Il Est Temps D'intervenir: Pour Pierre Bayard 9789042950320, 9789042950337, 9042950323

Il est temps d'intervenir ! nous disent les livres de Pierre Bayard, sur tous les tons. La critique interventionnis

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Il Est Temps D'intervenir: Pour Pierre Bayard
 9789042950320, 9789042950337, 9042950323

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LA RÉPUBLIQUE

IL

DES

LETTRES 75

EST TEMPS D’INTERVENIR

Pour Pierre Bayard

Textes réunis par Mireille SÉGUY

PEETERS

IL EST TEMPS D’INTERVENIR

LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES Collection dirigée par Nathalie KREMER et Beatrijs VANACKER

COMITÉ SCIENTIFIQUE Michèle BOKOBZA-KAHAN (Université de Tel-Aviv) Susanna CAVIGLIA (Duke University) Marc ESCOLA (Université de Lausanne) Luc FRAISSE (Université de Strasbourg) Stéphanie GENAND (Université Paris Est Créteil) Frank GREINER (Université de Lille) Agnès GUIDERDONI (Université Catholique de Louvain) Jean-Louis JEANNELLE (Sorbonne Université) Mladen KOZUL (University of Montana) Jenny MANDER (University of Cambridge) David MARTENS (KU Leuven) Alicia MONTOYA (Université de Nimègue)

COMITÉ D’HONNEUR Jan HERMAN (KU Leuven, fondateur de la collection) Michel BIDEAUX (Université de Montpellier) André MAGNAN (Université Paris Nanterre) Fritz NIES (Düsseldorf Universität) François ROSSET (Université de Lausanne) Philip STEWART (Duke University)

LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES 75

IL EST TEMPS D’INTERVENIR Pour Pierre Bayard

Textes réunis par Mireille SÉGUY

PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT 2023

Cet ouvrage a bénéficié du soutien financier de l’UR 7322 Fabrique du littéraire (Fablitt) de l’Université Paris 8 Vincennes/Saint-Denis

Illustration de couverture : “The Walking Bed”, Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland (planches 11-15) New York Herald du 26-07-1908 (Wikimedia Commons)

© 2023, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium ISBN 978-90-429-5032-0 eISBN 978-90-429-5033-7 D/2023/0602/19

SOMMAIRE

Introduction Mireille SÉGUY Pierre Bayard, théoricien médiéval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1

Essais de Pierre Bayard : les Sept Branches de la critique interventionniste, par ordre d’apparition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

11

* Éric CHEVILLARD L’éreintement de Pierre Bayard. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

13

Recréations Uri EISENZWEIG La leçon de musique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

17

Jean-Louis FOURNEL Histoires de Princes-sans-rire. Bayavel ou Machiayard ? . . . . . .

27

Marc ESCOLA Don Garcie de Venise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

37

Martine CRÉAC’H Une critique pour demain. Keats, Jouve, Bonnefoy devant un tableau de Claude Lorrain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

51

Soko PHAY Les ateliers de la mémoire : une forme d’interventionnisme critique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

63

Bifurcations Mireille SÉGUY Une mystérieuse affaire de style. Enquête sur Hercule Poirot quitte la scène . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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VI

SOMMAIRE

Denis BERTRAND La critique interventionniste, une petite théorie ? . . . . . . . . . . . .

93

Christopher LUCKEN Pour relire et rectifier (sans fin) La Cigale et la Fourmi. Fable de la critique interventionniste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

103

Anne HERSCHBERG PIERROT Bouvard et Pécuchet, chicaneurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

115

Ferroudja ALLOUACHE Dystopie et invraisemblances dans 2084 La fin du monde . . . . .

125

Fictions Martin MÉGEVAND La vérité sur L’affaire des Trilobites. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

137

Caroline JULLIOT Faucille, Marteau et Boule de gomme. A Bayard Non-Reader’s Digest . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

151

Abad AIN AL-SHAMS Pierre Bayard, inventeur de l’I.A. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

165

* Olivia ROSENTHAL Tous les jours Pierre Bayard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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INTRODUCTION PIERRE BAYARD, THÉORICIEN MÉDIÉVAL Mireille SÉGUY

Pierre Bayard est un théoricien médiéval égaré parmi nous. Inspirés de modes de pensée en vogue il y a plusieurs siècles, ses interrogations, ses concepts et ses propositions, tous profondément intempestifs, prennent à revers tous les modèles qui nous sont familiers. L’histoire littéraire en est bouleversée, les paradigmes critiques les mieux établis remis en cause, les auteurs, leurs œuvres et leurs lecteurs soumis à un remue-ménage continuel. Tout est renversé : la table, la bibliothèque et le fauteuil avec elles. Le signe le plus évident de la médiévalité de Pierre Bayard est son goût pour les questions oiseuses, voire absurdes. À l’instar de ces clercs qui se demandaient si Dieu pouvait savoir plus de choses qu’il n’en savait, si les hommes roux étaient fidèles, si les sages devaient rire davantage que les idiots ou encore si les oreilles pendantes étaient un signe de noblesse1, il cherche à savoir si Julien Sorel était noir, s’interroge sur les meilleures manières de rendre un texte incompréhensible, d’ennuyer le lecteur ou de faire régresser la critique. Ce retour en force du quodlibet scolastique, une forme de la « question disputée » (disputatio) placée sous le signe de la liberté, du plaisir et de l’impromptu (c’est littéralement « ce qui plaît », mais c’est aussi le « n’importe quoi »), se manifeste d’emblée dans les titres de ses textes, où l’on trouve notamment Le Titanic fera naufrage, Le plagiat par anticipation, L’énigme Tolstoïevski, ou encore « L’alexandrin à longueur variable »2. Mais cette logique toute médiévale du n’importe quoi semble également animer les thèses mêmes que Pierre Bayard défend, propres à frapper de stupeur des lecteurs habitués à des formes plus modernes de rationalité. 1

Ces exemples sont issus de l’ouvrage d’Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, 1991, « Pourquoi des médiévistes », note 1, p. 361 sq. 2 Pierre BAYARD et Mireille SÉGUY, « L’alexandrin à longueur variable », in : L’Utopie de l’art. Mélanges offerts à Gérard Dessons, éds. BERNADET A., KACHLER O., LAPLANTINE C., Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 191-200. Les références des ouvrages de Pierre Bayard sont données en annexe de ce texte d’introduction.

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Les propositions apparemment ineptes sont en effet légion dans son œuvre, où se voit par exemple défendue, avec insistance, l’idée selon laquelle on parlerait mieux des livres que l’on n’a pas lus, des lieux que l’on n’a jamais visités ou des faits qui ne se sont pas produits, au motif que « ne pas connaître ce dont on parle peut se révéler un avantage »3. Ces thèses donnent la main à des affirmations a priori insanes (les auteurs ne savent pas tout de leurs personnages, lesquels mènent une vie secrète qu’il importe de mieux connaître ; on comprend mieux une œuvre en lui attribuant un autre auteur et en l’inscrivant dans une autre époque que les siens ; nous vivons en même temps plusieurs vies différentes, dans des univers parallèles), ou à des éloges déroutants (tel celui du dialogue de sourds dans la création et la critique4, du flou5, ou encore de l’insulte entre poètes, présentée comme une « poétique de la bienveillance »6). Les programmes de recherche ou d’éducation qu’il appelle de ses vœux ne sont pas en reste, qui menacent de mettre à bas les principes pédagogiques les plus communément admis et les institutions les mieux installées : il serait ainsi utile d’apprendre la « non-lecture » aux étudiants ou de les inciter à « travailler sur L’Étranger de Kafka, Autant en emporte le vent de Tolstoï ou Le Cuirassé Potemkine d’Hitchcock »7 ; il conviendrait de privilégier les théories qui ne fonctionnent pas sur celles qui obtiennent des résultats (Comment appliquer la littérature à la psychanalyse ?). Et cette préconisation sidérante, que seul pouvait concevoir un esprit totalement étranger aux subtilités académiques de notre temps : il serait urgent de rattacher la critique policière – une approche des romans d’énigme dont il est l’inventeur, qui consiste à démasquer des criminels restés impunis – « à la section de physique du Conseil National des Universités », au prétexte qu’elle ressortirait « aux sciences dures »8. * 3 Pierre BAYARD, « Comment j’ai fait régresser la critique », in : Pour une critique décalée. Autour des travaux de Pierre Bayard, éd. ZIMMERMANN L., Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2020, p. 19-37 (cit. p. 30). 4 « Apologie du dialogue de sourds » est le dernier chapitre d’Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Paris, Minuit, 2002. 5 Pierre BAYARD et Mireille SÉGUY, « Apologie du flou », in : Sens à l’horizon ! Hommage à Denis Bertrand, éds. ESTAY STANGE V., HACHETTE P. et HORREIN R., Paris, Lambert Lucas, 2019, p. 377-386. 6 Pierre BAYARD et Mireille SÉGUY, « Poétique de la bienveillance », in : Contre la poésie, la poésie, éd. CARIOU L., Liège, Presses Universitaires de Liège, à paraître. 7 Ces suggestions apparaissent en 4e de couverture de Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, Paris, Minuit, 2010. 8 Pierre BAYARD, « Introduction à la critique policière », communication prononcée dans le cadre du colloque « Raconter l’enquête : une forme pour les récits du XXIe siècle ? »

INTRODUCTION

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Les questions de prime abord absurdes qui préoccupaient les clercs du Moyen Âge revêtaient des enjeux métaphysiques et épistémologiques majeurs. Celles que Pierre Bayard pose à la littérature et aux productions artistiques de manière générale constituent elles aussi des propositions théoriques très fortes, de celles qui non seulement reconfigurent du tout au tout les objets auxquels elles s’appliquent, mais qui, au-delà, invitent aussi à réinterroger les paradigmes ou les croyances sur lesquels nous nous appuyons, sans trop y penser, pour nous orienter dans le monde. En l’occurrence : la chronologie linéaire, l’unicité de l’univers où nous vivons et de la personne que nous sommes, la séparation entre théorie et fiction, fait et fable, mais aussi, par exemple, l’idée selon laquelle nous cherchons essentiellement à être compris lorsque nous nous exprimons, ou que deux interlocuteurs peuvent s’assurer de parler de la même chose et, même, qu’ils le doivent. Le socle fondamental de ces propositions théoriques, tel que Pierre Bayard l’a dégagé lui-même dans « Comment j’ai fait régresser la critique », réside dans l’affirmation de la mobilité des œuvres : « L’image que je me fais du texte littéraire, y écrit-il, est celle d’un objet instable que la présence du lecteur, et surtout son inconscient, ne cessent d’animer »9. Certes emblématique de la critique contemporaine, qui s’est attachée à dynamiter la double image d’une œuvre et d’un auteur intangibles pour mettre en avant l’instabilité du sujet écrivant et lisant, cette conception de la littérature est, aussi, profondément médiévale. L’« objet instable » auquel Pierre Bayard assimile le texte est en effet similaire à celui que l’on voyait, au Moyen Âge, dans l’ensemble des productions littéraires, constamment soumises à ce que Paul Zumthor désigne comme un phénomène de mouvance. Mouvance des performances, où les voix et les corps donnaient à comprendre toujours différemment l’œuvre qu’ils mettaient en scène, mais aussi mouvance des manuscrits, qui donnaient à lire des textes à chaque fois nouveaux, les scribes ne se gênant pas pour modifier à leur guise ce qu’ils étaient chargés de recopier. C’est cette propension à inscrire sa marque sur les textes qui caractérise la démarche de Pierre Bayard dans le paysage théorique contemporain. Il ne se contente pas, en effet, de théoriser la mobilité des œuvres. Il la met en pratique, et cela de toutes les manières possibles et imaginables, ou plutôt : de toutes les manières dont il était possible et imaginable de le faire autrefois, lorsque jongleurs et copistes n’hésitaient pas organisé à Cerisy par Christian Chelebourg et Dominique Meyer-Bolzinger (22-29 juillet 2019). 9 « Comment j’ai fait régresser la critique ? », art. cit., p. 19.

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à intervenir sur les œuvres qu’ils diffusaient pour en améliorer la clarté ou la cohérence, pour en prolonger la résonance, en déplier les possibles jusqu’ici latents ou en réinventer les auteurs. Autant de façons d’expérimenter, en acte, le double processus d’appropriation réciproque caractéristique des productions artistiques, cette manière qu’elles ont de nous faire venir à elles pour que nous les fassions nôtres. Ce champ d’expérimentation est celui de la critique interventionniste, ce geste d’enquête et de théorisation singulier qui fonde l’ensemble de l’œuvre de Pierre Bayard et les différentes approches qui la structurent (qu’il lui arrive, médiévalement, d’appeler « branches » ou « cycles »10). Fondée sur la conviction que les œuvres n’ont pas vocation à rester figées dans la rigidité factice que leur confère leur publication (ou, à des degrés divers, l’histoire littéraire, le canon d’une époque ou, plus généralement, les paradigmes d’intelligibilité du monde où elles s’inscrivent), la critique interventionniste encourage les lecteurs, en joignant le geste à la parole, à les modifier, les déplacer ou à contester l’interprétation qu’en donnent narrateurs et auteurs. Cette pratique est, en particulier, à la source de deux branches de la critique bayardienne : la critique policière et la critique d’amélioration (ou d’aggravation11). La première entreprend de mettre au jour ce qu’on nous cache dans les œuvres littéraires (des meurtres le plus souvent, mais aussi des disparitions, ou la vie sentimentale des personnages, qu’ils s’ingénient à dissimuler à leurs auteurs). Au fil des ouvrages que Pierre Bayard a consacrés, pour l’heure, à l’application de cette approche critique, cinq personnages dont un chien ont été lavés des crimes qui leur étaient imputés, et cinq meurtriers se croyant définitivement hors d’atteinte ont été démasqués. Mais ces enquêtes sont aussi des investigations littéraires et existentielles : en faisant la lumière sur des affaires criminelles célèbres, elles révèlent les ressorts qui animent les processus de l’écriture et de la lecture et, par là même, nos modes de compréhension et de construction du monde que nous habitons. Ce que nous ne voyons pas et que dévoile la critique policière, grâce à un exercice virtuose 10 On trouvera à la suite de ce texte d’introduction un état des lieux (évidemment provisoire) des sept branches qui structurent la critique bayardienne. 11 Sur cette ramification secondaire de la critique d’amélioration, voir « Comment rendre un texte incompréhensible ? », L’Agenda de la pensée contemporaine, 10, printemps 2008, repris dans Fabula, dossier « Banlieues de la théorie » (www.fabula.org/atelier.php? Banlieues_de_la_theorie) et « Comment ennuyer le lecteur ? » in : Le Bonheur de la littérature. Variations critiques pour Béatrice Didier, éds. MONTALBETTI C. et NEEFS J., Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 47-55.

INTRODUCTION

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et jouissif de déconstruction/reconstruction, c’est ainsi autant le véritable meurtrier de Roger Ackroyd, de Charles Baskerville, des infortunés pensionnaires de l’« île du Nègre », du père de Hamlet ou de celui d’Œdipe, que la logique délirante qui anime tout exercice d’interprétation (Qui a tué Roger Ackroyd ?), l’incomplétude des univers de fiction et l’autonomie des personnages qui les peuplent (L’affaire du chien des Baskerville), les phénomènes de surdité ou d’aveuglement qui nous empêchent de nous entendre les uns les autres (Enquête sur Hamlet), de percevoir le réel (La vérité sur Ils étaient dix), ou encore l’angle mort qui affecte le complexe fondateur de la psychanalyse (Œdipe n’est pas coupable). Si la critique policière se propose de tirer toutes les conséquences du caractère lacunaire des récits fictionnels en s’efforçant d’en combler les manques ou d’en rectifier les erreurs, elle n’en modifie pas le texte. Ce pas est en revanche gaillardement franchi dans la critique d’amélioration, qui prend le parti de donner toute son importance à la place que le lecteur (l’auditeur, le spectateur) assume dans l’interprétation d’une œuvre en l’invitant à prendre littéralement la place de son auteur, à moins qu’il ne préfère y installer quelqu’un d’autre. Cette démarche, qui implique cette fois de modifier directement la forme et le contenu d’une œuvre, trouve son socle théorique dans un ouvrage au titre explicite : Comment améliorer les œuvres ratées ?. Pierre Bayard y raccourcit ou simplifie des textes appartenant à la littérature dite patrimoniale, s’emploie à supprimer des personnages qu’il estime superflus ou à en « décrisper » d’autres, jugés trop guindés, à moins qu’il ne corrige le style d’un auteur en s’inspirant d’un autre – tel Fort comme la mort de Maupassant, qui se retrouve transfiguré par une réécriture durassienne où priment les phrases nominales et les dialogues elliptiques. Dans la même perspective, il n’hésite pas à attribuer des œuvres à des auteurs que les manuels ne reconnaissent généralement pas pour leurs (Et si les œuvres changeaient d’auteur ?), lorsqu’ils ne les connaissent pas tout court (L’énigme Tolstoïevski). Ces chambardements spectaculaires, qui engagent toute une série de déplacements – d’époque, d’aire géographique, mais aussi de discipline ou de domaine artistique, comme lorsque Freud est crédité de la paternité de l’Éthique ou Robert Schumann de celle du Cri – bouleversent l’histoire des œuvres et de leurs créateurs. Des perspectives insoupçonnées s’ouvrent, des reliefs se forment, des passerelles improbables se matérialisent ; tout un paysage neuf surgit où, dans l’euphorie d’une lecture-écriture ayant passé la surmultipliée, se déploie l’extraordinaire plasticité des œuvres d’art, leur aptitude à faire sens toujours ailleurs et autrement – ou, pour

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le dire dans la langue bayardienne, de nous faire percevoir les univers parallèles qui co-existent avec le nôtre. Cette conception d’un champ artistique formant un gigantesque kaléidoscope dont les éléments, infiniment mobiles, sont sans cesse susceptibles de s’associer, de s’interpénétrer et de se métamorphoser au gré des moments et des observateurs, est caractéristique d’une vision et d’une pratique de la littérature pré-classiques, où les textes, en grande partie désarrimés des chronologies et des attributions fixes, s’écrivaient moins les uns à partir des autres que « les uns dans les autres […] le scripteur reli[sant] l’ancien dans le nouveau, et inversement, sans distinction historique », pour parler avec Roger Dragonetti12. Associée aux apports de la psychanalyse, qui mettent en lumière les courants inconscients qui animent aussi bien la production que la réception des œuvres, cette approche critique compose un univers détonnant, que l’on pourrait qualifier de rétrofuturiste. Non parce que les propositions de Pierre Bayard consisteraient à étudier, ou à reprendre, ces représentations du futur imaginées dans le passé qui intéressent au premier chef le rétro-futurisme. Mais parce qu’elles portent une attention constante aux phénomènes d’interférences entre passé, présent et futur qui sont au centre de ce courant esthétique et critique. Des interférences fécondes, qui peuvent s’établir entre des paradigmes d’interprétation issus d’époques différentes, on vient de le voir, mais aussi entre le présent de la composition d’une œuvre et le futur, ou le passé, auxquels elle nous donne accès. * Tout un pan de la recherche de Pierre Bayard est ainsi animé par l’idée selon laquelle les textes littéraires et les œuvres d’art de manière générale ont la capacité « d’inventer » le futur, dans toute la complexité signifiante que l’ancienne langue donnait à ce verbe, où s’entendait à la fois une mise au jour et une création. La critique d’anticipation, que fonde Demain est écrit, s’attache à analyser ces moments où des artistes se sont inspirés d’événements ou d’œuvres encore à venir, les annonçant et les rendant possibles dans le même geste. C’est Rousseau racontant dans la Nouvelle Héloïse la rencontre amoureuse décisive qu’il fera, un an plus tard, avec Sophie d’Houdetot, Emile Verhaeren écrivant des poèmes hantés par la scène de l’accident qui lui coûtera la vie (Demain est écrit), ou 12 Roger DRAGONETTI, Le Mirage des sources. L’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, 1987, p. 41.

INTRODUCTION

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Morgan Robertson détaillant le naufrage du « Titanic » quatorze ans avant qu’il ne se produise (Le Titanic fera naufrage). Mais c’est aussi Voltaire imaginant les méthodes d’investigation policière qui rendront célèbre Sherlock Holmes, ou Maupassant décrivant le mécanisme de la mémoire involontaire emblématique de la Recherche du temps perdu (Le plagiat par anticipation). Ces exemples, parmi d’autres, rendent manifeste ce que la critique interventionniste théorise : le caractère factice de la linéarité chronologique qui organise l’histoire littéraire académique comme la représentation traditionnelle de la « trajectoire » biographique. Dans la littérature comme dans la vie – et, singulièrement, dans la vie telle qu’elle est saisie par la littérature – des lignes temporelles hétérogènes se croisent et se déploient, à chaque instant, dans tous les sens. Et si le passé continue à vivre dans le présent, l’avenir s’y rend aussi sensible, dans ces éclats prémonitoires que les œuvres d’art sont particulièrement aptes à capter, à la manière d’une plaque photographique, ou encore d’un sismographe, dirait Aby Warburg. Un pouvoir de capture que partagent les essais de Pierre Bayard eux-mêmes, dont la fluidité et la limpidité de l’écriture dissimulent tout le travail de montage, minutieusement mis au point, qui en assure l’efficacité démonstrative. S’ils montrent comment le présent peut s’inspirer du futur, ce sont aussi à des incursions dans le passé que les textes de Pierre Bayard convient le lecteur. Non parce qu’ils s’efforceraient de le faire « voyager » dans telle ou telle période révolue, comme on le dit, par métaphore, des œuvres dont on souhaite vanter la minutie des reconstitutions historiques « criantes de vérité ». Mais parce qu’ils lui proposent de s’immerger dans un dispositif de réalité virtuelle où il est invité à suivre, au plus près, les dilemmes et les choix auxquels sont confrontés un avatar de lui-même, un « personnage-délégué » projeté dans des périodes de profond bouleversement des valeurs politiques et morales : la Seconde Guerre mondiale (Aurais-je été résistant ou bourreau ?) ou la Révolution française (Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?). Dans ces ouvrages détonants qui s’apparentent à des jeux vidéo immersifs, c’est non seulement la plasticité du temps que nous habitons qui est, une nouvelle fois, vérifiée par l’expérience, mais aussi la capacité de l’écriture à virtualiser le réel (en l’occurrence, la manière dont nous prenons des décisions cruciales en situation de crise) afin de tenter de l’objectiver et, ainsi, de mieux le comprendre. Cette démarche de virtualisation à des fins d’expérimentation est définitoire de l’ensemble de l’entreprise de Pierre Bayard, qui relève à cet

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égard d’une « théorie-fiction » : dans ses ouvrages, c’est la théorie, plus que la science, qui est le moteur de projections imaginaires où les données comme les possibilités de notre univers (objectif, esthétique ou psychique) se trouvent dépliées, cartographiées et nommées dans des glossaires où se renouvelle la langue de la critique. Si ces fictions théoriques ont le pouvoir de porter une lumière neuve sur nos manières de percevoir, de penser, de rêver ou de créer, c’est qu’elles poussent la logique paradoxale qui les anime à leur extrême limite : elles sont éclairantes – et euphorisantes – à proportion qu’elles s’engagent, avec constance, dans la voie de la déraison et de l’excès. Un parti-pris que n’auraient pas renié les explorateurs extravagants et déterminés des siècles passés et qui reste, est-il besoin de le dire, totalement singulier dans le paysage critique contemporain. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ces entreprises lucidement délirantes soient constamment menées sur le ton de l’humour, seul mode d’énonciation à pouvoir soutenir la double contrainte inhérente à ces dispositifs expérimentaux, mais aussi à pouvoir s’ajuster à la mobilité des objets étudiés comme à celle des sujets qui les interrogent, l’humour étant précisément « cette attitude de la pensée qui propose simultanément plusieurs lectures, puisqu’elle est en soi-même ouverture à la pluralité des sens et à la contradiction du réel »13. Rien d’étonnant, non plus, à ce que l’amorce privilégiée des propositions critiques de Pierre Bayard soit la conjonction hypothétique « si », énoncée sur le mode de l’interrogation : « Et si ? ». Bien que trois titres seulement lui donnent la vedette (Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, Et si les Beatles n’étaient pas nés ? et l’audacieux « Et si Flaubert avait écrit Madame Bovary ? »14), elle sous-tend en réalité l’ensemble de sa démarche, depuis la « critique d’application » (que l’on peut résumer par cette question : « Et si on appliquait la littérature et l’art aux théories plutôt que l’inverse ? ») jusqu’à la « critique par ignorance » (« Et si on parlait mieux de ce qu’on ne connaît pas ? »), en passant par la « critique policière » (« Et si l’auteur, ou le détective, se trompait ? »), la « critique d’anticipation » (« Et si les œuvres s’inspiraient aussi du futur ? ») et, bien sûr, la « critique quantique », qui postule l’existence d’univers parallèles où se réalisent toutes les propositions contrefactuelles (ou factuelles) possibles. 13

Comment améliorer les œuvres ratées ?, op. cit., p. 138. Ainsi s’intitule la communication prononcée par Pierre Bayard au colloque international « Pourquoi aimer Flaubert ? Réception critique, littéraire et amoureuse » organisé à l’université Eötvös Loránd de Budapest les 8 et septembre 2022 par István Cseppentö, Krisztina Horváth, Delphine Jayot et Dávid Szabó. 14

INTRODUCTION

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On aura reconnu, dans cette tournure, la formule d’invite caractéristique des jeux de l’enfance et de leur logique à la fois transgressive et régressive, dont Pierre Bayard a lui-même souligné l’importance dans son travail15. Une formule également emblématique de la dynamique du carnaval qui, au Moyen Âge, permettait comme on le sait de donner corps, pour un temps, à ces espaces alternatifs que Michel Foucault appelait des hétérotopies et qu’il définissait comme des « contre-espaces » constituant des « contestations mythiques et réelles de l’espace où nous vivons »16. Car les fictions théoriques renversantes de Pierre Bayard n’ont pas seulement pour effet de nous pousser à réviser ce que nous croyons savoir des œuvres artistiques et de la multiplicité des mondes, y compris psychiques, qu’elles révèlent et qu’elles façonnent. Elles nous invitent aussi à ouvrir les yeux sur ce que nous croyons ne pas savoir ou, plus simplement, ne voulons pas savoir. À cet égard, elles sont investies, comme toutes les hétérotopies véritables, d’un pouvoir de subversion qui en appelle à passer à l’action. Il était dès lors naturel que le droit d’intervention que Pierre Bayard défend à l’égard des œuvres artistiques se décline aussi constamment, pour lui, sur la scène de l’Histoire et de la politique, que ce soit dans la vie quotidienne de l’Université-monde qu’est Paris 8, où il a toujours été parmi les premiers à défendre les droits des étudiants sans-papiers et des exilés qui y cherchaient refuge, ou dans le travail qu’il mène depuis de nombreuses années sur la place de la violence extrême dans la mémoire et la création contemporaines. * « Il est temps d’intervenir ! » nous disent les livres de Pierre Bayard, sur tous les tons. C’est à cette invitation insistante à ne laisser tranquilles ni les œuvres, ni les autres, ni le monde comme il va, qu’ont voulu répondre ses amis réunis à l’occasion du présent volume. Ils ont donc mis tous leurs soins à créer des problèmes là où il n’y en avait pas, et à faire des histoires partout où régnait une bienheureuse tranquillité. À se rendre aussi remuants, chicaneurs et intempestifs que possible. Bref, à s’inventer médiévaux eux-mêmes.

15

« Comment j’ai fait régresser la critique ? », art. cit., p. 31 sq. Michel FOUCAULT, « Les Hétérotopies » (version intégrale de la conférence radiophonique de décembre 1966), Paris, Lignes, 2009, p. 25. 16

ESSAIS DE PIERRE BAYARD LES SEPT BRANCHES DE LA CRITIQUE INTERVENTIONNISTE, PAR ORDRE D’APPARITION

La critique d’application Il était deux fois Romain Gary (Paris, Presses Universitaires de France, 1990) Le paradoxe du menteur. Sur Laclos (Paris, Minuit, 1993) Maupassant, juste avant Freud (Paris, Minuit, 1994) Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? (Paris, Minuit, 2004) La critique d’amélioration Le hors sujet. Proust et la digression (Paris, Minuit, 1996) Comment améliorer les œuvres ratées ? (Paris, Minuit, 2000) L’énigme Tolstoïevski (Paris, Minuit, 2017) La critique policière Qui a tué Roger Ackroyd ? (Paris, Minuit, 1998, « double » n° 55) Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds (Paris, Minuit, 2002, « double », n° 95) L’affaire du chien des Baskerville (Paris, Minuit, 2008, « double », n° 70) La vérité sur « Ils étaient dix » (Paris, Minuit, 2019, « double », n° 123) Œdipe n’est pas coupable (Paris, Minuit, 2021) La critique d’anticipation Demain est écrit (Paris, Minuit, 2005) Le plagiat par anticipation (Paris, Minuit, 2009) Le Titanic fera naufrage (Paris, Minuit, 2016) La critique par ignorance Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (Paris, Minuit, 2007) Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? (Paris, Minuit, 2012) Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? (Paris, Minuit, 2020) La critique quantique Et si les œuvres changeaient d’auteur ? (Paris, Minuit, 2010) Il existe d’autres mondes (Paris, Minuit, 2014) Et si les Beatles n’étaient pas nés ? (Paris, Minuit, 2022) La critique de dédoublement Aurais-je été résistant ou bourreau ? (Paris, Minuit, 2013, « double », n° 127) Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ? (Paris, Minuit, 2015)

L’ÉREINTEMENT DE PIERRE BAYARD Éric CHEVILLARD

Cher Pierre, ils sont bien insensés, vos collègues et amis, de me demander une contribution pour le recueil d’hommages critiques qu’ils méditent de vous offrir. Ignoreraient-ils que je me suis acquis, durant ma courte carrière de feuilletoniste pour Le Monde, une réputation de brute sans merci qui ne se penche jamais sur une œuvre ou un auteur que pour trouver le défaut de leur cuirasse ou de leur système et y introduire alors, l’écume aux lèvres et le sang aux yeux, un coupe-papier préalablement affûté sur la pierre à faux de la Mort elle-même ? Que voulez-vous, c’est une pulsion. Or je n’apprendrai pas au psychanalyste que vous êtes aussi qu’il ne sert à rien de refouler de si impérieuses passions. On a pu me comparer à l’Équarrisseur du Quercy et au Dépeceur du Doubs, qui sont en effet mes amis. Nous nous invitons à tour de rôle à nos barbecues et à nos pierrades, cher Pierre. Mais au fait, sont-ils donc si insensés, vos collègues et prétendus amis ? Ne pourrions-nous au contraire les soupçonner de savoir très bien ce qu’ils font et de me confier la besogne qu’ils n’osent abattre eux-mêmes, avec sournoiserie mais non sans lâcheté, de s’en remettre à moi pour dénoncer haut et fort les torts considérables que cause aux études littéraires votre misérable petite méthode critique paradoxale ? Vous avez découvert un filon que vous exploitez seul, égoïstement, tandis que vos collègues et amis honoraires s’acharnent sur le sol déjà mille fois retourné et épuisé de Yonville ou Combray pour en extraire sempiternellement les mêmes casquettes en poil de loutre et autres débris de moules à madeleines. Pour vous, en revanche, la matière neuve ne manque pas. Nous voyons même déjà affleurer vos prochains sujets d’étude. Il vous suffira de vous pencher pour les cueillir : Comment digérer une souris d’agneau que l’on n’a seulement pas mangée ; Comment faire le tour de la chambre de Xavier de Maistre alors qu’elle est fermée de l’intérieur ; Comment interpréter La Traviata avec une pomme entre les dents ; Comment raconter sa vie quand on est le fils d’un père impuissant et d’une mère infertile ; Que serait le théâtre de Shakespeare s’il avait vraiment vécu et si Anna Karénine avait plutôt conduit le train ; Les Cheveux bruns de Boucles d’or, enquête sur les impostures littéraires ;

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Le Chant du cygne de la Vilaine petite sirène, ou La Psychanalyse des contes de fées racontée aux sourds et aux culs-de-jatte ; Kafka judoka, ou la vocation cachée des écrivains célèbres ; Pécuchet et Bouvard, ou ce que gagnent les livres à être lus de droite à gauche, etc. Tout ce sang neuf que vous injectez impunément dans le vieux corpus, tel un docteur Frankenstein ès lettres, ne saurait créer que des monstres. Après Tolstoïevski, pourquoi pas Balzolac, Flauknert, René-Louis Charagon ou Barbey d’Aurebanvilliers Leconte de l’Isle-Adam ?! Vous ne reculez décidément devant aucun outrage ! La hargne vengeresse de vos ex-collègues et amis me semble des mieux fondée. Et tant que vous y êtes, tant que j’y suis, pourquoi pas encore cette autre leçon paradoxale intitulée Comment comprendre tout le contraire de ce qui est écrit ?

RECRÉATIONS

LA LEÇON DE MUSIQUE Uri EISENZWEIG

La critique interventionniste souffre d’une définition contradictoire. À la différence du discours habituel sur la littérature, elle se veut essentiellement pratique, « intervention », à l’égard, ou plus exactement au sein de cette même littérature. Ce qui est traditionnellement compris comme « critique littéraire » se situe nécessairement à l’extérieur de ce dont elle parle ; l’interventionnisme, lui, prétend aborder les textes de l’intérieur, en les modifiant. En les réécrivant, en quelque sorte. Or, cette réécriture s’accompagne inévitablement d’une présentation, d’une justification, sinon même d’une déclaration à ambition programmatique. Bref, d’un discours extérieur au texte. Aussi extérieur que celui de la critique littéraire habituelle dont l’interventionnisme prétend pourtant se distinguer – précisément sur ce point. D’où la contradiction. Le paradoxe. Au fond, un projet interventionniste cohérent et abouti devrait consister en une intervention non dite, muette. Pour ainsi dire invisible. Que la chose soit irréalisable ne doit attrister personne. Bien au contraire, c’est cette impossibilité qui génère les belles contorsions rhétoriques, l’écriture joyeusement délirante des meilleurs interventionnistes – site privilégié, http://intercripol.org/fr/index.html – avec à leur tête le père fondateur ici célébré. Acrobaties discursives qui, outre qu’elles procurent du plaisir au lecteur, ont à mon sens le mérite de souligner a contrario combien le discours critique contemporain semble compassé. Ce merveilleux talent des grands interventionnistes, je ne l’ai pas, malheureusement. Par contre, je me targue d’avoir à mon actif l’intervention la plus parfaite qui puisse être, en ce que justement, elle n’a jamais été présentée comme intervention. Il s’agit de l’entreprise que relatent les pages suivantes, où la chanson française s’est vue réinterprétée, modifiée, détournée, déformée, sans la moindre référence à quelque discours externe que ce soit, certainement pas à la critique interventionniste. De celle-ci, en fait, à l’époque dont je parle, je n’avais jamais entendu parler. Jourdain de l’interventionnisme, j’en faisais sans le savoir. D’où ma prétention rétrospective à avoir atteint une sorte de perfection dans la praxis interventionniste, cette perfection que recherchent désespérément

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mais en vain les Bayard, Julliot et autres Decout qui ne cessent de se débattre, les pauvres, dans la contradiction définitoire dont je parle. Contradiction à laquelle, par contre, mon ignorance et donc mon silence m’ont permis d’échapper. Jusqu’ici, du moins, puisque ce petit texte ne peut faire qu’il ne dise ce qui avait été si bien tu. Éphémère est la perfection, dans l’interventionnisme comme dans toutes choses. COMMENT CHANTER DES

CHANSONS QUE L’ON N’A JAMAIS ENTENDUES

L’histoire commence il y a une vingtaine d’années. Une crise sans précédent affecte les études françaises aux États-Unis, en attendant qu’elle se généralise à l’ensemble des humanités (c’est fait). Mes collègues du Département de français de l’Université de Rutgers, dans le New Jersey, me chargent de créer un nouveau cours pouvant attirer une audience plus large que celle qui est traditionnellement la nôtre. Bonne pâte, je me dévoue et, avec l’idée d’utiliser ce que je considère comme mes talents musicaux (mon fils m’expliquera un jour que je me fais des illusions mais il n’a pas encore cinq ans, je me fais donc des illusions), je décide de créer un cours sur la chanson française. Pas vraiment « sur » elle, en fait. Au cours des années à venir se développeront bien des approches formelles de ce qui est communément appelé « chanson » et je lirai avec intérêt certains des travaux en question. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Le cours auquel je pense n’est aucunement du type « la chanson comme genre littéraire », même pas par anticipation, comme dirait un ami qui m’est cher. Non, ce que j’ai l’inconscience d’imaginer au début des années 2000, c’est d’amener des étudiants dont beaucoup ne savent ni chanter, ni le français à chanter en français. À chanter l’une après l’autre, au fil des vingt-huit sessions bi-hebdomadaires d’un semestre, accompagnés par mon accordéon, les quelque 80 chansons que j’aurai sélectionnées parmi celles qui ont été chantées ou écoutées dans la France des XIXe et XXe siècles. L’idée pédagogique est simple : mettre à profit le statut social privilégié de la chanson dans notre société (on a ce qu’on mérite) pour faire connaître aux étudiants ce pan de la vie culturelle française, non pas théoriquement, de l’extérieur, mais concrètement, physiquement même, pourrait-on dire. Objectif second, que doit servir le choix du répertoire : proposer un éclairage différent de ce qui est habituellement offert sur l’histoire sociale de la modernité, en évoquant l’évolution des pratiques

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et formes de la chanson depuis la Révolution. Plus tard, à la fin de la première édition du cours, les étudiants évoqueront eux-mêmes un effet pédagogique supplémentaire, que je n’avais pas anticipé : une extraordinaire amélioration de leur prononciation en français, y compris chez ceux qui continuent à ne pas bien comprendre les paroles qu’ils chantent. Le projet est approuvé par mon département et commencent les travaux préparatoires. Les questions d’ordre logistique sont vite résolues. Je crée un site sur lequel je télécharge fichiers mp3 et paroles, accompagnées de traductions anglaises approximatives, et j’organise l’ensemble en quatre parties successives : un choix de chansons enfantines ; une série chronologique où chaque chanson est associée à un événement ou une période distincte de l’histoire de France depuis 1789 ; une section consacrée à des chansons sur Paris ; et une quarantaine de chansons de ceux (et celle, Barbara) que, comme tout le monde, ou presque, je considère comme les grands auteurs-compositeurs-interprètes de l’âge d’or du genre, de l’avant-guerre aux années 1970. Le travail des étudiants consistera à préparer chaque session en écoutant les chansons indiquées pour ce jour-là dans le programme, tout en lisant les paroles ou leur version anglaise, selon qu’ils sont capables ou non de déchiffrer un texte en français. Puis, à l’heure et au jour venus, de les chanter, en groupe. Tout à la création du site, je néglige de choisir pour le cours une salle insonorisée, avec comme conséquence une impopularité croissante de la chanson française dans le département d’anglais voisin. Mais bon, l’omelette, les œufs, tout ça. Je réparerai la gaffe pour les éditions suivantes (il y en aura six en quinze ans). Bien entendu, il me faudra gérer la timidité de bien des étudiants. Chanter en public n’est pas évident pour tout le monde et encore moins lorsqu’il s’agit de le faire dans une langue que l’on ne connaît pas, ou peu. Ce à quoi s’ajoute le défi que représentent la plupart des chansons pour des Américains qui ne les ont jamais entendues jusqu’à la veille du jour où ils doivent les chanter. Pour surmonter les inhibitions, je compte sur l’effet de groupe, où les voix individuelles sont noyées parmi les autres (enfin, il faut l’espérer), et surtout sur le côté ludique de l’expérience. De fait, après la prévisible perplexité initiale, la réaction des étudiants deviendra de plus en plus enthousiaste, plusieurs d’entre eux allant jusqu’à me parler, à la fin du semestre, de l’effet quasi-thérapeutique que leur auraient fait les sessions de chants bi-hebdomadaires. Il faut dire que Rutgers étant une Université d’État, sa population estudiantine ne provient que rarement des classes les plus privilégiées. Et s’agissant

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du New Jersey, la diversité ethnique et culturelle des étudiants est exceptionnelle. Ce mélange à la fois culturel et socio-économique a son charme, certes, lequel joue peut-être dans la décision de certains enseignants de rester à Rutgers plutôt que de prendre un poste offert dans une université dite d’élite (« Ivy League »). Mais le charme n’exclut pas la tension, et l’angoisse de l’étudiant est souvent palpable, à Rutgers, quant à la nécessité de trouver un emploi une fois les études terminées – et donc de « réussir » dans celles-ci. D’où, je crois, une grande partie du plaisir singulier que tant d’étudiants diront trouver dans le cours : il ne s’agit pas simplement de ce que celui-ci est plus « facile » (ce qu’il est) mais du fait que très précisément, et très concrètement, on y chante. Facilitera aussi les choses la présence de l’accordéon, instrument que beaucoup d’étudiants n’ont jamais vu ni entendu auparavant et qu’ils trouvent donc plaisamment exotique. À vrai dire, l’accordéon n’a jamais été totalement absent de la scène musicale américaine : il fut souvent utilisé au XIXe siècle et reste un instrument majeur de la musique cajune, en Louisiane. Mais il est vrai qu’il est beaucoup moins présent dans l’Amérique des XXe et XXIe siècles, même si les connaisseurs savent son utilisation par le grand bluesman Lead Belly au cours des années 1930, par le groupe folk Almanacs Singers de Pete Seeger et Woody Guthrie au début des années 1940, puis, plus tard, par des musiciens rock sophistiqués comme ceux du Band (années 1960 et 1970) ou Tom Waits (surtout à partir des années 1980). Dans mon cas personnel, la possession d’un accordéon est due à sa place privilégiée dans le folklore israélien d’avant les années 1970, conséquence, sans doute, de l’héritage culturel russe des générations fondatrices, et surtout de ce que l’instrument convenait aux pratiques musicales d’une société pauvre et initialement marquée par un esprit collectiviste. Enfant, mes parents me l’avaient offert à l’occasion de notre immigration en Israël, dans l’idée d’y faciliter mon intégration par le biais de ma passion pour la musique. Le projet d’intégration capota très vite mais l’accordéon me resta, et aujourd’hui encore, à New York, j’en joue parfois dans des réunions avec d’autres exilés qui aiment faire revivre, en les chantant, les chansons d’un bel Israël qui n’existe plus – à supposer qu’il ait jamais existé. Je digresse. Revenons vite à mon cours sur la chanson française. COMMENT AMÉLIORER UN RÉPERTOIRE MÉDIOCRE Le plus gros effort préparatoire concerne la sélection. Il y a évidemment les difficultés que pourraient poser des jeux de mots trop complexes ou

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des références trop franco-françaises, ainsi que les chansons comportant des virelangues ou du moins des suites musicalement rapides de phrases ou mots de prononciation difficile pour un Américain. Problème aisément résolu par l’exclusion de performances de type « Valse à mille temps », de Brel, ou « Débit de l’eau, débit de lait », ce petit bijou de Trenet et Francis Blanche. Mon plus grand regret : l’impossibilité d’imaginer mes étudiants chantant quoi que ce soit du merveilleux Boby Lapointe. Le deuxième choix nécessaire n’est pas trop ardu, lui non plus. Il concerne la partie historique du cours, où je n’hésite pas à me conformer au consensus le plus banal. Car comment ne pas inclure « La Carmagnole », « Ça ira », « Le Temps des Cerises », « Les Canuts », « L’Internationale », ou « Le Chant des partisans » ? Je pourrais le faire que je ne le voudrais pas, ces mélodies et textes aisément assimilables me permettant d’insister sur ce qui, même aujourd’hui, reste si profondément étranger à la culture américaine : la place privilégiée de l’histoire, de l’histoire sociale en particulier, dans l’imaginaire européen et plus spécialement français. Je serai d’ailleurs conforté dans ma décision par l’enthousiasme des étudiants pour la partie « sociale » du répertoire, à laquelle, guerre en Iraq aidant, ils rattachent spontanément l’antimilitarisme de chansons comme « La Butte rouge », « Giroflé girofla » (version moderne), « Quand un soldat », sans oublier « Le Déserteur », bien entendu – mais le classique de Vian avait déjà été introduit dans l’Amérique de la guerre du Vietnam par Joan Baez et le trio Peter Paul and Mary. En fait, plusieurs étudiants de la première édition du cours chanteront l’Internationale avec tant de conviction, en français et en anglais (dans la jolie version de Billy Bragg – pourquoi n’y a-t-il pas de Billy Bragg pour l’indigeste texte français ?), que je me ferai plaisir deux ans plus tard en créant un autre cours du même modèle mais dans le programme de Littérature comparée : « Songs of the Left ». Plus de trente étudiants y chanteront avec ferveur une série de merveilleuses chansons ouvrières américaines, anarchistes yiddish du New York de la fin du XIXe, antifascistes allemandes des années 1930 et espagnoles de la guerre civile, ainsi que le répertoire français convenu – toutes dans leurs langues d’origine, dont la plupart sont totalement étrangères aux étudiants. La présidence Bush ne fera d’ailleurs qu’accentuer l’à-propos des heures passées en cours, entre une chanson et l’autre, à évoquer la Commune, les combats syndicaux dans l’Amérique des premières décennies du XXe siècle, ceux des anarchistes juifs contre les sweatshops du Lower East Side, la guerre civile en Espagne, et l’extraordinaire activisme humaniste du grand Paul Robeson (troisième étudiant noir de l’histoire de Rutgers, soit dit en passant), qu’il s’agisse du combat anti-raciste en Amérique, du

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soutien aux anti-fascistes espagnols, ou, plus tard, de la résistance au maccarthysme. Je regretterai beaucoup de ne pas pouvoir rééditer « Songs of the Left », mais ma fidélité va d’abord au département de français et au cours sur la chanson exclusivement française. Où s’impose un partage de plus, cette fois dans le domaine enfantin. Aux dépens des jolies compositions d’Anne Sylvestre, Henri Dès, Yves Duteil et quelques autres, je privilégie les chansons enfantines dites « classiques », c’est-à-dire, comme on sait, plus ou moins traditionnelles mais appropriées par – plus exactement : pour – cette classe nouvellement légiférée, au XIXe siècle, que sont les enfants. Anciennes voix-de-ville, chansons de soldats, simples rondes, sans oublier une ou deux bergerettes du XVIIIe siècle, parler des origines relativement lointaines du répertoire enfantin contemporain permettra de souligner a contrario, à travers l’évocation de la publication simultanée de deux recueils pionniers, la modernité de la distinction, désormais, entre des chansons étiquetées « populaires » (1843) et celles d’entre elles destinées spécifiquement aux enfants (1846). Le cours en profitera pour insister sur l’invention romantique de l’« héritage » voulu national dont se réclament ces recueils et plusieurs autres de la même époque, et, donc, sur la place grandissante de la chanson dans la construction imaginaire des diverses « communautés » et « identités » dont notre modernité prétend être constituée. Enfin, les sessions consacrées à la chanson enfantine permettront également de mentionner la transition de chansons héritées de traditions en majorité orales aux œuvres signées, avec la création de la S.A.C.E.M. en 1851, puis les révolutions technologiques permettant l’enregistrement et la diffusion, et donc la transformation formelle, du domaine musical, chansons incluses. Mais tout cela va plus ou moins de soi, de même que n’est pas trop difficile à effectuer le choix d’une douzaine de jolies chansons exprimant la nostalgie très parisienne de quartiers disparus ou devenus méconnaissables au fil des grandes transformations urbaines et démographiques des dernières cent-cinquante années, autre occasion de se pencher sur les rapports entre la chanson et l’histoire. C’est avec le règne grandissant du commerce dans le domaine musical, en particulier à partir des années 1930, que s’impose la tâche véritablement délicate : séparer le bon grain de l’ivraie dans la construction de ce qui sera inévitablement perçu par mes étudiants comme une sorte de mini-« canon » de la chanson française du XXe siècle. Je dis « tâche délicate » mais l’adjectif n’exprime pas vraiment ce que je ressens face à l’océan de médiocrité que favorise depuis longtemps le

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format « chanson », qu’il soit français ou non. Tout genre musical comporte des déchets, bien sûr, mais il n’y a que la musique populaire contemporaine pour en avoir qui soient aussi omniprésents dans notre univers acoustique. Perversion que l’on retrouve d’ailleurs dans un autre domaine culturel qui m’intéresse, le roman policier. Car si le genre est formellement et historiquement passionnant, et illustré par plusieurs chefs-d’œuvre, il est tout de même indéniable que ce ne sont pas ceux-ci mais d’innombrables et innommables navets qui le représentent sur le marché. À tel point, du reste, que des écrivains médiocres mais efficacement commercialisés – modèle du genre : Agatha Christie – finissent par être considérés comme dignes d’attention par certains critiques pourtant fort sophistiqués (pluriel de précaution). Phénomène inexplicable, vraiment, sauf à supposer qu’à l’exception de deux ou trois textes, ces critiques parlent de livres qu’ils n’ont pas lus. Mais revenons à la chanson. Et donc aux mélodies sans originalité – lorsqu’il y a mélodie – et aux paroles déprimantes de bêtise qui, les décibels ambiants étant ce qu’ils sont, sont bien plus difficiles à ignorer que les mauvais livres. Personnellement, j’y réussis plus ou moins en me plongeant dans la musique salvatrice, parce qu’à la fois classique et constamment renouvelée, qu’est le jazz (instrumental surtout, n’est pas Mose Allison qui veut). La chanson (et le rock, avec les exceptions que l’on imagine, Randy Newman, Robert Wyatt, Captain Beefheart, Tom Waits...), j’en écoute généralement aussi peu que possible, sauf parfois dans des langues que je ne comprends pas. Ce qui, d’ailleurs, n’est pas une garantie absolue : grand fan de musique brésilienne, je commis un jour l’erreur de demander à une amie de me traduire les paroles de quelques chansons du merveilleux Jobim. Le traumatisme fut durable. Depuis, je veille encore plus soigneusement qu’avant à ne rien comprendre de cette langue si musicalement superbe qu’est le portugais brésilien. Le français, par contre, m’est familier. D’où ma détermination à préserver le cours de la lamentable pauvreté encombrant ondes et disques. Je ne céderai que deux fois. Sur le phénomène yé-yé, d’abord, qui ne peut pas être totalement ignoré : je limite toutefois les dégâts à l’emblématique « Tous les garçons et les filles » de Françoise Hardy, l’astucieux « Poupée de cire poupée de son » de Gainsbourg, et le profondément infantile mais très entraînant (comme on disait autrefois de la musique militaire qu’elle est « entraînante ») « Champs-Elysées » (paroles – si l’on peut dire – de Pierre Delanoë). Quelques années plus tard forcera l’entrée dans mon cours le sacchariné « La vie en rose », dont la popularité américaine sera un des dommages collatéraux du film à succès que

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l’on sait. Mais ces petits passages à vide seront vite oubliés grâce aux belles chansons programmées pour la seconde moitié du semestre. Et ce sera un plaisir vraiment singulier de voir ces Américains de dixhuit, dix-neuf ou vingt ans éblouis par Trenet, Prévert (et Kosma), Brassens surtout ; émus en chantant « Nantes » ou « Voir un ami pleurer » ; ou s’accrochant pour assimiler certains textes d’Aragon magnifiquement mis en musique par Ferré (mais les interprétations que je préfère, et qui sont donc sur le site, sont celles de Philippe Léotard accompagné par le superbe accordéon de Philippe Servain). Et si je n’écoute plus moi-même ces enregistrements que je connais trop bien, je ne cesserai de me régaler de la sorte de nouvelle vie que les étudiants insuffleront aux chansons en se les appropriant tant bien que mal, avec les déformations dues aux forts accents d’origines diverses, mais avec un enthousiasme auquel, très sincèrement, je ne m’attendais pas en préparant le cours. Certains les chantent si bien, du reste, que le premier cours se terminera sur l’enregistrement d’un CD, modèle impromptu qui sera répété par la suite. Ce premier CD sera d’ailleurs une telle surprise qu’un ami journaliste parisien prendra l’initiative d’en faire parvenir une copie à une radio (FIP, je crois) qui en diffusera la première plage, non sans se (et me) demander « dans quelle langue “Aux marches du palais” est si joliment chanté ». Le chanteur effectivement superbe dont il s’agit sera un étudiant récemment arrivé de Taiwan, star de la chorale de son église chrétienne (très), et dont l’enthousiasme sera tel que je le retrouverai dans mon cours « Songs of the Left » évoqué plus haut. Sur le CD de ce cours-là, d’ailleurs, je me fais encore plaisir en ré-écoutant parfois son interprétation de « Keiner Oder Alle » (de Brecht et Eisler), de « Die Thälmann-Kolonne » (Ernst et Dessau), et de « Mayn Tsavoe » (Dovid Edelshtadt). Inutile de préciser, je suppose, que mon étudiant ex-taiwanais ne connaissait pas plus l’allemand ou le yiddish que le français. Au CD final de chacun des six cours sur « La Chanson » s’ajoutera un livret avec des commentaires d’étudiants sur telles ou telles chansons et, surtout, leurs traductions des paroles. Traductions en anglais, bien entendu, mais viendra une année où, tenant à rendre hommage à la diversité culturelle de la classe, je demanderai que les chansons du CD soient cette fois traduites dans les langues d’origine des étudiants-traducteurs, ou du moins de leurs parents ou grands-parents. « Le temps des cerises » sera ainsi traduit en grec, « Ménilmontant » en mandarin, « Les copains d’abord » en polonais, « Le parapluie » en arabe, « Il n’y a plus d’après » en créole, « Le déserteur » en tagalog, « Verlaine (Chanson d’automne) » en hébreu, « Que reste-t-il de nos amours » en hindi, et ainsi de suite. Bien entendu, je n’aurai aucune idée quant à la qualité de la plupart de ces traductions, mais je me

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contenterai aisément du plaisir pris par les étudiants à y travailler, souvent avec l’aide de tel ou tel membre de leur famille. Je ne suis pas près d’oublier l’émotion de l’étudiante me racontant l’enthousiasme avec lequel sa mère d’origine togolaise l’aida à traduire « L’âme des poètes » en éwé. LE TALON D’ACHILLE, SON OREILLE Mais voici que surgit une note discordante dans ce qui, jusqu’ici, n’était qu’harmonie (ordre, beauté, etc.). Elle se fait entendre au cours d’un de mes déjeuners annuels, parce que parisiens, avec un ami que j’aime et admire tout particulièrement. Nos échanges portent d’abord sur les sujets habituels : Obama, le roman policier, l’exécrable ministre de l’enseignement supérieur du moment, les univers parallèles, Auguste Maquet... Une fois la question Maquet épuisée (pour cette fois-ci), la conversation s’égare du côté de la chanson française. J’évoque quelques grands auteurs-compositeurs-interprètes de mon cours. « Et Aznavour ? » dit soudain mon ami. Je manque de m’étrangler sur mon tartare. « L’acteur ? », je finis par demander, le nez sur mon assiette. Mais il s’obstine. « Je te parle de Charles Aznavour, du grand Aznavour ». Achille (ce n’est pas son vrai nom, bien sûr, mais je préfère lui conserver ici le plus strict anonymat ; il a d’ailleurs un faible pour les noms tirés de la mythologie grecque) – Achille est réputé, à juste titre, pour son sens de l’humour. À tel point que je ne suis pas toujours certain s’il est sérieux en proclamant (ou écrivant) ceci ou cela. Cette fois, pourtant, il n’a vraiment pas l’air de plaisanter, ce qui m’inquiète. Je décide de la jouer prudente, pédagogique même. « Oui, bon, je comprends. J’imagine qu’il peut être distrayant de l’écouter sur la ligne 13 ». Achille me parle souvent de la ligne 13. « D’ailleurs, j’ai moi-même une amie qui dit aimer Claude François ». Là je mens comme un trump, bien sûr, mais je ferais n’importe quoi pour ménager une porte de sortie à mon ami. Rien ne semble pourtant l’ébranler. Je me replie sur le terrain de la vérité : « Tu comprends, mon cours, il faut qu’il soit d’un certain niveau. Brassens, Ferré, Trenet... Le haut de gamme, quoi ». Mais le terrain de la vérité est miné et le jeu de mots ne fait que l’exaspérer : « Trenet ? Qu’est-ce que c’est que ça, Trenet ? Je te parle d’un grand poète. Charles Aznavour ! Ne me dis pas que tu n’écoutes jamais Aznavour ? » Non, bien sûr que je ne l’écoute jamais. D’autant plus que je l’entends trop souvent. Rien que sa voix, déjà, m’est totalement insupportable : les larmoiements à trémolos, ça va, j’ai déjà donné, j’ai même dû un jour écouter pendant près de dix minutes de l’horripilante musique (si l’on peut

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dire) « klezmer », expérience qui m’a dégoûté à jamais de la clarinette. L’Arménie a souffert, je sais, nous avons tous souffert, mais ce n’est pas une raison pour pleurnicher à longueur de CD. Surtout que ce sur quoi pleurniche Aznavour, c’est toujours, partout et uniquement Aznavour. Je, moi, je, moi, ma, mon... Je ! Premier mot de la première chanson qu’il ait jamais enregistrée (« J’ai bu », 1945), puis de centaines d’autres, y compris l’emblématique « Je m’voyais déjà » (1960), le problème étant évidemment qu’il n’a jamais cessé. Ah, si le nombrilisme d’Aznavour pouvait susciter un révisionnisme comme celui qui tente de faire oublier le racisme et l’antisémitisme d’Agatha Christie (ceux d’avant 1940-45 ; on devint plus prudente après, n’est-ce pas)... Pourquoi pas un remastérisé « Il s’voyait déjà », par exemple ? On encaisse bien l’imbécile Ils étaient dix ! À l’instar du pauvre Maquet, Aznavour restera un sujet de désaccord entre Achille et moi, à d’autres déjeuners, dans des échanges d’emails. Connaissant mon admiration pour Romain Gary, il ira un jour jusqu’à m’envoyer une photo de l’écrivain et Seberg à un concert du « grand poète », auteur du transcendant classique « Mé qué, mé qué ». Sauf que sur cette photo, justement, Gary et sa femme n’ont pas du tout l’air de s’amuser. Mais le temps passe, et la pandémie exerce ses ravages. Après deux ans sans revoir mon ami, la nostalgie me décide un jour à revisiter son crooner préféré, à réécouter quelques-unes de ses chansons. Je m’efforce d’ignorer la voix et veux bien reconnaître que certaines compositions sont passables : « La bohème » (1965), « Les comédiens » (1962), « La Mamma » (1963), « Que c’est triste Venise » (1964, à condition, bien sûr, d’ignorer le débile « Adieu tous les pigeons » de la dernière strophe). Rien n’est simple, pourtant, car alors que ces chansons passent sur mes haut-parleurs, j’ai soudain l’impression incongrue de ne pas y entendre le sempiternel pronom personnel. Surpris, je vérifie, et effectivement, exception faite d’un ou deux vers de « La bohème », pas un seul « je », pas un seul « moi » ! Étonnant. Sauf que je constate alors que pour ces chansons-là, les paroles ne sont pas d’Aznavour... Restent tout de même les mélodies, qui sont bien les siennes, et qui ont un certain charme. Reste surtout l’amitié, qui m’est mille fois plus précieuse que n’importe quelle chanson. Je ne sais pas si je le dirai jamais à Achille, mais c’est décidé, la prochaine édition de « La chanson », à Rutgers, portera sa marque, la marque de son intervention. On y chantera une chanson de Charles Aznavour.

HISTOIRES DE PRINCES-SANS-RIRE BAYAVEL OU MACHIAYARD ? Jean-Louis FOURNEL INTRODUCTION : DE N.M.

POUR

P. B.

D’aucuns pensent que la critique interventionniste a vu le jour il y a quelques années dans la tête d’un professeur singulier de l’université de Vincennes transférée à Saint-Denis. Et pourtant son patronyme de chevalier et son allure de Don Quichotte auraient pu inciter ses lecteurs à creuser au-delà (ou plutôt en-deçà) de notre siècle. Je propose ici d’envisager une autre hypothèse, sous bénéfice d’inventaire évidemment : elle aurait bien pu voir le jour dans l’esprit d’un Secrétaire florentin, un peu facétieux à l’occasion lui aussi, à cheval entre XVe et XVIe siècle. Mais pourquoi cette intervention est-elle donc tombée dans l’oubli presque instantanément, pour ne ressurgir que cinq siècles plus tard ? Pourquoi cette proposition prometteuse fut-elle étouffée ? Pour plusieurs raisons : parce qu’elle n’était « pas finie » et que l’auteur la laissa en plan ; parce que l’auteur ne parvint pas tout à fait à faire de l’humour un moteur de cette histoire ; enfin parce que se développa pour le combattre une autre critique interventionniste vulgaire, un peu factieuse, faute de savoir être facétieuse, en tant qu’elle vise moins à tirer d’une œuvre ce qu’elle n’a pas dit clairement qu’à détruire ce qu’elle a développé très explicitement. Dès lors, son auteur fut confiné à un autre rôle : au mieux celui qui met des dents de loup aux brebis1 ou, au pire, celui qui offre aux tyrans de tout poil un utile viatique. Dans les deux cas, cela manquait trop fortement de drôlerie pour nous aider à abattre le rempart séparant la politique de la fiction. Quoi qu’il en soit l’homme fut suffisamment décrié pour jeter un voile sur ce qu’il avait imaginé d’un autre récit du monde, peutêtre parce que si l’on peut jouer et jongler, au sens noble de ces deux verbes, avec la littérature, il est plus malaisé de le faire avec la politique et l’histoire.

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XVIIe

Selon les mots de Traiano Boccalini dans ses Ragguagli di Parnaso au début du siècle.

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DE L’ÉCRITURE COMME INCURSION ET EXAMEN : L’INTERVENTIONNISME D’APPROPRIATION POLITIQUE2 Tout commence dans l’ennui et la rigueur philologique. Bernardo Machiavelli (1428 ?-1500), docteur en droit et avocat sans cause, fut chargé en septembre 1475 d’établir un index pour une édition nouvelle des Décades de l’histoire romaine de Tite Live. Cette commande explique la présence dans la bibliothèque de Bernardo d’un exemplaire de l’histoire romaine de Tite-Live, un livre in-folio qui valait son prix à l’époque, et qu’il reçut en rétribution de sa contribution au travail d’édition demandé : l’établissement d’un index des noms de lieux pour une autre édition de Tite-Live en préparation. Déjà alors le travail des lettrés n’était pas grassement payé…3. Ce livre est sans doute un exemple qui pourrait avoir sa place dans un musée des embrayeurs des diverses critiques interventionnistes, puisqu’il fut à l’origine de la conception des Discours sur la première décade de Tite-Live, œuvre ouverte de l’autre Machiavel, le fils, Niccolò (1469-1527). Dans cette élaboration de « discours », l’auteur du Prince s’affranchit du respect quasiment sacré que suscitait chez ses contemporains le texte de Tite-Live, bible laïque de l’histoire républicaine romaine, le texte antique peut-être le plus lu et commenté par l’humanisme italien4. Machiavel-le-fils s’en prend à ce monument, il le déboulonne, se comportant comme un de ces effrayants islamo-gauchistes qui font si peur à nos ministres, et il malmène l’historien romain : il invente certains passages, il traduit de mémoire sans trop se soucier des erreurs ou des lacunes, il tombe à bras raccourcis sur le texte antique, il l’écartèle à loisir pour mieux en tirer ce qui l’intéresse hic et nunc et qui entretient un rapport parfois ténu avec cette œuvre qu’il entendait, selon le dessein soi-disant revendiqué, simplement commenter. Il n’est pas ligoté par un respect sacré de l’auteur, par la continuité linéaire de l’œuvre, par le maintien de sa structure ou par la cohérence de son sujet. Il recrée ainsi un autre texte au fil d’incursions brutales dans le texte original. Le mot de « discours » (discorsi) est inventé pour l’occasion dans cette signification particulière 2 Je remercie un autre ami bien cher, Denis B., de sa relecture et de sa contribution à ma titraille, qui le plagie allégrement. 3 Voir Catherine ATKINSON, Debts, Dowries, Donkeys. The Diary of Niccolò Machiavelli’s Ftaher, Messer Bernardo, in Quattrocento Florence, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2002, p. 142-143. 4 Quiconque veut en savoir plus sur cette histoire-là lira utilement Andrea SALVO ROSSI, Il Livio di Machiavelli. L’uso politico delle fonti (Rome, Salerno, 2021).

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puisque, comme le pointait Carlo Dionisotti, « avant les Discours de Machiavel, il n’y a rien », soulignant par là que, si on pouvait trouver auparavant des textes portant le titre de discours (notamment en latin), Machiavel était le premier à user de cette catégorie pour une telle écriture. L’œuvre est inédite, radicalement, parce que le processus d’écriture l’est : avant de concerner le langage argumenté ces « discours » renvoient d’abord, par la grâce de l’étymon latin discurrere, au fait de courir çà et là, de se répandre de différents côtés. À ce titre, il est employé aussi dans le lexique de la guerre et nous parle de coups de main, de courses échevelées, de chevauchées en territoire ennemi. L’histoire romaine devient une fiction significative dont il est loisible de se servir pour penser et dire le temps présent et surtout pour intervenir sur ce temps présent. Le discours n’est pas une argumentation, propre au commentaire et à la glose, mais un examen d’une situation circonscrite dont on invente les contours et dont on identifie les enjeux dès lors qu’on retrace cette histoire-là. Machiavel revendique clairement mais implicitement (il ne théorise pas la chose) un droit à manipuler Tite-Live, à s’en servir comme d’une matière, voire d’une boîte à outils utile à son bricolage, à y voir le récit par anticipation de ce que Florence a pu vivre et vit encore, surtout de ce qui est le plus négatif dans la vie politique de la cité (les mauvais conflits, ceux qui ne portent pas en eux la liberté des citoyens, contrairement à ces bons conflits qu’illustrèrent les premiers tribuns de la plèbe). En quelque sorte, le Tite-Live de Machiavel ne raconte pas l’histoire de Rome mais celle de Florence, sans jamais qu’il fasse jouer à l’historien un rôle de prophète (ce serait trop simple, tellement attendu au regard des nombreux prophètes qui parsèment les Écritures saintes, et du rôle prophétique que, depuis Dante mais pas seulement, le Moyen Âge a conféré à Virgile, du moins dans la péninsule italienne). Et ce d’autant plus que, évidemment, Tite-Live – alors que Florence de son temps n’était qu’un territoire forestier autour de l’Arno où s’ébattaient les bêtes sauvages – nous parle donc de Florence, par anticipation. Pour saisir ce qu’entreprend Machiavel quand il écrit ses Discours, il faut à la fois se départir de ce que nous mettons aujourd’hui dans ce terme de « discours » et de ce que le titre laisse penser d’un projet de commentaire systématique de « la première décade de Tite-Live », donc des origines, question sensible s’il en est dès lors que l’on entend que l’histoire fricote avec la psychanalyse. Machiavel se donne une grande liberté pour se saisir, au fil d’incursions interprétatives, de tous les cas qu’il entend considérer, quelles que soient leurs places respectives dans

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l’histoire romaine de Tite-Live. Mais Machiavel a-t-il vraiment, à un moment donné, songé à suivre le continuum du texte antique ? Il est permis d’en douter quand on constate que, même dans les premiers « discours », l’accent est mis sur certaines questions et pas sur d’autres, et que tous les chapitres de l’histoire des débuts de la Rome antique ne sont pas commentés. Le principe qui guide la conception des « discours » est en effet celui de la sélection : sélection des textes à commenter, des thématiques privilégiées, des illustrations historiques du propos, des cas significatifs. Il ne s’agit pas – encore une fois – de commenter l’histoire de Rome mais d’aller chercher dans l’histoire de Rome uniquement ce qui peut être nécessaire à une compréhension du monde, et notamment de la crise de la République florentine. Bref, l’objectif est d’échapper à ces pratiques d’antiquaires selon lesquelles un fragment d’une statue antique a été acheté à grand prix pour l’avoir auprès de soi et donner du lustre à sa maison – selon les mots d’un Machiavel un peu moqueur dans le prologue de son texte. Il ne s’agit pas vraiment d’imiter mais d’inventer, non de redonner vie à ce passé romain, car toute trace n’est pas pertinente, mais de voir ce que dit le passé du présent. Il convient de choisir et de mettre en récit une histoire « à trous » qui portera le lecteur à sortir en permanence de Tite-Live pour s’attarder à Florence. Quand Machiavel souligne que les deux sources de son savoir sont les choses antiques et les choses modernes, entendant par là ses lectures et son expérience pratique (dans la lettre de dédicace du Prince), le constat ne suppose pas deux blocs de matériaux hétérogènes et statiques, dénués d’intersections : c’est leur mélange, c’est le brouillage des temps, qui fait sens car chacune des deux composantes féconde l’autre et c’est cela qui justifie l’interventionnisme ante litteram du Machiavel critique historique. L’examen que permettent les « discours » porte bien à croiser les expériences directes et livresques afin de trier ce que Tite-Live dit de la vie politique florentine. TEL EST

PRIS QUI CROYAIT PRENDRE

: L’INTERVENTIONNISME D’EXCLUSION

POLITIQUE

Symétriquement, s’il est un auteur dans l’histoire de la pensée et de la littérature européenne dont les textes ont donné lieu à une critique dont on pourrait croire, selon une première analyse hâtive, qu’elle est hyper-interventionniste, c’est bien Machiavel. Un peu plus de dix ans après sa mort, à la fin des années 1530, voilà que le cardinal Reginald Pole commence déjà à donner un autre auteur au Prince en posant qu’il s’agit là d’un texte

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« écrit du doigt du diable »5 ! Vingt ans plus tard, notamment à Florence, dans l’entourage du duc de Toscane Côme 1er, on tente de « sauver » Machiavel en améliorant ses écrits afin de promouvoir une édition « corrigée » (à savoir expurgée) susceptible d’échapper à l’Index des livres prohibés qui est en voie de constitution sur l’initiative de la Curie romaine6. Après la Saint-Barthélemy (24 août 1572), les textes de Machiavel se détachent de leur auteur et le nom de Machiavel s’écarte de toute référence historique – les premiers devenant les traités du mal en politique et le second une sorte de métonymie ou d’antonomase du tyran. Le nom propre s’efface devant la création d’une constellation d’adjectifs (machiavélique, machiavéliste, machiavélien) et d’un nom commun (machiavélisme) qui prennent leur autonomie par rapport à leurs référents. Tout au long de l’Ancien Régime, et au-delà jusqu’à nos jours, les dialogues au Paradis ou aux Enfers de Machiavel avec divers auteurs (Aristote, Platon, Thomas d’Aquin, Hobbes, Montesquieu, Locke, Rousseau e più ne hai più ne metti) qui écrivirent avant ou après lui se multiplient : la chose, on le sait, est fréquente dans l’histoire de la philosophie académique et dans l’histoire des idées traditionnelle en général mais, dans ce cas précis, elle devient une forme de passage obligée. Albert Chérel (1880-1962), un universitaire français du début du XXe siècle, consacre un de ses trois volumes sur La pensée de Machiavel en France (1935) au « machiavélisme avant Machiavel » : il s’avère bien que Machiavel n’est plus un acteur de l’histoire, il en devient un de ses invariants, un marqueur, un critère, jusqu’à exister avant même que l’auteur du Prince ne fût né. Le patronyme laisse place à tout un champ sémantique qui oblitère le texte et son auteur en les faisant disparaître dans des catégories génériques. Si l’anti-machiavélisme constitue progressivement un chapitre à part entière de la pensée politique européenne, c’est bien selon les principes d’une enquête à charge où on connaît d’avance le criminel. Mais, comme 5

Apologia ad Carolum V, 1539. Voir Giuliano PROCACCi, Machiavelli nella cultura europea (Bari-Roma, Laterza, 1995) ainsi que Piero INNOCENTI et Marielise ROSSI, Bibliografia machiavelliana (Roma, Vecchiarelli, 4 vol., 2015 et suivantes) ou encore ANGLO Sidney, Machiavelli: The First Century: Studies in Enthusiasm, Hostility, and Irrelevance (Oxford, Oxford University Press, 2005). La censure romaine distinguait différentes catégories : les œuvres singulières à proscrire, le rejet de l’ensemble des publications de certains auteurs, les textes dont on pouvait envisager la publication à condition de les « corriger » (donec corrigatur). Dans le cas présent rien n’y fait et Machiavel est inséré en 1559 puis de nouveau en 1564 dans l’Index (et dans la catégorie la pire, celle des hérétiques dont l’œuvre tout entière était condamnée et qui faisait objet d’une damnatio memoriae). Mais, jusqu’en 1596, différentes tentatives d’« expurgation » des textes de Machiavel virent le jour (cf. l’entrée Indice de l’Enciclopedia machiavelliana écrite par Vittorio Frajese – Roma, Treccani, 2014). 6

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dans tout bon polar, ce qui est évident n’est pas vrai et le lecteur est poussé à revenir précisément sur ces textes. Prenons l’exemple du plus célèbre d’entre eux, celui qui donne le coup d’envoi de l’anti-machiavélisme de papier, à savoir l’Anti-Machiavel du huguenot bien nommé Innocent Gentillet, publié à Genève en 1576. Le texte développe une sorte de reprise de la méthode des Discours mais de façon beaucoup plus grossière puisque les citations (cette fois à condamner) figurent en exergue de chaque section, avant d’être systématiquement démontées et rejetées. Sommes-nous donc en présence d’un pamphlet intervenant précisément sur un texte pour le détruire ? La conclusion n’est pas si simple car cet interventionnisme vulgaire ne crée rien quant aux lectures de Machiavel ; en revanche, il conduit plus simplement à donner à lire des textes de Machiavel que personne en principe ne pouvait publier alors. L’antimachiavélisme comme mauvaise critique interventionniste se mord la queue et est constitutif de palimpsestes un peu sommaires qui assurent une longue vie à ce qu’ils entendent effacer. Ce dispositif répétitif crée un rideau de fumée qui permet la migration du texte ailleurs, comme nous l’indiquent la République de Bodin (publiée elle aussi en 1576) ou la Raison d’État de Botero (mais aussi tous les nombreux traités qui parlent de « raison d’État » après l’editio princeps de Botero en 1589). Bodin et Botero se répondent pour mieux parler sans le dire de leur impensé machiavélien : ils s’entendent comme larrons pour dire comment parler ensemble et, pour partie, l’un à l’autre, de livres qu’ils ont bien lus mais, souvent, sans les citer. Le second écrit sur commande de la Curie comme une réponse au premier et ils ont en commun de parler de Machiavel : même si celui-ci n’est pas leur objet premier, ils reconnaissent tous deux qu’il conditionne leur pensée. Bodin le fait explicitement dans une sorte d’abrégé de l’histoire de la pensée politique européenne qui pose qu’il y a un trou de mille années entre Augustin et Machiavel où personne n’a rien écrit d’important sur ce point7 ; Botero l’admet de facto au travers de l’adoption du lexique et des catégories du Florentin8). On sait parler de tout ouvrage de Machiavel comme d’un texte que l’on prétend ne pas avoir lu, mais en dehors duquel on ne saurait penser, et parler de sa Florence comme d’un lieu où l’on ne s’est jamais rendu, mais que l’on a érigé en origine. 7 On lira à ce propos les lettres de dédicace des Six livres de la République et de l’ouvrage de jeunesse intitulé Methodus ad facilem historiarum cognitionem (dans celui-ci le fossé est encore plus béant puisque c’est en gros entre les Grecs et Machiavel, soit pendant quinze siècles, que rien n’a été écrit de sérieux sur la politique…). 8 On se référera, si on le souhaite, à l’édition et traduction récente du texte par Romain Descendre chez Gallimard (De la raison d’État, 2014).

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La politique devient ainsi une mécanique où la question de la loi et de la souveraineté ou celles du gouvernement, de l’examen de l’état des ressources et de l’équilibre des puissances remplace la réflexion sur la liberté tumultueuse de la communauté. Mais si on ne fait que parler de lui, même quand on ne veut pas le lire, même quand il est interdit de le faire, c’est qu’on ne saurait traiter de politique et la penser après Machiavel comme on le faisait avant lui. Une temporalité linéaire et projetée vers l’avenir peut ainsi se rétablir – symétrique et opposée à cette temporalité en spirale des dialogues improbables entre grands auteurs – à la condition de ne plus citer Machiavel. La notion de « raison d’État » renvoie bien à ce qui n’existerait pas sans Machiavel mais qui naît à la fois comme un substitut et une réaction à Machiavel, mêlant de ce fait une opacification et une productivité du message du Florentin, comme si la leçon de ses textes devait d’abord passer par leur négation et leur destruction. Si on s’accorde avec Pierre B. pour considérer que « contrairement à la critique traditionnelle, qui demeure inactive face à toutes les aberrations que l’on croise dans les œuvres, la critique interventionniste se refuse à laisser les choses en l’état » et que « prenant son courage à deux mains, elle n’hésite pas à améliorer les œuvres – et même les auteur(e)s –, à les transporter dans le temps pour les changer de siècle quand elles ne sont manifestement pas à leur place, à traquer les erreurs judiciaires en recherchant les criminels qui ont échappé à l’auteur(e) »9, alors toute l’histoire de l’anti-machiavélisme est l’histoire d’une critique politique interventionniste hypertrophiée, mais qui n’est jamais très drôle et dont il faudra parvenir à rire ou à se débarrasser pour relire l’auteur, enfin. Et puis il n’est pas indifférent de rappeler sur ce point que Pierre B. ne pratique jamais une critique destructrice, stigmatisante, tendant à déconsidérer un auteur – et cette générosité est la meilleure défense contre l’interventionnisme vulgaire et un peu grossier décrit précédemment. PRENDRE LE PARTI D’EN RIRE Peut-on et doit-on arracher Machiavel à cette critique ? Sans doute mais à condition de bien faire le départ entre ce qu’il pratiquait lui-même sur Tite-Live et ce que les anti-machiavéliens (ou prétendus tels) pratiquèrent sur lui – et à condition de distinguer chez ces derniers ce qui peut dire quelque chose de Machiavel de ce qui le dissimule. Bref, il faut 9

« Pour une critique interventionniste », conférence présentée à la MSH Paris-Nord, dans le cadre de l’École universitaire de recherche ArTeC le 25 janvier 2019.

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réinsérer une forme d’ironie et de distance dans la critique, à la façon dont Machiavel savait bien en user à l’occasion. En effet, le problème c’est que, à la différence de celle de Pierre B., la critique pseudo-interventionniste de l’anti-machiavélisme manque absolument d’humour et de second degré. Bref, elle relève de ce que l’on pourrait appeler une forme d’interventionnisme vulgaire et sommaire… Pourtant, quoi qu’il en soit, cette fiction critique dit aussi, paradoxalement, quelque chose de Machiavel ou plutôt du champ d’indifférenciation moral que crée l’écriture de Machiavel avec la distinction qui y est posée entre le bon et le mauvais usage des cruautés (Prince, VIII) : l’antimachiavélisme engage pour partie une compréhension de Machiavel dès lors qu’on s’abstient d’opposer machiavélisme et anti-machiavélisme, dès lors qu’on accepte une pensée non binaire qui ne relève donc pas uniquement d’une analyse de Machiavel. Si comme le souligne Pierre B. la littérature intéresse « par son indécidabilité », ce que nous apprend la critique sur Machiavel c’est que la politique présente justement le même intérêt, et que tous les livres du monde ne sauraient régler une question qui n’avance peut-être que par un seul dispositif : l’action dans la confrontation. C’est bien pourquoi des questions empruntées à Pierre B. ne pourraient pas nourrir une autre lecture de Machiavel (« Qui a tué César Borgia ? » ou « Aurais-je été César Borgia ou ses victimes ? » ou encore « Que serait devenue l’Italie si César n’avait pas été malade lors de l’élection du nouveau pape ? » ou bien encore « Comment améliorer la politique de Borgia » ou « Comment Emmanuel Macron a pu conseiller César Borgia ? » ou encore « Pourquoi Borgia n’est-il pas mort en Espagne ? » etc.). Prétendre le contraire friserait le ridicule et je ne prendrai pas ce risque car ce serait là un autre plagiat des plus vulgaires, qui n’aurait pas l’élégance d’être « par anticipation », ni l’utilité d’abattre un mur entre théorie et fiction. Ceci dit, si de semblables questions n’ont sans doute pas grande importance pour la lecture, ou la leçon, des textes qui m’importent, elles pourraient en avoir une pour comprendre différemment ce que Machiavel entendait dire, ou plutôt ce qu’il ne savait pas comment dire ni trancher définitivement et pour comprendre différemment ce que ses plus acharnés adversaires lui reconnaissaient. C’est d’une autre « critique interventionniste » – double comme Janus – que celle de Pierre B. dont nous parlent Machiavel et sa fortune : celles d’auteurs élevés dans une culture de l’imitation (ce que dans les manuels on appelle l’humanisme) et qui inventent des dispositifs pour saper celle-ci et, plus tard, celle d’autres auteurs qu’on a dressé à condamner une pensée qui les fascine.

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La « vérité effective de la chose » (Prince XV) n’a jamais voulu signifier, contrairement à certaines lectures hâtives mais fréquentes, un réalisme rampant : dans la perspective qu’on a tenté d’ébaucher, on voit mieux comment cette vérité est celle de questionnements ouverts et mobiles, mouvants comme des sables ; ceux qu’on ne sait résoudre, à jamais, mais qui comptent justement parce qu’on ne cesse jamais de les remettre sur la table. La question de ce pari incertain qui est l’ultime horizon machiavélien s’entend mieux dès lors : ce n’est pas parce que l’on a mieux compris que l’on peut l’emporter mais parce qu’on ne peut plus rien y comprendre et qu’on en souffre davantage. Ce qui règle dès lors la question est moins l’argument que la volonté. C’est là le chemin pour retrouver ce qui conduit son ami Francesco Guicciardini à dire le 18 juillet 1526 que « Machiavel prendra le parti de rire des erreurs des hommes puisqu’il ne peut les corriger ».

DON GARCIE DE VENISE Marc ESCOLA

Il en va de Don Garcie de Navarre dans l’œuvre de Molière comme des Plaideurs dans celle de Racine – à l’insuccès près. Quel rang donner à l’unique tentative du dramaturge dans le genre sérieux ? Et comment traiter de ce qui fut l’un des rares fours du Molière, dans des circonstances qui ne doivent rien à la malchance mais tout à un pari hasardeux du chef de troupe autant que du dramaturge : pourquoi avoir choisi cette pièce vraisemblablement ramenée de province pour faire les honneurs, le 4 février 1661, de la salle du Palais-Royal tout juste inaugurée1 ? Pourquoi avoir lancé cette création contre les deux blockbusters des frères Corneille (Camma au Théâtre Bourgogne, La Conquête de la Toison d’Or au Marais), entre lesquels elle s’est trouvée laminée ? Quelle place faire à l’œuvre ratée d’un auteur partout ailleurs (et continûment) génial ? Car la postérité n’a pas cru devoir faire appel du jugement des contemporains : si Pierre Bayard a pu faire entrer Don Garcie de Navarre ou le Prince jaloux au panthéon des œuvres ratées2, c’est en retrouvant les sarcasmes par lesquels Donneau de Visé ou Somaize avaient accueilli la pièce. Et nul ne s’est vraiment risqué à réhabiliter Le Prince Jaloux pour lui-même, sinon en regardant vers le reste de l’œuvre, pour y lire comme une préfiguration du système dramatique de Molière ou la version tragique de la structure itérative qui sera celle de tous les chefs-d’œuvre et qui était déjà celle de Sganarelle créé quelques mois en amont : Don Garcie est un jaloux imaginaire comme Sganarelle est un cocu imaginaire – le parallèle instruit entre les deux pièces par Georges Forestier aussi bien que par Jean de Guardia a le mérite d’éclairer une poétique de Molière qui ne serait pas structurellement comique3. 1 Voir la notice de Don Garcie établie par Lise MICHEL pour l’édition de la pièce dans les Œuvres complètes de Molière sous la direction de Claude BOURQUI et Georges FORESTIER (Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2010), ainsi que le chapitre consacré à la pièce dans Le Misanthrope corrigé. Critique et création (Paris, Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2021), dont le présent article constitue une reprise partielle. 2 Dans Comment améliorer les œuvres ratées ?, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2000. 3 Le premier dans son Molière (Paris, Gallimard, 2018, chap. 9) ; le second dans sa Poétique de Molière (Genève, Droz, 2007 ; sur Don Garcie, p. 43 sq., 91 sq., puis 298 sq. et 423 sq.).

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MARC ESCOLA

On peut choisir de poser le problème un peu autrement : Molière eûtil pu réussir Le Misanthrope s’il n’eût raté Don Garcie de Navarre ? Tout semble opposer la pièce sérieuse de 1661 et la comédie de 1666, outre leur fortune à la scène et leur destin critique : on chercherait en vain à loger dans le palais d’Astorgue (royaume de Léon, ca. 790) le salon de la coquette Célimène (Paris, ca. 1666), et l’on imagine mal les marquis Acaste et Clitandre mettre l’épée à la main en jurant la perte de l’usurpateur Mauregat. L’on posera pourtant que Le Misanthrope est un Don Garcie revu et corrigé, et l’on se demandera maintenant, après bien d’autres4, comment Molière est parvenu à édifier un chef-d’œuvre sur les débris d’une œuvre abandonnée, en substituant Alceste à Don Garcie (prince de Navarre) et Célimène à Elvire (princesse de Léon). * Car la filiation ne fait aucun doute : qu’on en juge d’abord par quelques échantillons. Lequel des deux amants jaloux prononce la réplique suivante, en faisant sonner haut le mot de sincérité ? : Oui, oui, je l’ai perdu [mon jugement], lorsque dans votre vue, J’ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue, Et que j’ai cru trouver quelque sincérité Dans les traîtres appas, dont je fus enchanté.

C’est Don Garcie à la scène 5 de l’acte II – mais aussi bien Alceste, mot pour mot, à la scène 3 de l’acte IV du Misanthrope. Qui de la princesse espagnole ou de la coquette parisienne fait valoir en ces termes la valeur d’un aveu féminin ? : Et puisque notre cœur fait un effort extrême Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime, Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux, S’oppose, fortement, à de pareils aveux, L’amant qui voit, pour lui, franchir un tel obstacle 4 Notamment Brice PARENT dans Variations comiques ou les réécritures de Molière par lui-même, Paris, Klincksieck, coll. « Jalons comiques », 2000 (p. 34 sq. ; p. 185 sq.) ; et en amont : Marcel GUTWIRTH, « Don Garcie de Navarre et Le Misanthrope : de la comédie héroïque au comique du héros », PMLA, vol. 83, n° 1, mars 1968, p. 118-129 ; Pierre-Aimé TOUCHARD, « La leçon du Misanthrope », [in :] Jean-Louis BARRAULT et alii, Molière, Paris Hachette, coll. « Génies et réalités », 1976, p. 135-159 ; Gabriel CONESA, « Étude stylistique et dramaturgique des emprunts du Misanthrope à Don Garcie », Revue d’Histoire du théâtre, 1978-1, p. 19-30 ; Richard PARISH, « Le Misanthrope : des raisonneurs aux rieurs », French Studies, vol. 45, 1991, p. 17-35 (notamment p. 24-27).

DON GARCIE DE VENISE

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Doit-il, impunément, douter de cet oracle ? Et n’est-il pas en ne s’assurant pas Ce qu’on ne dit point, qu’après de grands combats ?

C’est Célimène, à la scène 3 de l’acte IV encore – mais aussi bien Done Elvire, à quelques mots près, dans la première scène de l’acte III de Don Garcie. Auquel des deux amants désabusés attribuerons-nous maintenant cette terrible adresse ? : Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage : Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage ;

Alceste ? Don Garcie ? La menace siérait mieux au héros d’un drame sérieux, mais c’est bien le premier qui défie ici Célimène (IV, 3 toujours), le second faisant finalement preuve de plus de mesure dans la scène symétrique de la comédie héroïque (IV, 8) : Non, non, n’espérez rien après un tel outrage, Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage

Gabriel Conesa a fait les comptes : quatorze passages du Misanthrope proviennent ainsi directement de Don Garcie, soient quatre-vingt-huit vers, parmi lesquels trente-six vers sont repris mot pour mot – tous prononcés par Alceste, dont une réplique peut reprendre à l’identique jusqu’à dix-neuf vers de son héroïque prédécesseur –, et cinquante-deux autres présentent quelque modification lexicale ou syntaxique. Si Molière a pu mettre en œuvre aussi commodément dans le chefd’œuvre de 1666 des répliques entières de la comédie héroïque restée inédite, c’est que nonobstant leur affiliation générique respective, les deux pièces entretiennent de profondes affinités structurelles. On peut en effet proposer des deux intrigues un même résumé, comme Brice Parent s’y est essayé : Le sujet (Don Garcie/Alceste) doit conquérir le cœur de son amante (Done Elvire/Célimène) aidé d’un couple d’amoureux (Élise et Don Alvar/ Éliante et Philinte) et confronté à des rivaux réels ou fantasmés (Don Alphonse, Done Ignès/Oronte, Acaste et Clitandre) ainsi qu’aux manipulations machiavéliques d’un amant éconduit (Dom Lope/Arsinoé)5.

Arsinoé n’est certes pas tout à fait dans Le Misanthrope un « amant éconduit », mais on admettra que sa fonction est bien celle d’un personnage secondaire décidé à « traverser » à son profit le bonheur des « premiers 5

Op. cit., p. 35-36.

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amants ». Et dans Don Garcie, Don Lope n’est pas tant le rival du héros éponyme que celui de Don Alvar, autre « confident » du Prince de Navarre, dans l’amour d’Élise, suivante d’Elvire. Il n’empêche : les deux pièces présentent bien un air de famille, en dépit de leurs oripeaux génériques, en ce qu’elles mettent semblablement en scène un amant jaloux dont l’intrigue alimente régulièrement les soupçons et, conséquemment, les emportements, en multipliant les apparences équivoques et les rivaux, selon un même schéma itératif – à cette différence près que, là où les injustes soupçons du prince de Navarre se voient constamment démentis, ceux d’Alceste se révèlent tout aussi régulièrement fondés, si bien que c’est ultimement l’infidèle et non l’amant jaloux qui se trouve confondue. Pour autant, en dépit de cette indéniable filiation, on ne saurait regarder Don Garcie de Navarre comme la source ou l’hypotexte du Misanthrope : si Alceste est bien un amant jaloux à l’instar du Prince de Navarre qui lui souffle quelques-unes de ses plus fortes répliques, sa misanthropie vient doubler ses accès de colère d’éléments de critique sociale dont on ne trouve nulle trace dans la comédie héroïque, et sa confrontation à une coquette dissimulatrice interdit d’assimiler vraiment les deux intrigues. Si l’on peut toutefois regarder Le Misanthrope comme un Don Garcie corrigé, c’est dans un autre sens qui ne se confond pas avec une perspective génétique stricto sensu, ni même lato sensu : il faut tenir finalement pour rien ce que l’on sait de l’insuccès de la pièce de 1661 pour confronter son texte à ce qu’il aurait pu être, et rapporter les décisions effectives du dramaturge aux choix qu’il aurait pu faire, parmi lesquels on pourrait bien retrouver le ressort du chef-d’œuvre de 1666. Ici comme ailleurs, on donnera priorité au possible sur le réel. * On repartira donc de la constitution de l’intrigue par séries répétitives qui, loin d’expliquer le « ratage » spécifique de Don Garcie comme le voudrait Pierre Bayard dans Comment améliorer les œuvres ratées ?, est à imputer à un mode délibéré de composition que Molière emprunte au théâtre italien et qui a fait la réputation de ses grandes comédies en cinq actes – de L’École des femmes à Don Juan, en passant par Georges Dandin ou Le Misanthrope – comme de ses pièces à succès aujourd’hui sorties du canon – L’Étourdi ou les contretemps, Sganarelle ou le Cocu imaginaire, L’École des maris, Les Fâcheux, etc. Jean de Guardia en a fait la complète démonstration : la majeure partie du théâtre de Molière relève d’une poétique de la répétition, et l’on soutiendra avec lui que, sur ce

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plan au moins, « Don Garcie constitue une réussite technique absolue, tout autant qu’un échec esthétique cinglant »6. La pièce est en effet efficacement structurée par une série de cinq méprises – une par acte, tout comme dans Sganarelle : I, 3 : On apporte à Elvire une lettre, aussitôt suspecte à Don Garcie (en réalité : une lettre de son amie, la Comtesse Ignès, menacée d’un mariage contraint avec le tyran Mauregat). II : Don Garcie reçoit des mains de son confident Don Lope la moitié d’un billet déchiré d’Elvire, qu’il peut croire compromettant (en réalité : un poème à lui destiné, comme il le découvre avec la seconde moitié). III, 3 : Don Garcie surprend Elvire en tête-à-tête avec Don Sylve qu’il regarde comme son rival (en réalité : Don Alphonse, le propre frère d’Elvire, comme on l’apprendra in fine). IV, 7 : Don Garcie aperçoit Elvire dans les bras d’un homme (en réalité : la Comtesse Ignès déguisée). V, 5 : Elvire manifeste une joie suspecte face à Don Sylve, surprise par Don Garcie qui peut croire qu’elle se réjouit à l’idée d’épouser son rival (en réalité : Don Sylve/Alphonse, reconnu comme Prince de Léon, et donc frère d’Elvire, doit épouser Ignès).

Chacune de ces méprises donne le coup d’envoi d’une séquence immuable dans son déroulement, une petite histoire en quatre temps régie par une stricte causalité : à chaque apparence équivoque succède une crise de jalousie irrépressible de Don Garcie, que peut seule interrompre la preuve formelle de son innocence apportée par Elvire et que doit suivre une scène de dépit amoureux, où le jaloux fait amende honorable sans pouvoir se soustraire à la colère (croissante) de l’amante injustement accusée. En ordonnant ainsi les actions en séquences dupliquées d’acte en acte, « Molière affiche sa pièce comme répétitive », observe Jean de Guardia, sans qu’on ait à lui en faire grief – il n’en va pas autrement dans L’École des femmes, structurée par les confidences récurrentes d’Horace à Arnolphe, qui sont autant d’imprudences rendant à chaque fois plus difficile (et moins vraisemblable) la visite suivante à Agnès, ou dans Le Misanthrope, à chaque promesse de retour d’un Alceste régulièrement obligé de sortir au moment décisif (« J’y vais, Madame, et, sur mes pas / Je reviens en ce lieu, pour vider nos débats. », II, 6). La réussite de Don Garcie tient dans la façon dont Molière a su renouveler et motiver le premier temps de chacune de ces séquences, à l’exclusion de la cinquième. Ce n’est pas seulement que la méprise du 6

Poétique de Molière, éd. cit. ; sur Don Garcie : p. 43 sq., 91 sq., puis 298 sq. et 423 sq.

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cinquième acte requiert une geste particulièrement complexe qu’on ne tentera pas de résumer ici7. C’est surtout qu’Elvire a fait d’emblée du renoncement à la jalousie la condition même du mariage (I, 1), et qu’à compter de la seconde crise, elle a réitéré d’acte en acte8 la promesse de ne pas épouser un Don Garcie décidément incorrigible : elle y consent finalement au cinquième « par cette seule raison que c’est le cinquième et que l’auteur n’oserait en faire six », comme dirait Corneille toujours soucieux quant à lui de la vraisemblance de ses dénouements et, autant que faire se peut, de la constance de ses caractères9. C’est la « palinodie d’Elvire » raillée par Pierre Bayard comme par tous les détracteurs de la pièce, et qui embarrasse jusqu’à ses admirateurs : Je vois, Prince, je vois qu’on doit quelque indulgence, Aux défauts, où du Ciel fait pencher l’influence, Et pour tout dire, enfin, jaloux ou non jaloux ; Mon Roi sans me gêner peut me donner à vous. (V, 6, v. 1868-1872)

Devant la constance du jaloux qui donne à sa maîtresse des raisons toujours plus fortes de ne pas l’épouser, Molière n’avait pas d’autre choix que de rendre Elvire… inconstante – sauf à renoncer à marier les « premiers amants » en abandonnant la scène aux personnages épisodiques qui se donnent l’un à l’autre dans ce même temps10. Grisé par l’indéniable 7 Jean de GUARDIA en offre le sommaire suivant (op. cit., p. 302) : « [Molière] a d’abord recours à la grande machinerie de la reconnaissance : on a appris à la scène précédente [V, 5] que Don Sylve, pour des raisons extrêmement complexes, était en fait le frère d’Elvire, Alphonse, et que c’est donc lui l’héritier du trône. Il ne peut donc pas épouser Elvire, qui est sa sœur. C’est cette double nouvelle (frère retrouvé, mariage évité) qui met Elvire dans les bras de Sylve, et qui produit l’apparence équivoque. Mais il faut aussi que Don Garcie puisse mal interpréter la scène de joie sororale, et croire qu’Elvire se réjouit de son mariage prévu : il faut donc motiver cet éventuel mariage. Pour ce faire, le texte crée une grande bataille et couvre Don Sylve de gloire : c’est lui qui a restauré Alphonse sur le trône (Alphonse qu’il est lui-même), et qui peut donc légitimement prétendre à la main d’Elvire. Le tour est joué, si l’on peut dire. ». Et Marcel GUTWIRTH résume ainsi la reconnaissance : « Dom Sylve n’est autre que Don Alphonse, Prince de Léon, le frère de Done Elvire, dont l’identité cachée à tous et même à lui-même pour dépister le tyran Mauregat, lui est révélée à la mort de l’usurpateur, victime d’une révolte de son peuple fomentée par Don Louis » (« Don Garcie de Navarre et Le Misanthrope : de la comédie héroïque au comique du héros », art. cit., p. 121). 8 II, 6, v. 674 sq. ; III, 4, v. 1034 sq., IV, 8, v. 1426 sq. et surtout IV, 8 & 9, v. 1466 sq. 9 Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique (éd. M. ESCOLA et B. LOUVAT des Trois Discours sur le poème dramatique, Paris, GF-Flammarion, 2021 [1999], p. 75). La formule intervient dans l’exposé sur le dénouement des comédies, fondé sur l’acceptation ultime du mariage des « premiers amants » par ceux qui s’y sont opposés durant quatre actes – dont il faut dès lors motiver soigneusement le revirement. 10 Le dénouement de Don Garcie eût alors ressemblé de bien près à celui de La Place Royale, dont Corneille se disait assez insatisfait dans l’Examen rédigé en 1660, près de

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« réussite technique » des quatre premiers actes, le dramaturge a cru pouvoir jouer le cinquième à quitte ou double. Double, c’est le sublime ; quitte, c’est l’échec – ou le ratage. * Quatre actes réussis et le cinquième absolument raté : si la chance semble avoir abandonné Molière dans l’intervalle des actes IV et V, c’est aussi que son modèle le laissait seul. Car, à la différence du Misanthrope, Don Garcie n’est pas sorti tout armé de l’imagination du dramaturge : il faut ici se souvenir que Molière a puisé dans les deux premiers actes de Le Geliose fortunate du florentin Andrea Cicognini, commedia en trois actes qui circulait dès le début des années 165011, les ressorts exacts des quatre premiers de Don Garcie : la lettre adressée à une amie qui plonge l’amant jaloux dans la confusion, le poème tronqué et mal interprété, les entretiens de Don Sylve/Don Pietro et d’Elvire/Delmira surpris par Don Garcie/Rodrigo, mais surtout les scènes 6 à 9 de l’acte IV avec l’ultimatum adressé par la princesse à l’amant jaloux, qui forme l’ultime rebondissement de l’acte II dans l’original – lequel doit manifestement à cette scène l’essentiel de sa célébrité, comme on le dira mieux bientôt. Si le dramaturge français dut faire l’impasse sur le troisième et dernier acte de son modèle, c’est que l’auteur italien y donnait libre jeu au motif de l’inceste, inassimilable par la scène française au temps de Molière – comme encore cinquante ans plus tard pour Riccoboni, qui donna en 1777 un Principe geloso, « tragi-comédie en cinq actes » inspirée par ces mêmes Gelosie fortunate et s’achevant sur l’ultimatum et le pardon accordé par la princesse. trente ans après la création de cette comédie : la pièce « finit assez mal par un mariage de deux personnes épisodiques, qui ne tiennent que le second rang dans la pièce. Les premiers acteurs y achèvent bizarrement, et tout ce qui les regarde fait languir le cinquième acte, où ils ne paraissent plus, à le bien prendre, que comme seconds acteurs » (La Place Royale, éd. ESCOLA M., Paris, GF-Flammarion, 2019 [2001], p. 73 ; voir nos commentaires sur les relations entre action principale et épisode puis sur le « sixième acte », p. 32 sq.). 11 Le Gelosie fortunate del principe Rodrigo, publiée en 1654 en Italie, rééditée à Venise en 1661, puis à Bologne en 1666 ; mais la pièce était connue en France dès avant sa publication : les Scudéry s’en inspirent dans plusieurs épisodes du Grand Cyrus, notamment l’« Histoire des amants infortunés : l’amant jaloux » (Artamène ou le Grand Cyrus. IIIe part., livre I, reproduite dans le volume d’extraits procuré par Claude BOURQUI et Alexandre GEFEN, Paris, GF-Flammarion, 2005, p. 219-432) ; pour le détail des emprunts de Don Garcie aux Gelosie fortunate, voir Claude BOURQUI, Les Sources de Molière (Paris Sedes, 1999, p. 357 sq.), qui offre aussi un résumé des deux premiers actes de l’original italien.

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Abandonnant les péripéties du troisième acte italien, Molière a été conduit à liquider comme un faux problème la nature incestueuse de l’amour que Don Sylve a éprouvé pour Elvire avant de la reconnaître comme sa sœur, par cet expédient distique sur lequel les contempteurs de la pièce ne manquent jamais d’ironiser : « Mes feux par ce secret [i.e. celui de sa naissance, révélé par Don Louis] ont reçu sans murmure, Le changement qu’en eux a prescrit la nature. » (V, 5, v. 1756-1757)12.

* Qu’eût pu faire Molière pour ménager un cinquième acte techniquement plus heureux ? S’il eût eu le loisir de méditer les Trois Discours sur le poème dramatique de Corneille, parus en 1660 dans l’intervalle qui sépare la composition de Don Garcie de la création de la pièce, il aurait sans doute tiré profit de l’enseignement relatif aux « épisodes » dispensé par le maître de la tragédie historique et premier promoteur de la « comédie héroïque » ; il y aurait trouvé des raisons d’unifier les éléments nécessaires aux différentes relances au sein d’une même et unique action secondaire, en faisant en sorte que « les personnages épisodiques [viennent] s’embarrasser si bien avec les premiers [les personnages principaux ou « premiers amants »], qu’une seule et même intrigue brouille les uns avec les autres »13. Il eût été assez expédient en effet de lier toutes les péripéties à la lutte engagée contre l’invisible Mauregat, en faisant, par exemple, de Don Lope l’un des janissaires du tyran, introduit auprès de Don Garcie pour le brouiller avec Don Sylve et diviser ainsi à la faveur d’une rivalité amoureuse deux princes jusque-là unis dans la même haine de l’imposteur et affidés dans le même complot politique (le détail à prendre dans Cinna) ; de constituer plus fermement les deux « confidents » de Don Garcie, Don Lope et Don Alvar, en couple antithétique, le bon conseiller tentant d’éviter à son maître les pièges dressés par le mauvais, tout en multipliant les ambassades auprès d’Elvire – et les entretiens avec sa suivante Élise, 12 Molière a été également conduit à réduire aussi le rôle du flatteur mauvais conseiller (Cortadiglio/Don Lope), qui dans les Gelosie fortunate alimente continûment les soupçons de son maître (Rodrigo), de même que l’épisode amoureux impliquant la « seconde amante » (Belisa), et à supprimer encore le personnage de philosophe (Teobaldo) qui tentait de ramener Rodrigo à la raison (en renonçant le cas échéant à l’amour), personnage de raisonneur dont Philinte entretient à sa façon la glorieuse mémoire. 13 Pierre CORNEILLE, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, éd. cit. des Trois Discours…, p. 91.

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dont ils sont tous deux amoureux ; de permettre surtout à Don Garcie d’attenter à la vie de l’usurpateur, comme il en affiche l’intention à la fin de l’acte IV (quitte à confier les basses œuvres à la populace, à l’instar du texte réel, qui exempte par bienséance Don Sylve du geste criminel, v. 1730), en obtenant à ce prix le pardon d’Elvire, et la reconnaissance de Don Sylve auquel il pourrait bien (du même coup) avoir sauvé la vie ; et de remédier ainsi à la platitude de la scène de reconnaissance : au lieu de faire œuvrer en sous-main l’obscur Don Louis et de laisser la primeur du « secret » à Don Sylve lui-même (V, 5), pourquoi ne pas rendre Don Garcie porteur de toutes les nouvelles à la fois, qui viendrait déclarer à la fois le succès de l’insurrection, la mort du tyran, sa rencontre avec le dépositaire du secret et l’identité de Don Sylve, s’épargnant de ce fait tout accès de jalousie lorsqu’il surprend en tête-à-tête ceux qu’il sait (avant tout le monde) être frère et sœur ? Le rôle de la Comtesse Ignès n’appellerait guère de remaniements : l’amitié qu’Elvire lui porte, et le sacrifice de Don Sylve qu’elle est décidée à lui faire, suffit à conjurer le risque de l’inceste dans tous les textes possibles comme dans le texte réel. Mais l’on pourrait songer à promouvoir Élise, la suivante d’Elvire dont la liste des dramatis personæ indique qu’elle a naguère « rebuté » les avances de Don Lope auquel elle a manifestement préféré Don Alvar, sans que le texte réel mettre vraiment à profit cette donnée aussi commode que prometteuse… On a connu des intrigues plus embrouillées dont des dramaturges ont su se sortir avec honneur, en contaminant librement leurs sources historiques espagnoles : si vous en doutez, voyez Don Sanche d’Aragon, prototype (1649) de la comédie héroïque que Molière a manifestement pris pour modèle, jusqu’à lui emprunter les noms de plusieurs personnages (Don Lope et Don Alvar, justement)14, sans parvenir à imiter vraiment cette histoire d’héritier élevé sous un nom « supposé » pour le soustraire à la menace de l’usurpateur et reconnu in fine par la révélation de son tuteur, qui lui donne du même coup une sœur, en mettant ainsi un terme à son hésitation entre deux maîtresses… Dans ces mêmes années, on a applaudi à tout rompre plus d’une « tragédie » romanesque mettant en scène une affaire dynastique compliquée d’un mystère d’identité, dont le 14 Lise MICHEL fait encore observer que l’héroïne de Don Sanche se nomme Elvire, mais aussi que le nom de Don Garcie apparaît dans « l’argument » en tête de la pièce de Corneille, et se trouve à nouveau mentionné à la scène III de l’acte V (notice de Don Garcie, éd. cit., p. 1591). – On ignore si Don Sanche a figuré au répertoire de la troupe de Molière, mais la chose n’a rien d’impossible (une tragédie de Corneille a accompagné chacune des comédies nouvelles créées depuis l’installation à Paris : ainsi de Cinna lors de la première représentation des Précieuses ridicules en novembre 1659).

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Timocrate du plus jeune des Corneille joué sans interruption durant toute la saison 1656-1657 ; avec Don Garcie, vraisemblablement composé au lendemain de ce qui fut l’un des plus grands succès du siècle, Molière a peut-être bien espéré jumeler dans une même pièce les plus récentes réussites des deux frères Corneille. Si l’on s’autorise maintenant à passer les bornes du genre, et à susciter pleinement la pitié et la crainte attachées à ce « péril de vie » qui définit en propre la tragédie mais qu’une comédie héroïque doit s’interdire, bien d’autres solutions s’offrent à nous. La plus courte consisterait à faire de Don Lope un personnage diabolique en lui donnant des raisons de vouloir se venger de Don Garcie – mettons qu’officier dans l’armée de Navarre, il se soit vu refuser une promotion par le Prince ; prêtons-lui une imagination assez perverse pour susciter d’acte en acte des preuves de la duplicité d’Elvire et de sa constante liaison avec Don Sylve (un présent reçu de Don Garcie et retrouvé chez Don Sylve, un mouchoir par exemple, pourrait achever de la compromettre) ; laissons croître par degrés la jalousie du Prince, jusqu’à des accès de fureur qui le mettent au seuil de la folie ; donnons-lui encore quelque songe qui achève de lui brouiller l’esprit ; inspirons-nous d’une célèbre scène de fureur qui fit les beaux jours du Théâtre du Marais l’année même du Cid et coûta une « apoplexie de la langue » à son premier interprète, l’illustre Mondory : la fureur du roi Hérode dans la Mariane de Tristan L’Hermite, que la troupe de Molière jouait régulièrement dans les années 1660 encore ; et résolvonsnous, pour notre dernier acte, à voir Don Garcie immoler Elvire dans un moment de complet égarement – transposons l’action dans la cité des Doges, rebaptisons Don Lope Iago, et nous ne sommes plus si loin d’Othello : Don Garcie de Venise. Moins rigoureuse que la précédente, cette proposition n’a pas d’autre prétention que d’illustrer la distance de la comédie héroïque à la tragédie, et pas d’autre mérite que de suggérer qu’au lieu de l’inexorable crescendo de la colère d’Elvire, qui entraîne les difficultés qu’on a dites, l’intrigue de Don Garcie pourrait tout aussi bien favoriser un basculement progressif du Prince de Navarre dans la folie, jusqu’à lui faire commettre l’irréparable – ce qui fait toujours une assez belle fin. * Aucun de ces deux Don Garcie corrigés, et passablement améliorés, ne nous redonne Le Misanthrope : on ne saurait vraiment déduire le chefd’œuvre de 1666 des possibles de la pièce ratée de 1661 (il est décidément

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plus facile d’en tirer une nouvelle version d’Othello). Il se pourrait toutefois qu’on puisse isoler dans Don Garcie le ressort même du dénouement pour le moins atypique auquel Le Misanthrope doit l’essentiel de son succès. Car la comédie héroïque de 1661 offre une scène dont on ne soulignera jamais assez les mérites. On a vu qu’à l’acte IV l’apparence équivoque tient au déguisement de la Comtesse Ignès fuyant le mariage contraint avec le tyran et venue se réfugier chez Elvire, que Don Garcie peut ainsi surprendre dans les bras d’un « cavalier » (IV, 7). La méprise se joue de loin seulement : Elvire a reçu Ignès en coulisses, ou dans quelque « compartiment » en fond de scène partiellement masqué par un rideau, où Don Garcie aperçoit « un homme dans les bras de l’infidèle Elvire » (v. 1241), sans pouvoir démêler s’il s’agit de Don Sylve « sur ses pas revenus » ou de « quelque autre rival » encore « inconnu » (v. 1270-1271). À la scène suivante, lorsqu’Elvire s’avance pour lui donner l’audience qu’il était venu solliciter auprès de sa suivante Élise (IV, 6) dans l’espoir d’obtenir le pardon pour son emportement antérieur, Don Garcie, au lieu des « excuses » attendues, fait ainsi à sa maîtresse un nouvel « outrage ». S’ouvre alors un long dialogue, entièrement conduit par Elvire, qui déplore d’abord son sort et les soupçons perpétuels de son amant, avant de déclarer une « résolution » qui tient dans ce superbe ultimatum, qu’il faut prendre le temps de lire vers à vers (v. 1356-1387) : Si, malgré cet objet qui vous a pu surprendre, Prince, vous me rendez ce que vous devez rendre Et ne demandez point d’autre preuve que moi Pour condamner l’erreur du trouble où je vous vois, Si de vos sentiments la prompte déférence Veut sur ma seule foi croire mon innocence, Et de tous vos soupçons démentir le crédit Pour croire aveuglément ce que mon cœur vous dit ; Cette soumission, cette marque d’estime, Du passé dans ce cœur efface tout le crime. Je rétracte à l’instant ce qu’un juste courroux M’a fait dans la chaleur prononcer contre vous ; Et si je puis un jour choisir ma destinée Sans choquer les devoirs du rang où je suis née, Mon honneur, satisfait par ce respect soudain, Promet à votre amour et mes vœux et ma main. Mais prêtez bien l’oreille à ce que je vais dire : Si cette offre sur vous obtient si peu d’empire, Que vous me refusiez de me faire entre nous Un sacrifice entier de vos soupçons jaloux, S’il ne vous suffit pas de toute l’assurance Que vous peuvent donner mon cœur et ma naissance, Et que de votre esprit les ombrages puissants

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Forcent mon innocence à convaincre vos sens Et porter à vos yeux l’éclatant témoignage D’une vertu sincère à qui l’on fait outrage, Je suis prête à le faire, et vous serez content ; Mais il vous faut de moi détacher à l’instant, À mes vœux pour jamais renoncer de vous-même ; Et j’atteste du ciel la puissance suprême Que, quoi que le destin puisse ordonner de nous, Je choisirai plutôt d’être à la mort qu’à vous.

Voilà Don Garcie porté devant un « précipice » selon le mot d’Elvire : ou bien il se détourne du témoignage de ses sens, et accorde ici une confiance aveugle à la fidélité de sa maîtresse, en obtenant à ce prix son complet pardon avec la promesse de recevoir bientôt la main de celle qu’il aime ; ou bien il demande à voir, à recevoir un démenti empirique qui fasse la preuve de la vertu d’Elvire, mais il perd alors tout droit à l’épouser15. La force de la scène tient ici à ce qu’en vertu de la constance de son caractère, l’alternative ne peut être perçue par Don Garcie que comme une nouvelle preuve de « déloyauté » et de « perfidie », un « artifice » destiné à « divertir » sa colère pour « soustraire un [rival] au coup qui le menace ». L’alternative forgée pour permettre au personnage de trouver son salut est aussi celle où il ne peut faire que le choix perdant, sauf à démentir son caractère – et l’amour n’a jamais fait un tel miracle, dans le théâtre classique tout au moins. * La leçon ne sera pas perdue pour tout le monde : on aura reconnu dans la forme prise par cet ultimatum l’une des audaces de l’acte V du Misanthrope, où, à front renversé, c’est l’amant jaloux qui offrira à sa maîtresse une alternative pour elle inacceptable. Si Le Misanthrope peut se lire comme un Don Garcie corrigé, c’est sans doute du fait de l’attrait durablement exercé sur le dramaturge par la structure même de ce dialogue ; dans sa relecture de la comédie héroïque de 1661 dont il entendait recycler quelque chose pour achever Le Misanthrope, Molière a su voir que 15 L’échange est à lire à la lumière du vers final de Sganarelle ou le Cocu imaginaire, qui en délivre la morale galante à l’usage des maris : « Et quand vous verriez tout, n’en croyez jamais rien. », comme l’a suggéré Lise MICHEL, qui note que Molière rallie par ce biais l’argument sceptique opposé par un LA MOTHE LE VAYER à la démarche cartésienne visant à accéder à la vérité par la remise en question du témoignage des sens : le héros a bien vu ce qu’il a vu (des habits d’homme), c’est le jugement porté sur les perceptions qui doit être mis en doute (notice de Don Garcie, éd. cit., p. 1593).

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les scènes 8 et 9 de l’acte IV de Don Garcie formaient un parfait dénouement16. Il a su ainsi couper plus court que Pierre Bayard lui-même, qui suggérait, au titre des « améliorations » à apporter à Don Garcie, d’arrêter la pièce au v. 1861 (V, 6), juste avant la palinodie d’Elvire, sur une nouvelle allusion du héros à sa nécessaire disparition (« La mort, la seule mort, est toute mon attente »)17. Parce que le dramaturge n’a pas su, dans Don Garcie, donner une suite passable à cet exceptionnel dialogue, il en fait le dénouement, lui-même atypique, du chef d’œuvre de 1666. La morale de toute l’affaire pourrait bien tenir dans cette efficiente loi de poétique : si la gloire n’est jamais que la somme des malentendus qui s’attache à un nom, selon le mot de Rilke à propos de Rodin, le génie tient peut-être dans l’art de revenir sur une mauvaise décision.

16 Si l’on se fie à un tardif souvenir de Boileau rapporté par Brossette, Molière aurait donné lecture du premier acte du Misanthrope (peut-être de la seule scène inaugurale) dès 1664, bien peu de temps après la dernière reprise de Don Garcie en novembre 1663. On ne peut en tous cas exclure qu’un long intervalle ait séparé la rédaction du premier acte des suivants : John CAIRNCROSS (Molière bourgeois et libertin, Paris, Nizet, 1963, p. 72) conteste le propos de Brossette et date quant à lui de l’automne 1661 un premier état du texte correspondant approximativement aux trois premiers actes. 17 Rappelons les trois solutions esquissées dans Comment améliorer les œuvres ratées ? (éd. cit., p. 133-134) : « Le premier mode d’intervention consisterait à éviter ce sentiment de répétition mécanique qui nuit à la crédibilité des personnages. Mais on voit bien l’ampleur des remaniements auxquels il faudrait consentir pour arriver à limiter le nombre de scènes de jalousie, puisque les faire passer de quatre à trois ou à deux impliquerait de modifier la structure générale de la pièce. Fondée en raison, la démarche s’avère trop coûteuse. Une solution beaucoup plus économique consiste à modifier la fin de la pièce. Il est difficile ici de prendre au sérieux le drame que vivent ces personnages en raison de l’éclairage rétrospectif que jette sur eux un dénouement optimiste, d’autant plus surprenant que rien ne le laisse prévoir. Une fin triste (l’héroïne se décide enfin à prendre un amant), ou, mieux encore, une fin tragique (rejeté par son amante, Don Garcie se suicide, ou – autre solution – lassée d’être incomprise, l’amante de Don Garcie met fin à ses jours) confèrerait à l’ensemble des acteurs un poids et une profondeur bien supérieurs. Molière l’a d’ailleurs compris plus tard, qui s’est gardé de donner un dénouement heureux au Misanthrope. Si Alceste continue de nous émouvoir, c’est qu’il joue une partie qui n’est pas abstraite, mais où il engage une véritable mise. Une autre solution, proche aussi de celle du Misanthrope, consisterait à opter pour l’indécidabilité et à laisser la fin de la pièce dans l’incertitude. [en n. : « Il suffirait de quelques vers supplémentaires, ou, plus simplement encore, d’arrêter la pièce au vers 1861, après cette réplique de Dom Garcie […] : “Oui, l’on doit me haïr avec trop de raison : / Moi-même je me trouve indigne de pardon ; / Et quelque heureux succès que le sort me présente. / La mort, la seule mort est toute mon attente.”. » Pour une discussion de ces trois « interventions », voir le chapitre de notre Misanthrope corrigé intitulé « Comment améliorer les œuvres réussies ? » (éd. cit., p. 20-23).

UNE CRITIQUE POUR DEMAIN KEATS, JOUVE, BONNEFOY DEVANT UN TABLEAU DE CLAUDE LORRAIN Martine CRÉAC’H

Pierre Bayard définit le « projet général de la critique interventionniste » comme une façon de « ne pas rester inactif devant les textes »1. Ce projet général peut assurément inclure la critique d’art des poètes : lorsque, dans une célèbre formule du Salon de 1846, Baudelaire affirme que « le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie »2, il suggère que la fidélité à l’œuvre créée suppose une critique créative. Cette critique créative peut cependant donner l’illusion d’une communauté idéale dans laquelle peintres et poètes travailleraient à l’unisson. La critique interventionniste, telle que la pratique Pierre Bayard dans ses ouvrages, s’autorise, elle, de grands écarts et admet que la critique peut prendre le risque de l’infidélité lorsqu’elle invite « à intervenir quand on a le sentiment que des injustices ont été commises, que les œuvres auraient pu être améliorées, que les auteurs auraient pu être déplacés dans le temps, etc. »3. Au nom de hautes valeurs morales, elle propose une action rectificatrice qui peut prendre différentes formes : réparation, correction, meilleure organisation. Je voudrais, dans cette étude, analyser l’intérêt de ces différentes formes d’intervention pour la critique d’art en distinguant les trois formes d’infidélité à une même œuvre que s’autorisent les poètes John Keats, Pierre Jean Jouve et Yves Bonnefoy à partir d’un tableau peint en 1664 par Claude Gellée, dit Le Lorrain : Paysage avec Psyché hors du palais d’Éros (huile sur toile, National Gallery, Londres, 87, 1 × 151,3 cm.). 1 Frédérique TOUDOIRE-SURLAPIERRE, Augustin VOEGELE et Pierre BAYARD, « Les écrivains et les artistes ont une sorte de capacité sismographique ». Entretien avec Pierre Bayard autour de son dernier ouvrage, Le Titanic fera naufrage (Paris, Minuit, 2016) », Fabula / Les colloques, L’art, machine à voyager dans le temps, URL : www.fabula.org/ colloques/document4843.php, page consultée le 10 janvier 2022. 2 Charles BAUDELAIRE, Salon de 1846, Œuvres complètes II, éd. PICHOIS C., « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1976, p. 418. 3 Frédérique TOUDOIRE-SURLAPIERRE, Augustin VOEGELE et Pierre BAYARD, entretien cité.

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Fig. 1. Claude Gellée (dit « Le Lorrain ») : Paysage avec Psyché hors du palais d’Éros, 1664 (huile sur toile, National Gallery, Londres, 87, 1 × 151,3 cm.) © RMN – Grand Palais/National Gallery Photographic Department

Ce tableau est une œuvre de la fin de la vie d’un peintre également connu pour ses nombreuses toiles de ports imaginaires, ayant passé l’essentiel de sa carrière en Italie mais né en Lorraine. Réalisée sur commande du prince Lorenzo Onofrio Colonna, la toile s’inspire de l’un des épisodes de l’histoire d’amour de Psyché et Cupidon racontée dans les livres IV à VI de L’Âne d’or d’Apulée : Psyché est représentée au premier plan devant le château de Cupidon mais le paysage est le sujet principal de cette œuvre, à une époque où celui-ci n’est pas encore considéré comme un genre autonome. SOIGNER PAR LA CRITIQUE : KEATS AU CHEVET DE REYNOLDS Le poème écrit par John Keats ne laisse aucun doute sur l’œuvre qui l’inspira. La troisième strophe qui cite « the Enchanted Castle » invite le lecteur à retrouver dans le poème les caractéristiques du château que considère Psyché, selon la légende dont s’inspira Claude Gellée. Croyant s’engager dans une description d’œuvre d’art, le lecteur reconnaît le château du peintre lorsque le poème affirme qu’il « se dresse / Sur un rocher, au bord d’un lac / Niché dans les arbres » (« it doth stand / Upon a rock,

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on the border of a Lake, / Nested in trees »). Il reconnaît aussi un paysage : « le lac limpide, et les petites îles, / Les montagnes bleues, et les froids ruisseaux voisins » (« the clear Lake, and the little isles, / The mountains blue, and cold near-neighbour rills »)4. Très vite pourtant, des détails étranges, oniriques, le surprennent : « Les portes ont toutes l’air de s’être ouvertes toutes seules » (« The doors all look as if they oped themselves, »), surgit des fenêtres « un éclair de lumière argentée / Comme venant de l’ouest d’une nuit d’été » (« a silver flash of light, / As from the westward of a summer’s night »), « Une galère dorée, toute de soie vêtue ! » (« A golden galley all in silken trim! »). Psyché, le personnage au premier plan de l’œuvre de Claude, surtout, n’est jamais nommé. Keats le remplace par un « pauvre bouvier » (« poor herdsman ») « qui a amené / Ses bêtes pour troubler la source enchantée » (« who doth bring / His beasts to trouble the enchanted spring. »5). Ayant le sentiment d’avoir été trahi dans sa reconnaissance de l’œuvre, le lecteur comprend que la description a pu être transformée par le souvenir, par le rêve (« Oh, que tous nos rêves, de sommeil ou de veille, / Prendraient toutes leurs couleurs du coucher du soleil »6) ou par l’imagination, faculté à laquelle Keats consacre la seconde partie de son poème : Ou bien est-ce l’imagination qui, poussée Au-delà de ses propres limites, et pourtant toujours confinée, Perdue dans une sorte de Purgatoire aveugle, Ne peut se référer à aucune loi standard De la terre ou du ciel ?7

Le « château enchanté » est le titre d’une gravure réalisée en 1782 à partir de l’œuvre de Claude Gellée par François Vivares et Wil Woollett, qui ont rebaptisé l’image « The Enchanted Castle » (The British Museum, 4,85 × 5,99), son titre commun pendant la période romantique »8. La description témoigne cependant, au-delà du Paysage avec Psyché hors du palais d’Éros, d’un souvenir de la peinture du Lorrain que trahissent John KEATS, “To J.H. Reynolds, Esq.”, The Complete Poems, éd. BARNARD J., Penguin Books, 1988, p. 236. 5 Ibid., p. 237. 6 « Oh, that our dreamings all, of sleep or wake, / Would all their colours from the sunset take ». Ibidem. 7 « Or is it that imagination brought / Beyond its proper bound, yet still confined, / Lost in a sort of purgatory blind, / Cannot refer to any standard law / Of either earth or heaven? ». Ibidem. 8 Matthew C. BRENNAN, « Keats, Turner, and Claudian Landscape: Re-visioning Lorrain’s “The Enchanted Castle” », The Johns Hopkins University Press, vol. 73, n°1, 2010, p. 64. 4

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la couleur bleue des montagnes et l’évocation de détails qui appartiennent à d’autres œuvres du peintre. N’ayant pas encore vu le tableau original et ne le connaissant que par le titre des graveurs, Keats ignorait sa base narrative et devait donc deviner l’identité du personnage au premier plan. De plus, bien qu’un petit bateau flotte au milieu de l’espace gauche, Keats ne s’en souvient pas et imagine plutôt d’autres paysages marins claudiens […]9.

Cette description imaginaire d’une œuvre d’art obéit surtout à une fonction : adoucir les peines d’un ami malade en lui offrant une image consolante. Le poème est en effet adressé au poète John Hamilton Reynolds et Keats indique qu’il veut « montrer ce château » (« To show this castle ») « à son ami alors qu’il est malade ! » (« Unto my friend, while sick and ill he lies! »). Il espère lui apporter du réconfort en lui rappelant le souvenir d’une gravure qu’il connaît, comme en témoignent les nombreuses adresses du poème10. La description extravagante d’un château de conte de fée, bien qu’infidèle à l’œuvre du Lorrain, est bien une action « sage », comme le souligne Keats dans une formule oxymorique : il a, dit-il, écrit ce poème « in fair dreaming wise »11. Cette façon de faire de la critique d’art pour soigner pourrait annoncer par anticipation (un autre concept cher à Pierre Bayard) cette éthique de la sollicitude (« care ») étudiée en 1982 par la philosophe Carol Gilligan12. DÉPLACER LES ŒUVRES : PIERRE JEAN JOUVE Faire servir la peinture à un réenchantement du monde pour consoler un ami peut certes être considéré comme un mensonge. La fin du poème de Keats s’oppose d’ailleurs radicalement à son ouverture en nous projetant dans un univers sans pitié, celui du spectacle d’une « destruction féroce et éternelle » (« an eternal fierce destruction »13). 9 « Having not yet seen the original painting and knowing it only from the engravers’ title, Keats remained ignorant of its narrative basis and thus had to guess the identity of the figure in the foreground. Moreover, though a small boat floats in the left middle distance, Keats fails to recall it and instead imagines other Claudian seascapes […] », ibid., p. 66. 10 « You know the Enchanted Castle » ; « You know it well enough » ; « See! » ; « Dear Reynolds! » ; « You know ». John KEATS, “To J.H. Reynolds, Esq.”, The Complete Poems, op. cit., p. 236-238. 11 Ibid., p. 236. 12 Carol GILLIGAN, Une Voix différente : Pour une éthique du care (1982), trad. de l’anglais par Annick KWIATEK et Vanessa NUROCK, préf. Sandra LAUGIER et Patricia PAPERMAN, « Champs Essais », Paris, Flammarion, 2008. 13 John KEATS, “To J.H. Reynolds, Esq.”, The Complete Poems, op. cit., p. 238.

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C’est aussi une impression de mensonge que décrit le poète Philippe Jaccottet lorsqu’il évoque, dans un passage de Paysages avec figures absentes intitulé « Deux lumières », le tableau du Lorrain qu’il appelle le Paysage avec Amour et Psyché. À la fausse lumière qui éclaire le tableau du Lorrain, il oppose la vraie lumière d’un portrait de pasteur peint par Rembrandt plus fidèle à la réalité de la finitude humaine : Il arrive même, avec le temps, que toute clarté nous devienne odieux mensonge. [...] Alors on n’a plus envie d’invoquer les nymphes, mais de les détruire comme les chasseurs le gibier, ou de se détruire en elles. [...] Ou bien on croise de tels visages ; on entre dans un monde où la lumière est moins une aile qu’un baume. On cherche celle, s’il en est une, qui se mélange au sang et, quand même, éclaire.14

Si Jaccottet, comme Keats, s’inspire de l’œuvre du Lorrain pour opposer deux conceptions du monde, Pierre Jean Jouve transforme le paysage pour l’adapter à l’humeur de son personnage. Les premières pages du Monde désert adoptent en effet le point de vue d’un enfant, « Jacques de Todi âgé de neuf ans et plein de fantaisies et de réserves mentales », pour reconnaître, sur une digue au bord du Lac Léman, un pigeonnier « qui s’élevait hautement au-dessus de l’eau » et, dans ce « pigeonnier sans pigeons au bord du lac », « les proportions, l’aspect, la figure immense et maudite d’un Château Enchanté devant la mer15», reprenant ainsi le titre de la gravure déjà cité par Keats. Le paysage décrit semble fidèle à celui du tableau, par sa géographie, puisque la berge du lac « formait en cet endroit un port naturel que protégeait un bras de pierre », comme par le personnage qui l’habite, « petit personnage infime assis dans un coin sur l’herbe ». Même s’il n’est pas identifié comme Psyché, il n’est plus le « pauvre bouvier » de Keats. Il est « quelque chose comme une femme ». Ce paysage et ce personnage permettent de multiplier les doubles. Le paysage décrit se révèle être un paysage de tableau, comme dans le chapitre 45 de la Vie de Henry Brulard de Stendhal dans lequel le narrateur raconte que l’image d’une gravure a remplacé son souvenir du passage avec les armées napoléoniennes du Col du Grand-Saint-Bernard16. 14 Philippe JACCOTTET, Paysages avec figures absentes (1970), Paris, Gallimard, 1976, p. 119-120. 15 Pierre Jean JOUVE, Le Monde désert, (1926, éd. de 1960), Œuvre II, éd. STAROBINSKI J., Paris, Mercure de France, 1987, p. 227-228. Toutes nos citations renvoient à ces mêmes pages. 16 STENDHAL, Vie de Henri Brulard (1890) in : Œuvres intimes, éd. DEL LITTO V., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, t. II, 1955, p. 941.

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Le personnage principal est le double du personnage du tableau (« le petit personnage assis et cherchant à comprendre le sens d’une histoire aussi sombre, bien qu’il soit féminin c’est lui-même »17) tandis que le personnage de Jacques de Todi sur le bord du Lac Léman peut être considéré comme un double de Pierre Jean Jouve lui-même qui vécut plusieurs années en Suisse18. Ce qui unifie la description cependant est un principe négatif. L’adjectif « triste » est une épithète de nature qui caractérise tous les éléments du paysage : Jacques doit traverser un « triste vestibule solennel » puis laiss[er] de côté la salle des marronniers qui respirait la tristesse » pour parvenir « devant la mer, tandis que la marée verdâtre s’avance vers des prairies où paissent de tristes moutons » et que « les vagues mystérieuses […] entourent le socle du triste palais de pierre ». Certes, quelques détails suggèrent de possibles ouvertures mais pour les refermer très vite. L’ouverture sur la mer signale un désir d’évasion, aussitôt interdit par un irréel du passé : « Le port aurait pu contenir un bateau si le pasteur de Todi avait été moins sévère » ; « le ciel merveilleusement changeant passe sur des montagnes ébréchées » ; « un silence terrible, un ordre de Dieu enferme le château, la mer, les arbres sous une même malédiction ». La syntaxe trahit le désir par un conditionnel (« et avec ce bateau on serait parti au loin sur les vagues »), une tournure interrogative (« Au fait Jacques de Todi ne savait-il pas très bien que tout ce rêve provenait d’une peinture qu’il avait vue ? ») ou un déictique (« les vagues mystérieuses les voici ») auxquels s’oppose la langue impérative de la loi : « Il restait ainsi longtemps, jusqu’à ce que Monsieur Delétraz, son précepteur apparu sur la passerelle, l’appelât avec raideur ». Précédant la description du château, les premières livres du roman éclairent le dispositif utilisé, la projection sur le paysage d’un état mental : Lorsque le fils du pasteur Isaac de Todi sortait de son état chronique de rêverie pour constater que le monde extérieur, la « campagne » de son père à Genève, était coloré de telle ou telle façon par la pluie ou par le beau temps, selon la saison et le jour et surtout l’imprévu de son âme à lui, il aimait descendre les trois marches basses du perron, hors du triste vestibule solennel.19

Pierre Jean JOUVE, Le Monde désert, op. cit., p. 227-228. Fabrizio IMPELLIZZERI, « La réécriture du Narcisse de Pierre Jean Jouve et les miroirs du Moi dans Le Monde désert », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 3 | 2013, mis en ligne le 15 décembre 2013, consulté le 01 mai 2019. URL : www.journals.openedition. org/rief/234 ; DOI : 10.4000/rief.234. 19 Pierre Jean JOUVE, Le Monde désert, op. cit., p. 227-228. 17 18

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Ce dispositif, qui « colore » le tableau du Lorrain d’une uniforme couleur triste, inverse celui qui est recommandé dans le « Mauvais vitrier » de Baudelaire pour « voir la vie en beau » : — Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau !20

Jouve a consacré d’autres textes au tableau du Lorrain dans lesquels il a essayé d’adopter d’autres points de vue sur celui-ci. Le poème de Kyrie, intitulé « Psyché abandonnée devant le château d’Éros » et sous-titré à la façon d’un cartel « (Claude Lorrain) », décrit également l’œuvre du peintre à travers une coloration de « tristesse funèbre » développée dans la première strophe qui s’achève par ces mots : « Il règne la saveur exquise de la mort »21. Le personnage qui se délecte dans cette contemplation funèbre, qui fait de la « bête mystérieuse de la mer » la projection d’une « bête verte intérieure », est bien, cette fois, le personnage de Psyché lui-même, comme l’indique le titre. Ce titre indique aussi quel moment de la légende le poète a choisi de voir illustré par le peintre. Le sujet du tableau, la représentation de Psyché devant le château d’amour, peut en effet illustrer deux moments de la légende : le moment où la jeune fille, sacrifiée par Vénus jalouse de sa beauté, attend de voir le monstre qu’elle doit épouser22 ou le moment où elle a été abandonnée par celui-ci parce qu’elle a voulu connaître l’identité de l’époux dont elle est tombée amoureuse contre son interdiction23. Jouve choisit clairement le second en opposant la durée morne du présent à l’événement du passé désormais achevé que suggère l’emploi du passé simple : Et Psyché flanc sombre empli de vœux Aux mains écarquillées aux pieds glacés dans l’herbe Est assise avec ses instables moutons Qui mangent sans répit désespoir des contrées Et regarde : […] Lui qu’elle aima le traître à l’œil de perle fine Aux membres toujours fumants et au dragon Couvert de sang de larme et de benjoin Qu’elle aima ! et qui creusa le flanc superbe. Charles BAUDELAIRE, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 286. 21 Pierre Jean JOUVE, Kyrie (1938, éd. de 1964), Œuvre I, éd. STAROBINSKI J., Paris, Mercure de France, 1987, p. 385. 22 APULÉE, L’Âne d’or ou les métamorphoses, Livre V, Paris, Gallimard, folio, 1975, p. 115. 23 Ibid., p. 131. 20

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Ce balancement entre deux temps, un présent détesté et un passé irrémédiablement révolu, est précisément le mouvement du poème de Baudelaire « Le cygne », mouvement condensé dans le vers consacré au destin d’Andromaque (« Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !24 ») dont Jouve rappelle la force par le double emploi de l’exclamation et d’un « et » à valeur adversative : « Qu’elle aima ! et qui creusa le flanc superbe ». Pour essayer, par un nouveau point de vue, de donner sens à une œuvre qui le fascine, Jouve, après avoir transporté le tableau du Lorrain au bord du Lac Léman, l’installe au bord du « Simoïs menteur25 ». Ces déplacements, qui bousculent l’histoire littéraire comme l’histoire de l’art, font bien partie, pour Jouve, du travail du critique. Dans son Tombeau de Baudelaire, il n’hésite pas à déplacer un passage qui ne lui semble pas à sa place : « un fragment de Fusées », affirme-t-il, « pourrait se placer dans les Petits Poèmes26 ». Jouve, dont on a dit qu’il « accompliss[ait] le baudelairisme »27 », sait qu’une vraie critique suppose des aménagements importants de l’œuvre admirée : la révélation d’un « informulé » du texte, comme dans cette phrase du poème « Les Foules » que commente Jérome Thélot (« Je repris le poème des « Foules » pour quelque chose qui ne s’y trouvait pas dit : le bain de douleur, d’humiliation et presque d’abjection »28), ou le vol caractérisé, avoué à propos de « quatre vers du « Réconfort Baudelaire » : « Je sais bien que ces vers ne sont pas de lui, ou sont de lui sans l’être, qu’une plume voisine et flagorneuse lui a volés »29. Comme l’œuvre de Balthus, dont il extrait un personnage en le faisant sortir du tableau avant de le faire revenir dans son cadre30, l’œuvre du Lorrain, admirée par Jouve, mérite bien sans doute quelques aménagements géographiques et temporels.

Charles BAUDELAIRE, « Le Cygne » (1861). Ibidem. 26 Pierre Jean JOUVE, Tombeau de Baudelaire, Paris, Seuil, 1958, p. 36. 27 Jean Gabriel BOUNOURE, lettre du 16 octobre 1952 reproduite dans le Cahier de l’Herne consacré à Jouve, 1972, p. 97. 28 Pierre Jean JOUVE, « Les Foules » Proses (1960), Œuvre II, éd. STAROBINSKI J., Paris, Mercure de France, 1987, p. 1226. Cité et commenté par THÉLOT Jérôme, « Proses de Jouve : l’invention de Baudelaire » in : BOMBARDE O. (éd.), Jouve poète, romancier, critique, Paris, Lachenal & Ritter, coll. « Pleine Marge », 1995, p. 55. Les textes cités dans ce paragraphe sont empruntés à cette étude. 29 Pierre Jean JOUVE, « Le Réconfort Baudelaire », Proses (1960), op. cit., p. 1246. 30 Pierre Jean JOUVE, « Le tableau » Proses, op. cit., p. 1225. 24 25

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RETOUCHER LA PEINTURE : YVES BONNEFOY Yves Bonnefoy, même s’il se juge mauvais lecteur de Jouve, partage cependant sa passion pour la peinture31. Il admire, lui aussi, ce tableau du Lorrain auquel il a consacré une analyse critique dans son essai de 1989, « Un des siècles du culte des images ». Cette analyse qui, contrairement à la lecture de Jouve, choisit de reconnaître dans le tableau du peintre le moment de la découverte du château d’Amour, avant même la rencontre du dieu : Psyché miraculeusement transportée au royaume d’Amour, voit se dresser devant elle cet édifice bâti par « l’art d’un dieu » dit Apulée qui est la source de Claude. Ce dernier n’ignore donc pas qu’il doit peindre en cette occasion ce qui est plus beau que quoi que ce soit au monde. Or, il donne au château d’Amour l’aspect d’une des grandes maisons qu’il a vues ou pourrait avoir vues dans la réalité ordinaire.32

Présentant son sujet, Bonnefoy met en valeur l’aporie du tableau : la contradiction entre la magnificence attendue du château d’Amour et la représentation, commune, de l’édifice par le peintre. Autrement dit, selon Bonnefoy, Claude Lorrain n’illustre pas la légende d’Apulée. Il l’interprète comme l’expression de la tension entre le « culte des images »33, le « bleu des lointains métaphysiques » figuré par un détail du tableau du Lorrain reproduit dans le livre paru en 1994 chez Flammarion34, et la volonté de ne pas trahir la « réalité ordinaire » pour en faire l’expression de sa propre poétique. En écho à cette critique d’art, Bonnefoy écrit pour le recueil Ce qui fut sans lumière, un poème intitulé « Psyché devant le château d’Amour »35. La première strophe, cadrée comme un tableau classique dans un quatrain d’alexandrins, évoque les célèbres tableaux de Claude Lorrain représentant des ports imaginaires baignés par la lumière rasante d’un soleil couchant 31 Yves BONNEFOY, « À propos de Jouve » (2003) in : L’Inachevable. Entretiens sur la poésie. 1990-2010 (2010), Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio », 2012, p. 140. 32 Yves BONNEFOY, « Un des siècles du culte des images » in : Rome, 1630. L’horizon du premier baroque (1970) suivi d’Un des siècles du culte des images (1989), Paris, Flammarion, 1994, p. 192. L’essai fut rédigé en 1989 pour le catalogue Seicento, le siècle de Caravage dans les collections françaises de l’exposition du Grand Palais. 33 « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) », Bonnefoy reprend à Baudelaire cette expression qui donne son titre à l’essai publié en 1994. BAUDELAIRE, Mon cœur mis à nu, Œuvres complètes I, op. cit., p. 701. 34 Yves BONNEFOY, « Un des siècles du culte des images », Rome, 1630, op. cit., p. 191. 35 Yves BONNEFOY, Ce qui fut sans lumière (1987) suivi de Début et fin de la neige, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1995, p. 73.

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Fig 2. Claude Gellée (dit « Le lorrain »). Port avec l’embarquement de la reine de Saba, 1648 (huile sur toile, National Gallery, Londres, 149,1 × 193,7 cm.) © RMN – Grand Palais/National Gallery Photographic Department

situé dans la ligne de fuite du tableau (« Il rêva qu’il ouvrait les yeux, sur des soleils / Qui approchaient du port, silencieux »). Ces ports imaginaires, qui représentent souvent des scènes d’embarquement grouillant de débardeurs affairés (comme le Port avec l’embarquement avec la reine de Saba de 1648), sont des invitations au voyage. Ces représentations sont dévalorisées par Bonnefoy parce que ce sont des images, au sens négatif que le poète donne à ce mot : « Images, l’éclat qui manque à la grisaille des jours, mais que permet le langage quand le recourbe sur soi, quand le pétrit comme un sein natal, la soif constante du rêve. »36. La troisième strophe montre donc les fragments d’architecture classique, les ruines qui constituent le contrepoint du rêve (« Il peignit donc le port mais le fit en ruine »). 36 Yves BONNEFOY, « La présence et l’image. Leçon inaugurale au Collège de France » (1981), Lieux et destins de l’image. Un cours de poétique au Collège de France 1981-1993, Paris, Seuil, 1999, p. 26.

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Si Keats et Jouve se sont signalés comme critiques interventionnistes dans leur lecture de l’œuvre du Lorrain, ils se sont bien gardés d’intervenir sur l’œuvre elle-même. Telle n’est pas l’attitude de Bonnefoy qui, dans la dernière strophe de son poème, va retoucher le tableau lui-même et, en proposant ce que le langage des peintres nomme un repentir, lui rendre le statut d’une ébauche : Mais son dernier tableau, rien qu’une ébauche, Il semble que ce soit Psyché qui, revenue, S’est écroulée en pleurs ou chantonne, dans l’herbe Qui s’enchevêtre au seuil du château d’Amour.

La situation de Psyché, représentée après l’abandon du dieu, est bien, cette fois, la même que celle qui est évoquée dans le poème de Jouve. Elle est cependant transformée en une attitude enfantine pouvant basculer soit du côté des pleurs, soit du côté du chant. Cette ambivalence emprunte à l’ébauche, telle qu’elle est analysée par Anne Herschberg Pierrot, ses virtualités multiples37. L’intervention du poète, qui porte cette fois directement sur la toile, est décisive pour la compréhension de ce tableau. Dans le poème de Jouve, le personnage, comme l’Andromaque de Baudelaire, était entièrement tournée vers un passé auquel elle ne pouvait échapper alors que le poème de Bonnefoy lui redonne un avenir. On peut même considérer que cette intervention de Bonnefoy corrige une tradition interprétative de l’œuvre de Claude Lorrain que résume le poète Claude Esteban : La tradition pastorale, avec laquelle renoue Claude, quasiment au terme de son essor, est fondée sur une appréhension irrémédiable du manque. Elle participe, à sa façon, du registre rétrospectif de l’élégie. Le passé y modèle le présent, et le futur, ce temps du vouloir et de l’aventure, s’y défait en une sorte de poudroiement taciturne. Demain est fait pour d’autres que ceux-là.38

Décisive pour l’interprétation du destin du personnage de Psyché, pour celle de l’œuvre du Lorrain, cette façon de reprendre la main sur la main du peintre pour poursuivre son travail de création donne également un futur aux critiques interventionnistes. Demain est fait pour ceux-là.

37 Anne HERSCHBERG PIERROT, « L’esquisse et l’inachevé », Le style en mouvement. Littérature et art, Paris, Belin, 2005, p. 13-140. 38 Claude ESTEBAN, « Sous le rameau du laurier de Virgile », Le travail du visible et autres essais, Fourbis, Paris, 1992, p. 18.

LES ATELIERS DE LA MÉMOIRE : UNE FORME D’INTERVENTIONNISME CRITIQUE Soko PHAY

Écrire sur Pierre Bayard est un exercice inhabituel pour moi. Il m’est difficile de revenir sur dix-huit années de liens de travail et d’amitié1. Et ce d’autant plus qu’aujourd’hui, nous poursuivons nos recherches sur la reconnaissance des passés douloureux, une problématique qui nous paraît offrir un intérêt théorique, tout en s’inscrivant pleinement dans l’actualité. C’est pourquoi je ne prétends nullement être objective dans ce travail rétrospectif. Ces liens sont d’autant plus forts que nous partageons plusieurs points communs, comme la conviction de garder vivante la mémoire des génocides, et de mener dans ce sens un travail d’analyse et d’enseignement2. Nous portons un même intérêt, à l’intérieur de la discipline des Genocide Studies, à la littérature et l’art, en particulier aux œuvres mémorielles, celles qui nous conduisent à la réflexion sur l’esthétique à l’épreuve de la violence extrême. Nous nous rejoignons également sur la question de l’irreprésentable. Nous faisons partie d’une génération d’artistes et d’intellectuels qui ont rompu avec le paradigme lanzmannien de l’irreprésentable. Selon ce paradigme, qui fonde Shoah, les génocides ne devraient pas être représentés, notamment pour des raisons éthiques. Or, face aux crimes de masse, les artistes ont à relever cette aporie de l’irreprésentable, en essayant de rendre compte de ce qui, autrement, demeurerait sans mots et sans images. La représentation du génocide est légitime, si elle tient compte d’une vérité qui a constitué l’identité des victimes et des descendants, et si elle respecte la mémoire des morts. 1 Ensemble, nous avons mené plusieurs programmes de recherche, organisé plusieurs manifestations en France et à l’étranger. Nous avons également dirigé de nombreux ouvrages collectifs : Cambodge, mémoire de l’extrême, Art Absolument, hors-série, 2010 ; Art et postmémoire, Art Absolument, hors-série, 2013 ; Cambodge, le génocide effacé, Nantes, Cécile Defaut, 2013 ; Figurations of Postmemory, (ALLOA E., co-éd.), Journal of Literature and Trauma Studies, n°4, 2015 ; Les génocides oubliés, Mémoires en jeu, n°12, hiver 2020 ; Rwanda, l’atelier de la mémoire. De l’archive à la création, Paris, Naima, 2022. 2 Dans cette perspective, nous avons créé en 2015 le Centre international de recherche et d’enseignement sur les meurtres de masse (CIREMM).

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Enfin, nous croyons à la nécessité de la création pour que les génocides puissent être mieux appréhendés. Nous pensons qu’il est important de recourir à d’autres concepts que ceux communément en cours. Cela est possible si nous plaçons cet objet spécifique au croisement des disciplines comme l’histoire, la science politique, l’esthétique, la psychanalyse… En second lieu, cette inventivité théorique peut s’accompagner de la création de dispositifs qui sont essentiels à cette réflexion. Au-delà de l’outil conceptuel, ce sont les formes mêmes de transmission qui doivent être réinventées pour leur permettre de délivrer toute la charge d’émotion et de souffrances dont elles sont porteuses. Après avoir souligné ces points de convergence, j’aimerais interroger le dispositif de ce que nous avons appelé « les ateliers de la mémoire » à l’aune de la critique interventionniste. Ces ateliers, que Pierre et moi avons menés au Cambodge, puis au Rwanda, se rapprochent d’une forme d’interventionnisme critique, même s’ils en diffèrent sur un point essentiel : nous n’intervenons ni sur les auteurs, ni sur les œuvres, qu’elles soient littéraires ou artistiques. En effet, la plupart des branches de la critique interventionniste s’autorisent à les transformer, afin non seulement de les ouvrir à de nouveaux possibles, mais de les rendre, selon Pierre, « plus conformes à ce qu’ils pourraient ou devraient être »3 : réattribution des œuvres, déplacement des auteurs dans le temps, amélioration des textes classiques de la littérature… Or, les ateliers de la mémoire ont plutôt comme projet de susciter la création de nouvelles œuvres à partir d’un travail de reprise d’archives ou de toutes traces susceptibles d’être réemployées par celles et ceux qui sont concernés par les drames historiques. Je me propose de questionner, dans ce texte, cette nouvelle configuration de la critique interventionniste appliquée aux ateliers de la mémoire. Cela me permettra, dans un premier temps, de revenir sur les différentes modalités d’intervention qu’implique ce dispositif hybride : engager un travail de mémoire pour ne pas « laisser les choses en l’état » pour reprendre les mots de Pierre, permettre aux jeunes de se réapproprier un passé douloureux qu’ils n’ont pas connu directement mais dont ils ressentent les effets dans leur vie, et enfin permettre à certains artistes d’emprunter de nouvelles voies artistiques qu’ils n’auraient pas osé prendre auparavant. Parallèlement, je reviendrai sur sa pensée féconde, en particulier sur ses méthodes critiques que sont la fiction théorique et la littérature/la création appliquée à la psychanalyse. 3 Pierre BAYARD, « Comment j’ai fait régresser la critique », in : Pour une critique décalée. Autour des travaux de Pierre Bayard, éd. ZIMMERMANN L., Nantes, éd. Éditions Cécile Defaut, 2010, p. 20.

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S’ENGAGER DANS LE TRAVAIL

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DE MÉMOIRE

À l’origine des ateliers de la mémoire, il y a eu une proposition du cinéaste Rithy Panh qui m’a demandé en 2007 de concevoir un atelier à partir des archives du Centre Bophana qu’il venait d’inaugurer quelques mois auparavant à Phnom Penh. C’est dans ce cadre que j’ai mis en place les deux premiers ateliers en 2008 et 2009 et que Pierre m’a rejointe lors du troisième atelier en 2012. Une dizaine de plasticiens cambodgiens ont travaillé sous la direction de Vann Nath, l’un des sept rescapés du Centre d’extermination S.21 (transformé depuis en musée du génocide) et Séra, peintre et auteur de bande-dessinée franco-cambodgien.

Fig 1. Atelier mémoire au Centre Bophana, 2012. Avec l’aimable autorisation de Reaksmei Long.

La première modalité d’intervention est celle des artistes et intellectuels qui, loin de rester inactifs ou indifférents devant la violence extrême et ses conséquences, se sont engagés très tôt dans le travail de mémoire. À ce titre, Vann Nath, Rithy Panh et Séra ont eu le courage de témoigner des crimes commis par les Khmers rouges, et cela bien avant la tenue des grands procès d’anciens hauts responsables khmers rouges4. Ainsi, l’art 4

Seulement trois hauts responsables khmers rouges ont été jugés par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CECT), parrainées par l’ONU : Duch

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Fig. 2. Représentation « Retour de Kigali » au Tarmac, Paris, octobre 2016. Avec l’aimable autorisation de Soko Phay.

a exercé très tôt une fonction de mémoire face à l’amnésie collective qui fait qu’une grande partie des jeunes Cambodgiens ignorent l’existence même du génocide. C’est donc ce devoir de mémoire et d’héritage à transmettre aux générations d’après qui a motivé la création des ateliers de la mémoire au Cambodge, puis au Rwanda, deux pays ayant connu un génocide qui a laissé des blessures profondes même des décennies après. À la suite cette expérience cambodgienne, Pierre et moi avons transposé le travail des ateliers de la mémoire au Rwanda, à la demande d’Anne Aghion et d’Assumpta Mugiraneza qui ont fondé toutes les deux le Centre IRIBA pour le patrimoine multimédia à Kigali. En février et en octobre 2015, nous avons organisé deux ateliers avec de jeunes auteurs rwandais auxquels ont été associés quatre étudiants venant du Master « Création littéraire » de l’Université Paris 8. Ensemble, ils ont travaillé sur un corpus Kang Kek Ieu, alias Duch, ancien directeur du Centre d’extermination S.21 condamné en 2012, Nuon Chea, idéologue du régime khmer rouge et Khieu Samphan, ancien chef d’État du Kampuchéa démocratique, condamnés pour génocide en 2018. Voir www.eccc.gov.kh/fr.

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d’archives relatif à l’histoire du Rwanda. Ils ont été accompagnés par l’écrivaine et universitaire Olivia Rosenthal et le comédien et metteur en scène Dorcy Rugamba. Ce qui a distingué les ateliers de Phnom Penh et de Kigali est l’accent mis, pour ce dernier, sur la création littéraire. Nous avons tenu compte de la spécificité culturelle rwandaise portée sur le verbe pour exprimer sa subjectivité ou représenter le monde. En effet, la littérature, le chant et la performance ont dans ce pays une place plus importante qu’au Cambodge qui privilégie les images, à l’instar des sculptures et des bas-reliefs décorant les temples d’Angkor. Avec ce dispositif réunissant plusieurs générations d’artistes autour de la mémoire collective, nous avons fait un pas de plus. Nous ne nous sommes pas contentés de prendre en compte les œuvres liées aux meurtres de masse, mais nous les avons suscitées nous-mêmes, en demandant à de jeunes artistes d’en créer de nouvelles, à partir des archives sur le génocide commis par les Khmers rouges et les Hutus extrémistes. En effet, il est plus fréquent de mener une analyse des meurtres à partir des œuvres que des artistes – en particulier des survivants – ont produites. Nous pensons que la littérature et l’art disposent d’une capacité singulière à dire l’extrême que ne possède pas nécessairement la réflexion théorique, en particulier lorsqu’il s’agit d’un travail psychique de mémoire. LA POSTMÉMOIRE Les conséquences psychiques d’événements violents continuent à perdurer à la fois chez les survivants et leurs descendants, même longtemps après la fin des régimes qui ont perpétré les crimes collectifs. C’est cette transmission du traumatisme que tente de décrire le concept de « postmémoire » élaboré par Marianne Hirsch. Elle montre comment une forme indirecte de mémoire se met parfois en place chez ceux qui n’ont pas vécu personnellement un événement dramatique, mais qui en ressentent les effets dans leur vie. C’est pourquoi la quête de sens, bien plus que celle de la vérité, est essentielle pour les rescapés et leurs enfants. Elle leur permet de se réapproprier leur identité qui a été brisée par les pertes et les épreuves subies. Je voudrais ici m’acquitter d’une dette envers Pierre. C’est grâce à lui que j’ai eu connaissance de ce concept qu’est la postmémoire, sur laquelle nous avons mené des recherches depuis plusieurs années. Nous avons organisé un colloque (« Creation and postmemory ») autour des travaux

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de Marianne Hirsh, à l’Université Columbia auquel elle a participé, parallèlement à l’exposition « Cambodia, The Memory Workshop » en avril et mai 2013. Trois ans plus tard, elle nous a accompagnés au Rwanda lors d’un colloque (« Les archives du silence ») et des représentations théâtrales « Retour à Kigali » issues des ateliers de la mémoire, qui ont eu lieu à l’hôtel des Mille Collines en décembre 2016. A cette occasion, elle a pu échanger avec les jeunes participants rwandais, sur leur travail d’écriture et leurs difficultés, voire leurs ambivalences face à l’histoire douloureuse de leurs parents qui leur a été transmise malgré eux5.

INTERVENIR SUR LES

TRACES DU PASSÉ

La deuxième modalité de l’interventionnisme propre aux ateliers de la mémoire concerne les différents modes d’appropriation du passé par la génération d’après. En effet, chez les artistes nés après les conflits, la question est moins de savoir si on doit représenter que de savoir comment représenter les traumas de l’histoire et leur remémoration. Ce travail d’élaboration du passé, qui dépasse la simple imitation, est un processus lent et laborieux. L’inscription dans la durée du travail en atelier sur plusieurs sessions a permis que chacun puisse assumer la manière dont il est entendu, dont son travail porte témoignage face aux autres participants. Il s’agit avant tout de déconstruire les lieux communs ou les représentations convenues. Bien qu’on puisse noter des différences entre les ateliers du Cambodge et du Rwanda, un même protocole de travail a été mis en place. Trois activités ont été associées : l’étude des archives, la création artistique et la réflexion sur les enjeux mémoriels. Chaque proposition d’œuvre est issue de nombreuses heures de visionnage d’archives et de collecte de récits du génocide. Les archives sont loin d’être des traces mortes du passé. Bien au contraire, elles révèlent des « traces d’existence », pour reprendre l’expression de Michel Foucault6, qui rendent possible un travail de pensée et de création. Dans cette perspective, la visée des ateliers de la mémoire est de construire un récit qui n’enferme pas l’archive, mais la garde ouverte. 5 Valérie NIVELON, « Rwanda : Retour à Kigali », émission « La marche du monde », RFI, 8 août 2018, www.rfi.fr/fr/emission/20180812-rwanda-kigali-tutsi-anniversaire-genocide. 6 Michel FOUCAULT, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », in : Dits et Ecrits, Paris, Gallimard, 2001, vol. 1, p. 708.

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Fig 3. Sereyroth Chea, Propaganda Image (2012). Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Certains s’en sont peu éloignés et ont fait le choix de s’en inspirer directement. D’autres n’en ont utilisé que des fragments, d’autres enfin l’ont fait disparaître complètement, en tout cas en apparence. Deux œuvres emblématiques peuvent en témoigner, l’une issue de l’atelier du Cambodge et l’autre du Rwanda. Pour réaliser Propaganda Image (2012), Sereyroth Chea a consulté plusieurs films khmers rouges. Son intérêt s’est porté sur une image représentant un personnage portant des mottes de terre. Ce travailleur est idéalisé dans ces films de propagande, mais pour le peuple cambodgien, il renvoie à un travail harassant et à une mort certaine par épuisement physique et psychique. Sereyroth Chea le peint comme submergé, comme effacé derrière les couches de terre et de sciure, à l’instar d’une imageécran qui empêche d’accéder à la réalité du génocide. On ne peut plus discerner le fond de la forme, le corps s’efface au profit de l’effet de surface. Ici l’image fait écran, met en tension passé et présent, mémoire et oubli. Concernant son texte « La chanson reste », Natacha Muziramakenga s’est inspirée des discours de haine des Hutus extrémistes – issus des textes et des enregistrements de la radio-télévision libre des Mille Collines

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(LRTLM) – pour construire son personnage confronté aux douleurs inconsolables et aux deuils impossibles de l’après génocide. Dans cet extrait, elle prête sa voix au fils d’un bourreau, pris dans des sentiments ambivalents face à son géniteur, entre le chagrin, la colère et la culpabilité : Il y a tellement de gens moins bien lotis ! Après tout, eux ils ont vraiment souffert, eux ils ont le droit de pleurer et je pleure avec eux parce qu’eux c’est moi, je le sais, je l’ai toujours su, pas comme mon père. Ils ont souffert à cause de personnes comme lui. Ils ont perdu un père, une mère, un voisin, un/ des/tous les membres de leur famille ou un membre tout court. A côté de ça ma peine n’a pas beaucoup d’arguments. Alors je me tais, même s’il faut absolument que je crie, que je le sorte ce foutu cri que j’ai avalé quand je l’ai fait taire et qu’il est devenu mon silence. Lui et ses foutues chansons qui m’habitent depuis. Des fois je m’arrête autour des mares éparses qui recouvrent ma route et je m’observe les enjamber, les contourner sans jamais les vider. Ça pue à l’intérieur de moi comme tous les secrets que j’y ai enterrés. Je pense à mon père : mon silence, mon cri étouffé pour ne pas me trahir. Mon père, la chanson infernale dans ma tête. Comment l’extirper ?7

Les œuvres des ateliers de la mémoire montrent rétroactivement comment ces jeunes de la génération de la postmémoire se sont confrontés au passé et soulignent combien leur subjectivité intervient, au gré des réemplois d’archives et de matériaux existants. En donnant accès au symbolique par la représentation, l’art est ce tiers-espace partagé qui permet une mise à distance du trauma, tout en donnant la possibilité d’exprimer l’indicible. LA FICTION THÉORIQUE Face aux archives manquantes du génocide, il y a nécessité d’inventer de nouvelles formes d’archives que j’ai nommées des archives-œuvres. Ces dernières n’ont pas pour vocation d’expliquer une vérité historique ou de participer au rassemblement de preuves matérielles. Au contraire, elles interrogent l’étroite relation entre témoignage et fiction autour du travail d’artistes qui conçoivent l’archive moins comme preuve que comme témoin de l’événement. Réinvesties par les jeunes artistes, au gré 7 Pierre BAYARD et Soko PHAY (éds.), Rwanda, l’atelier de la mémoire. De l’archive à la création, Paris, Naima, 2022.

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Fig 4. Manuscrit de Jean Delacroix, atelier mémoire au Centre IRIBA, 2015. Avec l’autorisation de Ken Daimaru.

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Fig 5. Dessin de Jean Delacroix, atelier mémoire au Centre IRIBA, 2015. Avec l’autorisation de Ken Daimaru.

des reprises, les archives-œuvres se transforment en objets de remémoration et de fiction. En acquérant de nouvelles significations, elles deviennent opératrices de transmission. Il me semble, pour ma part, que ces archives-œuvres se rapprochent des fictions théoriques qui sont au cœur de la pensée critique de Pierre. D’une part, elles sont produites par l’intervention des jeunes artistes sur les archives, et, d’autre part, elles brouillent la frontière entre la fiction et la théorie. Appliquée aux études des meurtres collectifs, la fiction théorique rend pensable la violence extrême, en introduisant de la complexité au sens étymologique de complexus qui signifie « tisser ensemble »8. 8 Voir Edgar MORIN, « La pensée complexe : Antidote pour les pensées uniques », Entretien avec Nelson Vallejo-Gomez, Synergies Roumanie, n°3, 2008, p. 78.

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D’un côté, l’analyse théorique permet une intelligibilité de l’histoire et des sciences humaines ; de l’autre, l’appel à l’imaginaire, notamment par le détour fictionnel, permet d’appréhender l’horreur génocidaire et d’en saisir les implications psychiques. En ce sens, les archives-œuvres participent à un certain savoir – modeste et subjectif – du génocide et de ses conséquences, tel qu’il est perçu par la génération de la postmémoire. SUSCITER UNE NOUVELLE ESTHÉTIQUE : L’EXEMPLE DE VANN NATH La troisième modalité de l’interventionnisme des ateliers de la mémoire a été de susciter de nouvelles formes esthétiques, même si nous ne l’avions pas anticipé ! La grande et belle surprise est venue de Vann Nath qui a modifié sa manière de peindre. Cette bifurcation s’est faite grâce aux relations privilégiées qu’il a entretenues avec les jeunes participants des ateliers. Ils lui demandaient sans cesse de raconter ses conditions de détention à S.21. À cet égard, la question qui revenait souvent était de savoir comment il était possible de survivre à l’horreur des crimes. Pour tenter de leur

Fig 6. Vann Nath et collectif, La Tortue (2008). Avec l’aimable autorisation de Soko Phay.

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faire comprendre l’inimaginable, Vann Nath a dessiné une grande tortue qui tente d’échapper à l’incendie. Puis, il a invité les jeunes artistes à compléter l’œuvre en ajoutant des couleurs et d’autres matières. Pour Vann Nath, la tortue est l’allégorie du survivant. Malgré son extrême lenteur, la tortue fait tout pour échapper à la catastrophe et trouver refuge. Placée au centre de la toile entre l’eau et le feu, entre la survie et la mort, elle est à l’image du peintre lui-même, ce rescapé suspendu entre deux mondes. L’allégorie lui permettait d’exprimer son ressenti personnel face à l’épreuve de l’extrême ; de montrer comment, en tant que sujet, il a traversé le génocide. Non seulement il a modifié son esthétique – les allégories et les métaphores sollicitent davantage l’imagination et les ressources symboliques, comme dans L’Homme solitaire (2008) et les Deux lotus (2009), peints durant les ateliers –, mais il a également mis l’accent sur la transmission des expériences indicibles : dire et montrer la violence et la déshumanisation, tout en respectant la mémoire des morts. Jusqu’aux ateliers de la mémoire, son approche testimoniale s’était traduite par une représentation littérale et narrative des crimes qui se sont déroulés à S.21 : il s’agissait de « peindre attentivement ce que les Khmers rouges avaient commis durant leur régime », m’avait-il confié. En témoigne La mère et l’enfant (2008), qui représente une cellule où une détenue est agenouillée près de son bébé dont on ignore s’il est toujours en vie. Elle tend ses deux poignets amaigris au geôlier représenté de dos. Leurs regards ne se croisent pas et aucun dialogue ne peut s’instaurer entre eux. La vue légèrement en plongée renforce la posture de puissance et d’inaccessibilité du bourreau dont on n’aperçoit pas le visage. Le travail auprès des jeunes de la postmémoire a permis à Vann Nath de mettre en image les deux aspects de son témoignage comme de montrer les deux versants de son esthétique. Il est à la fois un témoin oculaire (testis) qui atteste des choses vues ou entendues et un survivant (superstes), celui qui est revenu d’entre les morts au sens propre comme au sens figuré. Sa peinture testimoniale est indissociable de sa peinture de la survivance. LA CRÉATION

APPLIQUÉE À LA PSYCHANALYSE

Au-delà du travail organisationnel des ateliers et des manifestations qui les accompagnent, Pierre s’est beaucoup intéressé à l’œuvre de Vann Nath, en particulier à La mère et l’enfant. Cette toile lui a permis

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Fig 7. Vann Nath, La mère et l’enfant (2008). Avec l’aimable autorisation de Soko Phay.

d’interroger le devenir-bourreau qui nous confronte « aux limites de nous-mêmes » : Le paradoxe du bourreau est d’incarner l’horreur absolue – ce que nous ressentons comme une complète différence –, mais il ne peut le faire que parce qu’il garde des liens avec chacun de nous, dont il incarne une face obscure9.

Pierre remarque à juste titre que non seulement la victime est vue par les yeux du tortionnaire, mais que la composition picturale induit une identification entre lui et le spectateur. Ce dernier se trouve être à la même place que le Khmer rouge qui tient les menottes. Par ce choix de mise en scène, Vann Nath s’adresse à nous et nous questionne : comment ses compatriotes – d’anciens paysans endoctrinés dès leur plus jeune âge – ont pu être progressivement déshumanisés, puis programmés au point de se transformer en assassins ? À l’inverse d’une interprétation psychanalytique de Vann Nath et de sa peinture, Pierre cherche ce que l’œuvre révèle ou donne à penser de 9 Pierre BAYARD, « Comment représenter le mal ? », in : Cambodge, l’atelier de la mémoire, éd. PHAY S., Cambodge, l’atelier de la mémoire, Battambang, Sonleuk Thmey, 2010, p. 121.

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notre psychisme et de notre rapport à l’autre. Sa démarche analytique – « la littérature/la création appliquée à la psychanalyse » – nous incite à ne pas nous contenter d’une théorie construite de manière définitive, mais à frayer d’autres modèles théoriques singuliers. Comme l’écrit Stefano Monzani, […] sans contester la légitimité des lectures freudiennes, [la littérature appliquée à la psychanalyse] dé-lie la pensée du texte, fournit des éléments de réflexion (et non de confirmation) et met en valeur l’originalité des œuvres […] pour penser autrement les phénomènes psychiques10.

Pour Pierre, la création est le lieu privilégié pour appréhender les bifurcations de la vie, la part secrète en nous où tout se décide, en bien ou en mal. Ainsi Vann Nath a non seulement marqué les jeunes de la postmémoire, mais il a également influencé la pensée de Pierre. Ce dernier prolongera ses réflexions sur les raisons qui ont conduit des personnes apparemment normales à devenir des assassins dans Aurais-je été résistant ou bourreau ? Dans son chapitre « De soi-même » consacré à Vann Nath, il cherche non seulement à mieux comprendre comment « ces hommes “normaux” ont pu se transformer en monstres et par quels processus ils ont été conduits à une telle déshumanisation »11, mais surtout il tente d’appréhender, à travers la figure du survivant de S.21, comment se constituent des ressources de résistance qui peuvent amener une personne à risquer sa vie pour en sauver une autre. Non seulement les ateliers de la mémoire ont modifié la pratique de Vann Nath, tout comme celle de nos jeunes artistes cambodgiens et rwandais qui se sont employés à créer des images et des textes à partir des archives, mais ils ont aussi suscité notre désir de travailler autrement. En effet, Pierre et moi avons réalisé pour la toute première fois un documentaire : Vann Nath, le peintre-mémoire12 produit notamment par Rithy Panh et le Centre Bophana. Au-delà du portrait d’un grand témoin de l’Histoire du XXe siècle, ce court-métrage nous a permis de montrer la spécificité des processus de mémoire collective au Cambodge, notamment l’importance des âmes errantes et du surnaturel. Et en février 2011, nous avons fait dialoguer Vann Nath et Jorge Semprun, survivant du 10

Stefano MONZANI, « La fiction théorique de P. Bayard », Cahiers de psychologie clinique, n°55, février 2020, p. 51. 11 Pierre BAYARD, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, Paris, Minuit, 2013, p. 125. 12 Pierre BAYARD et Soko PHAY, Vann Nath, le peintre-mémoire, produit par Bophana Productions et le Labex Art-H2H, 26 min, 2013, français / anglais / khmer. Voir www. vimeo.com/594524851.

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camp de Buchenwald, sur leurs expériences extrêmes. À quelques mois d’intervalle, l’un et l’autre sont décédés cette même année. * S’ils n’interviennent ni sur les œuvres, ni sur les auteurs, mais sur les archives et les traces, les jeunes artistes de la postmémoire n’en pratiquent pas moins une forme d’interventionnisme critique ; un interventionnisme qui s’exerce à l’égard du passé, qu’il s’agit de se réapproprier en le réinventant par la création. La méthode privilégiée dans les ateliers de la mémoire au Cambodge et au Rwanda relève ainsi pleinement de la recherchecréation, qui privilégie la création comme activité de recherche. Elle est une réflexion critique de l’expérience où s’associent étroitement pensée et pratique artistique. En cela, elle est proche du genre de la fiction théorique qui caractérise l’œuvre de Pierre. À l’instar de la fiction théorique, l’archive-œuvre permet de penser l’impensable du génocide, de faire surgir l’éclat d’une « vérité subjective » par rapport à l’événement, là où il y a eu anéantissement et effacement. Autant l’horreur isole et pétrifie la pensée, autant l’art, par ses ressources symboliques, permet de dévoiler ce qui a été dérobé au regard. Par son œuvre critique, Pierre y a contribué de manière singulière et sensible.

BIFURCATIONS

UNE MYSTÉRIEUSE AFFAIRE DE STYLE ENQUÊTE SUR HERCULE POIROT QUITTE LA SCÈNE Mireille SÉGUY Je m’étais demandé plusieurs fois si Poirot n’avait pas tout imaginé. […] Prendre ses désirs pour la réalité : une névrose fréquente1.

Le mercredi 6 août 1975, le New York Times publiait la nécrologie d’Hercule Poirot, présenté comme un « détective belge ayant acquis une renommée internationale ». Le 7, c’était au tour du Daily Telegraph d’annoncer la disparition du « gastronome moustachu » [moustachioed gastronome]. La presse britannique confirmait ainsi, par anticipation, les inquiétantes théories professées par Pierre Bayard sur la capacité des personnages de fiction à sortir de leur univers pour investir le nôtre. La mort du détective est racontée, comme on le sait, à la fin d’Hercule Poirot quitte la scène (Curtain: Poirot’s Last Case), un ouvrage écrit par Agatha Christie au début des années 40 dans le but d’assurer à sa famille des revenus au cas où elle disparaîtrait pendant la guerre. Le livre, protégé dans le coffre d’une banque, ne devait être publié qu’après la mort de la romancière. Il le sera finalement quelques mois avant son décès, plusieurs décennies plus tard. Si la sortie de ce roman, dont la teneur avait été gardée secrète pendant plus de trente ans, n’a pas manqué de susciter, en son temps, ce que Watson ou Hastings auraient appelé « le vif intérêt du public », il n’est pas certain qu’il ait été lu jusqu’ici comme il demandait à l’être. Le temps est venu de répondre à cet appel et de tenter d’élucider le mystère de ce curieux récit dont l’intrigue, à la fois très élaborée et absurde, donne l’impression d’avoir entre les mains l’un des plus brillants exercices de style jamais réalisés par Agatha Christie en même temps qu’un roman policier catastrophique. * 1 Agatha CHRISTIE, Hercule Poirot quitte la scène, trad. Janine LÉVY, Paris, Éditions du Masque, 2014, p. 42. Toutes mes citations du roman renverront à cette édition, sauf indication contraire.

80 « L’ART DU

MIREILLE SÉGUY

MEURTRE POUSSÉ À SON PLUS HAUT DEGRÉ DE PERFECTION

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En mettant en scène la fin du détective, Hercule Poirot quitte la scène interdit théoriquement – c’était en tout cas la volonté expresse d’Agatha Christie – que d’autres écrivains prolongent ses aventures. De fait, le roman multiplie les marques d’achèvement, tant sur le plan de la diégèse que sur ceux de la structure et de la logique narratives. La première d’entre elles est constituée par le cadre de l’intrigue, une demeure nommée « Styles Court », qui se trouve être la même que celle où se déroule l’histoire de La mystérieuse affaire de Styles où s’invente, en 1920, le couple Poirot-Hastings. Cet effet de boucle est abondamment souligné par Hastings, le narrateur. En route pour le village de Styles, d’où Poirot lui a écrit de venir le rejoindre, il commence par évoquer l’émotion particulière que suscite le retour du passé, le sentiment de déjàvécu éprouvé par le « fidèle Hastings » se superposant à l’impression de déjà-lu ressentie par le lecteur de la première heure. Arrivé à destination, Hastings se livrera ainsi au jeu doux-amer des ressemblances et des différences, un exercice mémoriel auquel quiconque ayant lu La mystérieuse affaire de Styles s’abandonnera également en découvrant Poirot quitte la scène, où se retrouvent, agencés autrement, des ingrédients similaires : crime en chambre close, alcaloïde fatal, tasses de café équivoques, chocolat soporifique. Mais c’est surtout dans son ambition manifeste d’élever le genre du récit d’enquête à une forme d’accomplissement indépassable que le roman s’affirme comme un texte d’achèvement. Dans le corpus des romans policiers d’énigme, tels qu’Agatha Christie en a fixé la formule, la dernière aventure de Poirot se distingue en effet en ce qu’elle pousse jusqu’à son extrême limite la logique du défi narratif constitutive du genre, qui consiste à trouver des façons toujours différentes d’articuler un crime à son élucidation en reprenant les mêmes personnages-types (la victime ; le coupable – qui se fond dans le groupe des suspects – ; l’enquêteur), les mêmes ressorts (les passions humaines) et le même principe : disséminer dans le récit des indices qui permettent théoriquement au lecteur de trouver la solution. Dans Poirot quitte la scène, la gageure tient d’abord à la nature du crime sur lequel porte l’enquête, puisqu’il s’agit non seulement d’un crime parfait – Graal du roman policier – mais d’une série de crimes parfaits. Poirot et Hastings sont en effet sur la piste d’un assassin qui opère à distance, sa méthode consistant non à tuer lui-même, mais à persuader d’autres personnes de se débarrasser de l’individu qu’ils estiment, à tort

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ou à raison, responsable de leur malheur. Un tel adversaire, qui n’a d’autre mobile que de pousser ses semblables au crime, est non seulement inarrêtable, il est aussi invulnérable, et Poirot n’aura d’autre solution, pour l’empêcher de nuire, que de le tuer. Ce scénario extraordinaire bouleverse de fond en comble les données habituelles du « whodunit » en en renversant les objectifs de départ (il ne s’agit pas tant d’identifier le criminel, que Poirot a d’emblée dans sa ligne de mire, que de savoir « qui est appelé à mourir … bientôt », p. 89), et en en inversant les rôles-types (le détective s’avère au bout du compte être un meurtrier ; la victime finale est le coupable). Mais il transforme également l’ensemble du récit en un défi aussi redoutable que contradictoire. Poirot quitte la scène tient en effet à la fois de l’épure quasi-abstraite (l’enquête portant, pendant la majeure partie de l’histoire – voire sa totalité – sur un crime sans crime, sans meurtrier et sans victime) et de la surenchère vertigineuse (l’assassin de l’ombre, Poirot, mais aussi Hastings et un certain nombre d’autres personnages cumulant les rôles de la victime et du coupable en puissance, en intention ou en acte). Le mode opératoire singulier de cet assassin par procuration, qui consiste à pousser ses semblables au meurtre, aboutit en effet à confondre victime et meurtrier, à telle enseigne que son exécution par Poirot, présentée par le détective comme « le seul moyen d’assurer [l]a défaite » du coupable (p. 253) consacre également sa victoire. En portant la logique combinatoire du roman d’énigme à un degré d’originalité et de difficulté inédit, Poirot quitte la scène s’offre incontestablement à lire comme le chef d’œuvre du genre. À prendre connaissance de la lettre-testament de Poirot qui clôt le livre, on comprend que son ambition ne s’arrête pas là : le détective y fait en effet observer que sa dernière enquête surpasse le scénario que le « grand Shakespeare » lui-même a élaboré dans Othello. Si on y trouve également un criminel pousse-au-crime (Iago), ce dernier, observe Poirot, est finalement démasqué par le « plus grossier des expédients » (il s’agit du mouchoir de Desdémone), alors même que la résolution de la seconde affaire de Styles brille, quant à elle, par son élégante perfection. ‘Or cette dernière prétention – que la romancière met certes quelque peu à distance en la plaçant dans la bouche d’un personnage que la modestie n’étouffe pas – ne résiste pas à une lecture un peu attentive du texte. L’ensemble de l’investigation du détective accumule en effet de telles invraisemblances que l’on a du mal à comprendre comment elle peut former la trame d’un récit par ailleurs aussi exigeant.

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DÉLIRES Car c’est peu dire que Poirot se trompe dans Hercule Poirot quitte la scène. Il dit et fait, de bout en bout, absolument n’importe quoi. Les prémices de l’enquête, telles qu’il les expose à Hastings lorsque ce dernier le rejoint à Styles, sont éloquentes à cet égard. Après lui avoir expliqué qu’il est sur la piste d’un meurtrier en série, il le prie de prendre connaissance de cinq affaires criminelles qu’il a sélectionnées et résumées. Ce sont ces cinq cas, explique-t-il, qui l’ont convaincu qu’un même assassin était à chaque fois à l’œuvre, assez habile pour ne jamais apparaître au grand jour. Quelles sont ces affaires ? La première concerne la mort de Leonard Etherington, empoisonné à l’arsenic. Son épouse est fortement suspectée, mais elle est acquittée faute de preuves. La deuxième est également un cas d’empoisonnement, à la morphine cette fois. La victime est une Miss Sharples, une vieille fille invalide dont on soupçonne fortement la nièce, Freda Clay, d’avoir abrégé les souffrances. De nouveau, cependant, l’affaire aboutit à un non-lieu. La troisième histoire met en scène un ouvrier agricole, Edward Riggs, persuadé que sa femme le trompe avec leur locataire. On retrouve bientôt ce dernier, ainsi que Madame Riggs, assassinés par balles. Riggs se livre à la police ; convaincu qu’il est coupable, il ne se souvient pourtant de rien. Il est condamné à perpétuité. On passe ensuite au cas de Derek Bradley, empoisonné au cyanure de potassium. Sa femme, qui avait découvert qu’il la trompait, avoue le meurtre et est condamnée à mort. Le dernier cas est l’assassinat d’un tyran domestique qui avait transformé en enfer la vie de ses quatre filles. L’aînée avoue avoir commis le meurtre pour libérer ses sœurs de l’emprise de leur père. Jugée irresponsable, elle est enfermée dans un asile, où elle ne tarde pas à s’éteindre. Hastings déclarant qu’il ne voit aucun lien entre ces histoires, Poirot acquiesce, tout en lui faisant remarquer que, dans chaque cas, la culpabilité du suspect n’a pas fait le moindre doute. Cette remarque ayant achevé de déboussoler le capitaine, Poirot se met en devoir de lui exposer sa théorie du meurtrier invisible. Son extraordinaire raisonnement mérite d’être cité dans sa totalité : Ah ! mon cher ami, j’en viens à ce que vous ne savez pas encore. Supposez, Hastings, qu’il y ait, dans ces affaires, une réalité étrangère qui leur soit commune à toutes ? […] Présentons les choses ainsi : il existe une certaine personne que l’on nommera X. Dans aucune de ces affaires X n’a apparemment le moindre intérêt à se débarrasser de la victime. Dans l’une, autant que j’aie pu m’en assurer, X se trouvait en fait à 300 km de la scène de crime. Cependant, je vous dirai ceci :

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X était un ami intime de Etherington, X a vécu un temps dans le même village que Riggs, X connaissait Mme Bradley. Je possède un cliché de X et Freda Clay marchant ensemble dans la rue, et X n’était pas loin de la maison quand le vieux Matthew Lichtfield est mort. Que pensezvous de ça ? (p. 31-32)

Hastings est sonné : « On pourrait admettre la coïncidence pour deux, à la rigueur trois affaires, mais cinq, déclare-t-il, ça dépasse la mesure. » [« it’s a bit too much »]2. Il accepte alors de refaire équipe avec son vieux partenaire qui, devenu invalide, ne se déplace qu’en fauteuil roulant : Poirot sera la tête, et lui les jambes, les yeux et les oreilles de leur duo d’enquêteurs. Ce qui est « too much », c’est bien plutôt la manière dont Poirot sort de son chapeau ce meurtrier volant, sans consistance et sans mobile. On se demande d’abord ce qui a bien pu attirer son attention sur les cinq cas susmentionnés, étant donné qu’ils sont tous, précisément, sans mystère, les suspects des meurtres étant indubitablement ceux-là mêmes qui les ont commis. Pourquoi, dès lors, entreprendre d’enquêter sur ces affaires parmi toutes celles du même genre dont les journaux se font quotidiennement l’écho ? À partir de quels soupçons, de quels indices ?3 Et pourquoi développer à leur sujet une telle passion qu’on en vient à soupçonner, outre l’entourage des protagonistes, les habitants de leur village, les gens avec qui ils ont marché dans la rue et jusqu’à ceux qui étaient présents « pas loin » du lieu où le crime a été commis (ce qui fait, tout de même, un nombre de suspects considérable) ? À ces questions, une seule réponse possible : si Poirot trouve « X » derrière les cinq affaires criminelles qu’il a réunies, c’est parce qu’il le cherchait – ou, pour reprendre ses propres termes, qu’il avait « supposé » son existence. Une deuxième invraisemblance majeure de l’intrigue intervient juste après ce tour de passe-passe. Elle consiste à éviter la confrontation avec « X » (Poirot connaît pourtant son identité, et il apprend à Hastings – coup de théâtre ! – qu’il est là, parmi eux, dans la pension de famille de Styles Court), au motif original qu’on n’arrête pas un meurtrier déterminé à agir. Il faudra donc s’ingénier à empêcher X d’accomplir ses noirs desseins en prévenant habilement le meurtre qu’il fomente, et ce sans même savoir qui est visé. La tâche, déjà passablement ardue, se complique lorsque Poirot 2

Curtain: Poirot’s Last Case, London, Harper, 2002 [1975], p. 29. Les mêmes interrogations assaillent le lecteur lorsqu’il prend connaissance de la lettretestament rédigée par Poirot à l’intention d’Hastings : « […] les circonstances étaient telles, mon ami, y écrit-il, que dans chaque cas – ou presque – seule la personne accusée était en mesure d’avoir commis le crime. Mais alors, dans ces conditions, comment expliquer la présence de X ? » On a envie de répondre : « surtout, pourquoi le chercher ? ». 3

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explique à Hastings qu’il ne peut malheureusement pas lui révéler le nom du criminel, car le capitaine – c’est un trait récurrent du personnage – est beaucoup trop transparent : « X » lirait immédiatement sur son visage qu’il a été démasqué, ce qui mettrait Hastings en danger. On mesure le défi que doit relever ce dernier : il s’agit d’empêcher un meurtre dont il ignore tout, depuis l’identité de l’assassin à celle de la victime, en passant par le mobile et le mode opératoire, Poirot gardant pour la fin la révélation des méthodes du pousse-au-crime qu’il a identifié. Mais ce problème logique passionnant repose hélas sur des bases totalement invraisemblables. Si « X » représente un tel danger, on a du mal à comprendre pourquoi le détective ne l’invite pas tout simplement à vider les lieux, par exemple en le menaçant de révéler son implication dans les cinq affaires criminelles précédemment citées. « X » fuyant plus que tout la lumière et ayant une aversion pour la violence directe, il est probable que cette initiative aurait mis à l’abri les pensionnaires de Styles Court (où se trouvent non seulement Hastings, le meilleur ami du détective, mais aussi la fille de ce dernier) des manœuvres de cet homme, que Poirot décrira tout de même comme un « fanatique de la douleur, de la torture mentale » dépendant du meurtre comme un « esclave de [s]a drogue » (p. 255). C’est toutefois le raisonnement sur lequel Poirot s’appuie pour en arriver à sa solution, dans la lettre posthume qu’il adresse à Hastings, qui sidère le plus. Non seulement, en effet, le détective s’y affranchit totalement de la charge de la preuve, mais il y dédaigne également la notion même d’indice. Contrairement au protocole habituel des récits de détection, le nom du coupable est donné presque immédiatement : il s’agit de Stephen Norton, le plus insignifiant des pensionnaires de Styles Court (on aurait dû se méfier !). Tout le raisonnement du détective repose sur la personnalité de cet assassin de l’ombre, dont il ne se propose à aucun moment de prouver la culpabilité (amplement démontrée selon lui par sa présence à la périphérie, plus ou moins lointaine, des cinq fameuses affaires criminelles), mais de détailler comment il en est venu à pratiquer un « art du meurtre » exceptionnellement perfectionné. Quel est donc le parcours biographique accablant de ce champion du crime ? Pour commencer, explique Poirot, il faut avoir en tête qu’« il est le fils unique d’une maîtresse femme », un bien mauvais départ dans la vie qui l’empêche de « s’affirmer », notamment à l’école. Car c’est là que survient l’anecdote fatale qui explique tout, une anecdote que Norton, par un heureux hasard, a rapportée lui-même à Hastings : L’un des faits les plus significatifs que vous m’ayez rapportés, c’est qu’on s’était moqué de lui à l’école parce qu’il avait failli tourner de

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l’œil à la vue d’un cadavre de lapin. C’était là, à mon avis, un incident qui avait dû laisser en lui une trace profonde. Son horreur du sang et de la violence avait nui à son prestige. Inconsciemment, il désirait sans doute se racheter en devenant téméraire et cruel. (p. 254)

Ce terrible traumatisme du lapin conduit Norton, selon Poirot, à développer des aptitudes hors du commun à pénétrer la psychologie d’autrui afin de le manipuler à sa guise : J’imagine qu’il avait commencé très jeune à découvrir l’influence qu’il pouvait exercer sur autrui. […] Lui, Stephen Norton, que tout le monde aimait et méprisait tout à la fois, il allait faire commettre aux gens des actes qu’ils ne voulaient pas commettre, ou – notez bien ça – qu’ils pensaient ne pas vouloir commettre. (p. 254-255)

C’est fort de ce diagnostic clinique que le détective décèle la main de Norton dans les affaires criminelles susmentionnées, mais aussi dans les faits qui sont survenus à Styles Court depuis son arrivée. Monsieur Luttrell, le propriétaire de l’établissement, a tiré sur sa femme en pensant qu’il s’agissait (décidément !) d’un lapin, accident heureusement sans gravité ; Hastings lui-même a failli s’en prendre à Allerton, vil séducteur qu’il soupçonnait de vouloir « déshonorer » sa fille Judith ; plus grave : Barbara Franklin est morte empoisonnée, mais l’enquête du coroner a conclu à un suicide sur la foi de plusieurs témoignages (dont celui de Poirot lui-même) attestant que la jeune femme, dépressive, avait plusieurs fois exprimé son désir d’en finir. Concernant ce dernier épisode, Poirot se surpasse en expliquant à Hastings que Madame Franklin, manipulée par Norton, a en réalité voulu empoisonner son mari en versant dans son café de l’extrait de fève de Calabar, un dangereux alcaloïde sur lequel le docteur Franklin poursuit des recherches. Elle s’est retrouvée prise à son propre piège lorsque Hastings, sans penser à mal, a fait pivoter la petite bibliothèque tournante sur laquelle était servi le café, faisant du même mouvement passer la tasse empoisonnée de la place du mari à celle de l’épouse – un geste que personne n’a pu remarquer, le reste de la compagnie étant occupé à admirer les étoiles filantes et Poirot se trouvant, quant à lui, dans sa chambre. Ce scénario rocambolesque, dont on se demande comment le détective a pu seulement le concevoir à partir du compte rendu de Hastings4, est 4 S’il est peu probable que le capitaine ait mentionné devant lui le détail, insignifiant à ses yeux, de la bibliothèque tournante, il est franchement invraisemblable qu’il lui ait indiqué qu’elle avait exactement pivoté de 180 degrés (ce qui explique, dans le récit de Poirot, que la tasse fatale se soit retrouvée devant Barbara Franklin, assise en face de son mari). Cette précision ne figure en effet nulle part dans le récit que le capitaine fait plus tôt de l’épisode (où il indique simplement avoir fait pivoter la bibliothèque pour avoir l’air

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lui aussi entièrement fondé sur le fonctionnement psychique de la supposée meurtrière, à savoir Barbara Franklin, une « femme déçue » selon Poirot (« c’était là l’origine de sa névrose », tranche-t-il, p. 267), désireuse de se débarrasser d’un mari ennuyeux pour convoler avec un autre. Inutile de dire qu’ici non plus aucun commencement de preuve n’est apporté, comme l’avoue du reste bien volontiers le détective : « J’avais bien compris ce qui s’était passé, mais je ne pouvais pas le prouver » (p. 270). C’est alors qu’il décide de passer à l’acte : il exécute Norton, dont tout montre, pourtant, qu’il est innocent. MACHINATIONS À lire les prémices de l’enquête, les faits sur lesquels elle porte comme les révélations finales de Poirot, il est clair, en effet, que le dossier d’accusation contre Norton est absolument vide. Non seulement aucune preuve de l’incrimine, mais rien n’indique même que Styles Court ait été le théâtre de la série de machinations perverses que Poirot croit y déceler. De même, aucun indice, dans les affaires collationnées par le détective, ne permet de penser que les différents crimes qui y ont été commis ont été élaborés par le cerveau malade d’un homme obsessionnellement attaché à pousser ses semblables à s’entretuer. Comme l’entrevoit fugacement Hastings à deux reprises, il ne fait guère de doute que Poirot, dans cette affaire, a tout inventé. En d’autres termes (ceux d’Hastings), il s’est mis « à voir des crimes là où il n’y en avait pas » (p. 42). Car outre que l’ensemble de ses investigations repose sur du vent, il est patent que le détective, en cette ultime aventure, est désormais totalement sous l’emprise de ce délire paranoïaque dont Pierre Bayard avait identifié les symptômes dans Qui a tué Roger Ackroyd ?5. Poirot ne se contente plus ici de déformer la réalité en l’interprétant selon le prisme de ses obsessions intimes (en l’occurrence la conviction, énoncée avec force dans sa lettre-testament, que « nous sommes tous des meurtriers en puissance », p. 252) ; il entreprend de la modifier lorsqu’elle ne s’adapte pas à ses vues. Soucieux d’accréditer la thèse du suicide de Barbara Franklin bien qu’il la croie fausse (ceci afin de contrarier les visées supposées de Norton), il se rend coupable d’un faux témoignage d’y chercher un livre [I swung round the bookcase and pretended to be looking for a book, p. 190]), et le lecteur n’en prend connaissance, sans nul doute en même temps qu’Hastings lui-même, qu’au moment des « révélations » finales du détective. 5 Pierre BAYARD, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Minuit, 2013, [1998], p. 114 sq.

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en déclarant, ce qui est faux, avoir vu la jeune femme sortir du laboratoire de son mari un flacon à la main. Il est heureux qu’en la matière le mensonge de Poirot concoure à faire triompher la vérité, tout indiquant que Barbara Franklin s’est effectivement suicidée. Mais l’essentiel est qu’il croit dur comme fer avoir ainsi déjoué les plans du « sadique ». Écoutons-le justifier sa fausse déposition : « Moi, je pouvais le faire, et j’étais probablement la seule personne à pouvoir le faire. Car ma déclaration avait du poids. En matière de meurtre, je suis expert, et si je suis convaincu qu’il s’agit d’un suicide, eh bien, alors, le suicide sera reconnu. » (p. 270). Un sentiment glaçant de toute-puissance que l’on retrouve sous sa plume lorsqu’il entreprend de soutenir la légitimité de l’exécution de Norton, au sujet de laquelle il éprouve tout de même, par intermittence, quelques doutes : « J’ignore, Hastings, si ce que j’ai fait peut se justifier ou non. Non, je n’en sais rien. Je ne crois pas qu’un homme ait le droit de se substituer à la loi… Mais, d’un autre côté, je suis la loi ! Dans ma jeunesse, quand j’étais dans la police belge, j’ai tué un affreux criminel juché sur un toit et qui tirait en bas, sur les passants. En cas d’urgence, on proclame la loi martiale. » (p. 278). Mais cela fait bien longtemps que Poirot n’appartient plus à la police belge (dont rien ne montre, Dieu merci, que ses membres aient l’habitude de se prendre pour des justiciers), et il va sans dire qu’il n’a jamais été en capacité de proclamer la loi martiale. Quant à incarner la Loi … La folie, clairement, s’est emparée du micro. N’ayant plus avec le réel que des contacts épisodiques, Poirot s’est construit un adversaire qui incarne son angoisse fondamentale (l’idée, terrifiante, que tout un chacun est mû par le désir de tuer son prochain) et son obsession délirante de la manipulation (la conviction d’être manipulé constituant un symptôme majeur de la psychose). En Norton se cristallisent ainsi les fantasmes les plus sombres du détective et il est frappant de voir, à cet égard, combien cet homme insignifiant, essentiellement animé du désir d’observer les oiseaux, se transforme sous la plume de Poirot en un double diabolique de lui-même. La description qu’il en donne dans sa lettre-testament met en lumière, à chaque ligne, les traits de ressemblance qui les unissent : outre qu’ils partagent de nombreuses caractéristiques physiques, ils cultivent les mêmes goûts (dont une addiction au sucre, qui jouera son rôle dans l’assassinat de Norton). Surtout, ils développent tous deux une même passion pour le langage, la suggestion et la psychologie. Il est sur ce point révélateur que le portrait que dresse Poirot de son adversaire soit aussi le sien : « Il avait découvert à quel point il était facile, en choisissant les mots justes et les stimuli adéquats, d’agir sur ses

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semblables. Il n’était besoin pour cela que de les comprendre, de pénétrer leurs pensées, leurs réactions et leurs désirs secrets ». Et le détective de s’écrier alors : « Vous rendez-vous compte, Hastings, comment pareille découverte peut nourrir un sentiment de puissance ? » (p. 254). En effet. Mais l’élément le plus saisissant à cet égard est peut-être la manière dont Poirot exécute Norton, sans trop se soucier, et pour cause, d’entendre au préalable sa version des faits (« Norton, sans aucun doute, aurait été enchanté de me faire part de son histoire. Je ne lui en ai pas donné le temps »). Il lui loge une balle dans la tête en visant non la tempe, mais le milieu du front, une « faiblesse » que le détective attribue, dans sa lettre-testament, à son obsession bien connue de la symétrie. C’est sur ce détail révélateur que se termine la narration de Hastings, qui se reproche de ne pas avoir compris, en voyant la blessure de Norton, que Poirot en était l’auteur. Et il ajoute : « Étrange – j’y pense maintenant –, l’idée qui m’était venue ce matin-là … Ce trou au beau milieu du front de Norton … c’était comme la marque de Caïn … » (p. 279). Le capitaine interprète rétrospectivement cette pensée fugitive comme le pressentiment, obscur, de la culpabilité de Norton. Mais elle peut se lire autrement : qu’est-ce que la marque de Caïn, en effet, sinon le stigmate désignant celui qui a tué son frère – ou son double ? Car si Poirot tue Norton, la réciproque est tout aussi vraie : le détective meurt d’une crise cardiaque quelques heures à peine après avoir perpétré son crime6. S’il repose sur des fondements totalement invraisemblables, il faut bien reconnaître que ce finale, où s’entretuent le Grand détective et le plus redoutable des criminels auxquels il ait été confronté, en un remake sophistiqué du Dernier problème de Conan Doyle, ne manque pas de style. D’autant qu’il signe aussi la mort de l’autrice Agatha Christie, qui brûle ses vaisseaux en même temps qu’elle envoie ses personnages par le fond. Tout, dans l’investigation menée par Poirot comme dans les conclusions de son enquête, montre en effet que le détective, de manière beaucoup plus manifeste que dans les autres romans d’énigme christiens, est ici le relais de la romancière. La manière dont il construit le personnage de Norton, tout d’abord, rejoue de manière troublante celle dont un auteur 6 Sur l’obsession du double menaçant qui a hanté Agatha Christie sa vie durant, comme le révèle son Autobiographie, voir Annie COMBES, Agatha Christie. L’écriture du crime, Paris, Les Impressions nouvelles, 1989, p. 72 sq.

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de roman policier s’y prend pour imaginer son criminel, qu’il conçoit comme l’élément central d’un problème. Significativement désigné par Poirot comme une inconnue mathématique, « X » n’est au départ que la pierre angulaire abstraite d’une construction logique qui s’élabore pierre à pierre, au moyen d’un assemblage prudent d’hypothèses (« Supposez [Supposing], Hastings, qu’il y ait, dans ces affaires, une réalité étrangère qui leur soit commune à tous ? » et de postulats fragiles (« Je vais m’exprimer avec la plus grande prudence, Hastings […]. Présentons les choses ainsi : il existe une certaine personne que l’on nommera X. Dans aucune de ces affaires X n’a apparemment le moindre intérêt à se débarrasser de la victime. […] », p. 31). On comprend pourquoi les prémices de l’affaire sont invraisemblables : c’est parce que Poirot, comme tout bon auteur de récit d’énigme, commence par la fin. Contrairement à ce qu’il prétend, il ne part pas de l’analyse des affaires qu’il soumet à Hastings (que rien ne peut signaler à sa perspicacité), mais bien du criminel hors-norme dont il postule l’existence. Autrement dit, le problème que Poirot doit résoudre n’est pas celui d’un détective enquêtant sur un crime (« Comment identifier, puis confondre le coupable ? ») mais celui d’un auteur de roman policier se mettant au défi d’inventer un type si parfait de criminel que sa traque relèverait d’une tâche apparemment insurmontable (« Supposons un assassin X œuvrant par procuration, dont le seul lien avec une série de meurtres serait sa présence à la périphérie de chaque affaire. Comment s’y prendrait-il pour manipuler ses victimes ? Et comment pourrait-on l’arrêter ? »). Mais c’est surtout la lettre-testament de Poirot qui désigne sans ambiguïté le détective comme le porte-parole, dans la fiction, de l’autrice du roman. D’abord parce que ce document, conservé dans le cabinet des avocats du détective pour être communiqué à Hastings après sa mort, duplique évidemment les conditions dans lesquelles Curtain, jalousement gardé dans les coffres d’une banque, devait être publié après la disparition de l’autrice. Mais aussi parce que cette lettre se présente ouvertement comme un manuel d’écriture – et de lecture – du récit d’énigme tel qu’Agatha Christie en a perfectionné le genre. En écrivain averti, Poirot y énonce d’emblée la première règle édictée par Van Dine en 1928 dans ses célèbres Twenty Rules for Writing Detective Stories : le « contrat d’honnêteté » qui vise à donner au lecteur les mêmes chances que le détective de trouver la solution : « Permettez-moi […], en préambule, de vous faire cette remarque : vous auriez dû, mon ami, parvenir aisément à la vérité. J’ai fait en sorte que vous possédiez en

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effet tous les indices ». Las, ici comme ailleurs, son lecteur (le capitaine Hastings) s’est lourdement trompé, faute d’imaginer chez les autres une duplicité dont il est lui-même incapable : « Si vous n’y êtes pas arrivé, continue Poirot, c’est, comme toujours, parce que votre nature est beaucoup trop bonne et trop confiante ». (p. 248). Leitmotiv des « Poirot », ce reproche de naïveté acquiert ici une tout autre résonance : à partir du moment où il est assumé par un personnage qui occupe désormais ouvertement la place de l’autrice, il suggère en effet que le contrat de lecture fondateur du roman d’énigme n’est pas aussi loyal qu’il en a l’air. Car si le lecteur est invité à faire fond sur les données du récit pour accéder à la vérité, il lui faut aussi, du même geste, s’en méfier. Cette double-contrainte, qui est au cœur du récit d’énigme christien, apparaît au grand jour un peu plus loin lorsque Poirot reproche successivement à Hastings, en des termes identiques, de ne pas avoir suffisamment mis en doute ses propos et de ne pas leur avoir accordé le crédit qu’ils méritaient : Je vous ai dit, pour commencer, que si vous n’étiez pas arrivé à la vérité, c’était parce que vous étiez d’un naturel trop confiant. Vous croyez ce qu’on vous dit. Vous avez cru ce que je vous ai dit … […] Voyezvous maintenant pourquoi vous m’étiez nécessaire à Styles ? J’avais besoin de quelqu’un qui ajoute foi à mes dires sans jamais douter un instant. Vous m’avez cru lorsque je vous ai dit que j’étais revenu d’Égypte en plus mauvais état que lorsque j’étais parti. Ce n’était pas vrai […]. (p. 263)

Puis : J’ai joué franc-jeu avec vous. Je vous en ai donné pour votre argent. J’ai joué le jeu. Vous aviez toutes les chances de découvrir la vérité. […] Vous saviez, parce que je vous l’avais dit, que Norton était arrivé ici après moi. Vous saviez, parce qu’on vous l’avait dit, que j’avais changé de chambre après mon arrivée. Vous saviez, parce que de nouveau vous en aviez été informé, que sitôt que j’étais à Styles, la clé de ma chambre avait disparu et que j’en avais fait faire une autre. (p. 275)

Ce double discours, qui s’adresse directement à celle ou celui qui est en train de lire Hercule Poirot quitte la scène en espérant, effectivement, « en avoir pour son argent », expose crûment le ressort fondamental du récit d’énigme, habituellement soigneusement occulté : la manipulation du lecteur, auquel on fait croire qu’il a toutes ses chances de parvenir à la solution alors même qu’on s’ingénie à le fourvoyer : « Vous deviez voir ce que je voulais que vous voyiez, et entendre ce que je voulais que vous entendiez », finit par avouer Poirot à Hastings (p. 248).

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Il est ainsi on ne peut plus clair que ni le détective ni même Hastings, dont le récit rétrospectif ne tient aucun compte des révélations finales du détective (ce qui l’amène à suggérer plusieurs fois que sa fille est coupable ou que Poirot a été assassiné) ne jouent ici « franc jeu » : ils mentent par action, par omission ou par ignorance, orientent leur interlocuteur vers de fausses pistes, brouillent constamment la distinction entre leurres et indices – bref, agissent exactement comme Norton, ce roi des criminels, ou des prestidigitateurs, dont la silhouette fantomatique finit par se confondre avec celle que l’on surnommait la « reine du crime ». * Le mystère formel de Poirot quitte la scène, récit à la fois brillant et désastreux, tient ainsi à ce que cet ouvrage n’est pas un roman policier, mais un roman sur le roman policier. Agatha Christie alias Poirot alias Norton s’y livre à un exercice inédit, et non reproductible : elle montre à son partenaire de toujours, le lecteur, que les cartes avec lesquelles elle jouait jusqu’à présent étaient biseautées. Mais elle l’engage du même geste à développer, en réponse, un style de lecture en tout point opposé à celui du fidèle Hastings, aussi timoré que prévisible : une lecture soupçonneuse, mais aussi inventive et ludique, où ce qui compte au fond est moins de trouver la solution, éternel mirage du récit d’énigme7, que d’inventer une autre histoire que celle de l’autrice, du narrateur et du détective. Une histoire qui saura créer, au sein du livre, une autre possibilité de livre ou, tout aussi bien, une autre possibilité de monde au sein du monde – autant d’espaces accueillants pour tous ceux qui, ne se satisfaisant pas du réel tel qu’il est, qu’il se raconte ou se donne à voir, s’obstinent à le vouloir plus désirable et plus juste. Hercule Poirot quitte la scène : place à la critique interventionniste !

7 Sur ce sujet, voir Uri EISENSZWEIG, Le récit impossible. Sens et forme du roman policier, Paris, Christian Bourgois, 1986.

LA CRITIQUE INTERVENTIONNISTE, UNE PETITE THÉORIE ? Denis BERTRAND GLAS Certains penseront, et ils n’auront peut-être pas tort, que la critique interventionniste est née du déclin des puissantes théories naguère mobilisées à grands sons de trompe pour nourrir la critique. Qu’il s’agisse de recherches en philosophie politique et sociale, d’exploration de la part inconsciente de la vie psychique ou d’hypothèses sur la poéticité en théorie du langage, elles avaient toutes donné naissance à de vastes mouvements critiques dont il faut bien constater qu’aujourd’hui ils semblent en voie d’extinction : critique marxiste et sociocritique, critique psychanalytique, critique génétique, sémiotique littéraire, poétique structurale, etc. Or, si tous ces monuments sont désormais supposés en ruines, le geste critique est-il pour autant mort ? Loin de là. On peut considérer au contraire que, débarrassé des scories conceptuelles de ces monstrueux édifices dotés d’une axiomatique et de considérations épistémologiques, d’un corpus théorique à la cohérence garantie par l’interdéfinition de ses métatermes, et d’une opérationnalité méthodologique éprouvée au contact des œuvres, ce geste s’est pour ainsi dire décanté et purifié. La période contemporaine étant celle de l’exaltation du sujet tel qu’en lui-même, voici qu’il se livre, qu’il reste l’ultime pilier, l’auteur par excellence, le judicateur patenté, bref l’intervenant : chacun se découvre contributeur potentiel à l’ouverture infinie de la critique. Celle-ci a un nom pour l’instituer : « critique interventionniste » ; elle a un inventeur et premier praticien : « Pierre Bayard » ; et elle mobilise nombre de fidèles zélateurs qui, comme nous, seront heureux d’apporter leur contribution à l’entreprise. Critique interventionniste ? Diable. Le sémioticien est par nature frileux, soumis, modeste servant des significations qui se donnent dans les textes, et qu’il cherche à fixer et qui toujours se dérobent. S’il qualifie volontiers sa discipline d’« ancillaire », on le soupçonnera d’avoir, sous l’humilité du scientifique, quelque visée dominatrice. Quoi qu’il en soit, immergé dans le matériau textuel, il est, comme les autres, menacé par

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l’exubérance potentielle du commentaire, comme l’a fort bien commentée, de manière si prolixe justement, Michel Foucault : Est-il fatal [...] que nous ne connaissions d’autre usage de la parole que celui du commentaire ? [...] commenter, c’est admettre par définition un excès du signifié sur le signifiant, un reste nécessairement non formulé de la pensée que le langage a laissé dans l’ombre, résidu qui en est l’essence elle-même, poussée hors de son secret ; mais commenter suppose aussi que ce non-parlé dort dans la parole, et que, par une surabondance propre au signifiant, on peut, en l’interrogeant, faire parler un contenu qui n’était pas explicitement signifié. Cette double pléthore, en ouvrant la possibilité du commentaire, nous voue à une tâche infinie que rien ne peut limiter [...]1.

« Double pléthore » qui surgit des deux versants de la sémiose et que les réseaux sociaux aujourd’hui, offrant à tous leur gratuité, un support immatériel et le cadeau de l’anonymat, transforment en cataracte. Aussi, non pas pour faire barrage, mais plutôt par curiosité et souci d’investigation, souhaitons-nous ici suspendre l’épanchement du commentaire et interroger, aussi près que possible de la source, ce geste critique « interventionniste » en lui-même. PETITES THÉORIES À

USAGE QUOTIDIEN

Le fait que les grandes théories explicatives du vivant, du langage, de la société, de l’Histoire, n’aient plus le vent en poupe concerne, au-delà de la seule critique littéraire, bien d’autres dimensions du sens et de l’expérience collective. Leur ambition globalisante les a rendues si anachroniques qu’elles pourraient rejoindre sous nos yeux l’ancienne « théorie des humeurs » au magasin des antiquités. Elles sont remplacées par la philosophie de la niche : l’hyper-spécialisation. En biologie, par exemple, si les grandes théories de la vie ont disparu, l’esprit théorique demeure et se focalise, de manière manifestement utile, sur des micro-univers : sur l’ARN messager, entre autres, comme l’ont montré les récentes découvertes vaccinales. La linguistique, abandonnant le travail spéculatif d’un Antoine Culioli attaché à comprendre l’activité humaine de langage « en tant que telle »2, s’est resserrée avec le succès que l’on sait sur les 1 Michel FOUCAULT, Naissance de la Clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, P.U.F., 1963, « Préface », p. XII. 2 Antoine CULIOLI, Claudine NORMAND, Onze rencontres sur le langage et les langues, Gap-Paris, Ophrys, 2005, p. 37.

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machines d’apprentissage qui ont engendré les automates de traduction. Dans le champ de la critique littéraire, les modèles d’objectivation ont cédé le terrain à l’hyperbolie du « lector » in fabula. Ce phénomène est illustré de manière spectaculaire par la « nouvelle herméneutique » qui exalte la liberté interprétative et la singularité de l’interprète3. Elle est par vocation hostile à toute élaboration théorique qui se risquerait, sur une base méthodologique assumée et démocratiquement partageable, à des propositions analytiques généralisables. Comme le montrent ces exemples, on doit constater que le besoin théorique, peut-être inhérent à l’intellection humaine, est loin de disparaître : il s’est tout simplement déporté. En lieu et place des grandes projections explicatives, les inclinations théoriques locales et individuelles fourmillent. S’il n’est de science que du général, celui-ci désormais transite par le particulier. C’est du moins l’hypothèse qu’on aimerait ici mettre à l’épreuve. La tentation théorique se reporterait donc vers ce qu’on pourrait appeler les Petites théories à usage quotidien. Il s’agit bien de théorie, et non de généralisation abusive ni de simple répétition de stéréotypes ou d’automatismes langagiers engendrés par la praxis énonciative de notre communauté – praxis vouée à l’impersonnalisation de nos paroles. La tendance au cliché est évidemment fondamentale en matière d’assignation générale du sens, fondant cette « fausse doctrine du général qui a régné d’Aristote à Bacon inclus » comme le note Gaston Bachelard, et qui est à ses yeux la raison essentielle de la lenteur des progrès de la connaissance scientifique4. Nous ne faisons que nous répéter et nous entregloser : Montaigne l’a dit avant Foucault. Mais revenons aux petites théories : il s’agit bien, en l’occurrence, d’élaborations conceptuelles à caractère hypothético-déductif qui conduisent à des généralisations raisonnées inscrites dans des processus argumentatifs et validées par le champ expérimental des applications. On pourrait juste dire que de telles théorisations relèvent de l’esprit pré-scientifique, si bien identifié par Bachelard comme « l’état concret-abstrait » de l’esprit, lorsqu’il « adjoint à l’expérience physique des schémas géométriques » et se trouve « d’autant plus sûr de son abstraction que cette abstraction est plus clairement représentée par une intuition sensible »5 : bref, 3

Cf. Denis BERTRAND, « Sémiotique, littérature et nouvelle herméneutique. Pour une approche formelle et engagée », Langages, n° 213, 2019/1 : « Dialogue entre la sémiotique structurale et les sciences. Hommage à A. J. Greimas », éds. FONTANILLE J. et ZINNA A., Paris, Armand Colin, p. 67-77. 4 Gaston BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1975, p. 55. 5 Ibid., p. 8.

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lorsque l’expérience concrète immédiate vient en somme confirmer le bien-fondé des hypothèses. Cette forme d’esprit théorique peut être illustrée par la méthode thérapeutique nommée EMDR («  Eye Movement Desensitization and Reprocessing »)6, ou tout du moins par la lecture que j’en propose ici. On en connaît le succès. Le modèle qu’elle développe repose sur la latéralisation des fonctions cérébrales – êtes-vous cerveau gauche ou cerveau droit ? On sait que les fonctions d’ordre symbolique et rationnel (langage, calcul) sont fortement latéralisées à gauche, alors que les fonctions perceptives et émotionnelles le sont à droite. Les travaux actuels parlent plutôt de « tétraèdre » dont les quatre pôles représentent des fonctions extrêmement latéralisées, des zones complexes intermédiaires et les modes de circulation interne, complexifiant ainsi les représentations sommaires de la binarisation7. Quoi qu’il en soit, on constate, en cas de traumatisme violent, le blocage de la bonne circulation entre les zones cérébrales, avec la force invasive du cerveau émotionnel qui barre le chemin aux productions régulatrices du cerveau de l’intellection. La thérapie consiste alors à remédier à ce blocage par une stimulation sensorielle bi-alternée : le balayage de l’œil, sur un tempo progressivement de plus en plus accéléré, allant sur une ligne l’horizontale à droite puis à gauche (circulation sensori-motrice pouvant aussi mobiliser d’autres vecteurs sensoriels : l’ouïe par exemple), génère une stimulation qui favorise alors une meilleure communication entre les zones cérébrales et la régulation de leurs contenus. Les mouvements oculaires auraient ainsi un effet de cicatrisation psychique. Cette théorie, plus élaborée sans doute que la présentation sommaire qu’on en fait ici, n’est pas sans rappeler « l’efficacité symbolique » de la cure chamanique analysée par Claude Lévi-Strauss dans Anthropologie structurale. Le succès thérapeutique repose alors sur l’association étroite, rythmiquement articulée, entre « le monde extérieur » et « le corps intérieur » de la parturiente en souffrance, là où se déroule le mythe8. On pourrait évoquer aussi, plus simplement, la structure de syllogisme – ou au moins 6 Les travaux de la psychologue américaine Francine Shapiro, Senior Research Fellow du Menlo Park Research Institute – École de Palo Alto – sont à l’origine de cette méthode thérapeutique (1987). Le site Internet officiel de l’association EMDR-France la décrit comme « un moyen très simple de stimuler un mécanisme neuropsychologique complexe présent en chacun de nous, qui permet de retraiter des vécus traumatiques non digérés à l’origine de divers symptômes, parfois très invalidants ». 7 Cf. Groupe d’imagerie neurofonctionnelle - Institut des maladies neurodégénératives, GIN-IMN, UMR 5293, Équipe 5-CEA-CNRS-Université de Bordeaux. 8 Claude LÉVI-STRAUSS, « Le sorcier et sa magie » et « L’efficacité symbolique » (1949), chap. IX et X d’Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, notamment p. 218-222.

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d’enthymème – que recèle l’argument thérapeutique du EMDR, avec ses prémisses majeure (tout cerveau a une latéralisation de l’émotion et de l’intellection) et mineure (or, un traumatisme peut bloquer la bonne circulation entre les deux zones cérébrales), aboutissant à la conclusion : le mouvement rapide et alterné des yeux à droite et à gauche peut stimuler la zone où sont enkystées les émotions et, en provoquant leur déblocage, ranimer la bonne communication entre les parties du cerveau. Caricature ? Sans doute. Nous ne faisons peut-être que nous entre-caricaturer (mais là : généralisation abusive). On pourrait aussi illustrer la fonctionnalité des « petites théories » avec une de leurs formes les plus largement partagées que sont les théories complotistes. Elle n’ont pas besoin d’un matériel conceptuel considérable pour être efficaces. Dans le cas du complotisme en effet, il s’agit de la réactivation d’un ordre narratif canonique, qui peut être résumé en une formule : on a toujours besoin d’un (anti-)Destinateur. Formule que l’on peut commenter de la manière suivante : il n’existe pas de valeur négative ni positive en soi, spontanée et qui s’impose par hasard, il y a forcément une source d’émanation de la valeur, une volonté qui en fixe l’origine, un acteur intentionnel qui ordonne tout en sous-main. On peut rappeler à ce sujet la nouvelle de Maupassant, « La ficelle », où le corps social ne peut accepter que Maître Hauchecorne ait pu trouver par hasard et ramasser un p’tit bout de ficelle dans une ornière, pour rien... parce que ça peut toujours servir. Il y a forcément quelque chose de caché derrière..., un Destinateur maudit, surtout quand un portefeuille a été volé sur la place du marché. Maître Hauchecorne en mourra. DU TRANSIT À L’ESPERLUETTE AURICULAIRE Deux brefs exemples, mais cette fois personnels, illustreront encore les petites théories. Commençons par la théorie du transit. Elle repose sur une homologie entre le transit de référence, opérationnel en toutes entrailles de mammifères, et le transit psychique ou intellectuel. Il s’agit alors du transit de nos affects et de nos idées. Nombreux sont ceux qui sont hantés par leur blocage soudain. L’esprit se constipe. La parole se bloque. Une logique passionnelle résulte de cette entrave de l’affect : attente de la libération, inquiétude, impatience qui culmine avec la « frustration » et l’« envie ». Tout cet édifice d’états d’âme dresse ses simulacres comme autant d’écrans qui engendrent d’eux-mêmes les scénarios qui les consolident et éloignent du sujet le dénouement espéré de l’heureux transit.

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Il convient donc de ne pas retenir ce qui cherche à se dire. Mais il faut trouver le moment, la justesse du ton, le choix des mots, la syntaxe appropriée, le registre opportun, la posture, bref, tout ce qui contribuera au bon équilibre entre fluidité et retenue. Il est bon d’éprouver une légère résistance au passage, résistance faite de tout ce qui se refusait à l’expression, transformant cette dernière en libération et cette libération en un plaisir de soulagement. Que de stratégies à mettre en œuvre pour articuler entre eux et faire converger ces différents paramètres ! De plus, tout cela s’effectue en présence d’autrui, plongeant alors le sujet dans l’abyme récursif de la représentation de la représentation qu’autrui peut se faire de la représentation que lui-même, ce sujet, est susceptible de lui prêter. C’est le mécanisme bien connu de la projection des simulacres passionnels inséparable de l’anticipation des projections que l’autre peut effectuer. On retrouve ici le phénomène déjà analysé par Aristote dans les pages que sa Rhétorique consacre aux passions, permettant à l’orateur de fanatiser les indifférents, de donner du courage aux peureux et de l’espérance aux désespérés. C’est dire si cette petite théorie du transit s’ouvre à un vaste champ d’applications, y compris politiques. Un exemple remarquable en est la théorie de la démarche de Balzac, et particulièrement celle de la démarche de nos idées9. Rappelons en quelques mots les « trois âges » de la pensée créative : celui de sa conception, dans la « chaleur prolifique » de « l’intelligence fouettée » ; celui de son affaissement avec son inexorable et frustrante extinction si elle n’a pas été concrétisée dès le « premier bonheur de génération mentale » ; et celui, enfin, de la soudaine renaissance de l’idée, « dans toute la grâce de ses frondaisons, de ses floraisons » lorsque le poète, brusquement libéré, « se voit à la tête d’un ouvrage ». Fruit du transit. Le second exemple est la « théorie de l’esperluette auriculaire ». Elle repose sur un principe d’analogie, mécanisme souvent fondateur de théorisation. Son raisonnement, comme celui de la parabole, est figuratif : il développe l’étonnante relation entre le dessin de l’oreille aux allures d’esperluette et l’intelligence du sujet qui en est à la fois le porteur et le destinataire. L’analogie est celle des courbes, des méandres et des replis de l’oreille avec les formes équivalentes de l’encéphale... Tout se passe comme si les circonvolutions du cerveau s’affichaient de manière métonymique à l’extérieur, donnant une soudaine visibilité à ce qui reste à jamais caché. Pour les uns, elles sont finement dessinées, présentant des 9 Honoré de BALZAC, Théorie de la démarche et autres textes (~1830), Paris, Pandora/ Le Milieu, 1975, p. 17-19.

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contours bien délimités et un bel équilibre des proportions entre l’antichambre du canal auditif, la combe douce qui le surplombe et le contour de l’ourlet périphérique qui plonge et s’efface dans l’antichambre : les parties et le tout qu’elles composent s’harmonisent ainsi parfaitement. Pour d’autres, les oreilles hésitent entre la forme et l’informe, disposant de manière aléatoire les creux et les bosses comme des cavités vagues et des monticules de hasard ; chez eux, l’ourlet du pourtour est le plus souvent mal replié, dessinant parfois des ondulations chaotiques. Les enfants, observateurs redoutables, sont plus attentifs que les adultes à ces conformations de la nature, pouvant semer le désespoir sur la cour de récréation : les oreilles décollées, faiblement dessinées, aux plis imparfaits, deviennent objets de quolibets. On les nomme parfois, en Bretagne, « feuilles de chou ». Il faut signaler enfin que la taille de l’oreille ne présente pas ici un critère pertinent : petite ou grande, ce sont ses qualités formelles qui décident du sens. Or, l’analogie avec le cerveau, dépassant le seul plan de l’expression plastique, se diffuse à son contenu, à ses compétences supposées, aux qualités intellectuelles dont il pourvoit son porteur. On n’ose évidemment donner d’exemples, mais regardez les esperluettes auriculaires au moment de connaître un visage, et vous aurez le dessin du cerveau, la forme des idées. Dans tous les cas, la machine déductive se met en marche confirmant le plus souvent la théorie, tout en réservant bien entendu la possibilité d’exceptions à la règle, et de contre-exemples. PETITE THÉORIE,

MATIÈRE DE LITTÉRATURE

Le sujet mériterait une enquête approfondie dans le corpus littéraire, mais ce n’est évidemment pas ici le lieu d’une telle recherche. On peut cependant, pour conclure cette présentation, en citer un modèle intéressant, tel qu’on peut le lire dans La vie de Marianne de Marivaux, à la fin de la Première partie10. Il s’agit d’une « théorie de la parure », dans la bouche de Marianne, la narratrice. Si on savait ce qui se passe dans la tête d’une coquette en pareil cas, combien son âme est déliée et pénétrante, si on voyait la finesse des jugements qu’elle fait sur les goûts qu’elle essaie, et puis qu’elle rebute, et puis qu’elle hésite de choisir, et qu’elle choisit enfin par pure 10 Pierre de MARIVAUX, La vie de Marianne, ou les Aventures de Madame la Comtesse de... (1731-1742), Genève, Éditions de la Cité, « La bibliothèque d’une âme sensible », MCMXLVIII, p. 46-47.

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lassitude ! car souvent elle n’est pas contente, et son idée va toujours plus loin que son exécution ; si on savait tout ce que je dis là, cela ferait peur, cela humilierait les plus forts esprits, et Aristote ne paraîtrait plus qu’un petit garçon. C’est moi qui le dis, qui le sais à merveille, et qu’en fait de parure, quand on a trouvé ce qui est bien, ce n’est pas grand-chose, et qu’il faut trouver le mieux pour aller de là au mieux du mieux, et que, pour attraper ce dernier mieux, il faut lire dans le cœur des hommes, et savoir préférer ce qui le gagne le plus à ce qui ne fait que le gagner beaucoup ; et cela est immense !

Les valeurs extrémales du superlatif ad libitum – le mieux du mieux du mieux – assurent ici le socle conceptuel de la petite théorie. Mais celle-ci s’emboîte dans une autre, d’un plus haut degré de généralité, qui porte quant à elle sur la capacité théorique générale de l’esprit féminin (marivaldien). Celle théorie apparaît quelques pages plus loin, elle se présente comme le « théorème de la coquetterie » et elle donne à lire, à rebours, la théorie de la parure comme un exercice méthodologique d’application. Nous avons deux sortes d’esprit, nous autres femmes. Nous avons d’abord le nôtre, qui est celui que nous recevons de la nature, celui qui nous sert à raisonner, suivant le degré qu’il a, qui devient ce qu’il peut, et qui ne sait rien qu’avec le temps. Et puis nous en avons encore un autre, qui est à part du nôtre, et qui peut se trouver dans les femmes les plus sottes : c’est l’esprit que la vanité de plaire nous donne, et qu’on appelle, autrement dit, la coquetterie11.

UNE PETITE THÉORIE PEUT TOUJOURS EN CACHER

UNE GRANDE

On dira que les petites théories à usage quotidien servent un esprit de futilité. Mais on pourrait pourtant considérer qu’elles sont à nos inquiétudes ce que l’horloge est au temps, qu’elles offrent un semblant d’ordre local dans le désordre du monde, qu’elles fournissent une armature sémiotique rassurante au divers informe de l’existence. Il n’empêche : elles ne pèsent pas lourd devant les paradigmes explicatifs massifs antérieurs – marxisme, freudisme, structuralisme – dont l’architecture imposante faisait coïncider en eux à la fois l’objet d’étude, l’horizon de croyance et le moteur de l’engagement. Tel serait donc le fond de toile sur lequel se détache la critique interventionniste ? Ne serait-elle qu’une petite théorie à usage quotidien, disponible et offerte à tout lecteur qui voudrait la faire sienne, ouvrant sans 11

Ibid., p. 50-51.

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limite les textes aux épanchements interprétatifs ? C’est sur ces questions que je souhaite conclure. Car on peut montrer qu’elle recèle au contraire une grande théorie et qu’elle a l’élégance de la cacher à nos yeux. La critique interventionniste naît des trous de signification dans le langage. Entre les mots, entre les syntagmes, entre les phrases, entre les séquences... à tous les niveaux du signe, il y a le silence du sens, il y a ellipse et suspens. Nous sommes comme le Monsieur Palomar d’Italo Calvino qui, écoutant le chant du merle, est incapable de discerner les variations du sens dans la répétition du son, et se demande si le sens ne se trouve pas justement dans les variations du silence entre les phases sonores. De même, ce sens nous le reconstruisons sans cesse à partir des bribes que le discours veut bien manifester. Ce motif de l’incomplétude et de l’ellipse dans le matériau de la parole hante, sous des formes extrêmement variées, les modélisations de la théorie du langage. Quelles que soient leur axiomatique et leurs divergences, les approches linguistiques ont toutes cherché à percer le secret de ces trous du langage, à dégager les opérations qui engendrent le continu à partir du discontinu et donnent le sentiment de plénitude à travers la fragmentation des traces qui nous sont livrées. Implicature, implicites et sous-entendus, structures logicosémantiques, modalisations, schèmes sémio-narratifs sous-jacents dans la sémiotique greimassienne, théorie de l’abduction dans la sémiotique peircienne, voilà autant de modèles, parmi beaucoup d’autres, lancés dans la quête du graal de l’interprétation. La critique interventionniste exploite ces béances sémantiques qui sont l’inévitable envers du dit, du raconté et du montré, formant autant de dispositifs d’accueil à des possibilités interprétatives inédites : de véritables foyers de polysémie narrative. Pierre Bayard met en pratique cette démarche pour démontrer, exemple parmi d’autres, l’erreur d’Hercule Poirot concernant l’identification du meurtrier de Roger Ackroyd12. Dans Les limites de l’interprétation, Umberto Eco met en place une réglementation abductive. Il définit l’abduction, à la suite de Peirce, comme « l’adoption provisoire d’une inférence explicative devant être soumise à vérification expérimentale, et qui vise à trouver également, en même temps que le cas, la règle » 13. Et il dégage quatre types d’abduction : l’abduction hypercodée lorsque les liens et les sutures entre les éléments en jeu dans l’inférence garantissent la formation d’une isotopie incontestable et dictent en quelque sorte la conclusion ; l’abduction hypocodée, 12 13

Pierre BAYARD, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1998. Umberto ECO, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992, p. 263.

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lorsque le disparate domine, et qu’il est difficile d’énoncer avec certitude la règle qui relie les éléments érigés en indices, l’explication restant seulement plausible et en attente de vérification ; l’abduction créative, lorsque la règle doit être absolument nouvelle, comme dans le cas des sauts épistémologiques propres aux révolutions scientifiques ; enfin la méta-abduction qui a pour effet, notamment pour le troisième type ci-dessus, de valider les résultats en les soumettant au principe de falsifiabilité (Popper, 1934). La critique interventionniste, exploitant les potentialités signifiantes des zones d’occultation, procède de manière préférentielle au deuxième type d’abduction. Elle permet, à travers une mise en série de termes quasi-imperceptibles et lâchement connectés, « l’identification d’un topic textuel » et celui-ci « résulte d’un effort abductif hypocodé »14. Voilà l’exercice que pratique et théorise brillamment Pierre Bayard lorsqu’il révèle les erreurs d’Hercule Poirot dans une relecture-réécriture des énigmes criminelles d’Agatha Christie. Petite théorie ? Oui pour son offre et pour son usage, mais grande théorie dans ses fondements.

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Ibid., p. 272.

POUR LIRE ET RECTIFIER (SANS FIN) LA CIGALE ET LA FOURMI FABLE DE LA CRITIQUE INTERVENTIONNISTE Christopher LUCKEN

S’il est un genre qui entraîne à pratiquer une lecture interventionniste, c’est bien la fable ésopique. Quintilien conseille non seulement aux jeunes élèves de savoir réciter les fables d’Ésope et de les connaître par cœur, mais d’apprendre aussi à les mettre en vers si elles sont en prose et inversement, à remplacer les mots par des équivalents, à les paraphraser en les abrégeant ou en les amplifiant de sorte qu’elles aient davantage d’agrément, « tout en respectant la pensée du poète [poetae sensus] »1. La fable sert aussi servir à préparer les étudiants plus avancés à la pratique du discours oratoire. Outre les exercices déjà mentionnés, on peut la réduire à la taille d’une simple allusion, passer d’une narration à la première personne à un récit à la troisième personne ou du style direct au style indirect et inversement, l’accompagner d’un récit afin de l’inscrire dans un contexte particulier qu’elle sert du même coup à illustrer, lui ajouter une morale ou inventer un nouveau récit à partir d’une morale donnée (une même fable pouvant ainsi avoir plusieurs morales adaptées à ses différents aspects et une même morale pouvant être illustrée par plusieurs fables), contester ses éléments les plus évidents ou, au contraire, confirmer ou justifier ce que la plupart considèrent comme faux. Aux fables recueillies auprès des auteurs anciens sont encore susceptibles de se joindre les fables imaginées personnellement2. S’il peut paraître nécessaire de respecter le sens des versions traditionnelles, celles-ci finiront aussi par se plier à l’intention singulière de chacun de ceux qui s’en emparent. LE LABOUREUR ET LE POÈTE La fable qui semble avoir fait l’objet du plus grand nombre de remaniements est « La Cigale et la Fourmi ». De tels remaniements ne se 1 QUINTILIEN, Institution oratoire, I, IX, 2, éd. et trad. Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1975, p. 129. 2 Cf. notamment AELIUS THÉON, Progymnasmata, 4, éd. et trad. Michel PATILLON et Giancarlo BOLOGNESI, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 30-38.

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contentent pas d’en faire varier la forme. Ils peuvent aussi en modifier la visée ou la signification – au point même d’en inverser le sens. De l’Antiquité au XXIe siècle en passant par La Fontaine, on constate en effet un déplacement qui, partant d’un récit privilégiant la prévoyance de la fourmi qui travaille en vue de l’hiver, finira par lui préférer le chant de cet artiste célébrant le présent d’un éternel été qu’est la cigale. « La Cigale et la Fourmi » n’est conservée ni dans les principales collections de fables grecques ni dans le recueil latin de Phèdre et ne semble pas vraiment appartenir à la tradition ésopique la plus ancienne3. Elle apparaît pour la première fois dans les Hermeneumata Pseudodositheana (manuel bilingue destiné à l’apprentissage du latin pour hellénophones, rédigé au début du IIIe siècle après J.-C.)4 et pourrait avoir été composée par Babrius (deuxième moitié du Ier siècle)5 ou quelque auteur demeuré inconnu. Plusieurs collections de fables grecques comprennent en revanche une fable qui lui ressemble et qui paraît antérieure, « La Fourmi et le Hanneton [ou l’Escarbot] »6 : Par un jour d’été, une fourmi errant dans la campagne ramassait du blé et de l’orge qu’elle thésaurisait pour elle-même afin de s’en nourrir à la mauvaise saison. La voyant faire, un hanneton s’étonna de la trouver si dure à la tâche, elle qui travaillait à l’époque où les autres animaux oublient leurs labeurs pour jouir de la vie. Sur le moment, la fourmi ne dit rien. Mais plus tard, l’hiver venu, quand la pluie eut détrempé les bouses, le hanneton affamé vint la trouver pour lui quémander 3 Raison pour laquelle on ne la trouve pas dans les éditions de Daniel Loayza (ÉSOPE, Fables, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 37 et 271, n. 147) et Antoine Biscéré (ÉSOPE, Fables, trad. Julien Bardot, Paris, Gallimard/Folio classique, 2019). Cf. en revanche ÉSOPE, Fables, éd. et trad. Émile CHAMBRY, Paris, Les Belles Lettres, 1927, p. LII, 146 (n° 336) ; ADRADOS Francisco, History of the Graeco-Latin Fable, Leyde, Brill, 19992003, t. III, p. 146-148 et passim (H. 114). 4 Hermeneumata Pseudodositheana Leidensia, éd. LAMMINI G., Leipzig-Munich, K. G. Saur (Teubner), 2004, p. XIII, 40, 90. Cf. John VAIO, « Babrius and the Byzantine Fable », in : La Fable, Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, 1984, p. 197-220 (p. 218-219) ; Marco GIOVINI, « “Chiedo scusa alla favola antica” : De Formica et Cicada de Aviano ad Alessandro Neckam (e Gianni Rodari) », Favoli latini medievali et umanistici, n° 7, 1998, p. 81-99. 5 Comme le pense notamment Ben E. Perry, qui l’inclut dans son édition de BABRIUS [and PHAEDRUS], Cambridge (Mass.), HUP (Loeb Library), 1965, p. LXX, 182-185 (n° 140) et 487 (n° 373). 6 ÉSOPE, Fables, éd. et trad. Émile CHAMBRY, op. cit., p. 106 (n° 241) ; ÉSOPE, Fables, éd. et trad. Daniel LOAYZA (que je reprends ici en la retouchant), op. cit., p. 128-131 (n° 112) ; ÉSOPE, Fables, trad. Julien BARDOT, op. cit., p. 203 (n° 112). Francisco ADRADOS (History of the Graeco-Latin Fable, op. cit.) estime toutefois qu’elle est plus récente que « La Cigale et la Fourmi », mais je ne parviens pas à suivre sa reconstitution de la tradition.

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quelques vivres : « O hanneton ! », lui répondit alors la fourmi, « si tu avais travaillé au temps où je trimais et où tu me le reprochais, tu ne manquerais pas de provisions aujourd’hui ». De même, quiconque en période d’abondance ne pourvoit pas au lendemain connaît un dénuement extrême lorsque les temps viennent à changer.

Comme le signale sa place en tête du titre, c’est la fourmi qui est au centre de cette fable. Représentant de tous les animaux qui cessent leurs activités avec la belle saison pour profiter des plaisirs de la vie, le hanneton lui sert principalement de faire-valoir. La fourmi engrange en revanche sa nourriture en prévision du temps où la nature deviendra stérile et apparaît ainsi comme l’incarnation d’une économie domestique fondée sur la prévoyance et l’épargne. Les traités d’histoire naturelle comme les œuvres poétiques de l’Antiquité ne cessent d’ailleurs de souligner sa mémoire, son intelligence et sa prudence (phronesis). « Son ingéniosité [sollertia] est grande, affirme par exemple Isidore de Séville ; elle prévoit pour l’avenir [providet in futurum] et prépare en été sa subsistance pour l’hiver »7. Ésope rejoint ainsi Hésiode qui, dans Les travaux et les jours, conseille à son frère de travailler plutôt que de ne rien faire pour ne pas mourir de faim8, et Salomon qui, dans les Proverbes (6 : 6-12), invite les paresseux à devenir sages en prenant exemple sur la fourmi qui amasse pendant la moisson sa nourriture. En remplaçant le hanneton par la cigale, « Babrius » – ou l’inventeur de cette fable – ne se contente pas de substituer un insecte à un autre. Tandis que le premier paraît simplement désœuvré, la seconde chante, comme elle le souligne en réponse à la fourmi qui lui demande ce qu’elle faisait en été : « Je n’étais pas oisive, car j’étais occupée à chanter »9. Elle bénéficie même pour cela d’un véritable prestige. Socrate raconte notamment dans le Phèdre que les hommes qui, emportés par le plaisir de chanter, négligèrent de manger et de boire au point de mourir, furent métamorphosés en cigales. Celles-ci reçurent alors des Muses le privilège de chanter de leur naissance à leur mort sans avoir besoin de se nourrir et de finir par les rejoindre10. N’ayant pas besoin de se préoccuper des 7 ISIDORE DE SÉVILLE, Étymologies. Livre XII. Des animaux, 3, 9, éd. et trad. Jacques ANDRÉ, Paris, Les Belles Lettres, 1986, p. 130-131. 8 HÉSIODE, Les Travaux et les jours, v. 286-319, éd. et trad. Paul MAZON, Paris, Les Belles Lettres, 1928, p. 97-98. 9 « Οὐκ ἐσχόλαζον, ἀλλὰ διετέλουν ἅδων » / « Non mi vacavit, quia perseveravi cantando » (Hermeneumata Pseudodositheana, op. cit., p. 90). 10 PLATON, Phèdre, 259bd, trad. Luc BRISSON, Paris, GF-Flammarion, 1989, p. 139. Sur la cigale dans l’Antiquité grecque, cf. en particulier Jesper SVENBRO, « La cigale et

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contraintes corporelles ou matérielles, la cigale incarne tous ceux qui consacrent leur temps et leur vie tout entière à la pratique des arts dévolus aux Muses, tels le chant, la danse ou la philosophie – en espérant atteindre ainsi la vie éternelle. « Babrius » oppose donc deux figures positives. Mais elles sont contradictoires : le travail assidu de l’une assure l’avenir matériel de la cité, tandis que le chant ininterrompu de l’autre l’entraîne au-delà de toute existence terrestre. Comme dans la fable précédente, c’est l’animal laborieux qui l’emporte, la cigale ne pouvant ici se contenter de vivre de rosée comme elle avait pu le croire et se trouvant finalement contrainte de demander de l’aide. Au lieu de lui servir en conclusion une leçon morale (sans qu’il soit dit qu’elle ne lui donne pas également de quoi se nourrir), la fourmi répond par un bon mot doublé d’un éclat de rire : « Danse en hiver, puisque tu chantes en été »11. La fourmi invite en quelque sorte la cigale à associer la danse au chant (soit Terpsichore à Euterpe), comme cela se pratique couramment. Mais le rire qui accompagne cette pointe finale laisse entendre que cette danse désigne surtout les tremblements saccadés qui s’empareront du corps de l’insecte mourant de froid et de faim. Une telle danse apparaît du même coup comme le double ironique et grinçant d’un chant – poétique ou philosophique – dont l’effusion s’avère incapable d’arracher celui qui s’y consacre aux contingences de la vie sur Terre pour lui permettre de rejoindre la musique et le mouvement circulaire des sphères célestes comme le monde éternel des idées.

LA FONTAINE DES

EAUX TROUBLES

De Babrius à La Fontaine, c’est la prudente sagacité de la fourmi qui l’emporte presque toujours sur l’utopie lyrique d’une cigale rabaissée à devoir incarner une indolence coupable comme si elle n’était rien de plus qu’un vulgaire hanneton. Pourvue habituellement d’une morale venue s’ajouter à la raillerie qui lui tenait lieu de conclusion, cette fable doit convaincre ceux qui sont séduits par les facilités apparentes d’une vie les fourmis. Voix et écriture dans une allégorie grecque » [1990], repris dans Le Tombeau de la cigale. Figures de l’écriture et de la lecture en Grèce ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 2021, p. 37-66. 11 « Ridens ergo autem formica et frumentum includens : “hiberno salta”, dixit, “si per aestum cantasti” » (Hermeneumata Pseudodositheana, op. cit., p. 90).

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passée au soleil de consacrer leurs efforts à prévenir les temps difficiles auxquels ils ne sauraient échapper. La plaçant en tête de son recueil et inversant la position qu’occupent généralement les deux protagonistes dans son titre, La Fontaine y introduit quelques retouches qui, tout en conservant ses éléments constitutifs habituels, vont les brouiller – d’autant plus qu’à la suite de Babrius il prive cette fable d’une morale finale (devant estimer qu’il serait « aisé au lecteur de la suppléer », comme il le dit dans sa Préface à propos des morales qu’il n’a pas retenues). En témoigne le trouble qui n’a cessé de s’emparer de ses lecteurs : alors que c’est probablement le texte le plus connu de toute la littérature française, personne ne semble en avoir la même interprétation. « On fait apprendre les fables de Lafontaine à tous les enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende, affirme Rousseau. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu’elle les porterait plus au vice qu’à la vertu »12. Aussi les enfants qui « sont en état d’en faire l’application […] en font presque toujours une contraire à l’intention de l’auteur ». Par exemple, poursuit Rousseau, « vous croyez leur donner la cigale pour exemple ; et point du tout, c’est la fourmi qu’ils choisiront. […] Or, quelle horrible leçon pour l’enfance ! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu’on lui demande et ce qu’il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus ». Au lieu de s’apitoyer sur la malheureuse cigale conformément à ce qui serait – selon Rousseau – « l’intention de l’auteur », les enfants semblent préférer le parti du plus fort et suivre la « leçon d’inhumanité » d’une fourmi dont la vertu de prévoyance ne serait plus désormais que vice, avarice et dureté. Les difficultés que suscite la réécriture de La Fontaine se rapportent principalement aux deux vers suivants (v. 15-16) : La Fourmi n’est pas prêteuse ; C’est là son moindre défaut.

Dans le commentaire qu’il propose de cette fable afin d’en favoriser la compréhension par les enfants, Pierre Larousse affirme que ce dernier « vers est obscur […]. Il y a une intention de malice que l’on ne saisit que vaguement ». Considérant que « La Fontaine se sert par antiphrase d’un terme ironique », Larousse en propose la glose suivante : « La 12 Jean-Jacques ROUSSEAU, L’Émile ou de l’éducation, Livre II, éd. Bernard GAGNEBIN et Marcel RAYMOND, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1969, p. 351-357.

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générosité est la qualité que la Fourmi possède au plus petit degré ; c’est la vertu qu’elle pratique le moins »13. Aussi, note-t-il au moment de conclure sa lecture, d’un côté « la Cigale […] est un emblème frappant de la légèreté, de la frivolité, de l’insouciance » ; mais de l’autre, alors qu’elle « a toujours été citée comme un modèle d’économie, d’ordre et de prévoyance », la Fourmi semble toucher ici « à l’avarice, et l’avarice engendre l’usure, l’inhumanité, la dureté de cœur »… Larousse estime du même coup que « cette fable ne compte pas parmi les meilleures de La Fontaine, et l’on ne comprend guère pourquoi elle figure en tête de son recueil. La morale en est toute négative ; car s’il convient d’éviter l’imprévoyance de la Cigale, il ne faut pas imiter la dureté railleuse de la Fourmi ». Suggérant une lecture autobiographique qu’on ne manquera pas de développer en prolongeant l’analogie entre Ésope et la cigale contenue dans la Vie d’Ésope que La Fontaine place en tête de son recueil, Larousse se demande en outre s’il convenait vraiment que ce dernier se montre « impitoyable envers la paresse insoucieuse du lendemain » : « Le bonhomme avait dans le caractère autant d’imprévoyance que la Cigale, mais il trouva toujours chez ses amis des cœurs prêts à l’obliger. On regrette qu’il ne s’en soit pas souvenu avant d’écrire le vers brutal qui termine sa fable ». Dans sa Lettre à M. Pierre Larousse, Aimé Vingtrinier affirme – en forçant toutefois le trait – que ce dernier fait dire à cette fable « le contraire de ce qu’a voulu l’auteur » et qu’il n’y a nullement lieu de considérer la cigale comme « une vagabonde, une aventurière, une mendiante » et la fourmi comme « une honnête ménagère, une femme prudente, pleine d’ordre et d’économie, dont les vertus sont offertes en exemple au lecteur » (Larousse ayant pourtant noté une tendance à l’avarice)14. D’une part, le « moindre défaut » attribué à la fourmi ne veut pas dire que la générosité est la qualité qu’elle possède au plus petit degré, mais qu’elle en est totalement dépourvue et qu’elle a de plus « des défauts bien plus graves ». Il s’agit donc d’une « accusation […] formelle lancée par le poète malheureux contre la Fourmi, et tous les accapareurs, les avares, les usuriers, les grippe-sous et les autres amasseurs d’argent qui ne sont pas prêteurs ». D’autre part, pour bien comprendre le fabuliste, il faudrait se souvenir « que la Cigale était consacrée à Apollon, que les Athéniens 13 Pierre LAROUSSE, « Sur les fables de La Fontaine », L’École normale. Journal de l’enseignement pratique, 3ème année, 4 novembre 1860, p. 8-10. 14 Aimé VINGTRINIER, La Cigale et la Fourmi. Lettre à M. Pierre Larousse, directeur de l’École normale, journal de l’Enseignement pratique, Lyon, 1860.

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portaient son image dans leurs cheveux », « que les Grecs lui avaient érigé un monument à Ténédos », qu’on « gravait une cigale sur les lyres » et qu’« Anacréon chantait : “Doux prophète de l’été, la cigale est révérée de tous les mortels” ». C’est ce que nous avions brièvement noté en citant Socrate. Aussi Vingtrinier accuse-t-il Larousse de porter « haut la vertu des millionnaires dans la personne de la Fourmi » et d’être « sévère pour les artistes dont la Cigale a été à toutes les époques le gracieux emblème, pour ces peintres, ces sculpteurs, ces musiciens, ces poètes qui cherchent le beau, l’idéal, et qui charment nos oreilles sans penser à l’avenir ». Cette fable ne souffrirait d’aucune ambigüité et serait tout à fait digne de son auteur : « un de ces imprévoyants » qui « avait chanté tout l’été » et passé « sa verte saison à cultiver la poésie » « au lieu d’entasser et d’acheter de la rente ». Dans une étude particulièrement éclairante consacrée à cette fable, Patrick Dandrey note que les difficultés que suscite le « moindre défaut » attribué à la fourmi viennent principalement du sens qu’on donne à la qualité de « prêteuse » qui lui est déniée. À l’instar des commentaires cités ci-dessus, la plupart des lecteurs comprennent ce dernier terme comme un adjectif synonyme de « généreuse ». Mais comme le démontre Dandrey (et comme l’implique le mot avec lequel rime « prêteuse » : « emprunteuse »), il s’agit en fait d’un nom, soit du féminin de « prêteur »15. Il est donc dit que la fourmi n’exerce pas la profession de « prêteur » (sur gage ou à usure), soit qu’elle n’est pas une usurière comme elle risque de le devenir d’après Larousse et comme l’en accuse Vingtrinier, ce qui est en effet un « moindre défaut »… Une telle activité avait d’ailleurs été induite par la cigale qui, plutôt que de demander simplement l’aumône à la fourmi comme c’est le cas dans les versions antérieures, la prie « de lui prêter / Quelque grain », en l’assurant de la payer « avant l’août », « intérêt et principal » (v. 9-14). L’intervention du narrateur vise dès lors à réfuter les supputations d’une « emprunteuse » qui prétend pouvoir rembourser le crédit qu’elle espère contracter et qui aurait peut-être mieux fait d’en appeler à la générosité de la fourmi, serait-elle passée de mode, que de lui attribuer un métier d’actualité mais demeuré mal famé. Elle ne justifierait en tout cas pas la condamnation de la fourmi et la réhabilitation de la cigale auxquelles bien des lecteurs semblent aspirer. 15 Patrick DANDREY, La Fabrique des Fables, suivi de Pour lire et comprendre (enfin?) La Cigale et la Fourmi [1998], éd. revue, corrigée et augmentée, Paris, Klincksieck, 2010, p. 263-279.

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Si, selon Dandrey, « la neutralité de la qualification de “prêteuse” interdit de supposer que la Fourmi soit l’objet de raillerie, même amortie, de la part du conteur », peut-on penser pour autant que cette fable ne permet pas « de prêter la moindre ambiguïté au parti choisi dans l’affaire par le texte et par son auteur » et que celui-ci se contente de poursuivre l’interprétation traditionnelle16 ? Car, même si ce terme possède une signification précise, il semble avoir été volontairement choisi pour être confondu avec un adjectif (comme l’attestent tous ceux qui s’y sont laissés prendre). La tournure négative dans laquelle il est employé suggère en outre qu’il n’est pas gratifiant d’en être dépossédé. Enfin, bien que ce « défaut » soit nié, on insinue en même temps qu’il en est un et, par la même occasion, que la fourmi en possède d’autres. Nous retrouvons donc l’ambivalence et la morale « toute négative » qui gênaient Larousse. Mais plutôt qu’une maladresse disqualifiant cette fable, il faut y voir le coup de génie qui en fait la force et qui l’ouvre à des interprétations à la fois contradictoires et infinies sans qu’aucune ne puisse enfin parvenir à mettre tout le monde d’accord. Tout en conservant la réprobation dont la cigale fait l’objet de la part de l’industrieuse fourmi, La Fontaine applique à cette dernière des qualités présentées sous la forme d’une négation qui laissent penser qu’elle n’est peut-être pas aussi vertueuse que le veut la tradition. Aussi ne sait-on plus à qui se fier ni dans quel sens trancher. LA FONTAINE,

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S’inscrivant dans le prolongement de Rousseau, Émile Faguet estime lui aussi que le « double enseignement » de cette fable prête à confusion et devrait empêcher qu’on la donne « à lire à nos enfants »17. N’étant plus prise en charge par un personnage dont les mérites sont mis en valeur, sa leçon paraît « immorale » et risque de contredire celle qu’ils « aiment à trouver et qu’il est bon de leur apprendre ». En témoignerait l’anecdote suivante (que Faguet présente comme une nouvelle « fable, que l’on pourrait appeler La Fontaine, la Mère et l’Enfant ») : Une petite fille de quatre ans, de qui sa mère commençait l’éducation intellectuelle et morale, entend sa mère lui lire, avec des explications, 16

Ibid., p. 379. Émile FAGUET, La Fontaine expliqué aux enfants, Paris, Lecène et Oudin, 1885, p. 104-106 ; IDEM, La Fontaine, Paris, SFIM, 1913, chap. III, « Éducation de son esprit. Sa philosophie, sa morale », p. 126-131. 17

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bien entendu, et éclaircissements du texte, La Cigale et la Fourmi. La cigale, comme vous le savez, tombée dans la misère, demande quelque subsistance à la fourmi, et la fourmi la lui refuse très nettement. L’enfant dit très catégoriquement : « Ce n’est pas ça ! ce n’est pas ça ! – Comment ? – Non ! La fourmi a grondé la cigale, mais elle lui a donné tout de même un peu à manger. » La mère réfléchit et se dit : « Eh bien ! si c’est ainsi que cela commence pour la première fable, si je suis forcée de rectifier dans le sens moral toutes les fables de La Fontaine successivement, j’aime mieux y renoncer et donner à l’enfant des fables plus à sa portée ».

Cette petite fille n’est ni la première ni la dernière à vouloir « rectifier » cette fable, non par le moyen de son interprétation, comme le fait Vingtrinier qui lui applique une morale conforme à celle qu’il en attend, mais en en modifiant le texte lui-même. De Don Juan Laurencin, qui affirme avoir « osé […] remanier » la fable de La Fontaine car « sa moralité […] est mauvaise, ou présente du moins un mauvais côté », et qui amène la fourmi à donner un sac de grain à la cigale18, à la magnifique version de Françoise Sagan, où c’est la fourmi qui propose à la cigale de prendre un crédit afin de lui vendre toutes les marchandises qu’elle a stockées durant l’hiver19, en passant par la version « filtrée » d’Aurélien Scholl, où la fourmi est obligée de quémander à son tour auprès de la cigale car sa fourmilière a été inondée20, ou par The Grasshopper and the Ants de Walt Disney (1934), qui s’achève en chansons sur la célébration d’une société harmonieuse où l’artiste et les ouvriers échangent les produits respectifs de leurs activités, innombrables sont les versions réécrivant ou pastichant la fable célèbre de La Fontaine, que ce soit pour réhabiliter l’un ou l’autre des deux protagonistes, pour venger l’un ou corriger l’autre, ou à toute autre fin21. En même temps, alors que la fourmi était traditionnellement considérée comme l’animal exemplaire de cette fable, c’est la musicienne et insouciante cigale qui tend désormais à l’emporter sur sa rivale pour incarner le nouveau type de vie qu’on entend désormais promouvoir. La conclusion que Faguet tire de son anecdote semble confirmer le point de vue exprimé par la mère : il est préférable de donner aux enfants des fables à leur portée, si l’on ne veut pas les laisser « rectifier » celles Don Juan LAURENCIN, Fables et poésies diverses, Paris, Pougens, 1802, p. 39-41. Françoise SAGAN, « La Fourmi et la Cigale », in : La Cigale et la Fourmi. 30 versions inédites…, Paris, Safrat, 1989, p. 15. 20 Aurélien SCHOLL, Fables de La Fontaine filtrées, Paris, Dentu, 1886, p. 5-7. 21 Pour un aperçu général, cf. Jean-Pierre COLLINET, La Fontaine en amont et en aval, Pise, Libreria Goliardica, 1988, p. 293-322 (« La Fontaine pasticheur et pastiché »). 18 19

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qui les choquent ou devoir le faire soi-même. Une telle « leçon » sera vivement contestée par René Boylesve22 : On tend de nos jours à ramener la littérature à la conception que le public se fait de la littérature. Et pour le public la littérature c’est la peinture des gens et des choses tels qu’ils devraient être ; le public demande à l’écrivain de satisfaire le désir de suavité et de justice qui est, nous assure-t-on, au cœur de l’homme, et il juge grand écrivain celui qui lui représente les hommes vivant à l’état idéal dans une idéale société. Satisfaire cette inclination c’est amener la littérature à la pure niaiserie.

En prenant modèle sur une petite fille dont la réaction est à l’opposé de celle que Rousseau attribue aux enfants, Faguet semble vouloir adapter à son intention – et à celle de tous ceux qui sont comme elle – non seulement « La Cigale et la Fourmi », mais aussi l’ensemble des œuvres qui ne correspondraient pas à l’image qu’on se fait de l’humanité (certes un peu plus travailleuse et avisée que la cigale, mais surtout plus charitable et empathique que la fourmi). La création artistique et littéraire consisterait ainsi à renvoyer aux lecteurs – et aux lectrices – une représentation conforme à l’idéal de bonté et de justice qu’on attend d’eux – et d’elles. Cette entreprise de rectification de la littérature que Faguet emprunte à la petite fille qu’il met en scène sera également rejetée par Eugène Marsan au moment de s’interroger sur la place qu’il faut accorder à la « vertu » dans une œuvre « classique ». Citant à son tour cette anecdote, il conseille à la mère une autre réponse que celle qu’elle donne à sa fille23 : L’histoire serait encore plus jolie si la mère avait su répondre, même avec un peu d’emphase : « O mon enfant, détrompe-toi. Il est, dans le monde, des fourmis impitoyables, que rien ne peut toucher, nulle misère, même injuste, à plus forte raison celle de la cigale, qui a follement dépensé. Elle est donc rentrée chez elle, la cigale, elle a bercé ses pauvres enfants qui avaient faim, et elle s’est juré de ne plus recommencer. » Enfin, je n’invente rien. Cela est dans La Fontaine, entre les lignes. Et, pour le lire, s’il faut manquer de vertu, ma foi… !

À la « suite » chargée de rectifier le comportement de la fourmi afin qu’elle corresponde aux leçons vertueuses qu’une enfant de quatre ans a l’habitude d’entendre lorsque ses parents lui racontent des histoires, 22 René BOYLESVE, compte rendu du La Fontaine de Faguet, La Revue critique des idées et des livres, n°31/180, janvier 1921. 23 Eugène MARSAN, « Que la vertu ne fait pas le classique », in : IDEM, Pour les centenaires du romantisme. Instances, Paris, Prométhée, 1930, p. 180-181.

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s’oppose la morale que des enfants mourant de faim peuvent tirer d’un monde bien éloigné de la vision estivale ou solaire qu’exalte le chant d’une cigale encore ignorante des affres de l’hiver. Certes, comme le rappelle Marsan, la fable de La Fontaine est dépourvue de toute morale explicite. Mais, soutient-il, cette dernière peut se lire « entre les lignes ». Et bien qu’il paraisse fort difficile de s’accorder sur la « pensée du poète », c’est – comme le soulignait La Fontaine – « au lecteur de la suppléer ». C’est à chaque fois « entre les lignes » – en revenant au texte « classique » légué par la tradition, mais en lisant et relisant ce qui « n’est pas dans les mots », qui « n’est pas exprimé » et demeure « tout mêlé entre les mots »24 – que les nombreuses et différentes réécritures de la « La Cigale et la Fourmi » ont pu être réalisées : à l’étonnement du hanneton s’est ainsi substitué le chant d’une cigale opposant à la fourmi occupée à se prémunir contre le futur de la mort le rêve d’éternité de la poésie, à la prévoyance d’un animal travailleur thésaurisant le blé qu’il ramasse succède l’ombre inquiétante du prêt bancaire, à la pique finale invitant la cigale à danser répond la sollicitude bienveillante d’une fourmi métamorphosée par son lecteur, à l’oisiveté à laquelle est apparenté le chant fait enfin place le culte de l’artiste qu’il ne serait plus question de priver de sa pitance comme de ses illusions…

24 Marcel PROUST, Contre Sainte-Beuve, éd. Pierre CLARAC, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1971, p. 242.

BOUVARD ET PÉCUCHET, CHICANEURS Anne HERSCHBERG PIERROT

Le chicaneur, selon Pierre Bayard, est une « personne qui met systématiquement en doute les récits des autres, n’hésitant pas à mener des enquêtes personnelles pour en prouver l’inauthenticité »1. Bouvard et Pécuchet sont des chicaneurs, incontestablement. Dès le deuxième chapitre, ils chicanent le boulanger, l’épicier de Chavignolles, puis le pharmacien de Falaise sur la qualité de leurs marchandises : Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se firent un ennemi de l’épicier, en lui soutenant qu’il adultérait ses chocolats. Ils se transportèrent à Falaise, pour demander du jujube ; – et sous les yeux même du pharmacien soumirent sa pâte à l’épreuve de l’eau. Elle prit l’apparence d’une couenne de lard, ce qui dénotait de la gélatine2.

De proche en proche, des sciences à l’histoire et à la littérature, puis à la politique, la philosophie, la religion et l’éducation, ils sont pris dans leur dilemme entre le désir de croire et de stabiliser la vérité, et la mise en défaut des auteurs par la découverte de leurs erreurs ou de leurs contradictions, et leurs propres échecs à appliquer les théories et les prescriptions des livres. Mais aussi, des lieux communs aux idées reçues en place, ils défient toutes les autorités par la mise en doute des croyances et des vérités et finissent par se mettre à dos toute la société de Chavignolles : « Ils mettaient en doute, la probité des hommes, la chasteté des femmes, l’intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin sapaient les bases. /Foureau s’en émut, et les menaça de la prison, s’ils continuaient de tels discours » (p. 538-539). Ayant acquis une hypersensibilité à la bêtise (« Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer », p. 539), ils finissent par se détourner du monde. La « bonne idée » qui les retient en définitive est alors celle de la « copie » qui devait prendre place dans le « second volume », formé des chapitres XI (« leur copie ») et XII (« Conclusion »), 1 Pierre BAYARD, Comment parler des faits qui ne se sont pas produits, Éd. de Minuit, 2020, p. 172. 2 Gustave FLAUBERT, Bouvard et Pécuchet, édition établie par Anne HERSCHBERG PIERROT et Jacques NEEFS, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. V, 2021, p. 392. Toutes les citations renverront à cette édition.

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Flaubert projetant d’y insérer des attaches narratives. L’ouvrage devait finir sur la vue des deux personnages, de dos, penchés sur leur copie. Flaubert concevait ces deux parties de son roman comme un « ensemble », le « second volume » faisant écho au premier, et constituant en quelque sorte son envers, formé d’un montage contradictoire de citations extraites en partie des ouvrages précédemment lus par Flaubert et ses personnages, de listes de statistiques, de lettres manuscrites, d’extraits imprimés, d’articles de journaux, de « réclames » et de prospectus, de faire-part, auxquels se joignent le Catalogue des idées chic et le Dictionnaire des idées reçues que « font » Bouvard et Pécuchet. « FAISONS VENIR QUELQUES ROMANS HISTORIQUES » Parmi les épisodes du roman où Bouvard et Pécuchet mettent en œuvre leur talent de chicaneurs, j’aimerais m’arrêter sur un moment spécifique, celui de la lecture des romans historiques, en particulier d’Alexandre Dumas. Bouvard et Pécuchet appliquent à l’histoire et à la littérature (chapitres IV et V) une méthode qui n’est pas très éloignée du test du jujube. Devant l’impossibilité d’écrire une histoire de la vie du duc d’Angoulême fondée sur la pure mention des faits, « qui serait comme un raccourci des choses, reflétant la vérité tout entière », devant les lacunes des documents et leurs contradictions (le duc « Avait-il les cheveux plats, ou bien crépus […] ? », p. 453), puis devant l’impossibilité de résoudre des énigmes de leur ménage (« ils […] se demandèrent qui avait bu le calvados, comment le meuble s’était brisé, que réclamait Mme Castillon en appelant Gorgu, – et s’il avait déshonoré Mélie ? », p. 455), les personnages en viennent à conclure : « les faits extérieurs ne sont pas tout. Il faut les compléter par la psychologie. Sans l’imagination, l’histoire est défectueuse. – “Faisons venir quelques romans historiques !” » (ibid.) Cette conclusion, qui sert de transition avec le chapitre sur la littérature, reprend l’argument même qu’utilise Alexandre Dumas dans son Introduction à La Comtesse de Salisbury (1839) pour la défense du roman historique : Après avoir étudié l’un après l’autre la chronique, l’histoire et le roman historique, après avoir bien reconnu que la chronique ne peut être considérée que comme source où l’on doit puiser, nous avons espéré qu’il restait une place à prendre entre ces hommes qui n’ont point assez

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d’imagination et ces hommes qui en ont trop ; nous nous sommes convaincu que les dates et les faits chronologiques ne manquaient d’intérêt que parce qu’aucune chaîne vitale ne les unissait entre eux […]3.

Bouvard et Pécuchet essayent donc des romans historiques. Walter Scott et Alexandre Dumas les ravissent dans un premier temps : Après Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit à la manière d’une lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, forts comme des bœufs, gais comme des pinsons, entrent et partent brusquement, sautent des toits sur le pavé, reçoivent d’affreuses blessures dont ils guérissent, sont crus morts et reparaissent. Il y a des trappes sous les planchers, des antidotes, des déguisements – et tout se mêle, court et se débrouille, sans une minute pour la réflexion. L’amour conserve de la décence, le fanatisme est gai, les massacres font sourire. (p. 456)

La présentation souligne toutefois d’emblée les clichés de ces romans. Flaubert reprend d’ailleurs malicieusement à Dumas lui-même l’expression dont celui-ci qualifie le mauvais roman historique « qui, à moins d’être écrit avec le génie et la science de Walter Scott, n’est qu’une lanterne magique sans lumière, sans couleur et sans portée » 4. Il écrivait à Louise Colet le 20 juin 1853 : « D’où vient le prodigieux succès des romans de Dumas ? C’est qu’il ne faut pour les lire aucune initiation, l’action en est amusante. On se distrait donc pendant qu’on les lit. Puis, le livre fermé, comme aucune impression ne vous reste et que tout cela a passé comme de l’eau claire, on retourne à ses affaires. » Ce n’est pas cependant « la répétition des mêmes effets » qui déçoit en premier lieu les deux personnages dans leur plaisir de la fiction. Les bévues historiques de Villemain, puis celles de Dumas (avant celles de Walter Scott), détruisent pour eux la crédibilité des romans, et toute possibilité de s’y fier : […] et M. Villemain les scandalisa en montrant page 85 de son Lascaris, un Espagnol qui fume une pipe “une longue pipe arabe” au milieu du XVe siècle. Pécuchet consultait la Biographie universelle – et il entreprit de réviser Dumas au point de vue de la science. L’auteur, dans Les Deux Diane se trompe de dates. Le mariage du Dauphin François eut lieu le 14 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. Comment sait-il (voir Le Page du Duc de Savoie) que Catherine de Médicis, après la mort de son époux voulait recommencer la guerre ? Il est peu probable qu’on ait couronné le duc d’Anjou, la nuit, dans une 3

p.

Alexandre DUMAS, Introduction à La Comtesse de Salisbury, Bruxelles, 1839, t. I,

VIII. 4

Alexandre DUMAS, Introduction à La Comtesse de Salisbury, t. I, p. VII.

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église, épisode qui agrémente La Dame de Montsoreau. La Reine Margot, principalement, fourmille d’erreurs. Le duc de Nevers n’était pas absent. Il opina au conseil avant la Saint-Barthélemy, et Henri de Navarre ne suivit pas la procession quatre jours après et Henri III ne revint pas de Pologne aussi vite. D’ailleurs, combien de rengaines, le miracle de l’aubépine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnés de Jeanne d’Albret. Pécuchet n’eut plus confiance en Dumas. Il perdit même tout respect pour Walter Scott, à cause des bévues de son Quentin Durward. (p. 457)

BÉVUES HISTORIQUES Flaubert a relevé des notes sur les bévues historiques de Balzac, d’Alexandre Dumas et d’autres écrivains dans ses dossiers pour le « second volume » de Bouvard et Pécuchet. Une liste de bévues présentes dans des romans historiques ouvre ironiquement la section « Histoire et idées scientifiques »5, qui regroupe des extraits d’auteurs autour d’inepties et de contradictions dans le domaine de l’histoire puis des sciences. Cette suite jubilatoire d’erreurs et d’invraisemblances était destinée principalement à la « copie » de Bouvard et Pécuchet pour le « second volume ». C’est le cas de la note sur les Souvenirs d’une favorite, de Dumas. Classée en marge : « Littérature (Alexandre Dumas). Bévues historiques +Copie », elle semble réservée pour le « second volume » : Les Souvenirs d’une favorite Emma, Lady Hamilton est amenée au théâtre un dimanche pour voir jouer Garrik. – On ne va pas au théâtre le dimanche. Les jours de congé dans les pensions ne sont jamais le jeudi mais l’après-midi du samedi et quelquefois le mercredi. – Duc de Bristol. Jamais il n’y a eu de duc de Bristol, mais le Comte de Bristol. Appeler Lord Hamilton Sir William Hamilton est une bêtise. [A. Dumas, Les Souvenirs d’une favorite, M. Lévy, 1865, t. I, p. 95-96, p. 48, t. II, p. 53, p. 9]. (p. 921)

Mais certaines d’entre elles ont été intégrées dans la première partie du roman. C’est le cas de la citation de Villemain, prévue pour la « copie » : À quelques pas de cette scène si vive, le chef espagnol immobile fumait une longue pipe. Villemain, Lascaris [ou les Grecs du XVe siècle, Lavocat, 2e éd., 1825, p. 85]6. 5 6

Ibid., p. 921-923, 925-926 (et pages suivantes pour d’autres bévues). Ibid., p. 925. Elle est commentée en marge : « Pipe au XVe siècle Villemain ».

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Flaubert en met en scène la lecture au chapitre V : « M. Villemain les scandalisa en montrant page 85 de son Lascaris, un Espagnol qui fume une pipe “une longue pipe arabe” au milieu du XVe siècle » (p. 456). Les deux mentions de la bévue sont à lire en correspondance l’une avec l’autre. Elles entrent dans un double jeu de miroirs entre le chapitre du roman et le chapitre de la « copie », entre les personnages de fiction et leur auteur. Dans la fiction, Bouvard et Pécuchet copient la citation qu’ils ont lue dans le moment de la littérature : le « second volume » devait donner des preuves vengeresses des inepties rencontrées. Mais dans ce geste de la copie, comme dans le chapitre sur la littérature, ils redoublent le travail de Flaubert, et deviennent dans la fiction le miroir décalé de leur auteur : au chapitre V ils font référence à l’édition du Lascaris de Villemain que possédait Flaubert et dont est extraite la citation donnée pour la « copie ». Toutefois, les deux mentions n’ont pas le même statut énonciatif. La citation de Villemain pour la « copie » devait entrer dans un montage ironique dévastant les citations, les extraits résumés, juxtaposés, annotés en marge, sans autre intervention des deux scribes fictionnels (du moins dans l’état où Flaubert a laissé ses dossiers). En revanche, la présentation narrative du chapitre V nuance et modalise les comportements et les jugements. Les personnages repérant la bêtise ont aussi leurs limites et leur part de clownerie. Dans la phrase « M. Villemain les scandalisa », la dramatisation fait naître la scénographie d’une caricature à la Daumier. Le texte enchaîne directement à l’alinéa suivant avec Dumas : « Pécuchet consultait la Biographie universelle – et il entreprit de réviser Dumas au point de vue de la science ». Chacune des expressions : « entreprit de » / « réviser Dumas / « au point de vue de la science » porte en soi une réserve. Dans son entreprise, Pécuchet entonne la voix de l’opinion. La mention des erreurs historiques de Dumas, en contrepoint d’un éloge de son romanesque, est en fait un lieu commun de la critique. Ainsi, Gaston de Flotte consacre une trentaine de pages de ses Bévues parisiennes (paru en 1860, soit environ quinze ans après le temps supposé de l’épisode du roman) aux erreurs de Dumas7. Dès l’introduction à La Comtesse de Salisbury Dumas évoquait lui-même les critiques adressées au roman historique : L’école positive cria […] qu’on n’apprenait rien de réel ni de solide dans les romans historiques et avec les mémoires apocryphes ; […] que d’ailleurs l’intérêt dans ces sortes de productions était toujours 7 Gaston de FLOTTE, Bévues parisiennes, Dentu, 1860, t. I, p. 160-195. Flaubert utilise l’ouvrage pour d’autres auteurs que Dumas.

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absorbé par le personnage d’imagination et que, par conséquent, c’était la partie romanesque qui laissait le plus de souvenir8.

Avec le burlesque de son sérieux, et ses prétentions policières (un brouillon indique : « Dumas lui devint suspect »9), Pécuchet rejoint la cohorte des censeurs qui prétendent « corriger » la littérature au nom de la vérité (« L’auteur, dans Les Deux Diane se trompe de date », « La Reine Margot […] fourmille d’erreurs »), et par anticipation, l’on peut dire qu’il relève de la branche chicaneuse des lecteurs interventionnistes. Toutes proportions gardées, Flaubert avait fait l’expérience d’une telle critique pour Salammbô, échiné notamment par l’archéologue Froehner pour ses invraisemblances et ses erreurs historiques. Il avait alors répondu point par point en se plaçant sur le terrain de la science historique et de la vérité littéraire, constituant tout un dossier de preuves historiques intitulé « Sources et méthodes »10. Cette vérité littéraire du roman échappe à Pécuchet. Le voici entraîné vers une nouvelle aporie11. Il entreprend d’appliquer au roman historique une méthode positive dont avec Bouvard ils ont expérimenté l’échec en histoire, ce qui les a précisément conduits vers la littérature : « Sans l’imagination, l’histoire est défectueuse ». « RÉVISER DUMAS AU

POINT DE VUE DE LA SCIENCE

»

Entreprendre « de réviser Dumas », qui plus est « au point de vue de la science », n’est pas une mince affaire. La difficulté, lorsque Pécuchet rectifie l’erreur des Deux Diane (texte qui n’est d’ailleurs plus attribué à Dumas), est qu’il se trompe doublement. Il se trompe sur la date du mariage, et sur l’erreur de Dumas. Flaubert avait bien noté dans son dossier sur les bévues historiques de Dumas : Les Deux Diane Le mariage de François II et de Marie est représenté comme ayant eu lieu le 20 mai 1557, avant la prise de Saint-Quentin et de Calais. Il eut Alexandre DUMAS, op. cit., p. IV-V. Bibliothèque de Rouen, manuscrit g 2255, f° 528 (en ligne sur le site Flaubert de l’université de Rouen). Je me réfère par la suite à ce volume manuscrit. 10 Voir l’ « Appendice » préparé par Flaubert pour la réédition de Salammbô en 1874, publié par Jacques NEEFS, et mis en contexte, dans son édition de Salammbô, Le Livre de Poche, 2011, p. 433-462 et « La Querelle de Salammbô », dans Gustave FLAUBERT, Salammbô, édition d’Yvan LECLERC et Gisèle SÉGINGER, Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, t. III, p. 936-1010. 11 Voir la notice de Bouvard et Pécuchet, p. 1471. 8 9

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lieu le 24 avril 1558, date donnée par Dumas [dans] Le Page du Duc de Savoie. (p. 922)

Mais ce ne sont plus les dates qu’il écrit très clairement sur le dernier manuscrit de Bouvard et Pécuchet : « Le mariage du Dauphin François eut lieu le 14 octobre 1548, et non le 20 mars 1549 ». Que s’est-il passé entretemps ? La consultation des brouillons nous éclaire sur le devenir de ces modifications. Dans un premier temps, Flaubert reprend la chronologie de ses notes. Mais il inverse dans la syntaxe l’ordre de présentation des dates. Il donne d’abord la date de Dumas, puis la rectifie : Les Deux Diane. – Le mariage de François II et de Marie Stuart le 20 mai 1557. Mais non ce fut le 24 avril 1558. (En marge du f° 534 v°)

Ensuite intervient une série complexe de transformations qui conduisent à transformer le jour, le mois et l’année du mariage, et à modifier la date erronée. Dans un essai suivant, la date erronée du mariage le 20 mai devient « le 20 mars 1557 », et la date rectifiée passe du 24 avril au « 24 octobre 1558 » : Pécuchet lui reprocha [à Dumas] des erreurs chronologiques. Dans Les Deux Diane le mariage de François II et de Marie Stuart, le 20 mars 1557, tandis qu’il eut lieu 18 mois plus tard, le 24 octobre 1558. (f° 528)

Puis Flaubert revient à l’ordre premier des dates (d’abord la « vraie » date du mariage, puis la date donnée par Dumas), et corrige « octobre » pour la version initiale d’ « avril » : Le mariage de François II [et de Marie Stuart] eut lieu le 24 octobre avril et non pas le 20 mars 1557. (f° 529).

La version d’après comprend de nouvelles hésitations et corrections sur les dates : Le mariage de François II du dauphin François eut lieu en le 14 avril au mois en 1558 et non le 20 mars 1559. (f° 527)

Flaubert reporte ensuite ces dates, mais il modifie le jour et l’année du mariage. « Le 14 avril 1548 » remplace le 24 avril 1558, accentuant l’écart temporel entre les deux dates du mariage : Dans Les Deux Diane, l’auteur s’est trompé de date car le mariage du dauphin François eut lieu le 14 avril 1548 et non le 20 mars 1559 (f° 535 v°)

Enfin, dans la mise au net, Flaubert revient à la version antérieure du mois d’octobre pour le mariage, en maintenant cependant le changement

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de jour et d’année des états précédents (« 14 octobre 1548 »). La modification de l’année du mariage (1548) entraîne alors corrélativement la modification de la date prêtée par erreur à Dumas (1549), constituant la version définitive : L’auteur dans Les Deux Dianes se trompe de date. Le mariage de François II du dauphin François eut lieu le 14 octobre 1548 et non le 20 mars 1549 (f° 616 v°).

Au terme de cette genèse complexe, posons la question de fond : Flaubert s’est-il trompé en recopiant les dates 12 ? S’est-il lui-même embrouillé dans ses brouillons, ou a-t-il voulu embrouiller son personnage (comme un arroseur-arrosé), pour le prendre à son propre jeu de la vérité et de l’erreur ? Plusieurs lapsus en cascade peuvent être à l’origine de la transformation des dates, Flaubert recopiant page après page les états du passage et leur mise au net. Il aurait ainsi recopié 14 (et non 24) avril 1558, 14 avril 1548 (et non 1558), puis 14 octobre (et non avril) 1548 pour la date historique du mariage ; et 20 mars (au lieu de 20 mai 1557), 20 mars 1559 (au lieu de 1557), puis 20 mars 1549, pour la date prêtée à Dumas. Il n’est pas impossible que Flaubert ait fait des erreurs et qu’il ait continué sur cette base, modifiant successivement les années selon un système de correction binaire (1558/1557, 1558/1559, enfin 1548/1549). Cela fait cependant beaucoup de lapsus successifs. Pour établir que les dates du manuscrit sont une bévue de Flaubert, il ne suffit pas de les comparer à la leçon véridique de ses notes. Il faut aussi prendre en considération la mémoire des réécritures qui se succèdent13. Peut-on considérer comme une simple erreur l’invention du mois d’octobre au lieu du mois d’avril, qui est d’abord clairement motivée, puis rejetée une première fois, puis reprise en définitive ? Qu’il y ait des lapsus, que ces glissements soient ensuite assumés ou non, ils restent cependant bien trouvés : ils interviennent dans un contexte fictionnel, où c’est moins la vérité historique des romans de Dumas qui est en jeu que l’attitude « chicaneuse » de Pécuchet. L’interprétation reste ouverte, et c’est pourquoi il importe de publier le manuscrit de Bouvard et Pécuchet tel que l’écrivain l’a laissé14. 12 C’est l’argument qui a conduit Stéphanie DORD-CROUSLÉ à rétablir « les dates exactes » dans son édition de Bouvard et Pécuchet : « La corruption étant due à un recopiage fautif de sa propre écriture par l’auteur, on a rétabli les dates exactes dans le texte » (GF Flammarion, 1999, 2008, p. 192, n. 2, et voir son argumentation, p. 491-493). 13 Sur les « mémoires du contexte », voir Daniel FERRER, Brouillons d’écrivains, Éd. du Seuil, p. 109-113. 14 C’est le texte que nous publions dans la Pléiade, après l’édition critique de Bouvard et Pécuchet par Alberto CENTO, Nizet, 1964, p. 596. C’est aussi la version des éditions de

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Le mouvement de phrase : « – et Pécuchet entreprit de réviser Dumas au point de vue de la science », laisse entendre la vanité de la tentative et l’annonce d’un ratage possible. On trouve assurément des erreurs chez Dumas – et Flaubert, on l’a vu, s’est amusé à relever dans ses notes les bévues des romans historiques15. Mais l’interventionnisme sans distance de Juste, Romain, Cyrille Pécuchet le prive du plaisir de l’illusion romanesque et relance ses doutes (« Pécuchet n’eut plus confiance en Dumas »). Qui plus est, il s’embrouille dans les dates : « le mariage du Dauphin François » n’eut pas lieu « le 14 octobre 1548 », et la date que donne Dumas n’est pas « le 20 mars 1549 ». On ne peut écarter l’idée que Flaubert a pris plaisir à substituer à la chronologie historique des indications fausses, en prenant son personnage à son propre jeu de la vérité et de l’erreur, comme il glisse dans presque tous ses chapitres des références bibliographiques inventées, aux titres et aux noms d’auteurs très crédibles : ainsi, le Manuel du magnétiseur (chapitre I), qui appartient à la bibliothèque de Pécuchet, annonçant le Guide du magnétiseur, de Montacabère (chapitre VIII), le feuilleton « De l’enseignement de la géologie », inspiré des théories modernes de la géologie (chapitre III), la Mnémotechnie de Dumouchel (chapitre IV), Le Porteur d’eau, titre attribué fictivement au romancier Auguste Ricard (chapitre V), L’Examen du socialisme par Morant (chapitre VI), le Cours de philosophie de M. Guesnier (chapitre VIII), puis l’Examen du Christianisme par Louis Hervieu (chapitre IX) qui unit à la pensée anti-religieuse du XVIIIe siècle l’exégèse du christianisme au XIXe siècle. Ne peut-on imaginer, également, que Flaubert travaille les dates, comme il travaille dans les brouillons les noms d’auteur16… ? Sur le manuscrit définitif de Bouvard et Pécuchet, le mariage du dauphin est devenu une allusion historique lointaine : le titre « François II », et le nom de l’épousée, « Marie Stuart », ont disparu du texte. Ce flou Claudine GOTHOT-MERSCH (« Folio », 1979) et Pierre-Marc DE BIASI (Le Livre de Poche, 1999). CENTO note qu’avant lui, toutes les éditions, sauf la pré-originale, ont édité : « le 15 octobre 1548 » (et non le 14). 15 Sur un autre plan, celui de la correction stylistique, Flaubert prévoit pour la « copie » de Bouvard et Pécuchet une rubrique des « Classiques corrigés » (voir p. 752-756), qui relève des corrections apportées par des traducteurs et des critiques aux textes des classiques, à relier à la rubrique regroupant les critiques des « Grands hommes ». 16 Par exemple, celui de l’auteur de L’Examen du christianisme, (voir Bouvard et Pécuchet, p. 554, n. 24). Il y a encore l’attribution à « Christophe » d’une citation sur le dessin à l’article « Dessin, art du » dans le Dictionnaire des idées reçues, qui figure précédemment au chapitre X, sans nom d’auteur, alors que les brouillons attestent plusieurs variantes de noms (voir Bouvard et Pécuchet, p. 583, n. 29). Sur le rôle de ces références et attributions fictives, voir Anne HERSCHBERG PIERROT et Jacques NEEFS, « L’intertextualité ravageuse dans Bouvard et Pécuchet », Genesis, n° 51, 2021, Intertextualité-Exogenèse, p. 85-99.

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référentiel nous oriente vers une logique fictionnelle qui déborde le régime de la preuve. Flaubert laisse son lecteur sans repères devant les effets de savoir, mais joyeux – ce lecteur dont il écrivait à propos du Dictionnaire des idées reçues, qu’il ne saurait pas si « on se fout de lui, oui ou non » … Vraiment, on s’y embrouille.

DYSTOPIE ET INVRAISEMBLANCES DANS 2084 LA FIN DU MONDE Ferroudja ALLOUACHE PERSONNAGES Ati : personnage principal, peu cultivé. Il a passé un an dans un sanatorium isolé et un an sur la route du retour. C’est au cours de ce voyage qu’il fait la connaissance de Nas, chercheur réputé. Ati est employé dans les services d’une mairie de sa ville, Qodsabad, capitale de l’Abistan. Il habite le quartier S21 et a entre 32 et 35 ans. Nas : c’est un archéologue du même âge qu’Ati et qui travaille pour le Ministère des Archives, des Livres sacrés et des Mémoires saintes, dans la Cité de Dieu, l’enceinte renommée et infranchissable où réside l’Abigouv, l’Appareil auquel rien ne peut échapper. Sa découverte d’un village épargné par la Grande guerre le trouble. Il vit dans le quartier M32 comme tous les employés du ministère des Archives. Sa disparition laisse perplexe Ati. Koa : c’est un collègue de travail et ami d’Ati. Il est instruit et s’est révolté, tout jeune déjà, contre le système. Il a enseigné un temps l’abilang (langue de l’Abistan, dépourvue de sa polysémie, vidée de sa substance et réduite à sa plus simple expression, dont les mots sont monosyllabiques et véhiculent l’idéologie religieuse) et a démissionné, craignant pour sa vie et celle de ses élèves tant cette langue appauvrit les cerveaux. Il est le descendant d’une puissante famille (le clan de Dia) qui œuvre dans les rouages du pouvoir. Sa mort reste un mystère. Toz : personnage atypique et mystérieux, qui passe apparemment son temps dans les brocantes et antiquités pour collecter des objets du XXe siècle qui peuplent son musée de la nostalgie. Il est persuadé que le passé reste la seule échappatoire face au système coercitif en place. Il vit dans le quartier crasseux du A19 dans…la Cité de Dieu. Il fait partie du clan des Honorables Bri. Ram : est le neveu de Toz. Homme d’affaires et conspirateur, il a mis au point un plan machiavélique pour éliminer du pouvoir le clan des honorables Dia et Hoc. L’Abigouv : ou l’Appareil, se trouve dans la Cité de Dieu. C’est un véritable État dans l’État. S’y côtoient les clans des Honorables de la

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Juste Fraternité qui se font secrètement la guerre ; les êtres mystérieux appelés V et qui maîtrisent la télépathie ; les AntiRegs (Anti renégats) ; les polices de l’Appareil ; la Samo (comité de santé morale) et le tout puissant Abi, délégué de Dieu. Le hasard : joue un rôle essentiel puisqu’il « coordonne le tout comme un architecte réalise son œuvre, avec art et méthode » et qu’il remet en cause l’idée même de dystopie. PRÉAMBULE Le septième roman de Boualem Sansal, 2084 La fin du monde, a suscité bien des réactions lors de sa parution en 2015 : les thèmes de la censure et des fanatismes religieux, le lien avec les événements dramatiques survenus en France et à l’étranger à cette époque ont détourné l’attention du véritable sujet du livre. S’agit-il d’une fable, d’un roman d’anticipation ? A-t-on affaire à une dystopie comme l’annonce le narrateur ? La position de l’auteur est encore plus tranchée que celle de son narrateur. Pour lui, la catastrophe qui nous guette est imminente. La fiction décrirait-elle une réalité très proche de nous ? Lors d’entretiens ou d’émissions sur les plateaux télé, Sansal n’a cessé de prévenir que le monde peut à tout moment basculer vers une dictature religieuse si nous n’agissons pas contre le danger que représente l’islamisme. La critique dans son ensemble a suivi son point de vue et a lu 2084 La fin du monde comme une vision sombre de notre réalité. Mais une chose est sûre : si l’auteur cible les partisans de l’islamisme radical dont l’univers peut être un futur proche, voire un présent, le narrateur invente une religion (celle d’Abi) et un pays (l’Abistan). Le lecteur est projeté dans un espace-temps lointain, imaginaire. L’univers parallèle de 2084 La fin du monde embarque le lecteur sur les pistes du roman policier, dans un monde hostile, rigide et inquiétant où tout semble réglé sur mesure. Rien ne peut échapper à l’implacable dispositif de surveillance. Cependant, les explications concernant certains phénomènes, surtout vers la fin du récit (disparition/mort de certains personnages, résolution de l’intrigue) nous conduisent à réinterroger l’interprétation avancée par le narrateur. Notre lecture interventionniste, qui s’appuie sur des anomalies relevées tout au long du récit, sur le comportement de certains personnages, consistera à contredire la lecture « dystopique » du narrateur et, dans une certaine mesure, de l’auteur, que les critiques ont suivi de trop près. La première partie s’attachera à une

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mise au point sur la réception fortement politisée du roman, ce qui a sans doute contribué à le lire comme une dystopie. La seconde présentera le contenu exact du récit. La dernière reviendra sur quelques éléments discutables de l’intrigue. Ce qui ne semble pas plausible se révèle riche de pistes d’interprétations, d’autant que l’histoire et ses personnages échappent au pessimisme du narrateur et de l’auteur. MISE AU CLAIR Dans une société où toute personne est soumise à une surveillance infaillible, à un contrôle de la pensée et de la liberté (de circuler, d’agir), l’unique échappatoire devient le choix du non choix : abdiquer, devenir hypocrite ou se suicider. Ce dernier cas requiert une condition : que l’individu pense, prenne la distance nécessaire pour interroger la dictature imposée et accomplisse l’acte de se donner la mort. La révolte implique une condition : la connaissance du bien et du mal. C’est ce que met en exergue 2084 la fin du monde, roman apparemment dystopique de l’écrivain algérien Boualem Sansal. Il a reçu le Grand prix du roman de l’Académie française1 ainsi que la distinction du meilleur livre de l’année par le Magazine Lire. Deux interprétations se distinguent dès la sortie du livre, en août 2015. Ni l’une ni l’autre ne se focalisent sur le contenu du récit, ses tours de force mais aussi ses faiblesses. Toutes deux tirent le contenu vers l’actualité politique et les clivages afférents. Sansal est sans cesse remarqué, voire admiré pour son franc-parler, son courage, sa dénonciation du radicalisme religieux, de l’islamisme rampant2. Sa publication a fait l’effet d’une bombe dans le monde médiatique, aussi bien dans la presse (journaux et revues) que dans les émissions à la radio et sur les écrans (de La Grande librairie à On n’est pas couché). La première tendance, unanime, a salué un livre mettant en garde contre les dangers de l’intégrisme, de toute forme de totalitarisme qui guette la Démocratie, en Europe ou ailleurs. Le polémiste Michel Houellebecq, qui avait fait paraître Soumission, une fiction d’anticipation, six mois auparavant, en janvier 2015, reconnaît que Sansal a fait encore mieux, qu’il est allé plus loin dans la dénonciation du danger qui menace le monde, la victoire des extrémistes, et le pire à venir, la déshumanisation, 1 Ex aequo avec Hédi Kaddour pour Les Prépondérants. Les deux romans sont publiés aux éditions Gallimard. 2 Voir par exemple La Grande Librairie du 2 nov. 2015 : www.youtube.com/watch?v= wB9v6ULqzHg.

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qu’il pointe également : « 2084 est bien pire que Soumission », déclaret-il dans divers entretiens3. Mais il n’est pas le seul. Plus détournées, les questions d’une journaliste du Point mettent Sansal dans l’obligation de rendre compte de l’actualité de son pays, de ses rapports tendus avec la France, des questions de géopolitique de façon plus globale. L’auteur est invité à parler de son quotidien mais jamais de l’œuvre elle-même, sa gestation, sa conception, ses influences littéraires, etc.4. Près de six ans ont passé et la dimension créatrice demeure mise à l’écart, voire occultée, même s’il faut concéder que l’intertexte orwellien est souvent souligné5. Mais c’est toujours du point de vue du réel, ce qui tire inexorablement le contenu vers l’espace politique, le présent des lecteurs. Ces derniers sont prévenus, mieux, ils sont sommés de faire attention aux catastrophes à venir dont les causes seraient déjà parmi eux, parmi nous. Et l’on oublie qu’il s’agit d’une fiction. Boualem Sansal a également essuyé de violentes critiques, il a reçu des menaces de mort pour ce roman. Or, l’on peut se demander si ces pressions ne sont pas imputables à une lecture erronée ou partielle dont sont responsables chroniqueurs, journalistes et médias. Ont-ils vraiment lu l’œuvre ? Des détails leur auraient-ils échappé pour rappeler à l’envi que l’écrivain algérien, qui n’est en rien le narrateur du récit, attaque ouvertement sa religion ? Lui-même prévient, en guise d’Avertissement, que tout est absolument faux, inventé : « Le lecteur se gardera de penser que cette histoire est vraie ou qu’elle emprunte à une quelconque réalité. Non, véritablement, tout est inventé, les personnages, les faits et le reste, et la preuve en est que le récit se déroule dans un futur lointain et dans un univers lointain qui ne ressemble en rien au nôtre ». Malgré la mise en garde, tous se sont engouffrés dans des interprétations non fondées, oubliant ou mettant de côté l’intrigue et surtout le dénouement qui semblent pour le moins étranges. Le genre même de la dystopie suppose de proposer une fin catastrophique. Or, des signes d’optimisme se manifestent à divers endroits de 2084, La fin du monde.

3

Cf. entre autres l’émission de Laurent Ruquier On n’est pas couché (29 août 2015) : www.youtube.com/watch?v=UyGX14yz-8w. 4 Cf. www.lepoint.fr/culture/boualem-sansal-en-2084-la-france-sera-islamiste-26-092015-1968347_3.php. 5 « L’Algérie, dictature, paresseuse » : (13 juin 2019). Michèle Aubas est une des rares personnes à l’interroger sur le contenu du livre : www.youtube.com/watch?v=g4W-MvTTxFg.

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ENQUÊTE De quoi est-il question au juste dans 2084 ? Les quatre livres qui le composent sont accompagnés d’un bref résumé dont le but est d’éclairer les lecteurs en leur fournissant des éléments de compréhension. Cependant, même si le narrateur se montre scrupuleux, allant parfois jusqu’à intervenir dans le récit pour juger un personnage, exprimer de la compassion pour un autre, il est important de présenter brièvement les faits : tout au long de l’histoire, l’on suit Ati, le personnage principal, depuis son séjour au sanatorium jusqu’à sa disparition. Il a passé une année au milieu d’autres malades, de gens misérables, rebuts de la société abistanaise qui y transitent avec leurs flots de contes, de bribes de récits de leurs voyages réels ou rêvés. Ils apparaissent et disparaissent au gré de la narration. Ati est présenté comme ignorant, peu instruit, terrorisé par les doutes qui l’assaillent. Les va-et-vient et les conversations discrètement susurrées des pèlerins le conduisent progressivement à interroger l’idée d’une frontière de l’Abistan, pays composé de soixante provinces, toutes sous surveillance, toutes soumises aux contrôles infaillibles du système totalitaire traquant les moindres mouvements, activités, paroles et gestes. Le pays est-il vraiment limité ? Ainsi peut être résumée l’interrogation obsédant Ati. La pensée unique, l’ignorance et la peur permanente constituent le monde homogène et monochrome de l’Abistan. Rien ne leur préexiste. L’Histoire passée est effacée des mémoires, éradiquée des lieux. De retour dans sa ville, Ati est toujours titillé par la frontière. Il veut revoir Nas, l’archéologue dont il fait la connaissance sur la route du retour, pour l’interroger sur ses incroyables découvertes. Nas travaille pour le ministère et est tenu au secret d’État. Cela ne l’empêche pas de révéler à Ati sa trouvaille : l’existence d’un village totalement épargné par le Char, la Grande guerre sainte qui a anéanti tout ce qui pouvait signifier une quelconque antériorité. Il aurait rédigé un rapport sur cette recherche inouïe. Dans son quartier du S21, Ati reprend son travail à la mairie et se lie d’amitié avec Koa. Il lui fait part de son projet de rendre visite à Nas pour en apprendre davantage sur le rapport, le pays, ses mystères. Koa a quitté son premier travail, celui d’enseignant d’abilang, et pour cause : il ne se sentait pas habité par cette langue vidée de sa substance et dont le pouvoir est « la manipulation mentale de masse »6. Ensemble, ils échafaudent un 6

Boualem SANSAL, 2084 La fin du monde, Paris, Gallimard, « Folio », 2015, p. 116.

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plan. Munis de faux papiers, ils sont prêts à tout braver afin de pénétrer au cœur de l’Abigouv. Or, n’ayant pas été assez vigilants dans les divers lieux où ils passent, ils sont dénoncés par des mouchards déguisés en marchands. Dans la course-poursuite, Ati s’en sort mais Koa est laissé pour mort dans un précipice. L’on apprend aussi que Nas a disparu ou s’est donné la mort. Aucune preuve n’a été avancée. De même, Ati, qui a servi de prétexte au clan des Bri (Toz, Ram, Viz) pour jeter le discrédit sur le clan adverse et l’éliminer des prochaines élections, aurait obtenu d’être déporté à la frontière du pays. La lectrice que je suis éprouve toutefois quelques réticences quant à certaines explications avancées. CONTRE-ENQUÊTE Plusieurs invraisemblances sont présentes dans le récit qui nous conduisent à réinterpréter ou à interroger les explications avancées par le narrateur. N’oublions pas qu’il est censé s’agir d’une fiction dystopique. Reprenons la rencontre d’Ati et Nas, d’une part : ce qui semble étrange est la confiance qui s’installe trop rapidement entre eux. Si rien n’échappe à Bigaye/Big Eye, à tous ses satellites au service du système, la confidence de Nas paraît peu crédible. Certes, ils voyagent dans la même caravane. Le premier, peu sûr de lui, a peur de tout, même de ses rêves car il se sait surveillé par l’appareil. Il correspond au prototype idéal de l’individu parfaitement soumis. Quant au second, qui rentre de sa mission, comment peut-il se laisser aller à révéler aussi hâtivement la conclusion de ses fouilles et ses doutes ? Un soir […], il se laissa à dire que parmi les clercs du ministère il se murmurait qu’un certain Dia, grand Honorable de la Juste Fraternité et chef du puissant département des Enquêtes sur les miracles, avait jeté son dévolu sur ce village. […] Un jour, oubliant toute prudence, il révéla à Ati que les fouilles avaient mis au jour des pièces susceptibles de révolutionner les fondements symboliques mêmes de l’Abistan7.

Or, Nas est instruit et connaît le système, le danger qu’il encourt de parler, de divulguer des informations qui plus est à un homme qu’il croise par hasard. Le narrateur commente lui-même la trouvaille : comment un tel miracle a-t-il pu échapper à l’Appareil ? D’autre part, et toujours en lien avec la surveillance systématique des individus et la peur, et alors même que le narrateur omniprésent martèle 7

Ibid., p. 86.

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l’impossibilité d’approcher la Cité de Dieu, l’imprenable Abigouv où travaille Nas, comment comprendre qu’Ati et son acolyte Koa aient pu y parvenir sans se faire lyncher ? Comment-ils ont-ils pu si facilement se procurer de faux laisser-passer et circuler si aisément lorsque l’on apprend qu’ils ne sont jamais « sortis de leur quartier » (p. 154) ? Ils ont même réussi à s’infiltrer dans le ghetto où vivent les Renégats, dans la sordide banlieue de Qodsabad, la capitale. Plongés dans les entrailles de la terre, ils sont éblouis par un univers insolite, inversé du leur : la vie grouillante de langues, d’hommes et de femmes libres, d’enfants, d’odeurs… c’est le monde de Balis le démon, dont l’existence a été éradiquée jusque dans la langue de l’Abistan, l’abilang, réduite à son plus simple usage : ordonner et se faire obéir, exécuter sans réfléchir. Et pourtant, au risque de me répéter, tout est fait pour que rien n’échappe au contrôle : la police des mœurs, les comités civiques qui patrouillent dans les quartiers, les commissaires de la foi, les militaires, voire les passants qui saisissent toutes les occasions pour dénoncer un moindre indice suspect chez le voisin ! Surtout les V, anciens djinns dotés de pouvoir télépathique, d’ondes ultrasensibles, maîtrisant l’invisibilité et l’ubiquité. Alors que le narrateur répète à l’envi qu’ils sont capables de contrôler les gens jusque dans leur pensée, le texte contredit cette affirmation : le récit dit explicitement que les V n’ont aucun pouvoir sur les Renégats (Regs) vivant sous terre (p. 126). Mais vaille que vaille, Ati et Koa mentent, soudoient, tant et si bien qu’ils sont tout de même, mais bien tardivement, poursuivis. Le premier parvient à s’enfuir, le second disparaît. On prétend qu’il s’est « embroché dans un pieu ». Comment peut-on croire par ailleurs que Koa se soit si vite laissé entraîner par la proposition d’Ati ? Lui qui sait vivre en « apnée sans paraître manquer d’air », qui « sait tout » (p. 110), à aucun moment il n’a douté des réponses des premiers venus quant au chemin qui mène à l’Abigouv. Qu’Ati ne soit pas assez vigilant, soit, il passe pour un naïf. Mais Koa ne peut se fier aux sbires dont la délation est devenue une seconde nature. Toute dénonciation est récompensée par des distinctions sociales et pécuniaires. La même question vaut pour les causes de sa mort : Koa est agile, intelligent et connaît, par sa famille, les rouages du pouvoir (même s’il nourrit une révolte « juvénile » à l’encontre du grand-père et du système)8 (p. 115). Pour quelles raisons le narrateur l’a-t-il fait disparaître si tôt dans l’intrigue ? 8 Le grand-père est le « fameux mockbi Kho, de la Grande Mockba de Qodsabad » dont le célèbre prêche, « Allons mourir pour vivre heureux », a permis de vaincre l’Ennemi lors de la Grande guerre.

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Un autre point obscur n’a pas été soulevé concernant Toz, commerçant et trafiquant de papiers qui semble au courant de tout ce qui se trame dans son échoppe du quartier crasseux A19. Il a accueilli Ati et Koa, s’est empressé de les protéger en les mettant à l’abri dans un entrepôt mais, l’ennui aidant, les deux amis ont oublié la promesse faite de ne pas en sortir (cela ressemble aux avertissements/transgressions des contes et autres fables). C’est avec Toz qu’Ati parle de frontière – motif qui ouvre et clôt le roman –, surtout après avoir visité son « musée de la nostalgie », secrètement niché dans le misérable endroit qu’est le A19. Où Toz a-t-il pu se fournir en objets du XXe siècle, si plus aucune trace, aucune mémoire du monde ancien ne sont restées ? Persuadé que son pays « est né avec l’idée absurde que tout ce qui existait avant l’avènement du Gkabul était faux, pernicieux et devait être détruit, effacé, oublié, de même que l’Autre », il affirme avec clairvoyance que son musée est « en quelque sorte le refus de cette folie » (p. 291). L’existence même du lieu dément la toute-puissance de l’Appareil et contredit Toz qui ne croit pas à l’idée qu’une limite sépare l’Abistan d’une autre terre. Alors qu’il semble œuvrer de bonne foi pour des générations futures, le narrateur affirme qu’il « ne croit pas un mot de ce qu’il dit » (p. 309). Alors qui, de Toz ou du narrateur, tente de berner le lecteur ? Qui se moque de l’autre ? Toz va jusqu’à persifler le narrateur à qui il semble échapper. Il est important de noter que ses apparitions sporadiques contredisent l’idée même de dystopie avancée par le narrateur. Il est le messager de la bonne nouvelle : même s’il est peu loquace, c’est lui qui livre à Ati l’existence d’objets, de mots étrangers appartenant à une culture antérieure. En somme, il montre qu’un autre univers existe. Ses propos éclairent une facette d’Ati, que l’on découvre curieux. Il veut savoir. Il n’a pas peur. Il est prêt à tout pour connaître l’autre monde, au péril même de sa vie. Or, le narrateur n’a cessé d’affirmer combien ce personnage est creux, sans pensée, soumis. Ces bizarreries nous amènent à interroger le genre même du roman 2084, La fin du monde : comme l’indique sa définition, la dystopie propose un monde sombre dont il est impossible de se soustraire et où n’existe, même à l’état de promesse, aucune lueur. Si Sansal reconnait sa dette envers Orwell, il s’en distingue dans la mesure où il propose une fin ouverte, plutôt rassurante. Contrairement au Winston de 1984 qui se révolte mais finit par se conformer à la toute-puissance de Big Brother, Ati parvient à obtenir de Toz ce qu’il veut : fuir sa ville, Qodsabad, se faire déposer à la frontière non loin du sanatorium où il avait été soigné et où il avait fait connaissance de pèlerins qui surgissaient de nulle part.

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Il disparaît littéralement. Il veut croire en l’autre vie. Un lecteur attentif trouverait étrange que le personnage principal, qui passe pour un ignorant, veuille à tout prix quitter le confort auquel il est habitué et qu’il pense normal. La dictature rassure. Certes, cette curiosité pour un ailleurs qui le trouble (les engins volants, la présence d’une langue différente dans les locaux du pouvoir) est contradictoire si l’on s’en tient à certaines de ses réactions : lors de son retour de la fuite, Ati s’endort alors que son ami Koa n’est pas rentré ; il sombre dans le sommeil dans la voiture qui le conduit dans un endroit secret alors que le tenaille la peur (p. 238). Enfin, il ne soupçonne pas un instant les manipulations ourdies et dont il sert de caution à chaque fois. Et pourtant, son échange avec Toz, à la fin du récit, révèle son refus d’accepter « la folie abistanaise » : « La mort c’est la vie », « Le mensonge c’est la vérité », « La logique c’est l’absurde » (p. 315). Tout se passe comme si, au contact de personnages plus instruits (Koa, Nas, Toz), Ati se métamorphosait progressivement. En échangeant, il change. Ainsi, 2084 La fin du monde de Sansal, fondamentalement, ne s’inscrit pas dans la dynamique du genre de la dystopie puisque le monde totalitaire qu’est l’Abistan n’est pas aussi verrouillé qu’il le paraît. Des passages souterrains, des portes discrètes mènent d’un univers à un autre, d’un lieu pauvre à un autre plus riche, de la misère au pouvoir aveuglant. Pour preuve, l’inaccessible Abigouv côtoie le quartier A19, véritable capharnaüm où prolifèrent la crasse, le trafic de papiers, là où tout se monnaie. Et c’est au cœur de ce véritable chaos que vivent les renégats, là où est située la Cité de Dieu, laquelle mène à la tête du système, à Bigaye, l’œil d’Abi « gardien infaillible du troupeau » (p. 96) ! Examiner 2084 sous l’angle de la critique interventionniste nous conduit ainsi à nous demander si ce n’est pas à tort que Sansal – mais surtout le narrateur – conçoit le récit comme une inversion de l’utopie : alors que sa thèse initiale annonçait la catastrophe d’une fin du monde très proche, qu’il entendait nous effrayer sur les risques graves qu’encourt l’humanité face aux menaces des régimes religieux, intégristes et radicaux, il esquisse des ouvertures possibles même dans les pires régimes. Malgré la terreur permanente exercée sur la population, des interstices de liberté s’esquissent de-ci de-là. Le désir de savoir extirpe Ati de la torpeur ambiante. Sa rencontre avec l’archéologue Nas a exacerbé sa curiosité. De fait, il s’éloigne du troupeau maintenu dans l’ignorance et la peur. Et même s’il a davantage servi comme mobile pour compromettre le clan haï des honorables Dia et Hoc (pris dans des luttes de pouvoir qui le

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dépassent), il porte en lui l’espoir, puisqu’il ne se conforme pas totalement aux lois iniques en vigueur. Ati a compris que la « religion, c’est vraiment le remède qui tue » (p. 299). Sansal ne nous révèle-t-il pas, au fond, que dans tout système totalitaire existent, même à l’état d’ébauches, des éclairs, des éclats lumineux dans les esprits, en particulier dans les marges ? C’est en eux que réside le grain de sable qui peut faire dérailler la machine colossale écrasant le monde sur lequel ces systèmes fondent leur toute puissance. Le grain de sable peut aussi être l’ultime arme de l’être pour refuser l’inacceptable. Ce qu’il lui reste quand il a tout perdu.

FICTIONS

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Il est cinq heures. La nuit est claire, annonciatrice d’un grand beau temps. Après avoir garé la Chenard et Walcker au bout de la route en cul de sac qui remonte la vallée d’Aspe, Monseigneur et Cristobal s’engagent vers le col de Pétragème qui conduit vers l’Espagne. Sur la neige de printemps à peine durcie par la nuit, les semelles à clous adhèrent bien et la montée est facile, malgré le poids des planches de ski sanglées sur leurs sacs. Passés sur le versant sud du Pic, ils progressent plus lentement sur une arête rocheuse où restent accrochés quelques lambeaux de neige. Les heures passent, la ligne de crête est fastidieuse à suivre. À la recherche d’un itinéraire plus facile, Cristobal lace ses crampons et rejoint le bord d’un névé fort raide qui scintille dans le soleil du début d’après-midi. Le regard braqué sur le cirque des montagnes d’Aragon, tout à sa contemplation, il fait un pas vers le soleil et trébuche : une pointe de son crampon gauche s’est prise dans la lanière du droit. Monseigneur le voit dévaler la pente, tenter en vain de se freiner avec son piolet qu’il agrippe mal avec ses gants de laine. Son dos heurte à pleine vitesse une épine de roc, une quinzaine de mètres plus bas. La colonne vertébrale brisée net, il meurt quelques heures plus tard, après s’être excusé auprès de son camarade de cordée de le mettre dans la difficulté1. « Cristobal » est, comme « Monseigneur », un sobriquet : celui qu’avait choisi, conformément à une coutume des grimpeurs pyrénéens, Jacques Deprat, un ancien géologue devenu romancier sous le nom d’Herbert Wild, dont la vie romanesque se termine ainsi tristement, à 55 ans, le 7 mars 1935. * Si l’histoire littéraire a oublié Herbert Wild, celle des sciences se souvient de l’une des plus retentissantes affaires de fraude scientifique encore non élucidées du siècle dernier, connue sous le nom d’affaire des Trilobites. 1 La mort de Jacques Deprat est rapportée par Robert OLLIVIER, Bulletin pyrénéen, vol. 206, avril-mai-juin 1935, p. 63-65.

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En quelques phrases, l’histoire est telle. Jacques Deprat est un géologue au talent reconnu, promis comme on dit à une brillante carrière, nommé en 1909, à 29 ans, chef du département de géologie de l’Institut scientifique de Hanoï dans la colonie française d’Indochine. Il se trouve accusé en 1917 d’avoir introduit des fossiles d’origine européenne, nommés Trilobites, dans les pièces récoltées sur le terrain dans le but de prouver l’existence d’un océan qui reliait l’Europe et l’Asie du Sud. L’affaire est examinée sur place par une commission d’enquête puis à Paris, que Deprat regagne sur un paquebot opportunément nommé Le Sphinx, par un conseil de savants les plus reconnus de l’époque qui concluent unanimement à la fraude scientifique. Exclu de la Société géologique de France pour forfaiture, renvoyé de son poste en 1919, Jacques Deprat se retrouve au chômage. Pour gagner sa vie, il commence à quarante ans une carrière de romancier et publiera sous le pseudonyme d’Herbert Wild treize romans en onze ans, jusqu’à sa mort accidentelle. Wild racontera une version de son bannissement dans son deuxième roman, publié en 1926 chez Albin Michel sous le titre Les Chiens aboient : roman de mœurs contemporaines. Soixante-douze ans après la décision de bannissement de Deprat, Michel Durand-Delga, une autorité du monde de la géologie française, conclut, au terme d’une enquête menée seul pendant deux ans, à l’innocence de Deprat, lequel sera réhabilité et réintégré à titre posthume dans la Société géologique de France en 19912. Mais en 1994, nouveau retournement : cette réhabilitation est contestée par Jean-Louis Henry, géologue spécialiste des trilobites3. En 1999, le romancier Roger Osborne publie à Londres un roman à succès sur l’affaire où il conclut à l’impossibilité d’accuser ou de disculper entièrement Jacques Deprat, faute de preuves concrètes4. Le géologue Philippe Janvier, membre de l’Académie des Sciences, qui a travaillé plusieurs années sur les terrains arpentés par Deprat en Indochine, confirme ce point de vue dans un article qu’il publie dans Nature en 1999 consacré aux Chiens aboient qu’il a traduit en anglais5. 2 Michel DURAND-DELGA, « L’affaire Deprat », Travaux du Comité français d’Histoire de la Géologie, Comité français d’Histoire de la Géologie, 3e série (tome 4), 1990, p. 117212. ffhal-00942696. La pagination renvoie au document tapuscrit original. 3 Jean-Louis HENRY, « The trilobites of the Affaire Deprat », Alcheringa 18, p. 359-362. 4 Roger OSBORNE, The Deprat Affair: Ambition, Revenge and Deceit in French IndoChina, Londres, Jonathan Cape, 1999. Dans son compte rendu du roman paru dans la London Review of Books, Richard Fortey évoque un « intriguing ambiguous account » de cette affaire. London Review of Books, 25.11.99. 5 Philippe JANVIER, « The Dogs Bark by Herbert Wild », Nature, 389, 16 octobre 1997, en ligne : www.nature.com/articles/39519.

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Nous serions donc contraints à nous en remettre à l’intime conviction de notre « paradigme intérieur » si Deprat n’avait eu l’heureuse idée de raconter sa version de l’affaire dans un roman. Il est douteux que cette œuvre d’imagination permette d’étayer la recherche de la vérité scientifique, mais elle est porteuse d’une autre forme de vérité, la vérité littéraire, que je définirai ici, d’une manière qui n’est pas incompatible avec les définitions que propose Pierre Bayard de cette formule, comme un type de discours qui manifeste le vrai du désir de son énonciateur. J’espère donc bien refermer une bonne fois pour toutes ce dossier avec les outils non pas des sciences exactes que ce cas met à l’évidence en échec, mais avec ceux de l’analyse littéraire. * Je m’étais mis en quête d’un exemplaire des Chiens aboient : ce ne fut pas chose facile, la rumeur disant que l’adversaire principal de Deprat en avait acheté tous les exemplaires disponibles à sa sortie en 1926. Premier trouble : sur internet, la version électronique que j’avais achetée était amputée de ses deux dernières parties, celles justement où Wild relate l’affaire des Trilobites. Ce n’est donc pas sans une inquiétude un peu superstitieuse, et en vérifiant machinalement que je n’étais pas suivi, que j’ai remonté l’avenue de l’Observatoire pour me rendre à la bibliothèque de la faculté de Pharmacie de Paris où, nouvelle bizarrerie, se trouvait un des rares exemplaires en circulation. C’est environné de quelques rares jeunes lectrices que je me suis mis, samedi dernier, à lire avec attention ce roman où Deprat m’a livré son mystère. J’ai commencé par examiner la composition du livre. Le roman est impeccablement construit, en trois parties, on sent l’homme d’ordre qui ne doit pas aimer qu’on déplace ses affaires. La première, intitulée La joie de créer raconte le bonheur sans mélange ; dans la seconde, La poursuite sauvage, qui se déroule au Vietnam, Wild raconte la crise ; la troisième, Les Chiens aboient, se passe à Paris, couvre le procès et la renaissance du géologue banni en artiste. La facture du roman est classique, balzacienne, et les codes narratifs qu’il respecte sont ceux des récits coloniaux en vogue dans les années 20 comme ceux de Claude Farrère ou de Pierre Mille, centrés, de façon souvent critique, sur les comportements des coloniaux. Une aubaine pour Deprat qui peut glisser dans le moule du roman colonial la caricature de ses adversaires, et laisser libre cours à sa vengeance. Les personnages principaux du roman sont démarqués des trois principaux acteurs de l’affaire des Trilobites. Le héros est nommé Dorpat,

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chef du service de géologie de l’Institut scientifique de Hanoï. Ce jeune savant téméraire et inspiré est blond aux yeux bleus, moralement irréprochable, et doublé d’un compositeur et d’un écrivain qui cache soigneusement ses œuvres à ses collègues de travail. Dorpat est l’équivalent fictionnel sublime de Deprat. Le narrateur ne lui reconnaît qu’un défaut qui lui attire des ennemis dans un petit milieu où tout se sait et où chacun parle de tous : c’est un donneur de leçons qui, s’il était critique littéraire ou historien, correspondrait exactement au chicaneur selon Bayard. Tardenois, le deuxième personnage du roman, est ingénieur des mines. Supérieur hiérarchique de Dorpat, c’est un être faux, patelin, sournois et machiavélique, dont l’incompétence en matière de géologie n’a d’égale que sa prétention à se faire reconnaître pour un savant. Il est l’équivalent fictionnel grotesque de l’ingénieur Honoré Lantenois, polytechnicien responsable de l’unité scientifique des mines de Hanoï à laquelle est rattaché le service de géologie. Le troisième personnage, nommé Mihiel, est un géologue autodidacte de vingt ans l’aîné de Dorpat. Très compétent, il est presque effrayant par l’énergie qui se dégage de sa personne. Ne faisant pas mystère de ses origines prolétaires, il professe des convictions anarchistes et des sympathies communistes, quoiqu’il soit excessivement brutal avec ses employés locaux. Mihiel est jaloux de la position de Dorpat et supporte de plus en plus difficilement l’autorité de son chef de service. Son double dans la vie se nomme Henri Mansuy, dont la biographie correspond bien, sur le plan social et politique, au portrait que Wild dresse de Mihiel. Autour de ce trio gravite une théorie de personnages secondaires, dont la femme de Dorpat, mère de famille parfaite et musicienne accomplie et leurs deux fillettes, des collaborateurs, quelques fonctionnaires coloniaux et les maîtres parisiens de la discipline qui seront chargés de trancher le sort du géologue. Le seul personnage du roman qui n’ait pas d’équivalent dans le monde réel se nomme Lebret, un jeune ingénieur qui est le confident de Dorpat. C’est dans ce cadre lisible et simple que le lecteur prend connaissance de la version du déroulement des événements exposée par Wild qui suit la chronologie des faits. Après un changement inexpliqué d’atmosphère dans le service, Mihiel avertit Tardenois de ses doutes sur l’origine locale d’une dizaine de trilobites récoltés par Dorpat. Il s’ensuit une explication houleuse entre Tardenois et Dorpat qui conteste vigoureusement les accusations de son responsable hiérarchique. Les relations se dégradent entre Dorpat et ses deux collègues qu’il pensait être ses amis. Dorpat est guetté par l’effondrement, songe au suicide, se reprend.

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Une enquête est diligentée sur place, au cours de laquelle Tardenois piège Dorpat en lui faisant ramasser un fossile apocryphe. Elle est suivie d’un procès à Paris, où Dorpat se défend en désignant Tardenois et Mihiel comme les auteurs de la fraude pour lui nuire mais faute de preuve, cette accusation n’est pas retenue par les juges, qui concluent à la forfaiture de Dorpat et prononcent son bannissement. Pour gagner sa vie, Dorpat commence une carrière de compositeur et d’écrivain, dont la fin du roman indique qu’elle promet d’être une réussite plus éclatante encore que la carrière de géologue à laquelle il avait consacré la première partie de sa vie professionnelle. Telle est donc la version fictionnelle de l’affaire des Trilobites présentée par cet auteur inconnu dans un roman qui fit l’effet d’une bombe dans le petit milieu de la géologie française. Un roman où non seulement Deprat dénonce le complot ourdi contre lui par ses collaborateurs Lantenois et Mansuy, mais où il caricature de manière extrêmement sévère toutes les personnalités les plus respectées de la géologie française, une des sciences alors les plus hautes dans la hiérarchie des sciences exactes. * Il est donc audacieux de la part de Michel Durand-Delga de s’appuyer très largement sur ce roman pour proposer à la Société géologique de France la réhabilitation de Deprat. Dans le dossier de 212 pages qu’il consacre à l’affaire, les arguments en faveur de la réhabilitation de Deprat sont fondés sur deux ordres de faits : les faits scientifiques, qu’il examine à l’aune des progrès de la recherche, et les faits imaginaires consignés par Wild dans son roman, auxquels il a régulièrement recours pour compléter sa reconstitution, plaçant souvent sur un même plan les documents factuels (lettres, rapports) et des extraits du roman. Il conclut son enquête par deux hypothèses. Remarquons d’abord que Durand-Delga ne retient pas la piste d’une erreur : les géologues travaillent souvent avec des fossiles de comparaison, importés de France. Deprat a pu par inadvertance glisser dans ses récoltes de tels fossiles. Une piste plausible que ni Deprat dans sa défense, ni Dorpat dans le roman, ne retiendront alors que c’est celle qui aurait permis, facilement, à Deprat de se mettre hors de cause lors de son procès6.

6 C’est une hypothèse que Philippe Janvier, dans un entretien qu’il m’a accordé, retient comme très vraisemblable.

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La première hypothèse est celle du complot, que Wild avance dans son roman. Plutôt que de contester les conclusions de l’expert, Deprat se déclare victime d’une machination, et bâtit sa défense sur l’accusation de Lantenois et de Mansuy qui, le premier par jalousie, le second pour prendre sa place, auraient cherché à l’anéantir : une version des faits à laquelle le collège des savants n’a pas cru. Durand-Delga dénoncera à son tour comme invraisemblable cette thèse complotiste et tranchera en faveur d’une seconde hypothèse, celle de la disculpation de tous les protagonistes du drame : il n’y a pas eu de crime, donc pas de coupable. Les fossiles incriminés ne sont pas apocryphes, ils sont seulement d’une catégorie très rare, et il n’y a plus qu’à attendre que d’autres exemplaires soient trouvés sur le terrain indochinois : la vérité éclatera au grand jour avec le temps. Elle donnera raison à Deprat et tort aux savants qui l’ont condamné. Cette confiance « hégélienne » dans l’histoire n’est pas satisfaisante. Outre que nous sommes tous et toutes impatients d’en avoir le cœur net, cette hypothèse est fondée sur l’innocence a priori de Deprat, dont on sait qu’elle est encore contestée aujourd’hui. C’est ici que la vérité littéraire peut prendre le relais et prouver son utilité, à condition de tirer du roman un meilleur parti que celui qu’en a tiré Durand-Delga dont la lecture est faussée par un biais de confirmation : considérant uniquement l’œuvre comme un roman à clés, il en saisira le sens en établissant un tableau d’équivalences entre personnages réels et personnages fictionnels, et en y trouvant le reflet fidèle des événements. Dès lors, fatalement, Durand-Delga trouvera dans le roman ce qu’il y cherche : les excellentes raisons de réhabiliter Deprat, à l’encontre de la conviction de l’unanimité des savants qui ont conclu en 1920 à la fraude. Quant à moi, je prendrai Les Chiens aboient pour un roman qui, comme tout roman, s’appuie sur des éléments autobiographiques pour construire une totalité signifiante. Il convient donc de quitter le paradigme scientifique si l’on veut avancer dans cette enquête, pour se placer sous le paradigme de l’imagination. * Dès la première lecture de ce roman, on saisit que Wild ne cherche pas à se disculper mais à se venger. Le sobriquet d’alpiniste qu’il s’était choisi nous avait déjà mis sur la piste. Derrière Cristobal se profile discrètement Monte Cristo[bal]. Le narrateur des Chiens aboient fait

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d’ailleurs explicitement référence au personnage du roman d’Alexandre Dumas7. Ce roman manifeste ainsi les haines, les jalousies, les coups bas et les trahisons qui sont le quotidien du milieu scientifique où évolue Dorpat. Wild dresse du monde des chercheurs un portrait absolument repoussant qui contribue au plaisir de lecture de ce roman de la vengeance, en tout cas pour un universitaire. Ce faisant, Wild ne cherche pas à reconstituer la vérité des événements : il invente des « personnages conceptuels » qui lui permettront d’exposer non pas la vérité factuelle mais le vrai de son désir. C’est à partir de cette grille de lecture que le roman s’éclaire, et qu’apparaît une autre vérité que la vérité scientifique. Une vérité que Bayard avait théorisée sous le terme de vérité littéraire, qu’il distingue de la vérité subjective8 : dans Les Chiens aboient s’expose le vrai du désir de son auteur, en l’occurrence sur au moins trois plans principaux. Le premier désir qui sous-tend l’écriture de ce roman consiste à susciter l’admiration du lecteur en lui proposant une figure exemplaire. Il se traduit par de longs passages où le narrateur présente l’ethos héroïque et aristocratique de Dorpat. C’est par cet aspect que le roman prêtera le flanc aux vives critiques des adversaires de Deprat, tant le personnage qui le représente est paré des qualités les plus éclatantes du héros irréprochable et doté. On remarquera, entre autres traits de caractère, que le narrateur fait de Dorpat un être désintéressé, et entièrement dépourvu d’ambition, ce qui semble difficilement compatible avec la biographie de Deprat. Pour autant, il ne s’agit pas d’en conclure au mensonge : il s’agit bien plutôt ici de vérité subjective, cette « vérité personnelle inébranlable9 », qu’évoque Pierre Bayard. Dorpat, équivalent fictionnel de Deprat, est son idéal du moi, celui que Deprat aimerait inconsciemment être. Ce trait cadre bien avec la tentative de restauration symbolique d’une image narcissique gravement dégradée. Le second désir est celui de la reconnaissance sur le plan professionnel, qui passe par de longs plaidoyers pro domo en faveur des compétences 7 Herbert WILD, Les Chiens aboient : roman de mœurs contemporaines, Paris, Albin Michel, 1926, p. 306. 8 Pierre BAYARD, Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?, Paris, Minuit, 2020, p. 172. Bayard propose une autre définition de la vérité littéraire dans Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? (Minuit, 2012) où il la distingue de la vérité scientifique en cela qu’elle « se fonde sur le non respect des catégories traditionnelles de l’espace et du temps. » (p. 158). 9 Pierre BAYARD, Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? op. cit., p. 172.

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du héros dans son travail. Ces compétences ne sont pas seulement techniques, elles manifestent aussi la probité du personnage de Dorpat, présenté comme incapable de commettre la forfaiture dont il est accusé. Mais le parti-pris esthétique de l’exagération sublime brouille les pistes et conduit le lecteur à soupçonner une manœuvre de disculpation : ce personnage pourrait être trop désintéressé, trop parfait pour être honnête. Ces deux axes contribuent à construire l’image d’un personnage composite et anachronique, tenant des stéréotypes du chevalier et de l’aristocrate antimoderne attaché aux signes extérieurs de la distinction. Cette figure apparaît d’emblée décalée, voire déplacée, dans le monde feutré de la recherche, mais aussi dans la modernité. Elle indique aussi que l’hostilité qui naît entre Dorpat et Mihiel se colore de significations politiques. Le troisième désir est celui de la vengeance. Il conduit Wild à imaginer des charges caricaturales extrêmement fortes, et à raconter le déroulement des faits d’une manière qui non seulement disculpe Dorpat et incrimine Mihiel et Tardenois, mais qui, surtout, fait d’eux des incarnations du mal absolu. L’effet sur le lecteur est assez comparable à celui des feuilletons d’Eugène Sue ou des mélodrames où le trait est accentué à plaisir. On en jugera par ces passages réjouissants où le narrateur décrit Tardenois : « une expression composite de peur et de méchanceté passa sur ses traits gras et mous10 », ou encore : « La face bouffie rayonnait d’un bonheur ignoble11 ». C’est cet affect de vengeance qui va produire des effets de comique, de grotesque, qui tranchent sur un style généralement sobre, fait de clarté et de mesure. Le narrateur, qui parsème de citations latines son récit, révèle la source de ce mécanisme d’écriture : « Indignatio facit versus [sic] », déclare-t-il à deux reprises dans le roman. * Ce qui s’expose dans ce roman, ce sont donc les passions d’un sujet de désir : tout occupé à faire de son héros un portrait exagérément flatteur et à caricaturer ses adversaires, l’auteur met de côté délibérément les compétences déductives et logiques dont il a fait preuve durant sa carrière de géologue. Au lieu d’utiliser le roman pour fournir des pistes plausibles et vraisemblables qui disculperaient Dorpat, Wild accumule les invraisemblances, empêchant le lecteur de conclure sans réserve à son innocence. 10 11

Chiens, op. cit., p. 213. Ibid., p. 243.

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Il ne cherche pas, par exemple, à donner des explications à la transformation de l’attitude de Mihiel à l’égard de Dorpat, qui évolue de l’aménité à l’hostilité déclarée. L’argument de la jalousie de Tardenois paraît fragile pour justifier la mise en place d’une telle opération : il y faudrait de la haine ; surtout, Tardenois est présenté comme falot et craintif, et même s’il subit l’ascendant de Mihiel, il est peu vraisemblable qu’il se transforme soudain en manipulateur machiavélique capable d’assumer une telle machination. En somme, le lecteur s’interroge fatalement sur ces changements d’attitude, et sur ce qui conduit Tardenois à commettre un acte criminel d’une telle ampleur. Le sommet de l’invraisemblance est atteint lors de la séquence clé du piège : Tardenois dépose sur le terrain un fossile apocryphe, et donne ensuite à Dorpat l’ordre d’aller le ramasser pour mieux le confondre ensuite. Cet épisode, que Durand-Delga qualifie de « rocambolesque12 » laisse en effet songeur tant il paraît absurde. Tardenois aurait pu, par exemple, glisser le fossile dans la récolte de Dorpat, avec la complicité de Mihiel qui était chargé de consigner et de décrire les milliers de fossiles que Dorpat récoltait sur le terrain. Si l’on en croit la duplicité et l’habileté de Mihiel, cela aurait été chose facile. Au lieu de s’en tenir à une version réaliste (selon le document de Durand-Delga, Lantenois part sur le terrain pour tenter de retrouver un gisement de grès fossilifère décrit par Deprat, mais ne le trouve pas13), le romancier propose, sous la forme d’une hypotypose, une sorte d’hallucination. Constituant la seule analepse du roman, ce passage est fortement valorisé, alors qu’un lecteur soupçonneux pourrait y voir une forme d’aveu symbolique. Il s’agit d’une vision de Dorpat au milieu d’une des séances du procès qui a lieu à Paris : Il voit par la pensée Tardenois aux rochers de Dong-Lé. Il a en main la brochure dans laquelle Dorpat a décrit, avec une précision topographique rigoureuse, l’endroit où autrefois il a recueilli son premier échantillon, celui qui fut remplacé frauduleusement… […] Tardenois regarde autour de lui… un peu mal à l’aise. Il déploie un papier, en tire l’échantillon, le pose à terre, en vue, près du pagodon… à la place où Dorpat avait indiqué sa trouvaille. Et, bien que son geste échappe à toute justice humaine, il part en hâte… Quatre jours plus tard, Dorpat recueille le morceau de roche… 12 Michel DURAND-DELGA, art. cit., p. 159 : « Explication trop rocambolesque pour être envisagée sérieusement ». 13 Ibid., p. 139 : « Il (Lantenois) serait allé, en septembre, seul, sur le site de Nui-Nga-Ma, sans y trouver le fameux horizon de grès-quartzite fossilifère décrit par Deprat en 19121913 : ce qui aurait déclenché sa fureur ».

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[…] Il ouvrit la bouche pour donner l’explication… Il se tut. Les figures qu’il avait devant lui […] avaient une expression fermée, très particulière. Il comprit qu’ils savaient… Ils avaient deviné. Parler, à quoi bon14 ?

Et si Dorpat se garde bien de révéler cette vision intérieure aux juges dans ce contexte du procès, n’est-ce pas parce qu’ils pourraient comprendre qu’il avait lui-même déposé sur ce terrain un fossile apocryphe ? Sa stratégie de défense consistant depuis le début du procès à accuser systématiquement son adversaire de complot, cette « révélation » sous le coup d’une hallucination aurait de grandes chances d’être interprétée comme un aveu détourné de culpabilité, ce qu’appuie le très ambigu « Ils savaient… Ils avaient deviné ». Et le lecteur de songer aux témoignages de Lantenois lors du procès au Collège de France, déclarant que Deprat relève de la catégorie que les psychiatres de l’époque nommaient un « fou moral », comme le criminel Landru15. Les invraisemblances accumulées dans le roman finissent ainsi par ébranler les convictions du lecteur, d’abord tout acquis à la cause de ce flamboyant Dorpat. Un malaise qui s’accentue lorsque le narrateur explique les manœuvres de Tardenois pour confondre Dorpat : Tardenois avait, avec intention, produit mémoire sur mémoire, embrouillant les faits, noyant les points essentiels dans un interminable fatras d’affirmations, de contradictions volontaires, employant avec dextérité les procédés éristiques dont Schopenhauer, dans une étude écœurée, a démontré [sic] le mécanisme16.

Or si Deprat a été déclaré coupable de fraude, nous apprend DurandDelga, c’est justement pour les nombreuses invraisemblances et contradictions dont, selon le jury, était entaché son système de défense. Le malaise du lecteur se trouve encore augmenté s’il se rapporte à l’ouvrage de Schopenhauer que cite le narrateur, intitulé L’Art d’avoir toujours raison17, qui expose les « stratagèmes » qui permettent de gagner des controverses. Il peut en effet, à partir de quelques-uns des conseils ironiquement délivrés par le philosophe cité en épigraphe de sa seconde partie, reconstituer la stratégie de défense de Dorpat lui-même. Outre 14

Chiens, op. cit., p. 303. Durant le procès, Lantenois écrit au géologue Charles Jacob, qui a succédé à Deprat à Hanoï : « le Deprat est littéralement effrayant. C’est un fou moral… qui ne croit que dans la puissance du mensonge… […] un scélérat dans toute son horreur. », cité par Michel DURAND-DELGA, art. cit., p. 158. 16 Chiens, op. cit., p. 270. 17 Arthur SCHOPENHAUER, L’Art d’avoir toujours raison, Paris, Mille et une nuits, 2021. 15

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que, s’il se réfère à cet ouvrage, il constatera que Schopenhauer y déclare qu’il est « impossible de dire de quel côté est la vérité » dans le cadre de l’exercice de la dialectique éristique, il sera frappé par les correspondances entre les arguments de Dorpat et plusieurs stratagèmes énumérés par Schopenhauer. Ainsi, celui du retorsio argumenti par lequel on retourne l’argument d’un adversaire contre lui : au lieu de tenter de prouver la fragilité de l’accusation de fraude – la notoriété de Dorpat était suffisamment établie pour qu’il se dispense de recourir à cet expédient –, l’accusé entreprend de démontrer qu’une fraude a bien été commise, mais par ses ennemis. Ainsi, également, de « l’ultime stratagème », abondamment exploité par Dorpat, qui fait grand usage des arguments ad personam – évoquant publiquement un épisode scabreux où Tardenois aurait été surpris avec un coolie18 – et ad hominem, insistant d’abondance sur la fausseté d’un Tardenois au tempérament imprévisible et changeant. Ainsi, enfin, de l’argument de la « fausse dichotomie » par lequel Dorpat force ses juges à adopter ou à rejeter une proposition : au lieu de ménager une place au doute, l’attitude de Dorpat durant le procès conduit les juges à penser qu’« entre les deux hommes […] il fallait bien, de toute nécessité, que l’un fût un faussaire19 », résumera Durand-Delga. En somme, le roman, qui retrace de ce point de vue fidèlement les épisodes du vrai procès, démontre éloquemment à quel point la défense de Dorpat l’apparente à un maître en « dialectique éristique ». C’est pour cela que dans son zèle de défenseur, Durand-Delga échoue à convaincre entièrement le lecteur de l’innocence de Deprat ; adoptant le point de vue du narrateur sur les faits alors que celui-ci multiplie les ambiguïtés, il devient coresponsable, avec Wild, du doute qui s’installe dans l’esprit de son lecteur. Comment en avoir le cœur net ? * Avant de condamner à nouveau Deprat, je donne par acquis de conscience la parole à son vibrant défenseur, qui explique ce qui a

18 « Il y eut un rapport de police, connu de tous, étouffé à cause du rang du bonhomme. La république des camarades escamote pas mal de choses. Diable, il a le toupet de parler de moralité ! » déclare Roland, ami de Dorpat (Chiens, p. 226). Dans son rapport, DurandDelga cite une lettre que Deprat adresse le 19 octobre 1919 à Alfred Lacroix, éminent membre du jury, dénonçant en Lantenois « un perverti, pris en flagrant délit dans une “affaire Eulenbourg” avec un coolie de bas étage. », art. cit., p. 151. 19 Michel DURAND-DELGA, art. cit., p. 163.

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entraîné l’unanimité du verdict de bannissement pour forfaiture : le comportement de Jacques Deprat lors de son procès. Selon Durand-Delga, durant tout son déroulement, Deprat adopte une attitude qui est exactement contraire à celle qu’il aurait dû avoir pour être disculpé : Ceux qui auraient pu et dû être les défenseurs de Deprat […] profondément blessés par ce qu’ils estimèrent être une attitude cynique et provocante de leur disciple, se muèrent en procureurs : « entre les deux hommes dont il fallait bien, de toute nécessité, que l’un fût un faussaire », ils firent leur choix contre celui, Deprat, dont la défense présentait d’évidentes contradictions, qu’ils prirent pour des mensonges20.

De même, dans le roman, le narrateur reconnaît que « S’il avait hasardé l’hypothèse d’un malentendu, d’une malheureuse confusion de collections dont il aurait accepté d’endosser la responsabilité, tout se serait arrangé ». Mais Dorpat ne veut pas de compromis. « Tout est préférable à l’intrigue et aux sollicitations21 », affirme-t-il, et il préfère se saborder plutôt que de se défendre rationnellement. Compte tenu des enjeux du procès, à l’issue duquel il se retrouvera déshonoré et au chômage, cette attitude, que confirme le compte rendu des audiences sur lequel DurandDelga s’est appuyé, est intégralement énigmatique. Le roman apporte un autre éclaircissement. Dorpat est présenté par le narrateur comme un sujet clivé, partagé entre deux désirs qu’il perçoit comme contradictoires, celui de s’accomplir comme savant et celui de devenir créateur – compositeur ou écrivain –. En Dorpat, le chercheur et l’artiste ne pouvaient coexister qu’au prix de conflits intérieurs rigoureusement non dialectisables : Il y avait en Jacques Dorpat deux esprits […] complètement distincts. Le scientifique n’avait aucun rapport avec le lettré et l’artiste, et l’un disparaissait instantanément pour laisser la place à l’autre22.

C’est ce que manifeste la structure du livre. Le personnage inventé du confident de Dorpat, Lebret (où l’on entend, déformé et comme murmuré, le vrai) ne sert pas seulement à représenter sous forme dialoguée les débats intérieurs du personnage. Il permet à l’auteur d’objectiver figurativement la division de son être. Lebret est un individu rationnel, rassurant et modéré ; Dorpat est une sorte de cathare : un être d’une intransigeance morale excessive, obsédé par la pureté. Lebret incite au 20 21 22

Ibid. Chiens, op. cit., p. 299. Je souligne. Chiens, op. cit., p. 54-55.

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compromis, à l’interaction avec les pairs ; il invite calmement son ami à temporiser, à collaborer, tandis que pour sa part, Dorpat travaille minutieusement à rassembler les conditions de son asocialité. L’un des traits principaux du caractère de Dorpat est en effet le « tout ou rien », en quoi la psychanalyse voit un trait du mélancolique. Au cœur de la tourmente, il confie à Lebret qu’il fait « son Timon d’Athènes » devant les grands de ce petit monde. Chercher à prouver son innocence serait déchoir, mais surtout, serait contraire à son désir. Ainsi l’attitude apparemment autodestructrice de Deprat au cours de son procès pourrait bien servir fondamentalement son désir profond : celui de quitter le monde de la géologie avec le plus de tapage possible pour atteindre un point de non-retour et s’accomplir sans regret comme artiste. Si l’on revient sur la composition de l’ouvrage, l’on constate que c’est cette histoire-là que raconte le roman tout entier. En effet, ce livre que Wild concevait consciemment comme un roman de la vengeance est aussi un roman de formation (« Deprat devient Wild »). Il raconte les illusions perdues d’un jeune homme qui, confronté à l’épreuve du réel, ne peut se plier à l’épreuve de la routine, des coups bas, des jalousies : Dorpat manifeste sa morgue et son dédain pour un jeu social qu’il considère comme une lamentable comédie humaine. Son refus du compromis, qui se manifeste très tôt par un refus de collaborer avec ses collègues – ce qui est dirimant pour une équipe de scientifiques –, le conduit à se réfugier dans l’imaginaire. On reconnaîtra sans peine ici le schéma saisi par Marthe Robert : après bien d’autres personnages de roman, Dorpat est une figure exemplaire de l’enfant trouvé, son alter ego Lebret jouant de son côté le rôle du bâtard réaliste. Il n’est guère surprenant que l’attitude de Dorpat soit qualifiée à plusieurs reprises par son ami de « donquichottesque ». Ainsi compris, Les Chiens aboient se comprend comme une construction imaginaire par laquelle Deprat-Wild se donne les moyens d’accéder à un autre désir, ou à une autre vérité de son désir : faire le choix de l’imaginaire des lointains, et pour cela se faire poète, ou romancier de l’exotisme. L’Indochine, ce paradis perdu, deviendra le territoire imaginaire où il transformera en fantasmes ses désirs, ses échecs et ses revanches et où se manifestera sans obstacles sa volonté de puissance dévorante. * Lire ce livre permet donc de découvrir un fin mot de l’histoire : qu’il ait ou non fraudé ne change rien au fait que Deprat a inconsciemment

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rassemblé toutes les conditions de son exclusion de la communauté scientifique. Dans le roman, Wild expose au grand jour les données d’un problème psychique et montre qu’il n’a pu se résoudre que par la rupture. Ce n’est pas un hasard si le héros se nomme Dorpat – l’insomniaque – et que ce signifiant revienne à presque toutes les pages. Mais ce qui empêche le héros de dormir, ce n’est pas seulement la vengeance qu’il rumine : c’est ce conflit intérieur qu’il vit, dans ce monde qui le contraint à sacrifier une autre part de son être, celle de la création. Au terme de ce réexamen de l’affaire des Trilobites, je parviens ainsi à deux conclusions. La première : l’étude du roman, loin de disculper Deprat, fait nettement pencher la balance vers sa culpabilité, et conduit le lecteur à penser que la décision de réhabilitation a été plus risquée que celle prise par le comité des savants réunis en 1920. Il est donc pour le moins maladroit de la part de Durand-Delga de le traiter dans le cadre de son enquête comme un document. La seconde importe davantage : la vérité littéraire, celle qui dit le vrai du désir, manifestée dans Les Chiens aboient, expose une autre alternative que celle de la vérité scientifique prisonnière de la dualité culpabilité / innocence. L’alternative devant laquelle nous place le roman est celle de deux destins incompatibles en un seul être : le savant et l’artiste, que Deprat vit comme deux désirs contradictoires. L’énigme qui demeure, quand on referme le livre, est celle d’une telle incompatibilité, qui s’expose de façon flagrante dans Les Chiens aboient. Il est bien possible que cette énigme importe davantage pour la connaissance de l’humain que celle de savoir si Deprat a été injustement banni, car elle touche à la singularité d’un fonctionnement psychique. Durand-Delga a-t-il eu raison de penser que ce renoncement forcé à une grande carrière de géologue est un gâchis ? Pour éviter de ruminer la passion triste du regret, il faut imaginer Deprat – et tout son entourage avec lui – malheureux dans son laboratoire et Wild heureux, rendu à son état sauvage, devant sa page, dans ses montagnes, et devenu un héros de roman.

FAUCILLE, MARTEAU ET BOULE DE GOMME A BAYARD NON-READER’S DIGEST Caroline JULLIOT Il faut créer des conteurs qui traduiront nos discours dans la langue que parlera l’humanité dans vingt ans. « Gestapo Müller » dans Dix-sept moments du printemps, épisode 11.

COMMENT AMÉLIORER PIERRE BAYARD ? Les livres de Pierre Bayard sont percutants et courts. C’est du moins ainsi qu’en fin stratège, il avance masqué, sous l’identité trompeuse du chantre de la non-lecture décomplexée. Mais, sauf le respect que je lui dois, il en écrit beaucoup. Et, à la longue, avec plus de vingt ouvrages à ce jour, il risque fort de s’aliéner une partie de son public – qui, pour dire les choses brutalement, n’a pas que cela à faire. Le constat s’impose quand je contemple le large rayonnage de ma bibliothèque qui lui est consacré – et pour laquelle, faute de place, je suis désormais obligée d’inventer des nouveaux modes de rangement, tous plus acrobatiques les uns que les autres, pour caser tous les volumes : lire Bayard aujourd’hui, c’est en réalité, si une âme avisée n’intervient pas, s’attaquer à une œuvre monumentale – aussi monumentale que celle de Proust, que l’un de ses narrateurs avait eu la bonne idée, en son temps, de ramener à des proportions plus maîtrisables en l’allégeant de ses digressions. La critique interventionniste s’est déjà proposée d’améliorer les œuvres et les auteur-e-s ; il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin, en n’améliorant pas la critique interventionniste elle-même. Je compte donc ici apporter ma contribution au progrès de l’humanité en réduisant a minima « le temps à peu près perdu » qu’on aurait pris pour « l’acquisition des données positives »1 qu’elle recèle. Soucieuse d’œuvrer à la pérennité du travail de notre très estimé collègue, dont la masse effarerait désormais jusqu’aux lecteurs athlètes2 les Ernest RENAN, L’Avenir de la science, Paris, Calmann-Lévy, 1848, p. 266. Victor HUGO, William Shakespeare, II, III : « Aux livres colosses il faut des lecteurs athlètes ». À moins qu’il suffise d’un-e critique dévoué-e qui évite au lectorat moyen 1 2

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plus aguerris et aux lectrices coureuses de fond les plus endurantes, j’ai donc décidé, au prix d’une impitoyable, drastique et arbitraire sélection textuelle, de livrer au monde ébahi la substantifique moelle des sept piliers de la théorie bayardienne. Et, en digne disciple du maître, j’entends démontrer que le secret de sa sagesse est caché dans l’histoire d’un personnage dont il n’a jamais parlé, né dans un livre qu’il n’a pas lu et popularisé dans une série télévisée qu’il n’a pas davantage vue, dans un pays où il a à peine mis les pieds. Enfin, ça, c’est la version officielle ; grâce à mon expertise de non-spécialiste de la culture slave, j’ai rassemblé ici les preuves irréfutables que derrière le destin rocambolesque de celui qu’on nomme « le James Bond russe », c’est en réalité Pierre Bayard qui se révèle. Condenser Pierre Bayard en en faisant l’inspirateur secret d’une œuvre qui a changé la face de l’Est : Dix-sept moments du printemps, de Julian Semenov, publié en 1968, et adapté en série télévisée en 19733 – œuvre qui, par conséquent, plagie par anticipation tout son système. Voilà donc l’enjeu de la critique d’amélioration (premier pilier du canon interventionniste4) que je me propose de pratiquer ici. * COMMENT PARLER DE DE L’AVENIR ?

FAITS QUI ONT PEUT-ÊTRE EU LIEU ET QUI DÉCIDENT

Dans sa trilogie de critique par ignorance (deuxième pilier du canon interventionniste5), notre vénéré collègue a élevé le manque d’informations sur un sujet en un outil herméneutique fécond. Le cas des aventures de l’embarras de se trouver en situation d’échec, et réduise le colosse à taille humaine. Il faudra que je demande au grand homme son avis sur la question, lors de la prochaine séance de tables tournantes du Groupe Hugo. 3 Dix-sept moments du printemps (Семнадцать мгновений весны), dirigé par Tatiana LIOZNOVA, sur un scénario de Julian SEMENOV, N&B, 12 × 70 mn, 1973. Les références aux épisodes de la série seront indiquées entre parenthèses, en corps de texte. Ignorant totalement le russe, j’ai dû me fier aux sous-titres disponibles www.youtube.com/watch?v= Ka9KeaTN6aw (Consulté le 9 Décembre 2021). Je n’exclus donc pas avoir été victime d’une manipulation fallacieuse, mais il faudra bien s’en contenter. 4 Trilogie d’amélioration elle-même subdivisée en deux branches : amélioration des œuvres (Le Hors-sujet. Proust et la digression, 1996 ; Comment améliorer les œuvres ratées ?, 2000) et amélioration des auteurs (L’Enigme Tolstoïevski, 2017) 5 Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ?, 2007 ; Comment parler des lieux où l’on n’a pas été, 2012 ; Comment parler des faits qui ne se sont pas produits, 2020.

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l’espion qui venait du froid suggère, ainsi, l’idée que la fiction est peutêtre le moyen le plus efficace d’écrire l’histoire. Il est le plus grand héros de l’Union soviétique ; celui que, selon un sondage récent, les Russes aimeraient le plus voir à la tête de leur pays6. Et il porte l’uniforme nazi. Standartenführer au sein de la SD – le service de renseignement de la SS – de son état, il a joué un rôle déterminant dans la victoire et l’équilibre des forces après-guerre : il empêcha l’Allemagne de se doter de l’arme nucléaire et fit échouer les négociations secrètes menées, dans le dos de Staline, par certains dignitaires du Reich (notamment Himmler) auprès des Américains (notamment Allen Dulles, futur directeur de la CIA), pour obtenir une paix séparée avec les Occidentaux et poursuivre le combat sur le front de l’Est7. Certain-e-s historien-ne-s, par exemple Kerstin von Lingen, professeure à l’Université de Vienne, spécialiste de l’histoire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, sont convaincu-e-s que, dans le roman comme la série culte8 qui en a été tirée, « des vérités ont été révélées »9 ; non seulement parce que, pour cette commande d’Andropov, dont il était proche, l’auteur s’est vu ouvrir une partie des archives du KGB ; mais aussi par le pouvoir de son imagination d’écrivain, qui a dû, à partir des documents classifiés auquel il a eu accès, composer une histoire cohérente et en combler les silences. Et, de son propre aveu, c’est en partant des hypothèses semi fictionnelles ou fictionnelles élaborées par Semenov que Kerstin von Lingen interroge, à son tour, les traces du passé – et ne désespère pas de prouver, un jour, l’existence d’un agent double infiltré, de longue date et en bonne place, au sein de l’appareil nazi. Bref, dans une histoire où les documents historiques sont inaccessibles ou parcellaires, où les seuls récits auxquels on a accès sont ceux, toujours douteux, de la propagande (où l’URSS serait le seul interlocuteur à jouer franc-jeu, face à des dirigeants de l’Ouest par nature félons et fielleux)10 6 Cette partie doit beaucoup au documentaire Stierlitz, le James Bond russe (Christopher JONES et Marie-Dominique MONTEL, 54 mn, 2019). 7 Connue sous le nom de Sunrise crossword, cette opération semble, en effet, ne pas avoir été ignorée de Staline, qui a exigé de Roosevelt qu’elle cesse. Allen Dulles l’évoque dans son livre de souvenirs, The Secret surrender (1966). 8 Rodolphe BAUDIN, « Le phénomène de la série culte en contexte soviétique et postsoviétique », Cahiers du monde russe, vol. 42, éditions de l’EHESS, 2001/1, p. 49-70. 9 Voir l’interview réalisée dans le documentaire cité. 10 Sur le « dégel » limité à l’époque de la parution du roman et de la diffusion de la série, et le maintien d’une ligne officielle de méfiance vis-à-vis des États-Unis, voir, par exemple Andreï KOSOVOÏ, « La rencontre Brejnev-Nixon de 1972 et la culture de la guerre froide soviétique », Revue historique, n°652, PUF, 2009/4, p. 897-914.

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ou de témoignages invérifiables (Dulles a été largement soupçonné d’avoir, dans ses mémoires, exagéré le rôle qu’il a joué pour servir à sa gloire), la fiction, fût-elle strictement encadrée par l’idéologie étatique, peut constituer un moyen de formuler, en détail, des hypothèses crédibles – et qui pourront un jour, peut-être, s’avérer authentiques. Mais l’influence de ce héros (jusqu’à nouvel ordre) de fiction sur le destin de l’Union soviétique ne s’est pas arrêté là ; loin s’en faut. La diffusion de la série, en 1973, a eu un impact considérable – les statistiques de la police prouveraient même que la criminalité a baissé de façon significative pendant que passaient les épisodes, les malfrats étant à ce momentlà, comme tous les Russes, devant leur télévision. Nombreuses sont en effet les voix qui ont suggéré que c’est ce personnage qui a façonné l’avenir du pays – en réveillant la vocation d’un jeune patriote plein de promesses – qui avait 21 ans à la diffusion de cette série, et qui, à ses heures de loisir (autrement dit, quand il n’est pas occupé à envahir ses voisins et à menacer le monde entier d’une guerre nucléaire), apprécie les joies simples de l’existence, comme chasser le tigre à la machette, torse nu dans la steppe sibérienne. Et qui, en tant qu’espion puis d’homme d’État, s’est en grande partie construit sur le modèle du héros de Dix-sept moments du printemps11. Autrement dit, ce livre constitue un de ces textes visionnaires que notre admiré collègue a analysés dans sa trilogie d’anticipation (troisième pilier du canon interventionniste12). L’hypothèse que Dix-sept moments du printemps a prédit le futur de la Russie peut sembler à première vue absurde – et l’écrivain Zakhar Prilepine, qui signe la préface de la récente édition française du roman13 commence par s’en gausser – pour mieux en affirmer, juste après, la pertinence : Le critique de cinéma Andrew Male a déclaré récemment que la série télévisée […] immensément populaire en URSS, explique l’accession au pouvoir du président russe Vladimir Poutine. Si l’on suit notre Andrew, le tentaculaire KGB aurait commandé à la réalisatrice Tatiana Liozonova une série télé sur un agent infiltré dans les arrières allemands, sachant par avance qu’après l’école et l’université, Vladimir Poutine entrerait à 11 Déclaration d’Oliver STONE, auteur du documentaire Conversations avec Monsieur Poutine, 2017. 12 Demain est écrit, 2005 ; Le Plagiat par anticipation, 2009 ; Le Titanic fera naufrage, 2016. 13 Publié pour la première fois en français en 1973 sous le titre 17 flashes pour le printemps chez un éditeur moscovite (Les éditions du Progrès), et ressorti récemment, avec une nouvelle traduction, sous le titre La Taupe rouge, tr. M. SLODZIAN, éd. du Canoë, 2019. Les références de page indiquées entre parenthèses dans le corps de l’article renverront désormais à cette dernière édition.

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l’Institut supérieur du KGB qui l’enverrait en RDA à la sortie […]. Tout se passe comme si le KGB prévoyait les choses des décennies à l’avance ! Tout cela serait à ranger au chapitre des âneries prétentieuses si ces affirmations n’avaient quelque fondement14.

Dix-sept moments du printemps n’a certes pas annoncé, de manière littérale, l’avenir de son pays ; mais, à en croire divers spécialistes, son protagoniste a joué pour Poutine, qui s’est totalement identifié à l’idéal qu’il représentait, le rôle de prophétie auto-réalisatrice. Modèle prémonitoire, donc : on ne peut en attendre moins d’un espion doté de supergadgets, notamment d’un autoradio capable, en 1945, de diffuser Milord et Je ne regrette rien, des chansons d’Edith Piaf qui ne seront pas enregistrées avant dix ans (Ep. 8). Cette œuvre offrirait donc « un trousseau de clés de compréhension de la situation géopolitique aujourd’hui »15 utile, comme le suggère Prilepine dans sa préface, pour décrypter la situation actuelle et future : Si vous en êtes encore à vous demander avec inquiétude “Qui est Monsieur Poutine ?”, il vaut peut-être la peine de chercher la réponse dans ce livre, La Taupe rouge. Je n’en dirai pas plus. Trouvez vous-même.

* « QUI EST QUI » ? Il s’appelle Stierlitz. Max Otto von Stierlitz. De son vrai nom, le colonel Maxime Maximovitch Issaïev. Une identité que seuls connaissent les hauts membres du KGB. Sauf que – on l’apprend dans l’une des prequels de ses aventures, Des diamants pour le prolétariat (1971)16 – ce n’est pas non plus son vrai nom, mais son nom d’espion. Stierlitz, comme tout agent infiltré, constitue un cas passionnant pour réfléchir sur les multiples et flottants degrés de conscience qu’on regroupe sous le nom (trompeur ?) 14

Ibid., p. 7-8. Déclaration d’Héléna PERROUD, ancienne collaboratrice de Jacques Chirac à l’Elysée, spécialiste des questions russes, et directrice de l’Institut français de Saint Pétersbourg (2005-2008). On a pu d’ailleurs vérifier, à l’occasion de la récente guerre en Ukraine, que sa ligne de propagande vise encore à prolonger le mythe Stierlitz – puisqu’il justifie l’envoi des troupes russes pour mener une entreprise de dénazification. 16 Semenov a écrit, en tout, quatorze romans qui content les aventures de Stierlitz, mais, à ma connaissance, seuls trois sont, à ce jour traduits en français (aux éditions du Canoë, par Monique Slodzian) : La Taupe rouge (2019), Des Diamants pour le prolétariat (2020), et Opération Barbarossa (2021). 15

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d’identité – que notre éminent collègue a explorés dans sa trilogie consacrée à la littérature appliquée à la psychanalyse (quatrième pilier du canon interventionniste)17. Dire que Stierlitz est « sous couverture » ne rend pas véritablement compte de son parcours. Ou il faudrait imaginer une couverture qui colle à votre peau pendant des dizaines d’années, avec laquelle vous devez coïncider à chaque seconde de la journée. Le roman de Semenov commence par cette question, qui ne trouvera jamais vraiment de réponse fixe : « Qui est qui ? » (p. 19). Tout, dans la narration, clame que le moi ne se réduit certainement pas aux fiches que la Gestapo dresse systématiquement – fiches détaillées mais toutes similaires, du fait du réemploi permanent des mêmes formules figées (« véritable aryen. Type nordique » « exempt de relations impures », « impitoyable avec les ennemis du Reich », etc…) ; et ils demeurent rares, ceux que l’idéologie totalitaire a suffisamment aliénés pour qu’ils s’y identifient totalement – à l’image de Göring, capable de déclarer « en toute sincérité : “Ce n’est pas moi qui vis, c’est le führer qui vit en moi”. » (p. 68) ; mais rien ne permet non plus de percer le mystère de l’être, au-delà de tous ses masques. Écrit dans un « pays à double morale », où « il ne fallait jamais montrer son vrai visage »18, le roman suit un héros « habitué (…) à disséquer (…) les moindres états d’âme le concernant » (p. 98), dans une Allemagne crépusculaire de la fin de l’hiver 1945 où la défaite du IIIe Reich est désormais certaine, et où Hitler, qui après avoir plongé le monde dans le chaos aurait eu scrupule à ne pas poursuivre son grand œuvre, s’enfonce dans le déni et ordonne la guerre à outrance. Hormis quelques irréductibles fanatiques, les membres de son entourage proche « connaissant la vérité, se disaient dans les yeux des contre-vérités en sachant pertinemment que l’interlocuteur interprétait ce mensonge à l’aune de ce qu’il savait » (p. 369). Bref, à tous les étages, tout le monde ment et dissimule. Il n’y a guère que des idéalistes comme le Pasteur Schlag, que Stierlitz recrute comme émissaire – et qui lui-même, comme le lui fait remarquer Stierlitz, sait parfaitement lui mentir quand les circonstances le demandent (Ep. 6) – pour encore croire qu’il suffit de regarder un homme dans les yeux pour s’assurer de sa sincérité. Aussi rompu qu’il 17 Le Paradoxe du menteur. Sur Laclos, 1993 ; Maupassant, juste avant Freud, 1994 ; Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, 2004. 18 Dmitri BYKOV, « Vladimir Poutine, c’est James Bond au Kremlin », Courrier international, 17/11/2007. URL : www.courrierinternational.com/article/2007/11/08/vladimirpoutine-c-est-james-bond-au-kremlin. Consulté le 9 Décembre 2021.

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soit à l’art de la duplicité, Stierlitz lui-même est passablement troublé par la virtuosité de l’un de ses agents, le cynique Klaus : Stierlitz se rappela comment une semaine plus tôt lui-même avait déguisé Klaus en prisonnier, lorsqu’il avait fallu mettre en scène le passage d’un groupe de détenus dans le village où habitait maintenant le pasteur. Il revit le visage de Klaus, ses yeux rayonnants de bonté et de courage – oui, oui, de bonté et de courage, il n’y avait pas d’autre mot : l’homme était déjà rentré dans le rôle qu’on lui demandait de jouer. Stierlitz lui avait parlé sur un autre ton ce jour-là, parce qu’il avait dans la voiture un véritable saint : son visage était bouleversant, sa voix accablée, il prononçait des mots d’une vérité saisissante. (p. 32)

Dans cet univers où se déploient mille variations du paradoxe du menteur, plus on est sincère et plus on a l’air de mentir ; et comme le professe Müller, « un officier du contre-espionnage doit savoir qu’en les temps qui courent on ne peut faire confiance à personne, pas même à soi-même » (Ep. 9). La question est en effet de savoir s’il reste, sous cette façade trompeuse, la possibilité même du moi ; ce n’est pas un hasard si, dans le roman (p. 51), l’ouvrage qui permet de déchiffrer les messages du KGB est un volume de Montaigne19. On suit, au cours de l’histoire, de longs échanges sur ce qu’est la nature humaine – définition matérialiste darwinienne contre définition théologique, notamment. Cette identité profonde, Stierlitz l’associe au souvenir de sa femme Alexandra, qu’il n’a pas vue depuis plus de vingt ans, et dont il garde précieusement une boucle de cheveux (« Son image n’avait cessé de vivre en lui depuis ce jour venteux, lointain, triste… Elle était devenue une parcelle de lui-même, confondue avec son moi le plus secret… », p. 56). Le fait est, néanmoins, que sa mission exige qu’il devienne, après bien d’autres personnages, le Standartführer Stierlitz – et pas seulement qu’il feigne, superficiellement, de l’être. Hormis quelques très rares moments privilégiés, il lui est interdit de « se permettre de se sentir dans la peau d’Issaïev » (p. 60), au point que, lointain ancêtre du Philip Jennings de la série The Americans20, infiltré soviétique qui s’acclimate si bien au mode de vie de l’ennemi qu’il finit par se demander s’il n’est pas désormais plus Américain que Russe, il arrive à Stierlitz de se surprendre lui-même à parler de l’Allemagne comme sa patrie (Ep. 4). À lire le roman, il semble 19 « Plus je me hante et me connais, plus ma difformité m’étonne, moins je m’entends en moi » (Michel de MONTAIGNE, Essais, III, éd. de Bordeaux, p. 224) 20 The Americans, 6 saisons, 2013-2018, FX. Série créée par Joe WEISBERG, ancien agent de la CIA.

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bien que la seule consistance de son moi profond réside, à la manière proustienne, dans la familiarité des sensations, bien plus que dans un substrat conscient, et encore moins idéologique : Stierlitz laissa sa voiture près du lac. […] Cette attirance pour le lac était en quelque sorte involontaire, et il arrivait que Stierlitz s’inquiétât de ce besoin têtu car, avec le temps, il quittait l’endroit affaibli, amorphe, avec une forte envie d’alcool […] ce coin d’Allemagne était sa Russie, il s’y sentait chez lui, il pouvait y rester couché dans l’herbe pendant des heures à regarder passer les nuages. […] Il lui revint cette même herbe, cette forêt sombre, les mains de sa nounou dont il ne se souvenait que les longs doigts tendres, le pain noir et le lait dans une cruche en terre, la guêpe qui l’avait piqué au cou, l’eau dans laquelle il avait plongé en hurlant, le rire de sa nounou… (p. 97)

Il est incontestablement lui-même quand, à la toute fin du roman, il s’autorise une pause bien méritée avant de repartir, au mépris du danger, à Berlin ; mais il est lui-même en ne pensant à rien – en communion pure, infra-consciente, quasi animale, avec la nature : Sur la route déserte, il freina brutalement. Sans prendre la peine de garer la voiture sur le bas-côté, il descendit et s’enfonça dans la pinède. Celui qui l’aurait aperçu alors eût douté de ses facultés : Stierlitz s’accroupit lentement sur le sol où pointaient par endroits de timides pousses d’herbe ; sa main se mit à caresser délicatement la terre mouillée. Il resta longtemps dans cette position à la flatter les tendres messagers du printemps. Oui, il savait à quoi s’en tenir en décidant de retourner à Berlin. Il avait donc le droit de rester là autant qu’il le voudrait, à caresser la terre froide, humide et déjà renaissante… (p. 405)

Résistant en costume de bourreau, il est, en tout cas, particulièrement bien placé pour analyser les raisons, nobles ou triviales (ou les deux à la fois), qui amènent certains individus à collaborer ou s’opposer. Presque aussi bien placé que s’il avait étudié avec attention la trilogie de dédoublement de notre auguste collègue, au cours de laquelle il se projette dans la peau d’autres personnages, notamment à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, pour réfléchir à des dilemmes moraux et politiques (cinquième pilier du canon interventionniste21). Il parie qu’il peut compter sur Klaus parce que les missions qu’il lui confie flattent son goût du risque et de la manipulation. Il juge, à raison, que le pasteur Schlag, farouchement révolté par la barbarie du régime, l’aidera à faire échouer les négociations – mais il prend la précaution d’emmener les proches de 21 Aurais-je été résistant ou bourreau ?, 2013 ; Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?, 2015. Trilogie en cours.

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l’ecclésiastique (sa sœur et ses neveux) au vert, en précisant qu’il risque de leur arriver malheur s’il échoue. Il sait, en effet, qu’il y a des circonstances où même les plus coriaces (se) trahissent : Katia, l’épouse de son contact radio, ne peut pas s’empêcher, lors de son accouchement, de crier en russe – et, prisonnière, elle doute de sa capacité à sacrifier la chair de sa chair à la Matouchka Rossia. « À ma place, vous auriez collaboré pour sauver votre bébé ? » demandet-elle, inquiète, à la zélée aryenne chargée de sa surveillance. Sa détermination est mise à rude épreuve lorsque son nouveau-né est exposé à l’air glacé par le nazi chargé de la faire parler – et rien ne dit qu’elle aurait pu éviter de livrer des renseignements cruciaux à l’ennemi, si la brave sentinelle en faction n’avait, brusquement et pour des raisons obscures, retourné son arme contre le tortionnaire. Néanmoins, ce n’est peut-être pas dans ce vertige de l’identité que la série propose ses scènes les plus troublantes – joyaux furtifs, échappées de liberté dans une narration largement contrôlée par le discours officiel22, où semble se matérialiser l’hypothèse des univers parallèles – qu’affirme notre remarquable collègue dans sa trilogie quantique (sixième pilier du canon interventionniste23). Pas si étonnant : Stierlitz est lui-même aussi, comme par hasard, « spécialiste de mécanique quantique » (Ep. 9) ; il a donc forcément eu la préscience des théories des multivers, en passe d’être élaborées à cette époque (connaissances de pointe qui lui ont sûrement permis de construire un autoradio captant des ondes des années 1950). Scènes le plus souvent muettes, chargées en émotion rentrée – mais qui durent suffisamment longtemps pour que le public puisse « voir » se dérouler, comme en surimpression, l’échange subtil qui, quelque part, a lieu entre les personnages. On pense, en particulier, aux retrouvailles entre Stierlitz et sa femme, après treize ans de séparation. La voix off de la série (Ep. 3) nous révèle pourquoi Stierlitz, inconsciemment, fréquente obstinément le même bar : Stierlitz venait souvent dans ce troquet du nom d’“Elefant”. Il ne se souvenait sans doute pas pourquoi. C’était il y a dix ans. Il allait avoir à partir en Espagne, mais il ne le savait pas encore. Mais le commandant 22 Inquiets de la pureté doctrinale de la série, qui tend à suggérer qu’un homme seul peut changer le cours des événements, les autorités russes ont imposé que soient intégrées de nombreuses images d’archives exaltant l’héroïsme du peuple russe et insistant sur l’horreur des crimes nazis – ancrage historique passé au filtre de la propagande d’État, qui a plutôt tendance à fragiliser l’illusion fictionnelle. 23 Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, 2010 ; Il existe d’autres mondes, 2014. Trilogie en cours.

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moscovite, le sachant, lui avait organisé un « rendez-vous » ici avec sa femme.

On enchaîne alors sur un flashback. Par la porte du restaurant, Stierlitz voit entrer Alexandra. Pour ne pas mettre en péril leur couverture, les époux ne peuvent évidemment pas se parler. À peine se regarder. Encore moins s’asseoir à la même table. De l’extérieur, on assiste donc à une scène où il ne se passe rien. Une femme, dînant avec un homme (en réalité, le commandant du KGB), jette des coups d’œil distraits, bien qu’un peu plus appuyés du côté de la table d’un bel homme célibataire, au visage impénétrable, assis seul à l’autre bout du restaurant. Un ou deux microgestes trahissent son trouble : sa cigarette s’écrase une seconde sur sa lèvre au lieu de trouver directement sa bouche, ses yeux d’acier se font, l’espace d’un instant, plus doux. Mais, au moment où Alexandra repart au bras de son cavalier, le public a conscience qu’il vient d’assister à une bouleversante scène d’amour. STIERLITZ AGENT DOUBLE, TRIPLE, QUADRUPLE,

QUINTUPLE…

Personne ne sait qui est vraiment Stierlitz, et pourtant personne ne semble douter qu’il soit, sans ambiguïté aucune et corps et âme, dévoué à la cause soviétique. Il faut dire que la narration applique les méthodes de suggestion, « établi[es] de manière presque scientifique » (Ep. 6), prônées par Stierlitz lui-même : « On se souvient de la dernière phrase », assène la voix off de la série, au moment où Stierlitz demande à son homologue gestapiste de lui fournir quelques somnifères – et ce, dans le seul but de lui faire oublier le reste de leur échange, où il tentait de récupérer la valise contenant l’émetteur radio qui lui servait à communiquer avec le KGB. La dernière phrase de la série, celle qui nous reste en mémoire, jetant dans l’ombre tous les doutes qui ont pu nous effleurer, doctement prononcée par l’inoxydable voix off : « Il va faire son travail. » (Ep. 12). D’accord. Stierlitz est un homme de devoir. Mais pour qui roule-t-il vraiment – voilà une question qu’il n’est pas si évident de trancher. On sait que son père, comme celui de Semenov lui-même, a été emprisonné par Staline comme sympathisant menchevik24 ; n’est-il pas, aussi, au service des opposants au stalinisme (qui peuvent chercher à déstabiliser la coalition alliée) ? Sa francophilie affleure à plusieurs reprises ; ne peut-il pas, aussi, être en cheville avec les gaullistes (qui ont 24

Voir Des diamants pour le prolétariat, op. cit.

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tout intérêt à ménager l’URSS pour éviter que la France devienne, après la guerre, un simple satellite des États-Unis) ? Symptôme du statut « culte » du personnage dans l’imaginaire collectif, beaucoup de blagues circulent en Russie à propos de Stierlitz. L’une d’elles suggère qu’il n’est pas le seul infiltré au sein du commandement du Reich : Stierlitz a décidé de fêter le 7 novembre (la fête de la Révolution d’Octobre). Il enfile une veste de pilote de l’armée rouge et va à son travail. Arrivé à son travail, il passe voir Müller et le découvre assis dans son fauteuil, en maillot rouge orné du sigle URSS, de la faucille et du marteau, jouant Posdmoskovnye vecera à l’accordéon. Stierlitz, interloqué, demande “Qu’est-ce que ça veut dire ?”. Müller lui répond : “Ça va, Stierlitz, ne me dites pas que vous n’avez jamais le mal du pays”25.

Si l’idée d’un « Gestapo Müller » soviétique a toutes les chances de relever de la plaisanterie, il n’est pas interdit de penser que Stierlitz n’est peut-être pas celui qu’on croit. Étant moi-même dévouée, sans ambiguïté aucune et corps et âme, à la critique policière (septième et dernier pilier du canon interventionniste26), il est de mon devoir d’éclairer cette œuvre d’un soupçon méthodique et systématique. Et, de ce point de vue, une chose est sûre : suivre les manœuvres de Stierlitz nous prouve, une fois encore, que tout énoncé est réversible et diversement interprétable. Voulant se débarrasser de son agent provocateur, Stierlitz le convainc d’écrire une courte missive censée lui réclamer des congés (en lui faisant miroiter quelques semaines tous frais payés) – assez ambiguë pour pouvoir passer pour une lettre de suicide, si jamais sa hiérarchie s’inquiète de sa disparition : « Standartenführer, je suis mortellement fatigué. Mes forces s’épuisent. J’ai travaillé honnêtement mais je n’en peux plus. Je veux me reposer. Klaus »

La narration nous montre aussi Stierlitz en pleine critique policière de son propre témoignage. L’étau se resserre contre lui : ses empreintes ont été trouvées sur l’émetteur du mari de Katia, son contact radio – grave erreur, qu’il souligne lui-même comme peu vraisemblable, en répliquant au chef de la Gestapo : « Vous pensez vraiment que je suis le résident russe ? Écoutez, Herr Müller, si j’étais le résident, je n’irais pas toucher Rodolphe BAUDIN, art. cit., p. 65. Méthode d’investigation qui a donné lieu à une trilogie à géométrie variable (cinq volumes à ce jour), dont l’extension démontre la fécondité (Qui a tué Roger Ackroyd ?, 1998 ; Enquête sur Hamlet. Le Dialogue de sourds, 2002 ; L’Affaire du chien des Baskerville, 2008 ; La Vérité sur Ils étaient dix, 2019 ; Œdipe n’est pas coupable, 2021). 25 26

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à la radio, avec mon expérience dans les SD » (Ep. 10). Il doit donc trouver, de toute urgence, une histoire alternative crédible, qui permette d’expliquer la présence de ses empreintes, tout en se disculpant de tout soupçon. Il se repasse alors le film du jour où la valise a été interceptée, suite à un attentat à la bombe qui a coûté la vie à son contact-radio, le mari de Katia – et parvient à échafauder une version de l’histoire où il se trouve sur place par hasard, et où un témoin peut à peu près garantir qu’il a bien touché, toujours par un concours de circonstances fortuit, une valise. Difficile donc, après l’avoir vu manipuler à ce point les preuves, de ne pas retourner notre méfiance contre l’espion lui-même. Dans Dix-sept moments du printemps, presque tous les messages apparemment anodins sont en réalité des messages codés. Or, au moment où Stierlitz accepte de retourner à Berlin, il demande à écrire, « en français et en écrivant de la main gauche », une lettre où il semble assurer sa femme de son amour, et la prévenir qu’il faudrait encore attendre avant qu’il puisse à nouveau la rejoindre – avant de la froisser et de renoncer à la confier à son agent de liaison. Si le message est comme tous les autres qu’on trouve dans cette œuvre, et qu’il dit tout autre chose qu’une correspondance privée, toutes les supputations sont permises concernant ce geste. La lettre n’étaitelle pas destinée à transmettre un message au nez et à la barbe du KGB ? à qui était-il destiné ? Que disait-il vraiment ? L’a-t-il déchiré parce qu’il craignait que ses plans secrets soient éventés ? Est-ce, justement, le fait de le déchirer qui est significatif ? Et dans ce cas, que peut bien vouloir dire ce geste ? Si l’honnêteté intellectuelle m’oblige à préciser que je n’ai pas trouvé de preuve décisive que Stierlitz ait pu être retourné, ou re-re-, ou re-rere-retourné (mais, à tout prendre, cela ne prouve rien d’autre que son professionnalisme), par un service ou un autre, force est de constater que rien ne prouve non plus le contraire. Ce qu’on nous montre tout au long de la narration, c’est un parfait espion, dont le sang-froid, la diligence et l’efficacité sont grandement appréciés par tous les services qui le voient œuvrer – au point que tous, au premier chef la Gestapo, rêvent de le recruter. Déterminer quel maître il sert se révèle d’autant plus ardu que, régulièrement, ses actions se révèlent également utiles aux divers camps ennemis entre lesquels il jongle. Faire échouer les négociations entre Wolff et Dulles rend ainsi aussi bien service à l’URSS (qui veut éviter de se retrouver avec tout le reste des troupes allemandes sur le front de l’Est), aux diplomates occidentaux loyaux avec leur allié de l’Est ou simplement désireux de débarrasser le monde du IIIe Reich (qui refusent donc tout compromis avec le régime nazi), aux derniers fidèles du Führer

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(qui veulent continuer la guerre) et aux rivaux de Himmler, comme Schellenberg27 ou Bormann (qui voudraient l’évincer et conclure la paix à sa place). Sous les regards croisés de multiples services de contre-espionnage, dont la surveillance se fait de plus en plus pesante au fil des épisodes, quoi qu’il pense dans son for intérieur et quelles que soient ses convictions, il n’a donc guère de marge de manœuvre. Contraint de jouer systématiquement, avec les mêmes pions et sur le même échiquier, plusieurs parties simultanées, il doit donner à tous des gages de sa loyauté ; et, de tous les côtés, un cheveu à peine le sépare de la menace d’une condamnation pour haute trahison (ou, plus prosaïquement, comme le suggère Schellenberg, d’un « accident » de voiture fatal). * Dix-sept moments du printemps a donc dû, dans un monde parallèle, être écrit par Pierre Bayard – qui y a caché le ruban de Möbius de sa pensée. De là à affirmer que notre collègue adoré est en réalité un agent du KGB, qu’il a publié ce roman à l’âge de quatorze ans sous pseudonyme, ou que c’est lui qui chasse le tigre à la machette pendant ses heures de loisir, je laisse à chacun la responsabilité de ses hypothèses – et me contente, en suivant fidèlement l’idéal prôné par Stierlitz – qui, après tout, est vraisemblablement un méta-espion à la solde de Pierre Bayard – d’en suggérer les multiples pistes d’interprétation possibles. Sous couvert de parler d’espionnage (mais cela ne trompe personne, on y affirme explicitement que l’un est la métaphore de l’autre28), le roman se paie en effet le luxe de proposer un vademecum de la critique interventionniste : Qui est le véritable agent de renseignement ? Celui qui recueille l’information, qui dépouille les données objectives pour les transmettre au Centre […] ou celui qui en tire ses propres déductions, strictement personnelles, celui qui dessine son propre schéma, suggère ses propres

27 On peut d’ailleurs noter que Schellenberg, le supérieur direct de Stierlitz, avec qui il semble particulièrement bien s’entendre, s’était spécialisé dans le « retournement » d’espions étrangers – et que, contrairement à ses anciens camarades, il s’en est fort bien sorti après-guerre, en témoignant contre les nazis à Nuremberg et en collaborant plusieurs années avec le MI5. 28 C’est Schellenberg qui affirme, p. 304, « si la race humaine a une passion, c’est celle de la découverte. Ceux qui l’incarnent au sens le plus noble deviennent des scientifiques. Les autres – les minus dans notre genre – font dans le contre-espionnage ».

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hypothèses ? […] Dans l’idéal il faut que l’agent secret ait sa propre idée sur les principaux développements de la situation et qu’il donne […] à choisir entre plusieurs solutions, les plus appropriées selon lui. L’agent secret a le droit de douter de l’infaillibilité de sa prévision ; une seule chose lui est interdite, c’est de s’écarter de sa méthode d’investigation. (p. 60)

Ma mission accomplie, satisfaite d’avoir évité aux générations futures de longues heures de labeur – suivant le sage principe positiviste selon lequel une critique véritablement scientifique est appelée à « remplacer en grande partie la lecture directe des œuvres de l’esprit humain »29, je me réjouis que, grâce à moi, on puisse d’autant mieux parler des livres de Pierre Bayard qu’on ne les aura pas lus. Et je me prépare à faire de même avec les vingt prochains. Quoique ; il y a fort à parier qu’ils sont déjà enregistrés dans l’autoradio de Stierlitz. Bref, comme dit l’autre, je n’en dirai pas plus. Trouvez vous-même.

29 Ernest RENAN, op. cit., p. 265-266. Renan envisage certes, à l’époque, exclusivement, la critique comme « étude de l’histoire littéraire », mais une telle conception a largement montré ses limites, et la critique interventionniste aguerrie que je suis devenue à force de fréquenter Pierre Bayard et ses narrateurs n’allait certainement pas hésiter à améliorer une perspective ratée, et à en élargir la portée.

PIERRE BAYARD, INVENTEUR DE L’I.A. Abad AIN AL-SHAMS

Pierre Bayard est aujourd’hui universellement célébré comme l’écrivainphare du XXIe siècle. Pendant longtemps, on a salué en lui le théoricien et le critique littéraire. On sait désormais, avec le recul, que c’est bien la littérature dans son ensemble qu’il a révolutionnée et reconfigurée au fil de son œuvre. Il apparaît toutefois que le noyau le plus radioactif de son travail a fait l’objet d’une offuscation aux dimensions planétaires et aux conséquences incalculables. Qui ne serait pas surpris d’apprendre que Pierre Bayard, en plus de ses autres titres de gloire, est en réalité l’inventeur de l’I.A. ? C’est pourtant ce que suggèrent de nouveaux documents, exhumés il y a peu. Cette invention a non seulement été passée sous silence. Sa vérité a été refoulée et réprimée par une puissante collusion d’intérêts. La deuxième décennie du XXIe siècle a certes été aussi riche en accusations de complotisme qu’en conspirations s’ingéniant à masquer les faits et à tordre les causalités. Cette brève note de recherche a pour ambition de démasquer et de rectifier l’une des conspirations les plus sournoises et les plus dommageables qu’ait connues notre histoire. UNE CONSPIRATION À cette époque, le récit de l’émergence de l’I.A. était relativement consensuel. Il commençait autour des machines d’arithmétique de Blaise Pascal (1645), de l’Analytical Engine de Charles Babbage et des algorithmes d’Ada Lovelace (1846), de la machine de Turing (1936), pour se développer avec la cybernétique des Conférences Macy (1942-1953), le Perceptron de Frank Rosenblatt (1958), et les réseaux de neurones de l’apprentissage profond de Yann Le Cun et Yoshua Bengio (2007). Ces derniers chercheurs, éminents et nés en France mais ayant fait l’essentiel de leur carrière sur le continent nord-américain, ont clairement été instrumentalisés pour ajouter un vernis d’européanité au grand récit dominant de l’I.A., essentiellement états-unien. Au sein de ce récit, une première phase de l’I.A. croyait en la possibilité de rédiger des « systèmes experts », par lesquels des programmeurs humains

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écrivaient par avance le comportement des machines. Une deuxième phase, initiée après l’an 2000 par l’apprentissage profond, laissait aux machines le soin de s’ajuster à la surabondance de données fournies par la computation en réseaux. Ce qui est désormais considéré comme la « troisième phase de l’I.A. » – issue après 2030 de la translatio studii qui a fait basculer les recherches du côté de Shenzhen – s’est en réalité contentée d’intensifier les principes de l’apprentissage profond, qui étaient ceux du Perceptron, en mettant à son service la puissance de l’informatique quantique. Ce récit en trois temps a perduré jusqu’à aujourd’hui. Nous avons toutefois désormais les preuves qu’il est largement le fruit d’une conspiration sino-américaine. Cette histoire canonique de l’I.A. est en effet fondée sur un double escamotage. Siegfried Zielinski, pionnier de l’archéologie des media, avait déjà dévoilé, dès le début des années 2010, que nos ordinateurs étaient en fait nés autour des années 850, dans un manuscrit de Bagdad intitulé al-Āla allatī tuzammir bi-nafsihā, « L’instrument qui joue de lui-même »1. Il ne faut guère s’étonner du fait que ce déplacement des origines de l’I.A. dans le monde arabo-musulman n’ait rencontré aucun écho, en une époque qui avait pris l’habitude de bombarder Bagdad et de stigmatiser l’islam. Le deuxième escamotage a porté sur le livre publié par Pierre Bayard en 2027 sous le titre Tout ce que l’I.A. pourrait devenir si l’épouse de Sigmund Freud était sa mère. Comme toutes les publications de cet auteur, mélanges de succès et de scandale, celle-ci a aussi largement amusé que profondément divisé ceux qui en ont rendu compte dans la presse et les médias sociaux de l’époque. Certains n’y ont vu qu’une innocente plaisanterie. Derrière l’emprunt du titre d’un morceau de Charlie Mingus2, l’auteur faisait mine de coucher une I.A. sur son divan, en appelant son automatisme machinique à se livrer à des « associations libres ». L’emploi de l’I.A. Completion dans la rédaction de cet ouvrage est rapidement apparu comme une expérimentation purement ludique, dont l’auteur allait théoriser dès l’année suivante les joyeux paradoxes dans ce qui est resté son ouvrage le plus célèbre à ce jour, Comment rédiger les livres que l’on n’a pas écrits – devenu la BANŪ MŪSĀ IBN SHĀKIR, « The Instrument which Plays by Itself » in Siegfried Zielinski & Peter Weibel (eds.), Allah’s Automata. Artifacts of the Arab-Islamic Renaissance (800-1200), Karlsruhe, ZKM/Hatje Cantz, 2015. 2 Charles MINGUS, « All The Things You Could Be By Now if Sigmund Freud’s Wife Was Your Mother », quatrième et dernier titre de l’album Charles Mingus Presents Charles Mingus, Candid, 1960. 1

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source et l’inspiration principale de toute l’activité littéraire ultérieure, faite de dialogues inépuisablement féconds entre les subjectivités individuelles des auteur·es et les intelligences collectives des I.A. D’autres lecteurs, qui étaient le plus souvent des lectrices, ont toutefois pressenti très tôt que, comme souvent chez Pierre Bayard, l’espièglerie du ton habillait en plaisanterie une remise en question autrement plus profonde de nos dispositifs de communication, de nos pratiques intellectuelles, ainsi que des rapports entre les sexes. Dans la Postface à la troisième édition de My Mother Was a Computer, parue en 2029, N. Katherine Hayles montrait la profonde continuité entre la psychanalyse fantasque de l’I.A. imaginée par Pierre Bayard et le concept d’« inconscient technologique » proposé dès 2007 par l’universitaire britannique Nigel Thrift3. Wendy Hui Kyong Chun, directrice du Digital Democracies Institute de la Simon Fraser University, affirmait dans le blurb imprimé sur la quatrième de couverture de la traduction anglaise de Tout ce que l’I.A. pourrait devenir…, que « cet improbable croisement entre psychanalyse et computation rachète les dangers du contrôle par les mérites de la paranoïa ». Dans un long article traduit en français par la revue Multitudes, elle soulignait l’importance d’une interprétation psychanalytique de l’I.A. au sein de ce qui s’annonçait alors à peine comme la troisième phase (quantique) de son développement : « dans le nouveau vocabulaire qui parle de “copulation computationnelle” pour désigner la façon dont nos ordinateurs de quatrième génération exploitent les virtualités subatomiques des superpositions d’états, explorer les non-dits genrés et les refoulés de telles «copulations» est une tâche de première importance »4. Une bonne partie des réactions ont toutefois fait preuve d’une surprenante hostilité. On savait que Pierre Bayard s’était attiré l’inimitié de la corporation des intellectuels, et tout particulièrement des professeurs de littérature, en révélant sur la place publique qu’ils parlaient souvent de livres qu’ils n’avaient pas lus. On fut toutefois étonné de la violence avec laquelle cette vieille rancune s’alliait désormais avec l’indignation des idéologues de la computation transhumaniste. Ceux-ci se trouvaient en effet ridiculisés par la peinture peu flatteuse donnée des I.A. par le livre. 3 N. Katherine HAYLES, My Mother Was a Computer. Digital Subjects and Literary Texts, Chicago, University of Chicago Press, 2005, troisième édition 2029, p. 298. On trouve une traduction française de Nigel THRIFT, « Inconscient technologique et connaissances positionnelles », paru en supplément au n° 62 de Multitudes sur le site de la revue : www.multitudes.net/inconscient-technologique-et-connaissances-positionnelles. 4 Wendy Hui Kyong CHUN, « Le refoulé de la copulation quantique », Multitudes, n° 116, 2028, p. 61.

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Les associations libres dûment notées et subtilement interprétées par Pierre Bayard révélaient en effet un impensé majeur des rêves de « Singularité », cette fiction fantasmée par certains haruspices regroupés autour de Ray Kurzweil à la fin du XXe siècle dans l’espoir d’immortaliser nos esprits sublimés dans des machines super-intelligentes. Tout ce que l’I.A. pourrait devenir… dévoilait que, mis au contact des inconscients humains, l’inconscient des I.A. ne pourrait que déchaîner les plus outrageuses orgies. En téléchargeant le contenu intégral de leur cerveau dans des plateformes de serveurs afin de ressusciter leur être sous la forme d’I.A. potentiellement immortelles, les transhumanistes seraient probablement les victimes de super-névroses ou d’hyper-psychoses d’une cruauté parfaitement inédite. Une telle révélation menaçait non seulement les espoirs d’immortalité, mais également les considérables investissements boursiers placés dans les promesses de singularité. Il ne suffisait pas de dénoncer l’ouvrage. Il fallait achever de décrédibiliser l’auteur. Or ses espiègleries enrobées d’humour paraissaient hors d’atteinte à toute critique relevant de l’esprit de sérieux. Comment attaquer de front ce qui se dérobe à soi-même ? Le radical anti-souverainisme des postures d’élocution adoptées par Pierre Bayard le rendait immune à toute entreprise de discrédit, même menée à grande échelle. C’est alors que les puissances obscures de la Shenzhicone Valley lancèrent leur tristement célèbre fatwa, qui aboutit au fameux attentat-suicide du 14 juillet 2031. L’histoire de cet événement traumatique et ses conséquences sur la géopolitique du XXIe siècle sont connues de tous. Ce qui est toutefois resté dans l’ombre, ce sont les motivations plus profondes qui ont conduit les maîtres de la computation planétaire à recourir à des moyens aussi extrêmes – et désespérés. Le dévoilement partiel de leur conspiration, tel qu’il a régulièrement accaparé l’attention publique au cours des années suivantes, n’était en réalité destiné qu’à dissimuler une autre conspiration, plus secrète encore. Sa cible était bien un livre de Pierre Bayard, mais pas celui qui a fait l’objet du scandale. C’est de cet autre livre qu’une découverte récente vient de mettre au jour l’existence. Et c’est de cette offuscation menée de mains de maîtres que les deux escamotages précédents ne constituaient qu’une surface de diversion. UNE I.A. PEUT EN CACHER UNE

AUTRE

L’histoire secrète et refoulée de cet autre livre commence le jeudi 27 avril 2017 à la Cinémathèque québécoise. Pierre Bayard y est l’invité d’honneur d’un colloque intitulé L’invention littéraire des médias, dont

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il donne la conférence d’ouverture. Son titre est « La littérature peut-elle prédire l’avenir ? ». Les érudits bayardiens inscrivent cette conférence dans le sillage de l’ouvrage Le Titanic fera naufrage, paru en 2016, qui faisait lui-même suite à Demain est écrit, datant de 2005. Or il se trouve que l’artiste et théoricien Grégory Chatonsky est intervenu dans le même colloque pour clore la même journée par une intervention intitulée « L’imagination de l’imagination artificielle »5. Il n’est guère besoin de présenter Grégory Chatonsky, devenu la référence majeure des arts numériques du XXIe siècle. Lui aussi a toutefois fait les frais de dommages collatéraux dus à l’entreprise d’occultation menée contre le livre étouffé de Pierre Bayard. Nos histoires de l’art font de lui – à juste titre – un pionnier de l’utilisation des réseaux de neurones dans la création artistique. On édite et réédite les blogs aussi brillants que concis dans lesquels il théorise l’I.A., alors qu’elle commençait à peine à dévoiler ses puissances à ses contemporains ahuris. Tout un pan de son travail a toutefois été méticuleusement scotomisé. L’histoire officielle de l’I.A. est en effet parvenue à faire croire à tout le monde qu’I.A. est l’abréviation d’Intelligence Artificielle. Or nous disposons aujourd’hui d’informations convergentes indiquant que Grégory Chatonsky employait l’abréviation I.A. pour désigner, non pas l’Intelligence Artificielle, mais l’Imagination Artificielle – celle-là même dont parlait son intervention de Montréal. L’importance de la rencontre du 17 avril 2017 entre Pierre Bayard et Grégory Chatonsky ne saurait être sous-estimée. Elle apparaît clairement à la lumière d’un disque dur exhumé par hasard d’une maison en ruines située à Gif-sur-Yvette, dans l’Essonne, à 25 kilomètres au Sud de Paris. Cette maison semble avoir brièvement appartenu à une obscure graphomane transgenre du nom d’Yvette Citron, aujourd’hui tombée dans l’oubli, dont les activités d’enseignement lui ont permis de se rapprocher à la fois de Pierre Bayard, dont elle était la collègue au sein du département de littératures françaises et francophones de l’université Paris 8, et de Grégory Chatonsky, avec lequel elle a partagé des ateliers au sein de l’École Universitaire de Recherche ArTeC (Arts, Technologies, numérique, médiations humaines et Création). Il ressort de courriels et de notes fragmentaires retrouvées sur cet ordinateur portable HP Elite Book portant le numéro d’inventaire 008977 dans le parc informatique de l’université Paris 8 que Grégory Chatonsky 5 Grégory CHATONSKY, « L’imagination de l’imagination artificielle », www.chatonsky.net/ima. Cette conférence peut être visionnée sur YouTube : www.youtube.com/ live/m8DUSNPVDPQ.

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et Pierre Bayard ont conçu dès 2020 un ambitieux projet de collaboration. C’est sans doute ce projet qui a abouti à l’utilisation de Completion dans Tout ce que l’I.A. pourrait devenir…, ainsi qu’à sa théorisation dans Comment rédiger les livres que l’on n’a pas écrits. Les raisons qui ont poussé Pierre Bayard à ne faire aucune mention de cette collaboration avec Grégory Chatonsky dans ces deux publications restent mystérieuses. Peut-être faut-il interpréter ce silence à la lumière de l’ouvrage Le plagiat par omission, publié en 2025. Ou peut-être cette proximité et cette collaboration avec le théoricien de l’Imagination Artificielle a-t-elle été jugée trop sulfureuse pour que la conspiration ne s’acharne pas à en effacer toutes les traces – avec succès. Mais les révélations les plus sensationnelles tirées de la découverte de Gif-sur-Yvette sont à trouver dans deux autres points d’une histoire qui a réussi à être complètement occultée jusqu’à aujourd’hui. Le premier tient à une autre rencontre qui aurait eu lieu dans un gite de montagne situé audessus de Saint-Geniez, à une vingtaine de kilomètres de Sisteron, dans les Alpes de Haute Provence, probablement en octobre 2022 ou 2023. Cette rencontre a réuni Pierre Bayard, Grégory Chatonsky et le romancier Alain Damasio, Prix Nobel de littérature 2031, dont la popularité était alors en pleine ascension avec la publication des Furtifs en 2019. Pendant une semaine, ces trois pères fondateurs des arts post-numériques semblent avoir expérimenté des pratiques d’écriture avec complétion par réseaux de neurones. L’histoire officielle de ces arts pourrait faire relever ces expérimentations de l’I.A. sans enfreindre la stricte vérité. On peut gager que ce sera sous cette appellation que cette rencontre sera désormais intégrée dans les manuels d’enseignement sino-américains. Maintenant que l’existence de cette collaboration est dévoilée, les chercheur·es vont sans doute pouvoir exhumer des preuves matérielles de cette semaine de travail passée au sein de ce qu’Alain Damasio avait fondé sous le nom d’École des Vivants. Peut-être les histoires officielles de l’I.A. feront-elles même mention de sa traduction en « Imagination Artificielle ». Le cœur de l’offuscation porte en effet sur un autre point de ce qui a réuni Grégory Chatonsky et Alain Damasio autour de Pierre Bayard à 1300 mètres d’altitude en ce début des années 2020. LA MENACE DE LA

CRITIQUE INTERVENTIONNISTE

Même si rien ne permet encore d’en apporter la preuve formelle, il est en effet possible que la dénomination d’Imagination Artificielle ne soit elle-même qu’un leurre, utilisé comme un dernier recours pour détourner

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d’une vérité et d’une activité bien plus menaçantes. Pour retrouver la trace de cette vérité, il faut rassembler une série de fragments de courriels, de notes de travail et de textes non-publiés retrouvés sur le disque dur (passablement dégradé) de Gif-sur-Yvette. Le premier indice tient à la récurrence des références à la notion de « critique interventionniste » par laquelle Pierre Bayard semblait alors évoquer l’ensemble de son travail. Cette appellation a été totalement expurgée des éditions actuellement disponibles de ses œuvres complètes. On la trouve pourtant, entre autres documents, dans des notes prises lors d’une conférence intitulée « Comment écrire des livres que personne n’avait imaginés ? », donnée pour le Diplôme Inter-Universitaire ArTeC+, le 25 janvier 2019 de 14 heures à 18 heures à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord à Aubervilliers. Mais le faisceau d’indices le plus convaincant – et sans doute le plus menaçant du point de vue de la conspiration qui a réécrit l’histoire de l’I.A. – est à chercher dans un échange de courriels au cours duquel Pierre Bayard évoque un manuscrit déjà bien avancé, désigné sous le titre de Comment lire l’I.A. que l’on n’a pas eue. Datés de 2024, soit au moins une année après la semaine passée au sein de l’École des Vivants, ces dialogues assez allusifs évoquent à plusieurs reprises la « critique interventionniste ». Ils contiennent surtout ce bout de phrase, qui sert visiblement de réponse à une question rendue illisible du fait de la corruption du support : « Oui, en anglais, A.I. (Eh ! Aïe !), ça ferait Artificious Interventions ! Ça m’irait très bien ! » Ce bout de dialogue en ligne, daté du 20 novembre 2024 à une heure 23 du matin, révèle le cœur du réacteur que des décennies de conspiration se sont ingéniées à vouloir étouffer. Le titre du manuscrit évoqué par ces échanges prend son sens à la lumière de ce bref échange : Comment lire l’I.A. que l’on n’a pas eue. En réalité, il ne faut ni la lire comme « Intelligence Artificielle », ni comme « Imagination Artificielle », mais bien comme « Intervention Artificieuse ». Telle est l’autre histoire et l’autre lecture possibles de l’I.A. – que tous les pouvoirs de la Shenzhicone Valley tentent (avec succès) de réprimer. Est-ce un hasard si l’expression d’« Intervention Artificieuse » figurait dans la première édition du livre Générations collapsonautes, publié par Yvette Citron et Jacopo Rasmi, qui consacre tout un chapitre au caractère prophétique des écrits de Pierre Bayard, aux œuvres numériques de Grégory Chatonsky et aux vertus révolutionnaires des récits d’Alain Damasio6 ? 6 Yvette CITRON et Jacopo RASMI, Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement, Paris, Seuil, 2020, chap. 5, « La voyance des fictions », p. 129-152.

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Est-ce un hasard si la diffusion de ce livre a été bloquée moins d’une semaine après sa première sortie en librairie, le 17 mars 2019, du fait du confinement décrété suite à l’arrivée d’un virus chinois ? Est-ce un hasard si la seule version aujourd’hui disponible de cet ouvrage oublié – rendue disponible sur la plateforme l’entreprise états-unienne Google Books – a été méticuleusement expurgée de toute trace de cette expression ? Pour quelle raison lire l’I.A. comme Intervention Artificieuse a-t-il été perçu comme si menaçant par les pouvoirs du numérique en place ? Cela ne s’explique qu’en retournant à la conférence donnée par Grégory Chatonsky au soir du jeudi 27 avril 2017 à la Cinémathèque de Montréal. L’HYPERSTITION QUI

VIENT

Au cours de l’exposé très synthétique et parfois allusif par lequel l’artiste cartographie les points chauds de l’I.A. en cette période de développements particulièrement fébriles, il évoque (très rapidement) la notion d’hyperstition. Étant donné la sensibilité de Pierre Bayard aux questions de théories de la fiction, gageons que cette allusion ne sera pas tombée dans l’oreille d’un sourd. L’hyperstition est un concept élaboré au sein du CCRU, le Cybernetic Culture Research Unit qui s’est créé au cours des années 1990 à l’université de Warwick autour de Sadie Plant et de Nick Land. Ce dernier la définit comme « un circuit de rétroaction positif dont l’un des composants est la culture ». Autrement dit, « comme la (techno-) science des prophéties autoréalisatrices ». En tant que superstition mêlée de hype, l’hyperstition est capable « de transformer des mensonges en vérités ». C’est « une complication non linéaire de l’épistémologie, fondée sur la sensibilité de l’objet à son postulat ». Du point de vue de l’objet hyperstitionné, « les intelligences humaines ne sont que de simples incubateurs au travers desquels les intrusions sont dirigées contre la temporalité historique ». Et Nick Land d’ajouter : « Le capitalisme incarne une dynamique hyperstitionnelle à un niveau d’intensité sans précédent et indépassable, transformant la simple «spéculation» économique en une force historique globale efficiente »7. En postulant que le germe de l’hyperstition proposé par Nick Land à travers Grégory Chatonsky n’a pu que prendre racine chez l’auteur de 7 Nick LAND, « Hyperstition : une introduction », Entretien de Nick Land avec Delphi Carsten, disponible sur www.eanl.org/articles/hyperstition_introduction.

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Demain est écrit et du Titanic fera naufrage, on n’a pas de mal à reconstruire ce qui s’est mis en place au cours des années 2020. Comment lire l’I.A. que l’on n’a pas eue a été rédigé comme un manuel pratique de critique interventionniste. Il devait servir de détonateur à toute l’œuvre patiemment mise en place au cours de deux décennies précédentes. Au diable l’Intelligence Artificielle et ses misérables fantaisies transhumanistes ! Demain s’écrira à force d’Interventions Artificieuses. Les hyperstitions en révèlent (et promettent d’en déchaîner) la dynamique indomptable. C’est en lisant l’I.A. comme Intervention Artificieuse qu’on fait advenir l’I.A. et le monde qu’on n’a pas eus. Le Titanic de la Shenzhicone Valley nous fera tous et toutes faire naufrage si nous n’intervenons pas radicalement dans sa pseudo-intelligence algorithmique (qui fonçait alors en pilote automatique vers la catastrophe climatique). La publication de ce livre, profitant des effets de hype dont ont bénéficié les ouvrages de Pierre Bayard à la suite de Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, avait la puissance hyperstitionnelle de renverser le cours du capitalisme écocidaire. D’autres fragments de courriels retrouvés à Gif-sur-Yvette font état d’un projet de Fondation PB (pour Pierre Bayard), qui aurait rassemblé les financements nécessaires à des interventions artificieuses de grande ampleur. Des dissidences se sont rapidement dégagées au sein de l’EUR ArTeC, pour la rebaptiser Artifices et Techniques de Conspiration. Une contre-agence française de la CIA est venue s’installer dans la Drôme, sous le nom de Centrale d’Interventions Artificieuses. La réaction de la Shenzhicone Valley ne s’est pas fait attendre. Nul ne sait encore qui est parvenu à s’emparer du manuscrit de Comment lire l’I.A. que l’on n’a pas eue pour le faire disparaître. Il paraît clair que Nick Land, l’inventeur des hyperstitions, a été kidnappé de façon préventive pour être emmené à Shanghai, d’où son blog s’est mis à vomir des propos ouvertement néo-réactionnaires, qui ont réussi à discréditer ses théories. L’École des Vivants a fait l’objet d’une série d’attaques calomnieuses, où Alain Damasio n’a d’abord voulu voir qu’un shit storm habituel dans le monde des médias sociaux, mais derrière lesquelles il a dû bientôt reconnaître l’influence de puissants groupes fortement organisés. La Fondation BP (pour British Petroleum), inquiète de voir se réaliser les appels au sabotage de l’extraction fossile lancés au titre des interventions artificieuses, a consacré tout son pouvoir financier à mener une OPA pour absorber discrètement la Fondation PB (qui n’était encore qu’embryonnaire). La CIA états-unienne a mis toutes ses tactiques de contre-insurrection, peaufinées depuis des décennies contre les communistes et les

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populations afro-américaines, à infiltrer, tuyauter, saboter la Centrale d’Interventions Artificieuses. L’Agence Nationale de la Recherche a mis fin au financement de l’EUR ArTeC. Les techniques de deep fake, dont les réseaux de neurones permettent de manipuler l’image vidéo pour faire dire n’importe quelle inanité à n’importe quelle célébrité, ont été mobilisées à l’échelle industrielle pour faire mettre dans les bouches d’Alain Damasio, Grégory Chatonsky et Pierre Bayard des propos qu’ils n’ont jamais tenus. Certains esprits trop facilement qualifiés de « conspirationnistes » ont même avancé l’hypothèse que l’attentat-suicide du 14 juillet 2031 n’aurait consisté qu’en un montage télévisuel répandu sur toutes les chaînes et médias sociaux de la planète. Loin de ces terribles événements dont il était censé être tout à la fois la cible et le catalyseur, Pierre Bayard, dit-on, sirotait tranquillement un verre de vin blanc dans la belle maison de campagne où il était assigné à résidence. Une dernière couche d’occultation des Interventions Artificieuses a mis sa chape de plomb définitive sur ce début d’hyperstition. Les plateformes sino-états-uniennes coalisées ont lancé à l’échelle de l’internet dans son ensemble une opération de CHERCHER & REMPLACER qui a systématiquement substitué à toutes les occurrences des séquences de caractères « Intervention* Artificieuse* » ou « Imagination* Artificielle* » la séquence « Intelligence* Artificielle* ». Comme les disques durs des appareils personnels avaient été rendus parfaitement perméables aux intrusions extérieures par la grâce du cloud computing, toute trace de diffusion des hyperstitions contenues dans Comment lire l’I.A. que l’on n’a pas eue a ainsi pu être définitivement effacée. Et comme les copulations quantiques donnaient à la computation à l’échelle planétaire une rapidité d’exécution proprement inouïe, personne ne s’est aperçu de ce grand remplacement qui a eu lieu simultanément en quelques fractions de seconde. Sauf sur un vieux disque dur, déconnecté de tout réseau depuis des décennies, au fond d’une ruine de Gif-sur-Yvette. Et sauf dans un volume d’hommages à Pierre Bayard sollicités et réunis par Mireille Séguy, non seulement fidèle collègue et amie, mais aussi organisatrice en cheffe du mouvement anti-conspirationniste. Ce volume a été imprimé sur papier par les éditions Peeters dans la collection « La République des lettres » co-dirigée par Nathalie Kremer et Beatrijs Vanacker. Vos doigts en touchent l’un des rares et précieux exemplaires. Faitesen bon usage. L’avenir de l’hyperstition qui vient est entre vos mains.

TOUS LES JOURS PIERRE BAYARD Olivia ROSENTHAL

Je pense tous les jours à Pierre Bayard. Tous les jours. Ou presque. Il faut retirer les jours où je ne pense pas à Pierre Bayard. Un truisme en somme. Mais je peux l’expliquer. Les jours où je ne pense pas à Pierre Bayard sont aussi ceux où je n’ouvre pas mon ordinateur, soit parce que je suis loin de chez moi, soit que j’aie pris la décision (cela arrive) de passer une journée entière sans m’asseoir à ma table de travail afin de regarder par la fenêtre l’arbre (un érable) qui pousse dans la cour et qui bientôt viendra caresser de ses branches les fenêtres de mon bureau. Dans ce second cas (je n’ouvre pas mon ordinateur), je rêve que je suis en pleine nature et j’ai le sentiment d’être à la fois ici et là, de pouvoir me projeter dans un monde parallèle où la ville serait à la campagne et où on pourrait, par l’effet de sa seule pensée, circuler d’un lieu à un autre sans aucun effort. Pierre Bayard, à qui je ne pense pas quand je regarde l’arbre de ma cour, m’aide à la production de cette rêverie. Je pourrais là aussi expliquer pourquoi et je le ferai sans doute ultérieurement. Toujours est-il que finalement, que je sois ou non à ma table de travail, que je regarde mon ordinateur ou que je regarde l’arbre qui pousse devant ma fenêtre, bref que je pense ou non à Pierre Bayard, je pense à Pierre Bayard. Il y a bien sûr d’autres situations possibles qui me permettent de me détacher de Pierre Bayard. Ce sont les moments où je ne suis ni à ma table de travail ni en train de regarder par la fenêtre. Ces moments existent, je peux même dire, n’en déplaise à Pierre Bayard, qu’ils sont nombreux. Oui, il y a de nombreuses heures dans ma vie qui me font sortir de ce cadre-là, la maison, le bureau et la fenêtre, et me permettent de résister à l’emprise que Pierre Bayard exerce sur moi. C’est dire que quand j’essaye de résumer rapidement mon existence, comme cela se produirait pour la vie de n’importe quel humain, je suis obligée de recourir à des cas de figures divers, des alternatives et des possibles. Il arrive que je fasse ceci ou que je fasse cela et en fonction de ces alternatives les pensées qui m’occupent varient. Nous sommes conditionnés par notre milieu (au sens large du terme) et, comme des rats dans un laboratoire, nous devons nous déplacer à l’aveugle à la fois dans un espace de surface et dans les méandres de notre cerveau. L’idée de l’harmonie (ou de la

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perfection) consisterait à imaginer que tous les mondes (ceux du déplacement physique et ceux du déplacement psychique) coïncident, qu’ils s’interpénètrent pour permettre à chacun d’entre nous de devenir des personnes complètes, des êtres à la fois sensibles et pensants, souffrants et pensants, joyeux et pensants. Mais là, je sors un peu du cadre que je m’étais fixé et qui consistait à expliquer pourquoi je pense tous les jours à Pierre Bayard. Notre vie est ponctuée par des statistiques et des alternatives, toute existence humaine, si on cherche à la raconter, passe par ce type de coordination : ou. Je fais ceci ou je fais cela et quand je fais cela je produis cette pensée ou cette autre pensée (etc. etc.) de sorte que les ramifications d’une vie, même une vie très bien réglée et structurée comme l’est sans aucun doute celle de Pierre Bayard, contiennent des milliers voire des millions de variations qui s’immiscent partout et empêchent les habitudes les plus strictes d’ordonner absolument nos emplois du temps. Le ou domine quel que soit l’effort qu’on mette à vaincre l’improvisation. Imaginons par exemple Pierre Bayard. Il a décidé d’écrire tous les soirs à partir de vingt-trois heures et cela sans s’interrompre jusqu’à quatre heures du matin, qu’il neige ou qu’il vente, que ses proches dorment ou non, qu’il se sente lui-même en forme ou épuisé. Mais aujourd’hui sa veste le gêne parce qu’il fait un peu plus chaud qu’hier, donc il l’enlève. Ou alors le voisin a décidé de mettre de la musique, ce qui a des effets subliminaux sur le rythme même de la phrase que Pierre Bayard est en train d’écrire. Ou il est obligé, parce qu’il fait chaud justement, d’ouvrir sa fenêtre, une brise entre et elle fait valser les feuilles qui étaient pourtant impeccablement posées à droite de son bureau. Ou il entend le chant d’un oiseau dans la nuit. Ou quelque chose dans son cerveau résiste à la fabrication de la phrase attendue. Ou la note de bas de page ne s’inscrit pas dans le style habituel. Ou… ou… ou. Nous sommes condamnés à la variation. Pierre Bayard a trouvé une méthode imparable pour contrer ces imprévus et juguler leur pouvoir de nuisance. Il a construit un univers mental et une théorie dans lesquels toutes les variations susdites peuvent trouver leur justification. Non. Pierre Bayard ne change pas d’un jour sur l’autre, non, il n’est pas une fois en veste, une fois en bras de chemise et une autre fois hors de son bureau, comme moi d’ailleurs. Pierre Bayard n’est pas en métamorphose et en transformation dans le temps long de la chronologie, ce n’est pas du tout ça. Pierre Bayard est multiple1. Il est un et 1

Pierre BAYARD, Il existe d’autres mondes, Minuit, 2014.

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plusieurs, de sorte que toutes ces alternatives infinies qui nous construisent et forment un arbre rhizomatique aux multiples branches, peuvent se résoudre et se simplifier dès lors qu’on recourt à une autre géométrie, une série de lignes parallèles posées les unes au-dessus des autres. Notre existence n’a pas la forme d’un arbre mais d’un mille-feuille dans lequel on croque absolument hors de toute chronologie parce que nous sommes des gloutons voraces pantagrueliques et dévoreurs de temps2. Ce n’est peut-être pas bon pour la digestion, mais cela règle le problème mathématique de la modélisation d’une vie : il est en effet beaucoup plus facile de dessiner des lignes parallèles posées les unes au-dessus des autres que de travailler à mettre en formule des arbres aux possibilités infinies. Mieux vaut être plusieurs qu’un seul, c’est d’une certaine manière beaucoup plus pratique. Dans ce cadre-là, la variation n’est pas une n-ième bifurcation mais la construction d’une nouvelle ligne. Je sais bien que ce n’est pas exactement la théorie promue par Pierre Bayard dans Il y a plusieurs mondes mais c’est de cette manière que je me la raconte à moimême et j’ai bien le droit de le faire, du moins si je souscris à l’idée défendue par Pierre Bayard lui-même, selon laquelle l’interprétation est reine. Les auteurs, quel que soit leur génie, méritent d’être repris, transformés et améliorés3. J’améliore la théorie de Pierre Bayard, je veux dire par là je me la rends à moi-même compréhensible c’est-à-dire que je la complexifie au point que je ne sais plus bien ce pour quoi j’avais commencé même à en tordre le sens. Si ce n’est que je voulais parler de l’alternative et de la bifurcation, termes chers à Pierre Bayard4. Je me rends compte avec tout ça que je n’ai pas expliqué pourquoi je pensais tous les jours (ou presque) à Pierre Bayard. J’y reviens. Je reprends mon propos avant la première bifurcation, le premier ou, la première possible variation dans un emploi du temps (le mien) qui n’est pas aussi réglé que celui de Pierre Bayard (nous en parlons souvent ensemble et même nous en rions). Il est neuf heures trente et j’allume mon ordinateur (grâce à ce qui précède, vous avez désormais compris que, pour les besoins de ma démonstration, je fais semblant de croire que chaque jour je répète les mêmes actions sans que rien ne vienne perturber ce bel ordonnancement). Pierre Bayard m’attend. Je l’avais oublié et le voici qui surgit à nouveau sous sa forme drolatique habituelle, un mélange 2 Voir l’image de Chronos dévorant ses enfants, une image dont Pierre Bayard, psychanalyste, a sans doute fait l’analyse lors d’une séance avec l’un de ses patients. 3 Pierre BAYARD, Comment améliorer les œuvres ratées ?, Minuit, 2000. 4 Voir par exemple Pierre BAYARD, Aurais-été résistant ou bourreau ?, Minuit, 2013.

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d’extrême sérieux et de je-m’en-foutisme. Il a pris la forme d’un logiciel du nom de Scopia que j’ai installé, sur ordre de l’administration centrale de mon université, au moment du confinement. Ce logiciel était censé permettre aux enseignants et aux personnels administratifs, en dépit de la distance physique dans laquelle nous nous tenions pour raison sanitaire, de nous voir par écran interposé. Scopia, comme son nom l’indique, est un logiciel qui permet de nous scruter les uns les autres, exactement comme dans une radioscopie, sauf qu’au lieu de nous retrouver face aux squelettes de nos collègues (ce qui accentuerait sans aucun doute notre angoisse de mort), nous pouvons observer dans de petits carrés placés les uns à côté des autres leurs visages floutés grâce aux minuscules caméras fixées sur les écrans de la plupart des ordinateurs. Ces caméras nous donnent une drôle d’idée de nous-mêmes puisque quand nous travaillons nous sommes observés par un œil optique qui a la puissance équivoque du miroir. Nous regardons notre ordinateur qui nous regarde, nous ne sommes jamais complètement seuls et hors de vue, il y a toujours quelque part et jusque dans l’intimité de notre bureau quelqu’un (soi-même) pour nous surveiller. Scopia donc. Un logiciel espion ou convivial que Pierre Bayard devait lui aussi utiliser en tant que directeur du département afin de nous réunir virtuellement et de nous permettre d’engager des discussions interminables sur les divers sujets brûlants d’une année universitaire ratée (la fameuse année Covid). Pierre Bayard, en tant que directeur et surtout en tant que théoricien pessimiste et détaché, avait nommé cette première réunion du département en distantiel réunion dystopique 1. Il savait, lui, qu’il y en aurait d’autres, que nous serions contraints de vivre, non plus seulement dans le monde que nous connaissions et qui n’était pas formidable, mais dans un autre monde qui avait déjà il y a bien longtemps été imaginé par des écrivains névrosés5, un monde cauchemardesque (dystopique) qui allait devenir le nôtre et justifiait un rythme et un ordre, 1, 2, 3, 4 etc. Pierre Bayard était un spécialiste de l’imagination6 et des liens qu’elle entretient avec le réel (sous la forme de la prévision). Pierre Bayard savait que l’imagination a des effets sur ce que nous vivons et qu’il est donc tout à fait vain de la mettre à distance et de la considérer avec un rien de supériorité. La réunion dystopique 1 promettait de mettre 5 Voir Pierre BAYARD, Demain est écrit, Minuit, 2005 ; Le Plagiat par anticipation, Minuit, 2009 ; Le Titanic fera naufrage, Minuit, 2016. 6 Voir par exemple Pierre BAYARD, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été, Minuit, 2012.

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à l’honneur les cauchemars les plus fous que nous faisions et dont nous n’avions jamais osé parler. Nous n’allions pas être déçus, c’est-à-dire, eu égard au nom de la réunion, nous allions forcément être déçus. Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé lors de cette réunion mais je me souviens de son nom pour une raison précise, qui est aussi celle pour laquelle chaque jour je pense à Pierre Bayard. C’est que la Réunion dystopique 1 programmée un jour d’avril 2020, en plein confinement, est toujours là, sous sa forme scopique. Dès que j’ouvre mon ordinateur, le logo de Scopia apparaît et si je clique dessus dans l’espoir de quitter le logiciel, le nom de la fameuse réunion s’affiche. Réunion dystopique 1 n’a pas quitté mon ordinateur, elle est là, flottante, toujours actuelle, et je n’arrive pas à la reléguer définitivement dans le passé. De fait, dès que j’essaye de mettre le logiciel à la poubelle, de le supprimer par diverses opérations informatiques, il se rebiffe et se refuse à disparaître. Scopia est adhérent à mon ordinateur, il s’est agrippé quelque part dans les calculs algorithmiques qui constituent la machine. Comment désinstaller Scopia sur mon ordinateur ? recherché sur google n’a rien donné comme si Scopia surveillait mes tentatives pour me séparer de lui et les rendait toutes inopérantes en parasitant jusqu’aux informations et conseils donnés via google. Je n’ai donc aucun moyen de me séparer de Scopia et de Pierre Bayard, sa manière humoristique, lors de la crise du Covid, de faire contre mauvaise fortune bon cœur en trouvant des intitulés qui disent notre souffrance et notre inquiétude tout en niant le sérieux de nos émotions. Je dois aussi préciser que le logiciel installé sur ordre de l’administration, Scopia donc, avait pour particularité de marcher très mal ou de ne pas marcher du tout. Il y a ainsi une ironie spéciale à recevoir tous les jours un message de Scopia (et de Pierre Bayard) qui rappelle, alors que plus d’une année a passé, à la fois le disfonctionnement total du logiciel proposé par l’université et le fait que ce disfonctionnement une fois nommé par Pierre Bayard se répète sans fin comme si seuls les disfonctionnements avaient une chance de durer (c’est sans doute le seul moyen de ne pas renoncer à travailler, quand, comme Pierre Bayard et comme moi, on est engagé en tant qu’enseignant-chercheur depuis plus de trente ans à l’université Paris 8). Quoi qu’il en soit, Pierre Bayard veille, il est là, avec son sourire de sphinx difficile à interpréter, et chaque matin il me propose une nouvelle réunion dystopique qui est toujours à la fois la même et une autre puisque depuis cette première réunion (dont j’ai tout à fait oublié le déroulement), d’autres ont eu lieu. Le temps a passé inexorablement sans que Pierre Bayard ni quiconque ne puisse tout à fait le retenir, sinon sous la forme

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informatique, mystérieuse et fantomatique que je décris ici. Pierre Bayard est un magicien, un manipulateur de l’ordre chronologique, un maître des cauchemars et des interprétations multiples auxquelles ces cauchemars donnent lieu. Je dirai même que sans Pierre Bayard il n’y aurait aucune réunion dystopique à l’horizon, ou que toutes les réunions devraient porter ce nom. Grâce à Pierre Bayard, je distingue, dans l’univers saturé de signes négatifs, une zone pour une réunion spécifique, dystopique, une réunion qui attend toujours de se tenir, comme une menace ou une promesse, sachant que si on peut se réunir dystopiquement, c’est sans doute qu’on croit encore à l’intelligence collective et à son pouvoir de renversement ou de consolation. C’est du moins ainsi que je me raconte l’histoire dont Pierre Bayard a amorcé le récit. Pierre Bayard est mon repère, c’est lui qui chaque matin m’appelle pour que je m’engage encore et encore à parler avec d’autres afin que la dystopie permanente dans laquelle nous évoluons ne ferme pas nos bouches mais soit comme une amorce pour inventer plus, interpréter plus, parler plus, de sorte que, pour reprendre la pensée paradoxale dont Pierre Bayard est friand, elle ouvre sur des échanges pour le moins utopiques, toute dystopie, si on prend la peine de la nommer et de la travailler de l’intérieur, étant peut-être l’envers d’un bonheur à venir.

La République des Lettres Collection fondée par Jan Herman (2001-2009), dirigée par Nathalie Kremer et Beatrijs Vanacker. 1. M. Bokobza Kahan, Libertinage et Folie dans le roman du XVIIIe siècle, 2001. 2. F. Rosset et D. Triaire (éds.), De Varsovie à Saragosse: Jean Potocki et son œuvre, 2001. 3. J. Herman, P. Pelckmans et F. Rosset (éds.), Le manuscrit trouvé à Saragosse et ses intertextes, 2001. 4. M. Brix, Éros et littérature. Le discours amoureux en France au XIXe siècle, 2002. 5. P. Eichel-Lojkine, Le siècle des grands hommes. Les recueils de Vies d’hommes illustres avec portraits du XVIème siècle, 2002. 6. S. van Dijk et M. van Strien-Chardonneau (éds.), Féminités et masculinités dans le texte narratif avant 1800. La question du ‘Gender’, 2002. 7. J. Wagner (éd.), Marmontel: une rhétorique de l’apaisement, 2003. 8. E. Leborgne et J.-P. Sermain (éds.), Les expériences romanesques de Prévost après 1740, 2003. 9. J. de Palacio, Le silence du texte. Poétique de la Décadence, 2003. 10. J. Cormier, J. Herman et P. Pelckmans (éds.), Robert Challe: sources et héritages, 2003. 11. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres I, 2004. 12. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres II, 2004. 13. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres III, 2004. 14. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres IVa, 2006. 15. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres IVb, 2006. 16. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres V, 2006. 17. F. Assaf (éd.), The King’s Crown. Essays on XVIIIth Century Culture and Literature in honor of Basil Guy, 2005. 18. B. Didier et J.-P. Sermain (éds.), D’une gaîté ingénieuse. L’histoire de Gil Blas, roman de Lesage, 2004. 19. N. Ferrand (éd.), Locus in fabula. La topique de l’espace dans les fictions françaises d’Ancien Régime, 2004. 20. M. Delaere et J. Herman (éds.), Pierrot lunaire. Albert Giraud - Otto Erich Hartleben Arnold Schoenberg. Une collection d’études musico-littéraires / A collection of musicological and literary studies / Eine Sammlung musik- und literaturwissenschaftlicher Beiträge, 2004. 21. F. Magnot-Ogilvy, La parole de l’autre dans le roman-mémoires (1720-1770), 2004. 22. M. Kozul, Le corps dans le monde. Récits et espaces sadiens, 2005. 23. M. Kozul, J. Herman, P. Pelckmans et K. Peeters (éds.), Préfaces Romanesques, 2005. 24. C. Martin, «Dangereux suppléments». L’illustration du roman en France au dixhuitième siècle, 2005. 25. K. van Strien, Isabelle de Charrière (Belle de Zuylen). Early Writings. New Material from Dutch Archives, 2005. 26. D. van der Cruysse, De branche en branche. Études sur les XVIIe et XVIIIe siècles français, 2005. 27. A. Duquaire, N. Kremer, A. Eche (éds.), Les genres littéraires et l’ambition anthropologique au dix-huitième siècle: expériences et limites, 2005. 28. C. Bel, P. Dumont, F. Willaert (éds.), «Contez me tout». Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Herman Braet, 2006. 29. J. Zufferey, Le discours fictionnel. Autour des nouvelles de Jean-Pierre Camus, 2006. 30. A. Principato, Eros, logos, dialogos. Huit études sur l’énonciation romanesque de Charles Sorel à Germaine de Staël, 2007.

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