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French Pages 472 [478] Year 1998
DU MEME AUTEUR
ROMANS
Sainte Catherine, Gallimard. Une bonne fortune, Gallimard. RECIT
Au lieutenant des Taglaïts, SPL. ESSAIS
Les Voyageurs du Grand Univers, Albin Michel. La Condamnation à mort — Le Recours en grâce — L'Expiation Trilogie du Temps universel, SPL. ALBUMS HISTORIQUES
La Guerre d Indochine, SPL. Algérie Française, SPL. Histoire de l'Indochine, SPL. Histoire de l'Afrique — AOF, AEF, Madagascar, SPL. MEMOIRES
L'Anabase ou l'expédition dans l'intérieur, en préparation.
© Editions Albin Michel SA.. 1998 22. rue Huyghens. 75014 Paris ISBN 2-226-09965-4
A Pierre Guillaume, le dernier Français d'Empire.
PROLOGUE
La Porte de Chine
Depuis des éternités, au moins depuis les dix siècles d'occupa tion chinoise du nord indochinois, de 111 avant Jésus-Christ à 939 après, et pour nous autres Français depuis la conquête du Tonkin, la Porte de Chine est un lieu symbolique qui s'ouvre sur l'Indo chine. C’est aussi un lieu géographique précis, au bout d’un doigt de gant à la frontière sino-tonkinoise, un doigt de Chine désignant le poste et le village de Dong-Dang, à 8 km au nord de Langson. C’est enfin une vraie porte, encastrée dans un mur crénelé en bri ques qui grimpe de part et d'autre jusqu’au sommet des collines, comme une Grande Muraille en miniature. Le voyageur de notre histoire imaginera qu’il prend à la sortie de Dong-Dang un chemin rocailleux pompeusement appelé « Route de Chine ». Et le voilà devant la Porte ! Que d’événements se sont passés là, de Langson à Caobang ! Que d’envahisseurs sont passés par là ou sont parvenus jusque là ! Au xvir siècle, lorsque le roi de Caobang, soutenu par l’empereur de Chine, tient tète au roi du Tonkin ; au xvmc siècle, lorsque les trois frères Tayson, rebelles venus du sud, installent le plus jeune d’entre eux sur le trône du nord, avec l’aide de Pékin ; au xixe siècle, au moment du désastre de Langson ; au XXe siècle enfin, contre les Japonais venus de Chine en décembre 1940 et en mars 1945, et contre les premières divisions viets armées par les Chinois, en octobre 1950. La Porte de Chine s’ouvre même sur la Chambre des députés, quand la « question du Tonkin » fait trembler la classe politique, par deux fois. Même constante en 1885 et 1950, même évacuation de Langson en catastrophe, même marée d’ennemis déferlant de Chine jusqu’au Palais-Bourbon. Le cabinet Jules Ferry est balayé
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sous les assauts conjugués d'une droite suivant Albert de Mun et d'une gauche menée par Georges Clemenceau. Quant au cabinet René Pleven, en charge des affaires au beau milieu du siècle, il subit les violentes attaques de la gauche conduite par Mendès France, et il cède aux objurgations de la droite réclamant un chef unique, investi des pouvoirs civils et militaires. Ce sera de Lattre. La « question du Tonkin » se trouvera résolue, victorieusement mais provisoirement. Entre-temps, de 1940 à 1945, la Porte de Chine a une autre signification et s'ouvre dans l'autre sens. Elle était la porte du grand nord chinois, elle sera la « Porte du Grand Sud », de son étendue d'îles et de presqu'îles entre l'océan Indien et l'océan Pacifique. Attardons-nous déjà, un instant, entre deux mondes, afin de bien situer la place de l'Indochine. Pour la France, en ce désas treux été 1940, les Allemands de là-bas sont les Japonais, qui ont remplacé les Chinois. Un conflit interminable oppose en effet l'Empire du Milieu et l'Empire du Soleil levant. Larvée depuis 1931, la guerre sino-japonaise entre dans une phase aiguë en 1937, et les Nippons tiennent finalement la plupart des points forts de la Chine. La phase décisive commencera le 7 décembre 1941, jour de Pearl Harbor. Mais dès la fin de 1939, l'état-major du Mikado a en tète un objectif stratégique : se rapprocher des possessions anglo-saxonnes, en particulier de la Birmanie et de Singapour. Le but global des Japonais est de mener la « guerre de la Grande Asie ». La route de cette croisade de l'Orient contre l'Occident passe par l'Indochine... Guerre cruelle : en 1945, les Japonais décapiteront à tour de bras les défenseurs de l'Indochine française. Il y aura beaucoup de décapités au long de notre histoire. L'In dochine est pourtant une terre de vieille civilisation, et pour toutes sortes de raisons nous pourrions dire que les Indochinois sont les Français d'Asie. Dans l'Antiquité, l'emporium d’Oc Eo, sur la côte ouest de la Cochinchine, était ouvert au trafic commercial et culturel des Chinois, des Indiens, des Asiatiques, et même des Grecs et des Romains : au pays de la piastre et de la sapèque, les archéologues de l'Ecole française d'Extrême-Orient ont découvert des monnaies d'Antonin et de Marc Aurèle. L'Indochine est aussi une terre de culture, dans tous les sens du terme, où les mandarins lettrés sont raffinés, où les paysans les plus frustes conservent cet air de distinction que seuls donnent les siècles, les siècles d’appri voisement du sol et d'intelligence du monde. Dans l’ensemble, l'Indochinois est toujours beau, jamais vulgaire, et les filles de là-
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bas sont des bijoux, les soldats de notre corps expéditionnaire en savent quelque chose. Mais l'Indochine est aussi une terre de sau vagerie, du moins pour nos sensibilités d'Occidentaux que la guil lotine finira par écœurer. Si l’Arabe égorge, entraîné au couteau selon des rites séculaires, l'Asiatique coupe les têtes, et c'est une tradition plus ancienne que celle des samouraïs. En Indochine, la décollation sera pratiquée par les Japonais comme par les Chinois et les Indochinois. Et même, sous l'autorité française, les représentants annamites ne seront pas en reste. Le sabre de la loi s'abattra régulièrement au cours de la lutte contre les pirates, qui durera jusqu'en 1920 et au-delà. Combien de fois en place publique, les bandits de tous bords seront exécutés au coupe-coupe par le Quam-Giam-Sat, le bourreau, dont le geste est commandé par le long-Doc, le gouverneur de la province ! Combien de fois, au tournant du siècle, les familles françaises de métropole recevront une carte postale « pittoresque » ; celle-ci par exemple, mentionnant : « Hanoï — têtes des artilleurs indigènes, empoisonneurs exécutés le 8 juillet 1908 selon la loi annamite », et montrant lesdites têtes exposées comme des pots de fleurs dans des corbeilles d’osier. Ces photographies pour touristes ne cho quaient pas plus que les scènes d'horreur que l'on voit à la télévi sion. C’était l’époque de gouverneurs généraux qui étaient tout le contraire de buveurs de sang, mais l’exécution par décapitation ne troublait guère les esprits au xxe siècle naissant. Dans le malheureux Tonkin sabré, tailladé, mis en coupe, il y a au moment de l’arrivée des Français beaucoup d’oiseaux de proie : d’innombrables bandes armées ; les Pavillons Noirs, à la solde ou non de la cour de Hué, qui proviennent du mouvement des Taïpings, révoltés chinois contre la dynastie mandchoue et réfugiés en Indochine septentrionale ; il y a aussi les adversaires directs des Pavillons Noirs, aussi cruels car ils sont constitués de Taïpings dissidents, les Pavillons Jaunes ; et il y a les réguliers annamites, qui vivent sans pitié sur le pays ; les réguliers chinois qui accou rent à chaque occasion en passant par la Porte de Chine et par les ouvertures frontalières du Yunnan et du Kouang-Si ; et les hordes chinoises installées aux abords du haut fleuve ; les flibustiers en jonques qui écument les côtes ; les trafiquants de traite des Jaunes ; les rebelles montagnards ; en un mot, il y a au Tonkin tous les pirates de l’Asie. Depuis le ne siècle avant notre ère, le Tonkin a été le berceau du peuple vietnamien dans son bassin du fleuve Rouge, mais à la fin du xixc siècle, il en est réduit à mendier son
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existence et il tend la main à la France. Celle-ci la prendra et rétablira l'ordre. En vérité, la question du Tonkin est une suppli cation. Un homme voit clair en tout cela, Francis Garnier. Il a, de ce Tonkin écartelé, une vision géostratégique, et de l'ensemble indo chinois, la vision géographique qui s'impose à son regard de marin. Nous parlions de la Porte de Chine, mais c’est toute la péninsule indochinoise qui fait office de porte, Garnier le sait, Garnier l'explore, Garnier s’y lance avec une poignée d'hommes : il conquiert le Tonkin, pour ainsi dire à lui tout seul. Cet homme d’action et de réflexion, ce voyageur est pour nous la figure la plus attachante de notre histoire de l’Indochine. Saluons-le dans ce prologue comme s’il était le dédicataire de l'ouvrage. Et déjà, retenons cette date du 21 décembre 1873. Francis Gar nier meurt à 34 ans après avoir donné à la France la clef de son empire d’Asie. Il est décapité par les Pavillons Noirs. « En avant donc, pour cette vieille France ! » s’écriait le lieutenant de vais seau à la veille de s’élancer. Si les Flottards — les élèves de l’Ecole navale — de la fin du xxc siècle veulent égaler la destinée de leur ancien de la fin du xix* siècle, ils auront évidemment du mal. Ses condisciples surnommaient Francis Garnier « Mademoi selle Bonaparte », mais c’était à l’Ecole navale impériale, et il n’y a plus d’Empire. Francis Garnier, qui a déjà fait ses preuves en Chine et en Indo chine de 1860 à 1868, et comme marin et comme explorateur, cherche à effacer en Extrême-Orient la honte de la capitulation en France. Il n’a pas non plus la tâche facile, et ses ambitions ne trouvent aucun appui auprès du gouvernement français des lende mains de 1870. Il l’écrit avec ironie dans une lettre datée de sep tembre 1872 : « Quel malheur que je ne sois pas anglais ! Je serais un homme honoré et puissant ! Le guignon veut que je ne puisse me résoudre à n’être plus français. Je sens que si l’on m’aide, l’Indochine est française, mais je ne suis, hélas, en France qu’un pauvre aventurier ! » Et le pauvre aventurier rêve de « la reconsti tution d’un nouvel empire des Indes dans cette péninsule si heu reusement située entre l’Inde et la Chine». Il rêve de «cet immense marché de la Chine intérieure, dont la possession suffira à la richesse et à la grandeur de la nation qui sera assez habile pour y pénétrer la première ». Il rêve en somme de ce qu’il a, pour sa part, réalisé. i Quelle victoire après cette guerre de 1870 ! Notre lieutenant de
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vaisseau s’y était distingué au siège de Paris, comme chef d'étatmajor de l’amiral commandant le secteur de Montrouge. Après la reddition de la capitale, il a montré son caractère en signant une lettre de protestation. Elle n'est pas du goût du signataire de l’ar mistice, Jules Favre, et Francis Garnier est rayé du tableau d’avan cement. Tel un soldat perdu, il se fait mettre en congé et repart pour l'Extrême-Orient, où la France peut n'étre pas si petite ; le fleuve Bleu vaut bien la Seine et la Porte de Chine est plus propice aux actions d'éclat que la porte de Vanves. A Paris, où se font et s'entretiennent les gloires, une petite rue du XVIIe arrondissement porte le nom de Francis Garnier ; une rue triste donnant sur la porte de Saint-Ouen et le Marché aux Puces, qui ressemblerait assez au « Marché aux voleurs » de Sai gon ; une rue à l'écart : tout le destin de Francis Garnier, dont la prouesse n’a jamais été bien acceptée à son époque. A SaintEtienne, sa ville natale, le conquérant du Tonkin a sa statue, comme « explorateur stéphanois ». Cependant, nous le verrons à la fin de ce prologue, Francis Garnier prendra de nos jours sa revanche. Son retour posthume en France aura lieu en 1983, et il se fera en bonne compagnie.
Au temps de Francis Garnier et à la Belle Epoque, au tournant des xixe et xxe siècles, la vision que l'on a de l'Indochine est globale. C’est une vision de mappemonde et de marins, celle des lieutenants de vaisseau et des amiraux-gouverneurs, celle des explorateurs ; une vision des rêveurs du grand large, plus que des réalistes, des politiques et des prudents. C'est la vision de « la plus grande France », disait-on alors. Il est certain qu’aujourd’hui, quand nos atlas, d’ailleurs anglo-saxons, ne s’illustrent plus de cette étendue française coloriée en rose, nous en sommes à la vision inverse d'une France repliée, offerte au tout-venant. Remarquons d'abord la signification uniquement française du nom « Indochine », cette terre des antipodes où les Français, mis sionnaires, marins, commerçants et soldats, sont présents depuis trois siècles. Avant que la France n'en fasse « la Perle de F Empi re », il n'y a pas d'Indochine, mais un ensemble de pays qui se sont interpénétrés au cours de l'histoire : les « Trois Ky », la Cochinchine ou Nam Ky, l’Annam ou Trung Ky, le Tonkin ou Bac Ky, plus le Cambodge et le Laos. C'est cela l'Indochine, l'Indo chine française. Au départ des Français, il n'y aura plus d'Indo
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chine, et le Vietnam en guerre prendra la succession. Si l'on ne craint pas les grands mots. l'Indochine est un miracle de l'histoire, qui dure une centaine d'années, de 1858 à 1954, et qui a été pré cédé par deux cents ans de rencontres entre deux « races », l’indo chinoise et la française, qui étaient et qui sont faites pour merveilleusement s’entendre. Certes, ces trois siècles de recon naissance mutuelle n'ont pas empêché les persécutions, les révol tes. les combats, et pour finir la guerre. « Cette haine qui ressemble à l'amour », titrait Jean Brune à propos d’un autre pays, l'Algérie, qui n’en méritait pas autant, disons-le, que l’Indochine. Question de feeling. pour employer un mot du franglais à la mode. Remarquons ensuite que la vision que l'on a de l'Indochine à ses débuts tient aussi dans la manière d'écrire le nom. Le pays est appelé Indo-Chine avec un tiret. Par exemple, sur les timbres fran çais de l’époque, qui exaltent l’idée coloniale et qui valent 5 cen times pour les cartes postales — heureux temps des centimes troués comme des sapèques ! — on lit : Indo-Chine. Les cartes géographiques de la région portent alors en titre : Indo-Chine. Voici donc, sur le plan sémantique, l’Indochine présentée comme le trait d’union entre l’Inde et la Chine, entre deux voies séculaires, la route des Indes et la route de la soie. Le jeu du tiret est très significatif des modes de pensée et d’action. Quand on unit, on supprime le tiret, qui est un constat de division ; cela est aussi valable pour le Viêt-Nam et le Vietnam, le mot Viet étant l’équiva lent phonétique du mot chinois définissant les peuples étrangers, et le mot Nam désignant pour les Chinois les peuples du sud. Toujours le poids de la Chine, qui pèse comme un bœuf sur la langue d’Indochine ! Remarquons enfin, pour bien comprendre la dualité indochi noise, que le pays a un nord, le Tonkin, et un sud, la Cochinchine, séparés en son centre par l’Annam. Tout pays a un nord et un sud, c’est une évidence, mais elle tient moins à la rose des vents qu’à la nature des choses et des gens, et au caractère différent de ce qui est septentrional et de ce qui est méridional. Cette constatation banale s’accompagne d’un paradoxe, dû autant à l’histoire qu’à la géographie : le sud de tel pays, le midi de la France par exemple, n’a pas les caractéristiques du nord du pays voisin qui le jouxte, le nord de l’Italie dans notre exemple. Aux Français du midi, la douceur de vivre, l’accent et le tempérament chantants ; aux Ita liens du nord, leurs voisins, la rudesse de l’existence et la fièvre du travail, comme il en va en France chez les nordistes.
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A travers l’histoire et la géographie, cette dualité a été constam ment corroborée. Toujours, la civilisation industrielle des Yankees s’opposera à celle, pleine de charme et de raffinement, des plan teurs du sud. Et toujours, les barons du nord imposeront leur loi aux troubadours du sud, toujours la cigale se trouvera fort dépour vue devant la prévoyance de la fourmi. Comme quoi un pays est une entité vivante, formée par la patience des siècles et l’ingénio sité des hommes, s’équilibrant dans ses contrastes méridionaux et septentrionaux. En somme, un pays est la conclusion formelle don née par le temps à l’étemel dialogue nord-sud. La remarque vaut pour l’Indochine, où cette dualité est flagrante entre les populations du nord, laborieuses et industrieuses, rudes, décidées, brutales, et celles du sud. L’histoire va sans cesse mettre en relief cette opposition. Limitée au Tonkin des origines, gagnant l’Annam du Xe au xvn* siècles, puis la Cochinchine, cette histoire est celle de la longue marche du peuple vietnamien vers le sud. L’histoire recommence lorsque le Vietnam reprend la place de l’Indochine. C’est alors que la dualité est nettement tranchée au lendemain des accords de Genève, en juillet 1954, séparant le Nord-Vietnam et le Sud-Vietnam, de part et d’autre du 17e parallèle. On connaît la suite. Les Américains eux-mêmes, intervenant au Sud-Vietnam, indirectement dès 1956 et massivement à partir de 1965, n’échapperont pas au « guêpier indochinois » ; le mot convient : plusieurs auteurs ont écrit que l’Indochine avait une taille de guêpe. Les Américains n’en sortiront que dix ans plus tard, en s’enftiyant. Leur ambassadeur quittera Saïgon en catastro phe par les toits de son ambassade, la tête courbée sous les pales de l’hélicoptère et le drapeau étoilé sous le bras. Cet abandon lamentable du Sud et cette victoire éclair du Nord nous donnent l’occasion de citer un ouvrage collectif écrit par une centaine d'au teurs français et publié un mois après la perte du Vietnam, qui suivait de treize jours celle du Cambodge, en avril 1975 : le Chant funèbre pour Pnom-Penh et Saïgon. On nous pardonnera de nous citer dans ces lignes écrites il y a vingt-deux ans ; elles font tout d’abord allusion au titre du journal Le Monde célébrant l’entrée des Khmers Rouges dans Pnom-Penh libéré : « Enthousiasme populaire »... « Imaginons le peuple de Pnom-Penh dans l’enthousiasme. Ima ginons deux millions d’êtres déportés en quelques heures ou quel ques jours, interminable fleuve de souffrance et d’effroi,
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brusquement tari : c'est fini, Pnom-Penh est vide. Dans la musique des avertisseurs, jouée sur les voitures épaves par une soldatesque d'adolescents, voici la nouvelle Angkor (...) Et voici l'image ultime de la tragédie : les habitants de la périphérie de Saigon fuient vers le centre de la ville. Voilà. Trente ans après, le cercle est parfait, car il n'en reste plus que le centre. Situation tragique et absurde. Où aller? 11 n'y a plus de terre. Il n'y a plus que le ciel et la mer. Quelques-uns s'envolent. Quelques autres, qui sont des dizaines de milliers, se retrouvent sur les eaux. Voguent sur mille Arches diverses, barques ou cargos, sampans ou porteavions, entassés et maudits, désemparés et rejetés, car le déluge communiste noie déjà les terres proches. »
La première carte correcte du territoire indochinois a été établie en 1879 par le capitaine au long cours Dutreuil de Rhins ; le titre est « Indo-Chine orientale ». Dutreuil a fait ses relevés cinq ans après l'entrée de Francis Garnier à Hanoï, Ha-Noï sur sa carte. Le capitaine-cartographe vaut que l'on dessine en quelques traits sa figure et sa destinée, qui offrent une similitude avec celles du lieu tenant de vaisseau Garnier. Jules Léon Dutreuil de Rhins a sept ans de moins que Marie Joseph François, dit Francis Garnier, et il va suivre cet aîné comme son ombre. Il n’est pas sans lui ressem bler physiquement, sauf qu'il porte moustache et barbe à l'impé riale. Tous les deux sont natifs de Saint-Etienne. Ce n'est pas Saint-Malo, mais cela ne les empêche pas de prendre la mer pour faire la course. A trente ans, en 1876, Dutreuil prend le commandement d'un navire de guerre donné par la France à l'empereur d’Annam, TuDuc, en même temps que le grand cordon de la Légion d'honneur. Tu-Duc a été un persécuteur des chrétiens, mais il est le signataire des accords d'annexion par la France de la Cochinchine occiden tale. Le dignitaire de la Légion d'honneur va pourtant pousser à l'évacuation du Tonkin en resserrant ses liens de vassalité avec la Chine. S'éloignant de la duplicité asiatique, Dutreuil se tourne vers l'Afrique et, dans le sillage de Brazza, gagne le Congo et le Gabon. L'Indochine lui manque, fl revient en Extrême-Orient et, sur les traces de Francis Garnier, il se lance en 1891 dans une grande expédition en Chine intérieure, jusqu'au Tibet où il périt comme Garnier sous les coups des assassins chinois. Il reste de son œuvre, outre des relations de voyage qui ont fait connaître
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l’Asie centrale aux Européens, cette magnifique carte de l’Indo chine en quatre feuilles. En fait, la première carte française du territoire date de 1653. L’année précédente, le cartographe Sanson, un Picard qui fut le professeur de géographie de Louis XIII et de Louis XIV, avait déjà présenté, dans la « partie de l’Inde au-delà du Gange », une péninsule indochinoise plutôt fantaisiste. La carte de 1653 est un peu plus détaillée, mais guère plus exacte ; du moins est-elle emplie de notations poétiques. Œuvre d'un jésuite qui sera le per sonnage principal de notre premier chapitre, le Père Alexandre de Rhodes, elle est titrée « Royaume d'Annam comprenant les royau mes du Tonkin et de la Cocinchine » — Cocinchine est écrit comme ça. Le Père de Rhodes s'y révèle un poète, comme il se révélera un linguiste avec sa transcription phonétique qui crée la langue annamite moderne, le Quoc-Ngu. 1653, c’est l’année de la célèbre « Carte du Tendre » de Mlle de Scudéry, et l’Indochine vue par le Père de Rhodes fait penser au « Pays du Tendre » imaginé par la Françoise Sagan du xvue siècle. Il y a chez notre jésuite, parmi d’autres lieux écrits dans l'ortho graphe du temps, la « Solitude de la Cocinchine, désert sans eaux [s/c], sans chose aucune de ce qui appartient à la vie » ; il y a les « Isles où de petits oiseaux font leurs nids, que ces peuples amas sent curieusement et en assaisonnent leurs viandes » ; il y a le peuple de Caobang, « chassé du Tonkin et retiré dans ces monta gnes d’où il moleste fort les Tonkinois » ; il y a « l’entrée des Tonkinois dans la Chine », symbolisée par de jolies petites tours avec des portes. Et il y a le « pays des Layes, désert où mourut le Père Jean-Baptiste Bonel, de la Compagnie de Jésus, allant porter la Foy aux Laos ou Layes » ; on voit même, par-delà la frontière de Chine, au large de la province de Canton, la petite « Isle de Sanchouan et son tombeau de saint François Xavier ». Les deux dernières indications cartographiques du Père de Rho des mettent l’accent sur ce qui va être à l'origine de l’arrivée des Français en Indochine : l’élan évangélique, l’aventure mission naire, d’abord entreprise par ces « soldats du Christ » que sont les jésuites. Leur compagnie — la Compagnie de Jésus — précédera d’un siècle la Compagnie des Indes. Leur société — la Société de Jésus, son autre nom — œuvrera en Cochinchine un demi-siècle avant les premiers établissements de la Société des Missions Etrangères. Les jésuites sont dans ces temps-là une organisation très jeune.
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La Compagnie a été élaborée à Montmartre en 1534 par Ignace de Loyola et six compagnons, dont François Xavier, qui gagne Goa, en Inde portugaise, et continue son apostolat à Malacca, aux Moluques, au Japon, enfin en Chine où il meurt près de Canton en 1552. Ce chemin évangélique en Extrême-Orient, le Père de Rhodes va le prendre quelque quatre-vingts ans plus tard. C'est en effet en voulant poursuivre l'œuvre au Japon de « l'apôtre des Indes » qu’il va se retrouver en Cochinchine. Le véritable découvreur de l'Indo chine, celui qui ouvre la péninsule à la civilisation occidentale, est à pied d'œuvre en 1624. Notre histoire peut commencer. Elle se fait d'abord par la croix. Elle se poursuivra par l'épée. La croix et l'épée, la christianisation et la colonisation, l’arme de la conquête spirituelle et celle de la conquête temporelle, tout cela, semble-t-il, n’a plus guère de sens dans nos temps mondialistes et mercantiles. Tout cela n’a plus de réalité, ni pour la croix, ni pour l’épée, ni pour l’une par l’autre, la première ne voulant plus évangéliser, la seconde se refusant à conquérir. Ce double combat aura pourtant été continuel sous le ciel et sur la terre d’In dochine au cours des trois siècles de l’assiduité française. La preuve par le contraire de cette alliance des choses célestes et terrestres, plus forte que les idéologies, nous est donnée par le champion politique de notre présence réelle là-bas, Jules Ferry. Le protagoniste de l’expansion de « la plus grande France » est à la fois le défenseur résolu de l’idée coloniale et celui, tout aussi acharné, de l’idée anticléricale ; il est le héros de l’enseignement laïc et il se fait, au-delà des mers et en dépit de ses convictions, le porte-drapeau involontaire de la « civilisation chrétienne », sinon l’apologiste. Cet adversaire des jésuites et des congrégations, ce républicain farouche, se retrouvera au coude à coude avec les évê ques dans le combat pour l’Indochine française. Cette alliance de la croix et de l’épée est symbolique de la mis sion civilisatrice — mais oui ! — que la France a assumée en Indochine. Il n’est que de lire, au long de cet ouvrage, les textes de ceux qui écrivirent cette histoire dans la réalité du terrain, et l’on se rendra compte de la haute idée qu’ils se faisaient de leur mission. Là-bas, au long de ces trois siècles qui ont de quoi en remontrer au nôtre, le goût de l’aventure s’est transcendé en dépas sement de soi. Là-bas, les prêtres ont été comme des soldats, et les soldats comme des prêtres. Là-bas, malgré les violences ou les grossièretés, les appétits ou les soûleries, les fureurs ou les indifférences, là-bas ont joué les grands sentiments. Certains diront
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sans doute que les Français se sont enrichis en Indochine ; nous préférerons dire qu’ils s’y sont ennoblis, des premiers missionnai res aux derniers soldats. Au fond, ne craignons pas les mots du cœur, ce fut une histoire d’amour que cette rencontre de deux peuples, le français et le viet namien, sans oublier le laotien et le cambodgien. Ce fut une his toire de passion qui ne pouvait que s'épanouir, et finalement se détruire, entre deux terres de vieille civilisation. Les cieux y étaient propices à une telle entente et à de tels déchirements, beau coup plus que partout ailleurs dans le monde de l’ancien Empire français, par exemple en Afrique et en Afrique du Nord. C’est un fait, et il reste inchangé, que tous ceux qui ont connu la vie et les combats sur les terres de cet Empire ont infiniment plus la nostal gie de l’Indochine que celle de l’Algérie. Et les 200 000 Vietna miens qui vivent aujourd’hui en France sont infiniment mieux assimilés que les autres peuples de l’ancien Empire cherchant for tune sur le territoire de l’ancienne métropole. A cette nostalgie des vétérans de l’Indochine comme à cet esprit de famille des Indochi nois en France, à ce sentiment partagé, il y a bien une raison...
Un tel attachement perdure. Un événement singulier en est la preuve. Nous sommes à Saigon, au début des années 80 de ce siècle. Au vrai, il ne s’agit plus de Saigon, mais de Ho Chi MinhVille, dont le nom est si difficile à prononcer. A cette époque, des émissaires français sont en Indochine pour tenter de régler avec les autorités un problème douloureux, la collecte des restes des Français, en particulier des soldats du corps expéditionnaire de 1945-1954, tombés au champ d'honneur indochinois ; parmi ces émissaires, il y a le docteur Grauvin, qui fut l’un des chirurgiens de Dien Bien Phu. Grauvin et les autres recherchent donc les restes à rapatrier et à payer aux détenteurs. La tâche est officielle, car les dépouilles sont destinées à prendre place dans le Mémorial de la guerre d’Indochine qui s’édifie à Fréjus. Mais la tâche est diffi cile, car les bulldozers communistes ont déjà bouleversé le pay sage des cimetières. En principe, le rapatriement des morts sera mené à bien... Quant aux autres, aux oubliés de cette histoire funè bre, aux soldats perdus pour toujours, à tous ces inconnus ou tous ces introuvables, laissons-les à la terre d’Indochine. A Saigon, le Comité populaire de la ville s’est avisé qu’un monument gênait la circulation au nord de l’agglomération, car il
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bordait la route que l’on appelait à l'époque française le Tour de l'inspection. De plus, il était situé dans un parc, le jardin des Manguiers, devenu un refuge de clochards et d’exclus, ce que trou vait insupportable une municipalité soucieuse de l'ordre populaire. La construction datait de la fin du xvmc siècle et elle était l’œuvre d’un architecte vietnamien du nom de Sang — prononcé à la fran çaise, un beau nom — Barthélemy Sang, un catholique. Elle avait été belle et fort bien entretenue durant deux siècles. C'était un pagodon à toit cornu, aux pilastres décorés, s’ouvrant derrière une haute stèle encadrée de deux lions. Le nouvel Etat du Vietnam n'avait que faire de cette ancienne propriété nationale de la France et de l'Indochine depuis 1861, monument devenu insultant par ce qu’il rappelait de colonial et d'impérial. C'était le tombeau de Mgr Pigneau de Béhaine, évêque d'Adran, le grand ancêtre des Français d’Indochine, mort en 1799, un mois avant Brumaire. Grâce à l’évêque, l’Indochine était redevenue un Empire, et les Vietnamiens avaient vu monter sur le trône un véritable empereur, comme les Français dans le même temps. Du passé, faisons table rase, les autorités communistes du Viet nam sont bien de cet avis, et celles de Saïgon décident de raser le mausolée de l'évêque d'Adran. L'opération a lieu à la fin février de l'année 1983, en présence du consul général de France, JeanFrançois Parot. Le consul n'est pas le seul. Un mystérieux boucheà-oreille a parcouru la ville, et des milliers de Saïgonnais sont venus rendre un dernier hommage à cet évêque toujours présent dans la mémoire collective. Et c'est au milieu d'une foule curieuse et respectueuse que les démolisseurs se mettent à l'ouvrage ; tous regardent Ho Chi Minh-Ville anéantir le symbole de Saïgon. Revanche du passé sur les machines des temps industriels, les marteaux piqueurs ont du mal à percer ce qui fut construit « à chaux et à sable », le béton du xvme siècle ; de plus, ce mortier naturel avait été renforcé par un mélange de débris végétaux collés au miel. Au bout de deux jours de travail, les ouvriers du Comité populaire parviennent enfin à leur but — le caveau funéraire — et dans cet hypogée, à un sarcophage pharaonique de 6 m de long et 3 de large. Les violeurs de sépulture font un nouvel effort, et le couvercle est enlevé. Une odeur vieille de deux siècles de repos étemel emplit les lieux et le cercueil de l’évêque montre sa beauté intacte d’un bois précieux laqué de rouge et d’or. Autour de la fosse, et dans la fosse, la foule est là. C’est l’hystérie. Les bodoïs
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font place nette à coups de crosse et le cercueil est hissé à l’exté rieur. De nouveau, les Vietnamiens se précipitent. Le cercueil est ouvert. L’évéque d’Adran apparaît dans les vesti ges de sa robe mandarinale à boutons d’or, dernier cadeau du sou verain. La chair semble un nuage, ou mieux un fond de teint, mais le squelette est parfaitement conservé ; le crâne est encore coiffé d’un bonnet de dentelle. Après deux siècles passés au royaume des ombres, c'est un prodige. La foule reflue et puis revient, comme en quelque ballet rituel du culte des ancêtres. Chacun veut obtenir une relique. Mais à l’air libre, rapidement, tout redevient pous sière, tout se dissipe et se désintègre au toucher, sauf les osse ments, qui sont ocres ; le corps avait sans doute été placé dans une mixture des embaumeurs. Et ceux qui le peuvent emportent des souvenirs fragiles et impalpables. Le miracle des morts inaltérés arrive parfois, on le sait, lors de certaines exhumations. Citons le cas d'Henri IV, apparu comme en vie lorsque son tombeau fut profané à Saint-Denis pendant la Révolution, avec les autres sépultures royales ; la Terreur s'en pre nait même aux souverains depuis Dagobert. Alors, après avoir dansé la carmagnole autour du Vert-Galant si bien conservé, les sans-culottes achevèrent l’œuvre de Ravaillac et dispersèrent les débris du bon Henri. La France révolutionnaire a eu moins de respect des souvenirs sacrés que le Vietnam populaire. Le 2 mars 1983, les services de l’hygiène de Saigon remettent au consul de France des urnes funéraires en porcelaine de Bien Hoa. Il y a cinq urnes, celles de Mgr Pigneau de Béhaine et de deux autres évêques d’Indochine, et celles de deux marins glo rieux, Francis Garnier et son compagnon de la Mission du Mékong, Doudart de Lagrée. Précisons-le, Francis Garnier, d’abord enseveli à Hanoï, avait été inhumé à Saigon aux côtés de Doudart de Lagrée, lors d’une cérémonie discrète, pour ne pas dire honteuse, car le gouverneur d’alors, l’amiral Duperré, n’appréciait ni le conquérant ni la conquête de Hanoï ; au surplus, le chef du gouvernement de l’époque, Albert de Broglie, l'inspirateur de l’Ordre moral, avait refusé l’avancement posthume du lieutenant de vaisseau. En cette année 1983, le consul de France se charge des cinq urnes. Le 5 mars, il arrive à Singapour, où attendent les navires qui vont transférer en métropole les précieux restes des « Français historiques », écrira-t-il dans son rapport. Ce sont le porte-hélicop tères Jeanne-d’Arc et l’aviso escorteur Doudart-de-Lagrée. Le
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destin et la marine ont un beau geste : dans sa dernière embarca tion de porcelaine, Doudart de Lagrée prend place à bord du navire qui porte son nom. Quant à Francis Garnier, accompagné des trois évêques, il est convoyé jusqu'en France par une Jeanne dont le commandant, le capitaine de vaisseau Merveilleux du Vignaux, a auparavant servi sur le Francis-Garnier. Aujourd'hui, l'évéque d'Adran est retourné parmi les siens, les missionnaires ; il repose à Paris, derrière l'autel de la chapelle des Missions Etrangères, 123, rue du Bac, à l'angle de la rue de Babylone. Paris a également accueilli Francis Garnier, Paris qui avait quand même déjà érigé une statue à la gloire du héros mal aimé ; elle se trouve en haut du boulevard Saint-Michel, là où s'ouvrent l'avenue de l'Observatoire et les boulevards du Montparnasse et de Port-Royal. Les restes du jeune conquérant ont été scellés dans le socle. 11 y a, dans l'histoire, des retours inattendus.
PREMIERE PARTIE
Missionnaires, marins et marchands (1624-1859)
CHAPITRE 1
Les missions du commencement (1624-1684)
« Ce fut au 4e avril de l’an 1619 que nous partîmes avec trois beaux vaisseaux ; le nôtre s’appelait Sainte-Thérèse, où nous entrâmes six jésuites, trois prêtres et trois autres qui étudiaient la philosophie... » Ce début très rythmé, modèle d’une introduction littéraire, est de la main même d’Alexandre de Rhodes. Le décou vreur de l’Indochine a 28 ans. Traits fins, nez aquilin, regard per çant, barbe fournie, il sait ce qu’il veut. 11 veut « les Indes ». Né en Avignon le 15 mars 1591, il a une hérédité ibérique ; sa famille, d’origine marrane, a fui l’inquisition et l’Aragon, et s’est établie dans le comtat Venaissin, ce pays de l’ancienne France se trouvant sous l’autorité pontificale. Espagnol de sang. Français de cœur et Romain de choix, Alexandre a quitté la cité des papes pour la cité du Vatican à l’âge de 18 ans. Cet avisé jeune homme se dit que pour lui tous les chemins partent de Rome. Alexandre veut faire son noviciat dans la Ville étemelle et entrer dans la Compagnie de Jésus ; il veut surtout partir d’Europe et gagner les Indes, et il ne cache pas les raisons de sa vocation : « Ce fut le principal motif que j’eus de choisir cette sainte religion plutôt que les autres, parce que je crus que j’y aurais plus de facili tés d’aller en ces belles terres », écrira-t-il. Cette vocation est une invitation au voyage. Au demeurant, notre voyageur sera un mis sionnaire exceptionnel ; ce pionnier ira d'abord à la découverte des âmes. Le jour de Pâques 1618, à Rome, le Napolitain Claudio Acquaviva, général des jésuites, cinquième à porter ce titre prestigieux, mande Alexandre de Rhodes et lui apprend qu’il est autorisé à partir pour le Japon, comme il le souhaite. Le temps de se perfec-
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tionncr dans les mathématiques, le Père de Rhodes quitte Rome en octobre. Il vient d'être reçu par le pape Paul V ; le souverain pontife est très désireux de développer les missions et d'enseigner les nations, à l'exemple de l'Apôtre des gentils. Alexandre de Rho des écrira, dans son style imagé, que le pape lui a fait « des cares ses extraordinaires ». Muni de telles bénédictions, il arrive fin janvier 1619 à Lisbonne, seul port d'Europe d'où les navires par tent régulièrement pour l'Extrême-Orient. Le Portugal est alors un fier pays, roi de tous les voyages depuis Henri le Navigateur, au XVe siècle, depuis même Christophe Colomb qui offrit en premier, on le sait, ses services au souverain du Portugal. Il y eut Bartolomeu Dias, passant le cap de BonneEspérance et découvrant l'océan Indien, Vasco de Gama aux Indes et Magellan franchissant le détroit entre l’Atlantique et le Pacifi que. Les Portugais sont les découvreurs des empires et des mar chés asiatiques. Ils ont débarqué au Siam, en Chine, au Tonkin, et ils établissent un grand comptoir à Faifo, près de Tourane, enfin au Japon. En Chine, ils ont obtenu de l’empereur la concession de Macao et en Inde, depuis Albuquerque, ils occupent Goa, capitale de l’empire portugais sur les côtes de l'Asie du Sud-Est. Goa est la destination d’Alexandre de Rhodes. Comme les Espagnols, avec lesquels ils vivent en bonne intelli gence du fait de l’union des deux dynasties ibériques, les Portugais ne sont guère disposés à laisser à d’autres les bénéfices de leurs « premières » en Extrême-Orient. Ils sont passés maîtres dans Part d’entretenir la méfiance des autochtones et de leurs princes à l’égard des autres étrangers. Au xvnc siècle, leurs intérêts économi ques extrême-orientaux sont directement à la disposition de la Couronne et non pas confiés à des compagnies privilégiées. Quant à leurs intérêts missionnaires, les Portugais comme les Espagnols, jésuites, dominicains, lazaristes, en sont très humainement jaloux. Version peu œcuménique du « chacun porte sa croix »... En Indochine, la religion chrétienne est tout naturellement appe lée, au Tonkin ou en Cochinchine, la « religion des Portugais » ; d’ailleurs, tous les Européens sans distinction seront des Portugais aux yeux des Annamites. Alexandre de Rhodes s’en trouvera fort marri. A son retour à Rome, « le vingt-septième de juin » de l’an née 1649, il fera le siège du pape Innocent X, troisième successeur de Paul V, et des cardinaux de la Congrégation de la Propagande nouvellement instituée. Il parviendra à leur exposer les bonnes raisons, pour les missions d’Asie, de s’affranchir du patronat por
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tugais et de dépendre directement du Saint-Siège. Et, en dépit des manœuvres romaines des évêques portugais, notre jésuite obtien dra gain de cause. Les conséquences seront importantes pour la suite de notre histoire, avec la nomination de deux grands évêques français, vicaires apostoliques de Cochinchine et du Tonkin. Pour l'instant, c'est le départ de Lisbonne, dans l'allégresse et les alléluias, car les douze religieux de la Sainte-Thérèse s'organi sent rapidement en « monastère flottant ». La flottille portugaise cingle à toutes voiles à travers l'Atlantique vers le lointain cap de Bonne-Espérance, mais, après deux ou trois jours, la tempête se lève. L'un des vaisseaux, démâté, rebrousse vers le port, un autre désemparé est emporté ailleurs par les vents, et il ne reste plus que la Sainte-Thérèse. A bord, le Père de Rhodes connaît les effets de ce mal de mer qu'il subira souvent par la suite. 11 n’a pas encore appris de ses ouailles cochinchinoises les vertus de ce remède miracle : trouver un poisson marinant dans le ventre d'un autre poisson que l’on a péché, le rôtir, le poivrer et le déguster avant de prendre la mer. Alors, notre jésuite l’affirme, l'estomac ne peut plus être ébranlé. Le 20 juillet 1619, le cap de Bonne-Espérance est doublé, après trois mois et demi de navigation, et la Sainte-Thérèse entre dans le port de Goa, fort belle ville selon le Père, qui l'estime de la grandeur de Rouen. Depuis Lisbonne, le voyage a duré six mois et cinq jours. La Providence a aidé ses serviteurs à supporter cette interminable traversée. Les prêtres du monastère à voiles ont sou vent donné la communion générale aux passagers et membres d’équipage, « grande troupe de quatre cents personnes ». Le jour de la Fête-Dieu, il y eut même procession sur la mer, pour beaucoup la première du genre ; l'ostensoir était porté sur le tillac du navire, comme un soleil sur l'océan. C'est l’occasion pour Alexandre de Rhodes de célébrer l’un de ses confrères, le R.P. Jérôme Majorica, qui passera trente-cinq ans en Cochinchine et au Tonkin, « infatigable ouvrier de cette Eglise, où il y a mainte nant — vers 1650 — trois cent mille chrétiens et deux cents églises publiques». Une aussi belle moisson valait bien un aussi long voyage. A Goa, sur les avis de ses supérieurs de la Compagnie qui jugent préférable d’attendre un adoucissement du sort des chrétiens au Japon, le Père de Rhodes reste deux ans et demi. Il y apprend l’apostolat, jusque dans ses formes audacieuses. Son plus bel exer cice, écrit-il, consiste dans « la chasse aux enfants » ; du moins
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s’agit-il d'orphelins, de ces petits païens qu'il convient de baptiser et d'instruire dans la religion chrétienne, afin de leur permettre de choisir ultérieurement leur voie. Trente ans plus tard, à Paris, notre missionnaire justifiera cette action sur les jeunes âmes devant un confrère plus jeune et très important, le Père Jean Bagot ; deux siècles après, les jésuites aimeront à voir dans leur confrère avignonnais l’un des lointains fondateurs de la future œuvre pontificale de la Sainte-Enfance, principalement destinée à l’Ex trême-Orient. Plus directement, Alexandre de Rhodes est à l’ori gine d’une congrégation qui joue un rôle essentiel dans les débuts de notre histoire, la Société des Missions Etrangères. Fénelon lui-même rendra hommage en 1685 à ce « germe béni de la communauté des Missions Etrangères ». Grâce au Père de Rhodes, c’est par la germination en France que se lève la moisson en Indochine. Durant son séjour à Goa, le Père éprouve une grande émotion. Il s’incline devant les restes vénérés de l’inspirateur de son voyage vers le Japon, François Xavier, déjà béatifié, bientôt canonisé. D voit le corps de l’Apôtre des Indes, monté au ciel soixante-dix ans auparavant, « aussi frais que s’il était encore en vie ». François Xavier dort dans une châsse d’argent, au couvercle en verre jus qu’à mi-corps. Sa dépouille est alors exposée, intacte, dans la mai son professe des jésuites de Goa. Peu après, en portant aux autels de la canonisation le saint de l’Extrême-Orient, le pape Paul V souhaitera voir ce bras qui a tant baptisé, 300 000 à 400 000 chré tiens d’Asie, dit-on. Le souverain pontife pleurera en recevant cette relique, cruellement séparée du reste du corps. Peu après son installation à Goa, le Père de Rhodes s’est ressenti des fatigues de sa traversée. Gravement malade et miraculeuse ment sauvé, il a été envoyé en convalescence à Salsette, île indienne de la mer d’Oman, où se trouve actuellement l’aéroport de Bombay. Trente-cinq ans auparavant, le Père Rodolphe Acquaviva y avait été martyrisé à coups de hache par les indigènes, avec quatre autres jésuites ; il était le neveu de ce général des jésuites qui avait favorisé le départ d’Alexandre de Rhodes pour « les Indes ». Le climat de Salsette est plus favorable à notre mission naire convalescent, qui trouve le temps d’apprendre en trois mois la « langue canarine » à Santa-Cruz, localité hispanique de Sal sette, qui est une possession portugaise. Le Père a été visité par le Saint-Esprit, car il possède un don surnaturel des langues. L’énumération de ses connaissances en la
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matière est impressionnante. Dote d'une excellente mémoire, il va parler quantité de langues. D'abord scs trois langues maternelles : le provençal, le français et l'italien, et les langues anciennes de ses études : le latin, le grec et l'hébreu ; puis, outre « la langue canarine », le portugais, couramment ; enfin, les trente-quatre années qu'il passera en Asie en feront un expert en langues orien tales. Pour les besoins de la cause, la commodité de ses voyages et les nécessités de l'évangélisation, ce polyglotte apprendra faci lement l'hindoustani, le japonais, le chinois, le persan et surtout le vietnamien ; il sera même, nous l’avons dit, le codificateur et le vulgarisateur du Quoc-Ngu. Le Quoc-Ngu, aujourd'hui toujours en usage, a supplanté la manière d'écrire « à proprement parler » vietnamienne, dont les caractères étaient calqués sur le chinois. Et c'est ainsi, par cette langue simple, pratique et respectant parfaitement, grâce à des signes conventionnels, les intonations vietnamiennes, que le Père de Rhodes et les premiers missionnaires français ont conquis le cœur de l'Indochine; c'est ainsi que notre linguiste a accompli son œuvre d'évangélisation. Il sait que le verbe ne peut être mieux enseigné que directement dans la langue de ceux qu'il s'agit de convertir ; après, il sera loisible de leur apprendre la langue univer selle de la religion catholique, elle-même universelle, c'est-à-dire le latin. Missionnaire par vocation, prédicateur par profession, puriste par goût linguistique et par nécessité liturgique, le Père de Rhodes a là-dessus les idées du philosophe, pour qui l'homme pense sa parole avant de parler sa pensée. Comme il lui faut imprimer sa foi dans les esprits, il doit s'exprimer dans la langue intelligible par ces mêmes esprits ; mieux encore, il va recréer cette langue, pour le service de son peuple et pour le bénéfice de sa mission. Au surplus, comme une trahison, il lui paraît néfaste d'utiliser le truchement d’un traducteur indigène ; notons qu'à cette époque et jusque chez Molière, un interprète est appelé un truchement. Le Père de Rhodes se passera donc d'interprète pour transmettre la Bonne Nouvelle, et il fera merveille. Grâce au Quoc-Ngu, en romanisant le vietnamien, il gagne les esprits à la religion de Rome. Intéressant parallèle à faire avec aujourd'hui, où l'anglosaxon généralisé nous invite à la religion du commerce. Nous som mes loin du viiic siècle, où le moine anglo-saxon Alcuin enseignait le contraire à la cour de Charlemagne. Le 12 avril 1622, Alexandre de Rhodes s'embarque pour le
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Japon. Passé le cap Comorin, à l’extrémité méridionale de l’Inde, le vaisseau mouille devant la côte de la Pêcherie, où le Père décou vre les pêcheurs de perles, « ces belles larmes du ciel ». D’escale portugaise en escale portugaise, de collège des jésuites en collège des jésuites, notre voyageur décrit des ports de rêve dont les noms mélodieux semblent tirés d'une chanson de Mac Orlan. Tuticorin... Négatapam, sur la côte de Coromandel... Là, le Père nous apprend que « l'apôtre des Indes » le plus ancien — forcément le premier en date puisqu’il s’agit d’un des douze Apôtres — aurait été saint Thomas. Son évangélisation de l’Inde n’est révélée que dans les Apocryphes, ces écrits des premiers siècles qui ne sont pas admis dans le canon biblique. Hélas ! le Père de Rhodes ne pourra pas voir de ses yeux le lieu de mémoire où reposerait saint Thomas : à Saint-Thomas. Après Négatapam, c’est Malacca, puis Macao, où le Père de Rhodes passe une année, toujours reçu par les jésuites portugais. Le collège que tient la Compagnie, comparable aux plus grands d’Europe, a formé de nombreux missionnaires de l’Orient. Rien qu’au Japon, où les persécutions ont commencé au début du xvne siècle, 97 jésuites ont subi le martyre. Le pays restant interdit aux étrangers, le Père change de destination. Ce sera la Cochinchine. Alexandre de Rhodes n’est pas le premier prédicateur qui ait annoncé l’Evangile aux Indochinois, mais il fut, et de beaucoup, le premier des missionnaires de l’Indochine en importance, en travail accompli et résultats obtenus, en espace parcouru et temps passé ; et même en ubiquité, « tant il est vrai que dans ces pays-là un seul jésuite doit être compté comme si c’était un collège entier ». Avant lui, plusieurs religieux étaient passés par l’Indochine dès la seconde moitié du xvr siècle, franciscains, dominicains ou augustins, portugais, espagnols ou italiens. Notre jésuite n’y fut pas non plus le premier voyageur français. Un certain Henri de Feynes visita la Cochinchine et le Tonkin au début du xvne siècle et son Voyage fait par terre depuis Paris jusqu à la Chine avec retour par mer a été imprimé à Paris en 1630, plus de vingt ans avant l’édition princeps de la relation d’Alexandre de Rhodes. Enfin, le Père ne fût pas le seul jésuite à débarquer à Tourane, où le Père François Buzomi, un Napolitain, avait établi en 1615 la première mission de la Compagnie en Cochinchine. Les compagnons d’Alexandre de Rhodes étaient cinq. Dès son arrivée, le Père Alexandre tombe sous le charme des
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naturels et de leur parler mélodieux. Particulièrement bercé par le gazouillis des femmes, il se demande s’il parviendra jamais à apprendre ce langage des oiseaux. Il y parviendra, et sa mission en bénéficiera. C’est en effet l’amour des langues qui donne au Père de Rhodes la bonne approche pour la conversion de ses fidè les de Cochinchine, où son premier séjour dure un an et demi. Il aura le temps de jeter les bases de son Quoc-Ngu et de préparer son Catechismus latino-annamite et son Dictionarium annamiticum, lusitanum et latinum, publiés à Rome en 1651 sous l’égide de la Congrégation missionnaire apostolique. Le don des langues du jésuite avignonnais est aussi à l’origine de sa mission au Ton kin, où un Père italien avait été envoyé en 1626 sans grand succès, car il n’était pas compris. Les supérieurs de Macao font alors appel à leur linguiste de Cochinchine, tout heureux d’y entrer avec le Chua. A cette époque, le Chua Nguyen, « roi de Cochinchine », dont la cour se trouve à Hué, est en mauvais termes avec le Chua TrinhTrang, seigneur du Tonkin, qui réside à Hanoï. Ce n’est pas la première fois que les Nguyen et les Trinh sont en conflit, ce ne sera pas la dernière, car le suzerain, l'empereur de Chine, entre tient la division entre ses satellites et se satisfait de leur lutte inces sante. Celle-ci prend l’allure d’une véritable guerre, l’année même où Alexandre de Rhodes débarque au Tonkin. La ligne de front est marquée par « le mur de Donghoï » à Quang-Binh, entre le 18e parallèle et ce 17e parallèle qui redivisera le Vietnam en 1954. Dès son arrivée au Tonkin, le 19 mars 1627, le Père de Rhodes est conduit auprès du « roi » Trinh-Trang, qu’il trouve fort occupé à préparer la guerre contre le « roi de Cochinchine », à équiper ses 500 galères et à armer les 50 000 hommes de sa garde. Le Chua se montre pourtant d’une grande amabilité et son visiteur occidental a tout loisir de lui présenter ses différents cadeaux. Il y a un beau livre de mathématique, imprimé en chinois, et une magnifique hor loge à sablier, qu’Alexandre de Rhodes appelle « poudrier » ; cette clepsydre où l’eau est remplacée par le sable sonne l’heure lorsque toute la poudre s’est écoulée. Le Chua vérifie la merveille et, enchanté de cette astucieuse mesure du temps, offre au Père de demeurer un couple d’ans dans son royaume. Notre jésuite répli que, comme au théâtre : «Non pas deux ans, Sire, mais toute ma vie, que je serais heureux de passer au service d’un si grand prince ! » Le grand prince ne va pas éternellement se montrer si bien dis
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posé D’une part, sa petite guerre contre les Nguyen commence par un échec retentissant, et le nord se révèle incapable de l’em porter contre le sud : le conflit durera une quarantaine d'années, pour aboutir à une coexistence pacifique et soupçonneuse, qui tien dra un siècle. En attendant, la cour de Hanoï, sans être inquiète, trouve que les débuts sont amers. Dans le même temps, le Père de Rhodes ne connaît que des succès sur le front de l'évangélisation. Il y a là, dirait-on aujourd'hui, quelque danger de subversion. Manifestement, le missionnaire ne passera pas toute sa vie au Tonkin. Le nouvel ami du Chua se révèle un organisateur de première force, un entraîneur d'hommes et surtout d'âmes, un prédicateur irrésistible, un novateur enthousiaste. Il baptise à tour de bras, jusque dans les circonstances extrêmes, comme ce jour où il croise une cinquantaine de rebelles du sud qui vont être décapités ; il attrape le dernier de la malheureuse troupe, l’exhorte, le convainc de recevoir le baptême, cherche de l’eau, n’en trouve pas, se contente d’une flaque de pluie au creux d’un rocher et baptise le condamné au moment où on lui coupe la tête. Le geste est commenté aux quatre coins du royaume. L’ardeur du Père de Rhodes est telle que les fondements ances traux de la société tonkinoise se trouvent ébranlés, malgré le souci du missionnaire de ne pas heurter les habitudes païennes de ses ouailles. Il va rencontrer sur son chemin des obstacles de taille : les profiteurs et les mandants du système, les princes, les manda rins, les lettrés, les bonzes, les eunuques du palais qui sont profes sionnellement attachés à la polygamie. Ceux-là multiplient les intrigues et les ragots pour se débarrasser de cet étranger qui nuit à leurs intérêts, sinon à leurs croyances. Le jésuite est pour ce petit monde un adversaire redoutable. Outre qu’il s’est attiré les faveurs du souverain et l’attachement du peuple, il a une conception intelligente de son action mission naire, et pour ainsi dire une politique d’évangélisation. En premier lieu, il cherche à provoquer la discorde chez ses adversaires natu rels, les grands, en convertissant des personnes de qualité. Et il y parvient. Des nobles et des notables se font chrétiens : une sœur du roi, plusieurs capitaines de la garde, tel seigneur païen qu’il impressionne en lui envoyant ses catéchistes ; ces jeunes gens qui, ne doutant de rien, doivent guérir une épidémie locale avec des rasades d’eau bénite ou des impositions de rameau béni. Fanati ques comme tous les néophytes, les catéchistes constituent la petite
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armée de la croisade du Père de Rhodes. Ils s’appellent, de leurs noms de baptême, François, André, Ignace ou Antoine. Ils portent sur leur ao ba ba (leur tunique) deux croix, l'une sur la poitrine, l’autre sur la manche, la première, disent-ils, leur servant de bou clier, et la seconde, d’épée. Le combat pour la foi ne néglige aucun aspect ; il y faut de l'offensive et de la défensive, de l'intendance et du travail d’état-major. Dès les premiers temps, notre jésuite se dépense sur tous les fronts, tandis que ses catéchistes parcourent les provinces du royaume. Deux cents baptisés les deux premiers mois, 1 200 la première année, 2 000 l’année d’après, 3 500 la troisième, le rythme est donné ; dix ans après le départ du Tonkin de notre pionnier, le nombre des convertis dépassera les 80 000 ; encore une vingtaine d’années, et les successeurs du Père de Rhodes baptiseront annuel lement 15 000 infidèles. Le Tonkin sera gagné par la croix avant de l’être par l’épée, deux siècles plus tard. L’épée, c’est le Chua qui la tient ; il est le commandant en chef d’une armée aux « mille capitaines » et le maître absolu du pays. Or, Trinh-Trang, qui a déjà militairement beaucoup de mal avec les Nguyen du sud, n’est pas mieux loti au nord, dans l’efferves cente région frontalière de Langson à Caobang. Là, depuis un siè cle, des usuparteurs, les Mac, ont profité de la bienveillante protection de l’empereur de Chine. Ils se sont rendus maîtres du territoire de Caobang, et leur domination s'exerce jusqu’au delta du fleuve Rouge ; le successeur de Trinh-Trang, Trinh-Tac, ne parviendra à chasser les Mac qu'en 1679. A l'époque d’Alexandre de Rhodes, cinquante ans auparavant, le roi du Tonkin est pris en tenaille entre le roi de Caobang et le roi de Cochinchine ; obligé de se battre sur deux fronts, il est dans la plus mauvaise des posi tions pour un chef de guerre. Dans ce climat de drôle de guerre, le Chua prête l’oreille aux adversaires du Père de Rhodes. Les eunuques du palais chuchotent que le prince sera bientôt obligé de chasser de la cour sa centaine d’épouses si la religion du prêtre occidental gagne du terrain. Les inquiétudes sentimentales du Chua se doublent d’une sainte colère lorsqu’il apprend, c’est faux, que les chrétiens brisent les idoles. En janvier 1630, un édit proclame l’interdiction de prêcher la reli gion chrétienne. Le Père de Rhodes est sommé de ne pas quitter la mission, une maison de Hanoï qui lui a été attribuée. Cela n’em pêche pas notre jésuite de profiter de la nuit et de passer par la fenêtre, tandis que les gardes sommeillent à la porte ; il continue
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de prêcher et d'administrer les sacrements dans l’obscurité. Mais ses expéditions nocturnes n'auront qu'un temps. Au mois de mai, Trinh-Trang fait monter de force Alexandre de Rhodes sur une galère. Trente-six soldats ont ordre de convoyer le prisonnier jus qu'à Macao. Au cours du voyage qui durera trois semaines, le missionnaire banni convertira et baptisera 24 de ses gardes, et même le capitaine !
S’ensuivent dix années d'exil. Le Père de Rhodes enseigne la théologie au collège des jésuites portugais de Macao et ne se lasse pas d’évangéliser durant ses loisirs. Mais comme il ne parle pas couramment le cantonais, il réussit moins bien à convertir les Chi nois que les Indochinois ; sa langue de mission et de prédilection reste le vietnamien. Aussi est-il très heureux, en février 1640, quand ses supérieurs l'envoient de nouveau en Cochinchine. Pour quoi pas au Tonkin ? Parce que les Nguyen font de la surenchère par rapport aux Trinh ; ils procèdent au bannissement des Occiden taux qui répandent la religion chrétienne. Peu à peu, la Cochin chine est dépeuplée de ses missionnaires. Le Père de Rhodes est le recours. Mais ce ne sera pas si facile et les quatre années suivantes seront chaotiques. Le Père débarque à Quang-Nam, la capitale de la province de Chant située au sud de Hué, entre Faifo et Tourane. Il tombe sur un abominable malo tru, le gouverneur en personne, un certain Onghabo, qui poursuit de sa hargne le missionnaire et de sa fureur les catéchistes. Le plus jeune et le plus ardent de ces lieutenants du Christ, André, 19 ans, deviendra le premier martyr de Cochinchine. Ultérieure ment, Alexandre de Rhodes enverra la dépouille du catéchiste André à Macao et, geste étonnant, il rapportera sa tête à Rome. Le Père de Rhodes passe d’abord dix-sept mois en Cochinchine, parcourant les provinces du royaume des Nguyen dans une semiclandestinité. Une grande chrétienne l’aide de tout son zèle, « Ma dame Marie », qui est la tante du roi, lequel accorde une audience bienveillante au missionnaire ; « Le prince me caressa fort civile ment », écrit le mémorialiste dans son langage aux belles tournu res. Mais le cruel Onghabo veille, et le Père retourne à Macao pour quelques mois. « Mon cœur, dit-il, n’a pas quitté la Cochin chine » ; il y revient en décembre 1640 pour célébrer Noël à Tou rane devant une foule de chrétiens accourus de tout le royaume. L’œuvre du Père de Rhodes est si bien poursuivie qu’il est de
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nouveau expulsé en juillet 1641. Ce sera pour notre voyageur l’oc casion de découvrir les Philippines, terres espagnoles depuis le xvr siècle ; il séjourne cinq mois à Bolinao, et, plus au sud, à Manille, récemment fondée. En janvier 1642, il est de retour en Cochinchine et visite toutes les chrétientés du royaume. S’il ne s’agissait de répandre la Bonne Nouvelle, on dirait qu'il ne tient pas en place. Justement, il rembarque de Tourane pour Macao, mais son absence est de courte durée : il revient dans sa chère Cochinchine en janvier 1644, pour la cinquième et dernière fois. Cet ultime séjour sera fertile en baptêmes et en rebondisse ments, en prédications et en pérégrinations, moitié au grand jour, moitié dans la discrétion. Nous retiendrons particulièrement le nom d’un de ces nouveaux chrétiens qui offraient au missionnaire le refuge de leur maison. Passant « toute sa vie dans les bonnes œuvres », il s’appelle Jérôme Giap. Curieuse homonymie avec le Vo Nguyen Giap qui sera l’adversaire des Français et des chrétiens durant la guerre d'Indochine. Peut-être, après tout, le Giap du xvne siècle est-il l’ancêtre direct du Giap du xxe siècle ? Peu atten tifs à la relation d’Alexandre de Rhodes, les historiens du Vietnam ne nous renseignent pas sur la question. Quoi qu'il en soit, entre ce Giap-ci et ce Giap-là, quel résumé de notre histoire ! En trois siècles, la France a exercé une influence profonde sur la terre d'In dochine entre les deux pôles opposés du christianisme et du communisme. Jérôme Giap est enseigné par les missionnaires, Vo Nguyen Giap fait partie de ces intellectuels bourgeois, d’éducation à la fois française et marxiste. Jérôme Giap et son épouse, la vertueuse Luce, ont un fils, qui est baptisé Eugène à la Noël 1644. La cérémonie eut lieu dans la maison d’un des plus anciens chrétiens de Cochinchine, Nicolas Hao. Plusieurs centaines de coreligionnaires se sont retirés là, mais les soldats du roi ont eu vent d’un aussi grand concours de peuple et ils sont venus troubler la cérémonie. La chasse aux chrétiens est à l'ordre du jour ; Alexandre de Rhodes, convié devant le juge, reçoit l’ordre de quitter la province. Le temps du Carême venu, Ignace, le premier des collaborateurs vietnamiens du Père, est mis «aux échelles», avec plusieurs catéchistes. Nous retrouverons souvent ces échelles au cours de notre histoire ; ce sont les cangues, enserrant la tête et les bras du condamné. Dans ce pénible appareil, de nombreux chrétiens sont conduits ici ou là en place publique. Ils trouvent encore la force de prêcher ! En mars 1645, un vaisseau du roi d’Espagne Philippe IV, parti
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de Macao pour les Philippines avec deux franciscains et quatre religieuses à bord, est dérouté par la tempête et jette l'ancre en Cochinchine. dans les ports de Cham. puis de Faifo. Pour le Père de Rhodes, c'est une joie. Depuis une année, il est bien seul et il peut enfin être entendu en confession et « recevoir le sacrement qu'il a donné à tant de milliers de personnes ». Avec force détails, les Espagnols conteront au jésuite avignonnais la belle fête donnée en leur honneur par le seigneur de Hué. Té-Vuong. enchanté de montrer à des étrangers que « son » royaume n’est pas un pays de barbares. Fastueux spectacle que le carrousel offert par les Cochinchinois à leur hôtes d’Espagne ! Les franciscains décrivent le combat naval des galères illuminées et le feu d'artifice de la mousqueterie, tiré par 6 000 soldats portant un uniforme de soie cramoisie et un casque doré ; bref, une fête royale sur l’eau, où il ne manquerait que la Water Music de Haendel. Hélas, une telle réception d’étran gers n’était pas exclusive d’une politique de méfiance et de xéno phobie ! Voilà que le Chua de Cochinchine soupçonne le Père de Rhodes d’accointances avec le Chua du Tonkin, son adversaire ! Le sort du missionnaire se précipite. Les soldats l’emprisonnent. Le roi le condamne à la décapitation, la sentence est exécutable immédiatement. Par chance, un bienveillant mandarin se dresse ; versé dans les lettres et les sciences, il prend la défense du savant jésuite. Le roi s’adoucit et la peine capitale est commuée. La tête d’Alexandre de Rhodes ne sera pas tranchée, mais tous ses liens avec la Cochinchine sont rompus : le 3 juillet 1645, il est expulsé, avec ordre de ne plus jamais revenir. Le Père de Rhodes ne reverra jamais la Cochinchine ni le Ton kin. De juillet 1645 à juin 1649, son voyage de retour jusqu’à Rome est jalonné d’escales aux noms odoriférants : Macao, Malacca ; Bantam, Macassar, Surate, Ormuz, Ispahan, Tauris, Smyme. Le jésuite navigateur aura parcouru la mer de Chine méridionale, la mer des Célèbes, la mer de Java, l’océan Indien et la Méditerra née. Le temps de la marine à voile et de la lampe à huile s’écoulant plus lentement et plus fructueusement que celui des longs courriers aériens... Et à Rome, où Alexandre de Rhodes reste deux ans, le séjour sera fertile : à force de faire le siège de la Congrégation de la Propagande, il obtient des cardinaux la promesse du développe ment direct de l’Eglise d’Annam qu’il a fondée. Puis, en 1653, c’est à Paris qu’il pose les premières pierres de cette Eglise d’Asie. Les missionnaires qui suivent son chemin partiront de France l’an
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née même, 1660, où le précurseur meurt à Ispahan. D'avance, Alexandre de Rhodes aura laissé son testament indochinois à la fin de sa relation de voyage, publiée lors de son arrivée à la cour de France : « Il faut que Paris ait cette gloire d’avoir porté au-delà de tout l'océan le flambeau de la vérité chrétienne... »
A Paris, quand Alexandre de Rhodes vient faire la propagande de son apostolat cochinchinois et tonkinois, Louis XIV est un roi de 12 ans, fraîchement majeur et installé au Louvre entre sa mère Anne d’Autriche et son tuteur Mazarin, et bientôt sacré à Reims. Le confesseur de l’enfant royal, le Père jésuite Jean Bagot, prête une oreille attentive aux vibrantes confessions indochinoises de son confrère avignonnais et il l’introduit dans la confrérie des Bons Enfants, dont il est le directeur spirituel ; là sera le vivier des vocations apostoliques en Extrême-Orient. Dans ces temps où les personnes de condition mangeaient comme quatre, les mem bres laïcs ou religieux de la confrérie se réunissent dans une auberge pour discuter de leurs bonnes œuvres. Ce restaurant du cœur, à l’enseigne de « La Rose blanche », est situé près d’un haut lieu de l’enseignement jésuite, le collège de Clermont, qui prendra plus tard le nom de Louis-le-Grand, en remerciement des bienfaits accordés par le souverain. Il faut des subsides pour l’éducation, il en faut aussi pour l’évangélisation, et les futurs missionnaires vont en trouver. Initiés à l’apostolat exotique par le Père de Rhodes, les Bons Enfants sont vite d’ardents propagandistes de la christianisation de l’Indochine. Ils ont reçu l’appui d’une puissante organisation religieuse que dirige un jésuite, le Père Suffren : la Compagnie du Saint-Sacrement. Destinée à « promouvoir la gloire de Dieu par tous les moyens », la Compagnie a le soutien d’Anne d’Autriche, comme elle a eu celui de Louis XIII et de Richelieu, et elle compte ou comptera des affiliés prestigieux, tels saint Vincent de Paul ou Bossuet. Fort riche, elle accorde à la confrérie des Bons Enfants un subside de 120 000 livres tournois, somme considérable. Nous entrons dans l’époque de « l’Etat, c’est moi », mais cet Etat se préoccupe de la gloire de Dieu. Encore ne faut-il pas s’en prendre aux puissances du jour, l’illustre Compagnie du Saint-Sacrement le vérifiera à ses dépens. Lorsqu’elle critiquera en 1660 la frivolité de Mazarin, elle subira les foudres du Parlement et disparaîtra peu après. En tout cas, elle aura joué un rôle essentiel dans l’épanouis
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sement de la religion en France et dans l'expansion du christia nisme en Extrême-Orient. L'année où la Compagnie du Saint-Sacrement attaque Mazarin, la confrérie des Bons Enfants a si bien employé les fonds reçus qu'elle envoie ses premiers missionnaires en Asie du Sud-Est. Ce sont des prêtres séculiers et non pas réguliers, qui ont vocation d'exercer leur ministère dans les pays lointains et qui sont volon taires pour le faire. Ils constituent le noyau de la Société des Mis sions Etrangères, d'abord informelle, puis constituée officiellement par lettres patentes de Louis XIV, en juillet 1663. La Société forme des missionnaires pour l’Extrême-Orient dans son propre séminaire, qui s'installe sur un vaste terrain que lui donne Bernard de SainteThérèse, évêque in partibus de Babylone ; ce titre épiscopal nous révèle en passant l'origine du nom de la rue parisienne qui croise la rue du Bac à l'emplacement du séminaire. Vingt ans après l’installation de la Société dans son domaine parisien, François de Harley, archevêque de Paris, posera la pre mière pierre de la chapelle du séminaire, achevée en 1691, et le grand corps de bâtiment, rigoureux et massif, sera terminé en 1737. Quelque deux cent soixante-dix ans plus tard, le séminaire des Missions Etrangères reste l'un des rares établissements reli gieux du vieux Paris encore en fonction au même endroit. Aujour d'hui, le visiteur ou le missionnaire peuvent parcourir les allées du grand jardin intérieur, qui rivalise avec le parc voisin de l’hôtel Matignon, où les Premiers ministres de la République promènent leur mélancolie. Rue du Bac, sous Louis XIV sinon sous la Ve République, on se préoccupe de l'extension du Royaume du Christ en Extrême-Orient. L’historien le plus exhaustif des trois siècles de notre présence là-bas, Georges Taboulet, écrira dans son anthologie parue en 1955 que le séminaire des Missions Etrangè res est « le berceau de l’Indochine française ». Et comme le Père de Rhodes aura sonné la diane dans sa rela tion de 1653 pour éveiller les Français à cette pacifique « guerre sainte » entreprise en Cochinchine et au Tonkin, sept ans plus tard, un « mémoire » précise les moyens et les buts. Le texte décrit la précarité des effectifs déjà en place : 15 missionnaires pour toute la Chine, 4 au Tonkin, un en Cochinchine, et il annonce que le chef de l’Eglise catholique vient de créer deux évêchés, l’un au Tonkin, l’autre en Cochinchine. Justement, le « mémoire de propa gande » est rédigé par l’évêque du Tonkin, qui lance, de Paris, cet appel au peuple chrétien ; remarquons que la notion de « propa
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gande » est toute nouvelle, avec la Congrégation romaine du même nom, récemment fondée. Et cet appel ne manque pas de répondre aux règles de la publicité : « Tous ceux d’entre les ecclé siastiques qui auront mouvement de s’offrir pour accompagner Nos Seigneurs les Evêques s’adresseront à Mgr Pallu, évêque d’Héliopolis, rue Coupeau... » François Pallu (1626-1684), évêque in partibus d’Héliopolis, est l’un de ces « Bons Enfants » instruits par le Père de Rhodes. Pre mier Vicaire apostolique du Tonkin, il est l’un des fondateurs de la Société des Missions Etrangères, avec Pierre Lambert de La Motte (1624-1679), évêque in partibus de Bérythe et premier Vicaire apostolique de la Cochinchine. Ordonné prêtre en 1652, chanoine de Saint-Martin de Tours l’année suivante, François Pallu s’est enthousiasmé pour la cause indochinoise plaidée par le jésuite d’Avignon. Cette cause, il va la faire aboutir à Rome, en même temps que Pierre Lambert de La Motte. Ce dernier, ancien avocat au Parlement de Caen, avait abandonné sa charge pour entrer dans les ordres et donner sa fortune à la Société naissante des Missions Etrangères. A Rome, les deux religieux remportent une victoire apostolique, qui est aussi un succès politique : le pape Alexandre VII et le Sacré Collège reconnaissent qu’il ne faut plus laisser au seul Portugal l’exclusivité de l’apostolat asiatique, acquise depuis 1493. Et c’est ainsi que sont créés les vicariats apostoliques de l’Indochine. Les deux Français, le Tourangeau et le Normand, sont sacrés évêques dans la basilique Saint-Pierre, François Pallu en novembre 1658, Pierre Lambert de La Motte en septembre 1659. Le premier reçoit en apanage épiscopal le Tonkin, le Laos et la Chine du Sud ; le second, la Cochinchine, l’île du Hainan et cinq provinces de la Chine et du Japon. Matrice de l’Indochine française, l’Indochine chrétienne est en voie d’organisation. Ce ne sera pas chose facile. Louis XIV devra s’en mêler, comme le fera cent ans plus tard Louis XVI. N’oublions pas que le premier Empire colonial français (16611763) est un fleuron de la fleur de lys ; les établissements d’outre mer qui l’ont précédé (1604-1661) relèvent de la Couronne, mal gré le monopole commercial accordé à des compagnies privées. N’oublions pas non plus que la reconstitution de la marine sous Louis XVI et la récupération de certains comptoirs compensent la perte des colonies (1763-1830), mais que la plus grande France de l’Ancien Régime est une peau de chagrin : abandon de l’Acadie,
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de Terre-Neuve et de la baie d'Hudson dès 1713, puis de l’Inde, du Canada, de plusieurs Antilles, du Sénégal et de la Louisiane. N'oublions pas enfin que la renaissance coloniale et les conquêtes (1830-1880) sont le fait de la Restauration et du Second Empire. Cependant, la France impériale de l'outre-mer n’aura pas à se plaindre de la IIIe République : à cette époque d’avant la Seconde Guerre mondiale, l’idéal républicain n’était pas opposé à l’idéal colonial. L’élan généreux qui portait au loin tant de Français était marqué par l’esprit d'une croisade au nom de la civilisation : ne craignez pas de le penser, nous ne craignons pas de le dire. Le missionnaire et le marchand, avec le militaire ou le marin, forment une trinité conquérante. Mais c’est d’abord « à la conquête des cœurs » — selon l’attendrissante formule d’Auguste Pavie — que la France est partie en Indochine, et cette idée d’amour associée à celle de la colonisation est juste, n’en déplaise aux réalistes de tout poil. Alors que l’Anglais place sa politique coloniale sous le signe du commerce et que l’Allemand y imprime avant tout sa force, le Français aime les peuples qu’il colonise et veut s’en faire aimer. Il a été ce grand sentimental. Le Français d’aujourd’hui, qui n’a plus le cœur à ça, découvrira avec surprise cette passion de ses pères, comme on trouve au grenier des paquets de lettres d’amour, fermés par des rubans roses décolorés.
Voici donc Leurs Excellences les évêques de Bérythe et d’Héliopolis, Mgr Lambert de La Motte et Mgr Pallu, partis à la conquête des cœurs indochinois, le premier pour la Cochinchine en juillet 1660, le second pour le Tonkin en janvier 1662. Ils ont tous deux débarqué à Surate, le premier port des Indes, qui comp tait (avec 800 000 habitants) une population deux fois plus impor tante qu’aujourd’hui ; base portugaise depuis le xvf siècle, Surate abritait des comptoirs anglais, hollandais et bientôt français. De là, les deux Vicaires apostoliques ont gagné Ayuthia, capitale du Siam. Comment ? C’est facile ! Il suffit de faire le tour de l’Inde, de traverser le golfe du Bengale et, par les monts birmans, d’arri ver frais et dispos dans l’actuelle Thaïlande. Dans ces années, le royaume du Siam est ouvert aux étrangers et ne montre aucune hostilité pour la religion catholique, contraire ment aux autres royaumes du Sud-Est asiatique. Depuis 1657, l’homme de confiance du roi est lui-même un étranger, un Grec du nom de Constantin Phaulkon, qui exerce en fait les fonctions de
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Premier ministre en devenant surintendant du commerce extérieur. Phaulkon est au royaume du Siam ce que Colbert est au royaume de France ; il accueille avec sympathie les deux évêques français. C'est une chance pour eux, car le territoire de leur juridiction apos tolique n'est rien moins que favorable à leur venue — ce ne sera pas une chance pour lui. Le Grec accordera aux compagnies fran çaises le monopole des commerces des épices au Siam, mais une révolution le renversera et l’exécutera, en 1688. Le soulèvement siamois, national en apparence, sera fomenté par les concurrents commerciaux des Français, en particulier les Hollandais. La guerre commerciale est une vieille réalité. Dans la capitale siamoise où les Vicaires apostoliques de Cochinchine et du Tonkin résident pour l’instant, où ils vont fon der un hôpital et créer le séminaire général des Missions Etrangè res pour l’Extrême-Orient, c'est avec les Portugais que nos évêques in partibus éprouvent des difficultés. Et cela, pour des questions de prééminence religieuse. Les Portugais ne leur pardon nent pas d'avoir été à l'origine de la suppression de l'exclusivité missionnaire dont ils bénéficiaient pour l'Asie, au point qu’ils ten teront même d’enlever Mgr Lambert de La Motte ! Hommes à la peine que ces deux grands évêques ! Belles figures de missionnaires à la barbe fournie ! Mais ces portraits en majesté sont trompeurs. Aramis-Lambert a la maladie de la pierre, comme on appelait autrefois les calculs, et le missionnaire mène une vie ascétique. Athos-Pallu, lui, souffre de ne pouvoir exercer son apos tolat au Tonkin. Proclamé au début de 1664, un rescrit royal « chasse à perpétuité » les missionnaires, ces « fugitifs de leurs terres venus enseigner aux peuples grossiers, aux ignorants et aux femmes, une loi sans fondement, pernicieuse et ridicule ». Mgr Pallu ne pourra jamais entrer au Tonkin, le pays après lequel « il soupirait » en voulant « se livrer tout entier » à lui. Lan gage du cœur ! En désespoir de cause, il revient en Europe pour exposer au pape les difficultés causées par les Portugais et au roi les problèmes de l’interdiction de sa mission au Tonkin. Absent durant trois ans, il retourne en Asie, muni de lettres de Clément IX et de Louis XIV pour Phra Narat, souverain du Siam. Dans les années suivantes, une intense correspondance diplomatique, comme on dit, aura lieu entre François Pallu et le roi de France ou son secrétaire d’Etat Colbert, puis entre Louis XIV et TrinhTac, Chua du Tonkin. Un échange savoureux si l’on songe à la qualité des épistoliers.
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« Nous avons commandé qu'on vous portât quelques présents que nous ax ons cru qui vous seraient agréables ». écrit par exem ple Louis XIV au roi du Tonkin le 10 janvier 1681. Et le Chua répond du tac au tac : « La politesse envers les étrangers n'est pas une chose extraordinaire à notre pays !» De là à accepter la reli gion de l'étranger, il y a une frontière que le souverain ne franchira pas. Et Trinh-Tac termine sa missive de manière allègre : « Cette lettre est écrite au commencement de l'hiver et en un beau jour. » Au cours de ces années, Mgr Pallu n'est pas plus heureux dans ses tentatives d'exercer son vicariat à l'intérieur de ce royaume au souverain si poli. Au dernier essai, il s'embarque sur un vaisseau espagnol qui se rend au Tonkin. La tempête détourne le galion sur les Philippines ; là, l’évêque français est jeté en prison ; les Espagnols, par solidarité ibérique, en veulent aux missionnaires qui chassent sur les terres autrefois réservées aux Portugais. Fran çois Pallu sera transféré à Madrid, où il restera détenu jusqu’en 1677, au moment où Louis le Grand devient l’arbitre de l’Europe. Mgr Pallu reviendra en Extrême-Orient, mais en Chine du Sud, où il mourra en 1684. Ses restes seront transférés dans la chapelle parisienne de la Société des Missions Etrangères en 1954. A ce propos, il est intéressant de faire un bond de trois siècles jusqu'à cette année 1954 qui vit la fin de la guerre d'Indochine et celle de la présence française. Dans les trois mois suivant le ces sez-le-feu, a lieu un exode massif des catholiques vietnamiens du Tonkin. C’est ainsi que les premiers « boat people » sont du nord, comme vingt ans plus tard ils seront du sud. Serrés autour de leur curé, arborant le drapeau du Vatican à la grande perplexité des Viets, ils quittent par centaines de milliers les évêchés du delta, Phat Diem ou Bui Chu, dont le clergé est espagnol pour une bonne part. Or, ces braves prêtres n’étaient pas non plus très français de cœur, et certains penchaient nettement pour le Vietminh. On s’en était aperçu en novembre 1949, lors de la libération de Phat Diem, libération par les troupes françaises, cela va sans dire. Ces reli gieux anticolonialistes oubliaient ou méconnaissaient le rôle qu’avaient joué en 1859, lors de la conquête de la Cochinchine, les Tagals des Philippines et les soldats d’Espagne auprès des trou pes de Napoléon III et d’Eugénie de Montijo. Ou peut-être les curés espagnols des années 50 avaient-ils en tête l’abolition des privilèges ibériques de la bulle de 1493 ? En tout cas, ils éprou vaient de la méfiance vis-à-vis des Français : les siècles passent, les préventions ancestrales demeurent, et ce que l’homme a dans
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la tête est pour beaucoup le fruit des générations oubliées... Quoi qu’il en soit, en 1954, les curés des évéchés et leurs ouailles firent vite leur choix. Au total, un million de Tonkinois, en majorité catholiques, refusèrent le paradis communiste. Sans doute sui vaient-ils l’ombre de Mgr Pallu, quittant en 1954, lui aussi, cette terre du Tonkin qui ne l’avait jamais accueilli et où il n’était pas enseveli.
Ce fut le Vicaire apostolique de Cochinchine, Mgr Lambert de La Motte, qui parvint à se rendre sur les terres du Vicaire apostoli que du Tonkin. Mgr Pallu était son ami depuis le temps des « Bons Enfants », son collègue à Rome, son compagnon de lutte contre le « patronat » portugais et son confrère à Ayuthia. Lorsque François Pallu repart en Europe pour voir le pape et le roi de France, Pierre Lambert de La Motte fait au Tonkin une tournée pastorale aussi discrète que fructueuse, en 1667. Il réussit à ordonner sept prêtres vietnamiens ; il crée un couvent de religieuses, le premier en date, au nom poétique, choisi par lui : la Congrégation des Amantes de la Croix. Mgr Pallu s’exprimait avec la même tendresse quand il évoquait « ses chers enfants du Tonkin ». Auparavant, à Ayuthia, Mgr Lambert a reçu des jésuites de Cochinchine le conseil de ne pas venir dans ce royaume où la persécution est latente depuis une trentaine d'années ; l’arrivée d’un évêque risque de détériorer une situation précaire. Le Vicaire apostolique délègue donc un provicaire, le Père Louis Chevreuil, un Rennais, qui s’était engagé à Paris dans la Société des Missions Etrangères à la suite de François Pallu. Louis Chevreuil sera ainsi le premier prêtre de la rue du Bac qui évangélisera la Cochinchine en 1664, et plus tard le Cambodge. A Tourane, le supérieur des jésuites organise en l'honneur du provicaire une cérémonie religieuse à laquelle assistent 200 fidè les. Cérémonie déjà « œcuménique », qui choque le Père Chevreuil par son mélange des prières chrétiennes et de ce culte des défunts si propre aux croyances vietnamiennes. Déjà, se fait jour une controverse religieuse qui ne cessera pas jusqu’au milieu du xvme siècle entre jésuites et prêtres des Missions Etrangères. Les premiers font preuve de souplesse et cherchent à adapter le rituel chrétien aux coutumes locales ; les seconds sont plus rigoureux et, dirait-on aujourd’hui, traditionalistes. Cette divergence de vues ira loin, jusqu’à Rome, et sera connue sous le nom de « querelle des
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rites >\ C elle-ci éclate au début du xvmc siècle entre le général des jésuites Tambourini et la papauté, qui reproche à la Compagnie ses méthodes missionnaires d'assimilation et ses trop grands succès en la matière, acquis au prix d'un certain laxisme liturgique. En 1710, le pape Clément XI condamne solennellement ces méthodes et interdit l'intrusion des rites chinois et indochinois dans le déroule ment des cérémonies catholiques ; la condamnation est renouvelée en 1742 par Benoît XIV. Cinquante ans plus tard, nous le verrons, un grand évêque fera la synthèse des deux courants : Mgr Pigneau de Béhaine... A l'époque, Mgr Lambert de La Motte est dans la ligne romaine et contre les audaces œcuméniques des jésuites. Il interdit à ses fidèles cochinchinois l’usage immémorial du « Tlan », ce petit autel portatif orné de papier doré, qui sert à honorer les ancêtres plusieurs fois par jour. Pour cet évêque de l'Eglise militante qui est déjà, en sa personne, l'Eglise souffrante, il n’y a aucun accom modement avec le ciel, et les fidèles doivent tout supporter jus qu’au renoncement. « Un chrétien sans souffrance n’a que l’écorce de la piété », disait-il. Son provicaire, le Père Chevreuil, est dans le même état d'esprit, rigoureux et compatissant. Lui-même souf fre en voyant ce que les soldats du roi font aux catholiques cochin chinois qui se refusent à piétiner les objets du culte. Il dénombre alors 43 martyrs pour la foi. Finalement, en 1655, les jésuites sont expulsés de Cochinchine. Déjà chassés du Japon, ils prennent une habitude qui ne cessera de sitôt ; on sait que l’expulsion est une mesure qui les frappera souvent au cours de leur histoire, en France et un peu partout ; on sait aussi qu’ils ont aujourd’hui choisi le moyen le plus efficace de rester en place, l’expulsion de la tradition dans leurs rangs. Le Père Chevreuil sera lui aussi contraint de quitter la Cochin chine. Il reviendra avec Mgr Lambert de La Motte, mais entre temps il aura subi d’autres vexations, pires, car elles ne viennent pas des infidèles. Les Portugais l'arrêtent comme hérétique ! Ils le traduisent devant le tribunal du Saint-Office de Goa, le bras ven geur de l’inquisition qui fonctionnait au Portugal comme en Espa gne. Louis Chevreuil reste emprisonné jusqu’à l’arrivée providentielle d’un vaisseau français de la Compagnie des Indes. Décidément, les Portugais ont la rancune tenace vis-à-vis des mis sionnaires des autres pays chrétiens ! L’histoire chuchote même qu’ils ont été les instigateurs de la disparition, en décembre 1670, de deux prêtres français, empoisonnés au Centre-Vietnam par leur
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domestique, probablement soudoyé : les Pères Hainques et Brindeau, dont les noms sont les premiers au martyrologe des Missions Etrangères pour l’Indochine. Longue liste de martyrs français, qui s’étend sur trois siècles en Annam, au Tonkin, en Cochinchine, au Cambodge, au Laos. Le dernier nom est celui du Père Vuillez, tombé au Vietnam le 16 avril 1975, quinze jours après la chute de Saïgon. Le 20 juillet 1671, au lendemain de la disparition des Pères Hainques et Brindeau, c'est « en balon », barque cochinchinoise « sans clou, sans corde, sans ferrement, sans voiles et sans pilote », que Mgr Lambert de La Motte gagne enfin le territoire de sa juri diction. L’évêque est accompagné de Bénigne Vachet, prêtre des Missions Etrangères qui connaît déjà une région où il restera quinze années, à Faifo et à Hué. Cette première tournée pastorale a lieu dans les provinces méridionales du domaine des Nguyen, seigneurs de Hué et « rois de Cochinchine ». A l'époque, il s’agit de la Haute-Cochinchine, autrement dit l'Annam. La première tournée est presque clandestine et se passe dans les fièvres. L’évêque et son compagnon, malades durant près d'un mois, perdent leurs cheveux et leurs ongles, deviennent « aussi jaunes que l’or le plus pur ». Béribéri ou paludisme, le climat et la malnutrition sont pour les missionnaires français des adversaires aussi pernicieux que les mandarins. La seconde tournée, en 1675, sera plus nourrissante et plus profitable, car le vicaire apostolique est reçu à la cour du seigneur de Hué, Huen-Vuong, qui a ordonné la fin des persécutions. L’évêque de Bérythe distribue force cadeaux, miroirs de Venise, pendules, longues-vues, microscopes et même un « verre à brûler fondant l’argent au soleil ». Les man darins aussi ne peuvent que fondre : la verroterie sera toujours l’un des artifices de la colonisation. En 1682, trois ans après la mort de Mgr Lambert de La Motte au séminaire siamois d’Ayuthia, Mgr Laneau, administrateur géné ral des missions de Cochinchine et du Tonkin, peut dresser un bilan déjà impressionnant du progrès de l’évangélisation. En Cochinchine, il compte 60 000 chrétiens, sous la houlette de Mgr Mahot, successeur de Mgr Lambert, qui mène une vie de pèlerin, marchant pieds nus d’église en église, dans les rizières et dans les marécages, selon un itinéraire et un horaire établis par les catéchistes. Les cérémonies ont lieu de nuit, confessions, messes, prêches, communions, baptêmes, ou visites des vieillards et des malades. Et le missionnaire reprend la route au petit matin, après
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un maigre repas de riz et de poisson, pour une nouvelle journée de marche de neuf à dix lieues. Arrivé en Cochinchine avec Mgr Lambert de La Motte en janvier 1675, sacré à Faifo en 1682 par Mgr Laneau, Mgr Mahot gouverne dans ces conditions primiti ves une Eglise cochinchinoise de deux prêtres vietnamiens et de sept prêtres français. Parmi ces premiers Français d'Indochine, citons Pierre Lan glois, né à Gisors en 1640 et mort à Hué en 1700, victime de la persécution. Le Père Langlois était pourtant très apprécié de la cour de Hué pour ses talents de médecin et de chirurgien. Il y ajoutait ceux de bâtisseur : il construisit à Faifo une église en « bois de fer » ; plus tard, l’église cathédrale de Phat-Diem, égale ment en bois, ne fut jamais consacrée parce qu’elle n’était pas en pierre. En tout cas, le saô est un bois si dur qu’il « résiste aux fourmis blanches minant tout en ce pays », notait Mgr Laneau ; un matériau si approprié qu’il fournira les traverses du chemin de fer transindochinois et qu’il sera exporté pour les lignes de la métro pole. Par la suite, le Père Langlois édifia, quelques années avant son martyre, une église en pierre, la première d’Indochine. Le Père Langlois savait aussi l’importance des pierres humai nes. Excellent éducateur, il enseignait la philosophie et la théolo gie à ses meilleurs catéchistes. « Si Dieu me donne encore la grâce de vivre dix ans, écrivait-il, je verrai dans la Cochinchine plus de 100 bons prêtres, et dans le Tonkin, deux fois autant ! » Estimation grandie par la vertu d’espérance : à sa mort, il y avait 45 prêtres indochinois dans toute l’Indochine. Quarante ans après l’arrivée des prêtres des Missions Etrangères, le troupeau de ces premiers pasteurs était quand même bien encadré. « Chaque prêtre vaut au moins 500 chrétiens de rente », disait le Père Langlois en se souve nant des comptes de son père, riche marchand normand. D’autres pionniers venus de la France profonde de Louis XIV seraient à honorer, comme le Père Noguette, fils d’un laboureur de la Beauce, arrivé vaillant en 1680, mort lépreux en 1682. Rete nons le nom du Père Courtaulin, natif de l’Aude. La montagne noire de son pays natal devait sans doute l’inspirer, car il sera le premier missionnaire à porter la bonne parole dans les hautes régions inexplorées, chez les montagnards mois, en 1675. Il était le fils aîné d’une famille vraiment nombreuse — 26 frères et sœurs — « tous sortis du sein de la même mère ». Le mémoire de Mgr Laneau insiste sur l’importance du clergé autochtone. Les catéchistes indochinois sont d’autant plus diffici
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les à former qu’il faut leur apprendre une langue morte, le latin, par le truchement d’une langue vivante non écrite. Par bonheur, le missionnaire dispose du Quoc-Ngu du Père de Rhodes, la trans cription phonétique de l’annamite ; armé de patience, il parvient à expliquer un Suppliciter petamus ab optimo caeli domino par un Ta eau eu duc Chua duquel nous supprimons ici une accentuation compliquée. Et c’est ainsi que le célèbre latin de cuisine de la liturgie romaine est ingurgité là-bas avec du nuoc-nam, « l’eau de poisson », le non moins célèbre condiment du Vietnam, que l’on fabrique aujourd’hui dans les centres de Phan Thiet ou de Nha Trang. Au Tonkin, où le christianisme est interdit de séjour encore plus sévèrement qu’en Cochinchine, l’enseignement religieux se fait dans la clandestinité et il se fond dans le terrain. L’un des premiers prêtres des Missions Etrangères, le Père Deydier, qui s’était embarqué à Marseille en même temps que Mgr Lambert de La Motte, trouve une solution originale. 11 établit sur une barque un séminaire dissimulé dans les joncs du fleuve Rouge. Il fera école. Quarante ans après, à la fin du xvir* siècle, le Père François Guisain, futur Vicaire apostolique du Tonkin occidental, décrivait à ses parents sa vie de fugitif voguant de village en village, dans un bateau lui servant de « petit séminaire flottant ». Cependant, le mémoire Laneau dénombre au Tonkin 16 prêtres « naturels » au sens où l’on dit qu’un indigène est un naturel, pour 5 prêtres des Missions Etrangères et 2 jésuites ; soit 23 prêtres pour 200 000 chrétiens, car la population tonkinoise est plus nom breuse que la cochinchinoise. Quant au Cambodge et au Laos, ils n’abritent que 2 missionnaires chacun, et un seul se trouve au Champa, en bordure de la mer de Chine, dans la région de Quang Nam. Ce dernier pays de l’espace annamite vit au xvnc siècle ses dernières années d’indépendance. Brillant royaume hindouisé éta bli depuis le ue siècle de notre ère, riche d’un art très pur où les statues de Bouddha ont le drapé des Korés de l’Acropole, le Champa sera bientôt absorbé par Hué ; ses survivants constituent aujourd’hui la population des Chams du Vietnam et du Cambodge. Dans cette fin du xvne siècle, le roi du Champa ne profiterait pas longtemps des cadeaux apportés par les missionnaires : « Une tabatière rouge façon de rubis, deux miroirs travaillés d’argent et de pierreries, une bague d’or à pierre rouge, deux langues de ser pent et un chapeau pointu... » L’œuvre des prêtres des Missions Etrangères ne doit pas faire
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oublier l'apostolat jésuite en Cochinchine et au Tonkin, pay « qu'ils ont arrosés de leurs sueurs et même de leur sang », révè lent les nombreux tomes des Lettres édifiantes et curieuses de xvir et xvnr siècles. A l’instar de la marquise de Sévigné nou: donnant dans sa correspondance un tableau très vivant de I; société de Louis XIV, les Pères jésuites d'Indochine envoyaient i leurs correspondants de France de longues lettres décrivant une vie évidemment plus difficile à Hanoï qu’à Versailles. C’est ainsi que le Père Le Royer, supérieur des missionnaires de la Compagnie de Jésus au Tonkin, où il est arrivé en 1692. donne de ses nouvelles à son frère dans une lettre datée du 10 juin 1710. A l’époque, seul jésuite français du nord-indochinois, il a subi une première persécution en 1696, un édit du roi ayant interdit d’« embrasser la religion des Portugais ». Tout en dressant un compte scrupuleux de ses activités — 1 735 baptêmes, 12 604 confessions, 12 122 communions pour la seule année 1693 — il déplore la crise de 1696 qui réduit ce rythme à quelque 300 baptêmes, 5 000 confessions et 3 000 communions. Car le Père Le Royer est obligé de se cacher ; il sera d’ailleurs découvert dans une barque par un officier du roi et s’en tirera avec un moyen vieux comme le monde : le bakchich. La somme de 8 taëls versée à l’officier est modique, l’édit royal promettant 300 taëls à qui dénoncerait un chrétien. Mais les Lettres édifiantes et curieuses des jésuites sont souvent plus tragiques. La persécution, toujours sporadique, dépend des caprices et des changements de la royauté. Le neuvième tome de ces Lettres relate par exemple les cruels événements de 1737 en les illustrant d’une saisissante gravure, modèle d’iconographie qui vaut tous les chocs de nos actuelles photos par la force de l’évocation et la beauté de la composition. Ce sont, en perspective ovale, des soldats porteurs de hallebardes, deux lignes de mandarins aux bras croisés dans leurs manchons, deux trônes portatifs au fond et, au centre, 4 sup pliciés ; le sang jaillit de leur cou tranché, les 4 bourreaux viennent d’abattre leurs grands sabres ; 4 jésuites ont été décapités « en haine de la foi dans le royaume du Tonkin ». Le martyre du jésuite Buccharelli et de plusieurs catéchistes nous est ainsi conté comme un chemin de croix et comme une mort miraculeuse : apparaissent dans le ciel une nuée d’oiseaux blancs, « voltigeant sur la tête du Père Buccharelli, se jouant ensemble avec leurs ailes et faisant en l’air comme une espèce de fête... ».
CHAPITRE 2
Les entreprises de la Compagnie des Indes (1660-1778)
L'année où Alexandre de Rhodes débarque en Cochinchine, Richelieu entre au Conseil du roi Louis XIII. Entre autres desseins, le cardinal se montre un précurseur en matière de politique colo niale. Devenu grand maître et surintendant général de la navigation et du commerce de France, il veut éliminer les Anglais et les Hol landais des marchés français et il envisage la constitution de compagnies marchandes à monopole, comme il existait déjà des compagnies anglaise et hollandaise des Indes orientales. Entre 1625 et 1642, plusieurs compagnies françaises sont créées, une seule avec succès, la Compagnie de Saint-Christophe ou des Indes occidentales, autrement dit des îles d’Amérique. La Compagnie française des Indes orientales, qui intéresse l’Indochine, ce sera pour plus tard, sous Colbert. Mais déjà Richelieu a bien exposé sa stratégie commerciale. Il l’a fait en 1627, l’année du siège de La Rochelle, entrepris pour interdire le secours anglais aux protestants français. Car c’est bien des Anglais qu’il s’agit, du mercantilisme de l’Angleterre et des agissements britanniques contre les mar chands français. L’assemblée des notables écoute les fortes paroles du cardinal. Créer de puissantes compagnies marchandes soute nues par un bon nombre de vaisseaux de guerre, tel est le projet de Richelieu. Mazarin reprend l’idée de Richelieu en 1660. Le vieux cardinal est près de sa fin, mais il a été poussé dans cette entreprise à risque — la création d’une compagnie maritime — par un homme énergique que nous avons appris à connaître : François Pallu, qui vient d’être nommé Vicaire apostolique du Tonkin. Mgr Pallu n’ignore pas que le voyage vers l’Indochine est non seulement
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long et périlleux, mais qu'il est aussi coûteux et qu’il se fait à partir de Lisbonne, chez des Portugais qui ne sont guère favorables aux missions françaises. Et c'est toute une amicale conspiration qui se met en place autour des Bons Enfants. Il s'agit de faire aboutir un plan maritime qui aidera le projet missionnaire de la Société des Missions Etrangères, dont les lettres patentes sont signées en 1663. Plusieurs associés de la compagnie de navigation seront aussi ceux de la société missionnaire. Il y a la duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu, bienfaitrice des missions et protectrice de la Société de la rue du Bac ; il y a le compagnon inséparable de François Pallu, Mgr Lambert de La Motte, qui souscrit pour une somme de 10 000 livres, davantage que Mazarin, qui avance 4 000 livres ; quant au souscripteur principal, avec 40 000 livres, un armateur de Rouen, il est le père d’un des Bons Enfants. Dans cette aventure missionnaire et marchande, tout se tient, la finance comme la Providence. Las ! la Providence n’est pas au rendez-vous ! Le vaisseau financé par la compagnie nouvelle est une frégate armée pour 400 hommes, baptisée Saint-Louis. Construite en Hollande et lan cée au Havre de Grâce, lieu prévu pour l’embarquement des mar chandises, elle sombre dans la tempête au sortir du port, en décembre 1660. L’acte de constitution de la compagnie maritime mettait pourtant la Providence de son côté, en annonçant dans le préambule la propagation de la foi et l’établissement du commerce dans l’Empire de la Chine, les royaumes du Tonkin et de la Cochinchine. La compagnie mort-née a donc mis l’accent sur un double but et un double besoin : le rayonnement de la foi et celui du commerce. L’un n’ira pas sans l’autre et les missionnaires d’Indo chine, ces fils de marchands ou de paysans, ont suffisamment les pieds sur terre pour traiter avec réalisme des affaires du ciel. Ils savent que le christianisme ne s’épanouira pas dans ces royaumes païens sans qu’il y ait parallèlement de florissants échanges de marchandises. Inversement, ces derniers ne se développeront pas sans une reconnaissance mutuelle, sans un langage commun dépassant celui des chiffres, sans que les marchands occidentaux ne fassent preuve de cet esprit de tolérance, de ce respect de l’homme et, disons le mot, de cet amour d’autrui qui sont propres à l’enseignement évangélique. Somme toute, le commerce des âmes et celui des épices doivent fructifier l’un par l’autre. Une
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telle interaction paraît incongrue aujourd’hui, et l’observateur se demande ce que vient faire la foi dans les échanges commerciaux et ce que la Société des Missions Etrangères ou la Compagnie de Jésus ont à voir avec la Compagnie des Indes. Et pourtant, cette alliance du missionnaire et du marchand, comme celle que tous deux forment avec le soldat, est au cœur de l’entreprise séculaire de la France en Indochine. Plus généralement, elle est à la base de la colonisation française, qui fut une mission, dans tous les sens du terme. Si l’évangélisation n’a plus cours, la colonisation n’a plus lieu d’être : les temps l’ont prouvé. A l’époque, ces grandes idées générales et généreuses, un homme les a bien en tête et s’emploie à les faire triompher ; c’est Mgr François Pallu, toujours lui. Fort de l’expérience et des désil lusions de son premier séjour en Extrême-Orient, fort aussi des liens qu’il a noués à la cour de Louis XIV lors de son voyage en France, l’évêque adresse une supplique à Colbert. On sait que l’homme d’Etat a donné son nom au système économique, le col bertisme, fondé sur la prospérité des échanges extérieurs. Or, en 1664, il vient de constituer la Compagnie française des Indes orientales, destinée au commerce dans les pays situés à l’est du cap de Bonne-Espérance, de Madagascar — où le premier comp toir français date de 1642 —jusqu’aux Indes et en Chine. L’Indo chine est délaissée, car les directeurs parisiens de la Compagnie lorgnent plutôt vers le Japon. François Pallu plaide alors pour « son » Tonkin dans une lettre à Colbert datée du 2 janvier 1672. Dans sa missive au secrétaire d’Etat à la Maison du roi, Mgr Pallu évoque les intérêts conjugués des comptoirs de commerce et des établissements de mission, et il parle des 300 000 chrétiens du Tonkin « en très grand péril ». Mais ces fidè les attendront une dizaine d’années, de même que les clients et les fournisseurs de l’industrieux royaume. Le premier navire de la Compagnie française des Indes orientales débarque au Tonkin en 1681 et rembarque avec un chargement de musc et de soieries ; à cette époque où les parfums étaient indispensables, le musc tonki nois est estimé le meilleur du monde ; quant à la soie d’Indochine, elle est déjà bien exploitée par la Compagnie anglaise des Indes, qui possède depuis 1672 un comptoir à Hung Yen. Arrivé avec le vaisseau français, un marchand du nom de Chappelain meurt peu après. La Compagnie française n’aura pas meilleure santé et ne fera pas de grandes affaires au Tonkin en cette fin du xvIIe siècle. Par la suite, le premier chef du comptoir français du Tonkin
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s’appelle François Martin, le nom est notable. Trois siècles pli tard, dans les années 1930, à Hanoï où aboutira la ligne d’Extrêmi Orient, il y aura un autre François Martin. Mais la ligne e aérienne, et François Martin est chef de centre de la toute nouvel! compagnie Air France, version moderne de la Compagnie de Indes en ces pays asiatiques. Epoque de pionniers pour le transpo aérien là-bas, en ces années-là ! Le François Martin du xxc siècl connaîtra une fin dramatique : torturé par les Japonais en ms 1945, il mourra à Hanoï, à l'hôpital Lanessan. Le François Martin du xvIIc siècle succédait à Hung Yen à ui excellent connaisseur du Tonkin, Samuel Baron, un métis tonki nois dont le père était sans doute le chef du comptoir hollandais Baron a laissé en 1685 une intéressante Description du royaume du Tonkin, corrigeant celle du voyageur Jean-Baptiste Tavemier anobli par Louis XIV. Puis il y aura, en 1686, la relation tonki noise d’un personnage très connu, l’abbé de Choisy, abbé de cour écrivain galant, mémorialiste, attaché d’ambassade au Siam et., travesti. Plus tard, un autre abbé, encore plus célèbre, reprendra et adaptera largement la relation de Samuel Baron dans son Histoire des voyages publiée en 1751. Ce publiciste, Antoine-François Pré vost d’Exiles, n’est autre que l’abbé Prévost, l’auteur d’un chefd’œuvre romanesque du xvmc siècle, Manon Lescaut, la belle his toire d’un amour violent. Beaucoup moins littéraire dans sa des cription du Tonkin, l’abbé Prévost y a l’écriture d’un technicien de l’Encyclopédie ; il s’y préoccupe longuement des problèmes monétaires. C’était vraiment un esprit moderne. La Compagnie française des Indes, au bout de quelques années de chiches activités, ferme le comptoir de Hung Yen, où demeu rent les Hollandais. La Compagnie hollandaise des Indes orienta les, plus ancienne que la française et munie de meilleurs privilèges, fructifie jusqu’à sa disparition en 1798, quand la Répu blique aristocratique des Provinces-Unies, vaincue par Pichegru, se transforme en République batave et démocratique. Dans l’en semble de son rayon d’action — Java, Célèbes, Ceylan, etc. — elle fera des bénéfices atteignant les 700 pour 100, à la grande satisfaction des 17 « messieurs » qui la dirigent. Elle sera la plus puissante des compagnies de commerce et de colonisation de l’An cien Régime. En Cochinchine, où ses vaisseaux « muguetaient » la clientèle, il lui arriva pourtant une honteuse mésaventure en 1644. Evoquons ce fait qui, à l’époque, a dû faire rougir l’illustre amiral Ruyter.
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Au premier acte, des marchands hollandais de Faifo sont exécu tés par le roi de Cochinchine pour avoir tué des domestiques soup çonnés de vol. Au deuxième acte, les « messieurs » d’Amsterdam et leurs représentants de Sumatra envoient en représailles trois gros bâtiments bien armés. Au troisième acte, 50 galères cochinchinoises, sous les ordres du prince héritier Huen-Vuong, se pré sentent devant la flottille hollandaise, à l’embouchure du Song Giang. De l’engagement qui s’ensuivit, que croyez-vous qu’il arri va ? Ce fut le plus gros qui sombra ! Des trois beaux vaisseaux de ces « messieurs », l’un explosa et s’abîma dans les flots, un autre s’écrasa sur les rochers et le troisième s’en tira par la fuite. Et les Cochinchinois coupèrent la tête aux marins survivants.
Au tournant de l’année 1700, quand s’ouvrent les lumières du siècle des philosophes, quand le royaume français très chrétien perd sa foi avant de perdre son roi, la lumière évangélique diminue dans le Sud-Est asiatique. L’esprit de l’Encyclopédie prend corps en France et les vocations missionnaires se raréfient. A Paris, la Société des Missions Etrangères doit en outre faire face à des diffi cultés de trésorerie. Le manque de liquidités accompagne le man que d’hommes et un manque d’entente entre les directeurs de la Société. S’ajoute enfin un défaut d'unité doctrinale, du à la « question des rites chinois » que nous avons évoquée. En appa rence de pure forme, en réalité fondamentale dans l’entreprise de christianisation, cette question n’est pas nouvelle. Elle fut déjà posée, dans des circonstances autrement cruciales, au commence ment du christianisme, en l’an 49 de notre ère, lorsque le concile de Jérusalem eut à choisir entre les rites locaux et les rites chré tiens. Toutes ces difficultés et divergences ont à l’époque des réper cussions en Indochine. Les missions poursuivent leur apostolat, mais l’élan du siècle précédent s'essouffle. Hier, quand il s’agis sait d’ouvrir l’Extrême-Orient à la civilisation d'Occident et à la religion universelle, l’heure était à l'enthousiasme ; elle est main tenant au maintien. En revanche, tandis que l’esprit de mission s’affaiblit, l’esprit de commerce en ces terres lointaines se déve loppe. D’innombrables mémoires, propositions, projets d’établis sement commercial en Cochinchine et au Tonkin et quelques prometteurs voyages d’affaires ou de prospection préparent le ter rain ; on fait des « études de faisabilité » à l’intention des « déci-
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dcurs », pour employer le jargon actuel. Ce travail de prospecti et de prospective portera ses fruits en fin de siècle. En 1700, plus encore qu’auparavant — la rivalité des Trii seigneurs du Tonkin, et des Nguyen, seigneurs de Cochinchine, cessé après avoir occupé les esprits dans une petite guerre de ce ans —, les haines se reportent sur l'étranger. Au nord comme < sud, les souverains et leurs mandarins multiplient les édits et l actions contre les prêtres et les adeptes de cette religion importt qui s’oppose au culte des ancêtres et aux croyances locales. Dai toute l'Indochine, les années s’égrènent comme un chapelet c persécutions, au Tonkin où la rigueur est plus forte, et en Cochir chine où une certaine modération s’explique par une christianisa tion moins grande. Modération relative ; dès les premières année du siècle, 13 religieux sont jetés aux fers par les soldats du roi 6 prêtres des Missions Etrangères, 5 jésuites et 2 prêtres autochto nés, un vietnamien, l’autre chinois ; 4 meurent de mauvais traite ments; le Père Toussaint Féret, un Normand d’une soixantaine d’années, infirme et malade depuis longtemps dans sa mission de Ninh Hoa, est arrêté brutalement, en mars 1700. Les soldats lui mettent les fers aux pieds et la cangue au cou, et il reste ainsi, sut la terre battue de sa prison, durant près de trois mois. Il meurt d’épuisement le 12 juin 1700. Le souverain persécuteur, le Chua du sud, un confucéen fanati que qui régnera trente années sur la Cochinchine, s’appelle MinhVuong. Ce nom évoque un lointain successeur, Minh-Mang, royal bourreau des chrétiens un siècle plus tard. Ses exactions — pour reprendre un mot abusivement employé aujourd’hui dans le sens de violences — ses «exactions» et celles des deux rois sui vants, Thieu-Tri et Tu-Duc, entraîneront l’intervention française. Le sang des martyrs n’est pas versé en vain et le dire n’est pas user du langage de l’hagiographie. L’histoire en général, celleci en particulier, est baignée de fleuves souterrains. Fleuves de sang, influence des martyrs, n’en est-il pas toujours ainsi ? Purification religieuse, purification raciale, purification ethnique, cette catharsis des nations ne sera pas non plus étrangère au xxe siècle. Mais au xvIII* siècle cochinchinois, quelle rage royale de ne pas être obéi des sujets baptisés, quelle résistance de ces néophytes refusant d’abjurer malgré les édits du souverain ! Dans une lettre de 1715 au séminaire des Missions Etrangères de la rue du Bac, Mgr Labbé, coadjuteur apostolique en Cochinchine, raconte les
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misères de sa mission qu’il partage avec son confrère, le Père Heutte ; tous deux sont nés en Normandie, tous deux sont morts en Annam. Destin de ces Normands du siècle des Lumières, que leur foi a portés en Indochine, destin de leurs fidèles annamites, dont les plus fiers ont été, au nom de la croix, des héros de cape et d'épée. Certaines compagnies de soldats de noble naissance ont en effet choisi la religion chrétienne, et le roi les condamne à la servitude perpétuelle. Mgr Labbé décrit leurs épreuves : couper l’herbe toute la vie pour nourrir les éléphants de la cour, porter des chaînes de fer aux pieds et au cou, et sur le front une croix d’infamie gravée à la pointe de l’épée. Tel est le sort des mousquetaires chrétiens à la cour de Hué en 1714, sous Minh-Vuong. Son successeur Vo-Vuong est à la fois plus clément et plus irréductible. Il montre d’abord de la mansué tude vis-à-vis des 28 missionnaires de son royaume, enfin libres de prêcher à leur guise. Et puis, en 1750, tout change brutalement. La destruction des 36 églises de Cochinchine et la bastonnade des chrétiens s’accompagnent d’une mesure de bannissement. Arrêtés, conduits à Faifo, les missionnaires embarquent à Tourane sur le Saint-Louis à destination de Macao. A bord, il y a 2 évêques — Mgr Lefebvre et son coadjuteur Bennetat — et 25 missionnai res, dont 7 prêtres français des Missions Etrangères, 8 franciscains espagnols, 2 missionnaires de la Propagande et 8 jésuites portugais ou allemands. Dans cette Cochinchine d’où la croix est exilée, il ne reste qu’un jésuite allemand, le P. Koffler, mais en qualité de «médecin de l’intérieur» du palais. Heureuse exception, car le P. Koffler dépeindra ce palais dans sa Description historique de la Cochinchine. Le jésuite médecin se montre excellent écrivain dans cette peinture où l’on croirait voir le Hué d’aujourd’hui, tou jours splendide malgré les attaques de l'histoire et du temps.
II y a une raison à la soudaine colère de Vo-Vuong contre les missionnaires qu’il punit d’exil, une raison indirecte qui nous met sur les traces d’un grand « voyageur de commerce », alors envoyé à Hué par la Compagnie française des Indes. Ce négociant imagi natif rêve d’enlever aux Hollandais le monopole qu’ils détiennent dans le commerce en épicerie fine. Il deviendra d’ailleurs spécia liste des épices et en implantera un grand nombre dans deux îles dont il sera l’intendant général : Maurice, alors île de France, et la Réunion, alors île Bourbon. Cet étonnant personnage à la figure
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ronde, aux yeux malins et à la bouche ironique porte un nom pré destiné : il s'appelle Poivre. La vie de Poivre vaudrait d’être contée par le menu. Né à Lyon, il a l'astuce des « gones », ces enfants des rues lyonnaises, ce qu’il n’est du reste pas du tout. Ce fils de soyeux, sa vie durant, traitera d’égal à égal avec les grands. 11 voit le jour en une année évidem ment faite pour lui, 1719, lorsque les diverses sociétés françaises de commerce et de navigation fusionnent afin de former une seule et puissante compagnie. Le promoteur de cette fusion est Law, le père du célèbre système financier. Grâce à lui, l’entente se fait officiellement entre le gouvernement, la banque d’Etat et une Compagnie d’Occident, maîtresse de l'ensemble du commerce extérieur de la France. Dans de pareilles perspectives, le sieur Poi vre sera à son affaire. Cependant, le fils des soyeux ne paraît pas se destiner au grand commerce. Il a l’esprit curieux et, pour l’heure, les spéculations métaphysiques l’emportent sur les boursières. Il se lance dans des études de théologie, devient clerc et entre là où les fils de familles fortunées sont particulièrement bien accueillis : la Société des Mis sions Etrangères. Celle-ci l’expédie en Cochinchine pour qu’il y apprenne le chinois avant d’étre ordonné. Poivre débarque à Faifo, et c’est le coup de foudre pour la fourmilière portuaire. « Faifo est l’endroit le plus commerçant de la Cochinchine », écrit-il dans un mémoire qu’il rédige en 1745 à Canton ; il note avec gourmandise qu’il y a « toujours là près de 6 000 Chinois, qui sont les plus gros marchands ». Alors, sa destinée bascule. Il n’a plus la vocation et s’arrêtera au minorât ; il ne sera pas missionnaire, mais marchand. En 1748, il quitte donc la Société des Missions Etrangères pour la Compagnie des Indes. Et Poivre, le petit commis, va tenir tête au grand Dupleix, gou verneur général de la Compagnie des Indes depuis 1742. Il est vrai, relate la petite histoire, que la très intelligente épouse de Dupleix, Jeanne Albert de Castro, détestait Pierre Poivre, pour des raisons familiales comme nous allons le voir. La même petite his toire chuchotera aussi que la très digne épouse de Poivre allait enflammer le cœur d’un capitaine ingénieur de l’île de France, lorsque son mari devint administrateur de cette île paradisiaque : le parfum des plantes de Poivre devait être quelque peu aphrodisia que. Or, le soupirant a évoqué la figure de la fidèle épouse dans un roman qu’il écrivit plus tard, en 1787, au lendemain de la mort de Poivre. L’officier du Génie militaire y montrait un incontestable
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génie littéraire. L’auteur et l’œuvre allaient devenir célèbres : c’était Bernardin de Saint-Pierre et c’était Paul et Virginie... Décidément, tout ce qui touche à Pierre Poivre a un parfum romanesque. Notre négociant philosophe était un adepte de la physiocratie, c’est-à-dire de l’économie naturelle. Sa vertueuse veuve épousa en 1795 un physiocrate qui écrivait beaucoup sur l’écono mie et qui entreprit de raconter la vie du défunt Poivre. Cet écono miste de renom avait été collaborateur de Turgot, de Vergennes et de Calonne ; il allait laisser plus qu’une œuvre, un nom, et plus qu’un nom, une lignée, et plus qu’une lignée, une grande famille américaine. Il s’agit de Pierre Samuel Dupont de Nemours. Son fils Eleuthère Irénée, qui avait étudié la fabrication de la poudre avec Lavoisier, émigra aux Etats-Unis où il fonda la firme qui constitue encore aujourd’hui l’un des grands groupes mondiaux. De physiocratie en chimie et de poivre en poudre, sans compter les plantes, les parfums et les rêveries romanesques, la destinée de Pierre Poivre relève en effet de la force de la nature, ce que signifie le mot physiocratie... Mais nous en sommes encore à la moitié du xvme siècle. En 1743, au retour de son premier voyage en Cochinchine, Poi vre rencontre à Pondichéry un jeune chrétien cochinchinois, un certain Michel Cuong, qui est alors le protégé d’un baron irlandais bien introduit à la Compagnie des Indes, Jack O’Friell ; cet Irlan dais épousera en 1745 une jeune personne qui avait, entre autres avantages, celui d’être la nièce de l’influente Mme Dupleix. L’épouse du gouverneur général fronce le sourcil. Que veut cet Irlandais, affublé d’un individu douteux qui a jeté son froc aux orties, le nommé Poivre ? Et maintenant les deux forment un trio suspect avec ce jeune Cochinchinois aux yeux fendus ! Le gouver neur n’a rien de bon à attendre de tels personnages. Mme Dupleix ne se trompe pas. Friell est pourtant loin d’être un coureur de dot. Excellent connaisseur de la Cochinchine, il y a fait fortune. Alors, il a des largesses. Comme tous les Irlandais, il aime trinquer et croit à la camaraderie. Il devient le mentor de Poivre dans ses projets commerciaux et l’aide à préparer son mémoire sur la Cochinchine, si bien que tout ce que Poivre proposera aura été inspiré par Friell. En même temps, l’irlandais apprend les langues à Michel Cuong, tandis que Poivre donne au jeune homme des leçons de dessin. Tout s’enchaîne. Poivre et Cuong gagnent Hué, où le second se fait l’interprète du premier, lequel est bien reçu à la cour et par
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deux fois à la table du roi Vo-Vuong. Et tout s'explique. Les talents de dessinateur de Michel Cuong ont provoqué l'extase des mandarins ; d’autres talents ignorés ont dû aussi jouer : le roi en fait l'un de ses favoris et son interprète officiel. Les papotages de la cour et les manœuvres des mandarins vont tout gâcher. Le 14 février 1750, Pierre Poivre se prépare à quitter la Cochinchine sur le Machault. un gros vaisseau de la Compagnie (600 tonneaux, 40 canons) qui est plein à ras bord d’un lot de marchandises précieuses : de l’orfèvrerie, des teintures, de l’ivoire et du... poivre. Destination, l'île de France, d’où le négociant rega gnera la métropole. Et voilà que Michel Cuong se présente à bord ! Il vient réclamer quelque argent à Pierre Poivre, exaspéré depuis longtemps par ses exigences financières et ses intrigues à la cour. Alors, le négociant, d’habitude mieux avisé, a un geste lourd de conséquences : il fait enfermer Michel Cuong dans une coursive du Machault. A la barbe du roi, il a enlevé l’interprète royal, qu’il débarquera à l’île de France. L’affaire est si malencontreuse que l’on se demande si Pierre Poivre n’a pas enlevé exprès un mignon de Vo-Vuong ! En tout cas, elle agite la cour et les missions, lesquelles vont payer cet enlèvement avec le bannissement des missionnaires ; elle consterne l’évêque de Cochinchine, Mgr Lefebvre, qui sera parmi les expulsés. Avec quelle amertume l'évêque reçoit en partant une lettre cavalière de Pierre Poivre ! En réalité, le négociant est très embarrassé, car il a conservé un bon souvenir de ses anciens confrères des Missions Etrangères. Dans cette lettre, datée d’octobre 1750, Poivre tente de se justi fier en déplorant les agissements de Michel, « ce traître ». Il cache ses regrets sous un ton ironique qui est tout simplement odieux : «Peut-être cette persécution mettra-t-elle fin à la discorde qui régnait entre les ouvriers apostoliques ? La religion a besoin de contrariétés pour s’accroître... » Vraiment ? Il est heureux pour ce défroqué que la crosse de Mgr Lefebvre n’ait pas été du bois dont on fait les gourdins pour la bastonnade ! Pierre Poivre retrouve sa bonne humeur dès son retour en France. Il est fort bien accueilli à Versailles, où ses mérites de pionnier sont reconnus. Louis XV lui accorde des lettres de noblesse et le fait entrer dans le deuxième ordre du royaume après celui du Saint-Esprit, en lui remettant le cordon de Saint-Michel. Poivre apprécia certainement cette distinction, qui lui rappelait son fameux Michel... Devenu personnage en vue, il reçoit en 1768 une
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lettre du duc de Choiseul. Homme de plaisir, mais grand travail leur, modèle de politesse française, mais très hostile à l’Angleterre, le ministre de Louis XV songe à la Cochinchine et aux avantages politiques et commerciaux que peut représenter le royaume des Nguyen. Comme un politique s'adresse à un expert, Choiseul interroge Poivre, qui se prononce évidemment pour l’ouverture d'un établissement de négoce sur le théâtre de ses déboires et de ses exploits. Le projet n’aura pas de suite, pas davantage que les nombreux mémoires écrits tout au long du xvme siècle. En fin de compte, la seule victime de cette rocambolesque his toire aura été Dupleix. Dès 1752, le gouverneur général de la Compagnie des Indes a tenté de réparer les dégâts. De Pondichéry, il envoie à Hué le coadjuteur de Mgr Lefebvre, Mgr Bennetat, ainsi qu'une lettre à Vo-Vuong, écrite en termes diplomatiques : le sieur Poivre a eu une conduite contraire aux intentions de notre monarque et « en irritant Votre Majesté contre nous, il a été la cause que ceux qu’EUe avait toujours traités avec tant de bonté ont eu le malheur d’encourir sa disgrâce et d'être honteusement chassés du royaume ». Beau style. Pour séduire le roi de Cochinchine, Dupleix ajoute des cadeaux d'apparat, payés sur sa propre cassette : un carosse doré, une ceinture d'or garnie de diamants et de rubis, des cannes serties d'or, trois aunes de brocart d’or, deux aunes de brocart d’argent ; étincelants présents, dignes de Versailles et dignes du palais de Hué. Mais il en aurait fallu davantage pour rétablir de bonnes relations diplomatiques et commerciales avec la Cochin chine, objet constant des efforts de Dupleix depuis 1748. C’est que l'homme de Pondichéry n’est guère soutenu par ces « mes sieurs » de Paris, les dirigeants de la Compagnie. Ceux-là n’ont pas sur l'Indochine les mêmes visions amples que le gouverneur général, et ils se montrent plus timorés que leurs concurrents de Londres ou d’Amsterdam. En 1754, ces «messieurs» rappellent Dupleix le magnifique, qui meurt à Paris peu après, en 1763, au milieu de dramatiques difficultés financières. La Compagnie ne lui a pas remboursé les sommes importantes qu'il avait personnelle ment engagées à Pondichéry. C’est comme ça, et il y aura toujours les « messieurs »...
Un rêve constant de pénétrer en Indochine habite déjà les Fran çais au siècle des Lumières. Voltaire ou Diderot, par exemple,
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céderont à la mode exotique en citant ici où là les édens du Tonkin ou de la Cochinchine. D'autres experts, plus sérieux que nos deux esprits distingués, exposent leurs idées ou décrivent ces pays fruc tueux à l'intention de la Compagnie des Indes ou de la cour de France. L'Indochine est dans l’air du temps. Il y a, entre 1720 et 1770. Jean-Baptiste d'Arès de Mannevilette, capitaine de vaisseau de la Compagnie des Indes, cartographe et hydrographe réputé ; Renault, autre marin de la Compagnie ; Gen til de La Barbinais, circumnavigateur ; Dumont, agent commercial en Cochinchine ; l'abbé de Saint-Phalle, ancien des Missions Etrangères au Tonkin ; Protais-Ledoux. subrécargue ; Mgr Néez, Vicaire apostolique du Tonkin occidental, indiquant le fleuve Rouge comme voie de pénétration en Chine ; Mgr Piguel, Vicaire apostolique de la Cochinchine, du Champa et du Cambdoge; Rothé, ancien négociant à Canton, avec lequel les ministres des Affaires étrangères et de la Marine, Vergennes et Sartine, prennent discrètement langue pour armer, à destination de la Cochinchine, une flûte royale de 350 tonneaux et 14 canons. Ce dernier projet tombera à l'eau comme les précédents, mais il nous conduit à évoquer un plan encore plus aventureux et un nom très connu. Il s’agit de l'amiral comte d’Estaing ; on sait que la famille Giscard a été légalement autorisée à « relever » le nom auvergnat de d’Estaing, permettant ainsi à un président de la Répu blique d’offrir aux Français un patronyme avantageux. L’authenti que d’Estaing a donc l’idée de débarquer à l’embouchure de la rivière de Hué, de s’emparer du palais du Chua et de s’approprier le trésor royal, rien de moins ! Avec les fonds ainsi appropriés, il compte réaliser une grande opération commerciale en Chine et aux Philippines, de façon à renflouer les caisses de la Compagnie des Indes et à enrichir les commanditaires de l’expédition, rien de plus ! Nous sommes au tournant de 1758-1759. L’audacieux d’Es taing, brigadier du régiment de Rouergue-Infanterie, sert alors sous les ordres d’un chef militaire réputé pour son autorité et sa bruta lité, Lally-Tollendal. Cet Irlandais d’origine combat les Anglais aux Indes à la tête d’un corps expéditionnaire de 2 000 soldats et de 9 vaisseaux, et son action aurait pu changer la face des Indes et de l’Angleterre. Malheureusement, entre 1759 et 1761, LallyTollendal perd successivement Surate, Masulipatnam et Pondi chéry. Rappelé en France à la suite de cette défaite, condamné à mort par le Parlement de Paris et exécuté en 1766, feu Lally-
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Tollendal trouvera un défenseur posthume en la personne de Vol taire, qui mènera une retentissante campagne de réhabilitation en 1773. Vingt ans plus tard, mais pour cause de révolution, le comte d’Estaing sera lui aussi condamné à mort et guillotiné. Il avait pourtant des idées aussi libérales que le Président Giscard d’Es taing. En cette année 1759, le brigadier d’Estaing passe de l’infanterie à la marine, au moment où il rédige son plan d’attaque de Hué, approuvé par Lally-Tollendal et envoyé au gouverneur des îles de France et de Bourbon. Un plan beaucoup moins insensé que très étudié, mais qui conduira son auteur ailleurs qu’à Hué, nous le verrons plus loin ; en 1768, alors qu’il est lieutenant-général dans la marine, d’Estaing le reprend et l’amplifie, mais la période n’est toujours pas favorable aux expéditions en Indochine, et la destinée du vice-amiral des mers d’Asie et d’Afrique (son titre en 1777) change de cap : d’Estaing participe à la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Mouillé devant Rhode Island, il lance un appel au soulèvement des Canadiens contre les Anglais, s’empare de la Grenade, remporte une victoire navale sur l’amiral John Byron, fait le blocus de Savannah, mais en vain. Plus tard, il commande la flotte franco-espagnole de Cadix, devient en 1789 député aux Etats Généraux et commandant de la Garde nationale à Versailles. Destin contrasté. Cet Auvergnat savait naviguer, croyait-il. Amiral de France en 1792 sous la première Terreur, le comte d’Es taing n’est plus qu’un aristocrate sous la deuxième, en 1794, titre alors dangereux. Son républicanisme affiché n’impressionne pas les citoyens vigilants du Comité de Sûreté générale, ses idées révo lutionnaires sont suspectes au Tribunal révolutionnaire, les sansculottes n’ont que faire des patriotes sans principes que sont les libéraux de l’époque. Nul ne peut servir deux maîtres ; même les brutes du Comité de Salut public sont sensibles à ce principe sécu laire. Il ne suffit pas d’oublier ou de renier Marie-Antoinette, comme le fera plus tard le comte d’Estaing, avec une belle ignomi nie, pour n’en pas connaître le sort sur l’échafaud. Et pourtant, sept années auparavant, en 1787 — nous le verrons au chapitre suivant — le « parti de la reine » avait été très favorable à une intervention en Cochinchine. La vie mouvementée du premier promoteur d’une expédition militaire française en Indochine valait d’être évoquée. Son plan de 1759 mérite d’être mentionné, de même que ses suites imprévues et spectaculaires. Cette curieuse affaire n’a été révélée qu’en 1942
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par un chercheur de la Société des Etudes indochinoises et le plan, qui dormait dans les archives du ministère de la Marine, a été pour la première fois cité in extenso dans l'anthologie de Georges Taboulet, en 1955. Reprenons-en quelques lignes. Le comte d’Estaing expose d'abord que la perte du port indien de Masulipatnam contrarie le projet, qui peut reprendre à partir de l'île de France. Puis il donne « l'idée générale de l'entreprise ». Elle est nette : « Les sujets de plainte que le roi de la Cochinchine a donnés en différents temps sont suffisants pour lui faire la guerre. » Après une description du caractère peu guerrier des Cochinchinois et des maigres défenses du palais, et une évaluation du trésor royal, le mémoire détaille les moyens envisagés. Moyens de marine : deux bâtiments de l'escadre de l’île de France, ou au moins un vaisseau armé en guerre, plus un brigantin de faible tirant d'eau pour la rivière de Hué. Moyens terrestres : une cen taine de soldats volontaires recrutés aux îles de France ou de Bour bon, 300 à 400 lascars (c'était le nom des mercenaires indiens) et un nombre identique d’hommes « achetés ou loués », des Cafres (c’était le nom des esclaves noirs). Quant aux avantages de l’entre prise. le premier est d’ordre financier. La prise du trésor permet trait à la Compagnie de rétablir ses affaires dans l’Inde, où « le manque d’argent est la source de tous nos malheurs », alors que les Anglais « saisissent toutes les occasions de puiser chez les Noirs les richesses qui assurent leur supériorité sur nous. » Belle leçon de politique ! D’Estaing la prolonge par des considérations commerciales, humanitaires et stratégiques, en évoquant «les révolutions produites chez les peuples d’Asie par un aussi petit nombre d’hommes », des hommes d’Occident. Selon lui, 100 Européens, avec 150 Cafres comme supplétifs africains, suffi raient à défier toute la puissance cochinchinoise. Le projet avortera, nous l’avons dit, contrarié par les événe ments aux Indes, qui coûteront cher à Lally-Tollendal. Pourtant le comte d’Estaing persiste. A l’île de France, il arme une petite flotte d’intervention, avec le Condè, vaisseau de 64 canons, et l’Expédi tion, frégate de 18 canons, puis il quitte la rade de Port-Louis, la belle capitale de l’île de France, fondée en 1735 par Mahé de La Bourdonnais, le grand marin de la Compagnie des Indes, ces Indes où un comptoir porte son nom de Mahé et où, à cette époque, il combat les Anglais sous les ordres de Dupleix. Les Anglais... D’Estaing va leur mener la vie dure avec sa petite armada. Comme la mousson n’est pas favorable pour conduire ses
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voiliers jusqu’en Indochine, il se livre à la guerre de course dans le golfe Persique, où il enlève le comptoir britannique de BenderAbbas, et dans l’océan Indien, où il fait tomber l’un après l’autre tous les établissements militaires et commerciaux que les Anglais ont installés sur la côte ouest de Sumatra. Mais les combats ont endommagé les navires et diminué les équipages du « frère de la côte » — comme on appelait les flibustiers — de l’océan Indien, et lui-même est malade du scorbut. Le rêve de Hué est passé, mais d’Estaing ne l’oublie pas. Dix ans après, écrivant des Notes sur l'Asie, il propose encore d’envoyer un corps expéditionnaire, de 3 000 hommes cette fois, débarquant à Tourane en tête de pont d’un vaste « système d’Asie ». Le rêve du comte d’Estaing trouvera un écho dans la décennie suivante. En 1778, Chevalier, brigadier des armées du roi et commandant d’armes de Chandernagor, propose au gouverneur général de Pondichéry d’envoyer à Tourane un vaisseau de guerre, le Brillant, avec 150 soldats européens et 300 cipayes. Là, il ne s’agit plus de s’emparer du palais de Hué, mais de venir au secours du roi de Cochinchine, aux prises avec les rebelles Tayson. Là encore, l’expédition ne pourra se faire ; la guerre en Inde se préci pite et va bientôt conduire à la chute de Chandernagor et de Pondi chéry, occupés par les Anglais au cours de l’été 1778 ; Versailles, pour sa part, se préoccupe davantage de l’entrée en guerre contre les Anglais : l’alliance officielle de la France et des Insurgents de la guerre d’indépendance américaine date du 6 février 1778. Il n’empêche, l’histoire de la France en Indochine est en marche pour son étape la plus féconde, dans ces préliminaires du xviu* siècle. L’évêque d’Adran entre en scène, avec le grand homme de l’his toire du Vietnam, Gia-Long, son nom d’empereur d’Annam, ou Nguyen-Anh, son nom de roi de Cochinchine.
CHAPITRE 3
L’évêque et les deux rois (1767-1799)
Destin similaire de deux pays que 6 000 lieues séparent : dans la même période de l’histoire, l’Indochine et la France subissent de grands soubresauts, comme si une ligne de forces unissait des contrées aussi différentes et aussi lointaines. A la révolte sanglante qui déchire l’ensemble vietnamien à la fin du xvmc siècle répond la Révolution française. Les dernières années du règne de Louis XVI sont conjointes aux premières années du règne de Nguyen-Anh, le nouveau roi de Cochinchine, et la cour de Versail les se trouvera concernée par les malheurs qui s’abattent sur la cour de Hué. On sait qu’en France les événements contraires furent implacables et la catastrophe irrémédiable. Ce fut presque le cas au Vietnam. Là-bas, la révolte des Tayson met le nord et le centre du pays à feu et à sang ; ces rebelles montagnards des hauts pla teaux du sud vont porter partout la révolution. La dynastie offi cielle des Lê est abattue, et les Nguyen, seigneurs de Hué et rois de Cochinchine en exercice, ne sont plus souverains qu’en apparence. Nguyen-Anh, l’héritier légitime, n’est guère plus qu’un prétendant à son propre trône. C’est alors qu’un évêque français, devenu Vicaire apostolique en Cochinchine, occupe les devants d’une scène historique en plein bouleversement. Il s’appelle Pierre, Joseph, Georges Pigneau. Il entrera dans l’histoire sous le nom de Pigneau de Béhaine, pour trois raisons. La première est de pure commodité familiale, les Pigneau ajoutant à leur patronyme le nom d’une petite terre qui leur appartenait, pour se distinguer des autres branches de la famille. L’habitude explique la deuxième raison, et le futur grand homme, pourtant loin de manquer d’humilité, avouera avec bonhomie qu’il cédait
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souvent à cette habitude par « bêtise » et même par « vanité ». Quant à la troisième raison, elle est officielle : il sera « Pigneau de Béhaine » dans Pacte du roi de Cochinchine l’accréditant auprès du roi de France ; « Pigneau de Béhaine » il restera lorsque Louis XVI inversera les rôles et le nommera Commissaire du roi de France en Cochinchine. Dans le traité de Versailles daté du 28 novembre 1787, alors qu’il songe à la convocation des Etats Généraux dans son propre royaume, « Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre » souligne les mérites de son plénipo tentiaire auprès du roi de Cochinchine, « notre cher et bien aimé Pierre Joseph Georges Pigneau, évêque d'Adran ». En connaissant le rôle que l'évêque d’Adran a joué auprès du roi de Cochinchine, on se prend à rêver : quelle place aurait-il pu tenir auprès du roi de France ! Rêve, en vérité... Pierre Pigneau n’est même pas le fils d’un financier, mais d’un savetier, plus exactement d’un marchand tan neur, et les mauvaises langues de Versailles ne manqueront pas de se gausser de « l’évêque des Cuirs ». Le père de l’évêque a son magasin de cuirs à Origny-en-Thiérache, berceau de la famille entre Hirson et Verviers, où il exerce aussi les fonctions de rece veur municipal : autant de titres sans doute appréciés par le sei gneur du lieu, le duc de La Vallière, un bibliophile qui donnera son nom au « maroquin lavallière », d'une belle couleur feuille morte. La famille Pigneau est très pieuse et très prolifique. Pierre, né le 3 novembre 1741 et aîné de 17 enfants, est destiné à la prêtrise. Sa vocation est la mission et il entre au séminaire de la rue du Bac. Enfin missionnaire, il s’embarque en 1765 sur un vaisseau de la Compagnie des Indes. Dès lors, il suit les chemins de tant d'autres Français et passe par toutes ces étapes au nom chantant : Macao, Malacca, Virampatnam-Pondichéry. Envoyé en Cochinchine, il est d’abord affecté à Cancao, dans la province de Hatien. En 1767, Cancao est une principauté du royaume du Cambodge, attenante au Siam. La contrée est en pleine effervescence ; le Siam subit une invasion birmane et le roi de Cochinchine, Hué-Vuong, qui sera dix ans plus tard tué par les Tayson, a édicté de sévères mesures contre les missionnaires chrétiens. Mais dans une lettre à ses parents, le missionnaire de 26 ans est rassurant. A la mer près, le paysage de Cancao évoquerait presque les verdoyantes collines de la Thiérache. Monsieur Pigneau — c’est ainsi que l’on dit à l’époque, et le
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titre aujourd’hui banal était même donné aux saints durant le Moyen Age est aux officiers de marine depuis toujours —, M. Pigneau ne cache quand même pas à ceux d'Origny-en-Thiérache les aléas de son existence si proche de la guerre au Siam. Ayuthia, la capitale, qui a subi un siège de trois ans, tombe cette année-là et la ville est rasée. « La misère était si grande durant ce siège, écrit Pigneau, qu'on y mangeait des cadavres brûlés ; plus de dix mille enfants moribonds reçurent le saint baptême. » La disparition d'Ayuthia entraîne celle du séminaire général des Mis sions Etrangères pour l'Extrême-Orient, fondé quelque cent ans auparavant par les évêques Pal lu et Lambert de La Motte. Mgr Piguel, le Vicaire apostolique, venait juste de nommer M. Pigneau à la tête du séminaire ruiné, qui s'établit d’abord à Chantaboun, village siamois peuplé d'Annamites chrétiens et situé aux abords de la Basse-Cochinchine, puis à Hondat, non loin de Hatien. C’est là que le supérieur passe deux années mouvemen tées. Peu après son arrivée, il est accusé par le gouverneur chinois de Hatien d’avoir favorisé la fuite d’un prince siamois et il est condamné à porter des échelles : 40 kilos de bois de fer au cou ! Il en attrape une fièvre de quatre mois. Les souffrances ne vont pas manquer. Sitôt débarrassé de son instrument de torture, le gouverneur ayant admis son innocence, M. Pigneau tombe en pleine rébellion suscitée à Hondat par un général d’origine chinoise qui s’est proclamé roi du Siam. Les rebelles mettent la localité à sac, incendient les 3 églises et les maisons des chrétiens, et détruisent le séminaire, qui n’est à vrai dire qu’un petit collège provisoire. L’adjoint de Pigneau, le P. Jean-Baptiste Artaud, un Auvergnat de Clermont-Ferrand, est traité si brutalement qu’il mourra à Hatien quelques mois plus tard, en novembre 1769. Sous les yeux du supérieur, plusieurs chrétiens cochinchinois sont égorgés par des Cambodgiens : le célèbre sou rire du Cambodge vaut bien le fameux « sourire kabyle », nom donné aux gorges tranchées. Mais Pigneau résiste aux rebelles ; il ne leur livre pas ses collégiens cochinchinois — il y en a 17 — mêlés à leurs condisciples chinois ou cambodgiens — une ving taine. Tout ce petit monde est sauvé de justesse par M. Pigneau, qui réussit à confectionner avec un domestique une embarcation de fortune. En cachette, le radeau prend la rivière, et prend aussi l’eau car il se disloque. Le supérieur manque se noyer, parvient à gagner la rive dans sa soutane trempée, et il éclate de rire : tous les enfants
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sont sauvés. Une jonque chinoise emporte à Malacca le séminaire en fuite, qui s’établit définitivement un peu plus tard en Inde, dans un faubourg de Pondichéry, Virampatnam. Le séminaire général des Missions Etrangères d’Extrême-Orient s’appelle alors, en 1770, Collège des Saints-Anges. Il a traversé sans trop de mal l’histoire de Pondichéry, passablement agitée depuis la fondation de ce chef-lieu des établissements français de l’Inde, en 1674, l’occupation hollandaise de 1693, la victoire de Dupleix contre les Anglais en 1748, la capitulation de Lally-Tollendal en 1761 et la restitution aux Français en 1763. Jusqu'au début du xixc siècle, la ville sera deux fois reprise par les Anglais et deux fois restituée aux Français. En 1770, cependant, les Saints Anges veillent encore sur le royaume de France. Le supérieur du collège est élevé à la dignité épiscopale : Pierre Pigneau de Béhaine devient l’évêque d’Adran. Il n’a que 29 ans et il attendra quatre années son sacre, qui aura lieu à Madras. Il n’a nullement sollicité cet honneur, dû à la perspi cacité de Mgr Piguel. Le Vicaire apostolique a distingué les émi nentes qualités d’homme de terrain de son missionnaire, ses vertus d’homme d’Eglise, ses connaissances linguistiques, et pourquoi pas dans ces pays-là, ses capacités d’homme d’Etat. Monsieur Pigneau, sentant venir l’appel des Anges, s'en était déjà inquiété lorsqu’il écrivait aux directeurs parisiens des Missions Etrangères une lettre pleine d’humilité, de grandeur et de drôlerie. Il y exhor tait le bon Dieu à ne pas permettre « qu’il monte plus haut » : « Celui que vous avez tous connu pour un étourdi, un fanfaron, frémit à cette seule pensée... » Mitré, le fils du tanneur ne craindra plus rien. Il fera naître un empire. Pourquoi Adran? Parce que le futur Vicaire apostolique de Cochinchine, destiné à remplacer Mgr Piguel qui mourra peu après, n’est encore nominalement qu’un évêque in partibus infidelium, c’est-à-dire un évêque sans diocèse, le pasteur d'une commu nauté sans réalité; il s’agit ici d’Adrana, ville de la Bithynie, antique royaume d’Asie Mineure. C'est ainsi que François Pallu et Pierre Lambert de La Motte ont été évêques d’Héliopolis et de Bérythe. Mais pourquoi ces précautions, ou ces distinctions, encore en usage aujourd’hui ? A l’époque, nous l’avons dit, les Portugais demeurent jaloux de leurs anciennes prérogatives mis sionnaires en Extrême-Orient et Rome s’efforce toujours de les ménager : pas de diocèses effectifs là-bas, mais des évêques dépourvus de juridiction ecclésiastique. La nuance est importante
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et elle escamote les difficultés sinon canoniques, du moins politi ques. Susceptibilités portugaises, subtilités romaines... Mais vraiment, les remises en ordre se font en ces temps à petits pas. De même que le privilège des missions d’Asie accordé à une seule nation est difficilement aboli, de même se poursuit l’intermi nable « querelle des rites ». Et ce sont de nouveau les méthodes missionnaires des jésuites qui sont contestées. En Inde, à Virampatnam, où réside encore le nouvel évêque d’Adran, une question se fait brûlante : dans la liturgie qu'ils enseignent, les jésuites sontils dans la ligne en acceptant l’introduction de coutumes locales, en l’occurrence des rites malabars ? On sait que le langage popu laire a fait d'un malabar un type grand et fort, mais est-ce une raison, pour le missionnaire chrétien, de s’incliner devant lui? Mgr Pigneau est chargé d’étudier cette épineuse question. Comme ses prédécesseurs des Missions Etrangères, il tranchera d’abord en faveur de l’orthodoxie romaine ; par la suite, il évoluera. Et comme le Père Alexandre de Rhodes cent vingt années aupa ravant, Mgr Pigneau de Béhaine est l'auteur d’un catéchisme en annamite et d'un dictionnaire trilingue dont les deux manuscrits sont conservés aux Missions Etrangères de la rue du Bac. Fait de questions et réponses en Quoc-Ngu. le manuscrit du catéchisme est un exemple d’« écriture ordonnée », qui révèle, selon la gra phologie, un esprit lucide et clairvoyant, une imagination discipli née, un parfait équilibre. Quant au dictionnaire trilingue — annamite, latin et portugais chez le P. de Rhodes —, il est, chez Mgr Pigneau, latino-sino-vietnamien. C'est une merveille de graphisme, tant pour la précision des caractères chinois que pour l’élégance des lettres ornées. En juillet 1774, Mgr Pigneau part pour Macao afin d’y surveiller l’impression de son catéchisme, mais la Cochinchine rappelle le missionnaire qui l’a quittée par force cinq ans auparavant. Le roi Hué-Vuong a mis fin à vingt-deux années de persécution et il autorise de nouveau l’enseignement de la religion chrétienne dans ses Etats, il est vrai menacés par les Tayson depuis 1773 ; la rébel lion qui frappe le Chua l’a poussé à de meilleurs sentiments. Par un juste retour des choses, c’est le gouverneur chinois de Hatien qui sollicite le retour de celui qu’il a chassé. Mgr Pigneau revient donc sur les lieux mêmes où le collège de M. Pigneau avait été détruit. L’évangélisation reprend, le collège renaît à Hatien, ancienne ville khmère, à la frontière de ce Cam bodge que Siamois et Cochinchinois ne cessent de se disputer
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depuis le début du xvmc siècle. L’évêque va jusqu’à Pnom-Penh, à quelque 150 km au nord de Hatien, afin d’y organiser une mis sion. Il tente même d’évangéliser les Stiengs, peuple d'origine indonésienne vivant dans les montagnes et les forêts à l’est du Mékong, mais les fièvres ont raison de son ardeur. Il revient en Basse-Cochinchine, où les événements se précipitent. Le roi HuéVuong a fui Hué sous la pression des Tayson et s’est réfugié dans le sud, précisément à Hatien. La rencontre de l’évêque et du Chua est prometteuse, malgré les bouleversements du présent. Mgr Pigneau explique la situation dans une lettre aux Missions Etrangères, datée du 5 juin 1776 et envoyée de Cancao-Hatien. Retranché dans un fort avec quelque 20 000 hommes, « le roi est résolu de mourir plutôt que de se soumettre à des voleurs ». Hué-Vuong mourra. Une sortie risquée dans le Bassac jusqu’à Long-Xuyen, à une centaine de kilomètres à l’est de Hatien, est un désastre. Les « voleurs » Tayson s'emparent de la personne du roi, qu’ils mettent à mort, en octobre 1777. C’est alors que le destin se présente à l’évêque d'Adran sous la forme d'un fugitif d’une quinzaine d’années, le prince héritier Nguyen-Anh. L’évê que de ces lieux offre au prince pourchassé le meilleur asile dont il dispose : la forêt. Le roi de Cochinchine n'oubliera pas qu’il trouve en cet instant plus qu’un asile, un ami. Rencontre d’un prince de 15 ans et d'un évêque de 36 ans, rencontre romanesque dans cet octobre révolutionnaire de 1777... L’évêque cache le prince dans la cathédrale sylvestre des environs de Hatien et, des semaines et des semaines durant, la nourriture princière est apportée chaque jour par l'homme de confiance de Mgr Pigneau. C’est un Cochinchinois du nom de Hue Van Nghy, ordonné prêtre depuis peu et devenu le Père Paul ; « compagnon de tous les travaux », Paul suivra partout l'évêque d’Adran, sauf à la cour de Versailles. Il remplit fidèlement sa mission d'assis tance et de ravitaillement d’un Nguyen-Anh transformé en Robin des Bois. Dès lors, la voie de l’évêque d’Adran est tracée. Le prince qu’il a déjà secouru, il le soutiendra par tous les moyens, y compris armés. Il aidera Nguyen-Anh à conquérir le royaume qui lui revient et que lui-même, évêque de Cochinchine, rêve de rappro cher du royaume des cieux. En attendant, il faut compter sur le Dieu des armées. Aux premiers beaux jours de 1778, Mgr Pigneau fait sortir le prince de la forêt et le conduit au bord de la mer, où attend une jonque. Nguyen-Anh vogue à travers le golfe de Siam
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jusqu’à une petite île située à 200 km de la pointe de Camau. Un premier débarquement des maigres troupes royales en BasseCochinchine se termine par un prompt rembarquement. NguyenAnh et son évêque gagnent le Cambodge aux fluctuantes frontières et persistent dans leurs préparatifs de reconquête. Au début de 1782, l’espoir se lève à nouveau. La flottille royale est renforcée par un navire français ; Mgr Pigneau a convaincu un marin breton de s'engager dans les forces navales cochinchinoises. Le nom de ce premier des volontaires français en Indochine mérite de passer à la postérité : il s'appelle Manuel, comme le roi des conquistadores de l’océan Indien. Nous sommes proches des grands lieux et des grands moments de l’histoire, c’est-à-dire à l’entrée de la rivière de Saigon, et nous assistons à un premier engagement héroïque. Le vaisseau de Manuel explose et sombre pavillon haut, expédié au fond par les batteries Tayson. NguyenAnh s'enfuit en mer et Mgr Pigneau regagne précipitamment le Cambodge où, déjà, les Tayson envoient des troupes pour enlever tous les Cochinchinois. Après la fuite dans le désert de ce prin temps 1782, la Providence se manifeste à l’automne avec une nou velle offensive de Nguyen-Anh en Basse-Cochinchine. Et Mgr Pigneau revient avec ses collégiens et le personnel du collège, en tout une trentaine de fidèles qui suivent l’évêque dans ses erran ces. Pour cinq mois, d’octobre 1782 à mars 1783, la France est à Saïgon, en la personne de l’évêque d’Adran. Cela va durer jusqu’à la Saint-Joseph, patron de la mission, le 19 mars. Après la messe, Mgr Pigneau recommande à Dieu ses fidèles qui entament leur fuite en Egypte. Huit jours encore dans une chrétienté isolée de Basse-Cochinchine, quelques semaines dans une île du golfe de Siam, et tout semble perdu lorsque Nguyen-Anh perd le gros de sa flotte dans une bataille navale contre les Tayson. Est-ce la fin de si grandes espérances ? Durant des mois, l’évêque et ses collégiens vont errer d’île en île, pourchassés par les soldats siamois qui cherchent à s’emparer de leur bateau. Un jour, Mgr Pigneau rencontre d’autres fugitifs épuisés et mourant de faim ; c’est Nguyen-Anh avec ses dernières troupes d’infanterie, quelques centaines d’hommes, et ses dernières forces navales, un vaisseau et une quinzaine de sam pans. Un autre jour, faisant de l’eau dans une petite île au sud de la pointe de Camau, il voit de près ses premiers Tayson, qui ignorent heureusement la troupe disparate qui paresse sur le rivage. Enfin, en 1784, l’évêque se décide à quitter sa « chère solitude avec les
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plus grands regrets ». Et là, miracle, dans ce puzzle d’îlots du golfe bordant la Cochinchine, le Cambodge et le Siam, Mgr Pigneau retrouve à nouveau le roi en fuite ! Nguyen-Anh est encore à la veille de tout risquer. Il se méfie pourtant des Siamois qui l’ont aidé à reconstituer une armée pour se lancer en Cochinchine contre les usurpateurs Tayson. Il craint un sort jusque-là constamment contraire. Le roi sans couronne n’a pas tort : son armée du Siam, forte de 20 000 hommes, dit-on, est complètement défaite par les Tayson ; ces montagnards sont des adversaires très coriaces pour les exilés de Hué. Nguyen-Anh se réfugie à Bangkok et s’y morfondra jus qu'à l'été 1787. Mais nous n'en sommes encore qu'aux adieux mélancoliques avec l'évêque d'Adran, en 1784. Le roi. qui pres sent un destin incertain, confie à son grand ami de France le bien le plus précieux de cette couronne qu'il ne parvient pas à ceindre : son fils aîné et héritier, le prince Cahn. Le garçon n’a même pas 5 ans et Mgr Pigneau est chargé de son éducation. Ce n’est pas tout, Adran reçoit aussi le sceau royal. Il a déjà en main le texte d'une délibération du conseil du roi de Cochinchine, datant de deux ans et signé le 18 août 1782, alors que Nguyen-Anh se trou vait très provisoirement à Saigon. Texte important, qui donne une dimension internationale au drame cochinchinois. Le souverain dépossédé en appelle au roi de France, désigne l'évêque d’Adran comme plénipotentiaire et propose aux Français de s’approprier le port de Tourane en échange des secours espérés : « Quinze cents hommes, le nombre de vaisseaux nécessaire pour leur transport, de l'artillerie de campagne et des munitions de guerre. » Le roi de France entendra-t-il le roi de Cochinchine ? Le rideau tombe sur une interrogation. Le premier acte de cette pièce historique décrivant le grand des tin de l'évêque d’Adran s'est joué dans des décors divers et sur deux thèmes : l’aventure et l’amitié. L’aventure de l’évêque — plutôt ses mésaventures — en Cochinchine, au Cambodge, dans les îles, à Hatien, Chantaboun, Saïgon, a été ponctuée de fuites et de combats ; et l’amitié est celle d'un roi malheureux, acharné à reconquérir ses Etats tombés aux mains des «voleurs». Le deuxième acte sera beaucoup plus majestueux, mais tout aussi contrariant, et aura pour thèmes la politique et la diplomatie. Deux décors : Pondichéry et Versailles. Et une constante : malgré toutes les signatures royales et ministérielles, la difficulté de faire aboutir un projet d'envergure, qui aurait changé la face de l’Indochine en
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y ajoutant la France en surimpression. Sans se défaire de son passé royal, bien au contraire, la belle Indochine serait alors entrée dans les temps modernes avec quatre-vingts ans d'avance. Insistons sur une évidence : l'entreprise de contre-révolution espérée en Cochinchine grâce à une action de la France se fait au plus mauvais moment qui soit, dans les mois qui précèdent la Révolution française. Mgr Pigneau de Béhaine ne peut rien pour changer en France le cours de l'histoire ; en Indochine, il pourra beaucoup et il aidera au rétablissement de la monarchie. Mais quelle avancée aurait prise l’histoire de la France en Indochine si l’évêque d’Adran avait été suivi et si l'intervention avait eu lieu contre vents et marées ! Qu’à cela ne tienne, Adran se battra tout seul ! Assurément, l’évêque a pour l’aider de beaux compatriotes en uniforme, un corps de volontaires français, marins de la Royale, soldats de tradition et de fortune, ingénieurs militaires. Mais le secours intime et impérieux auprès de Nguyen-Anh, c’est lui. Il agit comme avec désespoir, et comme avec espoir : il est à la veille de la réussite au moment où il meurt. Cet historique succès de Nguyen-Anh, que l’évêque s’était promis depuis tant d’années, offre au pays des ancêtres mieux qu’un royaume recouvré ; c’est un empire entièrement construit qui voit le jour. Le Vietnam est enfin uni, du golfe de Siam à la mer de Chine. Et puis tant que l’évêque est de ce monde, il peut atteindre là-bas son premier but, lequel n’est pas temporel : le maintien de la religion catholique dans une terre qui reste pour beaucoup mandarinale et confu céenne. Voici l’évêque d’Adran à Pondichéry, où il reste de février 1785 à juin 1787. Quinze mois pleins d'amertume contrôlée et de res ponsabilités incomprises. Il a toujours en charge sa trentaine de collégiens cochinchinois, qu’il entretient difficilement, et le petit prince de Cochinchine. Aux questions d’intendance s’ajoutent les inquiétudes vis-à-vis de l’enfant royal, qui paraît aussi attaché à la personne de l’évêque qu’à l’éducation chrétienne qui lui est dis pensée. Mais Mgr Pigneau se demande s’il ne vaut pas mieux envoyer son protégé à Goa ou à Macao. Les Portugais voudraient bien accueillir Nguyen-Anh lui-même et ils ne sont pas hostiles à l’évêque d’Adran. Quant aux Espagnols de l’Inde, en l’occurrence des franciscains, ils apprécient si peu cet évêque des Missions Etrangères qu’ils vont jusqu’à le dénoncer en cour de Rome. Les pires adversaires de l’évêque d’Adran sont les siens, les
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Français de Pondichéry, du moins les deux chefs de l’administra tion. Le premier, brigadier des armées du roi, s’appelle Coutanceau des Algrins. Le traîneur de sabre déclare tout de go à l’évêque que Nguyen-Anh est nul et que lui-même n’accordera aucun sub side à un tyran qui n'a aucune chance, enfin que le commerce à ouvrir là-bas n’est qu'un vain prétexte. Coutanceau mourra en 1788 et n’aura donc pas l’occasion de voir à quel point les événe ments infirmeraient cette assertion pompeuse, écrite en février 1785, au lendemain de sa rencontre avec Pigneau de Béhaine : « La France heureusement n'est pas dans une situation assez fâcheuse pour se jeter sur le gâteau de la fable ! » Le gouver neur général des établissements français qui débarque alors à Pon dichéry, un certain vicomte de Souillac, ne se montre pas plus coopératif : rien pour l'évêque et le roi de Cochinchine. Le vicomte n’est pas un visionnaire des intérêts conjoints de la France et de l'Indochine. Il mourra, lui, en 1790. Par bonheur pour le moral de Mgr Pigneau de Béhaine à Pondi chéry, sur la fin de son séjour, il trouve deux interlocuteurs offi ciels plus attentifs que le brigadier et le vicomte. Il est vrai que leurs qualités sont telles qu'ils ont laissé tous les deux un nom dans l’histoire. Le premier, le moins connu, s’appelle David Char pentier de Cossigny, colonel du régiment de F île de France. Sa famille, à l’époque, est renommée dans la future île Maurice : Joseph Charpentier de Cossigny de Palma, ingénieur du roi aux Mascareignes, est expert en agronomie, auteur d’ouvrages ayant trait à l’économie coloniale et aux cultures tropicales, et introduc teur de la canne à sucre dans l’île de France : nous trouverons au chapitre suivant ce Cossigny, qui rencontra l’évêque d’Adran et qui s’intéressait fort à la Cochinchine. Son cousin, David de Cossi gny, est un militaire intelligent. Il n'hésite pas à contredire Coutan ceau et à soutenir que les projets de l'évêque d’Adran sont à étudier. Il le fait dans une lettre au marquis de Castries, le héros de la célèbre charge de cavalerie de Rossbach, devenu maréchal de France en 1783 et ministre de la Marine. La démarche de Cossi gny n’est pas inutile. Au lendemain du départ de Pondichéry de Mrg Pigneau pour la France, un vaisseau de la marine royale est envoyé en Cochinchine, en mission d’exploration et de renseigne ment. Le nom du navire est opportun ; c’est le Marquis-de-Castries. Quant au second soutien de l’évêque d’Adran, son nom est passé à la postérité. C’est un grand navigateur, le chevalier d’En-
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trecasteaux, et il a tout pour apprécier les expéditions lointaines. Il commande alors la station des mers de l'Inde et sera bientôt gouverneur des Mascareignes, avant de partir pour un long périple sur l'océan Pacifique à la recherche de La Pérouse. Lui aussi, par deux fois, écrira au cabinet de Versailles en proposant de créer un établissement à Tourane Justement, nous l'avons vu, c’est le port de Cochinchine que Nguyen-Anh est disposé à laisser à la France. Les ministres intéressés, le maréchal de Castries et le comte de Vergennes, qui est aux Affaires étrangères depuis 1774, connais sent les projets de l'évêque d'Adran. Deux rapports favorables d’un ingénieur militaire leur ont été remis au début de 1786. Au mois de juin, lorsque Mgr Pigneau quitte Pondichéry, accompagné du petit prince Cahn, ses idées ont déjà franchi l’océan. Quant à lui, sur le navire de commerce qui le conduit en France, il a le temps de réfléchir à la nouvelle mission, politique cette fois, qu’il espère mener à bien. Il débarque en janvier 1787 sur la terre natale qu'il n'a pas vue depuis vingt-deux ans. Et tout de suite, l’héritier du trône de Cochinchine à ses côtés, il prend la route de Paris et de Versailles
En 1787, Versailles est un vaisseau qui parvient au cap des Tempêtes, que bientôt la Révolution va transformer en cap de Bonne-Espérance. Disons tout de suite que le courant favorable qui porte la France vers l’Indochine, et en même temps les espoirs du roi de Cochinchine, ne sera pas contrarié par la période révolu tionnaire. Ce sont les timidités du roi de France et les médiocrités du cabinet royal qui contrecarrent les projets d’expédition mili taire. Versailles manque de ce qui permettrait d’inverser le cours des événements dans le royaume, un grand dessein d’ensemble ; celui de l’évêque d’Adran, dans un tel cadre, aurait pu être l’illus tration d’une politique volontariste. Ce ne sera pas le cas et le vaisseau sombrera. Les ordres sont bien donnés, signés, cachetés, mais comme à regret. Somme toute, l’acceptation officielle qu’Adran finit par obtenir n’est qu’un « oui mais » ; cette expression fut chère à un homme d'Etat dont nous avons parlé à propos de l’amiral d’Estaing, son ancêtre supposé. « Oui mais » ? Nous dirons mieux — puisque le parti le plus acquis aux idées de l'évêque d’Adran est celui de la reine — que Versailles est versatile comme la jolie femme de l’aphorisme : quand elle dit oui, c’est non, alors que si elle dit non,
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c’est peut-être. Quoi qu’il en soit, on joue beaucoup aux cartes à la cour, et Versailles se défaussera sur Pondichéry. Pour Adran, ce sera le retour à la case départ. En attendant, Mgr Pigneau est correctement reçu à la cour, mal gré son surnom d'« évêque des Cuirs », et Louis XVI lui fera cadeau de son portrait en majesté et d'une tabatière en or. Le plénipotentiaire de Nguyen-Anh a un atout de charme : le prince Cahn. L’héritier du trône de Cochinchine fait grande impression avec ses yeux noirs en amande, son justaucorps étagé de glands d’or, son turban de satin fermé sur le front par un nœud épanoui, qui transforme son visage en boîte de chocolats et qui est aussi haut que les coiffures à la Belle-Poule mises à la mode par Léo nard, le coiffeur de Marie-Antoinette ; cette « Belle-Poule » avait été lancée en souvenir d'une frégate victorieuse d'un vaisseau anglais. En 1787, toujours inspiré par les hauts chignons, Léonard impose la coiffure « à la prince royal de Cochinchine ». Dans les salons de Versailles, la renommée passe par les salons de coiffure. Et chacun d’admirer le prince dans son jeune âge fier (il a 7 ans) sur son portrait officiel que fait Maupérin. Ultimes frivolités d'une ère finissante... L’héritier ne régnera d'ailleurs pas. Son père deviendra empereur d’Annam et le restera jusqu'en 1820 ; lui, en 1801, sera emporté par les fièvres dans son pays. Mais en 1787, le Tout-Versailles fredonne : « Royal enfant, consolez-vous / Vous régnerez, Adran vous aime. » Chansons... C’est un autre air, politique et militaire, que Mgr Pigneau fait entendre au cabinet de Versailles. Son premier auditeur est un personnage qui tient alors le devant de la scène ; c'est le comte de Montmorin-Saint-Hérem, successeur de Vergennes aux Affaires étrangères, en 1787, et future victime des massacres de Septembre, en 1792. Montmorin a l’oreille du roi, car il a fait partie du groupe restreint des « gentilshommes de la manche » attachés à la per sonne du Dauphin de France, qu'ils tenaient protocolairement par la manche ; il a donc été le « menin » de Louis XVI, comme on disait à l’époque, ce qui explique son caractère peu tranché. Toute fois, Montmorin marque son intérêt pour la question de Cochin chine et pour la proposition de Mgr Pigneau. La malicieuse histoire ne lui tiendra pas rigueur de son manque de fermeté colo niale ; hasard des choses, à Paris, 27 rue Oudinot, l'hôtel de Mont morin a abrité le ministère des Colonies de 1906 à 1939 et sert aujourd’hui de siège au gouvernement de la France d'outre-mer. A Montmorin, l’évêque d’Adran tient un discours de politique
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coloniale. Un établissement en Cochinchine. souhaité par NguyenAnh, permettra de contrebalancer la politique anglaise dans l’Inde, premier des multiples avantages que la France retirerait d’un tel projet : « On suppose, dit Mgr Pigneau. que le moyen le plus sûr de combattre les Anglais dans l’Inde est de ruiner ou d’affaiblir leur commerce. » A ces vues dignes de Richelieu, s’ajoutent des considérations militaires exposées dans une note manuscrite desti née au roi. L'évêque s'y montre un tel expert de la construction des postes que, un siècle et demi plus tard, lors de la guerre d’In dochine, ses conseils seront toujours suivis sur le terrain par le corps expéditionnaire français. A lire Mgr Pigneau, on croirait un manuel du Génie contre les assauts des Viets. Les Viets du xvme siècle, ce sont les rebelles Tayson. Nous avons vu qui, en France, est désigné par l’histoire pour s’opposer à leur rébellion contre la légitimité royale, au nom de Louis XVI et au profit de Nguyen-Anh ; c'est le marquis de Castries. Si l’his toire a un sens, il est répétitif. En 1954, lorsque la France quitte l’Indochine après Dien Bien Phu, le général commandant le camp retranché est un descendant direct du ministre « pro-indochinois » de Louis XVI ; c'est Christian de La Croix, comte de Castries. On sait que Christian de Castries n'a pu s’opposer par les armes à la victoire des Viets. De même, en 1787, Charles de Castries, pour tant acquis aux thèses de l’évêque d’Adran, ne pourra imposer ses vues ; l’indépendance de la Cochinchine légitime, celle de Nguyen-Anh, se fera sans le secours officiel de la France, pourtant solennellement promis. Quelques Français sauveront l’honneur. Le marquis de Castries expose au roi de France le bien-fondé de la position de l’évêque, mais ses conclusions favorables sont assorties d’une condition fatale : il conviendrait de s’en remettre à la décision du comte de Conway, responsable sur place des inté rêts de la France ; cet Irlandais, entré depuis longtemps au service de l’armée française, est devenu en mars 1787 commandant des établissements français de l’Inde à Pondichéry, poste délicat qu’il tiendra d’une main jalouse durant deux ans. En cette fin 1787, les vents tournent à Versailles et l’histoire fait la girouette. Dans les hautes sphères, la météo est incertaine. Chose extraordinaire, Louis XVI lui-même avoue à Mgr Pigneau qu’il se méfie de son nouveau représentant dans les Indes, ce Conway qu’il n’estime guère : « Croyez-moi, il est à craindre qu’il ne vous donne beau coup de chagrin et que même il ne fasse échouer tous vos projets dans cette expédition. Si je l’ai nommé commandant en chef des
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troupes dans l'Inde, ce n’a été que pour me débarrasser ici de ses intrigues. » Belle leçon de modestie royale et de lucidité. Louis XVI manquait peut-être de caractère, mais il n’était pas sot. Quoi qu’il en soit, Louis XVI donne ses instructions. Un traité d'alliance offensive et défensive entre la France et la Cochinchine est préparé. 11 sera signé par le comte de Montmorin et par l'évê que d’Adran, en attendant la ratification par les deux souverains contractants. Les frais d'expédition et d'établissement sont même étudiés. Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, contrôleur général et président de l'assemblée des notables, établit un projet d'emprunt de 420 millions de livres. Cette somme impressionnante ne sera qu'un pieux souhait. Cardinal en 1788, Brienne, arrêté sous la Terreur, mourra en prison en 1794. Rien que le dix millième de la somme manquera à l'évêque d’Adran, qui aura personnellement avancé les frais de son voyage. Toutefois, en octobre 1789, 30 000 livres seront accordées à Mgr Pigneau, au titre des fonds de la Marine. L'évêque risque d'attendre longtemps, mais quel qu'un prend sur lui de puiser ce remboursement dans sa propre cassette. Pas n'importe qui, puisqu'il s'agit de Louis XVI... Signé le 28 novembre 1787, le traité stipule : « Sa Majesté très chrétienne enverra incessamment sur les côtes de la Cochinchine, à ses frais, quatre frégates avec un corps de troupe de douze cents hommes d'infanterie, deux cents hommes d'artillerie et deux cent cinquante Cafres... » En contrepartie, le roi de Cochinchine cédera à la couronne de France « la propriété absolue » de Tourane. Hélas ! Le traité restera lettre morte, et c'est dommage, si l’on songe que l'article 8 engageait le roi de Cochinchine à fournir des secours militaires « dans le cas où le Roi très chrétien serait atta qué ou menacé par quelque puissance que ce puisse être ». Dom mage, car on rêve du soutien apporté par la Cochinchine contre les « Tayson » de la Révolution française. Mais il ne s'agissait que d'éventuelles menaces sur Tourane et il était précisé que les secours ne seraient pas employés au-delà du détroit de Malacca. Dommage, la garde cochinchinoise appuyant les 1 200 hommes du régiment des gardes suisses qui se firent tuer aux Tuileries le 10 août 1792, cela aurait eu de l'allure ! Le 2 décembre 1787, quatre jours après la signature du traité, une rafale d'instructions secrètes est expédiée dans les Indes. Le comte de Montmorin en envoie une au comte de Conway ; l’obser vation du traité est laissée à l’appréciation de Pondichéry, mais Versailles pleure misère : « Vous connaissez l'état d’épuisement
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où se trouvent les finances du Roi... » Conway connaît, il n’attend que ce genre d'argument de ménagère pour le faire entrer dans ce qu’il appelle « la tête exaltée » de l'évêque d'Adran. Une deuxième instruction de Montmorin est adressée au chevalier d'Entrecasteaux, gouverneur général des îles de France et de Bour bon. Le chevalier est convié à l'attentisme, autrement dit est prié de ne rien faire pour l’évêque d'Adran à qui, bien entendu, il ne faut rien dire. En cette affaire de Cochinchine, l’engagement de Versailles augure mal de sa détermination dans la conduite des affaires de la France. Le coup de Jamac du 2 décembre contre l’évêque d’Adran se répète royalement. Louis XVI envoie à ce Conway qu'il méprise des « instructions particulières », contenant des compliments pour ses talents. Les instructions n'infirment pas le traité, mais elles en diminuent l’importance — l’expédition éventuelle devant être considérée comme un « coup de main » — et elles en éloignent la réalisation effective, tant que Conway n’aura pas jugé de la situa tion en Cochinchine et des bonnes dispositions du souverain cochinchinois. Si l’on ose dire à propos de ce malheureux roi de France, que son testament grandira à jamais, il n’y avait, dans la tabatière en or offerte par Louis XVI à l’évêque d’Adran, que de la poudre de perlimpinpin. Les instructions royales et particulières comportent quand même deux informations positives : le départ de Brest pour Pondichéry de 2 flûtes, le Dromadaire et le Mulet, avec une année de vivres et du matériel pour les troupes de l’expédition envisagée et de quoi financer les débuts de l’opération, 80 000 piastres ; et puis, le départ de Lorient de 2 frégates transportant quelques troupes, la Dryade et la Méduse, dont la destination première est l’île de France. Le 27 décembre 1787, l’évêque d’Adran et son pupille, le petit prince Cahn, s’embarquent sur la Dryade, remplis d’espoir, tandis que vogue le courrier si contraire à leurs espérances. La navigation est longue, et le débarquement à Pondichéry a lieu le 18 mai 1788. Plus longue encore sera la marche des gabares char gées des impedimenta ; le Dromadaire et le Mulet n’arriveront qu’en août. Alors, durant douze mois, de juin 1788 à juin 1789, c’est un échange incessant de correspondance à Pondichéry entre l’évêque d’Adran, qui pousse à l’expédition promise, et le comte de Conway qui la retient ; et un va-et-vient de missives entre les deux épistoliers de Pondichéry et les autorités de Versailles, Montmorin,
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Castries et La Luzerne, lieutenant général des Armées du roi, suc cesseur de Castries au ministère de la Marine. Joute étonnante de l’évêque et du commandant de Pondichéry, qui ne s’aiment pas et qui iront jusqu’à s’écrire deux fois par jour des lettres peu amènes. Consternante attitude de Versailles, qui ne cesse de se dérober pour finalement se dégager. Le 4 octobre 1788, «le roi en son Conseil » donne raison à Conway. Six mois plus tard. La Luzerne envoie à l’évêque d’Adran l'ultime précision : l’expédition n’aura pas lieu. La dépêche se termine sèchement : « J'autorise M. de Conway à vous fournir les moyens de revenir en France si vous préférez ce parti. » Mgr Pigneau de Béhaine préfère le parti de Nguyen-Anh et le retour en Cochinchine. Le 15 juin 1789, il s'embarque avec le prince Cahn sur la Méduse à destination du cap Saint-Jacques ; quatre jours plus tard, au contraire, les Cafres arrivés à Pondichéry pour participer à l’expédition, rembarqueront pour l’île de France et l’île Bourbon. Dans la cale de la Méduse qui fait voile vers Saigon, il y a « deux milliers de poudre », soit une tonne d’explo sifs ; c’est là tout le secours militaire que le roi de Cochinchine recevra de Louis XVI. Néanmoins, en septembre 1788, la Dryade, commandée par Guy Pierre de Kersaint, capitaine des vaisseaux du roi, a déjà débarqué à Poulo-Condor un millier de fusils achetés en France pour la Cochinchine. Le parti procochinchinois dans les Indes a forcé Conway à cet effort, malgré sa détestation de toute entreprise coloniale. Mais, le jour du départ de Mgr Pigneau de Béhaine, La Gazette de Pondichéry fait scandale en soutenant l’évêque d’Adran et en vilipendant le comte de Conway. A la veille de la Révolution, toutes les gazettes ne sont pas attirées par les Lumières.
Juillet 1789. Tandis que Paris prend la Bastille et entame sa révolution, Saigon fait le contraire et commence sa contre-révolu tion. A son départ de Pondichéry, l’évêque d’Adran n'a pas caché sa décision au commandant de la station navale, qui n’est pas celui des établissements français de l’Inde ; M. de Saint-Riveul, capi taine de vaisseau, n’est pas M. de Conway, maréchal de camp, c’est-à-dire général de brigade. Saint-Riveul a entendu Mgr Pigneau prononcer ce mot historique : « Je ferai seul la révo lution de Cochinchine ! » Est-ce parce qu’il était abandonné par Versailles que l’évêque n’a pas parlé de contre-révolution, terme
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plus approprié ? En tout cas, la révolution de Cochinchine vit en juillet 1789 ses derniers « beaux jours ». Les Tayson se déchirent entre eux pour le plus grand profit de Nguyen-Anh, qui a depuis quelques mois remporté des succès tactiques dans le Bassac et la presqu'île de Carnau ; 5 provinces méridionales sont déjà libérées. La flotte royale grandit et comprend 2 vaisseaux, une cinquantaine de galères et plusieurs centaines d'embarcations, et Nguyen-Anh peut à tout instant pro céder à une levée en masse de milliers, voire de dizaines de mil liers de sujets ; au départ du golfe de Siam, ils étaient 1500 fidèles. A présent, le roi a gagné Saigon. Ce sera la base d'où il s’élancera pour reprendre l'ensemble de son royaume. Et, ce 28 juillet 1789, le ciel est favorable. Voici son ami qui revient de chez le roi de France. Et puis voici, près de l'évêque, le prince Cahn, son fils, l’héritier du trône de Cochinchine. L'avenir est assuré et le roi manifeste sa joie. Pour l'évêque d’Adran, c’est l'embellie ; pour Nguyen-Anh, la déception, mais il la cache dans le bonheur des retrouvailles. Si l’évêque n’apporte aucun autre secours que sa personne, hormis les « deux milliers de poudre » débarqués de la Méduse, le roi de Cochinchine ne tient pas rigueur au roi de France ; il a jugé, en connaisseur, des difficultés que traverse le royaume de France. Il se montre à la fois bon prince, et grand seigneur dans la lettre de remerciement qu’il envoie à Louis XVI le 5 février 1790; non seulement, il a une armée assez considérable, mais il propose au roi de France de bien vouloir en disposer si cette assistance lui paraît de quelque utilité. Dans le style diplomatique, c'est la réponse du berger à la ber gère : vous ne m’avez pas aidé, n'en parlons plus, mais je vous offre, moi, mon aide généreuse... II y a la patte de l’évêque d’Adran dans cette missive royale, indiscutablement, car il la signe aussi pour en authentifier la traduction. Louis XVI lui a manqué en ne respectant pas les engagements de la France vis-à-vis de la Cochinchine. Pour sa part, Mgr Pigneau a fait ce qu’il a pu, et le meilleur de son appui, outre ses conseils et son amitié, est d’ordre militaire. A Pondichéry et à l’île de France, il a réuni quelques fonds qui alimentent le trésor de guerre de Nguyen-Anh, et surtout il a entraîné à sa suite un certain nombre de Français, officiers, soldats ou marins, qui seront les cadres et les conseillers techni ques de la jeune armée cochinchinoise. Cependant, tout ne sera pas exaltant pour l’évêque d’Adran dans
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la Cochinchine où il est revenu de son propre chef et où il devient l’âme de la résistance et de la libération ; cette grande figure vaut aussi par ce qui la marque constamment : des déceptions, des luttes et des souffrances. Nguyen-Anh lui-même sera au début décevant comme chef de guerre entreprenant et comme souverain soucieux de ses sujets, enfin comme soutien des missionnaires. En 1791, Mgr Pigneau manifestera son découragement à la procure des Mis sions Etrangères de Macao : « Le seul parti qui me reste à prendre, et que j’ai pris, est de revenir en France... » Il n’en fera rien, mais les dix ans qui suivent son retour en Cochinchine ne sont pas une marche triomphale vers une victoire qu’il manquera de peu, de deux années ; la mort empêchera ce qui aurait été le couronnement de toute sa vie. La maladie est le premier des tourments qui assaillent l’évêque ; il en a subi les premières atteintes, vingt ans auparavant, à Hatien. La dysenterie le mine, qui use en ces climats les constitutions les plus résistantes ; au cours de ces vingt années, Mgr Pigneau verra disparaître une quinzaine de ses confrères des Missions Etrangè res. A l’époque, les missionnaires de Cochinchine n’ignoraient pas les vertus émétiques de l’ipéca, mais le mal était endémique et leur maladie, chronique. Les épreuves de la diarrhée n’aident guère à affronter celles du combat, qu'il soit religieux, politique ou mili taire, et il l’était sous ces trois aspects pour l’évêque d’Adran. Religieusement, les mécomptes viennent de partout. Du roi d’abord, qui n’a d’inclination pour aucune religion, spécialement pour la religion chrétienne qui ne lui paraît pas faite pour affermir son royaume renaissant ; de son fils, le prince Cahn, qui reste fidèle à l'évêque, mais refuse de se convertir, par soumission aux femmes de la cour, elles-mêmes soumises aux bonzes ; des manda rins, jaloux de la prépondérance de celui qui est appelé le « grand maître » ; de l’ensemble de la société cochinchinoise, qui se plaît à écouter les calomnies répandues sur les missionnaires, si bien que le nombre des convertis tombera de 100 000 à 25 000. Sur le plan des affaires du ciel qui importent le plus au Vicaire apostoli que de Cochinchine, ce serait un échec si sa seule présence n’im posait de la retenue. Il n’y aura aucune de ces persécutions qui furent si fréquentes dans le passé et qui seront si violentes dans un proche avenir. Ajoutons enfin que l’évêque d’Adran, lui aussi, aura à se prononcer sur la sempiternelle question du culte des ancêtres. Là, contrairement à la plupart de ses confrères et au ris que d’être mal compris à Rome, il finira par se montrer tolérant :
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souplesse intellectuelle que lui donne sa profonde connaissance de l'âme indochinoise. Politiquement, les difficultés seront les mêmes. Le roi fait plier sous l'impôt ses malheureux sujets, pris entre les Tayson rebelles et la personne royale. Sans cesse, l'évêque s'entremet, menaçant de partir pour être finalement retenu par les supplications de Nguyen-Anh. Combien de villes, voire de provinces ont dû à l'évêque de ne pas être trop accablées par le roi ! Combien de mandarins ont obtenu le pardon du roi par la grâce de l'évêque ! Pourtant ces mandarins, toujours aux aguets, s’opposent par tous les moyens à l'action politique du « grand maître ». C'est enfin sur le terrain militaire que l'évêque d'Adran épuise ses propres forces. Suivons-le dans cette longue campagne contre la rébellion. Pour autant, ne voyons pas en lui un chef de guerre ni quelque prélat botté, comme Richelieu au siège de La Rochelle. « S'il a donné au roi des conseils pour la guerre, écrit le Père Lelabousse, son compagnon fidèle, il n’a point passé les bornes prescrites par F Eglise ; il n'a même pas été aussi loin que tant d'évêques, de papes et que saint Bernard lui-même... Il a sa garde personnelle, qui a des ftisils et des sabres, mais ces fusils n'ont jamais tué que quelques lapins, canards ou perdrix, et peut-être quelques tigres, et ces sabres n’ont pas été teintés de sang. » Mgr Pigneau joue un grand rôle dans l’élan qu’il veut donner à la libération de son pays d’adoption, non dans la conduite de la guer re ; s’il s’y épuise, c’est parce que le roi se montre à son avis trop prudent, du moins trop lent pour exploiter ses succès. Dès le retour de Mgr Pigneau à Saigon, c’est l’attente et même l’attentisme. Dix mois auparavant, Nguyen-Anh a repris la ville aux Tayson après un siège qui a duré une dizaine de mois. Le roi, pourtant facile vainqueur dans les provinces de Basse-Cochinchine, n’est pas pressé. Sans doute rumine-t-il ce récent passé où lui-même, chassé de Saigon, est devenu un fugitif. Alors, il joue la défensive et la fortification, au grand regret de ses conseillers français. Parmi eux, quelques stratèges ont dû lire les ouvrages du grand écrivain militaire du xvme siècle, le comte de Guibert : parus depuis une vingtaine d’années, ces essais sur la « tactique généra le » et la « guerre moderne » préconisent « l’ordre mince » dans l’offensive à outrance et la destruction des forces vives de l’ennemi. Les forces rebelles des Tayson ne seront pas inquiétées de sitôt et l’option défensive désespère l’évêque au point que, comme on
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dit, « il en fait une jaunisse », alors appelée « obstruction du foie ». Mgr Pigneau se rétablira au printemps 1790. Entre-temps, la meil leure occasion d’une Blitzkrieg à l'indochinoise, avec les éléphants servant de blindés, a été perdue ; l’armée de Nguyen-Anh n’a pas profité de la présence des frégates françaises qui inquiétait fort les Tayson. Au contraire, les 30 000 hommes de troupe et tous les citoyens corvéables ont été occupés à fortifier la place de Saïgon. Les travaux de terrassement et de maçonnerie ne font pas leur bonheur, mais sont exemptés de corvée les séminaristes du collège que Mgr Pigneau a installé à Laithieu. Dans la citadelle en construction, le roi veut se retirer en cas de revers ; ailleurs les combats seront épisodiques. C’est en effet, de 1790 à 1798, la longue période incertaine des « guerres de saison » interrompues ou reprises au gré de la mousson. L’évêque d’Adran appuie ou déplore les opérations, selon les circonstances. 1790 : Nguyen-Anh lance une expédition sur la province de Binh-Tuan, à l’extrémité méridionale du Centre-Vietnam, et y laisse quelques troupes qui seront battues lors d'un retour offensif des Tayson. 1791 : rien à signaler sur l’ensemble du front. 1792 : deux officiers de marine français dont nous reparlerons, JeanMarie Dayot, chef de la flotte cochinchinoise. et Philippe Vannier, capitaine des vaisseaux du roi de Cochinchine, remportent sur la flotte des Tayson une écrasante victoire navale dans les eaux du port de Quinhon, le berceau de la rébellion. 1793 : les troupes de Nguyen-Anh entrent de nouveau au Sud-Annam, progressent dans le Binh-Tuan, lancent la construction d'une citadelle à Dien Kahn, à une dizaine de kilomètres à l'ouest de Nha Trang, et remontent par la bande côtière jusqu’à Quinhon, où un premier siège échoue devant la résistance Tayson. 1794 : les Tayson, à leur tour, sont mis en échec devant la nouvelle citadelle de Dien Kahn. Le siège, mené par plus de 30 000 rebelles et subi durant trois semaines par 7 000 soldats royaux, est mémorable, car l'évêque d’Adran se trouve parmi les défenseurs. Cependant le roi temporise et l’évêque songe de nouveau à quit ter la Cochinchine. Il n’en fera rien, mais il se sent frustré d’une victoire dont il a senti le souffle au cours du siège. Là aussi, il a été l’âme d’une résistance sérieusement attaquée : les assaillants ont envoyé un millier de boulets sur cette citadelle aux défenses redoutables. Au vrai, celles-ci étaient un leurre. Hormis quatre canons de campagne qui ont fait des ravages en cavalcadant parmi les rebelles, une impressionnante artillerie de siège hérissait les
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murailles. Les canons étaient en bois peint, c'est Mgr Pigneau qui avait eu cette idée ! Un missionnaire, le Père Lavoué, enfermé lui aussi dans la citadelle, donne des précisions sur l’attitude de l’évê que dans une lettre à la procure de Macao : « Si Mgr n’avait pas été dans la ville, les Tayson s’en seraient infailliblement emparés. » L’année suivante, les Tayson essuient un nouvel échec devant Dien Kahn, mais Nguyen-Anh ne profite pas davantage de l’op portunité. Sa temporisation n'aura pas que des effets retardateurs sur la reconquête de son royaume et bientôt la conquête de son empire. Les Tayson lui ont appris à mesurer leurs forces et aussi la dimension de leur aventure impériale, du nord au sud du Viet nam. Le roi se donne donc les moyens de l’emporter sur des rebel les si belliqueux, si bien armés et organisés, si décidés. Ces révoltés, plus exactement ces révolutionnaires pour ne pas dire ces sans-culottes, ont réussi à lever une véritable « armée populaire ». Ils ont conquis et dévasté le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine. Et ils ont établi depuis 1778 une dynastie usurpatrice, d’autant mieux assurée que les Tayson étaient trois frères, Nguyen Van Nhac. Nguyen Van Lu et Nguyen Van Hué, le plus doué de cette famille remarquable. Trois montagnards, trois paysans, partis de rien et de nulle part, d’un petit village des hauts plateaux du sud, dans la région isolée et accidentée d’Ankhé-Kontum-Pleiku ; là même où l’armée française de la fin de la guerre d’Indochine connaîtra au moment de Dien Bien Phu un autre désastre : l’anéan tissement d’un puissant groupe mobile, le GM 100. Là se trouve le berceau des frères Tayson, qui ont pris le nom de leur village natal, Tay Son. Tels sont les dangereux adversaires de NguyenAnh et de l’évêque d’Adran. Le roi veut une armée régulière plus puissante que l’armée rebelle, une force digne de son ambition, une infanterie, une artil lerie et une flotte de guerre : l’armée royale comptera près de 250 000 hommes en 1799, lorsque sera lancée l’action décisive sur Quinhon, la « capitale » des Tayson. 1797 et 1798 sont deux années d’intense préparation, deux années pacifiques si l’on excepte une tentative avortée d’encerclement de la place forte de la rébellion ; les troupes de terre et de mer ne parviennent pas à effectuer leur jonction. Raison de plus pour améliorer la stratégie et pour augmenter les capacités offensives. Nguyen-Anh ouvre des écoles militaires et organise ses troupes en régiments. Il développe les voies de communication et se dote d’une industrie de guerre : exploitation d’une mine de fer, installa
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tion de fourneaux de fusion, production manufacturée de milliers de fusils à mèche, fonderie de canons à l’arsenal, construction d’une flotte. 11 y a notamment quatre grands vaisseaux à l’euro péenne, chacun armé d’une trentaine de canons et transportant 300 hommes d’équipage, le Phénix, l’Aigle, le Dragon-volant et la Perle. Sans compter la formation d’escadrons de cavalerie sur buffles et de bataillons d’éléphants ! Pour réaliser cet ambitieux programme, le roi de Cochinchine a bénéficié des conseils de l’évêque d’Adran sur un plan général, et dans le domaine propre ment militaire, des compétences des officiers de feu le roi de France. L’Indochine nouvelle de Nguyen-Anh se construit avec ces Français si éloignés de leur terre natale qu’ils en sont encore à l’Ancien Régime et qu’ils vont aider à rétablir le légitime pou voir royal sur leur terre d’adoption. Au cours des premiers mois de 1799, l’armée de Nguyen-Anh passe enfin à la grande offensive et marche sur Quinhon. Sur place, le commandement royal est assuré nominalement par le jeune prince Cahn, qui ne peut se passer de son mentor. L’évêque d’Adran se trouve ainsi parmi les troupes d'assaut, malgré un état physique qui s’aggrave. La dysenterie ne le lâche plus et, dès le mois d’août, alors que les soldats du roi investissent la citadelle, il reste alité sous sa tente de campagne ; celle-ci a été installée à quelques kilomètres, sur une bande de terre qui ferme la baie de Thi Nai, dont le port est dominé par la citadelle de Quinhon. Là, quelques mois plus tard, aura lieu une grande victoire navale, le 27 février 1801, avec la destruction complète de la flotte des Tay son, qui complétera la victoire terrestre du 2 novembre 1799, consécutive à la prise de la citadelle par le général des armées du roi, Vothan, nom prédestiné qui évoque le dieu germanique de la guerre ; son émule à Quinhon, du côté rebelle, était le général Iran Quang Diem, à qui l’on avait donné le titre de grand homme de guerre, Thien Pho. Septembre 1799 : sous sa tente, l’évêque d’Adran vit ses derniè res semaines dans un total épuisement. Il maigrit de façon effrayante et n’a bientôt plus que la peau et les os. Mais c’est un martyr qui s’efforce de paraître joyeux : « Je quitte volontiers ce monde où l’on me croyait heureux. » Il ne s’alimente plus. Le Père Lelabousse, un confrère breton des Missions Etrangères qui l’accompagne depuis le retour en Cochinchine de 1788, recueille son dernier soupir. Le 9 octobre 1799, à 10 h 30, l’évêque d’Adran expire. Le roi
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lui avait bien envoyé depuis quelque temps l'un de ses médecins, le Français Jean-Marie Despiau, mais rien n'y fit. Il faut préciser que ce Despiau « n'avait pas inventé la poudre », selon les propres dires des missionnaires ; natif du Sud-Ouest, comme le sculpteur contemporain du même nom, il était arrivé en Cochinchine en 1795 ; dans ses dernières années il perdit complètement la raison et s’éteignit à Hué en 1824. Nguyen-Anh, immédiatement prévenu du décès de l’évêque, envoie une bière magnifique et des pièces de soieries pour servir de linceul à son ami défunt. Il ordonne de taire cette mort pour ne pas nuire au moral de l’armée du siège. La dépouille d’Adran est secrètement placée sur une jonque de guerre et, le 16 novembre, le cercueil est conduit en grande pompe au palais épiscopal de Saigon, une construction en bambou, et il reste durant un mois exposé à l’hommage des fidèles, le temps que s’achève la victoire terrestre de Quinhon. Le 16 décembre 1799, ce sont les funérailles nationales de l’évê que d’Adran, deux heures après minuit, et sa mise au tombeau provisoire, à l’emplacement du monument édifié sur l’ordre du roi, cette construction symbolique du cœur de Saigon. Grandiose enterrement, poignant éloge funèbre par le roi de Cochinchine, s'achevant dans une envolée pleine de tristesse : « Hélas ! hélas, quand le corps est tombé et que l’âme s’envole au ciel, qui pourrait la retenir ! O belle, et grande âme du maître, daignez, daignez recevoir cette faveur ! » L’âme du grand maître est souverainement traitée. Derrière le cercueil placé sous un baldaquin brodé d’or, cinq porte-drapeaux arborent les étendards que Nguyen-Anh emporte à la guerre ; les 12 000 hommes de la garde du roi forment une haie d’honneur au passage du cortège ; 120 éléphants décorés entourent le long bran card où le cercueil repose, porté par 80 soldats. La nuit est illumi née par les fusées et les feux d’artifice, les centaines de fanaux, de cierges et de flambeaux ; la nuit est musicale, dans les roule ments de tambours, les sonneries de trompettes, les accents des cliques cochinchinoises et cambodgiennes. Chrétiens ou païens, 40 000 personnes suivent le convoi, le roi en tête, la reine mère, la reine, les concubines, les enfants de Nguyen-Anh, les dames de la cour, les mandarins. Près de huit ans plus tôt, le roi Louis XVI n’a pas eu droit au même apparat. Dans les jours suivants, les missionnaires déposent devant le souverain cochinchinois les innombrables présents que lui a légués son ami l’évêque d’Adran. C’est que Mgr Pigneau de Béhaine
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menait grand train à la cour, car il se considérait toujours le repré sentant de feu le roi de France. Il avait lui-même une suite impor tante, 200 hommes de sa garde personnelle et une nombreuse domesticité. Trois ans auparavant, il avait ainsi justifié ce faste : « Les circonstances ne me permettent pas de garder la pauvreté évangélique comme je voudrais le faire. » La liste des objets légués est impressionnante : argenterie, porcelaines, couverts de vermeil, lunette astronomique, caisses de vins de France, un beau cheval à la selle dorée, un pianoforte, etc., sans compter, c’est curieux, quatre volumes de l’Encyclopédie. Mais le plus royal de tous les legs de l’évêque d’Adran à Nguyen-Anh est une très belle tabatière d’or garnie de diamants. C'était un cadeau reçu par Mgr Pigneau de Béhaine en novembre 1787, un cadeau de Louis XVI...
CHAPITRE 4
Les volontaires de Gia-Long (1789-1820)
Quinze jours après la prise de la Bastille, l'évêque d’Adran avait gagné Saigon pour y « faire seul la révolution en Cochinchine » ; entreprise hardie si l’on songe à l’attitude négative de Versailles et de Pondichéry... A vrai dire, Mgr Pigneau n’est pas tout à fait seul. Des volontaires français sont là, dans la suite de l’évêque, à bord des premières frégates d’assistance, la Méduse et la Dryade. A bord de la Méduse débarquant l’évêque et le prince Cahn, il y a notamment un « volontaire de lre classe », Théodore Lebrun ; à l’époque les « volontaires » étaient des jeunes gens de la roture autorisés à faire leurs classes sur les bâtiments du roi, pour briguer les grades d’officiers de marine réservés à la noblesse, et d’abord le grade d’enseigne de vaisseau, datant du xvnc siècle et alors nommé « sous-lieutenant de vaisseau ». Un mot, à ce propos, des commandants des frégates. Le capi taine de vaisseau commandant la Méduse est le comte François de Rosily-Mesros ; compagnon de Kerguelen, puis de Suffren, commandant de la station de l’Inde, futur amiral, il aurait peutêtre changé une fameuse face de l’histoire, car il sera nommé, trop tard, en remplacement de Villeneuve à la veille de la bataille navale de Trafalgar, perdue contre Nelson, le 21 octobre 1805. Le capitaine de vaisseau commandant la Dryade est le vicomte Guy Pierre de Kersaint, chargé de mission auprès de Nguyen-Anh et releveur d’une grande partie des côtes de Cochinchine. Son père, Guy François, fut un chef d’escadre victorieux des Anglais, mort en mer à la bataille des Cardinaux. Son frère aîné, le comte Armand Guy de Kersaint, également capitaine de vaisseau, mena contre les Anglais une campagne victorieuse dans le Surinam. Il
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se fit ensuite remarquer en 1789 avec la publication d’un livre intitulé Le Bon Sens, où il s’en prenait à la noblesse ; ce bon sens, il le recouvra en protestant violemment contre l'exécution du roi, ce qui lui valut d'être guillotiné... Mais revenons en Cochinchine. Lebrun a quitté l'équipage de la Méduse à l’escale de Macao et gagné la Cochinchine par ses propres moyens. A bord de la Dryade du vicomte de Kersaint, transportant le millier de fusils destinés à Nguyen-Anh, se trouve un « volontaire de 2e classe », Victor Olivier de Puymanel. Ce jeune homme montre tout de suite son indépendance de caractère et son esprit de décision ; il quitte le bord et se met au service de Nguyen-Anh. Quitter le bord, cela veut dire déserter, et déserter présente un risque, celui d'une condamnation aux galères. Ironie des appellations, l’histoire retient le titre des volontaires français du roi de Cochinchine, puis de l’empereur d’Annam, alors qu'il s'agit au départ de volontaires de la marine royale de Louis XVI : d'un volontariat l’autre... Avec Olivier de Puymanel, Nguyen-Anh ne met pas longtemps à voir à quel entreprenant gaillard il a affaire, d’autant qu’il apprend que ce volontaire de la Marine se destinait en fait au corps royal du Génie, fondé en 1749 avec la création de l’école de Mézières, et officialisé en 1776. Ses diplômes sont décernés aux officiers « engeigneurs » ou ingénieurs : le nom vient tout simplement du mot engin, ou machine de guerre. Pour commencer, le roi charge Olivier, bientôt nommé le colonel Victor Olivier, de dresser les plans de la ville nouvelle de Saigon et ceux de la future citadelle ; Théodore Lebrun, qui devient, lui, « ingénieur de Sa Majesté », reçoit les mêmes consignes. En somme, Olivier sera à Nguyen-Anh ce que Vauban était à Louis XIV, et Lebrun sera pour l’urbanisation ce qu’était pour la décoration... Le Brun, le décorateur de Louis XIV. Tandis qu'à Paris on démolissait la Bas tille, à Saïgon, des Français élevaient la citadelle royale. Cependant, la France révolutionnaire était loin de se désintéres ser de la Cochinchine. Nous avons évoqué les efforts de David Charpentier de Cossigny et ses essais d'assistance militaire. Citons également les exhortations de Louis Monneron, commissaire de la marine à Pondichéry ; contenues dans un mémoire favorable à l’ouverture du commerce dans le royaume de Nguyen-Anh, elles ont été lues devant l’Assemblée Constituante le 25 octobre 1790. Ce ne sera pas tout. Citons encore une proposition faite le 2 sep tembre 1797 au Directoire par un capitaine de vaisseau nommé Larcher et poussant à la création d'un établissement français en
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Cochinchine. Deux jours avant le 18 fructidor de Bonaparte et Augereau, les membres du Directoire avaient d’autres chats à fouetter, mais ils apprécièrent certainement cette belle phrase du rapport Larcher : « Grâce à la Cochinchine, la France pourrait faire déchoir l'orgueilleuse Angleterre de cet état de splendeur où le commerce l’a fait monter ! » Voici donc Olivier à l’œuvre à Saigon. Qui est-il ? Le fils turbu lent et fugueur d'un digne chancelier à la cour suprême d’Avignon. Il est né en 1768 à Carpentras, dans cette famille fortunée de petite noblesse de robe, ou plus exactement de sujets du pape, puisque le comtat Venaissin vit alors ses dernières années sous l’autorité pontificale, avant de revenir à la France en septembre 1791. Ceux du comtat ont les mêmes droits que les sujets du roi de France et peuvent devenir officiers dans l’armée ou la marine royale. Tandis que ses deux aînés se destinent, l’un à la magistrature (il sera délégué à la Constituante) et l’autre à la prêtrise (il deviendra cha noine de la cathédrale de Carpentras), le jeune Victor veut être officier du Génie. C’est qu’il est doué pour les mathématiques et qu’il a un goût particulier pour l’art des fortifications. Le touriste d’aujourd’hui qui passerait par Carpentras peut trou ver une preuve du talent d’Olivier de Puymanel dans le beau musée installé dans un hôtel du xvmc siècle. Fondé une vingtaine d’années avant la naissance d’Olivier par Mgr d’Inguibert, le musée conserve un dessin de jeunesse exécuté à la plume par l’in génieur en herbe, vers 1785 ; il représente en perspective cavalière L’Attaque et la défense hypothétiques de la ville de Carpentras, tel est le titre donné à son dessin par l’artiste de 16 ans. Dessin non seulement remarquable, mais prémonitoire ; l’hypothèse artistique devient une vision historique, puisque cinq ans plus tard, tandis qu’Olivier s’employait à fortifier Saigon, une petite armée avignonnaise assiégeait Carpentras à la suite des démêlés du pape avec l’Assemblée Constituante. L’art de la fugue peut accompagner l’art des fortifications. Le jeune Victor ne tient pas en place et va de collège en collège ; à Roanne, où il se morfond en 1780, il ne supporte pas la discipline : « Ce matin, on voulait me donner le fouet à cause que je ne savais pas mes leçons », écrit-il avec indignation à son père. Le dernier collège qui l’accepte est, à Paris, Louis-le-Grand. C’est un signe ; nous avons vu le rôle de l’établissement au xvif siècle, du fait de sa proximité avec le lieu de réunion d’une confrérie à l’origine de la Société des Missions Etrangères. Justement, celles-ci vont
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influer sur le destin de Victor Olivier, qui n’a pourtant rien d’un dévot, et les missionnaires de Saigon soutiendront ce « bon jeune homme » tout en regrettant qu’il soit « un peu chaud ». En 1787, Victor Olivier fait une échappée au Havre, où il se met en quête d’un embarquement. L’amateur de voyages est récupéré à Paris par son frère, l’abbé et futur chanoine. Que faire du fugueur ? L’abbé en parle à un confrère, porteur d’un nom illustre depuis la fin du xvnc siècle, l'abbé Fénelon, très introduit aux Missions Etrangères. Et la rencontre providentielle a lieu : Victor Olivier est présenté à l'évêque d’Adran, alors en visite officielle à Versailles. Olivier est séduit, il a trouvé sa voie ; c’est décidé, sa destinée est en Cochinchine. De peu, il manque de s'embarquer à Lorient avec Mgr Pigneau de Béhaine et parvient à Pondichéry pour s'engager comme volontaire sur la frégate du vicomte de Kersaint. En poche, il a 20 louis, avancés par son autre frère, le magistrat, et dans ses bagages des livres de marine et de mathématique. Abandonnant la Dryade à Poulo-Condor, en septembre 1788, il fait une nouvelle et dernière fugue ; sous le prétexte d'une partie de chasse, il s’en fuit en barque jusqu’à la cour de Nguyen-Anh, qui le reçoit avec beaucoup d’intérêt. Ce Français à l’œil vif a tout juste 20 ans, âge idéal pour être colonel. Olivier sera colonel, et même une sorte de général puisqu’il aura le titre d'officier des régiments de la capitale, conféré par un Nguyen-Anh admiratif. Au vrai, il se montre si entreprenant qu'il est en Cochinchine l’organisateur de la victoire, comme en France à la même époque Lazare Carnot, lui aussi ingénieur militaire. Le colonel Olivier s’occupe de tout. Son collègue Lebrun, « capitaine ingénieur avec le soin de toutes les fortifications de l'Etat », en prend ombrage et s’en ira au bout d'un an. Olivier n'en est que plus présent, jouant le rôle d'un chef d'état-major de l'armée cochinchinoise ; une jeune armée qu'il forme entièrement et dont il est l’homme-orchestre. Il est ingénieur, instructeur, installateur d’arsenaux, inspirateur d’une école militaire, créateur d'une artille rie de siège et de campagne, planificateur de la flotte de guerre et constructeur de citadelles. 11 a même formé, à son image et à celle de Vauban, une élite d’ingénieurs militaires vietnamiens. Une tren taine de citadelles seront construites de son vivant, toutes de forme octogonale, avec bastions, fossés, glacis et demi-lunes. Ses élèves poursuivront l’œuvre du jeune maître, et la citadelle de Hanoï, que Francis Garnier enlèvera en 1873, sera édifiée sous Gia-Long en 1805 par les ingénieurs vietnamiens de Victor Olivier.
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L'activité débordante du colonel Olivier de Puymanel dure une dizaine d’années. « Le Sincère », comme l'appellent les Cochinchinois, y laisse sa santé et ses illusions : « Comment le roi de Cochinchine pourra-t-il jamais récompenser le sacrifice que nous lui faisons de notre vie?» écrit-il en 1793. Sa maigre fortune, acquise en une décennie fiévreuse, le rend surtout riche de dettes. A sa mort, le 23 mars 1799, son héritage se monte à seulement 700 piastres, que recueilleront ses héritiers de Carpentras. Olivier succombe à la dysenterie, comme l’évêque d’Adran, mais sept mois plus tôt. Mgr Pigneau a suivi la prodigieuse ascension du jeune homme que lui avait présenté l'abbé Fénelon. Il a surtout apprécié ses qualités lors du siège de Kien-Sahn, la forteresse de Quinhon, en 1794. Quel souvenir de guerre pour Adran, tandis qu’il se débat contre la même maladie, et toujours devant Quinhon, en août et septembre 1799 ! En 1794, quel beau diable est cet Olivier ! D’une part, il est le constructeur de la citadelle, qui résiste aux assauts et aux bombardements des Tayson. Il est d’autre part un entraîneur d’hommes. Il conduit en personne les sorties des assiégés, faites à la hussarde par des cavaliers artilleurs tenant en bride les canons de campagne, comme dans les westerns, et semant la terreur parmi les rangs Tayson. Lors de ce siège tumultueux, Olivier-la-terreur propose même à Nguyen-Anh d’utiliser un nou veau moyen de défense : un engin aérien. L’ingénieur imagine un ballon qui jetterait des produits incendiaires sur les assaillants. L’idée était dans l’air, si l’on peut dire, depuis l’ascension des frères Montgolfier dix ans auparavant, mais le projet n’a pas de suite. Les soldats du xvnf siècle craignent les retombées sur la population civile ; les armées du xxc siècle n’auront pas les mêmes scrupules. Les rebelles Tayson savent quel danger représente à lui seul l’officier français. Ils ont mis à prix la tête de ce colonel de 26 ans. Et quel prix ! Un pain d’or et 10 000 ligatures ! Monnaie indochi noise de l’époque, ainsi nommée parce qu’un jonc reliait les pièces trouées, la ligature valait 600 sapèques, soit à peu près une piastre. 10 000 piastres ! quinze fois plus que l’héritage laissé à sa mort par Olivier ! Pour se faire une idée de l’importance de la somme, il suffit de la comparer avec le coût du tombeau de l’évêque d’Adran, élevé par le roi : 13 000 piastres. Olivier valait une for tune de son vivant et pas grand-chose à sa mort. Du reste, son nom est mal passé à la postérité ; s’il figure dans le Dictionnaire
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historique du Vaucluse, il est absent des encyclopédies courantes. La postérité est paresseuse et convenue et n’aime pas les figures originales.
Il y a d’autres figures originales parmi les volontaires français de Cochinchine : la situation de mercenaire n’est pas faite pour les militaires qui se contentent d’une carrière plan-plan. Eux, ils se savent des soldats d’exception, et d’ailleurs ils sont peu nom breux, peut-être deux cents, leur nombre évoluant en fonction des circonstances et des coups de cafard. La plupart des officiers vien nent du cadre de la Royale. Plus ou moins portés déserteurs, ils n’ont rien à perdre et courent l’aventure, pour trouver souvent la mésaventure. Mal soldés, en butte aux jalousies des mandarins, beaucoup s’enthousiasment au début, se découragent ensuite et vont chercher fortune ailleurs. Soldats perdus? Nous avons dit mercenaires, mais en vérité le mot ne convient pas à cette époque à cheval entre l'Ancien Régime et le nouveau. On sait que les armées d'Ancien Régime avaient un caractère œcuménique et qu’il n’était pas malséant de servir à l'étranger. Ne prenons pour exemple qu'un certain militaire du nom de René Descartes, qui servit successivement, de 1617 à 1621, dans l’armée hollandaise de Maurice de Nassau, dans l'armée bavaroise de Maximilien de Wittelsbach et dans l'armée autrichienne de Bucquoy ; Dieu sait pourtant si ce Descartes a prouvé qu'il raisonnait de manière typiquement française ! Inversement, la France royale ne négligeait pas les soldats venus d'ailleurs ni les légions étrangè res, comme le Royal-Cravate, formé de soldats croates, dont le nom se prononçait « cravates ». En Cochinchine, les fantassins volontaires — bicornes, culottes et guêtres, vestes à longues bas ques et larges parements, élégant habit militaire qui remplaçait le justaucorps du siècle précédent — appartenaient au Royal-Irlandais, le Régiment de Walsh, affecté à l’île de France en ces années-là. Un détachement du régiment accompagna l'évêque d’Adran en Cochinchine et ces Irlandais le suivirent dans son entreprise. Tel ne fut pas le cas, nous l'avons vu, de leur très officiel compatriote, le comte de Conway. Si d'autres Irlandais, Friell ou Lally-Tollendal, servirent Dupleix à la Compagnie des Indes, nous l’avons vu aussi, ce Conway, entré à 12 ans dans l’armée française et devenu maréchal de camp, puis commandant des établissements français de l’Inde, fut un adversaire déclaré
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de l’évêque d’Adran. Mais nul n'a retenu les noms des fidèles soldats du Royal Irlandais. D'ailleurs, qui connaît les noms bien français d'un Guilloux, d’un Guillon ou d’un Tardivot ? Ou même d'un Forçanz, comman dant V Aigle. l'un des fleurons de la flotte de Nguyen-Anh? Ce Godefroy de Forçanz. Breton arrivé en Cochinchine en 1789, est pourtant le héros de la bataille décisive remportée par NguyenAnh, devant Quinhon, le 28 février 1801. Elle coûte très cher aux Tayson, dont la flotte est anéantie et les forces vives largement fauchées : plusieurs milliers de rebelles tués, pour quelques centai nes de Cochinchinois hors de combat. Le Père Lelabousse racon tera l’exploit de son compatriote Forçanz, qui entra nuitamment dans le port et incendia à lui seul sept galères des mieux armées. Godefroy de Forçanz est mort à Hué en 1811. Il laissait des enfants en âge d’être élevés, mais Nguyen-Anh, devenu Gia-Long, s’en occupe, et il n’est pas donné à tous les orphelins d’avoir comme mentor un empereur. Cette éducation portera ses fruits, puisque la lignée des Forçanz a compris deux généraux et s’est étendue jusqu’à la famille du général Weygand... Le plus étonnant des volontaires, avec Olivier de Puymanel, est Laurent Barisy. Ce nom, lui non plus, n’a pas le grand honneur des gros dictionnaires. Quel personnage haut en couleur pourtant ! Un haut aventurier, comme on dit un vaisseau de haut bord. C’est un marin, en effet, breton comme il se doit, et qui plus est îlien, d’une bonne famille de l’île de Groix, au large de Lorient. Mais il est né, le 8 novembre 1769, sur le continent, à Port-Louis, à l’en trée de la rade de Lorient. Vingt ans après, il connaîtrait l’autre Port-Louis, la capitale de l’île de France, fondée un demi-siècle plus tôt, avec sa belle rade et son esplanade portuaire dessinée au carré, comme un jardin de Le Nôtre. Destin tout tracé ; le père de Barisy était un officier des vaisseaux de la Compagnie des Indes. Mais destin singulièrement chahuté. Notre Morbihannais égrénera lui-même ses années d’errance et de vicissitudes. 17 ans : marin de commerce au service de Sa Majesté très chrétienne, il commande un lougre royal, V Oiseau, tout un programme. 18 ans : il est second lieutenant sur un vais seau de transport. 19 ans : il découvre le Port-Louis de l’océan Indien. 20 ans : il rentre en France pour la première année de la Révolution. 21 ans : il est commandant de l’île de Groix. 22 ans : c’est la Terreur, et pour la famille Barisy l’hécatombe ; un oncle, gouverneur à Toulon, égorgé ; un autre oncle, commandant à
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Lorient, proscrit ; un troisième oncle, prêtre, jeté en prison ; un beau-frère exécuté, un cousin pendu... 23 ans : il s’enfùit loin, en Turquie, puis en Inde, où il tombe aux mains des pirates malais. 24 ans : il trouve enfin refuge en Cochinchine, auprès de NguyenAnh. Sa nouvelle vie ne sera pas de tout repos, mais à la fin de fénumération de ses malheurs, il a ce mot admirable, peu avant sa mort en 1802 : « C’est égal, je ne me rebute pas. » Nguyen-Anh sait utiliser les compétences. Barisy, marin de commerce, aura la responsabilité des approvisionnements de la Cochinchine en guerre. 11 court les mers pour équiper les 200 000 hommes des forces de terre et de mer que le roi organise avec ses conseillers français. Il va des Indes aux Philippines et en Malaisie, de Pondichéry à Manille et à Malacca et revient chargé de fusils, de pistolets ou de piques, tandis que Nguyen-Anh s’en dette auprès des négociants de la Compagnie des Indes ; ceux-ci lui avanceront jusqu’à 270 000 piastres et cet aspect de l’aide française n’est pas le plus négligeable. Pour Barisy, il est naturel que la Cochinchine dispose de ce nerf de la guerre. Il est lui-même devenu un vrai Cochinchinois. Il a épousé une congaï, qui lui don nera plusieurs enfants et porte le titre d'Envoyé royal, puis impé rial. Nguyen-Anh le fait marquis, sous le nom de Thieng-Tri ; Laurent Barisy s’appelle ainsi le marquis « Droit et Sincère ». Le marquisat ne lui évite pas des ennuis à la cour. Un beau jour, en l’absence de son royal protecteur, les mandarins, toujours eux, l’accusent de vol, d’empoisonnement et d'assassinat et le condam nent à la cangue. Heureusement, Nguyen-Anh connaît la droiture et la sincérité de son marquis breton et surtout l'efficacité de son « ministre » des approvisionnements. Jusqu'à son retour, une semaine plus tard, Barisy reste dans ce triste et pesant appareil. C’est égal, pour reprendre sa jolie expression, il ne se rebute pas et pardonne à ses détracteurs. Mais il trouve sur son chemin de négociant et sur sa route de marin un adversaire aussi acharné que les mandarins : l’Anglais. L’affaire fera grand bruit dans le golfe du Bengale. Elle soulè vera un problème de droit maritime international et entraînera une action diplomatique au niveau le plus élevé. Elle a lieu en 1797 à Calcutta, où Barisy a conduit son bâtiment, VArmide, pour y char ger des armes. Et voilà qu’un capitaine de vaisseau anglais du nom de Thomas se saisit de VArmide et de sa cargaison et s’empare de la personne de Laurent Barisy. Cet acte de piraterie portuaire rend
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furieux Nguyen-Anh et perplexe le gouverneur général de l’Inde britannique, Comwallis. Le marquis Comwallis n’est pas un mauvais homme et sa modé ration est connue, mais il n'a pas oublié la reddition de son armée en Amérique, à Yorktown, en 1781, devant les forces franco-amé ricaines. De là à se venger sur un officier français, breton en outre, cochinchinois par surcroît, il y a tout de même un pas ! La France n’est plus une ennemie de l'Angleterre en Inde, où elle ne conserve que cinq comptoirs sans défense : Pondichéry, Chander nagor, Yanaon, Karikal et Mahé, dont les écoliers français chante ront la litanie jusqu'aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Surtout, il y a la Cochinchine. L’Angleterre ne veut nullement la heurter, puisqu’elle rêve de s'y assurer un monopole commer cial. Aussi, la décision du gouverneur de l’Inde est-elle prise. Il entend les représentations de Nguyen-Anh et de son conseiller chargé de l'affaire, qui n’est autre que le colonel Olivier de Puymanel. L'Armide est reconduite à Saigon et réparée aux frais de Sa Majesté britannique. Quant au marquis Thieng-Tri, Laurent Barisy, il est libéré avec les excuses qui conviennent, par le mar quis Comwallis. Tous deux sont pairs, en quelque sorte. Notre marquis breton n’est pas qu’un marin convoyeur d’armes. Il est aussi lieutenant-colonel des armées du roi. Comme tel, il lui arrive de participer aux opérations terrestres et de monter à l’assaut aux côtés de son ami Olivier, ce qui est pour lui « une partie de plaisir », dira-t-il. S’il est absent au moment de la prise de Tourane par Nguyen-Anh, le 8 mars 1801, il a une bonne excuse ; il est alors sous la cangue, aux mains des mandarins. Il prend sa revan che trois mois plus tard, grisé par la poudre lors de la première phase de la victoire finale. Pour l’occasion, repassé dans la marine, il ne commande plus un régiment, mais le navire qui a hissé les couleurs du roi et qu’il conduit sous les défenses de l’entrée de la rivière de Hué. Les forts sont pris d’assaut par les royaux et, trois jours plus tard, Nguyen-Anh fait son entrée dans la capitale de PAnnam qu’il a quittée en 1775. Ce 15 juin 1801, il est vainqueur ; la rébellion Tayson est écrasée, et Laurent Barisy a assisté à son triomphe. Le bouillant Breton ne sera plus de ce monde lors du parachève ment de la victoire, l’année suivante, avec la facile conquête du Tonkin par Nguyen-Anh et son entrée à Hanoï, l’ancienne capitale de la dynastie Lê, le 23 juillet 1802. Ce siècle avait deux ans...
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Comme Napoléon perçait alors sous Bonaparte, Gia-Long perce sous Nguyen-Anh. Unificateur du grand Vietnam, le roi de Cochinchine devient empereur d’Annam.
A plusieurs titres, les volontaires français forment une famille. D'abord, parmi ceux dont nous avons retenu les noms, tous sont bretons, mis à part Olivier de Puymanel. Nous avons vu que Barisy était originaire de l'île de Groix, et Godefroy de Forçanz de Basse Bretagne. Entrent en scène trois autres Bretons, trois autres mar quis de Nguyen-Anh : Jean-Marie Dayot, né à la Réunion le 21 mars 1759, d'une famille de Redon en Ille-et-Vilaine, et devenu marquis Tri-Luoc, c'est-à-dire « Doué d’un Jugement prudent » ; Philippe Vannier, né à Locmariaquer le 6 février 1762, marquis Chan-Vo et autres multiples titres d'un Carabas indochinois ; JeanBaptiste Chaigneau, né coiffé comme Chateaubriand, dans un châ teau de la région d'Auray, le 8 août 1769, lui aussi Morbihannais, lui aussi marquis, nommé par Nguyen-Anh Thang-Toan, ce qui peut se traduire par « Versé dans l’art des stratagèmes victorieux ». Chaigneau fut en quelque sorte le Chateaubriand de Cochin chine, à ceci près qu'il avait l’écriture très laconique. Louis XVIII le nomma agent et consul de France auprès de la cour de Hué, comme l’autre fut ministre de France à Berlin ou ambassadeur à Londres. Tous deux étaient contemporains, à quelques mois près pour la naissance et quelques années pour la mort. Chateaubriand s’éteignit en 1848, Chaigneau en 1832. Notons que le père du premier, René-Auguste de Chateaubriand, fut capitaine de la marine marchande, et même négrier, et que le père et le grandpère de Chaigneau étaient capitaines de la Compagnie des Indes. Mais nous arrêterons là cette comparaison. Chaigneau se vendit beaucoup moins bien à la postérité que Chateaubriand. Les volontaires français, qui rêvent la même aventure, forment une même famille, unie par les liens du sang et de l'amitié. Chai gneau se marie en premières noces avec une jeune chrétienne de Cochinchine, et sa belle-sœur épouse son ami Godefroy de For çanz, dont nous avons évoqué la lignée. Après son veuvage, Chai gneau épouse en secondes noces une métisse, Hélène Barisy, la fille de son ami d'enfance et compatriote morbihannais. Quant à Jean-Marie Dayot, il se lie d’amitié avec Olivier de Puymanel, qui l’aide dans ses travaux de cartographie, et avec Philippe Vannier, qui le seconde dans ses opérations de guerre navale. Vannier est
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également proche de Félix Dayot, le frère de Jean-Marie, avec lequel il est arrivé en Cochinchine en 1789. Tous ces mandarins français — Vannier, « mandarin de I,c classe » en 1802, l’était de 8e classe en 1790 — ont à supporter les intrigues de leurs homolo gues cochinchinois et se serrent les coudes. Ceux qui ne rentreront pas au pays seront portés en terre de Cochinchine ; ceux qui rentreront emporteront à jamais la Cochin chine en France. Vannier épouse une Cochinchinoise qui lui donne des enfants de sang mêlé, et il retourne en France en 1825, après trente-quatre années passées au Vietnam, un record qui fait de lui le doyen des mandarins français de Gia-Long. Dès son arrivée à Auray, en famille, il écrit une lettre de requête au ministre de l'intérieur de Charles X. Il sollicite pour son fils aîné une faveur qui en dit long sur sa nostalgie : l’entrée du garçon à l’Ecole des Langues orientales, fondée en 1795 par la Convention. Vannier, qui mourut à Lorient en 1842, était resté le marquis Chan-Vo. Le port de Lorient, créé en 1666 sur des terrains concédés à la Compagnie des Indes orientales, s'appelait à ses débuts le « port de l'Orient ». Jean-Marie Dayot eut une fin moins paisible ; il périt en mer au cours d’une tempête dans le golfe du Tonkin. Il était pourtant un excellent marin, doublé d’un hydrographe. Durant six années, de 1790 à 1795, il relève une multitude de cartes marines et côtières de Cochinchine, assorties d'un mémoire nautique, un travail remarquable, publié en France par le Département de la Marine, en 1818. Quant au marin, il est si exemplaire qu’un croiseur de 1869 a porté son nom. Dayot, capitaine d’un vaisseau marchand de 300 tonneaux armé à l’île de France, a rencontré l’évêque d’Adran. L’enthousiasme de Mgr Pigneau est communicatif et le futur « marquis doué d’un jugement prudent » n’hésite pas à prendre du service auprès de Nguyen-Anh dès 1788. Dayot est le créateur de la flotte de guerre cochinchinoise, « ca pitaine des vaisseaux » du roi, commandant lui-même deux grands bâtiments construits à l’européenne, c’est-à-dire doublés de cuivre, le Donnai et le Prince-de-la-Cochinchine ; il fait merveille dans la guerre navale contre les Tayson. Au large de Quinhon, il détruit en 1792 une flotte rebelle — 5 vaisseaux et 150 galères — et l’année suivante une flottille de 60 galères. Malgré ces exploits ou à cause d’eux, il s’attire la vindicte des mandarins, qui l’accusent à tort d’un échouage accidentel du Donnai, si bien que NguyenAnh le condamne à la cangue. Il sera tout de suite libéré sur l’in
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tervention de l’évêque d’Adran, mais il est ulcéré. Il quitte la cour de Cochinchine, émigre aux Philippines et se livre au commerce dans les mers de Chine. Il retourne plusieurs fois en Cochinchine et, en 1807, propose au gouvernement impérial une entente commerciale et politique avec Gia-Long. L’idée intéresse Napo léon Ier dans sa lutte contre les Anglais, et déjà le général Decaen a été envoyé en Inde, mais il est trop tard. Napoléon III réalisera ce que l'oncle n’a pu qu’espérer. Chaigneau, lui, entre à la cour de Nguyen-Anh lorsque Dayot en sort, à la fin de 1796. Il connaît déjà la Cochinchine, où il a effectué plusieurs voyages commerciaux à partir de Macao, et depuis 1794 il est régulièrement l’hôte de l'évêque d’Adran, qui apprécie la douceur de son caractère et son esprit de religion. Lui aussi, est un marin chevronné, en qui coule le sang des capitaines de la Compagnie des Indes. Mousse à 12 ans, il est capturé par les Anglais et interné à Sainte-Hélène, beaucoup moins longtemps et un demi-siècle plus tôt que certain prisonnier illustre. Volontaire sur une corvette, il parcourt la mer de Chine et l’océan Indien et devient premier enseigne sur un bâtiment marchand chargé d’une mission particulière au Kamtchatka, en 1791 ; il s’agit d'y trouver, non pas du minerai, mais les traces de La Pérouse, disparu avec la frégate VAstrolabe depuis 1788. Les Anglais, toujours eux, stop pent le bâtiment à Macao et le désarment. Chaigneau est libre et la route de Cochinchine lui est ouverte. Comme Dayot, Chaigneau, commandant le Dragon-Volant, s’il lustre dans les batailles navales de Nguyen-Anh, en particulier devant Hué, où il s’installe et épouse sa congaï en 1802 ; il est alors attaché à la personne du souverain et commandant du corps d’armée du centre. L’histoire ne dit pas s’il assista à la fête cruelle qui s’y déroula au mois d'août de cette année-là ; il en eut au moins l’écho et en vit certainement les restes, à proprement parler, puisqu’il s’agissait des morceaux de chair humaine exposés dans les principaux marchés de la ville : les débris des dignitaires Tay son et de leur roi. Nguyen-Anh les a condamnés au supplice des régicides. Spectacle effrayant, mais à Paris les écartelés Ravaillac ou Damiens en subirent autant. A Hué, le châtiment frappe aussi les parents, sans distinction d’âge ou de sexe, y compris les morts, puisque le père et la mère du roi Tayson sont exhumés et mis en vrac dans des paniers où les soldats vont uriner. Après quoi, le souverain usurpateur est écartelé vivant par quatre éléphants. Un prêtre des Missions Etran-
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gères, le Père de La Bissachère, en est le témoin indirect. Sa Rela tion sur le Tonkin et la Cochinchine décrit la scène que lui a rapportée à chaud l'un de ses assistants. Il évoque le sort des pro ches du général rebelle Thien Pho, simplement décollé : sa fille d'une quinzaine d'années et son épouse « amazone généralissi me » des derniers rebelles. Les exécuteurs, des cornacs cambod giens, sont aussi les dégustateurs de leur victime : ils mangent le cœur, le foie et les poumons, et les bras potelés, pour que le cou rage de l'héroïne pénètre en eux. C'est un point de vue. Pour autant, n'allons pas croire que l'ordonnateur de la macabre cérémonie soit un tyran féroce. Dans ces moments symboliques et sanglants où il en termine avec la dévastatrice rébellion, NguyenAnh a les attributs du roi vengeur, mais il s’en défait pour revêtir le manteau impérial, tel Hugues Capet prenant l’étoffe qui donne rait le nom à sa dynastie. La cape de Gia-Long n’est plus une tenue de guerre ni d’ailleurs un véritable manteau impérial. En réalité, Gia-Long demeure, car il paie tribut, vassal de l’empereur de Chine, qui l'investit officiellement «prince du Vietnam». Il pourrait, le prince-empereur, profiter de l’irrésistible élan de ses armées, maîtresses de la Cochinchine, de l’Annam, du Tonkin et d’une partie du Cambodge, pour se lancer par exemple à la conquête du royaume du Siam. Il n’en fait rien, il a mieux à gagner : son propre empire. Et Gia-Long devient un grand empereur, qui fait entrer son pays dans l’histoire moderne. Innovateur et rénovateur, constructeur et organisateur, législateur et administrateur, l’empereur d’Annam n’est pas sans faire penser à son contemporain Napoléon, mais il n’a rien d’un conquérant comme le « Petit Caporal », rien d’un fils de la Révolution, puisqu’il se contente de rentrer dans ses Etats. Maître absolu, il est d’ailleurs plus soucieux du bien commun de l’empire que du bien-être de ses sujets, accablés de corvées et d’impôts, et de plus soumis au pillage en règle des mandarins locaux. Même Chaigneau s’en inquiète, qui assiste plusieurs fois par semaine le souverain en son Conseil, un souverain se montrant amical et ne manquant jamais de manifester sa gratitude au manda rin français. C’est peut-être au détriment du petit peuple, mais l’empire s’édifie. Manufactures, arsenaux, grandes voies de communication comme la route mandarinale de Saïgon à Langson, relais de poste et bureaux de douane, écoles militaires, écoles libres ou écoles d’Etat, comme le « collège national » destiné aux futurs fonction
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naires, bâtiments officiels, fortifications, murailles : de nombreux travaux publics accompagnent toute une entreprise de réformes des finances et de l'agriculture, du commerce et de l'administra tion. Jusqu’à la mort de Gia-Long, cela va durer dix-huit années, avec l'aide désintéressée des rares Français restés en Indochine, et surtout de Chaigneau, qui ouvre le pays à l’influence économique et culturelle de la France. De l’avènement de Gia-Long à sa disparition, c’est une France très diverse qui voit de fort loin l'Indochine impériale; celle du Premier Consul, puis du Premier Empire, et celle de la Restaura tion. Dans cette effervescence française, une politique coloniale d'envergure, ne serait-ce que sur le plan commercial, a peu de chances d'aboutir, pas plus en Afrique qu’en Extrême-Orient. En Indochine, Gia-Long apprécie les Français autant qu’il déteste les Anglais, régulièrement rabroués dans leurs tentatives d’accords, mais il n’a aucune envie de laisser les étrangers disposer de son empire si difficilement conquis ; que des amis l’assistent en recon naissant son autorité, fort bien ; que des alliés douteux se présen tent est une autre affaire. Alors, les choses en restent là. Sous le consulat, un chaud partisan de l’outre-mer dont nous avons déjà parlé, Charpentier de Cossigny (Joseph et non pas son cousin David) envoie en 1803 au Premier Consul un mémoire technique et politique très élaboré, dans lequel il propose une pro metteuse alliance avec la Cochinchine. Le document aboutit entre les mains de l’amiral comte Truguet, ministre de la Marine, qui s’en remet au plus haut niveau. Tout à la reprise des hostilités avec l’Angleterre et proche, lui-même, du trône impérial, le Pre mier Consul élude cette question mineure, et le document s’en va dormir dans les archives de la France d’outre-mer, avec cette men tion en marge : « Ajourné — décision consulaire ». Bonaparte n’a sans doute pas remarqué la phrase flatteuse et prémonitoire de Cossigny : « Il est digne du Génie qui gouverne la France d’em brasser des projets qui contribueront à la grandeur de la nation. » Génie avec un grand G. Devenu empereur, le Génie n’aura pas l’occasion de matériali ser ce qui a été appelé son « rêve indien ». Les deux siècles fran çais qui auraient pu le contempler en Indochine du haut d’une pagode ne valaient pas les quarante siècles de son expédition d’Egypte ! La France post-révolutionnaire n’est pas encore mûre pour reprendre les efforts outre-mer de l’Ancien Régime, et le redémarrage du second empire colonial se fera plus tard, avec le
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Second Empire, précisément... En 1804, le général comte Decaen, gouverneur des établissements français de l'Inde, signale à Paris qu’il reste seulement quatre Français notoires dans le pays de GiaLong : Chaigneau, Vannier. Forçanz et Mgr Labartette, successeur de l'évêque d'Adran. C'est peu. mais rien n'est entrepris pour ren forcer le quatuor. Pourtant, le gouverneur a auprès de lui un aide de camp qui le pousse à agir, un capitaine qui a de qui tenir puis qu’il est le neveu de Mgr Pigneau de Béhaine. En 1807, JeanMarie Dayot ne sera pas plus heureux lorsqu’il évoquera les avan tages d'une alliance avec Gia-Long pour contrer les Anglais en mer de Chine. L'empereur des Français ne trouvera pas le temps de se tourner vers l’empereur d’Annam. Il faudra attendre la Res tauration.
Sous Louis XVIII, les entreprises de renforcement des positions françaises en Indochine s'effectuent sur le plan commercial et sur le plan diplomatique. Côté diplomatie, le nom du responsable de la politique coloniale est de bon augure, puisqu’il s’agit d’Armand du Plessis, duc de Richelieu, comme son arrière-grand-oncle le cardinal. Armand de Richelieu — quatrième du nom après son grand-père général des galères et son père maréchal de France — a été successivement directeur des colonies, ministre de la Marine et Premier ministre. En septembre 1817, il interroge par lettre Jean-Baptiste Chaigneau sur l’opportunité de soutenir les arma teurs français qui lancent en Cochinchine et au Tonkin des expédi tions commerciales. Sans attendre la réponse, il envoie en Cochinchine une frégate de 52 canons, la Cybèle, commandée par un capitaine de vaisseau qui connaît la mer et ses dangers, le temps et ses aléas : il a été huit ans prisonnier des Anglais. Dès son arrivée à Tourane, le 30 décembre 1817, ce marin averti adresse une lettre à Chaigneau et Vannier, « mandarins à la cour de S.M. le roi de Cochinchine et du Tonkin », pour solliciter une audience de Gia-Long : « Sa Majesté Louis XVIII le Désiré, rétabli sur le trône de ses pères, a donné des ordres pour que le pavillon français, l’antique bannière des lys, reparût dans les mers où, depuis long temps, il avait été aperçu. » C’est dit avec lyrisme, mais c’est insuffisant, même si la demande d’audience est accompagnée de l’annonce de quelques présents de Louis XVIII : un fusil de chasse, des pistolets et une pendule — l’étemelle pendule offerte là-bas par les Français
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depuis le xvnc siècle. Les donateurs de « cadeaux d’entreprise » ont toujours eu peu d’imagination ! Les deux mandarins français manquent d’espèces sonnantes et d’arguments frappants pour se faire entendre de leurs pairs cochinchinois. Ces derniers s’oppo sent à l’audience sous le prétexte que le commandant de la Cybèle n’était point muni de lettres d’accréditation royale. Louis XVIII avait peut-être commis là une bourde, mais son envoyé s’en retourne à Brest sans avoir pu rencontrer Gia-Long, proche de sa fin. Négociants et armateurs ont-ils plus de chance que les envoyés officiels ? Les trois-mâts de la flotte marchande ont-ils meilleur vent que les frégates de la Royale ? Guère. Les Chinois ont en Cochinchine et au Tonkin le monopole du commerce, et les compagnies françaises ont à se battre contre leur propre adminis tration. Un armateur de Bordeaux, par exemple, envoie de 1817 à 1821 plusieurs navires au Vietnam, avec des fortunes diverses, mais il ne peut obtenir le renouvellement de la réduction de 50 pour 100 des droits de douane, accordée à titre temporaire sur les marchandises rapportées en France. Au cours du second semestre de 1819, un navire bordelais, le Henry, parvient dans la capitale de Gia-Long, après avoir remonté la rivière de Hué, et demeure longtemps à quai, car le séjour semble fructueux. Sa cargaison comprend un lot important de marchandises commandées par GiaLong : un millier de fusils de guerre, des machines pour les manu factures impériales, une presse, un moulin, un laminoir ; des pro duits de consommation, vins, vivres ou denrées, et des objets domestiques, meubles ou miroirs. Le reste des articles « made in France » est entreposé dans un magasin où se presse le tout-Hué pour effectuer des achats, à commencer par Gia-Long. Enfin, le médecin de bord du Henry' est très demandé par les Cochinchinois, et il va même prodiguer ses soins à un illustre patient usé par les ans, l’empereur en personne. Le 3 novembre 1819, Chaigneau embarque sur le Henry qui met à la voile pour regagner Bordeaux. Le mandarin français a obtenu de son impérial protecteur un congé de trois ans, en comptant l’année qui court ; ce n’est pas trop, voyage aller-retour compris, les trois-mâts effectuant le trajet Bordeaux-Saigon en six mois. Chaigneau veut retrouver sa famille bretonne qu’il n’a pas vue depuis dix-huit années ; il lui faut aussi rencontrer ses correspon dants du Département des Affaires étrangères et relater par le menu ce qu’il sait sur l’empire d’Annam ; il doit enfin obtenir une
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audience royale. Tout cela se fera en quelques mois et il en restera trace dans les archives. La longue note sur la Cochinchine que Chaigneau dicte à des secrétaires est un modèle du genre. Elle comporte des réflexions générales et des tableaux détaillés expo sant les produits d'importation et d'exportation, leur valeur et leur origine, les droits à acquitter, ainsi que les capacités portuaires de Tourane, Hué ou Saigon. Pour l'importation généralement chi noise, la liste des produits va des étoffes aux papiers, des fruits confits aux jouets ; pour l'exportation, Chaigneau note le vernis du Tonkin ou les poissons séchés de Cochinchine, les ailerons de requin ou les « dents » d’éléphant, les étoffes brutes du Champa ou la « gomme-gutte » du Cambodge, autrement dit la gutta-percha, latex analogue au futur caoutchouc d’Indochine, exploité à partir de 1905. En douze mois, Chaigneau remplit son programme familial et diplomatique. 11 a eu le temps de faire ses rapports à qui de droit et le loisir de présenter sa famille de Cochinchine à sa famille de France, et il a été fort aimablement reçu aux Tuileries par Louis XVIII, qui lui a remis la croix de Saint-Louis, ordre royal et militaire fraîchement rétabli. C'est alors la pleine époque d’un excellent administrateur qui sera par trois fois ministre des Finan ces, le baron Louis — célèbre pour sa boutade : « Faites-moi de la bonne politique et je vous ferai de bonnes finances. » C’est aussi l’époque d’un excellent ministre de la Marine, le baron Portai, ancien armateur et maire de Bordeaux, favorisant comme de juste l’expansion du port de Bordeaux et le développement du commerce avec l’Extrême-Orient. Chaigneau se voit donc gratifié d’appointements de 12 000 francs par an et d’une triple accrédita tion auprès de la cour de Hué. Louis XVIII fait du mandarin fran çais un « agent de France » auprès de l’empereur d’Annam, un consul de France chargé des intérêts des ressortissants français au Vietnam, et surtout un commissaire du roi muni des pleins pou voirs pour établir un traité de commerce entre la France et la Cochinchine. Les nominations sont confirmées dans une missive royale aussi étonnante par son style pompeux que par ses souhaits malencontreux. La lettre que Louis XVIII adresse au «roi de Cochinchine» commence ainsi : « Très haut, très excellent, très puissant et très magnanime Prince, notre très cher et bon ami, Dieu veuille aug menter votre grandeur avec fin heureuse. » Elle est écrite du « châ teau impérial des Tuileries » et contresignée par le baron Pasquier,
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ministre des Affaires étrangères de « Sa Majesté l’Empereur de France et de Navarre ». On a envie d’ajouter sic !, mais les termes sont diplomatiquement pesés. Louis XVIII écrit au «roi de Cochinchine » ; c’est de bon usage politique, car ce dernier, empe reur d'Annam pour l’histoire, est en fait un vassal de l’empereur de Chine, et d'ailleurs, il affirme être un descendant de la famille impériale des Ming, dynastie purement chinoise, du xiv* au xvnc siècles. Quant à lui, Louis, sixième de la dynastie des Bour bons, il ne veut pas être simplement « roi de France » pour ne point paraître soumis à vassalité aux yeux du souverain cochinchinois. Et il usurpe le titre impérial de Napoléon, qu’il transforme en « empereur de France et de Navarre », par analogie avec la descendance d'Henri IV. Ces subtilités se comprennent. Mais le plus extraordinaire tient à la date de la lettre, 12 octobre 1820, et à cette mention de la « fin heureuse » qui la commence et la ter mine : « Sur ce, nous prions Dieu qu'il veuille augmenter votre grandeur, avec fin heureuse. » Etrange insistance ! Gia-Long ne recevra jamais la lettre qui lui souhaite une fin heureuse. Cette fin survient alors que le vieux roi, tout est relatif, a 58 ans, et l’année 1820 voit l’avènement du successeur qu’il a désigné en 1816 et préféré aux descendants du prince Cahn, son héritier décédé. C’est le fils aîné de la première concubine de GiaLong, Minh-Mang, qui monte sur le trône impérial ; son règne de vingt années (1820-1841 ) achève une histoire aux débuts difficiles et à la fin heureuse, et nous entrons dans une longue période très cruelle. Pourtant, tout paraît dans l’ordre lorsque Chaigneau débar que à Hué le 17 mai 1821 et, le lendemain, remet à Minh-Mang la lettre de Louis XVIII destinée à son prédécesseur. L’impression de Chaigneau n’est pas mauvaise. Reçu en grande pompe, avec salves d’artillerie et garde d’honneur, il déchantera vite. Le voyage de retour en Cochinchine de Jean-Baptiste Chaigneau a duré six mois. Le consul de France s’est embarqué à Bordeaux le 1er décembre 1820, sur le Larose, un beau trois-mâts de 700 ton neaux de l’armateur bordelais Pierre Balguerie. Chaigneau a auprès de lui son neveu Eugène, un jeune homme de 22 ans qui lui servira de chancelier, aux appointements annuels de 1 500 francs. Prévoyant, l’envoyé de Louis XVIII a dans ses bagages l’inévita ble Encyclopédie et tout un lot de vaccins contre la variole, en usage depuis Jenner. Il a deux agréables compagnons de voyage, deux prêtres des Missions Etrangères, les Pères Jean-Louis Taberd et François Gagelin. Tous trois, Chaigneau — l’oncle, mais même
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le neveu —, Taberd et Gagelin, vont connaître bien des amertumes dans la nouvelle Cochinchine ; le troisième, Gagelin, aura une fin tragique. Ont-ils songé à une vie heureuse au cours des longs mois de leur traversée? De quoi rêve-t-on à bord des trois-mâts? Comme l'écrira au début du xxc siècle un beau et rare poète, Valery Larbaud, on s’envolait...
« Sur les navires d'autrefois, tout pavoisés Dont la poupe était un palais aux cent fenêtres dorées, Et que surmontait un Himalaya de toiles... »
CHAPITRE 5
La longue persécution (1820-1861)
Cochinchinois de cœur et d'adoption, tous deux porteurs des habits traditionnels, chacun chef d'une famille aux yeux bridés, Chaigneau et Vannier, les mandarins français de Gia-Long, ne res teront pas longtemps à la cour de Minh-Mang. Le nouveau souve rain prend ses distances avec ces encombrants dignitaires et ne cache pas son mépris des missionnaires. 11 professe à qui veut l'entendre qu’il est contraire aux intérêts de son royaume de tolérer une deuxième religion dans le pays. Lui-même se juge un grand lettré et s’affirme un fervent confucianiste. Il a une profonde aver sion pour tout changement, et le christianisme, malgré deux siècles d’implantation, lui paraît l'essence même de ce qui est nouveau, donc nuisible. Dans le domaine des traditions ancestrales, le fils de la concubine en rajoute, bien plus que ne l'aurait fait l'héritier légitime disparu. Plus tard, certain parti mandarinal, fidèle à la ligne de Gia-Long et à sa lignée, cherchera à supplanter MinhMang et à installer sur le trône le descendant direct du prince Cahn ; Minh-Mang en profitera pour accuser de nouveau les mis sionnaires, habituels boucs émissaires. En attendant, l’empereur se tempère ; la seule présence des mandarins français le retient. Chaigneau et Vannier ne se trompent pas sur sa modération. Ils savent que leur pouvoir de mandarins de lre classe est devenu fictif et que leurs jours en Cochinchine sont comptés. La Cochinchine n’est plus ce qu'elle était et s'il n’est pas encore un enfer, le paradis tourne au purgatoire. Chaigneau s’en ouvre dans plusieurs lettres envoyées au Père de La Bissachère, que nous avons vu témoigner des cruautés locales lors de l'exécution des chefs Tayson. Le missionnaire, bon connaisseur de la Cochinchine
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et du Tonkin, est devenu en 1817 directeur du séminaire des Mis sions Etrangères à Paris. II ne s'étonne pas des mots de Chaigneau, qui juge en 1821 Minh-Mang très vaniteux et très faux, pour aller jusqu'à écrire en 1823 : « J'espère bien ne pas rester plus d’un an dans ce maudit pays. 11 n'y a pas moyen d'y tenir, je crois que je deviendrais fou. » Au reste, la direction de Paris a déjà été alertée par le Vicaire apostolique de Cochinchine, Mgr Labartette, qui a envoyé un courrier alarmant à la procure de Macao : « Ce roi déteste tout commerce avec les Européens... Depuis qu’il est monté sur le trône, notre sainte religion fait très peu de progrès. » Chaigneau a lui aussi averti Macao des mauvaises dispositions de Minh-Mang. Le malheureux mandarin de Minh-Mang et commissaire de Louis XVIII se bat sur deux fronts. Sa première patrie, la France, trouve qu’il la représente mollement et que les échanges commer ciaux restent par sa faute à l'état de projets ; jugement alimenté par le rapport malveillant d’un naturaliste à qui, bien entendu, Chaigneau a rendu service en lui permettant de prospecter les ter res indochinoises. Quant à sa seconde patrie, la Cochinchine, elle est maintenant une marâtre. Lors de l'arrivée d’une frégate de la Royale, la Cléopâtre, qui mouille à Tourane en février 1822, pour tenter une nouvelle fois de transmettre les salutations de Louis XVIII au souverain cochinchinois, Minh-Mang se fait un malin plaisir de déléguer Chaigneau. Le mandarin français doit signifier une fin de non-recevoir au commandant du vaisseau fran çais ! Comble de malignité, l’empereur a nommé le malheureux à la tête des troupes cochinchinoises qui ont l’ordre de s’opposer par la force à un débarquement illusoire. La Cléopâtre ne veut pas faire usage de sa force, mais de ses charmes, et ce sera en vain. La frégate s’en retourne une dizaine de jours après, mission non accomplie. Deux ans plus tard, à la veille de l’avènement de Charles X, le gouvernement de Louis XVIII effectue une dernière tentative en direction de Minh-Mang. Villèle, président du Conseil, et Cler mont-Tonnerre, ministre de la Marine puis de la Guerre, ont sans doute là-dessus les vues romantiques de leur collègue des Affaires étrangères, Chateaubriand, cousin de Chaigneau à la mode de Bre tagne. Toujours est-il qu’une superbe frégate de 44 canons, la Thétys, mouille de nouveau à Tourane, en janvier 1825, pour une « mission de paix et de protection du commerce ». Le commandant de la Thétys est le fils d’un marin illustre, Bougainville, et comme
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son père il effectue alors un voyage de circumnavigation ; son passage à Tourane est une escale diplomatique. Bougainville junior compte se présenter à Minh-Mang, mais la cour de Hué fait encore la Boudeuse, si l'on nous permet ce rapprochement avec le nom de la célèbre frégate de Bougainville senior. Le commandant de la Thétys et ses officiers seront quand même cérémonieusement reçus par le mandarin des étrangers à Tourane ; une fête est donnée en leur honneur, avec présentation des éléphants de guerre. Les hommes d'équipage ne sont pas oubliés, et les Cochinchinois font porter à bord quelques rafraîchissements, selon le mot savoureux du baron de Bougainville, savoureux car il s'agit de 10 bœufs, 10 cochons, 200 canards, etc. Mais d'empereur, point ! Entre-temps, Chaigneau, que Paris n'a même pas prévenu de l’arrivée de la Thétys, a quitté définitivement Hué, en compagnie de Vannier. Tous deux ont gagné Saigon en jonque, puis Singa pour, d'où ils s'embarquent pour la France, et ils arrivent à Bor deaux en septembre 1825. Chaigneau a eu de bonnes raisons de quitter précipitamment sa jolie maison de Hué, blottie dans un parc au milieu des palmiers. L'empereur lui a fait porter un cadeau suggestif : un navire en modèle réduit et un lacet de soie, version vietnamienne de « la valise ou le cercueil ». Sauvés de la strangu lation, les deux mandarins français qui ne sont plus grand-chose en France vont se retirer à Lorient et s'ennuyer jusqu'à leur mort, Jean-Baptiste Chaigneau durant sept ans, Philippe Vannier pour vingt ans. Eugène Chaigneau, le neveu, a été jugé persona non grata au consulat de Cochinchine après le départ de son oncle. Il quitte le pays, va dans les Indes et nous allons un instant le suivre hors de notre histoire, car il va vivre une aventure hors du commun qui lui vaudra la Légion d'honneur. A Calcutta, il prend place à bord d’un vaisseau de la Compagnie anglaise des Indes, commandé par le capitaine Dillon, un Irlandais, il faut le préciser, car à cette époque il y a davantage de Dillon dans les rangs français. Mais, au lieu de prendre la direction de l’ouest et de regagner l'Europe, Eugène Chaigneau part dans l’autre sens. Dillon après tant d’autres — nous avons parlé du chevalier d’Entrecasteaux — se lance sur les traces de La Pérouse, le navigateur disparu avec VAstrolabe depuis 1788. Et, en 1826, à Ticopia, île de cet archipel mélanésien que l’Indonésie et les Philippines séparent du Vietnam, Dillon et Chaigneau trouvent entre les mains d’un insulaire une garde d’épée et y reconnaissent les initiales de Jean, François de Galaup,
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comte de La Pérouse. L'épée provient d’une île voisine, Vanikoro, où Dumont d’Urville retrouvera en 1828 l’épave de VAstrolabe. Auréolé de sa découverte, Eugène Chaigneau est rentré en France, mais, cette même année 1828, Paris le réexpédie à Hué, comme vice-consul. Peine perdue, le neveu n’est pas mieux toléré que l'oncle. En janvier 1831, il profite du passage d’une corvette française pour y prendre place. La Favorite a fait escale en Cochinchine au cours d'un voyage de circumnavigation, tout comme la frégate du baron de Bougainville : les tours du monde à la voile sont très à la mode en ces années-là. Et comme les frégates de 1822 et 1825, la corvette de 1831 est suspectée de mauvaises intentions ; comme la Thétys, la Favorite est chargée, pour nourrir les 185 gaillards de son équipage, de tellement de bœufs, de cochons et de canards que les frugaux Cochinchinois imaginent une armée à bord. Durant trois mois, la corvette longera les côtes vietnamiennes sans rencontrer âme d’empereur qui vive. Minh-Mang reste cloîtré dans sa citadelle de Hué ou folâtre dans son harem flottant. La Cochinchine, pour longtemps, se referme sur elle-même, dans une attitude farouche de xénophobie. La haine de l’étranger entraîne la persécution des chrétiens et celle-ci sera le prétexte à l’intervention française. Avant d’arriver au grand tournant de l’histoire de l’Indochine, notre première partie s’achève dans le supplice des Cent Plaies.
Chaigneau et Vannier ont donc quitté la terre indochinoise à la fin de janvier 1825. C’est le signal de la rupture avec l’époque franco-vietnamienne de Gia-Long, et le mois suivant, au premier jour de la première lune, paraît un rescrit impérial contre les chré tiens, édit d’interdiction, pas encore de persécution. En effet, la Thétys a débarqué en secret, autant dire en fanfare, un missionnaire à Tourane ; la France en est alors à la pleine alliance du Trône et de l’Autel. Quatre ans plus tôt, rappelons-le, les Pères Gagelin et Taberd sont arrivés à Hué sur le Larose, avec Jean-Baptiste Chai gneau et eux sont restés. Aussi Minh-Mang a-t-il beau jeu de dénoncer les étrangers qui ne jouent pas selon les règles ancestra les ; avec leur « religion perverse ». Les mandarins en rajoutent et envoient pétition sur pétition à la cour de Hué, contre ces chrétiens qui rejettent le culte des ancêtres, qui enseignent une religion contraire à la loi naturelle, qui boule versent les us et coutumes. Et les grands mots sont écrits : crime,
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emprisonnement, esclavage, destruction des livres et des églises, mise à mort... Tout cela sent l’orchestration. En fait, celle-ci paraît d’abord dirigée contre le plus illustre personnage du royaume, qui est partisan d’une entente avec les Européens et tolérant envers les missionnaires et les chrétiens ; et surtout, par l’importance de sa position, il fait de l’ombre au souverain. Il s’appelle Lé Van Duyet (1763-1832); Grand Mandarin, également nommé Grand Eunu que, maréchal, vice-roi de Basse-Cochinchine, c’était un fidèle compagnon d’armes de Gia-Long. Pourquoi donc un tel seigneur, premier parmi les mandarins, est-il d'esprit si ouvert et de carac tère si humain ? Parce qu’il n’est pas un lettré comme les autres et qu’il est d’humble condition. Les circonstances l’ont porté jus qu’aux plus hautes fonctions. Héros de la guerre de libération, il ne veut plus que les combats ravagent de nouveau son pays. Respectueux de la décision de son ami le grand empereur défunt, Lê Van Duyet a accepté l’élévation de Minh-Mang au trône, tout en lui préférant le fils du prince Cahn, ce que le nouvel empereur n’ignore pas. Le vice-roi de Cochinchine n’est pas en odeur de sainteté. En outre, sur ses terres de Saigon, il n’applique pas les mesures antichrétiennes édictées par l’empereur, que cette fronde exaspère. En décembre 1826, la situation se tend. MinhMang a trouvé un biais pour empêcher les missionnaires de propa ger leur maudite religion. 11 les convoque tous à Hué sous le pré texte de remplir les charges de traducteurs à la cour, vacantes depuis le départ de Chaigneau et de Vannier. Prudents, les mis sionnaires du Tonkin ne répondent pas à l’ordre impérial et se cachent. Ceux de Cochinchine suivent les conseils d’obéissance du vice-roi, qui leur promet sa protection. Le Grand Mandarin leur a décrit « l’humeur farouche et haineuse » de Minh-Mang, qu’il vaut mieux ne pas contrarier. MM. Gagelin et Taberd, ainsi que le Père Odorico, un francis cain, se rendent de Saigon à Hué, où ils sont employés à des beso gnes sans intérêt. Chichement nourris, peu rémunérés, ils ne sont pas maltraités mais vivent sous haute surveillance. La dysenterie n’arrange pas les choses, et ils se désespèrent de ne pouvoir rem plir leur devoir évangélique. Ils écrivent à Lê Van Duyet, qui vient à Hué en décembre 1827 et obtient leur libération d’un MinhMang embarrassé. L’empereur n’ose pas s’opposer à ce vice-roi qu’il n’aime pas ; d’autre part il se méfie des manœuvres des Euro péens sous ces latitudes ; les Anglais viennent d’occuper Singa pour, en 1819, et les Français se montrent trop fréquemment sur
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les côtes d’Indochine. Toujours est-il que la Cochinchine retrouve ses missionnaires et son évêque, car entre-temps Jean-Louis Taberd a été nommé Vicaire apostolique. Pour quatre années, le séminaire saïgonnais de Laithieu sera dirigé par Mgr Taberd. La mort de Lê Van Duyet en 1832 bouleverse ce paisible intermède. Minh-Mang laisse éclater sa joie et aussi sa fureur, d’une façon fort curieuse et singulièrement offensante. Lê Van Duyet à peine inhumé à Saigon, il déclare son procès ouvert à titre posthume et il le livre, post mortem, à la torture : il fait bastonner son tombeau, qu’il entoure d'une cangue géante ! Le procédé est original, mais peu goûté des Saïgonnais fidèles à la mémoire de Gia-Long et à celle de son vénérable maréchal. Des événements tragiques vont en découler dans les mois qui viennent. Auparavant, Minh-Mang précise ses buts de guerre sainte contre les chrétiens dans un rescrit de janvier 1833, dit de « proscription générale ». L’édit est public et s’accompagne d’un additif secret destiné aux gouverneurs de provinces. A bien les lire, ces textes sont faits pour préparer les esprits aux actes qui vont suivre. Dans l’additif secret, le peuple des chrétiens cochinchinois est déclaré « imbécile et stupide » ; quant aux missionnaires, ils doivent être arrêtés et les églises détruites, mais la ruse est recommandée plus que la violence, car il faut éviter des troubles. Dans l’édit public, les Cochinchinois sont invités à se détourner de « la religion perverse » et à « fouler aux pieds la croix », sinon ils risquent de subir « les supplices et les peines ». Le « peuple imbécile et stupide » comprend que les malheurs ne vont pas tarder en cette treizième année du règne de Minh-Mang. Au mois de juillet, les événements se précipitent : à Saigon, débute une sanglante rébellion, à Hué débute la sanglante persécution. A Saigon, les fidèles de Gia-Long et de Lê Van Duyet, toujours partisans de l’héritier présomptif, le fils du prince Cahn, se révol tent à l’appel d’un mandarin militaire, un Tonkinois du nom de Lê Van KJioï, qui se proclame « généralissime pacificateur du Sud ». Les mandarins locaux de Minh-Mang sont tués, et la BasseCochinchine est entièrement occupée par les rebelles. Lê Van Khoï, ancien Tayson rallié à Gia-Long, est à son affaire dans la révolution. Il ne croit ni à Dieu ni à diable, mais il appelle les missionnaires, sinon à venir à la rescousse, du moins à se placer sous sa protection. L’un d’eux, le Père Marchand, un FrancComtois de 30 ans, se cachait dans la région de Travinh, à l’em bouchure du Mékong, et il regagne Saïgon. Il va se trouver assiégé
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dans la citadelle avec les rebelles de Lê Van Khoï. Accourues à marches forcées avec leurs éléphants et munies d’instructions pour une répression sans pitié, les armées royales ont investi le bel ouvrage construit par Olivier de Puymanel une quarantaine d’an nées auparavant. Les fortifications à la Vauban tiendront durant deux ans, mais Khoï, le chef des assiégés, empoisonné dit-on, lais sera le champ libre aux assiégeants. Nous verrons cela un peu plus loin ; il y aura un tel massacre que ses traces ne seront pas effacées un siècle plus tard. Tandis qu’à Saigon les soldats de Minh-Mang commencent leurs travaux de siège et leurs expéditions punitives contre les chrétiens de Cochinchine, au Centre-Vietnam, le drame s’ouvre en 1833 sur un premier martyre, celui du Père Gagelin. C’est un Franc-Comtois comme le Père Marchand, et il est membre de la Société des Missions Etrangères comme le père Jaccard, qui don nera une relation des derniers instants de son collègue ; il en est le témoin prémonitoire, car lui-même connaîtra un sort similaire cinq ans plus tard, en 1838. François Gagelin, que nous avons vu arriver à Hué en 1821 avec Jean-Baptiste Chaigneau, était coadju teur de Mgr Taberd ; quand fut publié l'édit de proscription géné rale, il évangélisait la province de Binh-Dinh, dans le Sud-Annam. Doit-il continuer son œuvre ? Le missionnaire hésite et nous imaginons ses tourments. Nous connaissons son beau visage, sans doute idéalisé dans les descrip tions hagiographiques de ses biographes : François Gagelin a été béatifié en 1900. Les yeux sont profonds et sombres, le léger col lier de barbe bien régulier, la coiffure romantique et soyeuse et pour l'instant le visage ne respire pas la béatitude. Que faire? S’enfuir dans les montagnes de la cordillère annamitique ? Aban donner ses catéchumènes à la soldatesque ? Se livrer ? C’est cette dernière solution que le missionnaire choisit, et les mandarins de Binh-Dinh l’envoient sous bonne garde à ceux de Hué. Le prêtre des Missions Etrangères est jeté dans une prison où il retrouve le Père Odorico, qui succombera peu après sous les sévices de ses geôliers. Lui, Gagelin, est promis à un traitement plus radical : la condamnation à mort par strangulation. Le Père Jaccard est caché dans les environs et recueillera dans une barque la dépouille du martyr, subtilisée par les écoliers du séminaire de Laithieu. A Saigon, la citadelle tombe le 8 septembre 1835, et les troupes royales se répandent dans la ville. Le Père Marchand, en train de dire sa messe, entend les premiers cris des victimes que les soldats
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abattent au sabre et à la pique. Un capitaine entre dans la chapelle et renverse le prêtre d'un violent coup dans les reins. Le Père Marchand se tord de douleur, en gémissant sur le sol. Les soldats se saisissent de lui et renferment dans une cage si basse et si étroite qu'il n'y tient qu'accroupi. Ce n'est que le début de souf frances qui vont durer prés de trois mois. Pendant ce temps, à la citadelle, le carnage se prépare. Il y a là les assiégés survivants, 500 malheureux, des femmes et des enfants en majorité, et une soixantaine de chrétiens. Païens, chré tiens, les bourreaux ne font pas la différence et poussent cette cohue lamentable jusqu'à un vaste glacis ; l’endroit, triste comme un champ de tir, est situé à l'est de la citadelle, au nord du fau bourg de Cholon et légèrement au sud du jardin des Manguiers où s’élève le tombeau de l'évéque d’Adran. Là, les 500 réfugiés de la citadelle sont tous massacrés. Le charnier est si grand que son emplacement, depuis cette journée de septembre 1835, prend le nom de plaine des Tombeaux. Vingt-cinq ans plus tard, après la prise de Saïgon par les troupes franco-espagnoles, les fusiliers de l’amiral Chamer livreront à ce même endroit, en février 1861, un assaut victorieux contre les positions des Annamites — 30 000 réguliers ou supplétifs retranchés autour de l’ancien fort de Chi Hoa. Alors, la plaine des Tombeaux rougira de nouveau du sang des Annamites. Ajoutons que pendant la guerre d’Indochine et malgré son nom funèbre, ce vaste emplacement servait de zone de saut (DZ) pour l’entraînement des paras. Le Père Marchand fait partie des prisonniers de choix, voués à un sort plus raffiné. Avec lui, ils sont quatre, trois officiers rebelles et le fils de feu le généralissime Khoï ; un garçon de 7 ans. Tous en cage, ils sont promenés en grande pompe cruelle sur la route mandarine. De Saïgon à Hué, c’est un douloureux voyage d’un bon mois, parmi des populations crachant la haine. Le 15 octobre, le Père Marchand arrive enfin dans la capitale impériale pour être enfermé dans la prison Vo-Loan. Il sort de son cachot dès le lende main pour répondre à des interrogatoires, qui alternent avec une tout autre question, la torture des tenailles rougies au feu et mor dant les chairs brûlées. Chaque fois, le Père s’évanouit, chaque fois il est ranimé pour que tout recommence. Cela dure jusqu’à la fin novembre. Enfin, la sentence est rendue. Il n’est déjà plus que plaies et il est condamné à subir encore pire : le supplice des Cent Plaies ainsi nommé parce que les bourreaux doivent les compter une à une. Le malheureux missionnaire sera déclaré vénérable par
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le pape Grégoire XVI, cinq années après l'épouvantable journée du 30 novembre 1835. Dès le début des persécutions, les catholiques vietnamiens n’ont pas été épargnés, et leurs noms s'inscrivent dans le martyrologe. Plusieurs seront, eux aussi, déclarés vénérables par Grégoire XVI, qui exprimera sa douleur et son espérance en des jours meilleurs dans un bref pontifical d'août 1839 pour l'état des vicariats de Cochinchine et du Tonkin. Dès 1833, six jours après le martyre du Père Gagelin, un capitaine chrétien de la garde royale est déca pité, une vingtaine de Cochinchinois sont mis à mort, des centaines emprisonnés, bastonnés, exilés. La liste funèbre continue les deux années suivantes ; 5 chrétiens ont le cou scié à Chaudoc, le Père Phuoc, curé de Cho-Quan, est coupé en morceaux, le soldat André Trong a la tête tranchée, etc. Epuisés sans doute, les bourreaux de Minh-Mang se reposent en 1836, pour reprendre le travail en 1837 et 1838. Citons parmi leurs victimes le Père Comay, coupé en morceaux le 20 septembre 1837, ou — nous l'avons évoqué plus haut — le Père Jaccard, étranglé le 24 novembre 1838. Citons deux martyrs mitrés, évêques espagnols du Tonkin oriental, le Vicaire apostolique Ignace Delgado et son coadjuteur Dominique Hénarès. Enfin un évêque français, Mgr Borie, difficilement déca pité à Dong-Hoï, port de pêche du Nord-Vietnam situé entre Hué et Vinh ; difficilement, car le bourreau n'a pas le cœur à l’ouvrage et s’y reprend à sept fois pour séparer la tête du tronc. L’exécuteur avait une excuse : il était ivre. La scène est insoutenable, on l'imagine, mais on peut la contem pler sur une illustration de l’époque. Le croquis est à la fois très réaliste et très stylisé, le décor et les personnages très fouillés. Le martyr est agenouillé, le torse nu couvert de sang, la tête légère ment de travers ; le bourreau avec le sabre en l'air, tenu à deux mains, ses aides qui patientent ou qui discutent ; la foule et les soldats porteurs de piques, formant le cercle, et sur leurs éléphants les mandarins assis dans les palanquins, attendant la fm du specta cle. Mgr Borie, prêtre des Missions Etrangères arrivé au Tonkin en 1830, a appris dans sa prison son élévation à la dignité de Vicaire apostolique du Tonkin occidental. Le titre n’a pas fait reculer Minh-Mang, bien au contraire, et la sentence de mort s’est abattue. Minh-Mang va bientôt, et bêtement, payer ses cruautés. Il tombe de cheval et ne s’en relève pas, car il meurt des suites de sa chute, le 20 janvier 1842. Pourtant, durant les trois dernières années de
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sa vie de despote, il s'est tenu relativement tranquille, plus par prudence tardive que par mansuétude soudaine. C’est que la marine française se fait pressante et que le gouvernement de Louis-Philippe commence à prêter l'oreille aux informations qui lui parviennent sur le triste sort des missionnaires. Seul, Guizot, ministre des Affaires étrangères de 1840 à 1847, est résolument hostile à tout mouvement qui contrarierait l’Angleterre, malgré une opinion publique nationaliste et antibritannique. Il y a par exemple la campagne de presse menée par L ’Univers, le quotidien catholique que vient de fonder l'abbé Migne, lequel engagera bien tôt un journaliste de province dont le nom deviendra célèbre, Louis Veuillot. L'Univers réclame à grands cris une intervention fran çaise en Indochine pour mettre fin aux persécutions. Certains évêques appuient cette campagne en écrivant au garde des Sceaux, qui est également ministre des Cultes, Nicolas Martin, dit Martin du Nord, car son château de famille se trouve près de Douai. Les directeurs du séminaire des Missions Etrangères ne sont pas en reste et adressent une supplique à Louis-Philippe, le 12 janvier 1841 : «Les suppliants espèrent que Votre Majesté prendra en considération les traitements barbares auxquels les mis sionnaires français sont exposés dans le Tonkin et la Cochinchine, et ils la conjurent d’employer des moyens propres à les soustraire à ces injustes vexations. » La monarchie de Juillet temporisera, mais le ton est donné. La marine n’attend pas. Elle est guidée par les vents qui gon flent les dernières voiles de ses frégates, corvettes ou canonnières, et dès lors elle est poussée par la vapeur, avec la propulsion par hélice qui se développe en 1840. Elle est aussi entraînée par un amiral combatif, pair de France et trois fois ministre de 1834 à 1843, le baron Duperré, l’homme de l'expédition d’Alger, VictorGuy de son prénom, dont le fils Victor-Auguste deviendra gouver neur de la Cochinchine en 1874. Remarquons incidemment que le premier amiral Duperré donnera son nom à un gros voilier de la Royale, réarmé en 1860 comme transporteur de la cavalerie du corps expéditionnaire de Chine de 1860-1861. En 1837, c’est le capitaine de corvette Vaillant qui fait une escale à Tourane avec la Bonite. 11 n’est pas très bien reçu, et les rives cochinchinoises sont garnies de soldats, mais il se pare à son retour du titre de « premier capitaine français envoyé dans les mers de Chine sous le règne de Louis-Philippe » ; il confirmera au ministre que « la plus cruelle persécution continue contre les chré
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tiens ». En 1838, c’est le capitaine de vaisseau Laplace qui passe à Tourane avec VArtémise au cours d’un périple de circumnaviga tion. Laplace effectue alors son deuxième séjour en Cochinchine, et nous avons vu sa corvette la Favorite accueillir en 1831 le viceconsul Eugène Chaigneau ; habitué des lieux, le commandant Laplace se montre prudent vis-à-vis des mandarins de Minh-Mang, car il redoute des représailles contre les missionnaires. En 1840, c’est le capitaine de corvette Laroque de Chanfray, commandant le brick le Lancier, qui est à deux doigts de faire aboutir la ques tion de Cochinchine. Envoyé à Sumatra pour une opération puni tive contre des pirates malais, le corvettard ne se rend pas en Cochinchine, mais il recueille suffisamment d’informations sur l’empire de Minh-Mang pour proposer au ministre de la Marine Duperré un facile débarquement à Faifo et l’installation d’un éta blissement français. Duperré y est favorable et transmet à Guizot, qui s’y oppose pour ne pas inquiéter l'Angleterre. Une occasion est passée, car Minh-Mang termine fort diplomati quement son règne. Deux de ses mandarins sont envoyés en France pour y négocier un éventuel traité de commerce, en réalité pour prendre le vent. Ils ont débarqué à Lorient chez leur collègue man darin, Vannier. Malgré ses 78 ans, celui-ci est toujours en vie et il leur fournit un cornac en la personne de son fils aîné. Conduits jusqu’à la capitale et guidés dans la jungle du Tout-Paris, les deux ambassadeurs de Minh-Mang sont reçus partout ; on les voit dans les salons, à la Chambre des pairs, à l’Opéra, dans le bureau du président du Conseil en titre, le glorieux maréchal Soult. L’opposi tion au Roi-Citoyen a beau jeu de souligner l’indécence qu’il y a dans cet empressement à recevoir les envoyés d’un roi cruel, bour reau de Français. Il faudra quand même attendre l’avènement du successeur de Minh-Mang pour que le climat change, et que Gui zot se penche sur l’Extrême-Orient. Est-ce alors la fin des persécu tions ? Pas du tout !
Le successeur de Minh-Mang est son fils Thieu-Tri (20 janvier 1842-4 novembre 1847). Le nouvel empereur paraît plus circons pect que son père. Les réactions françaises lui font peur, et il n’aura pas tort de les envisager, il s’en apercevra dès son avène ment et quelques mois avant sa fin. Sous son règne, les missionnai res connaissent un sort sinon enviable, du moins exempt du châtiment suprême, mais de justesse ; il ne leur facilite pas la vie,
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loin de là, et il ne leur donne pas la mort comme il le fera pour nombre de catéchistes cochinchinois ou tonkinois. Il est à peine intronisé que ses dignitaires lui indiquent que la voie de MinhMang est toujours ouverte et qu’elle est aussi fréquentée que la route mandarine de Gia-Long. Trois missionnaires français sont emprisonnés dans les capitaineries de la citadelle de Hué, MM. Galy, Charrier et Bemeux ; ce dernier sera décapité, mais vingt-quatre ans plus tard, en Corée, comme Vicaire apostolique. En mai de cette année 1842, les trois prisonniers sont rejoints dans leur obscure commanderie par deux confrères, Pierre Duclos, un Normand né en 1808, et Jean Miche, un Vosgien né en 1805, futur Vicaire apostolique du Cambodge, puis de la Cochinchine. MM. Duclos et Miche sont des évangélisateurs hardis. Partis « porter la lumière chez les sauvages » de la cordillère annamitique, ils ont été bien accueillis dans les tribus du Roi du Feu et du Roi de l’Eau, mais les mandarins du Phu-Yen ont lancé des trou pes à leur poursuite. Les évangélisateurs des nomades de la forêt sont enlevés par les soldats, brutalement reconduits sur les côtes d’Annam, mis à la cangue et maltraités durant deux mois et demi. Le pays des barbares était un paradis à côté de la province mandarinale du Phu-Yen. Finalement, Thieu-Tri réclame les deux missionnaires à Hué, et ils languissent dans la citadelle avec leurs trois confrères. Début décembre, les cinq sont condamnés à mort et transférés dans un sinistre endroit, la prison de Phom-Dang, « vrai réceptacle de tous les vices et de tous les crimes », écrira plus tard Jean Miche au consulat général de Manille, compétent pour les affaires de tous les territoires de la mer de Chine et nouvellement installé. Il confirmera ces mauvais traitements, entraînant la mort d’une qua rantaine de prisonniers par mois, dans plusieurs lettres envoyées de prison à Mgr Cuénot, coadjuteur de Mgr Taberd retiré à Bang kok. A la fm décembre 1842, Mgr Cuénot lit ces lignes mélancoli ques, signées « Miche, prisonnier » : « Il pourrait se faire que je reçusse encore de vos nouvelles avant de mourir, car le nouveau roi de Cochinchine, tout chancelant sur son trône vermoulu, ne se hâte guère d’en finir avec nous. » En effet, Thieu-Tri ne se hâte pas. Le prisonnier Miche et ses compagnons d’infortune restent détenus dans leurs cellules de condamnés à mort, mais l’information a couru les mers de Chine. A Macao, le Père Libois, procureur de la Société des Missions Etrangères, cherche un libérateur pour ses confrères de la rue du
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Bac. Il en parle par hasard à un jeune capitaine de corvette, qui s'indigne des affreux traitements subis par des compatriotes ris quant à tout moment l'exécution. Le corvettard s’appelle Félix Favin-Lévéque, un nom qui mérite de passer à l'histoire de l’Indo chine. Le commandant Favin-Lévéque est un Rochefortais de 34 ans. Il a participé à l’expédition d'Alger et, en ce mois de février 1842, il se lance tout seul dans son expédition d’Indochine, avec sa cor vette de 34 canons, l’Héroïne, la bien-nommée. Il n’a aucun ordre pour aller au secours des missionnaires, l'action est d'autant plus belle, le geste d’autant plus rare. Ses camarades de la Royale en manœuvre dans les mers de Chine, eux aussi au courant de la situation des condamnés à mort de Hué, ne se risquent pas. Lui, il s'engage, outrepassant les instructions qu'il a reçues de l’amiralgouvemeur de la Réunion : croiser dans ces mers et vérifier ce qui se passe à Poulo-Condor, car les Anglais semblent avoir des visées sur cet archipel du sud du delta du Mékong. On sait que PouloCondor deviendra le siège d'une colonie pénitentiaire, mais c’est aux cinq prisonniers de Hué que Favin-Lévéque s’intéresse. Dans son for intérieur, c’est décidé, il va les délivrer. Comment ? Il n’en sait rien. Le 26 février 1843, VHéroïne mouille en rade de Tourane. Le commandant prend un canot et débarque, tout de suite accueilli par le préfet de la province, un mandarin fort troublé par les gestes véhéments de l'officier de marine. Favin-Lévéque ne parle pas un mot de vietnamien ; il tente de s'expliquer comme le ferait un sourd-muet. En désespoir de cause, il écrit un mot sollicitant la libération des missionnaires et tend le placet improvisé au préfet, qui recule ; un édit de Thieu-Tri a ordonné de ne rien accepter de la main des étrangers. Prestement, l'officier glisse le papier dans le sac du mandarin et regagne le bord. D’autres entrevues s’ensui vent, et Favin-Lévéque multiplie les mimiques éloquentes qui se traduisent ainsi : si je n'obtiens rien, mon bâtiment cinglera vers la capitale avec ses canons, remontera la rivière de Hué et le roi m'écoutera de force. Bateau, canons, rivière et roi, les gestes sont suffisamment explicites. Au reste, Thieu-Tri a reçu la missive et, le 12 mars, il répond officiellement à Favin-Lévéque. 11 a appris, écrit-il en substance, que le roi de France avait envoyé un officier pour le « supplier humblement » de relâcher ses sujets, et le roi de Cochinchine, dans sa clémence, a ordonné au Tribunal des Supplices de libérer les
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cinq individus et de les conduire à Tourane. Ce qui est fait. L’aplomb de Favin-Lévêque a payé, son attitude d'envoyé du roi de France a fléchi le roi de Cochinchine, et sa conduite risquée ne sera pas sanctionnée. Sur le rapport officiel qu’il envoie à l’amiral baron de Mackau, ministre de la Marine, ce dernier écrit en marge : « Témoigner la satisfaction du roi Louis-Philippe. » Thieu-Tri est beaucoup moins satisfait. On l’a eu une fois, on ne l’aura pas deux. Deux mois plus tard, une frégate de 48 canons, VErigone, se présente à Tourane. Elle est commandée par le capi taine de vaisseau Cécille, bientôt amiral et commandant de la sta tion navale de Chine, où le gouvernement de Louis-Philippe compte développer ses activités extrême-orientales. A bord de VErigone, se trouve un missionnaire qui doit débarquer en Cochin chine, mais qui se fait discret pour l’instant, le Père Douai, de la Société des Missions Etrangères. Cécille, un Normand à la figure ronde et aux blonds cheveux frisés, est un bon marin, un diplomate subtil et un politique avisé. Ces trois qualités ne sont pas de trop pour se faire entendre de ces autres mandarins, les membres du cabinet Guizot, «ministère aussi débile qu’on peut l’être », selon le jugement de notre marin. Cécille pense aux missionnaires menacés, propagateurs de la foi, certes, mais aussi de l’influence française, et il calcule les avanta ges à retirer d’un rétablissement de l’ordre dans la péninsule indo chinoise. Dans ce jeu difficile, il imagine un joker, le descendant de la dynastie des Lê que l’on peut opposer à Thieu-Tri et consorts. En tout cas, il est alors à peu près le seul homme d’im portance à voir dans l’Indochine la place forte, ou la plate-forme, idéale pour fixer la France en Extrême-Orient. Guizot a une autre idée, elle est mirobolante et la marine n’y est pas insensible. Enfin décidé à courir l’aventure dans ces mers lointaines où l’Angleterre évolue en maîtresse, il songe à une île espagnole d’un archipel oublié, repaire de pirates et siège d’un sultanat : Soulou. Soulou ? Où se trouve ce territoire éparpillé ? On le distingue si mal que les cartographes écrivent différemment son nom, Sou lou, Sulu, Solo, Jolo. En quel lieu stratégique est-il situé pour attirer l’attention d’un Guizot, plus féru d’histoire que de géogra phie ? Il est intéressant de le préciser, car si ce projet avait abouti, un Singapour français aurait été créé ; il aurait fait pièce au grand port anglais que la Couronne était en train de développer à l’extré mité de la Malaisie depuis 1819 ; et il aurait rivalisé avec le port de Hong-Kong, qui venait d’être cédé à l’Angleterre par la Chine,
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en 1842. La face maritime de l’histoire en aurait été changée, au tournant des xixc et xxc siècles. Elle ne le fut pas, mais on peut toujours regarder la carte de l’Indonésie et du Sud-Est asiatique, là où la France promenait alors ses ambitions. Au nord, la mer des Philippines et la mer de Chine du Sud, que borde l’Indochine ; et au sud, entre les îles de Mindanao et de Bornéo, la mer de Soulou, avec un chapelet d’îles ; et perle de cet archipel, une île nommée Basilan, accidentée, couverte de forêts, bien découpée. La marine française est enthousiaste à l'idée de s’installer au milieu des mers de l'Inde et de la Chine, et les futurs amiraux de la conquête de l’Indochine croisent à Soulou dans cet esprit. Il y a par exemple les capitaines de corvette Page, à bord de la Favorite, ou Rigault de Genouilly, à bord de la Victorieuse. Mais la cession de Basilan à la France est annulée pour des raisons de politique franco-espagnole. L’amiral Cécille, lui aussi, en 1845, séjournera sur la côte de Basilan, en vain. Le chœur des amiraux aura pourtant fort bien chanté le grand air de Soulou. Page : « Maîtres de Soulou, nous aurions voix dans les événements nouveaux de toute cette partie orientale du monde. » Rigault de Genouilly : « Il serait possible de créer là-bas un établissement formidable et durable. » Cécille : « Si Basilan, ce beau joyau qui peut être ajouté à la couronne de France, venait à lui échapper, j'en aurais un très vif regret, et comme Français, et comme marin. » Dans le cœur des officiers de marine, le Basilan de la monarchie de Juillet sera vite remplacé par le Saïgon du Second Empire. Dans les mois précédents, mai et juin 1843, Cécille a donc conduit VErigone en Cochinchine. Sous la protection des 48 canons de sa frégate, il tente sans succès une opération séduc tion auprès des mandarins de Tourane. Il ne peut même pas débar quer son passager des Missions Etrangères, le Père Douai. Au désir d’entente et aux souhaits d'apaisement des Français, le gou verneur de la province oppose un tel flot de paroles que Cécille peut à peine placer un mot. Le marin diplomate a compris et le fait savoir à l’autorité diplomatique la plus compétente : l'ambassadeur Théodore de Lagrené ; ce dernier, qui a été en poste en Russie, est à ne pas confondre avec les trois Lagrenée, tous peintres très en faveur à la cour de Saint-Pétersbourg à la fin du xviif siècle. L’am bassadeur Lagrené a été nommé par Guizot à la tête d’une mission extraordinaire en Chine. Muni d’instructions détaillées, il doit aussi étudier les avantages et désavantages des sites possibles pour
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y installer une division navale dans les mers de Chine, Soulou, Poulo-Condor ou Tourane. Tourane ? Cécille fait connaître son sentiment à Lagrené. En Indochine, écrit-il. il y a maintenant lieu de « parlementer à bons coups de canon ». Fier langage ; les premiers coups de canon ne vont pas tarder. Un évêque en sera la cause, un évêque décidé à remplir coûte que coûte sa mission d'évangélisation de la Cochin chine, dont il est le Vicaire apostolique ; un évêque au nom évoca teur dans le courant historique de la tradition. C’est Mgr Lefebvre. Parti du séminaire de la rue du Bac en 1835, le Père Dominique Lefebvre a d'abord parcouru les missions du Tonkin et les quel ques séminaires du Nord-Vietnam, « préfabriqués » en bambous et démontables en cas de redoublement des persécutions. Puis il a gagné la Basse-Cochinchine où les édits de Thieu-Tri l’ont forcé à une certaine clandestinité, malgré son titre d’évêque que Rome lui a donné en 1841. Il fonde alors un couvent des Amantes de la Croix, la congrégation créée par Mgr Lambert de La Motte en 1667. Ces Amantes ne sont pas du goût de tous les Cochinchinois : l’évêque est dénoncé, fin octobre 1844, et condamné à la décapita tion par le gouverneur de la province. L’exécution est soumise à la décision finale de Hué. Thieu-Tri hésite. Il pense qu’il y a beaucoup trop de corvettes et de frégates occidentales dans les parages. Les représentants de la France en Extrême-Orient, eux aussi, sont ennuyés. Lagrené trouve qu’en multipliant ses missionnaires, la «cour de Rome» n’en fait qu’à sa tête et que celle de France n’a rien à y gagner, ni en agissant par force, ni en laissant faire par faiblesse. Dans l’impossibilité de trancher entre deux mauvaises solutions, l’am bassadeur en choisit une troisième : il s’en remet à l’amiral Cécille. Déjà échaudé par ses déconvenues à Tourane, Cécille n’est pas moins circonspect. Son astuce de Normand lui dicte sa conduite ; il va faire preuve de retenue en adressant un courrier très diploma tique à « l’illustre Thieu-Tri », et il va montrer sa force en expé diant la lettre par l’un de ses bâtiments de guerre. Destinée à obtenir dans les formes la libération de Mgr Lefebvre, la lettre est écrite de Singapour le 15 mai 1845, à bord du navire-amiral, la Cléopâtre. C’est un modèle de modération et de fermeté, avec de belles paroles sur les grandeurs de la civilisation et sur les nécessi tés pour le souverain annamite de préserver une indépendance gagnée par Gia-Long, avec l’aide des Français... Quant à la reli
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gion catholique, « l’empereur de la Chine vient de permettre à ses sujets de la professer librement », l’argument est d'importance. La frégate chargée de « poster » la lettre à Tourane pour la cour de Hué — la poste en Cochinchine se faisait par coureurs — est commandée par un capitaine de vaisseau de 57 ans, FormerDuplan, un homme expérimenté, mousse en 1795, plusieurs fois blessé au cours de batailles navales contre les Anglais. Le vaisseau doit si possible, seulement si possible, revenir à Singapour avec l’évêque libéré. Mission difficile, mais la frégate a un nom prédes tiné, celui de la mère d'Hercule, V Alcmène. Le 31 mai 1845, VAlcmène se présente à Tourane. Le moment est mal choisi. Quelques jours auparavant, une frégate américaine, la Constitution, a mouillé dans la rade. Le commodore qui l’a dirigée jusque-là est le commandant des forces navales américai nes en mer de Chine : les Etats-Unis de James Polk, onzième Président de l’Union, manifestent également leur présence en Extrême-Orient. Mais le commandant de la Constitution a agi de son propre chef, car il a eu vent du triste sort de l’évêque français ; il sera d’ailleurs réprimandé par son gouvernement. Le fait est qu’il se conduit en Cochinchine comme au Texas, que ses compa triotes sont en train d'annexer. Le commodore n'est pas un homme commode et n’a pas le même sens de la diplomatie que son homo logue français, l’amiral Cécille. 11 exige, fulmine, se montre mena çant, retient à son bord les mandarins et n’obtient rien. La cour de Hué l’envoie promener. Thieu-Tri est furieux, et l’Alcmène arrive en pleine agitation. Fomier-Duplan a de meilleures manières que le commodore américain. Dès sa descente à terre, il peut faire usage de sa courtoi sie, car il tombe bien, sur un vieux mandarin qui a travaillé avec Chaigneau et Vannier. Chacun se trouve donc en pays de connais sance, et la lettre de Cécille à Thieu-Tri part le soir même pour Hué. En attendant la réponse, les officiers de l’Alcmène font du tourisme. En groupes joyeux et désarmés, ils visitent l’aggloméra tion de Tourane, plutôt misérable, s’approvisionnent au marché, assez animé, admirent la citadelle construite à la française. Ces marins en bordée savent avec doigté se faire respecter ; des soldats cochinchinois qui voudront les empêcher d’entrer dans une pagode seront mis en faite à coups de bâtons ! Ce n’est qu’un incident, et si le lendemain officiers et matelots prennent le füsil, ce n’est que pour se livrer à une fructueuse partie de chasse sur la hauteur dominant Tourane et abritant des colonies de singes. Cependant,
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un second incident a lieu. Un chrétien cochinchinois se présente au débarcadère, porteur d'une lettre que Mgr Lefebvre a écrite de sa cellule de Hué. Un policier mandarinal s'en aperçoit, saisit la missive et bastonne le messager qui ne s'en tirera pas à si bon compte. Dans les heures qui suivent, l'équipage de VAlcmène apprend que le pauvre diable a été décapité. Cela n’augure rien de bon. Contre toute attente, et celle-ci dure depuis une huitaine de jours, Thieu-Tri fait preuve de magnanimité et répand ses libérali tés ; des cadeaux royaux sont portés à Y Alcmène ; le plus beau est l’annonce de la libération de Mgr Lefebvre : la lettre de Cécille a produit son effet. Le 12 juin, un palanquin se présente au débarca dère. Un homme épuisé en descend avec difficulté. Il a une longue barbe noire, porte une robe de soie violette, mais sa mitre n’est qu’un chapeau conique ; c’est Mgr Lefebvre. L'Alcmène repart pour Singapour, mission accomplie. La marine française a obtenu gain de cause, pacifiquement. Pas pour longtemps. Les événe ments se précipitent, dans l'autre sens. A Tourane, le canon va tonner et le sang va couler. Pour une dizaine d’années, la France et la Cochinchine se séparent dans le drame, jusqu’à l’intervention de 1858. Voyons l’enchaînement des dates avant d’évoquer, à travers quelques témoignages de l’époque, l’événement majeur des pre miers coups de canon français en Indochine. Juin 1845 : libération de Mgr Lefebvre, retour de VAlcmène à Singapour. Mai 1846 : Mgr Lefebvre fausse compagnie à ses libérateurs, car son pilote personnel, un chrétien de Bien Hoa nommé Matthieu Gam, est arrivé à Singapour ; l’évêque s’embarque en cachette pour la Cochinchine avec l’un de ses missionnaires, le Père Duclos, que nous avons déjà rencontré en prison à Hué, en 1842. Juin 1846 : Mgr Lefebvre et le Père Duclos sont de nouveau arrêtés, à Saigon. Juillet 1846 : le Père Duclos meurt dans sa prison, Mgr Lefebvre est mis aux fers et conduit à Hué. Fin 1846 : Thieu-Tri, qui craint de nouvelles interventions des marines occidentales, interroge en personne Mgr Lefebvre. Janvier 1847 : Thieu-Tri ajourne l’exécu tion de l’évêque, condamné à mort, et confirme celle de Matthieu Gam. 9 février 1847 : Thieu-Tri relâche une nouvelle fois Mgr Lefebvre et l’expédie manu militari sur une jonque à destina tion de Singapour, où il sera remis entre les mains du gouverneur britannique ; ce dernier y voit l’occasion de nouer de bonnes rela tions avec la cour de Hué. Mars 1847 : l’amiral Cécille quitte la
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station navale des mers de Chine et revient en France, où il sera ambassadeur à Londres, député, puis sénateur. Cécille a transmis le commandement de la station au capitaine de vaisseau Augustin de Lapierre, avec trois missions prioritaires : obtenir la libération de Mgr Lefebvre, qui est alors ignorée par la marine, réclamer la libéralisation du sort des chrétiens de Cochin chine, faire de même pour les chrétiens de Corée. 17 mars 1847 : arrivée à Tourane, en provenance de Macao, de la corvette la F/ctorieuse, commandée par le capitaine de frégate Rigault de Genouilly. 23 mars 1847 : arrivée à Tourane en provenance de Singapour de la frégate la Gloire, commandée par Augustin de Lapierre. 15 avril 1847 : combat naval de Tourane entre la flotte de guerre cochinchinoise, composée de 5 corvettes, et les 2 vaisseaux français. Que s'est-il passé ? Les versions diffèrent selon les relations ; s'il est un marin ou un missionnaire, le narrateur défend la réaction vigoureuse des Français ; s'il est un négociant qui cherche des marchés en Cochinchine, il la déplore. Mgr Forcade, Vicaire apos tolique du Japon, est un témoin direct. L'évêque a accepté de rem plir les fonctions d'interprète de la division navale et il est à bord de la Gloire au moment du combat. 11 ajoute des éléments trou blants sur la duplicité des mandarins de Tourane. Un volontaire de marine remarque le geste louche du patron d’une jonque arrai sonnée ; il saisit un papier qui donne les détails d'un plan de conspiration contre les Français et d'anéantissement de leurs vais seaux. En revanche, c’est un autre son de cloche chez un négociant bordelais, de passage à Tourane quelques mois après le combat. Cette version pro-cochinchinoise est adressée au ministre français du Commerce, qui la transmet en mai 1849 au ministre des Affai res étrangères Drouyn de Lhuys, lequel classera le dossier ; cet excellent ministre, très versé dans les affaires continentales, ne va pas se perdre dans les questions d'Extrême-Orient. Pour notre part, nous verrions plutôt l’homme d'affaires de Bordeaux en Tartarin de Tarascon, personnage hâbleur de l'époque. Dix mille Cochinchinois massacrés contre un matelot français tué, à ce que le mar chand prétend, la proportion est suspecte. Entre la version du missionnaire et celle du marchand, nous choisirons une troisième source, forcément impartiale puisqu’elle émane d'un journal anglais du moment, le Sunday Times de Singa pour, daté du 21 octobre 1848. Le texte est cité par l'historiogra
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phe de la marine, à l'époque très sérieuse autorité en la matière, l’amiral Jurien de La Gravière. Résumant bien la brièveté et la soudaineté d'une opération qui tient plus de la démonstration de force que du combat naval, le journal britannique évoque d’abord l’ultimatum des Cochinchinois. donnant trois jours aux Français pour vider les lieux. Le « commodore » Lapierre, écrivent les Anglais non sans admiration, «jura qu’on ne le mettrait pas à la porte avec si peu de cérémonie. Le troisième jour, les navires du roi et les forts ouvrirent le feu sur les bâtiments français. Le commodore répondit à l’instant, détruisit 4 navires et tua plus de 1 200 hommes ». Puis, tous les blessés cochinchinois furent soi gnés par les Français. Quelles qu'aient été les intentions des uns et des autres, l’affaire de Tourane, qui ferme pour dix ans l’Indochine, n’a de bonnes conséquences ni pour les uns ni pour les autres. L’enchaînement des dates reprend. 3 mai 1847 : Mgr Lefebvre quitte de nouveau Singapour, subrepticement, et débarque en Basse-Cochinchine, où il se cache, car la persécution a repris. 11 mai : Matthieu Gam, le pilote épiscopal, est décapité à Saïgon ; il sera déclaré vénérable par Pie IX. Dans cette même période, Thieu-Tri lance un édit de proscription générale contre les Français du Tonkin ; le Vicaire apostolique, Mgr Retord, vit dans les cavernes ; une quarantaine de prêtres tonkinois subissent le martyre. 10 août 1847 : quatre mois après leur engagement à Tourane, la Gloire et la Victorieuse s’échouent sur les côtes coréennes et sont perdues. Leurs commandants, Lapierre et Rigault de Genouilly, s’apprêtaient à remplir la dernière des missions confiées par l’amiral Cécille — la protection des chrétiens de Corée — où le régent instaure une politique de fermeture des fron tières et d’éradication du christianisme. En 1848, Lapierre et Rigault de Genouilly répondront de la perte de leurs bâtiments devant le conseil de guerre de Toulon, qui les acquittera. La puni tion de la mer n’aura pas terni la Gloire ni défait la Victorieuse ; les deux malheureux commandants deviendront amiraux, et Rigault de Genouilly laissera un nom illustre dans notre histoire de l’Indochine. Mais la punition du ciel s’abat sur la Cochinchine. Le roi tombe soudain malade à la nouvelle des préparatifs d’une grande expédition de navires de guerre français contre son pays. Si la nouvelle est fausse, du moins prématurée, la maladie est véritable. 4 novembre 1847 : Thieu-Tri meurt...
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Le nouveau roi, second fils du défunt, prend le nom de règne de Tu-Duc, « Postérité vertueuse », ce qui convient à première vue. Le monarque a 18 ans, et le peuple de Hué l’admire, tout de blanc vêtu, lors des cérémonies qui suivent la mort de Thieu-Tri et qui durent vingt jours. Le corps est d'abord exposé dans une chambre ardente pendant deux semaines. Puis, du 21 au 24 novem bre, le cortège funèbre suit lentement la rivière des Parfums jus qu’au tombeau souterrain aménagé dans la montagne. En blanc, couleur du deuil, la parentèle de Thieu-Tri a conduit la procession sur l’eau et sur les rives, et déposé la dépouille royale dans la caverne mortuaire, à l’heure voulue par les astrologues. Puis, tout ce qui a servi à célébrer la mort du roi, tout ce dont il a fait usage au cours de sa vie, tout cela est déposé sur de gigantesques bûchers. Tu-Duc y met le feu et les flammes illuminent le visage du nouvel empereur d’Annam, roi de Cochinchine et du Tonkin. Un bon roi, qui exempte son peuple d’une année d’impôts à partir de son avènement ; un roi bien dans la tradition, qui poursuit la politique de persécution des chrétiens. Les Français n’en ont pas fini avec ce règne, long de trente-six ans. Les débuts ne présagent rien de tolérant. Dès août 1848, paraît le premier édit de persécu tion signé Tu-Duc. L’empereur préconise des méthodes expéditi ves et peu coûteuses pour se débarrasser des Européens et se montre généreux pour ses sujets qui lutteraient contre cette pollu tion. La récompense annoncée correspond à 2 500 francs-or par Européen jeté à la mer avec une pierre au cou. Le rendement est sans doute insuffisant, car les édits tombent avec régularité. En 1851, les prêtres européens sont voués aux « abîmes des fleuves et des mers », les prêtres annamites doivent être « coupés par le milieu du corps », de même que ceux qui les cachent. En janvier 1860, alors que l'intervention française a commencé en Cochinchine, Tu-Duc réitère en se fâchant : « Ne voyez-vous pas que nous sommes forcés de nous fatiguer conti nuellement pour vous instruire ? Que l’on se conforme aux anciens édits ! » Thieu-Tri avait au moins épargné la vie des prêtres euro péens, Tu-Duc leur donne la palme du martyre, comme MinhMang. Au Tonkin, le Père Augustin Schoeffler, un Lorrain des Missions Etrangères, est décapité à Sontay le 1er mai 1851 ; un an plus tard, le Père Jean-Louis Bonnard subit le même sort à NamDinh. En Cochinchine, un prêtre vietnamien, Philippe Minh, a aussi la tête tranchée. En Annam, un mois après une nouvelle démonstration de force de la marine française à Tourane — pré
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lude au débarquement —, une personnalité vietnamienne d’enver gure est arrêtée sous l'accusation d’avoir secrètement appelé les navires ennemis. C'est un grand mandarin, converti au christia nisme, qui occupe les fonctions d'intendant de la cour de Hué. Emprisonné, torturé, refusant d'abjurer, Michel Ho-Dinh-Hy est décapité à Hué le 22 mai 1857 ; Léon XIII le déclarera vénérable. Entre-temps, entre 1848 et 1857, entre le moment où les autori tés religieuses du Tonkin, Mgr Retord et Mgr Jeantet son coadju teur, demandent le secours de l'autorité politique française et le moment où le Vicaire apostolique de Cochinchine, Mgr Pellerin, sollicite l'intervention, directement et au plus haut niveau, la France a changé de visage et de tête. 24 février 1848 : abdication de Louis-Philippe, gouvernement provisoire de la IIe République. 10 décembre 1848 : élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République. 2 décembre 1851 : coup d'Etat, suivi d'un plébiscite en faveur de Louis-Napoléon. 2 décembre 1852 : intronisation de Napoléon III, empereur des Français. 29 janvier 1853 : mariage de Napoléon III et d’Eugénie de Montijo. Cette dernière date est annexe, mais elle a son importance. L'impératrice est une catholique de choc, sou cieuse d'autorité et très influente politiquement. En particulier, elle rêve d'un empire catholique en Amérique pour contrebalancer l’in fluence des Yankees, et l’expédition du Mexique se déroule dans la période de la guerre de Sécession. L’impératrice ne sera pas étrangère à l’expédition de Cochinchine, dans la mesure où elle aura lieu pour sauvegarder la catholicité. Les troupes qui vont prendre Saigon seront franco-espagnoles. Entre-temps toujours, les missions françaises n’ont pas man qué ; entendons : les missions de conciliation, diplomatiques et politiques, ou même les interventions de la marine, d’abord pacifi ques. En mars 1850, un capitaine de vaisseau polytechnicien, Gas ton Rocquemaurel, propose officiellement de reprendre en Cochinchine la sage politique de l'amiral Cécille. Ce marin a autant d'originalité que d'entregent. Il a été le second de Dumont d’Urville dans le voyage d’exploration des terres australes en 1839 ; il a été chef d’état-major du physicien Arago, ministre de la Marine et de la Guerre en février 1848 ; il sera le chef de la station navale d’Indochine de 1851 à 1853. Et, à la fin décembre 1851, quand il croise en Cochinchine avec la corvette la Capri cieuse, il a à ses côtés, formé à son école, un enseigne de vaisseau
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de 24 ans, polytechnicien comme lui, qui sera le plus grand de nos marins d’Extrême-Orient : Courbet. Pour sept années, fatidique laps de temps, l’histoire hésite encore. Les interventionnistes sont écoutés, mais pas vraiment entendus. En août 1852, le comte de Bourboulon, qui dirige la légation de France à Macao, écrit une lettre vigoureuse au ministre Drouyn de Lhuys : la France, dit-il en substance, doit venger le sang de ses missionnaires français. En décembre 1855, le marquis de Courcy, successeur de Bourboulon à Macao, écrit de même au comte Walewski, successeur de Drouyn aux Affaires étrangères, et accessoirement fils naturel de Napoléon Ier. Courcy ajoute un argument politique de poids : la demande d’intervention sollicitée par les descendants des Lê qui régnaient sur l’empire d’Annam avant les Nguyen et qui entretiennent la révolte au Tonkin. L’em pire français, second du nom, n’a que trois années d’existence et n’est pas encore en mesure de se préoccuper de l’empire annamite. Il en est à parachever la guerre de Crimée, finie le 8 septembre 1855, avec la préparation du traité de Paris qui fera de Napo léon III l’arbitre de l’Europe. Au cours de ce mois de décembre 1855, Walewski explore les possibilités d’une négociation avec la Cochinchine et choisit un plénipotentiaire, Charles de Montigny, consul de France à Shang haï, qui se trouve en congé à Paris. Le fils de Napoléon Ier tiendrait plutôt de sa mère, la comtesse polonaise Walewska, et n’a pas le caractère décidé de son père. 11 ne s’engage pas à fond, parle de représentations énergiques à la cour de Hué et prescrit une attitude mesurée. De plus, les dispositions sont prises à la va-vite, tandis que par un juste retour des choses, les ordres sont exécutés avec une grande lenteur. Comme on a toujours dit dans l’armée, tout ordre non suivi d’un contrordre n’est pas un ordre ; alors chacun temporise. Enfin, il n’y a guère de coordination entre les services diplomatiques et les autorités de la marine. Chacun suit son idée sans se presser, comme si tout le monde sentait l’historique moment de l’intervention française à la fois proche et prématuré. Montigny est encore en route que sont déjà là, avec deux ou trois mois d’avance, les deux corvettes annonçant sa venue pro chaine, indiquant son intention de conclure un traité et appuyant sa mission. Et elles ne sont même pas arrivées ensemble ! Le Catinat, corvette à roues, se présente devant Tourane le 16 septembre 1856 ; un mois plus tard, c’est le tour de la Capricieuse, la vieille corvette à voiles du commandant Rocquemaurel, alors commandée
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par le capitaine de vaisseau Jules Collier. Le Catinat a bénéficié de la puissance de ses 400 chevaux ; c'est pourtant l’un des der niers navires de ce type, car la guerre de Crimée vient de démon trer l’évidente supériorité de l'hélice sur les roues, dont les habitacles latéraux offrent aussi le désavantage de priver le bâbord et le tribord d'une partie de l'artillerie. En tout cas, l’arrivée des navires de S.M. l’empereur des Français est mal coordonnée et cela fait désordre. Pour paraphraser l’empereur, premier du titre, la France aurait-elle oublié que la politique, comme la guerre, est un art simple et tout d'exécution ? Aux yeux des mandarins de Tourane et du souverain de Hué, le désordre est d'autant plus grand que le commandant du Catinat y ajoute un beau chambardement. Il n’a pas, semble-t-il, la prudence du stratège de Louis XIV qui a donné son nom à la corvette à vapeur et qui était si réfléchi dans ses actions militaires que ses soldats le surnommaient « le Père la Pensée ». Il est vrai que le pacha du Catinat a des excuses et du tempérament, dû à ses origi nes champenoises et à sa naissance américaine. Né aux Etats-Unis en 1799, William Lelieur de Vilie-sur-Arce se flatte d’être le pre mier officier de marine français de l’histoire de la navigation à vapeur. Que fait-il après avoir supporté une dizaine de jours l’arro gance des mandarins de Tourane et leur refus de transmettre à Hué la lettre de Montigny à Tu-Duc ? Il agit comme les commandants Lapierre et Rigault de Genouilly une dizaine d’années auparavant. Il fait parler la poudre et donner ses canons contre les forts de Tourane ; une canonnade en règle et en douceur, car il laisse aux défenseurs le temps de s’enfuir. Puis il expédie à terre une compa gnie de débarquement qui encloue la soixantaine de canons cochinchinois et se retire sans avoir hissé le drapeau français sur les forts. Après ce coup de main du 26 septembre 1856, lorsque Montigny arrive enfin à Tourane le 23 janvier 1857, sa mission ne se pré sente pas sous les meilleurs auspices et son projet de «traité d’amitié, de commerce et de navigation fondé sur l’intérêt commun des deux pays » tombe à l’eau comme un obus mal tiré. Il ne sera pas reçu par Tu-Duc, et les mandarins de Tourane ou les émissaires de Hué le traiteront de façon méprisante. Après une quinzaine de jours d’entretiens déplaisants, il repartira, penaud et menaçant, en prédisant d’éventuelles représailles au cas où les per sécutions persisteraient. Mgr Retord, le Vicaire apostolique des provinces méridionales du Tonkin, aura ce mot très dur : « Nos
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braves compatriotes ont commencé par une bravade et fini par une lâcheté. » Patience, Monseigneur, la Providence n’est pas pressée, mais elle est en route. La Providence se manifestera d’abord en France, au cours de cette année 1857 ; elle aura divers visages. Celui du Père Hue, un lazariste très connu à l’époque pour avoir été le premier Européen à pénétrer, habillé en lama, dans la cité sainte des Tibétains, Lhas sa ; Evariste Hue vient alors de publier sa célèbre relation de voyage au Tibet et en Chine, qui sera rééditée un siècle plus tard, en 1960, avec autant de succès. Il n'a fait que passer en Cochin chine, mais ses longues années de mission en Chine et en Mongo lie, de même que son amitié avec le Père Libois, gérant très informé de la procure des Missions Etrangères à Hong-Kong et à Macao, l’ont familiarisé avec la question du christianisme en pays d'Annam. En janvier 1857, il fait entrer Napoléon III dans ses vues ; sur sa demande, l’empereur crée cette Commission de la Cochinchine dont nous avons parlé, qui se prononce au printemps pour l’établissement d’un protectorat. Pour la première fois, mais dans le secret administratif, le grand mot est lâché. Autre visage providentiel, celui de Mgr Pellerin. Le Vicaire apostolique de Cochinchine a réussi à fuir son vicariat en proie â la soldatesque de Tu-Duc et a trouvé refuge à bord de la Capri cieuse avec trois autres missionnaires, les Pères Fontaine et Roy, et Mgr Miche, dont nous avons suivi les tribulations dans les pri sons de Thieu-Tri, dix ans plus tôt. Via Hong-Kong, Mgr Pellerin regagne Paris qu’il avait quitté en 1843, au sortir du séminaire des Missions Etrangères. L’évêque produit une forte impression sur la brillante capitale, où le parti catholique l’emporte sur les coteries mondaines. Les prêches de Mgr Pellerin à Notre-Dame-des-Victoires sont très suivis et ses homélies sur la situation tragique des fidèles cochinchinois émeuvent d’autant plus les fidèles parisiens que leur porte-parole, Louis Veuillot, s'est fait le champion de l’évêque de Cochinchine. Mgr Pellerin est reçu plusieurs fois par Napoléon III, en juin et en août de cette année 1857. Comme pour appuyer les dires de l’évêque, une nouvelle parvient au cours de l’été, celle de la mort tragique du Vicaire apostolique du Tonkin : Mgr Diaz, un domini cain, a été décapité à Nam-Dinh le 20 juillet. L’impératrice Eugé nie est particulièrement touchée par le martyre de l’évêque espagnol ; née à Grenade en 1826, Eugénie de Montijo avait d’ail leurs rencontré dans sa jeunesse l’Andalou Diaz, de neuf ans plus
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âgé qu'elle. « 11 faut venger nos martyrs », déclare alors la pieuse impératrice. L'empereur, pour sa part, ne cache pas à Mgr Pellerin qu'il comprend fort bien sa supplique, qui évoque l’occupation de quelques ports d'une Cochinchine sur laquelle la France avait des droits depuis le xvmc siècle. Toutefois, Napoléon III ne révèle pas que sa décision est prise depuis le mois de juillet et même avant, depuis les conclusions positives de sa Commission de la Cochin chine. En vérité, l'empereur attend le bon moment, et les choses se précisent au cours de cet été 1857. Le moment est doublement favorable. D'une part, l’Angleterre est aux prises avec la révolte des cipayes, en Inde, et ne s’opposera pas à une action en Cochinchine. D'autre part et justement, Fran çais et Anglais se lancent conjointement dans leur première expé dition de Chine. En particulier, le gouvernement français se montre soucieux de venger un martyr des Missions Etrangères en Chine méridionale, le Père Auguste Chapdeleine, mort en cage dans le Kouang-Si, le 23 février 1856, et décapité après son décès. La campagne de Chine de 1858 connaîtra son point fort au mois de mai, avec la prise des ouvrages situés à l'embouchure du Peï Ho; elle reprendra en 1860, et ce sera la prise de Pékin, lorsque les troupes françaises entreront dans la capitale du Céleste Empire par la porte de la Tranquillité. Brève page d’histoire qu’il faut évo quer, car les événements de Chine et d'Indochine sont évidemment liés en 1858. Déjà, en 1857, l’escadre française d’Extrême-Orient est consi dérablement renforcée, sous le commandement de Rigault de Genouilly, le frégaton de 1847 devenu contre-amiral en 1854, après le siège de Sébastopol. Le commandant de cette division navale s’est emparé de Canton le 29 décembre 1857. A tout moment, la flotte est disponible pour la Cochinchine et effective ment, au retour de Chine, une partie du corps expéditionnaire sera dirigé sur l’Indochine. Tout est donc en place pour l’intervention. A Canton, Rigault de Genouilly reçoit les instructions de l'amiral Hamel in, ministre de la Marine ; elles reflètent celles que l’amiral a lui-même reçues du comte Walewski, lesquelles sont le reflet des consignes de Napoléon III. Mais ces miroirs sont embués. A tous les échelons, les directives sont imprécises : Rigault de Genouilly occupera Tourane et il jugera de la situation. Restera, restera pas ? Ira-t-on plus loin ou non ? En fait, personne n’en sait rien. La France ignore qu’elle s’engage en Indochine pour cent ans, quatre-vingt-seize exactement.
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La persécution des missionnaires français et de leurs fidèles annamites a été un élément déterminant pour engager la France catholique du Second Empire dans cette aventure incertaine. Nous avons vu le rôle joué auprès de Napoléon III par le Vicaire aposto lique de Cochinchine. Le clergé d'Extrême-Orient a même eu son mot à dire dans le choix du chef de l’expédition, il l’a dit depuis 1852, alors que l’empereur n'était encore que le Prince-Président, et a été écouté. Une pétition avait été adressée par l’ensemble des évêques de Chine et d’Indochine pour recommander Rigault de Genouilly, dont l’attitude énergique lors du premier combat de Tourane, en avril 1847, avait été appréciée par les missionnaires. La prise de Tourane, par le même Rigault de Genouilly, en sep tembre 1858, leur donnera raison. L'Indochine missionnaire a besoin de l'Indochine militaire, et tant qu'elle n’est pas militaire ment occupée, la persécution ne cessera pas. En juillet 1858, au Tonkin, un an après le martyre de Mgr Diaz, son successeur, Mgr Melchior, lui aussi dominicain espagnol, est « coupé en mor ceaux », selon l’expression cruellement consacrée. Une figure émouvante clôt le chapitre de « la longue persécu tion », provisoirement, car la présence française ne signifie mal heureusement pas la fin du martyrologe indochinois. Le 2 février 1861, alors que le corps expéditionnaire en est au dégagement de Saigon, à Hanoï, le sang missionnaire coule de nouveau. Un prêtre des Missions Etrangères âgé de 32 ans, Théophane Vénard, subit le supplice de la décollation. Le bourreau, un bossu nommé Tue, lui avait proposé moyennant finances un travail propre et rapide et s’était attiré cette réponse : « Plus ça durera, mieux ça vaudra ! » Bourreau, montre ma tête au peuple, elle en vaut la peine... La figure de Théophane Vénard, béatifié en 1909, vaut d'être évo quée. La courte vie du supplicié a souvent été racontée, et sa der nière biographie date de 1962. Théophane Vénard est né à SaintLoup-sur-Thouet, dans les Deux-Sèvres, en 1829. Il sort du sémi naire des Missions Etrangères en 1852 et part pour le Tonkin. Nous voyons le prêtre de 23 ans sur une photographie, ce qui est à l’époque une rareté. Comme il a l’air jeune, cheveux en bataille, bouche fine, yeux malicieux ! Son visage ressemble à celui de Rimbaud sur le portrait peint trente ans plus tard par FantinLatour, dans « le coin de table ». Mais c’est toute la France de cette fin du xixe siècle qui est jeune ! Un siècle après, en cette fin du xxc siècle, elle est une centenaire !
DEUXIEME PARTIE
Explorateurs et conquérants (1858-1885)
CHAPITRE I
La conquête de la Cochinchine (1858-1867)
Tourane en 1858 n'est déjà plus le Touron de 1801 reconquis par les forces de Nguyen-Anh, et n'est pas encore le Danang de 1959, la plus grande des 11 bases navales que construiront les Américains. Mais le paysage est toujours montueux, et le décor, belliqueux, avec un armement impressionnant en pièces de fer ou de bronze de gros calibre. Au soir du 30 août 1858, Rigault de Genouilly se présente dans la baie avec la force mixte francoespagnole qui est partie au petit matin de Haïnan, île côtière de la Chine du sud, située à l'entrée du golfe du Tonkin. L’amiral contemple avec mélancolie les deux forts qui défendent l’entrée de la rivière : ils ont été édifiés par les ingénieurs français de GiaLong ; et il regarde sans crainte l'ensemble du dispositif battant le mouillage de Tourane qu’il connaît bien. Son expérience militaire est riche : campagne de Grèce en 1827, expédition d’Alger en 1830, premier combat de Tourane en 1847, siège de Sébastopol en 1854, et cette première expédition de Chine d'où il revient. Sa force est largement suffisante et, nouveauté qui date de cette année-là, ses canons sont rayés ; ils feront merveille. La division navale passe la nuit en ordre de bataille. Il y a la corvette-amirale, le Phlégéton ; 2 beaux vaisseaux, le Némésis et le Primauquet ; 5 canonnières aux noms explosifs, telles que la Mitraille ou la Fusée ; un aviso à vapeur espagnol, VEl-Cano ; un transport de troupes, la Dordogne, avec 450 soldats des Philippines, que rejoin dra une douzaine de jours plus tard la Durance, avec 555 hommes recrutés à Manille et commandés par le colonel espagnol Lanzarotte ; sans compter les nombreux bâtiments nolisés. De quoi s’empa rer de Hué, l’amiral y songe...
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Au matin du 1er septembre, Rigault de Genouilly envoie à terre un officier, porteur d'une sommation écrite ; le gouverneur des forts dispose d'un délai de deux heures pour se rendre, et s’il œ répond pas, ce sera l'ouverture du feu. Il n'y a pas de réponse. A la dérobade annamite, réplique la canonnade française, durant une demi-heure fracassante. La riposte est faible, les boulets des forts frappent sans grand mal les coques des navires, alors que les obus de l’artillerie rayée ravagent les ouvrages de défense. L’affaire est minutée comme au débarquement de Normandie ; les tirs sur la côte cessent pour reprendre plus loin dans les terres, à l’embou chure de la rivière, tandis que les compagnies d’assaut font force de rames vers le rivage. Remarquons que les fusiliers marins venaient d'être créés en France, par une ordonnance du 30 mai 1854 ; le Second Empire avait des visées outre-mer et des pré voyances impériales. Au soir du 1er septembre, tout est terminé. Les fortins sont pris ou détruits, Tourane est tombée, les environs sont occupés. Les pertes ennemies sont insignifiantes, car les 10 000 hommes de l’armée annamite ne se sont point manifestés ; les missionnaires avaient pourtant fourni des renseignements précis sur l’importance de cette armée. Les pertes amies ne comptent pas ; quelques sol dats français ou espagnols ont été terrassés par la chaleur, la fati gue ou de soudains accès de fièvre pernicieuse. Rigault de Genouilly établit son camp au bord de la baie de Tourane, déclarée en état de blocus. Il va rester là cinq mois et aura tout le temps de vérifier que sa victoire, si elle n’est pas inutile, présente deux aspects négatifs ; la route de Hué est impraticable et il y a des ennemis plus redoutables que les Annamites : le choléra, la dysen terie et le scorbut. Alors, il envoie à l’amiral Hamelin rapport sur rapport, où il indique le but de guerre qui va transformer à tout jamais l’expédition : Saigon. Car il s’agit bien d’une guerre, et « le gouvernement a été trompé sur la nature de cette entreprise en Cochinchine ». Une ombre sur ce tableau stratégique : l’attitude des missionnai res. Le sabre et le goupillon ne vont plus bien ensemble dès que le premier frappe les hommes et que le second ne peut que les asperger. Mgr Pellerin est là, en tant qu’interprète du corps expédi tionnaire ; il voudrait utiliser le verbe et user de moyens pacifi ques. Autant l’évêque était résolu à la force devant Napoléon m, autant il se récrie devant Rigault de Genouilly, lorsque l’amiral lui fait part de son intention d’attaquer Saigon. Vue de Paris, la guerre
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était jolie, vue de Tourane, elle l’est beaucoup moins. La Cochin chine était pourtant le fief de Mgr Pellerin, mais l’évêque français était sous l’influence, semble-t-il, de l’aumônier supérieur des troupes espagnoles, le Père Gaëntza, un dominicain. Ce membre de l’ordre des Frères Prêcheurs menait parmi les équipages une active propagande en faveur d’une expédition au Tonkin : ses compatriotes, également dominicains, Mgr Diaz en mai 1857 et Mgr Melchior en juillet 1858, venaient d’y subir le martyre. Entre la Cochinchine et le Tonkin, la France et l’Espagne, et entre la croix et l’épée, Rigault de Genouilly doit trancher. Ce polytechnicien ne s’encombre pas de savants calculs, il a l’esprit carré, malgré un visage à la Musset, traits fins, nez droit, cheveux mi-longs et bouclés sur la nuque, moustache et collier de barbe. Adieu le rêve tonkinois du Père Gaëntza et du colonel Lanzarotte, le chef du contingent espagnol ! Adieu tout court à Mgr Pellerin, qui demande et obtient son rapatriement à Hong-Kong ! Ce ne peut être Hué, ce sera donc Saïgon, et d’ailleurs Rigault a l’accord de l’amiral Hamelin, le ministre de la Marine. Le 2 février 1859, les forces franco-espagnoles quittent le camp de la rivière de Tou rane, où quelques centaines d’hommes restent en protection, pour la rivière de Saïgon. Neuf vaisseaux de guerre français, l’aviso espagnol et trois bâtiments de transport s’en vont conquérir la ville où l’évêque d’Adran repose. Cap au sud ! Mais l’affaire de Tou rane n’est pas terminée, et Rigault de Genouilly refera cap au nord. Parmi les officiers du corps expéditionnaire qui s’élance vers Saïgon, un nom résume l’état d'esprit de ces Français entrepre nants, celui de Déroulède ; il ne s'agit pas du célèbre écrivain porte-drapeau, qui n’a que 13 ans à l'époque, mais d’un comman dant du Génie, Dupré-Déroulède. Aujourd’hui, notre mémoire n’est plus cocardière, et plus personne ne connaît Les Chants du soldat de Paul Déroulède, ni les prouesses du commandant DupréDéroulède, pourtant promis à une mort spectaculaire, neuf mois après la prise de Saïgon ; notre mémoire est devenue trop sélective pour s’écarter des idées reçues sur l'Histoire. Alors, pour l'anec dote, relevons aussi le nom d’un autre officier de l’expédition, un capitaine du Génie, qui va s’illustrer à l’assaut de la citadelle de Saïgon. 11 s’appelle Gallimard... Sur ces événements, le capitaine Gallimard a laissé une talen tueuse relation, publiée en janvier 1909 dans la Revue du Génie militaire. A notre connaissance, cet écrivain du Génie n’a pas de rapport direct avec le très pacifique éditeur du même nom, encore
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qu'ils auraient pu se rencontrer à Paris. Gaston Gallimard, l'édi teur, avait 27 ans à la mort de Jacques, Léon Gallimard, devenu général, commandant l'Ecole Polytechnique au lendemain de 1870 ; dix ans auparavant, il était entré à Pékin avec les troupes françaises du général Cousin-Montauban, en octobre 1860. Pren dre Pékin et prendre Saigon, voilà qui est à la gloire du nom de Gallimard ! D'autant qu’il y eut dans la même période un autre Gallimard qui fit les mêmes campagnes de Chine et de Cochin chine, Paul-Edouard Gallimard, né en 1837 et mort en 1907. Ce dernier, un saint-cyrien, participera à la prise de Bien Hoa en décembre 1861. Il décrochera les étoiles, lui aussi, et sera le second général Gallimard ! Les premières heures de la conquête de Saigon tournent ronde ment. 9 février 1859 : l'escadre de Rigault de Genouilly se pré sente à l’embouchure de la rivière de Saigon. 10 février : destruction au canon des deux forts du cap Saint-Jacques. 11 février : destruction du fort de Cangio, en face du cap. Du 12 au 15 février : remontée de la rivière et de son affluent, le Donnai, sur 80 km, distance qui sépare Saigon de la mer de Chine méridio nale ; destruction successive d’une dizaine de forts et estacades. 16 février : assaut victorieux des deux forts défendant l’entrée de Saigon ; les troupes ont débarqué sous la canonnade annamite, tan dis que les tireurs d’élite de l’infanterie de marine faisaient des ravages parmi les défenseurs. 17 février, 5 heures : les bâtiments de l’escadre lèvent l’ancre et parviennent enfin au but, Saigon et sa citadelle. Les navires longent la ville, située sur la rive droite. Une abon dante verdure masque la citadelle, dont le front bastionné s’étend sur 475 m. Selon les renseignements fournis par Mgr Lefebvre — que nous retrouvons à Saigon après l’avoir laissé à Tourane en 1847, lors de sa libération par le même Rigault de Genouilly —, l’imposant ouvrage est défendu par une dizaine de milliers d’Annamites et près de 200 canons. C’est le moment de vérité. La canonnade s’intensifie de part et d’autre, les compagnies de débar quement s’élancent : environ 700 hommes. Ce sont les marsouins, qui crient « Vive l’Empereur » et qui foncent, baïonnette au canon, et ce sont les Tagals du contingent espagnol. Tagal ? Ce n’est pas un mot de la terminologie militaire, comme marsouin, mais le nom d’une race d’indiens de l’île de Luçon, croisés avec des Chinois ou des Négritos. Ces sangs-mêlés sont des combattants aussi cou rageux que pittoresques ; ils portent un pantalon de coton rayé,
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une courte veste sombre à gros boutons et un chapeau pointu recouvert d’une toile cirée. Les Tagals ont le goût du sang, comme vont bientôt le découvrir leurs camarades français. Ils seront de formidables organisateurs de combats de coqs, très appréciés en ces régions et officiellement prohibés en France depuis 1850. Mais on n’en est pas encore à ces divertissements. Un officier de l’infanterie de marine, Henri de Ponchalon, raconte le fait d’armes du 17 février 1859, dans ses souvenirs de campagne parus en 1896. Il décrit la progression des marsouins sous la protection des canonniers et des tireurs placés dans les hunes, le déploiement des unités de tirailleurs qui exécu tent des feux de salve comme à l’exercice, l’escalade des murailles de 20 m de haut, l’assaut final et la débandade de l'adversaire. Rigault de Genouilly est un vainqueur sans joie. L'heure de l’ac tion passée, il s’interroge sur l'avenir de sa conquête. Soudain, tout lui manque, son moral, sa santé, et même son ministre, dont le soutien se transforme en silence ; aucun renfort n’est annoncé. Mieux vaut, d’ailleurs, qu’il n’y ait pas de radio : Paris n’aurait pas compris Saïgon. Certes, la presse parisienne est enthousiaste : « Cette mer des Indes où le bailli de Suffren a porté si haut l’hon neur du pavillon français vient de voir s’accomplir un nouvel exploit de notre flotte », voilà le ton général. Mais d’exploit en exploit, Rigault de Genouilly s’inquiète à juste titre. Comment tenir toutes ces positions stratégiques qu’il a prises en ExtrêmeOrient : Canton en décembre 1857, Tourane en septembre 1858 et maintenant, en février 1859, Saïgon, la place la meilleure pour y fonder une colonie ? Et c’est bien le problème, une colonie ou pas. La France avance au coup par coup, avec un œil sur l’Angleterre, et n’a pas une claire vision d’ensemble sur l’Orient compliqué. On a débarqué à Saïgon pour des raisons évasives, dont la plus claire est la protection des missions. On suit le mouvement général d’un temps voué à l’Occident encore chrétien, dans l’ensemble encore catholique, c’est-à-dire universel ; le temps de l’expansion, où le vent gonfle les dernières voiles du monde civilisé, où la vapeur pousse déjà le monde industriel, où le siècle des Lumières s’éblouit de devenir celui de l’électricité. On pressent que la tradi tion bascule dans la modernité, et l’on s’embarque pour l’inconnu. On est attiré sur les mers par la marine ; cette étemelle rêveuse ne songe qu’à implanter des bases navales en Extrême-Orient, et les marins sont les inspirateurs de ce voyage des nations. Cependant on ne s’est pas dit que l’on allait là-bas, en Indochine, pour s’y
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établir durablement. On a connu les grandes découvertes, mais on n’en est pas encore aux grandes installations, comme aujourd’hui, après l'exploration spatiale, on fait des plans pour construire les plates-formes orbitales. En deux siècles, vers le Sud-Est asiatique, ce ne furent que tâtonnements sans esprit de décision et projets sans esprit de suite, si l'on excepte l’aventure impériale vécue conjointement par Gia-Long et par l'évêque d'Adran. Pourquoi changerait-on, en cette année 1859 ? Qui peut se dire que l’on est à la veille de l’ambitieuse époque de l'impérialisme ? Au cœur des événements, Rigault de Genouilly en est plutôt à la délectation morose. L’amiral doute tellement des suites que donnera le gouverne ment impérial qu’il brûle ses vaisseaux, ce n’est pas qu’une image. Au début du mois de mars, il fait sauter à l’explosif l’énorme citadelle de Saigon, comme si ses espoirs d'un avenir franco-indochinois devaient partir en fumée. Quant à lui, il laisse une petite garnison dans la ville conquise, sous les ordres d’un capitaine de frégate qu’il apprécie particulièrement, Jauréguiberry, et il retourne à Tourane où l’armée annamite s’est enfin manifestée. C’est un vrai jeu de cache-cache : en février 1859, quatre jours après le départ de Rigault de Genouilly pour Saigon, les Annami tes ont attaqué les positions françaises de Tourane, vainement d’ailleurs : et en avril, dès le départ de Rigault de Genouilly pour Tourane, les Annamites s’activent autour de Saigon. Jauréguiberry a dû opérer le dégagement de la ville, le 21 avril 1859, car ses forces étaient insuffisantes. De son côté, Rigault de Genouilly dégage Tourane. Le 8 mai, les troupes franco-espagnoles prennent d’assaut les forts de l’en trée de la rivière, que les Annamites avaient réoccupés. Les combats ont eu lieu sous une chaleur accablante, comme à Saigon. Le choléra continue ses ravages, et l’amiral accorde volontiers un armistice à l’adversaire. Mais les négociations avec les mandarins sont aussi épuisantes que les discussions écrites avec le ministre. En juin, par courrier, Rigault appelle de ses vœux un successeur ; ce sera l’amiral Page (1807-1867), nommé commandant en chef du corps expéditionnaire de Chine — on ne dit pas encore d’Indo chine. Le nouveau chef ne manque pas d’air. Le 25 août 1859, dans une lettre privée, il écrit carrément : « On a fait une sottise, on s’est lancé à corps perdu dans l’expédition de Cochinchine, on reconnaît son erreur ; il faut bien liquider la folie le moins mal possible, et voilà comment on m’a choisi ! » Polytechnicien et fils
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d’aubergiste, Page ne sera jamais bien vu dans un corps où une basse extraction ne vaut pas une bonne particule. Il a un caractère à l’emporte-pièce et le génie des phrases malheureuses, car lui aussi, un peu plus tard, sera gagné à l’Indochine, « ce pays étrange et plein de ressources ». 11 arrive à Tourane fin octobre et, le 1er novembre, c’est la passation de pouvoirs avec Rigault de Genouilly, son camarade de promotion à Polytechnique. Le 8, il décrit la situation sans ambages : « Quel legs, j’ai reçu là ! Certes, je tire une fameuse épine du pied de Rigault, mais c’est pour me l’enfoncer sous les ongles. Parbleu ! (...) L’armée épuisée par les maladies et écœurée ; la flotte épuisée dans toutes ses machines, ni plan, ni but, rien ! Des débris, des guenilles dont il faut que je fasse quelque chose de bon, voilà ! » Epine ou non dans le pied, Rigault de Genouilly a continué son équipée autour de Tourane et amélioré la situation du camp retranché. Le 21 septembre, il a lancé les troupes sur les positions annamites, plus à l’intérieur des terres, 1 200 soldats franco-espa gnols contre plusieurs milliers d’adversaires disposant d’une bonne artillerie de siège et jouant des orgues de Staline de l’épo que, en l’occurrence 200 pièces projetant des fusées volantes; connues depuis l’Antiquité, notamment des Chinois, ces fusées militaires étaient encore en usage, et les artilleurs de Napoléon III venaient d’en utiliser les ultimes spécimens à Solférino et à Sébas topol. En tout cas, Rigault de Genouilly peut envoyer à l’amiral Hamelin un bulletin de victoire, au soir du 21 septembre. Il décrit les reconnaissances hardies du commandant du Génie Déroulède, raconte la journée avec fougue, la marche des trois colonnes d’as saut, l’escalade des ouvrages ennemis aux cris de « vive l’Empereur ! », la fuite des éléphants dans les bois, les bombardements de diversion effectués par l’artillerie de marine. L’amiral est satisfait de cette opération menée au plus près de Hué. Curieux Rigault ! Il sait que Tourane ne présente pas d’inté rêt stratégique et que la Moyenne-Cochinchine n’est pas l’endroit idéal pour s’établir en force, et pourtant il voudrait achever le travail avant son départ, qu’il devine proche. Pendant ce temps, il a laissé Saïgon et la Basse-Cochinchine, où il sent que tout va se jouer. Cherche-t-il à placer le gouvernement devant la décision à prendre, en faisant lui-même preuve de contradiction ? Dans une lettre adressée à la procure des Missions Etrangères en ExtrêmeOrient, il a eu cette jolie formule : « Nous perdons la tête dès que
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nous la mettons hors de cette cuvette que l’on appelle la Méditerra née ! » Notre bel amiral de la flotte d’Extrême-Orient ne croit pas si bien dire : à son retour en France, il commandera l’escadre de la Méditerranée de 1862 à 1867, puis sera ministre de la Marine de 1867 à 1870. Un ministre d'ailleurs très critiqué par ses pairs restés en Cochinchine. Il faut reconnaître qu'à Saigon Rigault de Genouilly a eu du flair en installant dans la place nouvellement conquise son subordonné Jauréguiberry. Le capitaine de frégate a montré ses qualités de tacticien à terre en donnant de l’air à la garnison par sa démonstra tion du 21 avril 1859. Devenu amiral huit ans plus tard, Jean Jauré guiberry sera, lui aussi, ministre de la Marine, et par deux fois, de 1879 à 1883. 11 aura un rôle décisif dans les actions menées au Tonkin : le frégaton se battait pour Saigon sur le terrain, le minis tre se battra pour Hanoï au sein du cabinet. Il généralisera l’emploi à terre des unités de marins, ce qu’il fera en personne durant la guerre de 1870. L’exemple des fusiliers marins de l’armée de la Loire sera suivi en 1914 par ceux de la bataille de l’Yser, à Dixmude. Revenons à Tourane où l’amiral Page entre en scène, au mois de novembre 1859. Que va faire le nouveau chef ? La même chose que l’ancien. Selon les ordres gouvernementaux, il doit évacuer Tourane sans tarder. Mais, deux semaines après sa prise de commandement, il lance ses troupes à l’assaut des deux forts de Kien Chan, surveillant l’accès de la route de Hué, au pied du col des Nuages. Très échancrée, la baie de Tourane est entourée de hauteurs menaçantes, et la Némésis, frégate-amirale portant le pavillon du commandant en chef, est embossée à proximité du rivage, ses canons pointés vers le nord. C’est la saison des pluies, et sur les soldats franco-espagnols qui progressent vers les forts, toutes les cataractes du ciel sont ouvertes, selon l’expression de l’aide de camp de Page ; ce lieutenant de vaisseau — encore un polytechnicien — se trouve être le petit-fils du chevalier de Lamarck, l’illustre naturaliste mort en 1829. Le 11 novembre 1859, sur la dunette de la Némésis, l’amiral Page examine à la lunette d’approche le panorama du col des Nua ges et les voies tortueuses pour parvenir aux forts. Page se flatte d’être un vieux briscard, non sans raison ; il a participé à de nom breuses affaires, depuis l’expédition d’Alger en 1830 jusqu’à la prise des forts chinois du Peï Ho en 1858. Mais il n’aura jamais connu pareil choc qu’en cette pluvieuse matinée de novembre. A
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ses côtés, lui indiquant la marche à suivre, se tient le commandant Déroulède. Frôlant l’amiral, un boulet annamite met fin de façon radicale à la carrière de l’officier du Génie : Déroulède est coupé en deux... Les canons de la Némésis ripostent à vue. L’amiral Page, notent les rapports militaires, est couvert de sang. Le facile combat des forts de Kien Chan ne coûtera que trois autres tués. Il est cependant historique, car la marine à voiles de la Royale n'en connaîtra plus d’autres ; la belle frégate-amirale portait bien son nom de Némésis, la déesse marquant le rythme du destin. Trois jours après l’engagement fatal du 18 novembre 1859, Page quittera Tourane pour Saïgon. Avant d’abandonner les lieux à son tour, la garnison restante détruira à l’explosif, le 29 février suivant, un dernier fort, situé au col des Nuages. Les marsouins le nommaient « Isabelle », comme le dernier des points d’appui fran çais de Dien Bien Phu, submergé dans la nuit du 7 au 8 mai 1954. Le 23 mars 1860, l’arrière-garde s’en ira. Il n’y aura plus aucun Français à Tourane jusqu’en avril 1863, lorsque débarquera l’ami ral Bonard, qui gagnera Hué en chaise à porteurs, par le col des Nuages, afin de rencontrer l’empereur Tu-Duc. Entre-temps, le silence aura régné sur Tourane, où restait un ossuaire d’un millier de croix.
A présent, notre histoire s'écrit de nouveau à Saïgon. En cette année 1859, l’amiral Page y arrive le 2 décembre. Il va poser les premières pierres de l’Indochine française, tandis qu’en Afrique commence la conquête du Sénégal par Faidherbe, bientôt rejoint par un capitaine de vaisseau que nous connaissons, Jauréguiberry, quittant la rivière de Saïgon pour le fleuve Sénégal. Durant les premiers mois de son proconsulat, Page à Saïgon, c’est Haussmann à Paris, car au même moment le baron préfet de la Seine est en train de transformer la capitale de la métropole. L’amiral polytechnicien, lui, organise et métamorphose le champ de ruines qu’est devenue la capitale de la Cochinchine. En 1859, Saïgon n’était que l’agglomération désordonnée d’une quarantaine de vil lages totalisant une vingtaine de milliers d’habitants, dont la plu part avaient alors pris la fuite ; un siècle plus tard, ils seraient 1 600 000 ! Page définit le tracé des principales artères en partant de la rue Catinat, célèbre entre toutes dans la période française. La rue a été ouverte trois ans plus tôt par les marins d’une corvette à roues que
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nous avons déjà croisée à Tourane, avec son pacha William Lelieur de Vilie-sur-Arce. La corvette était passée par Saigon avant son retour en France, où elle devait faire réparer ses chaudiè res. Ce bâtiment de pionniers, original par ses roues, s'appelait le Catinat. nous l'avons vu, et la première voie du nouveau Saigon avait naturellement pris son nom. Quant à l’amiral Page, comme il l'écrit alors avec la satisfaction d'un fondateur de colonie, il a la carabine d'une main et la plume de l'autre, « traçant des lois, des règlements de douane et de police municipale, marquant les rues, les places, les forts, les batteries, les corps de garde ». Il n’y a pas de main-d'œuvre — les ouvriers viendront de Canton —ni de matériaux — les briques et le ciment seront expédiés de HongKong, les planches, de Singapour. Mais l'amiral Page se hâte de commencer ce travail de Romains, car il sait qu'il est désigné pour la deuxième expédition de Chine, qui aura lieu au second semestre de 1860 et qui sera couronnée par la prise de Pékin. Page n'en oublie pas pour autant le travail politique et diploma tique. A la fin de 1859, il invite les mandarins à bord de la corvette Primauguet ; les pourparlers de paix dureront un mois et n'abouti ront pas. L’amiral change de cap et s’occupe de questions commerciales, car il est persuadé que les piastres feront la conquête de la Cochinchine mieux que les armes, selon sa propre expression. Dans une ordonnance de février 1860, il déclare le port de Saigon ouvert au négoce international, sous la protection de l'autorité française. Celle-ci va d'abord s'affirmer au nord de Saigon, face au camp retranché de Chi Hoa, où sont embusqués 12 000 Annamites armés. Commandées par le capitaine de vais seau d'Ariès, les forces françaises de protection comprennent 300 fantassins, une section de fusiliers marins, 30 soldats du Génie et 30 cavaliers tagals, sans compter les équipages de 6 corvettes ou avisos à vapeur. Ces forces doivent garantir la circulation sur la rivière de Saigon et garder l’entrée du port. Devant Chi Hoa, elles tiennent une ligne de pagodes où sont installées des pièces de marine de gros calibre. Un tel dispositif de sécurité produit son effet. Le 15 mars 1860, une armada de 35 navires de commerce européens et de 70 jonques de haute mer est mouillée dans la rade de Saigon. Au total, dans le courant de l’année 1860, le relevé des mouvements portuaires dénombrera 111 bâtiments européens et 140 jonques chinoises. C’est la paix par la piastre ? Nous n’en sommes pas encore là. Page a deux sortes d’adversaires, les mandarins annamites et les
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mandarins parisiens. Les premiers n’ont cessé de renforcer les lignes de Chi Hoa, qui menacent Saïgon dans la plaine des Tom beaux ; les seconds, c’est-à-dire les membres du cabinet impérial, détestent l’amiral pour son esprit caustique et ses manières indé pendantes et ils auront sa peau. Le sang de Déroulède qui l’a cou vert à Tourane comme une tunique de Nessus est un triste prétexte ; Page est à moitié limogé, à moitié car il reste en sousordre. En février 1860, le général Cousin-Montauban le remplace au commandement du corps expéditionnaire de Chine, mais il par ticipera à cette expédition victorieuse de l’été 1860. Et en avril, l’amiral Chamer, un Breton de 64 ans, lui succède au commande ment en chef des forces navales en Extrême-Orient. Le capitaine de vaisseau d’Ariès, futur amiral, a pris le commandement de la place de Saïgon en remplacement de Jauréguiberry qui participe à l’expédition de Chine. En Cochinchine, la situation militaire est difficile, car l'armée annamite élargit son dispositif à partir de la redoute de Chi Hoa. Une série de points d’appui fermés ou de hérissons est complétée par une longue et profonde tranchée ; le système de défense s’étend sur 16 km entre l’arroyo de l’Avalanche et l’arroyo Chinois, à 1 000 ou 1 500 m seulement des positions françaises et de la ligne des pagodes. Le but des tacticiens annamites est la pagode de Caï Mai qui domine la cité chinoise de Cholon, où se fait tout le commerce saïgonnais. Le commandant d’Ariès répond à la menace en faisant occuper, près de Caï Mai, deux autres édifices religieux hâtivement trans formés en ouvrages militaires par des réseaux de bambous : les pagodes des Mares et des Clochetons, cette dernière à 250 m seu lement des tranchées annamites. Les Clochetons sont fortifiés sous le feu, avec des sacs de terre, par la petite garnison, une centaine d’Espagnols et une cinquantaine de Français. Au-delà de la ligne des pagodes, aux garnisons encore plus réduites, il n’existe plus d’autres troupes pour défendre Saïgon. Les Français et les Espagnols de Saïgon ont le sentiment d’être abandonnés. A Paris, cependant, Rigault de Genouilly fait le siège des instances ministérielles et de l’entourage impérial et plaide en faveur de cette Cochinchine dont les richesses l’ont impressionné. 11 finira par rallier à ses vues le ministre de la Marine et des Colo nies Justin de Chasseloup-Laubat. Napoléon III se laisse convain cre et envisage l’annexion de la Cochinchine, sitôt l’expédition de Chine terminée. Celle-ci ne fait que commencer, avec l’occupation de l’île Chusan, position stratégique dans la mer Bleue ; à la fin
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du mois de juillet 1860, les 34 navires français et les 73 britanni ques se rencontrent dans le golfe du Petchili ; et ce sera en août la marche sur Pékin, la fameuse prise du pont de Palikao par le 2e Bataillon de chasseurs, l'entrée des Français dans la capitale chinoise, le 13 octobre 1860, la paix signée le 26 et le départ des troupes le 1er novembre. Entre-temps, Saigon est laissée à ses mai gres forces. Dans la nuit du 3 au 4 juillet 1860, 2 000 Annamites se lancent contre la pagode des Clochetons ; les assaillants sont certains de submerger par le nombre la poignée des défenseurs, comme plus tard les Viets attaquant les postes français de la guerre d’Indo chine. A un contre quinze, les Franco-Espagnols tiennent le choc, repoussent les assauts à coups de canon et avec des feux de salve bien ajustés, et les Annamites se retirent en laissant sur le terrain une centaine de tués, dont le haut mandarin Ton Thap Tiep ; un obus à mitraille aura raison de ce courageux personnage, le plus important de l’armée puisqu’il était « Haut Commissaire royal et Prince de sang, gouverneur général de toutes les provinces du sud et commandant en chef des troupes ». Cette mort au champ d’hon neur annamite est un symbole ; Saigon est sauvée de justesse, car la perte de la pagode des Clochetons aurait entraîné la rupture de toute la défense française. Dans le second semestre 1860, il y aura d’autres incursions vietnamiennes, mais plus d’attaque en masse. Début décembre, aux abords du Camp des Lettrés, le capitaine Barbé sera mortellement blessé dans une embuscade à la pagode qu’il commandait et qui prendra dès lors son nom. Par la suite, à l’emplacement de la pagode Barbé s’élèvera un établissement sco laire connu du Tout-Saïgon, le lycée Chasseloup-Laubat.
Avec l’arrivée de l’amiral Chamer, retour de Chine, commence en février 1861 la véritable expédition de Cochinchine. Rigault de Genouilly a été le conquérant de la citadelle, Page le fondateur de l’établissement français de Saïgon, Jauréguiberry a dégagé les abords de la ville, Chamer sera le premier chef français disposant de tous les pouvoirs civils et militaires et décidant de la guerre et de la paix avec l’empire d’Annam. Quelle responsabilité ! si l’on songe qu’aujourd’hui un officier général ne peut autoriser un coup de fusil sans en référer aux instances gouvernementales ou interna tionales. Mais Chamer a la religion du devoir, dit-on de lui, et il mérite ses pouvoirs. Il est encore d’un temps où la guerre, selon
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les idées de T Ancien Régime, est une affaire trop sérieuse pour ne pas être confiée à des militaires. Trois ans après avoir exercé la souveraineté en Cochinchine, il deviendra Amiral de France, dignité rare; il n’y aura plus de titulaire après 1870; en 1939, dans le sillage des Anglais, le titre suprême sera celui d’Amiral de la Flotte. Joseph Chamer est de Saint-Brieuc. Ses traits sont fins, sa bou che mince, son front dégarni, et ses grands yeux sombres lui man gent le visage. 11 a 64 ans et une belle réputation d’entraîneur d’hommes, acquise à Sébastopol sur un navire au nom prédestiné, le Napoléon. La force navale qu’il conduit de Chine en Cochin chine est impressionnante : 68 navires de guerre, armés d’une artil lerie redoutable, près de 500 canons. Il y a deux frégates à vapeur, l’Impératrice-Eugénie, portant son pavillon, et la Renommée, arbo rant les couleurs de l’amiral Page, son subordonné ; il y a les cor vettes Primauguet, Laplace et Duchayla ; 11 avisos à roues ou à hélices, 5 canonnières de lrc classe et 13 petites qui feront mer veille dans les arroyos, avec leur excellent canon rayé de 30 livres ; il y a enfin 17 vaisseaux de transport, un navire hôpital et diverses jonques armées. Certains petits navires, achetés à Hong-Kong ou à Manille, ont été baptisés de noms français. Ainsi le Déroulède rappelle le souvenir très proche de l’officier du Génie tombé à Tourane. Neuf cents matelots aguerris forment un gros bataillon d’assaut, dont la compagnie de pointe est constituée de «marins abordeurs ». Les troupes de terre, venues également de Chine, ne sont pas moins importantes. Elles sont commandées par le général Jules Vassoigne, qui s’illustrera neuf ans plus tard à Bazeilles, à la tête de la division d’infanterie de marine. Elles comprennent 2 200 hommes, dont 800 soldats d’élite, marsouins ou chasseurs à pied. Le corps expéditionnaire totalise 4 000 hommes ; nous ne retrouverons pas de sitôt en Indochine une force aussi considéra ble. Nous remarquerons enfin la présence d’une petite troupe hau tement symbolique, la première du genre, qui a été levée par Rigault de Genouilly et qui s’ajoute aux 800 hommes de la garni son de Saïgon : 80 soldats annamites volontaires pour servir dans l’armée française. L’exemple sera suivi de 1861 jusqu’en 1954. Que va faire Chamer de ce bel instrument guerrier ? Il va pren dre le camp retranché de Chi Hoa. L’attaque est fixée au 24 février. Il ne sera pas facile d'enlever ce rectangle fortifié de 3 km sur 900 m, muni de multiples ouvrages de défense et de
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150 canons, et défendu par 22 000 réguliers et 10 000 miliciens. Pendant que le gros du corps expéditionnaire se déploie et offre un tableau digne de Géricault, la division navale de Page remonte le cours supérieur du Donnai afin de couper la route aux forces annamites. A 5 heures, l'artillerie de Page et celle de la ligne des pagodes ouvrent le feu. A 6 heures, les troupes débouchent de Caî Mai. En tête, à cheval, au milieu d'une escorte colorée de chas seurs d’Afrique, marchent l'amiral Chamer et le général de Vassoigne, qui aura le bras traversé par une balle lors des premiers assauts. Les défenses accessoires sont enlevées et l’attaque reprend le 25 au petit jour. L’affaire est d’envergure, on le voit sur le croquis d’ensemble d’un officier de l’expédition : les vagues d’assaut des fusiliers marins avec leurs chapeaux ronds, franchissant les haies de bam bous et les obstacles d’épineux, passant les canaux remplis d’eau sur des ponts de fortune, luttant à l’arme blanche contre les défen seurs. On voit le fourmillement des hommes chargeant baïonnette au canon, escaladant les escarpes ; les officiers sabre au clair, les clairons sonnant la charge. On voit au loin les nuages de poudre des canons de Chi Hoa — les poudres sans fumée ne seront utili sées que trente ans plus tard. L’assaut est très enlevé, mais les assiégés résistent si bien que « l’envoi des troupes de soutien devint nécessaire », écrit sobrement Chamer. Au soir du 25 février, Chamer est vainqueur à Chi Hoa, mais les pertes sont sensibles dans cette plaine des Tombeaux : 225 hommes hors de combat et 12 tués, dont un lieutenant-colonel de l’infanterie de marine. De son côté, Page a enlevé les forts défendant le cours supérieur du Donnai’. Cinq jours plus tard, la province de Saigon est tout entière aux mains des troupes françai ses, qui se tiennent aux abords de deux centres importants, dont les noms seront souvent prononcés au cours de la guerre d’Indochine, Mytho et Bien Hoa. Chamer décide de s’attaquer d’abord à Mytho, qui ouvrirait au corps expéditionnaire l’accès au delta du Mékong. Durant cette opération de douze jours, les canonnières tiendront la vedette, comme le feront sur le Mékong et ses arroyos les flottilles amphibies, de 1945 à 1954. Pendant ce temps, un enseigne de vaisseau se morfond dans la pagode des Clochetons dont il a pris le commandement. C’est Francis Garnier. A son retour de la campagne de Chine avec Charner, à peine débarqué à .Saigon le 2 février 1861, il a participé à la bataille de Chi Hoa, sans trouver l’occasion de s’y distinguer;
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il avait pourtant intrigué, il le dit lui-même, pour faire partie d’une colonne d’assaut. Manque de chance, il ne pourra se rattraper avec l’expédition de Mytho, à laquelle il n’est pas convié. Pourtant, cette guerre « à l’indienne » aiguise son imagination et excite la verve qui vibre dans ses lettres. Ce Chateaubriand de 21 ans, mais c’est René en Indochine ! Quel lyrisme, dans une situation qui ne s’y prête guère ! « Les pieds posés à l’américaine sur le bord de la fenêtre, je regarde nonchalant la fumée de mon cigare s’échapper capricieusement à travers la fente de mes volets, où un rayon de soleil la colore de nuances d’azur, et se perdre dans le fond de verdure qu’un bouquet d’aréquiers étend devant moi. » Francis Garnier prévient, dans une autre lettre ; il ne faut pas s’attarder sur les fonds de verdure et les nuances d’azur, aspects trompeurs de cette terre luxuriante. La saison des pluies est proche et tout n’est pas rose. « Je radote, écrit-il, je ne sais plus ce que je dis, j’ai mal à la tête, je suis furieux, les moustiques me tracassent, je vais me coucher après avoir donné à boire à mon chat qui m’as somme depuis une demi-heure... » Quand les chats vous assom ment, c’est mauvais signe au Pays des Merveilles. Francis Garnier est mûr pour une occupation sérieuse. Celle-ci lui est refusée sur le plan militaire ? Il se lance sur le terrain de la prospective politi que ! Rentré à Saïgon dans l'attente d’une affectation, il poursuit la rédaction de deux articles sur « les relations de la France avec l’Extrême-Orient », décor géopolitique de ses futures brochures qui feront grand bruit sous le titre La Cochinchine française en 1864. Pour le moment, au long de ces premiers mois de 1861, c’est le silence et l’ennui. Et c’est la déception : aucune promotion pour ceux de Cochin chine et moins d’une dizaine de décorations pour les 4 000 vain queurs de Chi Hoa, alors que les honneurs pleuvent sur les glorieux soldats de la campagne de Chine. Chamer a été discret sur Chi Hoa, tandis que le général Cousin-Montauban a su faire valoir, écrit Francis Garnier, « les deux grandes batailles rangées de Shangawan et de Palikao pour déguiser le chiffre illusoire des morts qui s’élevait à un dans chacune d’elles ». Un, c’est Garnier qui souligne, et il était un observateur averti à bord d’une des canonnières de l’amiral Chamer, jusque sous les murs de Pékin. Du bidon à Palikao ? La notation, méprisante pour l’armée de Terre et les pilleurs du palais d’Eté, est intéressante pour les histo riens de la campagne de Chine, n’en déplaise à la mémoire de Cousin-Montauban, fait « comte de Palikao »...
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Aurait-il pris la capitale du Tonkin dix ans plus tôt que Francis Garnier serait peut-être devenu « duc de Hanoï » ! En tout cas, il se désole de cette injustice et de ces faux comptes — et comtes — de l’histoire. Le nombre des soldats tombés au champ d’honneur de Chi Hoa est non pas de 12 — estimation de Chamer dans son rapport — mais d'au moins 50, si l’on comprend ceux qui sont décédés des suites de leurs blessures. En quatre mois, la campagne de Cochinchine a été deux fois plus meurtrière que toute la campa gne de Chine, avec un personnel deux fois moindre. Et Garnier, proche témoin à défaut d'en être l’un des acteurs, avance le nom bre de 150 tués pour la seule opération de Mytho. Revenons à cette opération. Fin mars 1861, une flottille conduite par le capitaine de frégate Bourdais s’engage dans l’arroyo de la Poste en direction du Mékong. La voie est inconnue, certainement semée d’embûches et de dangers, surveillée par des ouvrages défensifs et barrée par des estacades. Le commandant Bourdais ne se trompe pas, ses canonnières tomberont sur 9 bar rages et sur 10 forts avant de parvenir à la citadelle de Mytho. Au reste, Saigon enverra des renforts, qui porteront les effectifs franco-espagnols à 900 hommes, et parmi eux un pontonnier compétent, le commandant du Génie Allizé de Montignicourt. Et du génie, il en faut pour frayer le passage. Les barrages sont constitués de gros pieux entrecroisés, enfoncés dans la vase et alourdis de paniers remplis de pierres. Sous la mitraille, les canots doivent atteindre les pieux, et les hommes dégager une ouverture ; ils s’exténuent dans les eaux troubles où flottent des myriades d’ennemis mortels : les vibrions cholériques. Le commandant Allizé sera surpris par cet adversaire invisible et mourra du choléra cinq mois plus tard. Quant au commandant Bourdais, il sera mor tellement atteint par l’artillerie annamite. La flottille trouve encore d’autres obstacles imprévus, en parti culier des assemblages de jonques ou de radeaux, chargés de matières incendiaires. Dans la nuit du 9 au 10 avril, le comman dant Bourdais parvient à 2 km de Mytho, sous un ouvrage anna mite dont les guides ignorent l’emplacement exact. C’est le cinquième du genre ; il s’appellera par la suite fort Bourdais : le brave officier entre au champ d’honneur à cet endroit marécageux de l’arroyo de la Poste. Bourdais, 41 ans, Malouin né à SaintServan, meurt en Cochinchine après de nombreuses campagnes — les Marquises, la Crimée, l’Adriatique, la Chine. La flottille des canonnières reprend sa route vers Mytho, qui est
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atteint le 12 avril. Et là, surprise ! le drapeau français flotte sur la citadelle. L’escadrille de l'amiral Page a forcé la passe méridionale du Mékong et la belle citadelle aux murailles couvertes de chevaux de frise a été occupée sans coup férir. Chamer a les mains libres en Basse-Cochinchine et il s’en tient là. Les consignes gouverne mentales lui enjoignaient d'ailleurs de ne pas étendre la domina tion française « au-delà des limites qu’une sage prévoyance impose ». Et l’amiral est aussi sage que prévoyant. Il est enfin quelque peu fatigué, avec une soixantaine bien sonnée ; il va demander de rentrer en France. En attendant, la diplomatie le repose. Aux discussions à coups de canon, succèdent les joutes politiques, qui ne lui sont pas étrangères ; dans le passé, il a conduit une ambassade extraordinaire en Chine, il a été député en 1849 et a dirigé le cabinet du ministre de la Marine. Le futur Amiral de France est tout autant un homme de politique qu’un chef de guerre. D’avril à août 1861, il multiplie les pourparlers avec les repré sentants de la cour de Hué. Tout en ébauchant un début d’adminis tration directe, il fait connaître ses conditions de paix : libre exercice de la religion catholique, cession à la France des provin ces de Saïgon et de Mytho, indemnité de guerre de 4 millions de piastres. Le dialogue est finalement rompu, du fait de l’agitation entretenue par les Annamites. Dans la deuxième semaine d’août, l’amiral annonce publiquement que les provinces de la BasseCochinchine appartiennent à la France. Déclaration calculée pour imposer l’irréversible ; Chamer n'ignore pas qu'au même moment un nouveau commandant en chef est désigné par décret impérial. Et le 15 août, la prise de possession de la Basse-Cochinchine est célébrée à Saïgon au cours d'une cérémonie grandiose, un Te Deum, chanté en l’honneur de Napoléon III par Mgr Lefebvre, l’ancien prisonnier de Thieu-Tri. Les services de Chamer n'ont pas lésiné sur le décor. Une vaste esplanade, délimitée par des cavaliers arborant des étendards, s’ouvre sur une avenue de mâts portant des drapeaux en faisceau et des oriflammes ; de part et d’autre, des marins armés et agenouillés ; à l’entrée, un portique orné d’un soleil de gloire et encadré par deux gros canons, la gueule en bas plantée dans une gerbe de pièces de petit calibre ; et, au fond, un dais surmonté d’une croix, où Mgr Lefebvre dit la messe de l’Assomption. Dans la foule, énorme et bigarrée, se mélangent mandarins annamites, matelots français et commerçants
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chinois, tandis que les salves alternent avec les chœurs et les musiques. Du grand spectacle, mais qui ne fait pas oublier l’état de siège, décrété depuis la fin mai, car les mouvements ennemis s’accen tuent à Bien Hoa et à Vinh Long. L’amiral temporise, estimant ses forces insuffisantes. Il lui manque un millier d’hommes, penset-il, pour conquérir ces provinces hostiles, la première située au nord dans une boucle du Donnai, la seconde au sud entre les deux bras inférieurs du Mékong. Le commandant en chef devra patien ter jusqu'à l'arrivée de son successeur, en novembre 1861. La patience est l'une des qualités de Léonard Chamer : trois mois plus tard, il sera sénateur...
Autant Chamer était calme, autant son successeur, le contreamiral Bonard, est tout l’opposé : nerveux, cassant, actif, sûr de son fait et fier de ses capacités de précision. Autant Chamer était un modèle de l’esprit de finesse, autant Bonard l’est de l’esprit de géométrie. Le caractère entier du nouveau commandant en chef se lit sur son visage anguleux, bouche carrée, menton volontaire, que de larges favoris blancs encadrent. Né à Cherbourg en 1805, Bonard est un polytechnicien, et cela se verra dans ses ordres d’opération, indiquant avec minutie les horaires et les distances. Dès sa prise de commandement, le 30 novembre 1861, il fait occu per l’île de Poulo-Condor, que les Annamites avaient transformée en pénitencier — une affectation destinée à durer — et que les Anglais lorgnaient, pensait-on. Une quinzaine de jours seulement après son arrivée, il lance ses troupes sur la citadelle de Bien Hoa. Ses instructions sont d’une précision mathématique. Tandis que les canonnières remonteront le Donnai pour attaquer les barrages, les forts et finalement la citadelle, trois colonnes franco-espagno les exécuteront en trois jours, du 13 au 16 décembre, trois mouve ments à partir du « point A » de la rivière de Saigon. Une vraie règle de trois ! Conjointes et minutées, les actions des colonnes terrestres doi vent permettre de s’emparer d’abord des défenses extérieures, le poste de Go Cong et le camp de Minh Hoa, avant de prendre la citadelle en coordination avec les forces fluviales. Le plus extraor dinaire est que ce plan, efficace en théorie, le sera aussi en prati que, et qu’il réussira parfaitement. La citadelle de Bien Hoa est conquise à l’heure prévue, le 16 décembre, et à moindres frais :
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2 tués seulement. Les défenseurs évacuent précipitamment l’ou vrage, laissant intacts 48 canons et 15 jonques armées. Il y aura cependant une épouvantable tragédie dans les flammes ; elle n’est pas due au feu des assaillants, mais à un incendie cruellement allumé par les Annamites. 400 chrétiens cochinchinois sont brûlés vifs dans la citadelle où ils étaient détenus ; avant de s'enfuir, le gouverneur a donné l'ordre à ses soldats de mettre le feu au camp de prisonniers, préalablement rempli de matières incendiaires. Un bûcher de 400 martyrs ! L'amiral Bonard n'est pas éclairé par les flammes de Bien Hoa qui pourtant vont se propager trois semaines plus tard jusqu’au cap Saint-Jacques, à Baria, où 300 chrétiens sont de nouveau brû lés vifs, juste avant l'arrivée des troupes françaises. Bonard est arrivé avec des idées toutes faites dans cette Cochinchine de TuDuc qu'il ne connaît pas. Il veut y appliquer tout de suite les formules de pacification expérimentées en Algérie et crée en 1862 le service des directeurs des Affaires indigènes. Certains postes conquis par le corps expéditionnaire sont remis aux fonctionnaires « indigènes », sous une illusoire autorité française, et aussitôt réoc cupés par les « rebelles ». C'est un désastre, que compense la pénétration des troupes. D'ouest en est, Saïgon est protégée par une ligne de conquêtes avancées, Baria, Bien Hoa, My Cui, Mytho, Vinh Long. La sous-préfecture de Baria, si cruelle aux chrétiens, est donc occupée le 7 janvier 1862. A Bien Hoa, la garnison française bat le pays en tous sens. Le 22 mars, l'importante citadelle de Vinh Long, défendue par 68 canons, tombe aux mains de l'amiral Bonard en personne ; à bord de l'aviso Ondine qui porte son pavil lon, il dirige l'action combinée des forces navales — 2 avisos et 9 canonnières — et terrestres, un millier de soldats, dont 300 Espa gnols. Dix jours après, c'est le tour du camp retranché de My Cui, à 20 km de Mytho. Une mention particulière est à accorder à une troupe endiablée, aux ordres du commandant Pietri ; ce sont des tirailleurs algériens, appelés « turcos » depuis la campagne de Cri mée. Les beurs d’aujourd'hui savent-ils que leurs ancêtres turcos combattaient déjà avec héroïsme dans l’Indochine des années 1860? Le bataillon Pietri a dans ses rangs un capitaine appelé Georges Boulanger. Le nom ne porte pas particulièrement à l’at tention. C’est pourtant bien lui, le futur général Boulanger, l’illus tre et touchant personnage qui faillit entrer dans la grande histoire et préféra s'enfuir. Vingt-six ans plus tard, on le sait, il aurait pu
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prendre une citadelle quand même plus importante que celle de Vinh Long, mais il n'osa pas marcher sur l'Elysée, certain soir du 27 janvier 1888. En Cochinchine, au cours du premier semestre 1862, l’agitation ne cesse pas. C'est par exemple, le 10 mars à Mytho, l’explosion criminelle d’une canonnière, qui coûte une cinquantaine de tués et blessés ; c'est, le 6 avril à Cholon, l'incendie néronien d’une partie de la ville chinoise ; c’est, heureusement découvert à temps, l'em poisonnement à l'arsenic des vivres du mess des commissaires de la marine, à Saïgon. Embuscades, attentats, pillages, collectes d’impôts pour la rébellion, tout cela contredit le rêve de Bonard, cette pacification qu’il veut confondre avec la paix. Le 14 avril, l’amiral écrit à Chasseloup-Laubat une lettre confondante d’or gueil et de naïveté. Il a fait ses preuves comme militaire, dit-il, maintenant il désire obtenir « le succès de la paix ». Et de manier noblement le truisme : « La guerre, nécessaire, indispensable dans certains cas, fait des ruines, et la paix, seule, peut édifier quelque chose de stable et de positif. » Voilà qui est pensé ! Eh bien ! les événements vont donner raison à l’amateur de tautologie, du moins en apparence. Apparition inespérée, la colombe de la paix surgit dans le ciel troublé de Cochinchine. En fait, il s’agit d’un leurre, car une véritable paix d’envergure s’offrait au même instant. Soudain, la cour de Hué se montre pleine de bonnes disposi tions, et l’empereur Tu-Duc laisse entendre qu’il souhaite la paix. Bonard voit ses rêves s’accomplir et ne voit pas les réalités qui s’y cachent. Il n’est pourtant pas étranger à la première réalité, qui est d’ordre économique : le blocus des riz, essentiels à la consom mation de l’Annam. Depuis une année, ce blocus est effectif dans les provinces du Sud, et le riz cochinchinois ne parvient plus à Hué; en avril 1862, il s’étend aux provinces du Nord, où une corvette, le Forbin, est envoyée pour stopper les arrivages de riz tonkinois. Mais il y a une seconde réalité, d’ordre politique et beaucoup plus importante. Depuis fort longtemps — nous avons déjà évoqué la question sous Thieu-Tri et dans les débuts du règne de Tu-Duc —, le Tonkin est en proie à la révolte des descendants, vrais ou présumés, de l’antique dynastie régnante des Lê. Ceux-ci considèrent la lignée des Nguyen, les seigneurs de Hué, comme usurpatrice. En 1861, le dernier de ces héritiers dépossédés se révèle particu lièrement dangereux pour Hué. Il s’appelle Lê Phung, il est catho lique, et c’est un pur produit des missions. Volant de victoire en
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victoire, il a gagné à sa cause tout l’est du Tonkin. Ses 20 000 pay sans révoltés tiennent la campagne, mais sont impuissants contre les citadelles de Tu-Duc. En 1859, au début de son aventure, Lê Phung a déjà demandé, en vain, de l’aide à Rigault de Genouilly, trop occupé par l’affaire de Tourane et par la paix de Saigon. A présent, fort de ses avancées, le prétendant renouvelle ses appels en direction de ces entreprenants Français. Bonard est encore plus sourd que le conquérant de Saigon. L’amiral ne veut pas entendre les informations alléchantes qui lui parviennent, selon lesquelles Lê Phung accepterait un protectorat français au Tonkin; en échange, quelques canonnières envoyées devant Hué feraient faci lement taire un Tu-Duc dont l’autorité sur les provinces septentrio nales est plus qu’ébranlée. Il semble bien que l’amiral Bonard ait laissé passer là une chance historique de mettre au pas l’empire d’Annam en le cou pant de la Cochinchine, c’est déjà fait, et du Tonkin, cela pourrait se faire d’un coup de maître. Bonard ne sera pas ce maître et il écoutera le chant des sirènes de Hué. Le Forbin. envoyé là-bas pour recevoir les propositions de la cour, revient à Saigon pour rendre compte, repart pour Tourane afin d’accueillir les plénipo tentiaires de Tu-Duc, Phan Thanh Giang, ministre président du tribunal des Rites, et Lam Gien Thiep, ministre président du tribu nal de la Guerre. Les marins de la corvette française assistent avec amusement à une scène majestueuse dans le décor de la baie de Tourane. Tirée par 50 jonques à rames, une antique frégate à voi les, aussi délabrée que décorée, apparaît lentement. Elle s’appelle VAigle, le nom nous dit quelque chose. C’était en effet l'un des beaux vaisseaux construits en 1800, et un volontaire français que nous connaissons, Godefroy de Forçanz, le commandait. Pour l’heure, la frégate de Gia-Long transporte les deux mandarins de Tu-Duc. Ce retour du passé augure-t-il bien de l'avenir? Les jonques à rames laissent le travail du remorquage à la cor vette à vapeur, et VAigle parvient à Saigon grâce au Forbin. Les négociations, immédiatement entamées au Camp des Lettrés, vont durer six jours. Et durant six soirées, le Tout-Saïgon bruira des conversations dans ses nouveaux bâtiments aux affectations diver ses : au « Lyonnais », le premier café, ouvert dans une case anna mite au milieu d’un bosquet d’aréquiers ; derrière les solides murs d’un grand édifice construit à quai, à l’entrée de la rue de l’impéra trice, le premier établissement de commerce, qui appartient à un négociant bordelais dont nous reparlerons en 1883 ; ou à la pre
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mière résidence des gouverneurs, une vaste maison coloniale en bois, avec étage, terrasses et colonnades, et deux dépendances jouxtant le portail surveillé par des guérites. Le salon de reposée la résidence est parfois transformé en salle de théâtre, où Bonard offre à MM. les officiers des spectacles cochinchinois. L’amiral aime l'apparat. Le 5 juin 1862, le traité de paix est signé. Bonard triomphe, ses conditions sont acceptées : cession à la France des provinces de Saigon, Mytho et Bien Hoa, versement échelonné d’une indemnité de guerre de 20 millions de francs, acceptation de la liberté reli gieuse et ouverture au commerce de trois ports, dont Tourane. Le jour même, l'amiral adresse une proclamation aux soldats et marins : « En ouvrant aux confins de la Chine, une voie nouvelle à la civilisation et au commerce de l'Occident, vous avez réalisé une pensée de l’Empereur ! » Vision impériale, vite démentie par les menées de l’autre empereur, Tu-Duc. Le second semestre de 1862 sera aussi amer qu’agité. L'amiral se plaint de son abandon et envoie lettre sur lettre à son ministre de tutelle, ChasseloupLaubat, bientôt exaspéré par l'arrogance et les récriminations du commandant en chef. L'agitation de Bonard s’explique par celle que Hué entretient en sous-main un peu partout dans les provinces officiellement cédées, à Bien Hoa et à Baria, et surtout à Go Cong où les attaques de postes sont incessantes ; à Poulo-Condor, où se soulèvent ensemble les prisonniers de l’île et les habitants de l’archipel ; au cercle de Tay-Ninh, que dirige un chef énergique, le chef de batail lon Brière de L’Isle, que nous retrouverons plus tard général au Tonkin. Le 16 décembre, l’insurrection s’aggrave, et les attaques sont difficilement contenues. Au fort de Rach-Tra, à 15 km de Saigon, le capitaine d'infanterie de marine Thouroude est tué à coups de lances ; à Thuoc-Nien, entre Caï Mai et Mytho, le capi taine Taboulet tient tête avec 50 hommes à 1 200 Annamites; dans le Vaïco oriental, ce sont les fusiliers marins qui repoussent des bandes de sauvages mois. « L’insurrection est partout et je n’ai pas cent hommes », gémit Bonard dans une nouvelle lettre à Chasseloup-Laubat. L’amiral est enfin entendu, et son collègue commandant la division navale de Chine arrive à son secours, au début de février 1863, avec des renforts, tirailleurs algériens, infanterie légère d’Afrique, artilleurs, et même 800 Espagnols de Manille. Ce collègue providentiel est d’une famille de Castres ; il a un frère également amiral, connu pour avoir transporté à Paris
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l’obélisque de Louxor, sans compter un cousin, âgé à l’époque de 3 ans. L’amiral de Chine et d’Indochine est Benjamin Jaurès, le petit cousin, Jean Jaurès. Les renforts guerriers de Benjamin Jaurès permettent à Louis Bonard de contre-attaquer. Le 24 février 1863, après diverses opé rations de dégagement, c’est l’assaut sur Go Cong avec des forces combinées. Terrestres, elles sont formées en deux colonnes, où vont encore s’illustrer les turcos du commandant Pietri. Navales, ou plus exactement fluviales, elles sont partagées entre les arroyos et le bras nord du Mékong. La flottille de corvettes et de canonniè res comprend de nouveaux chiens de garde, une trentaine de curieuses embarcations doubles, à la manière des catamarans de la côte de Coromandel ; leurs curiosités : le tablier central où est arrimé un canon et deux étraves blindées sur les canots flotteurs. Ces engins, fort utiles pour l’assaut, la traversée des rizières ou la formation de ponts flottants, sont appelés des « merrimacs » en souvenir de la frégate confédérée de la guerre de Sécession, un navire muni d’une ceinture de fer et d’un éperon de fonte. Et la victoire de Go Cong est obtenue sans peine sous un feu dévorant ; ce n’est pas celui des batteries annamites, vite abandon nées par leurs serveurs, mais celui d’un soleil de plomb sur les arroyos. Les hommes sont épuisés ou malades, et parmi eux Bonard, qui a déjà demandé son congé en France pour raison de santé. Justement, un courrier officiel arrive à Saïgon, avec le contre-amiral La Grandière, chargé d’assurer l’intérim. Le courrier apporte aussi un exemplaire du traité ratifié par le gouvernement français. Pour Bonard, c’est l’occasion d’être reçu officiellement par son impérial adversaire, Tu-Duc, qui doit à son tour ratifier le traité. L’amiral veut connaître son heure de gloire en se rendant à Hué avant de partir pour Suez et la métropole, et les eaux de Vichy, après dix-sept mois d’un dur commandement. Le 2 avril 1863,4 navires de guerre français et espagnols partent de Saïgon pour Tourane, où les mandarins de Tu-Duc attendent les ambassadeurs occidentaux pour un voyage terrestre et pittoresque jusqu’à Hué. Ombrelles, palanquins, hamacs, coolies, soldats, la randonnée diplomatique en file indienne fait sensation parmi les villageois. Du col des Nuages aux portes de la cité impériale, elle dure cinq jours. Les haltes et les relais sont organisés, l’escorte annamite est respectueuse et veille avec un soin particulier sur une châsse transportée comme une arche d’alliance et déposée chaque soir sur l’autel d’une pagode ; le coffret contient l’exemplaire du
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traité. Et le 14 avril, ledit traité est enfin ratifié par le ministre plénipotentiaire de l'empereur ; c'est le Grand Mandarin Phan Thanh Giang, qui a déjà préalablement signé le document du 5 juin 1862. Deux jours après la ratification mandarinale, Tu-Duc reçoit en audience solennelle Bonard et ses officiers, qui sont les premiers étrangers admis devant le souverain annamite. Marque de considé ration insigne, Français et Espagnols n'ont pas à s’incliner jusqu'à terre et conservent leurs épées. Et, tel le « dites-le avec des fleurs », un poème en vers, écrit par l’empereur en personne pour son homologue Napoléon III, est déposé entre les mains de l’ami ral. C’est charmant, et très hypocrite si l’on sait que Hué continue à soutenir secrètement l’agitation en Cochinchine. Bonard quitte pourtant cette Cochinchine avec un bilan satisfai sant. A ses victoires militaires, s'ajoutent des conquêtes civiles. L’administration directe a été reprise, heureusement mais lente ment, car il faut autant enseigner le français aux rares petits fonc tionnaires locaux que l’annamite aux inspecteurs des Affaires indigènes, venus des corps de troupe. Les recettes du port de Sai gon ont augmenté et dépassent largement le million de francs, que double le premier million de l’indemnité de guerre, versé par Hué. Les travaux publics se développent et emploient 40 000 travail leurs, cinquante fois plus que la ville ne compte alors d’habitants. Les marais sont assainis, les rizières irriguées, les canaux creusés, dans une perspective encore incertaine. Bonard songeait à faire de Saigon une sorte de Venise asiatique ; la réalité imposera la solu tion terrestre, avec des canaux remblayés et des marais transformés en esplanades ou en boulevards. En tout cas, l’avenir français s’ou vre à Saïgon, mais Bonard ne reverra plus son rêve aquatique. Le palu et autres fièvres récurrentes auront eu raison du dynamique amiral. Devenu préfet maritime de Rochefort, poste de tout repos où il succède à l’amiral Page, il meurt le 31 mars 1867, deux mois après Page, décédé le 2 février.
La France, on le sait, est le seul pays où le provisoire est défini tif. Venu gouverner la Cochinchine à titre intérimaire pour quel ques mois, l’amiral Pierre de La Grandière va y rester cinq ans, du 1er mai 1863 au 5 avril 1868, et lui aussi paiera le tribut aux fièvres coloniales : sa femme meurt de maladie pernicieuse, dès leur retour en France, et lui-même, en 1870, sera démissionnaire
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de sa charge de gouverneur pour raisons de santé. Sans avoir oublié sa Cochinchine, il meurt dans son pays natal, à Quimper, en 1876. Né à Redon en 1807, c'est un Breton calme, comme Chamer. Autant Page était impérieux et caustique, et Bonard irrita ble et bouillonnant, autant La Grandière est froid, méthodique et ferme. Du calme, il lui en faudra pour y voir clair dans cet Orient compliqué et pour faire face durant cinq années à une situation complexe. Confuse sur le terrain militaire, emmêlée sur le plan diplomatique, embrouillée dans le domaine politique, cette situa tion sera mal perçue dans une France alors très occupée par la guerre du Mexique et très partagée sur cette question de la coloni sation cochinchinoise. Et pourtant, l'amiral de La Grandière sera le véritable fondateur de la Cochinchine française, qu'il élargira aux trois provinces dites de l’Ouest et constituant l'espace vital nécessaire à la colonie ; ce sont, à la frontière du Cambodge, les provinces de Chaudoc et de Hatien, et à proximité du Bassac, celle de Vinh Long, que le Mékong enlace entre Mytho et Cantho. Sans cette extension géo graphique, sans la volonté politique de La Grandière, la colonie était près de disparaître à sa naissance, en devenant au mieux un protectorat. Et de là l'Indochine, future Perle de l'Empire, aurait été simplement bonne pour le commerce et la dégustation, au lieu d’être perlière ; et elle n’aurait plus été christianisée. Nous ne savons pas ce que l’Indochine non coloniale serait devenue, et il est vain de récrire l'histoire, mais pour l’histoire qui s’écrit la centaine d’années françaises qui commence a un père adoptif, La Grandière. Cette adoption est d'autant plus remarquable que le gouverneur intérimaire n’est pas arrivé avec une vision impériale de sa mission. L’amiral n’est nullement un impérialiste, mais un empirique, le modèle même de cet «empirisme organisateur» cher à Maurras. Et il y a dans le jeu que le destin lui distribue un atout maître, le ministre Chasseloup-Laubat, que l’opinion appel lera « le champion de la Cochinchine ». Début mai 1863, le pragmatique La Grandière entre en fonction au milieu d’un bel imbroglio. Rien n’est clair à Hué, encore moins à Paris, ou même à Saigon. Du côté de Hué, on n’est pas aveugle, ou plutôt on croit y voir clair. Tu-Duc pense que la France de Napoléon III n’a pas vraiment l’intention de s’installer à demeure en Cochinchine ; il n’a pas tort. Il va tenter de regagner par la diplomatie ce que les armes lui ont fait perdre et envoie une ambassade à Paris. Conduite par le mandarin que nous avons déjà
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rencontré lors des tractations de l'amiral Bonard, Phan Thanh Giang, cette ambassade sera pour les Annamites un succès en trompe-l'œil. Du côté de Paris, personne ne semble fixé sur l’avenir à donner à la Cochinchine, mis à part son « champion », le détenteur avisé du portefeuille de la Marine et des Colonies. Digne fils du général marquis François de Chasseloup-Laubat, officier du Génie de la Grande Armée qui organisa avec succès le siège de Dantzig en 1807, Justin de Chasseloup-Laubat, déjà rénovateur de la Royale, sait où il veut parvenir : l'annexion de la Cochinchine. Les autres ministres ou parlementaires sont beaucoup plus réservés et ne manquent pas de faire valoir mille objections. La période politique est propice aux tergiversations, car l'Empire libéral a succédé en 1860 à l’Empire autoritaire, ce qui veut dire que les discussions vont meilleur train que les décisions. Les plus raisonnables s’in quiètent sur le plan financier, les dépenses et le déficit augmen tant ; et le coût de l'aventure cochinchinoise, avec 130 millions déjà engloutis de 1860 à 1862, paraît exorbitant. Même inquiétude sur le plan militaire, car l’expédition du Mexique prend de l’am pleur. Le projet grandiose d’accrocher aux basques des Yankees un empire catholique au Mexique et, en même temps, cet autre dessein de se poser en défenseur de la Chrétienté en créant, à partir de la Cochinchine, un empire français d’Extrême-Orient, cela fait beaucoup. Du côté de Saïgon, l’état d’esprit des principaux intéressés, les marins et les soldats, ne reflète pas non plus l’unanimité. Au sein du corps expéditionnaire, les positions sont incertaines, le combat est douteux à ce moment. Certes, l’uniforme oblige à la conformi té ; ceux qui le portent, ceux qui sont soldés, ceux qui par nature respectent les usages et la discipline, n’ont pas à penser ni à s’ex primer. Certains le font pourtant, dans des écrits privés, dans des brochures anonymes ou publiées sous pseudonyme, ou même à titre officiel s’ils sont, du fait de leurs fonctions, à cheval entre la politique et le militaire. Tel est le cas, exemplaire, d’un capitaine de frégate nommé Gabriel Aubaret. Ce marin va brouiller les car tes, et ce ne sont pas les cartes marines. Son visage énergique, encadré de larges favoris, évoque la magistrature, profession que sa famille exerçait. Sorti de Navale en 1843, porteur des cinq galons depuis le traité de Saïgon du 5 juin 1862, Gabriel Aubaret est un bon connaisseur des questions et des langues cochinchinoises. Sous le gouverne
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ment de l’amiral Bonard, il est devenu inspecteur en chef des Affaires indigènes ; conseiller politique du gouverneur, il a joué un grand rôle dans l’élaboration du traité ; mis en appétit par ce succès, il quitte en 1863 la marine pour le corps diplomatique. Il est rentré en France avec Bonard, et sans l’accord de son protec teur qui soigne sa santé à Vichy, il rédige un court mémoire « anti colonialiste », qui va faire grand bruit dans les milieux gouvernementaux où l’on n’attendait que ça pour se retirer du guê pier indochinois, comme on ne disait pas à l’époque. Aubaret juge qu’il n’est pas possible d’imposer là-bas nos manières de penser et nos façons de gouverner. Il propose en substance de rendre la Cochinchine à l’Annam ; quant à garder Saigon pour y établir un comptoir, c’est une éventualité à examiner, mais un tel établisse ment serait à lui seul « une charge inutile, équivalant à une évacua tion». C’est typiquement un raisonnement d’expert, et les pouvoirs aiment se reposer sur les experts. Mais en Cochinchine, beaucoup d’officiers et d’officiels pensent exactement le contraire. Premier parmi ces opposants au projet de rétrocession et aux idées d’abandon, il y a l’amiral Bonard ; de sa cure vichyssoise, il écrit au cours de l’été 1863 un rapport au gouvernement impérial, tout à fait favorable au maintien de la Cochinchine dans un ensem ble français. Et, quelques mois après, La Grandière s’indigne des bruits de révision du traité signé par son prédécesseur ; le nouvel amiral-gouverneur est connu pour sa froideur et apprécié pour sa rigueur, mais, dans une lettre privée, il a des accents qui font pen ser aux déchirements des officiers de l’armée d’Algérie, cent ans plus tard : « Le sang des victimes rejaillira sur ceux qui les auront trahies, et je ne resterai pas spectateur impassible des atrocités qui vont être la conséquence de notre abandon. » Etonnant comme ces paroles auront un écho cruel dans l’Indo chine de 1954, avec ses supplétifs ou ses chrétiens du Tonkin, et dans l’Algérie de 1962 avec ses harkis ! Et puis, pour s’opposer à la politique d’abandon dans la Cochinchine de 1863, il y a nombre d’officiers de marine. Ils ont suivi la carrière d’Aubaret dans le corps des Affaires indigènes, mais ils prennent le chemin inverse dès lors qu’il est question d’évacuer les provinces déjà occupées. L’un des plus actifs est un lieutenant de vaisseau, Adrien Rieunier, plus jeune qu’Aubaret, et lui aussi, dans un rang inférieur, direc teur des Affaires indigènes. Il devient un ardent propagandiste de la Cochinchine, à laquelle il consacrera en 1864, sous un pseudo nyme, deux brochures, l’une étudiée « du point de vue des intérêts
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français», l'autre examinant « la solution pratique». Promis aux plus hauts échelons de la Marine, jusqu'au portefeuille du ministre en 1893, Rieunier est l'accompagnateur officiel à Paris de l’am bassade extraordinaire de Phan Thanh Giang. Dans le second semestre de 1863, quand part cette ambassade, un certain désordre règne dans les esprits. Qui va l’emporter? Un Aubaret ? Un Rieunier, qui traite le mémoire d’Aubaret de « factum » et de « mauvais conseil » ? Un Chasseloup-Laubat,qui voit déjà « rayonner notre civilisation chrétienne sur ces terres où tant de mœurs cruelles existent encore » ? Justement, en Cochin chine, les seuls qui ne se posent pas de questions sont les mission naires. Comme ils le font depuis deux siècles, ils sont déterminés à construire une œuvre éminemment durable puisqu’elle est vouée à l’éternité. Symbole de cette construction : la cathédrale de Sai gon. Elle est inaugurée le 28 juillet 1863, au cours d’une cérémo nie qui évoque celle du 15 août 1861 que nous avons relatée plus haut. Au dais de 1861, a succédé la pierre, et c’est toujours le même officiant, Mgr Lefebvre, évêque d’Isauropolis et Vicaire apostolique de Cochinchine, missionnaire intraitable dont nous avons suivi les tribulations de prisonnier ; à 53 ans, il est quand même fatigué après tant d'aventures ; il mourra deux années plus tard. Quel est l’état d’esprit des assistants, lors de cette messe inaugu rale ? Un enseigne de vaisseau nous l’apprend. C’est Francis Gar nier. Il est rentré de métropole où, après son séjour idyllique à la pagode des Clochetons, il a passé quinze mois ennuyeux à l’école de tir de Vincennes et au bataillon d'instruction des fusiliers marins de Lorient. De retour en Cochinchine, il respire l’air qu’il aime. Ce 28 juillet 1863, il est de corvée officielle pour l’inaugura tion et il y va gaiement comme s’il s'agissait de fêter son anniver saire, avec trois jours de retard car il est né un 25 juillet. La double célébration est l’occasion d’une lettre à sa mère, où notre enseigne rapporte l’homélie d’un « vieux missionnaire encore couvert des cicatrices du martyre » ; Garnier a cette envolée : « La marine française a toujours marché en s'appuyant sur la religion catholi que et la civilisation qu’elle amène. » Des liens invisibles unissent encore, pour une quarantaine d’an nées, l’Eglise et l’Etat, mais la politique tirée de l’Ecriture sainte n’est déjà plus de mise. Pendant cette messe de Saigon, cette communion de la Marine et des Missions, l’ambassade de Phan Thanh Giang vogue vers la France sur VEuropéen. Le Grand Man
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darin du Conseil secret s’est embarqué à Hué le 21 juin, avec une suite de 65 personnes. Nommé au préalable par Tu-Duc vice-roi des trois provinces cochinchinoises encore annamites, il a fait son entrée à Vinh Long, dont l’amiral de La Grandière lui a remis les clés, selon les conventions du traité de Saïgon. Et le voilà pour l’heure envoyé spécial de Tu-Duc auprès de Napoléon III. Il arri vera à Paris, via Toulon, le 13 septembre. Phan Thanh Giang, noble vieillard, dit son accompagnateur Rieunier, n’en est pas moins un politique astucieux et un diplomate averti, mais d’abord un patriote attaché à la personne de son empe reur et à l’intégrité de son pays. Avec sa robe brodée, son haut chapeau rond d’où s’échappent deux ailes rigides, sa barbiche blanche taillée en long, ses pommettes saillantes et ses petits yeux enfoncés, il paraît une vivante représentation de Confùcius, et il est un fervent confucéen, autrement dit un stoïcien à la chinoise. Du stoïcisme, ce sage en aura besoin et en fera un usage définitif lorsque, quatre ans plus tard, son œuvre pacifique anéantie, il se donnera la mort, en avalant un bouillon de onze heures de sa fabri cation : scène socratique que nous évoquerons plus loin... La France, admirative, reconnaîtra la grandeur de cette figure vietna mienne en donnant à un boulevard de Saïgon, dans le quartier résidentiel des fonctionnaires français, le nom de Phan-ThanhGiang. En 1975, le Vietnam communiste débaptisera le boulevard, qui s’appellera dès lors Nam-Ky-Khoï-Nghia, ce qui veut dire « Le Soulèvement du Sud »... Voici, aux Tuileries, dans un cérémonieux face-à-face, l’Orient et l’Occident. Deux mondes, deux visages de l’histoire. Deux bar biches ; celle de Napoléon III, fière et pointue, dite « à l’impéria le», et celle de Phan Thanh Giang, fine et rectangulaire; la première, d’un esprit curieux, mais plutôt fermé aux lettres et aux arts, la seconde, d’un lettré malicieux, cachant une grande abnéga tion sous les apparences d’une grande distinction. Eh bien ! le mandarin se montre plus direct que son hôte. Prenant la parole en premier, Phan Thanh Giang expose sans détour à son interlocuteur impérial les propositions de son empereur : rétrocession des trois provinces occupées par la France en échange d’un tribut d’une quarantaine de millions échelonnés sur une vingtaine d’années, promesse d’une liberté de culte et de commerce dans tout l’Annam, cession définitive du port de Saïgon. La réponse de Napo léon III est dilatoire ; elle cache un plaisir que pourtant il partage. Il semble en effet que la liquidation des conquêtes cochinchinoises
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soit déjà envisagée : le mémoire d'Aubaret est tombé tellement à point que le capitaine de frégate devenu diplomate est nommé consul à Bangkok, avec la mission secrète d’engager avec la cour de Hué de nouvelles négociations, sur la base des présentations faites aux Tuileries. Lors de cette entrevue des Tuileries, l’empereur des Français n'a rien dit de précis, mais les envoyés de l’empereur d’Annam en apprennent davantage par la presse parisienne : la France est plus que disposée à amender le traité de Saigon. En somme, il y a là l’ébauche d'un protectorat, un projet aussi vaste que vague. Tout le monde peut se dire satisfait, à commencer par Phan Thanh Giang et par Aubaret, son allié objectif, et jusqu'à ChasseloupLaubat. Le « champion de la Cochinchine » va écrire à La Gran dière que la marche se poursuit, sur un plan plus étendu et plus acceptable, avec l’objectif de parvenir à un protectorat sur les six provinces de Cochinchine au lieu de s’en tenir à l’annexion des trois provinces. L’amiral ne l’entend pas ainsi, et sur le terrain, il n’est pas le seul. Une partie serrée s’engage, riche en chaussetrapes et en volte-face. En partant pour Hué, Aubaret a une désagréable surprise. Dans sa mission au titre des Affaires étrangères, le ministre lui adjoint un curieux collaborateur, imposé par le maréchal Randon, ministre de la Guerre ; un collaborateur peu sûr, puisqu’il professe des idées contraires aux siennes ; peu apte, car il est étranger au monde diplomatique ; peu sérieux enfin, aux yeux du capitaine de frégate devenu consul, puisqu’il est simple sergent. Il s’appelle Charles Duval, un nom banal dans une histoire où fleurissent les particules, et d’ailleurs les historiens de la conquête ont ignoré ce personnage, qui se flatte « d’avoir sauvé par deux fois les trois provinces » et qui écrit dans ses Mémoires, parus en 1891 : « La France me doit la possession de la Cochinchine. » Pas moins ! Et du reste pas faux ! En tout cas, ce Charles Duval vaut le détour, selon la for mule des cartes touristiques. 11 ne sera d’ailleurs pas le seul sergent de notre récit ; vingt ans plus tard, nous découvrirons le sergent Bobillot. Heureusement pour l’histoire, qui n’a que trop tendance à être un wagon de lre classe, réservé aux officiers et interdit aux sous-officiers ! Le sergent Duval est un battant, comme disent les militaires. Il a fait la Crimée, la Kabylie, l’Italie et, en 1862, la Cochinchine; il fera le Mexique, et enfin, lieutenant-colonel de la Garde natio nale, il sera aux remparts du siège de Paris. Bref, la vie aventu
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reuse d'un soldat, doublé d'un agent très spécial ; ce qui ne l'empêchera pas, durant ses vingt-cinq dernières années, de deve nir un financier compétent et un banquier tumultueux ! Pour les années qui nous regardent, de 1862 à 1865, Duval a participé au siège de Vinh Long avec les tirailleurs algériens du bataillon Pietri. C’est décidément une pépinière que cette troupe de turcos, comportant dans ses rangs un sergent Duval et un capitaine, futur général. Boulanger ! Après Vinh Long, Duval se met à l'étude du vietnamien et il se procure, on ne sait trop comment, une copie du traité de Saigon. Il estime que c’est un texte trompeur, un piège de Tu-Duc ; sans passer par la voie hiérarchique, il fait un rapport en ce sens au maréchal Randon. Pour contrer le perfide souverain de l’Annam, il offre ses services. Il peut aller au Tonkin et y prendre la tête du soulèvement armé qu’entretient le prétendant des Lê. Il trouvera à Hong-Kong et à Macao des armes et des munitions, et il recueil lera des fonds ; le futur banquier pointe l'oreille. Folies ? Randon, qui connaît Duval depuis la Kabylie, ne s'émeut pas des hardiesses du turco et va le soutenir. Etonnante époque où un sergent peut faire pareille proposition à un maréchal et, au-delà, à l'empereur, car il paraît que Napoléon III a été un lecteur enthousiaste du rapport de Charles Duval. Et le sergent, devenu « généralissime » de l’armée des Lê, se bat au Tonkin durant quarante jours, jusqu’à la ratification par Tu-Duc du traité de Saigon, ce traité que mainte nant la France se propose de réviser en abandonnant ses conquêtes de Cochinchine. Alors, tel d’Artagnan, Duval s'élance. Il se rend à Paris pour sauver la Cochinchine française. Duval rencontre dans la capitale un monde sinon fou, du moins officiel, le maréchal Randon, le duc de Momy, le ministre Drouyn de Lhuys, qui se laisse fléchir bien qu'il soit partisan des thèses de Phan Thanh Giang et du projet Aubaret. Duval obtient gain de cause ; il est nommé souslieutenant et devient sous-ordre d'Aubaret dans les négociations à entreprendre à Hué, avec une mission en sous-main qui lui convient parfaitement : contrôler le consul, rendre compte. En vérité, rien n’est clair ni clarifié, et à Paris, le parti de l’abandon n’est pas mieux assuré que le parti cochinchinois. L’incertitude est telle qu’au beau milieu des négociations, le gouvernement fian çais, enfin hostile à une révision du traité de Saigon, enverra — trop tard ! — à son négociateur des instructions contraires à celles dont il l’avait chargé au départ. Au demeurant, la cour de
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Hué se montrera aussi inconstante et semblera désavouer son pro pre négociateur, Phan Thanh Giang. Pendant ce second semestre 1863, l’agitation de Saïgon répond à celle de Paris. L’amiral-gouvemeur ne cache pas son hostilité au projet de rétrocession, qui paralyse le commerce naissant et encourage la rébellion latente. Alors, l'amiral travaille. Le plus utile de son œuvre de précolonisation tient au renforcement du corps des Affaires indigènes ; cet organisme militaire, calqué sur le service créé en Algérie dès 1833, substitue à l’administration mandarinale celle d’officiers français formés à ces questions, et laisse place à l'initiative annamite. C’est ainsi qu’à Saïgon, le 30 octobre 1863, la ville chinoise de Cholon voit arriver comme « maire » un enseigne de vaisseau, qui s’installe chez le « préfet» du lieu, un lieutenant de vaisseau. Ce maire de 24 ans, qui a en charge 30 000 âmes, est Francis Garnier. Infrastructures, budget, impôts, opérations de police, il y a de quoi faire. Il y a aussi de quoi se distraire, au milieu de tous ces jeunes officiers, fonctionnaires nullement guindés, soldats ou marins enthousiastes, les Luro, le cher camarade de promotion de l’ensei gne Garnier, les Bizemont, futur animateur de la Société de Géo graphie, ou les Faure-Biguet, futur gouverneur militaire de Paris. Garnier anime alors ce qui entrera dans l’histoire sous le nom des « soirées de Cholon », où la poésie est reine, comme ce marin le chantait à sa sortie de l’Ecole navale en reprenant Byron : «Adieu, adieu, my native land » ; ou comme il le récitait quelques mois avant Cholon avec son ami Noël, aspirant blessé à Bien Hoa et mort du choléra, qu’il appelait « l’Ange de Mytho ». On est poète, on est aussi prophète et l’on prépare ensemble de grandes choses qui feront des soirées de Cholon la veillée de l’Indochine fran çaise. Ces jeunes gens sont du reste attirés par le théâtre et aiment jouer eux-mêmes la comédie classique. Un publiciste de la Belle Epoque a retracé en 1902 l’ambiance des spectacles de Cholon. Il raconte la scène du parc dans II ne faut jurer de rien de Musset. Garnier joue le rôle du jeune premier, Valentin, et paraît un amou reux si transi qu’un spectateur facétieux lui lance une bouteille de champagne pour l’échauffer un peu. Puis, Garnier-Valentin se jette aux genoux de Cécile et lui dit : « Je suis jeune, tu es belle et nous sommes seuls ! Es-tu venue ici sans trembler ? » Une voix dans la salle répond pour la jeune fille : « Il n’y a pas de quoi ! » Telle était l’atmosphère gouailleuse dans Cholon romantique. Le sentiment poétique n’est pas incompatible avec la passion
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coloniale, si curieux que cela paraisse. Le goût de la poésie incli nerait même à l'idée d'empire, et dans ces années-là une preuve a contrario sera fournie par un Arthur Rimbaud disant adieu à son génie pour se livrer au trafic en terre lointaine. Justement, l’anima teur des soirées de Cholon prépare une importante brochure qui sera datée du 19 avril 1864, publiée sous le pseudonyme de G. Francis et imprimée en France à mille exemplaires. Francis Garnier s'y oppose au projet d'évacuation, justifie en revanche une extension de l’occupation aux provinces occidentales et préconise nombre de réformes sur les plans de l’économie, de l’administra tion, du politique et du social. L’interprète de Musset n’oublie pas qu’il est aussi un acteur du monde économique. Et tandis que l’enseigne-administrateur s'écarte de la poésie et se livre à ces considérations commerciales en faveur de la Cochinchine, l’amiral-gouvemeur laisse parler son cœur. Il le fait dans une lettre privée à un capitaine de frégate attaché au cabinet du ministre Chasseloup-Laubat pour les questions cochinchinoises : « Je me suis attaché à la Cochinchine comme à un enfant que j'ai soi gné... »
Le sort de la Cochinchine se joue au cours de cette année 1864, où les événements s’enchevêtrent dans le désordre, où les positions sont prises selon les ordres et contredites par les contrordres. En mars, à Saïgon, c'est Phan Thanh Giang qui est de retour dans les provinces dont il est le vice-roi et qui comprend que la paix espé rée est en péril. En mai, à Paris, c’est un député de la Gironde qui proteste hautement à l'Assemblée contre les agissements gouver nementaux en direction de Hué ; gros armateur à Bordeaux, le député est naturellement le porte-parole des négociants de Saïgon. En juin et juillet, à Hué, c’est Aubaret qui négocie, flanqué de son adjoint Duval, lequel se refuse à assister aux négociations et sur veille le négociateur. Le frégaton diplomate a en face de lui un gouvernement annamite étrangement fuyant. Dans ses exigences, Hué va très au-delà des propositions de Phan Thanh Giang, et dans ses concessions, très en deçà des demandes françaises, tant pour la liberté du culte et du commerce que pour le tribut financier, qui se transforme en une vague indemnité dont l'Annam achèverait le règlement à l’horizon du xxe siècle. C’est un jeu de dupes que cette négociation de trente-trois jours, où les discussions oiseuses, écrit Duval, succèdent aux cérémonies
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fastidieuses. Le traité a été rédigé à Paris dans les termes souhaités par Hué, et Hué marchande tout ; surtout la question du protectorat sur les six provinces qui ne signifie nullement une vassalité, selon les Annamites, et plus encore la question financière. Finalement, le 21 juin 1864, les deux parties signent le traité, à peu près intact, la partie française, sous réserve, et la réserve concerne le problème de l'indemnité. Gagné, doit penser Aubaret. Il ne le pensera pas longtemps. A peine a-t-il quitté Hué qu’il reçoit le contrordre que Paris lui a expédié le 8 juin et qui est arrivé trop tard. Paris a changé d'idée sur le protectorat des six provinces et la rétrocession des trois provinces ; en bref, le gouvernement français souhaite s’en tenir au traité signé deux ans plus tôt par l’amiral Bonard. C’était bien la peine de recevoir Phan Thanh Giang à Paris et d’envoyer Aubaret à Hué ! Aubaret, qui a donné sa signature, n’a plus rien à dire et regagne son consulat de Bangkok. Duval, lui, écrit au maréchal Randon un rapport où il triomphe modestement. Deux phrases de ce rapport sont à retenir : « Si on commet la faute de ratifier » le nouveau traité, il est possible d’en tirer parti en se renforçant en Cochin chine et en se penchant sur la situation au Tonkin et « nous aide rons à rétablir l’ordre moyennant le protectorat sur tout le royaume ». En bref, la ratification serait une faute et le protectorat sur les six provinces cochinchinoises une erreur, à moins qu’il ne soit étendu à la totalité de l’empire d'Annam. Ce Duval, qui va bientôt quitter les coulisses de la scène diplomatique pour aller guerroyer au Mexique, n’avait pas la vue basse. Il reste à Singa pour avant de gagner Mexico, où l’empereur Maximilien fait son entrée cette année-là. Durant quelques mois, le sous-lieutenant Duval va employer ses derniers loisirs extrême-orientaux à éclairer l’opinion publique française. Il est de ces jeunes combattants d’In dochine qui alimentent les campagnes de presse contre la ratifica tion du traité Aubaret. La campagne portera ses fruits, qui mûriront politiquement à l’automne de cette année 1864. Le 4 novembre, Chasseloup-Lau bat présente à Napoléon III un rapport capital et détaillé en faveur du maintien pur et simple des trois provinces orientales de la Cochinchine sous l’autorité exclusive de la France, donc du main tien du traité Bonard. Et, le 10 novembre, le Conseil des ministres fait connaître son rejet du projet de rétrocession et de protectorat, donc son rejet du traité Aubaret, qui ne sera pas ratifié. Le soulage ment de l’amiral de La Grandière est grand ; sa joie aussi, qu’il
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manifeste en privé en définissant sa philosophie politique : « Pour obtenir, il faut vouloir, et pour vouloir, il faut la force apparente, la doctrine, la justice, les bons procédés, pas autre chose... Prudence, patience, justice ! » Le langage de la philosophie est une chose ; celui des armes, une autre. Car il y aura quand même de nouvelles expéditions militaires, il est vrai peu coûteuses. Les premières ont lieu en 1865 et 1866 pour protéger les trois provinces orientales déjà conquises — Saïgon, Bien Hoa et Mytho — mais menacées par l’agitation entretenue dans les trois provinces occidentales restées à l’Annam — Chaudoc, Hatien et Vinh Long. Enfin, dans une nouvelle vague, les trois provinces de l’Ouest seront annexées en juin 1867, sans coup férir. Patience, disait justement La Grandière, et la colonie de Cochinchine sera dans son ensemble « achetée » quasiment pour rien. Au seul prix du suicide à l'antique, nous l’avons vu, du gouverneur Phan Thanh Giang, qui empêcha d'inutiles effusions de sang. Début avril 1865, une petite troupe mixte d’une centaine de soldats français et de 200 supplétifs annamites se lance à travers la plaine des Joncs, à l’ouest de Saïgon et au nord-ouest de Mytho. Se lance n’est guère le mot qui convient, car la progression se fait dans une éponge. L’endroit — de vastes marécages — est doublement malsain, infesté de moustiques et de sangsues, et aussi d’insurgés, installés dans des ouvrages fortifiés au beau milieu des marais. Soldats et supplétifs peinent dans une eau pestilentielle, qui monte souvent jusqu’à mi-corps. Mais les marsouins ont le caractère aussi trempé que leur uniforme, et ils enlèvent plusieurs retranchements. Après une douzaine de jours passés à patauger, ils parviennent au fort principal, défendu par 40 canons et 350 rebel les. Arrive heureusement une vieille et vaillante canonnière, la Fusée, que nous avons vue à l’œuvre en 1858, à Tourane, et nos marsouins, aidés par la compagnie de débarquement de la canon nière, prennent le fort d’assaut. La plaine liquide semble pacifiée, mais les joncs murmurent des choses désagréables, comme les roseaux du roi Midas. Le gros des rebelles s'est réfugié de l'autre côté du Bassac, le bras méridional du Mékong, à la lisière du royaume cambodgien. A Chaudoc, les mandarins annamites accueillent à bras ouverts les héros révoltés, qui se préparent à de nouvelles aventures. Les per tes françaises, certes, sont minimes — 4 tués et une vingtaine de blessés — mais il y a un grand nombre de malades. La fièvre des
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marais a frappé ; l’assainissement de la région n’a été que militaire et n’est que provisoire. La fièvre de la rébellion a gagné le nord de la plaine des Joncs, la région de Tay-Ninh, également limitro phe du Cambodge. L'affaire est plus sérieuse et va durer dix-huit mois. Elle est connue sous le nom de révolte de Poukombo. Ce Poukombo est une sorte de Raspoutine cambodgien, un bonze illuminé, parfait pour entraîner à sa suite des milliers de fanatiques, rebelles khmers ou révoltés cochinchinois. Il se prétend de sang royal, ce qui aide à la popularité, car il a pris l’identité d’un bébé princier disparu, le petit-fils d’un souverain qui régna sur le Cambodge dans les premières années du XIXe siècle. Nous retrouverons ce singulier personnage au chapitre suivant, qui fait entrer notre histoire au Cambodge, mais déjà Poukombo nous inté resse ici, en Cochinchine. En fait, le bonze est une marionnette dans les mains des Vietnamiens, une redoutable marionnette, agi tée de façon à rosser le gendarme français. Il est soutenu par les mandarins des provinces occidentales qui lui fournissent finances et armes, et renforcé par des insurgés annamites. Sa longue et violente rébellion sera pour l’amiral de La Grandière à la fois un souci et une occasion ; elle est une cause de l’intervention fran çaise dans l’ouest cochinchinois et de l’annexion des trois provin ces tournées vers le Cambodge : celles de Chaudoc et de Hatien sont frontalières, celle de Vinh Long est lovée dans les bras de ce Mékong qui vient de Pnom Penh, capitale khmère et tête du delta cochinchinois. Les exploits de Poukombo ont commencé en avril 1865, dans la région de Tay-Ninh, où le bonze entretient une belle agitation. C’est une région vouée à l’histoire par la géographie. Elle borde le Cambodge qui, à cet endroit, s’enfonce en terre cochinchinoise, tel un bec de canard ; là par exemple, lors de la guerre américaine, disparut le fils d’Errol Flynn, qui jouait les aventuriers de la CIA, et nul ne connut jamais la fin du film : Sean Flynn s’était volati lisé... Pour l’heure, Poukombo y remue les foules, et finalement il est arrêté sur l’ordre de l’amiral Roze, gouverneur intérimaire en l’absence de La Grandière qui effectue un court séjour en France, jusqu’à la fin novembre. Roze assigne à résidence à Saïgon celui qui n’est encore qu’un trublion. Le trublion ne reste pas sagement à Saïgon. Il s’enfuit en mai 1866, regagne sa région de prédilection et y lève une armée irrégu lière de plus d’un millier d’hommes ; haranguant les populations sous un dais blanc, il est l’envoyé des dieux et le prince inspiré.
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Le 7 juin 1866, l'inspiré arrive à grand fracas devant le fort de Tay-Ninh. L’inspecteur des Affaires indigènes qui assure le commandement, le capitaine de Larclauze, ne prend pas au sérieux cette bande d'excités. Il sort avec une petite escorte pour calmer les esprits et est massacré, ainsi que le sous-lieutenant Lesage et plusieurs soldats. La garnison du fort se défend tant bien que mal jusqu'à l'arrivée des secours, sept jours plus tard. Ce sont 150 tirailleurs, commandés par le lieutenant-colonel Marchaisse, qui dispose de deux canons de campagne. Mais Poukombo est le diable en personne, et l'affaire tourne à l’enfer. Larclauze avait commis une imprudence, Marchaisse fait pire, une faute de commandement, commentera plus tard La Grandière. Brave comme un vieux soldat, mais étourdi comme un jeune homme, Marchaisse se lance, sans aucun plan, à l'assaut d’un adversaire dix fois plus nombreux. H fonce avec une centaine de tirailleurs, en laissant sa réserve immobilisée de l'autre côté d’une rivière et ses canons impuissants derrière la ligne d'attaque. Il est tout de suite mortellement blessé, 10 soldats sont tués, les autres s’enferment dans le fort. La garnison de Tay-Ninh sera encore une fois renforcée et comprendra 500 hommes que commande le chef de bataillon Alleyron. Les poukombistes se sont égaillés, mais Poukombo n’en a pas fini avec la Cochinchine. La rébellion se rapproche de Saigon, où la défense s’active ; même les malades en état de porter les armes veillent aux postes de garde, dans leurs bourgerons d'hôpital, et déjà quelques insur gés se sont infiltrés dans les rues. Le gros de l'armée rebelle est encore dans la région de Trang Bang, entre Tay-Ninh et Saigon. A 20 km de la ville, le fort de Tong Keou est attaqué dans la nuit du 23 juin, et à deux doigts d'être enlevé. Les feux de salve des tirailleurs contiennent les rebelles ; des charges impétueuses en viennent à bout, à la baïonnette pour les tirailleurs, qui sont une cinquantaine, au sabre et à cheval pour les spahis, qui sont moins d’une vingtaine. Il est urgent de profiter de cette première défaite des poukombistes et de passer à la contre-attaque. Ce sera chose faite par de fortes colonnes de soldats et de marins, dans les der niers jours de juin et les premiers jours de juillet. Les révoltés de Poukombo disparaissent dans les bois et les marais et vont pour suivre les hostilités au Cambodge, où nous les retrouverons. Saigon a eu chaud, et la Cochinchine des trois provinces orien tales se révèle bien vulnérable. Le moment est venu pour La Gran dière de régler définitivement une question qu’il a eu le temps
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d’exposer aux milieux gouvernementaux durant son séjour en France. Les consignes de Chasseloup-Laubat en sont encore à la négociation et, par deux fois, l'amiral tente d’obtenir de Hué une cession pacifique, et acceptable, des trois provinces occidentales. Les deux négociateurs successifs, le lieutenant de vaisseau Paulin Vial en octobre 1866 et le lieutenant de vaisseau Eugène Monet de Lamarck en février 1867, vont perdre leur temps en discussions inutiles avec les mandarins ; Phan Thanh Giang lui-même sera fuyant. Les négociateurs sont pourtant d’excellents connaisseurs. Le premier, Vial, est le principal collaborateur de l’amiral, chargé des questions intérieures de la colonie ; vingt ans plus tard, il suc cédera à Paul Bert comme Résident général en Indochine. Nous avons déjà rencontré le second, Monet de Lamarck, auprès de l’amiral Page dont il était l’aide de camp ; il paraissait promis, lui aussi, à de hautes destinées indochinoises. Mais, quelques mois après sa mission de Hué, il lui arrive à bord de son aviso un acci dent aussi mortel que stupide : il reçoit sur la tête un espar. En 1867, un autre coup du sort favorise La Grandière. A Paris, le champion politique de la Cochinchine française, ChasseloupLaubat, est remplacé par son champion militaire, Rigault de Genouilly, Amiral de France depuis trois ans, qui prend le porte feuille de la Marine et des Colonies. Dès lors, les choses sont menées plus rondement et plus impérialement. Un aide de camp de Napoléon III arrive en mai avec la consigne officielle de rendre compte à l’empereur et la mission officieuse de donner à l’amiral de La Grandière une carte blanche qui se révélera quelque peu biseautée. Depuis des mois, les plans sont prêts et il ne faut que quelques jours aux troupes françaises de Cochinchine pour partir de Mytho vers l’ouest ; troupes de terre et de mer, 1 200 soldats et marins, troupes de protection et d’administration, 400 miliciens annamites, une dizaine d’inspecteurs des Affaires indigènes et leurs collaborateurs, fonctionnaires militaires chargés de prendre en main les nouvelles provinces. Tout est prévu, tout va se dérouler comme à la parade, en trois jours. Dans la nuit du 19 juin, les troupes s’embarquent sur 16 avisos et canonnières, que suivent des chaloupes et des jonques, et remontent le Mékong jusqu’à Vinh Long, atteint le 20 dans la matinée. L’amiral de La Grandière exige la reddition sans condi tions de la place, et Phan Thanh Giang se soumet immédiatement. Le gouverneur général annamite des trois provinces expédie en outre des consignes de soumission aux gouverneurs de Hatien et
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de Chaudoc, qui vont eux aussi s’incliner sans hésitation. Le 24 juin, toute la Cochinchine est française, paisiblement : pas un seul coup de feu n’a été tiré. C’est alors le temps des proclama tions ou des protestations, le temps de « l’explication des gravu res», selon l’expression des militaires d’état-major. 25 juin 1867, proclamation aux troupes de l’amiral de La Gran dière : « Il n’y a plus, à dater de ce jour, qu’une autorité, qu’une administration dans la Basse-Cochinchine, dont les provinces sont et resteront françaises. » Début juillet : hurlements à Hué, où sont réunis 5 000 lettrés en cette période d’examens, mais la cour, offi ciellement prévenue par l’amiral de la prise de possession, s’en tient à des protestations de pure forme. 8 juillet, Phan Thanh Giang écrit à Tu-Duc une lettre bouleversante, fleurie comme un catafal que : « Par devoir, je dois mourir. » Fin juillet, le Grand Mandarin réunit ses dignataires et son peuple dans la citadelle de Vinh Long et prononce son ultime message : « Si j’ai suivi la volonté du Ciel en écartant de grands maux de la tête des peuples, je suis traître à notre Roi en livrant sans résistance les provinces qui sont à lui. Je mérite la mort. Vous, mandarins et peuple, vous pouvez vivre sous le commandement des Français, qui ne sont terribles que pendant la lutte, mais leur drapeau ne doit pas flotter sur une forteresse où Phan Thanh Giang vit encore. » 1er août, 11 heures du soir, le noble vieillard prend son bouillon d’opium et de vinaigre et quitte ce monde. Dans ces journées de noblesse et de fermeté, alors que la raison s’incline devant la puissance, il y a une dérobade. Sans doute La Grandière a-t-il été expéditif en interprétant comme un ordre d’agir militairement ce qui n’était qu’une autorisation de se livrer à une démonstration de force, de façon à obtenir un règlement politique, mais il a convaincu tout le monde sans avoir fait parler la poudre. Pas tout le monde, car il y a un couac, qui vient d’où on ne l’attendait pas. Le 18 juillet, Rigault de Genouilly a écrit à La Grandière une lettre, non pas de félicitations, mais de repro ches. Il apparaît que T Amiral de France, meilleur avec une escadre qu’avec un portefeuille ministériel, ménage ses arrières au cas où les choses tourneraient mal : « Cette grave nouvelle m’a surpris... l’occupation complète de ces territoires est à mes yeux un acte que je ne saurais approuver... » Nous imaginerons le haussement d’épaules de La Grandière à la lecture de cette lettre. Au vrai, en cette même période, l’amiral est plus préoccupé par la question du Cambodge que par celle de la Cochinchine. En
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effet, trois jours avant ce déplaisant courrier de Rigault de Genouilly, le 15 juillet 1867, un projet de traité franco-siamois a été signé à Paris par les plénipotentiaires siamois et le marquis Lionel de Moustier, successeur de Drouyn de Lhuys aux Affaires étrangères ; la rencontre a été immortalisée par Gérome dans sa toile intitulée La Réception des ambassadeurs siamois. La Gran dière est indigné. Depuis toujours, le Siam est une plaie pour le Cambodge — et pour le Laos, détail qui n’avait pas échappé à Chasseloup-Laubat, hostile à un traité trop hâtif méconnaissant la valeur stratégique du bassin du Mékong. Et, pense La Grandière, c’est au moment où la France fait enfin sentir une influence bien faisante sur le malheureux royaume des Khmers qu’elle traite, l’ignorante, avec les envahisseurs... Le 30 juillet 1867, l’amiral-gouverneur écrit une lettre vigou reuse au Directeur des Colonies, pas à l’amiral-ministre, qui paraît ne plus comprendre la situation en Extrême-Orient. Il ne mâche pas ses mots et déclare d’emblée que le projet de traité avec le Siam « est un acte inutile dans son ensemble et honteux dans cer tains de ses articles ». Le gouverneur évoque « la reculade » qu’il aurait été « exposé à faire en ce qui concerne les trois provinces, si les dernières instructions étaient parvenues à temps ». Et il conclut avec une allusion aux méthodes dilatoires de Rigault de Genouilly qui lui font regretter celles, plus franches, de Chasse loup-Laubat. Vraiment, la Cochinchine française revient de loin !
CHAPITRE 2
Les sources du Cambodge (1863-1870)
A l’époque, le nom usuel donné par les Français au Mékong est le Cambodge, fleuve immense qui traverse le royaume des Khmers ; fleuve mystérieux qui vient d’on ne sait où, fleuve géné reux qui s’épand en Cochinchine pour se jeter par de multiples bras dans la mer de Chine méridionale. Un symbole que ce nom de l’époque de la conquête ; et la traduction d'une réalité géologi que, si l’on sait que le pays du Cambodge s’étend sur un ancien golfe marin colmaté par le Mékong ; un axe que ce fleuve unique en Indochine par sa puissance, et l’un des plus importants d’Asie avec ses 4 180 km. Au temps de La Grandière, la grande œuvre indochinoise de l’amiral est un diptyque, dont le premier volet est la Cochinchine et le second, le Cambodge — le pays. Ajoutons-y cette charnière que constitue le Cambodge — le fleuve. Dès les premiers mois de son proconsulat de cinq années, le méthodique amiral imagine déjà l’œuvre achevée et il voit juste. A la Cochinchine unie sous l’autorité française qui doit remplacer la domination annamite, répond le Cambodge, que la France doit protéger de la domination siamoise. L’annexion des provinces cochinchinoises de l’Ouest n’a pas de sens si la sécurité n’est pas garantie par un protectorat sur les Khmers voisins. Il serait vain de procéder au démantèlement du sud de l’empire d’Annam sans assurer le maintien du royaume cambodgien. Etonnant La Gran dière ! Il est si empirique et si organisé dans sa tête qu’il interprète selon ce que le terrain lui commande ce que le gouvernement ne lui commande pas. Paris est incertain et timoré dans cette affaire extrême-orientale, où l’ombre de l’Angleterre jette toujours un froid, et les parapluies ministériels se sont ouverts sur la Cochin-
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chine, nous venons de le voir. Qu'en est-il pour le Cambodge? L'amiral est le contraire d'un responsable irréfléchi, mais il se lance, pavillon haut. Valeur et discipline, on respectera la belle devise ; va pour la valeur, mais pour la discipline, on fera aller. Le 21 juillet 1863, trois mois après son arrivée, La Grandière adresse ses instructions aux officiers. Elles sont prémonitoires, devançant de quatre ans ce qui sera réalisé pour les provinces cochinchinoises et de trois ans ce qui sera tracé à partir du Mékong, et enfin de quelques semaines ce qui va se passer au Cambodge, où « la générosité traditionnelle de la France » doit « favoriser l'affranchissement des populations opprimées et le pro grès de la civilisation chrétienne ». Trois mois avant cette instruction chevaleresque, le roi Norodom a lancé un appel aux Français, ses nouveaux voisins. Il est l’héritier d’un royaume qui fut grand durant les cinq siècles de l’époque angkorienne, de l’an 800 à l’an 1300, et qui fut déchiré entre le Vietnam et le Siam durant les cinq siècles suivants, de 1350 à 1859. Cette année où les Français prenaient Saïgon, les Siamois ont installé sur le trône le successeur impuissant de ces dix siècles contrastés, où la grandeur n’est plus que dans des pier res sublimes et mangées par la végétation. Norodom est épuisé par la tutelle du Siam, ébranlé par un frère puîné qui voudrait le desti tuer, inquiété par les pillages, attristé d’avoir vu molester par les rebelles la personnalité la plus populaire du pays, Mgr Miche, le Vicaire apostolique. Le souverain s’est alors adressé à l’autorité la plus proche. Il s’agit du commandant du cercle de Tay-Ninh, le chef de bataillon d’infanterie de marine Brière de L’Isle ; nous avons déjà croisé le futur général du Tonkin dans cette efferves cente région de Tay-Ninh, et nous le retrouverons lorsqu’il se lan cera à la poursuite de son dangereux adversaire, Poukombo, qu’il affrontera à Oudong. C’est justement à Oudong que Norodom a convié Brière de L’Isle. Entrevue fructueuse. Norodom souhaite une action de la France en faveur de son royaume et comme il a le caractère prodi gue, il couvre son invité de cadeaux de poids : deux éléphants! Pour sa part, il aimerait bien recevoir des bêtes introuvables en son pays : un cheval arabe et deux baudets égyptiens. Il exprime aussi un rêve enfantin et royal : un bateau à vapeur. L’amiral de La Grandière répondra à tous les souhaits du Cambodgien, qu’énonce Brière de L’Isle à son retour d’Oudong. Il envoie un officier chargé de représenter la France, avec rang de consul, et d’étudier
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les conditions d'une assistance ; il envoie également le cheval et les baudets. Quant au bateau, ce sera pour un peu plus tard, car l'amiral en confie le commandement à son représentant : c'est un joli bâtiment tout neuf, le Gia-Dinh, dont la mission diplomatique évoque bien la catégorie d'aviso, un nom qui désigne à l'origine une embarcation chargée de porter les avis. L'aviso est à vapeur, ce qui contentera son futur destinataire, le roi Norodom. En remontant le Mékong, le pacha du Gia-Dinh est heureux comme un roi : « Etre libre et voir du neuf ! » s'écrie-t-il. La mis sion enchante ce lieutenant de vaisseau qui vient d'avoir 40 ans. Il a de l'entregent et de l’autorité, une vision très sûre des intérêts politiques en jeu, un penchant pour les voyages et une passion pour l’histoire, l’épigraphie et l'archéologie ; au Cambodge, il pourra librement exercer ses qualités et satisfaire ses goûts. Cet homme d’envergure a le sens de la diplomatie, sans doute acquis chez les jésuites de Chambéry, dont il est un ancien élève. Arrivé en Cochinchine depuis peu, au début de cette année 1863, il est passé, lui aussi, par le service des Affaires indigènes, après un trajet classique en ces temps et pour ces officiers, allant de l’Ecole polytechnique à la guerre de Crimée. Grand, d'une belle prestance, le pacha du Gia-Dinh en impose. Et ce visage long, ferme, inspiré, encadré de favoris ? Mais c'est un peu celui de Francis Garnier ! Le lieutenant de vaisseau est de seize ans plus âgé que l'enseigne, mais tous deux vont être de très proches compagnons d'aventures. Garnier se penche depuis longtemps sur un projet d’exploration de la vallée du Cambodge, donc du Mékong, et il aurait pu être désigné par l’amiral, mais il est beaucoup plus jeune et d'un grade moins élevé ; La Grandière a naturellement choisi le lieutenant de vaisseau comme « chef de la station navale du Cambodge et représentant du gouverneur de la Cochinchine auprès du roi Norodom ». Cet ambassadeur vérita blement extraordinaire s’appelle Ernest Doudart de Lagrée. Au vrai, La Grandière a deux fers au feu ; l’un est Doudart de Lagrée, qui au début s’en tient scrupuleusement à une mission d’observation, l'autre est Mgr Miche. Et c'est avec l'évêque que les négociations se font au plus haut niveau ; le lieutenant de vais seau n’est pas mis au courant. Les négociations aboutissent vite et l'amiral se rend en juillet 1863 à Oudong, où il signe avec Noro dom un accord prometteur, Mgr Miche servant d’interprète. Ce n’est pas exactement un traité de protectorat, mais le sens y est Sur le sujet, les instructions gouvernementales données par Chas-
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seloup-Laubat ont toujours été confuses, pour ne pas dire contra dictoires, en tout cas prudentes. Finalement, avec son ébauche de traité, l’amiral place le gouvernement devant le fait accompli. Pourquoi tant d'hésitations politiques ? Doudart de Lagrée s’en explique dans une lettre datée du 18 novembre 1863, d’autant plus librement qu'il n'est pas encore dans le secret des dieux. «Le gouverneur de Saïgon m'écrit les choses les plus contradictoires: “surtout soyez ferme", me dit-il un jour ; “surtout soyez doux”, me dira-t-il le lendemain. » Il est amusant de constater que les reproches de Doudart de Lagrée envers son amiral répercutent ceux qui sont échangés entre l’amiral et son ministre ; La Grandière se déclare « péniblement affecté » par telle dépêche contredisant les instructions précéden tes. Ce jeu de toupie fait également virevolter le roi Norodomdans ses rapports avec les Siamois. Ceux-ci trouvent tous les prétextes pour se débarrasser de l’encombrant représentant français et pour tenir Norodom sous influence. Un jour, c’est une histoire de lettre que le lieutenant de vaisseau a écrite au roi pour s’excuser de certaines incartades de ses matelots ; le mandarin siamois de ser vice veut s'emparer du document pour en faire un usage public et politique, et Doudart de Lagrée doit le menacer de son revolver pour reprendre la lettre. Un autre jour, l’affrontement passe de la petite histoire à la grande, du moins sur le plan symbolique, et les choses ne se règlent pas avec un simple revolver, mais avec le canon de l’aviso. L’événement est d’importance, car il s’agit de l’intronisation de Norodom. Aura-t-elle lieu à Bangkok, honteuse ment, à la siamoise, ou à Oudong, ancestralement, à la cambod gienne ? Nous sommes au début de 1864, et Oudong est encore pour trois ans la capitale du royaume ; elle sera remplacée en 1867 par Pnom-Penh, qui était déjà cité royale au XVe siècle. En mars de cette année 1864, Norodom est à Kampot, loin de sa capitale, au bord du golfe de Siam ; il se dispose à embarquer sur les navires siamois qui doivent le conduire à Bangkok pour les cérémonies du couronnement. Le fluctuant prince a pourtant été prévenu par Doudart de Lagrée ; s’il ceint la couronne dans la capitale siamoise, lui, le représentant de la France maîtresse de la capitale cochinchinoise, se rendra maître de la capitale cambod gienne. Voilà qui est net, dans cette période incertaine de pourpar lers entre Paris et Bangkok, où réside un consul de notre connaissance, Gabriel Aubaret, diplomate destiné aux embrouilles. Le langage hardi de Doudart de Lagrée est aussitôt suivi d’une
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action audacieuse. Un détachement de matelots débarque à Oudong, hisse le drapeau français sur le palais royal et le GiaDinh salue cet acte de souveraineté par 21 coups de canon ! A Saïgon, La Grandière ne peut qu’être d’accord et il envoie à Oudong 3 canonnières en renfort, avec une centaine de marsouins. Par bonheur, la télégraphie par fil, connue depuis vingt ans, n’était pas encore développée et il faudra attendre 1879 pour qu’un pos tier historique, Auguste Pavie, commis du télégraphe à Kampot, fasse entrer ces régions dans l’ère des communications. Si le morse, nouvellement adopté en France, avait existé en Indochine, nul n'aurait pu bouger, ni Doudart de Lagrée vis-à-vis de La Grandière, ni La Grandière devant Chasseloup-Laubat. Le manque de communication a du bon, qui permet un usage pacifi que de la politique de la canonnière. Car les 21 coups de canon du Gia-Dinh ont fait du bruit jusqu’à Kampot, et Norodom rentre précipitamment dans sa capitale. Grand seigneur, le lieutenant de vaisseau responsable de tout ce tapage envoie une lettre au roi Mongkut, le souverain du Siam, qui considère Norodom comme son vassal ; Doudart de Lagrée s'y pose en champion des libertés cambodgiennes contre les ingérences siamoises. Comme Francis Garnier, c’est un remarquable épistolier. qui s'explique drôlement sur ces événements dans une lettre privée. Heureux temps des offi ciers cultivés et des combattants intelligents ! Alors, on trouvait le temps de lire, d'écrire, d'envoyer des lettres et d'en recevoir. Le recueil des lettres d'un Francis Garnier ou d’un Doudart de Lagrée est un régal dans l’abondance. Ce 18 mars 1864, le tireur des 21 coups de canon narre ses inquiétudes et son amusement à un correspondant : « Figurez-vous que mon roitelet du Cambodge a voulu s’échapper de son royaume et aller au Siam, chez nos enne mis, pour se faire couronner ! » Et Doudart de Lagrée de désigner qui se cache derrière les Siamois, l’Anglais, bien sûr ! Le mois suivant, le gouvernement de Napoléon III ratifie enfin le traité franco-cambodgien signé le 11 août de l’année précédente par La Grandière, et Norodom est rassuré, qui écrit : « Je regarde l'Empereur comme mon père et l’amiral comme mon ami. » Ce sont de bons sentiments, qu’illustre un beau couronnement, le 3 juin 1864, à Oudong. Même le Siam y met du sien, flatté par la France, qui envoie un croiseur à Bangkok pour y chercher la délé gation siamoise et la conduire à Saïgon. Les Siamois rembarquent sur une canonnière, V Ondine, qui remonte le Mékong jusqu’à Oudong, en transportant également le représentant français, le
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capitaine de vaisseau Desmoulins, chef d'état-major de l’amiral. Et le couronnement a lieu, parmi les devins, les bonzes et les sol dats, parmi les ors des envoyés siamois, les grandes tenues des officiers de marine français, les robes mordorées des mandarins cambodgiens. Les solennités se déroulent selon les règles ancestrales, tel le rite de la purification de la personne royale, et dans le respect du protocole. Les arcanes du couronnement se traduisent dans le cheminement de la couronne. Celle-ci est remise par l’ambassa deur siamois au représentant de la nouvelle puissance tutélaire. Le commandant Desmoulins dépose ensuite la couronne entre les mains de Norodom, qui se la met lui-même sur la tête ; le Cambdogien est quand même un peu aidé par le Français, car l’emblème est plutôt lourd, mais nul ne voit de fâcheux symboles dans ce poids et dans cette aide. Les clairons sonnent « aux champs » tan dis que S.M. Norodom Ier s'incline vers l’Occident, en direction de Paris, nouvelle Mecque des Cambodgiens. L’actuel Norodom Sihanouk est son arrière-petit-fils. En octobre, Norodom Ier effectue une visite d’Etat à Saïgon,où l’accompagne Doudart de Lagrée, qui a hâte d’en finir avec les dîners de gala et les bals du gouverneur. Il veut partir en tournée de travail et d’inspection dans les provinces du Haut-Mékong, ce qu’il fait en 1865. Intuition? Ces régions sont occupées parle Siam depuis longtemps, et le malencontreux traité franco-siamois qui sera signé le 15 juillet 1867 confirmera cet état de fait; les provinces de Battambang et d'Angkor seront abandonnées au Siam jusqu’en 1907. Tout en s’abstenant heureusement de toucher au Laos, également réclamé par Bangkok, les fonctionnaires français des Affaires étrangères ignoraient sans doute l’existence des régions du Haut-Mékong, ou du moins, contrairement aux marins, ils ne songeaient nullement à leur éventuelle importance comme axe de pénétration vers la Chine. Il faut de tout pour faire un monde, des diplomates, certes, pour régler les entrées, mais aussi des marins pour guider les visites. L’histoire est un musée dont il faut connaître la géographie. A ce propos, Norodom manifeste soudain son intérêt pour les ruines d’Angkor, qu’il n’a jamais vues, chose étonnante. Pour son voyage, il demande à Doudart de Lagrée de lui réparer le GiaDinh, enfin entré en sa possession. De son côté, l’amiral de La Grandière organise enfin cette Mission du Mékong, préparée de longue date par Garnier et ses amis et acceptée par Chasseloup-
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Laubat. Doudart de Lagrée, devenu capitaine de frégate, est dési gné comme chef de l’expédition ; son adjoint est naturellement Francis Garnier, devenu lieutenant de vaisseau. Hélas ! le grand départ n’aura pas lieu avant plusieurs mois, car il y a un sérieux contretemps. La rébellion déchire le pays khmer. Nous avons vu en Cochinchine le reflux de Poukombo vers le Cambodge, nous voyons maintenant un autre prétendant bizarre, un certain Assaoua. Comme le bonze entraînait les foules fanati sées en se disant le petit-fils du roi Ang-Chang, qui régna sur le Cambodge de 1806 à 1834, cet Assaoua puise sa fausse légitimité aux mêmes sources, en prétendant être du même sang royal. Dans la réalité esclave marron d’un mandarin de Oudong, il est dans l’illusion le neveu d’Ang-Chang et serait donc Ang-Phim, fils d’Ang-Eng. Il y a de quoi s’y perdre... Cela nous donne l’occasion d’un court rappel historique pour comprendre la filiation incontestée de Norodom et son avènement contesté par son demi-frère Siwota. Ang-Eng. roi du Cambodge à la fin du xvnf siècle, a deux fils, Ang-Chang et Ang-Duong. Le premier accède au trône par droit d’aînesse, et sa fille Ang-Mei, portée au trône par le Vietnam, lui succède en 1834. Le second, Ang-Duong, élimine sa nièce, reconnaît la double suzeraineté du Siam et du Vietnam et accède au trône en 1845. Peu avant sa mort en 1859, il demande aux Siamois d’autoriser le retour de son fils aîné, Norodom. Cet entrelacs des princes Ang, aussi compliqué que les reliefs d’Angkor, explique la situation confuse du Cam bodge en ces années-là. C’est dans ce décor protéiforme qu’ont surgi nos deux compères, Assaoua et Poukombo, les faux princes. Assaoua est une créature, sinon une création, des mandarins vietnamiens de Chaudoc et de Hatien, comme Poukombo l’est de ceux de la province cochinchinoise de Tay-Ninh. En 1864, il trans forme en partisans les Cambodgiens de la région de Hatien et leur adjoint des Annamites et des Malais expulsés du Cambodge. Il passe la frontière, dont les limites sont incertaines, tue le mandarin de la province cambodgienne de Baphnom, pille le pays, prend Kampot et menace Pnom-Penh que défendent vaille que vaille les soldats de Norodom. La bande d’Assaoua revient à Chaudoc, repasse au nord, massacre un nouveau mandarin cambodgien et retourne sur la rive vietnamienne du canal de Hatien. Avec 3 canonnières, Doudart de Lagrée intervient à Chaudoc à la demande de La Grandière et rétablit un ordre précaire, car les choses recommencent en 1865. Les Vietnamiens protègent tou
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jours le faux prince et vrai brigand et interdisent aux Cambodgiens de franchir le canal de Hatien pour liquider cette intolérable «pe tite royauté d'Assaoua », comme l'écrit Doudart de Lagrée. Fina lement, à l'été 1866, le gouverneur vietnamien de Chaudoc. sentant venir le vent de la conquête des provinces occidentales de la Cochinchine par La Grandière, livre Assaoua aux Français. Le bandit est expédié au bagne. Au même moment, Poukombo prend au Cambodge la relève de la rébellion, qu’il a été le premier à porter en Cochinchine, dans la région de Tay-Ninh, nous l'avons vu. « Mon cher commandant, écrit La Grandière à Doudart de Lagrée, prévenez le roi de se tenir sur ses gardes et de former une troupe avec lances et bâtons si les fusils manquent. Votre voyage d'Angkor me paraît ajourné ; soyez prudent avec la rive gauche si vous entendez parler des Cambod giens de Poukombo. » Conseils judicieux, mais les troupes de Norodom, effectivement mal armées, sont plusieurs fois dispersées par les rebelles, tandis que l'inverse se passe de l’autre côté de la frontière. La colonne du chef de bataillon Alleyron met la rébellion en déroute dans la région de Tra-Vang et de Ba-Vang. Au Cambodge même, les choses se gâtent. Le 17 décembre 1866, 2 000 poukombistes attaquent Oudong et pénètrent dans la citadelle royale, simplement entourée d’une haute palissade et sur veillée par des miradors ; la citadelle sera reprise in extremis grâce à une contre-attaque de la 60e compagnie d’infanterie de marine. Il faut en finir, car Pnom-Penh est près de tomber à son tour. L’amiral envoie en renfort 250 hommes commandés par le chef de bataillon Brière de L’Isle, qui campent sous les murs de la cité où Norodom, délaissant Oudong, va bientôt installer sa capitale. Le 7 janvier 1867, Brière de L’Isle écrase «l’armée» de Pou kombo et sauve Pnom-Penh. Ses troupes et celles du colonel Reboul et du commandant Domange pourchassent les derniers rebelles, avec l’aide des miliciens d’un prince cambodgien ambi tieux, mais courageux, au rôle politique d’abord équivoque, mais finalement fidèle à la couronne. Ce jeune homme de 27 ans est le fils d’Ang-Duong et le frère de Norodom Ier, auquel il succédera en 1904 pour régner plus de vingt ans sous le nom de Sisowath. En juillet 1867, Poukombo s’enfuit au Laos ; dix mois plus tard, il rentre au Cambodge, appelé par les villageois de la province de Compong-Thom, qui veulent secouer le joug de Norodom et rejoindre la rébellion. C’est un piège, et la petite troupe des der niers partisans du bonze tombe au milieu d’une population en
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furie, excitée au carnage par des amazones campagnardes, les fem mes de ces lieux. Les poukombistes sont massacrés ; Poukombo s'enfuit, seul, à travers les marais. Il est respectueusement rattrapé, mais la rage va vite succéder à la déférence. La scène est racontée par un témoin de seconde main mais de confiance, le lieutenant de vaisseau Jean Moura. Ce marin très sage — un Languedocien, né et mort à Moissac — deviendra en 1868 le représentant de la France au Cambodge, après Doudart de Lagrée parti en juin 1866 avec la Mission du Mékong, et après son successeur, le lieutenant de vaisseau Armand Pottier parti, lui, pour raison de maladie grave. Moura remplira ses fonctions diplomatiques durant une dizaine d'années avec compétence et il sera un historien estimé pour son Royaume du Cambodge. « La tète de ce fameux aventu rier. écrit Moura, fut mise dans un sac plein de sel et portée le lendemain à Pnom-Penh, où elle fut exposée en place publique au bout d'une longue perche. »
Angkor, belle civilisation au bois dormant, devait donc être réveillée par deux princes charmants, Doudart de Lagrée et Francis Garnier. Dans leur voyage historique à travers le fabuleux Cam bodge, qui les conduirait à rechercher la route mythique de la Chine par le cours supérieur du Mékong, nos deux marins avaient des précurseurs, des coureurs de piste, des inventeurs, comme on dit des découvreurs de trésors ou de monuments enfouis. Le pre mier est un missionnaire, un prêtre de la Société des Missions Etrangères, le P. Charles Bouillevaux, natif d'une petite ville de la Champagne humide, Montier-en-Der, en 1823. Dans la biblio thèque du séminaire de la rue du Bac, Charles Bouillevaux avait dévoré les ouvrages ayant trait aux terres lointaines qui l'appe laient, notamment les livres d'un contemporain renommé, Abel Rémusat, premier professeur de chinois au Collège de France et fondateur de la Société asiatique. En 1819, le sinologue avait tra duit la relation d'un voyageur chinois du xitr siècle qui décrivait la cité merveilleuse d'Angkor. Le Père Bouillevaux connaît aussi l'existence d'Angkor grâce aux rares prédécesseurs des Missions Etrangères qui ont men tionné dans leurs lettres ou leurs relations l'existence de cette Ys asiatique engloutie par les flots de la forêt. Le premier qui ait écrit sur Angkor des lignes inspirées est un missionnaire que nous avons rencontré au début de notre histoire, le Père Louis Che
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vreuil, ou Chevreul selon certains. Elément précurseur des Mis sions Etrangères en Cochinchine, il avait été envoyé au Cambodge en 1655 pour y fonder une mission. 11 s’était établi à quelques lieues d’Angkor, qu’il décrit comme un «très célèbre temple», aussi célèbre pour les gentils de ces contrées « que Saint-Pierre de Rome pour les chrétiens ». Et puis deux cents ans d'oubli avaient suivi les siècles d’enseve lissement. L'ancienne capitale des rois khmers, fondée au IXe siè cle, saccagée par les Chams au xir siècle, prise par les Siamois au XVe siècle, allait attendre jusqu’au milieu du xixc siècle son retour dans l'histoire, du moins dans l’histoire de l’art. Le Père Bouillevaux a été le premier visiteur moderne de l’antique et fantastique cité. Il aura passé treize années en Indochine et une seule journée à Angkor, en décembre 1850, parmi « les arbres gigantesques croissant au milieu des palais en ruine », écrit-il. Mais cette jour née a suffi à son émerveillement et à notre reconnaissance, pour avoir convié les générations futures à ce festin de pierre. D’abord missionnaire en Cochinchine, le Père Bouillevaux en a été chassé par les persécutions de Tu-Duc et il a gagné le Cam bodge. Il s'est installé dans la mission de Pinhalu, entre Oudong et Pnom-Penh, auprès du Vicaire apostolique, Mgr Miche, fi explore le Cambodge et le Laos, rentre en France et publie en 1857 une première relation, le Voyage en Indochine, qui passe inaperçue, sauf d’un voyageur qui bientôt va marcher sur ses traces et que nous allons suivre. Quant au Père Bouillevaux, il retourne dix ans plus tard en Cochinchine pour être curé d’une paroisse proche de Saïgon. Revenu définitivement en France, il publie en 1874 un nouvel ouvrage, L’Annam et le Cambodge, et meurt à 90 ans, à la veille de la guerre de 14, dans sa bourgade natale de Montier-en-Der. Un chef-lieu de canton de la Haute-Marne a été le berceau et la tombe de Charles Bouillevaux, une fabuleuse cité royale reste sa découverte. Le premier avant tant d’autres, il a médité sur le néant des grandeurs humaines en voyant Angkor au crépuscule et en y comparant « les teintes que la nuit efface dans le paysage à celles de la vie des peuples quand la gloire et l’espérance cessent de leur prêter la magie de leurs couleurs ». Vivante leçon d’Angkor, que l’Ecole française d’Extrême-Orient a si bien retenue et enseignée depuis 1898. Même les petits tueurs khmers rouges n’ont pas réussi à détruire le passé en jouant avec leurs mitraillettes parmi les géants de pierre.
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La renommée reconnaît « celui qui met en œuvre, mais non son véritable inventeur », disait Renan en parlant de la science ; il en va de même pour la découverte des trésors enfouis de l'humanité. Ici, celui qui met en œuvre Angkor, ou pour mieux dire qui met en scène ces grandes ruines s'appelle Henri Mouhot, et il le fait généreusement et indirectement. Généreusement : il ne dissimule pas la primauté de son devancier Bouillevaux, dont il a emporté le Voyage en Indochine dans ses bagages ; indirectement : c'est une exploitation de ses travaux dans le grand public qui révèle Angkor à l’Occident. Du reste, Mouhot n’attend plus rien de la renommée. Il est mort trois ans après sa propre découverte de la cité disparue, qui date de 1860, et trois ans avant la publication de ses notes dans un illustré voué aux explorations et très apprécié, Le Tour du Monde, qui est à cette époque ce qu'une émission télévisée comme Ushuaïa est à la nôtre. Un artiste de l'exploration que ce Mouhot ! Il excelle dans les croquis de voyage, que les dessinateurs du Tour du Monde inter préteront. C’est par exemple le portrait du roi Norodom en 1860, le dessin du « pavillon central » d’Angkor ou la scène d’ensemble d’un bivouac dans les bois du Laos en octobre 1861. Dans cette toute dernière œuvre, il se représente lui-méme au cœur de la nuit laotienne et sylvestre, nuit pour lui bientôt étemelle, car il est atteint de la fièvre des bois. Assis sous un banian, il exécute une aquarelle d’une main que l'on imagine tremblante. Scène saisis sante : Mouhot dans la lueur d'une torche avec sa cape et son chapeau de rapin, son carton à dessin sur les genoux, le fusil de chasse à sa portée ; au fond, dans l’obscurité d’un rideau d'arbres, un groupe d'éléphants ; devant lui, ses deux domestiques siamois préparant la soupe sur le feu du campement. Ce sont eux qui récu péreront les liasses de notes et de croquis, après avoir enterré leur maître dans la forêt, et qui les feront parvenir à Bangkok. Les quatre dernières lignes du carnet de bord d'Henri Mouhot sont les suivantes : « Le 15 octobre, départ pour revenir à Luang-Prabang — le 18, halte à H. — le 19, je suis atteint de la fièvre — le 29 : Ayez pitié de moi, mon Dieu !... » Il meurt dix jours plus tard. Henri Mouhot, artiste d’Angkor, amateur de voyages et d'ar chéologie, est versé dans les sciences de la nature ; il a vu le jour à Montbéliard, dont le grand homme est Cuvier, mort quand Mou hot avait 6 ans. Botaniste, c’est à ce titre qu’il parcourt la pénin sule indochinoise. Entomologiste, il va donner son nom à un magnifique coléoptère indochinois d’un noir luisant, la Mouhotia.
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Explorateur, il a épousé une Anglaise, dont l’oncle est le célèbre voyageur écossais Mungo Park, et ce sont des subsides de sociétés savantes britanniques qui lui ont permis d'effectuer son périple dans le Sud-Est asiatique. Parti de Bangkok en 1858. il parcourt le Siam, le Cambodgeet le Laos. Il est reçu par Norodom, le souverain de Oudong, qui lui fait entendre la Marseillaise sur une boîte à musique ; et par Chantakhuman, le souverain laotien de Luang-Prabang, qu’il qua lifie de « roi des ruminants », sans doute parce que Sa Majesté est mâcheuse de bétel. Son intention est d'aller jusqu’au nord de h péninsule malaise, à Chiengmai, ancienne capitale siamoise, riche en monuments séculaires. Après quoi, il rejoindrait le Mékong,la voie rêvée, qui venait d'où? En août 1861, trois mois avant sa mort, il s'interroge, l’esprit perdu entre les hautes montagnes sau vages. « Je me sens triste, pensif et malheureux, et je regrette le sol natal... »
Si Mouhot avait survécu à la fièvre des bois et s’il avait pu accomplir son projet de descendre le Mékong jusqu’en BasseCochinchine, sans doute aurait-il été accueilli comme le héros inat tendu par les jeunes officiers enfiévrés qui animaient les soirées de Cholon, à la fin de 1863 et au début de 1864. Francis Garnier, le « sous-préfet » de la ville chinoise de Saïgon, et ses camarades y jouaient la comédie et rêvaient du grand voyage au centre de l’Indochine et vers la Chine ; non pas un voyage au Cambodge, mais sur le Cambodge, c’est-à-dire sur le Mékong. C’est la vision d’un Mouhot imaginant le Mékong descendant du toit du monde, le Tibet, que Garnier écrit Thibet ; les deux orthographes sont bon nes, et la vision est juste. On sait que le puissant fleuve descend d’une gorge sauvage à la frontière sino-tibétaine. En janvier 1864. le projet d’exploration, rédigé sur la base d’un premier plan de Garnier fait en juin 1863, est adressé à l’amiral de La Grandière. Il est signé de trois compères des soirées de Cholon, deux ensei gnes de vaisseau, Francis Garnier et Henri de Bizemont, et un lieutenant aux fusiliers marins, Eliacin Luro, « ardent triumvirat de jeunes gens qui ne rêvaient rien moins que la gloire de fonder une nouvelle France dans la péninsule indochinoise », écrira Bize mont. Les trois rêveurs revendiquent donc « l’honneur de pénétrer les premiers dans l’Indochine centrale » ; le budget qu’ils pré voient, 3 000 francs, est minime. L’adoption du projet prend du
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temps, mais finalement tout le monde s'y met ; l’amiral-gouverneur, qui se démène auprès du gouvernement ; son prédécesseur, l’amiral Bonard, qui rédige un mémoire sur « l'urgence de l'explo ration du Mékong » pour faire de Saïgon un vaste entrepôt de commerce avec la Chine et le Tibet ; le ministre Chasseloup-Lau bat, qui préside opportunément aux destinées de la Société de géo graphie de Paris, laquelle patronnera l'expédition. Cette institution fondée en 1821 est la plus ancienne des sociétés de géographie du monde et jouera un rôle important dans la création de l’Empire colonial français, en commanditant nombre de grandes expédi tions. Décidée à la fin de 1865. la Mission du Mékong ne partira de Saïgon que le 5 juin 1866. sur 2 canonnières. En mai. La Grandière a confirmé la nomination de son chef. Doudart de Lagrée. et dési gné les participants. Le premier officier. « chargé des observations astronomiques et météorologiques ». est naturellement Francis Garnier. Le deuxième officier, « chargé de la discipline de l'es corte, des approvisionnements, transports, armes et munitions, ainsi que des levés topographiques et des dessins », est l’enseigne de vaisseau Louis Delaporte ; sept ans plus tard. Louis Delaporte fera un nouveau voyage au Cambodge comme « chef de la mission d’exploration des monuments khmers », et ses nombreux dessins seront admirés à Paris par le public de l'Exposition universelle de 1878. Les autres membres de l'expédition sont un représentant des Affaires étrangères qui s’occupe des questions sociologiques et commerciales, Louis de Camé, un neveu de La Grandière ; et 2 médecins, un « chirurgien-géologue », le docteur Joubert, et un « chirurgien-naturaliste », le docteur Thorel. S'ajoutent 2 interprè tes et une petite escorte : 2 sous-officiers, 4 matelots, un soldat d’infanterie de marine et 6 miliciens. Dans ce léger équipage, la Mission du Mékong va étonner le monde. Elle aura parcouru 10 000 km à travers l'Asie, voyage toujours difficile, par monts et par vaux, par rivières et par fleuves, qui dure deux ans, de juin 1866 à juin 1868. Un exploit qui aura un grand retentissement national et international. Une réussite, mais paradoxale : ce que la Mission est venue chercher — l’axe de pénétration en Chine du Sud par la voie du Mékong — elle le trouve ailleurs, par le fleuve Rouge. Une découverte, qui entraîne une redécouverte riche de conséquences, le Tonkin. Mais avant cette exploration qui s’ouvre sur un avenir prodigue, Doudart de
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Lagrée et ses compagnons vont inventorier un prodigieux monde passé : Angkor. Le 5 juin 1866, vers midi, deux canonnières sous vapeur attirent la foule saïgonnaise. Le spectacle est habituel, mais cette fois-ci les petits navires et leurs passagers s'en vont vers l’inconnu, en remontant le grand fleuve dont nul ne sait d’où il vient. Trois jours plus tard, l'expédition est à Compong-Luong, entre Pnom-Penhet Oudong, sur un bras de rivière reliant le Mékong au Grand Lac. le Tonlé-Sap. Quinze jours se passent en tractations diverses, car il faut compléter l'équipement et se procurer les papiers indispen sables pour traverser le Laos, séjourner à Angkor sous contrôle siamois et circuler en Chine : curieuse impréparation des services de Saigon ! Enfin munie du minimum, la Mission traverse le Tonlé-Sap, atteint Siem Réap et, le 24 juin, Angkor Wat. C’est un enchantement, que ressent Francis Garnier, devant ce chef-d’œu vre d’une civilisation subitement disparue ! Ce tombeau magnifique et désolant, Doudart de Lagrée avait commencé à en dresser les plans et à en recueillir les traces lors qu’il était en poste au Cambodge. Durant huit jours, il poursuit maintenant le travail avec ses compagnons de la Mission. Il existe une célèbre photographie de ces premiers explorateurs scientifi ques d’Angkor. Elle a été prise par Gsell ; à la génération suivante, ce nom sera très connu en archéologie grâce à Stéphane Gsell, auteur des fouilles de la cité romaine de Tipasa, en Algérie. Les fouilles de 1866 dans la jungle de la cité khmère ont donc euuo observateur, qui nous montre les archéologues à l’œuvre. Etonnant document. Il ne faut pas se fier aux apparences ni aux photogra phies. Les six missionnaires du Mékong n’ont pas du tout l’aspect d'explorateurs décidés ni l'allure de travailleurs acharnés. De Francis Garnier à gauche, à Doudart de Lagrée à droite, ils sont assis sur les marches d’Angkor Wat dans des postures décontrac tées. Ils ont tous le visage encadré par la barbe, les favoris et les moustaches ; et une même tenue de clochards de la jungle : panta lons fripés, vestes fatiguées, chaussures de ville pointues qui paraissent peu faites pour de telles randonnées. La cravate laval lière, qui met sur chacun une touche d’élégance, ne semble pas non plus idéale en ces circonstances. Seule concession à leur emploi : derrière eux, en haut d’une marche, un casque colonial que surveille un lion de pierre ; et puis un air sévère, qu’ils ont en
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commun ; sinon, rien de l’imagerie propre aux grandes explora tions. Francis Garnier recevra pourtant en 1871, entre autres décora tions comme celle d’officier de la Légion d'honneur, la médaille d’honneur hors concours du premier congrès international de géo graphie, en même temps que l'illustre Livingstone, son homologue africain et son contemporain; tous deux mourront en 1873, Livingstone en mai au Tanganyika, Garnier en décembre au Ton kin. Doudart de Lagrée n’aura qu'une médaille à titre posthume ; le chef de l’expédition disparaîtra au cours de la Mission, épuisé par cette maladie de la gorge qui le fatigue depuis longtemps et qui s’aggravera d’une tumeur au foie. C'est frappant sur la photo graphie de Gsell, pourtant prise une vingtaine de mois avant l’issue fatale : le visage est émacié, les yeux sont enfoncés, l’expression est comme absente. A Saïgon, le capitaine de frégate envisageait son retour en France pour raisons de santé, mais nullement un tel voyage d’ex ploration ; il en avait pris la direction par devoir et par respect pour La Grandière, respect amical et réciproque. Avant le départ de Saïgon, écrira l’attaché Louis de Camé, « ceux qui connais saient l’indomptable énergie de notre chef nous serrèrent la main comme à des condamnés ». Après ? Il n'y aura plus d'après pour Doudart de Lagrée. Son voyage de la volonté s'achèvera en Chine sur un brancart porté par des compagnons exténués, pieds nus et vêtements en lambeaux ; voyage au bout de la nuit, une nuit qui finira sur un grabat chinois plus dur qu'un lit de camp.
Pour l’ensemble de l’expédition, que se passe-t-il après la visite aux ruines d’Angkor ? Un voyage aussi long qu'éprouvant, aussi dispersé que tendu vers ce but : la Chine. Souvent un vrai chemin de croix, avec d’interminables stations ici ou là, dans la nature sauvage et inexplorée, ou des localités généralement aimables, par fois hostiles, toujours avides de faire payer l’octroi, au Cambodge, au Siam, au Laos, au Yunnan. Les épreuves commencent dès le 11 juillet où les canonnières sont laissées au dernier point reconnu sur le Mékong, à Kratié, village de quelques centaines d’âmes à l’époque, ville de 10 000 habitants de nos jours. Les chiffres résu ment sèchement ces épreuves encourues de Kratié à Shanghaï. «Route commune sous la conduite de Doudart de Lagrée : 1 580 km en barque, 1 210 km à pied — route commune sous la
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conduite de Francis Garnier : 2 800 km en barque, 1 250 fana pied — excursions particulières faites par des membres isolés de la Mission, en dehors de l'itinéraire général : 1 590 km en barque. 1 530 km à pied — soit au total 6 720 km, dont 5 060 par Francis Garnier. » Dans cette énumération due à un résumé final de Gar nier, on notera trois choses. Le mot « excursions » est un bel exemple de litote ; le mot « barque » est encore un euphémisme, car il s’agit fréquemment d’un simple tronc d’arbre creusé;quant aux expressions « routes communes » et « excursions particuliè res », elles marquent les éclatements forcés de cette expédition de vingt-quatre mois : comme le Mékong, la Mission se divise en multiples bras. Dès les premiers jours, à Stung Treng, aux abords des rapides du Mékong, la Mission devine que la route naturelle de la Chine à Saïgon sur cet immense fleuve n’est plus qu’un rêve, à cause de ces escaliers impraticables. Doudart de Lagrée envoie Francis Garnier reconnaître les rapides, du nord au sud, tandis que lui, à l’ouest, va explorer la vallée de la Sé Cong, en direction d’Attopeu, sous contrôle siamois. Le lieutenant de vaisseau se transforme en chef de bateliers à bord d’une pirogue cambodgienne, où il commande à deux rameurs locaux et à un matelot. Et il se lance par la rive droite du fleuve de Stung Treng à Sombor, dans «un courant de foudre » qu’il met douze heures à suivre, alors qu'il a fallu six jours à la Mission pour parcourir la même distance en remontant le fleuve par la rive gauche. C’est que la rive droite s’infléchit vers l’est, à hauteur des rapides de Preapatang, et pré sente aux flots du Mékong un obstacle perpendiculaire. Comme le fleuve, le style de Francis Garnier bouillonne, rejaillit et file avec la rapidité de la flèche... Quel talent d’écriture ! Il faudrait tout citer de ces textes et de ces lettres de Francis Garnier. Notre épistolier est de retour à Stung Treng le 30 juillet pour tomber dans une sorte de fièvre comateuse qui va durer jusqu’au 17 août et qui lui vaudra de traîner la jambe durant six mois. La Mission l’emporte encore inconscient jusqu'à Khong, plus haut dans le Laos en suivant le Mékong : «J’ouvre de toutes mes forces mes poumons à l’air chaud et vivifiant qui se joue à travers la cime des palmiers et allonge leurs ombres insaisissables devant moi ; mais la force me manque pour tout autre mouvement, et je ne vis encore que par la pensée et le regard. » Beau style vraiment, que Garnier peaufine dans une des cription de Bassac, encore plus au nord sur le Mékong, où Doudait
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de Lagrée a choisi d'attendre la saison sèche, en même temps que les documents et les instruments promis par Saïgon. Fin octobre, toujours rien de Saïgon, toujours pas de passeports pour pénétrer en Chine en remontant le Mékong, et le commandant de Lagrée renvoie son second à Stung Treng pour y recueillir d’éventuelles informations. Nouvelle et vaine « excursion particu lière » de Francis Garnier, qui est de retour à Bassac un mois plus tard. Que faire ? Poursuivre vers le nord jusqu’à la prochaine grande étape prévue sur la route de Chine, Luang-Prabang, la rési dence royale du Laos ? La Mission choisit la voie intermédiaire de la Sé Moun, affluent ouest du Mékong et opte pour Oubon, au Siam. De là, en évitant le Mékong, il est possible d’atteindre Battambang au Cambodge et d'y attendre ou d’aller chercher le courrier de Pnom-Penh, où Saïgon a dû faire parvenir les passe ports chinois de l’expédition. Entre tous ces pays frontaliers, ces fleuves et leurs affluents, ces localités inconnues, on s'y perd en consultant la carte. Mais quand la carte, c'est vous qui la dressez, comme le fait Francis Garnier, il y a de quoi attraper le tournis. Une fois de plus, il est choisi pour effectuer le voyage solitaire de Battambang et de Pnom-Penh. Il en profite pour nous conter les soucis de son chef dans une lettre datée du 25 décembre 1866 et envoyée à ses amis de Cochinchine, quelques jours avant son départ : « Monsieur de C. demande du bœuf et puis s’endort, et par ses plaintes naïves exaspère le commandant. » A l’adresse de ses correspondants, Francis Garnier précise bien le caractère privé de ses jugements : « Que mes épanchements ne sortent point de votre sein vénérable ! » écrit-il joliment à la fm de sa lettre. La première grande course en solitaire de notre lieute nant de vaisseau — la seconde aura lieu en Chine — durera du 10 janvier au 12 mars 1867, avec un parcours de 1 660 km ! Rien n’y manquera : voyage en barque ou en char à bœufs, falaise ou soleil dardant à pic, vestiges khmers inconnus, géants végétaux, costauds laotiens ou jeunes filles gracieuses servant de porteurs, rebelles de Poukombo ou tigres voleurs d’enfants, sans oublier les fameux passeports chinois enfin parvenus à Pnom-Penh en même temps qu’un misérable baromètre holostérique... Le bouillant Gar nier peste contre les services de Saïgon, et il y a de quoi : le nécessaire n’a pas été donné au départ et il faut parcourir à pied plus de 1 500 Ion pour le récupérer ! De Pnom-Penh, Garnier écrit à son ami Luro et peste contre La Grandière, mais il ajoute : « Pas
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sons et pardonne mes plaintes, qui ne sont qu’enfantillage et doi vent rester entre nous. » Enfin au complet pour la première fois depuis trois mois, la Mission peut repartir vers le nord et la Chine, « tous réunis, pleins d'ardeur et de santé autour du chef de l'expédition; aux longs tâtonnements du début allait succéder l'exécution nette, ferme et rapide du programme qu'il s'était tracé ». Ce ne sera pas si net, nous le verrons, et le programme ne rencontrera pas l’unanimité, mais il n'y a pas de problèmes majeurs jusqu'à Luang-Prabang. L'active cité royale est atteinte le 28 avril 1867 et elle enflamme l'imagination de Francis Garnier : « Là doivent s’arrêter les pro grès de l’influence anglaise. » La géopolitique, c’est très joli, mais il y a plus urgent, qui tient à la géographie. Quelle route prendre pour entrer en Chine? Comment répondre sans examiner aussi la situation des régions à traverser, car le terrain politique à affronter est aussi inexploré que les territoires à parcourir ? Comment peser des difficultés, qui vont des incertitudes de l’accueil dans le Laos sous domination birmane aux inquiétudes pour la Chine méridionale ? Les musulmans du Yunnan ne sont-ils pas en pleine révolte contre l’autorité centrale de l'impératrice douairière Tseu-hi ? Ces mystères dépassent les membres de la Mission du Mékong, et ils feront leur choix en explorateurs, qui par définition ont à explorer. Trois routes sont à envisager. On en débat. La première route possible, celle du nord-ouest, suit la direction du Mékong ; la deuxième, celle du nord, suit la Nam Hou, affluent du Mékong, et rejoint la première en Chine à Semao ; la troisième, celle du nord-est, traverse une région inconnue et atteint la fron tière du Tonkin et de la province chinoise du Kouang-Si. Doudart de Lagrée se décide pour la première route, qui est la plus longue, mais qui offre l’avantage de ne point quitter la voie du Mékong au départ de Luang-Prabang. Francis Garnier préférait la deuxième, la plus directe de Luang-Prabang aux frontières du Yunnan. En fait, la bonne direction était la troisième. La Mission s’en rendra compte en Chine à la fin de cette année 1867, lorsque le commandant de Lagrée et ses compagnons par viendront aux rives du Ho-Ti-Kiang, le principal affluent du Song Koï, c’est-à-dire le fleuve Rouge. Le voilà, le débouché naturel du Yunnan vers la mer et il passe par le Tonkin ! Doudart de Lagrée pourra s’écrier : « Voici la voie cherchée ! Le Mékong nous échappe et nous le retrouvons dans le Song Koï ! L'affirmation de
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cette route sera sans doute l’un des plus utiles résultats de notre voyage. » Mais n’anticipons pas, il nous reste à évoquer la fin du voyage. Signe : avant de quitter Luang-Prabang, Doudart de Lagrée veut rendre un dernier hommage à son prédécesseur en ces lieux, Henri Mouhot, mort six ans auparavant dans un village situé à 8 km de la ville. Un petit monument y est érigé. Le roi du Laos a donné son accord et fourni les matériaux, l’enseigne Delaporte a fait le dessin. Et toute la Mission se recueille devant le modeste cénota phe, portant cette simple mention sur une plaque de grès : « H. Mouhot — mai 1867. » Quelques jours après, c’est le départ. Du 26 mai au 15 octobre, la Mission traverse le Laos birman, non sans difficultés, dues à l'incurie et à l'impéritie de deux petits royaumes rencontrés. Le Mékong est quitté à Xieng Hong, et la Mission se dirige plein nord, sur une décision de Doudart de Lagrée, d’ailleurs contestée par ses compagnons. Francis Garnier plaisante sur sa « monomanie du Mékong » et décrit ses problèmes de cartographe, qui le privent des jouissances du voyage. Et c’est enfin l’entrée en Chine, l'arrivée à Semao, petite ville proche de la frontière du Laos et pas très éloignée du Tonkin et de la Birmanie ; elle vient d’être en partie détruite par les révoltés. La Mission y reste une quinzaine de jours et, la « guerre des musulmans » se rapprochant de nouveau, elle s'en va vers le nordouest, avec une vingtaine de coolies et une douzaine de soldats chinois. Tournant le dos au Mékong et laissant sur sa gauche les lignes des rebelles, Doudart de Lagrée prend la direction de Yunnan-Sen ou Yunnan-Fou ; Kunming, de nos jours, ville qui joua un rôle important pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans une lettre à La Grandière, le commandant expose ses intentions et les reconnaissances qu’il compte envoyer vers l’est et le sud-est. Song Koï ou fleuve Rouge, Yang-Tsé-Kiang ou fleuve Bleu, le programme sera rempli... A ceci près que ce sera Francis Garnier, voyageur solitaire, qui reconnaîtra les abords du fleuve Rouge et qui décrira les perspectives commerciales s’ouvrant au Tonkin entre la Chine et l’Indochine ; ce sera lui, « l’inventeur » de la route du fleuve Rouge, invention du reste revendiquée par un commerçant d’envergure dont nous reparlerons, Jean Dupuis... A ceci près aussi, pour le programme de Doudart de Lagrée, que le chef de l’expédition reviendra par le fleuve Bleu, autre couleur du spectre, dans un cercueil... Du 30 octobre au 23 décembre 1867, de Semao à Yunnan-Fou,
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l’expédition n’a connu que deux péripéties notables et similaires Dans une première localité, Francis Garnier est obligé de se défen dre à coups de revolver, tirés en l'air, contre un assaut de curieux qui se transforment en furieux et lui jettent des pierres à la figure: l'un des lapidateurs sera décapité par les autorités locales, ce qui nous vaut cette observation de Garnier : « M. de Lagrée, qui avait le cœur excessivement bon, aurait sans aucun doute demandé sa grâce s'il avait pensé que la peine capitale lui fût réservée. » Dans une autre localité, même tonalité. Un afflux de badauds vient autour de l'enseigne Delaporte en train de croquer le paysage,et pour mieux voir, les Chinois se bagarrent, bientôt à coups de cou teau ; seule la menace du revolver calme les amateurs, et Francis Garnier conclut : « Un dessin d'après nature est sans doute pour un artiste une occupation agréable, presque une distraction, mais que dire de ceux qu’il a fallu faire revolver au poing?» Quoi qu’il en soit, les Français provoquent la curiosité et excitent les populations. Yunnan-Fou, la capitale de la province, est plus raisonnable, et la Mission y entend enfin des voix françaises, celles de deux missionnaires. Le premier est à ce point devenu chinois qu’il donne sur la région des renseignements de grande valeur. Le second, provicaire apostolique du Yunnan, le Père Fenouil, est en revanche resté tellement français qu’il cherche à conjuguer là-bas les intérêts de la France et ceux de la religion. Ce bon Français est pour les Chinois une véritable autorité et s’entremet auprès du général commandant la province pour obtenir un prêt de 700 taëls. somme importante gracieusement versée aux explorateurs qui sont sans le sou. En quelques jours, tous les membres de l’expédition se sont fait un nouvel ami en la personne si attachante du Père Fenouil. Au départ de Yunnan-Fou, le 8 janvier 1868, celui-ci les accompagne une partie du chemin, qui les conduit à TongTchouen, plus haut vers le nord, à 2 180 m d’altitude. Chacun pleure en se séparant ; le missionnaire ne reverra jamais ceux de la Mission du Mékong. Le voyage à Tong-Tchouen dure une dizaine de jours. Pour Doudart de Lagrée, il se termine sur un brancart, un palanquin des larmes, car le commandant est brûlant de fièvre et souffre d’un douloureux point de côté. Le malade est installé dans une pagode, mais il n’a pas oublié son rêve, le Mékong, et ses pensées se dirigent vers l’ouest, sur la route de Birmanie en Chine, qui passe par Taly, capitale des musulmans révoltés. Le commandant dési
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gne pour cette « excursion particulière » et particulièrement péril leuse, Francis Garnier, l'enseigne Delaporte, le docteur Thorel et M. de Camé, ainsi que 5 hommes d’escorte. Il attendra leur retour à Tong-Tchouen et il s'en remet aux soins du docteur Joubert. L’expédition de Taly — aujourd'hui Dali, au bord d’un magnifi que lac de montagne — part le 30 janvier 1868. Atteindra-t-elle le haut-Mékong et découvrira-t-elle le secret dont la quête était à l’origine de la Mission : les sources du grand fleuve ? 11 n’en sera rien, le but principal échappera, tel que l’avait défini le comman dant sur son lit de douleur : « La reconnaissance d’un point du Cambodge — le Mékong — situé dans le voisinage du Tibet, ce qui couronnerait de façon brillante notre long voyage. » Cepen dant, la déconvenue de Taly vaudra au chef des excursionnistes, parmi les autres récompenses déjà citées, « la grande médaille d’or de la Société de Géographie de Londres ». Certes, il y aura des jalousies parmi les « excursionnistes », et d’abord celle de Louis de Camé, qui mènera grand tapage après le retour en métropole et qui accusera Francis Garnier de s’approprier toute la gloire de la Mission. La difficile harmonie régnant entre les membres d’une aussi longue Mission n’enlève rien à la grandeur des chefs de l’expédition : Garnier, qui maintenant l'entraîne, et Doudart de Lagrée, qui affronte une mort prochaine. Taly reste une performance. Du 30 janvier au 3 avril 1868, ce ne sont que montées et descentes, du lit du fleuve Bleu au grand plateau blanc, car la neige se met de la partie. Parfois, nos voyageurs sont contemplés par des observateurs glacés, les cada vres pendus à des potences ou des têtes perchées sur des piques, car il y a beaucoup de victimes des rebelles ou des bandits de grand chemin. La halte finale sera ordonnée par le sultan de Taly en personne. Le chef des musulmans interdit aux explorateurs de pousser jusqu’au Mékong, pourtant si proche, et leur enjoint de regagner le territoire impérial. Le 3 mars, l’expédition s’en retourne et arrive à Tong-Tchouen le 3 avril. Le 12 mars, Doudart de Lagrée avait succombé... Avant de mourir dans les bras du docteur Joubert, le commandant avait donné ses dernières volontés — brûler toutes ses notes — et délivré son dernier message : « L’œuvre d’un homme ne peut être achevée que par lui-même. » Francis Garnier et ses compagnons se livrent à cet autodafé et, le 5 avril, exhument le corps de leur chef qui est placé dans un cer cueil. Feu Doudart de Lagrée et les membres survivants de la Mis sion prennent la route du fleuve Bleu, embarquent sur une jonque
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et parviennent à Hankéou, puis à Shanghaï, le 12 juin. Le 20, la Mission est de retour à Saïgon, deux ans après son départ. Le 1er juillet 1868, le gouverneur intérimaire de la colonie, l’amiral Ohier, fait inhumer Doudart de Lagrée dans le cimetière de Saïgon, « avec des honneurs extraordinaires », selon ses propres termes, « pour témoigner du respect que l’on doit garder à ceux qui se dévouent pour le service du pays comme pour le bien de l'humanité ». Et puis, en 1983, les restes du capitaine de frégate ont regagné la métropole en même temps que ceux de Francis Garnier — nous avons évoqué dans le prologue les circonstances de ce transfert. Le commandant de Lagrée repose aujourd’hui dans le cimetière de son village natal, Saint-Vincent-de-Mercuze, en Isère. La Grande Chartreuse veille sur le voyageur des vallées du Mékong.
L’amiral Ohier (1814-1870) a succédé à Saïgon à l’amiral de La Grandière, rentré en France pour cause de maladie en avril 1868. A son tour, gravement atteint par les fièvres d’Indochine, il regagnera la France, en décembre 1869, pour y mourir. 11 aura eu le temps d’appliquer dans une Cochinchine plutôt tranquille ses idées libérales dans les domaines les plus étendus, du politique au judiciaire, du commercial à l’économique, de l’éducatif à l’admi nistratif. En politique, il s’entend avec la cour de Hué et il se met à l’écoute du peuple, si bien qu’il organise des élections aux assemblées villageoises. Il note en septembre 1869 que «cette application du suffrage universel, la première qui ait eu lieu en Extrême-Orient, a été accueillie avec un vif sentiment de satisfac tion par les populations ». L’amiral Ohier est un père pour les Cochinchinois, jeunes ou autres. Il octroie des bourses pour la métropole, crée une école professionnelle et jette les bases d’un collège technique à Hué; avec le soutien de Tu-Duc, qui collabore avec l’évêque : nous sommes loin des persécutions ! Réduction des impôts et des paten tes, extension des communications routières et télégraphiques, suppression des douanes siamoises au Cambodge, Ohier répond au mieux à cette règle non dite — « laisser faire et laisser pas ser » — mise en usage par les amiraux-gouverneurs. Un connais seur en la matière, l’industriel de Mulhouse Jacques Siegfried, visite Saïgon en 1868 et dit son approbation. Voilà une opinion sur la bonne colonisation que les actuels élèves de l’institut d’Etudes
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politiques pourraient méditer. On sait en effet qu’un de leurs grands professeurs a été le très libéral André Siegfried, mort en 1959. Son père était le très démocrate Jules Siegfried, et son oncle était notre Jacques Siegfried, le chantre de la Cochinchine des amiraux, en 1868. Jacques Siegfried donne la paternité de cette Cochinchine libé rale à l’amiral de La Grandière. Le Mulhousien aurait pu en dire autant de son successeur, l'amiral Ohier, et du gouverneur intéri maire suivant, l’amiral comte de Comulier-Lucinière, Alphonse de son prénom (1811-1886). D’une vieille famille bretonne dont les descendants poursuivent aujourd’hui les traditions, ComulierLucinière était d’opinions conservatrices ; il avait un tempérament conquérant, qui fît merveille en Algérie, en Crimée ou au Mexique. Mais cela ne l’a pas empêché de poursuivre en Cochin chine la politique libérale de ses prédécesseurs, ni de faire preuve de prudence vis-à-vis de la cour de Hué. Une prudence que souli gne Napoléon III, accordant au nouvel amiral-gouverneur les pleins pouvoirs pour négocier un traité durable avec Tu-Duc. D’empereur à empereur, la lettre, envoyée du palais des Tuile ries au palais de Hué, commence ainsi : « Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, Empereur des Français, au roi d’Annam, Salut ! Très cher et bon Ami... », etc. La lettre est datée du 4 mai 1870, mais la grâce de Dieu va manquer, la volonté nationale aussi, et le projet d'un traité entre les deux empires fera long feu. Deux mois et demi plus tard, le 19 juillet, éclate la guerre de 1870. La suite est connue, rapide et radicale : capitulation de Sedan le 2 septembre, chute du Second Empire le 4, siège de Paris, armistice signé par la IIIe République naissante le 28 janvier 1871... D’aussi grands bouleversements n’atteignent pas la Cochin chine, qui reste paisible malgré l'état de guerre, connu là-bas avec quinze jours de retard ; l’état de siège, décrété au début novembre par Comulier-Lucinière, ne touchera que quelques négociants alle mands. La colonie est si calme que le gouvernement français songe à y entreposer les trésors nationaux déjà transférés à Brest. Le « 31 du mois d’août », comme dit la chanson, une frégate s’y tient prête à convoyer jusqu’à Saïgon les toiles du Louvre, les diamants de la Couronne, les drapeaux des Invalides et autres richesses françai ses. Le désastreux 2 septembre en décidera autrement. Fort curieusement, des bruits courent au même moment dans les chancelleries, et la presse anglo-saxonne d’Extrême-Orient s’en
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fait l'écho avec empressement. C'est un on-dit de taille, puisqu’il s'agit de l'abandon de la Cochinchine, que la France utiliserait comme monnaie d'échange avec la Prusse ! En quelque sorte, et s'il est permis de l'exprimer ainsi, la proposition serait la sui vante : laisse-moi le Haut-Rhin, la Meurthe et la Moselle, et je te donnerai les trois départements cochinchinois... Il n'y a pas de fumée sans feu, et le feu vient d’où on ne l’atten dait pas, de chez l'impératrice Eugénie. Celle qui a été pour beau coup l'inspiratrice de l'expédition de Cochinchine paraît prête à céder « sa » colonie. Elle est si affolée par les événements dramati ques qui se succèdent qu’elle fait en effet feu de tout bois. Déjà, à la mi-août, quand Bazaine était assiégé dans Metz, elle a songea envoyer au malheureux maréchal un sauveur providentiel, Francis Garnier ! L’explorateur a produit sur elle une si forte impression lors des soirées de Compiègne qu’elle le mande aux Tuileries, mais il est absent — tant mieux pour lui — il s’est porté volontaire pour l’armée du Rhin. Et voilà que l'impératrice désespérée a une idée encore plus romanesque en octobre 1870, elle envoie un mes sager auprès du chancelier Bismarck ! On nage en plein roman... D'une part, Eugénie vient de s’exiler à Londres au lendemain de Sedan, et elle ne représente plus rien qu’un rêve évanoui. D’autre part, l’émissaire, effectivement reçu par un Bismarck à l’épaisse ironie, s’appelle Théophile Gautier. Ce n’est pas le romancier du Capitaine Fracasse, c’est son fils, qui est entré dans la préfectorale après avoir succédé quelque temps à son père comme critique littéraire et artistique au Moniteur. Inutile de dire que le Chancelier de Fer ne fait qu’une bouchée du conseil ler de l’ex-impératrice. Du reste, Metz capitule le 27 octobre, alors que Bismarck reçoit Théophile Gautier, lequel doit remballer son gâteau cochinchinois proposé à l’appétit du Prussien. Vraiment il est trop tard ! Il n’est pas tout à fait trop tard. En décembre 1870, ComulierLucinière, tombé malade comme ses deux prédécesseurs, mais aussi courageux qu’au temps de sa jeunesse lorsqu’il s’élançait à l'assaut de la Casba de Bône, demande à être relevé de son poste en Cochinchine pour aller combattre les Prussiens. C’est ce que fait déjà Francis Garnier, avec les 7 000 marins qui résistent au siège de Paris. Le lieutenant de vaisseau, dont la plume est tou jours infatigable, a tenu son journal du siège du 7 septembre 1870 au 29 janvier 1871, lendemain de la reddition. Tandis que les trou pes prussiennes n’occupent pas la capitale et se contentent — c’est
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le mot juste — de camper sur les Champs-Elysées, les Français sont autorisés par leurs vainqueurs à conserver une garnison de 40 000 soldats dans Paris. Francis Garnier raconte ce regroupe ment dans le désordre et s’inquiète : « L’âme de la France se retrouvera-t-elle ? » En Cochinchine, cette âme va se retrouver. Le départ volontaire de Comulier-Lucinière entraîne l’arrivée d’un successeur. Ce nouvel amiral a le sang neuf : fils d'un officier d’infanterie, il est alsacien d’origine et albigeois de naissance. Il s’appelle Jules Dupré (1813-1881). Comme ses prédécesseurs, ses états de service l’ont conduit partout dans le monde, en Chine, aux Antilles, en Crimée, en Syrie, dans la guerre d'Italie où, du minis tère, il commande les mouvements de la flotte ; et puis à Madagas car ou à la Réunion ; et déjà en Cochinchine, à Tourane, en 1847, quand l’amiral Cécille prédisait à ce jeune officier une destinée prometteuse. Aucun des amiraux de Cochinchine n’a manqué de caractère, loin de là, certains furent de grands caractères, mais Jules Dupré est sans doute la personnalité la plus affirmée, aux vues les plus larges et les plus claires. Ce visage ironique, ces yeux en fente, ce nez busqué, ces lèvres aux commissures tomban tes cachent un fort tempérament. Avec quelle hauteur s’adresse-t-il à ses homologues gouverne mentaux... Il y a l’amiral Fourichon, qui l’a nommé en Cochin chine, ou l’amiral Dompierre d’Homoy, qui pourtant ne s’en laisse pas conter puisqu’il est l'arrière-petit-neveu de Voltaire. Avec quelle assurance Jules Dupré interpelle ces marins des cabinets ministériels pour traiter de « nos intérêts coloniaux » ! Avec quelle gourmandise parle-t-il de « la politique générale de la France » ! En tout cas, après les amiraux-gouverneurs de Cochinchine, Jules Dupré est le premier amiral de l'Indochine, en précurseur. Il a pris ses pouvoirs le 1er avril 1871 et va gouverner la Cochinchine avec intelligence. Mais déjà, un an et demi après son arrivée, il se fait prophète en voyant dans cette Cochinchine « la base d’un futur empire destiné à s’étendre jusqu’aux frontières de la Chine». Hanoï est en vue.
CHAPITRE 3
La première conquête de Hanoï (1870-1873)
Tout s'enchaîne et tout s’entrecroise, les années, les chemins, les événements, tout s'inscrit dans une continuité qui s’appelle l’histoire ou si l’on préfère le destin : il n’y a pas de hasard, mais la nécessité, même si les choses paraissent arriver fortuitement, dans le désordre, et sans une volonté délibérée de ceux qui écrivent cette histoire et décident de ce destin. Au bout de la Cochinchine, où la France s'est hasardée pour ainsi dire sans le vouloir, il y a nécessairement le Tonkin, « porte de la Chine ». Et cette porte est ouverte et découverte, du moins entrouverte, par la Mission du Mékong, qui révèle que la route de la Chine ne passe pas par la Cochinchine et le Mékong, mais par le Tonkin et le fleuve Rouge. Nous avons suivi les aléas de « l’excursion particulière » de Fran cis Garnier vers les sources tibétaines du Mékong, rêve qui le poursuivra, nous le verrons. La rébellion musulmane en Chine du Sud l’empêche d’aller plus avant, et il s’arrête à Taly. C’est le futur terminus du chemin de fer français du Yunnan, construit au début du xxe siècle pour rattacher économiquement l’Indochine française et la Chine méridionale. Tout s’enchaîne, en vérité. A son retour, la Mission du Mékong accoste à Hankéou, le 5 juin 1868, devant le consulat de France. Le grand port du fleuve Bleu abrite des concessions européennes, et Francis Garnier fait la connaissance d’un négociant français qui va jouer un grand rôle dans sa destinée. Il s’appelle Jean Dupuis. Il est né en 1829 à Saint-Just-la-Pendue, industrieuse localité de la Loire, pas très loin du chef-lieu où Garnier voit le jour dix ans plus tard, SaintEtienne. La Loire natale n’est pas le seul point commun des deux hommes, qui auraient déjà pu se croiser avant leur rencontre
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d'Hankéou, devant Pékin. Car ils avaient tous deux participé à la campagne de Chine de 1860, Garnier sur une canonnière, Dupuis dans le train des équipages du général Cousin-Montauban. Notre marchand ax ait auparavant cherché fortune en Egypte, à Ismaïlia; Pékin lui paraissait plus prometteur, mais l’histoire ne dit pas s’il profita du déplorable pillage du palais d’Eté. Au reste, le trafic des objets précieux n'était pas l'affaire de notre négociant. Jean Dupuis était marchand d'armes. A la fin de 1860. la porte de la Tranquillité s’est refermée sur les vainqueurs occidentaux quittant Pékin, et Jean Dupuis a suivi les Anglais, dont l'esprit de conquête mercantile l’inspire; il accompagne l’escadre britannique qui est chargée d’ouvrir le fleuve Bleu au commerce, jusqu'à Hankéou. Dupuis s’y établit et noue des relations d'affaires avec les autorités chinoises. Le viceroi du Yunnan trouve en lui un bon pourvoyeur d’armes européen nes, mais le marchand a un problème d’ordre logistique. Pour ali menter les troupes chinoises en lutte larvée contre les rebelles musulmans, il met deux mois à remonter le fleuve Bleu jusqu'au Yunnan ; par le fleuve Rouge, il gagnerait beaucoup de temps. D a entendu dire que le fleuve était navigable sur une grande partie de son cours, ce qui lui est confirmé par Francis Garnier à son passage à Hankéou en juin 1868. Le lieutenant de vaisseau découvre un Chinois chevronné en 1a personne de Jean Dupuis, que l’on verra souvent en costume de mandarin, portant un vaste chapeau en forme de saladier renversé et agitant son éventail. Voilà donc deux « inventeurs » de la route fluviale de Chine, qui échangent leurs informations et qui ne savent pas encore que leurs chemins vont de nouveau se croisera Hanoï, cinq ans plus tard. Etrange destin, qui unit le marchand d’armes et le marchand de gloire. Curieux va-et-vient de nos deux voyageurs durant cinq années, entre la Chine et la Cochinchine, la France et l’Extrême-Orient. Chacun vit de son côté un roman d’aventure, dont la conclusion s’écrira au Tonkin. L’aventure commune commence avec le seul Jean Dupuis. En septembre 1868, il est à Yunnan-Fou, neuf mois après Francis Garnier, qui débarque au même moment en France pour y cueillir les lauriers et les fruits de la Mission du Mékong. Dupuis travaille à la chinoise et met plusieurs mois à faire admettre par les manda rins du Yunnan l’intérêt de la route du fleuve Rouge, via ce royaume du Tonkin occupé par l’Annam uni à la Chine par les liens de la vassalité. L’audacieux commerçant annonce qu’il va en
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personne se livrer à l’exploration et à l’expérimentation du trajet. Et il le fait. Il descend seul le fleuve jusqu'aux avant-postes anna mites, entre Sontay et Laokay. La preuve de la navigabilité du fleuve Rouge est donnée. A la même époque, Francis Garnier cabote sur la Seine. Le grand voyageur est à Paris, il est la grande vedette de la Société de Géographie, dont le secrétaire général, Charles Maunoir. a ses habitudes dans une crémerie située au 66 de la rue Mazarine, où se réunissent pour dîner les explorateurs de passage, français ou étrangers. Le lieutenant de vaisseau qui travaille non loin, au dépôt des cartes et plans de la marine, rue de l'Université, vient souvent en voisin rue Mazarine. La crème de l’exploration fréquente donc cet établissement qui servait, comme beaucoup à l'époque, des repas à la fourchette ; voilà pourquoi, aujourd'hui, l'on dit encore d’un restaurant qu’il est une crémerie, ou une drôle de crémerie. Drôle, celle-ci l’était, qui portait cette enseigne : « La Petite Vache» ; ça ne s’invente pas et ça ne change rien à la célébrité de Francis Garnier ni à son opiniâtreté. Car il écrit beaucoup, il expose les résultats et développe les perspectives de son voyage, « le premier qui ait résolu le difficile problème du passage de l’Inde en Chine ». Dans la Revue maritime et coloniale. il a publié un texte très fouillé, en quatre livraisons mensuelles qui se termi nent sur un hymne à l’Empire français. Tout est dit sur le papier. Sur le terrain, tout se poursuit avec Jean Dupuis. Le négociant décroche le gros lot avec une impor tante commande d’armes que lui passe le maréchal Ma, qui dirige la répression dans le Yunnan : 7 000 fusils, 30 pièces de campagne et 15 tonnes de munitions ; paiement en nature à la livraison, soit 600 tonnes d’étain. Marché conclu ! Reste à se procurer les armes en France. Jean Dupuis retourne dans cette mère patrie que Francis Garnier est en train de défendre. C’est en effet la guerre de 1870, et le lieutenant de vaisseau est plongé dans les tempêtes terrestres, qui pour lui suivent l’embellie conjugale, car il vient de se marier, au début de cette année terrible, avec une demoiselle d’Avignon, à la fois anglaise et protestante. C’est ensuite la défense de Paris, assiégé par les Prussiens, c’est la protestation publique de Garnier contre la capitulation et son jugement sans pitié sur la mollesse du gouverneur militaire de Paris, ce « triste eunuque de Trochu ». Et c’est la tentative d’exploration en politique, avec la présentation aux élections de février 1871 du candidat Francis Garnier, qui obtient à Paris 27 000 voix ; ce n’est pas mal, mais il en aurait
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fallu plus du double. Ce sont enfin les désordres de la Commune, ces « événements épouvantables ». Mieux vaut l’extrémisme de l’Orient ! D'août 1871 à août 1872, l'explorateur déçu par sa crémerie française, vraie « Petite Vache », achève les comptes rendus de la Mission du Mékong, l'un officiel, l'autre public pour Hachette, jeune maison bientôt cinquantenaire, et pour son journal de voyage. Le Tour du monde. Au mois de septembre 1872, le lieute nant de vaisseau obtient le congé sans solde de trois ans qu’il a sollicité. C'est décidé : il « s'expatrie encore». Il repart pour la Chine à ses frais, car il a hypothéqué sa maison de La Varenne, sans autre sponsor qu’une maison de commerce qui lui ouvre de vagues crédits depuis son siège de Limoges, cité de la « porcelaine royale » où l’on rêve depuis un siècle de la millénaire production chinoise. Pour sa part, Francis Garnier décrit lyriquement les richesses de cet « Occident de la Chine » et de ce « Tonkin où nous devrions être déjà... Ah ! que de choses à faire ! » En janvier 1872, l’amiral Pothuau, ministre de la Marine du cabinet Thiers, a d’autres soucis que l’Extrême-Orient et d’autres solliciteurs que nos héros du fleuve Bleu et du fleuve Rouge, Fran cis Garnier et Jean Dupuis. Sans se rencontrer comme à Hankéou, tous deux sont alors présents à Paris. L'amiral-ministre finit quand même par honorer le premier, Garnier, qui devient officier de la Légion d’honneur, plus de trois ans après ses exploits qualifiés de « services exceptionnels ». Quant au second, Jean Dupuis, qui se dépense beaucoup dans les milieux politiques pour honorer sa commande chinoise, le brave amiral ne peut pas écarter le sollici teur. Car Dupuis a un adjoint très précieux, Ernest Millot ; cet associé est de la famille de l’influent directeur de l’Observatoire, lequel est un ami de l’amiral-ministre. Tant il est vrai qu’il faut de bonnes relations pour faire de bonnes affaires... Voilà donc Pothuau en possession d’une note de Millot expo sant l’entreprise yunnanaise de Jean Dupuis et demandant l’assis tance d’une canonnière de Saigon pour obtenir de Hué le droit de passage des bateaux chargés d’armes à travers le territoire tonki nois. Selon Dupuis, l’affaire est risquée, car les bandes chinoises des Pavillons Noirs ravagent le haut fleuve Rouge. Par ailleurs, les pirates infestent les eaux du Tonkin, au point que l’aviso Bourayne leur fait déjà la chasse au cours de ces deux premiers mois de 1872. L’amiral reconnaît la situation, mais déclare que le gou vernement ne peut intervenir dans cette affaire, qui se fera aux
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risques et périls du négociant. Pas de vagues au Tonkin, même si les mandarins annamites y sont détestés et si le pays est désolé. La politique de la canonnière n'est pas à l’ordre du jour au lende main de la guerre de 1870. Le commerce à la canonnière, c'est autre chose, et l’amiralministre fait un geste. Il dicte une lettre de recommandation à l’adresse de l’amiral-gouvemeur de la Cochinchine, Dupré, invité adonner son concours à Dupuis. Fort bien, sauf qu’un post-scrip tum est ajouté par le directeur du cabinet de Pothuau ; il s’agit de l’amiral Krantz, bientôt chef de la division navale d’ExtrêmeOrient et futur ministre de la Marine. « Il peut y avoir des inconvé nients à ce que notre pavillon couvre une entreprise de ce genre, écrit Krantz. Le gouverneur appréciera s'il y a lieu de mettre une canonnière à la disposition de M. Dupuis. » On ne saurait être plus clair : c'est non ; et plus prudent : c'est peut-être. Même les marins ouvrent les parapluies. Comme on dit, chacun se passe « la pomme de terre chaude ». Par un juste retour des choses, cette lettre aussi anodine que circonspecte aura une importance considérable : elle va provoquer l’intervention française au Tonkin. Fort des recommandations de l’amiral Pothuau et nullement affaibli par les observations de l’amiral Krantz, Dupré trouve enfin l'occasion de contrer la cour de Hué. Depuis longtemps, il cherche à assurer ses positions en Cochinchine ; sur le plan de la diplomatie, en réactivant le traité de l'amiral Bonard ; sur le plan de la sécurité, en s'attaquant à l’anarchie tonkinoise et en mettant l’Indochine septentrionale sous influence française ; sur le plan commercial enfin, en venant en aide aux commerçants de Saigon, alors très déprimés, qui trouve ront de nouveaux marchés grâce à l'ouverture du Yunnan au commerce occidental par le fleuve Rouge. Dupré est déjà le cham pion de l’intervention au Tonkin, et Dupuis vient au bon moment. Si l’on ose résumer ainsi cette mêlée, Dupuis a ouvert le jeu, et Pothuau passe à Krantz, qui passe à Dupré, qui passera finalement à son meilleur attaquant, Francis Garnier, qui marquera... Le 22 décembre 1872, Dupré propose au gouvernement français d’envoyer au Tonkin une force d’intervention, non d’occupation, puisqu’il ne s'agirait que de 6 compagnies d'infanterie de marine. Net refus du ministre des Affaires étrangères de Thiers, le comte Charles de Rémusat ; remarquons en passant l'homonymie avec le sinologue Abel Rémusat, qui inspira la découverte d'Angkor par le Père Bouillevaux. Or, ce même 22 décembre, la flottille de Jean
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Dupuis mouille devant Hanoï. Mais revenons un peu en arrière pour suivre le négociant, de France en Extrême-Orient. Dupuis a eu plus de chance avec le ministère de la Guerre que Dupré n'en aura avec les Affaires étrangères. Il a obtenu l’autori sation de se procurer son chargement dans les manufactures d’ar mement et a embarqué le tout pour Hong-Kong où il a acheté deux canonnières, une chaloupe à vapeur et une grande jonque. Les armes sont chargées à bord de la flottille et convoyées par 175 hommes armés, dont 25 Européens. Dupuis passe par Saigon et, Dupré étant parti en congé jusqu’à la fin 1872, il est reçu par le général d’Arbaud, gouverneur par intérim. D’Arbaud lui promet l’assistance de cet aviso qu’il avait précédemment envoyé à la chasse aux pirates, le Bourayne, commandé par le capitaine de frégate Senez. Promesse tenue : le 5 octobre 1872, l’aviso est reparti pour le nord et, le 30, après avoir étrillé au passage quel ques jonques pirates, il a mouillé dans le Cua-Cam, le fleuve le plus oriental du delta du fleuve Rouge. L’endroit, désert et maréca geux, abritait alors un hameau de pêcheurs. Treize ans plus tard, les Français y commenceront les grands travaux du port de Haïphong, et ce serait la seule erreur technique d’importance de la colonisation au Tonkin, le sol étant complètement pourri. En attendant Dupuis, le commandant Senez a poussé une recon naissance jusqu’à Hanoï par le canal des Rapides, à bord de deux baleinières. Il a pu constater que le pays était parcouru par des forces chinoises théoriquement antagonistes, des troupes régulières envoyées par le vice-roi de Canton à la demande de Tu-Duc et des bandes de Pavillons Noirs descendant du Kouang-Si. De retour sur le Bourayne, Senez a vu arriver la flottille de Jean Dupuis et a présenté le négociant au commissaire royal annamite venu s’en quérir des intentions du capitaine de frégate. Celles-ci étaient clai res : Dupuis devait être autorisé à remonter le fleuve Rouge, et le commissaire avait à intervenir en ce sens auprès de Hué. Après de bonnes paroles échangées sous le canon de l’aviso, le Bourayne était parti pour Hong-Kong et la flottille, sous pavillon chinois, pour Hanoï. Contre vents et marées, Dupuis réussit. Vents, ce sont les rodo montades des mandarins et des divers seigneurs de la guerre, comme « le terrible général Ong qui devait nous couper en mor ceaux ». Les marées, ce sont les caprices du fleuve Rouge, dont les eaux ont baissé, si bien que Dupuis est obligé de se procurer en cachette des petites jonques chinoises. Le 31 janvier 1873, il
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franchit la frontière de Chine et, le 4 mars, il est à Mang-Hao ; à partir de là, le fleuve n’est plus navigable, et le reste de la route se fait en caravane. Le 16 mars, l'expédition Dupuis arrive à Yunnan-Fou, et le négociant remet ses 7 000 fusils, ses 30 canons et ses 15 tonnes de munitions au maréchal Ma, très heureux de cette commande si bien honorée et fort satisfait de respecter à son tour les formes du contrat. Dupuis reçoit ses 600 tonnes d’étain. Notre marchand repart avec son lourd chargement, agrémenté de juteux contrats pour de nouvelles fournitures de marchandises, d’une valeur de plusieurs millions de francs. En particulier, il y a une commande de 3 000 piculs de sel — un picul est une unité de masse utilisée à l’époque en Chine et en Indochine, équivalant à une soixantaine de kilos. Le maréchal Ma a en outre insisté pour donner à son ami français une escorte de 150 soldats, choisis parmi l’élite de sa garde personnelle. Et le 30 avril 1873, Dupuis est de retour à Hanoï. Les vraies difficultés commencent. A Hanoï, entre Jean Dupuis et les autorités annamites, le mois de mai sera fertile en coups de sang, coups de gueule et même coups de main. Le 1er mai, le négociant apprend que les Chinois qui lui avaient fourni les jonques à faible tirant d’eau sont en pri son et en danger de mort ; le 2, il écrit au gouverneur de la ville pour le sommer de libérer ces malheureux ; le 4, comme la lettre est restée sans réponse, il arrête le chef de la police, qu’il tient en otage à bord d’une de ses deux canonnières ; le 5, il effectue une descente en ville avec ses 150 soldats chinois d'élite, ses équipages et 2 canons ; le 6, les prisonniers sont libérés ; le 8, il exige une proclamation du gouverneur déclarant qu’il est libre de s’approvi sionner à sa guise et apprend qu’un mandarin passe chez les mar chands cantonais de Hanoï pour leur interdire de fournir quoi que ce soit ; le 17, il reçoit du gouverneur une lettre « d'une insolence extrême » à propos de son chargement de sel pour le Yunnan et rétorque qu’il arraisonnera les bateaux nolisés par le gouvernement annamite. « Si je parais intimidé, écrit ce corsaire de Dupuis, c’en est fini de mon entreprise. » Nous pouvons admirer le marchand pontois — c’est le nom des habitants de Saint-Just-la-Pendue, devenu Saint-Just-sur-Loire — qui nous donne la nostalgie de ces temps aventureux où négoce et finances se traitaient de la sorte. C’est alors qu’arrive à Hanoï, le 27 mai, un personnage considé rable, un adversaire de taille... Le grand maréchal Nguyen Tri Phuong est chargé d’ans, de prestige et de pouvoir. Beau-père de Tu-Duc, vice-roi du Tonkin, il est célébré à Hué comme un héros :
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il est le « vainqueur » de Tourane en 1859, le glorieux défenseur en 1860 de Chi Hoa, enfin le sauveur de la dynastie en 1861 lors de la révolte du prétendant Lé Phung. Nguyen Tri Phuong fait tout de suite sentir sa poigne. Le générai annamite est bastonné, le gouverneur de Hanoï aussi, le chef de la police est mis aux fers, et les marchands locaux en relation avec Jean Dupuis sont menacés d'extermination ; ils se sauvent en masse. Dupuis ne se laisse tou jours pas intimider et derechef s'empare de la personne du patron de la police, le nouveau ! La partie de bras de fer entre le maréchal et le marchand se poursuit ainsi durant plusieurs semaines. A vrai dire, le premier hésite et le second n’hésite pas pour une bonne raison : Dupuis bénéficie de la protection chinoise. Une succession d’initiatives extérieures, prises au plus haut niveau, précipite les événements. Le 5 juin 1873, Dupré écrit de nouveau au ministère français et dit la nécessité de « s’établir par la force dans le delta du fleuve Rouge pour l'occuper définitive ment ». A Paris, le pouvoir est passé des mains de M. Thiers dans celles, onctueuses, du duc Albert de Broglie. Son ministère est aussi préoccupé d'ordre politique que d’ordre moral ; il répond au gouverneur de la Cochinchine : « Sous aucun prétexte, pour quel que motif que ce soit, n'engagez la France au Tonkin. » Le destin en est-il ralenti ? Au contraire, il s’accélère avec une série de let tres et de contre-lettres, de rencontres et de contretemps. A tout seigneur, tout honneur. Il revient à l'empereur d’Annam de marquer contre son propre camp. Tu-Duc écrit à l’amiral Dupré pour se plaindre des agissements de Jean Dupuis à Hanoï, qui détériorent les bonnes relations que son pays voudrait entretenir avec la France. C’est sur le conseil de Nguyen Tri Phuong que le gendre impérial a écrit cette lettre ; le conseil était très mauvais et la lettre se révélera catastrophique. L’empereur d’Annam en per sonne fournit au gouverneur de la Cochinchine le prétexte à cette intervention qui faisait si peur au gouvernement Broglie. Cependant, la lettre miraculeuse n’est pas encore arrivée à Sai gon ; l’amiral Dupré, au courant de l’expédition Dupuis, se méfie plutôt de ce négociant couvert de recommandations problémati ques, qu’il n’a pas rencontré lors de son passage à Saigon, puisque lui-même était en congé. Il lui adresse à Hanoï, aux bons soins des autorités locales, une missive enfermée dans un étui en ferblanc, à la manière des havanes. Dupuis est invité à obéir aux Annamites et à se retirer du Tonkin ! Notre marchand va éprouver « une terrible déception », mais la lettre de l’amiral n’est pas
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encore parvenue à destination dans les premiers jours de juillet. Dans la deuxième quinzaine, étui de havanes ou pas, tout Hanoï sera au courant et le bruit courra que les Annamites ont acheté Saïgon ! Mais entre-temps, il sera trop tard, et le destin aura bas culé du côté de l'intervention. Finaud, on le devine, et décidé, on l'a vu, Dupuis a envoyé à Saïgon son second Ernest Millot, cet associé plein d’entregent. Millot convainc sans peine un Dupré déjà convaincu des nécessités de l’entreprise tonkinoise et dès lors gagné à la cause du premier des entrepreneurs, Jean Dupuis. La description de la situation à Hanoï, l’exposé de l’obstruction de l’autorité annamite, l’énuméra tion des préjudices qui justifieraient l’octroi d'indemnités, tout cela est éloquent, et l’amiral regrette d’avoir envoyé sa lettre comminatoire à Dupuis. La meilleure des réparations, en attendant mieux et il faut de la patience, sera sa garantie à un prêt de 30 000 pias tres que consentira une banque de Saïgon pour le compte du négo ciant français se débattant seul, à Hanoï, dans les difficultés. C’est que Millot a révélé que les négociants allemands de HongKong étaient financièrement disposés à aider l’entreprise Dupuis ; à la vérité, cela ne surprend guère l'amiral, parfaitement renseigné sur les menées des vainqueurs de 1870 à la cour de Hué. Enfin, Millot a laissé entendre que Jean Dupuis pouvait être conduit à jouer de lui-même le tout pour le tout. Il a assez de forces à sa disposition pour renverser le faible pouvoir annamite de Hanoï. Du reste, les nombreux partisans armés de la dynastie Lê sont prêts à renforcer le petit appareil guerrier du négociant. Evidemment, il serait préférable que Saïgon agisse, quelques troupes légères étant suffisantes pour rétablir au profit de la France la situation dans la capitale du Tonkin. L'amiral promet son concours et conseille de temporiser. Pour l’heure, c’est une salve de missives qu’il envoie. 14 juillet 1873, lettre de l’amiral-gouvemeur au ministre des Relations extérieures de la cour de Hué. Dupré s’adresse « en ami et en frère » à l’Excellence annamite, lui reparle d’un « solide traité de paix, d’amitié et d’alliance » et l’exhorte à « supplier le tout-puissant empereur d’envoyer un homme » à Saïgon. 22 juillet, lettre « pressante » et privée adressée à Shanghaï, sous couvert du consul de France ; pour les besoins du récit, nous ne révélerons qu’un peu plus loin le nom du destinataire et le contenu du mes sage, mais chacun a sans doute déjà compris. 28 juillet, lettre confidentielle au nouveau ministre français de la Marine et des Colonies, l’amiral d’Homoy. Arrêtons-nous un instant sur cette
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dernière correspondance, qui tente de mettre en accord Paris, Sai gon et Hanoï. Elle prend du temps, mais rien ne serait arrivé s’il y avait eu des communications téléphoniques. Dupré expose longuement à d'Hornoy la réussite commerciale de l'expédition Dupuis et les blocages de Hanoï ; il redit une nou velle fois qu'il y a urgence à intervenir. Il termine par ces mots : « Je ne demande ni approbation ni renforts, et je vous demande de me laisser faire, sauf à me désavouer si les résultats que j’obtiens ne sont pas ceux que je vous ai fait entrevoir. » L’amiral écrit en bon français, car c'est un homme cultivé : le « sauf à me désa vouer » signifie « quitte à me désavouer », quand aujourd’hui « sauf à » a pris le sens de « sauf si », ce qui est un contresens. Mais laissons ces considérations grammaticales pour les observa tions politiques. Ces dernières se trouvent dans la réponse de l'amiral d'Hornoy, en date du 12 septembre 1873. La lettre du ministre est amicale et intelligente, techniquement renseignée, éco nomiquement juste et politiquement claire, mais elle reflète la constante position gouvernementale : pas d’engagement au Tonkin. Pas d'engagement, soit ! Mais la réponse à une demande d’in tervention ? Il convient de déférer au souhait impérial, et Dupré profite de la lettre de Tu-Duc, qui le met à couvert. En outre, à la fin août, Hué a envoyé à Saigon non pas « un homme » comme le réclamait l'amiral, mais toute une ambassade. Celle-ci est disposée à se rendre à Paris pour inviter la France à régler le différend qui oppose Dupuis aux autorités annamites. L’amiral se récrie. Inutile de faire un aussi long voyage pour un incident minime ! Mais, bien entendu, il faut trancher ce litige. Lui-même a tous pouvoirs; il va envoyer à Hanoï l'un de ses officiers qui examinera la ques tion et qui fera expulser Dupuis si le marchand a tort. Les Annami tes sont d'accord pour l’envoi de cet émissaire galonné. Quel serat-il ? L’amiral est plus mystérieux qu'un général des jésuites et ne révèle pas que dans son esprit tout est décidé depuis longtemps, avant même qu’il écrive sa lettre à l’amiral d’Homoy. Quant à l’homme de la situation, le choix de Dupré est fait depuis la mijuillet. C’est à Francis Garnier, on l’aura deviné, que l’amiral a écrit la lettre du 22 juillet, par le courrier du consul de France à Shanghaï ; Dupré mandait Gamier à Saïgon pour l’entretenir «d’affaires importantes ». Le lieutenant de vaisseau était alors en congé d’ex ploration à travers la Chine. Après un nouveau séjour à Hankéou,
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au début de 1873, il a gagné Pékin et parcouru la Chine centrale et ses vallées pittoresques, pour finir par celle du fleuve Bleu, jusqu’à Tchong-King. Voulant repartir pour le Tibet, source des grands fleuves, il est allé à Shanghaï se procurer les papiers néces saires. Un papier inattendu lui est remis par le consul : le message de l’amiral Dupré. « La politique m'enlève à la science », écrivitil à la fin de son reportage, dont les livraisons paraissaient réguliè rement, depuis le 30 juillet 1873, dans Le Temps, quotidien du soir fondé en 1861, auquel succéderait Le Monde en 1944. Les ironies du sort sont chose connue, mais ici elles abondent. Première ironie : Garnier est persuadé que Dupré l'appelle à Sai gon pour officialiser son voyage en Chine et définir sa position future, sans doute pour lui offrir le poste de Résident français à Yunnan-Fou ; le lieutenant de vaisseau est à mille lieues de penser à Hanoï ! Deuxième ironie : en vue de cette mission difficile, Dupré a d’abord songé au capitaine de frégate Senez, le pacha du Bourayne, connu pour sa prudence, et puis il a préféré Garnier, célèbre pour son audace ; or, en l'occurrence, Senez était partisan d’une action armée directe, tandis que Gamier allait privilégier l’action diplomatique. Troisième et dernière ironie : le lieutenant de vaisseau réglera finalement la question par la force ! La politi que l’avait peut-être enlevé à la science, mais pour le faire entrer dans l’histoire. C’est le moment de compléter le portrait du plus captivant des personnages de notre histoire, d’accentuer quelques traits de ce visage en 1873, avant que la tête ne soit tranchée à la fin de l’an née. Première constatation : Francis Gamier continue à écrire tout son soûl, des lettres, des reportages, des exposés ; dix ouvrages divers et mille lettres emplissent deux cartons conservés à la Société de Géographie. Il écrit d’abondance et c'est un écrivain de valeur, un styliste et un ironiste, un imaginatif et un réaliste. Nul doute que s’il n’avait aussi bien rédigé sa propre légende, la posté rité ne l’aurait pas autant retenu comme le « héros légendaire » salué par Lyautey. 1873, c’est l’année d'Une saison en enfer de l’auteur du Bateau ivre lancé deux ans auparavant ; après quoi, Arthur Rimbaud n’écrira plus, comme Francis Gamier, mais pas pour les mêmes raisons. Deuxième constatation : Francis Gamier est incorrigiblement français ; à l’époque, ce n’était pas une qualité rare. Troisième constatation : cet explorateur aux souliers troués est un dandy, fils de son temps, contemporain de Baudelaire et cousin de Musset
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qu’il interprétait aux soirées de Cholon. Dandysme et snobisme vont de pair et lorsque notre héros, cette année-là, croit qu’il va représenter la France à Yunnan-Fou, il envoie à ses parents une lettre très drôle, parlant de sa Nini, sa fille « mignonnette », et en gentleman accablé d'activités, il leur demande de préparer sa grande tenue, « ceinturon d'or, habit, pantalon à bandes, claque». En même temps, il presse son frère d’effectuer les démarches administratives pour que son nom s’agrandisse en « Garnier de Laval ». C'est un peu vain, certes, mais c’est bien vu dans la marine et dans la diplomatie, où la particule facilite la carrière. En tout cas, « Mademoiselle Bonaparte » est un aristocrate de l’his toire, un rêveur et un réaliste de cette même histoire. La France impériale, au sens colonial du terme, est en effet son rêve, qu’il transforme en réalité. Enfin, il meurt à l’âge où Bonaparte devient Napoléon. Mourir jeune est un bon passeport pour la postérité. Le héros à la tête coupée, l’officier de marine tombé au champ d'honneur de la plus grande France, le Français inspiré, le défen seur de Paris assiégé, l’écrivain lyrique et ironique, le rêveur et le dandy, l'homme d'action et d'exploration, voilà les côtés spectacu laires d’un personnage hors du commun. Ces chatoiements expli quent le persistant charisme d’une figure historique qui pourtant n’a jamais été vraiment portée aux nues. Il y a plus et qui vaut davantage, peut-être, que le romantisme de l’histoire. Il y a dans Francis Garnier un visionnaire, nous l’avons vu, et ce prophète est doublé d’un observateur, ce qui n’est pas la même chose. S’il est un bel acteur sur le théâtre des opérations, il connaît la pièce, et s’il la joue avec envergure, il l’a étudiée avec rigueur et perspicacité. Dans ces moments hasardeux, Francis Gamier est sans doute le seul qui ait sur les événements un jugement d’ampleur et un regard juste. Cet être si doué est aussi doté d’un grand sens de la politi que, dans la mesure où elle est l’art du possible. Même Dupré, avec sa culture étendue, son caractère affirmé, son autorité incon testable, avec l’intuition du devoir historique qui est le sien, même l’amiral-gouvemeur trouve ici plus fort que lui, du moins plus mesuré : le jeune lieutenant de vaisseau qu’il désigne pour cette difficile mission. Il l’a choisi pour son enthousiasme ; un ordre, pensait-il, et Gamier fonçait. Et il découvre un esprit réfléchi, qui lui fait changer sa propre vision des choses et son plan d’action. Dupré y allait comme un lieutenant, Gamier se conduit comme un amiral. Mais combien notre histoire est exemplaire, en cette exal tante période de « l’Indochine des Amiraux »... Combien, par
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nature, les protagonistes de la Royale emportent jusqu’à l’horizon leurs visions impériales... Combien ont-ils l’esprit au large... « No tre métier particulier, dira plus tard l’amiral Darlan, s’exerce sur tout le globe, et pour cette raison ouvre l'esprit des marins aux idées générales. »
A Saigon, au début du mois de septembre 1873. Francis Garnier apprend pourquoi le gouverneur de Cochinchine l’a appelé. Les entretiens confidentiels avec l'amiral Dupré vont durer une hui taine de jours. C’est la semaine de vérité, la période des mutations personnelles, pour l’un comme pour l'autre des interlocuteurs; c’est un vrai conclave, le lieutenant de vaisseau logeant au palais du gouverneur, prenant ses repas avec l'amiral, se promenant en voiture avec lui. Il est intéressant de comparer les positions des deux protagonistes discutant de la « question du Tonkin », pour la première fois à l’ordre du jour. D'une part. Garnier abandonne ses plans de campagne en Chine du Sud pour cette mission suprême en Indochine du Nord, qu’il va orienter selon ses vues. D’autre part, Dupré va lui-même changer ses projets de campagne au Ton kin, une campagne qu’il voulait offensive. En profitant de l’affaire Dupuis pour régler ses comptes avec le gouvernement annamite, il imaginait une opération au Tonkin qui aboutirait à une occupation, probablement restreinte et provisoire, comme il l’avait d’ailleurs écrit au ministre d'Homoy. Or, l'amiral s'aligne sur les positions du lieutenant de vaisseau, lesquelles sont différentes des siennes. En définitive, qui tranchera ? Le destin ! Ou disons autrement, à la manière des hommes d'Etat qui savent de quoi ils parlent, c'est toujours l’événement qui tranche. Les positions de Francis Garnier sont fortes des principes les plus généreux et les plus intelligents de la colonisation, selon les quels la France impériale n’est pas la France impérialiste. Une règle d’or est ainsi définie, qui s’illustrera in fine dans notre his toire avec un de Lattre exposant ce but de guerre aux soldats du corps expéditionnaire : ils ne se battent pas, ou plus, pour l’Indo chine française, mais pour le Vietnam libre. Ce combat d’une armée progressivement «jaunie » se fait pour le Vietnam au nom de la France et suivant les intérêts de la France. Voilà une haute conception des choses. Et voilà déjà ce que pense, trois quarts de siècle plus tôt, Francis Garnier ! Comment cela ? L’historien laissera place au héros prin
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cipal de cette histoire, qui offre l'avantage de s’expliquer luimême et d'écrire clairement. Trois lettres de Gamier sont à cet égard significatives. La première est adressée à son frère et datée du 8 septembre 1873. Il y appelle les auxiliaires armés de Jean Dupuis des « Frères de la Côte », autrement dit des pirates, qui ne seront jamais, sous le pavillon tricolore, que des Pavillons Noirs à l’occidentale. On appréciera ensuite le fait que Gamier ne veut pas s’engager contre le gouvernement annamite, mais pour, ce qui change tout. « En faisant respecter les droits de Hué, nous nous plaçons sur un terrain diplomatique inattaquable » : le lieutenant de vaisseau est si convaincant, et l’amiral si bien convaincu, que le premier rédige toute la correspondance que le second expédie en ce sens à Paris, Hué, Canton, Yun-Nan et Pékin ; il est en effet urgent de négocier avec Pékin pour obtenir le retrait des troupes chinoises. Ah ! on est loin de l’image d’un Francis Gamier fonçant à l’aveuglette ! La deuxième lettre, en date du 20 septembre, est adressée à Paris, à un membre éminent de F Académie des Sciences morales et politiques, Pierre Levasseur, un libéral qui est en correspon dance avec Francis Gamier, dont il se fait le défenseur dans les milieux politiques et intellectuels. Avec un interlocuteur aussi éclairé, le lieutenant de vaisseau élargit la question aux dimensions de la politique internationale et nomme les véritables adversaires des Français au Tonkin. Ce ne sont pas les Annamites, dont il convient de faire des alliés, mais les Anglais. En ces affaires d’oùtre-mer, il faut toujours écouter la marine, qui connaît de longue date les « ennemis héréditaires ». La troisième lettre en appelle à l’opinion publique. Elle est adressée, le 2 octobre, à un journaliste de province et s’en prend au ministre de France à Pékin, M. de Geoffroy, homme charmant, au demeurant, qui avait fort bien reçu l’explorateur dans la capitale chinoise, au mois de mars : « M. de Geoffroy s’endort aux bains de mer de Tché-Fou sur les lauriers (?) de l’audience, et à Paris, une seule demande d’explications de l’Angleterre fait perdre la tête à M. de Broglie. » Le 3 octobre, Francis Gamier entre dans le cabinet du gouver neur. S’ensuit un savoureux dialogue, aimablement entamé par l’amiral Dupré : « Mon cher, les canonnières sont prêtes, les fusiliers marins et l’infanterie de marine aussi. Quand voulez-vous partir ? — Mais c’est une armée que vous me donnez là, amiral !
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— Plaignez-vous, je vous donne un commandement de capi taine de vaisseau ! Et carte blanche par-dessus le marché ! » Les deux hommes, l’un 60 ans, l’autre 34, ont manifestement de l’estime l’un pour l’autre et même de l'affection. « Les instruc tions de l’amiral sont d'un chic ! » écrit joyeusement Francis Gar nier à son frère. Et il termine par ces mots : « En avant donc pour cette vieille France !» Le 11 octobre à 6 heures du matin, l'amiral retrouve le lieutenant dans sa chambre, ayant déjà « endossé le harnais », autrement dit un uniforme neuf. Dupré installe lui-même Gamier dans sa voiture attelée, qui doit conduire le voyageur au port de Saïgon. Et puis, avec émotion, l'amiral serre plusieurs fois les mains de celui qui pourrait être son fils et qu'il ne reverra plus. « Et fouette cocher ! » dit Francis Gamier dans une lettre à sa femme Claire, écrite le jour même, à bord de l’aviso D'Estrêes. En tête de la flottille qui se dirige vers le Tonkin, le D ’Estrêes remorque la canonnière VArc ; il y a aussi une chaloupe à vapeur armée d’une pièce de 4 et une baleinière. Les plans prévoient le remplacement du D 'Estrêes, repartant pour Hong-Kong, par un autre aviso, le Decrès, venant de Hong-Kong en remorquant une autre canonnière, l'Espingole, commandée par le lieutenant de vaisseau Delaporte, l’explorateur d’Angkor ; malade, Delaporte sera remplacé au dernier moment par l’enseigne Balny d’Avricourt. La force navale de Francis Gamier est donc plutôt mince et, de plus, elle se divisera, les avisos restant au mouillage à l’em bouchure du fleuve Rouge, les canonnières remontant seules le fleuve avec les autres embarcations. En outre, son commandement, assuré par Gamier, n’est pas facile puisque les commandants des avisos sont d’un grade supérieur. Enfin, dès le début de l’aventure, il y aura un gros pépin entre Saïgon et Tourane. La tempête mal mène l’escadrille et VArc disparaît dans les flots du golfe du Ton kin ; la canonnière ne résiste pas à l’assaut des paquets de mer et aux efforts du remorquage ; elle sombre, tôles crevées. Les forces terrestres ne sont pas plus impressionnantes. Ayant toujours en tête une action d’envergure, l’amiral Dupré avait pensé à une escorte de 400 hommes. Le lieutenant de vaisseau, toujours décidé à une opération diplomatique, avait refusé un tel appareil guerrier. Il suffisait d’une petite troupe d’une soixantaine d'hom mes, marins et soldats d’infanterie de marine, ces derniers au nom bre d’une vingtaine. Le colonel comte Arthur de Trentinian, chef des troupes de Cochinchine, a désigné au commandement de ces marsouins le plus cher de ses jeunes officiers : son propre fils, le
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sous-lieutenant Louis de Trentinian. Né à Brest en 1851, il sort de Saint-Cyr en 1870, combat sur la Loire; à 22 ans, il va donc enlever la citadelle de Hanoï avec Francis Garnier. Il effectuera ensuite trois nouveaux séjours au Tonkin de 1879 à 1892 et se tournera vers l'Afrique pour y être, au Soudan et au Niger, l’un des grands pacificateurs de F A.O.F. Divisionnaire en 1914, il quit tera le service en 1916. Il aura encore un quart de siècle à vivre et s'éteindra à Paris en 1942. Combien, aujourd'hui, de vaillantes gens du troisième âge auraient pu, hasard aidant, rencontrer à Paris le vieux général et lui faire raconter de vive voix son assaut historique aux côtés de Francis Garnier ! Au demeurant, la lignée des Trentinian, compo sée de familles d'ingénieurs, est toujours vivace. Etonnons-nous quand même ! Cette conquête du Tonkin qui nous parait aussi lointaine que la guerre de Cent Ans, ce Garnier conquérant qui nous semble aussi mythique qu'un Galaad, cet élan de la France dans les terres lointaines que nous jugeons anachronique, comme tout cela est proche... En vérité, c’était hier, et ces héros sont nos grands-parents.
Entre le 18 octobre 1873, départ de Saigon, et le 21 décembre, mort de Francis Garnier à Hanoï, les jours vont vite, marqués par l'assaut de la citadelle, le 20 novembre, et la prise de possession du delta tonkinois et de ses places fortes, du 22 novembre au 18 décembre. La fin 1873 est dramatique, bêtement dramatique qui plus est ; la suite, au début de 1874, sera pénible, avec l’ordre d'évacuation — une triste ritournelle dans notre histoire, de 1874 à 1954. Au bout du compte, dans ces prémices, « en trois mois et demi, la France avait, au Tonkin, tout gagné, et tout perdu ». Due au premier biographe de Francis Garnier, Pouvorville, la formule résume bien ces rapides pages de gloire. C’est un cliché assez agaçant que « la page de gloire », mais les enluminures convien nent à la geste de Francis Garnier. Au moment de l’appareillage, tout est paré, en apparence. Sur le plan politique et diplomatique, les différents courriers qui expli citent l’opération ont été envoyés aux principaux intéressés, sous la signature de l’amiral Dupré et sous la dictée de Francis Garnier. Côté chinois, le vice-roi de Canton a reçu une lettre datée du 1er septembre qui l’invite à retirer ses troupes du Tonkin, car les intérêts français sont liés à ceux de l’Annam et, en l’espèce, à
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ceux de la Chine ; or, la France est en mesure de protéger le commerce en cette région, pour le bénéfice des trois parties concernées. A la même date et dans des termes similaires, le viceroi du Yunnan a également reçu une lettre annonçant qu’un offi cier français, bien connu des Yunnanais sous le nom de « Ngan », va résoudre la question Dupuis au mieux des intérêts communs. « Ngan », c’est Francis Gamier. Côté indochinois, l’amiral a adressé le 11 octobre une nouvelle lettre au ministre des Relations extérieures de Hué. Elle annonce l’arrivée à Hanoï de la mission Gamier. Une mission pacifique, qui doit régler le problème de la libre navigation sur le fleuve Rouge. Pour ce faire, M. Gamier s'entremettra auprès de M. Dupuis, lequel quittera le pays s'il ne se soumet pas à ses lois. A la fois ferme et habile, la lettre est bien acceptée par la cour de Hué. En apparence... Aussi Francis Gamier, lorsqu’il fait escale à Tourane, est-il bien accueilli. Trois mandarins de Hué sont là, qui se proposent de l’accompagner au Tonkin. Ils seront, sous les courbettes, d'aima bles accompagnateurs jusqu'à l'arrivée au large du fleuve Rouge et de son delta. Le 23 octobre, le DEstrées et sa flottille mouillent à l’embouchure du Cua-Cam, qui permet de remonter le fleuve et de gagner Hanoï par le canal des Rapides. Mais, premier signe du double jeu annamite, le trio mandarinal disparaît après avoir mis pied à terre. En attendant des jonques qui doivent aider au trans port de l’expédition et que les autorités locales semblent bloquer, le lieutenant de vaisseau prend son canot à vapeur et remonte le Cua-Cam jusqu’à Haïduong, puis Ke-Mot, aux abords du canal des Rapides. A Haïduong, Francis Gamier obtient enfin ses jonques, qui par tent rejoindre le D’Estrées, base flottante de l’expédition; pour montrer leurs bonnes dispositions et cacher leurs mauvaises inten tions, les autorités locales vont même jusqu’à bastonner quelques mandarins de classe inférieure. A Ke-Mot, siège d'une mission de dominicains espagnols où réside leur compatriote épiscopal, Mgr Colomer, Vicaire apostolique du Tonkin oriental, les esprits semblent aussi bien disposés. Les dominicains donnent à Francis Gamier des renseignements sur la situation, mais, curieusement, Mgr Colomer n’est pas là. En vérité, les missionnaires espagnols ne sont guère enchantés de cette intrusion des Français sur leur territoire. La rivalité entre les prêtres ibériques et ceux qui viennent de
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France est une constante. A l'époque de Francis Gamier, ces domi nicains sont pleins d'idées pacifiques et de bons sentiments, à l'image du fondateur de leur ordre et, comme saint Dominique, ils se refusent à toute croisade guerrière. Ils plaignent la population tonkinoise en proie aux forbans chinois, à ses propres gouvernants, et maintenant à ces aventuriers galonnés envoyés par la France. « Les malheureux Annamites ne reçoivent des Français de Saïgon que remontrances et menaces », écrivait Mgr Colomer en août 1873, deux mois avant l'arrivée de Francis Gamier. Dès lors, on comprend que l'évêque n’ait pas tenu à rencontrer le lieutenant de vaisseau, lequel confie malgré tout aux missionnaires un cour rier destiné à Dupuis. Il s’agit, dit-il, de « mettre un terme à la situation équivoque du commerce étranger au Tonkin ». La réponse ne tardera pas et sera pratique ; Dupuis propose l’as sistance de ses bateaux à Gamier et lui fait parvenir les croquis détaillés de la route à prendre jusqu’à Hanoï, à travers les dédales du delta. Le grand départ a lieu le jour des morts, 2 novembre, mais personne n’est superstitieux dans cette aventure. Le convoi quitte l’embouchure du Cua-Cam pour la capitale du Tonkin. En tête, la chaloupe à vapeur de Francis Gamier, qui remorque la jonque chargée de la soixantaine d’hommes de l’expédition ; sur une autre embarcation, suit le second, Esmez. Le remorquage est difficile, tant le courant est fort : il faut se résoudre au halage. Le lendemain, à mi-chemin, c’est la rencontre avec Jean Dupuis. Le marchand est venu sur le Mang-hao, bateau de rivière à vapeur de sa propre flottille, également forte, rappelons-le, de 2 canonniè res et d’une grande jonque. Et le miracle se produit : Dupuis, le chef décrié des « Frères de la Côte », séduit, ou du moins convainc Gamier, qui le juge « homme sage, prudent, patriote ». L’expédi tion prend sa véritable tournure. Il n’est plus question de sanction ner Dupuis, mais de le secourir et, sous réserve d’un état des lieux, d’assister une population sur le point de se soulever. Ce mois décisif continue d’égrener ses très riches heures. 4 novembre : le Mang-hao remorque la jonque. 5 novembre : arri vée du convoi à Hanoï. Marins et marchands se saluent à coups de canon, un tiré par la chaloupe à vapeur de Francis Gamier, 9 par les 2 canonnières de Jean Dupuis, qui honorent ainsi le repré sentant de la France. Gamier met pied à terre et les soldats du Yunnan lui présentent les armes. Mais tout de suite, le vieux maré chal Nguyen Tri Phuong, absent de la cérémonie d’accueil, prend ses distances. Les Annamites veulent conduire les Français dans
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une auberge, ce qui ne convient guère à une ambassade. Aussitôt, le lieutenant de vaisseau montre qu'il n'entend pas se laisser mener. Il prend une petite escorte, entre dans la citadelle, demande à voir le maréchal, qui le reçoit avec des excuses, tout en se pro mettant in petto de punir sévèrement le petit mandarin qui a laissé passer l’intrus. Francis Garnier sera logé avec ses hommes dans un lieu privilégié aux abords de la citadelle : le Camp des Lettrés, où se passent traditionnellement les examens littéraires triennaux. Un cadre de choix pour notre écrivain. 6 novembre : proclamation impériale de « Mademoiselle Bona parte » à ses marins et soldats, qui ont à sauvegarder les intérêts de la civilisation et de la France ; présentation des capitaines de Dupuis à « l’envoyé politique et commandant militaire au Ton kin » ; rencontre décevante avec un sous-secrétaire d’Etat de Hué. 7 novembre : tentative d’incendie criminel des entrepôts de Dupuis ; tentative de conciliation publique de Francis Garnier qui fait afficher dans Hanoï une proclamation pacifique du « représen tant du noble royaume de France ». 8 novembre : entretien Gar nier-Dupuis, qui raconte que les Annamites multiplient les manœuvres d'intimidation à son égard et qui est chargé d'envoyer le Mang-hao sur la côte, où sont attendus des renforts de Saigon. 9 novembre : arrivée au large du Cua-Cam de l'aviso Decrès, remplaçant le D'Estrées et remorquant la canonnière VEspingole ; arrivée quatre jours plus tard d'une deuxième canonnière, le Scor pion, venant de Hong-Kong. Les forces de Francis Garnier s'étof fent et son encadrement s'enrichit de jeunes officiers, dont l'âge se situe entre 24 et 28 ans. Outre le second de l'expédition — l'enseigne de vaisseau Esmez — et le sous-lieutenant de Trentinian — chef de la petite troupe de marsouins —, il y a maintenant les enseignes Balny d’Avricourt et Bain de La Coquerie, qui est à la tête des 60 hommes de la compagnie de débarquement du Decrès. Il y a aussi les aspirants Hautefeuille, Perrin et Bouxin, l'ingénieur hydrographe Bouillet, les médecins de marine Dubut et Harmand. Ce dernier jouera un rôle important à Nam-Dinh et, prenant goût à l’action politique et diplomatique, poursuivra une brillante car rière : chargé de mission au Laos en 1875, commissaire de la République au Tonkin en 1883 et signataire du traité de protectorat avec l’Annam, pour finir ambassadeur à Tokyo et mourir en 1921. Le Muséum d’histoire naturelle à Paris conserve un herbier du
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docteur Harmand, provenant de ses explorations au Laos, au Siam et au Cambodge. En ce mois de novembre 1873, T herborisation consiste à cueillir des lauriers. Pour ce faire, s'il se doit, Francis Gamier disposera finalement de 188 marins ou soldats, 24 auxiliaires asiatiques et 8 petits canons. Davantage de troupes et moins d’illusions, à suppo ser qu'il en ait eu. Il n'a pas tardé à s’apercevoir que l’on voulait d’abord qu’il chasse Dupuis, ensuite qu’il s’en aille, mais il ne se laissera pas faire, comme il l’écrit le 10 novembre dans une lettre à son frère : « J'espère que peu après, malgré la frayeur qu’on a de l’Angleterre, on reconnaîtra que j’ai rendu service à mon pays ! » La date de l’attaque est finalement fixée au 20 novembre. En attendant, les journées se succèdent au même rythme. 10 novem bre : entretien avec le Vicaire apostolique du Tonkin occidental, Mgr Puginier, qui donnera son nom à la résidence officielle de Hanoï du gouvernement de l’Indochine, le palais Puginier ; le bon évêque, qui a en charge les 140 000 âmes des Tonkinois chrétiens, conseille la temporisation. 11 novembre : lettre de Gamier à Dupuis, dont l’en-tête est martial — « Cabinet du commandant en chef » — pas moins ! et « Expédition du Tonkin » — déjà ! Dupuis est prié de traduire les nouveaux tarifs douaniers que Gar nier entend faire appliquer ; de même des affiches stipulent l’ou verture du Tonkin au commerce français, espagnol et chinois. 12 novembre : arrivée à Hanoï de VEspingole. 13 novembre : arri vée du Scorpion. L’escadre de Francis Gamier est au complet. 14 novembre : envoi d’un message à Hong-Kong, où part le D‘Estrées ; c’est l’annonce à tous de l’ouverture du commerce au Tonkin sous la protection de la France. 15 novembre : missive des partisans de la dynastie Lê qui offrent à Francis Gamier leur collaboration armée. 16 novembre : proclamation malveillante du gouverneur annamite. 17 novembre : achèvement du dernier chapi tre du reportage-feuilleton, que Gamier doit envoyer au Temps, le quotidien d’Adrien Hébrard qui publie ses notes de voyage, « De Paris au Tibet » ; au milieu de cette agitation de Hanoï, Francis Gamier parvient à « donner du temps au temps », pour reprendre l’expression contemporaine d’un Président littérateur. 18 novem bre : nouvelle publication sur la liberté du commerce, par « le grand mandarin Gamier ». Le même jour, le lieutenant de vaisseau rédige un ultimatum au grand maréchal Nguyen Tri Phuong : « J’honore votre grand âge
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et votre patriotisme, je déplore la haine aveugle contre les Français qui caractérise tous vos actes. Que la responsabilité de leurs consé quences retombe sur votre tête ! » L’ultimatum restera sans réponse pour une bonne raison : il ne sera pas envoyé ! Ce que Garnier écrit lui-même en marge, sur une mention datée du lende main... Et ce qu’il cachera dans son rapport à l’amiral Dupré... 19 novembre : ordre du jour du lieutenant de vaisseau à ses trou pes : « Le corps expéditionnaire attaquera à 6 heures du matin la citadelle de Hanoï. » Formulation différente dans une lettre à son frère : « Aléa jacta est ! Ce qui veut dire : les ordres sont donnés ! J’attaque demain, au point du jour, 7 000 hommes derrière des murs avec 180 hommes. »
20 novembre 1873... 5 heures : mise en batterie d’une pièce de 4 à l’entrée de la rue donnant sur la porte est, tandis que dans la rade les canons du Scorpion et de VEspingole sont pointés sur les portes ouest et nord ; toutes les portes qui ne seront pas attaquées se trouvent ainsi sous le feu. 5 h 30 : Bain de La Coquerie prend position devant la porte sud-ouest, avec 30 marins et une pièce de 4.5 h 45 : Trentinian se place devant la porte sud-est, avec 30 sol dats d’infanterie de marine. 5 h 50 : Esmez se porte vers Trenti nian, avec 30 marins et trois pièces de 4. 5 h 55 : même mouvement de la réserve, 20 marins de la compagnie de débarque ment du Decrès. 6 heures : branle-bas de combat, l’infanterie s’élance, la mousqueterie crépite, l’artillerie tonne, les premiers obus de la rade arrivent sur la citadelle. La surprise annamite est complète, l’expression convient. En tête du détachement Trentinian, Francis Garnier est déjà sur le pont du redan de la porte sud-est, où une brèche est ouverte par trois obus à mitraille. Marins et soldats tiraillent et neutralisent les positions du redan. Pendant ce temps, après un bref engagement au revolver et au chassepot, Esmez et ses 3 canons viennent à bout de la porte proprement dite, que les sapeurs ne sont pas parvenus à entamer à la hache. Garnier pénétre dans la citadelle et aperçoit le parasol du mandarin qui dirige la défense de cette porte et qui n’est autre que le grand maréchal, ce que les assaillants ignorent. Les Annamites s’éparpillent dans toutes les directions. Une sonnerie de clairon retentit à la porte sud-ouest ; c’est l’en seigne Bain de La Coquerie qui s’est rendu maître de son objectif. Garnier donne des nouveaux ordres, immédiatement exécutés.
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Trentinian s’empare de la personne du vieux maréchal, blessé à la hanche par la mitraille ; Bain gagne la porte ouest ; Hautefeuille et la réserve balaient la face du rempart nord ; Esmez neutralise à coups d’obus la tour située entre les portes sud, sur laquelle est hissé le drapeau tricolore. C'est le signal de cessez-le-feu pour les canons de la rade. Peu après, le pavillon français flotte sur les 5 portes de la citadelle. 11 est 6 h 55... A 10 heures, Gamier, incorrigible épistolier, reprend la plume, « AU right ! La citadelle a été enlevée avec ensemble, pas un blessé », écrit-il à son frère. Et il ajoute : « C’est une opération modèle (sans me vanter). » Tandis que le lieutenant de vaisseau fait allègrement son cour rier, l’enseigne Bain de La Coquerie s'est lancé à la poursuite des fuyards, avec une soixantaine d'hommes et une pièce de canon. A 6 km de Hanoï, sur la route de Sontay, le détachement rejoint le gros de la troupe annamite en déroute, à la redoute de Phu Hoaï. Un coup de canon, et c’est de nouveau la débandade des fuyards; le drapeau français flotte sur Phu Hoaï. Pendant ce temps, posant la plume, Francis Gamier organise l’occupation de la citadelle où errent encore 2 000 soldats du grand maréchal, affolés et armés ; c’est que l’ouvrage est immense, avec ses 6 km de pourtour ! Le lieutenant de vaisseau échelonne la cinquantaine d’hommes qui lui restent sur place en plusieurs postes de garde, dont les quelques sentinelles « font du bruit comme vingt ». Cette première nuit de conquête se passe sur le qui-vive. Francis Gamier est épuisé ; il n’a pas dormi depuis trois jours. La plume est décidément son repos et sans doute sa façon de réflé chir et d’y voir clair. Le lendemain de la chaude journée, il écrit d’abord à son frère Léon, son correspondant préféré : « J’ai pris une ville de plus », commence Francis en relatant à Léon l’affaire de Phu Hoaï ; et, racontant qu’il a rédigé un long rapport à l’amiral Dupré, il termine ainsi : « Je ne veux pas retarder le départ d’un courrier qui doit, ou bien là je suis ensorcelé, me valoir ma nomi nation de capitaine de frégate. » Le sort tranchera ; le lieutenant de vaisseau est effectivement ensorcelé. Tonalité identique dans la lettre du même jour à ses parents : « J’ai pris hier la ville et la citadelle de Hanoï. Comme le voulait mon devoir, j’y suis rentré le premier. » Ces deux fières missives sont touchantes, le conquérant qui les écrit a 34 ans depuis quatre mois. Elles sont aussi très émouvantes, car la famille Gamier n’en recevra plus. Le « fils dévoué », le frère attentionné qui terminait son courrier par un «je t’embrasse bien serré», n’aura plus le
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loisir d’écrire à ses proches. A peine le temps de vivre encore et de nouveau de vaincre. La tonalité se fait plus légère dans la lettre qu’il envoie le lende main à son « bon vieux » Luro, cet ami qui « aimait la Cochin chine jusqu’à en mourir », et qui en mourra bientôt ; tombé gravement malade et forcé au congé, Eliacin Luro s'éteindra à l’hôpital de Toulon en mars 1877, après douze années de service en Cochinchine. La lettre à ce camarade le plus cher est pleine de drôlerie et très précieuse par les allusions qu'elle contient. Elle révèle d’abord que Gamier ne songe nullement à conquérir le pays, mais qu’il est disposé à restituer Hanoï à Hué si la liberté de commerce est assurée. La veille, 21 novembre, Gamier a d'ailleurs fait afficher à Hanoï une proclamation pacifique : « Nous n'avons aucunement l'inten tion de nous emparer du Tonkin et de chasser les mandarins ; nous choisirons seulement des hommes du pays pour les mettre à la tête du peuple, puis nous recommanderons au roi et aux mandarins de traiter le peuple comme un père traite ses enfants. » Ce n'est pas là le langage d’un envahisseur, et dans sa lettre à Luro, Francis Gamier se veut un atout pour une population forcément attentiste. Mais surtout, il fait allusion à certain état d'esprit régnant à Saigon et opposé à ses vues généreuses. La lettre cite le nom d’un officier qu’il connaît bien, qui est apparemment hostile à cette aventure du Tonkin et qui va jouer un rôle décisif dans la suite des événements. « Dis à Philastre que je n’ai pas tort et que j’ai tendu aux Annami tes la perche le plus longtemps possible. » Et Gamier termine par ses « amitiés à Montesquiou, Philastre et Macaire ». Montesquiou, c’est le lieutenant de vaisseau MontesquiouFezensac, descendant d’une vieille famille gasconne, aide de camp de l’amiral Dupré, qui écrira à l'ami Gamier le 12 décembre un mot encourageant : « Votre coup hardi a bien simplifié toutes cho ses, et tout a l’air de marcher vers une entente cordiale. J’en suis bien content et je vous en félicite vivement, vous êtes fort habile et vous avez bien vu les choses. » Macaire, c’est l’agent principal de la Compagnie des Messageries Maritimes ; il soutiendra l’œu vre de Gamier après sa disparition, au moment où rien n’était perdu. Mais c’est le personnage central du trio d’amis cité dans la lettre qui nous intéresse : Philastre, le lieutenant de vaisseau Félix Philastre. Au contraire des deux autres, il sera le liquidateur de l’œuvre, l’adversaire post mortem de Francis Gamier et même le traître, diront certains.
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A vrai dire, le personnage n'est pas indigne, et nous reviendrons sur son action, détestable mais disciplinée, sur ses motivations, compréhensibles mais déplorables, et sur son caractère, influença ble mais honnête. Philastre, c'est un nom qui semble échappé du théâtre classique ; et d'ailleurs cet officier des Affaires indigènes participait aux soirées de Cholon où les amis de Garnier donnaient la comédie. Avant qu'il entre en scène pour jouer le rôle du traître, il écrit le 6 décembre une lettre au conquérant de la citadelle en réponse à un courrier de Garnier lui relatant ses succès. L'ensem ble est injurieux, les mots sont blessants, le raisonnement est celui d’un esprit féru de pensée chinoise et indochinoise, et c’est ce qui pousse Philastre à d'aussi pénibles excès. Tel est le danger des Affaires indigènes ; prises trop à cœur, elles rendent indigènes les officiers qui en ont la charge et qui en oublient les affaires métro politaines ; le phénomène est connu. « Puissiez-vous vous en tirer sans trop de mal » : c’est ainsi que se termine la lettre de Philastre, d’une façon ignoble quand on connaît le dénouement du 21 décembre. Mais revenons à la fin novembre et venons-en aux trente glorieuses qui vont se succéder entre le 21 novembre et le 21 décembre de cette année 1873. Une épopée que cette rapide conquête du « Tonkin utile », faite avec quelques dizaines de soldats et de marins et quelques officiers imberbes, en esprit sinon en apparence. Ces cœurs vaillants sui vent un chef intrépide ; et sans état d’âme, ils font tout à sa suite, de la guerre, de la politique et même de l’administration. Et tout cela a de l’allure. Politesse de la marine : dans ses ins tructions, le commandant est d’une extrême courtoisie vis-à-vis de ses jeunes subordonnés. Elégance de la jeunesse : chacun se lance avec naturel et fait l’impossible avec grâce. Vertu du petit nombre et des grands caractères : on gagne comme par enchantement au milieu d’une multitude. Mais il faut tenir, il faut occuper, être partout à la fois et se retrouver commandant de place quand on est enseigne ou aspirant. Le rêve est ardu, son issue incertaine, son déroulement haletant. C’est une course contre la montre, en attendant les coups de sifflet annonçant l’amiral. C’est une lutte contre le temps et contre les temps, contre la honte de la guerre de 1870, encore si proche. Et c’est pour quelques-uns et, au som met, pour un tout seul, la solitude. Au fond, cette histoire épique est une aventure solitaire et, à ce titre, enflamme toujours les ima ginations. Mis à part et mal reconnu par une postérité paresseuse et respectueuse des conventions, Francis Garnier est un héros.
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Le plan de Gamier est simple et logique. Comme son but et sa mission, il n'a cessé de le répéter, sont d'obtenir la liberté du commerce par le fleuve Rouge, il lui faut s'emparer des places fortes du delta, qui contrôlent les communications entre Hanoï et le golfe du Tonkin et par là même assurer ses propres liaisons avec Saïgon et aussi avec Hué. partenaire obligé du traité qui dénouerait la situation. Lorsqu'il sera en sécurité, le lieutenant de vaisseau mettra l'amiral en position de force pour négocier le traité espéré. Une fois prises les places dominantes des cinq provinces occidentales — Hung-Yen. Phu-Ly. Haïduong. Ninh-Binh et NamDinh — il se tournera vers l'est de Hanoï, remontera le fleuve Rouge et s’attaquera à Sontay. C’est là que pèche ce plan judicieux. Francis Gamier aurait dû inverser l’ordre des priorités et s’en prendre d'abord à Sontay, comme le conseillait Jean Dupuis. Là. se trouvent l'état-major et les troupes rescapées du grand maréchal, sous le commandement de son second, le prince Hoang. Là surtout se tiennent des bandes plus dangereuses, les Pavillons Noirs, irréguliers chinois aux ordres d’un redoutable personnage. Luu Vinh Phuoc, d'autant plus inquiétant qu'il s'est imposé à Hué et que ce seigneur de la guerre a rang de fonctionnaire annamite. Sontay est la pointe avancée du dispositif des bandits ; leur quartier général est à Laokay, à la frontière du Yunnan, et leur zone d'opération est le fleuve Rouge, tandis que leurs rivaux, moins brutaux, les Pavillons Jaunes, ont leur fief en rivière Claire. Pressé de voir flotter le drapeau tricolore sur le delta, Francis Gamier ne court pas sus aux Pavillons Noirs. Il néglige Vinh Phuoc, « Vieux Phoque » pour les marsouins facétieux, qui vont se mesurer durant des décennies à cet adversaire insaisissable. Car la guérilla tonkinoise ne finira pas de sitôt : cinquante ans plus tard, on en parlera encore, et les révolutionnaires prendront le relais des bandits. Mais, en ces débuts prometteurs, le lieutenant de vaisseau songe aux nécessités de ses communications avec la mer davantage qu’à celles du combat contre les bandes. 11 veut assurer ses arrières — il a raison ; plutôt que se risquer plus avant — il a tort. Le « Vieux Phoque » causera sa perte. Le 23 novembre, l’expédition sur Hung-Yen est une promenade militaire pour les 15 marsouins de Trentinian, une régate pour les 15 marins de Balny qui descendent le fleuve Rouge sur VEspingole. Le docteur Harmand, qui est de la partie, note avec amuse ment les conversations politiques entre le Quan-An, le chef de la
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justice, « vieux fumeur d’opium abruti », et le jeune enseigne. Balny donne sérieusement ses directives, qui imposent une « lettre de soumission écrite par les mandarins en triple expédition ». Ces conquérants de 20 ans ont un langage de préfet ; expédition est un mot à comprendre dans le sens administratif de copie. Le sens militaire reprend le dessus, et le lendemain, selon les consignes de Gamier, les barrages obstruant le fleuve sont détruits avec l’aide empressée de ceux qui les avaient installés. Balny repart à la conquête. Le 27 novembre, marins et mar souins se présentent devant la citadelle de Phu-Ly, placée au confluent d’un canal et de deux bras du fleuve Rouge, et verrouil lant la route mandarine qui conduit à Hué. Le gouverneur a fermé les portes et l’enseigne lui envoie un ultimatum ; passé dix minu tes, il se lancera à l’assaut. Et il se lance, avec les 15 marins de sa canonnière et les 15 marsouins de Trentinian. L’engagement est bref, les défenseurs s’enfuient. Balny installe à Phu-Ly un gouver nement provisoire, en la personne d’un nouveau préfet annamite qui a été recommandé par Mgr Puginier. Pendant ce temps, Esmez l’emporte sans coup férir à la préfecture de Phu-Tuong, entre Hanoï et Phu-Ly. Sur ce, au nord de Hanoï, les gouverneurs annamites des provin ces de Bac-Ninh et de Thaï-Nguyen se soumettent spontanément. Les alentours de la capitale se trouvent à la fin novembre sous contrôle français. Début décembre, Francis Gamier expose la situation dans une lettre à l’amiral Dupré. Selon lui, la réussite est grande et les projets sont vastes. La province de Hanoï étant complètement pacifiée, « notre protectorat est en ce moment acquis à 2 millions d’âmes au Tonkin » ; les nouveaux cachets officiels le symbolisent sous une fière mention : «Le Grand Royaume de France protège. » Le protecteur pense déjà à des questions de toutes sortes : la construction d’un phare, l’attente d’un inspecteur des Affaires indigènes — l’ami Luro, par exem ple —, l’étude des gisements miniers, la réfection de la maison du roi, qui sera celle de l’amiral lorsqu’il viendra à Hanoï. C’est l’euphorie des profondeurs. Gamier veut toujours poursuivre sa marche vers la mer, malgré les inquiétudes des marchands cantonais de Hanoï, qui ne comprennent pas cette tactique. Le lieutenant de vaisseau envoie l’enseigne Balny à Haïduong et, en renfort, l’aspirant de marine Hautefeuille, avec un canot à vapeur et 7 marsouins. C’est un chassé-croisé, car le même jour, 5 décembre, Hautefeuille arrive à
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Phu-Ly et Balny est déjà devant la place forte de Haïduong. Que fait l’aspi ? Il a la fougue de ses 22 ans et ne va pas rester sur place en attendant les ordres, alors qu'il sait que la citadelle proche de Ninh-Binh est l’un des objectifs de Francis Garnier. Il commence par détruire un barrage à Ke So, siège d’une mission, et sur sa lancée, il continue de descendre sur une quarantaine de kilomètres le bras du fleuve Rouge qui mène à Ninh-Binh et à son rocher — là où le lieutenant Bernard de Lattre trouvera la mort en 1951 au cours de la bataille du Day. Le canot à vapeur de l’aspirant stoppe à la fin de la nuit devant le rocher de Ninh-Binh. Le teuf-teuf a réveillé les défenseurs et des lumières s’agitent dans la citadelle. Pour se donner de l'air et de l’importance, Hautefeuille expédie 2 obus de son petit canon sur le fort. Les lumières s'éteignent et, au matin, on n'y voit pas mieux. Le brouillard est intense et ne se dissipe qu’au grand jour. Des hommes courent sur les remparts, des miliciens se précipitent sur les berges. Hautefeuille fait manœuvrer sa force navale et tirer quelques coups de feu en direction de la citadelle, qui riposte fai blement. Le cœur des soldats annamites n’y est guère, celui des civils encore moins ; les habitants des faubourgs de Ninh-Binh envoient aux envahisseurs un bœuf en gage d’amitié ! C’est alors qu’une explosion retentit dans le camp français. Elle n’est pas due à la mitraille de la citadelle, mais à la surchauffe de la chaudière du canot, qui explose. Voilà Hautefeuille et sa petite troupe en mauvaise posture, à quarante heures des positions amies. Une seule solution, l’action immédiate. L’aspirant saute à terre avec 5 marsouins et 2 auxiliaires indigènes. Drapeau en tête, baïonnette au canon, le peloton de débarquement se dirige vers l’ennemi ébahi, droit sur un mandarin à barbe blanche qui se tient sous quatre parasols. Hautefeuille « lui saute au collet », écrira-t-il dans son rapport à Francis Garnier. La prise est bonne, car il s’agit du gouverneur de la citadelle, laquelle s’ouvre respectueusement. C’est ainsi que Ninh-Binh a été prise sans ordres et sans difficulté, et que sans autre casse qu’une chaudière, 7 marsouins ont vaincu 1700 soldats annamites. Au même moment, la même action a lieu devant la citadelle de Haïduong, mais l’affaire est plus chaude, la forteresse mieux défendue, l’action plus rude et plus longue ; elle dure deux heures après l’escalade des murailles par les 30 hommes de Balny et de Trentinian, tandis que le docteur Harmand se distingue au revol ver. A vrai dire, il y a plus de confusion que de violence, et les
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défenseurs finissent par s'enfuir. Une fois encore, l’audace paie et l'invraisemblable coup de main réussit. Balny est doublement enchanté en apprenant la prise de Ninh-Binh, mais il commence à s'inquiéter ; les maigres forces françaises sont dangereusement divisées. C'est alors que Francis Gamier vient lui-même sur ce théâtre des opérations extérieures. Le chef de l'expédition veut s’attaquer en personne à plus gros morceau encore : Nam-Dinh, la deuxième ville du Tonkin, chef-lieu de la province la plus riche. Restent à Hanoï avec une trentaine de marins l'enseigne Bain de La Coquerie, nommé commandant militaire de la capitale, l’aspirant de marine Perrin, et surtout Jean Dupuis et ses hommes ; leur assis tance sera précieuse, car durant l'absence de Francis Gamier, du 4 au 14 décembre, les journées seront quelque peu agitées à Hanoï et dans les environs, du fait des bandes chinoises ou annamites qui reprennent Phu Hoaï le 8 décembre. Le 4 décembre 1873, donc, Francis Gamier quitte Hanoï sur le Scorpion, avec un équipage de 40 hommes et une troupe de 55 marins et de 15 marsouins : plusieurs échouages retardent l’ar rivée de la canonnière à Ninh-Binh, le 8. Le lieutenant de vaisseau réorganise l’administration annamite ; la province est confiée à l'aspirant Hautefeuille. Le lendemain, le Scorpion part pour NamDinh et s'arrête à diverses reprises. Une première fois, devant un village chrétien qui est la proie des flammes, un détachement débarque et fait fuir les troupes annamites qui massacraient les habitants. Les autres fois, la canonnière doit riposter au feu des batteries échelonnées sur les rives et neutraliser les pièces. Le 10 décembre, aux abords de Nam-Dinh, le feu annamite balaie le pont blindé du Scorpion, endommageant le plat-bord et la mâture. Francis Gamier est debout sur le banc de quart, au milieu des boulets. Les hommes remarquent son impassibilité et sa pâleur, car le lieutenant de vaisseau n’a jamais connu une telle résistance. La canonnière parvient jusqu’aux entrées de la ville et de la citadelle. Deux colonnes de diversion sont mises à terre ; la pre mière, aux ordres de l’aspirant Bouxin, se dirige vers le port sud; la seconde, commandée par l’ingénieur Bouillet, nettoie la ville marchande ; les deux détachements doivent rejoindre l’attaque principale que conduira Gamier à la porte de l’est. Mais sous le feu, l’assaut final est difficile. La pièce de 4 des assaillants, affût brisé, est inutilisable et la porte est intacte. Une seule solution, grimper le long de la muraille comme au Moyen-Age ; pour ce
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faire, Gamier a l’idée d'utiliser l'un des longs chevaux de frise de la défense, munis de piquants en bois de fer. 11 va s'élancer le premier sur cette échelle improvisée lorsqu'un matelot revendique cet honneur. « Pour cette fois, je te cède », dit le lieutenant de vaisseau, qui grimpe derrière l'audacieux marin. Les défenseurs n’ont pas le même courage et. sitôt qu'ils voient les deux tètes apparaître au-dessus du parapet, ils s'enfuient. Peu après, le pavil lon tricolore flotte sur la tour. Il est 2 heures de l'après-midi. Gar nier et ses hommes, dont 5 sont sérieusement blessés, se battent depuis 11 h 30 du matin. Les heures et journées suivantes sont consacrées à l'administra tion de la conquête, à l'envoi de messages — des « trams », le courrier postal annamite — et à la rédaction d'une vigoureuse pro clamation à la population de Nam-Dinh. Tout est en place, les cadres de l’expédition gouvernent les places conquises : Harmand à Nam-Dinh, Trentinian à Haïduong. Hautefeuille à Ninh-Binh. Esmez est envoyé avec le Scorpion dans le golfe du Tonkin pour embarquer des renforts annoncés, une centaine d'hommes arrivant de Saigon par le Decrès. Balny est appelé de Haïduong avec l’£spingole pour reconduire le chef de l'expédition à Hanoï. Car la situation de la capitale est préoccupante ; des actions de force sont engagées dans les environs par les troupes du prince Hoang et les bandes de Vinh Phuoc. Mais il y a une bonne nouvelle, qui réjouit Francis Gamier : « Nous parviendrons donc bientôt à une solution satisfaisante », dit-il. Les négociateurs de Tu-Duc arrivent. L’inter prète officiel de l’empereur d’Annam est même choisi ; c’est Mgr Sohier, évêque de Hué. L'Espingole accoste à Nam-Dinh le 15 décembre, en venant de Haïduong avec l’enseigne Balny d’Avricourt. Le voyage s’est bien passé, sinon que le jeune officier, atteint d’une fluxion dentaire, est « malade comme une bête » et que sa tête a « doublé de volu me». Balny ne reprendra vraiment vie que le 21 décembre au matin, hélas provisoirement ! La canonnière, commandée par Francis Gamier, remonte le fleuve Rouge, passe par Ninh-Binh où Mgr Sohier est embarqué et parvient à Hanoï le 17 décembre au soir. Les ambassadeurs de Hué ne sont pas encore arrivés. Gamier, qui a déjà rédigé le texte du traité, s’impatiente, mais rien ne peut être entrepris avant leur venue ou, qui sait ? avant leur éventuelle défection. En attendant, le lieutenant de vaisseau prépare enfin son expédi tion contre les Pavillons Noirs et les troupes de la résistance anna
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mite. Dans l'après-midi du 20 décembre, il établit avec Jean Dupuis un plan d'attaque, en commun : le Mang-hao, avec les soldats yunnanais de Dupuis, se placera devant Phu Hoaï, occupé par les bandes ; VEspingole remontera le fleuve jusqu’à Sontay et se tiendra en interception à la boucle du Day et du fleuve Rouge; Francis Garnier partira de Hanoï avec une colonne de fusiliers marins jusqu’à Phu Hoaï, où l'assaut conjoint sera donné. Ainsi espère-t-on en finir avec les Pavillons Noirs. Le plan paraît bon, mais il est ajourné dans la soirée, car les négociateurs de la cour de Hué sont arrivés. Ce samedi 20 décembre se termine sous d’heureux auspices, les armes faisant place à la diplomatie. Der nier signe du destin : le grand maréchal Nguyen Tri Phuong, le vieil adversaire prisonnier des Français, meurt des suites de ses blessures. Décidément, la paix est en vue.
Dimanche 21 décembre 1873... Le temps est magnifique et le soleil dore la citadelle de Gia-Long. A 9 heures, Balny arrive ; il est à peu près guéri, mais il a passé une nuit agitée, en rêvant qu’il se trouvait dans une forêt de lances. Pour le convalescent, son ami et subordonné l’aspirant Perrin commande aux cuisines des œufs à la coque. Pendant ce temps, dans la résidence de Mgr Puginier, Francis Garnier et Jean Dupuis ont une conversation technique, car le marchand doit traduire un arrêté concernant le fermage du sel. L’évêque du Tonkin invite aimablement ses hôtes à une légère collation et leur offre du vin blanc et des gâteaux du pays. Puis Garnier se rend dans une vaste demeure proche, celle de feu le grand maréchal, où sont logés les ambassadeurs de Hué. Les préli minaires de la conférence commencent, tandis que Jean Dupuis s’est absenté pour effectuer sa traduction. A la citadelle, Balny et Perrin se préparent à déjeuner. Il est midi. C’est un paisible dimanche. Soudain, de l’effervescence et des cris : les Pavillons Noirs ! Des estafettes courent, qui à la citadelle, qui chez Dupuis, qui vers la maison de la conférence. Les irréguliers chinois sont à 200 m des fossés et installent des pierriers en direction de la porte ouest. Perrin arrive au pas de course et, des remparts, ses hommes tirent quelques coups de chassepot. Les bandits disparaissent au loin, dans les taillis, à l'abri des diguettes ou derrière les bambous entourant les villages qui bordent la citadelle, à plusieurs centaines de mètres. Francis Garnier survient alors, sans arme, mais il a crié
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à son domestique de lui apporter son revolver sur les remparts. Une douzaine d’hommes se présentent. 3 d'entre eux traînent une pièce de 4. Le feu des Pavillons Noirs continue, décharges de pierriers, lancements de gingoles ; tirées à une distance de X00 m, ces fusées volantes blessent un marin. Francis Gamier et l'enseigne Balny, arrivé lui aussi sur les rem parts, se concertent rapidement. Inutile de mettre la pièce en batte rie, dit le lieutenant de vaisseau, il va s'en servir pour une sortie avec une douzaine d'hommes : les bandits seront vite dispersés. Pour plus de sécurité, Balny doit foncer jusqu'à VEspingole. reve nir avec les disponibles de la compagnie de débarquement et s’en gager sur la route de Phu Hoaï. Ainsi le solide plan d'attaque des Pavillons Noirs, établi la veille, est-il respecté, mais il laisse place à l’improvisation. Plus tard, le rapport de l'amiral Dupré parlera d’« imprudences » et même de « fautes ». Sans attendre, Gamier sort de la citadelle avec sa petite troupe et son petit canon, mais la pièce ralentit la poursuite, et Gamier la laisse avec ses 3 canonniers. Restent 9 hommes, qu'il partage en 3 groupes de 3 ; lui est au centre ; le sergent d'infanterie de marine Champion est à droite, avec mission de faire jonction avec les fusiliers de Balny dès qu’ils arriveront ; le groupe de gauche doit ratisser les taillis et rejoindre le lieutenant de vaisseau. La suite nous est racontée dans le journal de Jean Dupuis. Les Pavillons Noirs surgissent des bambous au moment où Gamier trébuche dans un fossé d’écoulement : « A moi. mes braves ! » Mais le lieutenant de vaisseau disparaît dans une forêt de lances. Les pira tes lui coupent la tête et s’enfuient avec leur trophée sans être inquiétés. Balny, avec la douzaine d'hommes de la compagnie de débar quement, s’est jeté à la poursuite des Pavillons Noirs sur la route de Phu Hoaï ; il est à 3 km de la citadelle lorsqu’il parvient à une pagode, à laquelle son nom sera donné, car c’est là qu’il tombe, sabre au clair. Il a lui aussi divisé sa troupe pour effectuer une battue dans les bambous ; il est tué à bout portant par les bandits embusqués. Les deux échauffourées du 21 décembre coûtent cher, avec 5 tués : Gamier, Balny, le fourrier Dagome, le voilier Bonifay et le timonier Sorre ; il y a en plus 6 blessés. Les tués ont eu la tête coupée, symbole de justice... Les têtes seront retrouvées quelques jours plus tard et inhumées dans la citadelle. Mais déjà, le lende main de cette triste journée dominicale, le journal de Jean Dupuis
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évoque l'abominable spectacle de la veillée des corps sans tête. Dupuis s'incline devant la dépouille mutilée de Gamier et « serre bien fortement sa pauvre main glacée en lui jurant qu’il sera vengé ». Francis Gamier ne sera pas vengé de sitôt et l’épilogue de cette épopée sera navrant. Cependant, les paladins du lieutenant de vais seau poursuivent le combat de leur chef disparu, dont la dépouille a été enterrée au pied du palais des anciens rois du Tonkin, symbo liquement et provisoirement. Trentinian à Haïduong, Harmand à Nam-Dinh, Hautefeuille à Ninh-Binh lèvent des milices indigènes et tiennent tête aux mandarins qui cherchaient à profiter de la situation. A Hanoï, l'enseigne Bain de La Coquerie manifeste sa désolation, mais il est sermonné par Mgr Puginier : « M. Gamier est mort, c’est une très grande perte, mais somme toute il manque seulement 5 hommes à l'appel ! » Esmez, lui, fait face sur tous les fronts de la capitale, militairement, politiquement, diplomati quement. Avec le Scorpion, Esmez avait été envoyé par son chef au CuaCam, nous l’avons vu, pour y recueillir les renforts de Saigon, une centaine de fusiliers marins bien armés et il est de retour à Hanoï le 24 décembre avec ces nouvelles forces. Il ramène également un administrateur des Affaires indigènes, Moty, envoyé par l’amiral Dupré, qui ignorait alors la mort de Gamier et qui ne l’apprendra que le 3 janvier 1874. Tout de suite Esmez, sous le titre de « com mandant politique au Tonkin » que Gamier lui avait donné en cas d’empêchement de sa part, reprend les négociations avec les ambassadeurs de Hué. Il leur présente une convention, préalable ment signée par lui-même et par Moty. Le texte reproduit point par point le projet de traité élaboré par Francis Gamier sur la liberté du commerce et le maintien des garnisons françaises et des fonction naires déjà nommés. Un article nouveau a été ajouté : « Les têtes et les corps des 5 Français morts lors de l’attaque de la citadelle seront rapportés dans le plus bref délai. » Les 2 envoyés de Hué sont disposés à signer, semble-t-il, lorsque survient un envoyé de Saigon, qui arrive le 24 décembre à Hanoï, muni des pleins pou voirs : Philastre. Tout est remis en cause. Que s’est-il passé à Saigon ? Début décembre, dès qu’il apprend la prise de la citadelle de Hanoï, l’amiral Dupré écrit une nouvelle lettre à Hué pour insister sur l’urgence de conclure le traité entre la France et l’Annam, faute de quoi le Tonkin risque d’être occupé définitivement, soit sous administration directe, soit avec le réta
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blissement de l'ancienne dynastie. L'amiral s'avance ainsi sur le terrain politique autant que Garnier sur le plan militaire. Il est sur la corde raide, du moins sa position est-elle risquée vis-à-vis du gouvernement français. Mais il a deux fers au feu. deux officiers dont l'un se plaît à invoquer s
HISTOIRE DE L'INDOCHINE
défense de l'Indochine dans la perspective d'un coup de force japonais. 9-10 mars 1945 : Coup de force japonais. Attaque des garnisons de Langson, Hanoï, Hué, Saïgon. Arrestation des amiraux Decoux et Bérenger, du général Aymé. Massacre à Langson. Décapitation du général Lemonnier et du résident Auphelle. La colonne Alessandri amorce son repli vers la Chine. 11 mars 1945 : L'Annam déclare son indépendance, puis le Cambodge. 17-23 mars 1945 : Résistance sporadique contre les Japonais ; engage ment dans le Transbassac cochinchinois (capitaine d'Hers) ; guérilla dans les montagnes tonkinoises (Moncay, Ha-Coï) ; les Japonais chas sés de Tien-Yen. Attaque japonaise de grande envergure dans la région de Moncay le 23. 22 mars 1945 : Le général Sabattier, commandant des forces de l'inté rieur et des troupes repliées sur la Chine. 5 avril 1945 : Entrée des Japonais à Luang-Prabang. Le 8, le Laos pro clame son indépendance. 19 avril 1945 : Loi martiale en Indochine. 20-22 avril 1945 : Combats dans la région de Dien Bien Phu. 31 mai 1945 : Offensive japonaise dans le Haut Mékong. 13 juin 1945 : Pénétration de colonnes chinoises au Tonkin en direction de Langson et de Caobang. 15 juin 1945 : Leclerc chef du Corps Expéditionnaire en Extrême-Orient. 26 juillet 1945 : Accord à Potsdam sur la conclusion des hostilités en Extrême-Orient. 6 août 1945 : bombe atomique sur Hiroshima. 9 août 1945 : Coup d'Etat au Cambodge où le roi reconnaît le « comité nationaliste ». 13 août 1945 : Ho Chi Minh constitue un Comité de Libération ; Appel à l'insurrection de Ho Chi Minh. 14 août 1945 : Capitulation du Japon. En Indochine, les Japonais sont désarmés par les troupes chinoises au nord du 16e parallèle, par les forces britanniques au sud. 17 août 1945 : L'amiral Thierry d’Argenlieu Haut-Commissaire en Indo chine. 19-20 août 1945 : Le Vietminh s’empare des bâtiments publics à Hanoï, où Ho Chi Minh arrive le 21. Le « Comité de Libération » contrôle l'administration du Tonkin. 22 août 1945 : Création d'un Comité de Libération du Sud par le Vietminh. 25 août 1945 : Abdication de l'empereur Bao Daï en faveur du gouverne ment de Hanoï. Parachutage Cédile en Cochinchine et Messmer au Tonkin.
CHRONOLOGIE
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1945 : Formation d’un gouvernement de la République du Viet29 a°U sous la présidence de Ho Chi Minh. naTmbre 1945 : Proclamation de l’indépendance du Vietnam. Mani2 ^Lions antifrançaises à Saïgon. Le 3, libération de 2 000 Français
internés par les Japonais en Indochine du nord. ntembre 1945 : Arrivée des premières troupes franco-britanniques à Saïgon. Les troupes chinoises entrent à Hanoï. 15 septembre 1945 : Constitution du gouvernement provisoire du Viet nam sous la présidence de Ho Chi Minh. 23 septembre 1945 : Opérations à Saïgon, rétablissement de l’adminis tration française. 24-25 septembre 1945 : Massacre à Saïgon, cité Héraud, par des terroris tes viets. 5 octobre 1945 : Arrivée de Leclerc à Saïgon. 7 octobre 1945 : L’amiral Decoux reconduit en France sur l’ordre de l’amiral Thierry d’Argenlieu. 25 octobre 1945 : Reprise de la vie normale à Saïgon. 26 octobre 1945 : Occupation de Mytho par les troupes françaises. 4 novembre 1945 : Occupation de Vinh Long. 8 novembre 1945 : Occupation de Tay Ninh. Liaison terrestre avec le Cambodge. 19-20 novembre 1945 : Des troupes du 6e RIC débarquent du Richelieu à Nha-Trang. 20 novembre 1945 : Coup de force du mouvement « Laos Libre » suscité par le Vietminh. Le roi Sisavong quitte Luang-Prabang et lance un appel à la France. 3-6 décembre 1945 : Incidents à Hanoï entre le Vietminh et le Dong Ming Hoï soutenu par les nationalistes chinois. Arrivée de 2 000 sol dats français à Saïgon. Nettoyage de la région de Ban Me Thuot. 8-12 décembre 1945 : Opérations dans la région de Tra Vinh (Cochin chine). Fin décembre 1945 : Deux tiers de la Cochinchine contrôlés par l'admi nistration française. Le Cambodge est rallié au roi et protégé par la France. En Annam, contrôle des deux positions clés de Nha-Trang et de Ban Me Thuot. 6 mars 1946 : Accords Sainteny-Ho Chi Minh à Hanoï. Débarquement français à Haïphong. 18 mars 1946 : Entrée de Leclerc à Hanoï. Entretiens avec Ho Chi Minh. 24 mars 1946 : Entretiens Thierry d’Argenlieu-Ho Chi Minh en baie d’Along. 19 avril 1946 : Début de la conférence de Dalat. A Paris, adoption de la constitution de l’Union Française. Mai 1946 : Les troupes françaises à Luang-Prabang.
HISTOIRE DE L'INDOCHINE
10 juin 1946 : Les troupes chinoises commencent à évacuer Hanoï. Attentats. 6 juillet-8 août 1946 : Conférence de Fontainebleau France-Vietminh. 1er août 1946 : Deuxième conférence de Dalat. 14 septembre 1946 : Modus vivendi franco-vietnamien (M. Moutet et Ho Chi Minh). 23-27 octobre 1946 : « Epuration » de l’opposition nationaliste au Vietminh. 20 novembre 1946 : à la suite d'incidents, la 9e DIC chasse de Haïphong les troupes du Vietnam. Agitation à Langson. 23-30 novembre 1946 : Affaire de Haïphong. Semaine de violents combats entre Viets et troupes françaises. 19 décembre 1946 : Coup de force vietminh. Bataille à Hanoï, soulève ment au Tonkin, insurrection généralisée. 2 janvier 1947 : Attaque de Nam-Dinh par les Viets. 8 janvier-4 février 1947 : Réouverture de la route Haïphong-Hanoï, dégagement de Haïduong, puis de Hué. 5 mars 1947 : Bollaert, Haut-Commissaire en Indochine. 11 mars 1947 : Jonction avec la garnison de Nam-Dinh. Avril 1947 : Assassinat du chef politique des Hoa Hao par le rebelle Nguyen Binh. Ralliement des Hoa Hao contre le Vietminh. 13 août 1947 : Manifestations à Hué en faveur de Bao Daï. 19 septembre 1947 : Le Front d'Unité Nationale rejette les propositions de paix Bollaert. 13 octobre 1947 : Opérations sur le PC de Ho Chi Minh en Haute Région. Février 1948 : Entrée du Cambodge à l’assemblée de l’Union Française. 21 avril 1948 : Général Blaizot commandant en chef après le départ de Valluy. 5 juin 1948 : Entrevue Bao Daï-Xuan-Bollaert en baie d’Along. Recon naissance de l’indépendance du Vietnam et de sa qualité d’Etat associé. 20 octobre 1948 : Pignon remplace Bollaert. 8 mars 1949 : Signature des accords franco-vietnamiens (indépendance limitée). 13 juin 1949 : Entrée de Bao Daï à Saigon. 19 juillet 1949 : Signature de la convention associant le Laos à l’Union Française. Juillet 1949 : Scandale des « fuites » du rapport Revers. 3 septembre 1949 : Le général Carpentier nouveau commandant en chef. 1CT octobre 1949 : Proclamation par Mao Tsé-toung de la République Populaire de Chine. 16 octobre 1949 : Occupation des évêchés de Phat Diem et Bui Chu. 8 novembre 1949 : Traité franco-cambodgien d’indépendance limitée.
CHRONOLOGIE
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13 décembre 1949 : Arrivée des Chinois nationalistes à Chima, au Tonkin. 30 janvier 1950 : L’URSS reconnaît Ho Chi Minh. 19 mars 1950 : Violents incidents à Saïgon. 25-30 mai 1950 : Attaque viet sur Dong Khé, chute et réoccupation. 11 juin 1950 : Arrivée de la première livraison de matériel américain. 25 juin 1950 : Début de la guerre de Corée. 29 juin-17 novembre 1950 : Conférence de Pau franco-indochinoise. But : donner forme à l’Union Française. 2 septembre 1950 : Décision de Pignon et de Carpentier d’abandonner Caobang. 1er-18 octobre 1950 : Désastre de la RC 4. Evacuation de Caobang, défaite des colonnes Le Page et Charton. 22 octobre 1950 : Mise sur pied à Dalat de l’Armée vietnamienne. 6 décembre 1950 : Le général de Lattre, Haut-Commissaire et comman dant en chef. 15-17 janvier 1951 : Première offensive de Giap dans le delta. Bataille de Vin Yen. Echec vietminh. 23-30 mars 1951 : Deuxième offensive de Giap dans le delta. Batailles de Dong Trieu et de Mao Khé. Echecs vietminhs. 29 mai-7 juin 1951 : Troisième offensive de Giap dans le delta. Bataille du Day. Echec vietminh. Mort de Bernard de Lattre le 30 mai. 31 juillet 1951 : Assassinat à Sadec (Sud-Vietnam) du général Chanson, Commissaire de la République et commandant des FTVS. Fin septembre-début octobre 1951 : Nouvelle offensive vietminh à Nghia Lo et en pays Thaï. Décembre 1951-janvier 1952 : Bataille de la rivière Noire et de la RC 6. 6 janvier 1952 : Général Salan commandant en chef. 11 janvier 1952 : Mort du général de Lattre. 22 février 1952 : Evacuation de Hoa Binh. 9 avril 1952 : Jean Letourneau, ministre des Etats Associés, exerce les pouvoirs de Haut-Commissaire. 20 juillet 1952 : Massacre du cap Saint-Jacques. 14 septembre-13 octobre 1952 : Offensive vietminh sur Nghia Lo et sur la rivière Noire. ler-2 décembre 1952 : Attaque du camp retranché de Na San par le Vietminh. Echec. 22 mai 1953 : Général Navarre commandant en chef. 12 juillet 1953 : Evacuation de Na San. 9 octobre 1953 : Opération dans le Haut-Laos pour dégager Luang-Prabang et le camp retranché de la plaine des Jarres. 20 novembre 1953 : Occupation de Dien Bien Phu par les paras. 25 décembre 1953 : Offensive vietminh sur le Laos. 13 mars 1954 : Attaque massive de Dien Bien Phu par le Vietminh.
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histoire de l'indochine
26 avril 1954 : Ouverture de la conférence de Genève. 7 mai 1954 : Chute de Dien Bien Phu. 3 juin 1954 : Le général Ely, commandant en chef et Haut-Commissaire. 4 juin 1954 : Les traités d'indépendance du Vietnam et d'association avec la France sont signés à Paris. 20-24 juin 1954 : Evacuation d'Ankhé, embuscades meurtrières du GM 100. 3-9 juin 1954 : Evacuation de Nam-Dinh. 20-21 juillet 1954 : Accords d'armistice signés à Genève. Septembre 1954 : 10 754 hommes rendus par le Vietminh (28 % de l’effectif prévu), 63 000 par les Franco-Vietnamiens. 10 octobre 1954 : Entrée d’Ho Chi Minh à Hanoï. 28 avril 1956 : Le dernier soldat français quitte l'Indochine.
BIBLIOGRAPHIE
Trois ouvrages de base : Du même auteur, Histoire de /'Indochine (SPL, 1983), album illustré. Textes et témoignages de 1624 à 1954. De Georges Taboulet, La Geste française en Indochine (Adrien-Mai sonneuve, 1955), 2 volumes, anthologie commentée, des origines à 1914. D’officiers de l’état-major des troupes de l’Indochine, Histoire mili taire de UIndochine (Imprimerie d’Extrême-Orient, 1922), étude détail lée des opérations de 1624 à 1922.
TERMES GEOGRAPHIQUES
VILLE, LOCALITE Annamite : Dinh, Phu, Huyen Cambodgien : Kompong, Poum Laotien : Muong, Vien, Xieng, Ban Chinois : Fou, Tchéou
MONTAGNE, COLLINE Annamite : Nui, Go, Déo (col) Cambodgien : Pnom Laotien : Pou, Ban, Kao Chinois : Chan FLEUVE, RIVIERE
Annamite : Song, Ngan, Cua (estuaire) Cambodgien : Tonlé, Stung, Prek Laotien : Mé, Sé, Nam, Houeï (torrent) Chinois : Ho, Kiang, Kong ILE, ILOT Annamite : Gô, Hôn Cambodgien : Koh, Poulo Laotien : Koh Chinois : Tao
REMERCIEMENTS
à MM. Philippe Lacomme et Henri Veyrier qui ont confié à l'auteur certains livres très précieux de leurs bibliothèques ; et en mémoire de Nicole Prudhomme disparue à l'achèvement de son travail sur cet ouvrage.
TABLE
Prologue. La Porte de Chine..........................................................
*
Première partie MISSIONNAIRES. MARINS ET MARCHANDS (1624-1859)
1. Les missions du commencement (1624-1684)..................... 2. Les entreprises de la Compagnie des Indes (1660-1778)...
27
51
3. L’évêque et les deux rois (1767-1799)..................................
66
4. Les volontaires de Gia-Long (1789-1820)............................
90
5. La longue persécution (1820-1861)........................................ 109
Deuxième partie EXPLORATEURS ET CONQUERANTS (1858-1885)
1. La conquête de la Cochinchine (1858-1867)........................ 139 2. Les sources du Cambodge (1863-1870)................................ 179 3. La première conquête de Hanoï (1870-1873)....................... 205 4. La deuxième conquête de Hanoï (1883)................................ 240
5. Le ressaisissement du Tonkin (1883-1884).......................... 263
6. Guerre et paix avec la Chine (1884-1885)........................... 291 Troisième partie PACIFICATEURS ET ADMINISTRATEURS (1885-1945)
1. La gestation de l’Union Indochinoise (1885-1886)...........
345
2. Les colonnes du Tonkin (1886-1896)....................................... 367
3. Le gouvernement de l'Indochine française (1897-1945).... 395 4. L'Indochine japonaise (9 mars-16 août 1945)......................... 421
Epilogue. La guerre d’Indochine (1945-1954)............................ 449 Chronologie............................................................................................. 459 Bibliographie........................................................................................... 473
La composition de cet ouvrage a été réalisée par Nord Compo, l'impression et le brochage ont été effectués sur presse Cameron dans les ateliers de Bussière Camedan Imprimeries à Saint-Amand-Montrond (Cher), pour le compte des éditions Albin Michel Achevé d'imprimer en février 1998. No d'édition : 17197. No d’impression : 981012/4. Dépôt légal : février 1998.
PHILIPPE HEM
HISTOIRE DE l INDOCHINE Pour la plupart des Français, l'Indochine n'est quasiment plus qu'un épisode tragique de l'histoire récente, celui de la dernière guerre coloniale et de son issue fatale à Dien Bien Phu, qui ont fait l'objet de nombreux travaux d'historiens. Paradoxalement, la progressive implantation française sur ces terres du SudEst asiatique reste fort peu étudiée et méconnue, comme si notre mémoire collective avait occulté la période où ces territoires lointains suscitaient encore rêves et espoirs. Philippe Héduy vient combler cette lacune. À travers un récit teinté de nostalgie mais extrêmement précis et documenté jusque dans les moindres détails, il retrace les trois cents ans d'aventures humaines qui, depuis les premières missions à partir de 1624, ont été vécues par de nombreux explorateurs, marchands, missionnaires ou conquérants. Du Père Alexandre de Rhodes évangélisant la Cochinchine et le Tonkin jusqu'au retrait de la France, en passant par tous les soubresauts qui ont jalonné la présence sur ce sol convoité (persécutions des mission naires, conflits avec la Chine ou le Japon, difficultés de la pacification, naissance du nationalisme...), cet ouvrage fait revivre des générations d'aventuriers et d'autochtones. Un livre d'histoire qui se lit comme une véritable saga, au fil de laquelle le lecteur comprend mieux la fascination qu'exerça tout au long des siècles la «Perle de l'Empire ».