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Table of contents :
Préface
Il nous appartient de construire l’avenir
D’Aristote à Rosa Luxemburg
Aristote et le pouvoir corrosif de l’argent
Thomas d’Aquin et le péché de l’usure
Ibn Khaldoun, pionnier des sciences sociales
Jean Bodin, penseur de la souveraineté et de la monnaie
Antoine de Montchrestien, inventeur de l’économie politique
Thomas Mun, incarnation du mercantilisme
William Petty, précurseur de l’économétrie
Arai Hakuseki, réformateur au pays du Soleil-Levant
Pierre Le Pesant, sieur de Boisguilbert, père de l’économie libérale en France
Richard Cantillon, théoricien monétaire majeur du xviie siècle
John Locke, apôtre d’un libéralisme intégral
David Hume, de la nature humaine à l’étalon-or
Ferdinando Galiani contre le dogmatisme économique
Turgot, théoricien du capitalisme, avocat du libéralisme
James Steuart, le combat perdu contre Adam Smith
Bernard Mandeville, vices privés et vertus publiques
Montesquieu, ou l’anatomie de la société et du pouvoir
Vincent de Gournay, précurseur du libéralisme et protectionniste
Étienne Bonnot de Condillac, des sensations à la valeur
Jeremy Bentham, fondateur de l’utilitarisme
Saint-Simon, prophète de l’industrialisme
Henry Thornton, financier, évangéliste et philanthrope
François Quesnay, fondateur de la physiocratie
Adam Smith, moins libéral qu’il n’y paraît
JEAN-BAPTISTE Say, pionnier de l’économie de l’offre
David Ricardo, à l’assaut du protectionnisme
THOMAS Malthus, un polémiste-né
John Stuart Mill, moraliste, féministe et écologiste
Karl Marx, admirateur et adversaire du capitalisme
Léon Walras, fondateur de l’économie néoclassique
Alfred Marshall, le frère ennemi de Walras
Thorstein Veblen, pionnier de l’institutionnalisme
Knut Wicksell, iconoclaste méconnu
Rosa Luxemburg, théoricienne exigeante et révolutionnaire passionnée
De keynes à STIGLITZ
Entretien avec Gilles Dostaler « Keynes a encore beaucoup de choses à nous dire »
John Maynard Keynes ou l’économie au service du politique et du social
Joseph Schumpeter ou la dynamique du capitalisme
Friedrich Hayek, hétérodoxe et libéral
Gunnar Myrdal, architecte de l’État-providence
Joan Robinson, rebelle à toutes les orthodoxies
John Richard Hicks, l’économiste des économistes
Gérard Debreu ou l’économie comme mathématiques appliquées
Milton Friedman, croisé du libéralisme
Paul M. Sweezy, un marxiste en terre américaine
François Perroux ou l’économie au service de l’homme
Piero Sraffa ou le retour de Ricardo
John Kenneth Galbraith, pourfendeur des économistes et de l’économie
Paul A. Samuelson, le dernier généraliste
André Gunder Frank, penseur de l’économie mondiale et de la dépendance
Kenneth J. Arrow et les limites des choix collectifs
Amartya Sen, l’économie au service du développement humain
Robert Lucas et le rejet des politiques économiques
Wassily Leontief, créateur de l’analyse interindustrielle
Robert Solow, pionnier de la théorie de la croissance
Robert Mundell, parrain de l’euro
Albert Hirschman, penseur iconoclaste du capitalisme
Roy Harrod, créateur de la théorie de la croissance
Franco Modigliani ou le keynésianisme édulcoré
Nicholas Kaldor, de la droite à la gauche de Keynes
Maurice Allais, précurseur méconnu et libéral hétérodoxe
Edmund Phelps, à la croisée des écoles de macroéconomie
William Arthur Lewis, anatomie du sous-développement
Simon Kuznets, mesurer et expliquer la richesse des nations
Ernest Mandel, ou la fidélité à Marx
Edmond Malinvaud, expliquer et combattre le chômage
Hyman Minsky et le capitalisme rongé par l’instabilité financière
Samir Amin et le capitalisme comme système mondial à dépasser
James Tobin, keynésien modéré et critique radical du néolibéralisme
Michio Morishima, Confucius, Marx et la croissance
Ronald Coase, pionnier de la nouvelle économie institutionnelle
Nicholas Georgescu-Roegen et l’impasse de la croissance économique
Irma Adelman et le développement au service de la lutte contre la pauvreté
William J. Baumol, un économiste hors des sentiers battus
Maurice H. Dobb, un marxiste apprécié de l’establishment
Frank Hahn, défenseur sceptique de l’équilibre général
Don Patinkin, conciliateur du monétaire et du réel
Douglass C. North, une autre approche de l’histoire
Mark Blaug, analyste de la discipline économique
Joseph Stiglitz, critique de la mondialisation néolibérale
Du « prix nobel d’Économie »
Le « prix Nobel d’économie » : une habile mystification
Postface
Les rendez-vous de Gilles Dostaler
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Grands auteurs de la pensée économique  (Les)
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G I L L E S D O S TA L E R

LES GRANDS AUTEURS DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE

LES GRANDS AUTEURS DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE

a été publié sous la direction de Renaud Plante

Illustration et conception de la couverture : Laurent Pinabel Mise en page : Marie Blanchard Direction de la production : Marie-Claude Pouliot Correction : Marie Lamarre © 2016 Gilles Dostaler et les éditions Somme toute © 2012 Alternatives Économiques et Gilles Dostaler pour l'édition originale française ISBN 978-2-924606-23-0 epub 978-2-924606-28-5 pdf 978-2-924606-27-8 Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication et la SODEC pour son appui financier en vertu du Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite. Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit, photographie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre, constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 sur la protection des droits d’auteur. Dépôt légal – 4e trimestre 2016 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada Tous droits réservés Imprimé au Canada

TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE IL NOUS APPARTIENT DE CONSTRUIRE L’AVENIR par Ianik Marcil

13

D’ARISTOTE À ROSA LUXEMBURG

17

ARISTOTE ET LE POUVOIR CORROSIF DE L’ARGENT

19

THOMAS D’AQUIN ET LE PÉCHÉ DE L’USURE

25

IBN KHALDOUN, PIONNIER DES SCIENCES SOCIALES

31

JEAN BODIN, PENSEUR DE LA SOUVERAINETÉ ET DE LA MONNAIE

37

ANTOINE DE MONTCHRESTIEN, INVENTEUR DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE 43 THOMAS MUN, INCARNATION DU MERCANTILISME

49

WILLIAM PETTY, PRÉCURSEUR DE L’ÉCONOMÉTRIE

55

ARAI HAKUSEKI, RÉFORMATEUR AU PAYS DU SOLEIL-LEVANT  61 PIERRE LE PESANT, SIEUR DE BOISGUILBERT, PÈRE DE L’ÉCONOMIE LIBÉRALE EN FRANCE

69

RICHARD CANTILLON, THÉORICIEN MONÉTAIRE MAJEUR DU XVIIe SIÈCLE 75 JOHN LOCKE, APÔTRE D’UN LIBÉRALISME INTÉGRAL

81

DAVID HUME, DE LA NATURE HUMAINE À L’ÉTALON-OR

87

FERDINANDO GALIANI CONTRE LE DOGMATISME ÉCONOMIQUE

93

TURGOT, THÉORICIEN DU CAPITALISME, AVOCAT DU LIBÉRALISME

99

JAMES STEUART, LE COMBAT PERDU CONTRE ADAM SMITH  107 BERNARD MANDEVILLE, VICES PRIVÉS ET VERTUS PUBLIQUES

113

MONTESQUIEU, OU L’ANATOMIE DE LA SOCIÉTÉ ET DU POUVOIR

119

VINCENT DE GOURNAY, PRÉCURSEUR DU LIBÉRALISME ET PROTECTIONNISTE 127 ÉTIENNE BONNOT DE CONDILLAC, DES SENSATIONS À LA VALEUR 133 JEREMY BENTHAM, FONDATEUR DE L’UTILITARISME

139

SAINT-SIMON, PROPHÈTE DE L’INDUSTRIALISME

145

HENRY THORNTON, FINANCIER, ÉVANGÉLISTE ET PHILANTHROPE

151

FRANÇOIS QUESNAY, FONDATEUR DE LA PHYSIOCRATIE 157 ADAM SMITH, MOINS LIBÉRAL QU’IL N’Y PARAÎT

163

JEAN-BAPTISTE SAY, PIONNIER DE L’ÉCONOMIE DE L’OFFRE  169 DAVID RICARDO, À L’ASSAUT DU PROTECTIONNISME

175

THOMAS MALTHUS, UN POLÉMISTE-NÉ

181

JOHN STUART MILL, MORALISTE, FÉMINISTE ET ÉCOLOGISTE  187 KARL MARX, ADMIRATEUR ET ADVERSAIRE DU CAPITALISME  193 LÉON WALRAS, FONDATEUR DE L’ÉCONOMIE NÉOCLASSIQUE  201 ALFRED MARSHALL, LE FRÈRE ENNEMI DE WALRAS

207

THORSTEIN VEBLEN, PIONNIER DE L’INSTITUTIONNALISME  213 KNUT WICKSELL, ICONOCLASTE MÉCONNU

219

ROSA LUXEMBURG, THÉORICIENNE EXIGEANTE ET RÉVOLUTIONNAIRE PASSIONNÉE

225

DE KEYNES À STIGLITZ

231

ENTRETIEN AVEC GILLES DOSTALER : « KEYNES A ENCORE BEAUCOUP DE CHOSES À NOUS DIRE » 233 JOHN MAYNARD KEYNES OU L’ÉCONOMIE AU SERVICE DU POLITIQUE ET DU SOCIAL 243 JOSEPH SCHUMPETER OU LA DYNAMIQUE DU CAPITALISME  249 FRIEDRICH HAYEK, HÉTÉRODOXE ET LIBÉRAL

255

GUNNAR MYRDAL, ARCHITECTE DE L’ÉTAT-PROVIDENCE 261 JOAN ROBINSON, REBELLE À TOUTES LES ORTHODOXIES267 JOHN RICHARD HICKS, L’ÉCONOMISTE DES ÉCONOMISTES  273 GÉRARD DEBREU OU L’ÉCONOMIE COMME MATHÉMATIQUES APPLIQUÉES 279 MILTON FRIEDMAN, CROISÉ DU LIBÉRALISME

285

PAUL M. SWEEZY, UN MARXISTE EN TERRE AMÉRICAINE 291 FRANÇOIS PERROUX OU L’ÉCONOMIE AU SERVICE DE L’HOMME

297

PIERO SRAFFA OU LE RETOUR DE RICARDO

303

JOHN KENNETH GALBRAITH, POURFENDEUR DES ÉCONOMISTES ET DE L’ÉCONOMIE

309

PAUL A. SAMUELSON, LE DERNIER GÉNÉRALISTE

315

ANDRÉ GUNDER FRANK, PENSEUR DE L’ÉCONOMIE MONDIALE ET DE LA DÉPENDANCE

321

KENNETH J. ARROW ET LES LIMITES DES CHOIX COLLECTIFS  327 AMARTYA SEN, L’ÉCONOMIE AU SERVICE DU DÉVELOPPEMENT HUMAIN 333 ROBERT LUCAS ET LE REJET DES POLITIQUES ÉCONOMIQUES  339 WASSILY LEONTIEF, CRÉATEUR DE L’ANALYSE INTERINDUSTRIELLE

345

ROBERT SOLOW, PIONNIER DE LA THÉORIE DE LA CROISSANCE

351

ROBERT MUNDELL, PARRAIN DE L’EURO

357

ALBERT HIRSCHMAN, PENSEUR ICONOCLASTE DU CAPITALISME

363

ROY HARROD, CRÉATEUR DE LA THÉORIE DE LA CROISSANCE  369 FRANCO MODIGLIANI OU LE KEYNÉSIANISME ÉDULCORÉ 375 NICHOLAS KALDOR, DE LA DROITE À LA GAUCHE DE KEYNES  381 MAURICE ALLAIS, PRÉCURSEUR MÉCONNU ET LIBÉRAL HÉTÉRODOXE

387

EDMUND PHELPS, À LA CROISÉE DES ÉCOLES DE MACROÉCONOMIE

393

WILLIAM ARTHUR LEWIS, ANATOMIE DU SOUSDÉVELOPPEMENT

399

SIMON KUZNETS, MESURER ET EXPLIQUER LA RICHESSE DES NATIONS 405 ERNEST MANDEL, OU LA FIDÉLITÉ À MARX

411

EDMOND MALINVAUD, EXPLIQUER ET COMBATTRE LE CHÔMAGE

417

HYMAN MINSKY ET LE CAPITALISME RONGÉ PAR L’INSTABILITÉ FINANCIÈRE

423

SAMIR AMIN ET LE CAPITALISME COMME SYSTÈME MONDIAL À DÉPASSER 429 JAMES TOBIN, KEYNÉSIEN MODÉRÉ ET CRITIQUE RADICAL DU NÉOLIBÉRALISME 435 MICHIO MORISHIMA, CONFUCIUS, MARX ET LA CROISSANCE  441 RONALD COASE, PIONNIER DE LA NOUVELLE ÉCONOMIE INSTITUTIONNELLE

447

NICHOLAS GEORGESCU-ROEGEN ET L’IMPASSE DE LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE

453

IRMA ADELMAN ET LE DÉVELOPPEMENT AU SERVICE DE LA LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ 459 WILLIAM J. BAUMOL, UN ÉCONOMISTE HORS DES SENTIERS BATTUS 465 MAURICE H. DOBB, UN MARXISTE APPRÉCIÉ DE L’ESTABLISHMENT

471

FRANK HAHN, DÉFENSEUR SCEPTIQUE DE L’ÉQUILIBRE GÉNÉRAL

477

DON PATINKIN, CONCILIATEUR DU MONÉTAIRE ET DU RÉEL  483 DOUGLASS C. NORTH, UNE AUTRE APPROCHE DE L’HISTOIRE  489 MARK BLAUG, ANALYSTE DE LA DISCIPLINE ÉCONOMIQUE  495 JOSEPH STIGLITZ, CRITIQUE DE LA MONDIALISATION NÉOLIBÉRALE

501

DU « PRIX NOBEL D’ÉCONOMIE »

507

LE « PRIX NOBEL D’ÉCONOMIE » :  UNE HABILE MYSTIFICATION

509

POSTFACE LES RENDEZ-VOUS DE GILLES DOSTALER par Marielle Cauchy 

519

PRÉFACE

IL NOUS APPARTIENT DE CONSTRUIRE L’AVENIR par Ianik Marcil

« Avez-vous déjà lu ça ? » Se faire vouvoyer à 20 ans par quelqu’un que l’on n’admire pas encore, mais qui nous impressionne déjà, est plutôt déstabilisant. Particulièrement par un homme reconnu pour son caractère contestataire et non conformiste. « Ça », c’était de Friedrich A. von Hayek (1944), qu’il relisait. « Vous devez absolument lire ce livre, poursuivit-il, c’est brillant en, tellement que c’en est enrageant ». Automne 1990, mon premier contact avec Gilles Dostaler : assister, en me faisant vouvoyer, à l’éloge colérique du pape du néolibéralisme par un grand spécialiste de Keynes, opposant intellectuel historique de Hayek, sans cérémonie ni délicatesse alors que, je l’apprendrai rapidement, Gilles cultivait la délicatesse et la civilité comme peu d’entre nous. S’il m’avait vouvoyé, Gilles tutoyait par contre les plus grands auteurs de l’histoire dont il côtoyait la pensée quotidiennement. D’Aristote à Keynes ou Hayek en passant par Thomas d’Aquin, Marx, Joan Robinson, Adam Smith ou Rosa Luxembourg. On ne tutoie que dans l’intimité. Or, tous les grands auteurs de l’histoire de la pensée économique étaient les intimes de Gilles. Il nous invitait à entrer dans ce cercle restreint ; les présentations étaient brèves. Apprendre à connaître véritablement l’autre prend toutefois du temps et des efforts. De l’empathie aussi, car le dialogue avec une œuvre ne se distingue pas de celui entre deux êtres humains : pour bien saisir la portée de l’œuvre, on doit tisser des liens avec elle et son auteur. Toute la vie intellectuelle de Gilles s’est édifiée sur ces bases : comprendre l’autre et entrer en relation avec lui, afin d’éventuellement favoriser l’épanouissement de notre vie commune pour, si possible, qu’en émerge des affinités électives. 13

Les textes qu’on lira dans ce recueil sont des dialogues amicaux entre Gilles et 80 auteurs couvrant 25 siècles de l’histoire de la pensée économique, d’Aristote à Joseph E. Stiglitz, publiés originellement dans le magazine français. Des amitiés souvent fondées sur des différends irréconciliables et des visions du monde qui s’opposent. Mais des amitiés malgré tout, parce que basées sur le respect et l’empathie, cette recherche de la vérité de l’autre. « Les meilleurs partent toujours les premiers ». Invariablement, c’étaient les mots que prononçait Gilles lorsque l’un d’entre nous quittait le bar où nous buvions souvent un verre après un séminaire ou un cours avec lui. Au-delà de la gentillesse et de la boutade, ces mots évoquaient peut-être le regret de ne pas avoir connu personnellement les auteurs de ces grands textes qu’il avait lus, annotés, commentés et enseignés. Les textes de ce recueil nous convient à une vaste, lumineuse et généreuse discussion autour de quelques verres avec des penseurs qui auront réfléchi à ce qui constitue notre vie économique commune, ses enjeux politiques et, peut-être surtout, ses implications morales. Les relations économiques pour Gilles Dostaler ne se réduisaient surtout pas aux transactions monétaires et surtout pas à la marchandisation des liens humains : elles les transcendent en cherchant à atteindre le meilleur de ce que nous pouvons être. Pour Gilles, l’histoire de la pensée n’était pas qu’un simple jeu intellectuel sans grandes conséquences, bien au contraire. Si elle est nécessaire pour comprendre la genèse des idées contemporaines, elle permet de constater qu’un autre monde est possible. Des femmes et des hommes depuis des siècles ont proposé des visions de la vie économique s’opposant parfois radicalement de celles du capitalisme avancé que nous connaissons. C’est ainsi que connaître et comprendre l’histoire de ces idées dépasse le simple développement de notre culture personnelle. Gilles ne possédait pas une solide culture générale ; il était un véritable érudit. De la culture générale, on fait étalage ; d’érudition, on

14

use avec humilité pour éduquer l’autre et l’amener à devenir une personne meilleure et l’aider à construire un monde plus juste, plus beau et plus fraternel. Dans un de ses livres majeurs, (Albin Michel, 2009), Gilles Dostaler écrivait : « Nous sommes sur Terre, brièvement, pour jouir de la beauté, de la connaissance, de l’amitié, de l’amour. […] Nul ne peut prétendre savoir ce que l’avenir nous réserve. Mais il nous appartient de le construire. » La lecture des 80 textes qui suivent constituent la meilleure invitation à cette construction.

15

D’ARISTOTE À ROSA LUXEMBURG

ARISTOTE ET LE POUVOIR CORROSIF DE L’ARGENT Les réflexions d’Aristote sur l’économie, la société et la politique sont d’une richesse étonnante. Que ce soit sur la division du travail, la détermination de la valeur ou l’émergence et les fonctions de l’argent, ses théories annoncent l’économie moderne.

Aristote, considéré à juste titre comme l’un des plus grands penseurs de l’histoire de l’humanité, n’était évidemment pas économiste. Cette profession a vu le jour plus de deux mille ans après la disparition du « Stagirite », surnom donné au natif de Stagire, en Macédoine. Il est pourtant l’auteur – sur l’économie comme sur la politique, la société et tant d’autres domaines de l’activité humaine – de réflexions d’une richesse et d’une modernité stupéfiantes. Ses imprécations contre le pouvoir corrosif de l’argent sont plus que jamais d’actualité. Sur la division du travail, la détermination de la valeur, l’émergence et les fonctions de l’argent, ses propos annoncent l’économie moderne. Lui-même philosophe et lecteur d’Aristote, Adam Smith en reprend les thèses dans les premiers chapitres de la Richesse des nations (1776), œuvre fondatrice de l’économie politique comme discipline autonome. Un siècle plus tard, Karl Marx s’appuie, pour formuler sa théorie de la valeur, sur le « grand penseur qui a analysé le premier la forme valeur, ainsi que tant d’autres formes, soit de la pensée, soit de la société, soit de la nature1 ». Relisant l’Éthique du « superbe Aristote », Keynes écrit à son ami Lytton Strachey, le 23 janvier 1906 : « On n’a jamais parlé de si bon sens – avant ou après. » Plus près de nous, Amartya Sen s’inspire d’Aristote pour explorer les rapports entre l’éthique et l’économie.

1. Le Capital, livre premier (1867), Éditions sociales, t. I, 1977.

19

De l’éthique au politique Dans la vision du monde d’Aristote, le politique comme l’économique sont subordonnés à l’éthique. C’est d’ailleurs dans l’Éthique à Nicomaque qu’on trouve ses réflexions les plus élaborées sur la valeur et la monnaie. L’éthique est elle-même soumise au primat de la nature. Ce qui est naturel à l’individu comme à la famille, au village et à la cité, c’est la recherche du bonheur, du bien vivre. Le bonheur suppose d’abord la satisfaction des besoins matériels et s’appuie donc sur l’activité agricole, l’élevage, la chasse, la pêche et la fabrication d’objets d’usage courant. Dans ce domaine comme partout ailleurs, le philosophe insiste sur les vertus de la modération. Il faut se garder de tout excès dans la consommation des biens matériels, contre laquelle Aristote prône même une certaine frugalité, qui n’exclut pas les raffinements et le plaisir. Mais, pour l’homme d’esprit, le bonheur se réalise dans la recherche de la vérité, la contemplation de la beauté, la culture des relations amoureuses et amicales. Tel est le propos qu’on retrouvera dans Principia Ethica, publié en 1903 par le philosophe britannique G. E. Moore et qui constituera le credo de son ami John Maynard Keynes. Les hommes recherchent le bonheur ensemble. La cité, qui les regroupe, est un organisme naturel, au même titre que le village et la famille. L’homme est un animal civique, ou politique, c’est l’une des phrases les plus célèbres d’Aristote. « Politique » vient du mot grec polis, qui signifie « cité », la cité étant la forme de l’État dans la Grèce antique. La cité est un rassemblement de citoyens qui en gèrent le fonctionnement, qui s’adonnent aux activités militaires, sportives, artistiques, littéraires et philosophiques. Le travail manuel est incompatible avec ces activités. Pour Aristote, l’esclavage est l’institution qui permet de résoudre les problèmes posés par cette situation. C’est une institution naturelle qui se manifeste même physiquement par le maintien courbé, la taille trapue et la force physique supérieure de l’esclave. C’est là, bien sûr, le côté sombre de la vision sociale d’Aristote. 20

De l’économique à la chrématistique Le mot « économie » dérive quant à lui du grec oikosnomos, composé de oikos, pour « maison », et de nomos, pour « règle, usage, loi ». Il désigne l’art de bien administrer une maison, un domaine. Il aurait été utilisé pour la première fois, dans cette acception, par Xénophon, dans un ouvrage rédigé vers 360 av. J.-C. Employé comme substantif, « économique » a le même sens. Pour Aristote, l’économique est distinct de l’éthique et du politique, sans être pour autant indépendant de ces autres dimensions de l’activité humaine. Pour le philosophe, l’autosuffisance économique serait la situation idéale – pour le domaine familial ou au moins pour celui de la cité –, mais c’est un idéal inatteignable, compte tenu du fait que tout ce qui est nécessaire à la subsistance ne peut être produit en un même endroit. C’est ainsi qu’émergent la division du travail, l’échange et, donc, la valeur et la monnaie. De cette genèse, Aristote propose une description qui annonce la réflexion économique moderne. Il distingue d’abord les deux usages spécifiques à chaque chose : un usage propre, conforme à sa nature (ainsi, le soulier sert à chausser) ; un usage non naturel, soit celui d’acquérir un autre objet, par la voie de la vente ou de l’échange. C’est la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange, qui sera reprise par les économistes classiques et par Marx. La question suivante consiste à se demander ce qui détermine le rapport d’échange entre deux biens. L’Éthique à Nicomaque donne les deux grandes réponses entre lesquelles se partageront les économistes dans les siècles à venir. Aristote affirme d’abord que, derrière l’échange, par exemple de chaussures contre une maison, se déroule un échange entre le travail du cordonnier et celui de l’architecte. C’est l’origine de la théorie de la valeur travail de Smith, Ricardo et Marx. Mais il ajoute ensuite que le fondement de la valeur d’un objet réside dans le besoin qui est ressenti pour lui, ce qui annonce la théorie de la valeur fondée sur l’utilité, qui s’imposera avec la révolution marginaliste. 21

C’est dans l’analyse de la genèse, de la nature, du rôle et des fonctions de l’argent qu’Aristote est le plus moderne. La monnaie procède naturellement de la division du travail et de l’échange. Elle est donc une institution humaine nécessaire. Elle n’est toutefois pas naturelle, mais légale, sa valeur étant celle qu’on lui donne, d’où son appellation nomisma. Aristote présente clairement les fonctions de la monnaie telles qu’on les explique encore aujourd’hui dans les manuels : mesure de la valeur, moyen de paiement et réserve de valeur. C’est cette dernière fonction qui ouvre la voie à des problèmes et à des excès. L’argent s’y détache de son usage courant et peut devenir l’objet de désir. C’est ici qu’intervient la célèbre distinction d’Aristote entre l’économique et la chrématistique. Chrémata désigne en grec l’argent, la richesse. Chrématistikos signifie « qui concerne les affaires ». Aristote lui donne le sens d’« acquisition artificielle », qu’il oppose à l’acquisition naturelle des biens nécessaires à la vie, tant de la cité que de la famille. L’acquisition naturelle est bornée par le fait que les besoins humains sont limités. Dans les maisons et les édifices publics, on ne peut accumuler sans fin les biens et les instruments qui ne servent qu’à sustenter la vie humaine. L’accumulation d’argent n’a au contraire pas de limite. L’argent ne fait pas de petits Aristote accepte le commerce quand il sert à échanger des biens, mais il considère que cette activité est condamnable lorsqu’elle vise exclusivement l’enrichissement. Le commerce devient alors une « profession qui roule tout entière sur l’argent, qui ne rêve qu’à lui, qui n’a d’autre élément ni d’autre fin, qui n’a point de terme où puisse s’arrêter la cupidité2 ». Pire que le commerce, il y a le prêt à intérêt, qui permet d’obtenir, d’une somme d’argent, une somme supérieure par le simple fait de s’en départir quelque temps. C’est là un gain contre nature, car l’argent ne fait pas de 2. La Politique, Gonthier, 1971.

22

petits : « Quoi de plus odieux, surtout, que le trafic de l’argent, qui consiste à donner pour avoir plus, et par là détourne la monnaie de sa destination primitive ? » Il n’y a point de bornes à l’âpreté au gain de qui désire l’argent pour l’argent et mesure tout à l’aune de cet étalon. L’argent en vient ainsi à se détacher du monde réel, de la nature, et peut même mener à la mort, comme l’illustre le mythe de Midas dont, après Aristote, se serviront Marx, Freud et Keynes dans leurs réflexions sur l’argent. Le Stagirite redoutait en définitive que l’argent n’en vienne à détruire la société en la pourrissant de l’intérieur. Il a fallu plus de deux millénaires pour que le danger pressenti par Aristote, la généralisation de la production en vue du gain, le triomphe de l’ordre marchand, du commerce lucratif et de l’argent, finisse par consommer le divorce entre l’économique et le social. Et assurer la domination du second par le premier. Karl Polanyi, qui, dans sa Grande Transformation, a peint une fresque magistrale du dessein prométhéen d’autorégulation de la société par le marché, a rendu un des plus beaux hommages au génie d’Aristote : « La fameuse distinction qu’il observe dans le chapitre introductif de sa Politique entre l’administration domestique proprement dite et l’acquisition de l’argent ou chrématistique est probablement l’indication la plus prophétique qui ait jamais été donnée dans le domaine des sciences sociales ; encore aujourd’hui, c’est certainement la meilleure analyse du sujet dont nous disposions3 . »

Aristote en quelques dates 384 av. J.-C. : naissance à Stagire, colonie ionienne de la Grèce, aujourd’hui Stavros, en Macédoine. Son père, Nicomaque, pratique la médecine, dont il lui enseigne l’art.

3. La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), Gallimard, 1983.

23

367-347 : élève de Platon (427-347) à l’Académie, que ce dernier a fondée à Athènes et où il enseigne à son tour. 347-342 : séjour dans la ville d’Atarnée, en Asie Mineure, auprès d’Hermias, qui s’est emparé du pouvoir dans cette ville. Il épouse la fille d’Hermias, Pythias, avec qui il se rend dans l’île de Lesbos et dont il aura un fils, Nicomaque. Il séjourne aussi dans la ville d’Assos. 342 : se rend en Macédoine, où il est chargé de l’éducation d’Alexandre, fils de Philippe II, vainqueur d’Athènes en 338. Prenant le pouvoir à 20 ans, en 336, Alexandre le Grand conquiert l’Empire perse et se rend jusqu’en Inde. Aristote l’aurait accompagné à certaines occasions. 335 : fondation à Athènes du Lycée, où il enseigne pendant douze ans. Ses cours prennent la forme de promenades avec les étudiants, ésotériques (pour initiés) le matin et exotériques (plus faciles) le soir ; d’où l’expression d’école péripatéticienne (du grec peripatein, « se promener »). 325 : Aristote rompt avec Alexandre après la condamnation à mort et l’exécution de Callisthène, neveu d’Aristote, qui avait raillé les prétentions à la divinité du conquérant. 323 : décès d’Alexandre ; craignant une condamnation à mort pour impiété, Aristote se retire à Chalcis. 322 : décès à Chalcis.

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THOMAS D’AQUIN ET LE PÉCHÉ DE L’USURE Intellectuel progressiste, prêtre et conseiller du prince, Thomas d’Aquin s’est intéressé aux questions économiques. Ses réflexions sur la justice, les prix, le commerce et l’argent ont inspiré de grands économistes comme Keynes et Schumpeter.

Thomas d’Aquin est le principal représentant de la pensée scolastique, qui a atteint son apogée au XIIIe siècle, en même temps que l’art gothique. La scolastique est la philosophie enseignée au Moyen Âge dans les universités européennes, des corporations autogérées d’enseignants et d’étudiants qui se développent aux XIIe et XIIIe siècles et auxquelles les princes et les évêques laissent beaucoup de latitude. Thomas d’Aquin fut ordonné prêtre et pratiquait son sacerdoce. Mais il était d’abord et avant tout un intellectuel, un écrivain et un enseignant qui ne cessa de sillonner l’Europe, laissant une œuvre immense dont la production l’a sans doute épuisé et a contribué à sa mort prématurée. La Somme théologique, dont Schumpeter a dit qu’elle était à l’histoire de la pensée ce que la flèche sud-ouest de la cathédrale de Chartres est à l’histoire de l’architecture, est un manuel issu des cours donnés par Thomas d’Aquin. Il refusa l’archidiocèse de Naples qu’on lui offrit en 1265 pour pouvoir continuer à se consacrer à l’enseignement et à l’écriture. Il fut aussi, comme beaucoup d’intellectuels, un conseiller des grands de ce monde, y compris du chef de la chrétienté. Il fut activement mêlé à plusieurs controverses, tant à l’intérieur de l’Église, par exemple entre Franciscains et Dominicains, qu’avec les philosophes musulmans, comme Averroès. Son adhésion à l’ordre mendiant et prêcheur des Dominicains suscita l’ire de sa famille noble, qui le séquestra pendant plus d’un an. On dit que ses frères, pour le pervertir, lui présentèrent une prostituée qu’il chassa en brandissant un tisonnier. Sa vertu lui valut le surnom de « Docteur angélique ». 25

Travail et propriété Le « thomisme » est devenu doctrine officielle de l’Église et est aujourd’hui considéré comme une pensée conservatrice. Mais, outre le fait que le thomisme est à certains égards aussi éloigné de la pensée de Thomas d’Aquin que le marxisme l’est de Marx ou le keynésianisme de Keynes, le Docteur angélique se situait, sur l’échiquier idéologique de son temps, du côté progressiste, au point que sa doctrine fut condamnée par l’évêque de Paris en 1277. À côté de la théologie naturelle, fondée sur la révélation, Thomas d’Aquin considérait que, dans les disciplines philosophiques, fondées sur la raison humaine, les arguments d’autorité n’avaient pas leur place. Il fut l’un des artisans de la réhabilitation d’Aristote, dont les œuvres avaient été préservées par les philosophes arabes et dont la hiérarchie catholique se méfiait. À Aristote, Thomas d’Aquin a ainsi emprunté l’idée que la communauté est naturelle à l’être humain, que l’homme est donc un animal politique1 . L’organisation politique ne relève pas de la religion et de la foi, mais de la raison. Thomas d’Aquin s’inspire également d’Aristote pour étudier les activités économiques dans la section de la Somme théologique consacrée à la justice. Pourtant, il s’en dissocie sur un point essentiel. Pour Aristote, le travail, et plus particulièrement le travail manuel, est indigne du citoyen ; ce sont les esclaves qui s’en chargent. Conformément au message de l’Évangile, Thomas d’Aquin affirme au contraire que le travail est une activité naturelle de l’homme libre. Jésus, qui était menuisier, s’est entouré de douze disciples qui étaient des travailleurs manuels. C’est l’esclavage qui est anormal et condamnable. Dans la foulée de la Somme théologique, l’Église, par exemple dans l’encyclique Laborem exercens de Jean-Paul II en 1981, a proclamé la primauté du travail sur le capital.

1. Voir « Aristote et le pouvoir corrosif de l’argent », p. 19.

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Mais la défense par Thomas d’Aquin de la propriété privée sera en même temps à la base de la condamnation du socialisme par l’Église, du moins dans sa version radicale. Thomas d’Aquin explique pourquoi il « est permis à un homme de posséder quelque chose en propre ». La propriété privée est de droit naturel et s’appuie sur trois justifications qu’on retrouvera dans les écrits libéraux des XVIIIe et XIXe siècles. D’abord, les individus s’occupent mieux de ce qui leur appartient. Ensuite, ils vont travailler plus fort à leur propre compte qu’à celui des autres. Enfin, l’ordre social est mieux préservé si on évite les conflits liés à la propriété collective. Il y a un bémol important à ce raisonnement. Si des personnes sont en état de besoin, par exemple si elles n’ont pas de quoi se nourrir, les biens deviennent communs. Il est donc permis de voler en cas de nécessité. Voilà qui justifie Robin des Bois ! Le raisonnement de Thomas d’Aquin a été utilisé dans un procès à Château-Thierry en 1898, pour acquitter Louise Ménard, une mère de famille qui avait volé un pain pour nourrir son enfant. Commerce et juste prix Thomas d’Aquin opère une distinction entre la justice distributive, celle du dirigeant qui partage les biens entre ses sujets, et la justice commutative, celle qui doit présider aux échanges entre les individus. Le principe de base en est que nul ne doit s’enrichir aux dépens des autres. Les prix doivent respecter la justice commutative. Le juste prix est l’une des idées les plus célèbres de la pensée économique scolastique. De la même manière, le juste salaire est celui qui permet d’assurer une vie décente. Keynes opposera cette doctrine, qu’il approuvait, à celle en vertu de laquelle le salaire doit être fixé par le jeu de l’offre et de la demande. De son côté, Schumpeter considérait la théorie de la justice commutative et celle du juste prix comme l’ébauche des théories modernes de l’échange et des prix concurrentiels.

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Le commerce est naturel, car il résulte de la division du travail : « L’achat et la vente furent institués pour le bien commun des deux parties puisque chacun a besoin du produit de l’autre et viceversa. » Mais, ajoute le lecteur d’Aristote, « il y a quelque chose de vil dans le commerce en lui-même ». On ne doit pas gagner par l’échange. Vendre plus cher qu’on achète est un péché. Cela dit, Thomas d’Aquin admet des exceptions qui ouvrent la voie à la reconnaissance de l’utilité sociale du commerce et à la justification du profit : la nécessité de vivre, le désir de faire la charité et celui de servir le bien public avec le gain du commerce, l’amélioration de la marchandise au cours de l’opération, les différences intertemporelles et interspatiales de valeur, le risque couru par le commerçant. Argent et intérêt À la question « est-ce un péché de recevoir une usure pour de l’argent prêté ? », Thomas d’Aquin répond par l’affirmative. Usure est ici synonyme d’intérêt. Il appuie son raisonnement sur une conception particulière de l’argent, empruntée à Aristote, pour qui l’argent ne peut, par nature, faire des petits. Moyen d’échange et mesure de la valeur, l’argent n’a pas en soi d’utilité. Il est consommé dans l’acte de son utilisation, comme le vin, contrairement, par exemple, à une maison, pour laquelle on peut réclamer un loyer. On ne peut réclamer un loyer pour l’utilisation du vin. De la même manière, faire payer pour l’utilisation de l’argent est illégitime ; c’est faire payer pour quelque chose qui n’existe pas. Keynes reprendra en partie cette idée et l’opposera à la conception classique en vertu de laquelle l’intérêt est la récompense de l’abstinence, de la non-consommation ; pour Keynes, c’est la récompense de la renonciation à la liquidité. Il écrit, à propos des thèses des scolastiques, que « cette doctrine […] mérite d’être réhabilitée et considérée avec égards2 ». Il imputera aux taux d’intérêt élevés une bonne partie des problèmes du capitalisme. 2. Théorie générale, Payot, 1998.

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Comme pour le commerce, Thomas d’Aquin admet des exceptions pour lesquelles il est « permis, pour un prêt d’argent, de réclamer quelque avantage supplémentaire ». Il en est ainsi, par exemple, si on doit se prémunir contre le risque d’une perte ; si on doit recevoir une récompense pour un service rendu. On peut aussi réclamer une partie du profit réalisé par l’emprunteur avec notre argent. Cela, bien sûr, ouvre grandes les portes à la justification de l’intérêt, dans une problématique qui sera reprise par les économistes classiques. Après les conciles de Latran (1215) et de Lyon (1274), auquel Thomas devait participer, le concile de Vienne stipule en 1311 que le prêt à intérêt est un péché. La condamnation de l’usure sera réaffirmée par l’encyclique Vix pervenit de Benoît XIV en 1745. Mais, graduellement, on distinguera l’usure de l’intérêt et, en 1830, les congrégations romaines permettront l’intérêt légal fixé par le Code Napoléon avant qu’une circulaire de 1838 enjoigne aux confesseurs de ne pas ennuyer ceux qui chargent un intérêt au taux courant. Et, pendant tout ce temps, des organisations liées à l’Église ont emprunté et prêté !

Thomas d’Aquin en quelques dates 1226 : naissance à Roccasecca, dans le royaume de Naples ; fils de Landolphe, comte d’Aquin, et de Théodora, comtesse de Théate. 1230-1239 : pensionnaire au monastère bénédictin du Mont-Cassin. 1239 : études à l’université de Naples, où il découvre Aristote et entre en contact avec les Dominicains. 1243 : Thomas devient novice dominicain, malgré l’opposition de sa famille, et séjourne au noviciat Sainte-Sabine de Rome. En route vers Florence, il est enlevé par ses frères et maintenu en captivité pendant plus d’un an au château familial de San Giovanni. 1245 : prononce les vœux de frère prêcheur et devient l’élève du théologien et philosophe allemand Albert le Grand (1193-1280) à Cologne. 1245-1248 : études au couvent Saint-Jacques de Paris.

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1248-1252 : enseignement au Studium generale des Dominicains à Cologne. 1250 : ordonné prêtre à Cologne. 1252-1259 : enseignement à Paris. 1254-1256 : rédaction du Commentaire sur le Livre des sentences. 1257 : doctorat en théologie de l’université de Paris. 1259 : nommé théologien de la curie romaine par le pape Alexandre IV. 1259-1268 : partage son temps, en Italie, entre Rome, Bologne, Naples et plusieurs autres endroits. 1259-1264 : rédaction de la Somme contre les gentils. 1261 : nommé maître du Sacré-Palais par le pape Urbain IV. 1264-1268 : régent des études à Sainte-Sabine. 1265-1273 : rédaction de la Somme théologique. 1269-1271 : enseignement à Paris. 1272-1273 : directeur de la faculté de théologie de l’université de Naples. 1273 : sa santé déclinant brusquement et rapidement, il cesse d’écrire. 1274 : en route vers Lyon pour participer au concile œcuménique, il meurt le 7 mars au monastère cistercien de Fossanova, près de Priverno. 1277 : condamnation de la Somme théologique par l’évêque de Paris, Étienne Tempier. 1323 : canonisation de Thomas d’Aquin par Jean XXII. 1369 : sa dépouille est transportée à l’église des Jacobins de Toulouse, où elle se trouve toujours. 1567 : proclamé docteur de l’Église par Pie V. 1879 : l’encyclique Aeterni Patris de Léon XIII fait de la pensée de Thomas d’Aquin la doctrine officielle de l’Église catholique.

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IBN KHALDOUN, PIONNIER DES SCIENCES SOCIALES Ibn Khaldoun a développé une théorie de l’histoire centrée sur les grands mouvements de la société. Une véritable pensée du développement, avec des réflexions sur l’économie qui apparaissent à la fois modernes et surprenantes.

Penseur exceptionnel, poète, Ibn Khaldoun1 était aussi un homme d’action, et même un aventurier, dont la carrière a été extrêmement agitée dans un contexte historique complexe, marqué par l’éclatement de l’Empire arabo-musulman. Le déclin de l’Afrique du Nord accompagnait la montée en puissance de l’Europe. Ibn Khaldoun a été, sa vie durant, déchiré entre l’action politique et le travail scientifique. Sa famille avait quitté l’Espagne au moment où la reconquista s’accélérait. Il a perdu ses parents, son épouse et ses enfants dans des circonstances tragiques. Voyageur et cosmopolite, il a vécu entre autres à Tunis, à Fès, à Tlemcen, à Grenade et, finalement, au Caire, mêlé de près aux remous politiques de l’époque, occupant des fonctions parfois importantes, cherchant la protection des cours, se retrouvant parfois en disgrâce et même en prison. Très tôt, il s’est donné pour ambition de comprendre et d’expliquer les événements dont il était témoin. Ce faisant, il a édifié une théorie de l’histoire intégrant les dimensions sociales, économiques, politiques et culturelles qui annonce les grands systèmes d’explication qui seront élaborés en Europe aux XIXe et XXe siècles, entre autres par le marxisme et l’école des Annales. Ses thèses sont exposées dans la longue introduction méthodologique (près de mille pages), connue sous le titre de Muqaddima, de l’œuvre à laquelle il a travaillé pendant trente ans, Kitâb al-‘Ibar, le Livre des exemples, ou Livre des considérations sur l’histoire des Arabes, des Persans et des Berbères. « Exemple » a un sens plus large en arabe qu’en français et renvoie aux dimensions morales et politiques de l’ordre humain. Ibn Khaldoun est mort sans disciple, si l’on 1. On utilise en français indifféremment les graphies Khaldoun et Khaldûn.

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excepte l’historien El Makrizi (1364-1442), auteur de contributions importantes en économie. Son œuvre a été oubliée, y compris dans le monde arabe, jusqu’au XIXe siècle, alors que la traduction française de la Muqaddima par Silvestre de Sacy a marqué le point de départ de la redécouverte d’un penseur d’exception, considéré comme un précurseur majeur des sciences sociales modernes, en particulier l’anthropologie, l’histoire et la sociologie. Une nouvelle conception de la société et de l’histoire Conscient de la signification et de la valeur de son œuvre, comme le sont du reste les grands penseurs sociaux, Ibn Khaldoun affirme explicitement avoir inventé, pour rendre compte de « la nature de la civilisation et les accidents qui l’affectent2 », « une nouvelle discipline » : la science de la société humaine. Cette science s’appuie sur des principes méthodologiques que son auteur, comme c’est souvent le cas, expose en critiquant ses prédécesseurs. Il reproche d’abord à certains d’entre eux, tel Aristote, de s’en tenir à des considérations purement théoriques, spéculatives et idéalistes. Il faut partir de l’observation des faits, contrôler et vérifier les sources. Mais, en même temps, l’histoire ne doit pas se réduire, comme c’est le cas chez Hérodote ou Thucydide, à une chronique des événements. Il faut en expliquer le déroulement. Plus précisément, il faut rendre compte des grands mouvements de l’histoire, qui ne se limitent pas aux actions des décideurs, monarques et chefs d’État. C’est donc une conception holiste d’une histoire faite de grands mouvements sociaux qu’Ibn Khaldoun met en avant. C’est une théorie du développement qui est proposée par le penseur arabe. Il s’agit d’expliquer comment naissent, grandissent et dépérissent les civilisations, et pourquoi certaines progressent plus rapidement que d’autres. Ibn Khaldoun n’a pas, de ces processus, une vision linéaire, mais plutôt cyclique, dans laquelle le 2. Les citations sont extraites des œuvres d’Ibn Khaldoun dans l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » (Gallimard).

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déclin est le terroir pour la relance du processus de développement. Il faut tenir compte, pour expliquer la société humaine, de l’interaction entre les institutions économiques, sociales, politiques et culturelles, l’économie occupant une place centrale : « Les différences entre les conditions de vie des sociétés dépendent de leurs moyens d’existence. En effet, l’organisation sociale n’est là que pour permettre aux hommes de coopérer en vue d’assurer leur existence. » C’est pourquoi Ibn Khaldoun est parfois considéré comme un précurseur de Marx et du matérialisme historique. Friedrich Engels lui a d’ailleurs consacré un article. Plus faible que les animaux, l’homme doit, pour survivre, se défendre par la division du travail et la coopération. Comme le disait Aristote, l’homme est un animal politique. En même temps, Ibn Khaldoun estime que « l’injustice et l’agressivité sont inhérentes à la nature animale », ce qui inclut la nature humaine. Ici, Ibn Khaldoun annonce les thèses de Hobbes et de Rousseau. Un arbitrage est essentiel pour la survie de la société. Telle est la source du pouvoir, « fonction naturelle de l’homme ». L’absence d’ordre politique mènerait inéluctablement à l’extinction de l’espèce humaine. Le pouvoir du souverain s’appuie sur l’épée et la plume, l’épée jouant le rôle principal dans la phase d’émergence des États. La dialectique entre la campagne et la ville, l’ordre rural et l’ordre urbain, joue un rôle essentiel dans la dynamique historique proposée par Ibn Khaldoun. Le développement commence par la campagne, caractérisée par la stabilité et la solidarité (qu’il appelle asabiah, « l’esprit de corps ») de l’ordre social. Cette stabilité et cette solidarité s’étiolent dans la ville, dans laquelle les citoyens en viennent nécessairement à être corrompus par la facilité et le luxe. Telle est la racine du déclin des grandes villes dans lesquelles Ibn Khaldoun a vécu. Inévitablement, après trois ou quatre générations, on assiste à un affaiblissement, puis à un écroulement de dynasties jadis brillantes et puissantes, à un écroulement de l’économie, à un retour à des conditions primitives desquelles émergera une nouvelle période de croissance. 33

Une vision moderne de l’économie Plusieurs passages de l’œuvre d’Ibn Khaldoun sont consacrés à des réflexions, souvent très modernes et surprenantes, sur l’économie : marché, valeur et prix, monnaie, production, répartition, crises, fiscalité. Il y a aussi des considérations sur la démographie. Annonçant la vision des économistes classiques, mais dont on trouve déjà une formulation chez Aristote, Ibn Khaldoun estime que « le travail est la cause de la richesse » et que la valeur des produits est déterminée par la quantité de travail que leur production a nécessitée. Grâce à la division du travail, la production laisse un surplus, au-delà de ce qui est nécessaire à la satisfaction des besoins essentiels, surplus générant des profits qui peuvent être accumulés, et rendent possibles le luxe et la richesse. De là émergent, par l’accroissement des revenus fiscaux, la richesse et la puissance des États, qui construisent citadelles et forteresses, villes et cités. Avec le progrès de la civilisation, les prix des produits de première nécessité diminuent par rapport aux prix des biens de luxe. Dans une perspective très keynésienne, Ibn Khaldoun explique comment les bas prix sont « ruineux » pour le commerce et l’activité économique. Si les prix fluctuent en fonction des conditions du marché, ceux de l’argent et de l’or, étalons de valeur, devraient demeurer stables, ce dont les organismes religieux devraient être responsables : « L’office de la monnaie est une charge religieuse. » Ibn Khaldoun estime par ailleurs que le prix doit permettre de rémunérer le producteur (salaire), le marchand (profit) et l’État (taxes), chacun de ces éléments étant déterminé par l’offre et la demande. Taxes et impôts constituent un élément essentiel de la croissance : « Le bureau des finances et de l’impôt est une institution indispensable du pouvoir. » Toutefois, leur augmentation inévitable provoque un effet pervers. Avec la croissance économique, impôts et taxes augmentent au point où « les profits escomptés ne peuvent plus être réalisés » et « les sujets ne trouvent plus aucun intérêt à 34

s’adonner à des activités économiques », ce qui contribue au déclin des États. Pour le contrer, il faut modérer les impôts. Annonçant des idées qui seront développées plusieurs siècles plus tard par Smith, Malthus, Marx et Keynes, Ibn Khaldoun est ici un précurseur des économistes de l’offre, théoriciens des baisses d’impôts. Ce n’est d’ailleurs pas l’insuffisance de la demande qui, pour Ibn Khaldoun, explique le déclin des économies et des sociétés. On a pratiquement l’impression qu’Arthur Laffer l’a plagié. Les présidents Ronald Reagan et George W. Bush auraient pu appuyer sur Ibn Khaldoun leurs politiques de réduction d’impôts, sachant que le penseur musulman est très mal vu dans les milieux islamistes radicaux3 !

Ibn Khaldoun en quelques dates 1332 : naissance le 27 mai, à Tunis, dans une famille de la noblesse arabo-andalouse. 1348-1349 : la Grande Peste extermine ses parents et le force à interrompre ses études, qu’il poursuivra par des lectures solitaires. 1351 : L’Essentiel du Muhassal, commentaire d’un ouvrage de théologie. 1352 : nommé chancelier par le sultan Abû Ishâq. 1354 : rejoint à Fès la cour du sultan Abû Inan, qui le nomme secrétaire l’année suivante. 1357 : soupçonné de complot, il est emprisonné pour vingt et un mois, le 7 novembre. 1359 : participe à la prise du pouvoir à Fès du sultan Abû Salim, qui le nomme secrétaire personnel. 1361-1371 : diverses missions pour les souverains des cours de l’empire almohade éclaté ; il rassemble les matériaux pour l’écriture des Ibar. 1372 : retour à Fès, où il se consacre à l’enseignement.

3. Voir, à ce sujet, la préface à la réédition du livre d’Yves Lacoste, Ibn Khaldoun. Naissance de l’histoire, passé du tiers monde, La Découverte, 1998.

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1375 : se retire en mars à Qual’at Ibn Salâma, dans le Sud algérien, où il rédige, pendant trois ans et dix mois, le Livre I (la Muqaddima) et une partie du reste du Livre des exemples (Kitâb al-‘Ibar). 1378 : retour à Tunis, où il se consacre à la recherche et à l’enseignement, tout en étant victime d’intrigues. 1381 : publication de la Muqaddima à Tunis. 1382 : installation en Égypte, d’abord à Alexandrie, puis au Caire ; enseignement et prédication à l’université Al Azhar. Il sera nommé à six reprises « cadi » (sorte de juge de paix). 1384 : l’épouse et les enfants d’Ibn Khaldoun périssent dans le naufrage du navire qui les ramène de Tunis à Alexandrie. 1387 : pèlerinage à La Mecque. 1388-1399 : il poursuit au Caire la rédaction des Ibar. 1400 : accompagne le sultan à Damas, menacé par les forces de Tamerlan. 1401 : deux mois de discussions avec Tamerlan, qui quitte Damas en mars. Récit détaillé, dans son autobiographie, de cette rencontre surréaliste entre un intellectuel et un chef de guerre sanguinaire. 1406 : Ibn Khaldoun s’éteint au Caire le 17 mars. Il est inhumé dans le cimetière des soufis.

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JEAN BODIN, PENSEUR DE LA SOUVERAINETÉ ET DE LA MONNAIE Grand érudit, Jean Bodin a établi la première formulation moderne d’une théorie de l’État et fixé les règles de la critique historique. En économie, il est considéré comme le père de la théorie quantitative de la monnaie.

Jean Bodin fut un grand érudit, à une époque où les savoirs n’étaient pas encore compartimentés. La quinzaine d’ouvrages qu’il a laissés traitent de théologie, de philosophie, de philologie, de droit et de jurisprudence, d’anthropologie, d’histoire, de géographie, de démographie et, bien sûr, d’économie, domaine dans lequel on lui doit la formulation d’une des plus anciennes lois macroéconomiques, connue aujourd’hui sous l’appellation de théorie quantitative de la monnaie. Son grand contemporain, Michel de Montaigne, a écrit à son sujet : « Jehan Bodin est un bon autheur de notre temps, accompagné de beaucoup plus de jugement que la tourbe des escrivailleurs de son siècle, et mérite qu’on le juge et considère1 . » Auteur de son temps, cela signifie, entre autres choses, de la transition entre le Moyen Âge et la Renaissance. Ainsi, ce rationaliste croit aussi au démon, à la magie et à la sorcellerie. Mais on sait qu’Isaac Newton était, quant à lui, adepte de l’alchimie. À une époque où se multiplient les procès en sorcellerie, Bodin est l’auteur d’un traité sur la question qui a eu un grand succès. En avance sur son temps dans le domaine de la théorie juridique et de la philosophie politique, il est toutefois un homme du passé lorsqu’il critique, dans son dernier livre publié, les thèses de Copernic et de Galilée. Sa vie se déroule dans une période extrêmement troublée de l’histoire de France. Les guerres de Religion, qui opposent les catholiques aux divers courants du protestantisme, éclatent au moment où il entreprend à Paris sa vie publique active, vers 1. Essais, livre II, chapitre 32.

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1560, après une douzaine d’années d’étude et d’enseignement à Toulouse. Il meurt deux ans avant qu’Henri IV, auquel il s’était rallié, n’y mette fin par l’édit de Nantes accordant aux protestants la liberté de culte. Lui-même, qui a prêté serment de catholicité en 1562 et adhéré à une faction modérée de la Ligue catholique en 1589, est soupçonné tour à tour ou simultanément d’être protestant, juif, panthéiste, déiste et même athée. Il échappe de justesse au massacre de la Saint-Barthélemy qui fait des milliers de morts parmi les huguenots de Paris pendant la nuit du 23 au 24 août 1572. Une chose est certaine, sa vie durant, il défend la tolérance en matière de religion, ne craignant pas de s’opposer sur ce point au roi Henri III aux états généraux de Blois, dans lesquels il est activement impliqué. Bodin n’est en effet pas un intellectuel de cabinet réfugié dans sa tour d’ivoire. Ce n’est qu’après la mort subite du duc d’Anjou, frère et héritier d’Henri III, leader des catholiques modérés qu’on appelle les « Politiques », dont il est le conseiller, qu’il se retire de la vie publique pour se consacrer à sa famille et à ses entreprises littéraires. État et souveraineté Les Six Livres de la République, fruit de vingt années de travail, sont parfois considérés comme le premier traité scientifique rédigé en langue française. À juste titre, on le tient pour le principal ouvrage de philosophie politique depuis La Politique d’Aristote, et la première formulation moderne d’une théorie de l’État. Ils sont précédés de prolégomènes rédigés en latin dans lesquels Bodin expose sa philosophie de l’histoire, mais présente aussi les thèses principales de la République, y compris les idées économiques qu’il développera par ailleurs dans sa Réponse à Malestroit. L’histoire occupe dans la vision de Bodin une place centrale et est essentielle pour comprendre le droit et la politique : « C’est grâce à l’histoire que le présent s’explique aisément, que le futur se pénètre et que l’on acquiert des indications très certaines sur ce qu’il convient de 38

chercher au futur. » Dans cet ouvrage, Bodin fixe les règles de la critique historique, développe les principes de la philosophie de l’histoire et de l’histoire comparée des formes politiques. La définition et l’affirmation du principe de souveraineté sont sans doute le message principal de la République, qui s’ouvre par la déclaration suivante : « République est un droit gouvernement de plusieurs mesnages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine. » La république est fondée sur une communauté naturelle, la famille, mais est concernée par ce qui est commun à ces familles, sa fin étant la justice et sa caractéristique la souveraineté. La souveraineté ne doit pas être confondue avec le gouvernement, que Bodin est le premier à distinguer de l’État. Les hommes passent, la souveraineté demeure. Elle est perpétuelle. C’est la puissance de commander, publique et absolue, y compris face aux religions. Le souverain n’a de comptes à rendre à personne. Il doit toutefois respecter la loi divine et la loi naturelle, laquelle comprend entre autres le droit de propriété. Souveraineté n’équivaut pas à arbitraire. Il n’y a pas de limite à l’aliénation de la souveraineté du peuple en faveur du monarque et de ses héritiers, mais Bodin est partisan d’un « gouvernement tempéré sans être démocratique ». Entre autres, le souverain ne peut lever d’impôts sans le consentement des sujets. Il y a pour Bodin trois types de république : la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Il considère que la première est la meilleure forme, ce qui amène à le considérer, à tort, comme théoricien d’un absolutisme qu’il rejette par ailleurs. Il développe aussi l’idée, qui sera reprise par Montesquieu, de l’influence du climat sur la forme des gouvernements, théocratiques dans le Sud, militaires dans le Nord, et libres dans les pays se situant entre ces deux pôles.

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Monnaie et prix L’économie occupe une grande place dans la pensée et dans l’œuvre de Bodin. Outre les guerres de Religion, le XVIe siècle a été marqué en France, comme du reste dans l’ensemble de l’Europe, par une hausse soutenue et importante des prix, au point qu’on l’appelle parfois le siècle de l’inflation. Le roi de France Charles IX charge un haut fonctionnaire, Jean Cherruyer, sieur de Malestroit, de lui faire un rapport sur les causes de cette hausse des prix. Le rapport est publié en 1566. Malestroit attribue la hausse des prix aux altérations et aux mutations monétaires qui diminuent la quantité de métaux précieux contenue dans les pièces de monnaie, et dont les responsables sont les pouvoirs publics. C’est en 1568 que Bodin publie sa Réponse à Malestroit. Une seconde suivra en 1578. Il y a, dit Bodin, cinq causes expliquant le prix élevé des denrées : l’abondance d’or et d’argent dans le royaume, les monopoles, les disettes causées par le commerce et les dégâts, le plaisir des princes et des seigneurs qui haussent les prix de ce qu’ils aiment, la manipulation du cours des monnaies. La dernière cause ne joue qu’un rôle mineur et les trois précédentes ont aussi un rôle secondaire, expliquant plutôt l’évolution des prix relatifs. La principale cause, quasi exclusive, de la hausse continue des prix est « l’abondance d’or et d’argent, qui est aujourd’huy en ce royaume plus grande qu’elle n’a esté il y a quatre cens ans ». D’autres avant lui, dont Copernic, avaient énoncé cette thèse, mais c’est la formulation de Bodin qui a eu le plus d’influence. Bodin affirme par ailleurs l’existence d’un lien de causalité allant de la monnaie au prix : « C’est l’abondance d’or et d’argent qui cause la cherté des choses », écrit-il dans la République. C’est ainsi qu’on voit en lui le père de la théorie quantitative de la monnaie, loi qui serait valable en tout temps et en tout lieu. Bodin exprime en effet avec force ce qui deviendra une croyance majeure de la pensée économique : l’existence de lois économiques naturelles supérieures aux arrangements arbitraires des autorités. 40

Quatre siècles après Bodin, un de ses héritiers intellectuels, Milton Friedman, affirmera que la loi en vertu de laquelle toute variation de la masse monétaire est suivie d’une variation de même sens et de même dimension du niveau général des prix a le même caractère que les grandes lois empiriques dans le domaine naturel. Bodin est souvent qualifié de mercantiliste. Comme pour son absolutisme ou son protestantisme, c’est sans doute à moitié vrai. Il prône en effet une série de mesures de restriction des échanges visant à assurer une balance commerciale excédentaire, mais, en même temps, il considère que l’or et l’argent ne constituent pas la vraie richesse, celle-ci étant le produit du sol et de l’industrie. Il écrit ailleurs qu’« il n’est de richesses que d’hommes ». Il condamne à plusieurs reprises l’autarcie et il écrit déjà, dans son Methodus : « Car, en vertu d’une disposition souverainement sage de Dieu, aucun pays n’a une fécondité telle qu’il n’ait grandement besoin des ressources d’autrui. Et pourquoi, sinon pour que les peuples mélangent leurs richesses et leurs comptes, et, par ces échanges réciproques, consolident la paix et l’amitié. » On retrouve ces idées dans le sixième livre de la République, consacré aux questions de finance et de commerce. Il y fait preuve d’une connaissance approfondie du fonctionnement du crédit, des opérations bancaires et du commerce des valeurs mobilières.

Jean Bodin en quelques dates 1529 (ou 1530) : naissance à Angers ; son père était négociant et maître couturier. 1543 (approximatif) : reçu novice au couvent de Notre-Dame des Carmes d’Angers. 1545-1547 : se rend à Paris au collège des Carmes. 1549 (approximatif) : installation à Toulouse, où il étudie et enseigne le droit à l’université. Rédige une série de traités qu’il fera détruire à sa mort.

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1559 : Discours au sénat de Toulouse, en vue d’un poste qu’il n’obtient pas. 1561 : arrivée à Paris, où il est agréé comme avocat au Parlement. 1566 : Methodus ad facilem historiarum cognitionem (Méthode pour un apprentissage aisé de l’histoire). 1568 : La response de Maistre Jean Bodin advocat en la covr au paradoxe de Monsieur de Malestroit, touchant l’encherissement de toutes choses, & le moyen d’y remédier. 1570 : nommé procureur du roi en Normandie. 1571 : nommé maître des requêtes et conseiller du duc d’Alençon, futur duc d’Anjou, frère cadet du roi Henri III. 1576 : Les Six Livres de la République. Mariage le 25 février avec Françoise Trouillart, veuve de Claude Baillard, contrôleur au domaine en Vermandois, charge que Bodin assume. Élu député du tiers état à la réunion des états généraux de Blois. 1578 : Le Discours sur le rehaussement et la diminution des monnoies, pour response aux paradoxes du sieur de Malestroit. Exposé du droit universel. 1580 : De la démonomanie des sorciers. 1581 : accompagne en Angleterre le duc d’Anjou, qui espère y épouser Élisabeth Ire. Apologie ou réponse pour la République de Bodin, sous le pseudonyme de René Herpin. 1583 : voyage aux Pays-Bas avec le duc d’Anjou. 1584 : se retire à Laon à la suite de la mort subite du duc d’Anjou. 1587 : hérite de son beau-frère les charges de procureur du roi en la prévôté de Laon et procureur au bailliage de Vermandois. 1593 : Colloquium heptaplomeres de rerum sublimium arcanis abditis (Colloque des secrets cachés des choses sublimes entre sept savants), publié pour la première fois en Allemagne en 1841. 1595 : Amphithéâtre de la nature. 1596 : meurt de la peste à Laon.

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ANTOINE DE MONTCHRESTIEN, INVENTEUR DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE Économiste et écrivain, Antoine de Montchrestien est un représentant éloquent de l’école mercantiliste. Dans son analyse, où économie et politique font jeu égal, le commerce s’impose comme le moyen privilégié pour assurer la puissance de l’État et la stabilité du corps social.

La vie d’Antoine de Montchrestien1 est aussi mouvementée que les tragédies, marquées de violences et de crimes, qu’il a écrites. Orphelin en bas âge, il faillit mourir en duel vers l’âge de 20 ans, avant de faire fortune en poursuivant son assaillant en justice. Menacé de l’échafaud après avoir tué le fils du sieur de GrichyMoinnes dans un autre duel, il doit s’exiler de France pendant cinq ans, après avoir demandé en vain la grâce d’Henri IV dans une supplique versifiée. Il obtient finalement son pardon grâce à l’intervention du roi d’Angleterre, Jacques Ier, à qui il a présenté sa pièce, L’Écossaise. Le roi est le fils de Marie Stuart, héroïne de sa tragédie. Adepte des tribunaux, il aide une dame qui poursuit son mari, « gentilhomme riche, mais imbécile de corps et d’esprit ». Il en devient l’époux après la mort de ce dernier et la fortune ainsi acquise permet au dramaturge de se transformer en entrepreneur et en commerçant. Il termine sa carrière comme chef de guerre. Une assemblée de huguenots tenue à La Rochelle en 1621 marque le début d’une nouvelle guerre de religion qui se terminera en 1626. On ne sait si Montchrestien était protestant depuis sa jeunesse ou s’il a adhéré à ce moment à la Réforme, mais il s’engage avec détermination dans la bataille. Il obtient le rang de capitaine et conduit des troupes au combat, avec enthousiasme et courage, mais sans succès. Replié avec quelques hommes dans sa Normandie natale, il dîne un soir 1.  Il porte d’abord l’orthographe Mauchrestien.

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dans une hôtellerie des Tourailles, près de Falaise. Trahis par l’hôtelier, les soldats de la cause protestante sont attaqués par des militaires catholiques menés par Claude Turgot, ancêtre du célèbre économiste du même nom. Montchrestien meurt en combattant. Il est condamné à titre posthume pour crime de lèse-majesté. Son cadavre est traîné sur une claie et brûlé2 . Comme écrivain, Montchrestien est un homme de la Renaissance. Il s’inspire de Sénèque et du stoïcisme, et annonce la grande dramaturgie classique de Corneille et Racine. Comme économiste, il se situe dans le courant de pensée mercantiliste, mais il annonce aussi certains thèmes de la pensée classique à venir. Il est l’homme d’un seul livre, le Traité de l’économie politique, écrit aussi élégamment que ses tragédies. Il est le premier écrivain à utiliser dans son titre l’expression « économie politique », qui s’imposera jusqu’à la fin du XIXe siècle pour désigner la discipline qu’on appellera par la suite, en anglais, « economics » et, en français, « science économique ». Montchrestien n’a toutefois pas créé cette expression, qui serait apparue pour la première fois dans un ouvrage de Louis Turquet de Mayenne, La Monarchie aristodémocratique, rédigé au début des années 1590 et publié en 1611. Éloge des marchands et du profit Respectueux d’Aristote, Montchrestien lui emprunte l’idée que l’homme est un animal social. Mais il s’en éloigne sur la plupart des autres questions, en particulier sur la place de l’économique par rapport au politique. Pour le philosophe grec, l’économique, activité dont la finalité est essentiellement domestique, est soumis au politique. Montchrestien estime au contraire que ces deux dimensions de l’activité humaine sont intrinsèquement liées et sur un pied d’égalité. L’économie est politique, d’où l’appellation 2. Les informations qui précèdent ne sont pas totalement fiables, émanant en grande partie de témoignages des ennemis de Montchrestien, publiés entre autres dans Le Mercure français en 1622, t.7.

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qu’il donne à son livre : « La science d’acquérir des biens […] est commune aux républiques aussi bien qu’aux familles3 . » Il reproche à Aristote et aux philosophes grecs de privilégier la contemplation, opposée à l’action. Il importe au contraire que les sujets d’un royaume soient actifs, qu’aucune partie de l’État ne demeure oisive : « L’homme est né pour vivre en continuel exercice et occupation. » L’oisiveté est un danger pour la stabilité sociale : « Les hommes réduits à ne rien faire sont induits à mal faire. » Le travail est la source de la richesse, et la richesse est la source du bonheur des hommes. Annonçant Adam Smith, Montchrestien insiste sur l’importance de la division du travail, à l’origine de l’accroissement de la productivité. Pour illustrer cette division, il met en parallèle ce qu’il appelle le corps de l’État et le corps humain. Au foie et au sang qui le nourrit, il compare les laboureurs et les manœuvres travaillant la terre. Au cœur, source de chaleur naturelle, correspondent les artisans et gens de métier. Au cerveau, qui donne mouvement à tout le corps, correspond le marchand. Le commerçant est la figure principale dans l’économie selon Montchrestien. Il reproche à Aristote de l’avoir exclu de sa république, tout en ajoutant qu’il a été forcé de reconnaître qu’il est aussi nécessaire que les laboureurs, les soldats et les juges. Les biens sont produits pour être consommés. Mais la consommation passe par la vente. C’est pourquoi le commerce est, pour Montchrestien, la principale activité économique. Sans commerce, il n’y a pas d’économie : « Le commerce est en quelque façon le but principal des divers arts, dont la plupart ne travaillent que pour autruy par ce moyen. » Et le moteur du commerce est le profit. Sans perspective de gain, aucune économie n’est donc possible : « On leur doive aussi permettre l’amour et la queste du profit […] considérant que, sans la convoitise d’avoir et le désir de gagner, qui les précipitent à tous hazards, ils perdroient la résolution de s’exposer à tant d’incommoditez sur la terre et à tant de naufrages sur la mer. » La prospérité des cités commerçantes d’Italie ou de 3. Traité de l’économie politique (1615), T. Funck-Brentano, 1889.

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la Hollande vient du fait que les marchands y tiennent le premier rang en termes d’honneur et de réputation. Le gain est par ailleurs lié à la concurrence, qui est, avec l’intérêt individuel, un stimulant essentiel de l’activité économique. Bien entendu, il peut y avoir des excès, les marchands, éblouis et fourvoyés par l’éclat de l’or, étant plus mus par leur convoitise que par le bien du public. Montchrestien condamne le luxe excessif, mais ajoute que la richesse n’est pas nécessairement immorale. On dit des mercantilistes qu’ils confondaient la richesse et les métaux précieux. Cela n’est pas le cas de Montchrestien, pour qui la richesse du royaume réside dans les produits agricoles et industriels, et ces derniers dans le travail qui les produit : « Ce n’est point l’abondance d’or et d’argent, la quantité de perles et de diamans, qui fait les Estats riches et opulents : c’est l’accommodement des choses nécessaires à la vie et propres au vestement. » État et protectionnisme Le mercantilisme est aussi identifié au nationalisme économique et au protectionnisme. Sur ce point, Montchrestien est un des représentants les plus éloquents de cette école de pensée. Il distingue le commerce « du dedans » et « du dehors ». Les deux sont nécessaires, mais leur fonctionnement et leur finalité sont tout à fait différents. Le commerce intérieur se fait entre particuliers et ne donne pas lieu à des transferts de richesse, à des pertes pour le public. Le second se fait entre États, est plus risqué et n’est pas un jeu à somme nulle : « L’un ne perd jamais que l’autre n’y gagne. » On ne doit acheter à l’étranger, estime Montchrestien, que ce qu’on ne peut produire chez soi. Et on doit vendre plus qu’on achète. On doit aussi, pour mener le commerce extérieur, utiliser les biens, par exemple les navires, du pays. Une partie importante de son livre est consacrée à la présentation de toutes les mesures protectionnistes imaginables, et des arguments pour les justifier.

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L’or et l’argent, que l’on obtient si l’on vend plus qu’on achète de l’étranger, ont une utilité, en particulier pour assurer le pouvoir du royaume. La guerre, poursuite par les armes de la rivalité commerciale, doit être menée par des armées bien entraînées. Il faut payer les soldats et leur équipement. C’est pourquoi – ici encore Montchrestien propose une innovation sémantique – « l’argent est le nerf de la guerre […]. L’or s’est connu maintes fois plus puissant que le fer ». La guerre est, à côté du travail, un moyen de tenir la population occupée et d’assurer la paix intérieure. Elle est aussi un moyen de prendre possession de colonies qui autrement tomberont dans l’escarcelle des adversaires de la France. Le livre de Montchrestien est construit sous la forme d’une adresse au souverain pour lui expliquer comment enrichir la France et stabiliser l’ordre social. Partisan de la monarchie absolue, Montchrestien voit le prince comme un père de famille, chargé de veiller à la santé du corps social, santé liée à l’équilibre et à l’harmonie entre ses diverses composantes. La puissance de l’État est liée à sa richesse, et cette richesse dépend à son tour de la richesse des sujets, en particulier des marchands. Cette même logique a été exprimée crûment par le secrétaire à la Défense du président Eisenhower, Charles Wilson, en 1952 : « Ce qui est bon pour le pays est bon pour General Motors, et ce qui est bon pour GM est bon pour les États-Unis. » Montchrestien considère par ailleurs, comme la plupart des auteurs mercantilistes, que l’État a lui-même un rôle important à jouer pour permettre l’enrichissement des sujets. Le mercantilisme est interventionniste. L’État doit ainsi réglementer les professions, assurer que tous ont du travail et établir des politiques protectionnistes.

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Montchrestien en quelques dates 1575 : naissance à Falaise, en Normandie, ville natale de Guillaume le Conquérant. Son père est apothicaire. Orphelin en bas âge, il est confié à un tuteur, sieur de Saint-André-Bernier, et aurait fait des études au collège de Caen. 1595 : duel avec le baron de Gouville. Il obtient une forte somme en poursuivant son adversaire en justice, ainsi que son tuteur, qu’il accuse de négligence. Il achète des propriétés et obtient le titre de « sieur de Vasteville ». 1596 : Sophonisbe, tragédie remarquée par Malherbe. 1601 : Les Tragédies d’Anthoine de Montchrestien, sieur de Vasteville, comprenant cinq tragédies, une Bergerie en prose et des poèmes, dédiées au prince de Condé ; nouvelles éditions augmentées en 1604, 1606 et 1627. 1605-1611 : vainqueur dans un duel, activité interdite depuis 1602, il doit se réfugier en Angleterre. Il séjourne aussi en Hollande. 1611 : revenu en France, il se lance dans l’industrie, vendant à Paris des objets en fonte, ustensiles et outils produits à Ousonne-surLoire, puis à Châtillon-sur-Loire. Il achète un bateau, le Régent, et fait du commerce maritime. 1615 : Traicté de l’œconomie politique, dédié au Roy et à la Reyne mère du Roy. 1617 : nommé baron et gouverneur de Châtillon. 1621 : engagé dans la guerre de religion du côté protestant, il est tué au combat le 7 octobre au bourg des Tourailles, en Normandie.

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THOMAS MUN, INCARNATION DU MERCANTILISME Dirigeant de la Compagnie des Indes orientales et représentant emblématique du mercantilisme, Thomas Mun fait du surplus commercial la source de la richesse de l’État, car il stimule l’activité économique.

Thomas Mun est le personnage le plus représentatif de ce qu’on appelle le mercantilisme. Cette expression est apparue, comme c’est souvent le cas, longtemps après la réalité qu’elle désigne. C’est Adam Smith qui, en 1776, l’a forgée pour caractériser les thèses mises en avant par plusieurs de ceux qui, entre le début du XVIe et la fin du XVIIIe siècle, ont écrit sur le fonctionnement de l’économie, ainsi que les politiques menées par les États-nations en émergence. « Mercantilisme » vient du mot italien mercante, « marchand ». Les mercantilistes font l’éloge des marchands et du commerce, renversant ainsi la position des scolastiques et des philosophes grecs. Ils associent la puissance de l’État à la richesse des commerçants. Ils prônent le protectionnisme pour garnir les coffres de l’État et lui permettre d’avoir une politique extérieure agressive. Ils encouragent la formation de monopoles pour mener le commerce lointain. Ils sont favorables à une intervention active de l’État dans l’économie. Ce sont là des thèses contre lesquelles s’érigera le libéralisme économique, même si la frontière entre mercantilisme et libéralisme n’est pas étanche. Plusieurs grands noms de l’économie ont en effet un pied dans chaque courant. Les auteurs associés à ce courant de pensée ne sont pas, sauf exceptions, des intellectuels et des universitaires, comme l’étaient les philosophes grecs et les scolastiques. Ce sont des hommes d’action, marchands, entrepreneurs, commis de l’État et même ministres, comme Colbert, parfois des aventuriers, comme Antonio Serra, l’un des premiers mercantilistes, dont le traité, publié en 1613, a été écrit dans une prison de Naples. Leurs écrits prennent souvent la forme de conseils donnés au prince pour assurer la prospérité 49

de son royaume ou de réflexions destinées à justifier leurs entreprises. Tel est le cas de Mun, marchand anglais prospère, membre respecté de la Chambre de commerce (Board of Trade), dirigeant de l’une des plus puissantes et des plus célèbres compagnies à charte de monopole, la Compagnie des Indes orientales, fondée en 1600. Crise et circulation de l’or Les réflexions économiques de Mun sont étroitement liées aux événements historiques qu’il cherche à expliquer. La Compagnie des Indes orientales avait le privilège de transporter hors des frontières des lingots d’or pour acheter des produits étrangers. En 1620, un bateau de la Compagnie sombre corps et biens avec son or, ce qui envenime une polémique déjà en cours. Des voix s’élèvent en effet depuis plusieurs années pour qu’il soit mis fin au privilège de la Compagnie et qu’on interdise une exportation d’or dont on estime qu’elle appauvrit la nation. Le premier écrit de Mun, publié en 1621, est une réplique à cette campagne. Son titre, Discours du commerce de l’Angleterre aux Indes orientales : en réponse à diverses objections souvent faites à son encontre, indique explicitement qu’il s’agit de défendre les activités de l’entreprise, dont il est l’un des principaux dirigeants. Il y justifie l’exportation de métaux précieux en écrivant qu’elle est essentielle pour ramener de l’Inde un certain nombre de produits qu’on ne peut trouver en Angleterre, tels que les épices, la soie, l’indigo. Avant qu’on ne procède au transport de ces marchandises par la voie maritime en contournant le cap de Bonne-Espérance, il fallait traverser des contrées hostiles et dangereuses, et payer à « l’ennemi commun de la chrétienté [le Turc]1 » des droits extrêmement élevés. Non seulement les Anglais paient alors ces produits de luxe

1. « Discours du commerce de l’Angleterre aux Indes orientales : en réponse à diverses objections souvent faites à son encontre », Cahiers monnaie et financement, n° 22, Centre de recherche monnaie-finance-banque, Université Lumière Lyon 2, 1994.

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beaucoup moins cher, mais ils peuvent les réexporter à prix élevés, de telle sorte qu’au total les activités de la Compagnie se soldent par une entrée nette d’or en Angleterre. Au moment où Mun publie sa brochure, l’Angleterre est touchée par une sérieuse dépression, à la suite d’une chute brutale des exportations entraînant une importante sortie d’or. Cette crise est l’une des premières à susciter un important débat en économie. À une commission d’enquête gouvernementale mise sur pied pour en étudier les causes et proposer des solutions, Gérard de Malynes, autre marchand et auteur d’écrits mercantilistes, pointe du doigt la dépréciation dans les termes de l’échange des marchandises anglaises, dépréciation résultant de la spéculation par des étrangers, essentiellement hollandais et juifs, contre la monnaie anglaise. Il s’agit pour lui d’un complot pour abaisser la valeur de cette monnaie. Pour Mun, la détérioration des termes de l’échange est provoquée par celle de la balance commerciale de l’Angleterre, commencée au début de la guerre de Trente Ans, en 1618. On est ainsi passé d’un surplus à un déficit qui entraîne déflation, sortie d’or et crise. Pour Mun, c’est le mouvement des marchandises qui détermine les flux monétaires et les taux de change, et non l’inverse. Ce débat porte aussi sur la nature de la monnaie. Elle a, pour Malynes, une valeur intrinsèque, que des taux de change fixes doivent refléter. Pour Mun, au contraire, la valeur des monnaies, comme celle de toutes les marchandises, est déterminée par l’offre et la demande. Il déplore toutefois que « le change soit devenu une sorte de commerce pour des gens qui détiennent de grandes quantités de monnaies, plutôt qu’un moyen d’aider et de faciliter le vrai commerce des marchands, ce qui devrait être son véritable usage ». Voilà des propos qui s’appliquent très bien au temps présent !

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Surplus commercial, richesse et croissance Composé à partir de divers textes écrits par Mun à la fin des années 1620 et au début des années 1630, England’s Treasure by Forraign Trade est considéré, pour reprendre les termes de Schumpeter, comme « le classique du mercantilisme anglais ». Marx le décrit comme « l’évangile mercantiliste ». Critique sévère de la doctrine mercantiliste, Adam Smith s’en prend presque exclusivement à Mun dans sa Richesse des nations. En réalité, Mun est loin de défendre des idées aussi simplistes que celles que Smith lui prête, telles que la confusion entre richesse et métaux précieux. Mun affirme au contraire, comme Montchrestien avant lui, que la vraie richesse consiste non pas dans l’or et l’argent, mais « en la possession des choses nécessaires à une vie civile ». L’affirmation du rôle essentiel du marchand, décrit comme « l’intendant du patrimoine du Royaume », est typique du mercantilisme. Mun énumère, au début de son texte, douze qualités qui sont nécessaires pour devenir un marchand efficace, utile à son pays autant qu’à sa famille. Il n’y a pas d’activité humaine qui nécessite autant de compétences, le commerce étant le socle de la prospérité d’un royaume. Il faut laisser aux marchands le maximum de liberté pour exploiter les opportunités de commerce. Le message principal de Mun à son souverain est que la source de la richesse du royaume réside dans le surplus commercial. Il faut, pour accroître la richesse et le trésor d’un pays dépourvu de mines de métaux précieux, observer cette règle d’or, c’est le cas de le dire : « Vendre plus aux étrangers chaque année que nous ne consommons de leurs marchandises en valeur2 . » Mun énumère une série de moyens permettant de générer un surplus commercial : intensifier l’exploitation des ressources naturelles du pays, limiter la consommation de produits étrangers, produire ce dont les étrangers ont besoin, utiliser les navires du pays pour le commerce extérieur, se servir des tarifs douaniers. Pour lui, comme 2. England’s Treasure by Forraign Trade, A. M. Kelley, 1986.

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pour la plupart des mercantilistes, le commerce extérieur est un jeu à somme nulle. Ce que l’un gagne, l’autre le perd. Il n’a pas toutefois une vision aussi belliciste que, par exemple, Montchrestien, pour qui la guerre est une activité nécessaire. Il ne s’agit pas, pour Mun, de générer un surplus commercial pour empiler des tas d’or dans les coffres de l’État. Le surplus doit servir à stimuler l’activité économique, la production et le commerce ; le concept de capital émerge ici. L’analyse de Mun se heurte toutefois à une contradiction qui, pour certains commentateurs, lui est fatale. Mun accepte en effet la théorie quantitative de la monnaie selon laquelle la hausse de la masse monétaire entraîne une hausse des prix. Cette hausse de prix doit mener à la baisse de la demande des produits, à moins qu’il s’agisse de monopoles. Cette baisse de la demande, en particulier celle qui vient de l’étranger, aura éventuellement pour résultat d’inverser le mouvement du surplus commercial, transformant le surplus en déficit. Mun estime toutefois qu’il s’agit d’une tendance à très long terme qui n’invalide pas ses prescriptions de court terme. Une partie du surplus monétaire peut d’ailleurs, plutôt que de se traduire en hausses de prix, contribuer à activer des ressources inemployées. L’argumentation est ici proche de celle de Keynes, qui applaudira la « sagesse pratique » des mercantilistes à la fin de la Théorie générale.

Thomas Mun en quelques dates 1571 : naissance à Londres en juin ; troisième fils d’un marchand de tissus prospère, John Mun, membre de la corporation des merciers de Londres. Son grand-père était prévôt des monnayeurs de l’Hôtel royal des monnaies. 1573 : mort de son père. Sa mère épouse un autre mercier, Thomas Cordell, qui deviendra un des directeurs de la Compagnie des Indes orientales.

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1612 : après avoir passé quelques années en Italie, où il fait fortune dans le commerce en Méditerranée, Mun se marie à Londres. Il aura deux filles. 1615 : marchand renommé, il est élu directeur de la Compagnie des Indes orientales. 1624 : on lui offre le poste de gouverneur adjoint, qu’il refuse, mais il demeure directeur de la Compagnie jusqu’à sa mort. 1621 : A Discourse of Trade, from England unto the EastIndies : Answering to Diverse Objections which are Usually Made Against the Same (signé T. M.). 1622 : président d’un comité du Conseil privé, corps des conseillers du souverain, chargé d’enquêter sur la baisse du taux de change de la monnaie anglaise et de trouver des solutions à la crise. Il est l’auteur d’un mémoire soumis en 1623. 1628 : principal rédacteur d’un document pour demander la protection de l’État contre l’empiétement de la Hollande sur les activités de la Compagnie. 1630 (environ) : rédaction d’England’s Treasure by Forraign Trade or the Ballance of our Forraign Trade is the Rule of our Treasure, publié à titre posthume, en 1664, par son fils John, avec l’autorisation du secrétaire d’État de Charles II, sir Henry Bennet. 1641 : décès à Londres en juillet.

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WILLIAM PETTY, PRÉCURSEUR DE L’ÉCONOMÉTRIE Membre actif de la Société royale, William Petty applique aux phénomènes sociaux une méthode d’observation et d’expérimentation. Cette approche domine depuis plus de trois siècles la pensée économique.

Figure typique du XVIIe siècle, le Britannique William Petty est un de ces hommes-orchestres dont on pourrait difficilement imaginer l’existence dans le monde contemporain, caractérisé par une extrême spécialisation des sciences et des métiers. Il était navigateur, médecin, chirurgien, musicien, homme d’affaires, parlementaire, spéculateur, militaire, mathématicien, poète, cartographe, inventeur entre autres d’un vaisseau à deux quilles et d’une version primitive de WC. Loin de pratiquer ces divers métiers en dilettante, il a excellé dans plusieurs d’entre eux. Auteur prolifique, il a écrit sur l’économie, mais aussi sur plusieurs autres sujets, dont les statistiques, la population, la géographie, la stratégie militaire, le transport, la teinture, l’imprimerie, l’éducation, le droit, la physique et les mathématiques. La plupart de ses écrits n’étaient pas destinés à la publication, mais produits pour influencer les décideurs et pour assurer son avancement social et politique. Car Petty était un homme ambitieux, avide de pouvoir et de richesse, dont la vie fut très agitée. Engagé dès l’âge de 13 ans sur un navire qui traversait la Manche, il s’y cassa une jambe et fut abandonné sur la côte française où il parvint à se débrouiller et à se faire admettre dans un collège de jésuites, grâce à sa connaissance du latin et du grec. Il a circulé toute sa vie entre la Hollande, la France, l’Angleterre et l’Irlande. Il a vécu pendant la guerre civile anglaise, dont il fut l’un des acteurs, décédant un an avant la Glorieuse Révolution de 1688, qui a vu le renversement du roi Jacques II. Ses allégeances ont varié au gré des circonstances et de ses intérêts. 55

D’abord partisan d’Oliver Cromwell, il s’est rallié à Charles II. Karl Marx n’avait pas d’estime pour l’homme, son opportunisme, son attitude face au problème irlandais, mais il le considérait en même temps comme un penseur génial qu’il a qualifié de « fondateur de l’économie politique ». L’arithmétique politique William Petty est l’un des créateurs, en 1662, et par la suite un membre très actif de la Royal Society of London for the Improving of Natural Knowledge. Les fondateurs de la Société royale étaient fortement inspirés par le philosophe, scientifique et homme politique Francis Bacon (1561-1626). Bacon est considéré comme l’un des pionniers de la méthode scientifique moderne, et plus particulièrement de l’empirisme. La connaissance scientifique, qui est celle des causes, vient de l’observation de la réalité et non de spéculations abstraites et de déductions à partir de principes généraux. L’expérimentation en est l’instrument privilégié. Un autre inspirateur important de la Société est Galilée, pour qui l’univers a été écrit par Dieu en langage mathématique. La tâche de la science est d’en découvrir les lois naturelles, de les exprimer en termes quantitatifs. L’objectif de la Société est d’appliquer ces méthodes d’observation et d’expérimentation non seulement aux phénomènes naturels, mais aussi aux phénomènes sociaux. Tel est le programme de recherche de William Petty, et c’est en cela, principalement, qu’on peut le considérer comme un précurseur majeur de l’approche qui domine depuis plus de trois siècles la pensée économique. Dans la préface de l’Anatomie politique de l’Irlande, Petty, qui était médecin et admirait Bacon, écrit : « Dans son Advancement of Learning, sir Francis Bacon a établi un judicieux parallèle sur beaucoup de points entre le corps naturel et le corps politique, et entre les arts respectifs dont le but est de conserver à l’un et à l’autre la force

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et la santé1 . » Dans son œuvre économique majeure, A Treatise of Taxes and Contributions, il écrit que, comme le médecin ne doit pas entraver l’œuvre de la nature par des interventions intempestives, on doit agir de même en politique et en économie. Pour désigner la nouvelle science dont il s’estimait le fondateur, Petty a forgé les expressions d’« anatomie politique » et d’« arithmétique politique ». L’arithmétique politique est considérée comme la discipline ancestrale de l’économétrie, fondée dans les années 1930. Petty définit ainsi sa méthode dans la préface à l’Arithmétique politique : « La méthode que j’ai utilisée […] n’est pas encore très usuelle ; car au lieu d’utiliser des expressions comparatives et superlatives et des arguments intellectuels, j’ai pris le parti de m’exprimer en termes de nombre, de poids ou de mesure ; de n’utiliser que les arguments des sens et de ne considérer que les causes qui ont des fondements visibles dans la nature. » Petty va utiliser cette approche pour étudier, entre autres, la question de la population. Sans disposer des techniques statistiques qui seront développées deux siècles plus tard, il cherche à estimer le nombre et les caractéristiques des populations de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, se posant de ce fait comme un des inventeurs de la démographie. Estimant qu’il faut mesurer le plus précisément possible les données d’une économie, en particulier le niveau de la richesse nationale et les flux de revenus, afin de choisir les politiques économiques les mieux adaptées à la croissance, il est aussi l’un des précurseurs de la comptabilité nationale. Il s’intéresse en particulier à la fiscalité, privilégiant les taxes sur les dépenses plutôt que l’impôt sur le revenu. Alors que l’idée de lois naturelles en économie servira, avec Quesnay et ses successeurs, à justifier laisser-faire et non-intervention, Petty accorde au contraire une place très importante à l’État, tant dans le domaine international, où il prône des mesures mercantilistes, que dans le domaine intérieur. Les dépenses publiques sont nécessaires 1. Les œuvres économiques de sir William Petty, V. Giard et E. Brière, 1905.

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pour assurer la défense, la loi et l’ordre, pour financer l’appareil d’État, l’éducation et les établissements religieux, mais aussi pour aider les chômeurs et les pauvres, entre autres au moyen de travaux publics. Il ne considérait donc pas que le système économique s’ajustait de lui-même pour atteindre le plein-emploi. Il n’est pas surprenant que, après Marx, John Maynard Keynes ait eu beaucoup de considération pour son œuvre. Les fondements de la théorie économique Consacré à la fiscalité et publié l’année de la création de la Société royale, le premier écrit économique de William Petty contient aussi des avancées sur le plan de la théorie économique pure, en particulier la théorie de la valeur. Il y opère une distinction qui jouera par la suite un rôle majeur dans la pensée économique classique. D’une part, les marchandises sont dotées d’un prix en or et en argent. Ce prix courant varie selon les circonstances. On dira plus tard que le prix de marché est déterminé par l’offre et la demande. Mais il y a un axe autour duquel varie ce prix courant. C’est le prix naturel, la valeur déterminée, selon Petty, par le travail et la terre nécessaires à la production d’une marchandise : « Le travail est le père et le principe actif de la richesse, et la terre en est la mère. » Petty cherche alors à établir un rapport quantitatif entre les deux facteurs, de manière à réduire l’un à l’autre. Après avoir établi une équivalence entre les revenus d’une terre et le nombre de personnes qu’elle permet de faire vivre pendant une certaine période, il en conclut que « la cherté ou le bon marché naturels dépendent du plus ou moins grand nombre de bras requis pour les produits nécessaires à la vie ». Marx considère ainsi que Petty est le premier à avoir formulé la théorie reliant la valeur au travail, et c’est pourquoi il lui accorde le titre de fondateur de l’économie politique.

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Petty est l’un des premiers économistes à élaborer le concept de surplus, comme relation entre la quantité produite et celle des moyens de production nécessaires, pour rendre compte de l’existence de la rente foncière. On trouve aussi dans son œuvre des réflexions sur les relations entre activités productives et improductives. Il s’est penché en outre sur la nature de la monnaie, à laquelle est consacré l’un de ses écrits posthumes. Dans la foulée de ses analogies médicales, il la compare à la graisse, qui ne doit être ni trop abondante ni en quantité insuffisante. Il développe le concept de vitesse de circulation de la monnaie, qui jouera par la suite un rôle très important dans toutes les théories monétaires, en particulier la théorie quantitative, dont il est un précurseur.

William Petty en quelques dates 1623 : naissance le 26 mai, dans le village de Romsey (Hampshire), en Angleterre. Son père était un modeste marchand de vêtements. 1636 : mousse sur un navire marchand. Débarqué sur la côte normande, il s’initie au commerce. Il étudie au collège des jésuites de Caen, en France. 1640 : retour en Angleterre, où il s’engage dans la marine royale. 1643 : se rend en Hollande, où il étudie à Utrecht, Leyde et Amsterdam. Il y rencontre Descartes. 1645 : arrivée à Paris, où il étudie la médecine et l’anatomie avec son compatriote Thomas Hobbes. 1646 : retour à Romsey pour relancer l’entreprise de son père, décédé en 1644 sans laisser d’héritage. 1649 : doctorat en médecine de l’université d’Oxford. 1650 : professeur d’anatomie à l’université d’Oxford. 1652 : chaire de musique au collège Gresham de Londres. Nommé officier médical en chef de l’armée anglaise de Cromwell en Irlande. 1654-1658 : responsable du relevé topographique des terres d’Irlande destiné aux soldats anglais. Il obtient lui-même un vaste domaine. 1661 : anobli par Charles II, qui le consulte en dépit de ses liens passés avec Cromwell, l’exécuteur de son père Charles Ier.

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1662 : A Treatise of Taxes and Contributions. Il participe à la fondation de la Société royale (Royal Society of London for the Improving of Natural Knowledge). 1665 : rédaction de Verbum Sapienti, publié en 1690. 1666 : mariage avec Elizabeth Fenton, riche héritière avec qui il a cinq enfants. Jusqu’à la fin de sa vie, il passe la plus grande partie de son temps en Irlande, où il est engagé dans d’interminables procès liés à ses domaines. Membre du Parlement irlandais, il lutte sans succès pour une réforme fiscale. Il prône une émigration massive des catholiques irlandais en Angleterre. 1671 : rédaction de The Political Anatomy of Ireland, publié en 1691. 1676 : termine la rédaction de Political Arithmetick, publié en 1690. 1682 : rédaction de Quantulumcunque Concerning Money, publié en 1695. 1687 : William Petty meurt le 16 décembre à Londres d’une gangrène provoquée par une crise de goutte.

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ARAI HAKUSEKI, RÉFORMATEUR AU PAYS DU SOLEIL-LEVANT Savant encyclopédiste et conseiller du prince, Arai Hakuseki va assainir le système monétaire dégradé du Japon du XVIIIe siècle et prôner l’encadrement du commerce extérieur. Une approche à la fois rigoriste de la monnaie et autarcique de l’économie.

Arai Hakuseki est une des très grandes figures de l’histoire intellectuelle du Japon. Hakuseki était son nom de plume, son véritable nom étant Kinmi. Fils de samouraï, il hérite du statut de son père, mais préfère troquer l’épée pour la plume. Il demeure fier de son statut – il a même fait à grand prix l’acquisition d’une armure traditionnelle –, et c’est une guerre qu’il mène comme intellectuel et comme conseiller politique. C’est un esprit encyclopédique, curieux de tout. Son œuvre monumentale, dont seule une mince partie a été traduite, se déploie dans tous les domaines : histoire, géographie, philosophie, religion, économie, administration, botanique, stratégie militaire, contrôle des incendies… Il écrit des poèmes, en chinois comme en japonais. Les seize volumes du journal détaillé qu’il a tenu entre 1694 et 1723 ont donné naissance à la première autobiographie publiée dans un pays oriental : Récit autour d’un feu de broussailles. Benvenuto Cellini avait inauguré ce genre en Italie un siècle plus tôt. Intellectuel et écrivain, Hakuseki est aussi un conseiller du prince. Il donne des cours quotidiennement pendant une dizaine d’années au futur shogun Ienobu, qui l’attache à son service pendant son court règne, de 1709 à 1713. Hakuseki exerce ensuite la réalité du pouvoir lorsque le fils de Ienobu, Ietsugu, lui succède à l’âge de 3 ans, avant de mourir à 6 ans. C’est durant cette période qu’il conçoit ses principales recommandations sur les plans économique et administratif. Émergeant du féodalisme, le Japon est alors dans une période de transition complexe. Le XVIIe siècle a vu s’amorcer, puis s’accélérer le processus de commercialisation 61

et de monétisation d’une économie qui était jusque-là largement une économie de subsistance. L’inflation fait son apparition et ruine les paysans comme les samouraïs, réduits au chômage. Ces guerriers sans maître sont appelés « rônins », comme Hakuseki et son père, qui se transforment souvent en fonctionnaires. À cette époque, les pouvoirs régionaux et centraux connaissent des ennuis budgétaires. Le développement urbain pose de nouveaux problèmes. Le commerce extérieur, en particulier avec la Chine et la Corée, occupe une place de plus en plus importante. Les marchands s’enrichissent et se hissent au sommet de l’échelle sociale. Sur le plan politique, le Japon connaît un pouvoir bicéphale. D’un côté, l’empereur détient le pouvoir religieux à Kyoto. De l’autre, le shogun, chef militaire suprême, détient le pouvoir civil et dirige le bakufu (« gouvernement sous la tente »). De 1603 jusqu’à l’ère Meiji, en 1868, la dynastie des Tokugawa gouverne le pays et installe son bakufu à Edo, « porte de la rivière », la future Tokyo. Arai Hakuseki est un partisan convaincu du pouvoir shogunal. Il propose de transformer le nom de shogun en « Koku-O » (soit « roi de la nation »), l’empereur étant considéré comme un chef religieux, sans pouvoir politique, mais auquel on devrait révérence. Disciple de Confucius, Hakuseki estime que le pouvoir du dirigeant suprême doit être fondé sur la sagesse, la bienveillance et la rectitude morale. Il fustige les goûts de luxe, la vénalité et la dépravation morale qui, avec l’accroissement de la richesse, se répandent dans la population et parmi ses dirigeants, aussi bien que la stupidité des bureaucrates et la cruauté des juges. Il est ainsi amené à interroger longuement un jésuite italien entré clandestinement au Japon, Battista Sidotti. Impressionné par son tempérament, ses connaissances et sa culture, il obtient qu’il ne soit ni torturé ni exécuté, sort habituellement réservé aux missionnaires chrétiens qui forcent la porte du Japon. Il tire de ces entrevues deux ouvrages, Seiyo Kibun et Sairan Igen, qui témoignent d’une ouverture inhabituelle sur la civilisation 62

occidentale dans un Japon alors très fermé. Hakuseki a cherché dans ses études historiques à rendre compte des processus de changement politique et à expliquer la dynamique qui éclaire le passage du pouvoir impérial à celui des militaires. Monnaie et inflation Au moment de la naissance d’Hakuseki, le Japon commence à connaître d’importants problèmes de liquidité monétaire. La production d’argent et d’or diminue fortement. Il s’avère nécessaire de monnayer les réserves de métaux précieux du shogunat et de puiser dans les ressources conservées à des fins militaires. En 1695, une première dépréciation de la monnaie a lieu, qui sera suivie de trois autres jusqu’à la fin du règne de Ienobu, des mesures décidées et menées par Ogiwara Shigehide, responsable des affaires financières du bakufu et rival d’Hakuseki. Le contenu en argent des pièces passe de 80 % de leur valeur nominale en 1695 à 20 % en 1713. Hakuseki est résolument opposé à cette politique. Elle complique les transactions financières, compte tenu de la valeur différente des diverses émissions monétaires. Elle encourage la thésaurisation, à propos de laquelle Hakuseki reformule la loi énoncée par Thomas Gresham en 1558, en vertu de laquelle « la mauvaise monnaie chasse la bonne » : la circulation parallèle de pièces dépréciées et non dépréciées mène au retrait de la circulation des secondes. L’inflation perturbe les relations économiques entre les groupes sociaux, appauvrissant ceux dont le revenu est fixe en termes monétaires, ce qui était justement le cas d’Hakuseki, dont la situation financière était très tendue. Il considère du reste que c’est par cupidité personnelle que Shigehide a mené une politique qui l’a enrichi et qui a profité essentiellement aux marchands. Hakuseki obtient finalement la démission de Shigehide à l’automne 1712. Puis il rédige le testament dans lequel le shogun Ienobu, très malade, ordonne la restauration de la valeur du numéraire. Hakuseki s’appuie sur une vision résolument métalliste de la monnaie pour proposer un retour à la 63

pureté métallique du numéraire. Son contenu en or ou en argent doit coïncider avec sa valeur nominale. Cette conception s’appuie sur des écrits économiques chinois – dont se sont aussi inspirés les physiocrates en France – affirmant que la perturbation de l’ordre naturel mène à des désastres. L’interférence avec la pureté de la monnaie constitue aux yeux d’Hakuseki une telle perturbation. Il insiste aussi sur les côtés psychologiques de cette situation : il faut maintenir la confiance de la population dans la monnaie. Par ailleurs, l’administration ne doit pas en profiter pour s’enrichir, mais plutôt assumer le coût du nouveau monnayage. Le limogeage de Shigehide et l’influence d’Hakuseki provoquent un changement brusque de politique monétaire sous les shogunats du jeune Ietsugu et de son successeur Yoshimune. Une nouvelle monnaie est émise en 1714, ce qui va entraîner notamment une baisse du prix du blé qui deviendra vite intolérable pour une économie fondée sur ce produit. La contraction de la masse monétaire aura pour effet de provoquer une dépression. Hakuseki, évincé à son tour par un rival, Hayashi Nobuatsu, n’était plus aux affaires depuis 1716. En 1730, c’est le retour à une politique d’expansion monétaire au moyen de dépréciations. Commerce extérieur La question du commerce extérieur est étroitement liée à celle des mouvements de métaux précieux, comme c’était aussi le cas en Europe durant la période mercantiliste. Le Japon des Tokugawa commerçait avec la Compagnie hollandaise des Indes orientales et les commerçants chinois par le port de Nagasaki. Le pays entretenait également des relations commerciales avec la Corée à travers le domaine de Tsushima et avec les îles Ryûkû par l’intermédiaire du domaine de Satsuma. Il n’exerçait toutefois pas de contrôle sur les gouvernements de ces deux domaines.

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Les Japonais importaient de la soie, du tissu, des livres, des médicaments et d’autres produits de Chine, ainsi que du ginseng et du sucre de Corée. Ils payaient avec de l’or, de l’argent et du cuivre. Les Chinois, comme les marchands européens, cherchaient de leur côté à minimiser les sorties d’or de leur pays. Avec la diminution, à partir du milieu du XVIIe siècle, de la quantité d’or et d’argent au Japon, se posait le problème suivant : comment réduire les sorties de métaux précieux tout en maintenant l’importation de produits considérés comme essentiels ? Hakuseki intervient dans ce dossier en préconisant un encadrement et une réglementation stricte du commerce extérieur. Nationaliste, il défend une politique autarcique de l’économie japonaise. Il compare les produits du sol, tels que le blé, au sang, à la chair et aux cheveux qui se renouvellent, alors que l’or et l’argent sont les « os de la terre », non renouvelables. Il faut donc, pour en éviter la perte, multiplier les efforts pour produire les biens jusque-là importés. Rien n’interdit de penser que le Japon puisse être en mesure de produire le sucre provenant jusqu’à présent de l’étranger. Il suffit d’en connaître la technique. Hakuseki propose par ailleurs une mesure semblable aux Actes de navigation de Cromwell, qui sera mise en œuvre en 1716 : la réduction du nombre de navires chinois et hollandais autorisés à aborder au port de Nagasaki. Il suggère d’utiliser pour les achats étrangers, plutôt que des métaux précieux, des produits comme la soie, la porcelaine ou le poisson séché. Il prescrit aussi des méthodes pour éliminer le commerce illégal. En dépit de ces mesures, les métaux précieux continuent à s’écouler par Satsuma et Tsushima, ce qui va amener Hakuseki à prôner l’extension de l’autorité du bakufu sur l’ensemble du territoire japonais. Hakuseki est intervenu, tant par ses écrits que par ses fonctions de conseiller, dans plusieurs autres domaines. Il a amélioré les méthodes comptables et la présentation des budgets du shogunat. Il a proposé des améliorations et des simplifications à un régime fiscal devenu très inefficace, entre autres par un renforcement du contrôle 65

central sur les seigneurs féodaux, les daimyos, qui écrasaient les paysans de taxes. Il était toutefois opposé à la bureaucratisation croissante comme à la répression policière. Selon sa vision confucéenne, l’important est de confier des responsabilités à ceux qui ont les qualités intellectuelles et morales pour s’en acquitter.

Arai Hakuseki en quelques dates 1657 : naissance le 24 mars à Edo, futur Tokyo. La famille fait partie du clan Tsuchiya. 1674 : brève incarcération à la suite de dissensions dans le clan, dont il est exclu en 1677. 1682 : entre au service de Hotta Masatoshi, Premier ministre de Tsunayoshi, shogun depuis 1680. 1684 : assassinat de Masatoshi. 1686 : publie Yamagata Kiko. 1691 : devient enseignant à Edo. 1693 : nommé jusha (lettré confucéen) au service de l’héritier au shogunat, Ienobu, dont il gère la bibliothèque et auquel il enseigne. 1697 : longue maladie. 1698 : un incendie à Edo détruit sa maison. 1702 : publie Hankampu. 1703 : autre maison brûlée. 1704 : nommé yoriai, membre des forces armées de réserve du shogunat. 1705 : Dobun Tsuko. 1707 : octroi d’un domaine où il fait construire une résidence. 1708 : Foo Koua Siriak (traité sur l’origine des richesses au Japon). 1709 : devient le conseiller du nouveau shogun Ienobu, auquel il avait enseigné. Honcho Hoka Tsuyo Jiryaku (traité sur la circulation de la monnaie). 1710 : se rend à Kyoto pour assister au couronnement du nouvel empereur Nakamikado. 1711 : obtient un titre à la cour.

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1712 : mort de Ienobu, auquel succède son fils Ietsugu, âgé de 3 ans. Hakuseki en est le précepteur. Début des cours d’histoire qui seront publiés sous le titre Tokushi Yoron. 1713 : longue maladie. 1715 : Seiyo Kibun, Honcho Gunkiko. 1716 : mort de Ietsugu, auquel Yoshimure succède ; Hakuseki, dont le revenu est réduit, offre sa démission. Publie Koshitsu et Koshitsu Wakumon et commence la rédaction de son autobiographie, Oritaku Shiba no Ki. 1719 : Toga, Toinfu, Nantoshi. 1720 : Ezoshi, Dai Nihon Shi. 1721 : nouvelle maison à la suite de l’incendie d’Edo. Keiho Tenrei. 1723 : décès de son second fils. 1725 : décès le 29 juin à Edo.

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PIERRE LE PESANT, SIEUR DE BOISGUILBERT, PÈRE DE L’ÉCONOMIE LIBÉRALE EN FRANCE Homme-orchestre, économiste anticolbertiste, Pierre de Boisguilbert est un des fondateurs de l’économie politique classique. Ses écrits, instruments de combat politique, développent des analyses souvent stupéfiantes de modernité.

Comme plusieurs personnages de cette époque, Pierre de Boisguilbert est un homme-orchestre : écrivain, traducteur, avocat, magistrat, administrateur public, commerçant, fermier, lieutenant de police. Sa famille fait partie de ce qu’on appelle la « noblesse de robe », celle qui rassemble des personnes faisant carrière dans l’administration, principalement de la justice et des finances, et dont les fonctions sont transmissibles et vendables. Les titulaires de ces charges doivent avoir fait des études universitaires, surtout en droit – ce qui est le cas de Boisguilbert –, et donc revêtir la toge ou la robe des diplômés. Pierre Le Pesant naît huit années après Louis XIV, et son décès précède de quelques mois celui du Roi-Soleil. La mort de JeanBaptiste Colbert en 1683, contrôleur général des finances depuis 1665, marque, sur le plan de la politique économique, le début de la transition, en France, du mercantilisme au libéralisme. Boisguilbert occupe une position importante, plus sur le plan intellectuel que politique, dans cette transition. C’est en effet dans le siècle qui suivra son décès que ses idées s’imposeront. Colbert a donné son nom, le colbertisme, à un ensemble de politiques dirigistes et interventionnistes : protectionnisme, création de manufactures d’État, octroi de chartes de monopole à de grandes entreprises commerciales, blocage des prix agricoles de manière à maintenir de bas salaires favorables aux exportations. Boisguilbert est opposé à toutes ces mesures et, en particulier, il estime que la dernière est l’une des causes de la chute de la production agricole de la France. 69

Des jansénistes, chez qui il a étudié, il a retenu l’idée que de l’égoïsme et de l’amour-propre des êtres humains peut naître une société cohérente et opulente. Contre Colbert, il applique à l’économie le précepte en vertu duquel il faut « laisser faire la nature et la liberté ». C’est la Providence qui le veut ainsi : « La nature même, jalouse de ses opérations, se venge aussitôt par un déconcertement général, du moment qu’elle voit que par un mélange étranger on se défie de ses lumières et de la sagesse de ses opérations. […] La nature donc, ou la Providence peuvent seules faire observer cette justice, pourvu encore une fois que qui que ce soit [d’autre] qu’elle ne s’en mêle1 . » Boisguilbert est l’un des premiers à avancer l’idée d’un ordre économique naturel, dans le cadre duquel la concurrence doit agir sans entrave. Marasme économique et réforme fiscale Occupant des fonctions administratives à Rouen, Boisguilbert observe avec attention les conditions de vie dans la campagne française et il est profondément ébranlé par la grande misère qu’il y constate. Il estime que le revenu national de la France a baissé de moitié depuis trente ans et il entreprend d’en donner les raisons dans son premier ouvrage d’économie, Le détail de la France, publié à titre anonyme en 1695. Ces raisons sont au nombre de trois : une fiscalité trop lourde et surtout d’une répartition injuste, qui écrase les pauvres plus que les riches ; les édits de Colbert interdisant l’exportation des grains ; l’activité des financiers – à distinguer des banquiers – intermédiaires qui s’accaparent l’argent issu des activités productives. Sa critique virulente des financiers n’est pas sans ressembler à la description que proposera Thorstein Veblen, au début du XXe siècle, de ceux qu’il qualifiera de prédateurs2 . Elle peut s’appliquer aussi au temps présent. Il en est de même de ses remarques sur l’injustice fiscale, à propos de laquelle il écrit : « On crie de tout temps en France contre les impôts, et les 1. Sauf mention contraire, les citations sont tirées de Le détail de la France, 1695. 2. Voir « Thorstein Veblen, pionnier de l’institutionnalisme », p. 213.

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riches bien plus que les pauvres […]. Plus un homme est puissant, moins il en paye, parce qu’il est en état de s’en exempter. » Les choses n’ont pas beaucoup changé depuis le temps de Louis XIV. Marx avait beaucoup d’admiration pour Pierre de Boisguilbert, qu’il considérait comme le cofondateur, avec William Petty, de l’économie politique classique. « Mais alors que Petty était un aventurier frivole, pillard et sans caractère, Boisguillebert [sic], lui, bien que l’un des intendants de Louis XIV, prenait parti pour les classes opprimées avec autant d’intelligence que d’audace3 . » Boisguilbert propose comme solutions la liberté du commerce et une réforme radicale de la fiscalité, de manière à ce que celle-ci soit proportionnelle au revenu et simplifiée pour éliminer tous les intermédiaires qui s’enrichissent au passage. Il n’est donc pas étonnant que ses propositions aient été mal accueillies. En 1707, son Factum de la France est proscrit, un mois après le Projet d’une dîme royale de Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban, qui s’inspire de Boisguilbert. Vauban meurt peu de temps après cette interdiction, tandis que Boisguilbert est condamné à un exil de six mois à Brive-la-Gaillarde, en Corrèze. Des avancées théoriques majeures Les écrits de Boisguilbert sont des instruments de combat pour influencer et changer les politiques de son temps. Mais ils contiennent en même temps des analyses théoriques parfois stupéfiantes de modernité, au point que certains ont vu en lui un précurseur, non seulement de la physiocratie et de l’économie politique classique, mais de l’équilibre général de Léon Walras autant que de la macroéconomie keynésienne. Boisguilbert est ainsi l’un des premiers à considérer l’économie comme un circuit dans lequel la dépense des uns constitue le revenu des autres. L’argent, qui n’est qu’un moyen d’échange – dont la 3. Contribution à la critique de l’économie politique, 1859.

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vitesse de circulation doit être la plus élevée possible –, fait circuler les marchandises entre trois groupes sociaux, on dira plus tard trois classes sociales, qui sont ainsi décrites. Le « beau monde » regroupe le prince, les propriétaires fonciers, les nobles, les membres du clergé, les riches bourgeois, « ceux qui n’ont d’autres fonctions que de recevoir ». Cette classe, qui empoche la rente, « ne fait rien et jouit de tous les plaisirs ». Les laboureurs, écrasés d’impôts, travaillent la terre « depuis le matin jusqu’au soir », ont à peine le nécessaire et en sont parfois dépourvus. Boisguilbert distingue cette classe de celle des marchands, qui s’occupent de commerce et d’autres activités industrielles. Pierre de Boisguilbert estime que la France compte environ deux cents professions et occupations qui s’échangent leurs produits, chacun servant de débouché à l’autre. Pour que le système fonctionne de manière équilibrée, comme une horloge, les produits doivent être échangés à des « prix proportionnels » permettant de couvrir les coûts de production, y compris un juste profit. Dans ce système, l’achat est nécessaire à la vente, et la consommation à la stimulation de la production : « Consommation et revenu sont une seule et même chose […], la ruine de la consommation est la ruine du revenu. » Boisguilbert revient à plusieurs reprises sur cette idée dans ses écrits, estimant par exemple que l’effet néfaste d’une fiscalité injuste est qu’elle diminue la consommation. La demande de consommation comme moteur de la production nationale est bien sûr une idée fondamentale de John Maynard Keynes. Mais la ressemblance devient plus troublante (comme l’absence de mention de Boisguilbert par Keynes !) lorsqu’on voit apparaître les concepts de propension à consommer et de multiplicateur. Boisguilbert déplore ainsi le transfert de revenus des pauvres, qui dépensent rapidement, aux riches qui thésaurisent : « Un écu chez un pauvre ou un très menu commerçant fait cent fois plus d’effet ou plutôt de revenu que chez un riche4 . » Il souligne « l’intérêt qu’un pays a que ses habitants ne soient pas dans 4. Dissertation de la nature de la richesse, 1707.

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l’obligation de dépenser moins d’argent qu’ils n’en reçoivent ». L’épargne n’est donc pas transformée en investissement, contrairement à ce qu’affirmeront Anne Robert Jacques Turgot et Adam Smith. Dans un passage très frappant, il expose le mécanisme du multiplicateur dans les mêmes termes que Richard Kahn et Keynes, en expliquant comment « une diminution de 500 livres par an en pure perte dans un fonds en produit une de plus de 3 000 livres par an au corps de la République ». On trouve chez Boisguilbert une analyse des fluctuations économiques. Le passage de l’état d’opulence, d’équilibre, à la crise et au sous-emploi est provoqué par des facteurs tels qu’un trop bas prix du blé, la concentration d’argent entre les mains de financiers qui thésaurisent, la chute de la consommation provoquée par les taxes. Comme le gagne-pain des pauvres dépend de la consommation des riches, ces situations provoquent chômage et misère. Boisguilbert met aussi l’accent sur les anticipations et l’incertitude qui font que les riches investissent moins. Liberté commerciale, réforme fiscale et encouragement de l’agriculture vont amener un bon prix du blé, d’où des rentes élevées et une relance des dépenses de consommation. Boisguilbert souligne le caractère cumulatif des périodes d’expansion et de contraction de l’activité économique, en précisant comment les faillites sont contagieuses et se répandent rapidement. Il mentionne l’aspect psychologique des crises. Quoique partisan du laisser-faire, il estime néanmoins qu’une économie en situation de crise doit être stimulée. Il est aussi partisan d’une réglementation des prix agricoles pour éviter des chutes trop brutales.

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Boisguilbert en quelques dates 1646 : naissance le 17 février à Rouen, dans une famille de noblesse récente (1622), parente du dramaturge Pierre Corneille. Études au collège des jésuites de Rouen, puis chez les jansénistes aux Petites Écoles de Port-Royal et, enfin, pendant trois ans, à l’École de droit de Paris, qui lui décerne le titre d’avocat. 1674 : Marie Stuart, reine d’Écosse, roman historique. 1677 : mariage à une riche héritière, Suzanne Le Paige de Pinterville. Ils auront deux filles et trois fils. 1678 : nommé juge vicomte de Montivilliers, poste qu’il garde jusqu’en 1689. S’engage dans des activités agricoles et commerciales lucratives. 1690 : achat des titres de président et lieutenant général au bailliage et siège présidial de Rouen. 1695 : Le détail de la France (publié de manière anonyme). 1699 : lieutenant général de police. Michel Chamillart, ami de Boisguilbert, devient contrôleur général des finances, poste qu’il occupe jusqu’en 1708. 1704 : Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains. 1707 : Factum de la France. Le livre est proscrit par un arrêté du Conseil d’État privé du roi le 14 mars et lui vaut un exil de six mois à Brive-la-Gaillarde. Dissertation de la nature des richesses, de l’argent et des tributs. 1712 : publication de ses écrits politiques sous le titre Testament politique du maréchal de Vauban. 1714 : décès à Rouen le 10 octobre.

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RICHARD CANTILLON, THÉORICIEN MONÉTAIRE MAJEUR DU XVIIe SIÈCLE Homme cosmopolite, banquier et spéculateur, Richard Cantillon s’est interrogé sur la différence entre la valeur des biens et leur prix. Son analyse de la monnaie en fait un penseur essentiel de son époque.

L’économie a aussi ses enfants maudits. Rosa Luxemburg fut exécutée, Friedrich List se suicida. On a d’abord cru que des bougies mal éteintes avaient embrasé la demeure londonienne du riche financier franco-irlandais Richard Cantillon, avant de découvrir son corps poignardé. Des domestiques furent suspectés d’avoir maquillé un meurtre crapuleux en incendie, mais ils furent acquittés. Josef Denier, le cuisinier de Cantillon pendant onze ans, avait été mis à pied une semaine avant le meurtre. Il jugea prudent de s’exiler en Hollande. On ne sait pas quel âge avait Cantillon au moment de ces tristes événements. La fourchette temporelle varie entre 37 et 54 ans. On ne saura jamais non plus quelles œuvres ont brûlé avec leur auteur. Par bonheur, l’une d’entre elles, un des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’économie politique, Essai sur la nature du commerce en général, a échappé aux flammes, peut-être parce qu’elle se trouvait déjà à l’abri. Le marquis de Mirabeau, lieutenant de François Quesnay, chef de file des physiocrates, prétend avoir eu le texte entre les mains pendant seize ans. Il s’en est manifestement largement inspiré en rédigeant L’Ami des hommes. Quesnay et la physiocratie doivent beaucoup à Cantillon, en dépit du fait qu’il se situait, politiquement, plus près du mercantilisme. Le destin futur de l’œuvre est aussi étonnant que celui de l’homme. Une vingtaine d’années après une publication posthume, qui n’est elle-même pas sans mystère (la maison d’édition mentionnée en couverture n’existe pas et l’ouvrage ne semble pas avoir été traduit de l’anglais, tel que mentionné), l’Essai de Cantillon est totalement 75

oublié pendant plus d’un siècle, avant d’être exhumé et réhabilité par William Stanley Jevons, en 1881. Jevons considérait Cantillon comme le premier économiste. Joseph Spengler le voyait quant à lui comme le précurseur tant de l’économie classique que de l’économie néoclassique. À l’image de son décès et du destin de son œuvre, la vie de Richard Cantillon, bien que mal connue, fut très agitée. Cosmopolite, sinon apatride, il possédait des résidences dans sept endroits. C’était un homme d’argent, un banquier et un habile spéculateur, à la Bourse comme sur le marché des changes. Bien qu’en désaccord avec ses idées, il s’associa un temps aux entreprises de John Law, en particulier en Louisiane. Très vite, il en prédit le tour catastrophique. Il réussit à faire fortune tant avec l’ascension qu’avec l’écroulement du système de Law. Accusé de porter une responsabilité dans cette débandade et de s’être enrichi illégalement, il dut subir, jusqu’à la fin de sa vie, plusieurs procès qu’il gagna toujours. Comme David Ricardo, Joseph Schumpeter ou John Maynard Keynes, c’est donc un homme d’argent qui réfléchit sur l’argent. Valeur intrinsèque et prix de marché Alors que les écrits mercantilistes sont des œuvres de circonstance, destinées à convaincre leurs lecteurs, le plus souvent des dirigeants politiques, du bien-fondé de politiques généralement protectionnistes, l’Essai de Cantillon est l’un des premiers traités d’économie politique, si ce n’est le premier, construit sous la forme d’une argumentation abstraite. L’œuvre est divisée en trois parties : la première traite principalement de la richesse, la deuxième des prix et de l’argent, la troisième du commerce extérieur et du taux de change. Elle s’ouvre par une phrase célèbre : « La Terre est la source ou la matière d’où l’on tire la richesse ; le

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travail de l’homme est la forme qui la produit ; et la richesse en elle-même n’est autre chose que la nourriture, les commodités et les agréments de la vie1 . » Il s’agit ensuite de s’interroger sur ce qui détermine la valeur intrinsèque des choses qui constituent la matière de la richesse et qui sont échangées. Deux éléments entrent en ligne de compte : la terre et le travail. « Le prix, ou la valeur intrinsèque d’une chose, est la mesure de la terre et du travail qui entre dans sa production. » La valeur intrinsèque dépend du produit de la terre ainsi que de la qualité du travail. Cantillon, ce qui n’est pas l’habitude à cette époque, fait ici référence aux travaux du chevalier Petty2 . Pour se donner une mesure unique de la valeur, William Petty, considéré par Karl Marx comme le père de la théorie de la valeur travail, réduit la terre au travail. Cantillon estime au contraire qu’il faut réduire le travail à la terre, en considérant que le travail du paysan ou du laboureur vaut le double des produits de la terre qui sert à l’entretenir. Le prix, ou valeur intrinsèque, est une grandeur constante déterminée par les conditions de production. À cette grandeur, Cantillon oppose le prix de marché, qui « dépendra des humeurs et des fantaisies des hommes, et de la consommation qu’ils feront ». Ces prix sont fixés par ce que Cantillon appelle les « altercations », c’est-à-dire la rencontre de l’offre et de la demande. Le prix de marché peut être supérieur, égal ou inférieur à la valeur intrinsèque. À long terme, il lui est égal, c’est-à-dire que le prix de marché gravite autour de la valeur naturelle : « Il n’y a jamais de variation dans la valeur intrinsèque des choses ; mais l’impossibilité de proportionner la production des marchandises et denrées à leur consommation dans un État cause une variation journalière, et un flux et reflux perpétuel dans les prix du marché. »

1. Essai sur la nature du commerce en général, Institut national d’études démographiques, 1952, réimpression en 1997. 2. Voir « William Petty, précurseur de l’économétrie », p. 55.

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Cantillon estime qu’on peut trouver un rapport de la valeur du travail à celui des produits de la terre, tout en considérant que la Providence n’a pas donné le droit de possession des terres à un homme plutôt qu’à un autre : « Les titres les plus anciens sont fondés sur la violence et les conquêtes. » On croirait ici lire Marx. Le rapport auquel arrive Cantillon est que « le travail journalier du plus vil esclave correspond en valeur au double du produit de terre dont il subsiste ». Circuit économique, marché et monnaie On ne compte pas les innovations introduites dans le petit livre de Cantillon. Outre le prix de marché et le mécanisme de sa gravitation autour de la valeur intrinsèque, Richard Cantillon est le premier à avoir donné un rôle central à la figure de l’entrepreneur dans le fonctionnement de l’économie vue comme un circuit, deux siècles avant Schumpeter. L’entrepreneur est une personne qui achète des facteurs de production et des marchandises à un prix certain pour les revendre à un prix incertain. Pour Cantillon, l’économie est un processus circulaire impliquant l’interaction entre revenu, dépenses et produit. La dépense d’une personne forme le revenu d’une autre personne, en vertu d’un processus qui n’est pas sans ressembler à celui que Keynes a mis en lumière. La circulation de la monnaie joue dans ce processus un rôle essentiel, et Cantillon lui consacre une partie importante de son essai, faisant avec soin les liens entre secteur monétaire et secteur réel de l’économie. Il introduit beaucoup plus clairement que ses prédécesseurs l’idée de circulation de la monnaie et décrit le mécanisme de l’expansion monétaire. Il considère qu’il n’y a pas de relation de proportionnalité stricte entre les variations de l’offre de monnaie et celles de prix. Critique de Law, qui voit dans la monnaie la cause première de la richesse, Cantillon est très sceptique quant aux possibilités de gestion de l’économie par

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le crédit et par un tout-puissant ministère du Revenu. Cela dit, les deux auteurs peuvent être considérés comme les théoriciens monétaires majeurs de leur temps. En dehors de l’économie, Cantillon est aussi un précurseur de la démographie, et c’est d’ailleurs à l’Institut national d’études démographiques que l’on doit la première réédition moderne de son œuvre en 1952. Annonçant Thomas R. Malthus, il écrit que les hommes se multiplieraient comme des souris dans une ferme si on leur laissait des moyens de subsistance illimités.

Richard Cantillon en quelques dates 1697 : naissance à Ballyheigue, dans le Kerry, en Irlande, dans une famille catholique installée là depuis l’époque normande et longtemps dévouée aux Stuart. Cette date de naissance est incertaine, certains la faisant remonter à 1680. 1706 : sa famille, ayant été dépossédée de ses terres par les confiscations décrétées par Cromwell et Guillaume d’Orange, émigre en France, comme plusieurs partisans des Stuart. 1711-1712 : devenu français, il travaille pour James Brydges, payeur général des forces anglaises à l’extérieur, à Barcelone. Brydges le met en contact avec d’influents banquiers de Londres et d’Amsterdam. 1714 : reprend en main les affaires bancaires d’un cousin à Paris. Il met sur pied une banque internationale qui profite du boom puis de la crise des années 1719-1720. Il s’associe brièvement à John Law. 1720 : Law le menaçant d’emprisonnement, il quitte Paris pour Amsterdam. Law cherche à le faire revenir en France, mais Cantillon, prévoyant l’écroulement de son système, décline l’invitation. À partir de cette date, il voyage beaucoup. Accusé d’être responsable de la banqueroute de Law, il est impliqué dans une série de procès relatifs à l’origine de sa fortune, des procès toujours gagnés. 1722 : mariage à Londres avec Mary Ann Mahony.

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1729-1732 : séjour à Paris. 1730-1734 : rédaction d’Essai sur la nature du commerce en général. 1734 : retour à Londres. Le 14 mai, alors qu’il est au sommet de sa fortune et de son succès, il est volé, assassiné et laissé dans les flammes de sa maison de la rue Albermarle. Ses manuscrits, à l’exception de l’Essai, disparaissent avec lui. 1755 : publication, dans des circonstances jamais élucidées, d’Essai sur la nature du commerce en général, traduit de l’anglais, à Londres, chez Fletcher Gyles, dans Holborn.

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JOHN LOCKE, APÔTRE D’UN LIBÉRALISME INTÉGRAL Philosophe majeur, intellectuel polyvalent, homme d’action, John Locke s’impose comme l’un des plus grands théoriciens du libéralisme. Défenseur de la liberté économique et du droit de propriété, il n’était cependant pas un partisan du laisser-faire.

Terme multidimensionnel, le libéralisme s’applique à la philosophie comme à l’économie, à la politique comme à la morale, à la culture comme aux relations internationales. Les contradictions entre ces dimensions sont fréquentes. On peut être partisan du libéralisme économique et d’un régime politique autoritaire, comme François Quesnay et les physiocrates ou les dirigeants de la Chine contemporaine. On peut être conservateur sur le plan moral et ultralibéral sur le plan économique, tels certains adeptes américains de l’économie de l’offre. On peut être protectionniste et partisan du laisser-faire. Apôtre de la tolérance en matière de croyances et de mode de vie, convaincu que le pouvoir vient du peuple, lequel a le droit de résister à la tyrannie, opposant résolu de l’absolutisme et de l’arbitraire gouvernemental, adepte non moins radical de la liberté économique, John Locke est un penseur qui adhère à toutes les dimensions du libéralisme, dont il peut être considéré comme l’un des plus grands théoriciens. Sa Lettre sur la tolérance précède d’exactement un siècle la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont elle est une des sources. Associé au Christ Church College d’Oxford, dont il a été exclu pour sédition en 1684, Locke est avant tout un intellectuel, penseur polyvalent et philosophe majeur, auteur d’un immense Traité sur l’entendement humain, traité empiriste sur lequel il a travaillé sans relâche de 1671 à 1690. Il y développe entre autres la célèbre allégorie de l’esprit humain comme feuille blanche pour illustrer le fait qu’il n’y a pas d’idées innées, que la source de toute connaissance est l’expérience. 81

Mais Locke est aussi un homme d’action, étroitement associé aux événements tumultueux de son temps qui voient l’Angleterre traverser deux guerres civiles, la première marquée par l’exécution de Charles Ier, à laquelle il aurait assisté, la seconde aboutissant à la Glorieuse Révolution de 1688, qui a jeté les bases d’une monarchie parlementaire dont Locke s’est fait, dans ses Traités sur le gouvernement civil, le théoricien. Il devient, en 1666, le médecin, puis l’ami, le confident, le conseiller et le secrétaire d’un des hommes politiques les plus puissants de son temps, dirigeant des Whigs, futur comte de Shaftesbury et lord chancelier de Charles II : Anthony Ashley Cooper. Il l’accompagne dans sa disgrâce en s’exilant en Hollande, en 1682. Revenu en Angleterre en 1689, Locke est désormais un penseur écouté et respecté, auquel le nouveau roi Guillaume III d’Orange propose une ambassade, qu’il refuse. Il accepte toutefois quelques fonctions administratives. Il devient un ami intime de Newton, qui lui confie ses angoisses relativement à sa santé mentale. Célibataire endurci, il se retire durant les quinze dernières années de sa vie dans la propriété de ses amis sir Francis Masham et sa femme, à Oates, dans l’Essex. C’est là qu’il met au point la publication de ses œuvres majeures. L’État, la propriété et le travail La tradition de la philosophie du droit naturel illustrée entre autres par les travaux de Hugo Grotius et Samuel Pufendorf est une de ses sources d’inspiration. Il estime qu’à sa naissance, avant tout processus de socialisation et avant l’émergence de l’État, chaque homme dispose de droits naturels, dont le droit à la propriété. « Propriété » a toutefois un sens plus large que sa signification habituelle. Il s’agit avant tout de la propriété sur soi-même, du droit à la vie et à la liberté. Les hommes, qui sont parfaitement égaux, ont le droit de disposer de leurs possessions comme il leur convient. La vie, la liberté et les biens doivent être protégés. Or, étant donné la tendance innée de l’homme à outrepasser et à violer ces droits, il importe qu’une institution, à laquelle les hommes concéderont 82

une partie de leurs pouvoirs, en soit chargée. C’est l’État, régi par la règle de la majorité, représenté par un magistrat auquel on transfère aussi le pouvoir de punition. Locke prend garde toutefois de souligner que le pouvoir du magistrat s’exerce strictement dans le domaine temporel. Par ailleurs, les hommes se réunissent, sur une base volontaire, dans des églises avec lesquelles les États ne doivent intervenir d’aucune manière. C’est le message de ses nombreux écrits sur la tolérance, pour lesquels il a trouvé une source d’inspiration dans l’admirable combat que l’humaniste français Sébastien Castellion a mené, au siècle précédent, contre la sanglante théocratie genevoise de Calvin. Le travail occupe dans cette architecture une place importante. Au départ, la terre appartient également à tous les hommes. Par son travail, qui est une activité individuelle, l’homme transforme ce bien commun en sa propriété. C’est donc le travail qui est à la source de la propriété : « Je pense donc qu’il est facile à présent de concevoir comment le travail a pu donner, dans le commencement du monde, un droit de propriété sur les choses communes de la nature1 . » Et Locke va plus loin. Il affirme dans la foulée que le travail détermine la valeur des produits, à hauteur de 99 %, précise-t-il : « Certainement c’est le travail qui met différents prix aux choses. » Ces idées peuvent être considérées comme le fondement philosophique des théories de la valeur travail qui seront développées par Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx. Ce dernier cite d’ailleurs souvent et longuement Locke dans ses écrits et le qualifie dans Le Capital de « philosophe par excellence de l’économie politique pour l’Angleterre, la France et l’Italie ». Il faut ajouter que Locke fixe des limites à l’appropriation privée. Elle doit laisser aux autres la possibilité de se procurer les biens nécessaires à leur survie et elle doit éviter le gaspillage. L’humanité est encore loin d’avoir respecté ce contrat !

1. Traité du gouvernement civil, Flammarion, coll. GF, 1999.

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Monnaie et intérêt Les écrits de Locke dans le domaine de la théorie économique pure sont peu nombreux mais importants. Ils sont liés à des controverses qui font rage à cette époque en Angleterre. La première concerne le taux d’intérêt. Il s’agit en fait d’un débat qui a commencé dès le début du siècle et qui opposera à la fin Locke, entre autres, à ses amis Petty, qui lui aurait fait découvrir l’économie politique, et Nicolas Barbon. Josiah Child avait proposé, en 1668, une intervention des pouvoirs publics de manière à fixer une limite supérieure au taux d’intérêt. C’est ce pamphlet qui aurait provoqué la rédaction par Locke de Some Considerations of the Lowering of Interest, and Raising the Value of Money, au moment où il s’installe chez Shaftesbury, en 1668. Le texte est finalement publié en 1691, après une nouvelle intervention de Child en 1690. Les partisans de la réglementation du taux d’intérêt envisagent une réduction de 6 % à 4 %. Locke est résolument opposé à cette politique et, pour construire son argumentation, il élabore un concept qui fera long feu entre les mains de Knut Wicksell au début du XXe siècle : celui de taux naturel de l’intérêt. Ce taux est le prix, ou plus précisément le loyer de l’argent. L’intérêt est donc un phénomène strictement monétaire. Il n’est pas surprenant qu’à la fin de la Théorie générale, John Maynard Keynes, qui opposait sa théorie monétaire à la théorie réelle des classiques, ait cité avec éloges le « grand Locke, […] peut-être le premier qui ait exprimé en termes abstraits le rapport existant entre le taux de l’intérêt et la quantité de monnaie ». Pas plus qu’on ne doit et qu’on ne peut réglementer le prix de location des maisons ou des bateaux, on ne peut fixer légalement le taux d’intérêt : « La première chose à considérer est de savoir si l’on peut régler par une loi le prix du louage de l’argent. En règle générale, il me semble qu’il est évident que non2 . » Si on 2. « Quelques réflexions », dans Une histoire des théories monétaires par les textes, présenté par Christian Tutin, Flammarion, coll. Champs, 2009.

essaie quand même, les conséquences seront catastrophiques : accroissement de la thésaurisation, spéculation, pénurie de fonds prêtables, pratiques monopolistiques des banquiers, ralentissement de l’activité commerciale. À l’occasion de cette discussion, Locke élabore une version primitive de la théorie quantitative de la monnaie, qu’il applique au commerce international. Il affirme ainsi que les prix varient en relation avec la quantité de monnaie. Il écrit ailleurs que la valeur de la monnaie est déterminée par sa quantité, l’état du commerce, mais aussi sa vitesse de circulation, fonction relativement stable des habitudes de paiement de la communauté. Dans une seconde controverse, Locke s’oppose tout aussi résolument à une nouvelle frappe des monnaies, équivalente en fait à une dévaluation. Elle consiste en effet à introduire de nouvelles pièces avec la même dénomination mais un contenu métallique inférieur à la précédente. Il s’agit d’un vol et d’une trahison, dont les gens ne seront d’ailleurs pas dupes. La monnaie, équivalent d’or et d’argent garanti par le gouvernement, est une propriété privée des citoyens et non une création des gouvernements. Libéral dans sa théorie économique, Locke n’était pas pour autant un adepte de ce qu’on appellera plus tard le laisser-faire. Il ne croyait d’ailleurs pas que le système économique s’ajustait automatiquement au plein-emploi. Comme ses successeurs classiques, il était en outre opposé aux lois sur les pauvres.

John Locke en quelques dates 1632 : naissance le 29 août à Wrington, près de Bristol, dans le Somerset, dans une famille puritaine de petits propriétaires. 1642 : la famille Locke prend le parti du Parlement dans la guerre civile qui éclate cette année-là. 1647-1652 : études à la Westminster School. 1652 : entrée au collège Christ Church d’Oxford.

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1656 : baccalauréat. 1658 : maîtrise ; commence à étudier la médecine. 1659 : élu senior student de Christ Church. 1660 : mort de son père, qui lui laisse un héritage suffisant pour assurer sa subsistance pour le reste de sa vie. Two Tracts on Government. 1661-1664 : enseigne successivement le grec, la rhétorique et la philosophie morale à Christ Church. 1664 : Essays on the Law of Nature, jamais publié par Locke. 1666 : mission diplomatique à Clèves, auprès de l’Électeur de Brandebourg. Retour à Oxford. 1667 : lord Ashley l’invite à le rejoindre à Londres, où il résidera pendant huit ans, au titre de secrétaire et de médecin. Essai sur la tolérance. 1668 : nommé Fellow of the Royal College. 1672-1674 : secrétaire et trésorier du Conseil pour le commerce et les plantations. 1675-1678 : séjour en France. 1679 : retour à Oxford, où il fait l’objet d’une surveillance. 1683 : inquiet pour sa vie, avec la restauration absolutiste de Charles II et l’exécution du chef du parti Whig Algernon Sidney, il se réfugie en Hollande pendant six ans. 1689 : retour en Angleterre, l’année suivant la Glorieuse Révolution. Le nouveau roi Guillaume III d’Orange lui offre une ambassade, qu’il refuse. Nommé à la commission des Appels. Lettre sur la tolérance (en latin, sans nom d’auteur). 1690 : Two Treatises of Government et An Essay Concerning Human Understanding. 1691 : Some Considerations of the Consequences of the Lowering of Interest and the Raising the Value of Money. 1695 : Further Considerations Concerning Raising the Value of Money. 1696-1700 : membre du Conseil pour le commerce et les plantations. 1704 : décès le 28 octobre à Oates.

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DAVID HUME, DE LA NATURE HUMAINE À L’ÉTALON-OR Philosophe et économiste, David Hume a remis en cause le rationalisme dogmatique et défendu une méthode expérimentale de raisonnement. Adepte du libre-échange, il a posé dans sa thèse sur le commerce le fondement théorique du système de l’étalon-or.

C’est comme philosophe, l’un des plus célèbres de l’Angleterre, que David Hume est connu. Mais, à cette époque, les économistes – l’appellation n’existait pas – étaient d’abord des philosophes. C’est seulement au début du XXe siècle qu’Alfred Marshall parviendra à dissocier l’enseignement de la philosophie morale de celui de l’économie au Royaume-Uni. Hume, soupçonné d’agnosticisme, n’est pas parvenu à obtenir les deux chaires auxquelles il a postulé aux universités de Glasgow et d’Édimbourg, bien qu’Adam Smith l’ait qualifié comme « de loin l’historien philosophe le plus illustre de ce siècle ». Il a eu plus de succès, et est même parvenu à s’enrichir, en occupant des fonctions publiques. Admirateur et disciple de Newton, qu’il découvre au collège d’Édimbourg, Hume se fixe très tôt un objectif qu’il poursuivra pendant toute sa carrière : « Introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux. » Rédigé entre 23 et 25 ans, publié anonymement et « tombé des presses mort-né », son Traité de la nature humaine est la source de son œuvre entière et l’un des textes marquants de la pensée occidentale. La science qu’il ambitionne d’y construire est au centre d’une épistémologie qui remet en question les certitudes absolues, les explications ultimes de la métaphysique.

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Passions contre raison Pour Hume, les idées sont les représentations d’impressions sensibles, qui ne nous donnent pas directement prise sur la réalité. À cet empirisme radical, il associe un scepticisme mitigé qui constitue l’une des caractéristiques dominantes de sa vision du monde. Il se manifeste dans le problème de l’induction. On ne peut jamais avoir la certitude absolue qu’un ensemble d’observations mènera toujours à la même conclusion. D’où la critique de la causalité et le recours au raisonnement probabiliste. D’où la conviction selon laquelle on ne peut déduire de ce qui est ce qui devrait être, que des économistes traduiront en créant la distinction entre économie normative et économie positive. Hume remet ainsi en question le pouvoir absolu de la raison, le rationalisme dogmatique. Ce sont les passions plutôt que la raison qui mènent la conduite humaine et, en particulier, qui sont la source de la morale. L’évolution, l’histoire jouent dans cette vision du monde un rôle très important. Hume a consacré une douzaine d’essais à l’économie ; aucun traité systématique comme Adam Smith, mais ils ont eu énormément de succès et d’influence. En économie comme ailleurs, Hume rejette les certitudes absolues, les explications ultimes, les raisonnements fondés sur une vision immuable du caractère humain, l’homo œconomicus qui s’imposera au XXe siècle. L’homme ne cherche pas à satisfaire rationnellement des besoins, mais à accumuler, à s’enrichir, d’où découle la nécessité de règles de justice : respect de la propriété, de sa transmission par consentement, de la parole donnée. Critique virulent du dogmatisme des physiocrates, « groupe d’hommes les plus chimériques et les plus arrogants qui existent actuellement depuis l’annihilation de la Sorbonne1 », il voit l’économie comme une réalité historique, évolutive, relative. Il estime toutefois que l’économie politique est, parmi toutes les sciences 1. Lettre à l’abbé Morellet, 10 juillet 1769.

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morales, celle qui se prête le mieux à une approche empirique fondée sur l’observation. C’est à la nature de l’argent et au commerce qu’il consacre l’essentiel des réflexions contenues dans ses Discours politiques publiés en 1752. Un précurseur du monétarisme ? L’un de ses essais, De l’argent, s’ouvre par la déclaration suivante : « L’argent n’est pas à proprement parler l’un des objets du commerce, mais seulement l’instrument dont les hommes sont convenus pour faciliter l’échange d’une marchandise contre l’autre. Ce n’est pas l’une des roues du commerce : c’est l’huile qui rend le mouvement des roues plus doux et plus aisé. » Dès lors, la quantité absolue de numéraire dont dispose une nation n’a aucune importance. Elle n’a d’effet que sur le niveau général des prix. Tel est le noyau de la théorie quantitative de la monnaie, affirmant la neutralité de la monnaie. Cette thèse, l’une des premières généralisations macroéconomiques, a été formulée dès le XVIe siècle par le juriste Jean Bodin, avant de connaître de multiples transformations, perfectionnements et avatars jusqu’à la formulation la plus récente, que Milton Friedman a opposée aux idées de Keynes. Mais la position de Hume est plus subtile. Il considère en effet qu’un intervalle s’écoule entre le moment où l’argent entre, par une porte d’entrée ou une autre, dans un système économique et que, durant cet intervalle, il stimule l’activité économique, le commerce et l’industrie. C’est à long terme, lorsque tous les ajustements ont été opérés, que l’argent devient neutre. C’est sur cette base que Hume ne manifeste pas d’enthousiasme excessif pour les activités bancaires, la prolifération du papiermonnaie et des autres instruments de crédit, dont on a vu les catastrophes auxquelles elle conduit, comme dans le système de John Law en France. Il met d’ailleurs en garde contre l’accroissement 89

d’une dette publique qui menace la prospérité et est source de bouleversement social. Hume s’oppose aussi à la thèse qui veut que l’accroissement de la masse monétaire abaisse les taux d’intérêt. Il lui oppose la théorie selon laquelle le taux d’intérêt est déterminé par l’offre et la demande d’épargne. La doctrine mercantiliste, encore en vogue à l’époque de Hume, prône des politiques commerciales protectionnistes de manière à augmenter la masse de métaux précieux à la disposition de l’État-nation. Hume s’y attaque dans un de ses essais économiques les plus célèbres et les plus influents, Le rétablissement spontané de la balance du commerce, fondement théorique du système d’étalon-or qui s’imposera dans les relations financières internationales. Sa thèse s’appuie sur sa conception de la monnaie. La « jalousie » en ce qui concerne la balance du commerce est fondée sur une superstition absurde : « Je craindrais plutôt de voir toutes nos sources et nos rivières s’épuiser que de voir la monnaie abandonner un royaume pourvu de population et d’industrie. » La condamnation du mercantilisme Pour mener son raisonnement, Hume construit un petit modèle dans lequel il suppose qu’un produit, le blé, est échangé entre l’Angleterre et la France. La monnaie nationale de chaque pays est définie par un poids d’or. Tout solde de la balance commerciale doit être remboursé en or. Il suppose ensuite que la quantité totale de monnaie en Angleterre est diminuée des quatre cinquièmes en une nuit. Après une période de transition, le prix en or du blé anglais diminuera à son tour des quatre cinquièmes, ce qui entraînera les clients français à s’approvisionner outre-Manche. Le déficit de la balance commerciale française entraînera un mouvement d’or vers l’Angleterre, puis une hausse du prix-or du blé anglais jusqu’au rétablissement de l’équilibre. Hume répète ensuite l’expérience imaginée en supposant que la quantité de monnaie est multipliée par cinq en Angleterre. Il compare ce mécanisme à celui 90

de vases communicants dans lesquels agit la gravitation de l’eau : « L’eau, partout où elle peut communiquer, demeure toujours de niveau. » Le mécanisme est grippé par des obstacles tels que les distances à parcourir, les compagnies à charte de monopole et autres pratiques mercantilistes. Ironie du sort, c’est Isaac Newton, alors maître de la Monnaie, qui fixe en 1711 la valeur-or de la livre sterling au taux qu’elle gardera jusqu’à l’écroulement dans les années 1930 du système d’étalon-or, qui conserve tout de même des nostalgiques et des apôtres aujourd’hui. Partisan du libre-échange, Hume s’oppose à ceux qui estiment que les nations plus avancées ont à perdre dans leurs échanges avec les nations moins développées. Il estime, contrairement aux mercantilistes, que le commerce international n’est pas un jeu à somme nulle et que tous ont à gagner à l’ouverture de frontières, les nations pauvres profitant en particulier de transferts de technologies plus avancées. Mais, toujours épris de nuances, il souligne les dangers qui peuvent résulter de la mise en contact, par l’échange, d’économies aux structures trop dissemblables.

David Hume en quelques dates 1711 : naissance à Édimbourg, le 26 avril, dans une famille de la petite noblesse écossaise. 1714 : mort de son père, qui était avocat. 1722 : entrée au collège d’Édimbourg. 1734 : période de crise. Refusant les projets familiaux le destinant à la profession d’avocat, il s’essaie sans succès au commerce à Bristol. Il se rend alors en France. 1735-1737 : installé à La Flèche, en Anjou, il rédige le Traité de la nature humaine. 1737 : retour à Londres. 1739-1740 : Traité de la nature humaine. 1741 : première édition des Essais moraux et politiques.

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1744 : candidature refusée à la chaire de morale et de métaphysique de l’université d’Édimbourg. 1745 : Hume devient « homme de compagnie » du marquis d’Annandale, à l’état mental fragile. 1746-1749 : secrétaire du général de Saint-Clair, qu’il accompagne dans des voyages, entre autres à Vienne et à Turin. 1748 : Essais philosophiques sur l’entendement humain, appelés Enquête sur l’entendement humain à partir de 1758. Ses publications cessent d’être anonymes. 1749 : de retour à Londres après la mort de sa mère, Hume s’installe pendant deux ans avec son frère dans la maison de campagne de ce dernier. 1750 : rencontre avec Adam Smith, dont il deviendra l’ami. 1751 : Enquête sur les principes de la morale. Échec de sa candidature à la chaire de logique de l’université de Glasgow, laissée vacante par le départ d’Adam Smith. 1752 : Discours politiques. 1752-1757 : conservateur de la bibliothèque de la faculté des avocats d’Édimbourg. 1754-1762 : Histoire d’Angleterre. 1763-1766 : séjour en France au titre de secrétaire de l’ambassadeur de Grande-Bretagne, lord Hertford. Il fréquente les salons littéraires et rencontre les encyclopédistes. 1766 : retour en Angleterre, en compagnie de Jean-Jacques Rousseau, avec qui les relations vont rapidement s’envenimer. 1767-1768 : sous-secrétaire d’État pour les Affaires nordiques et les Affaires intérieures auprès du général Conway. 1769 : Hume se retire à Édimbourg, où il s’occupe des rééditions de ses œuvres. 1776 : « My Own Life », 18 avril. Il meurt le 25 août des suites d’une tumeur intestinale. 1779 : Dialogues sur la religion naturelle.

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FERDINANDO GALIANI CONTRE LE DOGMATISME ÉCONOMIQUE Galiani s’intéresse très tôt au statut de la monnaie. Il s’attaque aux thèses qui prônent le laisser-faire et condamne la « secte » des économistes qui croit à l’existence de lois universelles des affaires humaines.

Ferdinando Galiani est un touche-à-tout de génie. S’intéres­sant, entre autres, à la théologie, auteur d’un éloge du pape Benoît XIV, il n’a pourtant d’abbé que le nom. Il occupe pendant toute sa carrière des fonctions administratives importantes, dont celle de secrétaire d’ambassade du royaume de Naples à Paris, entre 1759 et 1769. Latiniste accompli, il est l’auteur de deux études sur Horace, auquel il se compare car il compose lui-même des poèmes. Il a écrit un ouvrage sur le dialecte napolitain. Passionné d’histoire, de géographie et d’archéologie, il a participé aux fouilles d’Herculanum. Géologue à ses heures, il a essayé d’expliquer l’éruption du Vésuve, et a spéculé sur les origines de l’électricité et des éclairs. Brillant causeur, habile conteur, satiriste et iconoclaste, Galiani se trouve comme un poisson dans l’eau dans les salons parisiens des années 1760, où sa verve, sa culture et son humour cinglant sont appréciés. Il compte parmi ses intimes Diderot, le baron d’Holbach, Grimm – protecteur de la famille Mozart – et Madame d’Épinay (leur correspondance a été publiée en cinq volumes). Diderot, qu’il a initié à l’économie et à la politique, a écrit à son sujet : « J’aime cet abbé à la folie. » Il est l’auteur de deux textes défendant les idées de Galiani contre ses détracteurs. Valeur et monnaie Érudit précoce, Galiani entreprend la traduction de l’essai de Locke sur la monnaie à l’âge de 15 ans. Deux ans plus tard, il rédige une dissertation sur le statut de la monnaie au moment de 93

la guerre de Troie. À 19 ans, il écrit l’une des œuvres marquantes, quoique longtemps oubliée, de l’histoire des idées économiques, Della moneta. La première traduction française intégrale de ce livre a été publiée en 2005. Il n’existe toujours pas de traduction anglaise complète. Ferdinando Galiani se fixe dans cet ouvrage un programme de recherche qui figure toujours à l’agenda de l’analyse économique : l’intégration de la théorie monétaire et de la théorie de la valeur. Il considère que la valeur est un rapport subjectif entre la quantité d’un bien et celle d’un autre, rapport qui dépend de l’utilité et de la rareté. L’utilité n’est pas une caractéristique objective d’un objet, mais découle de la satisfaction des besoins du consommateur, la rareté étant la proportion entre la quantité d’une chose et l’usage qui en est fait. Cela explique le paradoxe en vertu duquel des objets très utiles peuvent avoir peu de valeur et des objets de peu d’utilité une grande valeur. Galiani annonce ainsi la révolution marginaliste et, plus de cent vingt ans avant William S. Jevons et Carl Menger, développe, sans utiliser ces termes, les notions d’utilité marginale et d’élasticité de la demande. Comme les économistes classiques, il distingue par ailleurs la valeur intrinsèque, le prix normal et permanent, et la valeur extrinsèque, qui s’ajuste à long terme autour de la première. Pour Galiani, la monnaie, sur laquelle repose le « bel ordre moral de l’univers », est une marchandise dotée comme les autres d’une valeur intrinsèque. Cette marchandise-monnaie, pour être acceptée par tous, doit être caractérisée par la facilité de connaître sa valeur, par la difficulté de commettre des fraudes à son égard et par sa durabilité. Les métaux précieux, or et argent, répondent à ces exigences. Ils sont utilisés comme monnaie parce qu’ils ont une valeur ; ce n’est pas leur utilisation comme monnaie qui leur confère une valeur. Galiani distingue par ailleurs la monnaie idéale, qui sert à évaluer, et la monnaie réelle, qui sert à acheter. Le prince ne peut donner au métal frappé la valeur qui lui plaît ; elle doit être conforme à la valeur intrinsèque. La circulation de la 94

monnaie est, dit Galiani, un effet et non une cause de la richesse. Cela dit, une circulation insuffisante peut ralentir l’industrie et provoquer la pauvreté. Par ailleurs, Galiani réprouve l’accumulation d’argent entre les mains des négociants, ces « tyrans du commerce » qui, ne produisant rien, contrairement à ceux qui cultivent ou qui fabriquent des commodités, sont les personnes les moins utiles à l’État. La bagarre contre les physiocrates Le mariage du futur Louis XVI et de Marie-Antoinette, le 16 mai 1770, est marqué par de nombreuses manifestations qui culminent, le 30 mai, avec un grandiose spectacle pyrotechnique sur la place Louis-XV. Cet événement débouche sur une tragédie. La panique s’empare de la foule immense rassemblée sur la future place de la Concorde au moment où on cherche à se disperser par des rues en entonnoir et que s’y heurtent des vagues opposées. On ramassera des centaines de morts et de blessés après la cohue. Le 23 juin, Galiani, rappelé à Naples, écrit à Madame d’Épinay : « Le désastre de Paris […] m’a fait frémir. […] J’en accuse, Madame, les économistes. Ils ont tant prêché la propriété et la liberté, ils ont tant frondé la police, l’ordre, les règlements. » Loin de se traduire en équilibre, la liberté de se déplacer sans ordre et sans réglementation a provoqué le désastre du 30 mai. Pour Galiani, il en est de même en économie, où le laisser-faire ne génère pas spontanément l’équilibre et l’harmonie. Les économistes dont parle Galiani, ce sont les physiocrates, disciples de François Quesnay, les premiers à revendiquer cette appellation. À l’apogée de leur influence durant les années 1760, ils croient en l’existence de lois naturelles et universelles en économie et prônent le laisser-faire, en particulier en matière de circulation et d’exportation des céréales. Décrétée en 1764, la liberté d’exportation du blé est suivie d’une série de mauvaises récoltes, de hausses de prix et, finalement, d’une famine qui provoquera un 95

retour à la réglementation en 1770, avant que Turgot ne réinstaure le libre-échange en 1774. Galiani, qui le connaissait et l’admirait, prévoyait que sa décision aurait des effets catastrophiques. La « guerre des farines » et les émeutes du printemps 1775, suivies de la chute de Turgot, lui ont donné raison. Galiani se décrit à Madame d’Épinay, le 14 juillet 1770, comme « le premier, et le seul homme de bien, et d’esprit qui ait osé arracher le masque aux économistes ». Il les qualifie ailleurs de « véritable petite secte occulte, avec les défauts des sectes, jargon, système, goût pour la persécution, haine contre les externes, clabaudement, méchanceté, et petitesse d’esprit1 ». Ses Dialogues sur le commerce des bleds, publiés en 1770, s’attaquent aux thèses physiocratiques en leur opposant une vision empirique et pragmatique des politiques économiques, qui doivent être adaptées au contexte historique et institutionnel dans lequel elles sont appliquées. Le monde réel est beaucoup plus changeant et varié que ce que supposent Quesnay et ses disciples. Il est dangereux de tirer des conclusions politiques d’abstractions universelles. Une politique valable en Angleterre, comme la liberté d’exportation des grains, peut être tout à fait contre-indiquée en France, comme le montrent les problèmes qu’elle y a provoqués. Le temps et l’incertitude qui caractérisent les affaires humaines peuvent invalider les plus belles lois. Il faut se méfier des changements abrupts de politique. Galiani attaque l’idée selon laquelle on peut déduire théoriquement des lois universelles des affaires humaines, et celle qui affirme que l’économie tend spontanément à l’équilibre : « Rien n’est si faux que la Nature en liberté tende à l’équilibre. » Il condamne l’amalgame entre sciences naturelles et sciences sociales. Le livre de Galiani a été la cible d’un tir groupé de critiques de la part des physiocrates, en particulier de Le Mercier de La Rivière dans L’intérêt général de l’État. Galiani a rédigé une satire de la réponse de Le Mercier de La Rivière, sous le titre L’intérêt général de l’État, ou la liberté des bagarres. Ce texte longtemps perdu a été 1. Lettre du 27 avril 1770 au lieutenant général de police Sartine.

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retrouvé et publié en 1979. Galiani y accuse les physiocrates « de remonter toujours à des idées vagues et générales sans vouloir jamais examiner rigoureusement ni l’application des théories, ni l’exception des règles, ni les circonstances particulières ». La controverse entre Galiani et ses amis Diderot, d’Holbach et Grimm, d’une part, et les physiocrates, de l’autre, constitue l’une des premières passes d’armes dans un débat qui a marqué l’économie politique jusqu’à ce jour, entre ceux qui croient à l’existence de lois économiques naturelles et ceux qui estiment qu’on ne peut mettre à jour que des tendances liées au contexte historique et institutionnel des économies2 . Paradoxalement, Galiani peut être ainsi considéré à la fois comme un précurseur de la théorie néoclassique par son premier livre et du courant institutionnaliste par son second.

Ferdinando Galiani en quelques dates 1728 : naissance à Chieti, dans le royaume de Naples, le 2 décembre. 1735 : il est envoyé à Naples, où il reçoit une éducation de haut niveau sous la supervision de son oncle Celestino Galiani, archevêque de Tarente et grand chapelain du royaume. 1737-1741 : placé au couvent des Célestins de San Pietro Maiella à Rome. 1741 : retour à Naples, où il entre l’année suivante à l’Accademia degli Emuli. 1745 : reçoit les ordres mineurs et le titre d’abbé. 1747 : dissertation inédite, Sullo stato della moneta ai tempi della guerra troiana per quanto ritraesi dal poema di Omero. 1751 : Della moneta. 1754 : Della perfetta conservazione del grano. 1755 : fouilles d’Herculanum, dont il rédige le compte rendu.

2. Voir à ce sujet « Les lois naturelles en économie : émergence d’un débat », Gilles Dostaler, dans L’Homme et la société, nos 170-171, septembre 2008-mars 2009, p. 71-92.

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1758 : Delle lodi di papa Benedetto XIV, hommage au pape décédé cette année-là. 1759 : nommé secrétaire d’ambassade du royaume de Naples à Paris. 1766 : doctorat en droit civil et en droit canon. 1769 : rappelé à Naples. 1770 : Dialogues sur le commerce des bleds. Nommé secrétaire du tribunal de commerce. 1772 : « Croquis d’un dialogue sur les femmes ». 1777 : nommé président du conseil chargé d’administrer le patrimoine du roi. 1779 : Del dialetto napoletano. 1782 : Dei doveri dei principi neutrali. Nommé assesseur du Conseil suprême des finances. 1785 : attaque d’apoplexie. 1787 : décès à Naples le 30 octobre.

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TURGOT, THÉORICIEN DU CAPITALISME, AVOCAT DU LIBÉRALISME Théoricien d’un capitalisme d’avant-garde, Turgot, nommé contrôleur général des finances par Louis XVI, a échoué dans sa tentative pour appliquer à la France son programme économique libéral.

Plusieurs économistes célèbres, depuis l’époque mercantiliste jusqu’au temps présent, ont rempli la fonction de conseiller du prince. Le plus souvent, leur tâche a consisté à justifier des décisions politiques déjà prises. C’est la manière la plus prudente d’agir pour conserver un poste rémunérateur. Beaucoup plus rarement, des théoriciens de l’économie ont accédé au pouvoir politique. Anne Robert Jacques Turgot, communément appelé Turgot, fut l’un d’entre eux, et l’un des rares à tenter d’appliquer ses idées. C’est à son époque qu’apparaît en France l’appellation « économiste » pour désigner les physiocrates, disciples de Quesnay. Influencé par ces derniers, Turgot l’est avant tout par l’intendant au Commerce Vincent de Gournay (1712-1759), négociant et réformateur opposé au mercantilisme, qu’il accompagne dans ses tournées d’inspection des provinces de France en 1756 et 1757. Comme plusieurs grands esprits de son temps, Turgot est un polymathe, qui passe de la théologie au droit avant d’occuper pendant treize ans les fonctions d’intendant du Limousin, puis de siéger au Conseil du roi d’abord comme ministre de la Marine, ensuite comme contrôleur général des Finances entre 1774 et 1776. Nature et fonctionnement du capitalisme Bien que ses fonctions administratives et des crises de goutte récurrentes lui laissent peu de temps pour manier la plume, il écrit sur des sujets très variés, en art comme en philosophie, en science comme en littérature. Polyglotte maîtrisant sept langues, 99

passionné par la poésie, il s’adonne à la traduction, entre autres, d’ouvrages anglais d’économie politique. Ses idées économiques sont dispersées dans plusieurs écrits de circonstance, mais, avant tout, dans un texte rédigé à l’intention de deux étudiants chinois, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses. Dans une dissertation écrite alors qu’il est étudiant en théologie, Tableau philosophique des progrès successifs de l’esprit humain, Turgot esquisse une thèse sur le progrès de la civilisation qu’on retrouvera, avec des variantes, sous les plumes de Jean-Jacques Rousseau et d’Adam Smith. Pour Turgot, la société humaine n’évolue pas de la même manière que la nature, en fonction de lois universelles : « La succession des hommes, au contraire, offre de siècle en siècle un spectacle toujours varié », dans lequel se mêlent raison, passions et liberté. À une phase dominée par la chasse succèdent des périodes pastorale, puis agricole et finalement industrielle. C’est durant cette dernière phase que se mettent en place les mécanismes de marché, de détermination des valeurs et des prix auxquels Turgot consacre quelques passages, dont une étude inachevée, Valeurs et monnaies. Il explique comment la « valeur estimative », ou prix de marché, déterminée par l’offre et la demande, gravite autour d’une « valeur fondamentale » qui doit couvrir les coûts de production. C’est dans son analyse du capital que Turgot est le plus en avance sur son temps. Dans le célèbre Tableau économique, dont la première édition date de 1758, Quesnay a expliqué comment le processus de production est effectué au moyen d’avances. Seule l’agriculture, activité dans laquelle la valeur de la production dépasse celle des avances, génère un produit net ; les activités commerciales et manufacturières sont considérées à l’époque comme stériles, transformant la matière sans créer de nouvelles richesses. Turgot estime au contraire que l’industrie et le commerce produisent de la richesse comme l’agriculture. Les avances, au moyen desquelles on produit et qui peuvent prendre la forme de moyens de subsistance, de bestiaux, d’outils et de bâtiments, forment le capital ; le produit net est le profit. Les avances sont générées par l’épargne sur le 100

profit. Elles sont transformées en investissement par le mécanisme de la fixation du taux d’intérêt. Reformulée par Adam Smith, cette vision des rapports entre épargne, investissement, capital et intérêt s’imposera en économie politique pendant un siècle et demi avant d’être remise en question par Keynes. Pour Turgot, il existe plusieurs manières d’employer des capitaux, chacune d’entre elles générant des rendements, reliés au risque, entre lesquels doit s’établir un équilibre. La première consiste à acheter des terres. C’est la moins risquée et son rendement, la rente, est donc le plus faible. Vient ensuite le prêt d’argent, qui génère un intérêt nécessairement supérieur à la rente. Le possesseur de capital peut investir directement, dans l’agriculture, l’industrie et le commerce, le taux de profit s’élevant de l’un à l’autre. L’instauration d’un programme libéral L’analyse économique de Quesnay le conduit à proposer une structure sociale en trois classes. Les propriétaires comprennent l’aristocratie, l’appareil d’État et le clergé. La classe productive comprend tous ceux qui travaillent la terre. La classe stérile, ceux qui agissent dans l’industrie, le commerce et la finance. À cette structure tripartite, Turgot préfère une classification en deux sections, la première étant celle des entrepreneurs – capitalistes, qui vivent du produit de leurs avances, quel qu’en soit le domaine d’application, la seconde étant « cette classe d’hommes […] n’ayant de propriété que leur travail et leur industrie ». Telle est la définition qui sera donnée plus tard du prolétaire par Jean de Sismondi et par Karl Marx. Préoccupé par la pauvreté et le chômage, prônant la justice sociale, Turgot a écrit, dans son article « Fondation » de l’Encyclopédie : « Le pauvre a des droits incontestables sur l’abondance du riche. »

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Turgot est l’un des premiers et des plus vigoureux avocats du libéralisme économique. C’est sous sa plume qu’apparaît l’expression « laissez faire », dont il prête la paternité à un commerçant, Legendre, répondant à une question de Jean-Baptiste Colbert. Il est convaincu qu’en matière économique, comme du reste dans tous les domaines de l’action humaine, la liberté d’action la plus complète est non seulement la seule ligne moralement souhaitable, mais aussi la plus efficace et la plus productive. Il se heurte donc de front à une doctrine mercantiliste qui a duré en France plus longtemps qu’ailleurs. Devons-nous voir comme un signe du destin le fait qu’Antoine de Montchrestien, la grande figure du mercantilisme français, ait été assassiné le 7 octobre 1621 dans l’hôtellerie des Tourailles, en Normandie, par un ancêtre de Turgot, dans le contexte des guerres de Religion1 ? Le Limousin comprend, à l’époque où Turgot en est l’intendant, certaines des provinces les plus pauvres de France. Cette pauvreté, il l’attribue à des politiques mercantilistes qu’il entreprend d’éradiquer. Tel est le programme qu’il se fixe lorsque, à la surprise générale, Louis XVI, nouvellement intronisé, le nomme contrôleur des Finances. Quoique opposés sur bien des questions, les encyclopédistes (dont Voltaire) et les physiocrates (tels que Dupont de Nemours) perçoivent cette nomination comme une divine surprise. Les pouvoirs du contrôleur sont considérables, englobant alors les attributions du Premier ministre, du ministre de l’Industrie et des Finances et du ministre de l’Intérieur. Turgot annonce d’entrée de jeu à son souverain que son ministère agira sous le signe de l’économie et de la rigueur, ce qui impliquera un contrôle serré des dépenses de l’État. La première mesure majeure est annoncée le 13 septembre 1774. Il s’agit du rétablissement de la liberté de la circulation des grains, interrompue depuis 1770 après avoir été décrétée une première fois en 1764. Ce décret déclenchera en même temps le premier mouvement d’opposition à Turgot. Une hausse du prix du pain, attribuée 1. Voir « Antoine de Montchrestien, inventeur de l’économie politique », p. 43.

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à cette mesure, déclenche en 1775 une série d’émeutes, la « guerre des farines », que Turgot réprime avec force. Graduellement, il verra se dresser contre lui une coalition hétéroclite représentant les intérêts de la noblesse, du clergé, de la finance et de la bourgeoisie, aussi bien que les pauvres et les ouvriers. À ceux-là s’ajouteront, au début de 1776, les artisans et commerçants, dont les privilèges sont menacés par six projets d’édits qui, adoptés en mai, précipiteront la chute de Turgot. Il s’agit d’abolir les maîtrises, jurandes et autres corporations médiévales de protection des professions. Turgot veut aussi abolir l’institution des corvées. Une de ses dernières mesures est la création de la Caisse d’escompte, ancêtre de la Banque de France. Ses ennemis, de plus en plus nombreux, incluent l’épouse du roi, Marie-Antoinette. Turgot s’est en effet opposé à l’octroi de faveurs à ses amis. Ainsi que l’avait prédit son ami et adversaire Ferdinando Galiani2 , en dressant contre lui tous les intérêts établis, Turgot échoue dans sa tentative de mise en place d’un programme économique libéral en France. Dans une lettre adressée à Louis XVI peu avant sa révocation, évoquant son amertume face aux manœuvres de ses adversaires et au manque de soutien du roi, Turgot écrit : « N’oubliez jamais, Sire, que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Charles Ier sur un billot. […] On vous croit faible, Sire, et il est des occasions où je crains que votre caractère n’eût de défaut. » Moins de vingt ans plus tard, le 21 janvier 1793, Louis XVI sera guillotiné sur la place de la Révolution, devenue depuis la place de la Concorde.

Turgot en quelques dates 1727 : naissance le 10 mai à Paris ; son père, Michel Étienne, est prévôt des marchands de Paris de 1729 à 1740. 1746 : admission à la faculté de théologie.

2. Voir « Ferdinando Galiani contre le dogmatisme économique », p. 93.

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1748 : entre au séminaire de Saint-Sulpice, à Paris. Tableau philosophique des progrès successifs de l’esprit humain. 1749 : résident à la maison de Sorbonne, dont il est nommé prieur. Lettre à l’abbé de Cité sur le papier-monnaie. 1751 : Plan de deux discours sur l’histoire universelle. Réflexions sur les langues. 1752-1753 : nommé substitut, puis conseiller et, enfin, maître des requêtes au parlement de Paris. 1753-1754 : Lettres sur la tolérance. 1756-1757 : rédige cinq articles pour l’Encyclopédie. 1759 : Éloge de Vincent de Gournay. Commence à fréquenter les réunions des physiocrates organisées par Quesnay à Versailles et les salons parisiens. Il y rencontre, entre autres, Adam Smith et David Hume. 1760 : rencontre Voltaire à Ferney, en octobre. 1761 : nommé en août intendant du Limousin, poste qu’il détient pendant treize ans et dans le cadre duquel il entreprend plusieurs réformes. 1763 : Plan d’un mémoire sur les impositions. 1764 : Mémoire sur les mines et carrières. Rencontre Dupont de Nemours, directeur des Éphémérides du citoyen, qui deviendra son ami, collaborateur et premier biographe. 1766 : Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, publié pour la première fois dans les Éphémérides du citoyen en 1769 et 1770. 1769 : Valeurs et monnaies (manuscrit inachevé). 1770 : Mémoire sur les prêts d’argent. Lettres au contrôleur général sur le commerce des grains. 1771 : début de la correspondance avec Condorcet, qui devient son héritier intellectuel et biographe. 1774 : nommé le 20 juillet ministre de la Marine. Le 24 août, il devient contrôleur général des Finances. Le 13 septembre, il signe un décret pour rétablir la libre circulation des grains. 1775 : de mauvaises récoltes provoquent une hausse du prix des grains et la « guerre des farines », émeutes que Turgot réprime avec fermeté.

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1776 : en janvier, Turgot présente au roi six décrets, dont l’un vise l’abolition des corvées et un autre celui des jurandes et des maîtrises. Contraint à la démission le 13 mai, il se retire au château de la duchesse d’Enville, à La Roche-Guyon. Il consacre les dernières années de sa vie à ses études littéraires et scientifiques. 1777 : nommé vice-président de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. 1779 : achat de l’hôtel de Viarmes, à Paris (aujourd’hui 121, rue de Lille). 1781 : mort le 18 mars à Paris, des suites d’une attaque de goutte.

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JAMES STEUART, LE COMBAT PERDU CONTRE ADAM SMITH Précurseur écossais de l’économie politique, James Steuart est l’auteur d’un ouvrage considéré comme le premier traité d’économie. Il fut vite enterré par son contemporain Adam Smith, qui ne daigna pas en faire mention dans sa Richesse des nations.

L’Écosse était, au XVIIIe siècle, une des terres d’élection de la nouvelle discipline de l’économie politique. James Steuart fut le second, après Antoine de Montchrestien en France en 1615, à lui donner ce nom, en 1767, dans ce qui est parfois considéré comme le premier traité systématique d’économie. Neuf ans plus tard, Adam Smith publiait ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Smith, comme la plupart de ses contemporains, n’avait pas l’habitude d’être généreux envers ses prédécesseurs, y compris ceux dont il s’inspirait, ni d’en mentionner les œuvres. Ce fut le cas, de manière particulièrement spectaculaire, avec James Steuart. Adam Smith a en effet exécuté de manière radicale et mis fin à la carrière du livre de Steuart en l’ignorant totalement dans son propre livre. Et pourtant, non seulement il connaissait l’ouvrage, mais aussi son auteur, dont il a écrit que sa conversation était plus intéressante que ses livres. L’attitude de Smith était tout à fait intentionnelle. Il a écrit au député William Pulteney, de Kirkcaldy où il était plongé dans l’écriture de son livre, le 3 septembre 1772 : « J’ai la même opinion que vous sur le livre de James Stewart1 . Sans le mentionner une seule fois, je me flatte du fait que chaque faux principe qu’on y trouve rencontrera une réfutation claire et nette dans le mien. »

1. Lors de son séjour en France, Steuart avait remplacé le « w » de son nom, qui n’y existait pas à l’époque, par un « u ».

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Il y avait un désaccord entre les deux hommes portant sur l’intervention de l’État dans l’économie, dont Steuart, parfois considéré comme le dernier de ces mercantilistes que Smith méprisait, était un avocat enthousiaste. À l’exception de John Ramsay McCulloch, disciple de David Ricardo, aucun économiste rattaché au courant classique n’a mentionné Steuart, dont l’œuvre n’a retrouvé crédit que sous la plume de Karl Marx, qui le décrit dans sa Contribution à la critique de l’économie politique (1859) comme « l’Anglais qui a le premier étudié le système de l’économie bourgeoise dans son ensemble » et fait plusieurs références à ses thèses dans Le Capital, accusant en particulier Thomas Malthus d’avoir emprunté sa théorie de la population au penseur écossais. Steuart reçut aussi les éloges des théoriciens de l’école historique allemande, partisans d’une intervention active de l’État dans l’économie. C’est avec la révolution keynésienne que l’œuvre de Steuart a été finalement réhabilitée. Mais John Maynard Keynes n’est pas l’auteur de cette résurrection, puisqu’il ne mentionne nulle part dans ses écrits un penseur qui peut être considéré comme un des précurseurs importants de ses thèses. Omission d’autant plus étonnante que Keynes, contrairement à Smith, a pris soin de souligner les filiations de ses idées chez les scolastiques, les mercantilistes, Malthus, Marx et plusieurs autres. Steuart fut enfin, il va de soi, l’une des victimes de la montée du néolibéralisme, dont certains avocats l’ont accusé d’être un précurseur du totalitarisme. La méthode de l’économie politique Adam Smith était un pur intellectuel, affligé comme le professeur Tournesol d’une distraction légendaire. Steuart fut un homme d’action, partisan énergique du retour des Stuart sur le trône d’Écosse, ce qui lui valut près de vingt ans d’exil sur un continent où il avait déjà voyagé pendant cinq années après l’obtention de son diplôme du barreau. Il fut emprisonné par les autorités françaises en Belgique à la fin de la guerre de Sept Ans.

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Cette longue errance à travers monts et vallées rend compte de l’attitude de Steuart face à la méthode à employer en économie politique et dans les sciences morales. Comme Montesquieu, qu’il connut en France, le fait dans De l'esprit des lois (1748), Steuart rejette l’idée de lois universelles, applicables en tout temps et en tout lieu, en économie comme dans d’autres domaines. Il critique ainsi les certitudes du type de celles que les physiocrates mettent en avant : « C’est de là que vient, à mon avis, la facilité de faire ce que les Français appellent des systèmes, qui ne sont au fond qu’un enchaînement de conséquences d’une application incertaine, établies sur un petit nombre de maximes fondamentales, adoptées trop légèrement2 . » Compte tenu de la variété des conditions et institutions, dans le temps et dans l’espace, le théoricien doit être très prudent lorsqu’il cherche à dégager des lois générales, valables pour tous les peuples dans toutes les circonstances. S’appuyant sur l’observation et l’induction autant que sur la vérification et la déduction, l’économie politique doit s’adapter à des objets divers : « Le grand art de l’économie politique consiste donc à en adapter d’abord les différentes opérations à l’esprit, aux mœurs, aux habitudes et aux coutumes du peuple ; à modifier ensuite les circonstances de manière à pouvoir y introduire un nouveau système d’institutions plus utiles. » Steuart critique ceux qui déduisent de ces lois générales des propositions politiques qui peuvent se révéler dangereuses. Celles-ci doivent être adaptées aux circonstances particulières. On compte, parmi ces pseudo-lois universelles qu’il attaque, ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie quantitative de la monnaie, dont un autre célèbre écossais, son ami David Hume, fut un des principaux architectes : « D’après mes recherches, je crois avoir découvert qu’en ceci, comme dans toutes les autres parties de la science de l’économie politique, on ne peut guère établir de règle générale. » Dans les termes du débat qui opposera, au XXe siècle, keynésiens 2. Recherches des principes de l’économie politique, Didot l’Aîné, 1789-1790.

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et monétaristes, entre des politiques fondées sur des règles (rules) et des politiques discrétionnaires (discretion), Steuart s’affirme donc partisan des secondes. Son long exil européen lui a permis d’étudier les réponses très variables apportées aux problèmes monétaires par les différents pays européens. Emploi et politiques économiques L’opposition entre Steuart et Smith n’est pas aussi radicale qu’on peut le penser. Smith accorde comme Steuart beaucoup d’importance à l’histoire et aux institutions. On pourrait d’ailleurs penser qu’il s’est inspiré de Steuart, et celui-ci de Turgot – il a vécu un temps dans la région dont ce dernier fut l’intendant –, dans ses thèses sur les stades du développement économique, le passage de l’économie pastorale à l’économie agricole et, de là, à l’économie manufacturière et monétaire. Toutefois, ce qui est chez Smith un processus spontané devient, sous la plume de Steuart, une évolution qui doit être étroitement encadrée et gérée par les pouvoirs publics, symbolisés dans son livre par un « Statesman » omniscient et bénévole. Steuart se situe ainsi à contre-courant du laisser-faire qui s’imposera graduellement comme thème dominant de la politique économique entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle. Il ne croyait pas en l’existence d’une « main invisible » permettant aux marchés de s’équilibrer spontanément. Dans le vif débat sur les grains qui agitait les esprits, il était ainsi partisan d’une intervention étatique pour en assurer la stabilité des prix et donc celle de la nourriture. Il a proposé un schéma d’intervention qui n’est pas sans ressembler à la politique agricole commune mise en œuvre dans la Communauté européenne. En ce qui concerne les prix, rejetant l’idée de valeur absolue, objective, Steuart définit la valeur réelle d’une marchandise comme son coût de production. Tout excès du prix reçu sur la valeur réelle représente le profit. On trouve chez lui l’idée d’élasticité de la demande. 110

Steuart ne croyait pas non plus à l’équilibre spontané du marché du travail et, considérant le droit à l’emploi comme un élément essentiel du contrat social, il prônait un certain nombre de mesures protectionnistes pour atteindre le plein-emploi. Il se méfiait toutefois des effets pervers de certaines d’entre elles et, keynésien avant l’heure, il leur préférait une politique de dépenses et de travaux publics, une fiscalité importante et des interventions monétaires actives visant en particulier à baisser les taux d’intérêt. Distinguant la monnaie réelle et la monnaie symbolique, ou monnaie de crédit, Steuart considérait que le gouvernement devait développer l’usage de cette dernière. À contre-courant des thèses aujourd’hui à la mode, il considère que la dette publique, dont il nie les effets pervers et en particulier le danger de banqueroute publique, constitue l’un des instruments puissants et essentiels de l’intervention étatique.

James Steuart en quelques dates 1712 : naissance le 21 octobre à Goodtrees, près d’Édimbourg ; fils unique du vice-procureur (Solicitor-General) d’Écosse. 1725-1729 : études en histoire et en droit à l’université d’Édimbourg. 1735 : passe les examens du barreau, mais ne pratiquera jamais le droit. 1735-1740 : voyage à travers l’Europe ; entre en relation, à Rome, avec le prétendant des Stuart au trône d’Écosse. 1743 : épouse lady Frances Wemyss le 25 octobre. 1746 : compromis dans la rébellion visant à ramener les Stuart au pouvoir, il se réfugie à Paris, où il avait agi comme ambassadeur du Prétendant, après la bataille de Culloden (16 avril), qui marque la fin des espoirs de restauration. 1748 : condamné sans procès comme traître, Steuart passe les dixsept années suivantes de sa vie en exil – confortable – en France, en Belgique, en Allemagne et en Hollande. Il y rencontre, entre autres, plusieurs économistes, physiocrates et caméralistes. Il commence à souffrir de crises de goutte de plus en plus aiguës.

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1757 : Apologie du sentiment de Monsieur le Chevalier Newton sur l’ancienne chronologie des Grecs. 1759 : A Dissertation on the Policy of Grain. 1761 : A Dissertation upon the Doctrine and Principles of Money applied to the German Coin. 1762 : arrêté le 27 août, puis emprisonné par les troupes françaises à Spa. 1763 : libéré à la fin de la guerre de Sept Ans, il est autorisé à revenir en Écosse, mais sans pardon. 1765 : installation dans un domaine fermier de Coltness, dans le Lanarkshire. 1767 : An Inquiry into the Principles of Political Oeconomy, dont il avait commencé la rédaction en 1749. 1769 : Considerations on the Interest of the County of Lanark. 1771 : obtient le pardon. 1772 : engagé comme conseiller par la Compagnie des Indes orientales. The Principles of Money applied to the Present State of the Coin of Bengal. 1773 : ajoute Denham à son nom comme condition d’acquisition d’un héritage. 1779 : Dissertation Concerning Motives of Obedience to the Laws of God. 1780 : meurt le 26 novembre à Coltness, après un voyage de quelques mois en France.

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BERNARD MANDEVILLE, VICES PRIVÉS ET VERTUS PUBLIQUES Surtout connu pour sa Fable des abeilles, Bernard Mandeville est considéré comme un précurseur du laisser-faire. Mais il a influencé des auteurs aussi différents que Marx, Keynes ou Hayek.

Bernard Mandeville fut l’un des écrivains les plus lus et les plus violemment critiqués de son temps. Sa langue maternelle était le néerlandais, mais il écrivit en latin et en français avant d’apprendre l’anglais, dont il acquit rapidement une grande maîtrise, qu’il manifesta dans des poèmes, des écrits sous forme de dialogues, des satires et des essais. Mais cet écrivain était d’abord médecin, métier dans lequel son père, son grand-père et son arrière-grand-père s’étaient illustrés. Il était spécialiste des maladies de l’estomac et des maladies nerveuses, pratiquant jusqu’à sa mort ce qu’on appellera plus tard la psychiatrie. Il publie en 1711 un important Traité des passions hypocondriaques et hystériques, dans lequel il insiste sur la nécessité de traiter les patients sur une longue période, par la parole autant que par la médication et les régimes. Comme pour William Petty avant lui ou François Quesnay après lui, ses connaissances médicales ont un lien étroit avec les idées qu’il développe sur le fonctionnement de la société. Ses idées, Mandeville les appuie sur les conceptions de la nature humaine et du fonctionnement de l’esprit humain qu’il a développées comme médecin. Dans son Traité, il écrit que « l’homme […] est un composé de passions, qui […] le gouvernent tour à tour, qu’il le veuille ou non ». L’esprit humain n’est donc pas rationnel, la raison étant utilisée pour justifier les demandes nées des émotions. Cette idée est à la base de la théorie sociale de Mandeville.

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La fable des abeilles Cette théorie est exposée pour la première fois dans un long poème publié anonymement en 1705 et intitulé La ruche mécontente, ou les coquins devenus honnêtes. Mandeville y décrit une ruche prospère, dont les abeilles vivent dans le confort et le luxe et dont le gouvernement est éloigné autant de la démocratie que de la tyrannie. Ces abeilles étaient des représentations en miniature des habitants de l’Angleterre du début du XVIIIe  siècle. Elles pratiquaient divers métiers, dont certains fort malhonnêtes : « Aigrefin, pique-assiette, proxénète, joueur, voleur à la tire, faux-monnayeur, charlatan, devin. » Nul, y compris les gens braves et industrieux, n’était dans cette ruche « dénué d’imposture » : « C’est ainsi que chaque partie étant pleine de vice / Le tout était cependant un paradis. » Les coquins et les canailles contribuaient au bien commun. Le goût du luxe donnait du travail à des millions d’abeilles. La cupidité, l’orgueil, l’envie et la vanité stimulaient l’industrie et la richesse. Cette prospérité florissante dura jusqu’au jour où Jupiter, sensible aux appels d’abeilles bien-pensantes, décida d’extirper la malhonnêteté de la ruche. Cette décision fut catastrophique. Les prix s’écroulèrent en même temps que les dépenses s’effondrèrent et que le chômage et la pauvreté se répandirent. La ruche dépérit à toute allure et devint une proie facile pour ses ennemis. Elle sombra dans l’anomie et se désagrégea. L’auteur du poème conclut par cette morale : « Ainsi on constate que le vice est bénéfique / Quand il est émondé et restreint par la justice. / Oui, si un peuple veut être grand, / Le vice est aussi nécessaire à l’État / Que la faim l’est pour le faire manger. » Mandeville inclut ce poème, précédé d’une préface et suivi de plusieurs commentaires en prose, dans un livre publié en 1714 et intitulé La Fable des abeilles, ou les vices privés font le bien public. Il en publia une seconde édition additionnée de textes supplémentaires, dont une critique des maisons de charité, en 1723. Ce fut 114

cette publication qui déclencha la cabale contre lui. En 1728, il publia une seconde partie de la fable composée d’un ensemble de dialogues approfondissant ses thèses. Ces écrits développent, sur le fonctionnement de la société et celui de l’économie, des idées qui auront une énorme influence. Le thème central est ce qui donne son titre à l’ouvrage : les vices privés sont à l’origine des vertus publiques. Il écrit dans sa préface que « les vices sont inséparables des sociétés puissantes et considérables, et que la richesse et la grandeur ne peuvent subsister sans eux ». Cette thèse s’appuie sur une conception particulière du vice. Toute action motivée par l’intérêt personnel, par l’égoïsme, sans considération de ses conséquences sur le bien public, est définie par Mandeville comme vicieuse. Cela inclut donc aussi bien les actions motivées par l’altruisme que les sacrifices et l’automortification, puisqu’ils découlent en dernier ressort du désir de louanges ou de la crainte du blâme, donc de l’orgueil et de l’égoïsme. Les passions, qui sont à la base de l’action humaine, sont étroitement liées à l’amour de soi et à l’amour-propre. Un précurseur de la pensée économique à venir Dans son poème comme dans ses commentaires, Mandeville explique que la poursuite par chacun de son intérêt personnel, sans considération pour le bien-être de ses compatriotes, amène un résultat imprévu : l’innovation, la stimulation du commerce, le progrès économique, la richesse, l’emploi, et donc les vertus publiques. Inversement, une société vertueuse est condamnée à la médiocrité et à la pauvreté. Cela n’implique toutefois pas l’apologie de l’anarchie et du crime dont on a accusé Mandeville. Il affirme en effet qu’il faut condamner le vice lorsqu’il se transforme en crime, et que le gouvernement est nécessaire à la transformation des vices privés en vertus publiques.

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En exposant les mécanismes par lesquels opère ce résultat paradoxal, Mandeville est amené à mettre en avant un certain nombre de thèmes majeurs de la pensée économique à venir. L’un d’eux est celui de la division du travail, expression qu’il est le premier à utiliser. Il montre ainsi comment la poursuite par chacun de ses intérêts personnels, y compris les plus pervers, tels ceux des libertins (il publie en 1724 une apologie des maisons de joie), favorise la multiplication des métiers et donc la croissance économique. S’opposant aux idées dominantes de son temps condamnant les dépenses de luxe, il insiste au contraire sur leur importance pour stimuler l’emploi et stigmatise la frugalité ainsi que l’épargne, publique comme privée. L’argent doit circuler. Même le vol, quoique moralement condamnable, est un moyen de faire circuler l’argent thésaurisé par les riches. Mandeville estime par ailleurs que, dans une société normale, il y a des pauvres et des habitants astreints à des travaux pénibles. Il considère que c’est là une situation inévitable que la croissance peut atténuer. Mais on ne peut éradiquer la pauvreté et il faut au contraire, dans une société prospère, beaucoup de pauvres. C’est ce qui l’amène à critiquer l’existence de maisons de charité destinées à leur éducation. Expliquant que les pouvoirs publics n’ont pas à intervenir dans la vie économique de la société, Mandeville est considéré comme un précurseur du laisser-faire, bien qu’il prône des mesures mercantilistes en ce qui concerne le commerce extérieur. La Fable des abeilles fut condamnée à deux reprises par le grand jury du Middlesex, ce qui n’empêcha pas Mandeville d’en publier plusieurs éditions subséquentes, enrichies d’une « défense ». Il était sans doute protégé par lord Macclesfield, juge en chef de 1710 à 1718, puis chancelier (deuxième fonctionnaire de l’État) de 1718 à 1725, dont il était proche.

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Un héritage contrasté C’est à titre posthume que grandit surtout la célébrité de Mandeville. Il influença des auteurs aussi différents que David Hume, Adam Smith, Karl Marx, John Maynard Keynes et Friedrich Hayek. Critique de sa conception du vice et de la vertu, Adam Smith a paraphrasé, sans le citer, un passage de Mandeville sur la division du travail. Marx a lui aussi imité le style de Mandeville en écrivant sur les répercussions importantes du crime sur le développement des forces productives, son utilité pour faire vivre avocats, juges, geôliers, bourreaux et serruriers. Mais il cite Mandeville, qualifié d’« infiniment plus audacieux et honnête que les philistins apologistes de la société bourgeoise ». Keynes considère Mandeville comme un précurseur de sa théorie de la demande effective et cite longuement La Fable des abeilles à la fin de sa Théorie générale. À l’encontre des moralistes et des économistes pour qui il n’est pas de salut hors de l’épargne, publique comme privée, Mandeville met en garde contre les dangers de la frugalité et prône la stimulation de la demande, en particulier par l’encouragement des dépenses de luxe. Keynes ne pouvait qu’applaudir un homme qui a écrit : « Tout l’art de rendre une nation heureuse et florissante consiste à donner à chacun la possibilité d’être employé. » Frère ennemi de Keynes, Hayek voyait lui aussi en Mandeville un précurseur, parce que cet avocat du laisser-faire fut le premier à avoir développé l’idée de la croissance spontanée de structures sociales ordonnées. Mandeville, qui, selon le témoignage de Benjamin Franklin, qui l’a rencontré dans un cabaret, était « le compagnon le plus facétieux et le plus amusant », aurait sans doute été le premier amusé, sinon flatté, de voir les multiples recettes auxquelles ses idées ont donné naissance.

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Mandeville en quelques dates 1670 : naissance le 15 novembre à Dordrecht, en Hollande ; son père était un médecin réputé. 1685-1691 : études de philosophie et de médecine à l’université de Leyde. 1691 : obtient le grade de médecin. Il voyage en Europe, entre autres à Paris et à Rome. 1694 : installation en Angleterre, où il mène une carrière de spécialiste des maladies nerveuses. 1699 : épouse Elizabeth Lawrence, qui décède en 1732 ; ils auront six enfants, dont quatre meurent en bas âge. 1704 : Typhon or the Wars between the Gods and the Giants : A Burlesque Poem. 1705 : The Grumbling Hive : or, Knaves turn’d Honest (La ruche mécontente, ou les coquins devenus honnêtes), poème publié anonymement. 1709 : The Virgin Unmask’d. 1711 : A Treatise of the Hypochondriack and Hysterick Passions. Nouvelle édition en 1730. 1714 : The Fable of the Bees : or, Private Vices, Publick Benefits, publié anonymement. Deuxième édition augmentée en 1723. D’autres éditions paraissent en 1724, 1725, 1728, 1729 et 1732. The Mischiefs that Ought Justly to Be Apprehended from a Whig-Government. 1720 : Free Thoughts on Religion, the Church and National Happiness. 1724 : A Modest Defence of Publick Stews, projet de régulation de la prostitution publié sous le pseudonyme de Phil Porney. 1725 : An Enquiry into the Causes of the Frequent Executions at Tyburn, proposant une réforme des prisons. 1729 : Deuxième partie de La Fable des abeilles. 1732 : An Enquiry into the Origin of Honour, and the Usefulness of Christianity in War. « A Letter to Dion », réponse à une critique de George Berkeley. 1733 : mort d’influenza le 21 janvier dans la banlieue londonienne de Hackney.

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MONTESQUIEU, OU L’ANATOMIE DE LA SOCIÉTÉ ET DU POUVOIR Écrivain, historien et philosophe, Montesquieu s’est opposé à l’idée selon laquelle l’histoire économique et sociale serait régie par des lois universelles. Partisan du libreéchange, il a mis en garde contre les abus de la finance.

Le président Montesquieu, baron de La Brède, est d’abord identifié à un livre, De l’esprit des lois, œuvre majeure dans l’histoire des idées sociales, politiques, économiques et juridiques, si tant est que l’on puisse séparer ces domaines du savoir. Leurs étroites interrelations sont d’ailleurs l’un des messages majeurs de ce livre, auquel Montesquieu affirme avoir consacré vingt années de labeur et dont le titre complet se poursuit : ou du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les mœurs, le climat, la Constitution, la religion et le commerce. Mais Montesquieu est beaucoup plus que l’homme d’un seul livre. Outre d’autres essais dans le domaine des sciences humaines, on lui doit des écrits dans celui des sciences naturelles et, surtout, des romans, dont les Lettres persanes, une peinture satirique de la société de son temps. Intellectuel, penseur social, historien, Montesquieu était avant tout écrivain, maître de la langue, et fut reçu à ce titre à l’Académie française. Viticulture et littérature Issu d’une famille de vieille noblesse de robe, il était fier de l’être et conscient de son rang et de ses prérogatives. Ce châtelain était aussi un riche propriétaire terrien, dur en affaires, qui a agrandi et amélioré ses domaines au fil des années. Il y cultivait de la vigne et élevait de grands vins, dont le Rochemorin, issu de son domaine du même nom, qu’il exportait, entre autres en Angleterre et en Hollande. C’est son métier de viticulteur et de commerçant en vin qui lui assurait les revenus lui permettant de 119

poursuivre ses recherches, de voyager et de fréquenter le grand monde, plus que son métier de juriste, qu’il a peu pratiqué, et sa charge de président du parlement de Bordeaux. Il a écrit que le succès en Angleterre de son livre De l’esprit des lois y a favorisé le succès de son vin. Montesquieu était aussi un séducteur. Pendant que son épouse gérait les affaires de leurs domaines, il sillonnait l’Europe et passait une grande partie de son temps à Paris, y fréquentant salons et clubs, y nouant quelques liaisons avec comtesses et marquises. Deux événements ont assombri la vie de cet homme qui se disait heureux. Ses efforts déployés pour obtenir un poste diplomatique ont été vains, pour un écrivain tout de même considéré comme sulfureux. Du début de la cinquantaine jusqu’à sa mort, à 66 ans, sa vue a graduellement baissé jusqu’à le rendre aveugle. Une vingtaine de copistes ont dû le seconder pour achever son chef-d’œuvre. Montesquieu se définit, dans De l’esprit des lois, comme un écrivain politique. Dans une « Défense » de son œuvre rédigée en réponse aux attaques venues des états-majors religieux – qui n’empêchera pas la mise à l’index du livre –, il écrit que « cet ouvrage a pour objet les lois, les coutumes et les divers usages de tous les peuples de la Terre. On peut dire que le sujet en est immense, puisqu’il embrasse toutes les institutions qui sont reçues parmi les hommes ». Le sujet et l’ambition sont en effet immenses ! Montesquieu s’appuie sur une érudition colossale et une observation attentive, menée trois années durant, des pays européens pour bâtir une histoire de l’humanité depuis ses origines. Il s’agit de dégager une rationalité dans ce qui peut apparaître, au premier regard, comme une histoire pleine de bruits et de fureur, racontée par un idiot et ne signifiant rien, pour paraphraser Shakespeare.

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Pas de lois déterministes et universelles de l’histoire Il s’agit en même temps de rejeter l’idée de l’existence de lois déterministes et universelles de l’histoire, analogues aux lois du monde physique. Montesquieu oppose à ces dernières les lois politiques et civiles. Il distingue les lois des mœurs et des coutumes, qui influencent en retour celles qui « doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre. […] Elles doivent être relatives au physique du pays ; au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la Constitution peut souffrir ; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières ». Cette vision relativiste se heurte de plein fouet à l’idée de lois naturelles et universelles dans le domaine social et économique que développeront, peu après le décès de Montesquieu, les physiocrates et leur chef de file François Quesnay. Elle domine encore aujourd’hui dans le domaine de la « science économique ». Les physiocrates ne s’y tromperont pas, en attaquant de front les thèses de l’auteur de De l’esprit des lois. Montesquieu distingue trois types de gouvernement : républicain, monarchique et despotique. Dans le premier, la « souveraine puissance » appartient soit au peuple dans son ensemble – on est alors en démocratie –, soit à une partie du peuple – c’est une aristocratie. Dans le régime monarchique, le pouvoir appartient au prince, mais il est encadré et limité par des lois fixes et établies ainsi que par des pouvoirs intermédiaires subordonnés, comme la noblesse. Sous le despotisme, le pouvoir s’identifie au bon vouloir et au plaisir d’un seul. Montesquieu ne cesse de s’attaquer au despotisme, qu’il avait déjà brocardé dans ses Lettres persanes. La liberté, définie comme « le droit de faire tout ce que les lois permettent », 121

est l’objectif fondamental, qui ne peut être atteint que dans un gouvernement modéré. Pour Montesquieu, la monarchie constitutionnelle britannique est le meilleur gouvernement possible. Quel que soit le régime en vigueur, le pouvoir tend toujours à l’abus : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » La doctrine de la « séparation » – le mot n’est pas de lui – des pouvoirs est sans doute l’une des plus célèbres idées de Montesquieu. Les puissances législative, exécutive et judiciaire ne doivent pas être détenues et exercées par la même personne ou le même groupe de personnes. Le moins qu’on puisse dire est que cet idéal de Montesquieu est encore loin d’être atteint aujourd’hui, comme sa condamnation de la torture et de l’esclavage, ou celle de la confusion entre lois religieuses et lois humaines. Les idées économiques Trois des trente et un livres de De l’esprit des lois et plusieurs passages des autres livres sont consacrés à des questions qu’on appellera, à partir des physiocrates, économiques. Montesquieu utilise le mot « commerce » comme synonyme de ce que l’on appelle économie. Faisant allusion à sa théorie du taux de l’intérêt comme loyer de l’argent, qui doit demeurer modéré pour stimuler le commerce, John Maynard Keynes a écrit que Montesquieu est « le plus grand économiste français, celui qu’il est juste de comparer à Adam Smith, et qui dépasse les physiocrates de cent coudées par la perspicacité, par la clarté des idées et par le bon sens ». Pour Montesquieu, chantre de la mondialisation heureuse avant la lettre, « le commerce guérit des préjugés destructeurs : et c’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces ». Le commerce est associé à la communication entre les peuples. Montesquieu est un partisan résolu du 122

libre-échange et s’oppose à tous les obstacles réglementaires et bureaucratiques à la circulation internationale des marchandises (entre autres du vin !). Il reconnaît toutefois que le commerce peut mener à l’enrichissement abusif de certains, et il écrit, dans un passage qui pourrait s’appliquer à notre époque, que « la finance détruit le commerce par ses injustices, par ses vexations, par l’excès de ce qu’elle impose ». C’est la concurrence qui fixe le juste prix des marchandises, comme le change la valeur relative des diverses monnaies nationales : « L’argent est le signe de la valeur des marchandises, le papier est un signe de la valeur de l’argent. » Montesquieu met en garde contre l’accumulation désordonnée de ces signes. Il explique pourquoi l’Espagne s’est appauvrie malgré l’afflux d’or et d’argent venu du Nouveau Monde. Si elle n’est pas associée à l’augmentation du commerce et à l’amélioration de l’industrie et de l’agriculture dans un pays, une telle accumulation de « richesse de fiction et de signe » ne peut mener qu’à une augmentation des prix désastreuse à long terme. De l’esprit des lois contient aussi un traité de finances publiques qui annonce certains débats actuels. Montesquieu définit les revenus de l’État comme cette « portion que chaque citoyen donne de son bien pour avoir la sûreté de l’autre, ou pour en jouir agréablement ». Il faut tenir compte, pour déterminer le niveau de l’impôt, des nécessités de l’État comme de celles du citoyen, et exiger, non pas ce que le peuple peut donner, mais ce qu’il doit donner, sans quoi on risque d’encourager l’inaction et le dégoût du travail. Montesquieu préfère un impôt sur les marchandises, plus indolore, et avancé par les marchands, à un impôt sur les personnes ou sur les terres. Parmi les nécessités de l’État, il mentionne le secours des personnes dans le besoin : « Quelques aumônes que l’on fait à un homme nu dans les rues ne remplissent point les obligations de l’État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, un

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vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé. » Ici encore, l’idéal de Montesquieu est loin d’avoir été réalisé en plusieurs endroits du monde.

Montesquieu en quelques dates 1689 : naissance le 18 janvier à La Brède, près de Bordeaux, de Charles-Louis de Secondat. 1696 : décès de sa mère. 1700-1705 : études au collège de Juilly, près de Meaux. 1705-1708 : études de droit à la faculté de Bordeaux. 1708 : licencié en droit le 12 août, il est reçu avocat au parlement de Bordeaux. 1709-1713 : premier de multiples séjours à Paris. 1713 : devient baron de La Brède après le décès de son père, survenu le 16 novembre. 1714 : achat d’une charge de conseiller au parlement de Bordeaux. 1715 : épouse le 30 avril Jeanne de Lartigue, de confession protestante. 1716 : élection à l’Académie royale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, où il s’intéresse à divers sujets de sciences naturelles. Hérite de son oncle la charge de président à mortier (du nom du bonnet des magistrats) du parlement de Bordeaux. Il devient baron de Montesquieu. 1721 : Lettres persanes. 1724 : devient le familier du Premier ministre, le duc de Bourbon, et commence à fréquenter les salons. 1726 : résilie sa charge de président à mortier. 1728 : reçu le 15 janvier à l’Académie française. 1728-1731 : voyage à travers l’Europe, dont dix-sept mois en Angleterre. 1730 : admis à la Royal Society ; intronisé en franc-maçonnerie à Londres. 1734 : Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Installation rue Saint-Dominique à Paris, où il passera au moins la moitié de l’année jusqu’à sa mort.

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1744 : début de ses problèmes de vision, provoqués par une cataracte, qui le rendront presque aveugle en 1747. 1748 : De l’esprit des lois. 1751 : De l’esprit des lois est mis à l’index par le Vatican le 29 novembre. 1753 : « Essai sur le goût », publié dans l’Encyclopédie. 1755 : mort à Paris le 10 février, d’une congestion pulmonaire.

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VINCENT DE GOURNAY, PRÉCURSEUR DU LIBÉRALISME ET PROTECTIONNISTE Contemporain de Quesnay, Vincent de Gournay répand ses idées grâce à son « cercle ». Fondateur de la première école de pensée libérale, il prône néanmoins un libéralisme moins dogmatique et plus modéré que celui des physiocrates.

Dans le domaine de l’histoire des idées économiques, le nom de Vincent de Gournay est beaucoup moins connu que celui de son contemporain François Quesnay. L’école des physiocrates que ce dernier a fondée voit le jour au moment où Gournay, déçu de la faible réception de ses idées, meurt emporté par un cancer, à l’âge de 47 ans. Pourtant, l’influence qu’il a exercée, entre autres à travers le groupe auquel on a donné son nom, est aussi, sinon plus, importante que celle du docteur Quesnay. Il est à l’origine d’un libéralisme moins dogmatique et plus modéré que celui des physiocrates. Commerçant, espion et administrateur public D’abord élève des Oratoriens et des Jésuites, où il acquiert les fondements philosophiques de sa vision du monde, Gournay commence dès l’âge de 17 ans une carrière de négociant international qui dure quinze ans et lui donne une connaissance approfondie et concrète des activités économiques. Il est ensuite appelé par le ministre de la Marine à accomplir des tâches qui ne sont pas sans ressembler à de l’espionnage économique et même militaire, au moment où la France et l’Angleterre sont en guerre. Les informations qu’il rassemble au cours de ses voyages en Europe, dans le contexte du processus de mondialisation en cours, lui indiqueront la voie à suivre pour que son pays retrouve une position dominante dans le concert des nations.

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En 1751 commence sa troisième carrière, celle d’administrateur public à titre d’intendant du Commerce. Jusqu’à sa démission, provoquée à la fois par ses ennuis de santé et d’argent, et sans doute par un sentiment d’échec, il se fait l’avocat infatigable d’une libéralisation des activités économiques qu’il oppose à l’interventionnisme colbertiste alors dominant. Il parcourt la France pour y étudier les conditions économiques, rédige un grand nombre de mémoires et, surtout, s’entoure d’un groupe de jeunes administrateurs et économistes, le « cercle de Vincent de Gournay », qui répand ses idées dans de nombreuses publications. C’est, avant celle des physiocrates, une première école de pensée libérale en France. Gournay n’a pas laissé de traité et, pendant longtemps, plusieurs de ses écrits ont été considérés comme disparus. En 1752, il décide de traduire des œuvres des auteurs anglais Josiah Child et Thomas Culpeper, dans le but d’appuyer ses propres thèses pour favoriser la croissance économique de la France. Il accompagne cette traduction de « Remarques » aussi longues que les œuvres traduites. Les traductions sont publiées en 1754, mais sans les remarques, dont les patrons de Gournay craignent l’impact. Ces remarques, qui constituent d’une certaine manière l’œuvre théorique principale de Gournay, n’ont été redécouvertes qu’au début des années 1980, en même temps que plusieurs autres écrits, mémoires et correspondance, à la bibliothèque municipale de Saint-Brieuc, par le chercheur japonais Takumi Tsuda. Science du commerce et laisser-faire Bras droit de Quesnay, Mirabeau a attribué à Gournay l’expression « laissez faire, laissez passer ». Il semble toutefois que l’expression « laissez-nous faire » ait été prononcée pour la première fois par le marchand Le Gendre en réponse à une question de Colbert. Mais, même si on ne trouve pas l’expression dans les écrits de Gournay, l’idée y est omniprésente et constitue le fil conducteur de ses propositions économiques. Elle s’appuie sur ce qu’on appelle à 128

l’époque la « science du commerce ». Sous la plume de Gournay et celle de ses disciples, le mot « commerce » est synonyme d’activité économique, qu’elle soit agricole, manufacturière ou marchande. La science du commerce est donc la science de l’économie, dont Gournay, comme plusieurs de ses contemporains, estime qu’il s’agit d’une discipline fondée sur des connaissances empiriques au même titre que les sciences de la nature. Il y a, à sa base, l’idée que l’homme est un être libre et raisonnable, mieux en mesure de connaître et de satisfaire son intérêt propre que toute autre personne ou que tout gouvernement. Il convient donc, nonobstant les défauts et imperfections multiples des individus, de les laisser poursuivre leurs fins propres, de libérer leur initiative. Il doit en être ainsi dans le domaine de l’économie et en particulier dans celui du travail. Contre les idées des mercantilistes et contre celles des physiocrates, Gournay considère que la source de la richesse se trouve dans la production, tant industrielle qu’agricole, et que le moteur de la production est le travail. Il faut donc libérer le travail de toutes les entraves qui l’enserrent dans la France d’Ancien Régime : corporations, guildes, maîtrises, avec leurs durées d’apprentissage et leurs hiérarchies. Les travailleurs doivent pouvoir circuler comme bon leur semble, à l’extérieur comme à l’intérieur du pays. La liberté du travail doit accompagner celle de l’activité manufacturière. Opposés aux corporations, Gournay et ses disciples le sont tout autant à l’égard des monopoles et des innombrables réglementations qui paralysent plus qu’elles ne stimulent les activités des entreprises. Il faut abolir les fonctions de ces inspecteurs zélés qui contrôlent les entreprises. Il faut aussi supprimer celles des fermiers généraux, qui perçoivent, pour leur propre intérêt plutôt que pour celui du public, une multitude de taxes et de droits qu’il conviendrait de remplacer par un impôt unique sur tous les revenus, une proposition très originale et moderne pour l’époque. Il faut, enfin, supprimer toutes les entraves à la libre circulation 129

des biens, et en particulier des grains. C’est la concurrence, plutôt que les réglementations, qui assurera la prospérité des hommes et de la nation. Libéralisme réglementé et protectionnisme Gournay n’est pas pour autant l’apôtre d’un libéralisme radical et dogmatique comme celui que prônent les physiocrates, ancêtres du néolibéralisme contemporain. C’est par l’expression « liberté et protection » qu’il décrit son programme. La liberté économique doit être garantie par un État qui assure son encadrement légal et qui protège les pauvres et les laborieux contre les intérêts des riches et des oisifs. Plus encore, l’État doit stimuler le commerce de manière à assurer une croissance économique qui replace la France dans la concurrence internationale, course dans laquelle elle a depuis longtemps cédé sa place à la Hollande et à l’Angleterre, et où elle est maintenant menacée par l’Espagne. Sur le plan de la politique économique, Gournay propose ainsi un programme en quatre points. Le premier consiste à réduire le taux d’intérêt, ce qui permettrait entre autres de contrer la tendance à investir plus dans la finance que dans les activités productrices. C’est, pour Gournay, le bas taux d’intérêt, prôné par Child, qui est un des principaux moteurs de la croissance de l’économie anglaise. La deuxième mesure est la mise en place d’un système de crédit public pour créer les instruments financiers nécessaires à l’accroissement de la production. Troisièmement, il faut établir, comme en Angleterre, un acte de navigation qui, forçant à utiliser des navires français pour le commerce international, favoriserait la marine nationale, vecteur majeur de la puissance économique autant que militaire. La quatrième mesure est la mise en place d’un bureau du commerce pour assurer la cohérence de la politique commerciale.

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On le voit, le libéralisme de Gournay est mitigé. En particulier, l’acte de navigation est une mesure protectionniste, comme peuvent l’être les activités d’un bureau du commerce. En cela, la pensée de Gournay est semblable à celle de plusieurs de ses prédécesseurs et contemporains, tant en Angleterre qu’en France. Partisan du laisser-faire à l’intérieur des frontières nationales, il ne l’est pas du libre-échange à l’extérieur. Dans un monde marqué par un protectionnisme souvent agressif, la France doit se défendre avec les mêmes armes que ses concurrents.

Vincent de Gournay en quelques dates 1712 : naissance à Saint-Malo, le 28 mai ; son père, Claude Vincent, est un négociant important de la ville. 1722-1726 : études au collège des Oratoriens de Juilly. 1729-1744 : direction des opérations du comptoir familial à Cadix, en Espagne. 1744 : se rend à Paris à la demande du ministre de la Marine, Maurepas, pour organiser le rapatriement des fonds des commerçants français bloqués aux Antilles par la guerre de succession d’Autriche. 1746-1747 : séjours à Hambourg, à Vienne, en Hollande et en Angleterre, où il remplit une mission d’information à la demande de Maurepas. 1744 : hérite du marquisat de Gournay après le décès de son associé Jamets de Villebarre, dont il épouse l’année suivante la veuve, Clotilde de Verduc. 1749 : achat d’une charge de conseiller au Grand Conseil. 1751 : acquisition de la charge d’intendant du Commerce ; entrée en fonction au bureau du Commerce. 1752 : formation d’un groupe d’économistes partisans du libéralisme. 1753 : Mémoire adressé à la chambre de commerce de Lyon. Réflexions sur la contrebande. 1753-1756 : tournées d’inspection à travers la France ; il est accompagné par Turgot à partir de 1755.

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1754 : publication de sa traduction d’Observations sur le commerce et l’intérêt de Josiah Child et du Traité sur l’usure de Thomas Culpeper ; ses commentaires ne sont pas publiés, mais connaissent une large circulation. 1755 : Mémoire sur la Compagnie des Indes. 1757 : Observations sur l’agriculture, le commerce et les arts de la Bretagne. Dégradation rapide de son état de santé. 1758 : démissionne de ses fonctions d’intendant du Commerce. Avec Simon Clicquot-Blervache, Considérations sur le commerce, et en particulier sur les compagnies, sociétés et maîtrises. 1759 : décès à Paris le 27 juin d’une tumeur à la hanche.

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ÉTIENNE BONNOT DE CONDILLAC, DES SENSATIONS À LA VALEUR Condillac fait de la satisfaction des besoins le fondement de la valeur des choses. Opposé aux physiocrates en ce qu’il affirme la productivité de toutes les activités et non pas seulement de l’agriculture, il est néanmoins comme eux favorable à l’instauration de politiques libérales.

On se souvient moins aujourd’hui de Condillac que de ses amis Voltaire, Diderot, Rousseau et d’Alembert. Ces derniers avaient la plus grande estime pour cet abbé familier des salons qui n’aurait célébré qu’une messe dans sa vie. Au milieu des années 1750, cet homme plutôt timide et renfermé était adulé et célèbre. L’attaque frontale qu’il avait lancée, dans son Traité des systèmes, contre la métaphysique spéculative de Descartes et de ses disciples en avait fait, d’une certaine manière, « le philosophe des philosophes » des Lumières. Condillac ne suivait pas ces derniers dans leur croisade contre les pouvoirs temporel et spirituel de l’époque. Jusqu’à la fin de sa vie, il professera une orthodoxie catholique qui n’est pas sans entrer en contradiction avec ses idées. Tuteur du petit-fils du roi de France, il se glorifiera d’avoir été le confident de ce dernier. Mais son conservatisme ne l’empêchera pas de dîner chaque semaine, dans un restaurant du Palais-Royal, avec Rousseau et Diderot. C’est d’ailleurs ces derniers qui feront en sorte que son premier ouvrage, Essais sur l’origine des connaissances humaines, soit publié. Ce premier livre est imprégné par les thèses empiristes développées en Angleterre par John Locke et dont l’œuvre d’Isaac Newton illustre la fécondité. Comme plusieurs autres penseurs de son époque, Condillac ambitionne de consacrer à l’être humain, à sa pensée et à ses actions, la méthode d’analyse que Newton a appliquée à la connaissance de l’univers. Le point de départ de toute connaissance doit être l’observation et l’expérience. Newton a écrit qu’il n’avait pas besoin d’hypothèses. Condillac affirme qu’il n’y a pas d’idées innées chez l’homme, de connaissance préalable à 133

la perception. Il développe ses thèses de manière originale dans son œuvre majeure, le Traité des sensations, dans laquelle il se sert de l’image d’une statue successivement dotée des cinq sens pour montrer comment les sensations sont à la base de toute pensée et de toute activité humaine : « Le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc. ne sont que la sensation même qui se transforme différemment. » Condillac est de ce fait le chef de file de l’école dite du sensualisme. Les fondements de la science économique C’est à l’occasion de son séjour à Parme et de son tutorat du prince Ferdinand que Condillac commence à s’intéresser aux questions économiques. Il appliquera à l’étude de ce domaine de l’action humaine la même méthode, dérivée de sa réflexion philosophique, qu’à ses travaux sur la linguistique, la psychologie, l’esthétique, l’histoire ou l’éducation. Le livre qu’il publie en 1776, la même année que celle de la sortie de la Richesse des nations d’Adam Smith, s’intitule Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre. Ce titre n’en décrit pas bien le contenu. Il s’agit en fait d’un traité consacré aux fondements de ce que Condillac, à la suite des physiocrates, appelle la science économique. Il n’a pas connu la notoriété de celui d’Adam Smith, mais il constitue, à bien des égards, un ouvrage précurseur de la théorie économique moderne, plus particulièrement de la théorie néoclassique. Le concept fondamental de la science économique est, pour Condillac, la valeur. Mais cette valeur ne découle pas, comme chez Adam Smith et une grande partie des économistes dits classiques, d’une grandeur objective préalable, telle que le temps de travail. L’origine de la valeur se trouve, comme celle de toutes les idées humaines, dans les sensations. Les sensations se manifestent dans le domaine économique par les besoins : « Or ce sont les besoins que nous nous sommes faits et les moyens que nous employons pour les satisfaire, qui font nos coutumes, nos usages, 134

nos habitudes, en un mot, nos mœurs. » Du besoin, on passe à la satisfaction et de là à l’utilité. La valeur des choses découle de leur utilité, c’est-à-dire de leur aptitude à satisfaire les besoins. Il s’agit donc d’une grandeur subjective : « La valeur est moins dans la chose que dans l’estime que nous en faisons et cette estime est relative à notre besoin : elle croît et diminue comme notre besoin croît et diminue lui-même. » La valeur est donc préalable à l’échange. Et l’échange n’a de sens que s’il s’effectue entre des valeurs inégales. On échange en effet ce qui a moins d’utilité pour nous – et que Condillac appelle le « surabondant » – contre ce qui a plus d’utilité. Cela est possible puisqu’une même chose a des valeurs différentes pour différentes personnes. Condillac distingue par ailleurs la valeur, ainsi décrite, du prix : « Dès que nous avons besoin d’une chose, elle a de la valeur. […] Ce n’est que dans nos échanges qu’elle a un prix. » Le prix dépend ainsi d’une série de facteurs reliés aux échanges, de la concurrence entre acheteurs et vendeurs, du rapport entre l’offre et la demande. La production est définie comme une création de nouvelles utilités. Dès lors, elle ne se limite pas, comme chez les physiocrates, à l’agriculture, mais elle comprend aussi toute forme de travail, manufacturier ou commercial, qui ajoute de l’utilité. Le commerce distribue le produit annuel, déterminant les prix sous des conditions concurrentielles. La répartition du produit s’effectue entre quatre catégories d’agents : le propriétaire foncier, le capitaliste, l’entrepreneur et le salarié. Il faut noter que la distinction entre entrepreneur et capitaliste sera longtemps oubliée avant d’être reprise au XXe siècle.

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Politiques économiques Le livre de Condillac n’est pas qu’une réflexion théorique sur les fondements de l’économie. Il constitue aussi une intervention dans un débat acerbe qui fait rage en France depuis une vingtaine d’années, débat centré sur la liberté du commerce des grains mais qui s’étend à l’ensemble des politiques économiques, dont la fiscalité, et aux rapports entre l’État et l’économie. On dit que Condillac aurait écrit pour appuyer les efforts de libéralisation menés par son ami Turgot, ministre des Finances depuis 1774, qui sera forcé à la démission en 1776 à la suite des résistances que ses politiques soulèvent. Cette date marque aussi le chant du cygne de l’école physiocratique, qui est le fer de lance de l’opposition aux politiques de réglementation. En affirmant la productivité de toutes les activités économiques et non de la seule agriculture, Condillac s’oppose sur le front théorique aux physiocrates, qui l’ont d’ailleurs durement critiqué. Mais il se retrouve dans le même camp que ces derniers dans la lutte pour l’instauration de politiques libérales : « Faire et laisser faire, voilà qui devrait être l’objet de toutes les nations. » La deuxième partie du Commerce et du gouvernement est presque exclusivement consacrée aux obstacles que posent au commerce les réglementations de tous ordres : douanes et péages, monopoles et privilèges accordés aux compagnies et corporations, manipulations monétaires, spéculations, multiplicité des taxes, emprunts et dépenses excessifs des États. Condillac, qui a consacré une grande partie de ses écrits, en particulier ses cours destinés au prince Ferdinand et son discours d’entrée à l’Académie française, à des réflexions sur l’histoire, distingue trois grandes phases dans l’évolution de l’humanité : la « vie grossière », dans laquelle seuls les besoins fondamentaux sont satisfaits : la « vie simple », avec la division du travail et la monnaie, mais des besoins modérés ; la « vie molle », caractérisée par les excès et la dépravation. Sa préférence va à la deuxième phase. Sa recette pour un développement optimal consiste à combiner des besoins modérés 136

avec la liberté économique et la concurrence. Toutefois, dans les dernières années de sa vie, Condillac se montre de plus en plus pessimiste quant aux possibilités de progrès de la société. Son frère Gabriel Bonnot (1709-1785), philosophe mieux connu sous le nom d’abbé de Mably, critique lui aussi durement la société de son temps, mais il en attribue les maux à la propriété privée et au despotisme, et ses propositions de propriété commune et d’égalité en font un précurseur du socialisme. Il a publié en 1768 Doutes proposés aux philosophes et aux économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Les désaccords profonds entre ces avocats du libéralisme et du socialisme n’ont pas empêché Mably d’être le premier éditeur des œuvres complètes de son frère, en vingt-trois volumes, en 1798.

Condillac en quelques dates 1714 : naissance le 30 septembre à Grenoble, dans une famille de « noblesse de robe ». 1720 : son père acquiert le domaine de Condillac. 1727 : au décès de son père, il déménage à Lyon chez son frère aîné et y poursuit ses études au collège des Jésuites. 1733 : son frère, l’abbé de Mably, l’amène à Paris où il étudie la théologie à Saint-Sulpice et à la Sorbonne. 1740 : ordonné prêtre, il n’exercera pas le sacerdoce. Rencontre Jean-Jacques Rousseau, qui demeurera un ami proche pendant toute sa vie. 1740-1758 : fréquente les salons de Paris et se lie d’amitié avec plusieurs encyclopédistes. 1746 : Essai sur l’origine des connaissances humaines. 1749 : élu à l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin. Traité des systèmes. 1754 : Traité des sensations. 1755 : Traité des animaux. 1756 : ne donne pas suite à l’invitation de Voltaire à séjourner dans sa retraite suisse.

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1758-1767 : séjour à Parme, où il est tuteur du petit-fils du roi Louis XV, le prince Ferdinand (1751-1801), duc de Parme à partir de 1765. 1768 : élu membre de l’Académie française ; refuse de s’occuper de l’éducation des fils du dauphin Louis de France, fils de Louis XV, les futurs Louis XVI, Louis XVIII et Charles X. 1773 : se retire dans le château de Flux, qu’il a acheté près de Beaugency. 1775 : Cours d’études pour l’instruction du prince de Parme, en treize volumes comprenant : Grammaire, De l’art d’écrire, De l’art de raisonner, Histoire ancienne, Histoire moderne. 1776 : Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre. 1780 : La logique, ouvrage rédigé à la demande du comte Ignace Potocki, au nom du gouvernement de la Pologne. Décède d’une fièvre le 2 août à Flux, laissant inachevée La langue des calculs, publiée en 1798.

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JEREMY BENTHAM, FONDATEUR DE L’UTILITARISME Partisan de l’abolition des privilèges, Bentham analyse les plaisirs et les peines des individus. D’abord disciple du libéralisme d’Adam Smith, il s’éloigne du laisser-faire et donne à l’État un rôle prépondérant.

Juriste, criminologue avant l’heure, philosophe, penseur du social, du politique et de l’économie, Jeremy Bentham était un boulimique de l’écriture. Il a laissé des dizaines de milliers de pages manuscrites dont seule une mince partie a trouvé le chemin de l’édition. Bentham ne se souciait pas vraiment d’être publié, mais voulait tout de même, inlassablement, convaincre ses contemporains de mettre en œuvre les réformes qu’il jugeait indispensables pour atteindre « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». C’est ainsi qu’il s’adresse aux décideurs dans son pays, aux artisans de la Révolution française, aux dirigeants de plusieurs pays européens – dont les « despotes éclairés » Frédéric II de Prusse, Catherine II de Russie et Joseph II d’Autriche –, au président des États-Unis et aux dirigeants d’autres pays américains. En désespoir de cause, il s’adressera directement au peuple américain dans une lettre ouverte publiée en 1817. Malgré ses échecs répétés, il jouit d’une grande réputation, entre autres auprès d’économistes célèbres, tels Adam Smith et David Ricardo, et il est, pendant vingt-cinq ans, le protégé du Premier ministre britannique lord Shelburne. Sa rencontre de 1808 avec l’économiste et historien James Mill, qui le convertit au réformisme démocratique, est déterminante. Elle marque la naissance de ce que l’on appelle le « radicalisme philosophique », dont le programme comprend le suffrage universel, le scrutin secret, le découpage plus égalitaire des circonscriptions, l’abolition des privilèges de l’aristocratie et de la propriété foncière, la liberté d’expression et de presse, la légalisation des syndicats, la condamnation de l’esclavage et de la colonisation, la généralisation 139

de l’éducation publique. Une première victoire politique du radicalisme sera le Reform Bill, qui, en 1832, peu de temps après le décès de Bentham, élargit le suffrage et abolit certaines pratiques de corruption. Le calcul des plaisirs et des peines Il y a, dans l’œuvre multiforme et l’action incessante de Bentham, une ligne directrice : le principe d’utilité, qu’il oppose à ceux de l’ascétisme ou de la sympathie. Il n’est ni le seul ni le premier à avoir énoncé ce principe, dont on trouve des formulations chez Francis Hutcheson, David Hume, Cesare Beccaria et ClaudeAdrien Helvétius, mais Bentham est celui qui en a donné les plus longs développements et les plus larges applications, au niveau de l’action tant individuelle que collective. Ce principe s’appuie sur une conception de l’être humain qui s’imposera en économie avec l’émergence de la théorie néoclassique : celle d’un individu guidé par son intérêt, dont l’action est entièrement déterminée par la recherche du plaisir et l’évitement de la peine. Pour Bentham, le plaisir et la peine sont des grandeurs qui peuvent être calculées, et il consacre plusieurs passages de ses écrits à proposer des modalités très précises de felicific calculus. Il distingue ainsi quatorze sortes de plaisirs et douze catégories de peines. Chaque plaisir peut être mesuré par sa durée, son intensité, sa proximité, sa probabilité, sa fécondité, son extension et sa pureté. Les plaisirs varient selon les individus en fonction de trente-deux circonstances. L’argent est l’étalon permettant de mesurer et de comparer les plaisirs. En économie, on atteint le bonheur par la richesse, cette dernière étant le fruit du travail, qui constitue une peine. Alors que l’individu cherche spontanément à maximiser le plaisir et à minimiser la peine, l’État a pour fonction d’accroître l’utilité en visant à obtenir le plus grand plaisir pour le plus grand 140

nombre. C’est l’utilité qui est le fondement de l’action des pouvoirs publics, et en particulier du pouvoir juridique, à l’étude duquel Bentham consacrera le plus clair de son énergie, multipliant les propositions détaillées de codes juridiques. Abolition de la peine de mort, de la torture et de la déportation, proportionnalité entre les peines et les délits, décriminalisation de l’homosexualité, égalité entre les sexes, droit de divorcer figurent parmi les moyens proposés pour augmenter l’utilité collective. Il consacre beaucoup de temps, d’énergie et d’argent à la promotion d’un projet de bâtiment, le panoptique, pour l’enfermement et la surveillance des prisonniers, dont des versions modifiées pourraient aussi servir pour loger les pauvres, les indigents, les malades et les fous. Le principe panoptique d’inspection continuelle peut même être étendu aux écoles, aux entreprises et aux bureaux gouvernementaux. Bentham est par ailleurs l’un des premiers penseurs à défendre les droits des animaux, susceptibles eux aussi de ressentir peines et plaisirs. Les idées économiques Les avis sont partagés sur les idées économiques de Bentham. Alors qu’il est vu par les uns, dont Karl Marx et John Maynard Keynes, comme un apôtre du libéralisme classique, d’autres, en particulier Friedrich Hayek, le considèrent comme un précurseur du collectivisme. De son côté, William Stanley Jevons voit en lui le principal inspirateur de la théorie de la valeur-utilité et de l’analyse marginaliste, qui s’imposera dans la pensée économique du XXe siècle. D’autres soulignent que, chez Bentham, c’est d’abord le travail qui se présente comme fondement de la richesse et donc première source de la valeur. Comme c’est souvent le cas, la vérité – qui n’est jamais simple et rarement pure, disait Oscar Wilde – se situe au confluent de ces diverses opinions. Et Bentham a modifié, parfois radicalement, ses positions au cours de sa longue carrière.

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Il se présente d’abord comme un disciple du libéralisme d’Adam Smith, qui est son ami. Il publie d’ailleurs son premier ouvrage, Fragment sur le gouvernement, la même année que la Richesse des nations, en 1776. Son premier écrit économique, Défense de l’usure, paraît onze ans plus tard. D’une certaine manière, Bentham s’y révèle plus smithien que Smith, qui encadre le principe de l’usure d’une limitation légale du taux de l’intérêt. Bentham propose au contraire d’abolir toute fixation d’un taux limite à l’intérêt. Le prêt d’argent est une transaction entre adultes consentants, l’usure n’est donc pas un vice et son interdiction, en restreignant les possibilités de choix individuel, augmente plus la peine qu’elle ne diminue le plaisir. À partir de son Manuel d’économie politique et dans les écrits qui suivent, Bentham s’éloigne du laisser-faire et donne à l’État un rôle de plus en plus important. Il distingue les « non-agendas », actes pour lesquels l’initiative privée est plus utile que l’intervention de l’État, des « agendas », pour lesquels les pouvoirs publics peuvent au contraire augmenter l’utilité collective. Or ces agendas se révèlent nombreux. Ainsi Bentham est-il fort préoccupé par l’existence et les conséquences sociales du chômage. Il estime, contrairement aux opinions de ses contemporains Jean-Baptiste Say, David Ricardo et James Mill, que des politiques de stimulation monétaire et de travaux publics sont susceptibles de favoriser l’emploi. Mais, comme Ricardo et Thomas Malthus, il s’oppose aux lois sur les pauvres, qui désincitent au travail, et propose de regrouper ces derniers dans des « industry-houses », où ils fourniront un travail productif. Bentham a fait des propositions détaillées de contrôle du système financier et bancaire, en particulier de l’assurance. Favorable à des revenus équitablement partagés, il propose une réforme fiscale rendant l’impôt progressif. Il évoque l’idée d’un taux de salaire minimum. Dans un autre domaine, le système hospitalier comme celui de l’enseignement doivent aussi relever de la responsabilité de l’État. Il propose un système public d’assurance 142

sociale. L’État a aussi un rôle à jouer dans la collecte et la diffusion de l’information, qui est un bien public, comme dans la mise en place d’un système de transport. De manière plus générale, l’État et la législation doivent assurer à la société quatre objectifs de façon à promouvoir le maximum d’utilité, et donc de bonheur : la sûreté, l’égalité, la subsistance et l’abondance. Les deux derniers sont l’objet propre de l’économie et découlent de l’augmentation des richesses.

Bentham en quelques dates 1748 : naissance à Houndsditch, dans la banlieue de Londres, le 15 février, d’un père avocat. 1759 : décès de sa mère. 1755-1760 : études à l’école de Westminster. 1760-1763 : début des études au Queen’s College d’Oxford. 1763 : reçu au Lincoln’s Inn, à Londres, comme étudiant en droit. 1769 : reçu avocat. 1774 : son père s’oppose à son mariage avec une orpheline sans fortune ; il demeurera célibataire. 1776 : Fragment sur le gouvernement. 1785-1788 : voyage en Europe et séjour à partir de février 1786 en Russie, à Crichoff, où son frère travaille comme ingénieur au service du prince Potemkine. 1787 : Défense de l’usure. 1789 : Introduction aux principes de la morale et de la législation. 1791 : Panoptique. 1792 : déclaré citoyen honoraire de la France le 23 août. Décès de son père, dont l’héritage lui permet de vivre confortablement jusqu’à la fin de sa vie. 1793 : Manuel d’économie politique. 1798 : Esquisse d’un ouvrage en faveur des pauvres. 1802 : Traités de législation civile et pénale. 1808 : rencontre avec James Mill. 1811 : Théorie des peines et des récompenses.

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1813 : indemnité du Parlement britannique pour les dépenses engagées dans son projet de panoptique. 1816 : Tactique des assemblées législatives ; Traité des sophismes politiques. 1817 : Chrestomathia. 1823 : Traité des preuves judiciaires. 1824 : fondation, avec James Mill, de la Wetsminster Review, destinée à diffuser les idées de l’utilitarisme et du radicalisme philosophique. 1830 : Code constitutionnel. 1832 : décès le 6 juin à Londres ; il lègue son corps à la science pour qu’il soit disséqué, ce qui ne se fait alors que pour les criminels.

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SAINT-SIMON, PROPHÈTE DE L’INDUSTRIALISME Penseur du développement historique et réformateur social, Saint-Simon annonce l’avènement de l’âge industriel, caractérisé par la suprématie de la science et le dépérissement de l’État. Le travail y occupe la place centrale.

Dans l’histoire des idées sociales, Claude-Henri de Saint-Simon est à coup sûr l’un des personnages les plus colorés, dont les portraits sont les plus contrastés et les idées les plus diversement interprétées. Tour à tour considéré comme précurseur de l’anarchisme, du socialisme, du positivisme et du libéralisme, il est aujourd’hui revendiqué par les apôtres de la révolution managériale et de la société post-industrielle. Alternant les phases d’hyperactivité et de dépression, mégalomane et philanthrope, ce petit-neveu du duc de Saint-Simon, mémorialiste de la cour de Versailles, prétendait descendre de nul autre que Charlemagne. Génie pathologique pour les uns, nouveau Descartes pour les autres, à la fois rationaliste, utopiste et mystique, il saura rassembler autour de lui, dans les dernières années de sa vie, un noyau de fidèles inconditionnels qui seront à l’origine d’une école – d’aucuns diront une secte – qui essaimera en France, mais aussi en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis et en Amérique latine, et dont il subsiste, encore aujourd’hui, des traces. Un véritable roman Si on la compare à celle, souvent terne et sans relief, de plusieurs grands noms de l’économie, on peut dire que la vie mouvementée de Saint-Simon est un véritable roman. Elle commence par le métier des armes, Saint-Simon s’enorgueillissant d’avoir combattu avec Washington et La Fayette durant la guerre d’indépendance

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américaine. Emprisonné pendant une année en Jamaïque, il cherche ensuite à convaincre le gouvernement mexicain de creuser un canal pour joindre les océans Atlantique et Pacifique. Revenu en Europe, il se lance dans des projets du même ordre en Espagne, dont la construction d’un canal à partir de Madrid jusqu’à la Méditerranée. Prudent, il abandonne sa particule nobiliaire au début de la Révolution française, se fait appeler citoyen Bonhomme et profite de la nationalisation des biens du clergé pour se bâtir par la spéculation une importante fortune, qui ne sera pas entamée par une année passée derrière les barreaux sous la Terreur. Il mène grande vie sous le Directoire, tient salon et reçoit tous ceux qui comptent dans le monde des sciences et de la politique. Sa troisième vie, celle d’écrivain et de réformateur social, débute à la fin du siècle, au moment où il connaît des difficultés financières qui le réduiront épisodiquement à la misère. Ce tournant commence par une période d’études à l’École polytechnique et à l’École de médecine. Elle est marquée par la publication de nombreux textes en tout genre et par l’édition de revues qui feront sa gloire, mais l’amèneront aussi devant les tribunaux. En 1823, déprimé par la situation politique et son impuissance à la transformer, il se tire une balle de pistolet au visage, se rate, et ne parvient qu’à se crever un œil. La marche de l’histoire Saint-Simon est avant tout un penseur du développement historique. L’histoire est marquée par des étapes de développement qui sont imbriquées les unes dans les autres et dont l’évolution est endogène. La période gréco-romaine est caractérisée par le polythéisme, l’esclavage et le monolithisme du pouvoir politique. Embrassant le Moyen Âge, la période militaro-féodale est celle du catholicisme et du morcellement du pouvoir. Alors qu’elle 146

n’a toujours pas laissé sa place au XVIIIe siècle, les germes d’un nouvel âge ont commencé à apparaître dès le XVe  siècle, fondé sur l’industrie, la technologie et la science, qui deviennent la nouvelle religion. Le mot « industrie » a, sous la plume de Saint-Simon, un sens très large. L’industriel – c’est lui qui crée le mot – est celui qui produit, dans quelque domaine que ce soit, les arts, les sciences, la littérature, la production matérielle, la finance, l’agriculture ou le commerce. L’industriel est l’élément actif dans la société de demain, l’abeille qu’il oppose au frelon, à l’oisif, au rentier, celui qui cultive là où il n’a pas semé. À la domination arbitraire des hommes par les dirigeants politiques dans le cadre de l’État, durant la phase féodale et militaire, devra succéder la domination par la science, dans la phase industrielle, le gouvernement par les hommes étant remplacé par la simple « administration des choses » par des ingénieurs technocrates. Saint-Simon envisage en effet un dépérissement de l’État dans l’âge d’or qu’il prophétise. La Révolution française a constitué un choc brutal, entre deux âges, mais elle est inachevée, ayant détruit en partie un premier monde sans construire le second. Le pouvoir est passé des mains de l’aristocratie et du clergé à celles de légistes et de métaphysiciens qui se sont finalement soumis à une dictature militaire. Ce n’est pas par une révolution violente que Saint-Simon voit l’accès à l’âge nouveau, mais par la création d’un parti industriel qui mènera au pouvoir une élite scientifique et intellectuelle. Cette élite dirigera, plutôt qu’elle ne gouvernera, une société de producteurs, débarrassée des parasites, des rentiers, des aristocrates, des propriétaires inactifs et du clergé : « J’ai reçu mission de faire sortir les pouvoirs politiques des mains du clergé, de la noblesse et de l’ordre judiciaire, pour les faire entrer dans celles des industriels. »

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Science et économie Saint-Simon se définissait comme publiciste, réformateur social et philosophe. Les trois fonctions sont liées. Le réformateur social agit comme publiciste. Ses propositions s’appuient sur une philosophie. Cette philosophie, Saint-Simon la décrit comme la science générale. Parmi les sciences, celles de la nature, en particulier la physique, ont les premières accédé au rang de « sciences positives ». Il reste aux sciences de l’homme et de la société à poursuivre le même chemin. Saint-Simon utilise l’expression de physiologie sociale pour décrire ce qu’on appellera plus tard la sociologie, et il crée l’expression « science politique ». Cela dit, l’une des premières sciences humaines à accéder au statut de science positive, grâce au génie d’Adam Smith et de Jean-Baptiste Say, est l’économie politique, « la science propre de l’industrie ». Mais l’économie n’est pas, pour Saint-Simon, une discipline autonome, séparée des autres sciences sociales, en particulier de la morale et de la politique. À son ami et collaborateur Jean-Baptiste Say, Saint-Simon emprunte l’idée que la valeur est fondée sur l’utilité. C’est sans doute à François Quesnay qu’il doit la comparaison entre la circulation de l’argent et celle du sang : « L’argent est au corps politique ce que le sang est au corps humain. » La société, pour Saint-Simon, se caractérise par la circulation de trois flux : l’argent, le savoir et la considération. Ceci étant, dans sa vision économique, c’est le travail – qu’il identifie à la production et à l’industrie – qui occupe la première place, qui crée l’utilité, qu’elle soit matérielle ou immatérielle. Dans la société industrielle qu’il appelle de ses vœux, tout revenu devra être issu d’un travail, ce qui implique la disparition des rentiers et l’abolition de la transmission des biens par héritage. Critique de l’État, Saint-Simon ne croit pas pour autant au marché et à sa main invisible. L’âge industriel est un âge dans lequel la production sociale sera organisée. C’est d’ailleurs par l’organisation

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sociale de la production, en particulier par des travaux publics, plutôt que par la charité, qu’on améliorera le sort des plus pauvres et des plus nombreux. Comme Montesquieu, Saint-Simon croit que le monde à venir, dominé par l’industrie et le commerce, sera un monde pacifié. À la fin des guerres napoléoniennes, il propose une réunification de l’Europe sur des bases économiques et commerciales. L’interdépendance économique et politique entre des nations qui se sont jusque-là toujours combattues sera assurée, entre autres choses, par une monnaie et un système bancaire uniques, conditions nécessaires du développement industriel. Un parlement européen élu comme les parlements nationaux aura le pouvoir de financer des grands travaux, des recherches scientifiques et des institutions culturelles. L’imagination foisonnante de Saint-Simon lui a ainsi fait prévoir, parfois très longtemps à l’avance, plusieurs trajectoires du futur.

Saint-Simon en quelques dates 1760 : naissance de Claude-Henri de Rouvroy, comte de SaintSimon, le 17 octobre à Paris. 1777 : sous-lieutenant dans le régiment de Touraine. 1779-1783 : participation à la guerre d’indépendance américaine ; prisonnier en Jamaïque d’avril 1782 à septembre 1783. 1784 : école du génie militaire à Mézières. 1785 : séjour en Hollande dans le cadre du projet d’alliance avec la France. 1787-1789 : divers projets en Espagne. 1788 : nommé colonel. 1791 : commence une carrière de spéculateur et fait fortune avec l’acquisition de biens du clergé. 1793 : arrêté pendant le régime de la Terreur le 19 novembre, il échappe de peu à l’exécution et est libéré le 9 octobre 1794.

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1798 : évincé des affaires en juillet par son collaborateur, et jusque-là ami, Jean Sigismond de Redern, il se plonge dans des études « physico-politiques ». 1801 : mariage avec Alexandrine de Champgrand ; divorce un an après. 1802 : voyages en Angleterre, en Allemagne et en Suisse. 1803 : Lettres d’un habitant de Genève. 1805-1806 : ayant épuisé sa fortune, il travaille six mois comme commis au mont-de-piété, avant d’être accueilli par un ancien domestique. Il vit jusqu’à son décès de ses revenus de journaliste et de pamphlétaire. 1807 : Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle. 1811-1812 : séjour à Alençon, où il essaie d’obtenir de l’argent de son ancien associé Redern. 1812 : crise physique et nerveuse. 1813 : Mémoire sur la science de l’homme ; Travail sur la gravitation universelle. 1814 : De la réorganisation de la société européenne. 1816-1817 : revue L’Industrie. 1817-1824 : Auguste Comte devient son secrétaire. 1819 : revue Le Politique. 1819-1820 : revue L’Organisateur. 1820 : accusé d’offense envers les membres de la famille royale, il est condamné à trois mois de prison puis acquitté en cour d’assises le 23 mars. 1821-1822 : Du système industriel. 1823-1825 : formation d’un noyau de fidèles. 1823 : tentative de suicide le 9 mars. 1823-1824 : Catéchisme des industriels. 1825 : rédaction inachevée du Nouveau Christianisme ; décès à Paris le 19 mai.

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HENRY THORNTON, FINANCIER, ÉVANGÉLISTE ET PHILANTHROPE Humaniste, réformateur et homme de foi, Henry Thornton est un théoricien majeur de l’économie monétaire et bancaire. Analyste critique de la théorie quantitative, il est l’un des premiers économistes à comprendre que la monnaie est étroitement liée au crédit.

Auteur d’un des ouvrages majeurs sur la monnaie et le crédit, publié à l’aube du XIXe siècle, Henry Thornton fut à la fois financier, banquier et parlementaire. Ce n’est pourtant pas à ces titres qu’il était connu de ses contemporains, mais comme homme de foi, humaniste et réformateur. Avec son ami William Wilberforce, il fut l’âme dirigeante de ce qu’on a appelé le « parti des saints » ou « secte de Clapham », du nom d’un village situé près de Londres où Thornton habitait. Il s’agissait d’un mouvement évangéliste, rattaché à l’Église anglicane, qui organisait des écoles du dimanche, envoyait des missionnaires dans les colonies et imprimait des bibles à bas prix. Thornton en était un organisateur, un leveur de fonds, un donateur, un rédacteur de textes religieux, en particulier du Christian Observer, organe du mouvement. Président de la Sunday School Society, vouée à l’éducation des pauvres, de la Sierra Leone Company, qui aidait les Noirs émancipés de l’esclavage, il fut aussi trésorier de la Religious Tract Society, de la Church Missionary Society et de la British and Foreign Bible Society. Le mouvement joua un rôle majeur dans l’abolition de l’esclavage en Angleterre et dans l’Empire britannique. Ce sont d’ailleurs les esclavagistes qui qualifièrent le groupe de « secte ». C’est en 1807 que Wilberforce obtint du Parlement britannique qu’il vote l’abolition de la traite des Noirs. Selon une anecdote, il aurait alors demandé à son ami Thornton, siégeant sur une banquette parlementaire : « Qu’allons-nous abolir

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maintenant ? » Et ce dernier aurait répondu : « La loterie. » C’est en 1833 que l’esclavage fut officiellement aboli dans l’Empire britannique par le Slave Abolition Act. Une théorie moderne de la monnaie et du crédit Père de neuf enfants, de santé fragile, Thornton est décédé en 1815, à l’âge de 55 ans. Financier prospère, il avait, sa vie durant, remis plus des trois quarts de sa fortune en dons à des organismes de charité. Et ce n’était pas pour des raisons fiscales… Thornton était un financier atypique correspondant mal aux portraits actuels des requins de la finance. Outre sa lutte contre l’esclavage, il a appuyé des mesures progressistes telles que la paix avec les colonies américaines, une entente avec la France, l’émancipation des catholiques, la réforme des prisons et le secours aux débiteurs. Thornton aurait consacré six années à la rédaction de son Papier de crédit, depuis son mariage en 1796 jusqu’à la publication de l’ouvrage en février ou mars 1802. La théorie monétaire était alors dominée par la théorie quantitative de la monnaie1 formulée par David Hume en 1752 et par les thèses d’Adam Smith, critiquées par Thornton. Après son décès, ce sont David Ricardo puis John Stuart Mill qui ont occupé le devant de la scène, et le livre du banquier de Clapham est tombé graduellement dans l’oubli. Avant d’être redécouvert au début du XXe siècle par Jacob H. Hollander, Jacob Viner et Charles Rist et d’être republié en 1939 par les soins de Friedrich Hayek. On s’entend désormais pour voir en Thornton l’un des plus importants théoriciens de l’économie monétaire et bancaire, et en particulier un précurseur de Knut Wicksell et d’Irving Fisher.

1. La théorie quantitative de la monnaie postule que toute augmentation de la quantité de monnaie en circulation engendre inévitablement une augmentation proportionnelle des prix.

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Banquier, Thornton est un des premiers à comprendre que la monnaie, loin de se limiter aux pièces métalliques et aux billets de banque, est liée au crédit, qui relève de la « confiance » : « Le crédit en matière de commerce est cette confiance réciproque qui subsiste entre les négociants relativement aux affaires mercantiles. » Le crédit naît avec l’échange, sans quoi l’obligation de payer immédiatement toute opération commerciale rendrait l’activité économique impraticable. Très rapidement, une multitude de « papiers de crédit », effets commerciaux, lettres de change, billets à ordre servent de moyens de paiement au même titre que les pièces métalliques et les billets de banque. Ces instruments, montre Thornton, sont dotés de vitesses de circulation très variables et instables. Un argument qui va à l’inverse des thèses monétaristes, héritières de la théorie quantitative de la monnaie et défendues par exemple par Milton Friedman, qui postule la stabilité de la vitesse de circulation de la monnaie. Bien entendu, cette confiance qui est « le fondement de l’existence du papier de crédit » peut s’écrouler. Les propos de Thornton sur les crises financières et bancaires apparaissent comme prophétiques dans la conjoncture actuelle. Pour les prévenir, il accorde beaucoup d’importance à la banque centrale. Il souhaite qu’elle soit unique, indépendante du gouvernement, « émetteur exclusif de papier-monnaie dans la métropole », et qu’elle mène une politique discrétionnaire. Sans utiliser l’expression, il considère qu’elle doit avoir le statut de « prêteur en dernier ressort » : « La banque publique […] devient, en quelque sorte, un réservoir d’or où les banques particulières peuvent aller puiser en cas de nécessité. » L’information joue aussi un rôle important dans la prévention des crises : « La diffusion des connaissances commerciales pourra contribuer beaucoup à prévenir les crises du papier de crédit. » Près d’un siècle avant Knut Wicksell, Thornton, très conscient du danger des fluctuations économiques, développe la thèse de l’effet cumulatif des variations de prix provoquées par la divergence entre le taux d’intérêt de marché, fixé par les banques, et le taux 153

« naturel » relié à la productivité du capital, et donc aux perspectives de profit. Il prône l’abolition du taux maximum légal de 5 % de l’intérêt, qui encourage la spéculation : « Les emprunteurs, en conséquence des lois contre l’usure, obtiennent les emprunts à trop bon marché. » À l’opposé de David Hume ou de David Ricardo, Thornton considère que les troubles monétaires peuvent avoir des effets néfastes sur le fonctionnement réel de l’économie, en diminuant la production et les exportations. Précurseur de John Maynard Keynes, il considère que « le prix du travail n’est point aussi promptement variable que celui des produits manufacturés », de sorte qu’une crise financière peut se traduire par une chute de l’emploi. Inflation ou déflation ? Théoricien de la monnaie et du crédit, Thornton a été étroitement mêlé aux bouleversements monétaires et financiers qui ont marqué l’Angleterre dans le contexte des guerres de 1793-1815 contre la France révolutionnaire, puis napoléonienne. C’est sans doute la crise monétaire de février 1793 qui l’amène à se pencher pour la première fois sur les problèmes de crédit. Lorsque, le 26 février 1797, la Banque d’Angleterre suspend la convertibilité en or de la livre sterling, ses idées sont déjà bien développées et ses témoignages devant les comités des Chambres des communes et des lords en font l’expert le plus reconnu sur ces questions. Pour Thornton, ce n’est pas l’excès d’émission monétaire de la Banque d’Angleterre, mais la combinaison de mauvaises récoltes, de la chute des exportations et des dépenses militaires qui a provoqué une balance de commerce défavorable. Il estime qu’au moment de la suspension des paiements, la Banque n’avait pas assez prêté, contrairement à l’opinion courante. Le risque alors encouru était celui de la baisse des prix et de la faillite universelle plutôt que de l’inflation.

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Plus tard, sans changer son analyse théorique, Thornton modifiera sa position au moment de la crise financière irlandaise de 1804 et surtout de la hausse du prix du lingot d’or menant à la création, en 1810, du Bullion Committee. Thornton fut, avec Francis Horner et William Huskisson, l’un des principaux rédacteurs du Bullion Report, présenté au Parlement en juin 1810. Il s’y rallie à l’idée que la hausse du prix du lingot est causée par un excès d’émission de billets de la Banque d’Angleterre et considère désormais l’inflation plutôt que la déflation comme l’hydre à abattre. Il se déclare donc favorable au retour à la convertibilité de la livre sterling en or, retour qui sera d’abord refusé par le Parlement au printemps 1811 avant d’être finalement acquis en 1821. En 1844, le Bank Charter Act réforme la Banque d’Angleterre en la contraignant à ce que toute émission de billets soit couverte par des réserves métalliques, en fonction de principes proches de ceux de Ricardo et de l’« école du numéraire » et finalement assez éloignés de ceux de Thornton et de l’« école bancaire », pour lesquels la masse monétaire doit être avant tout reliée aux besoins de l’économie.

Thornton en quelques dates 1760 : naissance le 10 mars ; son père était un marchand spécialisé dans le commerce avec la Russie. 1773-1778 : études à l’Académie de Mr Roberts à Point Pleasant. 1780 : entre dans la firme de comptables de son père. 1782 : première victoire électorale, comme parlementaire indépendant, à Southwark, Londres, siège qu’il conservera jusqu’à sa mort. 1784 : rejoint la banque d’affaires Down & Free, qui deviendra Down, Thornton & Free ; elle fera faillite en 1825. 1790 : l’héritage important reçu à la mort de son père lui permet de développer sa banque. 1792 : achat d’une maison à Clapham. 1796 : épouse Marianne Sykes ; ils auront neuf enfants.

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1797 : témoigne devant les comités parlementaires qui étudient les circonstances ayant entraîné la suspension de la convertibilité en or de la livre sterling. 1799-1801 : son frère Samuel est gouverneur de la Banque d’Angleterre. 1802 : An Enquiry into the Nature and Effects of the Paper Credit of Great Britain. 1804 : membre des comités parlementaires qui se penchent sur les problèmes monétaires dont souffre l’Irlande. 1806 : parmi les membres fondateurs, avec David Ricardo, de la London Institution, établissement d’éducation ouvert aux dissidents religieux. 1807 : élu membre d’un comité parlementaire chargé d’examiner les dépenses publiques. 1810 : coauteur du Bullion Report, qui est présenté au Parlement en juin 1810. 1811 : discours sur le Bullion Report. 1813 : membre d’un comité sur le commerce des grains. 1815 : décès le 16 janvier, sans doute de tuberculose.

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FRANÇOIS QUESNAY, FONDATEUR DE LA PHYSIOCRATIE À la fin du XVIIIe siècle, François Quesnay a élaboré le premier modèle macroéconomique : le « Tableau économique ». Ses idées ont marqué l’histoire de la pensée économique et influencé de nombreux auteurs, dont Marx et Keynes.

Parmi les grands économistes du passé, François Quesnay (16941774) est moins connu qu’Adam Smith. Son œuvre est pourtant l’une des plus importantes. Elle a influencé Smith et plusieurs de ses successeurs les plus illustres. Fondateur de la première véritable école d’économistes, celle des physiocrates, Quesnay a donné, avec son « Tableau économique », un premier modèle macroéconomique. Comme tous les grands économistes qui se sont illustrés jusqu’au XXe siècle, Quesnay est d’abord un penseur social. Il a une vision globale du fonctionnement de la société. Cette vision s’appuie sur des convictions philosophiques puisées, entre autres, dans la lecture des philosophes grecs, de Descartes, Malebranche et Shaftesbury, combinant l’intellectualisme cartésien et le sensualisme anglais. Consacrant la plus grande partie de sa carrière à la chirurgie et à la médecine, il écrit plusieurs ouvrages dans ces domaines. Friand de controverses, il interviendra dans celle qui oppose alors les médecins aux chirurgiens, les premiers considérant les seconds comme des techniciens assimilables aux barbiers. C’est une combinaison des influences philosophiques qu’il a subies et de son expérience de médecin qui amène Quesnay à placer au centre de sa vision l’idée d’ordre naturel, dont découlent celles de droit naturel et de lois naturelles. Loin d’être le fruit d’un quelconque contrat, la société qui préexiste à l’individu est pour lui une création de la nature, au même titre que le système solaire ou le corps humain. Par ailleurs, la nature est elle-même le résultat de l’action divine. L’homme a accès à la connaissance par la voie 157

de la foi ou par celle de l’évidence, guidée par la raison. Il ne fait pas les lois, il les découvre. Sa liberté lui permet toutefois de les transgresser. Cette transgression provoque la maladie, pour la société comme pour l’individu. L’économie, structure de base de la société Quesnay et ses disciples lancent pour la première fois l’idée d’une science qui aurait pour objet l’étude précise, rigoureuse et mathématique des lois naturelles de l’économie. Il considère en effet que l’économie constitue la structure de base de la société, annonçant Marx qui la présentera comme l’anatomie de la société civile. Le fonctionnement de l’économie est décrit par le célèbre « Tableau économique », dont il construit la première version en 1757 pour ensuite la corriger et l’enrichir pendant une dizaine d’années. Au moyen d’un exemple chiffré hypothétique, le « Tableau » montre comment l’argent et les marchandises doivent circuler entre les grandes classes dont se compose la société pour assurer la reproduction et la croissance de l’économie. Cette circulation est analogue à celle du sang dans le corps humain. Quesnay est un des initiateurs de l’importation en économie de concepts des sciences naturelles, comme celui de crise. Contribution majeure dans l’histoire de la réflexion économique, le « Tableau économique » a eu une longue et illustre progéniture : schémas de reproduction de Marx, équilibre général de Walras, modèle macroéconomique de Keynes, tableau input output de Leontief et système de prix de Sraffa. En l’élaborant, Quesnay a développé certains des concepts fondamentaux de l’analyse économique moderne. Toute production, explique-t-il, est effectuée au moyen d’avances, primitives et annuelles. La somme des avances annuelles et des intérêts sur les avances primitives constitue les reprises. La différence entre la reproduction annuelle et les reprises forme le produit net, grandeur la plus importante de l’économie. Chez Smith et ses successeurs, les 158

avances deviendront le capital, fixe et circulant, la reproduction la production, le produit net le profit, désigné aussi comme surplus, surproduit ou plus-value. Seule l’agriculture est productive Pour Quesnay, seule l’agriculture donne un produit net. Cette hypothèse l’amène à diviser la société en trois classes : la classe productive, la classe des propriétaires et la classe stérile. La première travaille la terre et verse à la deuxième la rente, contrepartie monétaire du produit net. La troisième ne fait que transformer les produits. Tout en rejetant l’idée de la productivité exclusive du travail agricole, les économistes classiques et Marx reprennent l’idée, formulée pour la première fois par Quesnay, de la division de la société en classes définies en fonction de leur place dans le processus de production, idée abandonnée dans l’économie néoclassique moderne, qui place l’individu au centre de l’analyse. De ce modèle découlent des propositions de politique économique. Le développement de l’agriculture doit être l’objectif prioritaire de ce que Quesnay appelle le « Royaume agricole ». Entravé par une multitude d’obstacles mercantilistes, le commerce des grains doit être impérativement libéré. Le maintien d’un prix élevé du blé est nécessaire pour stimuler la production agricole. À un système fiscal complexe et lourd, il faut substituer un impôt unique sur le produit net. Les physiocrates sont partisans d’un libéralisme économique radical. Ils sont les premiers à avoir popularisé les expressions « laissez faire, laissez passer ». Quesnay se plaisait à raconter qu’au jeune Dauphin, le futur Louis XVI, qui lui demandait ce qu’il devrait faire pour aider l’économie du royaume, il aurait répondu : « Rien. » Adepte du libéralisme, adversaire du colbertisme, Quesnay était en même temps partisan de la monarchie de droit divin et d’un despotisme éclairé, tempéré par l’éducation populaire. Cette contradiction n’est qu’apparente. À l’époque de Quesnay et même

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avant, comme aujourd’hui du reste, un libéralisme économique radical peut fort bien s’accommoder d’autoritarisme politique et de conservatisme moral. Dans ce qui précède, nous avons parfois substitué le terme de physiocrates à Quesnay. Théoricien de l’économie après avoir été médecin, Quesnay était par ailleurs un organisateur et un homme de pouvoir. Il est l’unique concepteur des thèses associées à la physiocratie, dont il était le fondateur et le chef incontesté. Ses disciples le comparaient à Confucius ou à Socrate et l’appelaient le « divin Docteur ». C’est la rencontre à Versailles de Quesnay et de Mirabeau, en 1757, qui lance l’école. Mirabeau devient le lieutenant, le fidèle numéro deux, comme le seront James Mill auprès de Ricardo ou Engels auprès de Marx. Comme tout lieutenant dévoué, Mirabeau prend les premiers coups en publiant en 1760 la Théorie de l’impôt, qui prône l’impôt unique sur la rente. Emprisonné, il est libéré sur l’intervention de la marquise de Pompadour, qui protège les physiocrates comme les encyclopédistes, les deux groupes étant alors proches l’un de l’autre. L’année 1763 voit la publication du premier traité de physiocratie, Philosophie rurale. C’est le début de l’apogée de l’école, que symbolise, sur le plan politique, l’établissement de la liberté du commerce des grains dans le royaume de France. Les adhésions se multiplient : Dupont de Nemours, qui deviendra le principal propagandiste du mouvement, d’Abeille, l’abbé Baudeau, Le Mercier de La Rivière, auteur du manifeste politique de la physiocratie, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés publiques (1767). En 1764, Quesnay reçoit un illustre visiteur anglais, Adam Smith, qui lui empruntera, sans le mentionner, sa conception des avances, des reprises, de la reproduction et du produit net. Apogée et déclin de l’école physiocrate Pendant quelques années, les physiocrates sont très à la mode dans les salons parisiens. On les appelle les « économistes » – c’est la première fois que le mot apparaît –, les « philosophes-économistes », 160

les « docteurs du produit net ». Le mot « physiocratie » a été créé en 1767 par Dupont de Nemours, à partir des mots grecs phusis (« nature ») et kratos (« force, puissance »). On peut le traduire par « gouvernement de la nature », ce qui évoque à la fois l’ordre naturel et la productivité exclusive de l’agriculture, deux idées fondamentales de la physiocratie. Auteur des Origines et progrès d’une science nouvelle (1768), Dupont de Nemours dirige par ailleurs d’une main de fer les organes de propagande du mouvement : le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances et les Éphémérides du citoyen, dans lesquels sont publiés les textes de Quesnay. Il corrige impitoyablement ce qui s’éloigne de l’orthodoxie de l’école. Le déclin de l’école est aussi rapide que son ascension. Dès la fin des années 1760, les physiocrates, désormais désignés comme « la secte », sont en butte à des oppositions multiples, venant de tous les quartiers, des encyclopédistes aux propriétaires fonciers, en passant par les collecteurs d’impôts, les marchands, les manufacturiers et les paysans. Quesnay se désintéresse de l’économie et s’éloigne de son mouvement pour s’adonner à des recherches mathématiques ésotériques. Mais il y aura un sursaut avant la fin. Peu après la mort du divin Docteur, en 1774, Turgot, proche des physiocrates, devient contrôleur général des Finances de Louis XVI et applique un programme largement influencé par celui de l’école. L’hostilité déclenchée par ces politiques provoque sa disgrâce en 1776. Comme mouvement politique, la physiocratie s’est éteinte moins de vingt ans après sa naissance. Mais il n’en est pas de même sur le plan des idées.

François Quesnay en quelques dates 1694 : naissance à Méré (Yvelines). 1711 : études de gravure, de médecine et de chirurgie à Paris. 1718 : lettres de maîtrise en chirurgie. 1724 : début de sa carrière à Mantes. 1730 : Observation sur les effets de la saignée.

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1736 : Essai sur la physique de l’économie animale. 1744 : titre de médecin. 1749 : médecin de la marquise de Pompadour et, occasionnellement, de Louis XV ; Quesnay s’installe à Versailles. 1752 : anobli par Louis XV. 1755 : achat d’une propriété dans le Nivernais. 1756 : articles « Évidence » et « Fermiers » dans l’Encyclopédie. 1757 : article « Grains » dans l’Encyclopédie. Première rencontre avec Victor Riqueti, marquis de Mirabeau (1715-1789). 1758 : première version du « Tableau économique ». 1760 : Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole. 1763 : Philosophie rurale, écrit avec Mirabeau. 1765 : Le Droit naturel. 1766 : Du commerce ; Analyse de la formule arithmétique du Tableau économique. 1766 : Physiocratie, recueil de textes de Quesnay publié par Dupont de Nemours ; Le Despotisme de la Chine ; Analyse du gouvernement des Incas du Pérou. 1774 : décès, le 16 décembre, quelques mois après la mort de Louis XV.

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ADAM SMITH, MOINS LIBÉRAL QU’IL N’Y PARAÎT Adam Smith n’est pas le farouche partisan d’un libéralisme économique radical qu’on présente souvent. Il se définit d’abord comme un moraliste et un philosophe.

Adam Smith est le plus célèbre et le plus connu des économistes. On le considère d’ailleurs souvent comme le fondateur de cette discipline. Il faut dire que les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations en constitue à la fois le premier grand traité et celui qui a connu le plus de succès. Adam Smith est aussi le plus souvent perçu comme le défenseur intransigeant d’un libéralisme économique radical qu’illustre sa fameuse parabole de la main invisible. C’est ainsi qu’il est revendiqué comme maître à penser par les partisans actuels du néolibéralisme. Une idée reçue très contestable : Adam Smith se retournerait probablement dans sa tombe s’il pouvait voir à quelles sauces ses thèses sont parfois servies aujourd’hui. Il n’est même pas sûr qu’il aimerait qu’on le décrive comme un économiste. Il se percevait plutôt comme un philosophe et considérait sa Théorie des sentiments moraux, qu’il a révisée jusqu’à son dernier souffle, comme son meilleur ouvrage. Les titres de ses deux livres majeurs sont gravés dans les mêmes caractères sur la pierre tombale du petit cimetière d’Édimbourg où il est inhumé. Le 1er novembre 1758, Smith écrit en effet au duc de La Rochefoucauld qu’il a deux grands ouvrages en chantier : « L’un est une sorte d’histoire philosophique des différentes branches de la littérature, de la philosophie, de la poésie et de l’éloquence ; l’autre est une sorte de théorie et d’histoire de la loi et du gouvernement. » On notera l’importance qu’occupe le langage dans cette énumération. C’est une préoccupation centrale d’Adam Smith. Dans ses Considérations sur la première formation des langues, il se penche sur le rapport entre les mots et les choses et examine le parallélisme complexe 163

entre l’évolution de la pensée et celle des langues. La philosophie du langage et la rhétorique de l’économie sont à la mode. Adam Smith a des choses à nous apprendre à ce sujet. Admirateur de Newton, convaincu de l’analogie entre les divers domaines du savoir, il estime que l’esthétique joue un rôle important dans le progrès et la transmission de la connaissance : un savant doit savoir convaincre en usant de tous les artifices de la rhétorique. Dans la vision de la société d’Adam Smith, la morale occupe la première place. Cette thèse traverse toute son œuvre, mais elle est présentée de manière particulièrement systématique dans la Théorie des sentiments moraux, qui a eu un grand succès de son vivant et lui a ouvert les portes des encyclopédistes et des physiocrates en France. Dans ce système, la sympathie, définie comme faculté de nous intéresser à ce qui arrive aux autres, à partager leurs passions, occupe une place de choix. En ce qui concerne nos propres actions, nous sommes guidés, plutôt que par notre intérêt personnel, par le regard des autres sur nous, regard porté par un « spectateur impartial » qui préfigure le surmoi de Freud. À la suite de son professeur Francis Hutcheson, et contre Hobbes, Adam Smith considère que l’homme est naturellement altruiste et vertueux, en tout cas qu’il parvient à ériger des barrières pour contrôler ses passions sous la forme de règles de conduite. L’intérêt le dispute à la sympathie Pourtant, dans la Richesse des nations, l’intérêt personnel semble prendre la place de la sympathie comme moteur de l’action humaine. C’est ce qui a amené plusieurs commentateurs à désigner comme « das Adam Smith Problem », le problème d’Adam Smith, l’apparente contradiction entre les deux œuvres. En fait, il n’en est rien. L’intérêt personnel, découlant de l’amour de soi, qui se manifeste entre autres dans le désir de richesse, est bien, pour Adam Smith, une caractéristique importante de l’homme. Mais elle n’est pas la seule ; elle s’ajoute à d’autres. Et, comme 164

la poursuite par chacun de ses fins personnelles peut créer des conflits, elle doit être encadrée par des règles sociales. Adam Smith est donc partisan de la justice sociale et d’un capitalisme moral dans lequel l’État a un rôle important à jouer. Il souhaite tout de même qu’il y ait le moins possible de contraintes aux échanges économiques et à cette interaction des libertés individuelles dont peut surgir un ordre bénéfique, non prévu par les acteurs. Tel est le sens de la parabole de la main invisible, inspirée des stoïciens : chaque individu, en ne pensant qu’à son propre gain, « est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’est nullement dans ses intentions ». Smith, qui était très jaloux de la paternité de ses idées, dit avoir enseigné dès 1749 le principe de la liberté naturelle. Une préoccupation qui prenait toutefois, dans un contexte politique encore dominé par les monarchies absolues quasiment partout en Europe, un tout autre sens qu’aujourd’hui. La Richesse des nations est une analyse du fonctionnement des économies capitalistes. À ce titre, c’est l’œuvre fondatrice de l’économie politique classique. Elle inspirera des auteurs aussi différents que Say, Ricardo, Malthus, Mill ou Marx. Sa richesse, sa complexité et ses contradictions feront d’ailleurs que tous pourront s’y abreuver. Adam Smith est parfois considéré comme l’initiateur de la méthode déductive que développera Ricardo. Mais il utilise simultanément une approche historique et institutionnelle qui inspirera la critique ultérieure de l’économie classique et néoclassique. L’œuvre s’ouvre par une description célèbre de la division du travail, avec en particulier la fameuse fabrique d’épingles, de ses liens avec le marché et de l’émergence de la monnaie. Smith s’interroge ensuite sur la valeur, reprenant la distinction, formulée par Aristote, entre valeur d’usage et valeur d’échange, et reliant cette dernière au travail. Sur cette base, profit du capital et rente de la terre apparaissent comme un prélèvement sur le produit du travail. Aux trois classes de Quesnay – stérile, productive et propriétaire –, Adam Smith substitue la triade classique : capitalistes, 165

salariés et rentiers. Il considère que les intérêts des capitalistes vont souvent à l’encontre de ceux de l’ensemble de la société, et que les travailleurs salariés sont la plupart du temps dans un rapport de force défavorable. C’est après avoir rencontré Quesnay et ses amis qu’Adam Smith rédige le livre deuxième de la Richesse des nations, consacré au capital, à l’accumulation et à la croissance. Les appellations changent, mais les concepts sont les mêmes que chez les physiocrates. Smith déplace toutefois la frontière qu’ils ont établie entre le travail productif et le travail stérile, qu’il nomme désormais improductif. Est productif tout travail qui crée de la valeur et se fixe dans un objet qui a une certaine durabilité. Il s’ensuit que tous ceux qui travaillent dans le secteur des services comme dans l’appareil d’État sont improductifs aux yeux d’Adam Smith et doivent être soutenus par le revenu créé dans les secteurs productifs. On a là une thèse sur les rapports entre les secteurs public et privé qui aura beaucoup d’avenir, bien que sa validité soit très contestable. Un autre thème majeur de la Richesse qui survivra est en fait emprunté à Turgot, l’éphémère ministre réformateur de Louis XVI1 : c’est celui qui relie l’accumulation, et donc la prospérité économique, à l’épargne, c’est-à-dire à la transformation du revenu en capital additionnel pour mettre en œuvre du travail productif. C’est là une des principales thèses de l’économie classique que Keynes démontera dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. La nécessité de l’impôt progressif Le noyau analytique n’occupe cependant qu’une partie de la Richesse des nations. Adam Smith consacre de longs passages à l’étude de différents modèles de société et de développement, à la critique 1. Voir « Les libéraux, une famille à trois branches », Alternatives Économiques n° 185, octobre 2000, et « Turgot, un libéral acceptable par la gauche ? », L’Économie politique n° 1, 1 er trim. 1999, disponibles dans les archives du site Internet d’Alternatives Économiques.

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des systèmes antérieurs d’économie politique, en particulier le mercantilisme, qu’il est le premier à identifier, et la physiocratie, dont il s’est pourtant inspiré. Dans un remarquable chapitre sur les colonies, prenant le contre-pied de l’opinion courante à l’époque, il écrit que « l’intention pieuse de les convertir au christianisme a sanctifié l’injustice du projet ». Ce projet consiste en effet à élargir le marché des métropoles et à leur assurer le contrôle de réservoirs de matières premières. On ne saura que dans un futur très lointain si la colonisation a été bénéfique pour les indigènes. C’est à l’État qu’est consacrée la plus longue partie du livre fondateur du libéralisme économique. Non seulement cet État finance l’armée, la police (entre autres pour protéger les riches contre les pauvres, écrit-il) et la justice, mais il doit s’occuper de l’éducation et d’une instruction mise à mal par l’influence débilitante de la parcellisation et de la simplification des tâches découlant de la division du travail. Il doit aussi se consacrer à des activités plus directement économiques qui ne sont pas assurées par les entrepreneurs, comme la construction d’une infrastructure de transport. Il est enfin également nécessaire d’assurer la dignité du souverain. Toutes ces dépenses doivent être financées par un impôt équitable, neutre et opérationnel. Smith met en garde contre les dangers d’une fiscalité excessive, qui a l’effet contraire de celui qui est recherché, et contre les risques de l’endettement public. Il plaide cependant en faveur de l’impôt progressif : « Il n’est pas très déraisonnable que les riches contribuent aux dépenses de l’État non seulement à proportion de leur revenu, mais encore quelque chose au-delà de cette proportion. » On trouve donc chez Adam Smith à la fois des prémices du discours libéral contemporain et des instruments pour le critiquer.

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Adam Smith en quelques dates 1723 : naissance à Kirkcaldy, en Écosse. Son père, Adam, commissaire aux douanes, meurt la même année. 1737-1740 : études à l’université de Glasgow. 1740-1746 : études à l’université d’Oxford. 1746 : retour à Kirkcaldy. 1748-1751 : conférences à Édimbourg, portant en particulier sur la rhétorique, les belles-lettres et la jurisprudence. 1750 : rencontre avec David Hume, dont il devient l’ami et l’exécuteur testamentaire. 1751 : élection à la chaire de logique de l’université de Glasgow. 1752-1766 : professeur de philosophie morale. 1759 : Théorie des sentiments moraux. 1761 : Considérations sur la première formation des langues. 1764-1766 : séjour de deux ans en France, comme tuteur du duc de Buccleuch ; rencontres avec Voltaire, Quesnay, Turgot et autres physiocrates et encyclopédistes. 1766-1776 : rédaction, à Kirkcaldy, de la Richesse des nations. 1776 : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. 1778 : nommé commissaire aux douanes à Édimbourg. 1784 : mort de sa mère, avec qui il vivait. 1790 : décès. Peu avant sa mort, il fait détruire plusieurs de ses manuscrits.

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JEAN-BAPTISTE SAY, PIONNIER DE L’ÉCONOMIE DE L’OFFRE Jean-Baptiste Say considérait que l’offre crée sa propre demande. Une conception qui a provoqué, et provoque encore, de nombreux débats.

Premier titulaire d’une chaire d’économie politique en France, Jean-Baptiste Say est, pendant la plus grande partie du XIXe siècle, l’économiste le plus célèbre et le plus influent de l’Hexagone. Enseignant et écrivain, Say fut aussi un homme politique et un entrepreneur, ce qui n’est pas fréquent chez les économistes. Proche des Girondins pendant la Révolution française, il appuya le coup d’État de Bonaparte, mais refusa le couronnement de l’empereur Napoléon. Il avait, de l’homme et de la société, une vision qui guidait ses écrits et son action. Cette vision était celle du groupe dit des « idéologues », philosophes et penseurs politiques libéraux, qui joua un rôle important au tournant du XIXe siècle. Un groupe auquel appartenaient notamment Destutt de Tracy, Cabanis, Volney et Daunou. Leur libéralisme, inspiré de Smith, dont ils ont fait connaître les thèses1, n’était pas extrémiste. Le rôle de l’État doit être limité, en premier lieu dans le domaine économique, mais il demeure nécessaire au maintien d’une cohésion sociale constamment menacée par les conflits d’intérêts. Say croit que l’homme est mû par la vanité et l’intérêt personnel, mais que le plus souvent il ne voit pas réellement où se trouve cet intérêt. D’où la nécessité d’une opinion publique éclairée pour contrôler les pouvoirs publics.

1. Voir « Adam Smith, moins libéral qu’il n’y paraît », p. 163.

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Une économie autonome La formation d’une opinion éclairée passe par une instruction publique à la réforme de laquelle les idéologues ont été étroitement associés. Les sciences morales et politiques doivent occuper la première place dans le perfectionnement de la nature humaine et de la société. Le progrès économique est une condition indispensable du progrès social et, pour y parvenir, la diffusion de la connaissance des lois de l’économie politique est essentielle. Say enseigne et écrit non pas pour des spécialistes, mais pour l’ensemble de la population, en particulier pour les membres de ce qu’il a appelé la « classe mitoyenne », qu’on peut traduire par « classe moyenne ». Ses livres sont des manuels, l’un d’eux prenant même la forme d’un catéchisme. Say est un des premiers à proclamer l’autonomie d’une science de l’économie par rapport aux autres sciences de l’homme, et en particulier la politique, dont l’objet est l’organisation des sociétés. L’économie politique étudie la formation, la distribution et la consommation des richesses. Pour Say, les lois relatives à la richesse sont indépendantes de l’organisation politique. Cette vision entraînera, à la fin du XIXe siècle, le remplacement de l’expression « économie politique » par celle de « science économique » (en anglais, political economy par economics). L’économie politique est une science expérimentale, fondée sur l’observation des faits, au même titre que les sciences qui étudient le monde physique. Say s’oppose toutefois à l’application des mathématiques à l’économie politique, de même qu’à l’emploi d’une argumentation abstraite, comme c’est le cas dans les œuvres de Quesnay ou de Ricardo. À la fin du siècle, plusieurs économistes commenceront cependant à emprunter la voie condamnée par Say. Mais cette condamnation jouera un rôle important dans l’hostilité longtemps maintenue des économistes français face à l’économie mathématique.

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Admirateur de Smith, qui l’a initié à l’économie, Say juge néanmoins l’œuvre de ce dernier confuse, incohérente et souvent erronée. En rejetant certaines de ses thèses centrales, il annonce la théorie néoclassique qui s’imposera au XXe siècle. Cela commence avec la théorie de la valeur, dans laquelle Say remplace, comme fondement, le travail par l’utilité. La distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange n’a donc plus de sens pour lui. À partir de là, Say rejette la distinction établie par Smith entre travail productif et travail improductif. Tout travail dont l’exercice aboutit à une utilité est productif, quelle que soit la nature, matérielle ou immatérielle, du produit. Ainsi, les activités commerciales ou financières comme le travail scientifique sont-ils aussi productifs que le travail de l’agriculteur ou de l’ouvrier. Le travail – que Say appelle industrie – n’est pas la seule source de la valeur créée, contrairement à la vision de Smith. Toute richesse, porteuse d’utilité, est le fruit de la combinaison de ce que Say appelle des services productifs – le travail, le capital et les agents naturels. Un nouveau personnage, l’entrepreneur, a pour fonction de combiner ces services productifs de manière à offrir un produit, matériel ou immatériel, sur le marché. La valeur échangeable de ce produit résulte de la confrontation entre l’offre du produit et sa demande, déterminée par le besoin des acheteurs. De la même manière, la valeur des services productifs – salaire pour le travail, intérêt pour le capital, fermage ou loyer pour les agents naturels – est déterminée par l’offre et la demande. Prix et revenus sont ainsi fixés simultanément sur les marchés des produits et des services productifs. L’économie est perçue comme un ensemble d’individus qui offrent et qui demandent. Les classes sociales, aux intérêts contradictoires, ont disparu.

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Soixante-dix ans plus tard, Léon Walras traduira mathématiquement cette vision dans un modèle d’équilibre général dont le perfectionnement constituera un des volets importants de l’économie du XXe siècle et sera récompensé par plusieurs prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. La loi des débouchés La loi des débouchés est l’héritage le plus célèbre de Jean-Baptiste Say. On lui donne d’ailleurs aussi le nom de loi de Say et, en anglais, de Say’s Law of Market. Du temps de Say, on expliquait les crises notamment par la rareté de l’argent. Certains estimaient que les dépenses, en particulier celles des riches, étaient essentielles à la prospérité. C’est contre ces idées que Say élabore sa théorie. Pour le faire, il s’appuie sur une conception particulière de la monnaie conçue comme la « voiture de la valeur ». La monnaie n’est pas désirée pour elle-même ; elle ne sert qu’à faire circuler les produits. On ne travaille pas pour obtenir de l’argent, mais des biens, soit directement, soit indirectement en produisant d’autres biens. Comme l’argent obtenu de la vente de nos produits sert à acheter d’autres produits, Say en déduit que « c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits2 ». Tel est l’un des multiples énoncés de cette loi, dont la formulation la plus courante est « l’offre crée sa propre demande ». Cela signifie qu’il ne peut y avoir, dans une économie, de surproduction générale. Say ne nie pas l’existence de crises économiques, mais il les met au compte de déséquilibres sectoriels et de mauvaises interventions de l’État ou des banques. La prospérité de la nation ne viendra pas de la stimulation de la consommation, mais de celle de la production. On trouve des traces de cette conception avant Say, entre autres chez Smith. Son apparition, en 1803, dans la première édition du Traité d’économie politique est furtive et vague. James Mill lui 2. Traité d’économie politique, Calmann-Lévy, 1972

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donne une formulation plus élaborée dans Commerce Defended, en 1808, avant que Say ne la développe lui-même dans les éditions successives du Traité, à mesure que s’approfondit la controverse qu’elle déclenche. Une controverse étroitement liée aux crises économiques qu’on cherche alors à expliquer et à prévenir. La loi de Say a été diversement interprétée et a donné lieu à d’intenses débats jusqu’à nos jours. Ricardo et ses disciples s’y sont ralliés, même s’ils rejetaient les conceptions de la valeur et de la répartition de Say. Malthus et Sismondi en ont été à cette époque des adversaires résolus. À la fin du XIXe siècle, Walras en a donné une formulation plus sophistiquée, alors que Marx la rejetait. Au XXe siècle, Keynes en a été l’adversaire le plus célèbre. En donnant un rôle plus actif à la monnaie, qui peut être désirée pour ellemême, les critiques de la loi de Say rejettent l’idée qu’une vente soit automatiquement suivie d’un achat et que toute épargne soit transformée en investissement. L’épargne et la thésaurisation peuvent au contraire devenir des freins à une production qui ne génère pas automatiquement de débouchés. Keynes, comme Malthus avant lui, considérait que l’existence d’une demande effective préalable était nécessaire pour stimuler la production et assurer le plein-emploi. Parmi les critiques du keynésianisme, nombreux depuis la fin des années 1970, les économistes de l’offre ont explicitement opposé à la primauté de la demande la vision de Say. Ce débat est loin d’être clos, il est toujours au cœur des problèmes les plus pressants des économies contemporaines.

Jean-Baptiste Say en quelques dates 1767 : naissance à Lyon, dans une famille protestante. 1782 : à la suite d’un revers de fortune de son père, il commence à travailler dans une maison de commerce à Paris. 1785 : employé de bureau en Angleterre pendant deux ans.

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1787 : travaille dans une compagnie d’assurance-vie à Paris. Il lit la Richesse des nations d’Adam Smith. 1789 : employé au Courrier de Provence, de Mirabeau. 1792 : volontaire pour l’armée. 1793 : il fonde, avec d’autres collaborateurs, La Décade philosophique, littéraire et politique, organe des idéologues. 1799 : Say, comme les autres idéologues, est favorable au coup d’État du 18 brumaire (9 novembre) par lequel Napoléon Bonaparte renverse le Directoire, dernier gouvernement issu de la Révolution, et instaure le Consulat, prélude à l’Empire. Il accède, avec d’autres idéologues, au Tribunat, assemblée instituée par la nouvelle Constitution. 1800 : Olbie ou Essai sur les moyens d’améliorer les mœurs d’une nation. 1803 : Traité d’économie politique. 1804 : opposé à la proclamation du premier consul Napoléon comme empereur le 18 mai, Say est éliminé du Tribunat et interdit de publication. 1806-1812 : il crée et dirige une filature de coton à Auchy, dans le Pas-de-Calais. 1814 : après la Restauration de la monarchie qui suit l’abdication de Napoléon, il est chargé d’une mission d’information en Angleterre par le gouvernement provisoire. Il rencontre Mill, Ricardo, Malthus et Bentham. 1815 : De l’Angleterre et des Anglais. Catéchisme d’économie politique. 1816 : il enseigne l’économie politique à l’Athénée royal de Paris. 1817 : Petit volume contenant quelques aperçus des hommes et de la société. 1819 : création pour Say d’une chaire d’économie industrielle au Conservatoire des arts et métiers. 1820 : Lettres à M. Malthus. 1828-1829 : Cours complet d’économie politique pratique. 1831 : après la révolution de Juillet, on crée pour lui la chaire d’économie politique au Collège de France. 1832 : décès, à Paris.

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DAVID RICARDO, À L’ASSAUT DU PROTECTIONNISME Architecte de la théorie quantitative de la monnaie, père des théories de la valeur travail et des avantages comparatifs, David Ricardo incarne la quintessence de l’économie politique classique.

Plongé dans le monde des affaires et de l’argent dès son adolescence, parlementaire actif à la fin de sa vie, laissant à son décès une grande fortune, David Ricardo est un des esprits les plus pratiques parmi les grands économistes. Autodidacte, il n’avait pas un profil d’intellectuel et d’universitaire comme Adam Smith ou ses amis Malthus et Say. Il écrivait avec la plus grande difficulté. Sans l’aide et les pressions de James Mill, il ne serait sans doute jamais venu à bout des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Et pourtant, l’œuvre de Ricardo est une des plus abstraites et des plus théoriques qui soient. Il est un des premiers à appliquer avec rigueur la méthode hypothético-déductive qui s’imposera au XXe siècle dans la discipline. Joseph Schumpeter a d’ailleurs qualifié de « vice ricardien » la tendance à tirer des conclusions pratiques souvent extrêmes à partir d’hypothèses abstraites et irréalistes. Mais, tout au long d’une œuvre brève et intense, qui s’étend sur quatorze années, c’est pour résoudre des problèmes concrets que Ricardo a élaboré ses modèles et mené d’incessantes polémiques avec ses contemporains. La bataille de l’or En 1711, Isaac Newton, alors employé de l’Hôtel des monnaies, fixe la valeur-or de la livre sterling à 3,17 livres shillings 10,5 pence par once d’or. Quatre ans après le début des guerres européennes contre la République française, face à l’inflation et aux pressions contre la monnaie britannique, le gouvernement décrète le 26 février 1797 le Bank Restriction Act, qui suspend la convertibilité 175

en or des billets émis par la Banque d’Angleterre. Cette mesure et les conséquences qu’elle entraîne provoquent une des plus riches controverses dans l’histoire de la théorie monétaire et la première intervention de Ricardo dans le débat public en 1809. Il impute les graves difficultés que connaît alors l’Angleterre à une émission excessive de billets de la Banque et « au dangereux pouvoir qui lui a été dévolu de diminuer à volonté la valeur des avoirs des hommes d’argent1 ». Un comité mis sur pied en février 1810 par la Chambre des communes pour enquêter sur les problèmes de monnaie et de change, le Bullion Committee, soumet en juin un rapport en grande partie influencé par les thèses de Ricardo, rapport qui relance la controverse plutôt que de l’apaiser. Il faudra attendre 1821 pour voir rétablie la convertibilité de la livre. Ricardo continuera, jusqu’à la fin de sa vie, à défendre une conception de la monnaie perçue comme un pur instrument d’échange et le billet de banque comme un reçu pour une monnaie métallique. Il est ainsi un des architectes de la théorie quantitative de la monnaie que développeront par la suite Irving Fisher et Alfred Marshall et, plus près de nous, Milton Friedman. En 1844, l’Acte de Peel donne à la Banque d’Angleterre le privilège de l’émission des billets en contrepartie de leur couverture en lingots. Il marque la victoire posthume de Ricardo. La guerre du blé C’est aussi après sa mort que les idées de Ricardo triompheront dans le deuxième combat qu’il entreprend, cette fois au nom des capitalistes contre les propriétaires fonciers. Depuis le XVe siècle, les lois sur les blés imposaient des tarifs aux importations de blé de manière à protéger l’agriculture anglaise. À partir du XVIIIe siècle, les entrepreneurs et manufacturiers sont de plus 1. Écrits monétaires, 1809-1811, Association des amis du musée de l’Imprimerie et de la Banque, 1991.

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en plus nombreux à réclamer l’abolition des lois protectionnistes bloquant l’importation d’un blé moins cher qui permettrait de diminuer les salaires sans pour autant affamer les ouvriers. Ces lois, par les rentes qu’elles génèrent, protègent les revenus des propriétaires fonciers. Majoritaires au Parlement, ces derniers s’opposent avec succès à l’abrogation de ces lois, qui n’interviendra qu’en 1846, date symbolisant la victoire d’un libre-échange pour lequel Ricardo a lutté toute sa vie. Dans une brochure publiée en 1815, Essai sur l’influence du bas prix du blé sur les profits des capitaux, Ricardo met l’hypothèse des rendements décroissants dans l’agriculture au premier rang d’une théorie de la rente foncière que d’autres auteurs, tels que Malthus, développent au même moment. Il s’appuie sur cette construction pour conclure que l’importation libre du blé continental, moins cher, aurait un effet bénéfique sur les profits des capitaux et, donc, sur la croissance économique. Valeur et répartition C’est en développant et en généralisant cette analyse que Ricardo élabore une théorie qu’on peut considérer comme la quintessence de l’économie politique classique. Elle prend son point de départ dans l’affirmation selon laquelle le temps de travail est le fondement de la valeur des marchandises reproductibles, qu’il s’agisse du temps directement appliqué dans la production ou du temps consacré à la fabrication des moyens de production. Sur cette base, Ricardo construit une théorie de la répartition dans laquelle l’accent est mis sur l’opposition d’intérêts entre les trois grandes classes dont se compose la société : capitalistes, salariés et propriétaires fonciers. Le niveau naturel des salaires étant déterminé par le temps nécessaire à la production des denrées de première nécessité, au premier rang desquelles le blé, le niveau des profits des capitalistes découle automatiquement du prix de ces produits : « Peut-il y avoir rien de plus clairement démontré que la baisse infaillible des profits par suite de la hausse des salaires2 ? » 2. Des principes de l’économie politique et de l’impôt, Flammarion, 1999.

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La relation entre salaires et profit met le conflit d’intérêts entre travailleurs et capitalistes au cœur du système. C’est notamment en ce sens que Karl Marx sera un héritier de Ricardo. Mais Ricardo lui-même insiste surtout sur l’opposition entre propriétaires fonciers et capitalistes. Les rendements décroissants dans l’agriculture ont pour effet à la fois d’augmenter les salaires, par suite de l’augmentation du prix du blé, et d’augmenter la rente que ceux qui cultivent la terre doivent verser aux propriétaires. Inéluctablement, ce phénomène entraîne une baisse du taux de profit qui a pour conséquences de ralentir la croissance et, éventuellement, de mener à un état stationnaire, cauchemar des économistes classiques. Deux choses peuvent ralentir ce processus. La première est l’amélioration de la productivité agricole. La seconde est la libre importation du blé étranger. À cet argument en faveur du libre-échange, Ricardo ajoute sa célèbre théorie des avantages comparés, une des rares thèses à avoir survécu à la révolution marginaliste. Dans le septième chapitre de ses Principes, Ricardo explique en effet que chaque pays a intérêt à concentrer ses efforts dans la production des marchandises pour lesquelles il dispose d’un avantage relatif, et cela même si dans toutes les branches de production il est en situation de désavantage (ou d’avantage) absolu par rapport à ses concurrents. Ce chapitre constitue le point de départ de la théorie orthodoxe du commerce international telle qu’elle est enseignée jusqu’à nos jours. L’héritage ricardien Peu de temps après son décès, l’héritage de Ricardo, défendu par des auteurs tels que Mill, McCulloch, Nassau Senior et Quincey, est durement critiqué par d’autres, par exemple Bailey. Par la suite, Ricardo aura le privilège de mourir et de ressusciter à quelques reprises. Pour Jevons, un des trois auteurs de la révolution marginaliste qui, sur la base d’une théorie de la valeur-utilité, fonde 178

la théorie néoclassique et la microéconomie moderne, Ricardo est un homme brillant mais plongé dans l’erreur et qui a aiguillé la voiture de l’économie sur une mauvaise voie avec l’idée de valeur travail. Au même moment, Marx témoigne en revanche du plus grand respect pour cet « économiste bourgeois » dont il loue l’honnêteté scientifique. Ricardo n’a-t-il pas, au grand désarroi de ses disciples, écrit dans la troisième édition de ses Principes qu’il s’était trompé dans son appréciation de l’effet des machines sur l’emploi et que l’introduction de ces dernières pouvait créer un chômage durable ? Plus de soixante ans après Jevons, Keynes plante un nouveau clou dans son cercueil : selon lui, les idées de Ricardo auraient conquis l’Angleterre comme l’Inquisition avait conquis l’Espagne. Il annonce à George Bernard Shaw son projet de démolir les fondements ricardiens du marxisme. Mais, en même temps, il confie à son ami et collègue Piero Sraffa le mandat de publier les œuvres complètes de Ricardo. Terminée en 1973 et en onze volumes, cette magnifique édition sera accompagnée de la publication, en 1960, d’un ouvrage de cent pages, Production de marchandises par des marchandises, dans lequel Sraffa résout élégamment certaines contradictions laissées en suspens dans la théorie de la valeur et de la répartition de Ricardo. Ce faisant, il lance un nouveau courant de pensée qu’on appelle néoricardien. Ce courant croisera le fer dans les années 1960 et 1970 avec les théoriciens néoclassiques sur les thèmes de la valeur, de la répartition et de la croissance.

David Ricardo en quelques dates 1772 : naissance à Londres, dans une famille juive d’origine portugaise, ayant vécu en Hollande. 1786 : commence sa carrière d’homme d’affaires en travaillant avec son père à la Bourse. 1793 : mariage avec une quaker, qui provoque une rupture avec sa famille.

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1798 : Ricardo est financièrement indépendant. 1799 : lecture de la Richesse des nations d’Adam Smith. 1808 : il rencontre James Mill, qui vient de publier Commerce Defended. 1809 : « Le cours de l’or », lettre anonyme au Morning Chronicle, suivie de deux lettres d’un « ami des billets de banque » et de deux réponses de Ricardo à celui qui se révèle être un de ses amis, Hutches Trower. 1810 : Le cours élevé du lingot ; trois lettres au Morning Chronicle au sujet du Bullion Report. 1811 : Réponse aux observations pratiques de M. Bosanquet sur le rapport du Bullion Committee. Rencontre avec Malthus. 1814 : il se retire des affaires avec une fortune considérable et achète une propriété, Gatcomb Park. 1815 : Essai sur l’influence du bas prix du blé sur les profits des capitaux. 1816 : Propositions pour une monnaie économique et sûre. 1817 : Principes de l’économie politique et de l’impôt. 1823 : décès. Dans les jours qui précèdent, il écrit Absolute and Exchangeable Value, manuscrit découvert par Piero Sraffa et publié en 1951.

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THOMAS MALTHUS, UN POLÉMISTE-NÉ Si Thomas Malthus s’oppose à l’État-providence, il préfigure également les critiques de Keynes à l’égard de l’économie de l’offre de Say et de Ricardo.

Daniel Malthus, le père de Thomas, avocat et gentleman-farmer, était un ami de David Hume et de Jean-Jacques Rousseau, auquel il vouait une grande admiration. Il adhérait aux idéaux égalitaires et utopistes de l’un des pères de l’anarchisme, William Godwin, à sa foi dans la perfectibilité humaine, et il prônait, comme ce dernier, l’extension des lois sur les pauvres. Édictées depuis le XIVe siècle, ces lois visaient à alléger le sort des plus démunis en Angleterre. Thomas grandit au moment où la révolution industrielle engendre à la fois la croissance économique, le regroupement de masses de travailleurs dont les conditions de vie sont plus que précaires et l’augmentation de la misère et de la pauvreté. Publié anonymement, son premier et plus célèbre livre, l’Essai sur le principe de population, est né de discussions orageuses entre le père et le fils sur ces problèmes. Le sous-titre se termine par « avec des remarques sur les théories de Mr Godwin, de M. Condorcet et d’autres auteurs ». Ces remarques sont très critiques. Malthus s’oppose en effet radicalement aux idées sociales auxquelles adhère son père. Il estime que la nouvelle loi sur les pauvres du gouvernement Pitt, promulguée outre-Manche en 1796 et plus généreuse que la précédente, est une erreur. C’est pour le démontrer qu’il écrit son livre. Sexe et nourriture La théorie de la population du révérend Malthus s’appuie sur deux lois permanentes de la nature : le désir sexuel et le besoin de nourriture. Du premier découle la tendance de la population à s’accroître sans cesse. S’il n’existe pas d’obstacles à cette croissance, Malthus estime qu’elle aura tendance à se poursuivre selon une 181

progression géométrique, doublant tous les vingt-cinq ans. Mais les moyens de subsistance, soumis aux rendements décroissants, peuvent croître tout au plus selon une progression arithmétique. Ce déséquilibre est porteur de misère et de catastrophes. Deux types de moyens peuvent rétablir périodiquement l’équilibre ou du moins nous en rapprocher. Les obstacles destructifs, les plus anciens, sont les grandes épidémies, les guerres, les famines, la misère et le vice, qui fauchent régulièrement les populations, animales autant qu’humaines. Propres à l’humanité, les obstacles préventifs découlent de la capacité de l’homme à prévoir à long terme les conséquences de ses actions. Ils consistent à restreindre volontairement les naissances, en retardant le mariage et en pratiquant la chasteté, que le révérend appelle la « contrainte morale ». Plongés dans la misère, les pauvres ont plus de difficultés à assumer cette contrainte. Les aider ne peut qu’aggraver la situation, en les encourageant à se multiplier. Les lois sur les pauvres ont en outre pour effet de diminuer l’incitation au travail, de décourager la sobriété et d’augmenter le prix des aliments. Plutôt que de les secourir, il vaut mieux convaincre les pauvres de ne pas avoir d’enfants. Dans un passage supprimé après la deuxième édition de son livre, Malthus écrit : « Un homme qui est né dans un monde déjà occupé, s’il ne peut obtenir de ses parents la subsistance et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la plus petite portion de nourriture, et en fait, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a pas de couvert mis pour lui. Elle lui commande de s’en aller, et elle met elle-même promptement ses ordres à exécution, s’il ne peut recourir à la compassion de quelques-uns des convives du banquet1 . » Dès la publication de sa première édition, le livre de Malthus suscite de vives réactions. Elles s’accentueront lorsque paraîtra, en 1803, une nouvelle version augmentée, transformée et signée cette fois par son auteur. La controverse n’a pas cessé jusqu’à nos jours. 1. Essai sur le principe de population, Flammarion, 1992.

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Les idées de Malthus ont donné naissance à un nom, le malthusianisme, et à un adjectif, malthusien. Initiatrices de la démographie, elles ont aussi été reprises par la plupart des économistes classiques pour expliquer la tendance des salaires à se maintenir au niveau nécessaire à la subsistance et à la reproduction des travailleurs. Contrairement au sens habituel des influences entre les sciences naturelles et les sciences sociales, les thèses de Malthus ont aussi été importées dans la théorie de la sélection naturelle et de la lutte pour la survie, développée par Darwin. La réforme de la loi sur les pauvres en 1834 marque la victoire des thèses de Malthus. Elle vise en effet à restreindre le plus possible la responsabilité de l’État dans ce domaine et à rendre plus difficile l’accès à l’aide pour les pauvres. Il faudra attendre le plan Beveridge de 1944 pour voir naître une législation sociale universelle et plus généreuse, dans le cadre de la mise en œuvre de l’État-providence. La remise en question et le démantèlement, au cours des dernières décennies, de cet État-providence s’effectuent au moyen d’arguments semblables à ceux de Malthus. La dépense contre l’épargne Par un curieux paradoxe, alors que les idées de Malthus sur la population et les lois sur les pauvres vont tout à fait à l’encontre des positions keynésiennes sur le rôle de l’État, certaines de ses idées économiques annoncent celles de Keynes. Polémiste-né, Malthus s’attaque en effet à la loi des débouchés conçue par ses amis Say et Ricardo, après avoir croisé le fer avec Godwin et ses disciples. En vertu de cette loi, l’offre crée sa demande à l’échelle agrégée, de sorte qu’il ne peut y avoir de crise de surproduction générale2 . Il suffisait d’observer une réalité dans laquelle se côtoyaient marchandises invendues et masse de chômeurs pour comprendre

2. Voir « Say, pionnier de l’économie de l’offre », p. 169.

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que les idées de Say et de Ricardo étaient profondément erronées. Malthus reprochait d’ailleurs à Ricardo de construire des modèles trop abstraits et coupés de la réalité. Malthus estime au contraire que la production exige au préalable une « demande effective », ce qui est précisément un des concepts centraux de l’analyse de Keynes. Le pouvoir d’achat ne suffit pas à engendrer cette demande. Il faut aussi un « vouloir d’achat ». C’est donc « une demande faite par ceux qui ont les moyens et la volonté d’en donner le prix suffisant 3 ». Cette demande n’est pas créée par l’offre et rien ne garantit qu’elle soit suffisante pour absorber la production. L’épargne n’est donc pas, contrairement à ce que croyaient Adam Smith et ses disciples, le moteur de la croissance. Elle constitue au contraire un frein à la production. Il importe d’encourager les gens à consommer plutôt que de se laisser aller à un « principe de l’indolence », trop répandu. Il faut aussi développer des goûts de luxe. Les classes improductives dénigrées par les Quesnay, Smith et autres Ricardo, rentiers, propriétaires et aristocrates, jouent un rôle essentiel dans cette mécanique. En dépensant beaucoup sans produire, elles sont un des plus puissants stimulants de la production. C’est pourquoi Malthus s’opposait à l’abrogation des lois sur les blés, qui protégeaient les revenus des propriétaires fonciers. Il considérait que les travaux publics et le commerce extérieur étaient d’autres stimulants de la demande effective. Une amitié exemplaire À juste titre, Keynes a écrit que la correspondance entre Malthus et Ricardo était la plus importante dans l’histoire de l’économie politique. Leur amitié fut aussi exemplaire. Ils se sont rencontrés pour la première fois en 1811, alors que Malthus approuvait les 3. Principes d’économie politique, considérés sous le rapport de leur application pratique, Calmann-Lévy, 1969.

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positions de Ricardo dans le débat sur la monnaie et l’or. Mis à part cet accord initial, ils se sont opposés à peu près sur toutes les questions, théoriques et pratiques : les lois sur les blés, la méthode de l’économie, la théorie de la valeur et de la répartition, la loi des débouchés. L’homme d’affaires avisé et parfois brutal et le pasteur tranquille étaient aussi des personnalités totalement différentes. Et pourtant ils sont demeurés étroitement liés jusqu’à la mort prématurée de Ricardo, qui a écrit à Malthus dans sa dernière lettre : « Je ne vous aimerais pas plus si vous étiez d’accord avec moi. » Ce sont les thèses de Ricardo plutôt que celles de Malthus qui se sont imposées par la suite. Keynes estime qu’une issue contraire aurait économisé cent ans d’erreurs tragiques en économie.

Thomas Malthus en quelques dates 1766 : naissance, le 14 février, près du village de Dorking, dans le comté de Surrey, en Angleterre. 1784-1788 : études à l’université de Cambridge. 1789 : entrée dans les ordres de l’Église anglicane. Malthus est nommé diacre dans la paroisse de Wotton, dans le Surrey. 1791 : ordonné prêtre. 1793-1804 : Fellow (compagnon) de Jesus College, à Cambridge. 1796 : nommé vicaire d’Albury, près de la résidence familiale. 1798 : Essai sur le principe de population, publié à titre anonyme. 1799 : voyage d’étude dans les pays scandinaves et en Russie. 1800 : Enquête sur la cause de l’actuel prix élevé des aliments. 1802 : voyage en France ainsi qu’en Suisse. 1803 : nommé pasteur de Walesby. 1804 : mariage avec Harriet Eckersall. Le couple aura trois enfants. 1805 : premier professeur d’économie politique en Angleterre, au collège de la Compagnie des Indes orientales, à Hertford, puis à Hayleybury, où il vivra jusqu’à sa mort. 1807 : Lettre à Samuel Whitbread sur son projet d’amendement aux lois sur les pauvres.

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1811 : deux articles sur les débats monétaires. Début de l’amitié et de la controverse avec David Ricardo. 1814 : Observations sur les effets des lois sur les blés. 1815 : Fondements d’une opinion sur la politique de restriction à l’importation du blé étranger ; Enquête sur la nature et le progrès de la rente. 1820 : Principes d’économie politique. 1821 : Malthus est un des vingt membres fondateurs du Club d’économie politique de Londres. 1823 : La Mesure de la valeur. 1824 : nommé à la cure d’Okewood. 1827 : Définitions en économie politique. 1834 : décède à Bath le 29 décembre, à l’occasion d’une visite chez les parents de son épouse.

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JOHN STUART MILL, MORALISTE, FÉMINISTE ET ÉCOLOGISTE En mettant au premier plan la liberté individuelle, John Stuart Mill a renouvelé les thèses libérales classiques. Keynes est un de ses héritiers.

John Stuart Mill est une figure admirable de l’Angleterre victorienne. Son père, James Mill, philosophe et économiste, était un ami de Ricardo et de Bentham, le pionnier de l’utilitarisme, doctrine en vertu de laquelle l’action humaine doit viser à atteindre « le plus grand bonheur du plus grand nombre d’individus ». Pour Bentham, le bonheur s’identifie au plaisir, dont on peut mesurer la quantité. À cette vision éthique est associé un courant de pensée politique, dont le père de John Stuart est le principal artisan : le radicalisme philosophique, qui se positionne à l’aile gauche du parti libéral anglais. Partisans du laisser-faire, les radicaux remettent en question l’autorité de l’Église anglicane, de l’aristocratie foncière et d’un pouvoir politique associé à la richesse et fondé sur une base électorale très étroite. John Stuart Mill s’imposera comme l’intellectuel majeur de ce courant. Une enfance très spéciale Bentham et ses amis avaient des idées bien arrêtées sur l’éducation. Elle devait façonner l’individu de manière à ce qu’il arrive à réaliser librement et efficacement ses désirs tout en contribuant au bien et au progrès de l’humanité. Le système d’éducation anglais, dominé par l’Église, était incapable de remplir cette fonction. C’est pourquoi James Mill a soustrait son fils à tout enseignement public et a lui-même pris en charge son éducation selon une méthode insolite que John Stuart raconte dans le premier chapitre de son autobiographie.

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À 3 ans, il commence à apprendre le grec, ce qui lui permettra d’avoir lu dans cette langue, avant d’avoir 8 ans, Hérodote, Xénophon et Platon. À cet âge, il se met au latin, puis à la géométrie, à l’algèbre et au calcul. À 12 ans, il commence à étudier la logique. Il écrit une histoire de Rome, un abrégé d’histoire universelle et une histoire de la Hollande. Un an plus tard, il aborde l’économie politique et a l’occasion d’en discuter avec Ricardo. Dans cet entraînement dont récréations, jeux et vacances sont exclus, les seuls moments de détente sont des promenades au cours desquelles il discute avec son père de ses lectures. Cette éducation a fait de John Stuart Mill un être qui, à 16 ans, était intellectuellement en avance d’un quart de siècle sur ses camarades. Elle a en même temps précipité une dépression dont la description clinique est un autre moment fort de son autobiographie. À l’issue de cette épreuve, Mill s’éloigne des thèses de son père, auquel il reproche d’avoir exclu les sentiments de sa vision du monde. Toujours convaincu que le problème éthique principal est de concilier le bonheur personnel et le bien commun, il remet toutefois en question la définition étroite du bonheur proposée par Bentham. Sans renier l’utilitarisme, il en donne, dans son livre de 1861, une définition qui laisse une large place au devoir et à l’obligation morale et considère la qualité du plaisir comme plus importante que sa quantité. On arrive au bonheur personnel, croit-il désormais, sans le chercher mais en travaillant plutôt au bonheur de l’humanité. Logique et économie politique L’éthique, la théorie économique et la vision politique de Mill s’appuient sur une théorie de la connaissance, à l’élaboration de laquelle il consacre de nombreuses années et qui trouve son aboutissement dans son Système de logique inductive et déductive. Dans le domaine de la connaissance, comme dans celui de la morale, Mill s’oppose résolument à un intuitionnisme en vertu duquel la 188

perception du bien comme du vrai nous serait donnée a priori. C’est pour lui la source de toutes les erreurs dans le domaine social et politique, et en particulier de toutes les tyrannies et restrictions à la liberté. Influencé par l’empirisme de Hume, Mill considère que l’induction constitue la voie royale de la connaissance. Les choses sont toutefois plus complexes dans le domaine des sciences morales, dont fait partie l’économie. On ne peut en général y faire d’expérience et il convient alors de partir d’hypothèses abstraites dont on vérifiera a posteriori la validité en confrontant les déductions avec l’expérience. C’est dans un article publié en 1836 et reproduit dans ses Essais sur quelques questions non résolues d’économie politique que Mill est un des premiers à se pencher sur la méthode de l’économie politique, qu’il met en œuvre dans ses Principes publiés en 1848. Considérés comme la dernière grande œuvre classique, les Principes de Mill connaissent un très grand succès et s’imposent comme manuel pendant plusieurs décennies, avant d’être supplantés par ceux de Marshall, en 1890. Disciple de Ricardo, dont il développe la théorie de la valeur et de la répartition, il s’en éloigne néanmoins sur plusieurs points. Il prend soin, en particulier, de distinguer les lois naturelles de la production des lois humaines de la répartition, qui peuvent être modifiées par l’intervention de l’État. Alors que Ricardo voit dans l’état stationnaire auquel mènera la baisse du taux de profit une catastrophe, Mill estime au contraire qu’il permettra enfin à l’humanité de se libérer d’une course effrénée à la richesse qui détruit la nature et de cultiver l’art de vivre. Cette croissance qui détruit l’environnement pervertit en même temps les relations humaines : « J’avoue que je ne suis pas enchanté de l’idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l’état normal de l’homme est de lutter sans fin pour se tirer d’affaire, que cette mêlée où l’on se foule aux pieds, où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se marche sur les talons et qui

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est le type de la société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l’humanité, au lieu d’être simplement une des phases désagréables du progrès industriel. » De la liberté, publié en 1859, est le manifeste politique de Mill et probablement son livre le plus important et le plus influent. Il s’y affirme comme le maître à penser d’un nouveau libéralisme qui s’imposera en Angleterre au début du siècle suivant et dont Keynes sera un des héritiers. Il s’agit de renouveler les thèses libérales classiques, en mettant au premier rang la liberté individuelle. Cette liberté ne trouve sa limite que dans la mesure où elle trouble la liberté des autres. Autrement, elle est absolue et sans réserve : « Si toute l’espèce humaine, moins une personne, était d’un avis et qu’une personne seulement fût d’un avis contraire, l’espèce humaine ne serait pas plus justifiable en imposant silence à cette personne qu’elle-même ne serait justifiable en imposant silence à l’espèce humaine, si elle le pouvait. » C’est ainsi que la démocratie, qui est le système politique le plus souhaitable, peut mener à la restriction des libertés d’une minorité. Libéralisme et féminisme Par liberté individuelle, Mill entend au premier rang la liberté de penser, de s’exprimer, de vivre selon ses penchants et de s’associer avec qui on veut. Contempteur de la morale victorienne, il estime que chacun doit suivre sa voie dans le domaine des relations humaines et que la non-conformité avec les convenances dominantes ou le mauvais exemple ne constituent pas des entraves à la liberté d’autrui. C’est ainsi qu’il faut tolérer l’alcoolisme, la fornication ou le jeu. La seule chose dont l’homme ne doit pas être libre est de ne pas être libre, c’est-à-dire de se vendre comme esclave. Prenant le contrepied de thèses libérales aujourd’hui en vogue, Mill considère que le laisser-faire, la liberté économique, n’est pas de même nature que la liberté individuelle et n’en découle pas. 190

Les activités économiques sont d’emblée sociales, de sorte que les gouvernements ont le droit d’intervenir. La liberté commerciale est souhaitable parce qu’elle a démontré son efficacité, mais rien n’assure qu’il en sera toujours ainsi. Le socialisme pourrait ainsi devenir une alternative souhaitable, comme Mill sera de plus en plus porté à le penser à la fin de sa vie. Parmi les diverses formes de despotisme qui briment la liberté, la principale est celle qu’exerce, depuis toujours, l’homme sur la femme. Sa vie durant, y compris contre l’opinion de son père, Mill lutte pour la reconnaissance de l’égalité des femmes et des hommes, et en particulier pour le droit de vote des femmes. C’est un de ses principaux chevaux de bataille lorsqu’il siège au Parlement. Peu avant sa mort, il publie L’asservissement des femmes, qui marque une date importante dans l’histoire du féminisme. Il est intéressant de noter que Sigmund Freud, qui a traduit dans sa jeunesse quelques ouvrages de Mill, a mis sa fiancée en garde contre les idées de ce dernier sur la place des femmes dans la société.

John Stuart Mill en quelques dates 1806 : naissance à Londres. 1820-1821 : séjour d’un an dans le midi de la France. 1822 : fonde la Société utilitariste, qui dure trois ans. 1823 : entre au service de la Compagnie des Indes orientales, sous les ordres de son père. Il y restera jusqu’en 1858, date de la disparition de la compagnie. 1825 : fonde la London Debating Society et commence à publier des articles, entre autres dans la Westminster Review, dont il deviendra directeur. 1826 : début d’une longue période de dépression. 1830 : rencontre avec Harriet Taylor, épouse d’un homme d’affaires, très active intellectuellement et socialement, qui devient sa grande amie et sa collaboratrice.

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1835 : crée la London Review, organe des radicaux, qui deviendra la London and Westminster Review l’année suivante. 1843 : Système de logique inductive et déductive. 1844 : Essais sur quelques questions non résolues d’économie politique. 1848 : Principes d’économie politique. 1851 : Mill épouse Harriet Taylor, après le décès du mari de cette dernière en 1849. 1858 : décès de Harriet à Avignon. Retraité, Mill passe désormais la plus grande partie de son temps à Saint-Véran, près de la cité des Papes. 1859 : De la liberté. 1861 : L’utilitarisme ; Considérations sur le gouvernement représentatif. 1865 : élu député au Parlement britannique, où il siège, sur les banquettes libérales, jusqu’en 1868, quand il est défait aux élections. Publication d’Auguste Comte et le positivisme. 1869 : L’asservissement des femmes. 1873 : décède le 7 mai à Avignon. Sortie de son Autobiographie. 1874 : Trois essais sur la religion.

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KARL MARX, ADMIRATEUR ET ADVERSAIRE DU CAPITALISME Analyste et critique du mode de production capitaliste, Karl Marx mettait la théorie au service de la transformation sociale. Son influence a été considérable tout au long du XXe siècle.

Parmi les œuvres des grands économistes de l’histoire, c’est celle de Karl Marx qui a soulevé le plus de passions. Décrié et détesté par les uns, adulé et encensé par les autres, Marx a donné son nom à une vision du monde, à des courants de pensée et à des mouvements politiques. Ses écrits ont suscité une immense littérature, de l’exégèse la plus ésotérique à la critique la plus virulente, en passant par l’hagiographie. Et il en est du marxisme comme de la plupart des grands courants d’idées associés à un auteur : souvent, on ne reconnaît plus le maître chez des disciples dont le plus grand nombre ne l’ont pas lu. Déjà importante de son vivant, l’influence de sa pensée a été énorme tout au long du XXe siècle. Elle a en partie survécu à l’écroulement des régimes politiques qui se réclamaient de lui. On est loin en effet d’avoir fini de se demander ce que Marx voulait dire. Transformer le monde Détenteur d’un doctorat en philosophie, lecteur et écrivain boulimique, aux champs d’intérêt extrêmement diversifiés, Marx est un intellectuel au plein sens du terme. Mais c’est aussi un homme d’action, pour qui la pensée doit être mise au service de la transformation sociale. Dans sa jeunesse, il critique, dans les colonnes de la Gazette rhénane, journal de l’opposition libérale progressiste à l’absolutisme prussien, les partisans du communisme et du socialisme, termes alors interchangeables. Il est cependant de plus en plus impressionné par les problèmes sociaux engendrés par l’industrialisation. Arrivé à Paris en 1843, il fréquente des groupes 193

socialistes, dont la Ligue des justes, société secrète fondée en 1836, il rencontre Proudhon, Bakounine et d’autres penseurs radicaux et se déclare désormais communiste. Il s’impose vite comme l’un des animateurs les plus influents d’un mouvement socialiste en croissance rapide à la veille des soulèvements révolutionnaires de 1848. Dans ses Thèses sur Feuerbach, en 1845, il écrit : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » C’est ce qu’il tentera de faire, entre autres en participant à la fondation et aux activités de la Ligue des communistes, issue de la Ligue des justes, dont il rédigera le manifeste, et surtout de l’Association internationale des travailleurs, ou Première Internationale. Il sacrifie à ces tâches et à son travail de recherche et d’écriture une santé toujours précaire et une vie personnelle et familiale dans laquelle il frôle souvent la misère. Sans l’aide continuelle de son fidèle ami Friedrich Engels, qui dirige pendant vingt ans une entreprise textile à Manchester, il n’aurait sans doute jamais pu réaliser son œuvre. Devenu socialiste, Marx se voudra cependant toujours réaliste et modéré. En même temps qu’il vilipende sans relâche partisans et thuriféraires de l’ordre établi, il ne cesse de critiquer avec virulence et de combattre anarchistes, blanquistes, proudhoniens et tous ceux qu’il appelle les utopistes. Le fil conducteur Comme Adam Smith ou John Maynard Keynes, Karl Marx n’est pas d’abord un économiste. L’économie s’inscrit pour lui dans une vision générale de la société et de l’histoire à laquelle elle est subordonnée. Dans son élaboration, il s’appuie sur un penseur avec lequel il entretient une relation d’amour-haine, le philosophe Friedrich Hegel. Étudiant à Berlin, Marx se joint au mouvement des Jeunes hégéliens, disciples radicaux du maître décédé en 1831. 194

De Hegel, il retient la méthode d’analyse du mouvement historique, la dialectique, tout en rejetant l’idéalisme, c’est-à-dire la conception qui voudrait que ce soient les idées et leurs évolutions qui expliquent l’histoire du monde. Il lui oppose une approche, qu’on dénomme « matérialisme historique », en vertu de laquelle « le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle ». Il explique le mouvement de l’histoire par le développement des contradictions entre les capacités de production d’une société, ses forces productives, et les relations qui s’établissent entre les classes sociales dans la production, ses rapports de production. Pour lui, c’est cette contradiction qui permet de rendre compte du passage de l’esclavagisme au féodalisme et de ce dernier au capitalisme. Le socialisme, sur lequel Marx a écrit finalement très peu de choses, naîtra donc du développement des contradictions du capitalisme. Dès lors, son programme de recherche est tracé. Il s’agit de chercher, dans l’économie politique, l’« anatomie de la société civile ». Le Capital, critique de l’économie politique est le fruit de cet énorme travail. Seul le premier de ses trois volumes paraît du vivant de Marx. C’est Engels qui, à partir de l’énorme masse de manuscrits laissés par son ami, préparera les deuxième et troisième volumes de l’œuvre. Valeur et plus-value Dans son analyse du mode de production capitaliste, Marx s’inspire d’un autre auteur, avec lequel il entretient de nouveau un rapport d’amour-haine, David Ricardo1 . Il admire l’honnêteté scientifique de cet « économiste bourgeois » qui ne craint pas de mettre au jour les antagonismes de la société capitaliste. Il développe, en la transformant, sa théorie fondant la valeur sur le travail. Pour Marx, la valeur de toute marchandise, forme élémentaire de 1. Voir « David Ricardo, à l’assaut du protectionnisme », p. 175.

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la richesse capitaliste, découle du temps de travail socialement nécessaire à sa production, travail vivant ajouté par les ouvriers et travail mort car contenu dans les moyens de production. Il s’agit alors de découvrir l’origine des revenus des classes possédantes, capitalistes et rentiers. Marx explique que le profit, l’intérêt et la rente ont une source unique, la plus-value. Celle-ci est issue du travail effectué par les ouvriers au-delà du temps nécessaire à la reproduction de leur force de travail, qui est elle-même une marchandise : la valeur produite par les salariés excède la valeur correspondant à leur salaire, que Marx appelle capital variable. Le taux de plus-value, le rapport entre la plus-value et le capital variable, mesure la répartition du revenu national entre les salariés et les capitalistes et leurs alliés, et exprime ainsi l’exploitation des travailleurs. De la lutte autour de la fixation de ce taux, qui se manifeste en particulier dans le combat pour la longueur de la journée de travail, Marx fait un élément central de son enquête approfondie sur l’évolution du capitalisme. Crises économiques et agonie du capitalisme Pour Marx, le mode de production capitaliste n’est pas éternel. Il est issu de la décomposition de la société féodale. L’accumulation primitive qui accompagne l’expropriation brutale des paysans et des producteurs du Moyen Âge « est écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles ». Dans le Manifeste du parti communiste, Marx fait cependant un récit dithyrambique du progrès économique que provoque la transition du féodalisme au capitalisme. Avec quelques amendements, ce texte pourrait apparaître comme un éloge de la mondialisation actuelle. Mais, pour lui, ce système est en même temps condamné à long terme. Il n’y a pas de solution aux contradictions entre le capital et le travail dans le cadre du mode de production capitaliste. Les crises économiques sont les symptômes de ce mal fatal. Leur 196

analyse constitue à la fois l’objet principal du Capital et sa partie la moins achevée. Marx emprunte plusieurs voies pour les expliquer, ce qui donnera naissance à de nombreuses théories marxistes des crises. Il les associe tout d’abord à l’absence chronique de débouchés, ce que Rosa Luxemburg liera au phénomène de l’impérialisme comme moyen de trouver en permanence de nouveaux marchés. Les schémas de reproduction développés par Marx dans le deuxième livre du Capital, suggérés par Quesnay et qui inspireront Keynes, décrivent les conditions d’équilibre entre les grands secteurs de production, celui des biens de consommation et celui des biens d’investissement. La décentralisation des décisions économiques empêche dans la réalité la réalisation de cet équilibre. Dans le troisième livre du Capital, à la suite de Smith, Ricardo et Mill, Marx affirme que le taux de profit moyen, rapport entre le profit et l’ensemble du capital investi, le capital constant correspondant au coût des moyens de production et variable nécessaire pour rémunérer le travail, a tendance à baisser à long terme dans les économies capitalistes. Il en donne cependant une explication différente de ses prédécesseurs : pour Marx, le surtravail non payé aux salariés ne pourrait pas à la longue augmenter autant que s’accroîtrait la dépense en capital liée à la mécanisation croissante de la production. Cette baisse du taux de profit provoque périodiquement ralentissement de l’accumulation et crise. L’augmentation du chômage qui en découle permet de le rétablir provisoirement et de relancer l’économie. Mais Marx était convaincu que le système était condamné et même qu’il assisterait de son vivant à l’agonie du malade. Près d’un siècle et demi plus tard, le malade se porte bien et il a même engraissé. La réalité de la lutte des classes, le fait que « les hommes font l’histoire », comme Marx le disait lui-même, a finalement eu raison de la vision déterministe, liée aux tendances positivistes de l’époque, d’un capitalisme inéluctablement condamné à plus ou moins brève échéance. Toujours est-il que l’œuvre immense 197

et non encore totalement explorée de Marx recèle des thèses qui éclairent de manière incisive plusieurs aspects de la nature, du fonctionnement et des crises des sociétés contemporaines.

Karl Marx en quelques dates 1818 : naissance à Trèves, en Rhénanie. 1835 : inscription à la faculté de droit de l’université de Bonn.
 1836-1841 : études à l’université de Berlin. 1841 : doctorat en philosophie de l’université d’Iéna. 1842 : rédacteur en chef de la Gazette rhénane, journal libéral publié à Cologne. 1843 : mariage avec Jenny von Westphalen. Ils s’installent à Paris en octobre. 1844 : rédaction de Manuscrits de 1844, publié en 1932. 1845 : expulsé de France en janvier, Marx s’installe en Belgique. Rédaction, avec Engels, de L'idéologie allemande, publié en 1932. Publication de La Sainte Famille, rédigé avec Engels. 1846 : fondation à Bruxelles du Comité de correspondance communiste. 1847 : fondation à Londres de la Ligue des communistes. Misère de la philosophie. 1848 : expulsé de Belgique, Marx prend la direction de la Nouvelle Gazette rhénane à Cologne. Avec Engels, Manifeste du parti communiste. 1849 : expulsé de Cologne, puis de Paris, Marx s’installe à Londres, où il passera le reste de sa vie. 1852 : Marx devient correspondant européen du New York Daily Tribune. Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte. 1857 : rédaction des Fondements de la critique de l’économie politique (Grundrisse), publié en 1939. 1859 : Contribution à la critique de l’économie politique. 1861-1863 : rédaction de Théories sur la plus-value, publié entre 1905 et 1910.

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1866 : fondation de l’Association internationale des travailleurs, dissoute en 1876. 1867 : Le Capital, livre premier. 1871 : La Guerre civile en France. 1883 : décès, le 14 mars. 1885 : Le Capital, livre deuxième. 1894 : Le Capital, livre troisième.

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LÉON WALRAS, FONDATEUR DE L’ÉCONOMIE NÉOCLASSIQUE En faisant de l’offre et de la demande le mécanisme central de l’éco­nomie, Léon Walras a révolutionné la théorie économique.

Créateur de la théorie de l’équilibre général, Walras est un des principaux inspirateurs de l’orthodoxie économique contemporaine. Considéré, le plus souvent, comme un thuriféraire du marché et un adepte d’un libéralisme radical, il se définissait pourtant comme un « socialiste scientifique libéral et humanitaire ». Il s’opposait au libéralisme orthodoxe des économistes français comme au socialisme de Marx et de Proudhon. Il aspirait à concilier socialisme et libéralisme, moralisme et utilitarisme, communisme et individualisme, sur la base d’un principe de justice hérité des idéaux de la Révolution française. Dans la première partie de sa carrière, avant d’obtenir un poste de professeur d’économie à Lausanne, il se consacre aux coopératives et aux possibilités qu’elles offrent pour améliorer la société, un thème qui l’intéressera jusqu’au bout1 . Persuadé que son œuvre contribue de façon décisive à pacifier les relations entre les hommes, il fait campagne à la fin de sa vie pour qu’on lui attribue le nouveau prix Nobel de la paix et écrit dans ce but, quelques années avant sa mort, La paix par la justice sociale et le libre-échange. Théoricien et réformateur social Walras est d’abord un théoricien. Plusieurs de ses écrits sont arides, indéchiffrables pour la plupart de ses contemporains. Il se voit pourtant lui-même avant tout comme un réformateur soucieux d’apporter des solutions efficaces à la question sociale, 1. Voir à ce sujet : « Le socialisme singulier de Léon Walras », par Denis Clerc, Alternatives Économiques n° 93, juin 2001, disponible dans les archives du site Internet d’Alternatives Économiques.

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dans le but de permettre une amélioration substantielle du sort déplorable de la plus grande partie des classes laborieuses, héritières des serfs et des esclaves. Il a d’ailleurs d’abord emprunté la voie de la littérature pour transmettre son message. Ce n’est qu’après l’échec de son roman, Francis Sauveur, qu’il décide de se vouer à l’économie pour améliorer la société. Comme son père, Auguste Walras, économiste lui-même et auteur de De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur, il est convaincu en particulier que la réforme sociale passe par celle de la propriété foncière et de l’impôt. Pour lui, la terre est une propriété collective qui doit appartenir à l’État, ce qui couperait l’herbe sous les pieds d’une classe sociale parasitaire vivant de la rente foncière. Appropriée par l’État, qui louera la terre, la rente permettra d’abolir l’impôt, qui empêche les salariés d’avoir accès à l’épargne et à la propriété du capital. Walras est convaincu que ces réformes aboutiront finalement elles aussi à l’abolition du prolétariat, par une voie différente de celle préconisée par Marx ou Proudhon. Walras entend réaliser tout d’abord une œuvre d’économie politique « pure » centrée sur la théorie de la valeur d’échange et de la richesse sociale. Influencé par son père et par Augustin Cournot, il est convaincu que cette science est de même nature que les sciences physiques et qu’elle doit donc employer la méthode et le langage des mathématiques. Il est même nécessaire « que l’économie politique pure devienne une branche des mathématiques », affirme-t-il. De ce point de vue, Walras est manifestement le pionnier de la théorie économique contemporaine. Mais l’économie politique pure, à laquelle on réduit le plus souvent la contribution de Walras, n’est qu’une partie de ce qui pour lui constitue l’économie. Elle doit être prolongée par l’économie sociale, dont l’objet est la répartition de la richesse sociale. Il s’agit cette fois d’une science morale, qui relève du normatif. Enfin,

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l’économie politique appliquée, qui relève de l’art au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire de l’artisanat, est la théorie de la production économique de la richesse sociale, de l’organisation de l’économie. Walras n’a formalisé que le premier volet de son œuvre, mais il a écrit de nombreuses études d’économie sociale et d’économie politique appliquée, qu’il a en partie rassemblées dans deux ouvrages parus en 1896 et 18982 . Marché et équilibre général L’économie politique pure est la théorie du fonctionnement du marché. La richesse sociale se présente comme un ensemble de choses, immatérielles autant que matérielles, qui s’échangent sur des marchés soumis à la concurrence. Les agents s’y présentent avec leurs dotations et leurs préférences, demandant à l’enchère (en augmentant les prix au fur et à mesure jusqu’à ce qu’ils trouvent ce qu’ils cherchent) et offrant à rabais (en baissant les prix au fur et à mesure). Les variations de prix permettent d’arriver à l’équilibre des quantités offertes et demandées. Le marché idéal est pour Walras celui de la Bourse, où un prix est initialement crié par un commissaire-priseur avant que ne s’engage un processus de tâtonnement au terme duquel on arrive à l’équilibre. L’économie globale peut être considérée comme un ensemble de marchés imbriqués : « Le monde peut être considéré comme un vaste marché général composé de divers marchés spéciaux où la richesse sociale se vend et s’achète. » Dans les Éléments, Walras analyse d’abord le marché des produits, en commençant par l’échange de deux produits. Il introduit ensuite la production en ajoutant au marché des produits celui des services producteurs. La production est une opération par laquelle des entrepreneurs 2. Voir Œuvres économiques complètes, par Auguste et Léon Walras, Economica, 14 vol., publiés depuis 1987.

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combinent des services producteurs pour fabriquer des produits. Les prix des services producteurs résultent de l’interaction entre leur offre, par les individus, et leur demande, par les entrepreneurs. Ce sont les revenus des individus qui leur permettent d’acheter les produits offerts par les entrepreneurs. Walras introduit ensuite le marché des capitaux et, enfin, la monnaie et le crédit. Tous les marchés sont reliés. Et, sur tout marché, la quantité offerte ou demandée d’un bien ou d’un service producteur dépend non seulement de son prix, mais aussi de celui de tous les autres biens et services producteurs. Tel est le sens de l’équilibre général, dont la formalisation mathématique constitue l’apport le plus important de l’œuvre de Walras. L’économie est représentée par un système d’équations, dans lesquelles les inconnues à déterminer sont les prix et les quantités de tous les biens et de tous les services producteurs, étant donné les coefficients de fabrication par lesquels les services sont transformés en biens. Les équations décrivent donc la technologie du système ainsi que les préférences des agents. Constatant que le nombre d’équations est égal au nombre d’inconnues dans son système, Walras en conclut que le système d’équations peut être solutionné, au moins sur le plan théorique. Cela est bien entendu insuffisant, mais Walras considère que la libre concurrence sur le marché des biens et des services producteurs constitue « la résolution pratique des équations », le processus de tâtonnement permettant d’arriver à l’équilibre. « La liberté procure, dans certaines limites, le maximum d’utilité », conclut-il. Ce maximum d’utilité ne signifie par pour autant un état de justice sociale. La justice ne relève pas de l’économie politique pure, mais de l’économie sociale. La question à laquelle vise à répondre l’économie pure est celle de l’efficacité et de la viabilité d’une économie de marché, du fonctionnement de la main invisible d’Adam Smith.

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L’héritage walrasien La publication des Éléments de Walras suit de trois ans celle de la Théorie de l’économie politique de William Stanley Jevons et des Principes de l’économie de Carl Menger. Ces trois ouvrages sont considérés comme les détonateurs de la « révolution marginaliste ». Ils constituent le tournant majeur de l’histoire de la pensée économique, au terme duquel l’économie néoclassique supplante l’économie politique classique. Ces trois auteurs fondent la valeur des biens sur leur utilité pour le client, alors que la plupart des classiques, de même que Marx, l’expliquaient par le travail nécessaire à leur production. Dans cette nouvelle vision, l’offre et la demande constituent le mécanisme central de l’économie. Walras a consacré beaucoup d’énergie à répandre ses idées et à en revendiquer la paternité. Mais, sans doute à cause de la complexité de leur présentation mathématique, elles ont eu peu d’impact de son vivant, en dehors de l’École de Lausanne, dont son disciple et successeur, Pareto, fut l’inspirateur. Le vent a tourné à partir des années 1930. D’un côté, des mathématiciens, dont le plus célèbre fut John von Neumann, se sont appliqués à prouver l’existence d’un équilibre général dans une économie concurrentielle. De l’autre, des économistes tels que John Hicks et Paul Samuelson ont traduit la microéconomie dans un langage walrasien. Après la guerre, la théorie de l’équilibre général connaît un développement considérable, récompensé par plusieurs prix Nobel. En utilisant des instruments mathématiques sophistiqués, Kenneth Arrow et Gérard Debreu fournissent ainsi, en 1954, la preuve de l’existence d’un équilibre général concurrentiel, ce dont Walras n’avait pu venir à bout. Mais depuis cette consécration posthume, plusieurs se demandent si cette élégante construction concerne vraiment la réalité économique et n’est pas simplement une fiction, une convenance théorique.

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Léon Walras en quelques dates 1834 : naissance, le 16 décembre, à Évreux. Son père, Auguste, normalien et inspecteur d’académie, ami de Cournot, est l’auteur de la Théorie de la richesse sociale (1849). 1851 : baccalauréat ès lettres. 1853 : baccalauréat ès sciences. 1854 : sort de l’École des mines sans diplôme, après avoir échoué au concours d’entrée à l’École polytechnique. 1858 : Francis Sauveur, roman. 1859-1862 : rédacteur au Journal des économistes et à La Presse. 1860 : L’économie politique et la justice. 1862-1865 : employé au secrétariat de la Compagnie des chemins de fer du Nord. 1865-1868 : administrateur de la Caisse d’escompte des associations populaires de consommation, de production et de crédit. 1866-1868 : fondation et direction de la revue coopérative Le Travail. 1868 : Recherche de l’idéal social. 1869 : mariage avec Célestine-Aline Ferbach, avec qui il vivait depuis dix ans. 1869-1870 : employé de la banque Trivulzi, Hollander & Cie. 1870-1892 : professeur d’économie politique à l’académie (université en 1890) de Lausanne. 1874-1877 : Éléments d’économie politique pure. 1877 : Théorie mathématique de la richesse sociale. 1879 : mort de Célestine Walras. 1884 : mariage avec Léonide-Désirée Mailly. 1886 : Théorie de la monnaie. 1894 : Vilfredo Pareto succède à Walras à la chaire d’économie politique de Lausanne. 1896 : Études d’économie sociale. 1898 : Études d’économie politique appliquée. 1900 : mort de sa seconde épouse. 1910 : décès, le 5 janvier, à Clarens.

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ALFRED MARSHALL, LE FRÈRE ENNEMI DE WALRAS Théoricien majeur, Alfred Marshall a fourni la présentation canonique de l’équilibre entre l’offre et la demande, ainsi que de nombreux instruments dont se servent toujours les économistes.

Dans le très beau texte qu’il écrit après le décès d’Alfred Marshall en 1924, John Maynard Keynes, son ancien élève, fait remarquer que le bon économiste est une denrée rare, car cette discipline, en soi beaucoup plus facile que la philosophie ou les sciences pures, exige une combinaison de talents peu souvent réunis chez un seul homme : « Il doit être mathématicien, historien, homme d’État, philosophe, à un certain degré. Il doit comprendre les symboles et s’exprimer avec des mots. Il doit saisir le particulier en termes généraux et atteindre l’abstrait et le concret dans le même envol de la pensée. Il doit étudier le présent à la lumière du passé pour les besoins de l’avenir. Aucun aspect de la nature de l’homme et de ses institutions ne doit échapper entièrement à son regard. Il doit être, dans le même mouvement, résolu et désintéressé ; aussi distant et incorruptible qu’un artiste, mais parfois aussi terre à terre qu’un politicien. » Sans posséder tous ces dons, Marshall excellait dans plusieurs domaines, en particulier en histoire et en mathématiques. En dépit d’un tempérament autoritaire et irascible, qui l’a amené à la rupture avec la plupart de ses amis et collègues, Alfred Marshall s’est imposé comme le premier économiste de son temps et un des plus influents de l’histoire. Écrivant lentement et difficilement, il est l’homme d’un seul livre, les Principles of Economics, pendant plusieurs décennies le manuel d’économie le plus populaire, jusqu’à la publication, en 1949, de l’Economics de Paul Samuelson.

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Un victorien contradictoire Ce livre marque véritablement la naissance de l’approche néoclassique, qui deviendra le courant dominant au XXe siècle. Fondateur en 1890 de la British Economic Association, qui deviendra la Royal Economic Society, il parvient, en 1903, à détacher l’enseignement de l’économie de celui de la philosophie morale, auquel il était jusque-là associé. C’est donc Marshall qui donne à l’économie ses lettres de créance disciplinaires en Angleterre. Mais c’est avant tout comme enseignant qu’il exerce sur de nombreux étudiants, au premier rang desquels Herbert Foxwell, Arthur Cecil Pigou et John Maynard Keynes, un énorme ascendant. Il crée de ce fait l’école d’économie de Cambridge, qui domine la pensée économique britannique entre les deux guerres, jusqu’à ce que Keynes se révolte contre le père. Le père d’Alfred, William Marshall, employé de banque, homme très religieux, est l’auteur d’une brochure intitulée Les droits de l’homme et les devoirs de la femme. Il destinait son fils à une carrière religieuse. Mais, comme son ami Henry Sidgwick et plusieurs moralistes contemporains, Alfred a perdu la foi. Il a toutefois gardé toute sa vie l’allure et le tempérament d’un pasteur laïc. Il s’est très tôt fixé comme objectif de contribuer au progrès moral de la classe ouvrière, lequel devait passer par l’amélioration de sa situation économique. Il avait l’habitude, pendant ses vacances, de visiter les quartiers pauvres des villes anglaises et étrangères, et son bureau était décoré d’un tableau représentant un ouvrier anonyme. Pétri de contradictions, Alfred Marshall sympathisait avec le socialisme et le coopératisme, tout en étant hostile au syndicalisme et au marxisme. Il fut tout de même un des rares économistes de son temps à lire Marx attentivement, et en allemand. Partisan de l’économie de marché, il n’en considérait pas moins que la libre concurrence ne conduisait pas à une situation optimale et qu’il fallait des interventions étatiques pour en corriger les imperfections.

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Utilitariste, il ne croyait pas pour autant qu’on puisse réduire l’homme à un calculateur égoïste et rationnel de ses plaisirs et de ses peines. À 35 ans, il épouse Mary Paley, une économiste qui devint sa collaboratrice. Admirateur du féministe John Stuart Mill1, il était néanmoins convaincu, comme son père, que les femmes étaient intellectuellement inférieures à l’homme et que leur place naturelle était au foyer2 . À l’époque, les femmes ne pouvaient avoir, à Cambridge, un statut académique à part entière. Alors que Sidgwick et le père de Keynes luttèrent pour abroger ce règlement, Marshall mit tout en œuvre pour son maintien. Il remporta la victoire en 1897, et il fallut attendre 1948 pour que l’égalité des hommes et des femmes soit reconnue dans cette prestigieuse université. « La nature ne fait pas de sauts » En exergue de son œuvre principale, Marshall écrit : « Natura non facit saltum » (« La nature ne fait pas de sauts »). Cette phrase lui aurait été inspirée par Emmanuel Kant, dont il était un lecteur assidu. Il a aussi étudié Friedrich Hegel, dont il dit que La Philosophie de l’histoire est un des ouvrages qui a exercé le plus d’influence sur lui. Marqué par la philosophie allemande, Marshall le fut aussi par la biologie, en particulier par De l’origine des espèces, de Charles Darwin, paru en 1859, et les conclusions qu’en a tirées Herbert Spencer. Alors que plusieurs de ses contemporains privilégiaient l’analogie avec la physique, Marshall estimait que la biologie était la science dont devaient s’inspirer les économistes. À l’image de l’homme, les entreprises, les économies et les sociétés naissent, grandissent, dépérissent et meurent. Le temps joue dans cette histoire un rôle 1. Voir « John Stuart Mill, moraliste, féministe et écologiste », p. 187. 2. Joan Robinson, qui a connu Alfred Marshall, l’a qualifié d’homme très affable, en particulier avec les femmes, mais d’un « chauvinisme mâle » insupportable.

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capital. Sans rejeter les analyses abstraites, statiques et déductives, Marshall considère qu’il faut les compléter par des démarches empiriques, inductives et dynamiques. Mathématicien chevronné, Marshall n’en rejetait pas moins l’économie mathématique du type de celle que Léon Walras avait initiée dans les années 1870 3 . Le conflit entre les approches marshallienne et walrasienne a marqué la pensée économique jusqu’à nos jours. On ne sera pas étonné d’apprendre que les relations, du reste purement épistolaires, entre les deux principaux pionniers de la pensée économique moderne furent très peu cordiales. Marshall prétendait d’ailleurs avoir découvert avant Walras les éléments de base de la nouvelle théorie marginaliste. La vision évolutive qu’avait Marshall de la réalité économique s’appliquait aussi à la théorie économique. Ainsi rejetait-il l’idée, avancée par Stanley Jevons et Léon Walras, d’une rupture entre l’économie politique classique et la nouvelle économie marginaliste. Il considérait au contraire que « les nouvelles théories ont complété les anciennes, elles les ont étendues, développées et parfois corrigées4 ». C’est pourquoi Thorstein Veblen a forgé l’expression d’« économie néoclassique » pour qualifier l’approche de Marshall. Une boîte à outils C’est Marshall qui fournit la présentation canonique de l’équilibre entre l’offre et la demande sur un marché. À l’approche walrasienne en termes d’équilibre général représenté par un système d’équations, Marshall substitue une approche en termes d’équilibre partiel, représenté par un graphique. Il estime plus réaliste de considérer séparément chaque marché en posant l’hypothèse que « toutes choses sont égales par ailleurs ». Toujours à l’opposé 3. Voir « Léon Walras, fondateur de l’économie néoclassique », p. 201. 4. Principes d’économie politique, Gordon & Breach, 2 vol., 1971.

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de Walras, pour qui les prix sont les variables d’ajustement, dans le modèle de Marshall, ce sont les variations des quantités produites qui assurent l’équilibre de l’offre et de la demande. On considère parfois que les classiques privilégient l’offre, les coûts de production, comme déterminant la valeur, alors que les néoclassiques mettent en avant la demande et l’utilité. Marshall considère pour sa part que l’offre et la demande sont comme les deux lames d’une paire de ciseaux. Néanmoins, selon la période d’ajustement considérée, en courte ou longue période, l’un ou l’autre de ces deux facteurs prend le rôle dominant : la demande l’emporte en très courte période, durant laquelle il est impossible de réajuster l’offre. Marshall a aussi mis au point, parmi d’autres instruments clés de la théorie économique moderne, l’élasticité de la demande, le surplus du consommateur, les économies d’échelle internes et externes, la firme représentative, la distinction entre industries à coûts croissants et décroissants et la quasi-rente. Pour lui, l’économie est au fond une boîte à outils permettant d’étudier l’espèce humaine dans les affaires ordinaires de la vie. C’est pourquoi ses Principles of Economics – il a abandonné la vieille appellation de « political economy » – contiennent un grand nombre d’outils nouveaux qui, repris et perfectionnés par ses disciples, constituent jusqu’à ce jour le fonds de commerce d’une bonne partie de la théorie économique orthodoxe.

Alfred Marshall en quelques dates 1842 : naissance à Bermondsey, près de Londres, le 26 juillet. 1861-1865 : études à Saint John’s College, à Cambridge. 1865 : diplôme en mathématiques. 1865-1877 : rattaché (Fellow) au Saint John’s College. 1868 : séjour en Allemagne, où il retourne en 1870-1871, pendant la guerre franco-prussienne.

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1875 : voyage aux États-Unis. 1877 : épouse Mary Paley, une de ses étudiantes. 1877-1881 : directeur (et professeur) de l’University College, à Bristol. 1879 : The Economics of Industry, avec M. Paley ; The Pure Theory of Foreign Trade : The Pure Theory of Domestic Values. 1881-1882 : malade, il séjourne douze mois en Italie. 1882-1883 : professeur à l’université de Bristol. 1883-1884 : professeur à l’université d’Oxford. 1885 : titulaire de la chaire d’économie politique de Cambridge. 1887 : témoignage devant la Commission sur l’or et l’argent. 1890 : Principles of Economics, huit éditions jusqu’en 1920. Fondation de la British Economic Association, qui publie à partir de 1891 l’Economic Journal. 1891 : membre d’une commission gouvernementale d’enquête sur le travail. 1892 : Elements of Economics of Industry. 1903 : instauration, à l’initiative de Marshall, d’un diplôme en sciences économiques et politiques. 1908 : Marshall se retire de sa chaire et obtient qu’Arthur Cecil Pigou lui succède. 1919 : Industry and Trade. 1924 : Money, Credit and Commerce. Décès le 13 juillet. 1925 : Memorials of Alfred Marshall, édité par Pigou, son exécuteur testamentaire littéraire. Fondation de la Marshall Library, à partir de sa bibliothèque. 1926 : Official Papers of Alfred Marshall, édités par Keynes.

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THORSTEIN VEBLEN, PIONNIER DE L’INSTITUTIONNALISME Critique impitoyable de la société de son temps, Veblen ouvre la voie d’une opposition hétérodoxe à la domination de la pensée néoclassique.

Thorstein Veblen est l’iconoclaste par excellence. Sa vie autant que son œuvre sont marquées au coin de l’anticonformisme et de la dissidence. Né en 1857, il est élevé dans une communauté paysanne norvégienne émigrée aux États-Unis mais très repliée sur elle-même. Après avoir soutenu une thèse de doctorat inspirée des idées de Kant et de Spencer, il se retire pendant sept ans dans la ferme familiale, où il se plonge dans une mer de livres qu’il dévore à une vitesse prodigieuse. Il ne commence à gagner sa vie qu’à l’âge de 34 ans. Ses comportements insolites, son habillement, ses méthodes d’enseignement peu orthodoxes, sa vie sentimentale orageuse, son hostilité affichée à la religion ont compliqué une carrière académique qui a été ponctuée de non-renouvellements de contrat et de périodes de chômage. Critique de la théorie économique Et pourtant, ses collègues ont su reconnaître la valeur d’une œuvre qui allie avec brio la critique sarcastique et l’analyse originale, à la frontière de l’économie, de la sociologie et de l’histoire. En 1925, alors qu’il approche les 70 ans, Veblen se voit d’ailleurs offrir le poste prestigieux de président de l’American Economic Association, à condition toutefois qu’il accepte d’en devenir membre ! Égal à lui-même, il décline cet honneur, en ajoutant qu’on aurait dû le lui offrir lorsqu’il en avait besoin. L’année suivante, il se retire dans une cabane rustique, dont il construit lui-même les meubles, sur une colline de la côte californienne.

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Critique impitoyable et sardonique de la société de son temps, Veblen l’est aussi des théories qui prétendent expliquer cette société, et plus particulièrement de la théorie économique. C’est lui qui forge l’expression « économie néoclassique », pour bien souligner la continuité plutôt que la rupture entre l’économie politique classique et la nouvelle école marginaliste. Comme c’est souvent le cas dans le domaine des idées sociales, Veblen considère que la théorie néoclassique est en retard par rapport à la réalité dont elle pense rendre compte. Abstraite, déductive et statique, elle est incapable d’expliquer la croissance économique et les crises. Elle est fermée aux autres disciplines, telles que la sociologie et l’histoire, alors qu’il faut une approche multi-disciplinaire pour comprendre l’évolution sociale et la transformation des institutions. Elle a une conception étriquée de l’être humain, contredite par les enseignements de la biologie, de l’ethnologie et de la psychologie. L’homo œconomicus est un atome passif, « faisceau de désirs », calculateur de plaisirs et de peines, qui ne correspond à rien de réel. Critique de l’économie néoclassique, Veblen l’est aussi du marxisme, bien qu’il en soit manifestement plus proche. Il reproche à Marx, comme à son inspirateur Hegel, leur conception déterministe de l’histoire. Il considère que la théorie de la valeur travail et de la plus-value n’est pas adaptée aux complexités de la société industrielle moderne dominée par le machinisme. Il ne croit pas dans la lutte des classes telle que Marx la conçoit. Il considère que le prolétariat ne cherche pas à se révolter, mais qu’il est perverti par les classes supérieures, dont il assimile les valeurs et qu’il cherche à imiter. Instincts, évolution et institutions Loin d’être un monde d’harmonie et d’équilibre, la société est, depuis l’origine, le théâtre de conflits et de dominations. Loin d’être un calculateur hédoniste et rationnel, l’être humain est 214

mû par des instincts et des pulsions irrationnelles. Ces instincts évoluent avec les transformations qui, partant des communautés primitives, conduisent aux sociétés industrielles modernes. Un des instincts primitifs les plus importants est l’instinct prédateur, qui mène à l’appropriation du surplus économique par une minorité oisive. Il se manifeste d’abord dans les relations entre les hommes et les femmes. Il oppose ensuite la « classe de loisir », qui s’adonne aux activités sportives, religieuses, à la guerre et au gouvernement, à celle des travailleurs. L’instinct prédateur s’accompagne alors de la propension à la prouesse et à l’exploit, des instincts guerrier et sportif. Dans la société moderne, il prend la forme d’une rivalité pécuniaire qui se traduit par l’étalage de consommation, de loisirs et de gaspillages ostentatoires. Plus on est élevé dans l’échelle sociale, moins on consomme pour satisfaire ses besoins, plus on consomme pour manifester sa supériorité, son pouvoir, sa richesse. On appelle ainsi « biens Veblen » ceux dont la demande baisse lorsque leur prix baisse. À ces pulsions néfastes s’opposent l’instinct artisan, ou laborieux (workmanship), la propension à la curiosité gratuite et l’instinct parental. Ce sont les moteurs du progrès économique, social, scientifique. Veblen ne croit pas que ces instincts soient l’apanage exclusif d’une seule classe sociale. On les retrouve, à des degrés divers, chez tous les êtres humains. Même les plus pauvres, influencés par la publicité et l’exemple, s’adonnent au loisir et à la consommation ostentatoires. Admirateur de Darwin, Veblen met, avec les instincts, l’évolution et les institutions au centre de sa vision de la société. Il définit ces dernières non pas comme des organisations, mais comme « des habitudes mentales prédominantes, des façons très répandues de penser les rapports particuliers et les fonctions particulières de l’individu et de la société1 ». Ce sont des coutumes, des usages, des règles de comportement, des principes juridiques. Ces institutions ont donc une dimension culturelle importante et elles évoluent en s’adaptant à un environnement changeant. Mais elles manifestent, 1. Théorie de la classe de loisir, Gallimard, 1970.

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la plupart du temps, un retard par rapport au progrès scientifique et technologique, retard qui est la source principale des problèmes économiques et sociaux. Critique de l’économie moderne Cette analyse en termes de dualité, Veblen l’applique à l’étude de l’économie moderne. À l’instinct artisan correspond, dans l’économie moderne, l’industrie. À l’instinct prédateur correspond le monde des affaires. Le progrès industriel est relié à l’avancée des sciences et des techniques. L’industrie moderne se caractérise en particulier par le rôle central du machinisme. Le but de l’activité industrielle est la fabrication de produits, en vue d’améliorer le bien-être de la population. Il se trouve que, dans le capitalisme moderne, les activités productives sont gérées dans le cadre d’entreprises d’affaires. Ces entreprises investissent en vue d’obtenir un gain financier, un profit. Il ne s’agit pas de faire des objets, mais de faire de l’argent. Rien n’assure que les intérêts de l’industrie et ceux des affaires coïncident, bien au contraire. Il peut ainsi être rentable pour une entreprise, même si c’est antisocial, de freiner la production, d’augmenter indûment les prix, de gaspiller des ressources, de produire des objets inutiles ou nuisibles. Il fut un temps, au moment de l’émergence du capitalisme, où l’entreprise était dirigée par un véritable industriel mû par l’instinct artisan. Désormais, le pouvoir économique est entre les mains de ces prédateurs modernes que sont les capitaines d’industrie et les financiers. Veblen est un des premiers à décrire les effets de la séparation entre la propriété et la gestion des entreprises, et l’émergence de la « propriété absentéiste » qui s’impose dans l’après-guerre comme la forme dominante du capitalisme. Les crises économiques et le chômage sont le produit de « ce freinage de l’industrie que la propriété du capital exerce dans le système

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des prix 2 ». L’inflation de crédit et la capitalisation boursière excessive créent une distorsion croissante entre le capital réel, productif, tangible, et le capital monétaire, intangible. Pour sortir de cette impasse, Veblen espérait une prise de contrôle de l’industrie par les véritables porteurs de l’instinct artisan, les techniciens et les ingénieurs, alliés aux travailleurs manuels. Il n’expliquait pas, toutefois, comment ce régime de « soviets des techniciens » allait être mis sur pied et fonctionner. Dans les dernières années de sa vie, il était de plus en plus amer et pessimiste face à ce qu’il voyait comme une collusion grandissante entre le monde des affaires, celui de la religion et celui de la guerre. Il ne serait sans doute pas dépaysé s’il ressuscitait aujourd’hui ! Mort relativement isolé, Veblen a eu deux disciples, John R. Commons et Wesley C. Mitchell, qui sont les véritables artisans du courant institutionnaliste, dont il peut être considéré comme le père. Principale opposition hétérodoxe à la domination néoclassique aux États-Unis, l’institutionnalisme a pris des formes diverses, parfois très différentes des idées de Veblen. Après avoir inspiré le New Deal de Roosevelt, il a connu une longue traversée du désert dans l’après-guerre. Il connaît une résurgence importante depuis les années 1960, notamment avec la fondation de l’Association for Evolutionary Economics.

Thorstein Veblen en quelques dates 1857 : naissance le 30 juin à Cato, dans l’État américain du Wisconsin, dans une famille d’agriculteurs immigrée de Norvège. 1880 : diplôme du collège Carleton, au Minnesota. 1881-1882 : études à l’université Johns Hopkins. 1884 : doctorat en philosophie de l’université de Yale. 1884-1891 : sept années de retraite à la ferme familiale. 1888 : mariage avec Ellen Rolfe. 2. Les ingénieurs et le capitalisme, Gordon & Breach, 1971.

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1891 : études en économie à l’université Cornell. 1892-1906 : enseignant à l’université de Chicago, où il est secrétaire de rédaction du Journal of Political Economy. 1899 : The Theory of the Leasure Class. 1904 : The Theory of Business Enterprise. 1906-1909 : enseignant à l’université de Stanford. 1911 : Ellen Rolfe obtient le divorce. 1911-1918 : enseignant à l’université du Missouri. 1914 : The Instinct of Workmanship and the State of Industrial Arts. Épouse Anne Bradley, qui meurt en 1920 après avoir été internée pour troubles mentaux. 1915 : Imperial Germany and the Industrial Revolution. 1918 : employé dans la Food Administration et membre du comité de rédaction du périodique progressiste The Dial. An Inquiry into the Nature of Peace and the Terms of its Perpetuation. 1918 : The Higher Learning in America. 1919 : participe à la fondation, à New York, de la New School for Social Research, où il enseigne occasionnellement jusqu’en 1926. The Vested Interests and the Common Man ; The Place of Science in Modern Civilization and Other Essays. 1921 : The Engineers and the Price System. 1923 : Absentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times. 1926 : se retire à Palo Alto, en Californie. 1929 : décès, le 3 août, d’une maladie cardiaque.

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KNUT WICKSELL, ICONOCLASTE MÉCONNU Grand architecte de la théorie néoclassique, Knut Wicksell était également un réformateur radical et un libre penseur. Keynes comme Hayek se réclamaient de lui.

Knut Wicksell est un personnage haut en couleur : il est à la fois un des principaux architectes de la théorie néoclassique et un réformateur radical qui se situe résolument à gauche sur l’échiquier politique et idéologique de la Suède de son temps. Il dénonçait sans relâche la cupidité, l’égoïsme et l’appétit de pouvoir des riches. Critique du marxisme, il estimait néanmoins que l’avènement d’un socialisme, qu’il espérait démocratique, était inéluctable. Les organisations ouvrières, syndicales et politiques ne s’y trompèrent pas en le traitant comme un allié privilégié et en étant présentes à ses funérailles. Même les anarchistes le considéraient comme un des leurs. C’est pour protester contre la condamnation pour blasphème d’un jeune anarchiste qu’il décide, à près de 60 ans, de faire une satire de l’Immaculée Conception dans une conférence intitulée « Le trône, l’autel, l’épée et le sac d’argent ». Cela lui valut deux mois de prison, en 1909, qu’il a utilisés pour écrire un ouvrage sur la population. Néomalthusien convaincu, Wicksell prônait la contraception et, le cas échéant, l’avortement. Libre penseur radical et anticlérical Il exprimait ses idées avec force, sans concession, dans d’innombrables conférences publiques et articles de journaux dont il tirait un maigre revenu. Il y traitait, entre autres, de mariage, de surpopulation, de socialisme, de prostitution, de religion, d’euthanasie, d’alcoolisme, de liberté de la presse. Après une période de foi intense, il devint à 23 ans un libre penseur radical et anticlérical. À l’image de John Stuart Mill1, qu’il admirait et dont il partageait 1. Voir « John Stuart Mill, moraliste, féministe et écologiste », p. 187.

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les convictions féministes, il rejetait la morale judéo-chrétienne et les conventions bourgeoises. Chacun devait avoir le droit de vivre selon ses penchants. Il refusa ainsi que son union de fait avec Anna Bugge soit sanctionnée par l’Église ou par l’État. Comme Jeremy Bentham et les radicaux anglais, il se méfiait du système d’enseignement public, conservateur et religieux, et s’occupa longtemps lui-même de l’éducation de ses fils. Son mode de vie était insolite. Il n’est donc pas étonnant que Knut Wicksell n’ait pu accéder à un poste de professeur qu’à l’âge de 50 ans passés. Antimonarchiste, il a vu sa nomination comme professeur permanent retardée en refusant de terminer une requête au roi par la formule obligée de « votre serviteur obéissant ». Il réclamait sans relâche la liberté de parole et le suffrage universel. Antimilitariste, il a fait également scandale en proposant que la Suède désarme et s’allie avec la Russie. Il était craint et détesté par la plupart de ses collègues. Ce n’est qu’après sa retraite qu’on a pris la mesure de son génie et qu’on a commencé à faire appel à l’expertise de cet iconoclaste anticonformiste. La synthèse marginaliste On appelle « révolution marginaliste » le mouvement de transformation de l’économie initié dans les années 1870 par Jevons en Angleterre, Menger en Autriche et Walras2 en Suisse. Une mutation qui a donné naissance à l’économie néoclassique, courant dominant jusqu’à ce jour. Il ne s’agit toutefois pas d’un courant homogène et, dès le début, il est éclaté en plusieurs tendances. Un des apports majeurs de Wicksell a été de fusionner, dans son œuvre, ces tendances dont il avait étudié avec soin les œuvres majeures et connu les principaux théoriciens. C’est ainsi qu’il intègre dans un même modèle la théorie du capital et de l’intérêt

2. Voir « Léon Walras, fondateur de l’économie néoclassique », p. 201.

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de Böhm-Bawerk, chef de file de l’école autrichienne, le modèle d’équilibre général de Walras, fondateur de l’école de Lausanne, et l’approche anglaise de Jevons et de Marshall3 . À cette synthèse, il ajoute un apport propre, à savoir le développement de la théorie de la productivité marginale, miroir de la théorie de l’utilité marginale. Alors que cette dernière concerne l’augmentation d’utilité suscitée par la consommation de la dernière unité d’un bien, la première renvoie à l’accroissement de la production associé à la dernière unité utilisée d’un facteur de production. Mathématicien accompli, Wicksell prouve que, si les facteurs de production reçoivent un revenu égal à leur productivité marginale, la totalité de la production est répartie entre tous les facteurs. Cela ne signifie pas pour autant que cette répartition soit juste et, plus généralement, que la libre concurrence procure le maximum de bien-être dans une collectivité. Wicksell est au contraire convaincu du fait que le capitalisme est un système qui engendre inégalités et inefficacité et que, à défaut d’une transformation socialiste, il appartient aux pouvoirs publics de les corriger. Dans ses Études sur la théorie des finances publiques, il applique l’analyse marginaliste à la fiscalité et à la tarification des biens publics. Il prône une diminution des taxes indirectes au profit d’un impôt progressif sur le revenu, qui permet de redistribuer l’argent des riches vers les pauvres. L’analyse néoclassique ne va donc pas pour lui de pair avec l’adhésion au libéralisme économique. Monnaie, intérêt et fluctuations économiques C’est dans le domaine macroéconomique que Wicksell a apporté ses contributions les plus importantes et les plus durables. Il est insatisfait de la manière dont la monnaie et le temps sont intégrés dans l’analyse économique, par les théoriciens tant néoclassiques 3. Voir « Alfred Marshall, le frère ennemi de Walras », p. 207.

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que classiques. En particulier, il rejette la théorie quantitative de la monnaie. Celle-ci postule un lien de causalité direct et proportionnel entre les variations de la masse monétaire et celles du niveau général des prix, ce qui entraîne la neutralité de la monnaie, thèse encore bien vivante aujourd’hui. Il considère qu’une économie de crédit ne fonctionne pas de la même manière qu’une simple économie monétaire et, bien évidemment, qu’une économie de troc. À l’encontre de la loi des débouchés de Say, il estime que la demande monétaire globale peut être inférieure à l’offre des marchandises. Enfin, il considère que les décisions d’investir et d’épargner sont prises par des agents différents pour des raisons différentes, de sorte que rien ne garantit l’égalité à un moment donné de l’investissement et de l’épargne. À la base de sa construction, Wicksell distingue deux taux d’intérêt. Le taux naturel est déterminé par des facteurs réels, en particulier la productivité du capital et les coûts de production. C’est le taux auquel l’offre d’épargne est égale à la demande de capital. Le taux de marché est, lui, fixé par les banques, dont le pouvoir d’émettre des prêts et de créer de la monnaie est sans limite. Rien ne garantit l’égalité de ces deux taux, qui est la condition de l’équilibre macroéconomique. Un taux de marché inférieur au taux naturel entraîne une augmentation de l’investissement au-delà de l’épargne et une hausse cumulative des prix. Un taux de marché supérieur au taux réel a l’effet inverse et entraîne donc dépression, déflation et chômage. Un système monétaire rationnel devrait viser à contrôler le taux de marché de manière à le faire coïncider avec le taux naturel pour obtenir la stabilité des prix. L’héritage de Wicksell La reconnaissance de Wicksell a été tardive, mais n’a cessé de croître depuis les années 1930, au moment où deux de ses livres ont été traduits en anglais, à l’initiative de Keynes. Il a fallu attendre sa retraite pour qu’un certain nombre de jeunes économistes de 222

son pays commencent à le lire et à le consulter. Ainsi, Gunnar Myrdal, Bertil Ohlin et Erik Lindahl, qui se définissaient comme « wickselliens », ont formé le noyau de l’école de Stockholm, dont Wicksell peut être considéré comme le fondateur. Cette école a beaucoup en commun avec Keynes et le keynésianisme, tant sur le plan théorique que politique. Le « modèle suédois » est en partie un héritage wicksellien. Keynes, qui a refusé un article que Wicksell a soumis à l’Economic Journal, n’en a pas moins reconnu l’étroite parenté entre leurs thèses. Il lui emprunte entre autres la double structure du taux d’intérêt dans le Treatise on Money (1930). Au même moment, Friedrich Hayek, adversaire résolu de Keynes, se réclamait lui aussi de Wicksell. Cela montre bien la richesse et la complexité d’une pensée qu’on peut chercher à couler dans plusieurs moules.

Knut Wicksell en quelques dates 1851 : naissance à Stockholm, le 20 décembre. Son père était commerçant. 1869 : début d’études en mathématiques à l’université d’Uppsala. 1872 : diplôme de premier cycle. Poursuit ses études en vue d’une licence en mathématiques et en physique. 1875 : interruption de ses études. 1875-1880 : divers petits emplois ; rédaction et publication de poèmes et de pièces de théâtre. 1880 : début de sa carrière de conférencier public, dont il complète les revenus par le journalisme à la pige. 1881 : reprise de ses études universitaires à Uppsala. 1883 : fondateur, avec son ami August Strindberg, du journal radical Tiden, dans lequel il publiera plusieurs articles. 1885 : licence en mathématiques. 1885-1886 : séjour à Londres, où il commence à étudier l’économie, grâce à un petit héritage.

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1886 : avec l’appui financier de la Fondation Loren, Wicksell fait un long voyage d’études qui l’amène à Londres, Paris, Lausanne, Strasbourg, Berlin et Vienne. 1889 : début de la vie commune avec Anna Bugge. Ils auront deux enfants, dont le plus jeune mourra accidentellement à l’âge de 19 ans, en 1913. 1893 : Valeur, capital et rente. 1895 : doctorat en économique de l’université d’Uppsala. Études sur la théorie des finances publiques. 1898 : Intérêt et prix. 1899 : complète à Uppsala un diplôme en droit, essentiel pour pouvoir enseigner en économie. Chargé de cours (docent) à l’université d’Uppsala. 1900 : professeur assistant (extraordinarius) à l’université de Lund. 1901 : Leçons d’économie politique. Théorie générale (volume I). 1904 : professeur titulaire (ordinarius). 1905 : L’État socialiste et la société contemporaine. 1906 : Leçons d’économie politique. Monnaie (volume II). 1909 : incarcération de deux mois à la suite d’une condamnation pour blasphème. 1910 : Théorie de la population, sa composition et ses modèles de changement. 1911 : Anna Bugge obtient un diplôme en droit à Lund et deviendra très active dans les mouvements pour l’extension du droit de vote et la paix. 1915 : devient consultant auprès du gouverneur de la Banque de Suède. 1916 : retraite. Wicksell et Anna Bugge déménagent dans une maison de la banlieue de Stockholm, que des dons d’amis leur ont permis d’acheter. Rencontre Marshall et Keynes à Cambridge. Membre d’un comité parlementaire sur la banque et le crédit. 1917-1922 : président du Club des économistes. 1918-1922 : expert auprès d’un comité parlementaire sur la taxation du revenu et de la propriété. 1926 : décès, le 3 mai, des suites d’une pneumonie.

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ROSA LUXEMBURG, THÉORICIENNE EXIGEANTE ET RÉVOLUTIONNAIRE PASSIONNÉE Femme de conviction et d’action, Rosa Luxemburg est aussi une théoricienne majeure de l’économie politique. Son œuvre porte principalement sur la dynamique de l’accumulation du capital.

Rosa Luxemburg est la première femme à produire une œuvre théorique marquante en économie, une discipline jusque-là exclusivement masculine (et qui le demeure encore en grande partie). Au XIXe siècle, il y avait bien eu Jane Marcet et Harriet Martineau, mais leur travail se résumait surtout à vulgariser les idées libérales. Socialiste radicale, Rosa Luxemburg était à la fois une femme de conviction et d’action : dirigeante politique, journaliste prolifique autant que théoricienne de premier plan. Polémiste redoutable, elle était allergique au dogmatisme et n’a pas craint d’affronter les principaux dirigeants socialistes de son temps, en particulier Bernstein, Kautsky, Lénine et Jaurès. Sa critique de Marx, dont elle se réclamait pourtant, lui a valu isolement et excommunication. Emprisonnée à plusieurs reprises, assassinée à 49 ans, elle a payé de sa vie son engagement. Contre le révisionnisme et le léninisme Rosa Luxemburg commence à militer à 16 ans, au sein du Parti du prolétariat de la Pologne russe. En 1893, elle fonde avec son compagnon Leo Jogiches le Parti socialdémocrate du royaume de Pologne, avant de devenir membre actif et influent du Parti social-démocrate allemand et du bureau de la IIe Internationale. En 1898, elle se fait connaître en croisant le fer avec Eduard Bernstein, leader du courant révisionniste au sein du mouvement socialiste. À l’idée d’une transformation graduelle et pacifique du capitalisme, Rosa Luxemburg oppose la nécessité d’une rupture 225

révolutionnaire, seule voie de passage au socialisme. Cela ne l’amène toutefois pas dans le camp de Lénine et du bolchevisme. Alors que, dans Que faire ? (1902), le dirigeant révolutionnaire russe formulait la théorie du parti d’avant-garde comme fer de lance de la révolution prolétarienne, dans Grève de masse, parti et syndicats, Rosa Luxemburg misait au contraire sur l’initiative et la spontanéité révolutionnaire de la classe ouvrière et rejetait l’idée d’un rôle dirigeant du parti. Critique du nationalisme et du militarisme, elle s’oppose vivement au vote des crédits de guerre par le Parti social-démocrate allemand, le 4 août 1914. Elle fonde, avec Karl Liebknecht, Franz Mehring et Clara Zetkin, la ligue Spartakus, qui deviendra le Parti communiste allemand en 1918. Elle n’en continue pas moins de critiquer les positions de Lénine et les politiques du parti bolchevique qui a pris le pouvoir en 1917 en Russie, mettant en garde contre leurs tendances dictatoriales et contre la suppression de la démocratie. Reconnaissant que les circonstances forcent le gouvernement russe à faire preuve de fermeté, elle craint de voir les mesures d’exception adoptées par le nouveau pouvoir soviétique codifiées et transformées en un système permanent. La dictature du prolétariat risquerait alors de se transformer en « dictature d’une poignée de politiciens ». Pressentant la dérive stalinienne, elle prédit que cet état de choses s’accompagnera de terreur et de « recrudescence de sauvagerie dans la vie publique ». C’est dans la sauvagerie que l’insurrection spartakiste sera écrasée à Berlin par le pouvoir social-démocrate allié aux corps francs. Rosa Luxemburg était opposée à l’insurrection, mais s’était ralliée à la position majoritaire au sein de la ligue Spartakus. Après sa mort, Bertolt Brecht, alors âgé de 21 ans, avait écrit : « Rosa-la-Rouge aussi a disparu, Le lieu où repose son corps est inconnu, Elle avait dit aux pauvres la vérité, et pour cela les riches l’ont exécutée. »

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L’accumulation du capital À l’instar de Karl Marx, Rosa Luxemburg croit que le passage au socialisme sera le résultat du développement des contradictions du capitalisme. C’est pourquoi l’étude de l’économie politique, à laquelle elle a consacré une partie importante de sa vie, est à ses yeux essentielle. Mais, en étudiant Marx, elle s’est heurtée à un problème majeur. D’un côté, Marx explique pourquoi le capitalisme est condamné à l’écroulement, à la suite de crises de plus en plus importantes. De l’autre, dans le livre deuxième du Capital, ses schémas de reproduction, décrivant les relations entre le secteur des moyens de production et celui des biens de consommation, montrent au contraire à quelles conditions on pourrait envisager une croissance équilibrée du capitalisme1 . C’est d’ailleurs ainsi qu’ils ont été interprétés par les théoriciens révisionnistes, tels que Tugan-Baranovsky. L’Accumulation du capital, l’œuvre théorique majeure de Rosa Luxemburg, propose à la fois une histoire détaillée des débats sur la croissance depuis le début du XIXe siècle, une présentation critique des thèses de Marx et des polémiques qu’elles ont suscitées, et la solution originale qu’elle met en avant pour résoudre ces problèmes. L’accumulation du capital, ou reproduction élargie, résulte de la transformation d’une partie de la plus-value créée par les travailleurs en capital additionnel, permettant ainsi l’élargissement de la production. Or il y a une faille importante dans le raisonnement de Marx. Il n’explique pas d’où vient la demande pour ce capital additionnel. En d’autres termes, on ne nous explique pas ce qu’est le moteur de l’accumulation, de l’incitation à investir. On suppose implicitement que toute la production est vendue sans problème. Après avoir rejeté la loi de Say2 dans le livre premier du Capital, Marx semble s’y rallier dans le second.

1. Voir « Karl Marx, admirateur et adversaire du capitalisme », p. 193 2. Pour Say, « c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits ». Voir « Jean-Baptiste Say, pionnier de l’économie de l’offre », p. 169.

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Reprenant une idée de Malthus3 , qui sera utilisée plus tard par Keynes, Rosa Luxemburg indique qu’il faut une demande effective pour assurer un débouché aux marchandises dont la production augmente. Cette demande ne peut naître exclusivement des dépenses des capitalistes et des travailleurs : une économie capitaliste fermée ne peut croître. Un environnement non capitaliste est essentiel à la croissance du capitalisme. Il peut s’agir d’un environnement interne au pays, par exemple des secteurs paysan et artisan non encore capitalistes. Mais les débouchés peuvent aussi être trouvés à l’extérieur, dans des pays moins développés. Telle est la racine de l’impérialisme qui caractérise le capitalisme contemporain. Il se manifeste par une lutte de plus en plus intense entre pays développés pour le contrôle des débouchés et du marché mondial, qui s’accompagne de l’extension du militarisme et de la multiplication des guerres. La production d’armements constitue elle-même une forme de débouché. À mesure qu’il se développe et qu’il s’étend à l’échelle mondiale, en détruisant toutes les autres formes d’économie, le capitalisme fait face à un problème de débouchés de plus en plus important et insoluble : « Plus s’accroît la violence avec laquelle à l’intérieur et à l’extérieur le capital anéantit les couches non capitalistes […], plus l’histoire quotidienne de l’accumulation dans le monde se transforme en une série de catastrophes et de convulsions. » Rosa Luxemburg est toutefois convaincue que la révolution socialiste éclatera avant la convulsion finale de ce système. Critiques et hommages Les thèses de Rosa Luxemburg ont été durement critiquées par les principaux théoriciens marxistes de l’époque, Tugan-Baranovsky, Kautsky, Boukharine, Bernstein, Lénine ou encore Hilferding. Elle leur a répondu dans un ouvrage écrit en prison et publié à titre posthume en 1921. Cela n’a pas mis fin à la polémique. Ignorée 3. Voir « Thomas Malthus, un polémiste-né », p. 181

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par l’économie dominante, Rosa Luxemburg est considérée par le marxisme orthodoxe comme la fondatrice d’une dangereuse hérésie, le luxemburgisme, contre laquelle on a fait des procès et condamné des militants politiques. C’est à la frontière des orthodoxies que son œuvre a été jugée à sa juste valeur, hors de tout dogmatisme. Son compatriote Michal Kalecki s’est inspiré d’elle dans des travaux qui en font un précurseur de Keynes. C’est une autre grande dame de l’économie, elle-même disciple critique de Keynes, et auteure elle aussi d’une Accumulation du capital (1956), Joan Robinson, qui lui a rendu un des plus beaux hommages, en signant en 1951 la préface de la traduction anglaise du livre de Rosa Luxemburg. Soulignant les convergences entre l’œuvre de la révolutionnaire polonaise et du maître de Cambridge, elle conclut son texte en écrivant que, sur les difficultés du capitalisme du XXe siècle, « ce livre fait preuve de plus de clairvoyance que ne pourrait en revendiquer aucun orthodoxe contemporain ».

Rosa Luxemburg en quelques dates 1870 : naissance le 5 mars à Zamosc, dans la partie russe de la Pologne démembrée, dans une famille juive. Enfance et jeunesse à Varsovie. 1889 : départ à Zurich, où elle étudie la philosophie, les sciences naturelles et l’économie politique. 1897 : doctorat en économie politique de l’université de Zurich. 1898 : après un mariage blanc avec Gustav Lübeck afin d’obtenir un passeport allemand, elle s’installe à Berlin. Elle adhère au Parti social-démocrate allemand. Elle publie Le Développement industriel de la Pologne et Réforme sociale ou révolution ? 1904 : rédactrice à la Leipziger Volkszeitung. 1905 : entrée clandestine à Varsovie, suite au soulèvement révolutionnaire en Russie.

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1906 : arrêtée en mars, puis relâchée en juin, elle se rend en Finlande, puis retourne en Allemagne. Elle publie Grève de masse, parti et syndicats. 1907 : deux mois de prison pour « incitation à la violence ». 1907-1914 : professeure d’économie politique et d’histoire économique à l’École du Parti de la social-démocratie allemande. Rédige une Introduction à l’économie politique, publiée en 1925. 1913 : parution de son œuvre majeure, L’accumulation du capital. 1915 : emprisonnée de février 1915 à février 1916 pour « incitation à la désobéissance civile ». 1916 : fondation de la ligue Spartakus. Détention administrative sans procès de juillet 1916 à novembre 1918. Elle publie La crise de la social-démocratie. 1918 : elle reprend son activité révolutionnaire, créant le journal Die rote Fahne et contribuant à la fondation, en décembre, du Parti communiste allemand. Elle publie une brochure prémonitoire sur La Révolution russe. 1919 : en janvier, soulèvement spartakiste à Berlin. Le 15, Luxemburg et Liebknecht sont arrêtés et assassinés. Le 31, on retrouve le cadavre de Rosa Luxemburg dans un canal. 1921 : publication à titre posthume de son ouvrage rédigé en prison Critique des critiques ou ce que les épigones ont fait de la théorie marxiste.

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DE KEYNES À STIGLITZ

ENTRETIEN AVEC GILLES DOSTALER « KEYNES A ENCORE BEAUCOUP DE CHOSES À NOUS DIRE » Propos recueillis par Christian Chavagneux Dans cet entretien effectué à l’occasion de la publication en 2005, aux éditions Albin Michel, de son ouvrage Keynes et ses combats, Gilles Dostaler revenait sur des éléments de la vie et de la pensée de Keynes replacés dans le contexte de l’époque.

Il existe déjà une vaste littérature sur la vie et les engagements de Keynes. Pourquoi avoir écrit ce nouveau livre sur les principaux combats qui l’ont animé tout au long de sa vie ? Pendant très longtemps, il n’a existé qu’une seule biographie, celle de l’économiste britannique Roy Harrod, qui avait été l’un de ses amis et collaborateurs. Écrite à la demande de la famille, elle était plutôt hagiographique. On trouve ensuite soit des biographies fouillées, comme celles de Donald E. Moggridge et, surtout, de Robert Skidelsky, soit des ouvrages pointus sur la pensée économique, parfois philosophique, de John Maynard Keynes, et le plus souvent sur son livre phare, la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Je ne crois pas qu’il y en ait qui traitent, comme j’ai voulu le faire, de tous les combats qu’il a menés, sur le front de l’économie, mais aussi dans le domaine de la morale, de la philosophie de la connaissance, de la politique et de son implication – très importante – dans le monde de l’art, l’artiste étant à ses yeux supérieur au scientifique. De plus, j’ai essayé de combiner les aspects analytiques et biographiques tout en décrivant le contexte dans lequel Keynes a agi. C’est pourquoi on trouve un chapitre sur le groupe intellectuel et artistique de Bloomsbury, qui a joué un rôle si important dans sa

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vie, et un autre sur la vie politique de son époque au Royaume-Uni. À ma connaissance, il n’existe pas de livre équivalent cherchant à combiner les trois dimensions. Sur le plan moral, Keynes se définit en 1938 en écrivant : « Je demeure, et demeurerai toujours, un immoraliste. » Immoraliste ne voulant pas dire immoral ! L’immoralisme renvoie à sa conviction profonde que l’individu ne doit se laisser imposer aucune norme morale, qu’elle vienne des Églises ou de l’État, mais doit faire ses choix en fonction d’une éthique personnelle. Et ce, sur tous les plans. Lorsqu’il définit son programme politique dans les années 1920, l’économie n’arrive qu’en dernière place, après, notamment, les questions sexuelles qui regroupaient les rapports homme-femme, la contraception, etc., à propos desquelles il considérait la législation britannique, comme dans le reste du monde, complètement moyenâgeuse. La contestation de la stricte morale victorienne constitue l’un de ses premiers combats et il le mènera tout au long de sa vie. En particulier avec ses amis du groupe de Bloomsbury, par la pensée, mais aussi par les actions, ce groupe menant sur les plans amoureux et sexuel une existence non conventionnelle qui scandalisait leurs contemporains. Non sans crainte pour ses membres : on se souvenait du procès d’Oscar Wilde, condamné à deux ans de travaux forcés pour « mœurs contre nature ». Or, jusqu’à son mariage en 1925, Keynes était plutôt attiré par les personnes de son sexe, comme l’étaient d’ailleurs dans son groupe l’écrivain Lytton Strachey ou le peintre Duncan Grant, lequel fut son amant. Ils se savaient hors-la-loi et Keynes a même craint, lorsqu’il a travaillé au Bureau des affaires indiennes, de subir des menaces de chantage. J’en profite pour ouvrir une parenthèse : contrairement à ce que l’on peut lire quelquefois, Keynes n’a jamais mis les pieds en Inde ! En 1906, il a passé un concours pour entrer dans la fonction 234

publique et s’y est classé deuxième. Le premier a choisi le Trésor, le ministère des Finances, et Keynes l’India Office. Un travail peu exigeant qui lui a laissé le temps d’écrire une dissertation qui deviendra le Treatise on Probability, publié en 1921. Il y est resté un peu moins de deux ans avant de démissionner et de retourner à Cambridge, l’université où il a fait ses études, pour enseigner. Il sera une seconde fois fonctionnaire, au Trésor, au moment de la première guerre mondiale. Mais, bien que représentant le gouvernement britannique, il travaillera sans salaire durant la seconde guerre mondiale, entre autres pour mener les négociations de Bretton Woods, qui ont bâti les règles du système monétaire international de l’après-guerre. De cette manière, il n’était pas contraint par le devoir de réserve des fonctionnaires. Tout en s’affichant non-conventionnel, Keynes restait attaché à l’Empire britannique et il a fini à la Chambre des lords, en homme riche ayant accumulé de nombreux tableaux de maîtres, dans le plus pur conformisme. C’est exact. Keynes n’en était pas à une contradiction près, notamment dans son rapport aux traditions. Il leur accordait beaucoup d’importance, un sentiment hérité de son père. Dans la même veine paradoxale, on peut dire qu’il dénonçait la spéculation mais que celle-ci représentait sa première source de revenus, avant ses cours et les ventes de ses livres. Mais il reprochait à la mentalité conservatrice un amour de l’argent pour l’argent qu’il considérait comme une perversion. Il dépensait le sien pour acheter de beaux objets, des tableaux de maîtres, des livres rares, pour entretenir ses amis et aider les artistes. Friedrich Hayek, son ennemi sur le plan intellectuel mais son ami sur le plan personnel, a d’ailleurs écrit qu’il ne comprenait pas comment le même homme pouvait appeler dans la Théorie générale à l’euthanasie du rentier tout en défendant l’idée que seuls les gens qui disposent d’une fortune importante – celle de Keynes était équivalente, au moment de son décès, à 17,5 millions d’euros d’aujourd’hui – disposent de la liberté nécessaire pour faire avancer des idées. 235

Il y a des débats chez les exégètes de Keynes pour savoir s’il est devenu ou non de plus en plus conservateur en vieillissant. C’est la thèse de Skidelsky, c’était aussi ce que Joan Robinson m’a affirmé. La chose n’est pourtant pas si claire : dans les années 1930, Keynes s’éloigne de plus en plus du Parti libéral, vote pour les travaillistes pour la première fois en 1935, déclare que les seules personnes intéressantes en Angleterre sont les jeunes communistes de moins de 30 ans, etc. Keynes et Hayek étaient des amis personnels ? Ils se sont rencontrés pour la première fois en 1928. Selon le récit que Hayek en fait, ils se sont affrontés rapidement et durement sur des problèmes théoriques. Mais Keynes avait le plus grand respect pour les jeunes penseurs – dix-sept ans les séparaient – qui lui tenaient tête. L’affrontement le plus dur s’est produit au début des années 1930. Ils ont alors convenu de ne parler ni d’économie ni de politique lorsqu’ils se rencontraient, mais de théâtre ou de livres rares, deux sujets qui les passionnaient tous les deux. Quand, pendant la seconde guerre mondiale, l’enseignement de la London School of Economics, où officiait Hayek, a été déménagé à Cambridge, à cause des bombardements sur Londres, Keynes s’est occupé de l’hébergement de son ami. Ce dernier a d’ailleurs déclaré que, s’il avait une soirée à passer avec un économiste, il préférerait que ce soit avec Keynes ou Schumpeter plutôt qu’avec des économistes plus proches de lui. Keynes était un homme fasciné par les statistiques, aussi bien sur le plan personnel que professionnel. Sur le plan privé, on trouve dans ses papiers personnels une quantité impressionnante de chiffres sur l’organisation de sa vie, du nombre d’heures qu’il lisait chaque jour à des données sur son activité sexuelle, dûment répertoriées ! Keynes avait reçu une formation mathématique et consacré quinze années de sa vie à la rédaction d’un ouvrage sur les fondements logiques des 236

probabilités. Il a beaucoup réfléchi à la façon dont on peut utiliser les statistiques. Et ses premiers travaux, en 1909, concernent la nature des indices de prix et le rôle des statistiques. Du début à la fin de sa vie, il accordera de l’importance à la nécessité de regrouper et de construire des données quantitatives sur l’économie. Il s’est néanmoins battu contre tous ceux qui pensaient qu’on pouvait quantifier, mesurer et formaliser mathématiquement la réalité sociale. Pour lui, les statistiques sont nécessaires pour décrire ce qui est et ce qui s’est passé, pour faire l’histoire économique d’un pays. Il était en revanche extrêmement méfiant sur l’utilisation des statistiques pour prévoir l’avenir. Dans le Treatise on Probability, il écrit : « Je n’ai pas le même espoir enthousiaste que Condorcet, ou même Edgeworth : éclairer les sciences morales et politiques par le flambeau de l’algèbre. » Pour Keynes, les hommes prennent leurs décisions dans une situation d’incertitude radicale quant à l’avenir. La principale erreur des économistes qui l’ont précédé – et cela reste vrai pour beaucoup de ceux qui l’ont suivi – était à ses yeux la croyance dans le fait que la réalité économique est parfaitement quantifiable et que l’on peut prévoir le futur avec un degré de probabilité mathématique. Il a ainsi critiqué durement les travaux de l’économiste hollandais Jan Tinbergen, comparant l’économétrie développée par ce dernier à de l’alchimie. En revanche, autre paradoxe, il accepte dès 1930 d’être au conseil de la nouvelle Société d’économétrie ; il siège au comité de rédaction de la revue Econometrica et accepte, peu avant sa mort, la présidence de la Société. Il est aussi l’un des principaux acteurs de la création du département d’économie appliquée à Cambridge, voué entre autres à la recherche économétrique. On peut l’expliquer par le fait qu’il estimait nécessaire le travail de rassemblement des données. Ou encore comme l’une des nombreuses contradictions qui ont émaillé sa vie. On disait déjà à son époque que, si l’on mettait cinq économistes dans une salle, et qu’il y avait six opinions différentes, c’est que Keynes était là. 237

Il croyait au progrès, en l’avenir du monde et à la capacité des hommes à le changer. Il était persuadé que les problèmes économiques et sociaux sont le fruit des erreurs des hommes, en particulier de celles des décideurs. Si, par exemple, la conférence de Paris de 1919 a débouché sur ce qui était, pour lui, la catastrophe du traité de Versailles – un montant trop élevé de réparations imposées à l’Allemagne qui nourrira un sentiment de revanche –, c’est à cause des défauts des dirigeants en place : la faiblesse intellectuelle de Wilson, la brutalité de Lloyd George et le cynisme de Clemenceau. Avec de bons hommes politiques, le système peut être changé : Keynes envisageait la possibilité d’une transformation radicale du capitalisme, même s’il n’a jamais été très précis quant à la nature de ce qui pourrait le remplacer. En même temps, cette capacité d’action est réservée, à ses yeux, à une élite technocratique éclairée, dont il fait bien entendu partie… Les transformations sociales viendraient, pour lui, de l’alliance d’un pouvoir politique fort, ce qui ne veut pas dire totalitaire, et de grands intellectuels conseillers du prince, dont il se considérait certainement comme un des exemples. Il est clair qu’il avait une assez haute opinion de lui-même, convaincu d’avoir toujours raison, y compris dans des domaines où il ne connaissait pratiquement rien. Keynes avait une vision élitiste de la politique. Il était persuadé d’appartenir à une classe sociale privilégiée par l’intellect, d’habiter dans un pays où le citoyen moyen était plus éclairé que le Français ou l’Américain moyen. Il était même persuadé que l’Occident est plus évolué que l’Orient. Il tenait également des propos antisémites, ce qui était courant en Angleterre à l’époque, notamment dans le groupe de Bloomsbury, bien que Léonard Woolf, le mari de Virginia, qui était juif, en fût membre. Dans le même temps, Piero Sraffa, Ludwig Wittgenstein, Carl Melchior,

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Richard Kahn, des amis très proches qui ont joué un rôle important dans sa vie, étaient juifs. Quand la guerre est arrivée, il s’est aussi beaucoup occupé de l’accueil des réfugiés juifs. Son élitisme l’amenait à croire que la seule force persuasive des arguments suffisait à retourner les rapports de force politiques. J’avais été surpris, dès ma première lecture de la Théorie générale (en 1967), de voir que Keynes y écrivait que tous les hommes d’action étaient sans le savoir sous l’influence d’idées énoncées avant eux et que ces dernières menaient le monde. Il croyait au pouvoir de la parole, de l’argumentation logique, il surestimait le pouvoir des idées dans la marche des choses et sous-estimait les rapports de force politiques, les luttes de classes, qu’il redoutait. Cette croyance l’amènera à plusieurs reprises à surestimer sa force de conviction. Cela fut le cas notamment dans les négociations qui ont mené à Bretton Woods, dont les accords seront très éloignés de ce qu’il voulait, la domination américaine ayant eu préséance sur les arguments persuasifs. Ce fut le cas aussi dans les discussions très difficiles qui ont suivi pour tenter d’obtenir une aide américaine au Royaume-Uni. S’y ajoute, il est vrai, le fait que Keynes cherchait alors à trouver des compromis à tout prix, car, comme il l’a écrit peu de temps avant sa mort, il ne voulait pas que l’arrivée au pouvoir du Parti travailliste soit de nouveau compromise, comme en 1930, par une crise financière internationale. Keynes est surtout connu des économistes. Mais l’économie ne jouait pas le rôle principal, ni dans sa vie ni dans son analyse générale du monde. Keynes reste d’abord connu comme économiste, même si, avant de publier la Théorie générale, il a joué un rôle important sur le front politique et sur celui de l’art ; il a publié un livre majeur sur la logique des probabilités. Il faut pourtant rappeler qu’il n’était pas économiste de formation. Il avait surtout étudié la philosophie, l’histoire et les mathématiques, ayant suivi officiellement en tout

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et pour tout huit semaines de cours d’économie, une discipline qu’il a apprise principalement sur le tas, comme plusieurs autres grands penseurs de l’économie. Cela dit, l’économie occupe dans son esprit une place secondaire quant à la définition de ce que devrait être une société idéale. Sa place est sur « le siège arrière », l’avant étant occupé par les problèmes moraux, politiques, etc. L’économie n’est qu’un instrument au service de l’amélioration des conditions de vie des populations, une amélioration destinée à libérer du temps pour la culture, la contemplation de la beauté, les rapports amicaux, pour ce qu’il appelait « l’art de vivre ». Il ne croyait pas à l’existence de lois purement économiques, semblables aux lois naturelles, qui soient séparées de la politique et de la société. De ce fait, il ne croyait pas non plus à une science économique autonome. Lorsqu’il analyse le taux d’intérêt, il en conclut que sa détermination tient plus de la politique et de la psychologie que de l’économie stricto sensu. Keynes est de ce point de vue un économiste totalement atypique par rapport à la façon dont la plupart des économistes voient et pratiquent leur discipline aujourd’hui. Les combats de Keynes sont-ils toujours d’actualité ? J’en suis persuadé. Pour s’en rendre compte, il faut lire Keynes. C’est l’un des objectifs du livre que d’inciter les gens à aller le vérifier par eux-mêmes. C’est pourquoi j’ai tenu à ce que la bibliographie de l’ouvrage comporte une liste assez exhaustive des œuvres disponibles de Keynes, à partir de laquelle on puisse retrouver les textes et leur traduction française lorsqu’elle existe. Sur le plan de la morale, des rapports homme-femme, etc., ses critiques contre le rigorisme et le conservatisme religieux, qu’il exécrait, me semblent encore largement pertinentes, notamment aux États-Unis.

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Sur le plan de la connaissance, les débats sur les rapports entre sciences humaines et sciences naturelles, sur la capacité de prédire l’avenir et sur la mathématisation de l’économie sont loin d’être terminés. Sur le plan politique, sa critique d’un capitalisme fondé sur l’appât du gain, dans lequel l’entreprise est dominée par la finance et la spéculation, est plus que jamais d’actualité. Il a écrit que le capitalisme est un système qui puise sa légitimité dans le fait que les gens pensent que ceux qui gagnent plus d’argent qu’eux le méritent. S’ils estiment qu’ils sont devenus riches par la fraude ou le vol, comme bien des affaires l’ont montré (on pense à l’affaire Enron dans les années 2000, par exemple), le système est en danger. La maladie qu’il diagnostiquait s’est plutôt aggravée. Keynes a encore beaucoup de choses à nous dire sur le monde d’aujourd’hui. Il a laissé un nombre impressionnant d’informations sur sa vie publique et privée qui nourrissent de nombreuses analyses de son parcours et de sa pensée. A-t-il volontairement laissé tous ces documents pour construire sa légende ? C’est difficile de répondre avec certitude. Keynes a légué ses papiers scientifiques à l’économiste Richard Kahn, un de ses anciens élèves, et ses papiers personnels à son frère Geoffrey, en leur demandant, mais sans l’exiger fermement, d’en détruire la plus grande partie. Dans le même temps, il a tout gardé, des disputes de toiture avec ses voisins aux papiers de ses activités de président des producteurs de bacon qu’il a été pendant quelque temps. Il a conservé sa correspondance avec Lytton Strachey, qui représente six gros livres et dans laquelle on trouve des propos très crus sur leur vie privée et celle de leurs amis. Cela laisse penser qu’il voulait qu’un jour ou l’autre ces textes soient lus. Cela ne m’étonnerait pas qu’il ait laissé ce qu’il faut afin de construire un personnage pour l’histoire.

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JOHN MAYNARD KEYNES OU L’ÉCONOMIE AU SERVICE DU POLITIQUE ET DU SOCIAL En faisant de la demande le moteur de la production, de l’emploi et du revenu, Keynes a révolutionné l’analyse économique. La multiplicité des économistes qui se réclament de lui traduit l’influence considérable de ce maître du XXe siècle.

John Maynard Keynes est sans conteste l’économiste le plus influent du XXe siècle et l’un des plus connus de l’histoire. Il a donné son nom à un courant de pensée, à l’instar de Marx 1 . Et pourtant, comme ce dernier et comme plusieurs autres grands penseurs de cette discipline, il ne détenait pas de diplôme en économie. Il avait étudié principalement les mathématiques et la philosophie, et consacré une quinzaine d’années de sa vie à la préparation d’un ouvrage sur les fondements logiques des probabilités. Alors qu’il était devenu le premier économiste de son temps, Keynes considérait que l’économie était une chose secondaire, technique, qui devait occuper le siège arrière d’une voiture dont les commandes devaient revenir à l’éthique et au politique. La prédominance de la vie privée Sa vie, incroyablement active, illustre cette hiérarchie entre les dimensions de l’existence humaine. Au premier rang venait la vie privée, domaine de l’amitié, de l’amour, de l’art, de la quête du bonheur. C’étaient là, avec les grandes interrogations philosophiques, les questions débattues dans la société secrète dite des « Apôtres », dans laquelle il a été reçu à son arrivée à Cambridge et qui a regroupé, depuis sa création en 1820 et jusqu’à ce jour, une partie de l’élite intellectuelle de l’Angleterre. Il y a rencontré le philosophe George Moore, dont les Principia Ethica, publiés en 1903, est 1. Voir « Karl Marx, admirateur et adversaire du capitalisme », p. 193.

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le livre qui a exercé le plus d’influence sur lui et ses amis du groupe de Bloomsbury. Constitué principalement d’artistes et d’écrivains, parmi lesquels Virginia Woolf, Vanessa Bell, Duncan Grant et Lytton Strachey, ce groupe a formé le fer de lance de la révolte contre la morale victorienne et de l’émergence de la modernité. Bloomsbury fut jusqu’à la fin le centre de la vie intime de Keynes. Pour atteindre les idéaux de l’éthique de Moore et de Bloomsbury, un monde pacifié cultivant l’art de vivre, le détour par la vie publique, la politique et l’économie lui apparaît indispensable. Keynes y a consacré sa vie, au sens propre, puisque les négociations qu’il a menées pour l’Angleterre à la fin de la seconde guerre mondiale ont eu raison d’une santé fragile, alors qu’il était âgé de 62 ans. Il se définissait comme un publiciste, un prophète exhortant ses contemporains à procéder aux réformes indispensables pour éviter l’écroulement d’une civilisation fragile, menacée par les démons de la réaction et de la révolution, qui avaient pris la forme du fascisme et du bolchevisme. Pour mener cette tâche à bien, il fallait disposer de moyens matériels. Critique du monde financier, de la spéculation et de l’amour de l’argent, Keynes n’en a pas moins accumulé une fortune importante, principalement par la spéculation, mais aussi par le journalisme, par ses livres, par son travail d’enseignant et par ses activités d’homme d’affaires et de fermier. Maître de la langue anglaise, Keynes excellait dans tous les genres, de l’article de journal au traité abstrait. C’est par là que son influence est la plus durable. Mais, de son vivant, son influence s’est aussi exercée par ses activités de « conseiller du prince », expert du Trésor, membre de comités, négociateur. Il a aussi œuvré comme militant politique. De son arrivée à Cambridge à sa mort, il fut membre actif du Parti libéral. Non pas qu’il jugeât ce parti satisfaisant, mais il était allergique aux idées du Parti conservateur et, quoique plus proche de celles des travaillistes, il reprochait à ce parti de tolérer en son sein des partisans de la révolution. Chez les libéraux, il était le chef de 244

file d’un courant qui prônait une remise en question du libéralisme économique traditionnel attaché au laisser-faire. Le temps était désormais venu pour le politique de prendre en charge l’économie. À cette condition seulement pouvait être réalisé le projet que Keynes et ses amis appelaient le nouveau libéralisme, l’union de l’efficacité économique, de la liberté politique et de la justice sociale, à ne pas confondre évidemment avec le néolibéralisme2 . Il fallait rationaliser ce projet. Tel est le sens de l’activité théorique de Keynes, que lui-même décrivit, dans une lettre à son ami George Bernard Shaw, comme une révolution. Dès les années 1920, Keynes proclame la fin du laisser-faire et souligne que le chômage, gaspillage économique absurde, inacceptable éthiquement, est de surcroît politiquement dangereux, car il risque de provoquer des soulèvements révolutionnaires. Contre l’avis de plusieurs de ses collègues, il considère que la réduction des salaires n’est pas le moyen de rétablir l’emploi. Il faut plutôt une intervention active des gouvernements, en particulier de vastes programmes de travaux publics. Telles sont les mesures que propose le Parti libéral pour les élections de 1929, élections remportées par les travaillistes, qui feront appel à Keynes pour les conseiller. Ils ne suivront cependant pas ses avis et poursuivront une politique économique orthodoxe. Une nouvelle analyse du capitalisme Le volumineux Treatise on Money, que publie Keynes en 1930, ne contient pas de justifications théoriques satisfaisantes pour les politiques qu’il prône par ailleurs. Ces justifications, on les trouve dans la Théorie générale, publiée en 1936, fruit d’un intense travail de réflexion dans lequel il a été aidé par des amis et collègues. Il ouvre son ouvrage par une attaque en règle contre ce qu’il appelle la théorie classique, dont seraient partisans la plupart 2. Voir « Keynes, un social-libéral avant l’heure », Alternatives Économiques n° 202, avril 2002, disponible dans les archives du site Internet d’Alternatives Économiques.

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des économistes avant lui. À ceux-ci, il reproche de considérer comme donné le niveau de la production nationale, donc celui de l’emploi et du revenu, et de ne s’intéresser qu’à sa répartition. Qui plus est, ils tiennent pour acquis que, si les forces du marché sont laissées à elles-mêmes, elles engendreront spontanément le plein-emploi. Cette conviction s’appuie sur la théorie quantitative de la monnaie, formulée depuis plusieurs siècles, en vertu de laquelle la monnaie est neutre et toute variation dans sa quantité n’a d’influence que sur le niveau général des prix. À cette théorie est étroitement associée la loi des débouchés, ou loi de Say, selon laquelle l’offre crée sa demande, à l’échelle agrégée3 . Pour Keynes, c’est au contraire la demande qui est le moteur de la production, de l’emploi et du revenu. Rien ne garantit que, dans une économie de marché, la demande effective soit suffisante pour assurer le plein-emploi. L’objet principal de la Théorie générale est d’analyser ce qui en détermine le niveau. Elle se décompose en deux grandes catégories, la demande de consommation et la demande d’investissement. Derrière la demande de consommation se trouve une fonction psychologique, la propension à consommer, en vertu de laquelle, lorsque le revenu augmente, la consommation augmente, mais dans une proportion moindre. Derrière la demande d’investissement, qui constitue le facteur le plus volatil et donc le plus déterminant, on trouve deux autres fonctions psychologiques : l’efficacité marginale du capital, fondée sur les anticipations de revenus futurs des investisseurs, et la préférence pour la liquidité, qui mesure la prime à verser aux détenteurs de monnaie pour qu’ils bloquent leur argent sur une longue période. Les problèmes du capitalisme contemporain découlent de la conjonction d’une propension à consommer et d’une efficacité marginale du capital trop faibles, ainsi que d’une préférence pour la liquidité trop forte. Les solutions consistent pour les pouvoirs publics à agir sur 3. Voir « Jean-Baptiste Say, pionnier de l’économie de l’offre », p. 169.

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ces variables et à créer eux-mêmes une demande supplémentaire par leurs dépenses. Au-delà de cela, Keynes évoque, à la fin de son livre, des réformes plus radicales en mentionnant la socialisation de l’investissement et l’euthanasie du rentier. De la théorie classique, Keynes rejette non seulement l’analyse et les conclusions, mais aussi les méthodes et la conception de l’économie. Ainsi, il lui reproche de faire abstraction du temps, de l’incertitude et des anticipations qui caractérisent toutes les affaires humaines, en particulier les affaires économiques. Dans cette perspective, il y a un lien étroit entre le Treatise on Probability, publié par Keynes en 1921, et généralement négligé par les économistes, et sa Théorie générale. Dans le Treatise, il insiste sur le caractère non quantifiable d’une bonne partie des probabilités, lorsque les affaires humaines sont en jeu. Il en conclut qu’il est illusoire d’appliquer aux sciences humaines les mêmes méthodes qu’aux sciences naturelles. Il appelle d’ailleurs l’économie une « science morale », elle qui traite d’anticipations, de pulsions, de volonté humaine. Cela l’amène à critiquer le mouvement de mathématisation de l’économie, et en particulier l’économétrie naissante, sans pour autant remettre en question l’utilité des statistiques lorsqu’elles sont employées à bon escient. Par un curieux renversement, on assistera justement, après la mort de Keynes, à une entreprise de traduction mathématique de son œuvre. À cette entreprise sera associée une tentative de synthèse entre la macroéconomie keynésienne, toutefois lestée du temps et des anticipations, et la microéconomie néoclassique, dans sa variante walrasienne4 . C’est ce qu’on a appelé la « synthèse néoclassique », qui a dominé la discipline jusqu’aux années 1970, avant d’être remise en question par le monétarisme et la nouvelle économie classique. Parallèlement, un courant postkeynésien, incarné notamment par Joan Robinson, a cherché à préserver un héritage plus radical. La multiplicité des keynésianismes illustre la complexité et les contradictions de la pensée du maître. 4. Voir « Léon Walras, fondateur de l’économie néoclassique », p. 201.

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Keynes en quelques dates 1883 : naissance le 5 juin à Cambridge, Angleterre. 1902-1906 : études à l’université de Cambridge. 1903 : élection à la société des Apôtres. 1906-1908 : emploi au Bureau des affaires indiennes. 1909 : élection au King’s College, de Cambridge, à la suite du dépôt d’une dissertation sur les probabilités, et début de l’enseignement en économie. 1911 : nommé directeur de l’Economic Journal. 1913 : Indian Currency and Finance. 1915-1919 : emploi au Trésor britannique. Il représente le Trésor à la conférence de paix de Paris ; démissionne avant la signature du traité de Versailles. 1919 : The Economic Consequences of the Peace. 1921 : A Treatise on Probability. 1923 : A Tract on Monetary Reform. 1925 : mariage avec Lydia Lopokova, danseuse de ballet d’origine russe. 1926 : The End of Laissez-Faire. 1930 : A Treatise on Money. 1931 : Essays in Persuasion. 1933 : Essays in Biography. 1936 : The General Theory of Employment, Interest and Money. 1937 : première attaque cardiaque. 1940 : How to Pay for the War. 1940-1946 : au service du Trésor britannique, pour le compte duquel il effectue plusieurs séjours aux États-Unis. 1942 : président du comité pour l’encouragement à la musique et aux arts, futur Conseil des arts du Royaume-Uni. 1944 : direction de la délégation britannique à la conférence de Bretton Woods. 1946 : Keynes succombe à une attaque cardiaque dans sa maison de campagne de Tilton, dans le Sussex, le jour de Pâques, le 21 avril.

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JOSEPH SCHUMPETER OU LA DYNAMIQUE DU CAPITALISME Joseph Schumpeter, qui a mis en évidence le rôle de l’entrepreneur, était pourtant convaincu que le capitalisme était condamné. Portrait d’un économiste inclassable.

Joseph Schumpeter est un personnage complexe et contradictoire. Conservateur et élitiste, il fit cause commune avec ses amis marxistes au sein de la Commission de socialisation allemande et devint brièvement ministre des Finances d’un gouvernement à majorité social-démocrate. Personnalité flamboyante, aimant le luxe, provocateur et « enfant terrible », comme il se décrivait lui-même, il était sujet à des périodes de dépression profonde. Un temps banquier, il traîna une énorme dette pendant une bonne partie de sa vie. Il avait l’habitude de dire à ses étudiants américains qu’étant jeune, il avait décidé de devenir le meilleur amant d’Autriche, le meilleur cavalier d’Europe et le plus grand économiste du monde, ajoutant qu’il avait raté le deuxième objectif. Hostile à l’interventionnisme keynésien et au New Deal de Roosevelt, il était en même temps convaincu que le capitalisme était condamné et que le socialisme l’emporterait. Sa vie durant, il entretint avec Marx, qu’il considérait, avec Walras, comme le plus grand économiste, un rapport d’amour-haine. Il en voulait à Keynes, à qui il ressemblait à plus d’un égard, de lui avoir deux fois coupé l’herbe sous le pied, avec son Treatise on Money et sa Théorie générale1 . On ne peut classer dans aucune catégorie ce penseur, à qui l’idée même d’école en économie répugnait. Formé par les économistes de l’école autrichienne, il était considéré par ces derniers, à juste titre, comme un dissident. Admirateur de Max Weber, il était critique de l’approche néoclassique, tant walrasienne que 1. Voir « Karl Marx, admirateur et adversaire du capitalisme », p. 193 ; « Léon Walras, fondateur de l’économie néoclassique », p. 201 ; « John Maynard Keynes ou l’économie au service du politique et du social », p. 243.

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cambridgienne, sans pour autant adhérer à l’institutionnalisme ou au marxisme. En réalité, il a emprunté des éléments à toutes ces visions pour construire une synthèse originale qu’on qualifie parfois de « schumpétérienne » ou encore d’évolutionnaire. Il considérait que l’analyse économique devait être étroitement liée à d’autres disciplines, telles que l’histoire, la sociologie, la psychologie et la théorie politique. Il a lui-même contribué à plusieurs champs du savoir. Il a été l’un des plus grands historiens des idées économiques. Il a commencé sa carrière par des travaux dans ce domaine et l’a terminée avec un monument d’érudition, inachevé, de plus de mille pages serrées, l’Histoire de l’analyse économique, référence incontournable. Innovation, entrepreneur et crédit Schumpeter admire cet édifice intellectuel impressionnant qu’est la théorie de l’équilibre général de Walras, mais il lui reproche d’être incapable de rendre compte du mouvement du capitalisme, de sa croissance et de son évolution. La Théorie de l’évolution économique, qu’il publie à 28 ans, vise à combler cette lacune. L’investissement occupe une place centrale dans la mécanique du capitalisme. Schumpeter distingue un investissement induit, qui dépend des profits réalisés antérieurement, d’un investissement autonome, dont le mouvement explique les fluctuations économiques. Ce dernier est lié aux innovations, concept clé de l’analyse schumpétérienne. Les innovations ne doivent pas être confondues avec les inventions, qui n’ont pas d’emblée de signification économique. Elles se manifestent par de nouvelles combinaisons dans les méthodes de production, les biens, les débouchés, les sources de matière première et les manières d’organiser la production. Dans ce dernier domaine, par exemple, Schumpeter considère que l’extension des diverses formes de monopole constitue une des innovations majeures, et productives, du capitalisme contemporain.

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Les innovations ne suscitent pas automatiquement la croissance. Deux personnages sont nécessaires pour qu’elles se transforment en investissements réels : l’entrepreneur et le banquier. L’entrepreneur joue le rôle principal dans cette pièce. Ce n’est pas un agent rationnel qui calcule des coûts et des bénéfices. C’est un personnage ambitieux, énergique, intelligent, mais mû par ses pulsions, égocentrique, souvent non conformiste. C’est lui qui saisit les opportunités, gère les innovations et les transforme en investissements. Cycles économiques et destruction créatrice Il ne peut, toutefois, y arriver seul. L’épargne préalablement réalisée ne peut jamais suffire pour financer les nouveaux investissements. Le crédit est essentiel. Ce crédit est une création ex nihilo de monnaie par la banque. Le banquier, sur la base de la confiance qu’il fait à l’entrepreneur, lui avance les fonds nécessaires pour réaliser ses projets. Il sera rémunéré par l’intérêt, qui constitue une ponction sur le profit. La monnaie effectue ainsi un circuit dont la banque est le point de départ. L’analyse de la monnaie et du crédit constitue un apport central de l’œuvre de Schumpeter. Il a entrepris dans les années 1920 la rédaction d’un traité sur la monnaie qu’il n’a jamais achevé, entre autres parce que Keynes l’a devancé avec son Treatise on Money. L’essence de la monnaie (Das Wesen des Geldes) a été publié en 1970. La croissance capitaliste n’est pas et ne peut être un processus régulier, sans soubresauts. L’histoire le montre. Il reste à l’expliquer. Schumpeter rend ici hommage à Marx, qui a le premier montré que les crises étaient une conséquence nécessaire de l’accumulation du capital. Elles ne sont pas des incidents de parcours dus à des chocs exogènes ou à des imperfections du marché, telles que le monopole syndical. Elles sont au contraire endogènes, liées à la nature même du capitalisme.

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Les innovations n’apparaissent pas de manière régulière et continue. À un certain moment, les entrepreneurs les plus dynamiques lancent un mouvement que d’autres, ensuite, imitent. Les innovations se répandent par « grappes » discontinues. Elles provoquent des vagues d’investissements financés par la création de crédit bancaire, ce qui entraîne expansion et croissance cumulative. Puis, graduellement, les effets s’atténuent, les innovations sont moins performantes, les profits diminuent, les banques commencent à restreindre le crédit face à des entreprises moins rentables. Inévitablement, crises et dépressions s’ensuivent. Non seulement elles constituent des moments nécessaires du développement capitaliste, mais elles sont le terroir sur lequel pousseront de nouvelles vagues d’innovations et d’investissements. Il s’agit ainsi d’une « destruction créatrice ». Dans Business Cycles, Schumpeter montre que la croissance est caractérisée par un enchevêtrement complexe de développement à long terme et de trois types de cycles, baptisés du nom de ceux qui les ont d’abord identifiés : Kondratiev (environ cinquante ans), Juglar (environ dix ans) et Kitchin (environ quarante mois). La fin du capitalisme Pour se reposer de Business Cycles, passé inaperçu après la publication de la Théorie générale de Keynes, Schumpeter écrit Capitalisme, socialisme et démocratie (1942). Il y annonce que le capitalisme est un système condamné, auquel le socialisme est inéluctablement appelé à succéder. Les raisons qu’il avance ne sont pas celles de Marx, pour qui le capitalisme sera victime du développement de ses contradictions économiques. Pour Schumpeter, ce sont des raisons d’ordre idéologique, politique et sociologique qui vont saper les fondements de ce système. Le capitalisme est condamné à cause de ses succès économiques. D’un côté, le dynamisme entrepreneurial s’étiole, les entrepreneurs étant remplacés par des fonctionnaires du capital. De l’autre, la grogne des laissés-pour-compte du système 252

s’accroît. Parallèlement, l’idéologie socialiste s’impose de plus en plus chez les intellectuels. Les valeurs du capitalisme sont remises en question. Pour être réélus, les hommes politiques cèdent de plus en plus à cette opinion ambiante. C’est ainsi que l’interventionnisme keynésien et le New Deal de Roosevelt préparent la voie à l’inéluctable déclin du capitalisme. La chute des régimes de type soviétique et la résurgence du libéralisme classique dans les dernières décennies du siècle passé semblent infirmer les thèses de Schumpeter. Toutefois, son analyse de la dynamique capitaliste, de l’innovation et du crédit apparaît aux yeux de plusieurs comme une approche féconde pour comprendre les tendances actuelles. Les théories contemporaines de la croissance endogène s’inspirent de lui. La fondation, en 1986, de l’International Joseph A. Schumpeter Society témoigne de l’audience accrue de son œuvre.

Joseph Schumpeter en quelques dates 1883 : naissance à Triesch, dans l’Empire austro-hongrois. 1887 : décès de son père, industriel du textile. 1893 : déménagement à Vienne après le remariage de sa mère. 1901 : commence à étudier le droit et l’économie à l’université de Vienne, où il est l’élève de Böhm-Bawerk et Wieser, fondateurs de l’école autrichienne. Il participe à un séminaire qui réunit les théoriciens marxistes Otto Bauer et Rudolf Hilferding. 1906 : doctorat en droit. 1907 : il épouse Gladys Ricards Seaver en Angleterre, où il séjourne une année. Employé par une firme juridique en Égypte. 1908 : La nature et l’essence de l’économie théorique. 1909 : professeur associé à l’université de Czernowitz. 1911 : professeur à l’université de Graz. Théorie de l’évolution économique. 1913-1914 : professeur invité à l’université Columbia de New York. 1914 : Esquisse d’une histoire de la science économique.

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1919 : ministre des Finances du gouvernement autrichien de coalition social-démocrate et social-chrétien, de mars à octobre. 1920 : divorce de Gladys. 1921 : président de la banque Biedermann, de Vienne, qui fait faillite en 1924. 1925 : professeur de finances publiques à l’université de Bonn. Mariage avec Anna Reisinger. 1926 : décès de sa mère, de son épouse et de leur fils nouveau-né. 1927-1928 : enseignement à Harvard, où il retourne en 1930 et participe à la fondation de la Société d’économétrie. 1931 : enseignement au Japon. 1932 : professeur à Harvard. 1937 : président de la Société d’économétrie. Mariage avec Elizabeth Boody, économiste. 1939 : Business Cycles. 1942 : Capitalisme, socialisme et démocratie. 1948 : président de l’American Economic Association. 1950 : meurt le 8 janvier d’une hémorragie cérébrale dans sa maison du Connecticut, au moment où il allait être élu premier président de la nouvelle Association internationale d’économie. 1954 : Histoire de l’analyse économique, édité par Elizabeth Boody. 1970 : L’essence de la monnaie.

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FRIEDRICH HAYEK, HÉTÉRODOXE ET LIBÉRAL Friedrich Hayek s’impose comme le principal théoricien de la nouvelle pensée libérale qui déferle à partir des années 1970. Zoom sur un non-conformiste au pays des libéraux.

Si Keynes est le plus grand penseur de l’interventionnisme au XXe  siècle1 , Hayek est sans contredit le plus grand théoricien du libéralisme. Les deux auteurs, qui étaient des amis, se sont durement opposés des années 1920 aux années 1940. La mort de Keynes, en 1946, marque en même temps le triomphe de l’interventionnisme et du keynésianisme. Hayek allait alors entamer une longue traversée du désert, mais sans cesser de prêcher les vertus du libéralisme. Son manifeste de 1944, La route de la servitude, dans lequel il affirme que l’interventionnisme mène inéluctablement au totalitarisme, lui vaut d’être comparé à un dinosaure qui aurait survécu à la sélection naturelle. Homme d’action autant que de pensée, Hayek convoque à Mont-Pèlerin, en Suisse, en 1947, une quarantaine d’intellectuels préoccupés par la montée du socialisme et l’avenir du libéralisme. La Société du Mont-Pèlerin, qui est alors fondée, deviendra un vecteur majeur de la résurgence du libéralisme à partir des années 1970. L’attribution du prix en mémoire de Nobel2 à Hayek en 1974 marque sa sortie du désert, même s’il doit le partager avec un social-démocrate, Gunnar Myrdal. Recevant au Parlement britannique les éloges de son amie Margaret Thatcher, qui incite les députés à lire son œuvre, il s’impose dès lors comme le principal théoricien du néolibéralisme. Hayek est pourtant, à bien des égards, un penseur hétérodoxe et même dissident par rapport à la majorité des économistes libéraux. Il ne croit pas en une science économique autonome, formalisée et repliée sur elle-même. Cela l’a d’ailleurs conduit à critiquer 1. Voir « John Maynard Keynes ou l’économie au service du politique et du social », p. 243. 2. C’est abusivement qu’on appelle « prix Nobel » ce qui est en réalité le « prix de science économique de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel ».

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l’existence d’un prix en mémoire de Nobel, bien qu’il l’ait accepté. Il considère qu’un économiste qui n’est qu’économiste est un danger pour la société. Il compare l’utilisation des mathématiques par ses collègues à une forme de magie destinée à impressionner les hommes politiques. C’est sur une argumentation originale qu’il appuie sa condamnation du socialisme, dont le fondement relève d’une vision de la connaissance. L’économie n’est qu’un volet dans une pensée qui se déploie dans plusieurs disciplines. Les limites de la connaissance Au début des années 1920, Hayek hésite entre l’économie et la psychologie. Tout en choisissant l’économie, il rédige un long essai sur les fondements de la perception et de la connaissance qui, révisé, deviendra L’ordre sensoriel, publié en 1952, la même année que Scientisme et science sociale. Les deux ouvrages se complètent et constituent véritablement la clé de la pensée de Hayek. La perception sensorielle y est analysée comme un processus de classification, par le cerveau, d’impressions reçues de l’extérieur. Ce processus caractérise tous les actes mentaux, y compris les pensées les plus abstraites. Or, un appareil ne peut classer quelque chose qui est plus complexe que lui. Cela signifie qu’un cerveau individuel ne peut comprendre totalement, par exemple, la société humaine ou même ne peut se comprendre complètement luimême. Ce sont ces limites de la raison humaine qui expliquent pourquoi la planification socialiste est impossible. La société se caractérise en effet par l’existence d’une multitude de connaissances, connaissances théoriques, mais aussi pratiques, qui sont réparties entre des millions d’individus. Adam Smith avait découvert l’importance de la division du travail3 . Hayek, qui se considère comme son disciple, a découvert l’importance de la division de la connaissance. Le problème fondamental consiste à savoir comment une société peut fonctionner dans ces circonstances. 3. Voir « Adam Smith, moins libéral qu’il n’y paraît », p. 163.

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Hayek appelle « scientisme » l’imitation servile, dans les sciences humaines, des méthodes des sciences naturelles. Le scientisme est justement fondé sur l’illusion que la raison humaine est toute-puissante, qu’on peut comprendre parfaitement le fonctionnement d’une économie et d’une société, et qu’on peut dès lors les réorganiser et les remodeler à notre guise. Le scientisme s’appuie, entre autres, sur le rationalisme cartésien et marque profondément la pensée sociale en France. Il constitue le socle épistémologique du socialisme et du totalitarisme. Marché et crise Le marché constitue la solution au problème de la division de la connaissance dans l’économie. Mais celui-ci n’a rien de commun avec le marché abstrait et intemporel de l’équilibre général walrasien4 , qui est encore aujourd’hui au centre de l’orthodoxie économique. Pour Hayek, le marché est un moyen, en fait le seul, pour faire circuler l’information dans une économie. Le marché fait savoir aux individus s’ils ont fait les bons choix. Les prix sont des signaux, signaux impersonnels, ce qui fait leur beauté. Sauf dans les tribus primitives, chacun sait très peu de chose sur ce que veulent et font les autres, et pourtant le marché met chacun en contact avec l’ensemble du monde. Dans son dernier livre, La présomption fatale, dont le sous-titre est Les erreurs du socialisme, Hayek accuse les socialistes de vouloir organiser la régression à la société tribale, dans laquelle tout le monde se connaît et les plus forts dominent. Parmi les prix, il en est un qui indique aux entrepreneurs s’ils doivent investir plus ou moins. C’est le taux d’intérêt. Keynes expliquait la crise de 1929 par un effondrement de l’investissement. Hayek l’explique au contraire par un surinvestissement provoqué par une politique monétaire laxiste et un taux d’intérêt trop bas. Un mauvais signal est ainsi envoyé aux entrepreneurs qui 4. Voir « Léon Walras, fondateur de l’économie néoclassique », p. 201.

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produisent trop de moyens de production par rapport aux biens de consommation. La crise et la dépression qui la suit sont les seuls moyens de rétablir l’équilibre. Il ne faut surtout pas stimuler artificiellement la reprise, comme le proposent Keynes et ses disciples. Dans la préface à l’édition française de Prix et production, en 1975, Hayek affirme que cette théorie qu’il avait opposée à celle de Keynes en 1931 a désormais démontré sa supériorité. La seule erreur qu’il admette est d’avoir sous-estimé le temps pendant lequel la drogue keynésienne pouvait provoquer l’euphorie avant de détruire la santé. Il faut désormais laisser la maladie suivre son cours en évitant toute intervention dans l’économie. La société comme un jardin anglais On oppose parfois le jardin français, géométrique, taillé et quadrillé, au jardin anglais, dans lequel les plantes poussent en liberté. Les penseurs grecs, de leur côté, avaient l’habitude de distinguer un ordre naturel, appelé taxis, d’un ordre artificiel, appelé nomos. Nomos désigne ce qui est construit par l’homme, alors que taxis est construit par les dieux, ou par la nature. On n’avait pas alors perçu un troisième type d’ordre, qu’ont mis en lumière quelques grands philosophes sociaux écossais, tels que Ferguson et Smith. Il y a en effet des ordres qui sont bien le résultat de l’action humaine, mais qui n’ont pas été consciemment construits, planifiés, qui ne sont pas le fruit d’un dessein humain. Hayek propose de les nommer « ordres spontanés ». Il se trouve que les principales institutions humaines sont justement des ordres spontanés. Tel est le marché, dont personne n’a planifié la création, qui s’est développé, spontanément, pendant des millénaires, avant de prendre la forme étendue qu’il a aujourd’hui. Il en est ainsi de la monnaie, qui n’a pas été inventée à un moment précis de l’histoire humaine, par un quelconque comité d’experts. Le concept d’ordre spontané déborde largement 258

le cadre de l’économie. Le langage est un ordre spontané, comme la morale ou le droit. Et finalement, la société elle-même est un ordre spontané, ce qui n’est évidemment pas le cas du gouvernement. Pour expliquer l’évolution d’un ordre spontané, Hayek fait appel à un mécanisme qui s’inspire de la sélection darwinienne. On aura deviné qu’on ne peut jouer avec un ordre spontané, en cherchant à le transformer. Si on s’y essaie, on risque d’arriver au mieux à un système totalitaire et inefficace. Dans plusieurs écrits, Hayek s’est penché sur ce que devrait être une forme idéale de gouvernement respectant l’ordre spontané. Ce gouvernement doit avant tout respecter la règle de droit. On doit être gouverné par la loi, fruit d’un ordre spontané interprété par les magistrats, et non par les hommes. Hayek se méfie d’une démocratie qui se transforme souvent en tyrannie de la majorité sur une minorité. Entre un gouvernement démocratique et une économie dirigée, d’une part, et un gouvernement autoritaire et une économie libre, de l’autre, sa préférence va à la seconde combinaison. Ce qui ne va pas sans contradiction pour un défenseur du libéralisme.

Friedrich Hayek en quelques dates 1899 : naissance à Vienne, en Autriche. 1917-1918 : officier sur le front italien. 1918 : inscription à l’université de Vienne. 1921 : doctorat en droit. 1923 : doctorat en science politique. 1923-1924 : séjour de quinze mois aux États-Unis. 1927 : directeur de l’Institut autrichien de recherche sur les cycles, qu’il a fondé avec Ludwig von Mises. 1929 : Geldtheorie und Konjukturtheorie (Théorie monétaire et théorie des cycles). 1931 : installation en Angleterre, où il enseigne à la London School of Economics. Prices and Production. 1939 : Profits, Interest and Investment.

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1941 : The Pure Theory of Capital. 1944 : The Road to Serfdom. 1947 : fondation de la Société du Mont-Pèlerin. 1948 : Individualism and Economic Order. 1950 : installation aux États-Unis, où il enseigne à l’université de Chicago. 1952 : The Counter-Revolution of Science et The Sensory Order. 1960 : The Constitution of Liberty. 1962 : installation en Allemagne, où il enseigne à l’université de Fribourg-en-Brisgau. 1967 : Studies in Philosophy, Politics and Economics. 1969 : retour en Autriche, où il est nommé professeur honoraire à l’université de Salzbourg. 1974 : récipiendaire, avec Gunnar Myrdal, du prix de science économique de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. 1973 : Law, Legislation and Liberty, vol. 1. 1976 : Law, Legislation and Liberty, vol. 2. 1977 : retour à Fribourg. 1987 : New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas. 1979 : Law, Legislation and Liberty, vol. 3. 1988 : The Fatal Conceit. 1992 : décès le 23 mai à Fribourg.

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GUNNAR MYRDAL, ARCHITECTE DE L’ÉTAT-PROVIDENCE Économiste et homme politique suédois, Gunnar Myrdal a participé à l’élaboration du fameux modèle suédois d’État-providence.

En 1974, le prix de la Banque de Suède en mémoire de Nobel est attribué conjointement à Friedrich Hayek et Gunnar Myrdal « pour leurs contributions originales à la théorie de la monnaie et des cycles économiques et pour leurs analyses pénétrantes de l’interdépendance des phénomènes économiques, sociaux et institutionnels ». Sans doute voulait-on ménager la chèvre et le chou : les deux personnages se situent en effet aux antipodes de l’échiquier politique et se méprisent d’ailleurs cordialement. Alors que Hayek est l’apôtre infatigable d’un libéralisme pur et dur et le critique résolu de toute forme de social-démocratie1, Myrdal est un des architectes de l’État-providence suédois et le promoteur résolu d’une social-démocratie radicale. Ce combat, Myrdal l’a mené à travers une œuvre abondante, qui se déploie dans plusieurs disciplines, mais aussi par une inlassable activité comme conseiller et membre de plusieurs commissions gouvernementales, comme parlementaire et même comme ministre. Son action, d’abord cantonnée à l’intérieur des frontières de la Suède, s’est déployée à l’échelle internationale, lorsqu’il est devenu secrétaire exécutif de la commission économique de l’Organisation des nations unies pour l’Europe. Il a en outre dirigé, aux États-Unis et en Asie, d’importantes équipes de recherche. Son épouse, Alva, a été sa collaboratrice et a signé avec lui plusieurs travaux, entre autres dans le domaine de la démographie et de la politique familiale. Elle a obtenu en 1982 un « vrai » prix Nobel, celui de la paix.

1. Voir « Friedrich Hayek, hétérodoxe et libéral », p. 255.

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De la théorie à la politique économique Dans sa thèse de doctorat, publiée en suédois en 1927 et non encore traduite, Myrdal est un des premiers à introduire les anticipations, le risque et l’incertitude dans l’analyse de la formation des prix. Il s’intéresse à la manière dont les anticipations de profit agissent sur les projets des entrepreneurs. Il s’engage alors dans une application de cette problématique à la macroéconomie, qu’on appelle alors la théorie monétaire, à travers une analyse critique des thèses de son maître Wicksell2 . Cela aboutit à sa plus importante contribution à la théorie économique, L’équilibre monétaire. La version allemande de ce livre, parue en 1933, introduit les concepts de grandeurs économiques ex ante et ex post. Les premières sont les grandeurs anticipées, les secondes les grandeurs réalisées. C’est dans les relations entre épargne et investissement que ces idées prennent tout leur sens. Ex post, l’épargne et l’investissement sont par définition égaux, mais il n’en est pas de même ex ante. Si l’investissement anticipé est inférieur à l’épargne désirée, cela provoquera un processus de contraction de l’investissement effectif et du revenu national. Et ce processus est cumulatif. Il n’y a pas de tendance à l’équilibre. L’analyse de Myrdal est proche de celle que Keynes allait présenter dans la Théorie générale en 1936 3 et de celle que Michal Kalecki développait en Pologne au même moment. On y trouve des idées analogues à celles de la propension à l’épargne et de l’efficacité marginale du capital. Dans un texte publié en 1934, issu d’un document préparé pour appuyer le discours sur le budget du ministre social-démocrate des Finances, Ernst Wigforss, son ami Myrdal fournit, pour emprunter ses propres termes, « les justifications théoriques d’une politique d’expansion que vous qualifieriez maintenant de keynésienne4 ». Il y propose une 2. Voir « Knut Wicksell, iconoclaste méconnu », p. 219. 3. Voir « John Maynard Keynes ou l’économie au service du politique et du social », p. 243. 4. Procès de la croissance, PUF, 1978.

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politique budgétaire contracyclique, introduisant pour la justifier le concept de multiplicateur. Il ne semble pas que Myrdal ait connu alors l’article de Richard Kahn dont Keynes s’est inspiré pour élaborer sa propre conception du multiplicateur. Une approche nouvelle des problèmes sociaux Myrdal n’est alors pas le seul économiste suédois à proposer, sur la base d’une analyse nouvelle du fonctionnement de l’économie, une intervention active de l’État dans l’économie. Avec Erik Lindahl, Bertil Ohlin et d’autres, ils forment ce qu’on a appelé l’école de Stockholm, étroitement associée à la mise en œuvre des politiques du gouvernement social-démocrate qui prend le pouvoir en Suède en 1932. Architectes de l’État-providence, Myrdal et ses amis mettent par ailleurs en lumière le fait que les divers objectifs souhaitables – plein-emploi, stabilité des prix, croissance, équilibre extérieur – peuvent entrer en contradiction les uns avec les autres. Un arbitrage est nécessaire et, pour ce faire, il faut créer des consensus entre les groupes sociaux. Tel est l’aspect sans doute le plus original de ce qu’on appelle le « modèle suédois » de social-démocratie. Il n’est donc pas étonnant que, en matière de théorie comme de politique économique, Myrdal et ses collègues de l’école de Stockholm considéraient avoir plusieurs années d’avance sur Keynes. Ils le lui ont fait savoir lorsque ce dernier s’est présenté à Stockholm, en octobre 1946, pour souligner le caractère révolutionnaire de son œuvre. Les Suédois s’estimaient plus révolutionnaires que lui. Dans un livre célèbre, publié en 1930 et traduit en anglais sous le titre The Political Element in the Development of Economic Theory, et jusqu’à ses derniers travaux, en particulier L’Objectivité dans la recherche sociale, Myrdal ne cesse d’insister sur le fait que, en économie et dans les sciences sociales en général, il est impossible de séparer le normatif du positif. Le scientifique a une 263

vision du monde et des valeurs, et ces valeurs imprègnent son travail théorique, à tous les niveaux, qu’il le veuille ou non. Il est donc plus honnête d’avouer ces présupposés idéologiques dès le départ. Myrdal identifie les siens à l’humanisme rationaliste et à la social-démocratie. Il critique inlassablement la théorie économique orthodoxe, son isolement par rapport aux autres disciplines, ses analyses menées exclusivement en termes d’équilibre, son manque de sens historique, son aveuglement par rapport aux institutions. Il n’accepte pas la parabole de la main invisible. Après une période pendant laquelle il se définit comme un pur économiste, il se réclame ensuite de l’institutionnalisme5 et affirme que seule une approche multidisciplinaire est en mesure d’éclairer les problèmes contemporains, y compris les problèmes en apparence purement économiques. Il applique cette approche à deux questions auxquelles il consacre de nombreuses années de recherche et deux ouvrages monumentaux : la discrimination raciale aux États-Unis (An American Dilemma) et les problèmes de développement dans huit pays asiatiques (Asian Drama). Pour étudier ces problèmes, il utilise un concept qu’il a emprunté à Wicksell, mais auquel il donne une signification beaucoup plus large, celui de causalité circulaire et cumulative. Ainsi le problème noir aux États-Unis est-il relié aux effets d’une série de facteurs qui interagissent les uns avec les autres en s’aggravant : pauvreté, sous-éducation, criminalité, mauvaise santé. Même si les Américains blancs ne sont pas « naturellement » racistes, ils le deviennent malgré eux en finissant par croire les Noirs responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent. Seules de profondes transformations politiques, économiques, culturelles et institutionnelles pourraient changer ce qui est, de l’avis de Myrdal, le principal problème moral des États-Unis.

5. Voir « Thorstein Veblen, pionnier de l’institutionnalisme », p. 213.

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Le même type d’analyse permet de comprendre pourquoi les pays du tiers monde ne peuvent sortir du cercle vicieux du sous-développement dans lequel, par effet de diffusion, tous les facteurs de pauvreté et de stagnation se nourrissent les uns les autres. Ces facteurs sont économiques, mais aussi politiques, sociaux, psychologiques et culturels. Là encore, il faut des programmes de transformation radicale pour sortir de cette impasse et entrer dans le cercle vertueux de la croissance. Contrairement à ce que pense la majorité des économistes, il n’y a pas d’arbitrage entre croissance et égalité. Au contraire, davantage d’égalité engendre plus de croissance. Myrdal était un précurseur de l’idée de développement durable. Il estimait que seuls des changements profonds au niveau international, une sorte d’État-providence mondial, seraient en mesure de résoudre les problèmes auxquels l’humanité est confrontée. Mais, compte tenu des politiques des grandes puissances, il était, à la fin de sa vie, de plus en plus pessimiste et de plus en plus radical, se rapprochant du marxisme, dont il avait d’abord été très critique.

Gunnar Myrdal en quelques dates 1898 : naissance en Suède, à Solvarbo, dans la province de Dalarna. 1923 : diplôme en droit de l’université de Stockholm. 1927 : doctorat en économie de l’université de Stockholm, où il est l’élève de Wicksell, Heckscher et Cassel. Publication de Prisbildningsproblemet och föränderligheten (Le problème de la formation des prix et le changement économique). 1930 : Vetenskap och politik i nationalekonomien (Science et politique en économie). 1931 : « Om penningteoretisk jämvikt » (« L’équilibre monétaire »), Ekonomisk Tidskrift ; date de publication réelle, 1932 ; publié en allemand sous forme de livre en 1933, en anglais en 1939 et en français en 1950.

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1932 : nommé conseiller économique du nouveau gouvernement social-démocrate de Suède. 1933-1937 : titulaire de la chaire d’économie politique de l’université de Stockholm. 1934 : Finanspolitikens ekonomiska verkningar (Les effets économiques de la politique fiscale). 1934-1938 : membre du Parlement. 1938 : invité par la Fondation Carnegie à étudier le problème des Noirs aux États-Unis. 1939-1942 : ambassadeur de Suède en Inde. 1942-1947 : membre du Parlement. 1944 : An American Dilemma : The Negro Problem and Modern Democracy. 1945-1947 : ministre du Commerce et de l’Industrie. 1945-1948 : président de la Commission de planification économique de Suède. 1947-1957 : secrétaire exécutif de la Commission économique de l’Organisation des nations unies pour l’Europe, à Genève. 1956 : An International Economy. 1957 : Economic Theory and Under-Developed Regions. 1957-1966 : recherches sur les problèmes de développement en Inde. 1958 : Value in Social Theory. 1960 : Beyond the Welfare State. 1961 : nommé professeur d’économie internationale à l’université de Stockholm. 1963 : Challenge to Affluence. 1968 : Asian Drama. 1969 : Objectivity in Social Research. 1970 : The Challenge of World Poverty. 1973 : Against the Stream. 1974 : récipiendaire, avec Friedrich Hayek, du prix de science économique de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. 1987 : décès à Stockholm à l’âge de 88 ans.

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JOAN ROBINSON, REBELLE À TOUTES LES ORTHODOXIES Disciple de Keynes, Joan Robinson a apporté une contribution majeure à la théorie économique. Son statut de femme et son franc-parler l’ont cependant empêchée d’être reconnue comme elle le méritait.

Autant dans sa vie privée que dans son écriture et son enseignement, Joan Robinson était une non-conformiste. Elle ne craignait pas la controverse et s’est mise à dos aussi bien les marxistes que les keynésiens et les néo-classiques. Elle aimait s’adresser à des auditoires hostiles et c’était un plaisir de l’entendre anéantir ses détracteurs avec un humour cinglant. L’importance et le statut de son interlocuteur ne la gênaient d’aucune manière. L’année 1975 ayant été proclamée Année de la femme, on s’attendait à ce que Joan Robinson reçoive le prix de la Banque de Suède en mémoire de Nobel. Ce ne fut pas le cas. Le nombre des ennemis qu’elle s’était faits avec son franc-parler a dû jouer un rôle. Mais le fait qu’elle soit une femme l’a sans doute également desservie. Toute sa carrière témoigne de la place inférieure des femmes dans la discipline de l’économie, à l’image d’ailleurs de leur place dans l’économie réelle. Pendant une cinquantaine d’années, Joan Robinson a publié vingt-quatre livres et quelques centaines d’articles, plusieurs de ses publications étant reconnues comme des contributions majeures. Elle a obtenu un poste d’« assistant junior » à l’université de Cambridge dès 1931. Mais elle doit attendre près de vingt ans avant d’obtenir un statut permanent. Et c’est à l’âge de 62 ans qu’elle est nommée professeur d’économie, sur la chaire laissée vacante par son mari, Austin, qui venait de prendre sa retraite. Le mari en question a publié de son côté deux livres et beaucoup moins d’articles que son épouse. L’impact de son œuvre n’a rien de comparable. 267

Concurrence imparfaite et critique de la théorie néoclassique Publié en 1933, L’Économie de la concurrence imparfaite a pour ambition de reformuler la théorie néoclassique de la valeur en tenant compte de l’existence des monopoles. Pour y arriver, Joan Robinson introduit des concepts nouveaux, comme celui de revenu marginal, qui se réfère à l’augmentation de revenu d’une entreprise lorsqu’elle vend une unité de plus d’un produit. Alors que ce livre est, dans son œuvre, celui qui est le mieux connu et le plus accepté par l’économie orthodoxe, Joan Robinson s’en est éloignée de plus en plus, au point de faire précéder la préface de la réédition de 1969 d’une sévère autocritique. Alors qu’elle cherchait, au début des années 1930, à corriger la théorie néoclassique, elle est en effet arrivée à la rejeter totalement. Une de ses principales attaques se trouve dans un célèbre article publié en 1953 : « La fonction de production et la théorie du capital ». Elle y met à jour une faille logique dans la cohérence de la théorie néoclassique de la répartition des revenus. Cet article a déclenché une longue controverse entre les théoriciens néoclassiques de Cambridge, aux États-Unis, et les keynésiens radicaux de Cambridge, en Angleterre : la « guerre des Cambridge ». Pour Joan Robinson, la théorie économique orthodoxe se concentre sur les problèmes d’allocation des ressources, alors que les questions importantes sont celles du développement des économies industrielles. Statique, cette théorie évacue le temps et l’histoire, oubliant que les décisions économiques sont prises en tenant compte d’un passé irrévocable et d’un futur incertain. Elle est enfin imprégnée d’idéologie, servant d’instrument de défense du statu quo, avec sa répartition très inégalitaire des revenus.

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Au début des années 1930, Joan Robinson fait partie, à Cambridge, d’un petit groupe appelé le « Circus », composé de jeunes amis de Keynes1 qui se réunissent pour discuter de son Treatise on Money (1930) et contribuent de ce fait à l’élaboration de la Théorie générale (1936). Elle joue un rôle majeur dans cette entreprise, clarifiant dans des articles et des discussions avec Keynes diverses questions, dont celle de la relation entre l’épargne et l’investissement. Deux livres publiés en 1937 développent les idées formulées par Keynes dans la Théorie générale. De Keynes à Marx Cadette de vingt ans de Keynes, qui est déjà un personnage célèbre, elle ne craint pas de le critiquer, parfois avec virulence, comme en fait foi leur correspondance. Elle fait partie de ceux que Keynes respecte et dont il accepte les critiques. Dans un article paru dans le premier numéro d’Économie appliquée, en 1949, elle explique que l’expression « théorie générale » désigne une œuvre collective, élaborée à Cambridge depuis le début des années 1930 par plusieurs personnes. De cette œuvre collective, tous n’ont pas la même interprétation. Avec les années, Joan Robinson considère que le contenu révolutionnaire du message de Keynes s’est affadi, que la révolution keynésienne a avorté. Elle qualifie de « keynésiens bâtards » les auteurs de la synthèse entre keynésianisme et théorie néoclassique, qui s’est imposée comme paradigme dominant dans l’après-guerre. Prônant un keynésianisme radical, tant sur le plan politique que théorique, Joan Robinson s’impose comme leader d’un courant de pensée qu’on qualifie maintenant de postkeynésien. Dans une Lettre ouverte d’une keynésienne à un marxiste, publiée en 1953, elle se décrit comme une keynésienne de gauche, ajoutant que c’est une catégorie qui comprend très peu de membres. 1. Voir « John Maynard Keynes ou l’économie au service du politique et du social », p. 243.

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Au milieu des années 1930, Joan Robinson découvre qu’un obscur économiste polonais, Michal Kalecki, a construit, avant d’arriver à Cambridge, une théorie analogue et à certains égards supérieure à celle de Keynes, en partant de Marx2 . Elle se met à l’étude de ce dernier et publie en 1942 le premier livre issu du monde économique académique sympathique à l’égard de Marx. Elle considère qu’il a commis plusieurs erreurs et que sa théorie de la valeur travail ne tient pas la route. Mais, contrairement aux économistes néoclassiques, Marx s’est intéressé, selon elle, aux vrais problèmes de l’économie : croissance, crises et chômage. Il a découvert que ces problèmes n’étaient pas des accidents de parcours, mais des dysfonctionnements reliés à la nature même du capitalisme. Joan Robinson nous a dit qu’elle considérait la distinction entre forces productives et rapports de production comme la plus importante découverte de Marx. Bien sûr, elle s’est attirée avec ce livre et d’autres articles sur Marx les foudres des marxistes orthodoxes, ce qui ne l’a jamais empêchée de dormir. L’accumulation du capital C’est dans les années 1950 que Joan Robinson apporte ses contributions théoriques les plus importantes. Elle annonce son projet comme étant une « généralisation de la théorie générale ». Keynes s’intéressait au court terme. Il faut prolonger son analyse dans le long terme, en élaborant une théorie de la croissance. Elle s’inspire, dans son entreprise, de Keynes et de Marx, mais aussi de Kalecki et de Wicksell3 , dont elle fait la découverte au début des années 1950. Et c’est en hommage à Rosa Luxemburg4 , l’autre grande économiste du XXe siècle, auteure de L’accumulation du capital (1913), qu’elle donne ce même titre à son œuvre majeure.

2. Voir « Karl Marx, admirateur et adversaire du capitalisme », p. 193. 3. Voir « Knut Wicksell, iconoclaste méconnu », p. 219. 4. Voir « Rosa Luxemburg, théoricienne exigeante et révolutionnaire passionnée », p. 225.

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Elle insiste sur la nécessité de tenir compte des institutions et des règles du jeu du capitalisme contemporain, du caractère plus ou moins monopolistique de son appareil productif. L’analyse doit s’inscrire dans un temps historique, irréversible, et intégrer l’incertitude et les anticipations, facteurs absents des modèles de croissance néoclassiques. Sur cette base, Joan Robinson développe, dans un langage non mathématique, un modèle dans lequel le taux d’investissement, choisi par les entrepreneurs, constitue la variable fondamentale. Le niveau de la consommation, celui de l’épargne et celui des profits sont ensuite déterminés selon une chaîne causale qu’elle étudie en détail. Les profits ainsi déterminés réagissent à leur tour sur les décisions d’investissement futur. Rien ne garantit la stabilité des processus de croissance, de la même manière que rien ne garantissait le plein-emploi dans le modèle de Keynes. Joan Robinson a apporté des contributions importantes dans plusieurs autres domaines de recherche : le développement et le commerce international, l’histoire de la pensée économique, la philosophie économique. Et l’économie n’était pas la seule corde à son arc. Elle a écrit sur sa conception de la vie, sur sa vision de la société et même sur la révolution culturelle en Chine. Cambridge était son point d’ancrage, mais elle n’a cessé jusqu’à la fin de sa vie de parcourir le monde, en particulier celui qu’on dit « sous-développé », pour prononcer d’innombrables conférences, mais aussi pour observer et apprendre. Pratiquant chez elle un mode de vie très frugal, elle ne craignait pas de voyager dans des conditions pénibles.

Joan Robinson en quelques dates 1903 : naissance à Camberley, au Royaume-Uni, de Joan Violet Maurice. 1922 : admission au Girton College de Cambridge. 1925 : diplôme en économie de l’université de Cambridge.

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1926 : épouse Austin Robinson, lui aussi économiste. 1926-1928 : séjour de deux ans en Inde, où elle est la tutrice du maharajah de Gwalior. 1931 : début de sa carrière d’enseignement à Cambridge, où elle gravit très lentement les échelons académiques. 1933 : The Economics of Imperfect Competition. 1937 : nommée « full lecturer ». Essays in the Theory of Employment et Introduction to the Theory of Employment. 1939-1944 : participation à divers comités du Parti travailliste et du gouvernement. 1942 : An Essay on Marxian Economics. 1949 :  nommée « reader ». 1952 : The Rate of Interest and Other Essays. 1956 : The Accumulation of Capital. 1958 : élection à la British Academy. 1962 : Economic Philosophy et Essays in the Theory of Economic Growth. 1965 : nommée professeur d’économie. 1966 : Economics : An Awkward Corner. 1969 : The Cultural Revolution in China. 1970 : Freedom and Necessity. 1971 : retraite de l’enseignement. Economic Heresies. 1973 : avec John Eatwell, An Introduction to Modern Economics. 1974 : présidente de l’American Economic Association. 1978 : Contributions to Modern Economics. 1979 : première femme élue membre honoraire du King’s College. Aspects of Development and Underdevelopment ; Generalization of the General Theory and Other Essays. 1980 : Further Contributions to Modern Economics. 1981 : What Are the Questions ? And Other Essays. 1983 : décès des suites d’une crise cardiaque.

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JOHN RICHARD HICKS, L’ÉCONOMISTE DES ÉCONOMISTES Initiateur de la synthèse néoclassique, John Hicks a forgé de nombreux instruments analytiques toujours très utilisés, notamment le modèle IS-LM.

On dit, à juste titre, que John Hicks a été « l’économiste des économistes ». Il a peu écrit pour le grand public, dont il est beaucoup moins connu que les Keynes, Hayek et autres Friedman. Mais son influence sur la discipline est l’une des plus importantes parmi celles des économistes du siècle dernier. Il a forgé nombre des outils analytiques qui occupent les pages des manuels, dans tous les domaines de la théorie, aussi bien du côté de la macroéconomie que de la microéconomie. Il n’y a pas d’« école hicksienne », mais les économistes de toute tendance l’ont rencontré sur leur chemin, souvent sans le reconnaître, et ont été influencés par lui. Ils ont emprunté, utilisé et développé les instruments d’analyse que ce pédagogue hors pair a élaborés dans une œuvre extrêmement abondante. Lui-même allergique à l’enfermement dans une école de pensée, John Hicks se déplaçait avec aisance dans tous les camps, sans avoir besoin de boussole. Il a déclaré un jour : « J’ai l’esprit trop ouvert pour être un Autrichien ; car je suis un marshallien ouvert, et un ricardien et un keynésien, peut-être même aussi un membre de l’école de Lausanne. » Une bonne connaissance de plusieurs langues lui a permis d’explorer, dès les années 1920, les œuvres de Walras, de Pareto et des théoriciens autrichiens, alors inconnues au Royaume-Uni et aux États-Unis. Il a aussi découvert avant les autres les travaux des Suédois, et en particulier de Myrdal. Il a su opérer une synthèse, de prime abord improbable, entre ces courants de pensée et la tradition marshallienne, avant de participer de plain-pied à la révolution keynésienne.

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Sa vie durant, Hicks n’a cessé de se remettre en question et d’opérer des virages, tant sur le plan politique que théorique, qui déconcertaient ses proches. Il ne reculait pas devant l’autocritique sévère, qualifiant un jour son premier livre de « piece of rubbish », « un déchet », et regrettait qu’on lui ait attribué, en mémoire d’Alfred Nobel, le prix de la Banque de Suède pour un livre, Valeur et capital, qu’il considérait désormais comme une erreur de jeunesse. Il regrettait aussi de devoir le partager avec Kenneth Arrow, non pas parce qu’il lui restait du coup moins d’argent (il en a fait don à la bibliothèque de la London School of Economics), mais parce que cela mettait l’accent sur leurs contributions conjointes à une théorie de l’équilibre général dont il remettait désormais la pertinence en question. Partageant au début de sa carrière les positions ultralibérales de ses collègues de la London School of Economics, en particulier celles de Hayek, Hicks s’en éloigne dans les années 1930 pour rejoindre le camp keynésien. Il y imprime sa marque en étant l’un des principaux initiateurs de la synthèse néoclassique qui s’impose comme courant dominant dans l’après-guerre. Mais il prend ses distances face à l’orthodoxie néoclassique. Alors qu’il signait ses publications « J. R. Hicks », il les signe désormais « John Hicks », se décrivant comme le neveu non néoclassique d’un « oncle » néoclassique vis-à-vis duquel il est désormais peu respectueux. C’est pourtant l’œuvre de l’oncle qui a eu le plus d’influence et lui a valu le prix Nobel, accordé pour ses « contributions novatrices à la théorie de l’équilibre général et à la théorie du bien-être ». La création de la microéconomie moderne Hicks a commencé sa carrière comme économiste du travail, montrant comment, dans un marché concurrentiel, les salaires sont déterminés par l’offre et la demande. Dans Theory of Wages, il propose le nouveau concept d’« élasticité de substitution » pour analyser les décisions des entreprises dans leur choix d’utilisation 274

de capital et de travail. Dans un célèbre article rédigé avec le mathématicien R. G. D. Allen en 1934, « A Reconsideration of the Theory of Value », il introduit les courbes d’indifférence dans l’analyse de la valeur et montre comment on peut en dériver une courbe de demande à pente négative. Il explique comment l’effet d’un changement de prix d’une marchandise peut être décomposé en un effet revenu, correspondant à une modification du niveau de satisfaction globale du consommateur, et un effet de substitution, se traduisant par la substitution d’un produit à un autre. Valeur et capital développe l’analyse microéconomique en proposant un modèle d’équilibre général inspiré de Walras et illustré au moyen d’un appareil géométrique. Hicks y analyse la stabilité d’un système d’échanges multiples. Il donne à son étude un prolongement dynamique, introduisant le concept d’équilibre temporaire qui permet de tenir compte des anticipations des agents. L’approche de Hicks, qui introduit les idées de Walras et de Pareto dans l’univers anglo-saxon, va rapidement s’imposer dans l’univers académique. Dans plusieurs articles, Hicks applique ses méthodes d’analyse à la théorie du bien-être, initiée par Pigou. Là encore, il élabore les instruments analytiques qui s’imposeront à l’après-guerre dans ce champ d’investigation : évaluation du revenu social, définition et mesure du surplus du consommateur, test de compensation. La monnaie, Keynes et la macroéconomie Dès le début des années 1930, Hicks remet en question l’hypothèse de la neutralité de la monnaie. Il reproche à la théorie néoclassique standard de ne pas parvenir à intégrer de manière satisfaisante la monnaie, les anticipations et l’incertitude. Dans « A Suggestion for Simplifying the Theory of Money » (1935) – un des articles dont il demeurait le plus fier à la fin de sa vie –, il introduit des idées qui ne sont pas sans ressemblance avec celles que Keynes 275

développait au même moment, en particulier l’idée de préférence pour la liquidité. Son dernier livre, publié à titre posthume, porte sur la théorie monétaire, abordée dans une perspective historique. Un an après la publication de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de Keynes, Hicks en propose, dans « Mr Keynes and the Classics », une formalisation algébrique illustrée par un schéma géométrique désormais connu sous l’appellation « IS-LM ». Cet article de 1937 est un des plus célèbres et des plus influents de la littérature économique du XXe siècle. Hicks cherche à montrer que, loin d’être une « théorie générale », le modèle de Keynes est, à côté du modèle classique, un cas particulier d’un modèle plus général de détermination simultanée du taux d’intérêt et du revenu. Sur un plan cartésien dans lequel l’axe des ordonnées représente le taux d’intérêt et l’axe des abscisses le niveau du revenu, la courbe IS, dont la pente est négative, représente les points d’équilibre sur le marché des biens, et la courbe LM, dont la pente est positive, l’équilibre sur le marché monétaire. Le modèle IS-LM, synthèse de Keynes et de Walras, montre donc comment les deux marchés sont reliés. C’est pourquoi, pour caractériser cette version du keynésianisme, on a forgé l’expression « synthèse néoclassique ». C’est à travers ce modèle, développé par de nombreux successeurs de Hicks, tels Hansen, Lerner et Samuelson, que des générations d’étudiants seront initiés à la théorie de Keynes. Il leur permet, en outre, de faire l’économie de la lecture de la Théorie générale. Le modèle IS-LM est aussi utilisé, aux heures de gloire du keynésianisme, pour prévoir les effets des politiques fiscales et monétaires. Hicks lui-même devient, au moment de la crise du keynésianisme et de la montée du monétarisme, un des critiques les plus lucides et les plus virulents de son propre modèle. Il lui reproche de donner une version appauvrie et étriquée de la théorie de Keynes, dont sont exclus le temps, l’incertitude et les anticipations.

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Le dernier grand généraliste Au cours d’une longue carrière qui n’a été interrompue que par la mort, au moment où il terminait un dernier livre, Hicks s’est attaqué à pratiquement tous les domaines de la théorie économique, en particulier la théorie de la croissance, des crises et du capital, l’économie internationale et l’histoire de la pensée économique. Il n’a jamais cessé de développer de nouveaux concepts, tels que ceux de « traverse », entre deux sentiers de croissance, ou de modèle à prix fixes (fixprice) et à prix variables (flexprice). Hicks n’était pas un pur théoricien. Il s’est aussi intéressé aux questions de politique économique, de fiscalité et de développement. Avec son épouse, il a souvent voyagé, dans les années 1950 en particulier, dans des pays de ce qu’on appelait alors le tiers monde, pour y agir à titre de conseiller. Ses travaux ont aussi débordé le champ de l’économie. Toute sa vie, Hicks fut passionné par l’histoire, comme son père, qui était journaliste. En 1969, il publie Une théorie de l’histoire économique et, dix années plus tard, Causality in Economics, incursion dans le domaine de la philosophie, à laquelle il s’est aussi toujours intéressé. Dans ces ouvrages, comme dans son dernier livre, publié à titre posthume, il propose une réflexion large et multidisciplinaire sur les relations entre le développement du marché, celui des institutions et celui des idées et des connaissances.

John Richard Hicks en quelques dates 1904 : naît à Warwick, au Royaume-Uni. 1922-1926 : études à Oxford. 1926 : diplôme en philosophie, politique et économie. 1926-1935 : enseignant à la London School of Economics. 1932 : The Theory of Wages. 1935 : épouse Ursula Webb, économiste, avec laquelle il publie des travaux sur la fiscalité.

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1935-1938 : enseignant à l’université de Cambridge. 1938-1946 : professeur à l’université de Manchester. 1939 : Value and Capital. 1942 : élu membre de la British Academy. The Social Framework. 1946-1965 : professeur à l’université d’Oxford. 1950 : A Contribution to the Theory of the Trade Cycle. 1956 : A Revision of Demand Theory. 1959 : Essays in World Economics. 1960-1962 : président de la Royal Economic Society. 1964 : anobli. 1965 : Capital and Growth. 1967 : Critical Essays in Monetary Theory. 1969 : A Theory of Economic History. 1972 : prix de la Banque de Suède, en mémoire d’Alfred Nobel, attribué conjointement à Kenneth Arrow. 1973 : Capital and Time. 1974 : The Crisis in Keynesian Economics. 1977 : Economic Perspectives. 1979 : Causality in Economics. 1989 : décès, alors qu’il était toujours très actif sur le plan de la recherche et de l’écriture. A Market Theory of Money.

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GÉRARD DEBREU OU L’ÉCONOMIE COMME MATHÉMATIQUES APPLIQUÉES Architecte de la nouvelle orthodoxie néoclassique, Gérard Debreu a donné à la théorie de l’équilibre économique général sa formulation définitive. Il est aussi l’un des principaux artisans de la mathématisation de l’économie.

Mesurée en termes quantitatifs, l’œuvre de Gérard Debreu est moins abondante que celle de la plupart des économistes dont nous avons traité jusqu’ici : un court livre, d’une centaine de pages, et quelques dizaines d’articles. De plus, elle est difficilement accessible pour le lecteur moyen, dont les techniques mathématiques les plus avancées employées en économie ne lui sont pas familières. Debreu est pourtant l’un des économistes les plus cités et les plus influents de l’après-guerre. Architecte majeur de la nouvelle orthodoxie néoclassique, il a donné à la théorie de l’équilibre économique général sa formulation définitive. Mathématicien avant d’être économiste, il est aussi l’un des principaux artisans de la formalisation, de l’axiomatisation et de la mathématisation de la discipline. Il est le premier économiste français à avoir obtenu, en 1983, le prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. Il serait toutefois plus juste de le dire franco-américain, puisqu’il disposera à partir de 1975 de la nationalité américaine et qu’il a fait toute sa carrière aux États-Unis. L’équilibre général L’idée d’équilibre général des marchés émerge avec la constitution de l’économie en discipline autonome, au XVIIIe siècle. Le « Tableau économique » de François Quesnay, publié en 1758, en constitue l’une des premières versions1 . Pour Quesnay et ses 1. Voir « François Quesnay, fondateur de la physiocratie », p. 157.

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disciples, l’économie devait devenir une science rigoureuse et mathématique. Il en est de même pour Léon Walras qui, un peu plus d’un siècle plus tard, formule pour la première fois un véritable modèle mathématique d’équilibre général de l’économie. Avec la filiation Quesnay-Walras-Debreu, on pourrait dire de cette approche qu’elle a été en grande partie une contribution française à la pensée économique. C’est d’ailleurs à travers l’œuvre d’un autre économiste français, Maurice Allais, prix Nobel 1988, que Debreu s’est initié à l’économie et à la théorie de l’équilibre. De son côté, le Britannique John Hicks avait, dans les années 1930, fait connaître aux économistes anglophones la contribution de Walras, suivi en cela par l’Américain Paul Samuelson. La question principale à laquelle cette construction théorique cherche à répondre, question qui hante la réflexion économique depuis ses débuts, est la suivante : comment un ordre peut-il naître de l’interaction entre une multitude d’individus dont chacun poursuit ses propres intérêts ? En d’autres termes, comment fonctionne la « main invisible » d’Adam Smith ? Le marché est le lieu où se résoudrait ce problème. Sur chaque marché se rencontrent des agents rationnels, ayant des goûts et des préférences, disposant de produits et de facteurs de production. L’interaction des offres et des demandes détermine simultanément les prix et les quantités échangées de chaque marchandise. Les marchés sont tous reliés. La quantité offerte et demandée de chaque marchandise est fonction de son prix, mais aussi du prix de toutes les autres marchandises. Dans ses Éléments d’économie politique pure (1874-1877), Walras représente ce modèle par un système d’équations linéaires. Le nombre d’équations étant égal au nombre d’inconnues – les prix et les quantités de toutes les marchandises échangées –, il en conclut que le système peut être résolu et que l’équilibre général existe. Cette conclusion est une pétition de principe, non démontrée. L’histoire de la théorie de l’équilibre général, depuis cette date, est celle de la recherche d’une preuve de son existence, ainsi que de son unicité 280

et de sa stabilité. Pour que cette construction ait un sens, il doit y avoir un ensemble unique de prix et de quantités d’équilibre et, si on s’éloigne de l’équilibre, des forces qui tendent à nous y ramener. Ce sont d’abord des mathématiciens qui se sont penchés sur ce problème. Abraham Wald propose une solution au milieu des années 1930. Dans un article publié en 1937, John von Neumann construit un modèle d’équilibre général en utilisant des instruments relevant de la topologie algébrique, en particulier le théorème du point fixe, démontré en 1910 par Brouwer et utilisé jusque-là en physique. C’est l’un des instruments qu’utiliseront à leur tour Debreu et Kenneth Arrow dans leur célèbre article de 1954, considéré par plusieurs économistes comme la solution définitive au problème de l’existence d’un équilibre économique général. Arrow a lui aussi obtenu le prix Nobel en 1972, treize années avant Debreu, et conjointement avec Hicks. Arrow et Debreu intègrent production, échange et consommation en un seul modèle. En réduisant au minimum les hypothèses, ils démontrent que, si les consommateurs maximisent leur satisfaction et les producteurs leur profit, un équilibre concurrentiel existera. Ils estiment que, si les équations décrivant ce modèle sont consistantes, « le modèle concurrentiel est une description raisonnablement juste de la réalité ». L’équilibre général est dit Pareto-optimal, c’est-à-dire qu’aucune répartition différente des biens ou des ressources productives ne peut améliorer la situation d’un individu sans dégrader celle d’un autre. De plus, une allocation des ressources Pareto-optimale ne peut être réalisée que par un équilibre général concurrentiel. Gérard Debreu avait déjà démontré cette équivalence dans un article publié en 1952. Il développe son approche dans son livre Théorie de la valeur, d’abord présenté comme thèse de doctorat en 1956, et qu’on peut considérer comme la formulation la plus accomplie de la théorie de l’équilibre général. Les développements ultérieurs de cette

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théorie, y compris sous la plume de Debreu, consisteront à alléger les hypothèses sur la base desquelles l’équilibre général et son lien avec l’optimum sont démontrés dans ce livre. Mathématiques, marché et État Debreu a également contribué à d’autres domaines de la théorie économique à travers plusieurs articles de revue. Son œuvre témoigne d’ailleurs d’une transformation profonde dans la discipline : l’article prend le pas sur le livre comme moyen principal de transmission des connaissances. Mais elle illustre aussi une seconde transformation, plus fondamentale : la mathématisation de l’économie. C’est à ce niveau que la contribution de Debreu est probablement la plus importante. Mathématicien accompli, Debreu introduit des techniques nouvelles et sophistiquées pour faire ses démonstrations. Il utilise aussi une approche axiomatique, seule en mesure, selon lui, d’atteindre la rigueur, la généralité et la simplicité qui caractérisent les sciences les plus achevées. Il la décrit ainsi, dans un de ses rares textes non mathématiques : « Une théorie axiomatique choisit d’abord ses concepts initiaux et représente chacun d’eux par un objet mathématique. […] Ensuite, des hypothèses à propos des concepts initiaux sont spécifiées, et les conséquences en sont mathématiquement déduites. L’interprétation économique des théorèmes ainsi obtenus constitue la dernière étape de l’analyse. Selon ce schéma, une théorie axiomatique a une forme mathématique totalement indépendante de son contenu économique. » Une telle approche devrait, en théorie, empêcher de faire dire à la théorie économique ce qu’elle ne peut dire. Il est ainsi courant de lire que la théorie de l’équilibre général constitue une apologie du marché. Dans l’esprit de Debreu, il n’en est rien. Déjà, les premiers disciples de Walras, Pareto et Barone, avaient affirmé que

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cet instrument d’analyse s’appliquait aussi bien à une économie socialiste, planifiée et centralisée qu’à une économie de propriété privée, décentralisée. Walras lui-même se proclamait socialiste. Debreu considère pour sa part que tant les partisans d’une intervention active de l’État dans l’économie que ceux du laisser-faire peuvent s’appuyer sur la théorie de l’équilibre général. Les premiers pourront faire ressortir l’irréalisme d’un modèle dans lequel on ne peut démontrer l’unicité et la stabilité de l’équilibre général qu’au prix d’hypothèses extrêmement contraignantes, très éloignées de la réalité contemporaine. Les seconds s’appuieront sur la démonstration de l’équivalence entre l’optimum et l’équilibre général pour proclamer la supériorité de l’économie de marché. Cela étant dit, la question de savoir si la démonstration de l’existence de l’équilibre général est un exercice intellectuel purement gratuit, sinon stérile, ou plutôt le premier pas vers la connaissance de la réalité économique demeure ouverte.

Gérard Debreu en quelques dates 1921 : naissance à Calais. 1939 : baccalauréat du collège de Calais. 1939-1941 : études en mathématiques à Ambert (Puy-de-Dôme) et Grenoble. 1941-1944 : études en mathématiques et physique à l’École normale supérieure, à Paris. 1944-1945 : école d’officiers en Algérie et service dans l’armée d’occupation française en Allemagne. 1945 : épouse Françoise Bled. 1946 : agrégation de mathématiques. 1946-1948 : attaché de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), où il commence à s’intéresser à l’économie. 1948-1950 : boursier Rockefeller, il séjourne dans les universités de Harvard, de Californie, de Chicago, de Columbia, d’Uppsala et d’Oslo.

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1950-1961 : chercheur associé à la commission Cowles de recherche en économie, d’abord à Chicago puis, à partir de 1955, à l’université de Yale. 1951 : « The Coefficient of Resource Utilization ». 1952 : « A Social Equilibrium Existence Theorem ». 1954 : « Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy », avec Kenneth J. Arrow. 1955-1961 : professeur associé à l’université de Chicago. 1956 : doctorat en économie de l’université de Paris. « Market Equilibrium ». 1959 : Theory of Value : An Axiomatic Analysis of Economic Equilibrium. 1960 : « Une économie de l’incertain ». 1962 : nommé professeur à l’université de Californie à Berkeley. « New Concepts and Techniques for Equilibrium Analysis ». 1963 : « A Limit Theorem on the Core of an Economy », avec Herbert Scarf. 1970 : « Economies with a Finite Set of Equilibria ». 1971 : président de la Société d’économétrie. 1974 : « Excess Demand Functions ». 1975 : obtient la citoyenneté américaine. 1983 : prix de la Banque de Suède en économie, en mémoire d’Alfred Nobel. 1990 : président de l’American Economic Association. 2004 : décès, le 31 décembre.

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MILTON FRIEDMAN, CROISÉ DU LIBÉRALISME Durant toute sa carrière, Milton Friedman a bataillé contre le keynésianisme et l’intervention de l’État dans l’économie.

Parmi les économistes contemporains, Milton Friedman est certainement l’un des plus connus et des plus médiatisés. Auteur de nombreuses publications académiques, il a aussi utilisé, pour répandre ses idées, les ouvrages de vulgarisation, les journaux et périodiques populaires, les émissions de radio et de télévision… Enseignant et conférencier efficace, Friedman est un polémiste redoutable. Comme bien d’autres penseurs qui ont marqué sa discipline, c’est avant tout une croisade idéologique et politique que Friedman a menée depuis le début de sa carrière. Les cibles principales en sont Keynes, le keynésianisme et l’intervention de l’État dans l’économie. Persuadé de l’efficacité du mécanisme du marché, Friedman place au premier rang la liberté économique, condition selon lui de la liberté politique. Il a mené sans relâche la lutte contre toutes les formes d’intervention gouvernementale, contre les pouvoirs syndicaux et ceux des corporations professionnelles. Il est convaincu de la nocivité, sinon de l’inefficacité, des politiques fiscales et monétaires, et en particulier de toutes les tentatives de gestion de la conjoncture économique. Il s’est attaqué au salaire minimum comme au contrôle des loyers. Il a proposé de remplacer toutes les mesures de sécurité sociale par un impôt négatif sur le revenu, plus apte selon lui à préserver l’incitation au travail. Il a même lutté contre l’interdiction de la vente et de la possession des drogues, autre entorse au libre jeu du marché qui aggraverait les problèmes de criminalité plutôt que de les régler.

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De la méthodologie économique à la théorie du revenu permanent En 1947, il compte parmi les membres fondateurs de la Société du Mont-Pèlerin, créée à l’initiative de Friedrich Hayek pour promouvoir la défense du libéralisme, menacé par le socialisme et la révolution keynésienne. Il préside la Société de 1970 à 1972. On peut le considérer comme l’un des principaux inspirateurs de ce qu’on appelle le néolibéralisme. Il est conseiller du candidat républicain ultraconservateur Barry Goldwater en 1964, puis des candidats et présidents Richard Nixon et Ronald Reagan. Très isolé parmi les économistes au temps du règne du keynésianisme, il connaît son heure de gloire à partir des années 1970, avec le triomphe du monétarisme, associé à son nom. L’attribution, en 1976, du prix de la Banque de Suède en est le symbole. Reaganisme et thatchérisme portent, entre autres, la marque des idées de Friedman, leader d’une « école de Chicago » qui apparaît comme le fer de lance d’un libéralisme économique radical. Paradoxalement, c’est dans un domaine relativement abstrait et éloigné de la politique, celui de l’épistémologie, que Milton Friedman a fait l’une de ses premières contributions importantes, et l’une de celles qui ont fait couler le plus d’encre. Dans « La méthodologie de l’économie positive », qui ouvre son recueil d’articles publié en 1953, il fait la distinction entre l’économie positive, qui cherche à comprendre le fonctionnement de l’économie, et l’économie normative, qui découle des valeurs des individus et reflète la manière dont ils souhaitent que l’économie soit organisée. Il considère que les deux domaines sont indépendants l’un de l’autre. Mais, surtout, il voit l’économie positive comme une science empirique, qui fonctionne selon les mêmes règles que les sciences naturelles. La méthode scientifique correcte consiste à construire un modèle dans lequel le réalisme des hypothèses n’a aucune importance. Dans cette démarche abstraite, il s’agit de parvenir à élaborer des 286

prédictions dont on testera ensuite la valeur en les confrontant aux données de l’expérience. Ainsi, pour Friedman, il est erroné de s’attaquer à la théorie néoclassique en critiquant l’irréalisme de l’hypothèse de l’homo œconomicus, rationnel et omniscient. La seule chose qui compte est de savoir si les prédictions déduites de ces hypothèses sont conformes à la réalité. Telle est l’approche que Friedman applique à ses recherches économiques. Et d’abord à son étude de la fonction de consommation, entamée dans les années 1940 et qui trouve son aboutissement dans son livre de 1957, A Theory of the Consumption Function. Pour Keynes, les dépenses de consommation sont reliées au revenu courant, par une propension à consommer qui diminue à mesure que le revenu augmente. Pour Friedman, la consommation est plutôt fonction du revenu permanent, à ce que les agents anticipent recevoir au cours d’une plus longue période de temps. Cela remet en question les propositions keynésiennes de redistribution des revenus en vue de stimuler la consommation. Le revenu supplémentaire engendré par ces politiques à courte vue n’apparaît pas à leurs bénéficiaires comme une addition à leur revenu permanent, mais comme un gain provisoire et inattendu qui ne sera pas nécessairement dépensé. C’est donc principalement l’efficacité des politiques fiscales qui est ici remise en question. L’inflation comme mal le plus important à combattre C’est sur le terrain de la théorie monétaire que Friedman a mené son principal assaut contre la théorie keynésienne. Dans sa Théorie générale, Keynes s’attaquait à la théorie quantitative de la monnaie, en vertu de laquelle toute modification de la masse monétaire n’a d’effet, du moins à long terme, que sur le niveau général des prix. Dans le chapitre initial du livre qu’il édite en 1956, et dans plusieurs autres publications, Friedman réhabilite cette théorie, dont il présente une version plus sophistiquée. Il affirme, entre autres dans son discours d’acceptation du prix 287

Nobel, que la loi en vertu de laquelle toute variation de la masse monétaire est suivie, après un délai d’ajustement, d’une variation dans le même sens que le niveau général des prix, a le même caractère de régularité et d’universalité que les grandes lois empiriques dans les sciences naturelles. L’inflation, qui est pour Friedman le mal le plus important à combattre, avant le chômage, a donc une origine purement monétaire. Elle résulte des politiques erronées et discrétionnaires de banques centrales qui gèrent à leur guise la masse monétaire. Comme Friedman croit l’avoir démontré dans les longues études empiriques qu’il a menées avec Anna Schwartz, les fluctuations cycliques des économies modernes sont sinon provoquées, du moins aggravées par ces politiques monétaires erratiques. Avant de se traduire, au bout de douze à dix-huit mois, par un mouvement du niveau général des prix, la variation de la masse monétaire agit d’abord sur la production et l’emploi. Selon Friedman, Keynes se trompe en faisant de la fluctuation de l’investissement la cause première des cycles économiques et du chômage. Les conséquences politiques coulent de source. La seule manière de lutter efficacement contre l’inflation et les cycles économiques est de contrôler l’augmentation de la masse monétaire. Il faut la soustraire au pouvoir discrétionnaire des politiciens et des dirigeants des banques centrales en fixant dans la Constitution un taux d’augmentation monétaire annuel égal à l’augmentation moyenne de la production nationale, quelque part entre 3 % et 5 %. Telle est la règle monétaire que Friedman propose en 1960. Telle est, aussi, l’origine du terme « monétarisme », créé à la fin des années 1960 pour caractériser cette vision de la monnaie et des politiques monétaires, mais plus globalement pour qualifier l’ensemble des politiques libérales mises en avant par Friedman et ses disciples.

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De la théorie du taux naturel de chômage La théorie du taux naturel de chômage complète l’arsenal théorique du monétarisme. Elle est énoncée pour la première fois dans le discours présidentiel de Friedman à l’American Economic Association, en 1967, « The Role of Monetary Policy ». Friedman prétend qu’il existe dans toute économie un taux de chômage naturel, ou d’équilibre, déterminé par des mécanismes institutionnels tels que la structure du marché du travail, la force syndicale, le fonctionnement de l’assurance-chômage, les imperfections du marché. Ce chômage doit être distingué du chômage conjoncturel, contre lequel les politiques économiques keynésiennes peuvent avoir une certaine efficacité à court terme. Toute tentative pour baisser le taux de chômage au-dessous de son taux naturel déclenche une inflation qui doit augmenter constamment si on veut maintenir l’emploi à ce niveau artificiel. Cela signifie que l’arbitrage entre inflation et chômage, représenté par la célèbre courbe de Phillips, élément central de la panoplie du keynésianisme d’après-guerre, disparaît. Il n’y a qu’un, et un seul, taux de chômage naturel que la politique monétaire traditionnelle est impuissante à réduire. Pour le diminuer, il faut agir sur des facteurs structurels, par exemple en flexibilisant le marché du travail. Sur ce point, le message de Milton Friedman a été bien reçu par la plupart des gouvernements…

Milton Friedman en quelques dates 1912 : naissance à Brooklyn, dans une famille juive immigrée de l’Empire austro-hongrois. 1932 : début des études universitaires à l’université de Chicago, qu’il poursuit à partir de 1934 à l’université Columbia. 1937 : commence à travailler au National Bureau of Economic Research, auquel il restera associé jusqu’en 1981. 1945 : Income from Independent Professional Practice, avec Simon Kuznets.

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1946 : doctorat de l’université Columbia. Début de sa carrière à l’université de Chicago. 1953 : Essays in Positive Economics. 1956 : Studies in the Quantity Theory of Money. 1957 : A Theory of the Consumption Function. 1960 : A Program for Monetary Stability. 1962 : Capitalism and Freedom ; Price Theory. 1963 : A Monetary History of the United States, 1867-1960, avec Anna J. Schwartz ; Dollars and Deficits : Inflation, Monetary Policy and the Balance of Payments. 1969 : The Optimum Quantity of Money and Other Essays. 1970 : The Counter-Revolution in Monetary Theory ; Monetary Statistics of the United States, avec Anna J. Schwartz. 1971 : A Theoretical Framework for Monetary Analysis. 1976 : prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. 1977 : retraité de l’université de Chicago, devient chercheur à la Hoover Institution à Stanford, en Californie. 1980 : Free to Choose : A Personal Statement, avec Rose Friedman. 1981 : nommé membre de l’Economic Policy Advisory Board du président Reagan. 1982 : Monetary Trends in the United States and the United Kingdom, 1867-1975, avec Anna J. Schwartz. 1983 : Bright Promises, Dismal Performance. 1984 : Tyranny of Status Quo, avec Rose Friedman. 1991 : Monetarist Economics. 1992 : Money Mischief : Episodes in Monetary History. 1998 : Two Lucky People : Memoirs, avec Rose Friedman. 2006 : décède à San Francisco.

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PAUL M. SWEEZY, UN MARXISTE EN TERRE AMÉRICAINE Théoricien fameux de l’économie marxiste, mais non orthodoxe, Paul Sweezy a analysé le capitalisme monopoliste et renouvelé l’interprétation de la valeur et des prix.

Socialiste et marxiste, Paul Sweezy représentait, dans les années 1940 et 1950, une espèce rare parmi les économistes américains. Toutefois, sa Theory of Capitalist Development, publiée en 1942 et traduite en plusieurs langues, en a fait un des théoriciens de l’économie marxiste les plus connus dans le monde. Son professeur et ami, Joseph Schumpeter, estimait que ce livre était de loin la meilleure introduction à la théorie de Karl Marx. Sweezy était passé par une brève période de foi néoclassique et libérale au début de sa carrière. Il avait même fait le voyage à la London School of Economics pour y travailler avec Friedrich Hayek. C’est pendant ce séjour que ses convictions ont basculé et qu’il a décidé de consacrer son énergie à faire connaître le marxisme aux États-Unis et à le rendre respectable dans les milieux académiques. Des convictions qui lui ont coûté cher Cette décision lui a coûté cher. Il a renoncé à sa carrière universitaire lorsqu’on lui a fait comprendre qu’il n’avait aucune chance d’obtenir un poste permanent, compte tenu de ses nouvelles opinions, et cela en dépit de l’appui de Joseph Schumpeter. L’héritage que lui a laissé son père, riche banquier, mais aussi libre penseur et « libéral » (au sens américain du terme, c’est-à-dire un homme de gauche), lui a donné les moyens de quitter son emploi. Avec l’aide financière d’un autre riche héritier, le critique littéraire Francis Otto Matthiessen, il fonde avec son ami Leo Huberman la Monthly Review, qui allait devenir, avec sa maison d’édition

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associée Monthly Review Press, un des principaux vecteurs de la pensée socialiste aux États-Unis, tout en maintenant son indépendance vis-à-vis de quelque parti et ligne politique que ce soit. Durant la chasse aux sorcières maccarthyste, Sweezy a été condamné pour mépris de la Cour et brièvement emprisonné pour avoir refusé, en 1954, de répondre aux questions du procureur général du New Hampshire sur ses activités et ses convictions et celles de ses amis. Dans un jugement important, la Cour suprême des États-Unis lui a donné raison en 1957. Dans les années 1960, la contestation de la guerre du Vietnam a contribué à la naissance de ce qu’on a appelé la « nouvelle gauche ». Sweezy et la Monthly Review ont été des inspirateurs de l’Union for Radical Political Economics, créée en 1968. Pendant une dizaine d’années, l’économie hétérodoxe et radicale a eu le vent en poupe, avant que la vague néolibérale ne la marginalise de nouveau. Mais Sweezy, considéré comme le doyen des économistes radicaux, n’a jamais cessé son combat, écrivant et dirigeant sa revue jusqu’à son décès, à l’âge de 93 ans. En 1999, l’Association for Evolutionary Economics, qui regroupe les économistes institutionnalistes, lui a décerné le prix Veblen-Commons. Le capitalisme monopoliste Sweezy était convaincu que l’œuvre de Marx constituait un apport indispensable pour la compréhension des économies capitalistes. Pour autant, il n’a jamais été un marxiste orthodoxe. Il a subi l’influence de John Maynard Keynes, qu’il considérait toutefois comme un économiste néoclassique et un défenseur du capitalisme, ainsi que celle de son ami Schumpeter, dont tout le séparait sur le plan politique. Il a aussi intégré à sa vision les enseignements de Thorstein Veblen et de Michal Kalecki, dont il était plus proche. Des travaux de ces derniers, comme de son observation du capitalisme contemporain et des études historiques, qu’il a menées 292

entre autres dans sa thèse de doctorat publiée en 1938, il a tiré la conviction que le développement des monopoles transformait profondément la structure et le fonctionnement des économies capitalistes. Alors que Marx, Engels et leurs premiers disciples entrevoyaient une fin prochaine d’un capitalisme essentiellement concurrentiel, la fin du XIXe siècle a vu, au contraire, naître une nouvelle étape, celle du capitalisme monopoliste. Les mécanismes en jeu dans cette nouvelle étape sont très différents de ceux qui sont à l’œuvre dans le capitalisme concurrentiel. Dans son livre de 1942, mais surtout dans celui qu’il a publié avec Paul Baran en 1966, Sweezy cherche à les élucider, en intégrant deux volets de la réflexion marxiste jusque-là séparés : l’étude de la centralisation et de la concentration du capital d’une part, celle des crises d’autre part. Il s’appuie pour ce faire sur une interprétation renouvelée de la théorie de la valeur et des prix de Marx, intégrant la correction que le mathématicien Ladislaus Bortkiewicz – dont il a traduit et publié les travaux en 1949 – en a proposé au début du siècle1 . Il s’inspire aussi de Bortkiewicz pour remettre en question, en 1942, un dogme central du marxisme orthodoxe : la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Au concept de plus-value de Marx, Sweezy propose de substituer celui de surplus, défini comme la différence entre ce que produit une économie et ce que coûte cette production. Or, le développement du capitalisme, dans lequel une poignée d’entreprises géantes dominent l’économie et fixent leurs prix, entraîne désormais, non pas la baisse du taux de profit, mais la hausse d’un surplus que l’économie ne parvient plus à absorber. Telle est la racine de la tendance à la stagnation qui caractérise les économies modernes. Un vif débat sur cette tendance, alimenté par la publication de la Théorie générale de Keynes, avait opposé, dans les années 1930, Alvin Hansen, Paul Sweezy et Joseph Schumpeter, 1. Sur cette question, connue sous l’appellation de « transformation des valeurs en prix de production », voir Gilles Dostaler, Valeur et prix : histoire d’un débat, François Maspero, 1978.

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parmi d’autres. Dans Capitalisme, socialisme et démocratie, publié la même année que le livre de Sweezy, Schumpeter arrive à des conclusions semblables par un chemin différent. Le capitalisme monopoliste de Baran et Sweezy est en grande partie consacré à l’étude de la manière dont le surplus généré, essentiellement par les entreprises géantes, est absorbé. Consommation et investissement des capitalistes sont les premiers et les plus anciens modes d’absorption du surplus, mais ils ont des limites évidentes. L’effort pour vendre, en particulier les dépenses de publicité, a pris beaucoup d’ampleur avec la naissance du capitalisme monopoliste. Mais ce sont les dépenses gouvernementales, en particulier les dépenses militaires liées à l’extension de l’impérialisme, qui jouent le rôle le plus important, et rendent ce système très dangereux. On n’accumule pas, a dit Sweezy, des montagnes d’armements sans s’en servir un jour. À ces tendances est liée la croissance fulgurante d’un système financier de plus en plus détaché de la production. Une croissance à laquelle Sweezy a consacré plusieurs de ses derniers écrits. Du féodalisme au socialisme Historien et sociologue autant qu’économiste, Sweezy s’est intéressé tant à la transition qui a mené du féodalisme au capitalisme qu’à celle qui devrait selon lui nous mener au socialisme. Au début des années 1950, il provoque un long et vif débat sur la naissance du capitalisme en critiquant les thèses de l’économiste marxiste anglais Maurice Dobb, pour qui la dissolution interne du féodalisme explique cette naissance. Pour Sweezy, c’est plutôt le marché mondial qui détruit de l’extérieur les sociétés féodales. Dans le capitalisme contemporain, Sweezy estime de la même manière que les contradictions principales se situent non pas au niveau national, mais au niveau mondial. Elles opposent les pays dominants à ce qu’on appelait jadis la périphérie ou le tiers 294

monde. Souvent révolutionnaires au XIXe siècle, les travailleurs des pays développés sont devenus très majoritairement réformistes au XXe siècle. Contrairement aux prévisions de Marx, la révolte contre le capitalisme et l’avenir du socialisme se sont déplacés dans les pays moins avancés. Depuis sa fondation en 1949, la Monthly Review s’est toujours intéressée aux mouvements révolutionnaires dans le monde sous-développé, ainsi qu’à l’action de groupes noirs radicaux aux États-Unis. Invité de Fidel Castro et de Che Guevara après la révolution cubaine, Sweezy avait prédit que le pays s’engagerait dans la voie du socialisme. Il a aussi été invité au Chili par Salvador Allende pour l’inauguration de sa présidence. Il ne se faisait pas d’illusion sur les régimes de type soviétique. Mais il a cru jusqu’à la fin que le socialisme constituait le seul espoir de l’humanité. Il considérait que le socialisme de marché ne pouvait mener qu’à une restauration du capitalisme. Les problèmes des pays socialistes découlaient, selon lui, non pas de la planification, mais de la croissance d’une bureaucratie qui finissait par générer une société d’exploitation d’un type nouveau. Cela dit, pas plus que d’autres, il n’a proposé de voie pour éviter cet écueil.

Paul Sweezy en quelques dates 1910 : naissance à New York. 1931 : Bachelor of Arts de l’université Harvard. 1932-1933 : année d’études à la London School of Economics. 1933 : à son retour à Harvard, participe au séminaire de Joseph Schumpeter, dont il devient l’assistant. 1937 : PhD (doctorat en philosophie) de Harvard. 1937-1942 : enseignant à Harvard, où il est nommé professeur assistant en 1939. Travaille aussi dans diverses agences du New Deal.

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1938 : signe, avec un groupe d’économistes des universités Harvard et Tufts, An Economic Program for American Democracy, manifeste keynésien. Publie Monopoly and Competition in the English Coal Trade, 1550-1850. 1939 : « Demand Under Conditions of Oligopoly ». 1942 : The Theory of Capitalist Development. Principles of Marxian Political Economy. 1942-1945 : rejoint l’armée et travaille pour l’Office of Strategic Services, d’abord aux États-Unis, puis en Angleterre, en France et en Allemagne. 1948 : Socialism. 1949 : fondation, avec Leo Huberman, de Monthly Review, « revue socialiste indépendante ». 1952 : fondation de Montly Review Press. Éditeur de Karl Marx and the Close of his System. 1953 : The Present as History. Essays and Reviews on Capitalism and Socialism. 1960 : avec Leo Huberman, Cuba. Anatomy of a Revolution. 1966 : Monopoly Capital. An Essay on the American Economic and Social Order, avec Paul A. Baran. 1969 : avec Leo Huberman, Socialism in Cuba. 1972 : Modern Capitalism and Other Essays. Avec Harry Magdoff, The Dynamics of Modern Capitalism. 1974-1976 : membre du conseil exécutif de l’American Economic Association. 1977 : The End of Prosperity : The American Economy in the 1970s, avec Harry Magdoff. 1981 : Post-Revolutionary Society ; Four Lectures on Marxism ; avec Harry Magdoff, The Deepening Crisis of US Capitalism. 1987 : Stagnation and the Financial Explosion, avec Harry Magdoff. 1988 : The Irreversible Crisis, avec Harry Magdoff. 2004 : décède le 27 février d’un arrêt cardiaque dans sa demeure de Larchmont, située dans l’État de New York.

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FRANÇOIS PERROUX OU L’ÉCONOMIE AU SERVICE DE L’HOMME François Perroux établit une représentation originale de l’économie et de sa place dans la société, inspirée notamment par Schumpeter, Hayek, Robinson et Kalecki.

Le père de François Perroux était un artisan. Un fabricant de chaussures, ruiné par la concurrence et les transformations d’une économie lyonnaise jadis prospère, mais désormais soumise à la domination parisienne. Dès le départ, cela a marqué la vision de François Perroux, qui place l’homme et son savoir-faire, en premier lieu manuel, au centre de l’économie. Il dénoncera en effet toujours la domination des plus forts et mettra en avant les aspects négatifs autant que positifs de la croissance et du progrès, notions éminemment équivoques. Ses séjours en Autriche, en Allemagne, en Italie, au Portugal, en Angleterre et aux États-Unis l’ont mis en contact avec plusieurs économistes prestigieux, souvent hétérodoxes, dont plusieurs devinrent ses amis : Joseph Schumpeter, Werner Sombart, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, Maffeo Pantaleoni, Oscar Morgenstern, John Hicks, Paul Samuelson, Joan Robinson, Nicholas Kaldor, Michal Kalecki, parmi d’autres. La pensée de Perroux, tant sur le plan politique qu’économique, a su intégrer ces influences variées et, à certains égards, contradictoires : elles ont contribué à la formation d’une représentation originale de l’économie et de sa place dans la société. Asymétrie, pouvoir et domination Perroux fut un auteur très prolifique. À l’époque où l’article s’impose comme mode principal de transmission des connaissances en économie, lui privilégie le livre comme moyen de communication. À l’ère de la spécialisation à outrance, il ne craint pas de 297

s’attaquer à tous les domaines de l’économie et de traverser les frontières disciplinaires, vers l’histoire, la sociologie, la politique, la culture, l’idéologie, la religion et la philosophie. Au moment où les théoriciens se désintéressent de plus en plus des problèmes de l’homme et de la cité, il conçoit son œuvre comme une réponse aux défis de son temps, qui demeurent largement ceux du nôtre. Il est préoccupé, au premier plan, par les inégalités de richesse, de revenu et de pouvoir, par la déshumanisation progressive du monde, par le chômage et la pauvreté. Fondateur de l’Institut des sciences économiques appliquées, l’un des fleurons de la recherche économique en France, dont Keynes est un correspondant anglais, il est membre de nombreux organismes voués à la recherche appliquée, en France ou à l’étranger. Il créé en outre de nombreuses revues comme les Cahiers de l’ISEA, Économie appliquée, Revue Tiers Monde, Mondes en développement. Il est, enfin, un des pionniers de l’introduction de la comptabilité nationale en France. La thèse de doctorat de Perroux, publiée en 1926, est un exercice relativement orthodoxe dans le cadre de la théorie walrasienne de l’équilibre général, que lui a enseignée Étienne Antonelli. Elle contient cependant déjà les germes de sa conception de l’économie comme lieu d’affrontement de forces et de pouvoirs. Pour Perroux, l’équilibre est asymétrique et instable. Les économies, tant nationales que mondiale, sont caractérisées par l’inégalité et l’hétérogénéité, et leur dynamique par l’irréversibilité. Tels sont les concepts qu’il développe dans son œuvre et qu’il utilise pour décrire la croissance d’un capitalisme qui broie l’homme. L’effet de domination joue un rôle central dans la vision de Perroux. Il le définit comme une asymétrie d’influence, se manifestant entre pays, groupes sociaux, industries, entreprises ou individus. Cet effet, découlant de la nature des sociétés dans lesquelles nous vivons, n’est pas nécessairement intentionnel. Bien entendu, la domination peut être exercée de manière délibérée, y compris par l’usage de la violence. Ces relations s’organisent 298

au sein de structures dans lesquelles, contrairement à la vision orthodoxe, il n’y a pas de coordination entre des agents indépendants et égaux. L’effet de domination ne produit pas d’équilibre, mais des changements cumulatifs. Les firmes qui ont acquis une position dominante obtiennent ainsi les moyens d’accentuer de plus en plus leur domination. Pour Perroux, la théorie économique orthodoxe est incapable de décrire ces phénomènes, qu’elle occulte au contraire. Espace et pôles de développement Négligeant le temps, l’économie orthodoxe a aussi peu de chose à dire sur l’espace. Or, les relations économiques sont structurées dans des espaces régionaux, nationaux et mondiaux. L’analyse de cette structuration constitue l’un des apports les plus importants de Perroux, en particulier dans le domaine de l’économie régionale. Ce sont ici les concepts d’espace économique et de pôle de développement qui jouent un rôle majeur. Dans ce domaine, comme ailleurs, les thèses de son ami Schumpeter (il lui a dédicacé son livre de 1935) ont exercé une influence importante sur Perroux, bien qu’il les ait transformées pour les intégrer dans son propre système, comme il l’a fait du reste avec celles de Keynes et de Marx. Pour Perroux, les écarts de développement, tant nationaux que régionaux, ne sont pas le résultat d’entraves aux forces du marché que l’ouverture des frontières permettrait de lever. Seule la création de pôles moteurs, entreprises, industries, combinaison d’industries, diffusant dans leur entourage géographique techniques et savoirs, est en mesure de rétablir une certaine égalité entre régions et entre pays naturellement en déséquilibre. Les stratégies visant à imposer aux pays les plus pauvres un développement axé uniquement sur le marché, et en particulier sur la flexibilisation du marché du travail, sont vouées à l’échec. Le sous-développement n’est pas un retard dans la croissance, mais 299

un effet de la structure de l’économie mondiale. À une croissance purement quantitative d’agrégats économiques, Perroux oppose d’ailleurs un développement qualitatif, fruit de politiques volontaristes. Il s’agit de développer « tout l’homme » et « tous les hommes » – c’est-à-dire nourrir, loger, éduquer, soigner les hommes, bref couvrir les « coûts de l’homme1 ». L’expression de « ressources humaines » a été forgée par lui en 1974. Humanisme chrétien contre capitalisme libéral Dès sa thèse de doctorat, Perroux marque son opposition ferme à un capitalisme libéral fondé sur un individualisme radical et à la réduction des relations humaines aux rapports marchands. Cette position ne l’entraîne toutefois pas vers le marxisme. Catholique, collaborateur de la revue Esprit animée par Emmanuel Mounier, Perroux adhère au personnalisme et au communautarisme, qui exercent une forte influence dans les années 1930. Au capitalisme libéral et au socialisme marxiste, il oppose alors un système fondé sur ce qu’il appelle la « communauté de travail », qui permettrait de rompre tant avec le pouvoir de l’argent qu’avec la lutte des classes. À la démocratie parlementaire et au régime des partis, il préfère une démocratie organique, fondée sur les communautés locales et professionnelles. Il rejette le corporatisme fasciste, qu’il critique dans plusieurs publications, mais se reconnaît, au début des années 1940, dans le projet de révolution nationale du régime de Vichy et se joint à la commission chargée d’en élaborer une constitution. « Pour ceux de notre génération, il n’y a de révolution que nationale », écrit-il en 1937. Mais, de plus en plus critique à l’égard du pouvoir pétainiste, il rompt avec ce dernier en décembre 1943 et se rallie au gaullisme. L’année 1944 marque ainsi un tournant majeur dans sa vie politique. Il ne renoncera toutefois jamais complètement à son utopie communautaire. 1. L’économie du XXe siècle, PUF, 1961.

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Ce singulier parcours politique, même s’il est le plus souvent occulté, a peut-être contribué à marginaliser l’œuvre de Perroux. Mais c’est surtout le triomphe du keynésianisme et l’influence, jusque dans les années 1970, du marxisme, y compris chez les économistes hétérodoxes dans les pays occidentaux, qui en sont les principaux responsables. Cela n’a pas empêché plusieurs des concepts et instruments d’analyse qu’il a mis en avant d’être récupérés par d’autres traditions, et son œuvre de connaître une grande popularité dans les pays du tiers monde.

François Perroux en quelques dates 1903 : naissance le 19 décembre à Lyon. 1926 : Le problème du profit, thèse de doctorat. 1928-1937 : agrégé d’économie politique, enseigne à la faculté de droit de Lyon. 1934 : boursier Rockefeller, séjourne à Vienne, Berlin et Rome. 1935 : Les mythes hitlériens. 1937-1955 : professeur à la faculté de droit de Paris-Sorbonne. 1938 : Capitalisme et communauté de travail. 1940 : Autarcie et expansion : empire ou empires. 1941 : création des Cahiers d’études communautaires. 1942 : La Valeur. 1944 : crée l’Institut des sciences économiques appliquées (ISEA, future ISMEA) ainsi que, avec François Divisia et René Roy, le Groupe de mathématiques appliquées à l’économie. 1945-1946 : chargé de mission par le gouvernement français à Londres pour y étudier la mise en place de la comptabilité nationale. 1946-1952 : professeur à l’Institut de sciences politiques de Paris. 1947 : Avec Pierre Uri et Jean Marczewski, Le Revenu national, son calcul et sa signification. 1948 : Le capitalisme ; Le Plan Marshall ou l’Europe nécessaire au monde. 1954 : L’Europe sans rivages.

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1955 : nommé professeur au Collège de France et directeur d’études à l’École pratique des hautes études. 1958 : La coexistence pacifique. 1959 : nommé membre du Conseil économique et social. 1960 : Économie et société : contrainte, échange, don. 1961 : L’économie du XXe siècle. 1962 : L’économie des jeunes nations. 1963 : Indépendance de l’économie nationale et interdépendance des nations. 1964 : Industrie et création collective, tome I : Saint-simonisme du XXe siècle et création collective. 1965 : La pensée économique de Joseph Schumpeter : les dynamiques du capitalisme ; Les techniques quantitatives de la planification. 1969 : Le pain et la parole. 1970 : Industrie et création collective, tome II : Images de l’homme nouveau et techniques collectives. 1970 : Aliénation et société industrielle. 1971 : Indépendance de la nation. 1972 : Masse et classe. 1973 : Pouvoir et économie. 1975 : Unités actives et mathématiques nouvelles : révision de la théorie de l’équilibre économique général. 1981 : Pour une philosophie du nouveau développement. 1982 : Dialogue des monopoles et des nations : « équilibre » ou dynamique des unités actives. 1987 : inhumé à Lyon.

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PIERO SRAFFA OU LE RETOUR DE RICARDO Théoricien majeur du XXe siècle, l’économiste italien Piero Sraffa a analysé les insuffisances de la théorie néoclassique et réhabilité des auteurs comme Marx et Ricardo.

Àl’occasion d’une cérémonie organisée pour marquer le décès de Piero Sraffa, Sandro Pertini, alors président de la République italienne, envoya un message dans lequel il décrivait son compatriote comme « un monument de culture européenne démocratique et antifasciste, un militant actif de la lutte pour le développement de la civilisation démocratique […] chez qui le génie scientifique, la morale la plus haute et la conscience politique ne faisaient qu’un ». Cet hommage de la plus haute autorité de l’État va de pair avec la grande considération pour Sraffa de la part d’une profession dont il a pourtant durement critiqué les plus illustres représentants. Paul A. Samuelson, que Sraffa nous a un jour décrit comme un habile dissimulateur de la réalité de l’exploitation capitaliste, conclut ainsi l’article qu’il lui consacre dans le New Palgrave : « Y a-t-il un chercheur qui ait eu, comme Piero Sraffa, un si grand impact sur la science économique en si peu d’écrits ? On peut en douter. […] Piero Sraffa était très respecté et très aimé. Avec chaque année qui passe, les économistes découvrent de nouvelles raisons d’admirer son génie. » Il est remarquable qu’un homme qui se situait résolument à gauche sur l’échiquier politique, qui critiqua inlassablement l’orthodoxie économique de son temps, et dont la production écrite tient en quelques centaines de pages, ait eu tant d’impact et joui d’une telle considération. On ne compte plus le nombre de colloques et d’écrits qui ont été consacrés à la discussion et à l’évaluation de l’œuvre dense et concise d’un chercheur qui fuyait lui-même les colloques, éprouvant d’énormes difficultés à s’exprimer et à enseigner.

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Politique et philosophie : Gramsci et Wittgenstein L’estime pour Sraffa ne fut toutefois pas unanime, et ses premiers articles, consacrés, comme sa thèse de doctorat, à la situation financière et au système bancaire de son pays, lui valurent les foudres du nouveau chef du gouvernement, Benito Mussolini. Ce dernier exigea une rétractation de propos qu’il jugeait offensants pour la réputation du système financier italien, ce que Sraffa refusa de faire. Depuis 1920, il faisait partie du groupe des étudiants socialistes de Turin et de l’équipe de rédaction de la revue Ordine Nuovo, animée par son ami Antonio Gramsci et qui devient le quotidien du Parti communiste né en 1921. Bien que n’adhérant pas au nouveau parti, dont il critiquait le refus de s’allier aux autres forces démocratiques contre le fascisme, Sraffa en fut, jusqu’à la fin de sa vie, un compagnon de route. Durant l’incarcération de Gramsci, entre 1926 et 19371, Sraffa fut constamment en contact avec lui, lui fournissant des livres, assurant la préservation de ses lettres de prison, menant campagne pour sa libération. Gramsci finit par reconnaître le bien-fondé de certaines des critiques adressées par son ami au sectarisme du Parti communiste. Un autre ami célèbre de Sraffa est le philosophe Ludwig Wittgenstein, avec qui il se lia après le retour de ce dernier à Cambridge en 1929. Ils eurent une fois par semaine, pendant une quinzaine d’années, des séances de discussion intenses, au terme desquelles Wittgenstein disait se sentir comme un arbre auquel on aurait arraché toutes ses branches. Des critiques de Sraffa, le philosophe autrichien écrit dans la préface de son œuvre posthume Investigations philosophiques : « C’est à cette dernière stimulation que je dois les idées les plus conséquentes, les plus fécondes de cet ouvrage. » Il reste peu de traces de ces conversations, mais il est acquis que Sraffa a critiqué plusieurs thèses du Tractatus logico-philosophicus publié par son ami en 1921, en particulier celle en vertu de laquelle une proposition et ce qu’elle décrit auraient la même forme logique. Il aurait, de la sorte, joué un rôle clé dans 1. Gramsci mourut quelques jours après sa libération.

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l’élaboration de la « deuxième philosophie » de Wittgenstein, mettant l’accent sur le contexte du langage, désormais perçu comme pratique sociale. Il est certain aussi que Sraffa discutait en même temps, tant avec Gramsci que Wittgenstein, de ses propres recherches sur les fondements de la théorie économique. Pour Sraffa, économie, politique et philosophie sont étroitement liées. De la déconstruction de la théorie néoclassique… En 1925 et 1926, Piero Sraffa publie deux articles qui n’ont pas fini de faire couler de l’encre. Le premier lui valut son poste à l’université de Cagliari et le second à l’université de Cambridge. Ils témoignent de la même redoutable capacité critique que leur auteur déployait dans ses discussions avec Gramsci ou Wittgenstein. Sraffa s’y attaque à la cohérence logique de la théorie néoclassique de la valeur qui, développée depuis la révolution marginaliste des années 1870, s’est imposée dans l’orthodoxie économique, en particulier sous la forme que lui a donnée Alfred Marshall. Ce domaine de la théorie a dès lors perdu, selon lui, les implications pratiques, en particulier les liens avec les changements sociaux, qu’il avait acquis avec David Ricardo et Karl Marx. La théorie moderne de la valeur est fondée sur la symétrie des forces qui déterminent la demande et l’offre, soit les coûts croissants et l’utilité décroissante. La courbe d’offre nécessite qu’on postule une interdépendance entre les quantités produites et les coûts de production. Sraffa montre que ces idées ne tiennent pas. L’existence généralisée des monopoles constitue un autre obstacle majeur pour une théorie fondée sur l’hypothèse de la libre concurrence. Sraffa suggère deux voies pour sortir de cette impasse. La première consiste à abandonner l’hypothèse de la libre concurrence ; la seconde à revenir à la conception des auteurs classiques fondant la valeur sur les seuls coûts de production, considérés comme 305

constants. C’est dans la première voie que s’engageront, dans la foulée des articles de Sraffa, ses amis Joan Robinson, Richard Kahn et Roy Harrod, voie qui sera explorée indépendamment aux États-Unis par Edward Chamberlin. On parle parfois à ce propos d’une « révolution de la concurrence imparfaite (ou monopolistique) », parallèle et indépendante de la révolution keynésienne, qui se serait déroulée au début des années 1930. … à la reconstruction de la théorie classique Telle n’est pas cependant la route choisie par Sraffa. Alors que les nouvelles théories de la concurrence imparfaite cherchent en fin de compte à amender la théorie néoclassique pour y intégrer le phénomène des monopoles, Sraffa en fait table rase et s’engage dès la fin des années 1920 dans la réhabilitation de l’approche de Ricardo et de Marx. Il est stimulé dans cette entreprise par un mandat qui lui est confié en 1930 par la Royal Economic Society anglaise, à l’instigation de John Maynard Keynes : la publication des œuvres et de la correspondance de Ricardo. Ce travail de bénédictin, nécessitant une érudition exceptionnelle, demandera plus de vingt ans. Dix volumes sont publiés entre 1951 et 1955, suivis d’un index en 1973. Ce chef-d’œuvre d’édition a valu à Sraffa, en 1961, la médaille d’or de l’Académie royale des sciences de Suède. Le premier volume contient une introduction qui propose une nouvelle interprétation de la théorie de la valeur et de la répartition de Ricardo. Pour Sraffa, le problème principal de Ricardo consistait à trouver une mesure de la valeur qui soit invariante aux modifications de la répartition du revenu entre les classes sociales, salariés, capitalistes et rentiers. Il avait échoué dans cette tentative, comme en témoigne entre autres un manuscrit inédit, rédigé à la veille de sa mort et que Sraffa a retrouvé à la fin des années 1940.

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Sraffa s’était lui-même engagé dans la recherche d’une solution satisfaisante à ce problème dès la fin des années 1920, et le fruit de son labeur est publié plus de trente ans plus tard, dans un livre d’une centaine de pages intitulé Production de marchandises par des marchandises. Ce livre, qui reprend le point de vue « des vieux économistes classiques d’Adam Smith à Ricardo », porte un sous-titre significatif : Prélude à une critique de la théorie économique. Sraffa y démontre que, dans une économie capitaliste, le taux de profit et les prix sont déterminés simultanément par les seules conditions techniques de la production. Cette économie génère, au-delà des coûts de production, un surplus qui est partagé entre capitalistes et travailleurs. La répartition entre profits et salaires est, comme chez Ricardo, nécessairement antagoniste et déterminée de manière exogène, par exemple par le rapport de force entre capitalistes et salariés ou, comme le suggère Sraffa, par le taux d’intérêt bancaire. Le livre de Sraffa a suscité, pendant de nombreuses années, d’intenses discussions, et donné naissance à un courant de pensée qualifié alternativement de post-ricardien, de sraffien ou encore d’économie du surplus. Resté à l’écart de ces remous, Sraffa a continué à mener une vie tranquille et frugale à Cambridge, cultivant une passion qu’il partageait avec son ami Keynes : la chasse aux livres anciens et rares. Il a légué à Trinity College une collection impressionnante contenant des livres autographiés par Adam Smith et Karl Marx.

Piero Sraffa en quelques dates 1898 : naissance à Turin, le 5 août. 1920 : doctorat de l’université de Turin. L’inflazione monetaria in Italia durante et dopo la guerra. 1921-1922 : séjour d’études en Angleterre, où il rencontre Keynes. 1923-1926 : chargé de cours à l’université de Pérouse. 1925 : « Sulle relazioni fra costo e quantità prodotta ».

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1926 : élu à une chaire d’économie politique à l’université de Cagliari. « The Laws of Returns under Competitive Conditions ». 1927 : accepte un poste d’enseignant à Cambridge, suite à la montée de la répression en Italie. 1930 : abandonnant l’enseignement, il est nommé supersiveur des recherches des étudiants et bibliothécaire de la Marshall Library of Economics, poste qu’il occupera jusqu’en 1973. Il met sur pied le « Circus » pour discuter du Treatise on Money de Keynes. 1932 : « Dr Hayek on Money and Capital ». 1938 : éditeur, avec Keynes, de An Abstract of a Treatise on Human Nature, de David Hume (1740). 1939 : élu Fellow de Trinity College. 1940 : détenu à l’île de Man en raison de sa nationalité italienne, il est libéré grâce à l’intervention de Keynes. 1951-1973 : éditeur de The Works and Correspondence of David Ricardo, en onze volumes. 1954 : élu à la British Academy. 1960 : Production of Commodities by Means of Commodities. 1981 : victime d’une thrombose. 1983 : décès le 3 septembre, à Cambridge. Il est inhumé à Trinity College.

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JOHN KENNETH GALBRAITH, POURFENDEUR DES ÉCONOMISTES ET DE L’ÉCONOMIE Iconoclaste, provocateur et écrivain prolifique, John Kenneth Galbraith a battu en brèche les mythes du capitalisme et étudié les réalités des économies modernes. Son analyse a mis au jour la puissance des technostructures et fait de l’État un nécessaire garde-fou.

John Kenneth Galbraith a été qualifié d’« économiste des nonéconomistes » par son ami et contradicteur Paul A. Samuelson. À l’exception justement de ce dernier, auteur d’un manuel qui s’est vendu à des millions d’exemplaires à travers le monde, les collègues néoclassiques de Galbraith ont sans doute été jaloux des succès littéraires de cet auteur prolifique, dont la plupart des livres ont une élégance d’écriture et une lisibilité qui font le plus souvent défaut en économie. Faute d’espace, nous n’avons reproduit, dans les repères biographiques, qu’une dizaine parmi la trentaine de livres qu’il a publiés, le dernier à plus de 95 ans. Galbraith est à l’aise dans tous les genres, y compris le roman, l’autobiographie ou la critique d’art. Il est aussi l’auteur de nombreux articles de journaux et de revues, et s’est abondamment servi de la radio et de la télévision pour répandre ses idées. Il s’est exprimé sur l’économie et la politique, mais aussi sur plusieurs autres sujets de société, dont la condition des femmes, les droits civils, l’urbanisme, les problèmes environnementaux. Iconoclaste et provocateur Critiqué ou ignoré par l’économie orthodoxe, qui affecte de ne pas le prendre au sérieux, Galbraith est aussi la cible des attaques d’économistes radicaux ou marxistes, qui le considèrent comme un défenseur particulièrement subtil, sinon pervers, du capitalisme. Sa réputation n’est pas sans ressembler à celle de Keynes, 309

un économiste dont il se considère disciple. Iconoclastes et provocateurs, ces deux auteurs se réjouissent de soulever des vagues tant à leur droite qu’à leur gauche. Sur l’échiquier politique américain, Galbraith est un « libéral », au sens américain du terme, c’est-à-dire un homme de gauche. Après avoir été conseiller et rédacteur de discours pour le candidat démocrate Adlai Stevenson en 1952 et 1956, il joue le même rôle auprès de son ami John F. Kennedy, qui le nomme ambassadeur en Inde. Il déconseille à ce dernier de s’engager dans la guerre du Vietnam, dont il devient l’un des opposants les plus déterminés. Il appuie la campagne à l’investiture démocrate d’Eugene McCarthy pour l’élection présidentielle de 1968 et participe à la campagne de George McGovern en 1972. Ses positions se radicalisent avec la montée du néolibéralisme, comme du reste celles de keynésiens plus modérées. Galbraith et Samuelson se retrouvent ainsi dans leur combat contre Milton Friedman et ses amis. En 1960, Galbraith a d’ailleurs suggéré à Kennedy de nommer Samuelson président du Comité des conseillers économiques, proposition que ce dernier a déclinée. Mythes et réalité du capitalisme Galbraith revendique trois inspirateurs : Thorstein Veblen, le fondateur de l’institutionnalisme américain, Keynes et Marx. Il partage avec ses aînés la conviction que l’économie orthodoxe n’est pas outillée pour comprendre la nature et le fonctionnement du capitalisme moderne. Les théories enseignées dans les manuels, de plus en plus formalisées et mathématisées, décrivent un monde enchanté et irréel, quand elles ne sont pas tout simplement des apologies du laisser-faire. Parmi ces mythes, l’un des plus prégnants raconte que les prix sont fixés par la rencontre de l’offre et de la demande sur des marchés concurrentiels. Le consommateur, souverain, rationnel, a des 310

goûts et des préférences qui sont donnés, exogènes, indépendants du fonctionnement du système économique. Dès ses premiers articles, inspiré par Veblen mais aussi par les écrits d’Edward Chamberlin et de Joan Robinson sur la concurrence imparfaite, Galbraith met en avant l’idée qu’il y a deux secteurs dans les économies modernes. Dans le premier, formé d’industries composées d’un grand nombre de petites entreprises, les prix sont effectivement déterminés d’une manière qui se rapproche de ce qu’enseignent les manuels. C’est le secteur concurrentiel, qu’il appelle aussi secteur de marché. Mais il n’en est pas de même dans le second secteur, qui est de loin le plus important dans les économies modernes, en termes de production, de revenu, d’emploi et d’effets d’entraînement. Là, ce sont de grandes et de très grandes entreprises qui mènent le bal. Et elles sont en mesure de fixer leurs prix. Ce sont des prix administrés. Elles peuvent du reste offrir des salaires plus élevés à leurs employés, car elles les répercutent dans leurs prix, de telle sorte que ce sont les consommateurs qui paient la note. Et ils la paient précisément parce que la souveraineté du consommateur est un mythe. Ils n’ont pas de goûts et de préférences innés. Ce sont les entreprises qui forment les désirs des acheteurs, à coût de matraquage publicitaire. Il n’y a plus de demande indépendante de l’offre. La production crée le besoin plutôt qu’elle ne le satisfait. En vertu d’un autre mythe de l’économie néoclassique, de la même manière que le consommateur maximise rationnellement sa satisfaction, le producteur maximise son profit. Le producteur décrit dans les manuels, c’est le petit entrepreneur qui œuvre dans un marché concurrentiel. Les grandes entreprises sont désormais menées par un ensemble de dirigeants, gérants et spécialistes que Galbraith a appelé « technostructure ». Cette technostructure est plus intéressée par sa survie et sa reproduction, par la croissance de l’entreprise, par la réduction des risques et par la satisfaction de ses actionnaires que par la maximisation du taux de profit. La

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technostructure planifie les activités et le développement de l’entreprise. C’est pourquoi Galbraith en vient à appeler ce deuxième secteur « le secteur planifié ». L’analyse que nous venons de présenter se développe principalement dans ses quatre œuvres majeures : Le capitalisme américain, L’ère de l’opulence, Le Nouvel État industriel et La science économique et l’intérêt général. On constate, entre 1952 et 1967 et au-delà, jusqu’à son dernier livre, un pessimisme grandissant quant aux possibilités de réforme d’un système dont les défauts et les dysfonctionnements s’aggravent. Borner les technostructures Galbraith reconnaît que le système moderne des grandes entreprises est très efficace dans la production de biens. Mais ces biens sont très souvent des biens inutiles. Et, à côté de cette production privée massive, on assiste à une détérioration dans le domaine public : écoles, hôpitaux, systèmes de transport. Déjà, en 1958, dans L’ère de l’opulence, Galbraith attirait l’attention sur la dégradation de l’environnement qui accompagne la croissance de l’opulence et qui, avec la montée des inégalités et la multiplication des conflits armés, constitue l’une des plus grandes menaces à l’horizon de l’humanité. Il ne propose pas d’abolir les grandes entreprises et de rétablir la concurrence. Leur croissance, inévitable, relève d’une nécessité technologique. Lorsque, a-t-il écrit, on veut faire voir à des invités étrangers les entreprises les plus performantes, on leur fait visiter les mêmes lieux que ceux qui sont surveillés par les inspecteurs des lois antitrust. Il faut abolir cette législation anachronique. Sur ce point, Galbraith rejoint les idées de son collègue de Harvard, Joseph Schumpeter.

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Mais il ne faut pas pour autant laisser le champ libre aux technostructures. Au secteur planifié de l’économie doivent s’opposer ce que Galbraith appelle des « pouvoirs compensateurs ». À côté du pouvoir syndical, c’est l’État qui est le mieux en mesure de contrer la puissance des grandes entreprises. Outre les politiques fiscales et monétaires keynésiennes, outre un contrôle des prix et des salaires pour juguler l’inflation, Galbraith prône une intervention beaucoup plus active de l’État dans l’économie. Celle-ci peut aller jusqu’à la nationalisation, par exemple dans le transport, le logement ou les soins médicaux. Il propose aussi la nationalisation de l’industrie militaire. Dans La science économique et l’intérêt général, il utilise le mot « socialisme » pour qualifier sa proposition de réforme des liens entre l’État, le secteur du marché et celui des grandes entreprises. Ce socialisme permettrait un salaire minimum plus élevé, une redistribution du revenu des riches vers les pauvres, un meilleur contrôle de l’environnement et une meilleure protection des citoyens contre tous les risques, économiques et autres. Reste encore à le mettre en pratique… Dans son dernier livre, publié en 2004, deux ans avant sa mort, Galbraith ne peut que constater que le pouvoir des grandes entreprises et de leurs dirigeants est plus grand que jamais, pendant que les économistes continuent à répandre leurs mythes, qu’il qualifie de « fraudes innocentes ».

John Kenneth Galbraith en quelques dates 1908 : naissance le 15 octobre à Iona Station, dans l’Ontario, au Canada. 1931 : diplôme du Collège agronomique d’Ontario, rattaché à l’université de Toronto. 1934 : doctorat en économie agricole de l’université de Californie à Berkeley. 1935-1939 : enseignement à l’université Harvard, où il fait la connaissance de John F. Kennedy.

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1937 : acquiert la citoyenneté américaine. Mariage avec Catherine Atwater ; ils auront trois fils, dont l’économiste James K. Galbraith. 1939-1941 : enseigne à l’université de Princeton. 1941-1943 : chef du département des prix de l’Office des prix et du rationnement. 1943-1948 : journaliste à la revue Fortune. 1945 : codirection de l’Enquête sur les effets des bombardements américains. 1946 : directeur de l’Office de contrôle économique du département d’État. 1947 : reçoit la Medal of Freedom. 1949-1975 : professeur à Harvard. 1952 : A Theory of Price Control ; American Capitalism : The Concept of Counter-vailing Power. 1954 : The Great Crash, 1929. 1958 : The Affluent Society. 1961-1963 : ambassadeur des États-Unis en Inde. 1967 : The New Industrial State. 1967-1969 : président des Américains pour l’action démocratique. 1972 : président de l’American Economic Association. 1973 : Economics and the Public Purpose. 1977 : The Age of Uncertainty. 1981 : A Life in our Times : Memoirs. 1984-1987 : président de l’American Academy and Institute of Arts and Letters. 1987 : Economics in Perspective. A Critical History. 1990 : A Tenured Professor. 1992 : The Culture of Contentment. 1996 : The Good Society : The Humane Agenda. 1997 : officier de l’Ordre du Canada. 1999 : Name-Dropping : from F. D. R. On. 2004 : The Economics of Innocent Fraud : Truth for our Time. 2006 : décède le 29 avril à Cambridge, dans le Massachusetts, aux États-Unis.

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PAUL A. SAMUELSON, LE DERNIER GÉNÉRALISTE Économiste précoce, prolifique et généraliste, Paul A. Samuelson a transformé la manière de faire de l’économie à partir du milieu du XXe siècle, en formalisant, au moyen des mathématiques, tous les domaines de la théorie.

Paul Samuelson est l’un des économistes les plus précoces et les plus prolifiques de l’histoire de la discipline. Il commence à 21 ans à publier des articles majeurs et continue sans interruption pendant un demi-siècle, à un rythme infernal. Les cinq volumes de ses Collected Writings en reprennent 388, sur un total d’environ 500. À 26 ans, il soutient une thèse de doctorat qui, publiée en 1947, s’impose comme une œuvre majeure. À Harvard, on se mord les doigts de l’avoir laissé partir au MIT en 1940, l’antisémitisme ayant sans doute joué un rôle dans cet événement. Montrant qu’il excelle dans tous les genres, Samuelson publie en 1948 un manuel qui devient rapidement l’un des plus grands succès de l’édition économique. Plusieurs millions d’exemplaires, vendus en plusieurs langues, font de lui un homme riche. Samuelson dit avoir écrit ce livre car il avait besoin d’argent après que son épouse eut donné naissance à des triplés. Les succès et les honneurs se succèdent jusqu’à l’obtention, en 1970, du deuxième prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, le premier qui soit décerné à un Américain. La renommée de Samuelson symbolise d’ailleurs le passage du flambeau de la discipline de l’Angleterre aux États-Unis. Autre signe de son prestige, lorsque des radicaux américains décident de publier, en 1977, un manuel hétérodoxe, ils ne trouvent rien de mieux que de l’intituler L’anti-Samuelson, ce qu’il a considéré, avec son humour habituel, comme un honneur ! Paradoxalement, cette époque est celle où le rapport de force dans la profession économique change aux États-Unis, comme ailleurs dans le monde, 315

Samuelson se trouvant déporté sur la gauche par Milton Friedman et les nouveaux économistes classiques, avec lesquels il ne s’est jamais senti d’atomes crochus. La mathématisation de la discipline Samuelson partage avec Keynes et quelques autres rares économistes, outre une grande assurance et une grande confiance en lui, frisant parfois la prétention, une plume élégante, ainsi qu’une culture et une érudition impressionnantes. Si elles y ont contribué, ce ne sont pas ces qualités qui ont assuré sa réputation. Samuelson a véritablement transformé la manière de faire de l’économie à partir du milieu du siècle dernier, de l’écrire aussi bien que de l’enseigner. Utilisant l’article plutôt que le livre comme moyen principal de diffusion, il s’est donné pour tâche de clarifier en les formalisant, au moyen des mathématiques, tous les domaines de la théorie économique, d’apporter des solutions rigoureuses à tous les problèmes mal posés et mal formulés par ses prédécesseurs. Au moment où il commence à l’étudier en 1932, à Chicago, l’économie est une discipline largement littéraire. Il découvre rapidement, selon son propre témoignage, que les mathématiques sont en mesure de révolutionner l’économie moderne. Il acquiert la conviction que tous les domaines de la théorie économique ont des propriétés communes : principe de maximisation, nature de l’équilibre, relations entre statique et dynamique. Sa recherche consiste dès lors à proposer ce qu’il appelle des théorèmes significatifs, au moyen de méthodes mathématiques, inspirées des sciences naturelles. Samuelson est en effet convaincu de l’analogie entre sciences humaines et sciences naturelles. Exposé dans ses Fondements de l’analyse économique, ce programme de recherche est mis en œuvre de manière systématique, au cours de sa carrière, dans tous les domaines. Samuelson se décrit d’ailleurs lui-même comme le dernier généraliste de cette discipline, 316

désormais caractérisée par une spécialisation à outrance. Ses premières contributions marquantes portent sur la théorie du consommateur, où il élabore la méthode des préférences révélées, pour se débarrasser du concept d’utilité. Il s’attaque très tôt au commerce international, démontrant les avantages du libreéchange avec son célèbre théorème d’égalisation des prix des facteurs. Alors qu’il est encore étudiant, il combine les concepts de multiplicateur et d’accélérateur pour étudier les fluctuations cycliques. Par la suite, il intervient, entre autres, dans les domaines des finances publiques, de l’équilibre général, de la théorie du bien-être, de l’économie du travail, de l’économie spatiale, de la théorie du capital et de la croissance. Dans ce dernier domaine, il est, avec son ami et collègue Robert Solow, l’un des principaux acteurs de la « guerre des deux Cambridge » : elle oppose, au tournant des années 1960, les néo-classiques des États-Unis aux postkeynésiens d’Angleterre. En outre, Samuelson est intervenu dans le domaine de l’histoire de la pensée comme de la méthodologie économique. Marx a été, parmi d’autres, l’un de ses objets d’intérêt. S’il n’y a pas d’« école samuelsonienne », la plus grande partie de la théorie néoclassique contemporaine est imprégnée de ses contributions. Aucun étudiant ne peut parcourir la littérature économique sans croiser à tous les carrefours les textes de Samuelson. Keynésianisme et synthèse néoclassique On connaît la méfiance de Keynes face à l’économie mathématique et son allergie vis-à-vis de l’économie classique, qui inclut pour lui l’économie néoclassique. Paradoxalement, c’est Samuelson qui sera, dès les années 1940, le principal apôtre de la théorie keynésienne, aux États-Unis et à travers le monde. Apôtre singulier puisqu’il se fera le champion de Keynes en mathématisant sa théorie et en la combinant avec la microéconomie néoclassique.

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C’est d’ailleurs Samuelson qui a popularisé cette division de la discipline en microéconomie et macroéconomie, dans le manuel qui a formé des générations d’étudiants à partir de 1948. Pour décrire la détermination du revenu national dans le modèle keynésien, la première édition du manuel présente une formalisation plus facile, pour les étudiants débutants, que le modèle IS-LM élaboré par Hicks et Hansen. Avec la courbe de Phillips, Samuelson et Solow popularisent, en 1960, un autre outil important du keynésianisme d’après-guerre, l’outil décrivant l’arbitrage entre le chômage et l’inflation. Dans la cinquième édition de son manuel, Samuelson introduit l’expression « synthèse néoclassique » pour caractériser la combinaison entre la microéconomie néoclassique, de facture walrasienne, et la macroéconomie keynésienne. Cette macroéconomie est toutefois délestée d’un certain nombre de caractéristiques essentielles de l’approche de Keynes, telles que la prise en compte du temps, des anticipations et de l’incertitude. Les disciples radicaux de Keynes, Joan Robinson en particulier, crieront à la trahison en qualifiant le keynésianisme de Samuelson de bâtard. Un libéral américain Samuelson se qualifie lui-même de libéral, comme l’était son père. Libéral doit être entendu ici dans son sens américain et non européen. Un libéral y est méfiant à l’égard du marché, favorable à une intervention parfois importante de l’État dans l’économie, notamment pour réaliser le plein-emploi et une répartition plus égalitaire des revenus. Collègue de Friedman à Chicago dans les années 1930, Samuelson ne cessera de croiser le fer avec lui tout au long de sa carrière. Il répète souvent, contre les convictions de Friedman, Hayek et leurs disciples, que les partisans du laisser-faire s’accommodent facilement de l’autoritarisme politique, comme le

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montrent l’épisode du maccarthysme, qui a posé une réelle menace fasciste aux États-Unis, ou encore le coup d’État militaire au Chili, suivi de l’arrivée en force des « Chicago Boys ». Samuelson a donc toujours été partisan de l’État-providence et d’un interventionnisme important. Il s’en est fait l’avocat, pendant plusieurs années, dans les colonnes du magazine Newsweek. Il a défendu ses idées à titre de consultant auprès de nombreux organismes, tant privés que publics. Conseiller économique du sénateur, candidat, puis président John F. Kennedy, il a refusé de présider son Comité des conseillers économiques, préférant agir comme éminence grise. Il s’est alors fait le promoteur d’une politique budgétaire expansionniste, mise en œuvre sous l’appellation de « nouvelle économie ». Le début des années 1960 marque le triomphe de l’interventionnisme keynésien aux États-Unis. Depuis, le vent a tourné. Samuelson a été le plus souvent dans l’opposition aux politiques menées par les gouvernements américains successifs, plus inspirés par les économistes d’« eau douce » de Chicago, sur les rives du lac Michigan, que par ceux d’« eau salée » de Harvard, faisant face à l’Atlantique. Très critique de la politique économique de George W. Bush, Samuelson a appelé à voter John Kerry aux élections de 2004. Sa carrière illustre bien le fait qu’on ne peut amalgamer théorie néoclassique, droite politique et économie mathématique.

Paul A. Samuelson en quelques dates 1915 : naissance à Gary, Indiana, aux États-Unis. 1932 : commence à étudier l’économie à l’université de Chicago, obtient un diplôme de premier cycle (BA) en 1935, avant de poursuivre à Harvard. 1938 : A Note on the Pure Theory of Consumers’ Behaviour. 1939 : Interactions Between the Multiplier Analysis and the Principle of Acceleration ; The Gains from International Trade.

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1940 : nommé professeur assistant au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Cambridge, où il fera toute sa carrière ; professeur en 1947. 1941 : doctorat de l’université Harvard. 1941-1945 : pendant la guerre, employé au National Resources Planning Board, puis au MIT Radiation Laboratory. 1947 : Foundations of Economic Analysis. Récipiendaire de la médaille John Bates Clark, attribuée à un économiste de moins de 40 ans pour ses contributions exceptionnelles. 1948 : Economics : An Introductory Analysis. 1951 : préside la Société d’économétrie. 1954 : The Pure Theory of Public Expenditure. 1958 : avec Robert Dorfman et Robert M. Solow, Linear Programming and Economic Analysis. 1961 : président de l’American Economic Association. 1965-1968 : président de l’Association économique internationale. 1966-1981 : collaborateur au magazine Newsweek. 1970 : prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. 2009 : meurt le 13 décembre à Belmont, Massachusetts, États-Unis.

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ANDRÉ GUNDER FRANK, PENSEUR DE L’ÉCONOMIE MONDIALE ET DE LA DÉPENDANCE Économiste atypique, André Gunder Frank a renouvelé l’analyse du sous-développement et de l’économie mondiale. Sa pensée critique et visionnaire de l’évolution du capitalisme fait de la domination occidentale une étape transitoire.

André Gunder Frank est une figure atypique dans le monde des économistes contemporains. Il en est le métèque, hétérodoxe, iconoclaste et mal aimé, y compris de ses alliés. Se décrivant luimême comme un itinérant de type médiéval, il a été toute sa vie en mouvement, déménageant au gré d’emplois le plus souvent instables. Ses positions politiques, ancrées à gauche, étaient tranchées et il ne craignait pas de les proclamer. Sa plume acérée n’épargnait personne, pas plus les marxistes que les keynésiens et les monétaristes. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’il ait eu beaucoup de difficultés à obtenir des postes réguliers et à publier ses travaux. À l’université de Chicago, où il a eu Milton Friedman comme professeur, on lui a fait savoir, malgré ses succès aux examens, qu’il valait mieux qu’il parte, ses idées étant incompatibles avec celles du département. C’est en s’associant au Centre de recherche en développement économique et changement culturel de Bert Hoselitz qu’il a pu finalement obtenir un doctorat de cette université. Dans les années 1970, après être retourné en Allemagne, son pays natal, le ministre de la Culture de l’État de Hessen fait pression, avec succès, pour qu’il n’obtienne pas de poste universitaire régulier à l’université de Francfort. L’ostracisme dont il fut victime toute sa vie ne se limite pas au monde académique. Il a une première expérience de l’exil dès son enfance, lorsque l’origine juive de sa mère force sa famille à fuir l’Allemagne nazie. En septembre 1973, après le coup d’État 321

d’Augusto Pinochet, il doit quitter en catastrophe le Chili, d’où son épouse est originaire et où il a un poste d’enseignant. Plusieurs de ses étudiants sont alors tués. Dans une lettre ouverte à Milton Friedman, son ancien professeur, il dénoncera les « Chicago boys » qui conseillent la politique économique du gouvernement Pinochet. Rebelote en 1964 : il reçoit une lettre du ministère de la Justice et de l’Immigration des États-Unis lui annonçant qu’en raison des opinions exprimées dans un article de la revue socialiste Monthly Review, il est désormais interdit de séjour dans ce pays. L’interdiction ne sera levée qu’en 1978, lorsque le sénateur Edward Kennedy, ce qui est tout à son honneur, fera pression pour qu’André Gunder Frank et Ernest Mandel puissent enseigner à Boston. Une autre démocratie soi-disant exemplaire, le Canada, jugera que Frank constitue une menace pour la sécurité nationale. Cette vie difficile, à laquelle s’ajouteront des problèmes de santé, dont un cancer contre lequel il luttera pendant dix ans, ne l’a pas empêché d’être un auteur extrêmement prolifique, ayant à son actif près de cinquante livres et plusieurs centaines d’articles et de chapitres d’ouvrages collectifs, traduits en une trentaine de langues. Et cette œuvre est l’une des plus largement citées parmi celles des économistes contemporains, dont une grande majorité n’a jamais voulu le reconnaître comme un des siens. J’ai eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois André Gunder Frank, qui a séjourné et enseigné à Montréal. Chez cet homme à la fois généreux, timide et cultivé, on ne pouvait manquer de déceler l’amertume découlant d’une carrière difficile et de l’ostracisme dont il fut maintes fois victime. Développement et dépendance Après une thèse de doctorat consacrée à l’agriculture soviétique, dans laquelle il développe le concept de productivité globale, ses premiers travaux portent sur l’Amérique latine, en particulier sur

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le Chili et le Brésil. Les recueils d’études qu’il publie en 1967 et 1969 en font le principal instigateur de ce qu’on a commencé à appeler, dans les années 1970, la théorie de la dépendance. Le sous-développement était jusqu’alors vu, par la plupart des économistes, à gauche autant qu’à droite, comme un retard dans le développement. Ce retard s’expliquerait par des facteurs culturels, sociaux ou même religieux, par le maintien de structures féodales, d’institutions archaïques, par des pénuries de capitaux, par l’absence du sens des affaires propre à certaines races, par un climat trop chaud, par un isolement géographique maintenant certains pays loin des grands circuits commerciaux. En particulier, la théorie des étapes de la croissance, par lesquelles tous les pays devaient passer, formulée par Walt Rostow en 1960, occupait le devant de la scène. Frank critique radicalement et rejette toutes ces approches. Le capitalisme est structuré, dès sa naissance, en centres métropolitains et en satellites périphériques, à l’échelle mondiale, mais aussi continentale, régionale, nationale et locale, dans une imbrication en chaîne de rapports de dépendance qu’il compare à une constellation. Le sous-développement s’inscrit dans cette structure hiérarchique. Il est produit et entretenu par le capitalisme. Aucun secteur, même le plus isolé, d’aucun pays au monde n’échappe à cette intégration dans le capitalisme mondial. Le surplus économique généré par les satellites est approprié par les métropoles. La croissance capitaliste engendre ainsi simultanément développement et sous-développement, qui sont les deux faces de la même médaille. Le capitalisme a ainsi pénétré les pays d’Amérique du Sud en même temps que les conquérants ibériques, dès le XVIe siècle. Ces pays n’ont jamais connu le féodalisme. Leur sous-développement est le produit de la structure coloniale du développement capitaliste mondial. Les bourgeoisies nationales des pays d’Amérique latine, complices de cette domination extérieure, ne peuvent sortir 323

les États d’un sous-développement, qui n’est pas uniquement un phénomène imposé de l’extérieur, mais qui est intégré dans ces sociétés de classes. Dès lors, seule une profonde transformation sociale, une révolution socialiste, pourrait réussir à mettre fin au sous-développement. Pendant un temps, Gunder Frank a ainsi mis beaucoup d’espoir dans la révolution cubaine. Crise et économie mondiale De retour en Europe après le coup d’État chilien, Frank modifie ses objets d’études. Il remet en question certaines de ses idées antérieures. Ainsi, il juge désormais que le mot « dépendance » est un euphémisme pour camoufler la subordination, l’oppression, l’aliénation et le racisme. Le mot « sous-développement » est luimême lourd d’ambiguïtés et doit être remplacé. Il faut dépasser ces concepts en les intégrant dans une analyse de l’évolution de l’économie mondiale. Mais c’est la crise économique se manifestant dès la fin des années 1960 qui attire d’abord son attention. Il rejette les explications liant cette crise aux chocs pétroliers, aux errements de l’État-providence et au manque de flexibilité des marchés. Il s’agit d’une crise structurelle du même type que celle qui a frappé les économies capitalistes à partir de 1873 ou de 1929. Elle est d’emblée mondiale, le capitalisme étant un système qui se caractérise par son extension à l’échelle de la planète, sa structure monopoliste, son développement inégal et cyclique. Dans plusieurs études, dont certaines sont menées avec ses collègues Samir Amin, Giovanni Arrighi et Immanuel Wallerstein (La crise, quelle crise ?, 1982, et Le grand tumulte ?, 1991), André Gunder Frank prédit le développement du néolibéralisme et de ses politiques d’austérité dans les pays du centre, l’accroissement des inégalités et du poids de la dette dans les pays dépendants, l’intégration des pays socialistes à la division internationale du travail, la financiarisation 324

du capitalisme mondial. Plusieurs années avant Porto Alegre, il prévoit aussi que les nouveaux mouvements sociaux joueront un rôle majeur dans cette nouvelle conjoncture. Il estime néanmoins que le capitalisme mondial se régénérera et surmontera sans doute cette nouvelle crise, avant qu’il ne se désagrège, éventuellement. Dans la dernière partie de sa vie, Frank s’intéresse au développement de l’économie mondiale dans la très longue durée. Ce qui l’amène de nouveau à remettre en cause des certitudes bien établies, y compris par lui. C’est ainsi que les mots « capitalisme » et « socialisme », dont les définitions sont innombrables et contradictoires, lui paraissent désormais vides de sens. L’économie mondiale est depuis toujours une structure hiérarchisée, dans laquelle, contrairement à la vision traditionnelle, l’Asie a occupé jusqu’au XVIIIe siècle la première position. La domination occidentale et européenne est tout à fait transitoire et Frank prédit que l’Asie, et principalement la Chine, occupera de nouveau la place prépondérante.

André Gunder Frank en quelques dates 1929 : naissance à Berlin le 24 février. 1933 : départ de la famille pour la Suisse. 1941 : installation aux États-Unis. 1946-1950 : études à Swarthmore College, en Pennsylvanie. 1957 : doctorat de l’université de Chicago, où il étudie depuis 1950. 1957-1962 : enseignement aux universités de Michigan, Iowa et Wayne State. 1960 : séjours à Cuba, au Ghana et en Guinée. 1962 : départ des États-Unis pour le Mexique, le Pérou, la Bolivie et le Chili. 1963 : professeur à l’université de Brasilia. 1965-1966 : professeur à l’université nationale autonome de Mexico. 1966-1968 : professeur à l’université Sir Georges Williams, à Montréal. 1967 : Capitalism and Underdevelopment in Latin America.

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1968-1973 : professeur à l’université de Chili, à Santiago. 1969 : Latin America : Underdevelopment or Revolution. 1971 : Lumpen-bourgeoisie et lumpen-développement. 1974-1978 : chercheur invité au Max Planck Institut de Starnberg, en Allemagne. 1975 : On Capitalist Underdevelopment. 1978 : World Accumulation, 1492-1789. Dependent Accumulation and Underdevelopment. 1978-1983 : professeur à l’université d’East Anglia à Norwich, au Royaume-Uni. 1980 : Crisis in the World Economy. 1981 : Reflections on the World Economic Crisis. Crisis in the Third World. 1981-1994 : professeur à l’université d’Amsterdam. 1983 : The European Challenge. 1984 : Critique and Anti-Critique. 1992 : The Centrality of Central Asia. 1994-2005 : enseignement aux universités de Toronto, Floride, Miami, de Lincoln dans le Nebraska, Northeastern, et Calabria, en Italie. Il habite successivement à Toronto, Montréal et Miami, avant de s’installer au Luxembourg, où il est associé à l’Institute for European and International Studies. 1998 : Reorient : Global Economy in the Asian Age. 2005 : décède au Luxembourg le 23 avril.

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KENNETH J. ARROW ET LES LIMITES DES CHOIX COLLECTIFS Auteur prolixe depuis cinquante ans, Kenneth Arrow s’est particulièrement illustré par sa théorie des choix sociaux et celle de l’équilibre général concurrentiel, dont il a analysé les limites.

Kenneth Arrow est connu pour avoir, au début des années 1950, démontré, avec Gérard Debreu, l’existence d’un équilibre général concurrentiel. Cela leur a valu le prix de la Banque centrale de Suède. Cette contribution, comme la plupart des nombreuses autres publications d’Arrow, est de facture très abstraite et technique. Arrow est l’un des pionniers dans l’introduction de techniques mathématiques sophistiquées en théorie économique. Mais il a mis en garde contre les dangers et les limites de ces méthodes pour comprendre une réalité économique et sociale complexe. Insistant sur la nécessité de prendre en compte l’histoire et les institutions, il ne voit pas l’économie comme une science fermée sur elle-même. Préoccupé par le problème des inégalités sociales, il se situe à gauche sur l’échiquier politique. Les procès de Moscou l’ont rendu allergique au communisme de type soviétique et, bien que sensible à l’œuvre de Marx, il n’a jamais été partisan du déterminisme mécanique issu du marxisme. Il n’a jamais cessé pour autant de se considérer comme sympathisant du socialisme, estimant que la société est responsable du bien-être de l’ensemble de ses citoyens et que la social-démocratie est la meilleure manière d’y arriver. Très critique par rapport à la dérive néolibérale aux États-Unis, avec son exaltation de l’individualisme, il est convaincu qu’il n’y a pas d’opposition entre l’égalité et la liberté. Son histoire familiale explique sans doute en partie son cheminement politique. Son père, Juif émigré de Roumanie, était un homme d’affaires très prospère. Sa fortune s’est écroulée avec 327

la crise de 1929 et Arrow a vécu dans la pauvreté pendant une dizaine d’années. C’est pourquoi il a entrepris ses études universitaires au City College de New York, la formation dans cet établissement étant gratuite. C’est la crainte du chômage qui l’a amené à se tourner de l’étude de la logique et des mathématiques vers celle de l’économie. Arrow est, avec Paul Samuelson, un des rares économistes dont la thèse de doctorat constitue une contribution majeure. Dans son cas, elle a ouvert une nouvelle discipline intellectuelle, débordant largement le cadre de l’économie pure : la théorie des choix sociaux. Choix sociaux et théorème d’impossibilité Le problème que se pose Arrow est celui du passage de la rationalité individuelle à la rationalité sociale. La rationalité se caractérise en économie, mais ceci est valable dans tous les autres domaines de la vie humaine, par le fait qu’un individu est consistant dans ses choix, et que ses préférences sont transitives. Cela signifie que, si on préfère A à B et B à C, on préfère A à C. Le problème est de savoir si on peut passer d’une transitivité des choix individuels à une transitivité des choix collectifs, considérés comme l’agrégation des choix individuels. Arrow prouve que c’est impossible, d’où l’expression « théorème d’impossibilité1 ». Il découvre, après avoir publié sa thèse en 1951, que Condorcet, dès 1785, était arrivé à des conclusions analogues. Condorcet avait ainsi montré comment les décisions prises à la majorité des voix ne sont pas nécessairement cohérentes avec les préférences individuelles, qu’elles ne reflètent donc pas. Dans le domaine politique, comme dans le domaine économique, il n’y a pas de mécanisme permettant de passer de choix individuels rationnels à des choix sociaux rationnels.

1. Voir encadré « De Condorcet à Arrow » p. 329.

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Cela pose évidemment des problèmes importants sur le plan politique, en remettant en question certaines vertus de la démocratie. Les choix collectifs sont en définitive plus le fruit d’un rapport de force que l’expression d’une préférence collective. Certains ont fait du théorème d’Arrow la justification philosophique de l’anarchisme politique. Par ailleurs, la théorie du bien-être, qui se penche précisément sur l’utilité et le bien-être collectifs, se trouve considérablement ébranlée par le théorème d’impossibilité. Amartya Sen est l’un de ceux qui a cherché les moyens de sortir de cette impasse. Il est à remarquer que, dans son avis d’attribution du prix de la Banque de Suède, l’Académie royale des sciences de Suède ne mentionne pas cet apport d’Arrow, que lui-même et plusieurs autres considèrent comme sa contribution la plus importante.

DE CONDORCET À ARROW Soit une élection présidentielle dans un pays hypothétique, dans laquelle trois candidats sont en lice. Désignons-les par exemple par PS, UMP et FN. Un tiers des électeurs préfèrent PS à UMP et UMP à FN, de sorte qu’ils préfèrent PS à FN, en v ­ ertu de l’hypothèse de transitivité. Un deuxième tiers préfère UMP à FN et FN à PS. Un dernier tiers préfère FN à PS et PS à UMP. On constate qu’une majorité des électeurs préfèrent PS à UMP et qu’une majorité préfère UMP à FN. On devrait s’attendre à ce que, rationnellement, la majorité préfère PS à FN. Mais ce n’est pas le cas : une majorité préfère FN à PS. Tel est le paradoxe énoncé par Condorcet dans son Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix (1785) r­ evisité dans le théorème d’impossibilité d ­ ’Arrow. La preuve d’Arrow, utilisant le langage de la logique symbolique, est évidemment plus complexe et générale que celle de Condorcet. On peut, dans notre exemple, remplacer les hommes par des légumes, des musiques, des politiques économiques, des systèmes judiciaires, des moyens de transport ou quoi que ce soit d’autre. On peut aussi avoir plus de trois candidats, ce qui rend la situation encore plus aléatoire, imprévisible et irrationnelle.

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L’équilibre général Le point de départ de la théorie de l’équilibre général, dans laquelle Arrow va s’illustrer, est la constatation que, dans un système économique, tout élément dépend de tout le reste ; par exemple, la demande pour un produit dépend non seulement du prix de ce produit, mais de tous les autres prix dans l’économie. On trouve une première intuition de cette réalité dans le tableau économique de François Quesnay, en 1758, et une première formulation mathématique, sous la forme d’un système d’équations linéaires, chez Walras, en 1874. Ces équations, d’offre, de demande et de conditions de production, doivent permettre de déterminer l’ensemble des prix et des valeurs de tous les produits et de tous les facteurs de production. Walras n’avait pas les instruments mathématiques nécessaires pour démontrer l’existence d’une solution unique, c’est-à-dire d’un ensemble unique de prix et de quantités permettant d’obtenir l’équilibre entre offre et demande sur tous les marchés. Ce sont des mathématiciens tels que John von Neumann, Abraham Wald et John Nash qui vont préparer le terrain pour permettre à Arrow et Debreu de donner une première preuve complète de l’existence d’un équilibre économique général, en 1954. Un autre économiste, MacKenzie, a publié au même moment un résultat analogue. Arrow et Debreu avaient commencé leurs parcours séparément, puis décidé, en découvrant qu’ils arrivaient à des résultats analogues, de joindre leurs efforts. Kenneth Arrow avait, dès 1951, prouvé l’équivalence entre l’équilibre concurrentiel et l’optimum de Pareto. Une situation est dite Pareto-optimale s’il est impossible d’améliorer la situation d’un individu sans détériorer celle d’un autre. Cela démontre l’efficacité de l’équilibre concurrentiel, sans pour autant qu’on puisse présumer de son équité. Mais, si l’on estime nécessaire une redistribution des revenus, il vaut mieux le faire par des transferts que par une intervention dans le système des prix.

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Théoricien de l’équilibre général concurrentiel, Arrow est néanmoins convaincu que la réalité économique est très éloignée des hypothèses de ce modèle, qu’elle est complexe et ne peut être enfermée dans des formules simples, comme il en est du reste des individus. L’incertitude, étroitement liée à la liberté humaine, force à remettre en question bien des raisonnements économiques. Kenneth Arrow a consacré une partie importante de son œuvre à l’exploration des conséquences de la présence de l’incertitude et du risque. Il l’a fait, entre autres, dans le cadre de recherches sur l’économie de la santé, domaine dans lequel son article de 1963 a de nouveau joué un rôle pionnier. Il y montre comment l’incertitude et l’aversion au risque créent une demande pour l’assurance santé, mais comment, ensuite, le « hasard moral », le fait pour les individus d’être moins prudents lorsqu’ils sont assurés, mène à une surutilisation des soins médicaux. Il démontre que ces problèmes disparaissent lorsque l’ensemble des individus est couvert par un système d’assurance unique. Auteur prolixe, Kenneth Arrow a apporté des contributions majeures dans plusieurs autres domaines de la théorie économique, comme la théorie de la croissance, l’apprentissage par la pratique (learning by doing), la théorie de la production, les politiques économiques, la méthodologie…

Kenneth J. Arrow en quelques dates 1921 : naissance à New York. 1941 : maîtrise en mathématiques de l’université Columbia. 1942-1946 : service militaire, comme météorologue. 1947-1949 : membre de la commission Cowles et enseignant à l’université de Chicago. 1949-1968 : professeur (d’abord assistant) à l’université de Stanford. 1951 : doctorat en sciences économiques de Columbia. Social Choice and Individual Values ; « An Extension of the Basic Theorems of Classical Welfare Economics ».

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1953 : « Le rôle des valeurs boursières pour la répartition la meilleure des risques ». 1954 : « Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy », avec Gérard Debreu. 1956 : président de la Société d’économétrie. 1957 : médaille John Bates Clark, attribuée par l’American Economic Association pour les contributions exceptionnelles d’un économiste de moins de 40 ans. 1962 : Comité des conseillers économiques du président des États-Unis, John F. Kennedy. « The Economic Implications of Learning by Doing ». 1963 : « Uncertainty and the Welfare Economics of Medical Care ». 1965 : Aspects of the Theory of Risk-Bearing. 1968-1979 : professeur à l’université Harvard. 1971 : General Competitive Analysis, avec F. H. Hahn ; Essays in the Theory of Risk-Bearing. 1972 : prix de la Banque centrale de Suède, avec John Hicks. 1973 : président de l’American Economic Association. 1974 : The Limits of Organization. 1979 : retour à l’université de Stanford. 1983-1986 : président de l’International Economic Association. 1991 : retraite et nomination comme professeur émérite de Stanford.

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AMARTYA SEN, L’ÉCONOMIE AU SERVICE DU DÉVELOPPEMENT HUMAIN Économiste autant que philosophe, préoccupé par l’éthique, le développement, la pauvreté et la famine, Amartya Sen étudie la réalité sociale en associant rigueur théorique et analyse concrète.

Amartya Sen a reçu en 1998 le prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, pour ses contributions à la théorie du bien-être. L’année précédente, le prix avait été accordé, pour le développement de nouvelles méthodes d’évaluation des instruments financiers dérivés, aux Américains Robert C. Merton et Myron S. Scholes, conseillers du fonds spéculatif LTCM, qui fut sauvé de la faillite par la Réserve fédérale en septembre 1998. Le contraste était frappant, au point où l’on pouvait soupçonner le comité d’attribution du prix d’avoir voulu se faire pardonner son choix de 1997. Sen fut ainsi surnommé par la presse britannique le « prix Nobel des pauvres ». Philosophe autant qu’économiste, il est en effet préoccupé par l’éthique, le développement, la pauvreté et la famine. Critique de la théorie économique orthodoxe, il n’en maîtrise pas moins ses instruments et ses méthodes, qu’il a contribué à perfectionner, ce qui lui a valu la reconnaissance de ceux qu’il critique. Économètre, mathématicien et statisticien accompli, il reproche à la majorité des économistes, depuis Ricardo jusqu’à ce jour, de sacrifier l’analyse d’une réalité concrète et complexe à la virtuosité dans la construction de modèles abstraits. Il admire Adam Smith, John Stuart Mill ou Marx pour avoir échappé à ce réductionnisme. Comme lui, ils ont su combiner plusieurs disciplines et joindre l’analyse théorique et empirique pour étudier la réalité sociale. Et ils étaient mus par des convictions d’ordre éthique. Amartya Sen a un jour écrit que son intérêt pour l’économie relevait d’une passion sociale autant que d’une fascination intellectuelle. Comme John Stuart Mill ou John Maynard Keynes avant lui, il décrit l’économie comme une science morale. 333

Choix sociaux et bien-être Amartya Sen a réalisé, sous la direction de Joan Robinson, une thèse de doctorat dont il a tiré un livre consacré à la question du choix des techniques dans les pays en développement. Mais, dès ce moment, son centre d’intérêt s’est déplacé vers la question des choix sociaux, terrain de rencontre entre la politique, la sociologie et l’économie. Fasciné par le théorème d’impossibilité d’Arrow, en vertu duquel on ne peut dériver des choix collectifs rationnels à partir des choix individuels1 , Sen a entrepris d’en étudier les conditions de validité et d’en élargir le champ d’application en s’interrogeant sur la nature et les fondements de la rationalité individuelle et collective. Amartya Sen manifeste beaucoup de scepticisme par rapport aux deux significations, par ailleurs souvent confondues, de la rationalité : la poursuite du bien-être et la cohérence du comportement. La poursuite du bien-être, réduite à sa dimension matérielle, qui prend la forme de la maximisation de l’utilité dans la théorie néoclassique, n’est pas le seul moteur du comportement humain. Adam Smith, à qui l’on prête cette vision, n’y croyait d’ailleurs pas. Les individus ne cherchent pas uniquement à consommer passivement. Ils agissent en cherchant à accomplir des choses. Ils poursuivent de nombreux objectifs qui ne sont pas tous nécessairement compatibles. Ils ne sont pas systématiquement en concurrence les uns avec les autres. Ils se préoccupent du sort des autres, pas seulement de leurs parents et amis, et cela parfois au détriment de leurs propres intérêts. Ils ont le sens du devoir, de l’engagement. Ils agissent en fonction de normes sociales. On est ici à la frontière de l’économie et de la sociologie. L’étude des motivations humaines est, pour Sen, l’un des domaines les moins explorés de l’économie.

1. Voir « Kenneth J. Arrow et les limites des choix collectifs », Alternatives Economiques n° 241, novembre 2005.

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À la théorie traditionnelle du bien-être, Sen reproche son cadre étroitement utilitariste2 , en particulier l’hypothèse en vertu de laquelle le bien-être collectif serait la somme des utilités individuelles. Une économie peut très bien connaître un optimum de Pareto, une situation où personne ne peut voir son bien-être amélioré sans diminuer celui d’une autre personne, et comprendre un très grand nombre de miséreux, s’il est impossible d’améliorer le sort d’un pauvre sans détériorer celui d’un riche. Réalité ultime pour l’économie orthodoxe, l’utilité ne doit pas être la seule dimension prise en compte dans la théorie des choix sociaux. Il faut y ajouter, entre autres, la liberté, la justice et les droits individuels. Sen a d’ailleurs montré, dans un article célèbre3 , que l’optimum de Pareto peut être incompatible avec la liberté. Développement, inégalités et pauvreté Originaire de l’Inde, pays avec lequel il est toujours resté en contact, Amartya Sen a consacré une importante partie de ses recherches à l’étude des problèmes liés au développement. Là aussi, il associe la rigueur théorique à l’analyse concrète et s’attache à remettre en question les idées reçues. Il convient d’abord de faire la distinction entre la croissance et le développement. La croissance renvoie à l’augmentation quantitative de la production matérielle, mesurée par le produit national brut (PNB). Elle est évidemment essentielle au développement, en particulier avec la croissance de la population. Mais le développement renvoie à un processus beaucoup plus riche, complexe et multidimensionnel, dont l’économie n’est qu’une des composantes.

2. Pour l’utilitarisme, l’utile, par opposition à la beauté, la vérité ou la justice, est le principe de toutes les valeurs. Pour Jeremy Bentham (1748-1832), pionnier de cette doctrine, l’utilitarisme consiste à rechercher « le plus grand bonheur du plus grand nombre » en s’appuyant sur « l’arithmétique des plaisirs ». 3. « The Impossibility of a Paretian Liberal », Journal of Political Economy, 1972.

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Le développement ne doit pas se limiter à la croissance du revenu et de la consommation matérielle. Il s’agit de viser aussi le développement de toutes les potentialités humaines. Il faut faire en sorte que se multiplient les options qui s’ouvrent à un individu sur le chemin de la vie. Pour celui qui est bien nourri, bien habillé, bien logé, mais analphabète et handicapé, comme pour celui qui est très cultivé, mais privé de liberté politique, du droit de parole et d’écrit. Le bien-être ne dépend pas seulement de ce qu’un individu possède, mais de ce qu’il peut faire, de l’horizon qui s’ouvre à lui et de sa liberté de choisir la voie qu’il veut suivre. Sen a créé l’expression « capabilité » (capability) pour exprimer cette réalité. Être pauvre, ce n’est pas seulement être privé de ressources, mais aussi de capabilités. Le développement consiste à élargir le champ de ces choix en permettant aux habitants d’un pays de développer leurs capabilités. Amartya Sen a développé des méthodes complexes pour mesurer les inégalités et la pauvreté. Le revenu est en effet loin d’être le seul critère pour mesurer la pauvreté. Et il ne suffit pas non plus, pour en évaluer l’extension, de dénombrer les personnes se trouvant sous le seuil quantitatif de la pauvreté. Il faut s’interroger sur la distribution et l’intensité de cette pauvreté. Il faut tenir compte de l’accès aux soins de santé et à l’éducation, du taux de mortalité infantile, du taux d’alphabétisation et plus généralement de la qualité de la vie. Sur la base des travaux de Sen, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a élaboré un indice synthétique de développement humain, qui cherche à intégrer toutes ces dimensions. Sen s’est aussi intéressé aux inégalités entre les sexes. Il a montré que le sous-développement et la pauvreté affectaient toujours plus les femmes que les hommes. Non seulement leurs revenus sont nettement inférieurs ou tout simplement inexistants, mais, dans la plupart des pays du monde, les femmes n’ont pas le même accès à l’éducation et à la santé que les hommes et, bien entendu,

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au pouvoir politique. C’est pourquoi Amartya Sen propose que le développement vise d’abord l’amélioration de la condition des femmes. La vraie nature des famines À l’âge de 9 ans, Amartya Sen a été témoin de la terrible famine qui coûta la vie à 3,5 millions de personnes au Bengale, en 1943 : « Je me suis souvenu de manière frappante de ces scènes déchirantes quand, plus de trois décennies plus tard, j’ai essayé de faire une analyse économique des causes et du déroulement des famines4 . » Outre celle du Bengale, Sen a mené des recherches sur plusieurs autres famines, survenues, entre autres, en Afrique subsaharienne et en Chine. On associe généralement les famines à la pénurie de nourriture, qui serait causée par des mauvaises récoltes, des inondations, bref, des catastrophes naturelles. Pour Amartya Sen, ce sont des facteurs socioéconomiques qui sont en jeu. Les famines ne sont pas causées par l’insuffisance de la nourriture, mais par l’inégalité de l’accès à cette nourriture, elle-même provoquée par l’inégalité dans la répartition des revenus. Les structures politiques jouent aussi un rôle clé. Les pays démocratiques, même pauvres, ne sont pas touchés par les famines. Là où les gouvernements n’ont pas de compte à rendre à la population, là où la presse est muselée, les famines peuvent atteindre des proportions gigantesques sans remettre le pouvoir en question, comme ce fut le cas en Chine pendant le Grand Bond en avant, entre 1958 et 1962, où l’on estime à 30 millions le nombre de morts.

4. Entretien avec Arjo Klamer, Journal of Economic Perspectives, 1989.

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Amartya Sen en quelques dates 1933 : naissance à Santiniketan, au Bengale. 1953 : baccalauréat du Presidency College de Calcutta. Début des études à Cambridge, Angleterre. 1957-1963 : Fellow de Trinity College, Cambridge. 1959 : doctorat de l’université de Cambridge. 1960 : Choice of Techniques. 1963-1971 : professeur à l’université de Delhi. 1970 : Collective Choice and Social Welfare. 1971-1977 : professeur à la London School of Economics. 1973 : On Economic Inequality. 1975 : Employment, Technology and Development. 1977-1988 : professeur à Oxford. 1981 : Poverty and Famines. 1982 : Utilitarianism and Beyond et Choice, Welfare and Measurement. 1984 : président de la Société d’économétrie. Resources, Values and Development. 1985 : Commodities and Capabilities. 1986-1989 : président de l’Association internationale des sciences économiques. 1987 : On Ethics and Economics ; The Standard of Living. 1988-1998 : professeur à Harvard, aux États-Unis. 1992 : Inequality Reexamined. 1993 : The Quality of Life. 1994 : président de l’American Economic Association. 1998 : prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. 1998-2004 : directeur de Trinity College. 1999 : Development as Freedom. 2002 : Rationality and Freedom. 2005 : The Argumentative Indian. 2006 : Identity and Violence. 2009 : The Idea of Justice.

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ROBERT LUCAS ET LE REJET DES POLITIQUES ÉCONOMIQUES Fer de lance de la nouvelle macroéconomie classique, fondée sur l’hypothèse de l’équilibre des marchés et des anticipations rationnelles, Robert Lucas a mené une critique radicale de l’efficacité des politiques économiques.

La fin des années 1960 voit apparaître dans la plupart des économies des problèmes que les politiques keynésiennes semblent incapables de juguler. En particulier, alors que les taux d’inflation et de chômage évoluaient jusque-là en sens contraire, on assiste à une hausse simultanée de ces deux taux. À défaut de l’expliquer, on désigne ce phénomène par le néologisme « stagflation ». Parallèlement, sur le plan des idées, le consensus keynésien de l’après-guerre commence à s’effriter. En 1968, Milton Friedman, chantre d’un libéralisme radical, dont la traversée du désert s’achève, propose le concept de taux naturel de chômage, déterminé par la structure du marché du travail. Il affirme qu’il est impossible de réduire ce taux par les politiques keynésiennes habituelles, en particulier par la politique monétaire. La table est mise pour ce que d’aucuns ont appelé une révolution en macroéconomie. Elle est menée par de jeunes économistes qui, au moyen de techniques mathématiques sophistiquées, vont, en cherchant à donner à la macroéconomie des fondements micro-économiques rigoureux, renverser le paradigme keynésien et lui substituer ce qu’on a appelé la nouvelle macroéconomie classique. Le leader incontesté de cette révolution est Robert Lucas, « l’économiste qui a eu la plus grande importance dans le champ de la recherche macroéconomique depuis 1970 », selon l’Académie royale des sciences de Suède, qui lui a attribué le prix de la Banque de Suède en 1995.

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Fils de parents touchés par la crise et sympathisants de Roosevelt et du New Deal, Lucas est d’abord un « libéral », au sens américain du terme, et un keynésien, comme la plupart de ses collègues. L’enseignement de Friedman et l’atmosphère de Chicago, où il fait ses études de doctorat et enseigne depuis 1974, jouent un rôle déterminant dans la transformation qui en fera l’adepte d’un libéralisme radical : « Je ne vois pas d’un très bon œil l’intervention gouvernementale dans de nombreux cas1 . » Partageant les orientations idéologiques et politiques de Friedman, Lucas lui reproche toutefois son manque de sophistication théorique. Il décrit ses propres travaux comme visant à donner des fondements théoriques rigoureux aux propositions politiques mises en avant par Friedman et ses collègues de l’école de Chicago. Elles s’appuient, entre autres, sur l’hypothèse des anticipations rationnelles. Anticipations rationnelles Dans toute activité économique, comme du reste dans la vie courante, les anticipations jouent un rôle fondamental. Elles constituent un axe essentiel de la vision de Keynes. Mais Lucas reproche à ce dernier, ainsi qu’à toute la macroéconomie moderne, d’avoir une conception rudimentaire des anticipations et de ne pas expliquer comment elles se forment. Cette déficience est comblée par l’hypothèse des anticipations rationnelles formulée par son collègue de Carnegie, John Muth, en 1961. Cette hypothèse étend au domaine de l’information la rationalité de l’homo œconomicus. Les agents économiques recueillent et utilisent de manière rationnelle les informations dont ils disposent. Selon les termes de Muth, « les anticipations, du fait qu’elles constituent des prédictions informées quant aux événements futurs, sont essentiellement la même chose que les prédictions de la théorie pertinente ». En d’autres termes, toute personne a, de la structure et du fonctionnement de l’économie, la même connaissance que ce qu’enseigne 1. Entretien avec Arjo Klamer dans Entretiens avec des économistes américains, Seuil, 1988.

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la théorie. Les anticipations subjectives coïncident avec les valeurs réelles des variables. À ceux qui lui reprochent l’irréalisme de cette hypothèse, Muth répond avec l’argument méthodologique de Friedman : peu importe le réalisme d’une hypothèse si on peut en déduire des prédictions empiriquement testables. C’est ce que fait Lucas, en appliquant à la macroéconomie une hypothèse que, pour sa part, Muth avait mise en avant pour expliquer des phénomènes relevant de la microéconomie. De l’hypothèse de Muth, il conclut que les agents ne peuvent être trompés systématiquement. Ils adapteront ainsi leurs comportements aux conséquences anticipées de toute politique économique, ce qui la rend inefficace. Seules des politiques prenant les gens par surprise peuvent avoir une efficacité, mais ce ne sera que temporaire, car ils apprendront de leurs erreurs. On a appelé cette implication de la nouvelle macroéconomie classique « théorème de l’inefficacité des politiques économiques ». Aucune politique économique ne peut réduire le chômage de quelque manière que ce soit. Fluctuations et chômage Lucas reproche à Keynes, entre autres, d’avoir centré son analyse sur la question de la détermination du niveau de la production et de l’emploi dans une économie. À sa suite, toute la macroéconomie s’est engagée dans cette voie erronée et sans issue. Avant Keynes, on s’intéressait aux fluctuations cycliques des économies, phénomènes beaucoup plus importants et significatifs. Telle était, en particulier, la perspective dans laquelle travaillaient Wesley Clair Mitchell et Friedrich Hayek, ce dernier cherchant à rendre compte des cycles au moyen d’une analyse d’équilibre. C’est cette approche « classique », rejetée par Keynes, que Lucas veut réhabiliter et développer. De là vient l’appellation « nouvelle macroéconomie classique ». « Classique » renvoie au projet de Mitchell et Hayek, et « nouvelle » aux techniques plus sophistiquées qui sont mises en œuvre par ces macroéconomistes. 341

Pour Lucas, une analyse économique rigoureuse, quel que soit son domaine d’application, doit partir de l’hypothèse que tous les marchés sont toujours en équilibre. Cela inclut, en particulier, le marché du travail. On appelle d’ailleurs alternativement « macro­ économie d’équilibre » la nouvelle macroéconomie classique. C’est Walras, avec son modèle d’équilibre général fondé sur l’hypothèse de la rationalité de l’agent économique, qui est ici l’inspirateur. Équilibre des marchés et anticipations rationnelles constituent les deux hypothèses fondamentales de la nouvelle macroéconomie classique. Dans un univers ainsi équilibré et stable, ce sont des chocs monétaires qui déclenchent des fluctuations. Sur cette base, Lucas rejette le concept keynésien de chômage involontaire. Le marché du travail étant constamment en équilibre, les fluctuations de l’emploi sont le résultat des choix rationnels que les chômeurs font entre le travail et le loisir, loisir incluant parmi ses variantes la recherche d’un emploi. Les fluctuations de l’emploi découlent du fait que l’offre de travail réagit fortement à de petites variations dans le salaire réel. Critique virulent de la nouvelle macroéconomie classique, James Tobin estime qu’elle explique les périodes de chômage massif par un accès collectif de paresse de la part des travailleurs. Limites de la politique économique Critique radical de toute politique économique, Lucas l’est aussi des modèles économétriques sur lesquels se fondent ces politiques, ce qu’il appelle la « théorie de la politique économique ». Un célèbre article de 1976 a donné naissance à ce qu’on a appelé la « critique de Lucas ». Les modèles économétriques traditionnels, monétaristes autant que keynésiens, supposent que le comportement des agents ne change pas quand changent les politiques économiques. Ils sont ainsi impuissants à prédire les effets sur l’économie des déficits budgétaires et des variations de la masse

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monétaire, tels que ceux qu’on a connus dans les années 1970. En réalité, tout changement de politique modifie le comportement des agents et donc la structure des modèles économétriques. De ses analyses, Lucas conclut que les politiques économiques traditionnelles sont inefficaces. Une stimulation de la demande anticipée et systématique ne peut avoir aucun impact sur la production et l’emploi, contrairement à ce qu’espérait Keynes. Les agents finissent toujours par deviner les intentions des dirigeants politiques, qui réagissent en fonction de la conjoncture, et ils ajustent leurs comportements en conséquence. Dès lors, la politique économique doit se restreindre à la mise en œuvre de règles du jeu stables et prévisibles, semblables à celles que Friedman avait suggérées dans un célèbre article de 1948, « A Monetary and Fiscal Framework for Economic Stability » : un taux d’accroissement annoncé à l’avance de la masse monétaire, la stabilité des dépenses publiques et l’équilibre budgétaire. Approuvant en cela les économistes de l’offre, Lucas propose l’abolition de toute forme d’impôt sur le capital. Les dépenses et les transferts gouvernementaux ne doivent pas varier en fonction des fluctuations économiques. Enfin, les gouvernements doivent s’engager à ne jamais intervenir pour modifier les prix et les salaires déterminés dans le secteur privé. La meilleure politique économique est en définitive l’absence de politique économique.

Robert Lucas en quelques dates 1937 : naissance à Yakima, dans l’État de Washington. 1959 : baccalauréat en histoire à l’université de Chicago. 1964 : doctorat en sciences économiques à l’université de Chicago. 1963-1967 : professeur assistant au Carnegie Institute of Technology, à Pittsburg. 1967-1974 : professeur à l’université Carnegie-Mellon.

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1969 : avec Leonard A. Rapping, « Price Expectations and the Phillips Curve ». 1972 : « Expectations and the Neutrality of Money ». 1973 : « Some International Evidence on Out put-Inflation Tradeoffs ». 1974 : professeur à l’université de Chicago. 1975 : « An Equilibrium Model of the Business Cycle ». 1976 : « Econometric Policy Evaluation : A Critique ». 1977 : « Understanding Business Cycles ». 1978 : « After Keynesian Macroeconomics ». 1980 : « Rules, Discretion, and the Role of the Economic Advisor ». 1981 : « Methods and Problems in Business Cycle Theory ». 1987 : Models of Business-Cycle. 1988 : rédacteur en chef du Journal of Political Economy. « On the Mechanics of Economic Development ». 1995 : prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. 1996 :  « Monetary Neutrality ». 1997 : président de la Société économétrique. 2001 : président de l’American Economic Association. 2002 : Lectures on Economic Growth. 2008 : « Ideas and Growth ».

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WASSILY LEONTIEF, CRÉATEUR DE L’ANALYSE INTERINDUSTRIELLE Économiste américain d’origine russe, Wassily Leontief a renouvelé l’étude de l’économie grâce à son analyse inter­ industrielle. Ce modèle d’équilibre fondé sur des données empiriques a bouleversé la méthodologie de la discipline.

Wassily Leontief avait 11 ans au moment de la révolution bolchevique. Il disait garder un vif souvenir des balles sifflant à ses oreilles au moment de la révolution de février et d’un discours de Lénine prononcé du haut d’une tribune dressée devant le Palais d’hiver. Son opposition ouverte à l’absence de liberté sous le nouveau régime communiste et sa sympathie affirmée pour les mencheviks lui ont valu des séjours répétés en prison. Une tumeur à la joue gauche lui a permis de quitter l’URSS en 1925. On croyait qu’il allait mourir bientôt et que le diplôme d’« économiste distingué », décerné par l’université de Leningrad, ne servirait à rien. Beaucoup plus tard, les autorités soviétiques chercheront à récupérer la notoriété de Leontief, faisant valoir que son premier article, publié en 1925, annonçait la théorie de l’input-output à partir d’une étude de l’économie soviétique. Critique de la planification soviétique, Leontief n’a jamais pour autant été partisan d’un libéralisme radical. Attaché à la liberté politique, croyant aux vertus de l’initiative privée, il n’en considère pas moins que l’État a un rôle primordial à jouer dans l’économie. Sa conviction se renforce d’ailleurs avec la remise en question, à partir des années 1970, de l’interventionnisme étatique et le triomphe de ce qu’on appelle le néolibéralisme. Leontief est convaincu du fait qu’une planification démocratique est essentielle pour assurer une croissance économique équilibrée, une diminution des écarts de revenus et donc une société plus viable. Il faut donner à l’humanité les moyens de maîtriser son destin.

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L’analyse interindustrielle et ses applications Les contributions de Leontief couvrent plusieurs domaines de l’analyse et de la méthodologie économiques ainsi que de la réflexion politique et sociale. Mais sa réputation s’appuie entièrement sur une innovation qu’il n’a cessé d’explorer et d’approfondir jusqu’à la fin d’une très longue carrière : l’analyse interindustrielle, ou analyse input-output (appelée aussi analyse entrées-sorties). La conception de l’économie comme un ensemble interrelié de secteurs entre lesquels circulent des produits et de l’argent est ancienne. Le tableau économique de François Quesnay1, publié en 1758, en est l’une des premières illustrations. Deux auteurs par ailleurs aussi différents que Karl Marx et Léon Walras s’en sont inspirés. Leontief, qui s’est plongé dans la lecture de tous les classiques lorsqu’il étudiait à Leningrad, revendique cette filiation. Mais il reproche à ses prédécesseurs, plus particulièrement au modèle d’équilibre général de Walras, le caractère abstrait de leur analyse, l’absence d’assise empirique. Très tôt, il se fixe comme objectif de construire un modèle d’équilibre fondé sur les données réelles de l’économie. L’étude qu’il effectue en 1929 sur le réseau de chemins de fer chinois inspire celle qu’il entreprend sur l’économie américaine à son arrivée à New York en 1931, et qu’il poursuit à Harvard. C’est dans un article publié en 1936 qu’apparaissent pour la première fois les termes input et output, et en 1941 qu’est publié le premier tableau de l’économie américaine, pour les années 1919 et 1929. Cet ouvrage demeure la contribution la plus influente et la plus importante de Leontief. L’analyse interindustrielle consiste à découper une économie, qui peut être autant mondiale ou régionale que nationale, en branches fabriquant un produit homogène, chaque branche achetant des 1. Voir « François Quesnay, fondateur de la physiocratie », Alternatives Économiques n° 206, septembre 2002, disponible dans les archives du site Internet d’Alternatives Économiques.

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biens de toutes les autres et vendant son produit à toutes les autres. Dans son premier modèle, construit à l’aide de calculateurs mécaniques, Leontief, en s’appuyant sur les statistiques manufacturières de l’économie américaine, celles du National Bureau of Economic Research, et ses propres investigations statistiques, découpe l’économie américaine en quarante-quatre branches. Ces premiers tableaux donneront rapidement naissance, avec le perfectionnement des machines à calculer et l’avènement de l’ordinateur, à une progéniture de plus en plus nombreuse et sophistiquée. En 1948, Leontief met sur pied un centre de recherche à Harvard pour l’étude de l’analyse interindustrielle. Une première conférence internationale sur le sujet se tient en 1950 et plusieurs autres suivront. Leontief montre lui-même la voie dans l’application de l’analyse interindustrielle à plusieurs problèmes. Elle est utilisée pour prévoir les difficultés économiques qui se manifesteront à la sortie de la guerre. Elle sert bien sûr à la planification économique. C’est ce qui amènera du reste les autorités américaines, après la victoire présidentielle de Eisenhower en 1952, à mettre le frein sur une analyse dont on craint qu’elle ne soit le cheval de Troie du communisme. En Chine, au contraire, après s’être intéressé à la nouvelle technique, on la mettra à l’index comme l’invention d’économistes bourgeois ! Précisément, Leontief estime que sa méthode est applicable à toute forme d’économie. L’analyse interindustrielle sert aussi à étudier l’inflation, en montrant comment les fluctuations de prix et de salaires se répercutent entre les secteurs. En l’appliquant au commerce international, Leontief découvre que, contrairement à ce que laisse prévoir la théorie orthodoxe du commerce international, les États-Unis exportent principalement des produits intensifs en travail et importent des produits intensifs en capital. Ce « paradoxe de Leontief » a été vérifié dans le cas de plusieurs autres pays et a donné lieu à une abondante controverse, qui n’est pas encore conclue.

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Infatigable, Leontief a étendu ses filets dans plusieurs autres directions à partir des années 1970. Il s’est ainsi servi de l’analyse interindustrielle pour étudier les problèmes de l’environnement, l’incidence des mesures de dépollution sur les prix, l’effet de la croissance sur les ressources naturelles, l’impact des progrès technologiques sur l’automation. Il s’est aussi penché sur les questions de développement, concluant que les écarts entre pays riches et pays pauvres ne pouvaient être réduits que par des programmes d’aide internationale, et l’ouverture des frontières des premiers aux importations en provenance des seconds. Il a poursuivi des travaux sur l’analyse multirégionale et, à la demande des Nations unies, il a entrepris en 1973 une vaste étude sur l’économie mondiale. Critique de la méthodologie économique Leontief a sous-titré son livre de 1941 « Une application empirique de l’analyse de l’équilibre ». Il n’y a pas pour lui d’« économie pure », comme le croyait Walras. Il s’agit d’une science expérimentale et appliquée. C’est ce qui l’amène à être très critique face à la pratique de la plupart de ses collègues. L’économiste ne doit pas craindre de se salir les mains dans la collecte de données empiriques pour étudier les problèmes réels. Dans « Implicit Theorizing : A Methodological Criticism of the Neo-Cambridge School » (1937), il critique la tendance répandue à construire des modèles dont les conclusions sont déjà incluses dans les prémisses. Loin de s’atténuer, ses critiques se feront plus virulentes à partir des années 1960. Crachant dans la soupe, il souligne, dans son discours présidentiel à l’American Economic Association en 1971, la stérilité d’une bonne partie de la théorie économique contemporaine. C’est d’ailleurs son rejet de l’orientation méthodologique du département d’économie de Harvard qui l’amène à en démissionner en 1975, pour commencer une nouvelle carrière à l’âge de 70 ans.

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Tout en maîtrisant parfaitement les mathématiques, qu’il utilise largement dans son œuvre, Leontief accuse la plupart de ses collègues de se complaire dans la construction de modèles mathématiques élégants et inutiles. Il insiste aussi sur la nécessité de la coopération interdisciplinaire pour avancer dans la connaissance de l’économie et de la société, coopération qu’il a toujours pratiquée dans les centres de recherche qu’il a mis sur pied. Alors que sa critique du discours économique dominant se radicalise, Leontief remet de plus en plus sévèrement en question les conclusions qu’on en tire quant à l’ajustement automatique des marchés et au laisser-faire. Il le fait dans une série de publications destinées à un large public qu’il cherche à mettre en garde contre cette dérive dangereuse de l’économie contemporaine. À contre-courant de l’air du temps, il propose, en 1975, avec le président du syndicat des travailleurs de l’automobile, la création d’un organisme central de planification aux États-Unis.

LES TABLEAUX D’INPUT-OUTPUT Un premier tableau d’input-output divise l’économie en secteurs, disposés de haut en bas sur la première colonne de gauche et de gauche à droite sur la première rangée. Chaque rangée donne les ventes du secteur mentionné à gauche à tous les secteurs mentionnés en haut du tableau. Chaque colonne donne les inputs achetés par le secteur mentionné en haut de chacun des secteurs mentionnés à gauche. La somme de chaque rangée est l’output total du secteur ; la somme de chaque colonne est l’ensemble des achats du secteur. De ce premier tableau, appelé aussi tableau des transactions, on dérive un second tableau de coefficients techniques, qui nous indique quelle quantité de la production de tous les secteurs est nécessaire à la production d’une unité de valeur de chaque secteur.

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Wassily Leontief en quelques dates 1906 : naissance le 5 août à Saint-Pétersbourg, en Russie. 1921-1925 : études en philosophie, sociologie et économie à l’université de Leningrad (ex-Saint-Pétersbourg), qui lui décerne un diplôme en économie. 1925 : quitte l’URSS et s’inscrit à l’université de Berlin, où il suit les cours de Sombart. 1927-1930 : membre de l’Institut pour l’économie mondiale de l’université de Kiel, en Allemagne. 1928 : doctorat à l’université de Berlin, sous la direction de Borkiewicz. 1929 : conseiller du ministère des Chemins de fer en Chine, à Nanking, pendant douze mois. 1931 : emploi au National Bureau of Economic Research, à New York. 1932 : nommé à l’université Harvard, où il atteint le rang de professeur en 1946. 1941 : The Structure of the American Economy, 1919-1929. 1948-1973 : fonde et dirige le Harvard Economic Research Project. 1953 : Studies in the Structure of the American Economy, avec d’autres auteurs. 1954 : président de la Société d’économétrie. 1966 : Input-Output Economics ; Essays in Economics : Theories and Theorizing. 1968 : nommé officier de la Légion d’honneur. 1970 : président de l’American Economic Association. 1973 : prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. 1975 : quitte Harvard pour l’université de New York, où il fonde et dirige l’Institute for Economic Analysis de 1978 à 1985. 1977 : Essays in Economics, vol. 2, Theories, Facts and Policies ; The Future of the World Economy, avec Anne P. Carter et Peter Petri. 1983 : Military Spending : Facts and Figures, Worldwide Implications and Future Outlook, avec Faye Duchin ; The Future of Non-Fuel Minerals in the U.S. and World Economy, avec J. Koo, S. Nasar et I. Sohn. 1986 : The Future Impact of Automation on Workers, avec Faye Duchin. 1999 : décès le 5 février à New York.

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ROBERT SOLOW, PIONNIER DE LA THÉORIE DE LA CROISSANCE Économiste keynésien, Robert Solow est à l’origine de la théorie néoclassique de la croissance. Son analyse a mis en lumière le rôle déterminant du progrès technique.

Robert Solow fait partie de ce groupe d’économistes keynésiens, parmi lesquels on compte son collègue Paul Samuelson, ainsi que James Tobin et Walter Heller, qui ont joué un rôle important dans les débats de politique économique au début des années 1960, en particulier sous la présidence de John F. Kennedy. Membre du comité des conseillers économiques du Président, Solow fut l’un des architectes de ce qu’on a appelé la « nouvelle économie ». C’était l’heure du triomphe de l’interventionnisme et l’on croyait avoir trouvé le moyen de maîtriser les récessions et le chômage. De cette expérience, Solow a écrit qu’elle lui a permis de se rendre compte que la macroéconomie pouvait aider à comprendre le monde et, jusqu’à un certain point, le changer. Sur le plan politique, Solow se déclare de centre gauche, sympathique aux régimes de capitalisme mixte du type de ceux mis en place en Europe du Nord. Il avoue même avoir été passionné par la théorie économique marxiste, alors qu’il suivait les cours de Paul Sweezy. Mais il ajoute que c’est son tuteur à Harvard, Wassily Leontief, qui lui a appris l’économie. Avec dix autres récipiendaires du prix de la Banque de Suède, dont Samuelson, Stiglitz et Arrow, il a appelé aux élections présidentielles américaines de 2004 à voter pour le candidat démocrate John Kerry, dénonçant les baisses d’impôts massives prévues alors dans l’agenda républicain : « Le président Bush et son gouvernement se sont embarqués dans une course inconsciente et extrême qui met en danger la santé économique à long terme de notre nation. »

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Croissance et progrès technique Robert Solow est un auteur prolifique, comme sa bibliographie en fait foi, mais ce sont deux articles de facture très technique, publiés en 1956 et 1957, qui ont assuré sa notoriété et lui ont valu le prix de la Banque de Suède. Ils sont considérés comme les textes fondateurs de la théorie néoclassique moderne de la croissance. Bien sûr, ce thème a toujours intéressé les économistes. Les classiques et Marx lui donnaient le nom d’accumulation du capital. Pour Adam Smith et un grand nombre de ses successeurs, cette accumulation est le fruit de l’épargne, transformée en investissement. Au milieu du XXe siècle, s’inspirant de Keynes, Roy F. Harrod et Evsey Domar ont construit des modèles faisant ressortir l’instabilité de la croissance : dès que l’on s’éloigne d’un sentier équilibré de croissance, aucune force ne tend à nous y ramener. C’est ce qu’on a appelé le « cheminement sur un fil de rasoir ». Le premier objectif de Solow, dans son article de 1956, est de montrer qu’une croissance stable est possible. Il suffit pour cela de lever une hypothèse – selon lui irréaliste – du modèle de HarrodDomar, celle de la fixité des coefficients de production, c’est-à-dire le rapport entre les quantités de travail et de capital utilisées dans la production. Si l’on admet que ce rapport est flexible et se modifie en réaction aux changements dans la rémunération des facteurs, on peut montrer qu’il existe dans l’économie un sentier de croissance stable caractérisé par le plein-emploi. Mais là n’est pas le message principal de Solow. Il consiste plutôt à mettre en lumière le rôle, jusque-là négligé, du progrès technique dans la croissance. Cette croissance s’explique en effet par trois facteurs : l’augmentation du capital, liée à l’épargne ; l’augmentation de la main-d’œuvre, liée à celle de la population ; et un facteur résiduel, exogène, qui est le progrès technique, l’innovation. C’est ce dernier qui est, de loin, le plus important, et non le taux d’épargne. Alors que l’article de 1956 présente un modèle théorique abstrait, celui de 1957 propose des méthodes de mesure 352

empirique des sources de la croissance, jetant les bases de ce qu’on appelle la comptabilité de la croissance. Appliquant sa méthode aux données de l’économie américaine pour les années 1909 à 1949, Solow découvre que l’augmentation de la quantité de capital par heure de travail rend compte d’un huitième de la croissance, le reste étant causé par le progrès technique. Ce progrès technique prend diverses formes. Il peut s’agir d’une meilleure organisation du travail et de l’équipement existant. Il peut aussi être incorporé dans de l’équipement nouveau – dans des travaux ultérieurs, Solow explique comment on doit tenir compte de la structure en termes d’âge du capital en construisant des modèles « millésimés ». Il peut de plus se présenter sous la forme d’amélioration des qualifications de la main-d’œuvre. Solow est ainsi l’un des premiers économistes à mettre l’accent sur l’importance des dépenses en recherche et en éducation pour stimuler la croissance économique. Il est convaincu par ailleurs qu’on ne peut compter uniquement sur l’entreprise privée dans ce domaine. Les gouvernements ont un rôle capital à jouer. La productivité est une affaire d’État. Des coups à gauche… Il y a un paradoxe chez Solow. Il ne croit pas aux possibilités d’un véritable dialogue constructif entre des protagonistes qui partent de postulats radicalement opposés. Il rappelle à ce propos les paroles du philosophe Frank Ramsey, qui comparait plusieurs dialogues académiques à celui-ci : « Je suis allé à Grandchester aujourd’hui. C’est drôle, moi je n’y suis pas allé. » En même temps, sa carrière a précisément été marquée par de vives controverses, dont il a toutefois affirmé par la suite qu’elles lui avaient fait perdre du temps inutilement.

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La première, et la mieux connue, l’a opposé aux théoriciens postkeynésiens, disciples radicaux de Keynes, groupés autour de Joan Robinson, Piero Sraffa, Nicholas Kaldor, Luigi Pasinetti et Pierangelo Garegnani. La plupart de ces derniers étant basés à Cambridge, en Angleterre, alors que Solow et son principal allié, Samuelson, sont de Cambridge, Massachusetts, on a parlé de « la guerre des deux Cambridge », qui a fait rage dans les années 1950 et 1960. Les postkeynésiens n’acceptaient pas l’existence d’un modèle de croissance stable. La faille principale de ce modèle, selon eux, consistait à croire qu’on peut mesurer une grandeur appelée « capital » indépendamment de la connaissance des prix et du taux de profit. À partir du moment où la mesure du capital dépend, entre autres, du taux de profit, le modèle néoclassique de détermination des prix et des revenus, dont on déduit la stabilité de la croissance, s’écroule. Solow a répondu à cette critique, entre autres, en introduisant un nouveau concept, celui de taux de rendement du capital. Surtout, il a écrit, au début de l’un des articles consacrés à ce pugilat : « J’ai depuis longtemps abandonné l’illusion que les participants à ce débat communiquent vraiment les uns avec les autres. » Le fait que la position néoclassique de Solow et de Samuelson ait été qualifiée de « keynésianisme bâtard » par Joan Robinson illustre bien l’âpreté d’une controverse qui s’est terminée par épuisement des pugilistes, sans véritable mise hors de combat. … et à droite Après avoir frappé à gauche, Solow s’est attaqué au coin droit de l’arène à partir des années 1970, avec la montée du monétarisme, puis de la nouvelle macroéconomie classique. Alors que les postkeynésiens se sont attaqués à son modèle de croissance de 1956, les néolibéraux s’en sont pris à la courbe de Phillips, qu’il avait introduite avec Samuelson dans un article de 1960. Cette courbe illustre l’existence d’un arbitrage stable entre l’inflation et 354

le chômage (moins de l’un entraîne plus de l’autre) et donne aux dirigeants politiques un choix d’objectifs à atteindre au moyen des politiques budgétaires et monétaires. Milton Friedman porte le premier coup en 1968, en affirmant l’existence d’un taux naturel de chômage, impossible à réduire par les politiques économiques traditionnelles. Il n’y a donc pas d’arbitrage entre inflation et chômage à long terme. Pour les nouveaux économistes classiques, il n’y en a pas non plus à court terme, de sorte que toute politique économique est inefficace. Solow raconte qu’avec la montée de la popularité de ces nouvelles théories, il a commencé à enseigner de la « macroéconomie d’opposition ». Il est devenu l’un des critiques les plus acharnés de ces nouvelles approches qui mettent l’accent sur l’auto-régulation des marchés et prônent le désengagement économique de l’État. Tout en reconnaissant que la courbe de Phillips n’a sans doute pas la stabilité qu’il lui prêtait, il n’accepte pas la notion de taux de chômage naturel. Quant aux thèses, plus radicales encore, sur l’inefficacité des politiques économiques, de Lucas, Sargent et Barro, fondées sur l’hypothèse de la réalisation continuelle et parfaite de l’équilibre des marchés, Solow déclare que ses réticences sont fondamentales. Ces thèses découlent à ses yeux d’une illusion théorique et méthodologique : celle de l’existence d’une science économique universelle, fondée sur l’axiome de la rationalité, négligeant l’influence des institutions sociales, des croyances et des idéologies. Pas plus en économie qu’ailleurs, selon Solow, il n’y a de vérité finale et indépassable, de « théorie du tout ». Évidemment, Robert Solow ne s’est pas contenté de polémiquer et de défendre ses contributions des années 1950. Outre les nombreux travaux qu’il a consacrés à la croissance, il s’est penché, entre autres, sur les politiques d’emploi et de stabilisation, sur l’étude du marché du travail, sur les techniques de programmation linéaire, sur l’économie urbaine et sur la question des ressources non renouvelables. 355

Robert Solow en quelques dates 1924 : naissance à Brooklyn, le 23 août. 1949 : maîtrise à l’université Harvard. 1950 : début de sa carrière au Massachusetts Institute of Technology (MIT). 1951 : doctorat de l’université Harvard. 1956 : « A Contribution to the Theory of Economic Growth ». 1957 : « Technical Change and the Aggregate Production Function ». 1958 : Linear Programming and Economic Analysis, avec Robert Dorfman et Paul A. Samuelson. 1960 : Analytical Aspects of Anti-Inflation Policy, avec Paul A. Samuelson ; Investment and Technical Progress. 1961 : médaille John Bates Clark, pour les contributions remarquables d’un économiste de moins de 40 ans. 1961-1962 : membre du Comité des conseillers économiques du président Kennedy. 1963 : Capital Theory and the Rate of Return. 1964 : The Nature and Sources of Unemployment in the United States. 1969 : Price Expectations and the Behaviour of the Price Level. 1970 : Growth Theory : an Exposition. 1973 : Does Fiscal Policy Matter ?, avec Alan S. Blinder. 1979 : président de l’American Economic Association. 1980 : On Theories of Unemployment. 1987 : prix de science économique de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. 1988 : Growth Theory and After. 1989 : Made in America : Regaining the Productive Edge, avec Michael Dertouzos et Richard K. Lester. 1990 : The Labor Market as a Social Institution. 1995 : retraite du MIT. Critical Essay on Modern Macroeconomic Theory, avec Frank H. Hahn. 1998 : Work and Welfare ; Monopolistic Competition and Macroeconomic Theory.

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ROBERT MUNDELL, PARRAIN DE L’EURO Spécialiste des relations monétaires internationales, Robert Mundell a cherché à appliquer la théorie keynésienne à une économie ouverte. Pour contrer la volatilité des taux de change, il préconise la constitution de zones monétaires optimales et la mise en place d’une monnaie unique internationale.

Pour Robert Mundell, les relations monétaires internationales jouent un rôle capital dans le destin du monde. L’écroulement du système fondé sur l’étalon-or et la livre sterling pendant la première guerre mondiale, et la tentative maladroite de le restaurer dans les années 1920 expliqueraient, selon lui, la grande dépression, l’ascension de Hitler et la deuxième guerre mondiale. Il est donc important de bien comprendre ce qui est en jeu, et c’est à quoi Mundell s’est principalement consacré. Il l’a fait dans des publications dont les plus importantes et les plus influentes ont vu le jour très tôt dans sa carrière. Il l’a fait aussi comme conseiller de plusieurs organismes nationaux et internationaux tels que les Nations unies, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI), la Commission européenne, la Réserve fédérale et le Trésor américain. Plusieurs gouvernements européens et sud-américains, ainsi que le Canada, ont fait appel à ses services. Taux de change fixe ou flexible ? Le système monétaire international est caractérisé, au moment où Mundell rédige sa thèse de doctorat sous la direction de James Meade, par le régime de changes fixes mis en place à Bretton Woods en 1944. Le dollar est défini par un poids d’or, déterminé en 1935, et les gouvernements nationaux doivent maintenir un taux de change fixe entre leur monnaie et le dollar. Le Canada, pays natal de Mundell, est le premier à avoir violé ces accords en autorisant le flottement de sa monnaie à partir du 20 septembre 1950. Meade 357

fait alors partie, avec Milton Friedman, de la minorité d’économistes favorables à un système de changes flexibles. Les raisons pour lesquelles les deux économistes prônent cette politique sont toutefois complètement différentes. Pour le keynésien Meade, il s’agit d’avoir les mains libres pour mener une politique intérieure de stimulation de l’économie, alors que pour Friedman, il s’agit de libéraliser le fonctionnement de l’économie mondiale, en levant en particulier les obstacles à la liberté de circulation des capitaux. Le système mis en place à Bretton Woods a commencé à se fissurer avec la création du double marché de l’or en 1968 et la décision, annoncée par le président Nixon en août 1971, de suspendre la convertibilité du dollar en or. On passe en mars 1973 à un système de changes flottants, entériné par les accords de la Jamaïque en janvier 1976. Le mérite de Mundell est d’avoir commencé à réfléchir, près de quinze ans avant ces événements que personne ne prévoyait, aux conséquences de la flexibilité des taux de change et de la libéralisation des mouvements de capitaux. Il élabore ainsi à la fin des années 1950 le « modèle Mundell-Fleming » (Marcus Fleming avait proposé indépendamment une analyse semblable), visant à appliquer la théorie keynésienne à une économie ouverte. Selon ce modèle, les effets à court terme des politiques monétaires et budgétaires dans une économie ouverte dépendent de la mobilité internationale du capital et du régime des changes. Robert Mundell démontre qu’en régime de changes flexibles, la politique monétaire est efficace pour stabiliser une économie, alors que la politique budgétaire est impuissante à y parvenir. Inversement, en régime de changes fixes, c’est la politique budgétaire qui est l’instrument approprié. Sans être opposé en principe aux changes flexibles, Mundell en viendra, dans les années 1960, à prôner la fixité des changes. Zone monétaire optimale, euro et monnaie mondiale Dans « Optimum Currency Areas » (1961), sans doute son article le plus célèbre, Mundell se demande si les frontières monétaires doivent coïncider avec les frontières politiques. Au concept de 358

nation, il substitue celui de région et pose la question suivante : quand est-il avantageux pour un ensemble de régions de renoncer à leur souveraineté monétaire en faveur d’une monnaie unique ? Il conclut qu’une monnaie unique est viable dans une région économique, qu’il appelle une « zone monétaire optimale », dans laquelle il y a une mobilité importante des facteurs de production, des spécialisations relativement homogènes et où les « chocs asymétriques » (des « crises » touchant beaucoup plus certaines régions que d’autres) sont rares. Dans son article de 1961, Mundell se demandait déjà si les six pays qui constituaient alors la Communauté économique européenne devaient laisser leur monnaie respective fluctuer ou adopter une monnaie commune. En 1965, il envisage la création d’une zone monétaire européenne qui s’ajouterait aux zones dollar et sterling. En 1969, il propose la création d’une monnaie européenne, qu’il appelle « europa ». Les thèses de Mundell ont joué un rôle important dans les discussions préalables à la création de l’Union économique et monétaire et dans le processus qui a mené à l’adoption de l’euro par onze des quinze membres de l’Union européenne le 1er janvier 1999. Dans les discussions difficiles qui ont mené à cet événement, Mundell était de ceux qui croyaient que l’adoption d’une monnaie unique, accompagnée d’une renonciation à l’autonomie des politiques monétaires, entraînerait la convergence des économies participantes, en particulier au niveau des taux d’intérêt et d’inflation. Mundell estime que la volatilité des taux de change constitue la principale menace à la prospérité dans le monde actuel. C’est l’écroulement, dans les années 1970, du système de taux fixes mis en place à Bretton Woods qui expliquerait l’inflation et la stagnation qui se sont répandues dans le monde. L’avènement de l’euro, qu’il considère comme l’événement le plus important depuis l’émergence du dollar comme monnaie dominante après la création de la Réserve fédérale américaine en 1913, permet un retour dans la bonne voie. 359

L’idéal serait, pour Mundell, une monnaie mondiale unique, la zone monétaire optimale étant le monde. À défaut d’une « dollarisation globale » du monde, politiquement irréalisable puisqu’elle impliquerait une domination totale par les États-Unis, il propose un retour à la proposition initiale de Keynes, avant les négociations de Bretton Woods : la mise en place d’une monnaie internationale unique qui, sans se substituer à l’euro ou au dollar, serait utilisée pour les échanges internationaux de capitaux et de marchandises. Le Fonds monétaire international deviendrait une véritable banque centrale mondiale, comme Keynes le proposait. L’établissement d’un taux de change fixe entre les trois grandes monnaies mondiales, le dollar, l’euro et le yen, qui comptent pour 60 % de l’économie mondiale, constituerait une mesure permettant de s’approcher de cet objectif. Combattre l’inflation et le chômage Au début des années 1960, face à un ralentissement de la croissance et à une hausse du taux de chômage aux États-Unis, Robert Mundell recommande, à l’encontre des propositions de conseillers keynésiens du président Kennedy, la combinaison d’une politique monétaire restrictive pour réduire l’inflation combinée à des baisses d’impôts pour stimuler la croissance. Dans son discours d’acceptation du prix de la Banque de Suède, il affirme que l’adoption de sa proposition a permis de renouer avec la stabilité et une croissance rapide, interrompues par le retour d’une inflation massive dans les années 1970. En remettant sa proposition de combinaison de politique monétaire et budgétaire (monetary and fiscal policy mix) sur le tapis dans les années 1970, Mundell devient alors l’un des créateurs et des animateurs de l’« économie de l’offre », qui connaîtra son heure de gloire sous la présidence de Ronald Reagan, avec l’Economic Recovery Act de 1981. Mundell pense que la croissance soutenue qu’a connue l’économie américaine depuis 1982, si l’on excepte 360

une récession de neuf mois en 1990-1991, est due à l’adoption de ces recommandations. Elles s’inscrivent dans le cadre de la théorie de la politique économique formulée au début des années 1950 par Jan Tinbergen, en vertu de laquelle le nombre d’instruments de politique économique doit être égal au nombre d’objectifs qu’on cherche à atteindre. Dans une entrevue accordée à l’Expansion, le 6 janvier 2000, Mundell recommande à l’Union européenne de suivre la même voie que celle qui a permis à l’économie américaine de redevenir la plus performante du monde : « Un allègement massif de la fiscalité relancerait la croissance, ferait baisser le nombre de chômeurs, résorbant au passage les dépenses publiques. » Il y a bien sûr un lien étroit entre les idées de Mundell sur l’économie internationale et celles qu’il développe sur l’économie nationale. Ainsi, en vertu du « triangle d’incompatibilité », il a démontré qu’on ne peut obtenir simultanément la libre circulation des capitaux, la stabilité des taux de change et l’autonomie de la politique monétaire. Il faut choisir deux de ces trois objectifs. Avec la mobilité internationale du capital, la politique monétaire peut viser à assurer soit un objectif externe, comme la stabilité du taux de change, soit un objectif interne, tel que la stabilité des prix, mais pas les deux simultanément.

Robert Mundell en quelques dates 1932 : naissance le 24 octobre à Kingston, Ontario, Canada. 1956 : doctorat du Massachusetts Institute of Technology, après avoir étudié aux universités de Colombie-Britannique et de Washington et à la London School of Economics. 1957-1958 : enseignement à l’université de Colombie-Britannique. 1958-1959 : enseignement à Stanford. 1959-1961 : séjour à la Johns Hopkins School of Advanced International Studies, à Bologne. 1960 : « The Monetary Dynamics of International Adjustment under Fixed and Flexible Exchange Rate ».

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1961 : « A Theory of Optimum Currency Areas ». 1961-1963 : emploi au service de recherche du FMI. 1963 : « Capital Mobility and Stabilization Policy under Fixed and Flexible Exchange Rates ». 1964-1978 : membre du groupe d’étude Bellagio-Princeton sur la réforme monétaire internationale. 1965 : The International Monetary System : Conflict and Reform. 1966-1971 : professeur à l’université de Chicago et directeur du Journal of Political Economy. 1968 : International Economics et Man and Economics. 1970 : consultant auprès du Comité monétaire de la Commission économique européenne. 1971 : Monetary Theory : Interest, Inflation and Growth in the World Economy. 1971-1987 : président des conférences de Santa Colomba sur la réforme monétaire internationale. 1972-1973 : consultant auprès du comité qui a préparé le rapport sur l’intégration économique européenne. 1973 : « A Plan for a European Currency ». Depuis 1974 : professeur à l’université Columbia. 1995 : professeur honoraire à l’université Renmin, en Chine. 1999 : prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel.

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ALBERT HIRSCHMAN, PENSEUR ICONOCLASTE DU CAPITALISME Homme engagé, Albert Hirschman a laissé sa marque sur les théories du développement et sur l’étude de la société capitaliste. Rejetant les interprétations économiques mono-causales, il puise dans diverses sciences sociales pour expliquer les transformations du monde.

Très jeune, Albert Hirschman a commencé à s’abreuver à plusieurs cultures. Il s’est aussi lancé tôt dans l’action politique et, en particulier, dans la lutte contre le fascisme et le nazisme qu’il a menée, en citoyen cosmopolite, sous plusieurs drapeaux. À 16 ans, il adhère aux Jeunesses socialistes du Parti social-démocrate (SPD) allemand et échange quelques coups de poing avec des bandes de nazis. Se situant à l’aile gauche du mouvement, lecteur assidu de Marx et de ses disciples, fréquentant les communistes, le jeune Hirschman décide toutefois de ne pas suivre les dissidents radicaux du SPD qui fondent en 1931 le Parti socialiste ouvrier. Il écrira beaucoup plus tard : « C’était la première fois […] où il m’a fallu choisir entre la défection ou l’expression de la dissension, la critique de l’intérieur1 . » En 1933, après la prise du pouvoir par Hitler et l’interdiction des partis, Albert Hirschman décide de s’installer en France. Il se rend en Espagne, en 1936, pour participer à la lutte contre le soulèvement franquiste. Étudiant en Italie entre 1936 et 1938, il est engagé dans l’opposition clandestine au fascisme de Mussolini. Il doit quitter le pays à la suite de l’adoption des lois raciales par lesquelles il était visé en tant que Juif. Au début de la seconde guerre mondiale, on le retrouve dans un groupe de volontaires allemands et italiens de l’armée française. Après la signature de l’armistice et l’engagement pris par le gouvernement de Vichy de livrer les citoyens étrangers réclamés par 1. La Morale secrète de l’économiste, Les Belles Lettres, 1997.

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l’Allemagne, il participe à la mise sur pied et aux activités d’un groupe qui se donne pour mission d’organiser l’émigration clandestine des individus menacés. Parmi les deux mille personnes ainsi protégées de la répression nazie, on compte Hannah Arendt et son mari Heinrich Blücher, qui était un ami de Hirschman. Soupçonné par les autorités françaises, Hirschman se rend aux États-Unis en décembre 1940. Il revient en Afrique du Nord et en Italie après 1943, cette fois comme combattant de l’armée américaine. Développement et dépendance On ne s’étonnera pas que, pour Albert Hirschman, l’économique et le politique soient étroitement reliés et que, dans la vie sociale, les conflits, rapports de force et effets de domination jouent un rôle déterminant. Son premier livre, écrit en 1942, National Power and the Structure of Foreign Trade, issu d’une réflexion sur l’Allemagne nazie, est une analyse des aspects politiques du commerce international et traite de l’utilisation des relations économiques internationales comme instrument de pouvoir. Dès ce premier travail et tout au long de sa carrière, considérations économiques, politiques, sociologiques, historiques, philosophiques, psychologiques et histoire des idées sont mises à contribution par un auteur dont l’érudition est impressionnante. Hirschman rejette ce qu’il appelle les interprétations économiques monocausales des phénomènes sociaux, et en particulier du développement. Avec Stratégie du développement économique (1958), rédigé pendant son séjour en Colombie, et plusieurs publications ultérieures, Hirschman s’impose comme l’un des contributeurs majeurs dans les débats sur le développement et la dépendance, dont l’idée était déjà présente dans son livre de 1945. Aux thèses néoclassiques fondées sur la rationalité, la croissance équilibrée et l’industrialisation harmonieuse, il oppose la croissance déséquilibrée, source de tensions. Insistant sur le rôle de l’apprentissage cumulatif, Albert Hirschman crée les concepts de liaisons en amont et en aval 364

(backward and forward linkages) pour décrire les effets d’entraînement que peut exercer une industrie sur celles qui lui fournissent ses inputs ou celles qui fabriquent les outputs auxquelles elle contribue. Face aux politiques de développement, Hirschman a une vision pragmatique qu’il qualifie de « possibiliste » : « J’ai toujours eu une certaine aversion pour les principes généraux et les solutions abstraites. Je crois indispensable d’“examiner le patient” avant de déterminer ce qu’il a. » Nature et mutations de la société capitaliste À partir des années 1970, les réflexions de Hirschman débordent le champ du développement, auquel il continue toutefois à contribuer, et prennent une ampleur considérable en s’attaquant à plusieurs volets de l’évolution du capitalisme. Sa critique des limites d’une analyse économique étriquée, fondée sur la rationalité de l’homo œconomicus, se radicalise et s’approfondit. Exit, Voice and Loyalty est sans doute, avec Stratégie du développement, son livre le plus influent. Face aux défaillances des organisations, entreprises, gouvernements, les individus peuvent réagir par la défection, par exemple en cessant d’acheter un produit. C’est la seule attitude que reconnaît la théorie économique. Mais ils peuvent aussi réagir par la prise de parole, en contestant de l’intérieur, de diverses manières, les institutions qui les déçoivent. Il faut aussi tenir compte de la loyauté qu’on décide de maintenir en dépit de ces déceptions. Albert Hirschman montre qu’on peut appliquer ce modèle à un très grand nombre de situations dans lesquelles un individu est associé volontairement à un groupe. Hirschman consacre plusieurs écrits à l’étude de l’émergence et de l’évolution du capitalisme, en analysant les idées qui accompagnent ce processus. Il montre ainsi comment, à partir du XVIIe siècle, l’idée d’intérêt a permis de dépasser l’opposition traditionnelle que les philosophes faisaient entre la raison et les 365

passions, et d’asseoir la légitimité d’un système social fondé sur l’amour de l’argent et l’enrichissement individuel. Cette légitimité commencera toutefois à être remise en question, au XIXe  siècle, tant par le mouvement romantique que par le marxisme et, plus tard, par le freudisme. L’évolution de ce système se caractérise par ailleurs, dans l’esprit de Hirschman, par une alternance de phases où les préoccupations d’ordre privé l’emportent sur les préoccupations publiques, et l’inverse. Par exemple, aux mouvements sociaux qui ont culminé en 1968 dans les pays occidentaux a succédé une phase de repli sur le privé. Hirschman essaie de rendre compte de ces fluctuations cycliques en se servant du concept de déception, déceptions du consommateur, frustrations consécutives à la participation à la vie publique. La rhétorique réactionnaire Critique du discours économique dominant, Albert Hirschman se situe à gauche sur l’échiquier politique américain, en se définissant comme « liberal ». Il se refuse toutefois aux anathèmes et cherche à maintenir le dialogue avec l’orthodoxie. Il s’efforce aussi à comprendre l’interaction, à travers l’histoire, entre le progrès et l’opposition qu’il suscite. S’appuyant sur les travaux du sociologue Thomas H. Marshall, il distingue trois phases dans l’évolution de la citoyenneté : civile au XVIIIe siècle, avec la proclamation des droits de l’homme ; politique au XIXe siècle, avec la conquête du suffrage universel ; sociale au XXe siècle, avec l’émergence des droits économiques et sociaux garantis par l’État. Ces progrès ont toujours suscité des oppositions et des résistances. Par analogie à une loi de Newton, on peut les qualifier de réaction. Hirschman montre que le discours par lequel se manifestent ces réactions a, d’une période à l’autre, la même structure et se fonde sur le même type d’arguments. En vertu de la thèse de l’effet pervers, on montre ainsi que les mesures progressistes 366

ont l’effet contraire de celui qui est recherché. Ainsi l’aide aux pauvres augmenterait la pauvreté, le salaire minimum accroîtrait le chômage. Selon la thèse de l’inanité, il serait fondamentalement impossible de modifier un statu quo ancré dans une nature humaine immuable. Conformément à la thèse de la mise en péril, les réformes sont dangereuses, même si elles sont souhaitables, car elles risquent de remettre en question les acquis antérieurs. Soulignant que les partisans du progrès utilisent eux-mêmes souvent des arguments analogues, Albert Hirschman en appelle « au dépassement des positions extrêmes, intransigeantes, qu’on affectionne de part et d’autre, dans l’espoir que le débat public se fera ainsi, peu à peu, plus “philodémocratique” [democracy friendly]2 ». Influente, son œuvre n’a toujours pas donné naissance à une école de pensée, ce qui répugnerait sans doute à ce pourfendeur de toutes les orthodoxies.

Albert Hirschman en quelques dates 1915 : naissance à Berlin le 7 avril. 1923-1932 : études au lycée français de Berlin. 1932-1933 : études à l’université de Berlin. 1933-1935 : études à Paris, à l’École des hautes études commerciales et à l’Institut de statistique de la Sorbonne. 1935-1936 : études à la London School of Economics. 1936-1939 : doctorat à l’université de Trieste. 1941-1943 : recherches à l’université de Berkeley. 1943 : acquisition de la citoyenneté américaine. 1945 : National Power and the Structure of Foreign Trade. 1946-1952 : employé par la Réserve fédérale à Washington, il collabore au plan Marshall. 1952-1956 : séjour en Colombie, d’abord comme conseiller du Bureau national de planification de la Colombie, puis, à partir de 1954, comme consultant privé. 1956-1958 : professeur invité à l’université Yale. 2. Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard, 1991.

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1958 : The Strategy of Economic Development. 1958-1964 : professeur de relations économiques internationales à l’université Columbia, New York. 1963 : Journeys Toward Progress : Studies of Economic PolicyMaking in Latin America. 1964-1974 : professeur d’économie politique à l’université Harvard. 1967 : Development Projects Observed. 1970 : Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. 1971 : A Bias for Hope : Essays on Development and Latin America. 1974-1985 : professeur de science sociale à l’Institute for Advanced Study de Princeton. 1977 : The Passions and the Interests : Political Arguments for Capitalism before its Triumph. 1981 : Essays in Trespassing : Economics to Politics and Beyond. 1982 : Shifting Involvements : Private Interest and Public Action. 1984 : Getting Ahead Collectively : Grassroots Experiences in Latin America ; L’économie comme science morale et politique. 1985 : prend sa retraite et est nommé professeur émérite. 1986 : Vers une économie politique élargie ; Rival Views of Market Society and Other Recent Essays. 1991 : The Rhetoric of Reaction : Perversity, Futility, Jeopardy. 1994 : Passagi di frontiera : I luoghi i le idee di un percorso di vita. 1995 : A Propensity to Self-Subversion. 1998 : Crossing Boundaries : Selected Readings.

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ROY HARROD, CRÉATEUR DE LA THÉORIE DE LA CROISSANCE Philosophe et économiste, ami et collaborateur de Keynes, Roy Harrod a élaboré un modèle dynamique de la croissance capitaliste et montré son caractère profondément instable.

Tel son ami Keynes, et plusieurs autres penseurs aujourd’hui reconnus comme de grands économistes, Roy Harrod n’a pas obtenu de diplôme universitaire en économie. C’est par la philosophie, la littérature et l’histoire que ce fils d’une écrivaine cultivée, amie de Henry James, George Meredith et Oscar Wilde, a commencé son parcours intellectuel. Et il est toujours demeuré attaché à la philosophie. Il considérait que les vérités de l’économie étaient éphémères et s’évanouiraient peut-être dans deux siècles, alors que les problèmes sur lesquels réfléchissaient les philosophes se posaient depuis les débuts de l’humanité et seraient avec nous jusqu’à la fin des temps. De la philosophie à l’économie La bibliographie extraordinairement abondante de Roy Harrod contient plusieurs études en philosophie, dont certaines publiées dans la prestigieuse revue Mind. Une longue réflexion sur la théorie de la connaissance, en particulier sur la mémoire, l’induction et les probabilités, a abouti en 1956 à la publication d’un livre, The Foundations of Inductive Logic, qu’il considère comme son œuvre la plus importante. Il le présente, dans sa préface, comme une réfutation de David Hume. Le philosophe anglais avait remis en question la validité de l’induction comme mode de connaissance. Pour Hume, l’induction, le passage de l’observation de cas particuliers à l’énoncé d’une proposition générale, ne peut se justifier que par induction, ce qui constitue un cercle vicieux. Selon un exemple célèbre, nous ne pouvons conclure, du fait que nous n’avons jamais vu que des cygnes blancs, que tous les cygnes sont blancs. Harrod estime avoir réfuté 369

l’argumentation de Hume, et le scepticisme auquel elle aboutit, en s’appuyant sur les probabilités et ce qu’il appelle le « principe de l’expérience ». Ce principe nous permet de penser qu’il y a des chances raisonnables que des événements qui se sont produits un nombre important de fois se reproduisent dans le futur. John Maynard Keynes s’est penché sur les mêmes questions, en particulier dans son Treatise on Probability, et il n’est donc pas étonnant que les deux hommes aient eu des échanges épistolaires importants sur la méthode de l’économie. Roy Harrod n’acceptait pas la coupure radicale que faisait Keynes entre sciences naturelles et sciences morales. Contrairement à ce dernier, il estimait que les généralisations empiriques fondées sur l’induction avaient un rôle essentiel à jouer en économie comme dans les sciences naturelles. Harrod n’a pas vraiment choisi lui-même l’économie comme métier. À la fin de ses études universitaires, il reçut un poste à Oxford, avec à la clé l’enseignement de cours d’économie, pour lesquels il n’avait aucune préparation. On lui accorda deux semestres de congé pour s’initier à cette discipline. Il le fit pendant quelques mois à Cambridge, où il suivit les cours de Keynes, à qui il remettait chaque semaine un essai qui était discuté entre eux. Ce fut une rencontre déterminante. Harrod devint l’ami, le collaborateur et l’allié oxfordien de Keynes. Il fut l’un des lecteurs des épreuves de la Théorie générale. Ne craignant pas de l’affronter, il reprocha à Keynes la dureté excessive de ses attaques contre l’économie classique. Keynes répliqua en les accentuant ! Harrod est l’auteur du seul graphique figurant dans le livre de Keynes. Pendant la guerre, il collabora étroitement avec lui, entre autres dans le cadre des préparations de la conférence de Bretton Woods en 1944. Après la mort de Keynes, son frère Geoffrey confia à Roy Harrod la mission de rédiger sa biographie officielle, en mettant ses archives à sa disposition. Le livre, paru en 1951, constitue une excellente introduction à l’œuvre et à la vie de Keynes, rédigé par quelqu’un qui l’a côtoyé de près. Il pèche néanmoins par son côté parfois hagiographique et par le silence sur certains aspects de la vie privée de Keynes. 370

L’instabilité de la croissance L’année 1936 voit paraître la Théorie générale de Keynes et The Trade Cycle de Harrod. Le second livre se veut le prolongement dynamique du premier, auquel Harrod reproche justement son caractère statique. Keynes explique ce qui détermine le niveau de l’emploi à un certain moment, compte tenu des décisions qui ont été prises dans le passé. Il n’explique pas à quelles conditions le plein-emploi peut être maintenu dans le temps. Pour passer de l’analyse statique à l’analyse dynamique, Harrod utilise un concept qui avait déjà été mis en avant par Albert Aftalion, l’accélérateur. Le multiplicateur keynésien mesure l’augmentation de la production induite par l’investissement. L’accélérateur mesure l’augmentation de l’investissement induite par une augmentation de la demande de biens de consommation. C’est par une combinaison du multiplicateur et de l’accélérateur que Harrod analyse le cycle des affaires. Cette combinaison prend la forme de l’équation fondamentale de la croissance, énoncée dans un article publié en 1939, qui passe inaperçu du fait de la guerre. Harrod développe son modèle dans son livre de 1948 mais comme, entre-temps, Evsey Domar a élaboré un modèle semblable, on parlera désormais du modèle de croissance Harrod-Domar. Ce n’est pas la première fois que Harrod se voit dépossédé de sa priorité. Il avait ainsi créé en 1928 le concept de revenu marginal, mais son article est paru après que d’autres eurent élaboré la même idée. L’apport majeur du modèle de Harrod est la mise en lumière du caractère profondément instable de la croissance capitaliste, qui aggrave ainsi les problèmes mis en lumière par Keynes. Harrod explique que le taux de croissance d’une économie (G) est relié au taux d’épargne de la communauté (s) et au coefficient de capital, soit le rapport entre l’accroissement du capital et l’accroissement de la production (C), selon la célèbre formule GC = s. Il définit ensuite un second taux de croissance, qu’il appelle « taux nécessaire » 371

(warranted rate of growth), lequel est le taux qui satisfait les anticipations des entrepreneurs. La croissance étant le résultat d’une multitude de décisions des entrepreneurs, ce n’est que par le plus grand des hasards que le taux effectif de croissance (G) sera égal au taux nécessaire (Gw). Harrod montre alors que, si le taux de croissance constaté de l’économie s’éloigne de Gw, non seulement aucune force ne tendra à le ramener à cette valeur, mais il tendra à s’en éloigner de plus en plus. Bref, dès qu’on s’écarte d’un sentier de croissance équilibré, caractérisé par le plein-emploi, on est poussé à s’en éloigner de plus en plus. C’est ce qu’on appellera plus tard le « cheminement sur le fil du rasoir » (knife-edge equilibrium). La situation se complique lorsqu’on tient compte de l’augmentation de la population et du progrès technique, qui déterminent un troisième taux, le taux « naturel » de croissance (Gn). Si le taux nécessaire pour assurer une croissance équilibrée est supérieur à ce taux naturel, l’économie sera dans une situation de dépression chronique. Dans le cas contraire, on sera en surchauffe permanente. Au problème du cycle des affaires s’ajoute donc celui du chômage ou de l’inflation chroniques que les politiques conjoncturelles sont impuissantes à résorber, d’autant plus que les remèdes pour le premier peuvent aggraver le second par leurs effets secondaires. Harrod estime que les pays développés sont caractérisés par des taux nécessaires trop élevés par rapport aux taux naturels. La diminution des taux d’épargne constitue l’un des moyens susceptibles de rapprocher les deux. Politiques économiques et politique Roy Harrod est intervenu dans plusieurs autres champs de la théorie économique : théorie de l’entreprise, économie de la concurrence imparfaite, théorie monétaire, commerce international, parmi d’autres. Mais, dans l’après-guerre, c’est surtout dans le domaine des politiques économiques que sa production écrite est la plus abondante : près d’une dizaine de livres et plusieurs centaines d’articles. 372

Sa production d’articles de journaux tient presque de la boulimie. Il intervient dans tous les débats, politiques autant qu’économiques, qui déchirent le Royaume-Uni. Sur le plan politique, le parcours de Harrod est sinueux. Il est membre du Parti libéral pendant une grande partie de sa vie, adhérant dans les années 1920 au libéralisme radical dont Keynes était l’un des plus prestigieux porte-parole. Durant les années 1930, il lui est arrivé de participer à des comités du Parti travailliste et à appeler à voter pour des candidats de ce parti. Candidat défait du Parti libéral en 1945, il fait partie du cabinet libéral fantôme de 1946 à 1948, avant de virer capot et de joindre les rangs conservateurs. En dépit de l’appui de Winston Churchill, il ne parvient pas à obtenir l’investiture conservatrice en 1956, mais sera conseiller du Premier ministre conservateur Harold Macmillan de 1957 à 1963. Il lui est arrivé, pendant ces années, de prendre des positions très conservatrices sur certaines questions, par exemple la guerre du Vietnam. Mais il a toujours maintenu sa fidélité à certains principes keynésiens, dont la nécessité de maintenir un niveau élevé de dépenses sociales, en particulier lorsque le taux de chômage est élevé. Devant les coupes budgétaires proposées par le gouvernement travailliste de Harold Wilson en 1976, il se joint à Tony Benn et à l’aile gauche du Labour pour les dénoncer.

Roy Harrod en quelques dates 1900 : naissance le 13 février dans le Norfolk, en Angleterre. 1907 : faillite de son père. 1919-1921 : études à Oxford en littérature, philosophie et histoire. 1921 : diplôme en études classiques. 1922 : diplôme en histoire moderne ; élu lecturer en philosophie, politique et économie et histoire moderne, et membre de Christ Church College, auquel il sera associé pendant toute sa carrière. 1922-1923 : étudie l’économie à Cambridge et à Berlin.

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1930 : « Notes on Supply ». 1933 : International Economics. 1936 : The Trade Cycle. 1937 : élu secrétaire honoraire de la Royal Economic Society et président de la section F (économie) de la British Association. 1939 : « An Essay in Dynamic Theory ». 1940-1942 : membre de la « S-branch » (Département statistique de l’Amirauté), comité d’économistes mis sur pied pour conseiller Winston Churchill pendant la guerre. 1945-1961 : directeur de l’Economic Journal. 1948 : Towards a Dynamic Economics. 1951 : The Life of John Maynard Keynes. 1952 : Economic Essays ; The Pound Sterling. 1953 : The Dollar. 1956 : Foundations of Inductive Logic. 1958 : Policy against Inflation ; The Pound Sterling, 1951-1958. 1959 : anobli. The Prof : A Personal Memoir of Lord Cherwell. 1961 : Topical Comments : Essays in Dynamic Economics Applied. 1962-1964 : président de la Royal Economic Society. 1963 : The British Economy. 1965 : Reforming the World’s Money. 1967 : retraité, il continue à écrire et à enseigner dans plusieurs universités. Towards a New Economic Policy. 1969 : Money. 1970 : Sociology, Morals and Mystery. 1973 : Economic Dynamics. 1978 : meurt le 8 mars à Holt, dans le Norfolk.

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FRANCO MODIGLIANI OU LE KEYNÉSIANISME ÉDULCORÉ Franco Modigliani, initiateur de la synthèse néoclassique, tente de réconcilier l’analyse keynésienne et la microéconomie de Walras. Au prix d’une amputation des apports les plus novateurs de l’auteur de la Théorie générale.

Franco Modigliani se destine d’abord à la médecine, le métier de son père, qu’il perd à l’âge de 13 ans. Ne supportant pas la vue du sang, il bifurque vers le droit, domaine dans lequel il obtient un doctorat. Menacé après l’adoption des lois raciales du gouvernement de Mussolini, compte tenu de son origine juive et de ses activités antifascistes, il quitte l’Italie avec sa femme en 1939 pour se rendre en France, puis aux États-Unis, où il entreprend des études d’économie, tout en vendant des livres pour subvenir à ses besoins. Il découvre Keynes avec enthousiasme. Il a déclaré, dans son entrevue avec Arjo Klamer, que l’expérience de la dépression et du chômage massif qu’elle a entraîné était l’un des facteurs qui l’ont amené à s’intéresser à l’économie : « Et puis Keynes survint, disant que cela n’aurait pas dû se produire1 . » Mais c’est un traitement bien particulier que Modigliani va faire subir à l’œuvre de Keynes. La construction de la synthèse néoclassique De sa thèse de doctorat, Modigliani tire son premier article, « Liquidity Preference and the Theory of Interest and Money ». Ce texte, publié par un auteur de 26 ans, est l’un des plus cités et des plus influents du XXe siècle. Avec le non moins célèbre « Mr. Keynes and the “Classics” », publié par John Hicks en 1937, il jette les fondements de ce que, quelques années plus tard, le collègue et ami de Modigliani, Paul Samuelson, nommera la « synthèse néoclassique ». Alors que Keynes voyait sa théorie comme une rupture avec ce 1. Entretien avec Arjo Klamer dans Entretiens avec des économistes américains, op. cit.

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qu’il appelait la « théorie classique », les architectes de la synthèse néoclassique, qui s’imposera comme la nouvelle orthodoxie dans l’après-guerre, mettent plutôt l’accent sur la continuité entre les thèses de Keynes et celles de ses prédécesseurs, en particulier entre la macroéconomie keynésienne et la microéconomie néoclassique construite à partir de l’œuvre de Walras. Cela implique qu’il faut amputer la théorie de Keynes de certains de ses éléments les plus novateurs, comme le rôle du temps, des anticipations et de l’incertitude. La formalisation et la mathématisation du modèle de Keynes vont aussi à l’encontre de la volonté de son créateur. Modigliani expose clairement ce projet. Il s’agit d’une « intégration des principaux éléments constitutifs de la Théorie générale avec la méthodologie plus traditionnelle et établie de la science économique qui repose sur le postulat de base du comportement rationnel de maximisation des agents économiques2 ». L’apport principal de l’article de Modigliani consiste à démontrer que la rigidité des salaires est l’hypothèse centrale pour rendre compte du chômage involontaire dans le modèle keynésien. Avec des salaires parfaitement flexibles, ce qui n’est pas nécessairement souhaitable pour Modigliani, on obtient un équilibre de pleinemploi. Cette idée va s’imposer dans l’interprétation orthodoxe de Keynes. La « nouvelle économie keynésienne » aujourd’hui à la mode cherche ainsi à expliquer l’existence de « rigidités nominales » qui produisent des « résultats keynésiens ». Nous sommes assez loin de la vision de Keynes, qui remettait en question, justement, le postulat de la rationalité d’un agent économique maximisateur. Modigliani considère par ailleurs qu’il y a un cas, qu’il appelle le « cas keynésien », dans lequel l’hypothèse de rigidité des salaires n’est pas nécessaire. C’est lorsque le taux d’intérêt atteint un niveau minimal auquel la demande de monnaie devient infiniment élastique. Dans le jargon keynésien, on appelle cette situation la « trappe de liquidité ».

2. The Collected Papers of Franco Modigliani, MIT Press, 5 vol., 1980-1989.

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À la suite de cette première intervention, Modigliani a apporté plusieurs contributions à l’industrie en croissance de la macroéconomie keynésienne, en construisant des modèles économétriques de l’économie des États-Unis. L’un des concepts clés de la Théorie générale de Keynes est la propension à consommer. Keynes s’appuie sur l’idée que, lorsque le revenu d’un individu augmente, ses dépenses de consommation augmentent, mais dans une proportion moindre. En d’autres termes, le taux d’épargne s’accroît lorsque le revenu augmente. Or, des études statistiques, menées entre autres par Simon Kuznets, semblaient infirmer cette hypothèse. Dans des recherches effectuées avec son étudiant, Richard Brumberg (décédé d’un cancer à l’âge de 25 ans), Modigliani a cherché à expliquer cette constatation. Cycle de vie et vie des entreprises La solution prend la forme de l’hypothèse du cycle de vie, énoncée par Modigliani et Brumberg en 1954, et qui a donné lieu depuis cette date à de nombreux développements et de multiples tests statistiques. Il s’agit, ici encore, de partir de l’hypothèse de la rationalité de l’agent économique. Cet agent maximise son utilité en allouant ses ressources de manière optimale sur l’ensemble de sa vie, et en « lissant » – pour reprendre un autre terme du jargon économique – sa consommation. Ainsi, dans la première phase de sa vie active, un individu consommera plus qu’il ne gagne, en empruntant, sachant que son revenu futur croîtra. Son taux d’épargne est alors négatif. Devenu positif, il augmentera jusqu’à ce que l’individu atteigne le niveau maximal de ses revenus, dans les années précédant sa retraite. Une fois retraité, il liquidera ses épargnes. Le taux d’épargne a donc, sur la durée d’une vie, la forme d’une cloche. Et cette épargne, comme le niveau de la consommation, n’est donc pas déterminée par le revenu courant.

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Sauf pour sa première contribution, c’est pratiquement toujours avec un cochercheur que Modigliani a poursuivi ses travaux, le plus souvent publiés sous forme d’articles. Dans l’un d’eux, publié en 1958 et mentionné, comme celui de 1954, dans l’attribution du prix de la Banque de Suède, Modigliani et Merton Miller énoncent quelques thèses qui vont à l’encontre des idées reçues de l’époque, jetant les bases de ce qu’on appelle l’économie financière, combinant la théorie économique pure et l’étude du comportement financier des entreprises. Contrairement à ce qu’enseigne la théorie économique traditionnelle, une entreprise ne maximise pas son taux de profit, mais sa valeur de marché. Cette valeur est indépendante de la manière dont l’entreprise finance son capital, en particulier de la proportion entre les dettes et l’émission d’actions. Elle découle plutôt du flux de revenus générés par les actifs. Une entreprise très endettée peut ainsi avoir une valeur de marché plus élevée qu’une entreprise plus prudente. De la même manière, l’utilisation qu’une entreprise fait de ses profits, la proportion qu’elle en verse sous forme de dividendes, n’a aucune influence sur sa valeur de marché. Se considérant, avec ses amis Solow, Samuelson, Tobin ou Heller, comme un keynésien « sage » (wise Keynesian), Modigliani a souvent croisé le fer avec les monétaristes et, plus tard, les nouveaux économistes classiques, auxquels il reproche leur dogmatisme et leur agressivité. Il a d’ailleurs décrit l’émergence de la nouvelle macroéconomie classique comme une révolution de palais au sein du monétarisme. Il estime que le fossé entre keynésianisme et monétarisme est plus politique et idéologique que théorique. Il admet un certain nombre de critiques formulées par Friedman et d’autres contre la théorie keynésienne, faisant remarquer que ces derniers utilisent aussi le modèle IS-LM3 .

3. Représentation simplifiée du fonctionnement d’une économie obéissant aux principes de la Théorie générale.

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Différences politiques La différence fondamentale entre les deux groupes concerne leur attitude par rapport aux politiques de stabilisation. Dans son discours présidentiel de l’American Economic Association (1977), Modigliani déclare ainsi que, pour les non-monétaristes, une économie d’entreprises privées peut être stabilisée et doit l’être par des politiques monétaires et budgétaires. Les monétaristes considèrent au contraire qu’on n’a pas besoin de stabiliser une économie ; que même si c’était nécessaire, on ne doit pas le faire, car les politiques de stabilisation risquent d’accroître l’instabilité ; enfin, que même si ces politiques étaient efficaces, on ne doit pas confier une telle responsabilité aux gouvernements : « Friedman est convaincu que tout ce que fait le gouvernement est mauvais. Il a une mission à remplir et il semble accepter de sacrifier une part de son honnêteté intellectuelle pour y réussir4 . » Modigliani est souvent intervenu dans les affaires de son pays d’origine, y publiant plusieurs articles de journaux. En 2003, il a signé avec Samuelson et Solow une lettre ouverte au New York Times protestant contre la surprenante décision d’une société de lutte contre l’antisémitisme, la Anti-Defamation League, d’accorder un prix au président du Conseil italien Silvio Berlusconi.

Franco Modigliani en quelques dates 1918 : naissance à Rome le 18 juin. 1939 : doctorat en droit de l’université de Rome. Déménage en France, puis aux États-Unis. 1944 : « Liquidity Preference and the Theory of Interest and Money ». 1944 : doctorat en économie de la New School for Social Research, où il enseigne de 1943 à 1948. 1949-1952 : professeur à l’université d’Illinois. 4. Entretien avec Arjo Klamer dans Entretiens avec des économistes américains, op. cit.

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1949-1954 : consultant pour la commission Cowles, principal centre de recherche en économétrie. 1952-1960 : professeur au Carnegie Institute of Technology. 1953 : avec Hans Neisser, National Income and International Trade. 1954 : avec R. Brumberg, « Utility Analysis and the Consumption Function : an Interpretation of Cross-Section Data ». 1956 : Problems of Capital Formation : Concepts, Measurements and Controlling Factors. 1958 : avec Merton H. Miller, « The Cost of Capital, Corporation Finance and the Theory of Investment ». 1960 : avec Charles C. Holt, John F. Muth et Herbert A. Simon, Planning Production, Inventories and Work Forces. 1960-1962 : professeur à la Northwestern University. 1962-1988 : professeur au Massachusetts Institute of Technology. 1962 : président de la Société d’économétrie. 1963 : « The Monetary Mechanism and its Interaction with Real Phenomena » ; avec Albert K. Ando, « The “Life-Cycle” Hypothesis of Saving : Aggregate Implications and Tests ». 1964-1972 : consultant auprès du secrétaire au Trésor. 1965 : avec Albert K. Ando, « The Relative Stability of Monetary Velocity and the Investment Multiplier ». 1975 : « The Life Cycle Hypothesis of Saving Twenty Years Later ». 1976 : président de l’American Economic Association. 1977 : « The Monetarist Controversy or, Should we Forsake Stabilization Policies ? ». 1981 : président de l’American Finance Association. 1983 : président honoraire de l’Association économique internationale. 1985 : « Life Cycle, Individual Thrift, and the Wealth of Nations ». Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. 1986 : The Debate Over Stabilization Policy. 1994 : avec Frank J. Fabozzi et Michael G. Ferri, Foundations of Capital Markets and Institutions. 2003 : décès le 25 septembre à Cambridge, Massachusetts.

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NICHOLAS KALDOR, DE LA DROITE À LA GAUCHE DE KEYNES Nicholas Kaldor a interrogé la dynamique des économies modernes et contribué au développement de la théorie de la concurrence imparfaite. Partisan de l’intervention de l’État, il a aussi été très actif sur le terrain des politiques économiques.

Né en 1908 dans l’Empire austro-hongrois, Nicholas Kaldor a été témoin du passage d’une monarchie à une démocratie libérale, puis à une brève dictature communiste suivie d’une dictature militaire tempérée sous la pression des pays victorieux de la première guerre mondiale. C’est ce qui l’a amené, a-t-il écrit dans un essai autobiographique, à s’intéresser aux « forces qui gouvernent l’évolution politique de la société1 ». Kaldor a lui-même suivi un parcours changeant, tant sur le plan théorique que politique. Alors que l’évolution de la gauche à la droite est la plus fréquente dans l’univers académique, il a suivi le chemin inverse. Diplômé de la London School of Economics (LSE) en 1930, il commence à y enseigner. La London School est alors l’opposition officielle à l’université de Cambridge, dominée par la figure de Keynes. On est majoritairement interventionniste à Cambridge et partisan du laisser-faire à Londres. Lionel Robbins, qui dirige le département, est un adepte des thèses autrichiennes de Ludwig von Mises et Friedrich Hayek. Ce dernier, tenant d’un libéralisme radical, intègre le corps professoral de la LSE en 1931 et devient le principal critique des idées de Keynes. Kaldor est fasciné par la théorie des cycles de Hayek et traduit en anglais son premier livre, Monetary Theory and the Trade Cycle.

1. Dans « Recollection of an Economist », Banca Nazionale del Lavoro Quarterly Review nº 156, 1988.

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Mais graduellement, durant les années 1930, sous l’influence entre autres de Gunnar Myrdal et des autres théoriciens de l’École de Stockholm, il s’éloigne des positions de ses collègues et se rapproche de celles de Keynes. Dans les années 1950, il devient, avec Joan Robinson, Richard Kahn et d’autres disciples radicaux de Keynes, le fondateur d’un courant de pensée qu’on appellera plus tard « postkeynésien » ; il mène la guerre contre la « synthèse néoclassique » qui propose un mariage entre la macroéconomie keynésienne délestée de ses éléments les plus radicaux et la microéconomie néoclassique, et qui domine alors la pensée économique. Cycles, croissance et répartition Kaldor n’a jamais été un disciple dogmatique de Keynes. À la Théorie générale, il reproche de se cantonner à un modèle concurrentiel et de ne pas tenir compte des limites de plus en plus manifestes à la concurrence. Il fait grief aussi à Keynes de limiter son analyse à une économie fermée. Il critique le cadre de court terme dans lequel la Théorie générale se situe, négligeant les fluctuations cycliques et la croissance. Il considère que Keynes ne s’intéresse pas suffisamment à la question de la répartition des revenus entre les classes sociales. Une partie importante de l’effort théorique de Kaldor consistera à intégrer ces phénomènes à l’analyse keynésienne. Il s’agit de « généraliser la Théorie générale », comme l’a écrit Joan Robinson, qui a poursuivi de son côté le même effort. À la fin des années 1930, Kaldor commence par s’interroger sur ce qui provoque les fluctuations cycliques qui caractérisent, depuis leur émergence, les économies capitalistes. Reprenant la vision de prédécesseurs tels que Karl Marx et Joseph Schumpeter, il considère que les cycles ne sont pas des accidents de parcours causés par des chocs exogènes, mais le résultat inévitable du fonctionnement du capitalisme, et plus particulièrement des fluctuations de l’investissement. Ces fluctuations sont provoquées 382

par les variations dans la production. Kaldor propose un modèle montrant comment ces interactions engendrent des oscillations. À la même époque, il montre aussi comment la spéculation accroît l’instabilité des économies. Avec la fin de la guerre, les questions relatives à la croissance économique reviennent sur le devant de la scène. En 1948, Roy Harrod publie Towards a Dynamic Economics. Kaldor se fixe alors comme objectif de combiner analyse des cycles et de la croissance en les associant à une théorie de la répartition inspirée des classiques, de Michal Kalecki et de la parabole de la jarre de la veuve proposée par Keynes dans son Treatise on Money. En vertu de cette dernière, les dépenses de consommation des capitalistes, loin de vider la jarre, la remplissent. Pour Kalecki, « les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent et les travailleurs dépensent ce qu’ils gagnent ». De son côté, Kaldor montre que si la propension à épargner des capitalistes est supérieure à celle des travailleurs, la part des profits dans le revenu national est déterminée par le rapport entre l’investissement et la production. Ce sont les dépenses des entrepreneurs qui déterminent leurs revenus. Si l’épargne des travailleurs est nulle, le profit est déterminé par la somme de l’investissement et de la consommation des capitalistes. On obtient alors « l’équation de Cambridge », dans laquelle le taux de profit est égal au taux de croissance divisé par la propension à épargner des capitalistes. Ce taux n’a donc aucun lien, contrairement à ce que met en avant la théorie néoclassique, avec la productivité du capital. C’est en fin de compte l’investissement qui est la variable indépendante, le facteur causal, tant de la croissance que de la répartition et des fluctuations cycliques. Le nom de Kaldor est associé à plusieurs autres percées dans le domaine de la théorie économique, toutes reliées à sa volonté d’éclairer la dynamique des économies modernes. Il a ainsi luimême contribué au développement de la théorie de la concurrence imparfaite, en montrant du reste qu’elle est seule compatible avec la théorie de la demande effective. Il s’est interrogé sur le 383

progrès technique et l’innovation, ce qui l’a amené à rejeter la vision néoclassique d’une fonction de production à facteurs substituables. Il s’est penché sur les questions monétaires, montrant qu’une conception endogène de la création monétaire est plus conforme avec les idées de Keynes. Il s’est aussi intéressé à ce qui peut expliquer les différences dans les performances de croissance économique entre pays. Politiques économiques Dès le début de sa carrière, sous l’influence de son premier professeur, l’économiste américain Allyn Young, prédécesseur de Lionel Robbins à la tête de la LSE, Kaldor se méfie des modèles abstraits et déductifs. Il se convainc de la nécessité d’adapter les modèles théoriques aux problèmes pratiques qu’il faut éclairer. Il estime du reste que toute théorie économique a des implications politiques, quel que soit son degré d’abstraction, et que ses partisans en soient ou non conscients. C’est dans le domaine de la théorie économique que Kaldor a fait ses principales contributions, mais il a aussi été, toute sa vie, très actif sur le terrain des politiques économiques. Après avoir rallié le camp keynésien, il devient partisan de mesures d’intervention importantes de l’État pour assurer le plein-emploi, la stabilité des prix et une juste répartition des revenus. Pendant la guerre, il contribue à la rédaction du rapport Beveridge, qui jette les bases de l’État-providence en Angleterre, en rédigeant un appendice qui quantifie les mesures fiscales nécessaires pour atteindre le plein-emploi. Il est l’un des auteurs du rapport des Nations unies sur les mesures nationales et internationales pour le plein-emploi, publié en 1949. Dans l’après-guerre, Kaldor est de plus en plus souvent amené à conseiller des gouvernements étrangers dans le monde dit « en développement » : Inde, Sri Lanka, Mexique, Guyane britannique, Turquie, Iran, Venezuela, Ghana. Il est aussi très actif dans son 384

pays d’adoption, participant à des commissions d’enquête et agissant pendant de nombreuses années à titre de conseiller spécial de trois chanceliers de l’Échiquier de gouvernements travaillistes. Il est l’avocat de mesures de stimulation budgétaire, d’un contrôle des importations, de politiques de contrôle des revenus. Pour redistribuer les revenus des riches vers les pauvres, il propose de remplacer l’impôt sur le revenu par un impôt sur les dépenses. Comme Keynes, Kaldor est un lutteur qui accorde beaucoup d’importance à la critique des fondements théoriques des politiques qu’il estime néfastes. Il l’a fait, entre autres, dans d’innombrables articles de journaux. Dans les années 1950 et 1960, il est un critique impitoyable de la « synthèse néoclassique », qui, à son avis, trahit le message keynésien et réduit au minimum les interventions nécessaires pour construire une économie plus efficace et plus équitable. À partir des années 1970, il dirige son tir vers le monétarisme, qui constitue, selon lui, une véritable décadence théorique. Cette régression, ce retour à un laisser-faire radical, est d’autant plus dangereuse qu’elle est mise en œuvre par plusieurs gouvernements des pays occidentaux, en particulier au Royaume-Uni. Anobli en 1974, Nicholas Kaldor a consacré, jusqu’à la veille de son décès, plusieurs de ses discours devant la Chambre des lords à une critique du thatchérisme. Il en a rassemblé un certain nombre sous le titre Les conséquences économiques de Madame Thatcher, clin d’œil aux Conséquences économiques de M. Churchill, publié par Keynes en 1925.

Nicholas Kaldor en quelques dates 1908 : naissance à Budapest, en Hongrie, le 12 mai. 1925-1926 : études à l’université de Berlin. 1927-1930 : études à la London School of Economics. 1930-1947 : enseignement à la London School of Economics. 1934 : obtient la citoyenneté britannique. 1935 : boursier Rockefeller, il séjourne dans plusieurs universités américaines, où il rencontre de nombreux économistes.

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1938 : Stability of Full Employment. 1940 : A Model of the Trade Cycle. 1944 : contribution au rapport Beveridge. 1945 : mission en Hongrie, en France et en Allemagne comme chef de la division de planification de l’enquête sur les effets des bombardements américains, dirigée par John Kenneth Galbraith. 1947-1949 : directeur du secrétariat responsable de la recherche et de la planification de la commission économique des Nations unies pour l’Europe, à Genève. La London School ayant refusé de lui accorder un congé, il en démissionne. 1949 : nommé Fellow du King’s College, il commence à enseigner à l’université de Cambridge. 1951 : nommé membre de la commission royale sur la taxation des profits et des revenus. 1955 : An Expenditure Tax. 1956 : Alternative Theories of Distribution. 1957 : A Model of Economic Growth. 1961 : Capital Accumulation and Economic Growth. 1964-1970 : conseiller spécial des chanceliers de l’Échiquier James Callaghan et Roy Jenkins. 1966 : Causes of the Slow Rate of Economic Growth in the United Kingdom. 1967 : Strategic Factors in Economic Development. 1974 : anobli, il devient membre de la Chambre des lords. 1974-1976 : conseiller spécial du chancelier de l’Échiquier Denis Healey. 1975 : retraite de l’enseignement. 1982 : The Scourge of Monetarism. 1983 : The Economic Consequences of Mrs Thatcher. 1984 : Economics without Equilibrium. 1986 : décès le 30 septembre à Papworth Everard, dans le Cambridgeshire, en Angleterre.

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MAURICE ALLAIS, PRÉCURSEUR MÉCONNU ET LIBÉRAL HÉTÉRODOXE Économiste et physicien, Maurice Allais a été étiqueté altermondialiste, conservateur, libéral ou interventionniste. Pourtant, « libéral hétérodoxe » est ce qui le qualifie le mieux.

La pensée économique des années 1930 et 1940 est marquée par trois transformations majeures. Il y a bien sûr la révolution keynésienne, dont Keynes n’est du reste pas l’unique auteur. La croyance dans la régulation automatique des marchés, assurant le plein-emploi si aucun obstacle ne freine cette régulation, s’estompe et l’État-providence et interventionniste se met en place. Une deuxième révolution, d’ordre en partie méthodologique, est menée, entre autres, par John Hicks (Valeur et c-apital, 1939) et Paul Samuelson (Les fondements de l’analyse économique, 1947). Ces auteurs formalisent l’autorégulation des marchés que Keynes remettait en question tout en reprenant certaines de ses idées. C’est ainsi que naît la synthèse néoclassique, qui dominera la pensée économique pendant les trente premières années de l’après-guerre. En troisième lieu, l’économie, dans laquelle la langue française avait déjà occupé une place importante, devient une science essentiellement anglosaxonne et états-unienne. En rédigeant, entre janvier 1941 et juillet 1943, un ouvrage de près de mille pages qu’il intitule d’abord À la recherche d’une discipline économique, première partie : L’économie pure, dont le titre sera changé dans les éditions ultérieures pour Traité d’économie pure, Maurice Allais aurait pu être reconnu, avec Hicks et Samuelson, comme le principal artisan de la deuxième révolution que nous avons identifiée. Malheureusement pour lui, le fait que ce livre ait été publié en français et à compte d’auteur au beau milieu de la guerre a empêché cette reconnaissance, qui n’est venue qu’en 1988, avec l’attribution du prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. Ce prix, selon Samuelson, récipiendaire de 1971, 387

aurait dû lui être attribué beaucoup plus tôt. Maurice Allais n’en a pas moins exercé une influence importance, dès la fin de la guerre, sur des économistes français tels que Gérard Debreu, Edmond Malinvaud et Marcel Boiteux. Debreu émigrera aux États-Unis, dont il obtiendra la nationalité, et c’est en anglais qu’il publiera les œuvres qui lui vaudront le prix de la Banque cinq ans avant Allais. L’économie pure Lorsqu’il commence la rédaction de À la recherche d’une discipline économique, Allais est un autodidacte en économie. Il n’a commencé à lire les principaux auteurs qu’une année plus tôt. Parmi eux, c’est Léon Walras, Wilfredo Pareto et Irving Fisher qu’il revendique comme ses principaux inspirateurs. Il se fixe comme objectif de reconstruire la science économique sur des bases à la fois plus rigoureuses et plus réalistes en s’attaquant successivement à trois domaines qu’il appelle l’économie pure, l’économie appliquée et l’économie de demain. Son premier livre développe le volet microéconomique de l’économie pure. Il retrouve ou anticipe plusieurs des propositions et des théorèmes mis en avant par Hicks, Samuelson et d’autres, leur donnant parfois une formulation plus générale et rigoureuse. Il y démontre, en particulier, les théorèmes d’équivalence que Kenneth Arrow et Gérard Debreu retrouveront en 1954 : « Toute situation d’équilibre d’une économie de marché est une situation d’efficacité maximale, et réciproquement toute situation d’efficacité maximale est une situation d’équilibre d’une économie de marché. » Le marché assure ainsi l’efficacité économique et une répartition optimale des revenus dans la société. Allais expose, en même temps que Samuelson, le processus de tâtonnement qui mène à l’équilibre des marchés.

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En 1947, dans le second volet de son entreprise, Économie et intérêt, Allais introduit le temps et la monnaie et s’attaque ainsi à la dynamique et à la croissance des économies capitalistes. Là encore, il formule plusieurs propositions dont la découverte sera attribuée à des contributions plus tardives. Il démontre ainsi, avant Trevor Swan et Edmund Phelps, la règle d’or de la croissance, selon laquelle un taux d’intérêt égal au taux de croissance permet de maximiser la consommation. Il développe le modèle à générations imbriquées1 attribué à Samuelson. Il étudie la façon dont la demande d’encaisse de transaction réagit aux variations du taux d’intérêt avant William Baumol et James Tobin. Quel qu’en soit le niveau d’abstraction et de formalisation, Allais considère que la théorie économique doit partir des faits, des données de l’observation. C’est ce qui l’amène à critiquer, de plus en plus durement, les dérives d’une discipline qui privilégie la virtuosité mathématique aux dépens du réalisme. Ce « nouveau totalitarisme scolastique » l’amène à s’éloigner, dans les années 1960, de l’analyse de l’équilibre général développée par Walras et ses épigones et de la remplacer par une étude prenant pour objet les marchés réels, plutôt qu’un marché utopique, privilégiant l’étude du déséquilibre et fondée sur l’idée de surplus. La dynamique économique se caractérise ainsi par la recherche, la réalisation et la répartition d’un surplus. Il y a équilibre général lorsqu’il n’y a plus de surplus réalisable. Intéressé par la théorie des choix et de la décision, Allais s’est attaqué, à l’occasion d’une conférence tenue à New York en 1953, au concept d’« utilité espérée » émergeant des travaux de John von Neumann. À cette occasion, il formule ce qu’on a appelé le « paradoxe d’Allais », qui remet en question le modèle traditionnel de rationalité des choix. Il montre que, confronté à une loterie, un individu ne maximise pas ses gains espérés, mais vise plutôt la sécurité. 1. Modèle devant permettre d’interpréter les effets des politiques économiques en tenant compte de la structure démographique.

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L’économie appliquée L’économie pure n’a de sens, pour Allais, que comme instrument d’intervention sur la réalité. Il rappelle, dans une conférence prononcée le 9 décembre 1988 devant l’Académie des sciences de Suède, que c’est un voyage aux États-Unis pendant la dépression, en 1933, et l’observation des troubles sociaux en France après les élections de 1936 qui l’ont amené à se tourner vers l’économie, qui doit « chercher à établir les fondations sur lesquelles une politique économique et sociale pourrait être valablement édifiée ». Allais est intervenu à plusieurs reprises, entre autres dans de nombreux articles de journaux, sur des questions de politique économique et sociale, se faisant l’apôtre de réformes économiques découlant de ses analyses. Plusieurs de ses élèves et de ses disciples ont joué un rôle important dans la mise en place du secteur public de l’économie française après la guerre. Polémiste opiniâtre, Allais est un homme de contrastes et même de paradoxes. Reformulant en même temps que Milton Friedman la théorie quantitative de la monnaie, il est considéré par plusieurs comme monétariste et néolibéral. Il adhère d’ailleurs, dès sa fondation en 1947, à la Société du Mont-Pèlerin fondée par Friedrich Hayek pour défendre le libéralisme contre les menaces que font peser sur lui le socialisme et la social-démocratie. Il prône la flexibilité des salaires, l’allégement des contraintes sur le marché du travail et la réduction des indemnités de chômage pour assurer le plein-emploi. En même temps, il se réclame du libéralisme de Keynes et se déclare favorable à un secteur public important. Ce partisan convaincu de l’unité européenne oppose au traité de Maastricht une Europe démocratique, humaniste et pacifique. Il s’attaque à ce qu’il appelle « la chienlit laisser-fairiste du libre-échangisme mondialiste ». Il dédie son livre La mondialisation (1990) « aux innombrables victimes dans le monde entier de l’idéologie libre-échangiste mondialiste, idéologie aussi funeste 390

qu’erronée, et à tous ceux que n’aveugle pas quelque passion partisane ». On peut ainsi lui attribuer tour à tour les étiquettes d’altermondialiste, de conservateur, de libéral et d’interventionniste ! Le qualificatif de libéral hétérodoxe serait peut-être celui qui lui convient le mieux. Auteur extraordinairement prolifique, Maurice Allais n’a pas limité ses recherches au domaine de l’économie, pure ou appliquée. Il est d’ailleurs convaincu du fait que l’économie doit être étroitement associée aux autres sciences humaines : psychologie, sociologie, science politique, histoire. Cette dernière discipline l’a toujours passionné et il s’est lancé, au début des années 1960, dans la rédaction d’un livre intitulé Essor et déclin des civilisations. Cet ingénieur de formation est aussi l’auteur de plusieurs contributions à la physique théorique. Allais croit d’ailleurs que l’économie relève des mêmes méthodes que les sciences physiques et qu’on retrouve des régularités analogues dans les deux domaines. Il manifeste en physique la même ambition qu’en économie, cherchant à unifier les théories de la gravité, de l’électromagnétisme et des quantas. Ses contributions à la physique théorique sont réunies depuis 1997 dans une série intitulée Contributions de Maurice Allais à la physique théorique et expérimentale, qui doit comprendre douze volumes.

Maurice Allais en quelques dates 1911 : naissance à Paris le 31 mai. 1931-1933 : études à l’École polytechnique, dont il sort major. 1934-1936 : études à l’École nationale supérieure des mines. 1937 : engagé comme ingénieur au service des Mines de Nantes. 1943 : À la recherche d’une discipline économique, première partie :  L’économie pure ; éditions subséquentes sous le titre Traité d’économie pure.

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1943-1948 : directeur du Bureau de documentation et de statistique minière à Paris. 1944 : nommé professeur d’économie à l’École des mines de Paris, poste occupé jusqu’en 1988. 1946 : nommé directeur du Centre d’analyse économique de l’École des mines et directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique. 1947 : Économie et intérêt. 1947-1968 : professeur d’économie théorique à l’Institut de statistiques de l’université de Paris. 1949 : diplôme d’ingénieur docteur de la Faculté des sciences de l’université de Paris. 1954 : Les fondements comptables de la macro-économique. 1959 : L’Europe unie, route de la prospérité. 1960 : « Les aspects essentiels de la politique de l’énergie. » 1965 : Reformulation de la théorie quantitative de la monnaie. 1967 : Les fondements du calcul économique. 1971 : La libéralisation des relations économiques internationales. 1976 : L’impôt sur le capital et la réforme monétaire. 1977 : officier de la Légion d’honneur. 1978 : médaille d’or du CNRS. La théorie générale des surplus. 1980 : retraite. 1988 : prix de la Banque centrale de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. 1989 : Les conditions monétaires d’une économie de marché. 1990 : élu membre de l’Académie des sciences morales et politiques, de l’Institut de France. Pour l’indexation ; Pour la réforme de la fiscalité. 1991 : L’Europe face à son avenir : que faire ? 1992 : Erreurs et impasses de la construction européenne. 1994 : Combats pour l’Europe : 1992-1994. 1999 : La crise mondiale d’aujourd’hui ; La mondialisation : la destruction des emplois et de la croissance. 2001 : Fondements de la dynamique monétaire. 2002 : Nouveaux combats pour l’Europe : 1995-2002. 2006 : L’Europe en crise : que faire ? 2010 : décède le 9 octobre à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine).

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EDMUND PHELPS, À LA CROISÉE DES ÉCOLES DE MACROÉCONOMIE Économiste inclassable, Edmund Phelps a principalement étudié les imperfections du marché du travail. Son approche – pluraliste – brise les barrières entre macro et microéconomie.

Edmund Phelps est un économiste difficile à classer, comme en témoignent les articles qui lui ont été consacrés à l’occasion de l’attribution du prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. Dans un de ses livres1, il identifie sept écoles de pensée en macroéconomie sans qu’on puisse le rattacher sans ambiguïté à l’une ou l’autre ; il y écrit d’ailleurs que « le pluralisme est la meilleure voie ». Néolibéral et apôtre du laisser-faire pour les uns, Phelps serait plutôt un interventionniste et un néokeynésien pour les autres. On l’associe à la nouvelle macroéconomie classique, alors qu’il a sévèrement critiqué l’hypothèse des anticipations rationnelles. Rompu aux techniques mathématiques en vogue dans l’économie, il a aussi écrit sur l’éthique, l’altruisme, le bienêtre, la justice et la culture. Ce partisan de l’initiative individuelle et de la liberté d’entreprise s’oppose en même temps au démantèlement de l’État-providence et aux baisses d’impôts. Il a pris position contre le projet de contrat première embauche (CPE) en France, pays auquel l’associent des collaborations de recherche depuis une vingtaine d’années. Il considère que les marchés doivent être encadrés et soumis à des règles. Il a fondé et dirige, à l’université Columbia, un centre d’orientation multidisciplinaire d’études sur le capitalisme et la société, alors que le mot « capitalisme », devenu tabou, est remplacé par l’expression « économie de marché ». Il considère que le retard économique des pays du continent européen par rapport aux pays anglo-saxons découle d’entraves multiples à la libre entreprise, tout en condamnant le libéralisme radical d’un Hayek et de ses disciples. 1. Seven Schools of Macroeconomic Thought, Oxford University Press, 1990.

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Le prix de la Banque de Suède a été accordé à Edmund Phelps pour sa contribution à la « compréhension des relations des effets à court et long termes d’une politique économique ». Cette contribution prend sa source dans une réflexion sur un célèbre instrument du keynésianisme de l’après-guerre, la courbe de Phillips, qui illustre l’arbitrage entre chômage et inflation. Le prix à payer pour une diminution du taux de chômage est une augmentation du taux d’inflation. En s’interrogeant sur les fondements microéconomiques de cette construction, Phelps est amené à élaborer, en 1967, le concept de taux naturel de chômage, dont la paternité est le plus souvent attribuée à Milton Friedman, qui ne l’introduit pourtant qu’un an plus tard. Phelps estime d’ailleurs qu’on trouve déjà cette idée dès les années 1940, chez Abba Lerner et, dans les années 1950, chez William Fellner, qui fut son professeur. Du taux naturel de chômage à la parabole des îles En vertu de cette théorie, lorsque le chômage atteint son taux naturel, tout effort des pouvoirs publics pour le diminuer davantage est sans effet à long terme et contribue uniquement à élever le taux d’inflation. Lorsque le chômage dépasse le taux naturel, c’est la déflation qui se manifeste. Il n’y a donc pas d’arbitrage à long terme entre le chômage et l’inflation. Ces analyses, fondées sur les anticipations des agents, permettent de conclure que les politiques keynésiennes de stimulation de la demande n’ont d’efficacité que temporaire. Elles ne peuvent faire dévier, à long terme, le chômage de son taux naturel. Mais, à la différence de Milton Friedman et ses disciples monétaristes, Phelps ne pense pas que la déréglementation du marché du travail est le moyen de résorber le chômage. Il considère que le chômage naturel est un chômage involontaire, en ce sens que les travailleurs n’arriveront pas à trouver un emploi en offrant leurs services à un salaire inférieur.

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Phelps a toujours été convaincu de la nécessité de briser la barrière artificielle qui sépare la microéconomie et la macroéconomie, que d’aucuns considèrent comme une forme de schizophrénie intellectuelle. Il a convoqué à cette fin une célèbre conférence à l’université de Pennsylvanie, en janvier 1969, réunissant ceux qui, comme lui, s’intéressaient aux conséquences de l’information incomplète ou imparfaite. Publiés en 1970, ses actes constituent un tournant dans l’évolution de la macroéconomie, à laquelle Phelps et ses collègues cherchent à donner des fondements microéconomiques rigoureux, tout en rejetant l’hypothèse walrasienne d’information parfaite. Il s’agit d’expliquer la rigidité des prix et des salaires qui caractérise une économie en déséquilibre. La nouvelle macroéconomie classique aussi bien que la nouvelle économie keynésienne et les théories du déséquilibre ont trouvé une partie de leur inspiration dans ce qu’on désigne comme le « Phelps volume ». Dans son introduction, Phelps formule sa fameuse parabole des îles. Une économie est comparée à un ensemble d’îles entre lesquelles la circulation de l’information est onéreuse. Pour savoir si une hausse ou une baisse des salaires sur leur île est généralisée dans l’ensemble de l’économie, les travailleurs doivent effectuer un voyage coûteux. Cette parabole illustre entre autres la théorie de la recherche d’emploi (job search). Phelps a aussi élaboré, pour rendre compte des imperfections sur le marché du travail, le concept de « salaire incitatif », les entreprises ne baissant pas les salaires de certains employés pour ne pas les perdre. Au-delà du keynésianisme et du monétarisme Préoccupé par ce qu’il considère être la stérilité du débat entre keynésiens de toute obédience, monétaristes et nouveaux économistes classiques, Phelps a proposé, entre autres dans un livre publié en 1994, un nouveau paradigme qu’il qualifie de structuraliste. Il s’agit d’expliquer pourquoi le chômage ne cesse d’augmenter sans 395

que l’inflation ne diminue, comme on le constate en particulier dans les économies européennes qu’il étudie depuis le milieu des années 1980. Il faut rejeter l’idée que le taux naturel de chômage est une donnée exogène et constante, comme le pensent autant les monétaristes que les « nouveaux keynésiens », pour qui le chômage est vu comme une déviation permanente par rapport au taux naturel. Il faut, au contraire, voir ce taux comme une variable endogène à expliquer : « Le terme de structuraliste provient du fait que l’explication du taux naturel de chômage repose sur les forces réelles de l’économie, tant du point de vue de la demande que du point de vue de l’offre2 . » Ces forces réelles incluent les caractéristiques du marché du travail, la technologie et la fiscalité. Contrairement aux conclusions des monétaristes et des nouveaux économistes classiques, Phelps considère que les politiques monétaires peuvent parvenir à atténuer les fluctuations économiques, compte tenu du fait que les salaires sont fixés pour une certaine période et que leurs variations sont échelonnées dans le temps. Tout en rejetant sa théorie monétaire, il aboutit à certaines conclusions proches de celles de Keynes : les dépenses d’armement et plus généralement les dépenses gouvernementales dans des biens produits par le secteur des moyens de production diminuent le chômage. La stimulation des dépenses de consommation dans un pays peut aussi avoir des effets positifs, tout en provoquant des effets négatifs chez ses partenaires. Si tous les pays s’engagent simultanément dans une politique de stimulation budgétaire, le résultat sera une contraction de l’emploi par suite de la hausse des taux d’intérêt réels. Phelps estime que son « modèle micro-macro », bien que préliminaire et incomplet, rend bien compte tant de la croissance des Trente Glorieuses que des deux récessions majeures des années 1980 et 1990. Edmund Phelps a exploré plusieurs autres domaines de l’économie, en particulier celui de la croissance. Dès le début de sa carrière, il a énoncé ce qu’on appelle la règle d’or de l’accumulation 2. « Théorie keynésienne et théorie structuraliste », Revue française d’économie, 1990.

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du capital. S’inspirant de Frank Ramsey et Robert Solow, il démontre que, sur le sentier de croissance où la consommation est optimale, le taux d’intérêt est égal au taux de croissance et le taux d’investissement au taux de profit. Il a poursuivi ses travaux sur la croissance, en construisant des modèles fondés sur l’éducation et le progrès technique. Il s’est aussi interrogé sur les rapports entre la culture et les performances économiques. Des rencontres et des discussions avec Amartya Sen, Kenneth Arrow et John Rawls l’ont incité à explorer de nouveaux territoires. Il s’est interrogé sur la justice dans les relations économiques, en particulier dans la répartition des revenus et des richesses, et dans la fiscalité. Il s’est penché sur les problèmes de la discrimination. Depuis plusieurs années, il met en avant un projet de subventions aux entreprises embauchant des travailleurs à faible salaire, convaincu que cette mesure contribuera à augmenter l’emploi et les salaires chez ceux dont l’exclusion économique, sociale et politique constitue l’un des problèmes les plus préoccupants de l’heure.

Edmund Phelps en quelques dates 1933 : naissance à Evanston, en Illinois. 1959 : PhD (doctorat) de l’université de Yale. 1959-1960 : chercheur à la Rand Corporation. 1960-1966 : professeur (assistant, puis associé) à l’université de Yale et membre de la Cowles Commission. 1961 : « The Golden Rule of Accumulation ». 1965 : Fiscal Neutrality Toward Economic Growth : Analysis of a Taxation Principle. 1966-1971 : professeur à l’université de Pennsylvanie. 1966 : Golden Rules of Economic Growth : Studies of Efficient and Optimal Investment. 1967 : « Phillips Curves, Expectations of Inflation and Optimal Unemployment over Time ». 1968 : « Money-Wages Dynamics and Labour-Market Equilibrium ».

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1970 : et alii., Microeconomic Foundations of Employment and Inflation Theory. 1971 : nommé professeur à l’université de Columbia. 1972 : Inflation Policy and Unemployment Theory. 1973 : (dir.), Economic Justice. 1975 : (dir.), Altruism, Morality and Economic Theory. 1977 : avec John B. Taylor, « Stabilizing Powers of Monetary Policy with Rational Expectations ». 1979 : Studies in Macroeconomic Theory, vol. 1, Employment and Inflation. 1980 : Studies in Macroeconomic Theory, vol. 2, Redistribution and Growth. 1983 : vice-président de l’American Economic Association. 1985 : Political Economy : an Introductory Text. 1988 : avec Jean-Paul Fitoussi, The Slump in Europe : Open Theory Reconstructed. 1990 : Seven Schools of Macroeconomic Thought ; (dir.), Recent Development in Macroeconomics ; « Théorie keynésienne et théorie structuraliste du chômage : analyse des vingt dernières années ». 1992-1993 : consultant à la Banque pour la reconstruction et le développement. 1994 : Structural Slumps : The Modern Equilibrium Theory of Employment, Interest and Assets. 1997 : Rewarding Work : how to Restore Participation and SelfSupport to Free Entreprise. Depuis 2001 : chercheur à l’Observatoire français des conjonctures économiques. Fondateur et directeur du Centre de recherche sur le capitalisme et la société, université de Columbia. 2002 : Enterprise and Inclusion in the Italian Economy. 2006 : prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel.

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WILLIAM ARTHUR LEWIS, ANATOMIE DU SOUS-DÉVELOPPEMENT L’approche d’Arthur Lewis des problèmes économiques et sociaux a relancé la théorie du développement, en quête d’un juste équilibre entre le marché et l’intervention publique.

Lorsque Arthur Lewis y naît en 1915, la petite île de Sainte-Lucie, dans les Antilles, est une colonie britannique. Elle acquiert son indépendance en 1979. L’île de la Barbade, où il est décédé, a obtenu la sienne en 1966. La population de ces îles, comme celle de la plupart des autres Antilles, descend, dans son immense majorité, des esclaves qui faisaient l’objet d’un commerce triangulaire entre les pays européens, l’Afrique et les Antilles. L’esclavage fut aboli au Royaume-Uni en 1833. Mais les colonies britanniques ne se transformèrent pas pour autant en jardin de roses pour les Noirs. Arthur Lewis était un élève surdoué. Il quitte l’école à 14 ans pour travailler comme commis dans l’administration publique, car il est en avance sur ses compagnons et est trop jeune pour accéder à l’université. Lorsqu’il obtient, en 1932, une bourse pour étudier en Angleterre, il souhaite devenir ingénieur, mais les postes ouverts dans cette profession sont fermés aux Noirs, tant dans le secteur privé que dans le secteur public. C’est pourquoi il choisit de faire des études en commerce, avant de se tourner vers l’économie. Lewis se définit lui-même comme anti-impérialiste et socialdémocrate. Il se souvient d’un meeting de l’association locale Marcus Garvey, auquel son père l’avait amené lorsqu’il avait 7 ans. Arrivé à Londres, il se plonge dans l’étude des pratiques coloniales de la Grande-Bretagne. Il fréquente la Société Fabienne, vivier intellectuel du Parti travailliste, et publie ses premiers ouvrages sous ses auspices. Étudiant, puis enseignant à la London School of Economics, dont le département d’économie est alors dirigé par Friedrich Hayek, Lewis ne partage pas l’idéologie de laisser-faire qui y domine.

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C’est son anti-impérialisme, a écrit Lewis, qui l’a amené à se pencher sur la question du développement, après avoir effectué un détour par l’économie industrielle et l’histoire économique. C’est ce qui l’a aussi entraîné, sans doute, à partager son temps entre l’enseignement et la recherche, d’une part, et le travail de conseiller et d’administrateur, d’autre part. Lewis n’a en effet cessé de sillonner les pays de ce qu’on appelle alors le tiers monde, conseillant des gouvernements, dirigeant des institutions financières, travaillant pour les Nations unies. Avec, à la clé, une préoccupation majeure : comment expliquer et faire disparaître les inégalités de développement et la pauvreté qui en est la conséquence. Cela demeure, bien sûr, l’un des plus importants problèmes auxquels l’humanité est confrontée. Sous-développement et économie duale Lewis a commencé très tôt, lorsqu’il était étudiant de premier cycle, à se poser des questions sur l’évolution comparée des prix des produits industriels et ceux des produits agricoles exportés par les pays sous-développés. Dans son île natale, par exemple, les fluctuations importantes et inattendues des prix des produits d’exportation interdisaient de gérer l’économie en essayant d’atteindre une certaine stabilité. Il se convainc alors que la théorie traditionnelle des prix, fondée sur l’analyse marginaliste de l’offre et de la demande, n’est d’aucun secours pour comprendre ces phénomènes. De la même manière, le modèle de HecksherOhlin, forme modernisée de la théorie des avantages comparés de Ricardo, ne permet pas d’expliquer de manière satisfaisante les échanges économiques internationaux. C’est en marchant à Bangkok, un jour d’août 1952, raconte Lewis, qu’il a eu l’intuition qui l’a amené à écrire et à publier, en 1954, ce qui est sans doute un des articles les plus fréquemment cités dans la deuxième moitié du XXe siècle. Pour comprendre le mode de fonctionnement des économies dites sous-développées, il faut 400

abandonner l’hypothèse néoclassique selon laquelle la quantité de travail est fixe, et revenir à la tradition classique, de Smith à Marx, en vertu de laquelle l’offre de travail à un salaire de subsistance est illimitée. Dès lors, la croissance économique découle d’une accumulation du capital déterminée par la répartition des revenus : « Les systèmes classiques déterminaient ainsi simultanément la répartition et la croissance des revenus, les prix relatifs des marchandises constituant une question subalterne et mineure. » Les pays du tiers monde sont caractérisés par la dualité entre un secteur capitaliste, urbain et industrialisé, et un secteur de subsistance, traditionnel, principalement agricole, mais qu’on retrouve aussi dans les activités urbaines informelles. Dans ce dernier, la productivité est très basse. Il en est de même du niveau de vie. La croissance démographique y est très forte, le sous-emploi et le chômage élevés. Les travailleurs sont le point de contact entre les deux secteurs. Le secteur capitaliste dispose en effet d’une offre de travail illimitée à un salaire de subsistance fixe. Cela lui assure des profits importants dont le réinvestissement entraîne des taux élevés de croissance. C’est ce qui explique la croissance qu’a connue l’Angleterre de la fin du XVIIIe au milieu du XIXe siècle et celle que devraient connaître, selon Lewis, les nouveaux pays industriels à partir des années 1960. Un raisonnement analogue s’applique à l’évolution des termes de l’échange entre les produits manufacturés exportés par les pays riches et les produits agricoles exportés par les pays pauvres. Les exportations de ces derniers constituent une faible proportion, moins de 20 %, d’une production agricole à très faible productivité. L’offre illimitée des produits tropicaux fait que la demande a très peu d’effet sur les prix. C’est ainsi que les termes de l’échange évoluent en faveur des pays industrialisés.

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Développement et planification Le livre que Lewis consacre en 1955 à la théorie du développement a relancé cette discipline et suscité autant de discussions et de controverses que son article de 1954. Son titre, Théorie de la croissance économique, est trompeur puisqu’il ne s’agit pas d’une étude des modèles de croissance abstraits et mathématiques alors développés tant par les économistes postkeynésiens que néoclassiques. Il est convaincu que la solution aux problèmes économiques se trouve plus dans le changement des institutions que dans celui des prix. Ce n’est pas, en tout cas, la libéralisation du commerce international qui servira de moteur à la croissance des pays sous-développés. Une partie de la solution réside dans la planification, thème sur lequel il avait publié un livre dès 1949 et sur lequel il reviendra en 1966, et dans la recherche d’un juste équilibre entre le marché et l’activité des pouvoirs publics. L’économie n’occupe pas tout le terrain dans la réflexion de Lewis, la dimension politique joue un rôle majeur. Les régimes autoritaires et dictatoriaux qui prolifèrent dans le tiers monde constituent un autre obstacle au développement. L’éducation, à laquelle Lewis a consacré plusieurs écrits, tout en occupant d’importantes fonctions de gestion académique, doit aussi jouer un rôle majeur. Ici encore, il critique les analyses et les évaluations de l’éducation en termes de coûts et de prix, d’investissement et de rendements monétaires. L’éducation ne doit pas s’adapter au marché. Elle est au contraire un des plus puissants moyens pour transformer la société. La réflexion sur l’éducation relève plus de la philosophie que de l’économie. L’approche de Lewis des problèmes économiques et sociaux se situe en dehors du courant aujourd’hui dominant en économie. Elle a inspiré des auteurs comme Amartya Sen, qui a développé un modèle d’économie duale, ou Albert Hirschman, qui lui a emprunté des arguments en faveur d’une politique d’industrialisation et de

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protectionnisme. Son analyse en termes de dualisme a été appliquée au marché du travail des pays développés, par exemple par Peter Doeringer et Michael Piore.

William Arthur Lewis en quelques dates 1915 : naissance le 23 janvier à Sainte-Lucie. 1932-1937 : études de commerce à la London School of Economics (LSE). 1938-1948 : enseignement à la LSE. 1939 : Labour in the West Indies : The Birth of a Worker’s Movement. 1940 : doctorat en économie de la LSE. Economic Problems of Today. 1943-1952 : occupe diverses fonctions dans l’administration britannique, entre autres dans le Colonial Office. 1945 : Monopoly in British Industry. 1948-1958 : professeur à l’université de Manchester. 1949 : Economic Survey, 1919-1939 ; Overhead Costs ; The Principles of Economic Planning. 1950-1952 : membre d’un groupe d’experts des Nations unies pour les pays sous-développés. 1954 : « Economic Development with Unlimited Supplies of Labour ». 1955 : The Theory of Economic Growth. 1957-1963 : successivement conseiller du Premier ministre du Ghana, directeur du Fonds spécial des Nations unies, conseiller du Premier ministre des Indes occidentales, directeur de la Corporation de développement industriel de la Jamaïque et directeur de la Banque centrale de la Jamaïque. 1959-1963 : vice-chancelier de l’université des Indes Occidentales. 1963 : anobli par la reine Élisabeth. 1963-1983 : professeur à l’université Princeton, aux États-Unis ; nommé professeur émérite à sa retraite. 1965 : Politics in West Africa. 1966 : Development Planning. 1967 : Reflections on the Economic Growth of Nigeria. 1969 : Aspects of Tropical Trade, 1883-1965.

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1970-1973 : président de la Banque de développement des Caraïbes, à la Barbade, et chancelier de l’université de Guyane. 1978 : Growth and Fluctuations : 1870-1913 ; The Evolution of the International Economic Order. 1979 : partage avec Theodore W. Schultz le prix de sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. 1983 : président de l’American Economic Association. 1985 : Racial Conflict and Economic Development. 1991 : décès en juin dans sa maison de la Barbade.

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SIMON KUZNETS, MESURER ET EXPLIQUER LA RICHESSE DES NATIONS Qualifié de « géant de l’économie du XXe siècle » par Paul Samuelson, Simon Kuznets a eu pour principale préoccupation l’étude de la croissance économique et la répartition des revenus.

Le clin d’œil à Adam Smith, dans notre titre, n’est pas neutre. Smith est souvent considéré comme le fondateur de la théorie économique. Or, son approche de la réalité économique était assez éloignée de celle qui s’est imposée aujourd’hui dans la discipline : déductive, hautement formalisée, axiomatisée et mathématisée. Son livre la Richesse des nations, dont Simon Kuznets a écrit qu’il aurait pu s’appeler « La croissance économique des nations », fait ainsi une large place à l’histoire, à la description des institutions, à l’analyse empirique, à l’induction autant qu’à la déduction. Simon Kuznets oppose ainsi, dans les dernières pages de son tout premier livre, une économie pure qui ne se préoccupe que d’équilibre statique, à l’étude, par les écoles classique et socialiste, des mouvements séculaires des phénomènes économiques. Toute sa vie, Kuznets a été très méfiant face à l’approche déductive et abstraite qui caractérise les travaux de la majorité des économistes contemporains. Sans rejeter la théorie, de même que la nécessité de formuler des hypothèses et de construire des modèles, il a toujours accordé une importance capitale au contenu empirique et, avant tout, à la nécessité de définir des données qu’on puisse observer et surtout mesurer avec le plus de précision possible. Il a décrit sa méthode comme progressant « de la mesure à l’estimation, à la classification, à l’explication, aux conjectures ». Pour Kuznets, il faut, pour interpréter la réalité, pouvoir la quantifier. Et cette réalité n’est jamais purement économique. Les dimensions sociales, historiques, institutionnelles et culturelles, parmi d’autres, doivent être prises en considération. En cela, Kuznets est proche de la tradition institutionnaliste de son directeur de thèse, Wesley Clair Mitchell. 405

Comptabilité nationale et révolution keynésienne La naissance de la comptabilité nationale moderne est le plus souvent associée à Keynes et à ses collaborateurs James Meade et Richard Stone, au début de la seconde guerre mondiale. En réalité, Simon Kuznets en est le véritable précurseur et ce sont les méthodes qu’il a mises au point qui sont aujourd’hui utilisées à travers le monde. Dès les années 1920, dans le but d’étudier les processus de croissance à long terme de la production et des prix ainsi que des fluctuations cycliques, il se penche sur la définition et la mesure des éléments de la comptabilité nationale : produit national brut, revenu national, consommation, épargne et investissement. Il montre comment éviter les doubles mesures en ne tenant compte que des valeurs ajoutées. Il décrit et mesure la fonction de consommation et met en lumière la relation que Keynes baptisera « multiplicateur », entre la production globale et l’investissement. Les travaux de Kuznets sont ainsi étroitement liés à la révolution keynésienne, dont ils constituent une assise empirique sur laquelle Keynes s’appuiera explicitement. Ils seront aussi largement utilisés par l’économétrie, la nouvelle discipline qui naît au début des années 1930. Remontant jusqu’en 1869 dans ses estimations de la production nationale, Kuznets fait une constatation qui contredit une intuition de Keynes et contribue à la remise en question, après la guerre, du keynésianisme. Keynes affirmait que la propension à consommer, la relation entre le niveau de la consommation et celui du revenu, avait tendance à baisser à mesure qu’un individu, et une société, s’enrichissait. Il accordait beaucoup de poids à cette « loi psychologique fondamentale » qui justifiait, entre autres, une redistribution des revenus, donnant ainsi une assise économique à l’État-providence. Kuznets découvre au contraire que, sur une très longue période, le taux d’épargne est, aux États-Unis, relativement stable, tournant autour de 12 %. C’est ce qui a amené Milton Friedman à développer l’hypothèse du revenu permanent, sur la

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base de laquelle il remet en question la redistribution des revenus. Franco Modigliani développera de son côté l’hypothèse du cycle de vie pour rendre compte de ce phénomène. Croissance, fluctuations et répartition C’est l’étude de la croissance économique et de ses conséquences sur les fluctuations économiques et la répartition des revenus qui a constitué, durant toute sa carrière, le principal objet de préoccupation de Kuznets, l’élaboration des concepts de la comptabilité nationale n’étant qu’un instrument à cette fin. Le prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel lui a été attribué pour « son interprétation empiriquement fondée de la croissance économique menant à une compréhension nouvelle et approfondie des structures économique et sociale et du processus de développement ». Fasciné de la mise en lumière, par son compatriote Kondratiev (dont le destin fut plus tragique puisque, resté en URSS, il fut exécuté dans les années 1930), de cycles longs d’une cinquantaine d’années dans l’évolution des économies capitalistes, après que Juglar a décrit, en 1862, des cycles d’une dizaine d’années, Kuznets décrit, dans son premier livre, des cycles intermédiaires d’environ vingt ans. Il les explique principalement par des facteurs d’ordre démographique. Arthur Lewis a donné le nom de « cycles de Kuznets » à ces phénomènes. Kuznets s’est inspiré, entre autres, de la théorie des innovations de Schumpeter, qu’il avait étudiée à Kharkov, pour rendre compte de l’évolution séculaire des économies capitalistes. Il s’est intéressé en particulier à ce qu’il appelle la « croissance moderne », un processus qui s’est engagé à la fin du XVIIIe siècle dans le nord-ouest de l’Europe pour se répandre graduellement à l’échelle de la planète. Pour lui, comme pour Schumpeter et Marx, cette croissance est un processus endogène, marqué par une interaction entre les avancées scientifiques et technologiques, les innovations, la 407

croissance de la productivité et celle de la population, les changements structurels de l’économie, les politiques économiques, les transformations idéologiques, et la liste n’est pas exhaustive. La croissance se manifeste par trois phénomènes majeurs : la hausse du revenu réel par habitant, les changements dans la structure occupationnelle, le plus spectaculaire étant la diminution de la part de l’emploi agricole, et la modification dans la répartition géographique de la population avec l’urbanisation. Rythmes et modalités de la croissance varient selon les pays, mais Kuznets considère que des mécanismes fondamentalement analogues sont en jeu, caractérisant autant les pays de ce qui était alors le « bloc communiste » que les pays capitalistes. Il rejette par ailleurs le mécanicisme et l’absence de fondement empirique de la théorie du décollage et des étapes de la croissance de Walt Rostow : « La croissance économique est toujours un combat ; il est dangereux de donner l’impression qu’elle est automatique et sans problème et que l’économie vole d’elle-même sans incident vers des niveaux supérieurs d’activité. » Reprenant là encore un thème de prédilection des grands classiques, Kuznets s’est penché sur les relations entre la croissance économique et la répartition des revenus, innovant cette fois dans les méthodes de mesure de cette répartition. Il montre qu’elle a une forme de U renversé : elle décroît dans les premières phases de la croissance, appauvrissant les pauvres, pour s’accroître dans les dernières phases, bénéficiant alors aux plus bas revenus. Les inégalités de revenus ont donc d’abord tendance à s’aggraver avec la croissance économique dans les pays pauvres, alors que la croissance les fait diminuer dans les pays riches. Il a aussi insisté sur certaines conséquences indésirables de la croissance, telles que la pollution, l’urbanisation à outrance menant entre autres à la congestion de la circulation automobile. Ce pionnier de la comptabilité nationale a souligné les limites du produit national

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brut comme indicateur du bien-être et affirmé que la non-prise en compte du travail domestique constituait une faiblesse importante de cette comptabilité. Alors que Paul Samuelson l’a qualifié de « géant de l’économie du XXe siècle », John Kenneth Galbraith a décrit Kuznets comme « le plus influent et assurément l’un des économistes les plus aimés de notre temps ».

Simon Kuznets en quelques dates 1901 : naissance à Pinsk, en Russie, le 30 avril. 1922 : il rejoint son père aux États-Unis, après avoir étudié à l’université de Kharkov et dirigé un bureau de statistiques en Ukraine sous le pouvoir bolchevique. Il s’inscrit à l’université Columbia de New York. 1926 : doctorat de l’université Columbia, sous la direction de W. C. Mitchell. 1927 : il rejoint le National Bureau of Economic Research, auquel il restera associé jusqu’en 1961. 1930 : Secular Movements in Production and Prices. 1931-1936 : enseignement à temps partiel à l’université de Pennsylvanie. 1936-1954 : professeur à l’université de Pennsylvanie. 1933 : Seasonal Variations in Industry and Trade. 1934 : National Income, 1929-1932. 1938 : Commodity Flow and Capital Formation. 1941 : National Income and Capital Formation, 1919-1935 ; avec E. Jenks et L. Epstein, National Income and its Composition, 1919-1938. 1942-1944 : directeur associé du Bureau de la planification et de la statistique du Conseil de la production de guerre. 1944 : National Income : A Summary of Findings ; avec E. Jenks et L. Epstein, National Product since 1869. 1949 : président de l’American Statistical Association.

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1949-1968 : président du comité sur la croissance économique du Conseil de recherche en sciences sociales. 1953-1963 : directeur du programme Falk de recherche économique en Israël. 1954 : président de l’American Economic Association. 1954-1960 : professeur à l’université Johns Hopkins. 1959 : Six Lectures on Economic Growth. 1960-1971 : professeur à l’université Harvard. 1961-1970 : président du comité sur l’économie de la Chine du Conseil de recherche en sciences sociales. 1964 : Postwar Economic Growth. 1965 : Economic Growth and Structure : Selected Essays. 1966 : Modern Economic Growth, New Haven. 1968 : Toward a Theory of Economic Growth. 1971 : Prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. Economic Growth of Nations. 1972 : Quantitative Economic Research. 1973 : Population, Capital and Growth : Selected Essays. 1979 : Growth, Population and Income Distribution : Selected Essays. 1985 : décès à Cambridge, Massachusetts, le 9 juillet.

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ERNEST MANDEL, OU LA FIDÉLITÉ À MARX Intellectuel et militant politique actif, Ernest Mandel a actualisé la théorie de Karl Marx en la confrontant aux problèmes économiques contemporains.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, avec l’arrivée de la guerre froide, l’enseignement de l’œuvre de Marx, en particulier de sa théorie économique, était principalement cantonné dans les universités de l’URSS et de ses satellites. Marx était persona non grata dans les universités occidentales. L’économiste américain Paul Sweezy, qui avait publié en 1942 un manuel présentant sous un jour favorable la théorie économique de Marx, avait été écarté de l’enseignement universitaire et poursuivi dans le cadre des procédures initiées par la commission MacCarthy dans les années 1950. Les étudiants et les esprits curieux qui n’osaient s’attaquer directement à la lecture du Capital devaient consulter les indigestes manuels publiés par l’Académie des sciences d’URSS. Le Traité d’économie marxiste publié par Ernest Mandel en 1962 a comblé un vide et s’est rapidement imposé, en Occident, comme le manuel d’initiation au marxisme, au moment où ce courant de pensée a pris un certain envol, dans les années 1960 et 1970, avant de refluer avec la montée du néolibéralisme. Il s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires. Son auteur était un intellectuel, mais aussi un militant politique très actif. Ami du leader bolchevique Karl Radek, son père avait été membre de la ligue spartakiste dirigée par Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. Ernest Mandel avait adhéré à l’âge de 16 ans à la section belge de la IVe Internationale fondée par Trotski en 1938. En 1946, il devient le plus jeune membre du secrétariat international de l’organisation. Jusqu’à la fin de sa vie, il est activement impliqué dans les activités de la IVe Internationale, devenant en 1964 l’un des principaux dirigeants du Secrétariat unifié, fondé l’année précédente pour réunifier

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diverses tendances du trotskisme. Il est aussi très présent dans la vie politique belge et conseille la direction de la Fédération générale du travail de Belgique. Selon le type de public auquel il s’adressait et le sujet abordé, Ernest Mandel a signé plusieurs de ses textes de divers pseudonymes : Ernest Germain, Pierre Gousset, Henri Valin, parmi d’autres. À partir de la fin des années 1960, dans la foulée des événements de 1968, Mandel est devenu un personnage connu et un conférencier invité à travers le monde, mais ses activités politiques lui ont valu des interdictions de séjour dans plusieurs pays, dont la France, les États-Unis, l’Allemagne, la Suisse, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Le marxisme et le troisième âge du capitalisme Mandel estimait que l’une des causes du déclin d’intérêt pour la théorie économique marxiste résidait dans le dogmatisme mécaniste et réducteur avec lequel elle était présentée depuis un demi-siècle. L’ambition de son premier livre est d’actualiser la théorie de Marx en la confrontant aux problèmes économiques contemporains : « La position scientifiquement correcte est évidemment celle qui s’efforce de partir des données empiriques de la science d’aujourd’hui, pour examiner si oui ou non l’essentiel des thèses économiques de Marx reste valable1 . » Mandel considère que le système de Marx demeure le meilleur instrument pour comprendre la réalité économique, et que ses fondements, théories de la valeur et de la plus-value, des prix et des profits, de l’accumulation et des crises demeurent valables. Il critique d’ailleurs les révisions que Paul Baran, Paul Sweezy et d’autres auteurs se réclamant du marxisme lui ont fait subir. Dans un autre livre (1967), il propose une interprétation de l’évolution de la pensée économique de Marx qui rompt avec les représentations traditionnelles et souligne, par exemple, l’importance du concept d’aliénation. 1. Traité d’économie marxiste, Julliard, 1962.

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Marx propose, dans Le Capital, l’analyse d’une forme historiquement déterminée du capitalisme, le capitalisme concurrentiel. Il montre aussi comment la concurrence capitaliste engendre son contraire, la centralisation et la concentration du capital. Les théoriciens marxistes du début du XXe siècle, Rudolf Hilferding, Rosa Luxembourg et Lénine, ont expliqué que le capitalisme était entré dans une nouvelle phase, celle des monopoles et de l’impérialisme. Pour Lénine, cette période était la dernière et constituait l’antichambre du socialisme. Mandel acquiert plutôt la conviction, dans les années 1960, que le capitalisme est entré, depuis la seconde guerre mondiale, dans une troisième phase, qu’il a d’abord appelée le « néocapitalisme », le « capitalisme tardif » ou le « capitalisme en déclin » avant de lui donner, dans son livre de 1972, l’appellation de « troisième âge du capitalisme ». Cette phase est marquée par une troisième révolution industrielle, qui se caractérise entre autres par une intégration massive du travail intellectuel dans les processus de production, une internationalisation croissante des forces productives, la domination des entreprises multinationales et l’industrialisation généralisée de l’agriculture. Cette révolution technologique ne donne au capitalisme qu’une bouffée d’oxygène passagère. Ce sont toujours les mêmes lois de développement du capitalisme, mises en lumière par Marx, qui s’appliquent, mais sous une forme différente. Cette époque est marquée par une baisse de l’efficacité des interventions économiques des États-nations et par un déclin relatif des ÉtatsUnis par rapport aux blocs européen et asiatique. Confrontée au choix entre l’inflation et la stagnation, cette nou­velle phase du capitalisme débouche sur des récessions généralisées en 1974-1975 et en 1980-1982, des crises de surproduction bien différentes de celle de 1929-1932. Elles ne s’expliquent pas par des facteurs exogènes comme les chocs pétroliers, mais par la dynamique interne du capitalisme. Pour rendre compte de cette dynamique, Mandel reprend les thèses d’un économiste russe, Nikolaï Kondratiev, exécuté dans les camps de Staline. Ce dernier 413

a identifié dans l’histoire du capitalisme des cycles longs, d’une cinquantaine d’années, auxquels Schumpeter a donné le nom de « cycles de Kondratiev ». Mandel rejette toutefois l’idée de régularité dans le déroulement de ces cycles qu’il préfère appeler « ondes longues » ; il cherche à les expliquer dans le cadre de l’analyse marxiste, en mettant l’accent sur les mouvements à long terme des taux de profit, déterminant le rythme plus ou moins rapide de l’accumulation du capital. Alors que les passages de l’expansion à la récession sont inévitables, il n’en est pas de même de la reprise de la croissance, qui dépend entre autres de facteurs d’ordre politique et de l’état de la lutte des classes. Mandel rejette toute explication monocausale des crises économiques. La transition au socialisme Ernest Mandel s’est aussi intéressé aux problèmes du sousdéveloppement, à l’émergence des nouveaux pays industriels et à la question de la transition du capitalisme au socialisme. Bien sûr, dans les quelques années qui ont précédé son décès, c’est plutôt la question de la transition du socialisme au capitalisme qui était à l’ordre du jour. Conformément à l’analyse trotskiste qu’il a lui-même contribué à développer, Mandel estimait que l’écroulement du régime soviétique, en URSS comme dans ses satellites, était dû à la déformation et à la dégénérescence bureaucratique qui avait gangrené le pays ayant connu la première révolution socialiste dans l’histoire. Dans d’incessants débats avec les tenants d’autres analyses, Mandel et ses amis affirmaient que l’URSS n’était pas une nouvelle société de classes, mais un État bloqué dans sa transition au socialisme, dans lequel une bureaucratie corrompue avait pris le contrôle des leviers de commande et mis l’économie au service de ses privilèges. Ce n’est ni l’autoritarisme de Staline ni la naissance d’une nouvelle classe dominante qui sont en cause.

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Jusqu’à son dernier souffle, Mandel demeure fidèle à la vision politique de Marx et, surtout, à son interprétation léniniste. C’est la conjonction de facteurs objectifs – les contradictions croissantes des économies capitalistes – et subjectifs – la conscience de classe et la combativité croissante d’un prolétariat dirigé par une avant-garde révolutionnaire déterminée, constituée en parti – qui viendra à bout du mode de production capitaliste, fondé sur l’exploitation des travailleurs. La révolution socialiste, ainsi perçue, ne relève pas de l’utopie, affirme Mandel, elle est la seule réponse possible aux maux de notre temps. Elle s’oppose aux impasses inévitables auxquelles mènent toutes les solutions gradualistes et réformistes. Mandel reconnaît toutefois que la théorie marxiste a relativement peu de choses à dire en ce qui concerne l’organisation de l’économie dans la phase de transition du capitalisme au socialisme. Outre la politique et l’économie, Mandel a aussi fait une incursion dans le domaine littéraire en appliquant l’approche marxiste à l’analyse du roman policier (1987).

Ernest Mandel en quelques dates 1923 : naissance le 5 avril à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne, dans une famille polonaise juive. 1939 : rejoint la section belge de la IVe Internationale. Ses études à l’Université libre de Belgique sont interrompues par l’occupation allemande. 1941-1945 : activement impliqué dans la Résistance, il est arrêté à trois reprises, parvient deux fois à s’évader et est libéré en avril 1945 d’un camp de travail allemand. 1946 : élu au secrétariat international de la IVe Internationale. 1952 : lors de la scission de la IVe Internationale, il prend le parti des « pablistes » contre les « lambertistes ». Conformément à la stratégie entriste du premier camp, il adhère au Parti socialiste belge. 1956 : fonde l’hebdomadaire La Gauche. 1962 : Traité d’économie marxiste.

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1963 : artisan de la création du Secrétariat unifié de la IVe Internationale, dont il devient un des principaux dirigeants. 1964 : exclu du Parti socialiste belge, il contribue à la fondation du Parti wallon des travailleurs et de l’Union de la gauche socialiste. 1967 : diplôme universitaire de l’École pratique des hautes études de Paris. La formation de la pensée économique de Karl Marx. 1970 : La réponse socialiste au défi américain. 1971 : fondation de la Ligue révolutionnaire des travailleurs, section belge de la IVe Internationale. 1972 : Der Spätkapitalismus, thèse de doctorat défendue à l’Université libre de Berlin ; Le troisième âge du Capitalisme. Nommé professeur à l’Université libre de Bruxelles, dont il dirige le Centre d’études politiques. 1976 : La longue marche de la Révolution. 1978 : The Second Slump ; A Marxist Analysis of Recession in the Seventies ; Critique de l’eurocommunisme. 1980 : Long Waves of Capitalist Development : The Marxist Interpretation ; Trotsky. 1982 : La crise 1974-1982 : les faits, leur interprétation marxiste. 1984 : fondation du Parti ouvrier belge, issu de la Ligue révolutionnaire des travailleurs. 1987 : Meurtres exquis : une histoire sociale du roman policier. 1988 : retraite de l’université libre de Bruxelles. Où va l’URSS de Gorbatchev ? 1992 : Power and Money : a Marxist Theory of Bureaucracy. 1995 : mort d’une crise cardiaque à Bruxelles le 20 juillet. 1996 : création à Amsterdam du Centre d’études Ernest-Mandel.

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EDMOND MALINVAUD, EXPLIQUER ET COMBATTRE LE CHÔMAGE Économiste mathématicien, inspirateur de l’École du déséquilibre, Edmond Malinvaud allie la micro et la macroéconomie, notamment dans son analyse du chômage.

Edmond Malinvaud fait partie d’une longue lignée de théoriciens français de l’économie qui sont d’abord passés par des études d’ingénieur. Il a obtenu une solide formation mathématique avant d’aborder l’économie. Ce sont des préoccupations d’ordre social qui l’ont amené à cette discipline. Il rappelle, dans un texte autobiographique, que son père avait des idées socialistes et qu’il fut frappé, dès son jeune âge, par le marasme dans lequel la crise des années 1930 avait plongé les industries de la porcelaine et de la chaussure de sa ville natale de Limoges. Économiste mathématicien, il n’en considère pas moins que l’économique ne doit pas négliger le social et le politique, sans quoi on s’interdit de comprendre la combinaison complexe des facteurs qui agissent sur la croissance et les structures de la société. Chercheur et enseignant, auteur prolifique, Malinvaud a simultanément consacré une partie importante de sa carrière à des fonctions publiques comme statisticien, conseiller économique, responsable de nombreuses institutions. Il a toujours été convaincu de l’importance de la recherche empirique, de l’observation, tout autant que de l’importance d’un travail théorique marqué au coin de la conceptualisation, de la modélisation et de la rigueur. L’économie est pour lui une science, certes moins exacte et perfectionnée que les sciences naturelles, mais susceptible d’aider à améliorer le sort de l’humanité. Méfiant face aux étiquettes, il se situe néanmoins plus près du keynésianisme que de ceux qui croient à l’équilibre continuel et instantané des marchés. Il considère que la rationalité des agents économiques est plus limitée que ne le croient les adeptes de ce dernier courant de pensée.

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Dans le parcours qui le mène à l’économie, Maurice Allais joue un rôle important. Malinvaud le rencontre en 1947 comme professeur à l’ENSAE. L’année suivante, il s’intègre à un groupe de jeunes économistes qui se rencontrent autour d’Allais pour discuter d’économie et de statistiques ; parmi eux, Gérard Debreu et Marcel Boiteux. Il retrouve Debreu à Chicago, à la Commission Cowles, où il séjourne un an et a l’occasion de rencontrer les pionniers de l’économie mathématique et de l’économétrie moderne, Jacob Marschak, Tjalling Koopmans, Kenneth Arrow, Leonid Hurwicz et Leonard Savage. C’est le début d’une carrière qui le verra d’abord, dans les vingt années suivantes, s’illustrer comme économètre et microéconomiste. Outre ses nombreux articles, les manuels qu’il publie en économétrie (1964) et en microéconomie (1969), traduits en plusieurs langues, sont largement utilisés à travers le monde, comme l’ouvrage en deux volumes qu’il consacre à la macroéconomie (1980-1981). Déséquilibres et typologie du chômage Pour Malinvaud, l’économie est un système dont l’état est le résultat des décisions d’agents autonomes, mais contraints par des institutions et des structures qui encadrent leurs comportements. Microéconomie et macroéconomie sont ainsi étroitement liées. Un tel système peut être marqué par des dysfonctionnements résultant autant de l’action des agents que de celle des pouvoirs publics. Le chômage est bien sûr le plus grave de ces dysfonctionnements, compte tenu de ses conséquences catastrophiques sur le bien-être des populations et sur le risque qu’il fait courir à la stabilité sociale et politique. Le concept d’équilibre joue un rôle essentiel dans le raisonnement économique, mais Malinvaud rejette l’idée que l’équilibre soit réalisé instantanément, dans un monde sans friction, et qu’il puisse être considéré comme doté de caractéristiques permanentes et générales. Une approche en termes d’équilibre temporaire à 418

prix fixes (qu’on appelle aussi équilibre général non walrasien) lui paraît plus fructueuse pour rendre compte de la réalité économique. On la trouve implicitement présente chez Keynes et chez un certain nombre de ses interprètes tels que John Hicks, Don Patinkin, Robert W. Clower ou Axel Leijonhufvud. Il s’agit d’expliquer comment les comportements microéconomiques peuvent engendrer des déséquilibres macroéconomiques permanents, sur le marché des biens comme sur celui du travail, ces déséquilibres étant définis comme l’absence d’égalité entre l’offre et la demande. C’est pourquoi ce courant de pensée a été aussi baptisé « École du déséquilibre ». À partir des années 1970, il s’est essentiellement développé en France, sous l’impulsion des travaux de Jean-Pascal Benassy, Jean-Michel Grandmont, Jacques Drèze et Yves Younès. Malinvaud peut être considéré comme l’inspirateur de cette école. C’est à l’occasion de conférences à Helsinki en janvier 1976 que Malinvaud présente pour la première fois sa théorie de l’équilibre général à prix fixes comme fondement d’une théorie macroéconomique du chômage. Il distingue trois états macroéconomiques, qu’il baptise « chômage keynésien », « chômage classique » et « inflation contenue ». Le chômage keynésien est causé par un excédent d’offre généralisé. Les offres des vendeurs de travail et de biens sont rationnées, les premiers ne parvenant pas à trouver d’emploi au salaire existant et les seconds n’arrivant pas à vendre tout ce qu’ils souhaiteraient aux prix en vigueur : « Il y a sous-emploi et les entreprises ne produisent pas autant qu’elles le voudraient, par insuffisance de la demande effective. C’est le cas keynésien1 . » Le chômage classique se manifeste par un excédent d’offre de travail et un excédent de demande de biens, les consommateurs étant rationnés comme vendeurs de travail et acheteurs de biens : « Quand la main-d’œuvre n’est pas complètement employée, mais que les firmes vendent toute la production qu’elles souhaitent réaliser, on peut parler de sous-emploi classique. » Ce sous-emploi 1. Réexamen de la théorie du chômage, Calmann-Lévy, 1980.

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est fondamentalement lié à une profitabilité des entreprises insuffisante. Il y a enfin inflation contenue quand les demandes des acheteurs de biens et celles des acheteurs de travail sont rationnées, ce qui mène à un excédent de demande généralisé. Les raisons pour lesquelles les prix, et en particulier les salaires, ne se modifient pas pour rétablir les équilibres sont nombreuses et complexes ; elles relèvent autant, sinon plus, de facteurs sociaux et politiques que strictement économiques. C’est entre autres la tâche de l’économie du travail que de les mettre en lumière, en étudiant, par exemple, comment sont déterminés les contrats de travail. Malinvaud estime que, depuis 1965, l’économie française a connu les trois types d’équilibre qu’il a décrits. Pour compliquer la situation, chômages classique et keynésien peuvent coexister. Or, les politiques à mettre en œuvre pour les combattre sont différentes. L’accroissement des dépenses publiques n’est ainsi efficace que pour combattre le chômage keynésien. Et les mesures nécessaires pour combattre le chômage classique peuvent aggraver la situation du chômage keynésien. La réduction des salaires peut ainsi avoir un effet stimulant sur la profitabilité, mais dépressif sur la consommation et l’intensité capitalistique. Le problème avec les nouvelles approches macroéconomiques telles que le monétarisme, les anticipations rationnelles ou l’économie de l’offre est qu’elles ne mettent l’accent que sur les phénomènes de long terme, alors que, dans les économies modernes, le chômage keynésien est beaucoup plus fréquent. Face aux développements plus récents de la macroéconomie, particulièrement aux États-Unis, Malinvaud manifeste un certain désenchantement. La plupart de ses collègues semblent en effet croire désormais qu’il n’y a pas grand-chose à faire pour résorber un chômage dont ils rejettent la nature involontaire. Le chômage serait volontaire ou frictionnel.

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Un New Deal européen Dans un texte rédigé avec douze autres économistes en 1993, Malinvaud propose une initiative de relance à l’échelle européenne qu’il compare, dans une entrevue publiée dans Le Monde du 16 novembre, à un New Deal européen. Il consiste en trois volets : abaisser rapidement à près de zéro les taux d’intérêt réel, réduire le coût du travail non qualifié en exonérant le salaire minimum de toute charge sociale patronale et lancer des programmes d’investissements à finalité collective équivalents à 4 % du produit intérieur brut (PIB) européen. Il déclare dans l’entretien : « À mon âge, et jusqu’à ma mort, je resterai fidèle à l’idée que les économistes peuvent influencer l’emploi. » La politique économique doit avoir pour objectif de combattre les fluctuations conjoncturelles pour assurer le plein-emploi et la stabilité des prix, mais aussi, à plus long terme, de garantir une croissance permettant d’assurer les objectifs de développement qu’une collectivité nationale retient.

Edmond Malinvaud en quelques dates 1923 : naissance à Limoges le 25 avril. 1942 : promotion de l’École polytechnique. 1946 : entrée à l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (ENSAE) de l’Insee, d’abord comme étudiant, puis successivement comme administrateur, inspecteur général et directeur général de l’Insee. 1950-1951 : chercheur invité à la Commission Cowles, à l’université de Chicago. 1953 : « Capital Accumulation and Efficient Allocation of Resources ». 1954 : « Aggregation Problems in Input-Output Models ». 1954-1964 : codirecteur de la revue Econometrica. 1957 : Initiation à la comptabilité nationale. 1957-1993 : directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. 1962-1966 : directeur de l’ENSAE.

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1963 : président de la Société d’économétrie. 1964 : Méthodes statistiques de l’économétrie. 1969 : Leçons de théorie microéconomique. 1969-1972 : professeur associé à l’université Paris I. 1972 : avec Jean-Jacques Carré et Paul Dubois, La croissance française : Un essai d’analyse économique causale de l’après-guerre. 1972-1974 : directeur de la prévision au ministère de l’Économie et des Finances. 1974-1977 : président de l’Association internationale des sciences économiques. 1974-1987 : directeur général de l’Insee. 1977 : The Theory of Unemployment Reconsidered. 1980 : Profitability and Unemployment. 1980-1981 : président de l’Institut international de statistique. 1981-1982 : Théorie macroéconomique. 1983 : Essais sur la théorie du chômage. 1984 : Mass Unemployment. 1986-1987 : président de l’Association française des sciences économiques. 1988 : président de l’Association économique européenne. 1988-1993 : professeur au Collège de France. 1991 : Voies de la recherche macroéconomique. 1993 : Équilibre général dans les économies de marché : L’apport de recherches récentes. 1996 : « Pourquoi les économistes ne font pas de découvertes ». 2000 : « Il n’y a pas de frontières fixes entre les disciplines ». 2015 : décès le 7 mars à Paris.

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HYMAN MINSKY ET LE CAPITALISME RONGÉ PAR L’INSTABILITÉ FINANCIÈRE En faisant une synthèse originale de Keynes et Schumpeter, Hyman Minsky a analysé le rôle de la monnaie, de la banque et des finances comme sources principales de l’instabilité du capitalisme.

Le père de Hyman Minsky était membre de la section juive du Parti socialiste américain à Chicago. Né en Russie, il avait quitté son pays natal après l’échec de la révolution de 1905. Sa mère, Dora Zakon, était militante syndicale. Ils se seraient rencontrés à l’occasion d’une fête organisée pour célébrer le centième anniversaire de la naissance de Marx. Jusqu’à la fin de sa vie, Minsky maintiendra le cap sur une orientation politique de gauche. Son intérêt pour l’économie découle de ses engagements politiques et sociaux. Étudiant à l’école secondaire à Chicago, il est membre de la section de jeunesse du Parti socialiste américain. Marqué par la grande dépression, il acquiert tôt la conviction que le capitalisme est un système profondément instable, que les fluctuations cycliques, les crises financières et le chômage ne sont pas des accidents de parcours, mais des étapes inévitables de son développement. Il est donc normal qu’il soit réceptif au message de Keynes, relayé à Harvard à la fin des années 1930. Mais il est aussi marqué, à Chicago, par les enseignements d’Oskar Lang, Henry Simons, Jacob Viner et Frank Knight. Des trois derniers, parfois considérés comme les fondateurs de l’école de Chicago et les maîtres à penser de Milton Friedman, Minsky a écrit qu’ils étaient moins rigides, dogmatiques et idéologiquement engagés que leurs successeurs associés au monétarisme et au néolibéralisme : « L’économie à Chicago à la fin des années 1930 et au début des années 1940 était ouverte, rigoureuse et sérieuse. Tout département abritant un spectre allant de Knight à Lange devait être intellectuellement ouvert1 . » 1. « Beginnings », dans Recollections of Eminent Economists, par Jan Kregel (dir.), University of Chicago Press, 1989.

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Une lecture radicale de Keynes Il rencontre aussi à Chicago le futur sénateur Paul Douglas, économiste néoclassique – qui a donné son nom à la fameuse fonction de production Cobb-Douglas – mais alors militant socialiste hostile au léninisme et au stalinisme. Il devient aussi l’ami d’Abba Lerner, qui arrive du Mexique, où il aurait essayé de convaincre Trotski de la nécessité de réviser le marxisme à la lumière du keynésianisme. À Harvard, Minsky est influencé par Leontief et surtout par Schumpeter, sous la direction duquel il commence sa thèse de doctorat. Rival de Keynes, profondément conservateur, le grand économiste autrichien est en même temps un admirateur de Marx et convaincu comme lui que les crises sont des moments nécessaires et inéluctables du développement du capitalisme, système au demeurant condamné à long terme. C’est une synthèse originale de Keynes et de Schumpeter que construira Minsky dans les années suivantes, une synthèse empruntant aussi à l’institutionnalisme. Selon lui, les instruments analytiques doivent être élaborés à la lumière des institutions à travers lesquelles le capitalisme se développe. Minsky s’initie à la pensée de Keynes par la lecture de A treatise on Probability, à une époque où ce livre, publié en 1921, est inconnu ou ignoré par la très grande majorité des économistes. Dans ce travail philosophique, dont la première ébauche date de 1905, Keynes s’interroge sur la prise de décision en contexte d’incertitude. De ce point de vue, il y a un lien étroit entre le Treatise et la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, publiée quinze ans plus tard. Keynes lui-même le rappelle dans un article publié en 1937 dans le Quarterly Journal of Economics, en réponse à des critiques qui cherchent à minimiser l’écart entre sa théorie et ce qu’il appelle la « théorie classique ». L’incertitude radicale face aux conséquences futures de nos décisions, en particulier celles d’investir, et l’ignorance dans laquelle nous baignons disqualifient la théorie classique, son caractère 424

statique, son hypothèse de rationalité et d’information parfaite. À l’incertitude sont liés la place et le rôle particuliers de la monnaie dans la construction de Keynes, reflétant sa place et son rôle dans la réalité. Contrairement à la conception classique, qui postule une dichotomie entre les mondes réel et monétaire, la monnaie n’est pas un élément neutre. Le capitalisme est une économie dans laquelle la monnaie joue un rôle actif, intervenant dans les décisions des agents, constituant un pont entre le présent et le futur, affectant les prix absolus et relatifs, influençant le rythme de l’investissement. Les intermédiaires financiers jouent un rôle central. La théorie de Keynes est une explication des fluctuations fondée sur l’investissement, couplée à une théorie financière de l’investissement. Le niveau de l’investissement découle des conditions sur le marché financier, qui déterminent en particulier le rapport entre le prix des actifs et celui de la production, dans un contexte d’incertitude. Dans son livre sur Keynes, publié en 1975, et dans plusieurs travaux ultérieurs, Minsky insiste sur ces dimensions de l’analyse keynésienne et critique inlassablement la synthèse néoclassique, ce courant dominant de l’économie de l’après-guerre qui cherche à concilier la microéconomie néoclassique avec une macroéconomie keynésienne délestée du temps, de l’incertitude, du caractère cyclique du développement capitaliste, de la monnaie et des mécanismes financiers. Ce faisant, il s’affirme comme un des leaders du courant postkeynésien, qui se veut fidèle à la poussée révolutionnaire de la Théorie générale et à son rejet des tenants et aboutissants de la théorie classique. Le courant postkeynésien est, comme la synthèse néoclassique, un ensemble diversifié, composé de sous-courants parfois contradictoires. Dans cette mouvance, Minsky est de ceux qui mettent l’accent sur le rôle de la monnaie, de la banque, du crédit, de l’endettement et des finances, sources principales de l’instabilité du capitalisme.

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L’hypothèse de l’instabilité financière C’est en 1977 que Minsky formule pour la première fois l’hypothèse de l’instabilité financière associée à son nom et qu’il présente comme une alternative à la synthèse néoclassique. Une analyse réaliste des économies contemporaines doit, selon lui, tenir compte de leurs institutions financières complexes, sophistiquées et changeantes. Cette instabilité, inhérente au capitalisme, découle de la manière dont les acquisitions d’actifs et l’accumulation du capital sont financées. En période de prospérité, les liquidités sont abondantes, une euphorie spéculative se développe et les banques prêtent facilement à des entreprises qui ne demandent qu’à s’endetter pour investir. La montée des charges d’endettement finit par inquiéter les banques, fragilisées par les difficultés croissantes de remboursement de leurs clients. Elles exigent des taux d’intérêt de plus en plus élevés, jusqu’à casser l’investissement, réduire l’emploi, ralentir la croissance et provoquer finalement une récession. Les politiques monétaires et budgétaires peuvent atténuer ce processus, mais elles ne peuvent empêcher les récessions de se produire périodiquement. L’alternance de phases de robustesse et de phases de fragilité du système financier est une caractéristique fondamentale du capitalisme. Le début des années 1930 marque ainsi aux États-Unis une période d’effondrement du prix des actifs et d’insolvabilité croissante des institutions financières qui culmine en 1933. Le New Deal de Roosevelt, qui s’est alors mis en place, a été marqué par l’implantation de structures destinées à prévenir de nouveaux épisodes de ce genre. Les vingt années d’après-guerre ont été caractérisées par une croissance relativement soutenue, de faibles taux de chômage et d’inflation, sans crises financières sévères. Mais la nature du capitalisme n’a pas changé pour autant, et l’instabilité financière a recommencé à se manifester à partir du milieu des années 1960, avec des turbulences à répétition, de plus en plus graves, commençant par un resserrement du crédit en 1966. 426

Toutefois, c’est plutôt par la stagflation que par une déflation du type de celle du début des années 1930 que le système a réagi. Cette réaction découle des changements institutionnels qui ont accompagné la révolution keynésienne. L’accroissement de la part du gouvernement dans l’économie et de ses déficits, d’une part, et le rôle de la banque centrale comme prêteur en dernier ressort, d’autre part, ont ainsi permis d’éviter un écroulement du type de celui de 1933, en agissant comme stabilisateurs. L’instabilité, inévitable, des économies capitalistes ne débouche donc pas toujours sur la dépression. Mais le danger, pour Minsky, est toujours là, aggravé par la remise en question du rôle du gouvernement, les politiques monétaristes de lutte contre l’inflation et la déréglementation sur les marchés financiers mondiaux. Seules de profondes réformes structurelles, telles que la socialisation de l’investissement mentionnée à la fin de la Théorie générale, sont en mesure de « stabiliser une économie instable » et de protéger les populations contre les conséquences catastrophiques potentielles de graves crises financières.

Hyman Minsky en quelques dates 1919 : naissance le 23 septembre à Chicago. 1941 : baccalauréat en mathématiques à l’université de Chicago. 1942 : travaille sur le modèle d’analyse interindustrielle avec Wassily Leontief à l’université Harvard. 1943-1945 : mobilisé dans l’armée américaine à New York, puis en Angleterre, en France et en Allemagne. 1946 : employé civil de l’armée américaine en Allemagne ; retour aux études à Harvard en septembre. 1947 : maîtrise en administration publique à l’université Harvard. 1954 : doctorat en économie à Harvard. 1949-1957 : professeur à l’université Brown. 1957 : « Monetary Systems and Accelerator Models » ; « Central Banking and Money Market Changes ».

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1957-1965 : professeur à l’université de Californie à Berkeley. 1964 : « Financial Crisis, Financial Systems and the Performance of the Economy ». 1965-1990 : professeur à l’université Washington de Saint Louis. 1969 : « Private Sector Asset Management and the Effectiveness of Monetary Policy : Theory and Practice ». 1975 : John Maynard Keynes. 1977 : « The Financial Instability Hypothesis : An Interpretation of Keynes and an Alternative to “Standard” Theory ». 1980 : « Money, Financial Markets and the Coherence of a Market Economy ». 1982 : Inflation, Recession and Economic Policy ; Can « I » Happen Again ? Essays on Instability and Finance. 1985 : « La structure financière : endettement et credit ». 1986 : Stabilizing an Unstable Economy. 1989 : directeur de publication, avec Philip Arestis, de PostKeynesian Monetary Economics. 1990-1996 : professeur émérite de l’université de Washington et chercheur au Jerome Levy Economics Institute de Bard College, dans l’État de New York. 1996 : Prix Veblen-Commons de l’Association for Evolutionary Economics. « Uncertainty and the institutional structure of capitalist economies ». Décès le 24 octobre à Rhinebeck, État de New York.

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SAMIR AMIN ET LE CAPITALISME COMME SYSTÈME MONDIAL À DÉPASSER Chercheur, écrivain et militant politique, Samir Amin mène une critique radicale du capitalisme, caractérisé comme un système à la fois mondial et impérialiste.

Samir Amin a mené de front une carrière de chercheur et d’écri­vain prolifique et une incessante activité de conseiller de gouvernements, de dirigeant d’organisations et de militant politique. Membre durant sa jeunesse des partis communistes français et égyptien, dont il a, par la suite, rejeté les positions, il n’a jamais abandonné le cap d’une critique radicale du capitalisme et n’a jamais perdu l’espoir de voir naître un monde plus démocratique, égalitaire et humaniste. Depuis les années 1950, il a côtoyé la plupart de ceux qui, en Afrique, en Asie et en Amérique latine, ont joué un rôle important dans les processus de transformation économique, politique et sociale. Directeur depuis 1980 du bureau africain du Forum du tiers monde, président depuis 1997 du Forum mondial pour des alternatives, Samir Amin occupe ainsi une position influente dans le mouvement d’opposition à la mondialisation néolibérale. Cette position s’appuie sur une analyse théorique dont on trouve la première formulation dans une thèse de doctorat soutenue en 1957, thèse dirigée par François Perroux et Maurice Byé : « Les effets structurels de l’intégration internationale des économies précapitalistes : une étude du mécanisme qui a engendré les économies dites sous-développées. » On en retrouve les thèmes essentiels dans L’accumulation à l’échelle mondiale, publié en 1970, qui est l’un de ses livres les plus largement diffusés et les plus influents. Pendant les treize années séparant la thèse du livre, plusieurs auteurs, notamment André Gunder Franck, Raul Prebisch, Fernando Cardoso, Celso Furtado et Immanuel Wallerstein, ont mis en avant les idées de développement du sous-développement, de dépendance, de polarisation et de structuration de l’économie mondiale entre un centre et une périphérie. Samir Amin est 429

cependant l’un des premiers à avoir développé ces thèmes qui connaîtront un grand écho pendant quelques décennies, tant chez les intellectuels issus du tiers monde que chez les économistes progressistes des pays dominants. Le terme « impérialisme » a bien sûr une origine ancienne. John Hobson, économiste anglais hétérodoxe, a donné ce titre à un livre paru en 1902. Inspiré par Hobson, Lénine a décrit l’impérialisme, dans une brochure publiée en 1916, comme la dernière phase du développement du capitalisme et l’antichambre du socialisme. Pour Samir Amin, l’impérialisme est consubstantiel au capitalisme ; il se présente, dès son émergence, comme un système d’emblée mondial, comme une « économie monde ». Les pays capitalistes ne suivent pas, les uns après les autres et indépendamment les uns des autres, les mêmes étapes de développement, comme le prétendent par exemple Walt Rostow et la majorité des théoriciens néoclassiques du développement. Karl Marx aussi voyait le Royaume-Uni comme le pays qui annonçait à tous les autres le chemin qu’ils suivraient dans la voie d’une homogénéisation de la planète, prélude nécessaire à la révolution socialiste. Le développement du sous-développement Ce qu’on appelle malencontreusement le « sous-développement » ne serait pas un retard dans le développement, retard qu’on pourrait expliquer par des causes naturelles, politiques, idéologiques et culturelles. Amin critique et rejette cette vision tout comme les analyses en termes de dualisme. Le sous-développement est causé par le développement. Il lui est nécessaire et même essentiel. Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx ont bien vu que la croissance économique est le résultat de l’accumulation du capital et que cette accumulation découle du travail des ouvriers, de ce que Marx a appelé la plus-value.

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Marx a expliqué comment l’émergence du capitalisme est liée à une accumulation primitive, fondée entre autres sur l’expropriation violente des paysans. Amin considère que cette accumulation primitive ne s’est pas arrêtée au XVIe siècle, mais qu’elle se poursuit jusqu’à ce jour. Par un processus continuel d’accumulation primitive à l’échelle mondiale, des ressources sont transférées des pays de la périphérie, situés pour la plupart au Sud, vers les pays du centre. Désarticulées, les économies de la périphérie doivent s’ajuster aux exigences de l’expansion des économies du centre. La loi de la valeur dont Marx a mis en lumière le fonctionnement à l’échelle des nations s’applique aussi à l’échelle mondiale. Elle provoque un échange inégal et un transfert de valeur de la périphérie vers le centre. Dès lors, la contradiction principale dans le monde n’est pas celle qui oppose, dans chaque pays, la bourgeoisie et le prolétariat, mais plutôt celle qui oppose les centres impérialistes aux peuples exploités de la périphérie dominée. Samir Amin s’appuie sur cette grille d’analyse pour étudier, dans de nombreux travaux, la situation politique, économique et sociale dans les pays du tiers monde. C’est aussi sur des études empiriques des conditions concrètes dans plusieurs de ces pays, par exemple ceux du Maghreb, d’Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Ghana, le Mali et le Congo, qu’il appuie ses analyses théoriques. Tout en se réclamant du marxisme, Samir Amin en critique la version dogmatique et économiciste qui s’est largement imposée au XXe siècle. Cette version est aussi influencée par un eurocentrisme postulant des invariants culturels et des parcours historiques déterminés. Amin rejette en particulier la conception traditionnelle de la succession des modes de production – communauté primitive, esclavagisme, féodalisme, capitalisme, communisme – pour lui substituer une analyse selon laquelle l’humanité serait passée successivement par des modes de production communautaires et tributaires avant l’émergence du capitalisme. Lequel a lui-même connu trois phases, mercantiliste, industrielle concurrentielle et impérialiste. 431

Les voies de la transformation Contrairement aux idées reçues, c’est à la périphérie du mode tributaire qu’a surgi le capitalisme. De la même manière, c’est à la périphérie du capitalisme que le socialisme a commencé à émerger, contrairement aux prévisions de Marx ou de Lénine. Il y a ainsi un lien étroit entre les luttes de libération nationale et le combat pour le socialisme. C’est par la déconnexion du système mondial que les pays de la périphérie peuvent s’engager dans un processus de développement autocentré, équilibré et dynamique. Il n’y a pas de parcours dessiné à l’avance pour les pays qui se sont engagés dans la voie du socialisme. Les échecs ont ainsi été nombreux après les expériences initiées par plusieurs pays nouvellement indépendants après la guerre. Les espoirs de développement autonome suscités par la conférence de Bandoung, en 1955, se sont évanouis dans les années 1970, alors que le « nouvel ordre économique international » réclamé en 1975 par soixante-quinze pays du tiers monde est rejeté par les puissances occidentales et que l’ajustement de la périphérie aux exigences du centre – que Amin appelle la « recompradorisation » – s’accentue. Au même moment, le capitalisme mondial s’engage dans une crise structurelle qui met fin à une trentaine d’années de croissance relativement soutenue. De leur côté, l’URSS et ses satellites, que Amin a décrit comme des systèmes étatistes, sont entrés dans un processus de transformation qui a finalement mené à l’écroulement de ces régimes et à leur retour au capitalisme. De l’éclatement du conflit sino-soviétique, en 1957, jusqu’en 1980, Amin partage les analyses du Parti communiste chinois. Il accepte en particulier la critique maoïste de l’URSS. Mais la Chine, depuis le régime de Deng Xiaoping, s’est engagée elle-même dans une voie analogue, la classe politique dirigeante souhaitant désormais que le pays devienne une grande puissance capitaliste à l’intérieur du système mondial.

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Pour Samir Amin, le monde actuel est marqué par une polarisation instable et explosive. Les inégalités se creusent, alors qu’une majorité de la population mondiale vit dans des conditions intolérables, menacée par la famine et la pénurie d’eau. L’idéologie néolibérale, qui s’est imposée, trouve un complice plutôt qu’un adversaire dans l’islamisme politique. Devant ces perspectives déprimantes, Amin ne perd pas espoir. Il considère que des initiatives comme celles des forums sociaux mondiaux, dont il est l’un des animateurs, sont des pas dans la bonne direction : « La civilisation humaine est donc à un carrefour dangereux : elle ne peut éviter la destruction qu’en s’engageant dans une nouvelle voie, une “alternative” comme on dit, qui est pour moi synonyme d’une longue transition vers un socialisme mondial. La vision néolibérale du monde, bien qu’apparemment triomphante, n’est pas viable1 . »

Samir Amin en quelques dates 1931 : naissance au Caire, le 3 septembre. Enfance et adolescence à Port-Saïd, où il étudie au Lycée français. 1947-1957 : études à Paris. 1952 : diplôme de l’Institut d’études politiques. 1956 : diplôme de l’Institut de statistiques de l’Université de Paris. 1957 : doctorat en économie. 1958-1959 : économiste à l’Organisation de développement économique (la Moussassa) au Caire. 1960 : neuf mois au service des études économiques et financières du ministère des Finances à Paris. 1960-1963 : conseiller pour la planification à Bamako, au Mali ; missions dans divers pays, dont la Guinée et le Ghana. 1963-1967 : professeur à l’Institut africain de développement économique et de planification (IDEP), à Dakar. 1964 : L’Égypte nassérienne.

1. A Life Looking Forward. Memoir of an Independent Marxist, ZED Books, 2007.

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1965 : Trois expériences africaines de développement : le Mali, la Guinée et le Ghana. 1966 : reçu au concours d’agrégation en sciences économiques. L’économie du Maghreb. 1966-1969 : professeur à l’université de Poitiers. 1967 : Le Développement du capitalisme en Côte d’Ivoire. 1969 : Le Monde des affaires sénégalaises. 1969-1970 : professeur à l’université de Paris VIII-Vincennes. 1970 : L’accumulation à l’échelle mondiale. Critique de la théorie du sous-développement. 1970-1980 : directeur de l’Idep, à Dakar. 1971 : L’Afrique de l’Ouest bloquée. 1880-1970. 1973 : Le Développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique ; L’échange inégal et la loi de la valeur. La fin d’un débat. 1976 : L’Impérialisme et le développement inégal ; La Nation arabe : nationalisme et luttes de classes. 1977 : La Loi de la valeur et le matérialisme historique. 1979 : Classe et nation dans l’histoire et la crise contemporaine. 1980 : L’Économie arabe contemporaine. Depuis 1980 : dirige le bureau africain du Forum du tiers monde, à Dakar. 1981 : L’Avenir du maoïsme. 1985 : La Déconnexion : Pour sortir du système mondial. 1988 : L’eurocentrisme : Critique d’une idéologie. 1989 : La Faillite du développement en Afrique et dans le tiers monde : Une analyse politique. 1991 : L’Empire du chaos : La nouvelle mondialisation capitaliste. 1993 : Itinéraire intellectuel : Regards sur le demi-siècle 1945-1990. 1996 : Les Défis de la mondialisation. 1997 : nommé président du Forum mondial des alternatives. 2003 : Le virus libéral. 2005 : Pour un monde multipolaire. 2007 : A Life Looking Forward. Memoir of an Independent Marxist.

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JAMES TOBIN, KEYNÉSIEN MODÉRÉ ET CRITIQUE RADICAL DU NÉOLIBÉRALISME Auteur prolifique et homme engagé, James Tobin a participé à l’élaboration de la synthèse néoclassique et jeté les fondements de la théorie moderne des finances.

James Tobin a vécu son adolescence pendant la dépression des années 1930. Travailleuse sociale, sa mère avait repris du service et l’avait sensibilisé aux conséquences du chômage et de la pauvreté. Journaliste cultivé, son père était un « libéral », au sens américain du terme, fervent partisan de Roosevelt. Tobin dit avoir été amené à l’économie par deux voies : une fascination intellectuelle pour cette discipline en cours de formalisation et de mathématisation, et la conviction qu’elle était en mesure d’apporter des solutions aux graves problèmes sociaux, politiques et économiques de son temps. Auteur extrêmement prolifique, Tobin déploiera son talent autant dans des écrits à caractère politique, destinés à un large public, que dans des publications théoriques visant ses pairs. La lutte contre la nouvelle économie classique Tobin commence à étudier l’économie en 1936 et le premier livre auquel il se mesure est un ouvrage paru la même année et qui fait grand bruit en Angleterre, la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de John Maynard Keynes. Il y trouve les deux volets de ce qui le fascine en économie : la haute voltige théorique et des solutions concrètes aux problèmes de la dépression et du chômage. Il y découvre aussi une remise en question de la croyance de l’économie « classique » dans le laisser-faire, dans la capacité pour les marchés livrés à eux-mêmes, sans intervention gouvernementale, à assurer le plein-emploi, la stabilité des prix et la croissance. C’est donc aux pouvoirs publics qu’il appartient d’intervenir pour réaliser ces objectifs, entre autres par des politiques budgétaires

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et monétaires. Tobin est immédiatement ferré – pour traduire son expression (hooked) en langage halieutique – et, jusqu’à la fin de sa vie, il se définira comme keynésien. James Tobin n’est pas pour autant un disciple inconditionnel du maître de Cambridge et, dès ses premières publications, il en soumet les thèses à la critique. Il estime ainsi que la demande de consommation n’est pas liée au revenu courant d’une manière aussi directe que Keynes le postule, mais qu’elle dépend plutôt du revenu à long terme et de la richesse détenue. Avec Paul Samuelson, John Hicks, Franco Modigliani et d’autres, il participe à l’élaboration de ce que le premier a baptisé la synthèse néoclassique, cette tentative de conciliation entre la macroéconomie keynésienne et une microéconomie d’inspiration walrasienne fondée sur le postulat de la rationalité de l’agent économique. Le graphique IS-LM et la courbe de Phillips, postulant un arbitrage entre l’inflation et le chômage, en sont les instruments privilégiés. Ce qu’on va appeler, aux États-Unis, la « nouvelle économie » triomphe au début des années 1960, alors que ses théoriciens sont le plus étroitement associés au pouvoir politique. En 1961, Tobin devient ainsi l’un des trois membres du comité des conseillers économiques de John F. Kennedy et contribue à la rédaction du premier rapport économique du Président. Il a dit que c’était le texte dont il se sentait le plus fier en tant qu’économiste professionnel, même s’il n’en était pas le signataire. On y réaffirme la responsabilité du gouvernement dans l’atteinte du plein-emploi et on y décrit les moyens pour atteindre cette fin. La guerre du Vietnam et son financement, la crise du système monétaire international, les chocs pétroliers ont contribué à mettre fin à trente années de croissance relativement soutenue. La stagflation qui a suivi a préparé le terrain, sur les plans idéologique, théorique et politique, à la résurgence des thèses que Keynes avait attaquées dans les années 1920 et 1930 : la foi dans le laisser-faire et la main invisible, le rejet de l’interventionnisme. 436

Dès les années 1950, Tobin commence à croiser le fer avec Milton Friedman avant de devenir l’un des critiques les plus redoutables du monétarisme. Il se désole ensuite d’assister à une radicalisation du conservatisme avec l’économie de l’offre, qui inspire Reagan et ses politiques de baisses d’impôts qui ne profitent qu’aux riches. Mais ce sont les théoriciens des anticipations rationnelles et de la nouvelle macroéconomie classique, masquant leur opposition idéologique à toute forme d’intervention de l’État sous un déguisement mathématique sophistiqué, qui font l’objet de ses attaques les plus virulentes. Critiquant la théorie du taux de chômage naturel, Tobin n’en considère pas moins qu’il y a incompatibilité entre l’absence totale de chômage et celle de l’inflation. Mais, contrairement aux monétaristes et aux nouveaux économistes classiques, il estime qu’il faut mener de front une politique active de lutte contre le chômage et instaurer un contrôle des revenus pour combattre l’inflation. En cela, il rejoint certains des disciples radicaux de Keynes regroupés dans le courant postkeynésien. Monnaie, finance et taxe Tobin Selon James Tobin, l’une des principales faiblesses des théories économiques courantes, y compris celle de Keynes, a trait à l’articulation entre l’économie réelle et les phénomènes financiers et monétaires. La préférence pour la liquidité, par laquelle Keynes fait un lien entre la demande d’encaisses monétaires et le taux d’intérêt, est bien sûr un pas important dans la bonne direction. Plusieurs des contributions théoriques les plus importantes et influentes de Tobin, à commencer par un article publié en 1947, ont consisté à développer, corriger et prolonger ces thèses. Il reproche à Keynes de ne considérer, dans son modèle, que deux instruments financiers, la monnaie et les obligations. Il faut prendre en compte le fait qu’un agent a le choix, pour détenir sa richesse, entre un grand nombre d’instruments financiers. En développant, 437

dans un article de 1958, l’analyse du choix de porte-feuille par les agents, Tobin contribue à jeter les fondements de la théorie moderne des finances. Il y énonce le « théorème de séparation » en vertu duquel le choix d’un portefeuille est indépendant de la décision relative à la proportion de la somme investie dans les actifs risqués par rapport à celle qui est consacrée à l’acquisition du seul actif sûr, la monnaie. Dix ans plus tard, Tobin propose son fameux indice « q » pour illustrer le lien entre les secteurs financier et réel de l’économie. L’indice q est le rapport entre deux évaluations du même actif. Le numérateur est l’évaluation marchande, le prix ayant cours pour l’échange de cet actif, par exemple à la Bourse. Le dénominateur est le coût de remplacement ou de reproduction de cet actif, son prix lorsqu’il est produit de nouveau. Pour Tobin, ce rapport détermine le rythme de l’investissement. Ce dernier est en effet stimulé lorsque l’évaluation du capital par le marché est supérieure à ce qu’il en coûte réellement pour le produire, et vice versa. Ainsi, la récession de 1973-1974 s’explique par une chute brutale du coefficient q, elle-même provoquée par des politiques monétaires anti-inflationnistes trop restrictives. La remise en cause de l’interventionnisme keynésien et de l’État-providence s’accompagne alors de l’écroulement du système monétaire international mis en place à Bretton Woods. La déréglementation de la circulation financière internationale entraîne un gonflement vertigineux des flux de capitaux et une flambée de la spéculation à l’échelle mondiale, l’univers financier décrochant de plus en plus de l’univers réel. Cette situation est, pour Tobin, lourde de menaces pour l’avenir de l’humanité. Dans le chapitre 12 de la Théorie générale, Keynes avait envisagé l’imposition d’une taxe sur les transactions pour contrer la prédominance de la spéculation sur l’entreprise. Tobin reprend cette idée en 1978, en proposant l’instauration d’une taxe sur toutes les transactions financières internationales, taxe dont le taux pourrait se situer entre 0,05 % et 0,1 %. Cette taxe pénaliserait les mouvements à 438

court terme de capitaux puisqu’elle serait d’autant plus lourde que la circulation d’un capital donné est plus rapide. Elle atténuerait de ce fait les conséquences du flottement des monnaies, permettant aux États de mener des politiques monétaires autonomes. Avec la création, en 1998, de l’association Attac, la taxe Tobin est devenue l’un des emblèmes du mouvement altermondialiste. Attac signifiait au départ « Association pour une taxe Tobin d’aide aux citoyens », avant de devenir « Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens ». Dans une entrevue au Monde, publiée le 17 novembre 1998, après avoir indiqué que François Mitterrand et Jacques Chirac s’étaient dits intéressés par son projet de taxe, mais que Dominique Strauss-Kahn, alors ministre des Finances, était contre, Tobin déclare : « Dans les rangs de la gauche, on aime peut-être mon projet, mais je constate que l’idée n’en est reprise par aucun ministre des Finances ou gouverneur de banque centrale en Europe. » En ce qui concerne Attac, il a par la suite pris ses distances face à ce qu’il considère comme un détournement de son nom, en rappelant qu’il soutient les organisations – Organisation mondiale du commerce, Fonds monétaire international et Banque mondiale – auxquelles Attac s’en prend, et qu’il défend le libre-échange.

James Tobin en quelques dates 1919 : naissance le 5 mars à Champaign, en Illinois. 1942-1946 : service dans la marine américaine comme officier. 1946-1950 : enseignement à Harvard. 1947 : doctorat en économie à Harvard. « Liquidity Preference and Monetary Policy », « Money Wage Rates and Employment », dans The New Economics: Keynes’ Influence on Theory and Public Policy, par Seymour Harris (dir.). 1950-1988 : professeur, associé puis titulaire, à l’université Yale.

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1955 : médaille John Bates Clark, décernée tous les deux ans par l’American Economic Association à un économiste de moins de 40 ans pour ses contributions significatives. « A Dynamic Aggregative Model ». 1955-1961 et 1964-1965 : directeur de la Fondation Cowles pour la recherche en économie. 1956 : « The Interest Elasticity of Transactions Demand for Cash ». 1958 : président de la Société d’économétrie. « Liquidity Preference as Behavior Towards Risk ». 1961-1962 : membre du Comité des conseillers économiques du président John F. Kennedy. 1969 : « A General Equilibrium Approach to Monetary Theory ». 1971 : président de l’American Economic Association. 1972 : « Inflation and Unemployment ». 1974 : The New Economics, One Decade Older. 1980 : Asset Accumulation and Economic Activity : Reflections on Contemporary Macroeconomic Theory. 1981 : prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. « The Monetarist Counter-Revolution Today :  An Appraisal ». 1982 : « Money and Finance in the Macro-Economic Process », dans Les Prix Nobel. 1988 : nommé professeur émérite à sa retraite de Yale, il continue à écrire. 2002 : décès le 11 mars à New Haven, Connecticut.

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MICHIO MORISHIMA, CONFUCIUS, MARX ET LA CROISSANCE Économiste mathématicien, Michio Morishima a contribué à la théorie de la croissance qu’il analyse en dynamique. Sa synthèse originale réconcilie la pensée de Marx et celle de Walras, jugées jusque-là antagonistes.

Michio Morishima a contribué de façon majeure à l’économie mathématique, mais il était loin de limiter ses centres d’intérêt à ce domaine. Il reprochait d’ailleurs à la théorie économique contemporaine de s’être réduite à un squelette mathématique. Il s’est intéressé à plusieurs autres disciplines, dont la sociologie, l’histoire, la philosophie, l’histoire de la culture et des religions. Toutes ces dimensions du savoir humain lui paraissaient nécessaires pour comprendre la nature et l’évolution des économies : « Ainsi pour comprendre la théorie économique, il n’est pas suffisant d’être familier avec le cadre mathématique de la théorie. Il faut aussi avoir une profonde connaissance des fondements sociaux, historiques et institutionnels de cette théorie1 . » Bien sûr, c’est par la politique qu’on peut agir sur le devenir social. Morishima avait dans ce domaine des opinions tranchées qui lui ont valu des critiques virulentes dans son pays d’origine. Il s’inquiétait de la montée d’une droite dure et de la résurgence d’un militarisme qui avait jadis conduit le Japon à la catastrophe. Il reprochait à ses collègues, économistes et autres intellectuels, de n’être pas fidèles à des principes éthiques marqués au coin de la justice et de la paix. Il ne fut pas moins virulent face au Royaume-Uni, où il a passé trente ans de sa vie. Il s’est attaqué durement au gouvernement de Margaret Thatcher dans un livre publié en japonais.

1. The Economics of Industrial Society, Cambridge University Press, 1984.

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La modélisation de la croissance C’est alors qu’il est mobilisé dans la marine de guerre japonaise que Morishima lit Valeur et capital, de John Hicks, ouvrage influent publié en 1939. De retour à ses études, il consacre son énergie à développer et à dynamiser la théorie de l’équilibre général que Hicks a lui-même empruntée à Walras. Le livre qu’il publie en japonais en 1950 constitue la première partie d’un ouvrage qui paraît en anglais en 1996. Entre ces deux dates, Morishima apporte de nombreuses contributions à la théorie de la croissance, de l’équilibre général et de l’analyse interindustrielle, dont il propose une synthèse originale. Morishima reproche à Hicks et aux théories modernes de l’équilibre leur caractère statique. L’économie capitaliste est intrinsèquement dynamique, comme l’ont compris les grands économistes classiques ; elle est fondée sur l’accumulation du capital. Quant aux théories modernes de la croissance élaborées dans la foulée du modèle de Harrod-Domar, Morishima leur reproche leur caractère agrégé. C’est à Wassily Leontief qu’il emprunte la vision d’une économie comprenant une multitude de branches. Et c’est à John von Neumann, l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle, qu’il emprunte un modèle de croissance en équilibre : « Je greffe John von Neumann sur Walras pour faire pousser un nouveau genre de théorie de l’équilibre général. La révolution de von Neumann ainsi réalisée en économie dynamique est comparable à la révolution keynésienne en économie statique2 . » Il faut noter qu’il n’y a pas, dans les modèles de croissance de Morishima, de main invisible et d’optimum de Pareto.

2. Theory of Economic Growth, Clarendon Press, 1969.

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Marx et Walras, fils jumeaux de Ricardo Dans les écrits de Michio Morishima, on voit apparaître à plusieurs reprises un personnage dont la présence a dû surprendre ses lecteurs, du moins parmi la majorité des économistes : Karl Marx. Au moment où Morishima écrit ses premiers articles sur lui, à la fin des années 1950, Marx n’a pratiquement pas droit de cité dans le monde de l’économie orthodoxe, sauf justement au Japon. Paul Samuelson le décrit à cette époque comme un postricardien mineur et autodidacte, ce qui est relativement généreux comparativement à d’autres qui le considèrent comme un agitateur ayant transformé la théorie ricardienne en machine de guerre contre la bourgeoisie. Morishima considère que Marx est l’un des plus importants penseurs de l’économie. Il lui consacre un livre publié en 1973, dont le sous-titre est : Une théorie duale de la valeur et de la croissance. Traduisant Le Capital en langage mathématique, à la lumière des travaux de Leontief et von Neumann, Morishima voit en Marx l’un des précurseurs de la théorie dynamique moderne de l’équilibre économique général. À ce titre, il doit être considéré comme un des premiers économistes mathématiciens, même si sa maîtrise des mathématiques n’était pas très poussée. La théorie de Marx peut ainsi être intégrée dans un modèle Marx-von Neumann (!), dans lequel on retrouve en particulier ce que Morishima a baptisé le théorème marxien fondamental : la condition nécessaire et suffisante pour obtenir un taux de profit positif dans une économie capitaliste est que les travailleurs y soient exploités. Il estime que ce théorème peut être établi indépendamment d’une théorie de la valeur travail, dont il propose l’abandon. Au moment où Marx écrivait Le Capital, Léon Walras élaborait la théorie de l’équilibre général qui allait s’imposer comme paradigme dominant de la microéconomie au XXe siècle. Les deux penseurs sont généralement perçus comme étant aux antipodes l’un de l’autre. Morishima considère, au contraire, que leurs approches 443

théoriques peuvent être conciliées. Ils sont les cofondateurs de la théorie économique mathématique moderne. Au-delà, il voit un autre lien de parenté dans le fait que l’un et l’autre appuyaient leur socialisme scientifique sur leur vision de l’économie. Il était donc logique qu’après Marx, Morishima consacre un livre à Walras : « Après avoir écrit dans mon Marx’s Economics que l’on devait placer Marx aussi haut que Walras dans l’histoire de l’économie mathématique, j’étais presque tenu de rédiger un livre analogue sur Walras3 . » La parenté étroite entre Marx et Walras découle, en outre, du fait que l’un et l’autre sont ricardiens. Là encore, Morishima bat en brèche certaines idées reçues, Walras étant généralement considéré comme le fossoyeur de la théorie ricardienne. Dans le livre qui complète sa trilogie en histoire de la pensée, Morishima formalise la théorie de Ricardo, en montrant que ce dernier est le véritable inspirateur de la théorie économique moderne. Ricardo est, en effet, l’auteur du premier modèle d’équilibre général de croissance économique. Ce modèle a donné naissance à deux affluents coulant vers Walras et Marx, qui se réunissent au XXe siècle chez von Neumann. Confucius et le destin du Japon Alors qu’on assiste, à partir des années 1970, à un ralentissement de la croissance aux États-Unis et en Europe, le Japon semble échapper à la stagflation et poursuivre sur la lancée déclenchée après une guerre qui l’a laissé exsangue. Dans un ouvrage publié en 1982, Morishima, s’inspirant de Weber, mobilise l’éthique et la religion pour expliquer l’émergence du capitalisme japonais, ses caractéristiques particulières et son succès. La révolution Meiji a importé avec succès la technologie occidentale tout en conservant l’ethos japonais, fondé sur un confucianisme militariste, nationaliste et paternaliste, et sur une structure sociale très hiérarchisée. Différent du capitalisme occidental, le capitalisme 3. L’économie walrasienne : une théorie pure du capital et de la monnaie, Economica, 1979.

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japonais s’appuie sur des valeurs de sacrifice et de loyauté qui expliquent l’ardeur au travail et la loyauté de travailleurs auxquels est garanti un emploi à vie. La réussite japonaise s’accompagne ainsi de coûts humains très élevés, et c’est pourquoi Morishima a mis le mot succeeded entre guillemets dans le titre de son livre (Why Has Japan « Succeeded » ?). Avec les années, le scepticisme de Morishima face au modèle de croissance japonais s’est transformé en un pessimisme de plus en plus profond. En 1999, il publie, en japonais, un livre qui a connu un grand succès et suscité de vives controverses dans son pays natal. Il estime que le Japon est entré dans une période de déclin qui en fera, au milieu du XXIe siècle, une puissance économique de troisième ordre, caractérisée par un effondrement de la productivité et une réduction du bien-être des habitants. Il l’attribue à plusieurs facteurs, dont le déclin démographique, l’élitisme, une éthique du travail stupide. Il considère que la principale responsabilité se situe dans un système d’éducation aux fondements humanistes déficients, qui valorise l’acquisition de diplômes aux dépens de la créativité. Il critique aussi le système industriel et financier du Japon. C’est sur le plan politique que se manifestera d’abord cet écroulement. Il n’existe, pour Morishima, qu’une seule voie d’évitement à ce destin, c’est la constitution d’une union de l’Asie du Nord-Est regroupant, outre le Japon, la Chine, les deux Corées et Taiwan. À la fin de sa vie, Morishima travaillait à une histoire sociale du développement de l’économie capitaliste sur les modèles de Marx, Weber et Schumpeter.

Michio Morishima en quelques dates 1923 : naissance le 18 juillet à Osaka, au Japon. 1943 : conscrit dans la marine japonaise. 1946 : baccalauréat en économie à l’université de Kyoto. 445

1950 : Théorie économique dynamique (en japonais). 1950-1951 : professeur à l’université de Kyoto. 1951-1969 : professeur à l’université d’Osaka. 1952 : « Consumer Behavior and Liquidity Preference ». 1956 : « An analysis of the Capitalist Process of Reproduction ». 1956-1958 : enseignement aux universités d’Oxford et Yale. 1960-1968 : codirecteur de l’International Economic Review. 1963-1964 : enseignement à Oxford. 1964 : Equilibrium, Stability and Growth. A Multi-Sectoral Analysis. 1965 : président de la Société d’économétrie. 1968 : émigration au Royaume-Uni. 1968-1970 : professeur à l’université d’Essex. 1969 : Theory of Economic Growth. 1970-1989 : professeur à la London School of Economics. 1973 : Marx’s Economics : a Dual Theory of Value and Growth. 1976 : reçoit l’Ordre culturel du Japon (Bunka Kuncho, équivalent d’un prix Nobel). The Economic Theory of Modern Society. 1977 : Walras Economics : a Pure Theory of Capital and Money. 1978 : avec George Catephores, Value, Exploitation and Growth : Marx in the Light of Modern Economic Theory. 1981 : élu membre de la British Academy. 1982 : Why Has Japan «Succeeded» ? Western Technology and the Japanese Ethos. 1984 : The Economics of Industrial Society. 1989 : Ricardo’s Economics : a General Equilibrium Theory of Distribution and Growth. 1992 : Capital and Credit : a New Formulation of General Equilibrium Theory ; Collaborative Development in Northeast Asia. 1997-2002 : Mémoires. 1999 : Pourquoi le Japon s’écroulera-t-il ? 2000 : Japan at a Deadlock. 2004 : décès le 13 juillet dans un hôpital d’Angleterre.

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RONALD COASE, PIONNIER DE LA NOUVELLE ÉCONOMIE INSTITUTIONNELLE Économiste atypique, très tôt intéressé par l’économie industrielle, Ronald Coase a mis en évidence l’existence des coûts de transaction et interrogé l’efficacité des réglementations publiques.

Ronald Coase occupe une place singulière sur l’échiquier de la pensée économique contemporaine. Socialiste pendant sa jeunesse, il est convaincu par Arnold Plant, professeur à la London School of Economics, de la justesse de la parabole de la main invisible d’Adam Smith, des bienfaits de l’économie de marché et des méfaits de l’intervention étatique. Mais il est en même temps très critique de l’économie orthodoxe (mainstream economics), à laquelle il reproche de se cantonner dans des analyses abstraites et de ne pas étudier le fonctionnement réel de l’économie. Elle traite d’entités comme l’entreprise, le marché, la satisfaction du consommateur, sans s’interroger sur leur nature. L’article de Coase intitulé Le phare dans la science économique (1974) en donne une démonstration éclairante. À partir d’une étude minutieusement documentée de l’histoire de l’industrie du phare en Angleterre depuis le XVIe siècle, il montre comment les plus grands économistes, de John Stuart Mill à Paul Samuelson, se sont fourvoyés en « éclairant » leur argumentation au moyen d’un exemple totalement inadéquat, dont ils n’ont jamais pris la peine d’étudier le fonctionnement, en se contentant d’idées reçues. La science économique, estime Coase, n’a pas évolué depuis Adam Smith, contrairement à la biologie, à la physique ou à la chimie. Il reproche aussi à cette « économie du tableau noir » un impérialisme qui l’amène à envahir, avec son analyse défectueuse, tous les champs des sciences humaines. Il considère au contraire que c’est l’économie qui doit s’ouvrir aux autres disciplines : droit, science politique, sociologie, histoire, psychologie. Infatigable croisé, il crée en 1996, alors qu’il est âgé de 85 ans, la Société pour 447

une nouvelle économie institutionnelle, dont la mission est de « transformer la science économique », pour reprendre les paroles de son discours à la conférence annuelle de 1999. Il ajoute qu’il faudra entreprendre des actions de guérilla pour arriver à cette fin ! Son œuvre est elle aussi atypique. Dans un univers académique soumis à l’injonction du « publier ou périr », Coase a très peu publié. Sa notoriété s’appuie essentiellement sur deux articles, pour lesquels on lui a attribué le prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel : The Nature of the Firm, publié alors qu’il était âgé de 27 ans, et The Problem of Social Cost, paru plus de vingt ans plus tard. C’est d’ailleurs ce dernier article, probablement le plus souvent cité dans la littérature économique contemporaine, qui a attiré l’attention sur le premier. Dans ses publications, il n’y a pas d’équation, peu de tableaux et de graphiques. Cela aussi va à l’encontre du courant dominant en économie, auquel Coase reproche une utilisation abusive des mathématiques, qui obscurcit plutôt qu’elle n’éclaire les problèmes à résoudre : « Lorsque j’étais jeune, on disait que ce qui était trop stupide pour être dit pouvait être chanté. Dans la science économique moderne, on peut le formuler mathématiquement1 . » Pourquoi y a-t-il des entreprises ? Selon la vision héritée d’Adam Smith et formalisée par la théorie orthodoxe, le système économique dans lequel nous vivons est coordonné par le mécanisme des prix. Des produits sont échangés sur des marchés. Leurs prix et les quantités échangées sont déterminés par le jeu de l’offre et de la demande. On démontre en prime que la libre concurrence mène à une allocation optimale des ressources et à la satisfaction la plus élevée possible des participants à cette opération. Au moment où il est sur le point de commencer des études de droit, le jeune Coase – il a 21 ans – reçoit une bourse qui lui permet de quitter l’Angleterre pour séjourner 1. The Firm, the Market and the Law, Chicago University Press, 1988.

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aux États-Unis. Là, il enquête sur les entreprises et constate que leur fonctionnement interne est à l’opposé de celui du système économique global. Les activités y sont en effet le plus souvent rigoureusement planifiées, sans intervention d’un quelconque système de prix. C’est là bien sûr une constatation banale, mais sur laquelle la théorie économique ne s’est jamais penchée. Pourquoi les entreprises existent-elles ? Pourquoi grandissent-elles ? Pourquoi procèdent-elles à des intégrations horizontales et verticales, plutôt que de s’en remettre aux échanges sur un marché dont l’efficacité a été depuis longtemps démontrée ? Pourquoi un agent se soumet-il au pouvoir d’une entreprise plutôt que d’acheminer lui-même un produit ou un service sur le marché pour le vendre directement au consommateur ? Coase donne une réponse à ces questions dans son article de 1937. L’économie orthodoxe considère que, sur son marché idéal, l’information circule instantanément et parfaitement, qu’il n’y a aucune friction. Or il n’en est pas ainsi dans la réalité. S’informer de la qualité et du prix d’un produit, de la compétence d’un employé, établir des contrats, s’assurer que l’on n’est pas escroqué sont des activités onéreuses, en termes de temps, d’énergie et d’argent. Le fonctionnement du marché engendre des coûts, que Coase baptisera plus tard coûts de transaction, mais dont il dit avoir eu l’intuition dès 1932. L’entreprise est une organisation qui permet de réduire ces coûts. Elle doit elle-même bien sûr assumer des coûts découlant de son organisation interne, et elle croîtra aussi longtemps que ces derniers seront inférieurs aux coûts de transaction. Coase montrera par la suite que les coûts de transaction, sur lesquels repose la productivité du système économique, dépendent du fonctionnement du système juridique, du système politique, du système d’éducation, de la culture et de plusieurs autres facteurs. Dans un de ses derniers textes, publiés en 2002, Coase se penche par exemple sur l’impact d’Internet sur les coûts de transaction.

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De l’inefficacité des réglementations Après son premier article, passé à peu près inaperçu, Coase poursuit son exploration du fonctionnement des entreprises et de l’économie industrielle. C’est en passant par une étude de la réglementation des ondes radiophoniques qu’il va arriver à formuler, dans son article de 1960, ce que George Stigler appellera le « théorème de Coase ». Toute activité économique peut engendrer des effets néfastes pour un tiers parti qui n’est pas impliqué dans cette activité : une locomotive à vapeur qui passe sur le champ d’un fermier, la fumée des cheminées d’usine qui dérange les voisins. C’est ce que le jargon économique appelle des « externalités », des échecs de marché. Dans la foulée des travaux d’Arthur Pigou, l’économie du bien-être enseigne que la solution de ce problème passe par l’intervention du gouvernement, qui imposera une sanction, par exemple une taxe, à l’agent responsable de la nuisance. Coase remet cette analyse en question, en démontrant que les arbitrages sur le marché suffisent pour régler ces problèmes sans interventions gouvernementales, lesquelles contribuent plutôt à aggraver la situation. Il suffit que soient bien définis et délimités ce que Coase appelle les « droits de propriété », ce qui relève de l’appareil judiciaire. Le droit de propriété est un droit légal qui, outre la possession, inclut par exemple le droit de disposer de quelque chose. Si ces droits peuvent être échangés librement, et en l’absence de coûts de transaction, leur négociation et leur échange entre les agents concernés donneront un résultat optimal en termes de production et d’allocation des ressources. Qui plus est, la valeur et la composition de la production nationale seront les mêmes quelle que soit l’allocation initiale des droits de propriété entre les agents. C’est ce qu’on a appelé le théorème de Coase, en vertu duquel les coûts sociaux et les coûts privés sont rendus égaux, sans intervention des pouvoirs publics. Coase ajoute ensuite que, même en présence de coûts de transaction, on ne peut présumer que 450

l’intervention gouvernementale améliorera la situation : « Je crois que les économistes, et plus généralement les décideurs politiques, ont tendance à surestimer les avantages découlant de la réglementation gouvernementale. » Il faut étudier les situations concrètement et au cas par cas. Lorsque Coase soumet son article de 1959 au Journal of Law and Economics, le directeur de la revue nouvellement fondée, Aaron Director, et d’autres collègues de Chicago, estimèrent qu’il se trompait. Il fut invité à défendre son point de vue et, au cours d’un mémorable dîner réunissant une vingtaine de personnes, dont Milton Friedman et George Stigler, il parvint à renverser la vapeur ; on lui demanda de formuler par écrit son argumentation, ce qui devint The Problem of Social Cost. Bien entendu, les conclusions de Coase étaient pain bénit pour l’université de Chicago, où il déménagera en 1964. Le problème du coût social fut le point de départ du développement d’une nouvelle branche de l’économie, baptisée « droit et économie ». Coase y joua un rôle majeur, entre autres en dirigeant pendant dix-neuf ans le Journal of Law and Economics. Il a aussi fait des incursions remarquées dans le domaine de l’histoire de la pensée. Admirateur d’Adam Smith, mais aussi d’Alfred Marshall, il leur a consacré plusieurs articles. Il a même commencé des recherches en vue de la publication d’une biographie de Marshall.

Ronald Coase en quelques dates 1910 : naissance le 29 décembre à Willesden, dans la banlieue de Londres. 1932 : licence en commerce de la London School of Economics. 1931-1932 : séjour d’études aux États-Unis. 1932-1934 : enseignement à la Dundee School of Economics and Commerce. 1934-1935 : enseignement à l’université de Liverpool.

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1935-1951 : professeur à la London School of Economics. 1937 : « The Nature of the Firm ». 1938 : « Business Organization and the Accountant ». 1946 : « The Marginal Cost Controversy ». 1950 : British Broadcasting  : A Study in Monopoly. 1951 : doctorat de la London School of Economics ; émigre aux États-Unis. 1951-1958 : professeur à l’université de Buffalo. 1958-1964 : professeur à l’université de Virginie. 1959 : « The Federal Communications Commission ». 1960 : « The Problem of Social Cost ». 1964-1979 : professeur à l’université de Chicago. 1964-1982 : directeur du Journal of Law and Economics. 1972 : « Industrial Organization : a Proposal for Research ». 1973 : « The Market for Goods and the Market for Ideas ». 1974 : « The Lighthouse in Economics ». 1979 : nommé professeur émérite et senior Fellow de l’École de droit de l’université de Chicago. 1988 : The Firm, the Market and the Law. 1991 : prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. 1992 : « The Institutional Structure of Production ». 1994 : Essays on Economics and Economists. 1996 : fondateur et premier président de la Société pour une nouvelle économie institutionnelle. 1998 : « The New Institutional Economics ».

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NICHOLAS GEORGESCU-ROEGEN ET L’IMPASSE DE LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE Brillant économiste, mathématicien rompant avec la théorie économique orthodoxe et incompris par ses pairs, Nicholas Georgescu-Roegen a attiré l’attention, vingt ans avant tout le monde, sur les dégâts de la croissance sur l’environnement.

Àl’heure où l’humanité commence à se rendre compte qu’elle risque de détruire, à plus ou moins long terme, la terre qui l’abrite et la nourrit, Nicholas Georgescu-Roegen apparaît comme un précurseur. Il fut incompris de son temps, en particulier dans une profession au sein de laquelle il était perçu comme un iconoclaste, voire un traître, un brillant économiste mathématicien passé dans le camp des pourfendeurs les plus sévères de la théorie économique orthodoxe. Fait inhabituel, il démissionne en 1988 de l’American Economic Association, qui l’a pourtant nommé Distinguished Fellow en 1972. On pourrait le comparer à l’auteur de De l’inconvénient d’être né, son compatriote roumain Emil Cioran, bien qu’il ait été moins désespéré et cynique que ce dernier et fondait quelque espoir dans l’avenir de l’humanité. De son propre aveu, deux penseurs l’ont profondément marqué : le grand statisticien Karl Pearson, qu’il a côtoyé à Londres pendant deux ans, et Joseph Schumpeter, avec qui il a travaillé à Harvard pendant dix-huit mois. Du premier, il a appris l’importance de la représentation rigoureuse des relations entre les faits et, du second, celle de l’irréversibilité de l’évolution économique, et la distinction entre croissance et développement. Il n’a jamais lui-même compris pourquoi il a refusé, en 1934, l’offre que Schumpeter lui a faite d’écrire un livre avec lui, offre assortie d’un poste à Harvard. Il se sentait sans doute obligé de servir le pays qui lui avait procuré son éducation. Il l’a fait en occupant en 453

Roumanie divers postes dans la fonction publique, sans rapport avec ses compétences académiques et qui l’ont éloigné de son travail de recherche. Il a connu, dans son pays d’origine, trois guerres et quatre dictatures, ce qui a profondément marqué sa vision du monde. Menacé à la suite de ses protestations, craignant pour sa vie, il s’est finalement enfui de Constanza, avec sa femme, dans la nuit du 13 février 1948, embarquant dans un bateau en partance pour Istanbul. Mathématiques et critique de l’économie néoclassique Georgescu-Roegen manifeste, dès ses études secondaires, des compétences exceptionnelles en mathématiques. Élève d’Émile Borel à Paris, il devient aussi un expert en statistiques et dépose, âgé de 24 ans, une thèse de doctorat proposant une nouvelle méthode pour mettre à jour les composantes cycliques des séries temporelles. Schumpeter utilisera cette méthode dans son Business Cycles, publié en 1939. Mais, dès le départ, Georgescu-Roegen, qui maîtrise parfaitement les instruments de l’économétrie naissante, est convaincu du fait qu’on ne peut décrire les phénomènes économiques par des modèles mathématiques. Ces phénomènes sont en effet de nature historique, uniques et irréversibles, et les formules mathématiques sont adaptées à la description de phénomènes anhistoriques. On ne peut prédire le futur avec des modèles économétriques. Il qualifie d’« arithmomorphisme » l’idéologie mathématique, remontant à Pythagore et Platon, selon laquelle le monde réel est réductible à des nombres. Borel puis Pearson l’ont initié à l’histoire et à la philosophie des sciences, autres domaines dans lesquels il développera une érudition impressionnante. Pendant son séjour à Harvard, Georgescu-Roegen, qui n’a pas encore 30 ans, publie quatre articles qui assurent sa réputation d’économiste patenté. Le premier est consacré à Pareto, dont il admire l’œuvre. Le plus connu, le quatrième, publié en 1936, propose une nouvelle analyse du comportement du consommateur ; 454

il annonce la théorie de la préférence révélée que Samuelson va développer en 1948. Samuelson est d’ailleurs l’un des rares économistes orthodoxes à avoir compris et apprécié l’œuvre de Georgescu-Roegen. Il préface son livre de 1966, écrivant entre autres : « Le professeur Georgescu-Roegen est plus qu’un économiste mathématicien. Il est tout d’abord un économiste, et le premier à rejeter les prétentions du charabia symbolique. » Georgescu-Roegen lui dédie son livre de 1976. Jusqu’aux années 1960, il poursuit ses travaux dans le domaine de la théorie de la consommation comme dans celui de la théorie de la production. Mais il développe en même temps une position de plus en plus critique face à l’économie orthodoxe, néoclassique et mathématique. Ainsi reproche-t-il au modèle d’équilibre général de Kenneth Arrow et Gérard Debreu de reposer sur l’hypothèse fantastique que tous les individus disposent au départ d’un revenu suffisant pour vivre. Il considère que l’économie néoclassique est incapable d’expliquer le fonctionnement des économies agricoles. Il étend ce reproche au marxisme, tout en considérant que Marx – l’un des économistes qu’il cite le plus souvent – a apporté un meilleur éclairage sur plusieurs processus économiques. Il est persuadé que le marché libre avec son mécanisme des prix est incapable de réaliser une répartition équitable et rationnelle des ressources, tant entre les individus et les nations qu’entre les générations. Le problème fondamental de l’économie orthodoxe se situe dans le fait qu’elle applique à des processus évolutifs et irréversibles des méthodes, inspirées de la mécanique classique, conçues pour des phénomènes atemporels. Or, l’économie est une science de la vie, ancrée dans la biologie. Les processus économiques sont irréversibles. L’étude du vivant ne relève pas d’une logique mécanique, mais d’une approche différente, dialectique, dont la thermodynamique offre le modèle. Georgescu-Roegen considère d’ailleurs cette dernière discipline comme la « physique de la valeur économique ». 455

Entropie et décroissance Sadi Carnot a fondé en 1824 cette nouvelle science qui établit un lien entre la chaleur et le travail. Alors que la première loi de la thermodynamique affirme la conservation de l’énergie, la seconde stipule qu’on ne peut transformer la chaleur en travail sans disposer de deux sources de chaleur ayant des températures différentes. En 1865, Clausius donne à ce deuxième principe le nom d’entropie, inspiré d’un mot grec signifiant « transformation, évolution ». Il peut être illustré par le fait que la chaleur s’écoule toujours du corps le plus chaud vers le corps le plus froid. L’entropie découle alors de la dégradation de l’énergie, de la transformation continuelle de l’énergie utilisable en énergie inutilisable, une perte d’énergie irréversible. Georgescu-Roegen introduit ce concept dans son livre de 1971, son œuvre majeure, et en fait alors l’axe de sa réflexion sur la croissance et le développement. En économie comme en biologie, l’entropie se manifeste dans le fait que l’énergie utilisable est graduellement transformée en énergie liée, inutilisable. Cette dégradation inéluctable et irréversible s’applique non seulement à l’énergie mais aussi à la matière, ce que Georgescu-Roegen appelle la quatrième loi de la thermodynamique. Ainsi, la quantité de dépôts minéraux, dont dépend la croissance économique, est limitée et n’est utilisable qu’au prix de son éventuelle disparition irrévocable. Cette rareté est la source des conflits sociaux et fixe une limite à la survie de l’espèce humaine. La croissance pose donc un autre problème majeur. Elle constitue en effet un processus par lequel de l’énergie et de la matière – on sait depuis Einstein qu’elles sont équivalentes – sont transformées en déchets. Au problème de l’épuisement des ressources s’ajoutent ceux de la pollution et de la dégradation de l’environnement. Georgescu-Roegen attire l’attention sur ces phénomènes vingt ans avant le début de la mobilisation sur les problèmes de l’environnement et de l’avenir de la planète. 456

Pour comprendre ces phénomènes, il faut substituer à la théorie économique orthodoxe une bioéconomie – terme qu’il introduit en 1975 – mariant économie et écologie. À la croissance économique, il faut opposer un développement fondé sur une profonde réorganisation des méthodes de production, des modes de consommation et plus généralement de l’organisation économique et sociale. La croissance consiste à produire toujours plus de biens matériels par habitant de la planète. Le développement consiste à produire différemment, et il est compatible avec la décroissance que prône Georgescu-Roegen. Seule une inversion radicale du processus dans lequel est engagée l’économie mondiale est en effet en mesure, selon lui, de résoudre les problèmes de chômage, d’inégalités sociales, de crises économiques, et d’éviter la catastrophe écologique vers laquelle se dirige actuellement la biosphère. Il faut distinguer entre une vie de riche et une vie riche. La véritable finalité de l’être humain devrait être la joie de vivre (the enjoyment of life). En cela, Georgescu-Roegen renoue avec Aristote et sa condamnation de la chrématistique, le goût de la richesse pour la richesse ; avec John Stuart Mill et son éloge d’un état stationnaire dans lequel les êtres humains cesseraient de courir après l’argent en se combattant et en détruisant les beautés de la nature ; avec John Maynard Keynes appelant de ses vœux un monde dans lequel l’art de vivre aurait pris le dessus sur la course névrotique à l’enrichissement.

Nicholas Georgescu-Roegen en quelques dates 1906 : naissance le 4 février à Constanza, en Roumanie. 1926 : licence en mathématiques à l’université de Bucarest. 1927-1930 : études à l’Institut de statistique de Paris. 1930 : doctorat à la Sorbonne. 1930-1932 : séjour à l’University College de Londres. 1932-1946 : professeur de statistiques à l’université de Bucarest.

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1932-1938 : adjoint du directeur de l’Institut central de statistiques de Bucarest. 1933 : Metoda Statistica. 1934-1936 : séjour à l’université Harvard, aux États-Unis. 1936 : « The Pure Theory of Consumer’s Behavior ». 1938 : conseiller économique au Département des finances. 1939-1944 : directeur au ministère du Commerce. 1944-1945 : secrétaire général de la Commission roumaine d’armistice avec l’URSS. 1948 : émigre aux États-Unis, où il est d’abord chercheur associé à Harvard. 1949-1976 : professeur à Vanderbild University, à Nashville, au Tennessee. 1966 : Analytical Economics : Issues and Problems. 1971 : The Entropy Law and the Economic Process. 1976 : Energy and Economic Myths : Institutional and Analytical Economic Essays. 1978 : « De la science économique à la bioéconomie ». 1994 : décès à Nashville, Tennesse, le 30 octobre.

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IRMA ADELMAN ET LE DÉVELOPPEMENT AU SERVICE DE LA LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ Économètre de formation, Irma Adelman met les outils mathématiques au service d’une analyse qui fait de la croissance un processus quantitatif et du développement un processus qualitatif et social.

La carrière d’Irma Adelman illustre bien la discrimination dont les femmes sont victimes dans l’univers académique américain, comme ailleurs dans le monde, dans les années 1950 et 1960 – une discrimination loin d’être totalement éradiquée aujourd’hui. Le père d’Irma Adelman était un homme d’affaires juif et socialiste, ce qui dès le départ constituait une prédisposition à l’ostracisme. Elle en a hérité « son engagement en faveur de la réforme sociale, sa compassion pour les pauvres et son sentiment d’indignation face aux conditions sociales qui génèrent pauvreté et privation de masse1 ». Après l’obtention d’un doctorat brillamment réussi, elle s’aperçoit que la carrière professionnelle est un chemin semé d’embûches pour les femmes. Elle ne peut obtenir que des emplois d’enseignement précaires pendant près de dix ans, alors qu’elle a publié entre autres, en 1959, un article considéré comme l’un des vingt meilleurs jamais parus dans Econometrica, la revue de la Société d’économétrie et, en 1961, un livre très bien reçu sur les théories de la croissance et du développement. Et lorsqu’elle est enfin engagée dans une carrière normale, elle subit, comme la plupart de ses consœurs, une importante discrimination salariale…

1. op. cit.

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À la croisée du politique et du culturel La modélisation mathématique et l’étude des relations entre les aspects économique, politique et culturel du développement des nations pourraient sembler, de prime abord, antinomiques. L’œuvre d’Irma Adelman montre qu’il n’en est rien : il s’agit pour elle de mettre des instruments d’analyse technique quantitatifs et sophistiqués au service de préoccupations humanitaires. Économètre de formation, dont la thèse de doctorat est une analyse mathématique de la théorie monétaire de Walras, elle publie en 1959, avec son mari, physicien, un article dans lequel des instruments mathématiques nouveaux permettent de confirmer l’hypothèse de Ragnar Frisch relatif au caractère fondamentalement aléatoire des causes des cycles économiques. Elle estime toutefois que le problème le plus important auquel est confronté le monde dans lequel elle vit ne concerne pas les fluctuations cycliques, mais le développement à long terme des sociétés, compte tenu des extraordinaires écarts de revenus entre pays développés et sous-développés et de l’ampleur de la pauvreté à l’échelle mondiale. Il faut donc revenir au programme de recherche exposé par Adam Smith dans le titre de son chef-d’œuvre de 1776 : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Son premier livre combine analyse mathématique et histoire de la pensée. Irma Adelman examine, au moyen d’une grille inspirée de son article de 1959, les théories de la croissance et du développement d’Adam Smith, David Ricardo, Karl Marx et Joseph Schumpeter, avant de présenter un modèle moderne, d’inspiration keynésienne, mais combinant des caractéristiques marxiennes et schumpétériennes, pour rendre compte simultanément de la croissance et de la stagnation. C’est à Marx qu’elle consacre les plus longs développements, et cela à une époque où il est à l’index dans les universités américaines. Tout en estimant que plusieurs de ses prédictions ne se sont pas vérifiées, elle considère que son cadre d’analyse dynamique, d’une ampleur et d’une puissance 460

sans pareil, demeure très utile. Marx est l’un des premiers à avoir attiré l’attention sur le rôle clé des transformations des rapports sociaux dans le développement économique. Le programme de recherche énoncé dans son premier livre, et dont elle poursuivra la réalisation avec sa collaboratrice Cynthia Morris, consiste à expliquer « comment la croissance économique des nations est affectée par, et affecte à son tour, les institutions politiques et économiques, de même que les structures et valeurs socioculturelles2 ». Adelman et Morris développent une méthode d’analyse quantitative pour mettre en relation divers indicateurs du développement économique, des structures politiques et sociales et du contexte culturel. Dans un premier livre publié en 1967, elles appliquent cette grille d’analyse à quarante-trois pays en voie de développement avant d’entreprendre une recherche historique de longue haleine sur la révolution industrielle, dont les résultats sont publiés en 1988. Ces études montrent que le développement économique n’est pas un processus linéaire et cumulatif, obéissant partout et toujours aux mêmes lois. Ses effets varient fortement en fonction de l’évolution des structures politiques et sociales. Elles montrent aussi que, contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas l’initiative industrielle, le laisser-faire et le libre-échange qui sont à la source des mutations structurelles qui ont entraîné le développement de la Grande-Bretagne, puis des autres grands pays européens, des États-Unis et du Japon, comme par la suite des pays en développement depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La croissance économique quantitative n’entraîne pas automatiquement le progrès des nations, et en particulier l’amélioration du sort des moins bien nantis. L’étude de 1988 confirme ainsi la conclusion de son premier livre, à savoir que les gouvernements ont un rôle déterminant à jouer pour assurer la modernisation et la croissance des nations. Ces idées n’étaient évidemment plus à la mode à la fin des années 1980 et Irma Adelman a alors commencé à éprouver des difficultés pour faire accepter ses articles dans les revues orthodoxes. 2. Theories of Economic Growth and Development, Stanford University Press, 1961. 461

Croissance, répartition et pauvreté Parmi les phénomènes associés à la croissance et au développement, la répartition des revenus et la pauvreté sont parmi les plus importants et Irma Adelman y a consacré une partie importante de ses travaux de recherche. En vertu de l’opinion dominante en économie, la croissance économique entraîne automatiquement la diminution de la pauvreté et la réduction des écarts de revenus. L’effet de diffusion assure ainsi que, si les riches s’enrichissent, il tombera des miettes en nombre suffisant pour nourrir les pauvres. Irma Adelman et sa collaboratrice avouent leur choc lorsque, au terme de leur recherche sur les rapports entre la croissance et l’équité dans les pays en développement, publiée en 1973, elles découvrent que cette idée est fausse. Adelman arrivera à la même conclusion dans l’étude sur la Corée du Sud, publiée avec Sherman Robinson en 1978, comme dans son travail sur la révolution industrielle. Qu’il s’agisse en effet de la croissance économique impulsée par cette dernière ou de celle qui suit la seconde guerre mondiale, on constate que les étapes initiales sont toujours accompagnées d’un accroissement des écarts de revenus et d’une aggravation de la pauvreté. Seules des interventions de nature politique sont en mesure de ralentir et d’inverser le processus. Il faut, comme l’avait fait Schumpeter, distinguer croissance et développement. La croissance est un processus quantitatif qui ne garantit d’aucune manière une amélioration du sort des nations. Non seulement elle peut être accompagnée d’un accroissement de la pauvreté et des inégalités, mais aussi de l’exploitation des catégories sociales les plus vulnérables, de la diminution des libertés politiques et d’atteintes à l’environnement. Le développement, processus qualitatif et social, doit canaliser la croissance au service de l’éradication de la pauvreté, ce que Adelman a appelé la « dépaupérisation ». Dès lors et contrairement à l’opinion dominante au consensus de Washington et aux idées en vogue à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international (FMI), 462

la redistribution doit précéder la croissance, la réforme agraire doit précéder la croissance de la productivité agricole, la généralisation de l’éducation primaire doit précéder l’industrialisation. L’idée qu’il faut « créer la richesse » avant de la répartir est une dangereuse illusion. Bien entendu, des changements politiques radicaux sont nécessaires pour arriver à ces fins. Il ne suffit pas d’accroître le poids du secteur public et de stimuler la participation politique du peuple. Seules de nouvelles institutions et de nouvelles politiques, un développement « du peuple, par le peuple et pour le peuple3 », sont en mesure de mettre fin à la pauvreté et d’instaurer la justice sociale. Face au danger que font courir au monde les développements récents, il faut trouver une voie entre la résignation et la révolution : un socialisme de marché ou un capitalisme profondément réformé. Irma Adelman confesse, dans ses derniers écrits, son pessimisme. La situation s’est entre autres aggravée avec la multiplication des crises financières provoquées par la libéralisation des taux de change et la déréglementation des mouvements de capitaux, qui privent les pays de l’autonomie financière essentielle à la poursuite de leurs politiques de développement.

Irma Adelman en quelques dates 1930 : naissance en mars à Cernowitz, en Roumanie. 1939 : sa famille s’installe en Palestine, où elle complète ses études secondaires. 1949-1955 : études à l’université de Californie à Berkeley, où elle obtient un doctorat. 1955-1958 : enseignement à l’université de Californie à Berkeley. 1958-1959 : enseignement à Mills College, à Oakland.

3. Economic Growth and Social Equity in Developing Countries, Stanford University Press, 1973.

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1959 : avec Frank L. Adelman, « Dynamic Properties of the KleinGoldenberg Model ». 1960-1962 : professeur assistant à l’université Stanford, en Californie. 1961 : Theories of Economic Growth and Development. 1962-1966 : professeur associé à l’université Johns Hopkins de Baltimore. 1966-1972 : professeur à la Northwestern University, à Evanston. 1967 : avec Cynthia Taft Morris, Society, Politics & Economic Development : A Quantitative Approach. 1969 : Practical Approaches to Development Planning : Korea’s Second Five-Year Plan. 1971-1972 : économiste senior au Centre de recherche en développement de la Banque mondiale. 1972-1979 : professeur à l’université du Maryland. 1973 : avec Cynthia Taft Morris, Economic Growth and Social Equity in Developing Countries. 1978 : avec Sherman Robinson, Income Distribution Policy in Developing Countries : A Case Study of Korea ; Redistribution Before Growth : A Strategy for Developing Countries. 1979-1994 : professeur à l’université de Californie à Berkeley ; nommée professeur émérite. 1988 : avec Cynthia Taft Morris, Comparative Patterns of Economic Development, 1850-1914. 1990 : avec J. Edward Taylor, L’évolution des avantages comparatifs dans le secteur agroalimentaire : leçons tirées du Mexique. 1996 : avec J. Edward Taylor, Village Economies : The Design, Estimation and Use of Villageside Economic Models. 2000 : « Redrafting the Architecture of the Global Financial System :  Editor’s Introduction ». 2003 : « Global Institutions and Economic Development : What Have we Learned ? », in Asia-Pacific Globalising Miracles or End of a Model, par Martin Andersson et Christer Gunnarson (dir.).

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WILLIAM J. BAUMOL, UN ÉCONOMISTE HORS DES SENTIERS BATTUS Auteur prolifique et mathématicien accompli, William Jack Baumol a investi de nombreux champs de recherche. Ses réflexions sur la productivité et sa théorie des marchés contestables sont des contributions majeures.

William Jack Baumol est l’un des économistes les plus prolifiques de sa génération. Il est l’auteur d’environ cinq cents articles scientifiques et trente-cinq livres, ce dernier mode de transmission des idées étant, en économie, de moins en moins pratiqué. Ses contributions s’inscrivent dans les champs les plus diversifiés : économie du bien-être, économie monétaire, dynamique et croissance, économie industrielle, économie de l’environnement, politiques économiques, économie urbaine, économie de l’art, histoire de la pensée économique. Il a publié une anthologie des textes classiques en économie mathématique depuis le XVIIIe siècle. Tout en étant l’un des premiers à avoir intégré, dans son célèbre article de 1952, la demande de monnaie dans une analyse élargie à divers types d’actifs, il est aussi l’un des rares économistes, à part Keynes, à avoir pris au sérieux la théorie freudienne de l’argent. Il a écrit un article fouillé sur Mozart et l’économie de la composition musicale dans la Vienne de son époque. Auteur d’un des manuels d’introduction à l’économie les plus largement utilisés à travers le monde, qui en était à sa dixième édition en 2005, Baumol est en outre un peintre et un sculpteur sur bois reconnu. Il consacre beaucoup de temps à ces activités, expose ses œuvres et a enseigné à l’université Princeton, en plus de l’économie, la sculpture sur bois. Mathématicien accompli, Baumol applique le plus souvent à ses travaux des techniques sophistiquées : économétrie, recherche opérationnelle, programmation linéaire, analyse des activités. Il estime toutefois que, dans le domaine de la méthodologie économique, il n’y a pas de voie unique et que les méthodes – mathématiques, économétriques, institutionnalistes, historiques, néoclassiques 465

ou autres – doivent être choisies en fonction des problèmes traités. Il reproche à plusieurs de ses collègues de se complaire dans la construction de modèles abstraits qui deviennent des fins en soi, alors qu’il s’agit de « comprendre la réalité pour améliorer les circonstances dans lesquelles les gens vivent » : « fournir du travail aux sans-emploi, élever le niveau de vie des sans-abri, empêcher l’empoisonnement de notre atmosphère et la dégradation de notre environnement1 ». Les objectifs sociaux qu’il prône, a-t-il écrit, sont toujours venus de la gauche. Ses parents, immigrés juifs de Pologne, étaient des marxistes convaincus. Baumol a donc été initié très jeune à l’œuvre de Marx, qu’il connaît bien et dont il traite, entre autres, dans son premier livre. Il a toujours pensé qu’il ne faut pas confondre le marxisme et le totalitarisme soviétique. En 1971, Paul Samuelson a publié, sur le problème de la transformation des valeurs en prix de production chez Marx, un article qui a fait couler beaucoup d’encre, dans lequel il concluait que la théorie de la valeur et de la plus-value constituait un détour heuristique inutile. Baumol a répliqué en accusant Samuelson de n’avoir pas compris le sens de la théorie de Marx2 . La maladie des coûts À la suite d’une longue recherche sur les arts de la scène, Baumol a formulé sa thèse de la « maladie des coûts » (cost disease), aussi appelée « maladie de Baumol ». Il ne peut y avoir, dans ce domaine d’activité, de changements techniques induisant des hausses importantes de productivité. Par exemple, les répétitions en vue de présenter un récital de quatuor à cordes prennent le même temps aujourd’hui que du temps de Beethoven. Mais, depuis cette époque, la productivité dans le secteur manufacturier de l’économie n’a cessé de croître à un rythme parfois spectaculaire. Dès lors, les coûts relatifs dans le secteur des arts scéniques ne cessent 1. « On my Attitude : Sociopolitical and Methodological », dans Eminent Economists : Their Life Philosophies, par Michael Szenberg (dir.), Cambridge University Press, 1992. 2. « The Transformation of Values : What Marx “Really” Meant (An Interpretation) », Journal of Economic Literature, vol. 12, mars 1974.

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d’augmenter et seuls des transferts financiers croissants, de source publique ou privée, peuvent permettre de maintenir un même niveau de performance. Il en est de même dans plusieurs autres domaines, tels que l’éducation, la santé et, de manière générale, la plupart des services, dans lesquels l’intensité de la main-d’œuvre est élevée et les possibilités de progrès technologique moindres. Dans le secteur manufacturier, la place du travail peut diminuer indéfiniment, alors que, dans celui des services, le travail est souvent en soi le produit final. C’est la croissance de la productivité dans l’agriculture et l’industrie manufacturière, associée à sa quasistagnation dans le secteur des services, qui entraîne la baisse de la proportion de l’emploi dans les deux premiers, et non pas, comme on le pense souvent, un processus de désindustrialisation. Baumol estime par ailleurs qu’à long terme, on assiste à une tendance à la convergence des niveaux de productivité, de technologie et de revenu per capita entre les pays industrialisés, l’écart entre l’économie dominante, celle des États-Unis, et les autres se rétrécissant. Ce phénomène est dû, en particulier, aux transferts de technologie. Un des derniers livres de Baumol est consacré à une réflexion sur la croissance du capitalisme, qui dépasse la croissance enregistrée par tout autre type d’économie. Il l’attribue aux pressions à l’innovation que le marché libre impose aux entreprises, pour lesquelles il s’agit d’une question de vie ou de mort. Une nouvelle vision des entreprises et des marchés Depuis l’époque de ses études, Baumol s’est intéressé à la microéconomie appliquée, en particulier au fonctionnement des entreprises et à la structure industrielle. Il s’étonnait alors du peu d’échos rencontrés dans la profession par les travaux de Joan Robinson et d’Edward Chamberlain sur la concurrence imparfaite et remettait en question la croyance absolue dans l’efficacité des marchés professée, par exemple, par les économistes de Chicago. Ses recherches, mais aussi ses activités de consultant pour des 467

firmes de conseil en gestion qui l’ont amené à côtoyer les dirigeants de plusieurs grandes entreprises, lui ont fait découvrir le fossé entre la vision de la réalité économique de ces derniers et la théorie microéconomique standard. Il a découvert, en particulier, que les grandes firmes ne cherchent pas à maximiser leurs profits, mais plutôt leurs ventes. Il a constaté par ailleurs que le comportement d’entreprises qui fabriquent plusieurs produits est différent de celui des entreprises à produit unique auxquelles les manuels se limitent, et a développé des techniques nouvelles pour rendre compte de ce phénomène. L’étude des marchés monopolisés l’a amené à développer, avec ses collègues John C. Panzar et Robert B. Willig, la théorie des marchés contestables (ou « disputables »). Selon la théorie traditionnelle, un marché monopolistique se caractérise par l’existence d’une barrière absolue à l’entrée. En réalité, tout marché de ce type est sous la menace de l’entrée d’une entreprise qui pourrait décider de vendre moins cher que le monopole pour accaparer une part du marché. Il y a toutefois toujours des coûts à l’entrée et l’entreprise monopoliste peut décider de déclencher une guerre des prix pour tenter de bloquer l’entrée d’un concurrent potentiel. Selon la théorie des marchés contestables, on en déduit que le prix de vente final d’un produit est inférieur à celui que prévoit la théorie traditionnelle. Un marché contestable est donc un marché dans lequel les entreprises doivent tenir compte de l’entrée potentielle de nouvelles firmes. La structure du marché est ainsi déterminée non seulement par les entreprises présentes, mais aussi par celles qui pourraient entrer dans l’industrie. Alors que cette théorie a été utilisée pour justifier des politiques de déréglementation, par exemple dans le domaine du transport aérien, ses promoteurs estiment qu’elle laisse au contraire la porte ouverte à des interventions gouvernementales dans des marchés qui ne sont pas la solution à tous les problèmes.

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Baumol s’était déjà penché, dans sa thèse de doctorat publiée en 1952, sur la nécessité de l’intervention des pouvoirs publics en présence d’externalités. Il revient sur la question dans deux ouvrages publiés en 1975 et 1979, qui sont parmi les premiers à traiter en détail des problèmes de la conservation des ressources et de la protection de l’environnement, bien avant que ces sujets n’occupent le devant de la scène. Cela a amené son élection à la présidence de la nouvelle Association of Environmental and Resource Economists. Pour Baumol, la croissance n’entraîne pas nécessairement un accroissement de la qualité de vie, pollution et encombrements étant liés à des imperfections structurelles dans les économies de marché. De manière plus générale, les gouvernements doivent trouver des moyens pour inciter les entreprises à mener des activités susceptibles d’accroître le bien-être de la collectivité, d’atteindre ce qu’il a baptisé la « super-équité » (superfairness).

William J. Baumol en quelques dates 1922 : naissance le 26 février à New York. 1939-1942 : études au College of the City of New York, où il obtient une licence. Il étudie aussi à la Art Student’s League. 1942-1943 et 1946 : économiste au ministère de l’Agriculture à Washington. 1943-1946 : enrôlé dans l’armée américaine, il séjourne entre autres à Rouen. 1946-1949 : études à la London School of Economics, où il commence à enseigner et obtient un doctorat en économie. 1949-1992 : professeur assistant puis titulaire (1954) à l’université Princeton. 1951 : avec Ralph Turvey, Economic Dynamics. 1952 : Welfare Economics and the Theory of the State. « The Transaction Demand for Cash : An Inventory Theoretic Approach ». 1954 : avec Lester V. Chandler, Economic Processes and Policies. 1959 : Business Behavior, Value and Growth.

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1961 : Economic Theory and Operations Analysis. 1965 : The Stock Market and Economic Efficiency. 1966 : avec William G. Bowen, Performing Arts : The Economic Dilemma. Depuis 1971 : professeur et directeur du Centre C. V. Starr d’économie appliquée, New York University. 1975 : avec Wallace E. Oates, The Theory of Environmental Policy. 1979 : avec Wallace E. Oates et Sue Anne Batey Blackman, Economics Environmental Policy and the Quality of Life ; avec Allan S. Blinder, Economics : Principles and Policy. 1981 : président de l’American Economic Association. 1982 : avec John C. Panzar et Robert D. Willig, Contestable Markets and the Theory of Industry Structure. 1984 : avec Hilda Baumol, Inflation and the Performing Arts. 1986 : Superfairness : Application and Theory. 1989 : avec Sue Ann Batey Blackman et Edward N. Wolff, Productivity and American Leadership : The Long View. 1994 : avec Richard R. Nelson et Edward N. Woolf, Convergence of Productivity : Cross-National Studies and Historical Evidence. 2002 : The Free-Market Innovation Machine : Analyzing the Growth-Miracle of Capitalism.

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MAURICE H. DOBB, UN MARXISTE APPRÉCIÉ DE L’ESTABLISHMENT Historien de la pensée économique, membre du Parti communiste britannique de 1922 jusqu’à sa mort, Maurice Dobb fut le seul économiste marxiste à être accepté et respecté dans la sphère académique anglaise.

Maurice Dobb a occupé au XXe siècle une position unique dans la profession économique au Royaume-Uni. Marxiste, membre du Parti communiste britannique de 1922 jusqu’à son décès, il fut sans doute le seul économiste de son espèce à être accepté et respecté dans le monde académique anglais, même si le roi George V s’est inquiété de la présence d’un bolchevique dans une université susceptible d’accueillir des membres de la famille royale. Tout en menant une intense activité militante, qui en a tout de même amené certains à le soupçonner de faire du recrutement pour les services secrets soviétiques, il entretenait les relations les plus cordiales avec ses collègues de toute obédience, qu’il s’agisse des libéraux inconditionnels, des keynésiens ou des travaillistes. Keynes, entre autres, l’estimait et l’a même protégé à l’occasion. Eric Hobsbawn raconte, dans le livre d’hommages consacré à Dobb au moment de sa retraite, comment son style britannique conservateur, ses tenues élégantes et recherchées, son tempérament affable et sa courtoisie un peu surannée ne correspondaient pas à l’image traditionnelle du communiste orthodoxe. Tout ceci a sans doute joué un rôle dans le respect qu’on lui portait, même si on rejetait ses idées politiques et théoriques. La liste des économistes qui ont contribué à ce livre d’hommages témoigne d’ailleurs de ce prestige. On y trouve ainsi, entre autres, les signatures de Robert Solow, Jan Tinbergen, Amartya Sen, Michal Kalecki, Oskar Lange, Joan Robinson et, bien sûr, Paul Sweezy. Ce dernier, qui se réclamait aussi du marxisme, occupe sur l’échiquier de la pensée

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économique aux États-Unis une place analogue à celle de Dobb au Royaume-Uni, mais dans son cas, sa carrière universitaire fut interrompue par le maccarthysme. Pour Amartya Sen, auteur de l’article consacré à Dobb dans le dictionnaire Palgrave, ce dernier était « l’un des économistes politiques les plus remarquables du siècle. C’était un marxiste et l’un de ceux qui a apporté les contributions les plus créatives à l’économie marxiste ». Hétérodoxe toléré et même parfois apprécié par l’orthodoxie, Dobb fut en même temps, à diverses reprises, critiqué par l’orthodoxie marxiste, y compris dans les rangs de son propre parti. Marx et l’histoire de la pensée économique Dobb est passé par l’histoire avant d’arriver à l’économie et, comme économiste, il s’est illustré comme historien de la pensée. Il a signé, en 1937 et à la fin de sa carrière, en 1973, deux ouvrages importants dans ce domaine. Le premier, Political Economy and Capitalism, contient entre autres une des premières introductions à la pensée économique de Marx qui s’éloignent de la doxa des manuels soviétiques en la resituant dans l’évolution des idées économiques. Marx est ainsi présenté comme un héritier de Quesnay et de l’économie classique, en particulier ricardienne, le clivage principal en économie opposant la tradition classico-marxiste au courant marginaliste et néoclassique. Dobb met aussi en lumière certaines ressemblances entre les approches marxiste et autrichienne de la théorie du capital. Au moment où paraît ce livre, Piero Sraffa, cambridgien d’origine italienne, proche du parti communiste de son pays d’origine et ami de Keynes et de Dobb, est engagé dans le travail d’édition des œuvres et de la correspondance de Ricardo. Perfectionniste, il peine à cette tâche et le premier des onze titres de ce chef-d’œuvre

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de l’édition ne paraît qu’en 19511 ; il est précédé d’une remarquable préface qui apporte un nouvel éclairage à la théorie du profit de Ricardo. Sraffa en développera les idées en 1960, dans Production de marchandises par des marchandises, qui donne naissance au courant néoricardien. Nous savons maintenant que, sans Dobb, cette préface n’aurait sans doute jamais vu le jour, comme peut-être l’ensemble de cette publication. Dobb a commencé à collaborer à la préparation de cette édition avec Sraffa en 1948. Les deux hommes discutaient ensemble des idées de l’introduction et c’est ensuite Dobb qui prenait la plume pour les mettre sur le papier, avant de les soumettre à Sraffa et d’en discuter de nouveau. Dans son dernier livre, Dobb revoit l’évolution des idées économiques d’Adam Smith à la « guerre des deux Cambridge » des années 1960 à la lumière de la nouvelle interprétation de Ricardo proposée par Sraffa. Il y insiste sur la parenté profonde entre les analyses de la valeur et du profit chez Ricardo et chez Marx, ce qui lui vaut les critiques de marxistes plus orthodoxes, qui insistent sur la rupture entre les deux penseurs. Histoires du capitalisme et du socialisme Historien de la pensée, Dobb est aussi un historien des faits. Il estime d’ailleurs que l’évolution des idées économiques est étroitement liée à celle des transformations historiques. Le livre qu’il publie en 1946, son plus connu et sans doute son plus influent, est Études sur le développement du capitalisme. C’est l’une des premières études fouillées sur le processus de transition du féodalisme au capitalisme, dont il analyse l’évolution et les transformations jusqu’à la seconde guerre mondiale. Il lance un débat sur l’émergence du capitalisme, qui est sans doute encore loin d’être clos2 . Par exemple, sa thèse en vertu de laquelle le capitalisme n’a 1. The Works and Correspendence of David Ricardo, Cambridge University Press, 1951-1973. 2. Voir les textes rassemblés dans Du féodalisme au capitalisme : problèmes de la transition, sous la direction de Maurice Dobb et Paul Sweezy, 2 vol., François Maspero, 1977.

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commencé à émerger qu’au moment où le féodalisme avait déjà atteint un degré avancé de désintégration, ainsi que sur les facteurs qui ont déclenché cette désagrégation, n’a pas fait l’unanimité. En 1925, Sweezy séjourne et travaille à Moscou. Il publie en 1928 une étude sur le développement économique de la Russie depuis la révolution. Keynes, qui se trouve en Russie au même moment, lui écrit que son livre « donne, de ce qui s’est réellement produit en Russie, une image qui n’était pas jusque-là accessible aux lecteurs anglais ». Dobb reprendra cette étude en la prolongeant en 1948, puis en 1966. Il fournit au lecteur occidental, comme le souligne Keynes, une masse de renseignements inconnus sur l’évolution du pays où Dobb séjourne de nouveau en 1929 et 1930. Mais il constitue en même temps une défense parfois déroutante des choix qui ont été faits pendant la période stalinienne, dont les modalités brutales de mise en œuvre et les conséquences parfois catastrophiques ont été depuis mises en lumière : planification fortement centralisée, priorité absolue de l’industrie lourde et, surtout, une collectivisation de l’agriculture qui a coûté très cher en termes de vies humaines. Quelques vagues allusions sont faites aux luttes pour le pouvoir au sommet de l’État et aux purges de 1938. La grève de Poznan, en Pologne, en juin 1956, suivie de l’insurrection hongroise et de son écrasement en 1956, comme la révélation des crimes de Staline au 20e congrès du Parti communiste soviétique la même année amènent Dobb, comme plusieurs autres marxistes occidentaux, à réviser ses positions. Il se retrouve en minorité dans son parti, jusqu’à ce que ce dernier condamne l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie en 1968. Ces événements l’amènent aussi à modifier ses vues sur la planification et à admettre le rôle des prix, de la décentralisation et des incitations, alors qu’il critiquait le socialisme de marché, prôné par exemple par Oskar Lange, dans les années 1930. Désormais, Dobb prend le parti des réformateurs comme l’économiste tchèque Ota Sik ou le Polonais Wlodzimierz Brus. Il considère que le conservatisme

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du pouvoir dans les pays du bloc soviétique est susceptible de provoquer l’écroulement de ces régimes. Il n’aura pas eu l’occasion de voir l’avenir lui donner raison. Un séjour en Inde en 1951 va amener Dobb à s’intéresser de plus en plus aux problèmes de développement et aux théories de la croissance, des questions auxquelles il consacre plusieurs publications dans les années 1950 et 1960. Il s’intéresse en particulier au choix des techniques et s’interroge sur la combinaison idéale entre planification et marché pour assurer la sortie du sous-développement. Il a consacré un ouvrage à l’économie du bien-être. Outre sa production académique, Dobb a rédigé de nombreux textes de vulgarisation dans le cadre de ses activités militantes. L’un des plus célèbres et des plus largement utilisés, On Marxism Today, a été publié la première fois en 1932, par la maison Hogarth Press, dirigée par Leonard et Virginia Woolf, là où Keynes a lui-même publié nombre de ses ouvrages de facture plus populaire.

Maurice H. Dobb en quelques dates 1900 : naissance à Londres le 24 juillet. 1919-1922 : études en histoire et en économie à l’université de Cambridge, dont il obtient un premier diplôme universitaire ; participation au club d’économie politique de Keynes. 1922-1924 : études à la London School of Economics, qui lui décerne un doctorat pour une thèse sur l’histoire et la théorie des entreprises capitalistes. 1924-1967 : enseignant à l’université de Cambridge. 1925 : Capitalist Enterprise and Social Progress. 1928 : Russian Economic Development since the Revolution ; Wages. 1937 : Political Economy and Capitalism : some Essays in Economic Tradition. 1946 : Studies in the Development of Capitalism. 1948 : nommé Fellow du Trinity College. Soviet Economic Development since 1917.

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1951 : Some Aspects of Economic Development : Three Lectures. 1955 : On Economic Theory and Socialism : Collected Papers. 1959 : nommé reader en économie à Cambridge, dernier échelon avant le titre de professeur, en même temps que Joan Robinson et Nicholas Kaldor. 1960 : An Essay on Economic Growth and Planning. 1963 : Economic Growth and Underdeveloped Countries. 1967 : Papers on Capitalism, Development and Planning. 1969 : Welfare Economics and the Economics of Socialism : Towards a Commonsense Critique. 1970 : Socialist Planning : some Problems. 1973 : Theories of Value and Distribution since Adam Smith : Ideology and Economic Theory. 1976 : décès à Londres le 17 août.

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FRANK HAHN, DÉFENSEUR SCEPTIQUE DE L’ÉQUILIBRE GÉNÉRAL Économiste néoclassique, pourfendeur de l’ultralibéralisme comme du marxisme, Frank Hahn est un artisan majeur et un critique impitoyable de l’approche économique dominante.

De Frank Hahn, on peut dire qu’il se situe véritablement au centre de l’échiquier économique contemporain, menant des combats parallèles contre les partisans libéraux du monétarisme et de la nouvelle macroéconomie classique, contre les disciples radicaux de Keynes regroupés sous la bannière postkeynésienne et contre les néoricardiens inspirés par Piero Sraffa. Ces derniers sont en même temps ses collègues à Cambridge, où il se retrouve en minorité comme théoricien néoclassique, tout en entretenant d’excellents rapports personnels avec eux. Bien que ces débats aient un fort contenu politique, Hahn se considère comme un économiste beaucoup plus préoccupé de théories que de l’application pratique de ces dernières, à l’opposé par exemple de Keynes. Il est l’un des rares économistes contemporains à avoir défini clairement l’étiquette de néoclassique, qu’il revendique : « 1) je suis un réductionniste dans la mesure où je tente de trouver des explications dans les actions des agents individuels ; 2) en théorisant à propos de l’agent, je recherche des axiomes de rationalité ; 3) je prétends qu’une notion d’équilibre est nécessaire et que l’étude des états d’équilibre est utile1 . » Passé des mathématiques à l’économie, Hahn se sert abondamment de la formalisation mathématique dans ses travaux. Il se déclare pourtant préoccupé par l’abus des mathématiques en économie. La forme rigoureuse de ce langage amène en effet les économistes à croire qu’ils énoncent des vérités scientifiques. Or, pour Hahn – et en cela il s’oppose à une opinion courante, autant à gauche qu’à droite –, l’économie n’est pas une science. Ce n’est pas et ce ne peut être un corps de doctrines confirmées 1. Equilibrium and Macroeconomics, Basil Blackwell, 1984.

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par des expériences. C’est plutôt une grammaire, qui permet de parler de façon relativement cohérente d’événements sociaux complexes. Et il faut se méfier des modèles trop simples de cause à effet dont on tire des recommandations politiques. L’économiste doit chercher à comprendre plutôt qu’à prédire ou à prescrire, deux missions impossibles. Grandeur et limites de l’équilibre général Adam Smith a posé, à la fin du XVIIIe siècle, la question centrale que les économistes doivent élucider : est-ce que la poursuite par chacun de ses intérêts privés peut mener à un ordre social plutôt qu’au chaos et, si oui, de quelle manière ? Le modèle d’équilibre général élaboré par Léon Walras un siècle plus tard était une réponse, bien imparfaite, à cette question. Au début des années 1950, Kenneth Arrow et Gérard Debreu ont démontré l’existence et l’unicité d’un équilibre général dans une économie concurrentielle, avec certaines hypothèses relativement contraignantes. Après avoir complété une thèse de doctorat proposant une analyse macroéconomique de la répartition, devançant les modèles postkeynésiens de Nicholas Kaldor et Luigi Pasinetti (cette thèse est publiée en 1972), Hahn se tourne vers la microéconomie et le développement de la théorie de l’équilibre général, à laquelle il consacre la plus grande partie de sa carrière. Il publie avec Arrow, en 1971, un ouvrage qui est considéré comme le manuel standard dans ce domaine hautement technique. Artisan majeur de la théorie de l’équilibre général, Hahn en est en même temps un critique impitoyable, son attitude s’intensifiant avec le temps. Cette théorie, dit-il d’abord, ne décrit pas une réalité concrète, ce qui est une évidence, mais constitue un instrument utile, sinon indispensable, pour comprendre certains aspects de l’économie et tenter de répondre à la question de Smith. Cela dit, elle présente bien des imperfections. Elle décrit correctement les états d’équilibre, mais elle a très peu de choses à dire sur les 478

processus qui mènent à l’équilibre. Non seulement il s’agit d’une analyse en termes réels, mais il est impossible d’y intégrer la monnaie, qui est pourtant un élément fondamental des économies modernes : « La monnaie ne joue aucun rôle dans le modèle le plus développé de la théorie économique2 . » Hahn a consacré beaucoup d’efforts à tenter d’intégrer la théorie monétaire dans l’analyse de l’équilibre général, sans arriver à un résultat pleinement satisfaisant, autre que celui de comprendre le rôle et les pathologies de la monnaie. Reliée à l’absence d’une théorie de la monnaie, celle des anticipations constitue une autre faiblesse de la théorie de l’équilibre général, que Hahn a aussi cherché à pallier. L’hypothèse de concurrence parfaite est bien sûr une autre contrainte importante. Pour la lever, Hahn a élaboré, à la suite de son collègue Takashi Negishi, la théorie des « équilibres conjecturaux », qui sort de l’univers walrasien. Un monde qui n’est pas parfaitement concurrentiel se caractérise par le fait que chaque agent, lorsqu’il prend une décision, doit faire une conjecture concernant l’effet de cette décision sur l’environnement dans lequel il agit. Il doit en particulier tenir compte des effets de ses décisions sur les décisions prises par les autres agents. Une telle économie est en équilibre lorsque chaque agent juge qu’il sera désavantageux pour lui de modifier les décisions qu’il a prises. Mais là encore, dans l’article qu’il consacre à ce thème dans le dictionnaire New Palgrave, Hahn souligne que les hypothèses nécessaires à l’existence d’un tel équilibre sont très contraignantes et que, de toute manière, son pouvoir descriptif est très limité. Il considère ainsi que les théories de l’équilibre, lorsqu’elles sont vulgarisées dans des manuels, peuvent devenir dangereuses, politiquement autant que scientifiquement.

2. Monnaie et inflation, Economica, 1984.

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Le combat contre Friedman et Lucas Si James Tobin est, parmi les économistes néoclassiques, le principal adversaire du monétarisme et de la nouvelle macroéconomie classique aux États-Unis, Hahn occupe la même position au Royaume-Uni. Il préfère nommer les tenants ultra-libéraux de ces thèses « friedmaniens » et « lucasiens », les seconds se distinguant essentiellement des premiers par la sophistication formelle plus poussée de leurs modèles. Ses critiques sont très vives, la remise en question du chômage involontaire justifiant à ses yeux « un peu de véhémence » dans le débat. Il pourrait suffire, pour les discréditer, d’attirer l’attention sur les aberrations auxquelles mènent leurs modèles. Par exemple, celle qui consiste à dire que les travailleurs en chômage se mettent en réalité volontairement en congé parce qu’ils refusent des emplois moins bien rémunérés mais disponibles. Mais Hahn prend soin d’analyser et de déconstruire les modèles théoriques qui mènent à ces conclusions, en mettant en lumière leurs failles logiques. Sous la plume de ces auteurs, les théories de l’équilibre se transforment en apologie de l’organisation économique existante. Mais le plus troublant réside dans les conséquences politiques concrètes qu’ils en tirent et dont ils veulent convaincre les décideurs. Les nouveaux économistes classiques déduisent de leurs fausses théories leur thèse sur l’inefficacité des politiques économiques. Les politiciens s’emparent de ces idées pour conclure qu’il n’y a rien à faire contre le chômage, l’inflation étant désormais le principal mal moral, alors qu’une inflation modérée – Hahn a forgé le concept de taux naturel d’inflation – est inévitable. Comme le montrent les résultats des politiques menées sous le gouvernement Thatcher, le prix à payer pour la mise en œuvre des idées des friedmaniens et des lucasiens est une augmentation massive du chômage. Critique de ce qu’on appelle maintenant le néolibéralisme, Hahn ne se place pas pour autant à gauche sur l’échiquier politique. Il manifeste un scepticisme croissant, écrit-il dans un texte 480

autobiographique, pour les programmes radicaux d’amélioration de la condition humaine. Dès lors, monétaristes et nouveaux classiques ne sont pas les seuls dans sa ligne de mire. Il a aussi croisé le fer, sur sa gauche, avec les néoricardiens, les postkeynésiens et les marxistes. Il renvoie d’ailleurs dos à dos ultralibéraux et marxistes, leur reprochant une vision déterministe de l’histoire.

Frank Hahn en quelques dates 1925 : naissance à Berlin le 25 avril. Après un séjour à Prague, la famille s’installe en Angleterre en 1938. 1948-1960 : enseignant à l’université de Birmingham. 1951 : doctorat de la London School of Economics. 1955 : « The Rate of Interest and General Equilibrium Analysis ». 1960 : « The Stability of Growth Equilibrium ». 1960-1966 : enseignant à l’université de Cambridge ; Fellow de Churchill College. 1962 : « On the Stability of a Pure Exchange Equilibrium ». 1963-1966 : éditeur de la Review of Economic Studies. 1964 : « On Some Problems of Proving the Existence of an Equilibrium in a Monetary Economy », dans The Theory of Interest Rates, par Frank H. Hahn et Frank P. R. Brechling (dir.). 1967-1972 : professeur à la London School of Economics. 1968 : président de la Société d’économétrie. 1970 : « Some Adjustment Problems ». 1970-1992 : professeur à l’université de Cambridge. 1971 : avec Kenneth J. Arrow, General Competitive Analysis. 1972 : avec Robin C. O. Matthews, Théorie de la croissance économique ; The Share of Wages in the National Income : An Enquiry into the Theory of Distribution. 1974 : On the Notion of Equilibrium in Economics. 1975 : « On the Role of Money in the Process of Exchange and the Existence of a Non-Walrasian Equilibrium ». 1978 : « On Non-Walrasian Equilibrium ». 1981 : Three Lectures in Monetary Theory.

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1982 : Money and Inflation ; « The Neo-Ricardians ». 1984 : Equilibrium and Macroeconomics. 1986 : président de la Royal Economic Society. 1985 : Money, Growth and Stability. 1992 : nommé professeur émérite à Cambridge et professore ordinario à l’université de Sienne, en Italie, où il dirige le programme de doctorat en économie de 1990 à 1996. 1995 : avec Robert Solow, A Critical Essay on Modern Macroeconomic Theory. 1998 : direction, avec Fabrizio Coricelli et Massimo di Matteo, de New Theories of Growth and Development.

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DON PATINKIN, CONCILIATEUR DU MONÉTAIRE ET DU RÉEL Théoricien méticuleux et historien de la pensée, Don Patinkin est l’un des architectes de la synthèse néoclassique. Il a cherché à donner à la macroéconomie keynésienne des fondements microéconomiques rigoureux, en intégrant théorie monétaire et théorie réelle.

L’œuvre de Don Patinkin illustre la difficulté de classer les penseurs influents dans une niche bien délimitée, en économie comme dans les autres domaines du savoir. Patinkin est considéré comme l’un des principaux architectes, avec John Hicks et Paul Samuelson, de la synthèse néoclassique, syncrétisme entre la microéconomie walrasienne et une macroéconomie keynésienne aseptisée. Il n’en rejette pas moins certaines des idées principales de ce courant de pensée, par exemple celle en vertu de laquelle le chômage involontaire serait dû à une rigidité à la baisse des salaires. Chômage, effet d’encaisse réel et déséquilibre À l’instar des postkeynésiens, disciples radicaux de Keynes, il prend en compte l’importance de l’incertitude. En même temps, il renvoie dos à dos les postkeynésiens, d’une part, et les monétaristes et les nouveaux économistes classiques, de l’autre, reprochant aux uns comme aux autres de discréditer, par des voies différentes, les politiques interventionnistes social-démocrates seules en mesure d’assurer le plein-emploi. Patinkin a beaucoup écrit, mais sa réputation s’appuie essentiellement sur un livre, La monnaie, l’intérêt et les prix, dont la première édition a été publiée en 1956. Une deuxième édition considérablement remaniée, contenant entre autres des réponses aux nombreuses critiques que la première édition avait suscitées, a vu le jour en 1965. Les idées essentielles de ce livre étaient déjà 483

contenues dans sa thèse de doctorat soutenue en 1947, « Sur la consistance des modèles économiques : une théorie du chômage involontaire », dont les résultats ont été ensuite rendus publics dans une série d’articles influents parus entre 1948 et 1954. Patinkin considère que la théorie économique classique est viciée par un problème fondamental : la dichotomie entre la théorie réelle et la théorie monétaire, entre le processus de formation des prix relatifs et celui du niveau général des prix. Alors que les prix relatifs des biens les uns par rapport aux autres sont déterminés par le jeu de l’offre et de la demande, le niveau général des prix est fixé par la quantité de monnaie. Ce processus dual est inacceptable et ne permet en définitive de déterminer ni les prix réels ni le niveau général des prix : « La seule manière de résoudre cette difficulté est d’abandonner la dichotomie entre les secteurs réel et monétaire, et de reconnaître que les prix sont déterminés simultanément dans les deux secteurs, dans un véritable modèle d’équilibre général1 . » Patinkin considère aussi qu’aucune liaison cohérente n’a été établie entre la microéconomie et la macroéconomie. L’équilibre général walrasien est, à son avis, en dépit de ses imperfections, notamment son échec à intégrer la monnaie, le modèle incontournable de la microéconomie, Keynes étant de son côté le principal inspirateur de la macroéconomie moderne. Le programme de recherche que s’est fixé Patinkin dès le début de sa carrière consiste ainsi à donner à la macroéconomie keynésienne des fondements microéconomiques rigoureux, en intégrant théorie monétaire et théorie réelle. Cette intégration est réalisée à l’aide d’un concept qui a fait couler beaucoup d’encre : l’« effet d’encaisse réel ». Patinkin l’avait d’abord appelé « effet Pigou » dans l’article de 1948 tiré de sa thèse de doctorat. C’est en effet Arthur Cecil Pigou qui aurait le premier mis en lumière ce processus négligé par Keynes. L’encaisse réelle (real 1. « The Indeterminacy of Absolute Prices in Classical Economic Theory », Econometrica vol. 17, 1949.

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balances) désigne le pouvoir d’achat des encaisses monétaires détenues par les agents. Si cette quantité de monnaie est fixe, sa valeur varie néanmoins avec les fluctuations du niveau général des prix. Si l’on est dans la situation, décrite par Keynes, d’insuffisance de la demande globale et que les prix sont flexibles, ils auront tendance à baisser. Cette baisse augmentera la valeur réelle du stock de monnaie détenu par les agents : quand les prix baissent, on peut acheter plus de biens avec une quantité donnée de monnaie. Cette augmentation de l’encaisse réelle incitera à son tour les individus à accroître leur demande de biens et de services, ce qui stimulera la production et l’emploi. L’effet d’encaisse réel permettrait donc d’atteindre le plein-emploi par une autre voie que les politiques interventionnistes prônées par Keynes. Patinkin estime que cette thèse a un intérêt purement théorique. Le temps nécessaire pour le retour au plein-emploi par cette voie peut être beaucoup trop long. La baisse des prix et des salaires peut même déclencher un climat d’incertitude et une vague de faillites qui auront l’effet inverse. Bref, rien ne peut remplacer les politiques actives d’intervention économique prônées par Keynes et ses disciples. Patinkin considère qu’il a réconcilié, sur le plan théorique, les positions de Keynes et les thèses classiques, mais que le fossé politique entre les deux visions demeure toujours aussi considérable. Et qu’il s’est même élargi avec l’émergence du monétarisme et de la nouvelle macroéconomie classique. Il rejette l’idée, avancée par les tenants de cette dernière et aujourd’hui très à la mode, que le chômage découle de l’absence de flexibilité sur le marché du travail, les salaires baissant insuffisamment pour inciter les employeurs à embaucher. Keynes a expliqué, au moyen d’une analyse dynamique, qu’il n’y a pas de forces suffisantes pour mener une économie à l’équilibre. Les rigidités dans les habitudes de dépenses des agents, qui ralentissent ou paralysent complètement leurs réactions aux mouvements de prix, empêchent la réalisation de l’équilibre. Patinkin qualifie la théorie de Keynes de théorie 485

du déséquilibre de sous-emploi. Ce thème a été développé par des auteurs comme Robert Clower, Axel Leijonhufvud, Robert Barro, Edmond Malinvaud et a donné naissance, en France, à ce qu’on a appelé l’école du déséquilibre. Historien de la pensée Théoricien méticuleux, Patinkin était aussi un historien de la pensée, doté d’une érudition exceptionnelle. Il a été nommé en 1989 Distinguished Fellow de la History of Economics Society, la plus ancienne et la plus importante société savante dans le domaine. Sans doute marqué par son éducation talmudique, il considérait que l’exégèse minutieuse des textes est la seule manière rigoureuse de pratiquer une histoire des idées qui est essentielle pour comprendre les débats actuels. Il estimait en effet qu’il n’y a généralement rien de nouveau sous le soleil dans le domaine de la pensée humaine. C’est à Keynes, dont il est un des spécialistes incontestés (on lui a confié la rédaction de l’entrée sur cet auteur dans le dictionnaire New Palgrave), qu’il a consacré la plus grande partie de ses efforts d’interprétation. Il a procédé à une étude extrêmement minutieuse de l’évolution de ses idées, depuis La réforme monétaire jusqu’à la Théorie générale. Keynes aurait mis le doigt sur le message central de ce livre au cours de l’année 1933 : le rôle déterminant joué par les fluctuations de la production dans le processus qui conduit les économies à une situation stable de sous-emploi. Patinkin a aussi procédé à une analyse approfondie de thèses d’auteurs généralement considérés comme précurseurs de Keynes, en particulier Michal Kalecki et les économistes suédois tels que Gunnar Myrdal et Bertil Ohlin. Il conclut, dans un livre publié en 1982, que l’interprétation courante est fausse, aucun de ces auteurs n’ayant anticipé le message central de la Théorie générale de Keynes.

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Patinkin a aussi écrit sur l’histoire de l’école de Chicago. Contrairement aux idées reçues, il considère que cette école était interventionniste dans les années 1930 et 1940. C’est avec Milton Friedman, arrivé à Chicago en 1946, que le vent a tourné. C’est à tort, selon Patinkin, que Friedman présente sa théorie comme une réhabilitation de la théorie quantitative de la monnaie : il s’agit en fait d’« un exposé des plus élégants et sophistiqués de la théorie monétaire keynésienne2 ». Friedman serait donc un keynésien hostile à l’interventionnisme. Une même théorie peut en effet, selon Patinkin, mener à des propositions politiques divergentes, de la même manière que les mêmes politiques peuvent être associées à des théories différentes. Préoccupé avant tout par les théories et leur évolution, Patinkin était en même temps très engagé dans les affaires de son temps. Il a ainsi occupé plusieurs fonctions dans l’administration universitaire et publique d’Israël, pays dont il est l’économiste majeur au XXe siècle.

Don Patinkin en quelques dates 1922 : naissance à Chicago. 1933-1943 : études à Telsche Yeshiva, école talmudique de Chicago. 1941 : début des études à l’université de Chicago, dont il obtient une licence en 1943, une maîtrise en 1945 et un doctorat en 1947. 1946-1948 : chercheur à la Commission Cowles et enseignant à l’université de Chicago. 1948 : « Price Flexibility and Full Employment ». 1948-1949 : professeur associé à l’université de l’Illinois. 1949 : émigre en Israël, où il fera toute sa carrière à l’université hébraïque de Jérusalem, tout en enseignant comme professeur invité dans plusieurs universités américaines et canadiennes. « The Indeterminacy of Absolute Prices in Classical Economic Theory ». 2. « The Chicago Tradition, the Quantity Theory, and Friedman », Journal of Money, Credit and Banking, vol. 1, 1969.

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1956 : Money, Interest, and Prices : An Integration of Monetary and Value Theory. 1956-1972 : directeur de recherche au Maurice Falk Institute for Economic Research in Israel. 1959 : The Israel Economy : The First Decade. 1967 : On the Nature of Monetary Mechanism. 1969 : « The Chicago Tradition, the Quantity Theory, and Friedman ». 1972 : Studies in Monetary Economics. 1974 : président de la Société d’économétrie. 1976 : président de la Société d’économie d’Israël. Keynes’ Monetary Thought : A Study of its Development. 1978 : avec James Clark Leith, Cambridge and The General Theory : The Process of Criticism and Discussion Connected with the Development of The General Theory. 1981 : Essays on and in the Chicago Tradition. 1982 : Anticipations of the General Theory ? And Other Essays on Keynes. 1983-1986 : président de l’université hébraïque de Jérusalem. 1990 : « On Different Interpretations of the General Theory ». 1995 : « The Training of an Economist ». Décès à Jérusalem le 1er juin.

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DOUGLASS C. NORTH, UNE AUTRE APPROCHE DE L’HISTOIRE Formé à l’école néoclassique mais penseur atypique, Douglass North est l’un des fondateurs de l’histoire économétrique et de l’économie institutionnelle. Sa démarche allie théories économique, politique, sociale et sciences cognitives.

Clio est l’une des neuf Muses issues de l’union de Zeus et Mnémosyne auxquelles échoit la protection des sciences et des chants. Représentée le plus souvent un papyrus à la main, elle est la patronne de l’histoire, science pratiquée depuis la plus haute Antiquité. Cette discipline fut traitée, depuis cette époque jusqu’à nos jours, de diverses manières, des narrations d’Hérodote et de Thucydide à l’école des Annales en passant par les chroniques du Moyen Âge, les descriptions biographiques et l’histoire populaire. L’école des Annales, qui voit le jour en France dans les années 1930, oppose à l’histoire traditionnelle, faite de récits d’événements désincarnés, une histoire totale, intégrant tous les domaines de l’activité humaine, dont l’économie, et privilégiant la longue période. Alors que certains cherchent ainsi à intégrer l’économie, la culture, la science, la technologie et l’idéologie à l’histoire, d’autres cherchent au contraire à intégrer l’histoire à l’économie. Ces derniers le font en appliquant à son traitement les méthodes quantitatives et formelles développées au XXe siècle dans le cadre de la micro­ économie néoclassique, fondée sur le postulat de la rationalité de l’homo œconomicus, contraint par l’inéluctable réalité de la rareté. Ce projet s’inscrit dans un mouvement plus général auquel on a associé le nom d’« impérialisme de l’économie », et qui consiste à appliquer à tous les domaines de l’activité humaine – politique, famille, sexe, crime, droit – les techniques de l’analyse économique néoclassique. C’est ainsi qu’un groupe d’économistes principalement étatsuniens s’est donné pour tâche, dans les années 1950 et 1960, de dégager l’histoire du traitement purement descriptif des 489

institutions et activités économiques et d’en faire une science formalisée et mathématisée, appuyée sur les thèses de l’analyse néoclassique. Une première réunion, tenue en 1957 à Williamstown, Massachusetts, à l’instigation de l’Economic History Association et du National Bureau of Economic Research, a ainsi mené à la naissance de la « nouvelle histoire économique ». Douglass North, dont la thèse de doctorat portait sur l’histoire de l’assurance-vie aux États-Unis, était l’un des principaux animateurs de cette entreprise. Il a pris la direction, en 1960, du Journal of Economic History, qui est devenu le vecteur de ce qu’on a commencé à appeler la « cliométrie », où le papyrus de Clio est remplacé par un ordinateur. On a aussi désigné cette nouvelle discipline par les vocables « histoire économétrique » ou « histoire quantitative ». L’une de ses techniques est l’analyse « contrefactuelle », qui consiste à imaginer et à mesurer ce qui se serait produit si tel ou tel événement, par exemple la naissance des chemins de fer, ne s’était pas produit. Des mathématiques aux institutions Formé à l’école néoclassique, North en est toutefois un adhérent atypique. Il fut d’abord un marxiste convaincu et a conservé beaucoup d’égards pour la démarche de Marx, même s’il en critique les thèses. Ses recherches, a-t-il dit, ont toujours été sous-tendues par une unique question : pourquoi certaines économies sont-elles riches et d’autres pauvres ? La réponse à cette question est pour lui un prérequis essentiel à tout effort pour améliorer les sociétés. Dans son premier livre, publié en 1961, qui est aussi le premier livre identifié au courant cliométrique, North reproche à l’histoire traditionnelle d’être impuissante à rendre compte de la nature et du rythme de l’évolution économique à long terme. Remettant en question la thèse selon laquelle la croissance économique des États-Unis s’est enclenchée principalement après la guerre civile, et à la faveur de cette dernière, il prétend au contraire que cette guerre a interrompu un processus engagé bien avant, et lié fondamentalement à l’évolution de l’économie de marché et aux 490

mouvements des prix des biens et des facteurs. Il montre comment cette évolution est associée aux échanges complexes entre trois économies régionales, celles du Sud, du Nord et de l’Ouest. Il met notamment l’accent sur le rôle joué par la production et la circulation des matières premières dans la croissance économique. Dans ses deux premiers livres, North applique à l’étude de la croissance économique à long terme des États-Unis les techniques de l’analyse néoclassique. Au moment où son deuxième ouvrage est publié, il commence à remettre en question l’utilisation exclusive, par la cliométrie, de ces instruments. Sans rejeter les postulats néoclassiques, North en critique la nature statique. Il estime en effet que l’on doit faire appel, pour comprendre l’évolution économique, à des phénomènes qui sont en dehors du champ de préoccupation habituel des économistes : les règles sociales, les processus de décision politique, les organisations et les institutions. La structure institutionnelle d’une société comprend des règles informelles, comme les coutumes, les normes de comportement, les traditions, et des règles formelles comme les constitutions, les lois, les règles juridiques. Lecteur de Thorstein Veblen et de John R. Commons, comme il le fut de Karl Marx et de Joseph Schumpeter, North se fixe alors pour objectif la construction d’une « nouvelle économie institutionnelle », qui fusionnerait les points forts des approches institutionnelle, marxiste et néoclassique dans une nouvelle structure théorique. La théorie de la croissance économique doit s’appuyer sur une théorie des changements institutionnels. L’histoire économique, l’histoire politique et l’histoire sociale doivent être intégrées. Les recherches menées dans cette nouvelle perspective aboutissent aux livres publiés en 1971 et 1973. Le second, qu’il présente comme révolutionnaire, offre une fresque de l’histoire de l’Europe de 900 à 1700. Il y fait jouer un rôle central aux concepts de coût de transaction et de droit de propriété élaborés par son ami Ronald Coase. Alors que ce dernier les applique à l’étude des entreprises, North les applique à celle des performances globales d’une économie. Le succès dans le processus de croissance économique 491

est selon lui étroitement lié à l’existence d’institutions qui garantissent les droits de propriété, permettant de ce fait de réduire les coûts de transaction et de stimuler l’effort économique. L’État joue dans ce processus un rôle essentiel. Dans un article sur les institutions publié en 1991 dans le Journal of Economic Perspectives, il décrit ainsi son entreprise intellectuelle : « La question centrale de l’histoire économique et du développement économique est de rendre compte de l’évolution des institutions politiques et économiques qui créent un environnement économique induisant un accroissement de la productivité. » North estime que, parmi ses prédécesseurs, Adam Smith et Karl Marx avaient parfaitement compris le lien entre la création de droits de propriété efficaces et la croissance économique. Des institutions à l’idéologie Remettant constamment en question les résultats de ses études, North en vient à considérer que ces dernières ne rendent pas compte d’un phénomène largement répandu, à savoir la persistance, souvent durant de très longues périodes, d’institutions inefficaces, qui ralentissent ou freinent complètement le développement économique. Ici doit entrer en scène une dimension de l’humanité que l’analyse économique traditionnelle, à de rares exceptions près – telle celle de Schumpeter – laisse de côté, parce qu’elle se dit incapable de la traiter « scientifiquement », de la modéliser. Il cible les idées, les préjugés, les dogmes, les mythes, les tabous, les idéologies. La prise en compte de l’idéologie amène North à remettre en question l’un des postulats majeurs de l’analyse néoclassique, celui de la rationalité des agents économiques confrontés à des informations incomplètes et souvent erronées. Après avoir publié, en 1981 et 1990, deux livres qui développent cette perspective, North considère qu’un questionnement important a été occulté : d’où viennent les idées ? Il faut alors sortir complètement de l’économie et même des sciences sociales pour aborder les 492

rivages de la psychologie. North s’est mis à l’étude des processus cognitifs, s’interrogeant sur la manière dont fonctionnent l’esprit et le cerveau, et sur les liens entre ce fonctionnement, l’apprentissage, l’émergence des croyances et la formation des choix. Tels sont les thèmes abordés dans le livre qu’il publie à l’âge de 85 ans, cherchant à intégrer théories économique, politique, sociale et sciences cognitives. North a décrit son parcours intellectuel comme « un long voyage, certainement imprévisible, du marxisme aux sciences cognitives1 ». Outre ce parcours intellectuel, il a aussi exercé des tâches de conseiller économique dans plusieurs pays du monde et d’organisateur dans sa profession. Avec Ronald Coase et Oliver Williamson, il a fondé en 1997 l’Association internationale pour une nouvelle économie institutionnelle.

Douglass C. North en quelques dates 1920 : naissance à Cambridge, dans l’État du Massachusetts. 1942 : Bachelor of Arts de l’université de Californie à Berkeley. 1942-1946 : formé au métier de navigateur dans la marine marchande ; apprend aussi à piloter des avions. 1952 : doctorat de l’université de Berkeley. 1950-1983 : professeur à l’université de Washington. 1960-1966 : codirecteur du Journal of Economic History. 1961 : The Economic Growth of the United States, 1790-1860. 1966 : Growth and Welfare in the American Past. A New Economic History. 1971 : avec Lance E. Davis, Institutional Change and American Economic Growth ; avec Roger Leroy Miller, The Economics of Public Issues. 1972-1973 : président de la Economic History Association.

1. Lives of the Laureates, sous la direction de William Breit et Roger W. Spencer, MIT Press, 1995.

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1973 : avec Robert P. Thomas, The Rise of the Western World : A New Economic History. 1981 : Structure and Change in Economic History. 1983 : nommé professeur à l’université Washington de Saint Louis, Missouri. 1985-1990 : fondateur et directeur du Centre d’économie politique de l’université Washington. 1990 : Institutions, Institutional Change and Economic Performance. 1993 : récipiendaire, avec Robert Fogel, du prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. 1996 : direction, avec Lee J. Alson et Thrainn Eggertsson, de Empirical Studies in Institutional Change. 2005 : Understanding the Process of Economic Change. 2010 : Violence and Social Orders.

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MARK BLAUG, ANALYSTE DE LA DISCIPLINE ÉCONOMIQUE Économiste cosmopolite, intellectuel érudit à l’esprit critique, Mark Blaug a principalement investi l’histoire des idées et la méthodologie de l’économie.

Auteur prolifique, Mark Blaug a laissé sa marque dans plusieurs domaines, dont l’économie de l’éducation, l’économie de l’art, l’histoire économique, le développement et la méthodologie. Mais c’est principalement comme historien de la pensée économique qu’il s’est fait connaître. Économiste cosmopolite, Blaug a d’abord vécu aux Pays-Bas et au Royaume-Uni avant de faire ses études aux États-Unis, puis de s’installer au Royaume-Uni et, enfin, de revenir dans son pays natal comme professeur invité. Il a enseigné dans plusieurs universités à travers le monde. Parallèlement à ses recherches et à son enseignement, Blaug a mené une carrière très active comme consultant auprès de plusieurs organisations nationales et internationales telles que l’Unesco, l’OCDE, la Banque mondiale et la Fondation Ford. Histoire et méthodologie de l’économie Blaug a écrit une thèse de doctorat consacrée à l’économie de Ricardo, qu’il a publiée en 1958. Ses directeurs, à l’université Columbia, étaient George Stigler et Terence Hutchison, deux auteurs qui ont fait des contributions marquantes à l’histoire de la pensée économique. Hutchison est aussi l’auteur d’un des livres importants consacrés à la méthodologie de l’économie, The Significance and Basic Postulates of Economic Theory (1938), un ouvrage dans lequel il est le premier à importer en économie les thèses du philosophe des sciences Karl Popper. Blaug considère Hutchison comme un mentor dans les traces duquel il a marché.

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Il publie en 1962, au début de sa carrière, un ouvrage qui s’impose rapidement comme le manuel d’histoire de la pensée économique le plus largement utilisé à travers le monde. Augmenté et révisé au fil de nombreuses éditions, traduit en plusieurs langues, il témoigne d’une érudition exceptionnelle et d’une connaissance approfondie de l’ensemble du savoir économique. On l’a parfois mis sur le même pied que la monumentale Histoire de l’analyse économique de Joseph Schumpeter, publiée huit années plus tôt. Les deux auteurs partagent d’ailleurs une vision commune, celle d’un progrès cumulatif de l’analyse économique, même si l’un et l’autre reconnaissent l’importance du contexte idéologique dans lequel les idées se développent, ainsi que les conflits entre écoles de pensée rivales. Le titre du livre de Blaug, Economic Theory in Retrospect, est d’ailleurs significatif. Il s’agit en effet d’étudier, à la lumière des œuvres du passé, « la cohérence logique et la valeur explicative de ce qui est considéré comme la théorie économique orthodoxe. […] Mon objectif est d’étudier la théorie économique contemporaine », écrit-il dans la préface. Face à cette théorie orthodoxe, Blaug développe toutefois une attitude de plus en plus critique. Il s’intéresse à plusieurs courants « dissidents », dont le marxisme – qui l’a toujours fasciné – et le courant postkeynésien, bien que très critique vis-à-vis de l’un et de l’autre. Mais il l’est plus encore en ce qui concerne le monétarisme triomphant à partir des années 1980. Blaug est l’auteur de plusieurs autres types d’ouvrages en histoire de la pensée, par exemple de deux livres contenant des portraits de cent économistes avant et après Keynes, ainsi que d’un monumental Who’s Who des économistes depuis 1700. Il est directeur de publication de très nombreuses collections d’ouvrages publiées par Edward Elgar : Schools of Thought in Economics, The International Library of Critical Writings in Economics et Pioneers in Economics.

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La méthodologie économique, dont la première édition est publiée en 1980, s’est aussi imposée comme une référence incontournable dans le champ de l’application de la philosophie des sciences à l’économie. Blaug adhère aux thèses de Karl Popper, en vertu desquelles la science progresse par un processus de conjectures et de réfutations, un énoncé étant défini comme scientifique s’il est formulé de manière à pouvoir être réfuté par un test empirique. Ainsi, pour Blaug, une loi telle que la baisse tendancielle du taux de profit de Marx, qui ne peut être réfutée, n’est pas scientifique. Mark Blaug est par ailleurs le premier économiste à avoir utilisé les idées formulées entre 1968 et 1971 par le philosophe Imre Lakatos, disciple critique de Popper. Pour Lakatos, les connaissances sont développées dans le cadre de « programmes de recherche scientifique », caractérisés par un noyau dur non réfutable, une « ceinture protectrice » d’hypothèses réfutables et des descriptions de ce qui peut et ne peut être fait en termes de recherche. Les programmes de recherche peuvent être progressifs ou dégénérescents. Blaug applique ce cadre d’analyse pour évaluer les grandes controverses et les grands courants de pensée en économie. Il considère ainsi que Keynes inaugure un nouveau programme de recherche progressif dont le noyau dur intègre les anticipations et l’incertitude. À l’inverse, il estime que le monétarisme, programme progressif avant la révolution keynésienne, est désormais dégénérescent. Mark Blaug est très critique de la tournure formaliste prise par l’économie depuis quelques décennies, en particulier avec l’hypothèse des anticipations rationnelles et la nouvelle macroéconomie classique. À trop vouloir, après la seconde guerre mondiale, imiter les sciences dures et en particulier la physique, on a transformé l’économie en une sorte de mathématique sociale privilégiant la technique et l’élégance formelle à l’observation de la réalité. Il reproche à plusieurs économistes néoclassiques leur refus de confronter leurs théories à la réalité. Dans un entretien réalisé pour le numéro de mai-juin 1998 du périodique américain Challenge, il se déclare très pessimiste quant à l’avenir d’une 497

discipline dont le formalisme croissant rebute les étudiants et est de moins en moins capable d’expliquer les problèmes concrets : « Nous avons créé un monstre qu’il est très difficile d’arrêter. » Développement et éducation Blaug a fait des contributions, dont certaines sont rassemblées dans des recueils d’articles (1986, 1987, 1990 et 1997), dans plusieurs domaines autres que l’histoire des idées et la méthodologie. Il estime en particulier qu’il y a des liens étroits entre l’histoire de la pensée et l’histoire de l’économie. Il a par exemple étudié, à la frontière des deux disciplines, l’histoire des lois sur les pauvres. Il s’est toujours intéressé aux problèmes du développement et s’est dit influencé par les thèses d’Arthur Lewis. Mais c’est dans le domaine de l’économie de l’éducation qu’il a présenté les contributions les plus nombreuses et les plus importantes. En réalité, après la publication de son manuel de 1962 jusqu’aux années 1970, il a laissé le champ de l’histoire de la pensée pour se consacrer à l’économie de l’éducation. Pour Blaug, ce champ nouveau, en forte croissance, est l’un des plus importants de l’économie. Il concerne les conditions de la croissance et du développement, et il est à la frontière de la sociologie, de la psychologie et de la science politique. Blaug considère, dans ses premiers travaux, que le concept de capital humain est fructueux. Même s’il est difficile à calculer, il pense qu’on doit essayer d’estimer le taux de rendement des dépenses en éducation. Mais il devient de plus en plus sceptique face aux théories orthodoxes du capital humain telles que proposées par des auteurs comme Theodore Schultz et Edward Denison, publiant en 1976, dans le Journal of Economic Literature, un long article critique intitulé : « The Empirical Status of Human Capital Theory : a Slightly Jaundiced Survey ». Blaug a beaucoup réfléchi aux problèmes posés par l’éducation et son financement dans le

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tiers monde. Il a séjourné dans plus d’une trentaine de pays en voie de développement, parfois pour des périodes de plusieurs mois, et vécu dans deux d’entre eux.

Mark Blaug en quelques dates 1927 : naissance le 3 avril à La Haye, aux Pays-Bas. 1940 : exil au Royaume-Uni avec le déclenchement de la guerre. 1942 : déménagement aux États-Unis. 1951-1952 : enseignement au Queen’s College de New York. 1952 : maîtrise de l’université Columbia de New York. 1954-1962 : enseignement à l’université Yale. 1955 : doctorat de l’université Columbia. 1958 : Ricardian Economics : A Historical Study. 1962 : Economic Theory in Retrospect. 1963-1984 : enseignement à l’Institut d’éducation de l’université de Londres. 1964-1978 : enseignement à la London School of Economics. 1967 : Economics of Education : A Selected Annotated Bibliography. 1968-1970 : Economics of Education : Selected Readings (dir.). 1970 : An Introduction to the Economics of Education. 1974 : The Cambridge Revolution : Success or Failure ? Critical Analysis of Cambridge Theories of Value and Distribution. 1976 : The Economics of the Arts (dir.). 1980 : The Methodology of Economics : or, How Economists Explain ; A Methodological Appraisal of Marxian Economics. 1982 : acquiert la citoyenneté britannique. 1983 : Who’s Who in Economics : a Biographical Dictionary of Major Economists, 1700-1981 (dir., avec Paul Sturge). 1984-1992 : nommé professeur consultant à l’université de Buckhingham. 1985 : Great Economists Since Keynes : an Introduction to the Lives & Works of One Hundred Modern Economists.

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1986 : Great Economists Before Keynes : an Introduction to the Lives & Works of One Hundred Great Economists of the Past ; Economic History and the History of Economics. 1987 : The Economics of Education and the Education of an Economist. 1988 : Distinguished Fellow de la History of Economics Society. 1989 : élection à la British Academy. 1990 : John Maynard Keynes : Life, Ideas, Legacy ; Economic Theories, True or False ? 1991 : Appraising Economic Theories : Studies in the Methodology of Scientific Research Programmes. 1996 : The Quantity Theory of Money : from Locke to Keynes and Friedman. 1997 : Not Only an Economist : Recent Essays. 2000 : nommé professeur invité à l’université Erasmus de Rotterdam. 2011 : décède le 18 novembre à Dartmouth, Pays-Bas, à l’âge de 84 ans.

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JOSEPH STIGLITZ, CRITIQUE DE LA MONDIALISATION NÉOLIBÉRALE Analyste et pourfendeur du fanatisme du marché, Joseph Stiglitz a produit une œuvre théorique importante. Il a contribué à fonder l’économie de l’information puis la nouvelle économie keynésienne.

Le 2 juillet 2002, Tom Dawson, porte-parole du Fonds monétaire international (FMI), a annoncé au cours de son point de presse hebdomadaire que le Fonds exigeait des excuses de Joseph Stiglitz pour ses attaques répétées contre l’institution : « Nombre de ses déclarations sont absolument scandaleuses et nombre de ses remarques dans son dernier livre sont aussi scandaleuses, et nous attendons des excuses. » Le livre en question est La Grande désillusion, publié par Stiglitz peu après sa démission comme vice-président et économiste en chef de l’institution sœur du FMI, la Banque mondiale. « Rebelle de l’intérieur », Stiglitz avait commencé à critiquer les politiques de la Banque et du FMI avant son départ, décidé parce que le Trésor américain faisait pression pour qu’on le fasse taire. Ce livre, traduit en trente-cinq langues et vendu à plus d’un million d’exemplaires, est en effet un réquisitoire implacable contre les politiques de ces institutions. Après son départ de la Banque mondiale, Stiglitz a créé et préside le Initiative for Policy Dialogue, un organisme fondé à l’université Columbia pour explorer les approches alternatives à la mondialisation et au développement. Fanatiques du marché Pour Stiglitz, les organismes mis sur pied par les accords de Bretton Woods ont trahi leur mission, et Keynes, un des acteurs de cette création, se retournerait dans sa tombe s’il voyait ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. S’appuyant sur ce qu’on appelle le consensus de Washington, fondé sur le néolibéralisme et le fanatisme 501

du marché, non seulement ils ne contribuent pas à la stabilité financière internationale et à l’éradication de la pauvreté, mais ils aggravent plutôt la situation dangereuse dans laquelle le monde est aujourd’hui plongé. Et cela parce que les règles du jeu à l’échelle internationale sont fixées par les pays dominants, les entreprises multinationales et les grandes banques en fonction de leurs intérêts, les États-Unis occupant bien entendu la première place. Prônant le libre-échange pour le reste du monde, les États-Unis protègent de leur côté leur économie. Stiglitz montre comment les restrictions budgétaires imposées par le FMI dans les pays asiatiques et en Argentine ont contribué à la dégradation de leurs économies, à l’accroissement des inégalités et à la réduction des ressources destinées à l’éducation et aux programmes sociaux. Il s’attaque avec une égale virulence à la thérapie de choc, avec ses privatisations accélérées, imposée dans l’ex-URSS. Tom Dawson a été particulièrement outré par une interview dans laquelle Joseph Stiglitz accusait le FMI d’encourager le terrorisme en éliminant les fonds consacrés à l’éducation au Pakistan, ce qui forçait les enfants pauvres à fréquenter les écoles coraniques. Stiglitz, qui a présenté ses thèses au Forum social mondial de Mumbai en 2004, estime que les manifestations altermondialistes ont eu un effet positif. Elles ont incité plusieurs journalistes à se rendre dans les pays touchés par les conséquences néfastes de la mondialisation et à constater que les critiques des manifestants étaient fondées. La mondialisation telle qu’elle est imposée aggrave les inégalités, elle favorise les grands intérêts financiers et industriels aux dépens des citoyens, abolit la diversité culturelle et détruit l’environnement. Stiglitz a d’ailleurs consacré plusieurs écrits à ce dernier problème. Ce n’est pas pour autant la mondialisation en soi qui est à condamner, selon lui, c’est la manière dont elle est mise en œuvre et les organisations qui en sont responsables. La mondialisation doit être totalement repensée de manière à aider les pays pauvres à sortir de leur misère, 502

plutôt que de servir de voie de transmission de la richesse des pays pauvres vers les pays riches. C’est ce que Stiglitz développe dans son dernier livre, Un autre monde : Contre le fanatisme du marché. Repenser la mondialisation signifie repenser les rapports entre l’État et le marché. Stiglitz estime, à la suite de Keynes, qu’il est urgent de définir ce qu’il appelle une « troisième voie », entre le néolibéralisme et la collectivisation complète de l’économie, qui a fait la preuve de son inefficacité. Il n’y a pas de main invisible et l’intervention de l’État peut très souvent donner de meilleurs résultats que la liberté du marché. Or, ce sont actuellement les fanatiques du marché qui mènent le bal. Les conséquences de la libéralisation financière et de la spéculation sont catastrophiques. De même qu’il tirait les leçons de son expérience à la Banque mondiale dans La Grande désillusion, Stiglitz revient, dans Quand le capitalisme perd la tête, sur ce qu’il a vécu comme membre et président du conseil des consultants économiques de Bill Clinton. Là aussi, le constat est sévère, en dépit du fait que le gouvernement Clinton n’a pas cédé aux sirènes du néolibéralisme aussi totalement que ceux qui l’ont précédé et suivi. La déréglementation, accentuée sous le gouvernement Bush, a aggravé les problèmes financiers et attisé les énormes scandales qui ont secoué le monde des affaires états-unien, alors que les réductions d’impôts ont essentiellement favorisé les riches, au détriment de la couverture sociale pour les moins favorisés. La situation financière des États-Unis est aussi aggravée par la guerre en Irak – guerre qui ne profite qu’aux industries militaires et pétrolières –, dont Stiglitz a estimé que le coût est beaucoup plus élevé que ce qui est officiellement avoué. Stiglitz n’est pas tendre non plus pour Alan Greenspan, l’ancien patron de la banque centrale des États-Unis. Il considère que sa politique monétaire a contribué à préparer l’effondrement actuel du marché immobilier, dont, encore une fois, les moins riches sont les premières victimes. 503

Pour une nouvelle économie keynésienne À côté de ses publications à saveur polémique et politique, Stiglitz a produit, depuis le début des années 1960, une œuvre théorique importante, qui lui a valu la médaille John Bates Clark, attribuée par l’American Economic Association à un économiste de moins de 40 ans pour sa contribution exceptionnelle ; il a également reçu le prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. Ses écrits théoriques appuient ses positions politiques. Depuis le début de sa carrière, il a en effet la conviction que le marché ne fonctionne pas de la manière prédite par la théorie orthodoxe de l’offre et de la demande et de l’équilibre général. Plus particulièrement, il estime que l’information est loin d’être gratuite et de circuler sans entraves entre les agents. L’information est presque toujours asymétrique, certains agents étant mieux informés que d’autres. C’est dans le domaine de l’économie de l’information, dont il est l’un des fondateurs, que Stiglitz a fait plusieurs de ses contributions les plus importantes. Il a par exemple montré comment un agent moins informé peut extorquer de l’information à un agent mieux informé – ce qu’il appelle le screening. Les principales caractéristiques des économies contemporaines, telles que l’existence d’un chômage involontaire ou le rationnement du crédit, ne peuvent être expliquées sans transformer de manière importante l’analyse orthodoxe, en intégrant les imperfections de marché, la concurrence imparfaite et les asymétries d’information. Ses travaux sur l’économie de l’information et, plus généralement, ses réticences face à l’efficacité des marchés ont amené Stiglitz à combattre la nouvelle macroéconomie classique développée à partir des années 1970 sur la base de l’idée des anticipations rationnelles et de l’équilibre continuel des marchés. Accusant cette école de pensée de fonder la macroéconomie sur une microéconomie walrasienne irréaliste, il propose au contraire d’adapter la microthéorie à la macrothéorie. Tel est le programme de recherche de ce qui a été baptisé la nouvelle économie keynésienne. Il la définit 504

ainsi : « La nouvelle économie keynésienne commence avec les intuitions de base de Keynes. Mais elle reconnaît le besoin de s’éloigner plus radicalement du cadre néoclassique et d’étudier beaucoup plus en profondeur les conséquences des imperfections sur les marchés de capitaux, imperfections qui peuvent être expliquées par les coûts de l’information1 . » Stiglitz est intervenu dans plusieurs autres champs de la réflexion économique. Il s’est penché sur la croissance économique et ses relations avec le progrès technique et la répartition des revenus. Inspiré par Schumpeter, il est ainsi l’un des pionniers dans la résurgence des théories de la croissance endogène. Il a apporté des contributions à l’économie du développement, à l’organisation industrielle, à l’économie du travail et à l’économie financière. Il est l’auteur de manuels dans lesquels il a intégré ses thèses.

Joseph Stiglitz en quelques dates 1943 : naissance à Gary, dans l’Indiana. 1964 : diplôme en physique de l’Amherst College. 1965-1966 : année d’étude à Cambridge, Angleterre. 1966-1967 : professeur assistant au Massachusetts Institute of Technology (MIT). 1967 : doctorat en économie du MIT. 1967-1974 : professeur, titularisé en 1970, à l’université de Yale. 1974-1976 : professeur à l’université de Stanford. 1976 : avec Michael Rothschild, « Equilibrium in Competitive Insurance Markets : An Essay on the Economics of Imperfect Competition ». 1976-1979 : professeur à l’université d’Oxford. 1979 : médaille John Bates Clark de l’American Economic Association. 1979-1988 : professeur à l’université de Princeton. 1980 : avec Anthony B. Atkinson, Lectures on Public Economics.

1. « Keynesian, New Keynesian and New Classical Economics », Oxford Economic Papers vol. 37, 1987.

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1981 : avec David M. G. Newbery, The Theory of Commodity Price Stabilization: A Study in the Economics of Risk. 1984 : avec C. Shapiro, « Equilibrium Unemployment as a Worker Discipline Device ». 1986 : Economics of the Public Sector. 1988-2001 : professeur à l’université de Stanford. 1989 : The Economic Role of the State. 1993 : Economics. 1994 : Whither Socialism ? 1992-1997 : membre et, à partir de 1995, président du Conseil des consultants économiques (Council of Economic Advisers) du président Clinton ; membre à ce dernier titre du cabinet du Président. 1997-2000 : vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale. 2001 : professeur à l’université de Columbia. Prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, avec George Akerlof et Michael Spence. 2002 : Globalization and its Discontents. 2003 : The Roaring Nineties. Avec Bruce Greenwald, Towards a New Paradigm in Monetary Economics. 2005 : avec Andrew Charlton, Fair Trade for All. 2006 : Making Globalization Work.

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DU « PRIX NOBEL D’ÉCONOMIE »

LE « PRIX NOBEL D’ÉCONOMIE » : UNE HABILE MYSTIFICATION Dès sa création, en 1969, le « prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel » a été confondu avec le prestigieux « prix Nobel ». Des voix s’élèvent depuis pour mettre fin à cette tromperie.

Chaque année, au moment où les feuilles se détachent des arbres, les médias annoncent en cascade l’attribution des récompenses les plus prestigieuses, les plus convoitées et les plus rémunératrices pour des réalisations scientifiques, littéraires et en faveur de la paix. Ce sont les prix Nobel. Les économistes découvrent à l’occasion celui ou ceux d’entre eux qui ont obtenu cette année-là la faveur de l’Académie royale des sciences de Suède, le prix pouvant être attribué conjointement à deux ou trois personnes. Mais contrairement à ce qu’on pense, aucun économiste n’a jamais reçu de prix Nobel. L’argent qu’ils perçoivent est versé par la Banque centrale de Suède et le prix, instauré en 1969, s’appelle « prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel ». Un coup de force La transformation de cette appellation en « prix Nobel d’économie » relève d’une mystification, qui trompe les récipiendaires eux-mêmes1 . Les économistes sont d’ailleurs les seuls à multiplier les livres consacrés à la célébration, et même à l’auto-célébration, de leurs « prix Nobel ».

1. Pour préparer notre livre, avec Michel Beaud, La Pensée économique depuis Keynes : historique et dictionnaire des principaux auteurs (Le Seuil, 1993), nous avons écrit à de nombreux économistes pour leur demander leur CV. La plupart des titulaires du prix de la Banque de Suède écrivaient juste « prix Nobel » dans leur curriculum. Dans notre livre, nous avons systématiquement utilisé la formule exacte pour désigner ce prix. Avec manifestement peu d’effet sur la plupart de nos collègues et sur les journalistes…

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La création d’un prix en économie est née dans le cerveau de Per Åsbrink, gouverneur de la Banque centrale de Suède, qui voulait de cette manière marquer le tricentenaire de cette organisation. Åsbrink parvint à associer à son projet trois économistes prestigieux, Assar Lindbeck, Erik Lundberg et Gunnar Myrdal. Ils entreprirent de convaincre la Fondation Nobel et l’Académie royale des sciences de Suède, dont Myrdal était lui-même membre, d’administrer ce prix selon les mêmes procédures que les prix Nobel (voir « Le testament d’Alfred Nobel » ci-dessous). Plusieurs membres de l’Académie, qui se posaient des questions quant au caractère scientifique de l’économie, étaient très réticents. Mais un intense lobbying vint à bout de ces résistances. L’Académie accepta finalement de gérer le prix de la même manière qu’étaient gérés les prix de physique et de chimie, avec un comité de cinq membres dont le premier président fut Bertil Ohlin. La Fondation Nobel, responsable des cérémonies du 10 décembre (voir « Le rituel du Nobel »), accepta que l’attribution du prix d’économie se fasse à la même occasion. La Banque centrale de Suède s’engageait de son côté à verser chaque année une somme correspondant au montant du vrai prix Nobel, augmenté de frais d’administration. L’ensemble fut entériné par le Parlement suédois en janvier 1969. Le tour était joué. Ce qui s’appelait officiellement le « prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel » fut instantanément confondu, par les journalistes, le public et les récipiendaires eux-mêmes, avec un véritable prix Nobel. Les avantages de cette opération de piraterie linguistique furent très importants. Yves Gingras montre comment l’énorme « capital symbolique » accumulé par le Nobel depuis 1901 a immédiatement et complètement profité à l’économie, ce qui n’aurait pas été le cas si, par exemple, le prix avait été appelé « prix Adam Smith2 ». Même accompagné d’un chèque d’un million d’euros. 2. « Beautiful Mind, Ugly Deception : The Bank of Sweden Prize in Economics Science », par Yves Gingras, Post-Autistic Economics Review vol. 4, décembre 2002.

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Le prix d’économie étant administré par le même organisme que les prix de physique et de chimie, cette discipline se trouvait automatiquement couronnée d’une aura de scientificité niée aux autres sciences humaines. Quelques récipiendaires ont enfoncé le clou en insistant, dans leurs discours de réception3 , sur le fait que la science économique est une activité de même nature que les sciences naturelles. Tels étaient, par exemple, les messages transmis par Paul Samuelson et Milton Friedman. La comédie a assez duré C’est justement l’attribution du prix à Milton Friedman qui a amené Gunnar Myrdal, ardent partisan de sa création, à remettre en question l’opportunité d’une récompense qui couronnait les travaux de l’apôtre d’un libéralisme radical. En réalité, il est difficile de comprendre comment Myrdal a pu s’engager au départ dans cette entreprise de mystification, lui qui a toujours affirmé que l’économie est une discipline imprégnée de valeurs et étroitement liée aux options politiques de ses praticiens. Corécipiendaire du prix avec Myrdal, en 1974, Friedrich Hayek a de son côté déclaré que, si on l’avait consulté, il se serait opposé à la création d’un prix qui donne à son récipiendaire un prétexte pour se prononcer avec assurance sur tous les problèmes de l’heure. Plus récemment, de plus en plus de voix s’élèvent pour réclamer la fin de cette comédie, en particulier dans les milieux associés aux institutions du prix Nobel. L’attribution fréquente du prix de la Banque à des économistes activement engagés dans une croisade contre l’État-providence ou à des contributions visant à perfectionner des instruments financiers utilisés pour la spéculation a gêné plusieurs personnes. Certains considèrent que, par un pervers retour des choses, le prix de la Banque centrale de Suède en vient à dévaloriser les vrais prix Nobel. 3. Dans les deux jours précédant ou suivant l’attribution du prix, les lauréats prononcent un discours qui est publié, l’année suivante, dans un livre appelé Les Prix Nobel.

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En 2001, Peter Nobel, descendant d’Alfred, a déclaré au nom de sa famille qu’il fallait dissocier clairement le prix d’économie et les prix créés par son ancêtre4 . Il revient à l’assaut en décembre 2004, en déclarant lors d’une entrevue recueillie par Hazel Henderson : « Jamais, dans la correspondance d’Alfred Nobel, on ne trouve la moindre mention concernant un prix en économie. La Banque royale de Suède a déposé son œuf dans le nid d’un autre oiseau, très respectable, et enfreint ainsi la “marque déposée” Nobel5 . » Cette argumentation a été reprise dans une tribune du quotidien suédois Dagens Nyheter, le 10 décembre 2004, signée par un mathématicien membre de l’Académie royale des sciences, un ancien ministre, un ancien parlementaire et un économiste, qui critiquent le mauvais usage des mathématiques par plusieurs récipiendaires du prix de la Banque de Suède. Il faut bien sûr distinguer ici trois questions : la manœuvre frauduleuse par laquelle la profession des économistes s’est appropriée le prestige du prix Nobel, la question de la scientificité de l’économie et celle de l’idéologie politique des récipiendaires du prix. Sur ce dernier point, les vrais prix sont accordés, en principe, sans considération pour les idéologies politiques de leur récipiendaire. Mais, prix Nobel de médecine en 1973, Konrad Lorenz a cru bon de renier des propos ouvertement racistes qu’il avait tenus en 1940. La nature et la scientificité d’une discipline éclatée entre plusieurs tendances, dont les frontières sont floues, sont des questions discutées depuis près de deux siècles, sans que jamais un consensus n’ait été atteint. Il est certain que le coup de force de 1969 constitue, que ce soit ou non l’intention de ses auteurs, une manière d’essayer de clore le débat en associant le prestige de certains économistes à ceux de physiciens, de chimistes et de médecins, des domaines dans lesquels les consensus sont plus faciles à trouver, même s’ils ne vont pas, là non plus, sans contestation.

4. Voir « Prize Fight », par Kate Galbraith, Chronicle of Higher Education, 7 décembre 2001. 5. Voir « Prix Nobel d’économie : l’imposture », Le Monde diplomatique, février 2005.

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Il y a sans doute trop d’intérêts en jeu et de droits acquis pour qu’on puisse espérer l’abolition pure et simple du prix de la Banque de Suède. Mais la Fondation Nobel et l’Académie royale des sciences de Suède devraient reconnaître qu’elles ont été flouées et cesser d’administrer ce prix. D’autant plus qu’elles ont déclaré ne plus pouvoir créer de nouveaux prix, à la suite d’une demande en ce sens des ingénieurs. Il faudrait en tout cas, au minimum, appeler ce « prix Nobel par association » de son vrai nom. Deux groupes de personnes portent ici une lourde responsabilité : les journalistes, souvent à leur insu, qui font perdurer le mythe auprès du public ; les récipiendaires, qui devraient se contenter d’encaisser leur chèque et cesser de se prendre pour Einstein.

LE TESTAMENT D’ALFRED NOBEL Alfred Nobel est né à Stockholm en 1833. Son père était architecte, inventeur et entrepreneur. Lui-même doté d’un génie créatif exceptionnel, Alfred Nobel fut aussi un homme d’affaires avisé, laissant à sa mort une des plus importantes fortunes européennes. C’était un personnage tourmenté, rêveur, solitaire, hypocondriaque, sujet à l’alternance de phases de dépression et d’exaltation. Il s’essaya à la littérature. Jamais marié, il ne fut pas heureux dans ses relations amoureuses. Cosmopolite, il vécut en Russie, en Allemagne et à Paris, avant de se fixer à San Remo, en Italie, où il est décédé le 10 décembre 1896. Son ami Victor Hugo l’a décrit comme « le plus riche vagabond d’Europe ». On écrit parfois qu’il a créé ses prix, en particulier le prix Nobel de la paix, pour se racheter d’avoir inventé la dynamite, brevetée en 1867, avec laquelle il a fait fortune. C’est faux. Nobel a toujours été pacifiste. La dynamite devait servir principalement, à ses yeux, à des fins industrielles, ce qui fut d’ailleurs le cas. Mais il estimait aussi avoir inventé une arme tellement terrible que, désormais, on n’oserait plus régler les conflits internationaux par la guerre. Là-dessus, l’avenir ne lui a pas donné raison.

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Un an avant sa mort, Alfred Nobel a rédigé, à Paris, un testament écrit de sa main, dans lequel il demande à ses exécuteurs d’investir son capital réalisable en placements sûrs dont les intérêts seraient versés chaque année, sous la forme de prix, à ceux qui auraient dispensé, l’année précédente, les plus grands bienfaits à l’humanité. Cinq prix, de valeur égale, étaient prévus. Un prix de physique et un prix de chimie seraient attribués par l’Académie royale des sciences de Suède ; un prix de physiologie et médecine, par l’Institut Karolinska de Stockholm ; un prix de littérature, par l’Académie suédoise ; et un prix de la paix, par un comité de cinq membres élus par le Parlement de Norvège, le Storting. La Suède et la Norvège étaient alors unies sous la même couronne, celle d’Oscar II de Suède. Le testament a provoqué la consternation des parents de Nobel, bien mieux traités dans un document de 1893. Il posait aussi des difficultés légales, compte tenu du fait que la nationalité de Nobel était sujette à discussion et que la répartition de sa fortune était très diversifiée, le Royaume-Uni occupant le premier rang, suivi de la France, de l’Allemagne, de la Suède et de la Russie. Les organismes pressentis par Nobel pour décerner ses prix étaient réticents à assumer cette fonction. Les deux exécuteurs testamentaires nommés par Nobel vinrent à bout de ces problèmes, en parvenant à un compromis avec la famille de l’inventeur. Une Fondation Nobel est créée pour gérer le capital légué. Les prix ont commencé à être attribués en 1901, selon les modalités prévues par Nobel*, auxquelles furent ajoutées certaines règles. Des comités Nobel sont mis sur pied pour chacun des cinq prix. Comptant cinq membres, ils ont pour tâche d’aider l’institution chargée de décerner le prix. Ils s’adressent en septembre à plus d’un millier de personnes en leur demandant de soumettre trois noms, avant le ler février. Le comité, qui s’adjoint des experts, examine alors ces candidatures pour arrêter un choix soumis à l’automne à l’organisme désigné par Nobel en vue d’une décision finale, qui correspond pratiquement toujours à celle du comité. Bien entendu, ces choix ont parfois soulevé la controverse. La science étant une entreprise sociale autant qu’individuelle, l’attribution du prix Nobel, compte tenu du prestige qui lui a rapidement

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été associé, donne lieu à des pressions et à des tractations diverses, le « mérite objectif » n’étant pas l’unique facteur en jeu. Les délibérations des comités sont d’ailleurs gardées secrètes pendant cinquante ans. Robert Marc Friedman a été le premier à travailler sur ces archives ouvertes en 1980, et le livre** qu’il en a tiré jette un éclairage fascinant sur les côtés parfois sombres de cette histoire. Il faut noter que, dans cet ouvrage de près de 400 pages, sans doute le plus fouillé sur l’histoire des prix Nobel, l’auteur consacre en tout huit lignes à l’économie : « Pas vraiment un prix Nobel du tout, la récompense en économie en mémoire d’Alfred Nobel est née des efforts d’un membre puissant de l’Académie royale des sciences de Suède. Après son intense lobbying, l’Académie a accepté, s’il trouvait l’argent, d’administrer le prix. La nouvelle récompense a été immédiatement promue au rang de prix Nobel. Quelques commentateurs ont rapidement commencé à attribuer une signification à cet événement. C’était la preuve que l’économie était la plus importante des sciences sociales. Sans comprendre les limites et les faiblesses du processus, les récipiendaires se voyaient immédiatement attribuer un prestige instantané dans le cadre du culte Nobel. » * À l’exception de la clause relative au fait que les prix devraient être décernés pour des réalisations de l’année précédente, qui ne pouvait et ne fut jamais respectée. ** The Politics of Excellence : Behind the Nobel Prize in Science, par Robert Marc Friedman, Henry Holt, 2001.

LE RITUEL DU NOBEL Le 10 décembre, date anniversaire de la mort d’Alfred Nobel, un cérémonial réglé par une étiquette très élaborée réunit les heureux élus dans la salle du Palais des concerts de Stockholm et, pour le prix Nobel de la paix, à l’Hôtel de ville d’Oslo. Les cérémonies, dont le rituel est répété le matin même, sont présidées par le souverain, de Suède ou de Norvège selon le cas, en présence des familles royales, des corps constitués, des représentations diplomatiques et de multiples dignitaires en habit d’apparat. Chacun des lauréats, en habit à queue ou en robe longue, écoute un éloge de ses travaux. Pendant que,

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debout, les assistants s’inclinent, il se dirige vers le roi qui lui remet une médaille et un chèque qui dépasse aujourd’hui le million d’euros. Le lauréat se retire en faisant face au souverain. Le tout est accompagné d’intermèdes musicaux confiés à des orchestres symphoniques. Cette cérémonie est suivie d’un banquet qui réunit, à Stockholm, environ deux mille invités. Les plats sont portés en procession selon une savante chorégraphie ponctuée de musique de fanfare. L’événement le plus singulier de cette mise en scène se déroule trois jours plus tard, le 13 décembre, jour de la fête de sainte Lucie, symbole de la lumière. Huit jeunes femmes en robe blanche, portant sur leur tête un cierge, se rendent au début du jour au pied du lit du lauréat pour le réveiller (sont-ils vraiment endormis ?) en lui chantant l’hymne de la sainte. Il y a bien sûr des ratés dans cette histoire. Il est arrivé à des lauréats de cracher dans la soupe ou d’avoir le mauvais goût de ne pas se présenter à la cérémonie, comme ce fut le cas d’Ernest Hemingway, qu’on imagine mal en queue-de-pie. Dans certains cas, par exemple celui de Henry Kissinger et de Le Duc Tho, tous deux prix Nobel de la paix en 1973, on a jugé bon de s’absenter en raison des manifestations redoutées compte tenu de cette attribution très contestée. Milton Friedman, présumé prix Nobel, n’a pas pris la même précaution, et quelques milliers de personnes ont manifesté à Stockholm à l’occasion de sa présence en 1976, entre autres à l’appel d’un Comité Chili. Il est arrivé, une seule fois, qu’on pousse l’audace jusqu’à refuser le prix. Apprenant qu’il était parmi les finalistes pour le prix Nobel de littérature en 1964, Jean-Paul Sartre a, fort poliment d’ailleurs, écrit au secrétaire de l’Académie des sciences, demandant qu’on ne lui attribue pas cette distinction honorifique qu’il ne pouvait accepter. Il ne voulait pas, entre autres, être transformé en institution, par une distinction de surcroît réservée aux écrivains de l’Ouest ou, disait-il, aux rebelles de l’Est. Mais on ne refuse pas un prix Nobel, et le nom de Sartre figure sur la liste des prix pour 1964, même s’il n’a jamais pris la médaille ni l’argent.

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POSTFACE

LES RENDEZ-VOUS DE GILLES DOSTALER par Marielle Cauchy Marielle Cauchy, compagne et relectrice de Gilles Dostaler (1946-2011), témoigne sur la façon dont l’historien entendait sa contribution à un mensuel d’économie grand public tel qu’Alternatives Économiques, sa méthode de travail et son regard sur la discipline économique.

Durant presque une décennie, de concert avec Alternatives Économiques, Gilles avait rendez-vous chaque mois avec les penseurs de l’économie, tant les précurseurs que les économistes contemporains. Cet engagement, en marge de ses activités universitaires, il le remplissait avec ferveur. Le pédagogue en lui se réjouissait de cette occasion de faire connaître ces hommes, et malheureusement trop peu de femmes, qui ont marqué l’histoire de la réflexion sur les faits économiques. Il consacrait quelque temps par mois à lire – il lisait avec une étonnante rapidité – et à s’imprégner de l’auteur que sa plume allait faire vivre. Il était autant passionné par leurs théories que par leur vie, leurs intérêts, l’articulation de leur pensée aux réalités de leur existence. Et c’est d’un trait qu’il produisait son texte. Lectrice et correctrice assidue de tous ses articles, ma tâche se résumait à peu de chose sinon à des discussions, généralement empreintes d’humour – l’économie et les économistes peuvent aussi ne pas être moroses ! L’homme engagé aimait relever le pari de soustraire la réflexion économique à la chasse gardée dans laquelle certains voudraient la maintenir, sous prétexte que la discipline est trop complexe, trop scientifique pour que la majorité en comprenne les véritables enjeux. Tout en s’attachant à une grande rigueur historique, Gilles écrivait pour être compris, et il tenait à ce que ses textes soient le plus accessibles possible. Cela se traduisait notamment par sa détermination à montrer que les penseurs de l’économie sont

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d’abord des êtres humains et que leurs théories trouvent le plus souvent un ancrage dans les événements, dans les pulsions qui les animent et dans leurs choix politiques. L’encyclopédiste en lui a trouvé, dans sa collaboration avec Alternatives Économiques, un prétexte utile pour assouvir son insatiable besoin d’en connaître toujours plus, de s’ouvrir tant à des auteurs non liés immédiatement à ses recherches qu’à des contextes historiques différents. Tout comme dans sa production intellectuelle générale, cet exercice mensuel le faisait voyager aux frontières de la philosophie, de la sociologie, de l’histoire, de l’art, champs d’investigation complémentaires à l’économie, laquelle à ses yeux n’était pas plus scientifique que ceux-là. Il lui importait de montrer l’intérêt de lire des penseurs avec lesquels on peut être en désaccord fondamental. Il avait encore tant de projets, voulant notamment organiser de grands rendez-vous entre Marx, Keynes, Freud et Mozart, au-delà des catégorisations sans nuances. Bref, l’homme passionné de la vie des hommes et de la vie tout court aura réussi à ressusciter des penseurs, par plaisir certes, mais avant tout pour nous faire comprendre que les inquiétudes des humains d’aujourd’hui peuvent trouver un éclairage nouveau dans le passé. Il déplorait d’ailleurs que trop peu d’économistes s’intéressent à l’histoire de la discipline. Puisse cet ouvrage susciter des vocations.

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Achevé d’imprimer en octobre 2016 sur les presses de l’imprimerie Marquis. Cet ouvrage est entièrement produit au Québec.