»). Mais il y a plus; on peut rapprocher, des riches effets sonores des formules litaniques dans la liturgie hispanique, ce portrait spirituel de la Vierge Marie (66, 1): « ... hortus conclusus I fons signatus, Il mater Domini I templum Dei_! sacrarium Spiritus Sancti Il uirgo sanctg I uirgo fetg Il uirgo ante partum I uirgo postpartum Il salutationem ab angelo accepi1 I et mysterium conceptionis agnoui1». Le dernier tiers du traité, consacré à des personnages du Nouveau Testament, contient surtout des notices sur les Apôtres. Celles-ci paraissent inspirées de modèles grecs, mais les cheminements de ces antécédents jusqu'à Isidore sont encore obscurs. En revanche, on tend maintenant à penser que l'allusion qui est faite à une venue de ]'Apôtre Jacques en Espagne, dans les régions occidentales où il aurait «répandu la lumière de sa prédication sur le Couchant de l'univers», pourrait bien être une addition nettement postérieure à Isidore - qui ne serait donc pas le plus ancien témoin des origines apostoliques du culte compostellan. Comme une sorte de volet symétrique des explications du sens littéral dans les biographies précédentes, les Allégories ont reçu un titre plus transparent à leur contenu. Dédié à un «Seigneur saint 195
IW PARTIE, DIVERSITÉ ET UNITÉ D'UNE ŒUVRE ORIGINALE
et révérendissime frère Orasius», qui pourrait être Aurasius, évêque de Tolède, contemporain du roi Gondemar et des débuts du règne de Sisebut (selon une notice d'Ildefonse, Traité des hommes illustres, 4), ce troisième manuel, qu'on pourrait ainsi dater entre 603 et 615, se propose de «rendre clairs et nets certains noms bien connus dans la Loi et les Prophètes, mais dont la valeur imagée, voilée sous l'allégorie, nécessite quelque explication». Il ne s'agit donc pas des étymologies de ces noms propres - comme dans etym., 7, 6, où l'étymologie peut mener à un simple sens figuratif, mais non pas à une typologie christique - ; mais, ici comme dans les Exégèses, la signification figurative des noms entre dans le cadre "allégorique" de la typologie paulinienne et, plus généralement, chrétienne. Dans la seconde partie du traité, les personnages des récits évangéliques de miracles et de paraboles font l'objet d'une exégèse particulièrement soignée, allant parfois même jusqu'à expliciter la morale qu'il convient de tirer de telle parabole dont un personnage est proposé en exemple: on est alors très près du "commentaire . La double fonction de cette lecture (3, 8, 4) est de former à l'intelligence (des Ecritures), mais aussi, par là même, «d'arracher l'homme aux vanités du monde et de le conduire jusqu'à l'amour de Dieu•>. Cette lecture sera féconde pour ceux «que Dieu éclaire de la flamme de sa charité en sorte qu'ils possèdent une sagesse vivante» (uitaliter sapiant); ce n'est pas le cas des lecteurs orgueilleux, «charnels'" hérétiques, qui s'en tiennent à une lecture littérale. Ces critiques entraînent alors une digression «sur les livres des païens•" capitale pour connaître la dernière conception isidorienne de la culture profane. D'abord quelques lieux communs traditionnels: défense faite au chrétien de «lire les fictions des poètes, parce que, par les séductions des fables vaines, elles excitent dans les âmes les brandons des passions» (une image peut-être empruntée à une lettre de Jérôme); opposition radicale entre le style trop orné des œuvres païennes, leur brillant tout extérieur, leur vacuité intérieure, et l'humilité de la Sainte Ecriture qui laisse transparaître le pur éclat de la vraie sagesse par une «manifestation de 245
Ill' PARTIE, DIVERSITÉ ET UNITÉ D'UNE ŒUVRE ORIGINALE
puissance» (1 Cor. 2, 4 ), et non par les arguments trop humains de «la subtilité dialectique» et de >, Proverbe, 2, 1980, p.61-72. - Id., «Les Sentences d'Isidore de Séville et le IV' Concile de Tolède, Réflexions sur les rapports entre l'Eglise et le pouvoir politique en Espagne autour des années 630», dans Antigüedad y cristianismo, 3, Los Visigodos, historia y civi/izaciôn, Murcia, 1986, 373-395. - Id., «Derrière l'impersonnalité des Sentences, aperçus sur la personnalité d'Isidore de Séville. des,,., dans De Tertullien aux mozarabes (Mélanges Jacques Fontaine), 2, 1992, 9-18. - Id., Isidore de Séville et la naissance de l'Espagne catholique (coll. Théologie historique 96), Paris, 1994.
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LÉGENDES DES FIGURES DE LA 3' PARTIE Quatre églises du VII' siècle feront d'abord voir quelques correspondances et divergences entre l'expression littéraire de la culture wisigothique et son expression architecturale. Faute de pouvoir connaître à ce jour les édifices urbains, on peut encore en saisir quelques reflets dans de petits monuments ruraux. Ce sont des constructions matérielles dans lesquelles a pu s'opérer la reconstruction spirituelle de l'Eglise d'Espagne, un objectif premier de la plupart des ouvrages d'Isidore. Située à Dume, devenu aujourd'hui au nord du Portugal un faubourg de Braga, la chapelle funéraire de Sào Frutuoso de Montelios, du VII' siècle, (figure 41) ressemble à une réplique simplifiée, mais dans un grand appareil de pierres taillées encore très romain, du mausolée en brique de Galla Placidia à Ravenne. Plan en croix grecque, prépondérance des lignes droites et des tracés simples, lanterne centrale basse, au sommet à peine décoré d'une alternance de minuscules arcs aveugles en demi-cercles et en mitres - répondant à la même alternance, en plus grand, sur les murs inférieurs nus. Noble simplicité d'une architecture austère. La pureté des tracés, le sens des proportions, la technique antique des grands blocs assen1blés à sec concourent à un effet d'ensemble qu'atténue seulement la réduction des dimensions. Par contraste, les courbes dominent à l'in-
térieur: affinités ravennates et orientales des triplets d'arcatures inégalement outrepassées, inscrites dans les grands arcs (à peine outrepassés) qui supportent, au carré central, les murs de la tour lanterne (figure 42). Il devait y avoir cinq petites coupoles. Rares éléments décoratifs: frises de grands feuillages corinthiens, colonnes et chapiteaux eux aussi corinthiens,
encore classiques (les unes et les autres remployés?) (figure 43). Continuités ou néo~classicisme? L'édifice a été très affecté par ses vicissitudes peu déchiffrables; mais on ne saurait y exclure une influence de l'architecture byzantine du temps de Justinien - peut-être par la médiation de Ravenne. Un peu plus au nord, dans la Galice méridionale, l'église Santa Combade Bande produit une impression plus rustique, malgré la similitude de son plan. A l'intérieur, plus de triplets ni de colonnes au carré du "transept"; un appareil moins régulier avec des joints parfois épais; un usage de la brique aux voûtes des travées (figure 45). Dans celle du "chœur", remplois de colonnettes en marbre courtaudes et de chapiteaux antiques, inégaux de taille et de forme (figure 44). Monument rural, utilitaire, pro-
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IW PARTIE, DIVERSITÉ ET UNITÉ D'UNE ŒUVRE ORIGINALE
bablement monastique, d'un savoir-faire peu raffiné, sans préoccupation de la beauté des lignes ni, a fortiori, du décor. Esthétique résolument minimale, très distincte de la précédente. Probable réfection importante lors de la reconquête chrétienne. Sur la meseta nord, au cœur de la Vieille-Castille, la chapelle de San Juan de Banos (province de Palencia) est une fondation royale de Récesvinthe, donc postérieure à Isidore d'à peine quelques décennies. La basilique est dédiée à saint Jean-Baptiste, près d'une source qui aurait guéri le prince. Très modifiée, elle a perdu deux de ses trois chevets rectangulaires et parallèles (révélés par les fouilles: ils étaient ouverts sur un large transept). Malgré des réhabilitations peu heureuses et un profil extérieur décevant (figure 46), elle conserve des restes de sa grandeur passée. A commencer par son arc d'entrée, ouvert au centre de la façade (figure 47). Il s'impose dès l'abord par ses proportions heureuses, son outrepassement calculé avec justesse (jusqu'à plus un tiers de rayon sous le diamètre horizontal), ses sommiers robustes aux décors géométriques simples (quadrifeuilles en croix de Saint-André tracés par des cercles sécants: un motif d'origine antique); la reprise discrète de ce décor en une petite frise extérieure soulignant l'extrados des claveaux massifs, mais bien taillés et assemblés à sec; enfin, à la clé, une croix pattée, finement ouvrée, qui copie un chef d'œuvre d'orfèvrerie royale wisigothique. Alliance heureuse des traditions de l'art antique de tracer, tailler, assembler, mais d'un esprit nouveau dans les formes et le décor. Nef et chœur confirment ces impressions (figure 48). Leur solidité massive est allégée par la simplicité des mêmes formes, l'harmonie des proportions et des volumes (module du carré, simple ou double, dans les deux dimensions), la qualité des colonnes et des chapiteaux. C'est l'église qui donne par excellence le sentin1ent d'être devant la réplique en réduction d'une basilique urbaine. C'est aussi la seule qui ait gardé son inscription royale de dédicace, et donc sa date (661). A l'extrémité occidentale du même plateau septentrional de la Vieille-Castille, l'église San Pedro de Nave présente une forme plus évoluée de la même architecture: plus complexe, plus ornée, et de plan différent - en croix latine -, elle est aujourd'hui mutilée d'une bonne moitié de sa nef, ce qui déséquilibre l'aspect de son volume d'origine (figure 49). La grande sobriété de ses lignes, de ses porches latéraux sans décor, des ouvertures étroites des fenêtres de la nef, de son appareil aux müellons irrégulièrement taillés mais soigneusement assemblés donne à son aspect extérieur une sévérité tempérée par une certaine élégance. Les trois étages de ses toitures (figure 50) sont transparents aux volumes intérieurs: de bas en
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Ill' PARTIE, LÉGENDES DES FIGURES
haut, le rez-de-chaussée des collatéraux, prolongé vers le chœur (à droite dans la figure) par celui des petites pièces inscrites entre les bras du transept et le chœur; l'étage, plus élevé, de la nef, du chœur et du transept enfin une tour lanterne assez basse. L'intérieur a reçu au carré du transept
un décor fonctionnel mais raffiné: bases et chapiteaux des colonnes adossées et sommiers des grands arcs portants sont délicatement ouvrés (figure 51: vue vers la nef). Cette composition rigoureusement dominée n'exclut pas, dans le chœur, quelques nouveautés - elles aussi fonctionnelles-: fenêtres en triplet et portes basses entre les pièces annexes et le chœur, ingénieux éclairage du chœur grâce à l'omission alternée "en réserve" de trois moëllons de cette voûte (figure 52). Le plan basilical se trouve ainsi respecté, mais les membres et les décors de cette architecture sont traités dans un esprit nouveau, exprimant probablement ici une destination monastique: voir par exemple les petites fenêtres séparant du transept les collatéraux, ou celles en triplet qui font communiquer les pièces annexes
avec le chœur. Ces quatre exemples illustrent continuités et ruptures, diversité des sources et des solutions, reprise vigoureuse - mais en dimension réduite - d'une
tradition antique de l'art de bâtir, plus ou moins bien transmis ou restauré selon les régions, les ateliers, les commanditaires: tels sont les principaux traits de cette architecture wisigothique, qui sont à rapprocher des méthodes et des valeurs de l'érudition isidorienne. La sculpture manifeste la constance d'une iconographie chrétienne à tra-
vers ]'évolution parfois accélérée des techniques et des goûts, de l'Empire romain chrétien des IV' et V' siècles jusqu'à la période postwisigothique du VIII'. Au début du V' siècle, le sarcophage d'un haut personnage, le «comte Léocadius, primicier des domestiques" (figures 54 et 53, au musée de Tarragone), présente à ses extrémités deux archétypes de la foi et du salut: à gauche, (fig. 54) saint Pierre reçoit sur ses mains voilées la loi du Christ (un rouleau portant le chrisme) que lui tend d'en-haut la main de Dieu; à droite (fig. 53), la même main de Dieu arrête Abraham qui allait sacrifier son fils Isaac, les yeux déjà bandés; près de lui, à sa droite, le bélier qui va remplacer la victime humaine épargnée. Ces deux personnages symétriques symbolisent la continuité des interventions salutaires de Dieu dans l'histoire, à travers l'Ancien Testament et le Nouveau. Les deux figures sont encore taillées en légère ronde hosse; hiératiques et imposantes, elles sont notables par la qualité technique de leur drapé, à la fois harmonieux et déjà un peu rigide.
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III' PARTIE, DIVERSJTF. F.T UNITÉ D'UNE ŒUVRE ORIGINALE
Contraste violent avec la pauvre sculpture (VII' siècle?) du pilier de San Salvador de Tolède, encore défigurée (au sens propre) par un martelage médiéval (figures 55 et 56). Traits wisigothiques typiques: une sculpture sur deux plans parallèles, le premier étant gravé plutôt que sculpté. Mais le répertoire iconographique des actes salutaires du Christ y copie celui des sarcophages chrétiens du IV' siècle. De haut en bas (groupement vertical des scènes sur le pilier, au lieu de leur juxtaposition horizontale sur les sarcophages), on distingue nettement: la guérison de l'aveugle-né, la résurrection de Lazare, la rencontre de la Samaritaine au puits de Jacob, enfin la guérison de la femme affligée d'un flux de sang, qui vient de toucher la frange du manteau du Christ. Cette composition verticale de quatre scènes apparaîtra encore au X' siècle dans une marge de la Bible mozarabe de la cathédrale de Léon (figure 57); on y voit, de haut en bas (nous traduisons les légendes latines de ces scènes): «Marie avec (l'ange) Gabriel» (l' Annonciation);
>, et d'autres données «selon l'arbitraire de la volonté humaine», suivant une répartition dont les critères et les exemples remontent au dialogue platonicien du Cratyle. Trois points retiennent d'abord l'attention dans ce texte serré, qui formule la méthode des Etymologies. En premier lieu, la brève proposition par laquelle une équivalence absolue est posée, grâce au simple verbe copule est qui sépare et unit les termes etymologia et origo: un nom composé grec et abstrait, d'emploi strictement spécialisé, et un mot simple et latin, dont les valeurs de sens courantes sont diverses et liées à l'image du verbe orior (se lever) désignant l'apparition concrète d'une chose ou d'un être: ainsi le lever du soleil, ou d'un homme. Cette dissymétrie sémantique des deux mots, dissymétrie qu'efface à première vue le verbe est, invite à peser les virtualités distinctes de leurs sens: plus concrètes, voire existentielles, du terme origo, plus abstraites et strictement techniques du terme etymologia. En second lieu, sont décrits les moyens et les fins de la recherche étymologique, qui passe par trois phases: la recherche de l'origine d'un mot (origo), l'accès ouvert par celle-ci à la «valeur essentielle de ce mot» (uis uerbi) ; enfin, dans le meilleur des cas, la (étymologie presque exacte pour un moderne). Cette laborieuse considération, destinée à justifier «comme des exemples» toutes les notices du livre 10, n'ajoute rien aux deux catégories correspondantes d'étymologies qu'avait détaillées, parmi d'autres, la seconde partie du chapitre 1, 29. Elle ne nous intéresse ici que dans la mesure où le mot origo y revient par trois fois en quelques lignes, tandis que le mot etymologia n'y paraît pas. Le début du livre 12 «Sur les animaux» apporte, au contraire, une précision nouvelle et importante: après leur création, «Adam attribua pour la première fois leurs noms à tous les animaux, en énonçant le vocable désignant chacun d'eux d'après sa création présente, selon la condition naturelle à laquelle il devait être assujetti» (etym., 12, 1, 1). Isidore reprend et adapte ainsi une phrase du traité de Tertullien Sur le voile des vierges (5, 4 ). Cette phrase de Tertullien opposait en effet le critère de leur «état futur» à celui de leur «condition d'alors». Isidore en a contracté et modifié la formulation, en insistant sur la désignation du nom de chacun des animaux par Adam, «selon leur condition naturelle», alors que ni Tertullien ni le texte du verset de Genèse 2, 30 ne recouraient au terme de natura. De plus, il a ajouté, aussitôt, qu'Adam usa de l'unique langue antédiluvienne: la langue hébraïque. Isidore achevait ainsi de sacraliser l'origine des langues et des mots, en les déclarant conformes à la nature des êtres animés que Dieu venait de créer.
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IV' PARTIE, CATÉGORIES ET VALEURS DE LA PENSF.E ISIDORIENNE
La précision «pour la première fois» enrôle Adam dans la cohorte des inventeurs des objets - matériels ou abstraits - qui ont progressivement créé la civilisation et la culture, ceux que l'âge hellénistique, en quête de ses origines, avait catalogués dans les traités de ce que l'on appelle l'érudition "heurématique", c'est-àdire répertoriant les inventions et les inventeurs. Elle s'exprimait en des formules du type: «Le premier qui fit ceci est un tel ... ». On la trouve particulièrement présente dans la dernière partie de l'encyclopédie isidorienne, où sont regroupés des livres portant sur les techniques: tels y figurent Hésiode au titre d'initiateur de la littérature agronomique (17, 1, 1 ), I' Assyrien Nin us comme inventeur de l'art de la guerre (19, 1, 8), Dédale de la menuiserie, et Apicius de la cuisine (20, 1, 1). On retrouvait aussi, traditionnellement, la même curiosité pour les inventeurs dans l'historiographie portant sur les origines des peuples et des cités, et sur leurs héros fondateurs, à la vénération desquels les Grecs avaient toujours été particulièrement attachés. C'est donc encore au terme d'origo qu'historiens et érudits romains avaient recouru pour retracer les "origines" de leur ville et de leur peuple. A l'instar des historiens hellénistiques, origo transposait d'abord en latin le terme grec de «fondateur» (ktistès). Le prototype de cet emploi est, au Il' siècle avant notre ère, le titre du premier grand ouvrage de l'historiographie latine: les Origines de Caton le Censeur. Au siècle suivant, Varron retrace l'histoire de la langue latine et du théâtre, en des traités intitulés De origine linguae latinae et De originibus scaenicis; et c'est pour découvrir les origines romaines que Varron écrivit deux monuments d'érudition, profane et religieuse: ses deux recueils des Antiquités divines et humaines. Isidore put entrevoir ces œuvres à travers l'usage abondant - et admiratif - qu'Augustin en avait fait dans la Cité de Dieu. L' Antiquité tardive avait d'ailleurs connu chez les Romains du IV' siècle un regain d'intérêt pour une défense et illustration de leurs origines culturelles et religieuses, en particulier chez les païens soucieux de défendre ainsi leur identité nationale contre l'universalisme des chrétiens, par une sorte de pélerinage aux sources de leur civilisation. Un tel intérêt s'exprima alors en des opuscules érudits 292
CHAPITRE 13, ETYMOLOGIA EST ORIGO
aux titres significatifs et jumeaux: De l'origine du peuple des Romains et De l'origine du peuple romain. On ne saurait oublier le caractère vivace de cette tradition, quand on constate d'autre part la restitution récente, par les éditeurs de la fin du XX' siècle, des titres authentiques qu'Isidore avait donnés à chacun de ses deux grands traités d'histoire religieuse et politique. Longtemps connus sous les noms de De officiis ministrorum et Historia Gothorum, ils portent en fait, dans les meilleurs des manuscrits, les intitulés De origine officiorum et De origine Gothorum. De tels titres ne prennent tout leur sens qu'en reférence à la longue tradition romaine que nous venons d'esquisser: celle qui, de Caton à Isidore, s'était perpétuée durant huit siècles avec la civilisation romaine elle-même, dont ils étaient par excellence l'expression littéraire et, plus précisément, historiographique. Pourtant, deux différences de contenu importent ici autant que les ressemblances formelles des deux titres: il s'agit (au moins dans les titres) de Goths et non plus de Romains, de «fonctions et devoirs» (officia) dans l'Eglise chrétienne, et non plus de traditions politiques et religieuses du peuple romain d'antan. Des chaînons chronologiquement proches d'Isidore avaient annoncé dans l'historiographie tardive une telle évolution. Si nous ne possédons plus le traité que Cassiodore avait écrit, avec des intentions symétriques de celles d'Isidore, Sur les origines et les faits et gestes des Gètes (à entendre en l'occurrence au sens de "Goths", désignant les Ostrogoths), nous avons conservé du moins son abrégé, que composa à Constantinople en 551 (à une date proche de celle qui vit naître Isidore) ce curieux évêque(?) de naissance barbare (étaitce un Alain ou un Goth? ), portant le nom de Jordanès. Il écrivit d'ailleurs aussi une chronique universelle, d'Adam à l'empereur Justinien, qu'il publia sous le titre De la somme des temps ou de /'origine et des faits et gestes du peuple romain. Le parallèle entre ces deux titres, concernant respectivement Goths et Romains, donne à penser sur la volonté de conciliation qui a inspiré l'œuvre historique de ce barbare romanisé, mais au latin bien rugueux. C'est, on l'a vu, un rapprochement comparable qu'a visé le titre isidorien, mais entre Wisigoths et Romains, sans que l'on puisse
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IV' PARTIE, CATÉGORIES ET VALEURS DE LA PENSÉE ISIDORIENNE
se représenter les intentions possibles de ce parallèle avec les titres précédents, ni, a fortiori, les voies par lesquelles il se pourrait qu'Isidore ait entendu parler de l'activité historiographique de Cassiodore, et peut-être aussi de Jordanès. Il est en tous cas peu niable que de tels traités, par leurs seuls titres, attestent la vitalité tardive d'un genre littéraire historiographique, ancien et spécialisé, sur les "origines", et plus généralement le rôle considérable que jouèrent, jusque dans la latinité la plus tardive, le mot et le concept d' origo, entendus en un sens spécifiquement historique: celui d'un retour intellectuel, sinon spirituel, aux sources d'une civilisation. Dans les deux éditions successives du traité De l'origine des Goths, le thème et le terme même de l'origo apparaissent explicitement, sous forme verbale puis nominale. La première édition s'ouvre en effet sur l'affirmation de l'extrême antiquité des Goths, considérés, nous l'avons vu, comme des descendants des Scythes (tels qu'ils étaient nommés au début de l'Ancien Testament, en Genèse 10, 2), puis du patriarche Magog. Les deux notices veulent en tout cas justifier d'emblée le titre et le propos du traité: mettre en lumière la noblesse que la royauté gothique tire de son extrême ancienneté. Située aux origines mêmes de l'humanité, elle serait à inscrire dans la plus ancienne généalogie des "patriarches". Cette double explication fait des Goths un peuple biblique, et les range ainsi, dès l'origine, parmi les plus anciens et même les plus sacrés, bien antérieurement à l'apparition des Romains. Dans le même esprit, la Chronique d'Isidore commençait avec le temps même de la Création du monde. L'alliance de mots ab exordio mundi apparaît dans la préface (chron., 2) comme une simple variante de la formule ab origine mundi (Epître aux Hébreux 9, 26), qu'on lisait dans la Bible latine. Là aussi, la notion d'origine historique est encore liée {comme dans les Différences) à la plus ancienne révélation judéo-chrétienne. Le titre du traité d'histoire institutionnelle et cultuelle de l'Eglise chrétienne, De l'origine des fonctions et offices, n'eut pas la même visée idéologique de propagande politique. Par un retour aux sources des fonctions ministérielles et des rites de la liturgie, Isidore veut y justifier une restauration active des Eglises hispaniques
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CHAPITRE 13, ETYMOLOGIA EST ORJGO
et de leurs traditions, une remise en ordre - une "réformation" de leurs fonctions et pour ainsi dire de leur fonctionnement. Les références aux origines sont ici patristiques et surtout latines, depuis Tertullien et Cyprien. Cette érudition heurématique chrétienne était destinée, en priorité, à répondre à la question posée à Isidore par son frère Fulgence, évêque d'Écija, sur I' «origine des offices». La préface qu'Isidore lui adresse exprime de deux manières cette méthode de recherche des origines; par le nom de primordia et par la périphrase verbale expressive: «OÙ ces premiers débuts sont apparus à l'origine». Des arts et des savoirs aux techniques, des mots aux choses, ce constant souci de retrouver la vérité du sens dans la pureté de l'origo, souci dont les précédents étaient à la fois romains et hellénistiques, empreint positivement la perception isidorienne du temps passé. Celle-ci n'est plus assombrie, comme jadis chez Cyprien, par l'intuition obsédante de l'incessante dégradation d'une plénitude originelle, devenue de plus en plus inaccessible. Elle se place sous le signe optimiste d'une nouvelle actualisation possible de ce passé, voire d'une «réformation en mieux» comme on eût dit au rve siècle. C'est qu'elle est équilibrée par une tension inverse vers l'accomplissement à venir, qui, on le verra, est elle aussi une catégorie importante de la pensée isidorienne. Mais il faut d'abord examiner comment cette perception d'un double cours du temps coexiste, dans cette pensée, avec la conscience encore très antique d'un présent récurrent, où Isidore perçoit dans le temps et l'espace - en lointain disciple d'Aristote - «une image mobile de l'immobile éternité».
Bibliographie: Outre la bibliographie de l'introduction et du chapitre 8 (en particulier I. de S. et la culture classique .. ., 40 sq. et 871 sq., et E. ELORDUY, «San Isidoro. Unidad de su educaciôn ... », 293-322), voir
J. FONTAINE,
]. FONTAINE, «Cohérence et originalité de l'étymologie isidorienne)•, dans Homenaje a Eleuterio Elorduy, Bilbao, 1978, 113-144 (=article
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n° X, dans Id., Tradition et actualité chez 1. de S.. , Variorum Reprints, Londres, 1988). - Id., «Aux sources de la lexicographie médiévale: Isidore de Séville médiateur de l'étymologie antique>>, dans La lexicographie du latin médiéval ... (Actes du Colloque du CNRS n° 589, 1978), Paris, 1981, 97-103. - Id. «Isidorus Varro christianus?», dans Bivium (Mélanges M.C. Diaz y Diaz), Madrid, 1983, 89-106. - H. AMSLER, 1'.tymology and grammatical discourse in Late Antiquity and the lôarly Middle Ages, Amsterdam, 1989. - C. FRESINA, La langue de l'être: essai sur l'étymologie ancienne, Munster, 1991. - J. P. CHAMBON et G. LÜDI (éditeurs), Discours étymologiques, Tübingen, 1991.
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CHAPITRE
14
Mundus annus homo
«Le monde, l'année, l'homme». Alignés l'un sous l'autre dans un ordre qui, par un temps qui leur est commun, descend de l'univers à l'homme, ces trois mots sont inscrits, dans le Traité de la nature, au centre d'une figure circulaire illustrant le chapitre 11, intitulé «Sur les parties du monde» (figure 77). Cette figure remonte fort probablement à Isidore lui-même, puisque la quasi-totalité des plus anciens manuscrits comportent ce schéma, que le texte introduit ainsi: «La figure ci-dessous fait voir les qualités à la fois communes et distinctes de ces quatre éléments». Elle représente en effet, par les fragments de six demi-cercles sécants, centrés sur la circonférence du grand cercle de l'univers, comment ces quatre éléments combinent deux à deux leurs qualités respectives (le chaud, le froid, le sec et l'humide), différemment scion les quatre saisons de l'année, auxquelles correspondent aussi les quatre humeurs du corps humain. Aussitôt après la figure, la suite du texte rappelle en quatre phrases ces quadruples correspondances, entre éléments, qualités, saisons et humeurs. Ce schéma n'est pas isolé. 1.?ouvrage en comporte cinq autres, qui représentent autant de figures circulaires du temps et de l'espace: mois, années, zones terrestres, orbites planétaires, rose des vents. Ces six figures ont valu ensuite à ce Traité de la nature, titre bien attesté, dès l'origine, par la notice des œuvres d'Isidore qu'a établie son disciple Braulion - la dénomination, fréquente dès le VIII' siècle, de «Livre des roues» (Liber rotarum). Chacune 297
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de ces "roues" hérite de la tradition antique selon laquelle le temps et l'espace sont, pour ainsi dire, enfermés dans la perfection à la fois finie et infinie de la figure circulaire - projection plane de la sphère. Tous ces cercles peuvent contribuer à nous faire percevoir plus clairement les harmoniques complexes de la formule annus mundus homo. Celle-ci résume en effet une vision unitaire de l'univers et de l'homme, et les raisons de leur solidarité constante au fi 1 des rem ps. A la fin du chapitre De mensibus (nat., 4, 7), la roue des mois est divisée par six cercles concentriques et douze rayons. Cette sorte de grille délimite 72 secteurs, en partie curvilignes, autour d'un cercle central (figures 73 et 74). Dans les cinq couronnes sont inscrits, en allant de l'extérieur vers le centre, les noms latins des mois, le jour où ils commencent «chez les Egyptiens» (nat., 4, 7), à nouveau le nom (abrégé) des mois, puis l'ablatif dieb(us), enfin le nombre des jours de chaque mois (égyptien): XXX (= 30). Dans le petit cercle central, une figure humaine vue de face. Cette "roue" reproduit une figuration classique des calendriers antiques: celle du cycle des mois, tel qu'on le voit par exemple dans le célèbre Calendrier de 354. Cette représentation des mois «égyptiens» (ainsi que les qualifie expressément le texte isidorien) suggère qu'une telle figure circulaire remontait aux plus anciennes civilisations de la Méditerranée, par l'intermédiaire des techniques grecques de calcul des temps et des jours (chronologie et hémérologie). Ces techniques avaient été transmises jusqu'au VII' siècle par des manuels scolaires d'astronomie grecs et romains: tel en latin celui d'Hygin (second siècle de notre ère?), fort utilisé encore, de manière directe ou indirecte, par Isidore. La "roue" de l'année, la seconde du Traité, présente un schéma analogue à celui du cercle figurant «Le monde, l'année, l'homme», mais elle l'associe à l'étymologie du nom des saisons (tempora), tirée, selon Isidore, «de l'harmonieux mélange (temperamento) de leurs éléments communs» (nat., 7, 4). «C'est de cette manière que l'année se déroule dans la marche circulaire du soleil et des mois.» Ainsi est posée la correspondance entre la révolution annuelle de l'astre solaire et la ronde des saisons de l'année.
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CHAPITRE 14, MUNDUS ANNUS Hü:'v!O
La roue des «cercles du monde» (titre de nat., 10) représente la projection plane des cinq zones terrestres sous la forme insolite des cinq pétales ronds d'une fleur, dont le calice central, lui aussi circulaire, est occupé par un buste humain au profil tourné vers la droite. Cette représentation fantaisiste illustre l'artifice par lequel les cinq zones (deux arctiques, deux tempérées, et )'équatoriale) étaient d'abord présentées aux élèves des grammairiens comme les cinq doigts entourant la paume de la main largement ouverte. Isidore donne cette explication au début du chapitre, avec une précision qui laisse penser qu'il a pratiqué lui-même ce procédé pédagogique en expliquant le vers des Géorgiques, 1, 235 sur les «cinq zones du ciel», partiellement cité ici après une mention expresse du poème et de l'œuvre. Il nous importe seulement de constater que ce schéma bien approximatif ne comporte pas moins de six cercles, mais aussi qu'il n'est pas une invention gratuite et absurde. Viennent enfin, après la roue du monde que nous avons présentée d'abord, les deux dernières figures circulaires. D'abord la projection plane des sept sphères planétaires, sous la forme de cercles portant inscrits leurs signes, leurs noms, leurs durées de révolution (figure 75). Ce schéma, fondamental dans tous les ouvrages antiques d'astronomie, se trouve aussi bien dans le traité Du monde d'Aristote qu'en des œuvres latines d'érudition tardive, comme les Saturnales de Macrobe ou le commentaire de Chalcidius sur le Timée de Platon. Finalement, une rose des vents (nat., 37; figure 76) les inscrit tous les douze dans un cercle qui figure celui de l'horizon, autour du profil de l'observateur humain occupant le centre de ce cercle. Cette rose de douze vents remonte au moins aux Météorologiques d'Aristote, à travers bien des intermédiaires possibles, relevant de l'érudition grecque et romaine. Toutes ces figures ont en commun la position centrale de l'homme au milieu du temps et de l'espace qui l'entourent. Mais seule la roue de l'année (nat., 7,4) met en valeur le lien proprement vital qui unit l'homme à l'univers: entre les quatre humeurs du corps, d'une part, et de l'autre les saisons et les quatre éléments et leurs qualités; ou, plus globalement, entre le petit univers du
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microcosmos et le grand univers du macrocosmos - deux mots composés grecs, Isidore semble avoir été le premier auteur latin à calquer, employer et commenter ces deux mots grecs, sous les formes à peine latinisées macrocosmus et microcosmus. A travers les commentaires du Timée de Platon, la philosophie stoïcienne de la nature, la sapience gréco-égyptienne de l'hermétisme, et les exégèses juives puis chrétiennes de la Genèse, ce thème de la correspondance entre les deux univers était parvenu jusqu'au Sévillan; il tient encore dans sa vision du monde une place considérable. Dès le second livre des Différences, Isidore avait puisé dans les Institutions divines de Lactance (2, 12, 4sq.) un exposé de correspondances qui remontent à de très anciennes spéculations grécoégyptiennes de médecine astrologique, reflétées successivement, en latin, par Lactance et Ambroise au début et à la fin du IV' siècle occidental: «Le corps se partage entre les quatre éléments. Il renferme en effet en lui-même quelque chose du feu, de l'air, de l'eau et de la terre. Le rapport avec la terre est dans la chair, avec l'eau dans le sang, avec l'air dans le souffle, avec le feu dans la chaleur virale ... La tête correspond au ciel, et les deux yeux y sont comme les deux luminaires du soleil et de la lune; la poitrine est associée à l'air, car elle émet le souffle de la respiration à la manière dont l'air émet le souffle des vents. Le ventre ressemble à la mer, car les humeurs paraissent s'y rassembler comme les eaux dans un bassin. Les pieds enfin sont comparables à la terre, car les extrémités des membres sont arides et sèches comme la terre l'est aussi. Et dans la citadelle de la tête, l'esprit se trouve placé comme la divinité dans le ciel, pour surveiller et gouverner de là-haut toutes choses» (diff., 2, 17, 47-49). C'est bien là décrire, avant même de prononcer les deux mots, comment le macrocosme universel transparaît à travers le microcosme humain, et refléter ainsi une longue tradition de correspondances, égyptienne puis grecque et romaine, païenne et chrétienne, tradition en fin de compte plus religieuse que scientifique. Ce thème des deux cosmos va trouver évidemment un déploiement plus ample et une formulation plus précise dans les Etymologies. Elles utilisent pour la première fois en latin - dans l'état
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actuel de nos connaissances - le vocable microcosmus, promis à un si long succès à travers tout le Moyen Age, et bien au-delà. On le trouve dès la fin des pages qu'Isidore consacre à l'art de la musique: «Ce rapport musical, produit dans l'univers par la rotation des sphères, exerce aussi sur le microcosme un pouvoir si étendu, en dehors même de la musique vocale, que, s'il n'est point parfait, l'homme lui-même, privé d'accords, ne saurait subsister» (etym., 3, 23, 2). Le microcosme humain est ainsi régi par la même harmonie que le macrocosme universel. En ce que Paul Claudel appellera «l'immense octave de la Création», Isidore appréhende déjà, sous toutes ses formes, l'harmonie numérique dans laquelle s'enracine l'être: celle qui avait été omniprésence du nombre pour les pythagoriciens, reflet de l'intelligible dans le sensible pour les platoniciens, révélation d'une Bonté providentielle pour les stoïciens aussi bien que pour les exégètes de la Bible. Ce microcosme accordé à l'harmonie du cosmos, les Rtymologies l'ont exploré plus encore dans leur anthropologie. C'est là qu'au déhut du chapitre «Sur les humeurs du corps», Isidore développe à nouveau (comme en nat., 11, 3) les correspondances entre les quatre humeurs et les quatre éléments. Inversement, ces quatre éléments, dont la composition forme la chair, se décomposent lors de la mort: «Ces éléments ont en nous chacun leur part, qui leur est respectivement due quand s'est défait leur assemblage» (etym., 11, 1, 16). La double image évoque le passage où Platon expose la «composition» des corps par ceux qu'il appelle les «dieux jeunes» (Timée, 42e sq.). Et c'est dans ce contexte qu'Isidore traduit en latin le mot microcosmos par breuis mundus: «L'homme a été appelé par les anciens un abrégé d'univers» ; traduction déjà attribuée par Macrobe à des «philosophes de la nature». Une dernière formulation se lit dans les Sentences isidoriennes: «l.:homme, ce composé de l'univers, a été créé comme une sorte d'autre monde en réduction» (sent., 1, 8, 1) ; mais dans ce testament spirituel (supra, chapitre 12), l'attention d'Isidore se tourne surtout vers l'exégèse des premiers chapitres de la Genèse: la culture profane le cède à la foi, devant un monde qu'Isidore répute «visible mais indéchiffrable".
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Ce pessimisme ne l'a pas empêché d'exposer en trois écrits des vues encore très classiques sur la nature, le ciel et le monde: le Traité de la nature; l'astronomie au livre 3 des Etymologies; enfin, au livre 13, un chapitre «Du monde et de ses parties» abordé dans les perspectives de la «philosophie naturelle» des Anciens, puis d'une météorologie (au sens antique, et premier, d'étude des phénomènes s'élevant entre terre et ciel), avant un rudiment de géographie physique. Composé à la requête du roi wisigoth Sisebut, le Traité s'ouvre par une justification préalable de l'attention accordée, à trois reprises, à la cosmographie par l'archevêque de Séville. Suivant le plan des traités antiques sur la nature, Isidore joindra au calcul des temps journaliers (hémérologie) de courts développements sur les éléments, puis une astronomie, enfin une sorte d'appendice géographique sur mers, fleuves et volcans. Il veut s'inspirer le plus souvent de sources bibliques et chrétiennes: si, dès la préface, il entend bien «présenter ce savoir comme les écrivains anciens», ce sera de préférence «tel qu'on le trouve formulé dans les œuvres des écrivains catholiques». Et de fait, aux emprunts plus ou moins directs qu'il fait aux scoliastes et aux auteurs d'"arts" mathématiques, il associera, même dans les développements purement scientifiques, d'amples extraits d'écrivains chrétiens comme Ambroise, Jérôme, Augustin. De plus, il fera suivre son exposé, sur chacun des différents phénomènes, d'une exégèse allégorique, transformant ainsi la nature en un miroir de la foi, en une sorte de Bible cosmique. Même les connaissances cosmographiques et purement profanes se trouvent d'ailleurs expressément autorisées par la Bible, comme Isidore prend soin de le préciser dans la suite de la préface. Car «si elles étaient absolument sans rapport avec la recherche de la vérité, ce grand et sage roi n'aurait nullement dit: "c'est Lui qui m'a donné la science véritable de ce qui est, afin que je sache l'ordre harmonieux du ciel et les qualités spécifiques des divers éléments, les phases successives des révolutions astrales et les divisions des saisons, le cours des années et les diverses positions des étoiles"». Cette citation de la préface du Traité est effectivement empruntée 302
CHAPITRE 14, MUNDUS ANNUS HOMO
au livre de la Sagesse de Salomon (7, 17), l'un des trois livres sapientiaux que les chrétiens ont inclus dans leur canon de l'Ancien Testament. Mais, induit en erreur par l'attribution de ce livre au roi Salomon - le prince qui avait régné sur Israël au X' siècle avant Jésus-Christ -, Isidore a pris pour une révélation très ancienne, faite à un roi élu de Yahvé, un ouvrage du judaïsme hellénisé, probablement écrit à Alexandrie peu avant l'ère chrétienne. D'où les versets de cette Sagesse qui considèrent explicitement comme d'inspiration divine les sciences hellénistiques de la nature: cosmographie, doctrine des quatre éléments, astronomie et calcul des temps qui en découle. Par cette heureuse confusion entre le fils de David et un juif hellénisé, l'évêque de Séville s'est cru autorisé à s'adonner sans le moindre scrupule à la rédaction de son Traité - surtout pour exécuter la "commande" d'un autre roi. Elle a même justifié, plus largement, l'usage licite d'une culture antique longuement christianisée, en l'occurrence, par une exégèse allégorique, et souvent christique, des phénomènes célestes. D'ailleurs, Dieu lui-même n'avait-il pas créé les astres pour «marquer la distinction des temps et leurs variations», comme l'avait répété Augustin dans son De doctrina christiana (2, 21, 32), en écho à Genèse l, 14? Le livre 13 des Etymologies, intitulé «Du monde et de ses parties», s'attache davantage à remonter aux traditions de la philosophie physique des Anciens. En se référant explicitement à «des philosophes», Isidore tire l'étymologie du monde «de son mouvement perpétuel: ainsi celui du soleil, de la lune, de l'air et des mers»; il emprunte à Varron celle des éléments: en raison de leur nature d'«êtres animés, du fait qu'ils se meuvent par eux-mêmes»; et aussi, aux Grecs, celle du cosmos, «tiré du mot ornement (cosmos), à cause de la diversité des éléments et de la beauté des astres». Suit un chapitre «sur les atomes», dont la théorie est attribuée «à certains philosophes païens»; ce nom d' «atomes», ajoute Isidore, peut être affecté à quatre réalités distinctes: matérielle dans le corps, chronologique dans l'instant, mathématique dans l'unité, grammaticale dans chaque lettre de l'alphabet. Suit l'étude du vocabulaire de la matière, et de celui des éléments, dont il souligne 303
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la cohérence universelle et la répartition providentielle, Dieu ayant donné «le ciel aux anges, l'air aux êtres ailés, la mer aux poissons, la terre aux hommes et à tous les autres vivants» (13, 3, 3). C'est aussi en référence aux «philosophes» que le chapitre «des parties du ciel» (13,5) insiste sur la courbure de la sphère céleste, et sur le mouvement circulaire (pour nous aujourd'hui, apparent) de ce que nous appelons, en termes d'histoire de l'astronomie antique, la sphère des fixes. Selon ces trois grandes orientations - scientifique, littéraire, religieuse-, ce savoir astronomique reflète des correspondances qui suggèrent divers thèmes liés à ceux du cercle et du microcosme: mouvement circulaire des astres, et . Mais Isidore renonce à entrouvrir ici le livre aux sept sceaux, et à en déchiffrer quelques-unes des images, pourtant prophétiques, du devenir tragique d'un christianisme déjà persécuté. Considérait-il le livre comme une catéchèse d'un type un peu particulier, ce qui est à nouveau l'avis de certains commentateurs récents? On peut observer, en ce sens, que les quelques références à I' Apocalypse qu'on lit dans le traité De l'origine des fonctions et offices montrent qu'Isidore s'est efforcé d'y lire des références imagées à des réalités actuelles de l'Eglise, et non pas la prophétie d'événements qui seraient encore à venir. Dès le milieu du Vl' siècle, une telle lecture
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était celle du commentaire d' Apringius de Béja, un texte que nous avons conservé, et pour lequel Isidore a précisément dit son admiration dans le chapitre 17 de son Traité des hommes illustres. Apringius avait pratiqué un type d'exégèse littérale prudente, actuelle, de contenu christique et ecclésial, probablement liée à des homélies. Peu portée au déchiffrement d'une prophétie cachée des derniers temps, dont il se pourrait qu'eussent abusé les priscillianistes, cette exégèse acrualisante semble avoir visé un enseignement pastoral d'un niveau modeste. Elle aide à comprendre pourquoi le dix-septième canon du N' Concile de Tolède prescrirait en 633 à toutes les Eglises d'Espagne la lecture liturgique de !'Apocalypse, chaque dimanche entre Pâques et la Pentecôte. Le texte des Sentences, tour à tour doctrinal, spirituel et moral, apporte enfin quelques derniers correctifs à la conception isidorienne d'un temps sacré linéaire et orienté. Dès le début de l'ouvrage, en effet, tout est centré sur l'antinomie augustinienne entre le temps et l'éternité: la mutabilité de l'homme est opposée à l'immutabilité de Dieu. Être temporel et donc temporaire, l'homme ne peut échapper à sa perte qu'en se tournant vers le Dieu immuable qui l'appelle et lui fait grâce. Inspiré de souvenirs du livre 11 des Confessions, le chapitre «Du temps» (sent., l, 7) met l'accent sur l'intériorité: «Dans les choses de ce monde, les temps n'ont aucune stabilité, car ils changent sous l'effet du mouvement rapide des créatures ... Il faut donc chercher plutôt le futur, le passé et le présent dans l'esprit humain, ... le passé en se souvenant, le présent par l'attention, le futur dans l'attente ... ,, (ibid., 1, 7, 3). Cette structure temporelle saisie par l'esprit est propre à l'homme, à l'opposé de Dieu à qui tous les temps sont simultanément présents. Il faut donc que l'homme s'arrache au temps, en se retournant vers Dieu par la conversion. Car pour s'être soustrait coupablement à la stabilité divine, l'homme s'est condamné à cette versatilité inquiète que Pascal appellerait un jour le divertissement: «De fait, lorsqu'il désire faire une chose, il y attache déjà, pour ainsi dire, le repos de son âme. Mais cette chose ne lui suffisant pas, il change d'intention, et passe à d'autres projets, puis à d'autres encore; et comme il cherche à travers ces 324
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diverses actions un repos stable et ne le trouve pas, il vit misérablement dans la peine et le changement, et reste privé de tout repos. Et bien que cette mutabilité ne soit pas congénitale à l'homme, mais acquise par lui en un juste retour de sa faute initiale, elle n'en est pas moins devenue naturelle à présent, car depuis l'origine, à partir du premier homme, elle passe - ainsi que la mort - à tous les hommes» (ibid., l, 11, 10). Ce souvenir simplifié d'un passage des Livres moraux sur Job de Grégoire le Grand décrit l'atomisation d'un temps pour ainsi dire désorienté, auquel seule une conversion de l'homme à Dieu permettra de se réorienter stablement. Il doit, pour cela, «pacifier son âme et l'écarter de la pensée des biens temporels, pour orienter vers Dieu, dans la vérité et la simplicité, le pur regard de son cœur>> (ibid., 3, 7, 10). Ce double mouvement d'aversion et de conversion doit inspirer sa lecture spirituelle des Ecritures: «Le seul qui pénétrera les secrets des divins commandements sera celui qui aura détourné son âme de l'activité propre aux soucis terrestres ... » (ibid., 3, 9, 4). Dans cette description, longuement reprise, d'une conversion continuée, les mots terrenus, externus, mundalis, temporalis qualifient une vie inconsistante, livrée à un temps éclaté. Mais Isidore sait aussi, par son expérience épiscopale - après celle, très analogue, de Grégoire le Grand-, que la vie contemplative n'est pas possible pour tous. Si ceux qui renoncent ainsi au monde trouvent leur bonheur à vivre pour Dieu seul, ceux qui sont soumis aux obligations de la vie active, comme le sont les membres du clergé, doivent donc se résigner à faire simplement un «usage bon des choses de ce monde» (ibid., 3, 15, 2). Cette autre perspective, qui valorise l'accomplissement humain de la volonté de Dieu dans une vie active, se précise dans les préceptes que les Sentences formulent à l'adresse des hauts responsables de la société civile et des communautés ecclésiales: princes, évêques et prêtres. Ce qu'Augustin avait appelé le «fardeau de la charge épiscopale» est voulu par Dieu, pour permettre aux contemplatifs de mener une vie exempte de tout souci: «C'est par la prescience d'un dessein divin que sont établis à leurs places respectives
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les supérieurs, qui s'attachent sans trêve aux affaires extérieures et profanes. Ainsi, pendant qu'ils se consacrent totalement aux affaires temporelles, les spirituels peuvent avec plus de sécurité mener une vie contemplative - car durs à porter sont, pour ceux qui veulent vivre dans la paix, les fardeaux de l'épiscopat» (sent., 3, 39, 1). De manière analogue, princes et rois peuvent trouver le salut dans le bon exercice de leurs responsabilités temporelles et dans leur soin à faire observer des lois destinées à empêcher leur peuple de commettre le mal: «C'est pourquoi celui qui, dans le siècle, exerce bien le pouvoir suprême dans l'ordre temporel, règne sans fin à jamais, et passe de la gloire de ce monde à la gloire éternelle» (ibid., 3, 48, 6). Encore faut-il qu'il demeure bien conscient de sa fragilité, et de l'obligation où il sera de justifier un jour la manière dont il aura exercé son pouvoir: «Quand les rois de ce monde se rendent compte qu'ils sont plus haut placés que tous les autres hommes, ils doivent pourtant reconnaître leur condition mortelle, et ne pas considérer la gloire qui les élève si haut dans le siècle, mais prendre garde aux œuvres qu'ils doivent emporter avec eux dans la tombe» (ibid., 3, 48, 9). Les préceptes sur la conversion à la vie contemplative (qui apparaissait plus haut comme l'unique voie de salut) se trouvent ainsi finalement nuancés, pour tous ceux qui sont chargés de responsabilités dans l'Eglise et dans l'Etat, grâce à une forme nouvelle de la distinction antique - remontant aux philosophes - entre vie active et vie contemplative. La première préserve la paix et la sécurité indispensables à l'exercice de la seconde. Etre temporel, l'homme ne peut opérer et poursuivre sa conversion qu'au long d'un temps orienté vers Dieu; mais il le peut par deux voies, qui permettent une répartition, judicieuse et providentielle, des vocations et des engagements personnels et collectifs. Isidore en a fait lui-même l'expérience, après bien des contemplatifs contraints d'entrer, comme lui-même après Grégoire le Grand, dans une vie active, pour y assumer des responsabilités au service de leur prochain en particulier, de manière indirecte mais nécessaire, au service de ceux qui se sont engagés définitivement dans la vie contemplative.
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Temps circulaire et temps linéaire ne demeurent pas pour autant juxtaposés comme deux perceptions isidoriennes du devenir qui seraient indépendantes, et irréductibles l'une à l'autre. D'année en année, le cycle des saisons et des jours se reproduit, tandis que «la figure de ce monde passe». La distinction mais aussi la combinaison de ces deux temps ne sont pas des abstractions, car leur simultanéité et leur dualité constituent une expérience humaine fondamentale: l'homme, étant une partie Je la nature créée, est soumis aux cycles réitérés du temps cosmique, en même temps qu'au cycle unique de la naissance, la vie et la mort. Ce temps vécu ne prend son sens que dans la conversion intérieure de l'âme qui se tourne vers Dieu. Cette combinaison des deux temps trouvait son modèle sacré, et comme son constant ressourcement, dans la liturgie de l'Eglise. Le mérite d'Isidore de Séville est donc d'avoir enraciné dans sa double culture, antique et chrétienne, une vision du temps qui exprime son expérience personnelle et épiscopale de cette liturgie. Les rythmes de celle-ci sont déjà, au temps d'Isidore, soumis à un calendrier de plus en plus rigoureux et complexe, hérité à la fois de ceux des religions antiques et du judaïsme, auxquels il n'est pourtant pas réductible. Car le dynamisme de la praenuntiatio futurorum inspire le choix et la proclamation solennelle des lectures scripturaires, qui actualisent à nouveau, pour l'assemblée liturgique, la Parole de Dieu accomplie déjà dans le Christ, ou encore prophétique. L'homélie qui suit ces lectures a précisément pour fonction de mettre en lumière cette double valeur du temps, de renouveler le sens de son orientation vers Dieu à travers son accomplissement messianique, d'enseigner et de rappeler aux fidèles toutes les conséquences morales et spirituelles que cette orientation doit avoir dans leur vie. Que n'avons-nous conservé des homélies d'Isidore! Elles eussent illustré directement ce dernier propos.
Bibliographie: Outre la bibliographie du chapitre 9: K. PRUEMM, Christentum ais Neuheitserlebnis. Durchblick durch die christlich-antike Begegnung, Freiburg
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im Br., 1939. - J. FONTAINE, «Isidore de Séville et l'astrologie», Revue des Etudes Latines, 31, 1953 (1954), 271-300. - J.-C. FREDOUILLE, Tertullien et la conversion de la culture antique, Paris, 1972, 235-300 (chap. sur "Vetera et Noua"). - E. CORSINI, Apocalisse prima e dopa, Turiu, 1980. - J. N. HILLGARTH, «Popular Religiou iu Visigothic Spaiu», Visigothic Spain: New Approaches (cd. E. JAMES), Oxford, 1980, 3-60. B. S. ALBERT, «Le 'De fide catholica courra Iudaeos' d'Isidore de Séville: la polémique autijuive daus l'Espague du VII' siècle», Revue des Etudes Juives, 141, 1982, 289-316. - J. FONTAIKE, «La pédagogie chrétieuue des rythmes du temps daus les Enarrationes in psalmos ,,, daus Le temps chrétien de la fin de /'Antiquité au Moyen Age, III'-XIII' siècles (Colloque du CNRS), Paris, 1984, 369-390. - Id., «Le 'sacré' autiquc vu par uu homme du VII' siècle: le livre VIII des Etymologies d'Isidore de Séville», Bulletin de /'Association Guillaume Budé, 1989, 4, 394-405. - B. S. ALBERT, «Isidore of Seville: his Attitude towards Judaism aud his Impact ou Early Medieval Cauou Law», .fewish Quarter/y Review, 80, 19891990, 37-220. - J. FONTAINE, «Tres couceptos del tiempo en el pensamiento de Isidoro de Sevilla» (voir la bibliographie du chapitre 14).
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CHAPITRE
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Compilator
«Le compilateur est celui qui mêle intimement (compilat) les mots d'autrui aux siens, comme font les marchands qui mélangent et broient ensemble diverses couleurs dans un mortier (pila). C'est un forfait dont jadis on accusa l'illustre chantre de Mantoue(= Virgile), quand il eut intimement mêlé à ses propres vers certains vers repris d'Homère, et que ses rivaux le traitèrent de 'compilateur des anciens'. Mais lui répondit: 'Il faut être bien fort pour arracher au bras d'Hercule sa massue!',, (etym., 10, 44). Isidore associait ainsi, à une étymologie douteuse de compilator (car les modernes rapprochent plutôt ce nom d'agent, en -tor, du thème du verbe pi/are= empiler, piller, compiler), une anecdote reflétant les débats littéraires suscités autrefois par la poésie virgilienne - anecdote transmise au Sévillan par Jérôme, qui la tenait de la tradition grammaticale des commentateurs et biographes de Virgile. Elle propose une étrange alliance entre l'usage métaphorique d'une technique matérielle, probablement liée au broyage des couleurs par les peintres, et l'allusion à l'alchimie poétique de l'imitation créatrice chez le plus grand poète latin. Elle suggère en tout cas de manière précise et même nuancée, sous l'hyperbole d'une comparaison inattendue, l'idée et même l'idéal de l'activité particulière exercée par celui qu'Isidore appelait compilator, en entendant le mot au sens littéraire que suppose sa définition initiale. Faute de replacer ses méthodes de travail dans le courant millénaire de l'érudition hellénistique et romaine, les modernes ont
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longtemps condamné Isidore de Séville sans l'entendre (aux deux sens du mot), en le traitant de "compilateur" au sens péjoratif que le mot français a conservé dans son usage courant. Ils s'en tenaient ainsi au réquisitoire prononcé par La Bruyère il y a trois siècles: «Il y a des esprits, si j'ose dire, inférieurs et subalternes, qui ne semblent faits que pour être le recueil, le registre ou le magasin de toutes les productions des autres génies; ils sont plagiaires, traducteurs, compilateurs, ils ne pensent point, ils disent ce que les autres ont pensé» (Les Caractères, chapitre 1, «Des ouvrages de l'esprit», 62). Pour défendre les droits et les devoirs de la création littéraire originale, La Bruyère émettait là un jugement commodément polémique: il n'y manquait ni la précipitation ni la prévention, dont aurait dû le garder une sage règle de la méthode cartésienne. Curieusement, son étymologie suspecte de compilator a conduit Isidore à donner une explication qui vaut essentiellement pour la phase dernière de l'activité de compilation: la réécriture d'un emprunt, par laquelle l'emprunteur «mêle les mots d'autrui aux siens». Cette opération de "contamination" est comparable à celle que Térence, en usant le premier de ce terme en un sens métaphorique et littéraire, se justifiait d'avoir pratiquée à un niveau supérieur, en combinant de manière personnelle les intrigues de deux comédies grecques en une seule comédie latine. La comparaison qui suit ici, avec le broyage et le mélange des couleurs, laisse entendre en un domaine plus modeste, purement matériel mais sans doute lié aux techniques des arts plastiques, l'originalité qui peut résulter de cette "combinaison" -ce mot que les théories littéraires d'aujourd'hui nous ont rendu plus familier, et même auquel elles ont reconnu un sens plus positif et créateur. Quant à la réponse de Virgile à ses détracteurs, c'est une sentence bien fra ppée, prenant la forme personnelle d'un mot d'auteur; sous une image mythologique, elle implique le mérite d'une imitation vraiment créatrice, conquise de haute lutte en rivalisant de perfection avec un grand devancier. En fait, entre la poésie de Virgile et la compilation telle qu'Isidore l'a pratiquée, celui-ci devait bien savoir qu'il y a toute la dis-
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tance qui distingue, des formes menues et modestes de l'érudition "compilée", la complexité des plus hautes réussites littéraires, Entre le broyage prosaïque des couleurs et l'ingéniosité raffinée d'un apologue mythologique, Isidore a-t-il été sensible à l'ironie du rapprochement? D'abord et plus profondément, il a sans doute voulu suggérer la parenté lointaine, mais réelle, de ces deux formes extrêmes et antithétiques de "compilation'', et par là même certaine noblesse du travail de réécriture le plus élémentaire. Mais pour bien comprendre cette intention, il faut reprendre les choses de plus haut, et remonter d'un millénaire, jusqu'à la civilisation grecque de l'âge hellénistique - postérieur au démembrement de l'Empire d'Alexandre. Les diverses formes de l'érudition se sont alors développées comme les instruments privilégiés d'une sorte de démocratisation de la culture, dans ce qu'on a appelé la «civilisation de la paideia». Avant de désigner l'état idéal «d'un esprit pleinement développé, ayant épanoui toutes ses virtualités» (selon la belle définition d'Henri Marrou), le mot grec de paideia avait signifié, en son sens premier, l'éducation de l'enfant (en grec pais). Or celle-ci s'était organisée autour , surtout 24lsq.: «Postscript: The Writer as Compilator» ). - Lector et compilator. Vincent de Beauvais, frère prêcheur. Un intellectuel et son milieu au XIIIe siècle, dir. S. LUSIGNAN et M. PAUI.MIER-FOUCART (collection Rencontres de Royaumont), Grâne, 1997. - ].-P. BOUHOT, «La transmission d'Hippone à Rome des œuvres de saint Augustin•>, dans Mélanges A. Vernet (Bibliologia 18), Turnhout, 1999, 23-33. - Ideologie e pratiche del reimpiego nell' alto medioevo (Settimana XLVI di Spoleto, 1998), Spoleto, 1999 (surtout 461-484). - M. GORMAN (éditeur), Isidorus, Expositio in Genesin (sous presse): voir l'introduction de M. DULAEY sur la "combinatoire" isidorienne en matière d'exégèse. - Colloque Des Alexandries, du livre au texte, Paris, 1999 (Actes sous presse). - Auctor et auctoritas,
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Invention et conformisme dans l'écriture médiévale, colloque de l'Université de Versailles, 1999, surtout P. GEARY, «Auteur ou compilateur? Les cartulaires comme littérature» (Actes sous presse).
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CHAPITRE
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Latine et perspicue
«Quant à l'expression, il faudra tenir compte de ce que requièrent le sujet, le lieu, le moment, la personne de l'auditeur, pour éviter de mêler le ton profane au religieux, le déplacé au convenable, le plaisant au triste. Mais l'essentiel est de s'exprimer en un latin correct et avec netteté (latine et perspicue). S'exprimer en un latin correct, c'est s'attacher à dire les choses avec des mots vrais et naturels, sans s'éloigner du langage soigné d'aujourd'hui. Mais on ne doit pas se contenter de bien voir ce que l'on doit dire, si on ne le dit aussi avec clarté et agrément ... ,, (etym., 2, 16, 2). Au cœur de la rhétorique qui ocCllpe tout le début du deuxième livre de son encyclopédie, Isidore a placé ainsi, sous le titre «De l'élocution», ce qu'il considérait comme l'essentiel de la théorie antique de l'éloquence. Il y expose avec netteté les valeurs classiques de la langue et du style, telles que l'école les avait transmises à partir des ouvrages fondamentaux de Cicéron Sur l'orateur, et de Quintilien dans son Institution oratoire. En tête, comme une sorte de préalable, est donc réprouvé d'abord le mélange des tons, et recommandée une adaptation de l'expression à toutes les circonstances d'une prise de parole. Cette convenance avait été considérée à date très ancienne - chez les Grecs avant de l'être chez les Latins-, comme la vertu première du style; on suit les relais et les reflets de ce précepte, des traités de rhétorique classiques aux "arts de rhétorique" tardifs du IV' siècle, puis d'Augustin à Grégoire le Grand. Suit ici un plaidoyer
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N' PARTIE, CATÉGORIES ET VALEURS DE LA PENSf:E !SlOORlENNE
incisif pour la pureté de la langue, qui assure la clarté de l'élocution. Isidore l'exprime encore dans les termes mêmes de Quintilien (inst. or., 8, 2, 3). Mais comment les lecteurs du VII' siècle wisigothique - et d'abord Isidore lui-même - ont-ils compris ce précepte classique de ne pas s'éloigner du «langage soigné d'aujourd'hui»? Les théoriciens classiques avaient critiqué par là l'usage des archaïsmes. Mais à présent que le latin parlé d'Espagne, en cours d'évolution préromane dans les campagnes, nous est devenu plus directement accessible à travers les graffiti tracés au VII' siècle sur les ardoises wisigothiques (figures 67 à 69), nous pouvons penser que la préoccupation majeure d'Isidore était inverse: il ne s'agissait plus de pourchasser des archaïsmes, mais au contraire, de défendre, contre les corruptions de la langue de communication usuelle, le «langage soigné» maintenu dans la culture urbaine, surtout cléricale, par la pratique du latin biblique, liturgique, patristique. La netteté en était d'autant plus indispensable qu'une communication simplifiée - mais latine - entre les prédicateurs et leurs auditoires devait être préservée, même avec des assistances illettrées. Et cette netteté devait commencer par la propriété d'un langage où fût distingué le sens exact de chaque mot, en partant de son origine: c'est d'abord dans ce dessein pédagogique qu'Isidore avait rédigé successivement ses Différences et ses Etymologies. Deux compléments sont apportés à ce purisme du chapitre «De l'élocution»: l'un est esthétique, et l'autre moral. L: «agrément» du style (suauitas) était une qualité fort prisée de Cicéron, et qu'Ambroise avait encore recommandée à son clergé dans son traité Des devoirs (1, 22, 101). Isidore, comme on a vu, a repris et développé cette esthétique de la parole sacrée dans le chapitre «Des prêtres» de son traité De l'origine des fonctions et offices: «Sa parole doit être pure, simple et nette, pleine de gravité et de distinction, pleine de douceur et d'agrément». On peut en rapprocher l'intérêt que, traitant d'architecture, Isidore accordera, avec les anciens, au décor ornemental des édifices (uenustas: etym., 19, 11). Reprise par Cicéron puis par Augustin, la théorie hellénistique des trois styles est exposée au chapitre suivant des Etymologies
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CHAPITRE 17, LATINE ET PERSPICUE
(2, 17). Elle reflète un classicisme à peine christianisé par des allusions aux circonstances dans lesquelles il convient de choisir chacun de ces styles. «Dans les sujets majeurs, quand on traite de Dieu ou du salut des hommes, il faut montrer plus de grandeur et d'éclat; mais il faut parler simplement quand on enseigne; en style tempéré, quand on loue ou l'on blâme; en grand style, quand on incite à se convertir des âmes qui s'en trouvent détournées.» La justesse d'un style approprié est également recommandée, sous une forme négative, par la condamnation des «vices du discours»: métaphores trop recherchées, abus des disjonctions trop longues, excès opposés de l'expression surabondante ou elliptique (ibid., 2, 20). En dépit de l'importance accordée par le chapitre final aux "figures" de mots et de pensée (2, 21), cette rhétorique apparaît encore bien traditionnelle, jusqu'en son vocabulaire; et même si Isidore pense surtout aux prédicateurs, elle est à peine parsemée de souvenirs plus récents empruntés aux théoriciens chrétiens du IV' siècle. Il sera donc fort inattendu qu'au XIII' siècle, Jean de Garlande appelle stilus Isidorianus le style ouvragé dont le Sévillan a usé dans ses Synonymes. Il le caractérisera d'ailleurs trop sommairement, par «des clausules présentant une fin semblable, selon le principe des vers léonins ou consonants, qui paraissent avoir un même nombre de syllabes ... C'est un style qui stimule fort la piété et l'intelligence». L'auteur médiéval définira donc ce style synonymique par le rythme des courts membres de phrase, leur longueur plus ou moins égale, leur fréquente assonance finale. Mais Jean de Garlande n'a rien dit du trait constitutif de ce style: l'emploi systématique de la figure de synonymie, dans un style qui avait été d'abord celui d'un exercice scolaire destiné par l'école romaine à développer chez un futur orateur la richesse du vocabulaire. Dans la pratique oratoire, la synonymie avait été d'abord l'une de ces figures qui permettent à l'orateur «de reprendre haleine, d'orner davantage son discours, et de fléchir le juge par la variété de ce qu'il voit et de ce qu'il entend» (etym., 1, 21, 1 ). C'était un moyen particulier d'atteindre cette variété expressive que Cicéron n'avait pas moins recommandée que la pureté de la langue et la clarté de l'énoncé. Mais tandis que l'usage oratoire de 347
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cette figure portait sur un mot, «toutes les fois que, dans l'enchaînement d'un phrase, nous voulons dire une seule et même chose à l'aide de plusieurs mots» (ibid.,2, 21, 6 - avec deux exemples tirés des Catilinaires), le "style synonymique" d'Isidore porte systématiquement sur une série de courtes phrases, dont les variations s'accompagnent d'effets d'isosyllabie et d'assonance. Cette récurrence des sons et des rythmes y produit une sorte de prose poétique, déjà liturgique et musicale plus qu'oratoire, mais dont la structure et les procédés étaient apparus, dès le III' siècle, en bien des pages de Cyprien. Pourtant, grâce à un souvenir du traité De ordine de saint Augustin (2, 14, 40), Isidore a exposé une différence nette entre le «Vers», dont les pieds se bornent à une mesure précise avant de «retourner» (uerti) au début du vers suivant, et d'autre part le «rythme» «qui n'est pas mesuré par une fin déterminée, mais n'en court pas moins sur des pieds rationnellement ordonnés» (etym., 1, 39, 3 ). Placé pour ainsi dire à mi-chemin du vers et de la prose, dont l'énoncé «se prolonge sans être soumis à la loi du mètre» (ibid., 1, 38, 1), le rythme du style synonymique présente, dans le sens, les sons, le nombre des syllabes, cette «réitération d'unités équivalentes» dans laquelle un linguiste moderne a vu le trait pertinent de l'énoncé poétique. Mais ce style, qui ouvre pour ainsi dire une troisième voie entre prose et vers, n'est justement pas réductible aux principes du classicisme élémentaire et rigoureux dont le chapitre «De l'élocution» avait esquissé les préceptes traditionnels. Est-ce donc à dire qu'Isidore ait radicalement séparé sa théorie de sa pratique, sinon contredit l'une par l'autre? La réalité est plus complexe, car les Synonymes restent, du point de vue du style, presque totalement isolés dans l'ensemble de son œuvre littéraire parvenue jusqu'à nous. Et même, Isidore a bien dit dans la préface de cet opuscule qu' «il n'y avait pas suivi le mode d'expression d'un petit livre qui lui était tombé entre les mains», mais son bon plaisir. En fait, sa culture biblique, ecclésiale, patristique et, peut-être surtout, liturgique a exercé une influence au moins aussi considérable sur la formation de ses divers styles, à commencer par celui des Synonymes, que les principes d'un classicisme
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transmis jusqu'à lui à travers les trois disciplines littéraires de l'école antique. En tête des sources religieuses de cette esthétique, on doit placer les prières de la liturgie hispanique et surtout la pratique du chant des Psaumes. Cette double pratique quotidienne a marqué l'apprentissage et pour ainsi dire l'entretien ininterrompu du latin d'Isidore. Comme on sait, l'énoncé psalmique procède par versets, la structure de chacun d'eux consistant en un parallélisme - synonymique, antithétique ou synthétique - entre les deux moitiés. Ainsi, par exemple, ce verset 9 du Psaume 18: «Les jugements du Seigneur sont droits, joie pour le cœur, Il le précepte du Seigneur est lumineux, lumière pour les yeux». L'influence de ces parallélismes sur l'écriture d'Isidore a convergé avec celle des formules de la prière liturgique, dont la surabondance amplement oratoire caractérisait la tradition hispanique: rappelons seulement, ici, les énoncés litaniques juxtaposant des groupes de mots souvent isosyllabiques et assonants, ou le déploiement somptueux des longues préfaces d'offrande de la messe wisigothique. Isidore a certainement enrichi lui-même de ses propres compositions cette liturgie. Nous avons gardé une «Bénédiction de la lampe devant l'autel» pour le Samedi Saint, que !'Antiphonaire de Leôn (copié au X' siècle) attribue expressément au «Seigneur Isidore» Dans ses phrases généralement courtes, se combinent l'isosyllabie fréquente des membres, leur parallélisme, leur assonance. On en citera seulement ici deux passages: "Qui erigis a terra inopem et ab stercore exaltas pauperem, da directum et bene sonantem in ore meo ministrari sermonem» («Toi qui redresses de terre l'indigent et relèves le pauvre de son fumier, accorde-moi que soit droite et harmonieuse la parole qu'administre ma bouche») ; et un peu plus loin, cette distinction des deux natures du Christ, que citera encore Elipand de Tolède à la fin du VIII' siècle - en l'attribuant aussi au Sévillan -: «Induit carnem, sed non exuit maiestatem, nostram substantiam expetens, sed propriam non relinquens» («Il a revêtu la chair sans se dévêtir de majesté, en recherchant notre nature sans abandonner la sienne»). Le rythme 349
IV' PARTIE, CATÉGORIE' ET VALEURS DE LA PENSÉE ISIDORIENNE
ainsi créé apparente cette prose liturgique de célébration à la forme des Psaumes aussi bien qu'au style des Synonymes. Pour autant, on se ferait une idée simplifiée de l'esthétique d'Isidore, si l'on se contentait d'opposer sans nuances ces styles rythmés aux impératifs et aux interdits très stricts de la théorie isidorienne de l'élocution en prose. Non seulement, en effet, ceuxci sont déjà tempérés dans les Etymologies par le développement initial sur la variété des tons, par la théorie ultérieure des trois styles, par l'ample chapitre final (2, 21) sur les figures de «mots et de pensée»; mais ce premier livre de l'encyclopédie isidorienne, consacré à la grammaire, s'achève par des chapitres précis de définitions et d'étymologies qui ont pour objet les figures et les tropes, la prose et les mètres, les genres littéraires en poésie et en prose, manifestant ainsi l'idée précise qu'Isidore pouvait encore se faire de la diversité des formes classiques. On ne saurait donc s'étonner qu'il ait composé vingt-sept épigrammes à la manière de Martial, destinées à orner les murs de sa bibliothèque - ainsi que du scriptorium et même de la pharmacie, probablement situés dans des pièces annexes -. Ces petits poèmes épigraphiques en distiques élégiaques classiques s'inspirent clairement des épigrammes du poète hispano-romain Martial de Bilbilis (en Celtibérie, près de l'actuelle Calatayud). Martial avait été, cinq siècles plus tôt, le prince des poètes épigrammatistes romains. Isidore, dans les distiques élégiaques de ses propres épigrammes, n'a pas seulement présenté et célébré de grands écrivains chrétiens, grecs et surtout latins, des siècles précédents, mais aussi les poètes chrétiens, qu'il recommande, avec un certain humour, de préférer aux grands poètes classiques: «Si Horace et Virgile, si Perse et Ovide te font horreur, si Lucain et Stace t'écœurent, qu'apparaisse le doux Prudence à la langue si agile, ce grand poète si fameux par ses chants divers; d'un bout à l'autre, lis le poème savant de l'éloquent Avit. Voici que se présentent à toi Juvencus et Sédulius, tous deux de langue égale, et florissants de vers tous deux: ils servent de larges coupes puisées à la source évangélique. Cesse donc d'être l'esclave des poètes païens: quand tu peux boire de si grands crus, à quoi bon Callirhoé?» (Vers dans la bibliothèque, poème 11).
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CHAPITRE 17, LATINE ET PERSPICUE
Vallusion savante du dernier mot de ce poème (Callirhoé) à la source «aux beaux courants» du mont Hélicon en Béotie, d'où jaillissait une eau qui passait pour avoir abreuvé l'inspiration des poètes grecs, contraste ici avec la relative simplicité du vocabulaire, de la syntaxe, de l'ordre des mots et des groupes: elle montre que, même en des distiques élégiaques destinés à des inscriptions, Isidore pouvait s'exprimer «latine et perspicue». Il l'a fait au long de ces poèmes, en empruntant surtout à Martial, mais aussi aux épigrammes du pape Damase, à des poèmes de Venance Fortunat, parfois à Juvencus, Dracontius, Sédulius, Avit, peut-être à Martin de Braga et Paulin de Nole. Et cela, sans oublier Ovide et Virgile, jusqu'en cette épigramme sur les poètes, où Virgile est d'abord honni! Sous la transparence des énoncés, on constate en effet, dans cette mosaique de vers, l'assemblage fréquent de "tesselles" empruntées à des poètes païens et chrétiens, et surtout à des épigrammatistes comme Martial et Damase: la fidélité aux exigences d'un latin «pur et clair» n' exclut pas ces effets de rappel que nous appelons aujourd'hui "intertextuels". Vesthétique d'Isidore, dans ces essais de poésie épigraphique, se révèle ainsi d'une complexité qui reflète bien dans leur esthétique la diversité de ses lectures et de ses sources, mais aussi une fidélité à certain sens de la mesure, que l'on peut encore dire classique. Une telle mesure, observable dans la forme de ces poèmes aussi bien que dans la prose oratoire de !'Eloge de l'Espagne et les séquences des Synonymes - ses ouvrages au style le plus travaillé-, ressort avec avantage d'une comparaison avec la démesure du stilus scholasticus que l'on peut observer en certaines œuvres hispaniques contemporaines. Tel est le cas de la correspondance officielle du roi Sisebut. Certes, dans les hexamètres fort corrects de son poème sur les éclipses, qui sont comme l'accusé de réception du Traité de la nature que lui avait dédié Isidore, le roi a pastiché avec un certain bonheur - mais non sans un maniérisme parfois obscur - la grande tradition des traducteurs latins de la poésie astronomique classique des Aratea (du nom du poète grec Aratos de Soloi). Mais, dans la Vie de Didier en prose que la tradition attribue au même roi, et surtout dans ses lettres, tout se passe comme si le
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prince - ou plus probablement quelque clerc zélé de sa chancellerie - s'était abandonné sans scrupule à tous les excès dénoncés par Isidore dans sa rhétorique: vocabulaire recherché jusqu'à l'impropriété, métaphores obscures, longues disjonctions, énoncés démesurés et surtout confus, bref tout le contraire du mot d'ordre latine et perspicue. Donnons un seul exemple, tiré d'une lettre adressée par Sisebut aux souverains lombards, encore adeptes de l'hérésie arienne: «De même que nous sommes soulevés d'une exultation débordante par les conversions, tout autant sommes-nous abattus et affectés sous le fardeau immense du chagrin par leurs adversaires (le jeu de mots sur conuersis-aduersis passe difficilement en français!), dès lors que la glorieuse descendance issue d'une illustre lignée est retenue captive par la morsure que lui porte le Serpent, et que, dévorée par sa gorge sanglante, elle se laisse périr elle-même de son propre chef,, (epist. 8, éd. Gil). Dans son désir de donner une idée avantageuse de la culture des rois wisigoths, le rédacteur a passé les bornes de la préciosité d'un Sidoine Apollinaire, pour choir dans un galimatias baroque où le Serpent satanique de l'hérésie a servi de prétexte à une variation bien hermétique sur l'arianisme des princes lombards. Devant un tel texte, on comprend mieux l'actualité de la formule latine et perspicue, et sa valeur polémique face à de tels excès, qui menaçaient, dans l'Espagne de ce temps, la survie des formes correctes et claires de la communication en latin. Homme d'action et pasteur, l'archevêque de Séville devait d'ailleurs faire face à de tout autres urgences qu'à celle de critiquer les goûts du roi et de sa chancellerie; la théorie et la pratique du style d'Isidore sont fortement inspirées par ses responsabilités religieuses, et par le souci constant d'une action pastorale qui ne vise pas les seuls auditeurs lettrés. l?intelligibilité de la prédication et la formation des prédicateurs n'avaient que faire d'un maniérisme outrancier comme celui de Sisebut et de son entourage. C'est pourquoi dans la plus grande partie de ses œuvres - y compris les Synonymes - Isidore a cherché un style purement fonctionnel et pédagogique, qui fût accessible même aux clercs et aux moines les moins lettrés.
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Mais la juste appréciation de ces pratiques stylistiques se heurte à deux difficultés majeures. La première est l'absence d'une étude approfondie et globale de cette esthétique du style, étude fort difficile pour toutes ces œuvres dont Faustino Arévalo avait classicisé la langue dans son édition de la fin du XVIII' siècle. On entrevoit mieux les méfaits de cette réécriture indiscrète depuis la publication de nouvelles éditions critiques, comme celle que Pierre Cazier vient de donner des Sentences: la correction de la langue classique paraît y avoir été assez malmenée par l'auteur lui-même. La seconde difficulté est le risque de se laisser prendre au piège de tant de sources inconnues, souvent disparues aujourd'hui, qu'Isidore a utilisées en différents points de ses œuvres. Etant donné le caractère inachevé d'une compilation qui n'est pas souvent parvenue au stade final de la réécriture (comme il a été rappelé au chapitre précédent), on risque donc de prendre pour un produit personnel de sa plume ce qui se révélera n'être qu'une combinaison de textes patristiques ou grammaticaux du IV' siècle et des siècles suivants. Seule une recherche des sources affinée et prudente permet parfois d'entrevoir avec quelque probabilité un écart léger, mais significatif, entre les textes sources et la rédaction souvent "combinatoire" qu'en a donnée le Sévillan. Du moins peut-on essayer, pour le moment, de regrouper ces œuvres, respectivement adressées à des lecteurs différents, en plusieurs genres dans lesquels le niveau linguistique et les partis stylistiques d'Isidore ont été ordonnés à des visées distinctes. Le souci de produire une série de manuels profanes et sacrés, propres à transmettre un savoir élémentaire en des termes clairs et aussi peu techniques que possible, a donné lieu d'abord, de la part d'Isidore, à l'élaboration d'un latin didactique. Dans cette langue pour ainsi dire minimale et utilitaire, strictement fonctionnelle parce qu'elle est destinée à communiquer des connaissances en définissant des mots et des choses, l'exigence pédagogique est première: elle ne laisse guère de place au plaisir littéraire. Il faut aussi compter, plus généralement, avec la forte empreinte, sur ce latin didactique, de tous les ouvrages grammaticaux traditionnels, et de la plus ancienne littérature juridique et canonique: on se rappellera en 353
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effet qu'inspirateur des canons du IV' Concile de Tolède, le Sévillan fut aussi l'artisan probable de la plus ancienne recension (dite «isidorienne») de la collection canonique Hispana, et que les Actes du Concile sévillan de 619 portent dans leur inspiration, et jusque dans leur vocabulaire, une forte empreinte du droit romain. Second genre de style: celui des ouvrages religieux majeurs De l'origine des fonctions et offices et Exégèses des sens sacrés et spirituels Leurs sources patristiques des IV' et V' siècles ont donné au style de ces ouvrages son homogénéité particulière. On pourrait y parler d'un style latin chrétien, en entendant ce latin au sens d'une variété particulière du latin tardif, plus proprement isidorienne. Il constitue une sorte de "langue commune" patristique, résultant de l'assemblage, et parfois du mélange d'extraits empruntés aux plus grands écrivains chrétiens des siècles précédents. Isidore semble avoir souvent pratiqué seul, et sans compilation préalable, cette langue composite mais homogène, en bien des chapitres de ses Sentences, et peut-être plus particulièrement dans leur dernier livre: d'où, aussi, les traits accentués de latin tardif que l'édition Cazier vient de mettre en lumière. C'est une langue plus oratoire, et sans doute plus proche, comme telle, de la forme probable des homélies d'Isidore, dont aucune, malheureusement, ne nous est parvenue à ce jour. Mais on peut imaginer leur style d'après celui des deux lettres officielles adressées par l'évêque à ses confrères Massona et Helladius (si elles sont bien authentiques). Enfin, deux ouvrages mineurs méritent une place à part, dans la mesure où ils nous rapprochent de la langue parlée plus quotidiennement par Isidore: la Règle monastique et les petits billets familiers tardivement adressés par lui à son disciple Braulion de Saragosse. On a vu que la langue de la Règle a été expressément caractérisée par l'auteur, dans sa préface, comme celle d'un compendium de préceptes disciplinaires rédigés «en une langue populaire et inculte» (sermone plebeio uel rustico), ce qui annonce une codification simplifiée, intelligible aux moines les moins cultivés. Et de fait, ce règlement minutieux de la vie individuelle et collective au monastère est le plus souvent énoncé en un vocabulaire simple, concret, sinon matériel. Seul le souci de se faire bien corn354
CHAPITRE 17, LATINE ET PERSPICUE
prendre entraîne quelquefois un redoublement discret par la synonymie. Les adjectifs y sont rares, et surtout déterminatifs. Les préceptes sont exprimés par des tours simples et répétés: adjectifs verbaux d'obligation, subjonctifs d'ordre, ou encore ces futurs que les linguistes appellent «d'ordre adouci». Le chapitre 21 sur la répartition des tâches offre un exemple extrême d'énumération sèche et monotone. La syntaxe est rare et peu variée: pas de périodes, mais des phrases rallongées par des participiales. Quelques tournures familières: ainsi, par exemple, la critique de «ceux qui avaient l'air de quelque chose dans le siècle». Mais tout bien pesé, si la forme de cette Règle est dépourvue d'ornements, et si elle présente des traits caractérisés de latin tardif, et peut-être aussi juridique sinon canonique (au sens du genre des Règles monastiques), la forme en est loin de l'état préroman de la langue gravée sur les ardoises wisigothiques. La déclaration initiale d'Isidore est donc à prendre comme une sorte de captatio beneuolentiae à l'envers: elle présente, sous une forme inattendue, le «lieu commun d'humilité personnelle» qui demeurera si fréquent chez les auteurs chrétiens du Moyen Age. On pourrait regrouper ce latin tardif familier avec celui des quelques "billets" conservés d'Isidore à Braulion, sous le vocable de latin dicté - et peut-être pas relu. Parfois, ce latin n'est guère attentif aux requêtes cicéroniennes fondamentales rappelées dans le chapitre des Etymologies sur l'élocution. Mais la correction phonétique et graphique en est encore soignée. Certes, on doit tenir compte des écrans qu'ont interposés, entre la dictée originale et nous, les copistes successifs, à commencer sans doute par le rédacteur initial - Isidore lui-même ou plutôt un secrétaire - ; mais, par rapport au latin de la tradition scolaire, la langue ne présente pas d'"incorrections" comparables à celles des ardoises wisigothiques. C'est bien une forme élémentaire de latin tardif, déjà distincte surtout dans sa syntaxe - de la langue oratoire classique: ainsi pour la locution causale figée pro id quod, ancêtre lointaine de l'espagnol par Io que ... , que le dernier éditeur critique a retrouvée tant de fois, non sans surprise, dans presque tous les meilleurs manuscrits des Sentences. Il sied de replacer bien des traits de ce latin
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IV' PARTIE, CATÉGORIES ET VALEURS DE LA PENSF.E ISIDORIENNE
familier dans le cadre de la langue de communication propre au latin épistolaire: ainsi pour quelques accès de surexpressivité. Mais, tout bien pesé, ce latin reste supérieur à la langue laborieuse et lourde des lettres de Braulion de Saragosse, avec lesquelles ces billets ont été transmis. Avoué par l'auteur lui-même dans le billet d'accompagnement qu'il joignit à l'exemplaire envoyé à Braulion, l'état d'inachèvement des Etymologies rend plus difficile de caractériser le style de cette sorte de puzzle. Les sources en sont trop nombreuses, trop dispersées dans leurs genres, leurs dates, leur degré respectif d'élaboration et de réécriture (quand elle a eu lieu), pour que l'on puisse y caractériser un style didactique homogène et particulier. Du moins peut-on y observer souvent un style de notice comparable à celui des scolies, et marqué par les catégories grammaticales. Sa forme la plus réduite est la glose, qui explique un mot par un autre, simplement juxtaposé: c'est comme le "degré zéro" du style didactique. Plus élaborée est la notice organisée selon un plan grammatical rationnel. Par exemple, le chapitre sur le barbarisme (etym., l, 32), qui comporte successivement: définition avec exemples, étymologie, différence entre un barbarisme et un mot barbare ou une licence poétique (métaplasme), variétés écrites et orales, modalités particulières. La hâte mais aussi la préoccupation d'être bref ont incité Isidore à choisir des stuctures très simples, jusqu'au style, qu'on pourrait dire télégraphique, de propositions infinitives sans verbe principal. Des énoncés plus élaborés apparaissent avec des matières - et donc des sources - plus complexes: ainsi dans les livres consacrés aux savoirs religieux, où dominent des extraits empruntés aux grands prosateurs et orateurs chrétiens des siècles précédents. La tendance est inverse en matière de culture matérielle, dans les derniers livres de l'encyclopédie; l'explication sommaire de mots techniques y précède souvent leur étymologie, en un style beaucoup plus sec. Ces variations, liées à la variété des sources et des sujets, ne seront perceptibles que lorsque la recherche des sources sera plus avancée, et une étude quantitative (on dirait maintenant: stylométrique) devenue possible. 356
CIIAPITRE 17, LATINE ET PERSPICUE
A mi-chemin de cette collection d'étymologies enrichies et de la combinaison de sources patristiques majeures dans les grandes œuvres religieuses, on peut percevoir plus nettement les traits propres à la langue et au style du Traité de la nature, dont l'édition critique a permis une analyse plus serrée des traits formels. Sa préface, qui développe une dédicace au roi Sisebut, retrouve certain souffle oratoire de la prose classique pour répondre à la «curiosité» et aux «instances pressantes» du roi, et ainsi I' «aider à connaître les causes de certains phénomènes naturels». Dans une énumération de titres qui constitue une sorte de sommaire des chapitres, cette préface ne néglige pas de varier tous les coordonnants. Certaine interférence des styles est ensuite annoncée indirectement par l'intention déclarée de présenter ce savoir «comme les écrivains anciens, et, de préférence, tel qu'on le trouve libellé dans les œuvres des écrivains catholiques». Ainsi le chapitre 17 sur la course du soleil expose-t-il clairement, avec une solide armature logique dans la syntaxe, les étapes, les causes et les effets, et enfin le sens allégorique de cette course. Isidore y cite explicitement Aratus, Hygin et le Pseudo-Clément; mais pour présenter finalement le sens allégorique chrétien de la course du «soleil» Christ dans le «monde» Eglise, Isidore assemble tacitement une véritable mosaïque de menus fragments tirés de Tyconius et de Grégoire le Grand, d'Ambroise et de Lactance, en terminant par la citation de quelques versets de ]'Ancien Testament. C'est un bon exemple de compilation menée à son terme en un style dense, expressif, discrètement didactique. Cette réécriture plus libre est encore plus clairement observable dans les grandes œuvres doctrinales que sont le traité De l'origine des fonctions et offices et les Exégèses des sens sacrés et spirituels. Les sources en sont à peu près uniquement patristiques. Anthologies organisées en traités, elles transposent en manuels fondamentaux, aisément consultables et assimilables, le contenu de la doctrina christiana dont Augustin avait tracé les principes et le programme. Les substantifs de leurs titres reflètent leur orientation respective, et annoncent ainsi leurs partis stylistiques distincts. Le premier titre rappelle, pour l'essentiel, la méthode étymologique de l'encyclopédie; il promet une suite de petites monographies his-
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toriques et de définitions des contenus des "offices", successivement pris au sens de fonctions ecclésiastiques, puis de cérémonies liturgiques. Le style y a le plus souvent l'ampleur nombreuse, légèrement oratoire, d'un "latin TRES (les) APRINGIUS (évêque de Pax lulia) ARATOS DE SOLO! Arévalo, Faustino ARFAXAT (fils de Sem) ARGANTHONIOS (roi de Tartessos) ARISTOBULE (roi juif) ARISTOTE AKlU' ARUSIANUS MESSIUS (grammairien) ATHANAGILDE (roi wisigoth) ATHANARIC (roi wisigoth) ATHANASE (patriarche d'Alexandrie) ATHAULF (roi wisigoth) ATHÉNODORE D'ATHÈNES AUGURE (diacre de Tarragone)
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223, 227, 331 41 41 406 407 418 414,419 48,52,54,57, 228 38, 95, 97, 114-116, 139, 180, 183, 188, 191, 195, 200, 203, 206,207, 245, 300,302,313, 339,346, 357,367,403 25 379 50 319 408 241, 314 212 375 29 292 34, 113, 219 58,231,324 134,338,351,357 8-9, 230, 235, 353 222 26 223 168,284-285,287,295,299 38 96 57-58, 102-103, 228, 371 230 126 146,227, 363, 366 288 365
APPENDICE V
AUGUSTE (empereur) AUGUSTIN (évêque d'Hippoue)
AULU-GELLE AURASIUS (évêque de Tolède) AUSONE (poète latiu) Avrr (évêque de Vieuue) BADDO (épouse de Reccarède) BARCIDES (dyuastie ) BASILE (évêque de Césarée) BASILIDE (guostique alexandrin) BÉATUS D'URGEL (manuscrit) BÈDE LE VÉNÉRABLE BELLUGA Y MoNCADA, Luis Antonio (archevêque de Séville) BENOÎT DE NURSIE (saint) BON PASTEUR (le) BONIFACE (saint) Buurbuns (dynastie) Bourret, J. C.E. BRACARJUS (chrétien