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French Pages 164 Year 2020
Maquette : Léa Boisset Couverture : Thierry Oziel Révision : Vincent Langlois © Les petits matins, 2020 Les petits matins, 31, rue Faidherbe, 75011 Paris www.lespetitsmatins.fr ISBN : 978-2-36383-283-2 Diffusion : Interforum – Volumen Distribution : Interforum Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Préface POURQUOI IL EST URGENT DE FAIRE DU CLIMAT ET DE LA BIODIVERSITÉ DES COMMUNS MONDIAUX Par Gaël Giraud, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École des ponts-Paris Tech et à l’université de Stellenbosch (Afrique du Sud), ancien chef économiste de l’Agence française de développement, président d’honneur de l’Institut Rousseau, jésuite L’ouvrage que vous allez lire est essentiel : il fournit les principaux arguments permettant de comprendre pourquoi il est possible et souhaitable d’exploiter les extraordinaires ressources que nous offre la nature en vue de réduire nos émissions de gaz à effet de serre et, surtout, de capter le tropplein de carbone dans l’atmosphère. Hautement souhaitable car, sans cela, notre planète s’engage dès à présent sur une trajectoire de réchauffement qui la rendra en partie inhabitable à brève échéance. L’hyperthermie associée à l’humidité atmosphérique menace en effet de cette perspective la totalité du bassin amazonien, de l’Amérique centrale, du bassin du Congo, du golfe de Guinée, du littoral indien et de l’archipel indonésien, et ce dès la seconde moitié du siècle. La part des terres qui deviendraient impropres à la vie humaine risque de s’accroître en fonction de l’augmentation de la
température. Rien n’interdit qu’elle finisse par atteindre l’Europe si nous persévérons dans le business as usual. Ce réchauffement, de surcroît, devrait s’accompagner de la multiplication de pandémies tropicales qui feront ressembler la crise du coronavirus à une répétition générale des catastrophes à venir. Avant le déclenchement de la pandémie de Covid-19, la Banque mondiale estimait déjà à plusieurs milliards le nombre de personnes qui devraient souffrir du paludisme en 2050. Jusqu’à présent, ce genre de projection était soit ignoré, soit considéré avec incrédulité par la plupart des décideurs privés et publics. L’onde de choc du coronavirus devrait contribuer, je l’espère, à ouvrir enfin les esprits. La raison profonde de la destruction des écoumènes 1 planétaires à laquelle se livre l’humanité depuis plus d’un siècle est identique à celle qui sous-tend la pandémie du Covid-19 : l’humanité est devenue l’espèce dominante du vivant ; à ce titre, elle peut détruire les chaînes de reproduction de toutes les espèces vivantes, mais elle offre aussi le meilleur véhicule de propagation à un pathogène. Comment éviter les catastrophes ? Non pas en jouant aux apprentis sorciers – les pages qui suivent déconstruisent de manière efficace les rêves dangereux de la géoingénierie – mais en utilisant et en développant les puits de carbone naturels que sont les forêts, les tourbières, les sols agricoles intelligemment cultivés, les océans… Le livre de Pierre Gilbert aborde patiemment chacune de ces pistes et rappelle les données essentielles qui, combinées, fournissent la démonstration qu’il est encore possible aujourd’hui de sauver notre monde. Sujets techniques ? Non. Bien que l’ouvrage fasse le point de manière pédagogique sur les technologies associées à ces enjeux – l’agroforesterie, les fermes marines, le possible sauvetage du pergélisol par un cheptel de grands mammifères, etc. –, son ambition est avant tout politique. L’auteur ne néglige jamais d’examiner les canaux institutionnels nécessaires à la
mise en œuvre des solutions préconisées par une grande partie de la communauté scientifique depuis plusieurs années. Car aucune de ces solutions n’a la moindre chance d’être à la hauteur des enjeux en l’absence de deux ingrédients politiques majeurs, dont l’ouvrage esquisse les contours. Le premier de ces ingrédients est un État stratège dont le long terme soit la boussole principale. Un État qui ne soit pas capturé par la défense des intérêts particuliers de quelques-uns, mais qui, au nom de l’intérêt général, n’hésiterait pas à mettre fin à l’agriculture intensive, à nationaliser la filière de la pêche industrielle, à élargir l’assiette d’une taxe carbone à plus de 100 euros la tonne, à imposer des taxes dissuasives aux frontières sur les produits dont la fabrication ou le transport détruisent les conditions de soutenabilité de la vie humaine sur Terre, en particulier la viande bovine d’Amérique latine. La crise du coronavirus a suffisamment démontré que, sans un service public fort, il n’y a pas d’économie humaine résiliente possible. Second ingrédient indispensable : un multilatéralisme transfiguré qui permette une coordination internationale entre États pour la sauvegarde de la faune halieutique, notamment. La pandémie de Covid-19 l’illustre aussi de manière exemplaire : toutes les nations sont interdépendantes. La santé d’une famille de Wuhan me concerne, mais aussi celle d’un paysan des forêts profondes de Guinée (pensons à Ebola). Or le mépris dans lequel les recommandations de l’OMS ont été tenues par la plupart des pays au cours de cette pandémie est révélateur de l’état de délabrement dans lequel se trouve le multilatéralisme tel qu’il avait été imaginé au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il est grand temps de réinventer des institutions internationales capables de sauvegarder nos biens communs mondiaux. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : sauvegarder et promouvoir les communs mondiaux. Nous découvrons dans la douleur que la santé est un commun qui traverse les frontières et les catégories sociales. Il est temps
d’apprendre que la planète entière et le cycle du carbone qui s’y déploie sont notre monde commun. Ce livre esquisse quelques-unes des pistes réalistes pour y parvenir.
1. Ensemble des milieux habités par les humains.
INTRODUCTION Bien que profondément dramatique, la crise majeure déclenchée par le coronavirus aura eu certains mérites. Le premier d’entre eux est sans doute d’avoir fait sauter le tabou de la rigueur budgétaire. L’argent magique existe donc bel est bien, il suffit de le vouloir pour l’avoir. La création monétaire peut répondre facilement aux énormes besoins d’investissements que nécessite une relance globale de l’économie. Or la vague du Covid-19 serait peu de chose comparée au tsunami que représentera le changement climatique s’il n’est pas atténué et si nous n’y sommes pas adaptés. S’il est possible de débloquer autant de milliards d’euros pour sauver nos entreprises et nos banques, nous devrions pouvoir faire de même pour la planète. Les besoins d’investissements en matière climatique sont d’ailleurs bien cernés et largement rentables si l’on considère le coût croissant des dégâts auxquels notre économie s’expose. Et le degré d’urgence est similaire. Dans son rapport spécial paru en octobre 2018 1, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) annonce que, pour contenir le réchauffement climatique en dessous de 1,5 °C par rapport à la période précédant la révolution industrielle, l’humanité a deux ans pour inverser la courbe de ses émissions de carbone, douze ans pour les diminuer de 45 1 % et jusqu’à 2050 pour atteindre la neutralité carbone (c’est-à-dire compenser ses émissions par les capacités d’absorption de la nature). Dépasser les 1,5 °C nous ferait entrer dans une zone de turbulences
climatiques violente, avec une probabilité élevée d’enclencher des mécanismes d’emballement incontrôlables. La concentration de gaz à effet de serre (GES) pourrait alors augmenter de manière exponentielle et rendre l’environnement incompatible avec la vie humaine. Ce constat place l’humanité devant la nécessité d’utiliser toutes les armes à sa disposition pour limiter drastiquement la concentration de GES dans l’atmosphère. La prise de conscience est désormais large. La sémantique de l’urgence climatique domine chez une écrasante majorité des gouvernements de la planète, bien que le camp des climatosceptiques se renforce aussi (États-Unis, Brésil, etc.). Mais la conscience ne suffit pas, car elle est visiblement moins forte que le déni de responsabilité en politique. En 2018, les émissions de l’humanité ont augmenté encore plus rapidement que les années précédentes, atteignant + 2,7 1 %. Elles avaient déjà crû de 1,6 1 % en 2017 après s’être stabilisées en 2014 sur deux années consécutives. En 2009, elles ont encore augmenté de 0,6 1 %. Pourtant, les nations du monde entier s’étaient accordées sur des objectifs de réduction ambitieux. L’accord de Paris de 2015 (COP 21) avait récolté les signatures de 196 États pour limiter le réchauffement global à 2 °C par rapport à l’ère préindustrielle, et même, au mieux, à 1,5 °C. Pour ce faire, l’ONU leur a demandé de produire des objectifs nationaux, les « contributions déterminées au niveau national », sur la base du volontariat, puisque non contraignants. Problème : ces contributions mises bout à bout explosent l’objectif global de 2 °C et conduisent plutôt vers une trajectoire à 3,2 °C. De surcroît, seuls dix-sept pays ont pris suffisamment de mesures concrètes pour se mettre sur la voie de leurs objectifs, de toute façon insuffisants. Lors de la COP 24, qui a eu lieu en novembre 2018, l’ONU a évoqué un objectif encore plus ambitieux d’une hausse de la température limitée à 1,5 °C (et non plus 2 °C) à la suite de la publication du sixième rapport du Giec. Cette dernière compilation de travaux scientifiques (puisque le Giec
ne fait que répertorier, résumer et modéliser des publications existantes) décrit en effet les dégâts importants que produirait ce 0,5 °C de différence. Dès lors, les États sont censés proposer des contributions encore plus importantes en 2020 pour s’y tenir. Entre-temps, la liste des pays ayant fait « sécession » dans ces négociations, pour reprendre une expression du philosophe Bruno Latour, s’est élargie, États-Unis et Brésil en tête. En somme, pour relever le défi climatique, il faudrait que chaque pays baisse ses émissions de quelque 7,6 1 % chaque année entre 2020 et 2030. Soit approximativement l’ampleur de l’effet de la crise du coronavirus sur les émissions de 2020, mais ce tous les ans et sans relance économique à chaque fois ! Alors que faire pour avoir une chance de contenir le changement climatique ? Pour beaucoup, il suffirait de réduire nos émissions. Cette réduction est fondamentale et représente le plus grand levier à notre disposition pour rester dans les cordes de l’objectif des 1,5 °C. Mais cela ne suffit plus. La lutte contre le changement climatique doit marcher sur ses deux jambes : la diminution drastique des émissions et la capture du carbone atmosphérique, qu’on appelle également « émissions négatives ». L’accord de Paris évoque pour la première fois la nécessité de développer des projets de séquestration à grande échelle, à travers des pistes comme l’agroécologie ou la reforestation. Presque tous les scénarios du Giec y font désormais appel à long terme, c’est-à-dire après 2050, pour atteindre la neutralité carbone. Concrètement, le Giec estime qu’il faudra neutraliser cent à mille gigatonnes de CO2 d’ici à 2100, l’équivalent de trois à trente ans d’émissions annuelles actuelles, pour compenser les émissions résiduelles, c’est-à-dire celles qu’on ne peut pas s’épargner malgré la transition énergétique, afin de redescendre sous le seuil de 1,5 °C une fois celui-ci dépassé, ce qui est fort probable. De fait, si l’on interrompait toutes les émissions de carbone aujourd’hui, celles du passé nous conduiraient quand même vers une hausse de la température d’au moins 1,3 °C. Cette inertie est
due à la durée de vie du CO2 dans l’atmosphère (environ cent ans) et au fait que celui-ci met un certain temps avant de s’élever et d’alimenter l’effet de serre. Le Giec en conclut que la séquestration du carbone est la solution clé, quelles que soient les techniques utilisées. Mais qu’entend-on au juste par « séquestration du carbone atmosphérique » ? Le carbone contenu dans l’atmosphère n’est pas immobile. Chaque année, 15 1 % de ce dernier passe à travers les plantes au cours de la photosynthèse et une petite partie est transformée à cette occasion en matière organique. Cette matière organique va en partie se décomposer en CO2, méthane, etc. et repartir dans l’atmosphère, mais le reste peut devenir inerte et être stocké durablement dans les sols et les océans. Dès lors, il ne tient qu’aux humains de comprendre ces mécanismes, de les évaluer et de les reproduire à grande échelle pour refroidir le climat : c’est ce que nous développons dans cet ouvrage sous le nom de « géomimétisme ». En parallèle, la technologie avance aussi ses procédés, de plus en plus évoqués par une partie de la communauté scientifique. Ces pistes, qui visent à piéger du carbone de manière complètement artificielle ou même à refroidir directement la Terre, font peser des risques considérables sur les équilibres planétaires. Elles sont regroupées sous le terme de « géoingénierie ».
1. Giec, « Global Warming of 1.5 °C », octobre 2018.
Chapitre 1 CONTRE LA GÉOINGÉNIERIE, LE GÉOMIMÉTISME La géoingénierie est définie par l’Agence nationale de la recherche comme « l’ensemble des techniques et pratiques mises en œuvre ou projetées dans une visée corrective à grande échelle d’effets de la pression anthropique sur l’environnement. Il importe de bien distinguer la géoingénierie qui met en jeu des mécanismes ayant un impact global sur le système planétaire terrestre des techniques et pratiques d’atténuation ou ayant simplement un impact local ». L’idée est apparue en parallèle des fantasmes de la révolution technicienne du XIXe siècle. En 1830 déjà, le météorologue américain James Espy proposait de brûler de larges pans des Appalaches, aux États-Unis, pour faire tomber la pluie en contrebas, pensant que la chaleur aurait condensé les nuages. Un siècle et demi plus tard, lors de la guerre du Vietnam, la géoingénierie a démontré son opérationnalité lors de l’« opération Popeye ». Les avions américains vaporisaient de l’iodure d’argent au-dessus de la piste Ho-Chi-Minh pour faire pleuvoir et ainsi embourber la logistique Viêt-cong. Ces petites particules ont de fait la propriété d’agglomérer l’eau des nuages jusqu’à se transformer en gouttes. Depuis quelques décennies, la Chine a fréquemment recours à l’iodure d’argent pour contrôler les pluies. Ainsi, Pékin avait pu éloigner les nuages
lors des Jeux olympiques de 2008, en les faisant tomber avant qu’ils n’arrivent sur la zone. Depuis, un secteur de l’armée est spécialement dédié au contrôle des pluies sur le territoire, notamment pour irriguer les régions agricoles asséchées. Plus récemment, un projet titanesque a été annoncé pour lutter contre les sécheresses dans le nord du pays. Il s’agit du Sky River Project, un ensemble de chambres de combustion (sorte de moteur de fusée tourné vers le ciel) ayant pour but de projeter de l’iodure d’argent en altitude afin de faire pleuvoir sur une partie du plateau tibétain. C’est dans cette zone de l’Himalaya que naissent les fleuves Jaune et Bleu qui traversent la Chine, mais aussi les fleuves Mékong, Salouen et Brahmapoutre, qui sont essentiels pour le Myanmar, la Thaïlande, le Laos, le Cambodge, le Vietnam et l’Inde. C’est le plus grand projet de modification du climat jamais annoncé ; cinq cents chambres de combustion visant à diffuser les molécules d’iodure ont déjà été construites en octobre 2018 et l’installation de milliers d’autres est d’ores et déjà prévue. L’utilisation de l’iodure d’argent n’est pas sans conséquence sur l’environnement, puisque des études montrent que cette substance pourrait affecter fortement les cycles de vie des micro-organismes aquatiques et provoquer des réactions en chaîne sur la disponibilité des nutriments. Des précipitations supplémentaires sur les hauts plateaux pourraient également accélérer la fonte du permafrost des montagnes (terres gelées en continu), libérant dans l’atmosphère des GES tels que le méthane et provoquant des éboulements. Les paysans du plateau tibétain pourraient également souffrir de sécheresses récurrentes. Mais le risque est surtout géopolitique, puisqu’il serait théoriquement possible pour Pékin de contrôler le débit des grands fleuves vitaux pour les pays riverains. Rappelons que l’Himalaya est le château d’eau de près de la moitié de l’humanité. L’infrastructure du Sky River Project pourrait également servir à d’autres techniques de géoingénierie qui ne concerneraient pas seulement le
cycle de l’eau, mais directement le climat. De nos jours, les ingénieurs proposent toute une panoplie de pratiques, qu’on distingue en deux grands types : – Celles qui visent la gestion du rayonnement solaire en cherchant à refléter la lumière vers l’espace de manière à refroidir directement la Terre. Plusieurs idées sont avancées, comme placer de grands miroirs en orbite, vaporiser des milliers de tonnes de sulfates dans la stratosphère pour faire rebondir les rayons, modifier la composition des nuages pour les rendre plus blancs ou encore transformer le génome des plantes pour les rendre plus réfléchissantes. – Celles qui ont pour but d’éliminer le dioxyde de carbone de l’atmosphère par l’utilisation combinée de méthodes biochimiques et mécaniques, allant de l’ensemencement de l’océan avec de la poudre de fer pour créer des proliférations de plancton à la création de forêts d’arbres artificiels ou encore d’énormes aspirateurs à CO2.
Un impact sur l’environnement et les sociétés humaines impossible à anticiper Il faut bien comprendre l’ampleur des risques qu’impliquent ces procédés. Des risques logiques au vu du caractère complètement étranger de ces méthodes quant aux équilibres naturels. Une des idées le plus souvent citées pour gérer le rayonnement solaire est la pulvérisation dans l’atmosphère d’aérosols soufrés, qui jouent le rôle de micro-miroirs pour les rayons qui proviennent du soleil. On appelle aérosols toutes les particules qui restent en suspension dans l’air. En l’occurrence, c’est le dioxyde de soufre (SO2) qui est proposé, notamment par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen. Le choix de cette molécule est plutôt surprenant puisqu’elle est très acide et attaque donc la couche d’ozone. Cette technique pourrait ainsi endommager ou détruire notre seul
rempart contre les rayons ultraviolets, cancérigènes pour les humains et mortels pour beaucoup d’animaux. En outre, le dioxyde de soufre est un gaz à effet de serre lorsqu’il est présent dans les couches atmosphériques inférieures, à l’instar de toute molécule composée d’au moins deux atomes différents. Son effet refroidissant dans la haute atmosphère pourrait être supérieur à son effet réchauffant, mais cela n’a jamais été prouvé. Impossible aussi de savoir comment ce gaz va se comporter, avec le risque qu’il provoque des pluies acides. De fait, les derniers travaux de l’université de Harvard 2 en la matière proposent plutôt d’utiliser de la calcite (CaCO3). Ce composé est certes inerte et règle donc la question de la couche d’ozone, mais ne change pas le fond du problème, à savoir la rupture non maîtrisée des cycles naturels. À l’origine, l’idée d’envoyer des aérosols dans l’atmosphère pour refroidir la planète vient de l’observation des éruptions volcaniques. Ces dernières provoquent un refroidissement momentané en filtrant l’énergie solaire, proportionnel à la quantité de soufre propulsée en altitude. Lors de l’immense éruption du Pinatubo en 1991, qui projeta quelque 17 millions de tonnes de dioxyde de soufre jusqu’à trente-cinq kilomètres d’altitude, la température planétaire descendit de 0,5 °C pendant un an. Le record connu de l’histoire moderne appartient cependant au Tambora, un volcan indonésien qui fit chuter la température de 5 °C par endroits durant les trois ans qui suivirent son éruption en 1815. Seulement, les conséquences de ces dérèglements ponctuels ont été catastrophiques pour l’humanité. L’éruption du Tambora a fait descendre la température de 3 °C en Europe en 1816. C’est « l’année sans été ». Des records de froid et de précipitations sont battus entre juin et août en GrandeBretagne, en France et en Allemagne. Des pluies violentes et même de la neige ruinent les cultures. Les raisins restent verts, les pommes de terre pourrissent, les fruits sont rachitiques. Le prix des céréales double entre 1815 et 1817 des deux côtés de l’Atlantique, et la famine qui s’ensuit
provoque la mort de 200 000 personnes en Europe. La période des moussons est complètement perturbée en Asie. Elle tarde de plusieurs mois en Inde, et la Chine connaît des inondations à répétition. Ces dernières auraient encouragé les paysans à remplacer la culture traditionnelle du riz par celle du pavot, prélude à la crise de l’opium. De surcroît, un changement rapide de température et de pH des eaux du golfe du Bengale fait muter les bactéries du choléra, ce qui lui permet de se propager dans le sous-continent indien et de là dans le monde entier. L’épidémie se répand d’autant plus facilement que les populations sont affaiblies par les disettes. Elle provoque des centaines de milliers de décès. Rien qu’à Londres, le choléra fait 30 000 morts. La faim et la maladie déclenchent la première vague migratoire de l’histoire des États-Unis, ce qui ouvre le chapitre de la conquête de l’Ouest. Des révoltes éclatent un peu partout en Europe, le plus souvent réprimées dans le sang. Les exemples historiques ne manquent pas et l’on pourrait également citer le cas de l’éruption du volcan islandais Laki en 1783. Il est aujourd’hui considéré par beaucoup d’historiens comme un des déclencheurs de la Révolution française. En propulsant quelque 122 millions de tonnes de dioxyde de soufre dans l’atmosphère, il enveloppa l’hémisphère Nord dans un nuage toxique (plusieurs dizaines de milliers d’Européens moururent de la seule cause des gaz) et un voile solaire. Les hivers sibériens qui s’ensuivirent ainsi que la chute d’énormes grêlons (jusqu’à cinq kilos) détruisirent presque intégralement les cultures françaises en 1787, catalysant très fortement le mécontentement politique qui débouchera sur la Révolution. Les perturbations climatiques d’origine volcanique ont inspiré les arts et façonné la culture occidentale. Les ciels rouges des peintures de Turner et Constable témoignent ainsi des effets du Tambora sur l’atmosphère. Dans cette ambiance macabre, rythmée par les pluies battantes et les orages incessants, la littérature gothique s’est réinventée. Durant l’été 1816, la
romancière Mary Shelley a notamment donné naissance à Frankenstein et John Polidori à la nouvelle Le Vampire (dont s’inspirera Bram Stoker pour Dracula). Outre ces aspects « positifs » sur le plan de la création artistique, cet enchaînement de drames montre bien à quel point une modification du climat, même ponctuelle, peut influencer l’ensemble des variables de l’histoire. Il n’est pas possible de modéliser l’ensemble des répercussions écologiques, agricoles, sanitaires, sociales et politiques d’une éruption de cette ampleur, donc a fortiori de la pulvérisation d’aérosols dans l’atmosphère. En règle générale, filtrer les rayons du soleil, c’est atténuer l’arrivée d’énergie sur Terre. Or cette énergie est le moteur de tous les cycles terrestres. Chaque être vivant – à part quelques colonies bactériennes très spécifiques – fonctionne à l’énergie solaire. Soit parce que c’est une plante, soit parce qu’il consomme des plantes ou qu’il consomme qui en consomme. C’est la photosynthèse et la chaleur solaire qui actionnent les vents et les courants marins (avec la force de Coriolis 3). Atténuer cette source d’énergie, c’est donc ralentir les cycles vivants et les endommager sérieusement. C’est limiter le potentiel pour l’humanité des énergies de flux, comme le vent, les courants marins, le soleil et la biomasse. Un panneau solaire produirait sensiblement moins avec un voile d’aérosol audessus. La végétation serait moins dynamique, ce qui limiterait ses capacités à produire de la nourriture et à stocker du carbone. Enfin, refroidir la température d’un degré nécessiterait que des avions pulvérisent 5 millions de tonnes d’aérosols par an dans la haute atmosphère, soit l’équivalent d’une éruption du Pinatubo tous les deux ans. Bien sûr, il faut considérer le bilan carbone de l’activité de ces avions, ainsi que celle de toute la chaîne de production mobilisée pour générer de telles quantités d’aérosols. Mais surtout, si cette activité s’arrêtait du jour au lendemain, en raison de conflits par exemple, le climat se réchaufferait dix fois plus vite
que sans géoingénierie, car on retrouverait un apport d’énergie solaire important tout en ayant une concentration de gaz à effet de serre très élevée. Cela provoquerait des bouleversements majeurs pour la plupart des organismes vivants, déjà largement mis à mal par le rythme de réchauffement actuel. Ce que propose la géoingénierie témoigne visiblement d’une méconnaissance totale de cette fameuse notion de cycle naturel. Comment est-il possible, avec les connaissances dont dispose la communauté scientifique aujourd’hui, de continuer à ignorer cela et de proposer des solutions si dangereuses ?
La destruction des cycles naturels par les énergies fossiles De plus en plus d’activités autrefois gratuites ou socialisées sont aujourd’hui marchandisées. Ainsi, jadis, l’agriculture était intégrée aux cycles naturels. On cultivait la terre afin de produire des plantes pour nourrir les hommes et les animaux. Ces derniers nourrissaient en retour les sols. La biodiversité régulait les parasites ; la rotation des cultures et les symbioses végétales permettaient de se passer d’engrais. Le capitalisme n’avait donc que très peu d’espace pour se développer, puisque seules les plantes cultivées, les animaux et la production de ces derniers étaient sujets à la marchandisation. Pas besoin de pesticides, d’engrais de synthèse, de système d’irrigation issu de l’industrie ou encore de nouvelles semences chaque année. L’arrivée du pétrole a changé la donne. Cette énergie concentrée et d’utilisation aisée a permis au capitalisme de détruire les cycles naturels pour y incorporer du marché. Un litre de pétrole contient l’équivalent énergétique d’une semaine de travail humain salarié standard. Cette énergie, canalisée par les machines, a suscité le passage d’un capitalisme préindustriel à un capitalisme extractiviste et productiviste. L’agriculture est devenue particulièrement extractiviste. Les
symbioses entre les plantes pour s’échanger des nutriments ont été remplacées par des engrais issus d’activités minières. La protection offerte par la biodiversité a été remplacée par des fongicides et des insecticides. À l’image de l’individualisme qu’il engendre dans les sociétés, le capitalisme a désolidarisé les organismes qu’il cultive et remplacé les services gratuits issus de la coopération par des intrants externes. Une plante isolée a besoin qu’on lui apporte tout et, fatalement, cet approvisionnement passe par l’industrie. Résultat, entre la chaîne de fabrication des produits (dont beaucoup sont issus du pétrole) et la mécanisation (tracteurs et autres équipements), il faut en moyenne sept à quinze calories fossiles aujourd’hui pour produire une calorie végétale en France, sans compter la distribution et la cuisine… Ce système n’est donc pas très efficace. Par rapport à l’agriculture traditionnelle, il est très productif par employé agricole, un peu plus productif par hectare… mais beaucoup moins par unité d’énergie investie. Or l’humanité doit justement trouver un moyen d’utiliser un minimum d’énergie pour un résultat maximum, de manière à pouvoir se passer complètement des énergies fossiles. Dans la nature, la loi de la maximisation du rendement énergétique est la règle d’or de l’évolution dans la plupart des cas. Si un organisme dépense trop d’énergie pour se nourrir, il souffrira d’un désavantage face aux individus les plus efficaces, qui auront donc plus de chances de survivre et de se reproduire, a fortiori pendant une période de crise. C’est l’un des mécanismes de la sélection naturelle décrite par Charles Darwin. Le biologiste britannique précise d’ailleurs que cette analyse est aussi valable à l’échelle du groupement d’individus : une société plus efficace sur le plan énergétique aura plus de chances de survivre, même si la solidarité qui l’anime peut coûter un peu d’énergie, pour aider un individu moins productif, par exemple. Dès lors, pourquoi ne pas s’inspirer du vivant pour atténuer notre consommation énergétique ? En termes d’ingénierie, les organismes et les
interactions qui composent la nature se perfectionnent depuis 3,5 milliards d’années (apparition de la vie sur Terre) par le mécanisme de la sélection naturelle. La science, elle, ne se perfectionne que depuis quelques millénaires. Par conséquent, chaque animal qui occupe une place particulière (une niche biologique) est le plus adapté à ce milieu, du moins sur le long terme. L’étude de ce perfectionnisme naturel et son application au monde de la technique s’appellent le biomimétisme. Un terme qui a été popularisé dans le monde de la recherche par la chercheuse américaine Janine Benyus dans son ouvrage Biomimicry (1997). Cette discipline, ou plutôt cette méthodologie, essaime rapidement dans les laboratoires de recherche. Le nombre de machines et de formules chimiques qui s’inspirent directement du vivant se multiplie.
Qu’est-ce que le géomimétisme ? Lorsqu’on veut modifier le climat, c’est-à-dire transformer la géosphère, en suivant les principes du biomimétisme (c’est-à-dire des cycles terrestres naturels), on parle alors de « géomimétisme ». Un principe à l’exact opposé de la géo-ingénierie décrite plus haut. Mais en quoi le géomimétisme peut-il s’inspirer du vivant pour capturer du carbone ? Le monde du vivant fait pénétrer du carbone dans ses cycles par la création de matière organique. C’est précisément la photosynthèse des végétaux qui permet de transformer l’eau et le CO2 en sucres (chaîne d’atomes de carbone et d’hydrogène) et en oxygène, grâce à l’énergie solaire. Ensuite, ce carbone organique se déplace le long de la chaîne alimentaire. Il repart enfin dans l’atmosphère lorsque la matière organique est consommée par des bactéries et lors de la respiration des organismes. Ce carbone organique peut néanmoins être stabilisé pour des siècles lorsqu’il est transformé en matériaux ou en substances stables qui ne sont pas attaqués par des bactéries (le bois, les os, les coquilles, etc.). Le
géomimétisme se fonde donc logiquement sur le mécanisme de la photosynthèse, autrement dit sur la plante (ou l’algue). C’est le premier point commun à toutes les pratiques qui seront exposées dans cet ouvrage. Une autre caractéristique centrale de la nature, c’est qu’elle ne produit pas de déchets. Ou plutôt, les déchets des uns sont les ressources des autres. Le biomimétisme induit un impact minimal sur l’environnement. Le géomimétisme suit évidemment cette règle, c’est pourquoi la notion de cycle est si importante. Si l’on plante des arbres en monoculture dans un esprit extractiviste vis-à-vis du bois, on dégrade fortement les sols et la biodiversité. C’est ce qu’il s’est passé en Australie avec la culture de l’eucalyptus ou en Europe avec le pin Douglas. Ces arbres non adaptés, sélectionnés seulement pour leur croissance rapide, ont asséché les sols, modifiant profondément la biodiversité et provoquant même des émissions de carbone. Ce n’est donc pas durable sur le plan environnemental. Pour l’être, il faut au contraire reproduire les équilibres entre espèces. Le géomimétisme reproduit les cycles naturels qui piègent du carbone, et ce de manière durable à l’égard de l’environnement, mais également des sociétés humaines. La durabilité d’un environnement qui comprend une communauté humaine passe aussi par la durabilité de cette dernière, qui est donc également fondamentale en géomimétisme. En d’autres termes, les humains doivent pouvoir tirer des bénéfices d’un environnement modifié en faveur du climat. On observe d’ailleurs, dans bien des cas, que la destruction des milieux qui absorbent le carbone, comme les forêts ou les zones humides, a pour cause la pauvreté des populations locales : ces dernières n’ont généralement pas d’autres sources de subsistance. Social et écologie sont évidemment liés. Intégration dans le cycle naturel de carbone par la photosynthèse et dans l’ensemble des cycles naturels (cycles des éléments minéraux, de l’eau, cycles symbiotiques, etc.), durabilité écologique et sociale… Voilà en somme le cahier des charges des pratiques qui peuvent être classées dans la
catégorie du géomimétisme. Mais, dans le domaine de l’atténuation du changement climatique par la séquestration du carbone, ces pratiques-là ne sont pas toutes évoquées dans les différents scénarios des scientifiques, et notamment ceux du Giec. Les grands projets de reforestation sont de plus en plus nombreux et, dans bien des cas, ils peuvent être considérés comme du géomimétisme. Cependant, d’autres pratiques existent et peuvent être réalisées à grande échelle. L’objet de cet ouvrage est précisément de les répertorier au sein de grandes catégories, d’évaluer leur potentiel et de décrire leur intégration dans les cycles naturels.
La géoingénierie, une stratégie irresponsable Ces pratiques s’opposent fondamentalement à la logique de la géoingénierie, dont nous avons évoqué quelques exemples relatifs à la modification solaire et au cycle de l’eau. Cependant, le domaine dans lequel la géoingénierie est la plus citée est celui de la séquestration du carbone. Certains projets ont été expérimentés, d’autres sont mentionnés pour un développement à grande échelle dans les scénarios de neutralité carbone. Or ils suscitent en l’état plus de problèmes que de bénéfices environnementaux. Parmi les projets les plus fous, on trouve l’idée d’ensemencer les océans avec de la poudre de fer pour stimuler la reproduction du plancton. Ce dernier est censé absorber du carbone atmosphérique en grande quantité, puis le piéger en coulant dans les grandes profondeurs, ou donner lieu à une multiplication des animaux qui composent la chaîne alimentaire. Problème : pour absorber l’équivalent de quatre années d’émissions par cette méthode, il faudrait multiplier la production minière par cent et doubler le nombre de bateaux existants pour acheminer le minerai. L’impact carbone de ce sursaut d’activité annulerait en grande partie les bénéfices de cette politique, sans parler du fait que les premiers tests en milieu océanique se sont révélés être
des échecs cuisants. Lors d’une expérience dans les eaux chiliennes, la prolifération de certaines algues, plus sensibles au fer, avait en effet attiré un type de zooplancton particulier qui les dévorait avant qu’elles n’aient pu couler du carbone. En outre, en se reproduisant aussi vite, les algues absorbent tous les nutriments disponibles, ce qui rend impossible la croissance de la prochaine génération. Il y a un équilibre à respecter, comme nous le verrons dans le chapitre 6, consacré aux océans. De manière plus concrète, les solutions dites de « capture directe du CO2 » prennent de plus en plus de volume dans la littérature scientifique. Le rapport « Global Warming of 1,5 °C » du Giec évoque la géoingénierie dans son résumé aux décideurs, et 344 scénarios sur les 400 proposés évoquent des recours à ce type de technologies. De fait, entre 1971 et 2013, 825 publications ont paru sur le sujet, avec une nette augmentation à partir de 2008. Le Giec est une plateforme de compilation de tous les travaux scientifiques parus en lien avec le climat : il est donc obligé de mentionner des études relatives à la géoingénierie. Mais ces dernières sont bien souvent peu rigoureuses. Serait-ce là une offensive politico-scientifique visant à préparer le terrain à l’essor de ces technologies ? Lorsqu’on analyse le profil de ceux qui produisent ces études, et surtout les financent, une réalité logique apparaît. Sur les 1 961 auteurs qui ont publié sur ce thème, vingt-cinq apparaissent de manière récurrente et deux d’entre eux capitalisent une somme record d’articles. Il s’agit de Ken Caldeira et de David Keith. Le premier est associé à Bill Gates au sein de la société Intellectual Ventures, qui a déposé plusieurs brevets, notamment celui du StratoShield, des tuyaux suspendus à des ballons dirigeables dans le ciel qui permettent de disperser des aérosols soufrés. Le second a créé la start-up Carbon Engineering Ltd pour développer une technique de capture directe de CO2 à l’échelle industrielle. Parmi les financeurs de sa société, on retrouve Bill Gates, mais aussi le milliardaire canadien Norman Murray Edwards, qui tire sa fortune du pétrole de sables bitumineux d’Alberta. Les
pétroliers sont particulièrement actifs dans ce domaine. La major Royal Dutch Shell a par exemple financé une étude sur l’ajout de chaux dans les océans. L’ancien directeur scientifique de BP, Steven Koonin, est à l’origine d’un rapport influent sur l’ingénierie du climat, paru en 2009. Généralement, les canaux de financement des groupes de pression climatosceptiques sont les mêmes que ceux qui financent la géoingénierie. Le but est le même : gagner du temps de business as usual. L’essor de ces technologies n’est pas le plus gros risque que ce travail d’influence puisse produire. Le principal danger est la perte de temps que des tergiversations provoqueraient. La stratégie est toujours la même : semer le doute pour tétaniser les décideurs. Les climatosceptiques ont ainsi fait perdre au moins dix ans à la transition bas carbone états-unienne. La géoingénierie est la suite logique de la stratégie de diversion climatosceptique. Dans son rapport d’octobre 2018, le Giec fait un pas de plus dans cette direction en préconisant pour la première fois dans ses conclusions la capture directe du CO2. Parmi ces techniques proposées, il y a premièrement le « BECCS » (Bioenergy with Carbon Capture and Storage : bioénergie avec captage et stockage du CO2). Cette technique consiste à faire brûler de la biomasse dans de grandes chambres et à capturer le CO2 qui s’en dégage, à le concentrer et ensuite à l’envoyer via des tuyaux dans d’anciennes poches de gaz ou de pétrole, ou des nappes phréatiques salées. On espère ainsi que le carbone cristallisera sous forme d’hydrates stables dans ces profondeurs – mais aussi qu’un bouleversement géologique de type tremblement de terre ne viendra pas fissurer les cavités et laisser tout le gaz repartir dans l’atmosphère. Les conditions géologiques optimales sont rares. Il est donc difficile d’envisager un stockage à la hauteur des besoins. Il existe aujourd’hui une vingtaine de projets pilotes dans le monde. Mais le Giec met en garde : « Certaines solutions terrestres au réchauffement climatique telles que le BECCS peuvent forcer des
compromis avec la production alimentaire si elles ne sont pas appliquées de manière réfléchie ou si elles sont adoptées à une échelle inappropriée. » L’ONG CCFD-Terre solidaire estime de son côté que, pour séquestrer assez de carbone via cette pratique pour rester sous les 1,5 °C, il faudrait multiplier par deux la surface des terres cultivées actuellement, soit ajouter l’équivalent de la surface des États-Unis en culture. Rien que pour séquestrer une gigatonne de carbone par an sur les dix que l’on produit, il faudrait faire croître de la biomasse dédiée sur dix fois la surface de la France. Il est donc irréaliste de concevoir le BECCS comme une solution à grande échelle, du moins à ce stade de développement technologique. Le DAC (Direct Air Capture) est une alternative au BECCS elle aussi largement citée dans la presse. Il consiste grosso modo en une grande pompe qui pousse l’air ambiant sur un filtre. Une fois ce filtre chargé en CO2, on le chauffe pour détacher les molécules et les stocker. Mais ces opérations sont très énergivores. Ce dispositif pourrait être intéressant à la sortie de cheminées d’usines, par exemple, où le CO2 est déjà très concentré, mais il est difficile d’envisager cette technologie comme capable de faire baisser la concentration de GES dans l’atmosphère. Il faudrait tellement d’énergie pour cela que certains proposent d’installer d’immenses dispositifs DAC combinés à de petites centrales nucléaires. Le carbone récolté dans les quelques usines de capture d’air existantes part déjà fertiliser des algues ou des cultures. Il pourrait aussi être transporté dans des cavités géologiques ou bien être insufflé dans les couches profondes des océans. Dans ce dernier cas, on espère que le CO2 dissous sera emmené par des courants profonds qui ne remonteront que quelques siècles plus tard, libérant alors le surplus de carbone dans l’atmosphère. Ce stockage ne peut donc en aucun cas être qualifié de durable. Ce CO2 récupéré peut aussi être purifié et transformé en hydrocarbure, mais le système perd alors tout son intérêt sur le plan climatique et n’est qu’une manière de recycler le pétrole à grand renfort d’énergie.
En résumé, le DAC et le BECCS posent globalement plus de problèmes qu’ils ne présentent d’intérêt pour le climat. Et, comme les autres procédés de géoingénierie présentés, ils sont complètement hors cycle naturel, ne considèrent pas les effets induits à l’échelle globale et sont donc non durables. Bien que ces technologies ne soient pas du tout au point, le lobbying en faveur du DAC est de plus en plus intense, surtout depuis 2017. Les pouvoirs publics français font d’ailleurs partie des cibles privilégiées des lobbyistes, essentiellement états-uniens. Le 14 mai 2019, une conférence intitulée « Faire de la France un leader des technologies de réduction, de captage et de recyclage du carbone » a été organisée par plusieurs députés à l’Assemblée nationale. L’intervenant principal n’était autre que Julio Friedman, ancien secrétaire adjoint aux énergies fossiles du ministère de l’Énergie états-unien sous la présidence Obama. Il était alors le principal promoteur du « charbon propre ». Il est aujourd’hui conseiller spécial chez Total et dirige l’entreprise Carbon Wrangler, qui propose des solutions de captation directe du carbone. Parmi les autres intervenants, nous pouvons également citer Noah Deich, PDG de Carbon 180, un cabinet de conseil spécialisé dans les technologies de capture du carbone. Parmi les logos des partenaires financiers de l’initiative figurent notamment les pétroliers Shell, Chevron, Exxon ou encore le chimiste BASF. La rhétorique des interventions de Friedman et Deich est bien huilée. L’exposé commence par une présentation alarmiste de la situation climatique, appuyée sur les rapports du Giec, puis évoque le clivage qu’il peut y avoir entre les éco-romantiques, d’une part, qui pensent que « technologie et recherche du profit sont inconciliables avec la lutte contre le changement climatique » et sont « focalisés sur la pureté des intentions plutôt que sur le pragmatisme des solutions », et les éco-modernistes, d’autre part, qui pensent que « la science doit participer à la lutte pour la sauvegarde de l’environnement et au progrès humain » et « privilégient le
pragmatisme sur la morale ». Cette opposition caricaturale, visant à édifier un camp du pragmatisme favorable à la géoingénierie, a été théorisée à l’origine par Steven Pinker, psychologue et linguiste auteur d’ouvrages à succès aux États-Unis – mais controversés dans la communauté scientifique – et farouche défenseur du libre marché. Il est désormais professeur en sciences cognitives à Harvard, l’université dans laquelle travaille David Keith, figure principale de la recherche en géoingénierie déjà évoquée. Les liens qui unissent ce milieu et leurs financeurs pourraient faire l’objet de longues enquêtes. Le fait est que les réseaux s’entrecroisent fréquemment avec les anciens fers de lance de l’offensive climatosceptique, souvent liés à l’industrie pétrolière.
Le géomimétisme est-il à la hauteur de l’urgence ? Compte tenu de la situation d’urgence dans laquelle nous nous trouvons, il est grand temps de ne plus en perdre et d’apporter deux conclusions. Premièrement, la géoingénierie n’offre pas de solution viable pour séquestrer le carbone en l’état, il vaut donc mieux se concentrer sur le géomimétisme. Deuxièmement, le géomimétisme ne nous épargnera pas l’impérieuse nécessité de réduire drastiquement nos émissions de CO2. Mais de quelle marge disposons-nous pour réguler le changement climatique avec le géomimétisme ? Est-elle suffisante ou bien le climat est-il déjà trop déréglé pour que des efforts de séquestration servent à quelque chose ? L’azote, l’oxygène et l’argon sont les gaz primaires de notre atmosphère. Ensemble, ils représentent 99,9 1 % de la composition de l’air (999 000 parties par million – ppm). Tout au long de l’histoire humaine jusqu’à la révolution industrielle, le taux de dioxyde de carbone se situait à moins de 0,03 1 % (entre 228 et 260 ppm). Avec la première révolution industrielle (vers 1850), ce taux a rapidement augmenté jusqu’à 275 ppm.
C’est l’effet d’un défrichage accru lié à l’expansion démographique (et donc agricole) et de l’industrialisation, consommatrice de charbon. Cette période est qualifiée de « début de l’anthropocène 4 ». La concentration actuelle de carbone s’élevait en mai 2019 à 415 ppm, et nos émissions la font grimper d’environ 2,6 ppm chaque année. Le Giec s’accorde pour dire que la zone de confort climatique, c’est-à-dire la moyenne des températures autour de laquelle le climat est compatible avec la civilisation humaine, avec un risque d’emballement négligeable, correspond à un niveau de CO2 maximum de 350 ppm. L’objectif de l’accord de Paris (2015) de contenir le réchauffement climatique en dessous de 2 °C d’ici à la fin du siècle correspond à la limite maximale de cette zone de confort, établie à 450 ppm. Au-delà, les risques d’emballement climatique sont considérés comme très probables. Si l’on considère l’objectif de 1,5 °C, il faudrait que l’humanité se limite à 430 ppm. Évidemment, ces données sont indicatives, et il est impossible de savoir précisément comment le climat va évoluer, car modéliser toutes les boucles de rétroaction potentielles et les effets d’emballement est pour l’instant audessus de nos capacités. L’excédent de CO2 entre la zone de confort (350 ppm) et notre situation actuelle (415 ppm) s’élève donc au minimum à 65 ppm. Or, au rythme des émissions actuelles, nous atteindrons les 450 ppm vers 2030, soit 100 ppm d’excédent. Notre marge de manœuvre est extrêmement réduite, d’autant que nous partons du principe que l’humanité arrêterait de produire des GES en 2030. Quand bien même ce serait le cas, il faudrait séquestrer ces 100 ppm pour se rapprocher de nouveau du seuil de sûreté climatique de 350 ppm. Le géomimétisme permettrait-il d’absorber une telle quantité de carbone ? Une ppm de CO2 dans l’atmosphère équivaut à 7,8 gigatonnes 5. Une molécule de dioxyde de carbone étant avant tout constituée de deux atomes d’oxygène et d’un atome de carbone, ce dernier ne représente que 27,3 1 % de son poids. Par conséquent, 1 ppm de CO2 contient 2 125
gigatonnes de carbone (GtC), ce qui équivaut à peu près à 1 kilomètre cube de charbon solide. En l’absence d’activités anthropiques, l’atmosphère échange chaque année 60 gigatonnes de carbone avec la biosphère et 90 gigatonnes avec la mer. Les cycles sont globalement à l’équilibre : la respiration et la décomposition des organismes émettent du carbone, que la photosynthèse absorbe chaque année. Le cumul des émissions anthropiques de carbone dans l’atmosphère monte à 560 GtC entre 1750 et aujourd’hui. La combustion des énergies fossiles et la production de ciment y ont contribué à hauteur de 380 GtC, soit 68 1 %. La réduction des émissions est donc de loin le levier prioritaire, et il faut constamment le garder à l’esprit. Le changement d’utilisation des terres (déforestation, artificialisation, désertification, etc.) représente environ 180 GtC, soit près d’un tiers des émissions, ou encore 84 ppm. Théoriquement, donc, la Terre pourrait réabsorber au moins un tiers du surplus de carbone atmosphérique si l’on revenait sur cette affectation des sols, ce qui serait techniquement possible avec le géomimétisme. Cette donnée est intéressante, car elle donne un premier ordre de grandeur (certes très théorique) de la quantité de carbone que le géomimétisme pourrait permettre de retirer de l’atmosphère. Dans un contexte d’urgence climatique où chaque atome de carbone compte, capturer un tiers des émissions est énorme – et déterminant. Évidemment, le potentiel pratique est moindre, mais, si l’on réduit significativement nos émissions, alors la part du géomimétisme augmente relativement. D’autres données viennent conforter davantage le potentiel réel du géomimétisme. Environ 45 1 % des 560 GtC émises depuis 1750 sont restées dans l’atmosphère, soit 250 GtC (118 ppm). Le reste (310 GtC) a été absorbé par des réservoirs naturels : à moitié dans les océans (150 GtC) et à moitié dans la végétation et les sols non affectés par les humains (160 GtC). Cette faculté de la végétation à aller au-delà de son « rythme de croisière » en termes de séquestration est une bonne nouvelle. Les milieux préservés
ou réhabilités peuvent accumuler encore davantage de carbone qu’ils ne le feraient normalement, hors réchauffement climatique. Ce qui autorise également un certain optimisme si l’on songe aux surplus que pourraient stocker les terres réhabilitées pour l’action climatique. Indépendamment des débats scientifiques actuels sur la fatalité de l’emballement climatique, il nous est donc permis d’admettre que, en couplant une politique de réduction rapide des émissions et des mesures ambitieuses de séquestration, nous pourrions relever avec succès le défi historique de la stabilisation relative du climat. Quand bien même ce ne serait pas le cas, il est de notre devoir de tout faire pour limiter cet emballement. Il convient dès lors d’évaluer, en synthétisant les dernières connaissances disponibles, le potentiel climatique de chaque pratique géomimétique. Les évaluations d’émissions globales de carbone de tel ou tel type de milieu n’ont pas toujours été faites, ou alors elles ont été mal extrapolées. L’océan est à ce titre un grand inconnu. Il est très difficile d’estimer les capacités d’absorption de carbone de la chaîne alimentaire marine, par exemple, ou de savoir quelle proportion finit par couler en profondeur et se stabiliser pour des siècles sous forme de glace de carbone. Nous disposons en revanche de davantage de données en ce qui concerne les forêts ou les sols agricoles. Au-delà des chiffres, il est fondamental de connaître la logique de cycle naturel. Cet ouvrage a pour but principal de donner toutes les clés pour comprendre comment la nature stocke du carbone, et comment s’inspirer d’elle. Avec cela à l’esprit, il devient aisé de saisir pourquoi le climat est perturbé et pourquoi des solutions hors du cycle naturel, comme celles proposées par la géoingénierie, sont un non-sens 6. Nous avons répertorié ici les pratiques de géomimétisme les plus importantes, et les avons classifiées en fonction des milieux concernés. Ces pratiques peuvent être soit passives, lorsqu’on parle par exemple de
protéger un milieu qui séquestre du carbone, soit actives, lorsqu’on propose d’agir directement pour l’étendre. Nous allons nous pencher sur cinq grands milieux. On les distingue par les différences de nature ou de fonction quant aux cycles de séquestration du carbone. Parfois, certains se recoupent en partie, comme les zones humides et les forêts par exemple, puisque des arbres peuvent pousser sur la tourbe, ce qui complique les estimations chiffrées. En revanche, nous nous concentrons à chaque fois sur des cycles et des interactions bien spécifiques. Ainsi, dans le milieu forestier, le cycle du carbone est principalement celui de l’arbre. Dans les sols agricoles, il est rythmé par les interactions entre cultures, microfaune et macrofaune. Les zones humides abritent un cycle avant tout caractérisé par l’absence d’oxygène. Dans le permafrost, le cycle d’accumulation du carbone par photosynthèse est entrecoupé de glaciations dans lesquelles les animaux ont un rôle prépondérant. Enfin, le milieu océanique absorbe du carbone à travers la « pompe biologique », qui est le produit de l’interaction entre les planctons et le reste de la chaîne alimentaire. Chacun de ces milieux est originellement un puits de carbone atmosphérique. Mais, désormais, ils sont pour beaucoup perturbés par les actions directes (pesticides, engrais, déforestation, surpêche, etc.) ou indirectes (changement climatique, acidification des océans, etc.) de l’humanité. Ils deviennent ainsi moins effectifs, quand ils ne sont pas des émetteurs nets de carbone. Cet ouvrage se veut gage d’un optimisme ancré dans la science. Il est encore possible, techniquement, de réguler le changement climatique. En outre, le géomimétisme redynamise systématiquement la biodiversité, car c’est bien elle qui permet de stocker efficacement le carbone. Plus la biodiversité est riche en espèces, plus elle est résiliente, donc efficace sur le plan climatique. Alors que nous avons amorcé la sixième extinction de masse, qui menace de disparition un huitième des espèces à un rythme cent
fois plus rapide que celui de la disparition des dinosaures, ce travail contribue à montrer que biodiversité et climat sont les deux faces d’une même médaille. Il est impossible de ne pas les considérer ensemble. La notion d’intégration de l’action dans les cycles naturels induit des conclusions politiques qui ne sont pas neutres, puisqu’elle suppose avant tout que l’on régule le caractère prédateur de l’économie de marché. C’est pourquoi, après avoir exposé l’aspect technique des solutions visant à dynamiser les cycles du carbone, nous évoquerons quelques pistes qui permettraient d’amorcer des politiques publiques à la hauteur de l’enjeu. Ces pistes ne sont évidemment pas exhaustives, et il ne s’agit pas là d’un programme politique. Le but est notamment de donner à voir la complexité de la réponse à apporter. Les scientifiques oublient trop souvent, lorsqu’ils formulent des préconisations, de prendre en compte la complexité des sociétés humaines, qui ne fonctionnent certainement pas selon les principes de la rationalité scientifique. Sans une acceptation sociale, politique, économique mais aussi diplomatique, point d’avancée significative. Il est donc impératif de convoquer les outils des sciences sociales et politiques.
2. Ces travaux ont été conduits par l’équipe de David Keith, titulaire de la chaire Gordon McKay de physique appliquée à la faculté d’ingénierie et de sciences appliquées Paulson de l’université de Harvard. 3. La force de Coriolis est la force de l’inertie de la Terre, du fait qu’elle tourne sur elle-même. 4. Paul Crutzen, dans son article « Geology of Mankind », paru dans la revue Nature en 2002, a popularisé ce terme que d’autres avaient utilisé avant lui (Andrew Revkin, Global Warming : Understanding the Forecast, 1992). Il faisait débuter l’anthropocène à l’année 1784 (brevet d’amélioration de la machine à vapeur) et y développait l’idée de l’humanité comme force géophysique de transformation du système planétaire. 5. gigatonne (Gt) = 1 milliard de tonnes, soit le poids de 20 000 Titanic. 6. Le niveau de vulgarisation nécessaire pour expliquer ces phénomènes en un nombre de pages raisonnable implique cependant de synthétiser les analyses et de ne pas être exhaustif.
Chapitre 2 LES FORÊTS : REBOISER EFFICACEMENT EN S’INSPIRANT DES ÉCOSYSTÈMES NATURELS Fin juillet 2019, l’Éthiopie a battu un drôle de record en plantant quelque 350 millions d’arbres en seulement douze heures. L’objectif était d’atteindre les 4 milliards d’ici le mois d’octobre de la même année. En juillet 2017, l’Inde avait aussi défrayé la chronique après avoir planté 66 millions d’arbres en une journée. À titre de comparaison, la France plante chaque année en moyenne 80 millions d’arbres, dont l’immense majorité vise à renouveler les productions de la filière bois. Ce genre d’annonce fait fréquemment les gros titres. De fait, dans l’inconscient collectif, l’arbre est certainement la première chose qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque la séquestration naturelle du carbone. Cette croyance est fondée. Dans son rapport spécial sur l’utilisation des terres et le changement climatique (août 2019), le Giec évalue à 30 1 % la part de carbone anthropique captée par la végétation terrestre chaque année, à commencer par celle des forêts. Autrement dit, sans la capacité des arbres à absorber encore plus de carbone aujourd’hui qu’avant la révolution industrielle, l’augmentation des températures serait beaucoup plus rapide. Au lieu d’être à + 1,1 °C, nous serions probablement à + 1,4 °C. Il suffirait
donc de planter plus d’arbres pour régler le problème climatique ? C’est évidemment plus compliqué que cela. Planter des arbres n’est pas un acte aussi trivial qu’il y paraît. La reforestation est une science précise qui doit obéir à des objectifs de durabilité, notamment par rapport à la biodiversité, donc qui doit s’inspirer de la nature. Autrement, on risque de dérégler les cycles naturels et de provoquer des problèmes environnementaux. Il convient donc de bien cerner l’ensemble des mécanismes qui font d’une forêt un piège à carbone efficace et durable. En outre, planter des arbres ne veut pas forcément dire planter des forêts. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les forêts sont « des terres occupant une superficie de plus de 0,5 hectare avec des arbres atteignant une hauteur supérieure à cinq mètres et un couvert arboré de plus de 10 1 % ». Une définition qui exclut logiquement les arbres isolés, sur des terres à vocation agricole ou dans les zones urbaines, par exemple. Il ne faut donc pas confondre nombre d’arbres sur Terre et surface forestière, même si, dans les faits, la corrélation est très forte entre les deux. Nous verrons notamment dans la partie consacrée aux sols agricoles (chapitre 3) qu’y incorporer des arbres est essentiel, bien que cela n’entre pas dans la définition de la reforestation.
Déforester, c’est détruire le cycle carbonique des sols Le carbone apparaît sous de multiples formes dans la forêt : organismes vivants et leurs exsudats (souvent des sucres et des hydrates de carbone tels que la cellulose), organismes décomposés, etc. Rien que dans les trente premiers centimètres de l’ensemble des sols de la planète, on compte quelque 700 gigatonnes de carbone. Si l’on élargit le calcul au premier mètre, on arrive à 1 500 GtC 7. Les animaux du sol, souvent
microscopiques, pèsent environ 80 1 % de la masse totale des animaux terrestres. Dans une cuillère à café de sol forestier en « bonne santé », on trouve plus de microbes qu’il y a de personnes sur Terre. L’arbre joue un rôle tout à fait fondamental dans cette accumulation de carbone organique. La molécule de chlorophylle présente dans les feuilles permet d’absorber l’énergie du soleil pour diviser les molécules d’eau (H2O) en atomes d’hydrogène et d’oxygène. La plante rejette ensuite l’oxygène sous la forme O2 dans l’atmosphère. L’hydrogène est stocké temporairement puis lié à des molécules de CO2 afin de créer des hydrates de carbone (C6H12O6). Comme dans toute réaction chimique, la photosynthèse est limitée par la disponibilité des composants. Puisque le CO2 est présent dans l’atmosphère à des concentrations très faibles relativement aux autres gaz (400 ppm, soit 0,04 1 %, actuellement), il est souvent le facteur limitant de la réaction photosynthétique. La nuit, c’est l’absence de lumière qui limite l’opération. Ce processus est tellement actif qu’environ 15 1 % de tout le CO2 présent dans l’atmosphère circule par les organismes photosynthétiques chaque année, soit 100 Gt. Une bonne partie de ce CO2 est rejetée par la respiration nocturne de la plante, mais l’ampleur du procédé de fixation reste considérable. Un hectare de blé peut par exemple, chaque année, convertir près de 10 tonnes de carbone atmosphérique en quelque 25 tonnes de sucre, en le combinant à de l’eau et à des minéraux. Cet ordre de grandeur est sans doute similaire pour un hectare de forêt.
Le cycle du carbone forestier : un processus qui embarque l’ensemble des êtres vivants Le cycle du carbone ne se limite pas aux arbres ou aux plantes. Tous les êtres vivants y jouent un rôle plus ou moins direct. Ils sont constitués de carbone bien qu’ils ne soient pas tous des organismes photosynthétiques. Ceux qui ne peuvent pas en produire, les animaux et les champignons,
doivent en acquérir. La symbiose avec les plantes est donc obligatoire, soit par l’alimentation, soit par le « commerce ». On estime qu’entre 20 et 40 1 % du carbone fixé par la plante est exsudé sous forme liquide dans la rhizosphère (partie du sol entourant la racine) 8. Mais pourquoi rejeter ces sucres riches en énergie dans le sol plutôt que de les conserver ? En réalité, les sucres sont un appât idéal. Les bactéries, champignons et autres microbes affamés s’empressent de dévorer ces exsudats. Or, pour continuer à proliférer, ils en veulent toujours plus. Sachant qu’une plante en bonne santé pourra consacrer plus de ressources à la production de ces exsudats, les microbes n’ont pas d’autre choix que de lui fournir un maximum de ressources. La communauté microbienne est constituée à 90 1 % de champignons et de bactéries, dont le ratio exact varie selon les sols. Les bactéries ont des propriétés chimiques uniques. Les rhizobactéries, par exemple (qui viennent se concentrer autour des racines), favorisent la croissance des plantes en produisant des substances uniques. Les différentes espèces fixent du nitrogène, solubilisent de l’azote et du phosphate, synthétisent des phytohormones qui améliorent la pousse de la plante, produisent des fongicides et des antibiotiques naturels pour protéger les plantes des maladies, etc. Les champignons dits mycorhiziens (liés aux racines) sont à l’origine de 85 à 90 1 % de l’apport en nutriments de la plante, qu’ils échangent avec des exsudats sucrés. Grâce à son long hyphe 9, le champignon prolonge les petites racines de milliers de filaments qui permettent de récolter eau et nutriments. Les mycorhizes ont la capacité de dissoudre la surface de cailloux grâce à des enzymes, de manière à libérer des minéraux assimilables par la plante : 80 1 % des plantes terrestres profitent de l’association avec cette espèce. Les champignons sont les seuls organismes terrestres à pouvoir digérer et dégrader complètement la lignine, composante principale du bois. C’est
en cela que l’arbre est essentiel à la bonne santé des sols et à sa capacité à stocker du carbone. Avec l’automne, les arbres perdent beaucoup de matière organique. Les feuilles et les petites branches qui tombent sont attaquées par une microfaune dite épigée (qui se trouve en surface). Celle-ci est constituée de milliers d’espèces de petits insectes, d’acariens, de vers… qui broient la lignine pour consommer une partie des sucres qu’elle contient. Ils produisent ensuite des déjections dans lesquelles les morceaux de lignine sont assez fins pour être facilement exploités par les champignons, qui produisent ensuite de l’humus. L’humus est un complexe organo-minéral composé à environ 60 1 % de carbone, entre 6 et 8 1 % d’azote, et lié chimiquement aux minéraux du sol comme le phosphore, le soufre, le fer et l’aluminium. En plus de la production de cet humus, les champignons sécrètent une sorte de colle appelée glomaline, qui structure le sol, le tient et « éponge » l’eau. La glomaline contiendrait le tiers du carbone séquestré dans les sols de la planète 10, et de façon stable. C’est certainement un des meilleurs puits de carbone au monde. L’arbre est donc l’artisan de ce cycle, en produisant la matière première et l’énergie nécessaires aux champignons, mais ce n’est pas tout. Les ligneux (plantes qui produisent du bois) possèdent un système de racines spécifique : un réseau horizontal, proche de la surface, et des racines dites pivots qui plongent verticalement dans le sol. Ce système s’enfonce parfois très profondément, jusqu’à atteindre la roche mère. Des spéléologues ont ainsi rapporté avoir vu des racines dans des grottes à 150 mètres de profondeur. Le long de ces racines, l’eau ruisselle jusqu’à la nappe phréatique. Elle apporte l’oxygène essentiel à la vie d’un deuxième type de microfaune, dite endogée (en profondeur). Cette dernière a pour rôle de consommer les racines qui meurent en profondeur et donc de nettoyer le sous-sol, qui serait saturé de racines pourries sinon. Nous y retrouvons globalement les mêmes
espèces qu’en surface, mais souvent blanchies par l’absence de lumière. C’est une façon de faire pénétrer du carbone en profondeur pour l’y stocker. En arrivant au contact de la roche, les racines de l’arbre vont sécréter de l’acide pour la ronger et se nourrir de ses minéraux. Seulement, elles ne consomment pas toutes les composantes de la roche et absorbent en priorité des éléments comme le magnésium, le calcium, le soufre, le phosphore… Or les roches de la planète sont constituées majoritairement de silice, de fer et d’aluminium. Si les racines ponctionnent une petite quantité de fer dont la plante a besoin pour synthétiser certaines enzymes, et un peu de silice pour la composition des membranes cellulaires, ces trois minéraux vont s’accumuler autour des racines. Quand la concentration de ces minéraux augmente, ils cristallisent pour former du silicate de fer et d’alumine, que l’on appelle communément argiles. Les argiles sont extrêmement importantes pour maintenir un pH optimal dans le sol, absorber des métabolites nocifs ou encore prévenir la dessiccation. Elles contiennent en effet des pores où s’accumule de l’eau et où des petits organismes peuvent se cacher pour échapper à leurs prédateurs, plus gros. Les organismes ainsi protégés ont un taux de mortalité inférieur à 1 1 % par jour, alors que 70 1 % de ceux qui ne bénéficient pas de refuge peuvent disparaître dans ce laps de temps. Toutes les plantes ont tendance à former de l’argile en absorbant les minéraux des roches, mais ces minéraux sont répartis inégalement : on les retrouve majoritairement en profondeur. L’humus est donc surtout produit en surface et l’argile majoritairement en profondeur par les arbres. Un troisième type de faune va venir mélanger et homogénéiser les différentes couches de sols : les vers de terre, ou les termites dans les pays tropicaux. Les vers de terre constituent 50 1 % de la biomasse animale totale. Autrement dit, ils pèsent autant que tous les autres animaux réunis, soit en moyenne une tonne par hectare (jusqu’à quatre tonnes dans les prairies normandes), et chacun d’entre eux rejette son poids et demi en terre
par jour en période d’activité 11. Cela représente quelque cinq cents tonnes par hectare et par an, un travail de labour incomparable. Ils font des allersretours entre les couches profondes et superficielles, puis mélangent l’argile et l’humus dans leur tube digestif. Dans leur intestin se trouve une glande spécifique qui sécrète une « bile » riche en calcium. L’humus et l’argile sont tous les deux des molécules chargées négativement ; le calcium (Ca2+), qui est doublement positif, attache donc électriquement ces molécules, créant le complexe argilo-humique. Celui-ci reste stable pour des siècles : c’est un facteur de séquestration de carbone capital sur le long terme. Pour l’ensemble de ce cycle, la présence des arbres est fondamentale. Retirer ce couvert forestier, ce serait condamner cette mécanique et exposer le carbone du sol à une lente oxydation (qui peut être rapide en surface). Si des sols agricoles bien gérés (sous couvert) peuvent séquestrer du carbone au même titre que les prairies, y incorporer quelques arbres (agroforesterie) stimule le cycle carbonique et distribue l’effort de séquestration verticalement (biomasse de l’arbre, et différentes couches du sol via la glomaline et le complexe organo-humique en profondeur…). Ce principe est commun à toutes les forêts du monde, mais la répartition du carbone entre partie aérienne des plantes et sol varie de manière très différente selon le climat. Dans les zones tempérées et froides, les températures fluctuantes poussent tendanciellement l’activité biologique à se protéger en s’enfonçant dans le sol. Dans les zones tropicales, où les températures sont plus régulières, le rapport est inversé : la majorité du carbone est contenue dans la partie aérienne des arbres. C’est ce qui explique d’ailleurs que les terres défrichées en Amazonie ne sont productives que pendant très peu de temps : elles sont pauvres en carbone. Nous reviendrons en détail sur le fonctionnement de ces différents milieux ultérieurement.
À quel point l’humanité a-t-elle transformé les forêts ? Depuis les débuts de l’agriculture, la surface forestière a baissé de 46 1 % à travers le monde. Elle couvre aujourd’hui environ 30 1 % de la superficie terrestre, soit 40 millions de kilomètres carrés. Le défrichage systématique des forêts à des fins agricoles a commencé très tôt, dès l’âge du bronze (de 3000 à 1000 av. J.-C.). La couverture forestière est restée globalement stable pendant les deux derniers millénaires, puis nous sommes entrés dans une nouvelle phase de déforestation exacerbée par le tournant néolibéral des années 1980. La dérégulation, l’affaiblissement des États, la montée en puissance des multinationales exportant des produits agricoles, etc. ont amorcé un mouvement de prédation incontrôlé sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Les dernières estimations satellites évaluent à 3 000 milliards le nombre d’arbres sur la planète. Quinze milliards d’entre eux sont abattus chaque année, soit l’équivalent de quarante-huit terrains de football chaque minute. Globalement, nous avons perdu 1,5 million de kilomètres carrés de surface forestière entre 2000 et 2012, soit 2,3 fois la surface de la France, et ce malgré les replantations. Conséquence : sur cette période, la déforestation représente quelque 12 1 % des émissions nettes de CO2 anthropique. Les pays les plus touchés par la déforestation depuis 2001 sont la Russie, le Brésil, les États-Unis, le Canada, l’Indonésie, la Chine, la République du Congo, l’Australie, la Malaisie et l’Argentine. En pourcentage de la couverture forestière perdue, le classement diffère significativement : l’Afrique du Sud (25 1 %), le Portugal (23 1 %), le Zimbabwe (20 1 %), le Paraguay (17 1 %), la Malaisie (16 1 %), le Cambodge (15 1 %), la Côte d’Ivoire (13 1 %), l’Uruguay (13 1 %) et la Mongolie (13 1 %). Outre la disparition de surface forestière en tant que telle, on estime que 20 1 % des forêts restantes sont dégradées 12. Ces dégradations ont un rôle
tout aussi – voire plus – important que la déforestation dans le changement climatique puisqu’elles seraient responsables de quelque 70 1 % du surplus de CO2 libéré par la coupe des arbres 13. Les changements environnementaux, les feux de forêt, l’abattage sélectif d’arbres et la maladie sont autant de facteurs de dégâts à l’intérieur des forêts, diminuant la densité de biomasse produite et donc le stock de carbone. Ensemble, déforestation et dégradation des forêts contribuent à une perte de 2 à 2,8 GtC par an, soit deux fois plus que ce qu’elles absorbent. À titre de comparaison, les émissions dues aux énergies fossiles s’élèvent à 7,8 gigatonnes de carbone par an en moyenne. Mais les transformations que fait subir l’humanité aux zones forestières ne s’arrêtent pas aux impacts directs des tronçonneuses. Le changement climatique pourrait bien avoir, à terme, une influence encore plus dévastatrice. On en observe déjà des effets inquiétants, que l’on détaillera en fonction des milieux. D’une manière générale, la séquestration de carbone par les écosystèmes forestiers est censée s’accroître du fait de l’augmentation des températures et de l’effet fertilisant du CO2 14. Plus la concentration de CO2 est élevée, plus les plantes croissent vite. On pourrait donc penser que le réchauffement climatique entraînerait une rétroaction positive à ce niveau, limitant un peu notre impact. Néanmoins, l’effet puits de carbone est fortement affecté par les incendies, les sécheresses, les automnes doux et le dégel des sols. De fait, des saisons froides plus douces prolongent l’activité bactérienne des sols, émettrice de GES. La communauté scientifique s’est également rendu compte que le phénomène positif de fertilisation des plantes par le CO2 se serait arrêté vers l’an 2000. En cause : une humidité qui croît moins vite que la température de l’air. On pensait que le taux d’humidité de l’atmosphère et la température étaient parfaitement corrélés : + 1 °C = + 7 1 % de vapeur d’eau en suspension. Mais, de fait, cette surcharge a entraîné une augmentation de l’intensité des pluies à certains endroits, et donc des sécheresses à d’autres.
Le cycle de l’eau est dérégulé. L’absence d’humidité prolongée peut entraîner une demande trop forte d’eau par les parties supérieures de l’arbre, ce qui peut rompre la continuité du cheminement de la sève et provoquer l’affaiblissement ou la mort de l’arbre. Ces mauvaises nouvelles doivent cependant être tempérées par des faits plus satisfaisants. La Nasa a récemment affirmé que, depuis 2010, la surface végétalisée sur Terre a progressé de 5 1 %, ce qui correspond à l’équivalent de l’ensemble de la forêt amazonienne 15. À l’origine de ce fait : les politiques très volontaristes de reforestation et d’extension des zones agricoles de la Chine et de l’Inde. Si ces chiffres cachent des réalités très différentes, et des projets très critiquables comme des monocultures d’arbres (ce que nous verrons plus tard), il n’en est pas moins vrai qu’avec une certaine dose de mobilisation politique l’humanité peut avoir un impact potentiellement positif plus fort que les impacts négatifs du changement climatique. La déforestation en milieux tempéré et boréal L’esprit du géomimétisme, à savoir l’inscription des politiques de séquestration du carbone dans les cycles naturels, nécessite de considérer une échelle d’analyse pertinente. On ne peut pas aborder la question de la reforestation de manière universelle, car les cycles forestiers sont très différents selon qu’ils sont tropicaux, tempérés ou encore boréaux. Un quart des forêts du monde se trouvent en milieu tempéré. Au cours de l’histoire, elles ont été les premières victimes de la transformation anthropique, car occupées par les humains depuis plus longtemps que les autres milieux. On estime que 99 1 % d’entre elles ne sont pas « naturelles », dans le sens « primaires », non modifiées par l’homme. Les 7,7 millions de kilomètres carrés de forêts tempérées sont un puits de carbone net, à hauteur de 0,8 gigatonne de carbone par an. Depuis quelques
années, la forêt tempérée se porte bien, voire avance, car elle est présente dans des pays stables disposant de vraies politiques publiques forestières. Avec le changement climatique, les forêts tempérées se révèlent néanmoins particulièrement vulnérables à de nouvelles menaces. Depuis quelques années, les sécheresses y sont plus sévères, les incendies plus nombreux, les insectes ravageurs étendent leurs zones d’action et provoquent beaucoup de dégâts. En 2019, la plupart des hêtres de Suisse ont par exemple séché sur place et sont morts, en raison de températures anormalement élevées. En France, de nombreux sapins des forêts du Jura ont également séché, ce qui les a rendus beaucoup plus vulnérables aux parasites, qui profitent de l’occasion. Avec le réchauffement climatique, le climat méditerranéen avance de vingt kilomètres vers le nord chaque année, bouleversant les arbres – qui ne peuvent pas se déplacer, contrairement aux animaux. De moins en moins adaptés, les hêtres, certains chênes, frênes, etc. laissent de plus en plus la place aux acacias, chênes-lièges, etc., venus d’Europe du Sud. Ces éléments contribuent à un affaiblissement global de la capacité à absorber du carbone, même si cette baisse est difficilement mesurable. La forêt boréale, aussi appelée taïga, s’étend sur quelque 15,1 millions de kilomètres carrés (10 1 % des surfaces émergées) aux alentours du cercle polaire, principalement à travers le Canada et la Russie. C’est le plus vaste entrepôt terrestre de carbone au monde puisqu’elle stocke plus de 200 gigatonnes de carbone dans ses arbres, ses sols et ses zones humides, soit l’équivalent de plus de vingt années d’émissions de GES anthropiques au rythme actuel. Cependant, elle est globalement moins bien protégée que les forêts tempérées. Sur 4,6 millions de kilomètres carrés de taïga russe, par exemple, l’abattage est interdit sur seulement 0,6 million et contrôlé sur seulement 1 million de kilomètres carrés. Le long des frontières avec la Finlande et la Chine, on brûle volontairement de grands espaces pour pouvoir récolter
ensuite le bois en s’affranchissant des règles de gestion qui concernent les forêts en bon état. La pression sur la ressource est en effet très importante et, avec le réchauffement climatique, le travail va devenir plus facile dans ces régions qui semblent protégées par leur éloignement. Ce phénomène, combiné à l’augmentation des feux de forêt directement liée au changement climatique, pourrait altérer le rôle de la forêt boréale comme puits de carbone, alors qu’elle est actuellement le second puits le plus important au monde, après les forêts tropicales (les scientifiques ne sont pas forcément d’accord sur cette classification). L’été 2019 aura été particulièrement sévère pour les forêts du Grand Nord. Rien qu’en juin, les feux de forêt ont dévasté une surface équivalente à 100 000 terrains de football dans les régions arctiques, émettant autant de CO2 que la Suède en une année entière. C’est plus que ce qui a été libéré par les incendies dans l’Arctique pendant tous les mois de juin réunis de 2010 à 2018. Forêts tempérées et forêts boréales obéissent globalement aux mêmes règles biologiques. La majeure partie du carbone séquestré par un arbre l’est dans le sol (60 1 %). On estime d’ailleurs que la conversion d’une forêt en champ ou en pâture mène à une réduction rapide de 20 à 40 1 % de la quantité de carbone présent dans le sol. La déforestation en milieu tropical Les forêts tropicales couvrent une superficie de 17,6 millions de kilomètres carrés, soit 44 1 % de la totalité des forêts. Cependant, elles renferment plus de la moitié de la biomasse aérienne mondiale et 37 1 % du stock de carbone terrestre 16. Elles capturent chaque année les deux tiers du carbone stocké par l’ensemble des forêts du monde (1 gigatonne de carbone par an sur 1,5 gigatonne de carbone par an). L’impact de la disparition des forêts tropicales sur le climat est difficile à évaluer. Il pourrait représenter jusqu’à 19 1 % de l’ensemble des émissions de GES de l’humanité 17 et l’on
estime qu’au rythme actuel la déforestation poussera à l’élimination totale des forêts tropicales d’ici quarante ans. D’autres études satellites récentes confirment que les forêts tropicales ont perdu leur rôle de tampon climatique et émettent désormais autant que ce qu’elles absorbent à cause des dégradations qu’elles subissent et des sécheresses 18. La déforestation se concentre principalement dans trois massifs : – l’Amazonie tropicale, pour 8,2 millions de kilomètres carrés, avec une perte de 0,4 1 % par an en moyenne sur les dix dernières années ; – le bassin du Congo, pour 2,3 millions de kilomètres carrés, avec une perte de 0,4 1 % par an ; – l’Asie du Sud-Est pour 1,9 million de kilomètres carrés, avec une perte de 1,6 1 % par an. Les tropiques présentent à la fois les plus grandes pertes et les gains les plus importants, grâce à la régénération naturelle des forêts en premier lieu et aux replantations dans une moindre mesure. Cependant, les pertes restent supérieures aux gains. Cette perte de carbone est plus forte en Amérique latine (0,31 gigatonne de carbone par an) et en Asie du Sud (0,25) qu’en Afrique (0,13), car l’exploitation des sols n’y est pas encore aussi systématique, mais la forêt africaine suscite de plus en plus de convoitises. À noter que la dégradation/perturbation des forêts tropicales est la principale cause de perte de carbone, devant la déforestation stricto sensu. Cette dégradation/perturbation des forêts compte respectivement pour 70 1 %, 81 1 % et 46 1 % de la perte de carbone dans les forêts tropicales d’Amérique, d’Afrique et d’Asie (pour un total de 68,9 1 % de perte de carbone dans l’ensemble des tropiques) 19. Derrière ces chiffres se cachent des réalités politiques différentes. Le Brésil est le pays qui a perdu le plus de surface forestière au monde. Rien qu’entre 1998 et 2004, la culture sur brûlis a emporté quelque 310 000 kilomètres carrés, soit une surface équivalente à celle de la Pologne. Dans la décennie qui a suivi, la déforestation a néanmoins baissé
de 80 1 % grâce à un ensemble de stratégies complémentaires. Cependant, le nombre d’hectares déboisés en raison de l’agriculture est reparti à la hausse en 2016 (+ 29 1 %) sous la pression du lobby bovin, et les orientations du gouvernement de Jair Bolsonaro devraient accélérer ce phénomène. En 2019, les feux de forêt au Brésil ont augmenté de 83 1 % sous l’effet combiné de sécheresses et d’un laxisme volontaire en matière de combat des incendies, afin de favoriser l’exploitation des terres. La déforestation globale y a quant à elle augmenté de 88 1 % en un an avec l’élection du président climatosceptique Jair Bolsonaro. À ce rythme-là, la forêt amazonienne est menacée de disparition en quelques années, sans compter le risque de « tipping point » (point de basculement) : de plus en plus de chercheurs s’accordent à dire qu’au-delà d’un certain niveau de déforestation, le bassin amazonien ne sera plus capable d’entretenir son propre climat et se transformera brutalement en savane. D’autres facteurs plus insidieux peuvent également expliquer la mauvaise santé d’une forêt tropicale. L’appauvrissement en phosphore du sol de l’Amazonie limite la croissance des arbres et diviserait par deux les capacités de séquestration supplémentaires dues à la fertilisation par le surplus de CO2 atmosphérique 20. Un tiers du bassin amazonien serait concerné par ce phénomène, du moins à terme. Le phosphore, comme on le verra dans le chapitre 3, consacré à l’agriculture, est presque intégralement apporté par les animaux. La diminution du nombre d’espèces remontant l’Amazone, apportant dans leurs organismes des nutriments essentiels qui finissent généralement disséminés dans la forêt par l’intermédiaire de prédateurs, est responsable de cet appauvrissement. Il y a donc un lien direct entre pollution de l’Amazone, installation de barrages, etc. et dynamisme en matière de croissance des arbres, donc d’impact sur le climat.
La reforestation comme moyen de séquestration du carbone Grâce à des logiciels satellites qui permettent de déterminer les zones potentiellement reboisables (type de sols endommagés, zones déforestées, désertifiées…), il serait théoriquement possible de restaurer plus de 20 millions de kilomètres carrés (soit une superficie supérieure à celle de toute l’Amérique latine 21). La reforestation n’est pas toujours du géomimétisme Lorsqu’on parle de restauration, on n’évoque pas forcément une plantation dense et systématique. Trois quarts de ces terres seraient davantage adaptées à une reforestation « en mosaïque », c’est-à-dire mêlant reforestation biomimétique (qui imite la nature), sylviculture, agroforesterie, etc. ; 5 millions de kilomètres carrés pourraient ainsi redevenir des forêts de canopée dense. Un ensemble d’interventions peut en effet être mobilisé dans la restauration de paysages forestiers, selon une association propre à chaque territoire et de façon complémentaire. Toutes les interventions ne sont pas forcément durables, donc pas toutes considérées comme du biomimétisme. C’est par exemple le cas des monocultures d’arbres, une sylviculture industrielle ayant vocation à produire un maximum de bois en un minimum de temps. Les espèces utilisées pour ce faire sont généralement mal adaptées aux spécificités locales et provoquent des dégâts environnementaux importants. Certaines pratiques restent tout à fait durables : – La régénération naturelle d’une forêt, qui peut prendre un certain temps selon le type et la durée de la perturbation subie (coupe de bois, agriculture, pâturage, etc.) : une forêt tropicale retrouve une structure de forêt non perturbée au bout de quelques décennies (entre cinquante et cent
ans), mais on estime à plusieurs siècles le temps nécessaire pour retrouver une composition floristique originelle. De fait, le carbone est accumulé en masse tout au long de ce processus. – Le développement d’activités agricoles compatibles avec la gestion durable des forêts, que ce soit à travers la mise en place d’abattis pérennes (évitant la déforestation des parcelles adjacentes) et la promotion de l’agriculture de conservation (permettant de conserver une couverture végétale qui limite l’érosion et conserve la fertilité des sols) ou la prise en compte de l’agriculture itinérante sur brûlis (ou abattis-brûlis), largement répandue au Brésil mais aussi en Guyane, qui, lorsqu’elle est pratiquée dans des conditions permettant des cycles de jachère de longue durée, est compatible avec la gestion forestière à grande échelle. – L’agroforesterie, qui désigne un système d’utilisation rationnelle des terres ayant pour effet d’accroître le rendement total en combinant les cultures agricoles (vivrières, annuelles) avec les arbres (cultures pérennes) et/ou l’élevage, sur une même parcelle, en synergie. La combinaison peut s’étaler dans le temps, dans le respect des conditions écologiques et socioéconomiques des populations locales. – Le reboisement de parcelles consacrées à l’exploitation du bois, qui joue également un rôle de puits de carbone et évite la déforestation des forêts non perturbées à l’échelle régionale. Cette exploitation doit cependant s’inscrire dans une logique d’équilibre et de diversité, loin des monocultures. Au-delà des techniques mobilisées, l’enjeu de la restauration forestière doit être appréhendé de manière holistique. Il faut par exemple chercher à articuler ces solutions à l’échelle d’un territoire donné, c’est-à-dire travailler à l’intégration de ces pratiques localement, dans une vision d’aménagement cohérent du territoire. Le secteur du bâtiment est particulièrement déterminant dans la réussite de politiques géomimétiques forestières, et ce à plus d’un titre.
L’utilisation du béton s’est considérablement accrue au cours des trente dernières années pour atteindre 7 milliards de tonnes par an, soit une tonne pour chaque habitant de la planète. La Chine en utilise désormais près de 60 1 %, mais les pays industrialisés ont également multiplié leur consommation par six à huit. Rappelons que le secteur de la construction est responsable d’environ 10 1 % des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale. À lui seul, le béton est responsable de près de 52 1 % des émissions du secteur. Le ciment qui le constitue est produit à partir de calcaire et d’argile extraits de carrières. Ces deux roches sont ensuite concassées, mélangées et chauffées dans un four à 1 450 °C pour obtenir du clinker (ciment avant broyage). Pour atteindre de telles températures de cuisson, on utilise des carburants fossiles (essence, kérosène ou diesel), qui génèrent énormément de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Chaque tonne de ciment produite requiert ainsi en moyenne cent kilos de fioul (ou son équivalent). Si l’on remplaçait la moitié du béton consommé chaque année par du bois, soit 3,5 milliards de tonnes, le secteur du bâtiment pourrait réduire d’environ 0,1 gigatonne de carbone ses émissions et immobiliser quelque 1,75 gigatonne de carbone par an dans ses structures, puisqu’une tonne de bois est composée pour moitié de carbone. Un géomimétisme cohérent va donc de pair avec une transformation radicale du secteur du bâtiment, bien qu’en la matière la solution principale réside comme souvent dans une meilleure adéquation entre construction de nouvelles infrastructures et besoins réels de la population. La reforestation en milieu tempéré et polaire Si les pratiques décrites ci-dessus sont universelles, quelle que soit la nature des massifs forestiers considérés, il convient néanmoins de décliner quelques spécificités propres aux grands milieux. En effet, il existe une différence de nature entre les cycles carboniques des forêts tempérées (où
une large part de l’activité a lieu dans le sol), ceux des forêts tropicales (où la partie externe des arbres concentre le plus de carbone et de minéraux) et enfin ceux des forêts arides (qui sont capables de recréer un sol carboné sur un désert). On estime à 5,66 millions de kilomètres carrés la surface qui pourrait être reboisée en milieu tempéré 22, soit plus de huit fois la surface de la France métropolitaine. En considérant une hypothèse bien plus modeste de 0,95 million de kilomètres carrés supplémentaires couverts en 2050, le niveau de carbone total séquestré jusqu’à cette date pourrait s’élever à 6,2 gigatonnes de carbone 23. La forêt de l’Europe occidentale reste un modèle intéressant puisqu’elle a tendance à s’élargir et que sa gestion très ancienne a permis l’émergence d’un système d’exploitation durable. La surface forestière française métropolitaine est importante (31 1 %) et elle s’est accrue fortement depuis 1990 (elle ne représentait alors que 26 1 % du territoire). Si l’on inclut les départements et régions d’outre-mer, ce chiffre s’élève à 36,76 1 %, selon l’Office national des forêts (ONF). Le stockage annuel des forêts de la métropole est estimé à 0,024 gigatonne de carbone par an selon la répartition suivante : 64 1 % dans les forêts de feuillus, 16 1 % dans les forêts de conifères, 12 1 % dans le bois mort et 8 1 % dans le sol 24. À ce stockage annuel direct, il faut ajouter les effets bénéfiques de l’usage du bois par substitution à d’autres matériaux dont la fabrication est énergivore, comme le béton, ou plutôt qu’une énergie fossile. Une des spécificités principales du reboisement en forêt tempérée est la prévalence de la « plantation » d’arbres, majoritairement destinés à l’industrie papetière, à la culture de bois d’œuvre et au bois énergie. La filière de la construction en bois permet de stocker durablement du carbone dans les murs, charpentes, etc. Les technologies de construction actuelles permettent d’envisager également la fabrication de très grosses structures en bois (notamment des immeubles) et laissent entrevoir le nécessaire
développement d’une filière de substitution au béton (très gros émetteur de GES et consommateur de sable marin, de plus en plus rare). Dans la zone tempérée asiatique, les forêts de bambous peuvent représenter un grand intérêt d’un point de vue climatique. C’est sans doute l’espèce végétale ligneuse (bien que ce soit une graminée) qui capte le plus de carbone au monde. Elle fait partie des dix plantes à la croissance la plus rapide de la planète. Le bambou est cultivé sur une surface comprise entre 0,23 et 0,31 million de kilomètres carrés. En moyenne, il séquestre annuellement sept tonnes de carbone/hectare, ce qui est impressionnant. Néanmoins, une monoculture de bambou présente les mêmes inconvénients que toute monoculture ; le bambou peut en outre représenter une menace pour des écosystèmes endémiques, c’est pourquoi sa culture doit se cantonner à son environnement traditionnel ou aux terres dégradées. Le bambou possède la résistance du béton en compression et celle de l’acier en traction, ce qui en fait un matériau de construction idéal. Il est d’ailleurs très utilisé dans le secteur du bâtiment en Asie, mais pourrait l’être encore plus. Dans l’industrie papetière, il offre aussi des perspectives intéressantes, puisqu’il produit par exemple six fois plus de pulpe qu’un sapin. Si l’on augmentait dès cette année la superficie dédiée à la culture du bambou de 50 1 %, c’est-à-dire de 0,15 million de kilomètres carrés, on pourrait séquestrer presque 2 gigatonnes de carbone pendant les trente années suivantes 25. Sans compter les émissions épargnées par le remplacement de matériaux tels que le béton, l’acier, l’aluminium, etc. La reforestation en milieu tropical La restauration des forêts tropicales vise à reconstituer la fonctionnalité écologique des forêts capables de fournir des biens (aliments, combustibles) et des services écosystémiques (protection des bassins-versants, stockage de
carbone), mais aussi à promouvoir un rôle socio-économique de ces forêts à l’échelle territoriale, nécessaire pour penser leur gestion à long terme par les populations locales (en termes d’utilisation et de valorisation des ressources et des milieux, mais aussi de pratiques d’usage : agriculture, produits forestiers non ligneux, chasse, bois, à des fins d’autosubsistance ou de vente, etc.), avec en ligne de mire la réduction de la vulnérabilité des communautés locales vis-à-vis du changement climatique et l’amélioration de leurs conditions de vie. Devant ce constat, la question de la séquestration de carbone par les forêts tropicales passe par deux leviers complémentaires. Le premier est la conservation des forêts sur pied (intactes ou déjà perturbées) à travers différentes mesures d’évitement de la déforestation telles que la création d’aires protégées (à l’exemple des « unités de conservation » au Brésil ou du parc national en Guyane) ou l’obligation de conserver des portions de forêts intactes sur les propriétés privées (aires de réserve légale et réserves de protection permanente telles que prévues dans le code forestier au Brésil). Le deuxième levier est la restauration des forêts tropicales dégradées, ainsi que leur gestion durable. La question de la restauration des forêts dégradées est d’autant plus pertinente qu’elle concerne 75 1 % des forêts tropicales, si l’on y inclut les forêts fragmentées qui se situent dans des zones habitées 26. On estime entre 1,2 et 1,5 milliard le nombre de personnes dépendant directement des forêts tropicales pour leur alimentation, leur bois, leurs plantes médicinales et les services écosystémiques rendus. La restauration et la gestion des forêts tropicales ne peuvent se faire dans ce contexte sans une forte implication des populations locales. En outre, cette restauration constitue une alternative à la pression d’exploitation sur les forêts non perturbées, notamment en raison de la demande croissante en bois au niveau mondial – et qui devrait doubler d’ici à 2050 27.
Les exemples de restauration sont encourageants, d’autant que cette dernière peut très bien être « passive », c’est-à-dire sans nécessité d’intervenir (ce qui limite aussi grandement les coûts). En l’espace de soixante ans en moyenne, une forêt tropicale grandement dégradée et parcellisée peut retrouver 90 1 % de sa biomasse initiale 28. En théorie, 3,04 millions de kilomètres carrés de terres dégradées sous les tropiques pourraient être restaurés et redevenir des forêts intactes, au grand potentiel de séquestration. En se fondant sur les scénarios plus réalistes (mais tout de même très ambitieux) du Défi de Bonn et de la Déclaration de New York sur les forêts, l’hypothèse d’un reboisement de 1,76 million de kilomètres carrés peut être sérieusement considérée. À raison d’une moyenne de 0,96 tonne par hectare et par an, c’est quelque 17 gigatonnes de carbone de carbone qui pourraient être séquestrées d’ici à 2050. La reforestation en milieu aride La désertification avance à très grande vitesse, rendant d’immenses surfaces indisponibles à la séquestration de carbone. Pourtant, même dans les pires conditions climatiques et sur les sols les plus dégradés, certaines pratiques de reforestation peuvent redonner vie à des écosystèmes riches et très productifs sur le plan de la séquestration carbonique. À deux kilomètres de la mer Morte, en Jordanie, une équipe d’agronomes a réussi à reverdir le désert – et pas le plus accueillant. Le sol, situé à quatre cents mètres en dessous du niveau de la mer, y est saturé en sel, ne reçoit presque aucune précipitation (97 1 % de la Jordanie reçoit moins de 200 millimètres d’eau par an) et subit des températures pouvant atteindre 50 °C. Les chercheurs ont eu l’idée de concentrer le peu d’humidité présente via un système de tranchées recueillant l’eau de quatre hectares en suivant les aspérités du terrain. Ces aspérités se remplissent quelques fois en hiver,
permettant une infiltration d’eau localisée mais importante. Les berges des tranchées ont ensuite été recouvertes sur deux mètres de large et cinquante centimètres d’épaisseur avec de la paille et des déchets verts provenant des cultures voisines. Pour accentuer l’effet de rétention d’humidité, un système d’irrigation goutte à goutte a été installé sous cette paille. En amont du fossé, on a planté des arbres pionniers, des essences du désert très résistantes pour faire de l’ombre, limiter l’évaporation du canal, couper le vent et amorcer un microclimat ; en outre, ces arbres enrichissent le sol et la litière en azote. En aval, on a planté des arbres fruitiers, en commençant par les espèces les plus résistantes à la sécheresse, puis, au fur et à mesure que l’ombre et la fraîcheur augmentent, des essences plus communes (d’abord des dattiers, puis des figuiers, grenadiers, goyaviers, mûriers et arbres à agrumes…). Les résultats ont été impressionnants puisque, en quatre mois, le figuier mesurait un mètre et donnait déjà des fruits : une croissance beaucoup plus rapide que la normale. Plus étonnant encore, le taux de sel – qui aurait rendu cette terre toxique pour la plupart des plantes – a chuté près des tranchées. En effet, grâce au peu d’eau intelligemment concentrée, des champignons se sont développés, chose inédite dans la région, et le mycélium a produit une substance cireuse qui a rendu le sel inerte (et insoluble). Le projet a débuté en l’an 2000 et, trois ans après, les financements ont cessé et les agronomes ont abandonné les expérimentations. Pourtant, la nature continue à gagner du terrain : les arbres ont produit de la matière organique qui s’est transformée en humus, et ce sol, devenu vivant, a continué à concentrer l’humidité et à propager la vie, tant horizontalement que verticalement. De nombreux insectes ont colonisé le milieu, ainsi que des oiseaux, dont les déjections augmentent la fertilité des sols et le rythme de propagation des graines. L’humidité dégagée par le bosquet augmentant avec sa taille, la reconquête est même exponentielle. Les cultures vivrières
se sont multipliées aux pieds des arbres fruitiers, donnant naissance à un modèle agroforestier original. Cette expérience a montré qu’en amorçant astucieusement un cercle vertueux grâce à la concentration des ressources disponibles en un point, on pouvait à terme reconquérir jusqu’aux déserts les plus inhospitaliers. Pour un pays comme la Jordanie, où 92 1 % des terres sont désertiques, où la majorité des 5,4 millions d’habitants vit sur 3 1 % du territoire et où les ressources hydriques par tête atteignent à peine les 145 mètres cubes par an (le seuil de pénurie d’eau étant situé à 1 000 mètres cubes d’eau par an et par personne, selon la FAO), une telle révolution paysagère pourrait signifier une renaissance agricole, sociale et économique. D’autres exemples de succès, au Sahel notamment, montrent l’amplitude des solutions techniques simples que les communautés peuvent utiliser. La pratique du « zaï amélioré » en est un bon exemple. En érigeant des murets en demi-lune autour d’un trou de quelques centimètres, on permet une plus longue rétention de l’eau en période de pluie (et donc une meilleure absorption). En y incorporant de la matière organique (déchets, compost…) ainsi que des termites, les « vers de terre du Sud », on permet à ces derniers de creuser des galeries à l’abri du soleil. Ces galeries décuplent le pouvoir absorbant des terres, et ces « nids » deviennent aptes à recevoir des graines d’arbres, même dans des pays très chauds. Cette pratique a permis au Burkina Faso de réhabiliter quelque 10 1 % des surfaces cultivées, soit plus de 3 000 kilomètres carrés. Les hausses de rendement obtenu avoisinent les 30 1 % et chaque hectare permet de nourrir trois personnes au lieu de deux 29. La nécessité d’une coordination planétaire dépassant le seul secteur forestier Globalement, plusieurs ordres de grandeur s’affrontent quant à l’évaluation du stockage de carbone potentiel via la reforestation. En
considérant que nous pouvons recouvrir, grâce à des politiques de foresterie, la moitié des terres désertifiées par l’homme (soit 6,5 1 % de la superficie mondiale émergée), et en tablant sur une moyenne basse de 2,16 tonnes de carbone séquestrées par hectare et par an 30, nous pourrions séquestrer l’équivalent de 7,5 ppm d’ici à 2050, soit 58,5 gigatonnes de carbone. D’autres estimations confirment cet ordre de grandeur. Grâce à des analyses satellites, une équipe de l’École polytechnique de Zurich a ainsi estimé à 1 200 milliards le nombre d’arbres qui pourraient venir s’ajouter aux 3 000 milliards existants, notamment dans les terrains abandonnés après l’exploitation agricole. D’après leur étude, ce serait largement suffisant pour absorber dix ans d’émissions mondiales de CO2, soit 100 gigatonnes de carbone. Mais passer de la théorie à la pratique nécessite de prendre en compte quelques variables physiques supplémentaires. Premièrement, la reforestation massive induit une modification sensible de l’albédo terrestre – l’albédo étant la capacité de réflexion d’une surface. Un miroir parfait possède un albédo de 1 : il renvoie toute l’énergie qu’il reçoit sous forme de lumière. Une surface entièrement noire a un albédo de 0 : elle absorbe toute l’énergie qu’elle reçoit. 1 1 % d’albédo en plus sur la moyenne terrestre engendre une baisse de la température moyenne de l’air au niveau du sol de 0,75 °C, et réciproquement : 1 1 % d’albédo en moins et la température monte de 0,75 °C. Une forêt possède généralement un albédo de 0,05 à 0,15 1 %, c’est-à-dire qu’elle réfléchit 5 à 15 1 % seulement de la lumière qu’elle reçoit. Un champ de blé, plus clair, en réfléchit environ 25 1 %. En plantant des arbres là où il n’y en avait pas, on diminue la réflexion de la surface terrestre, qui absorbe donc plus d’énergie qu’elle ne le faisait avant. Théoriquement, il n’y aurait donc que peu de bénéfice climatique (puisque la baisse de l’albédo entraîne une hausse de la température). Pour compenser cet effet secondaire, il nous faudrait augmenter l’albédo des zones artificialisées. Des techniques simples existent pour cela, dont
quelques-unes sont déjà déployées dans certaines villes, comme peindre les toits en blanc, éclaircir le bitume, etc. Nous verrons également dans la partie consacrée au permafrost que l’élargissement de la toundra peut aussi avoir un effet sensible sur l’albédo terrestre. Deuxièmement, le temps de déploiement de la reforestation à grande échelle est primordial. Nous sommes confrontés de fait à une course contre la montre qui déterminera si l’on amorce un cercle vertueux ou si l’on se laisse prendre de court par un emballement frénétique. Les forêts sont en effet fréquemment victimes de sécheresses à cause du changement climatique, ce qui entraîne la mort des arbres et des incendies, qui en retour accélèrent le changement climatique. Un reboisement épars peut susciter l’évapotranspiration de plus d’eau que ce qu’il permet de retenir dans le sol par l’humus qu’il génère. En revanche, une surface forestière assez grande peut générer son propre microclimat en libérant assez d’aérosols pour condenser une partie de l’humidité qu’elle dégage avant que les vents ne les éloignent trop. En somme, une vaste surface reboisée apaise localement le cycle de l’eau, le rend plus résilient, alors que celui-ci devient de plus en plus irrégulier avec le changement climatique. Dans la pratique, il faudrait donc un reboisement simultané et rapide à l’échelle de la planète, combiné à des efforts intenses de réduction des émissions. Si le reboisement est à la fois diffus dans l’espace et dans le temps, alors les arbres ne sont pas protégés des effets du changement climatique par leur nombre. Dans la même logique, ne pas diminuer drastiquement nos émissions augmente drastiquement le risque que les forêts que l’on plante soient balayées par davantage de sécheresses, incendies, parasites, etc. Il y a donc une incompatibilité fondamentale entre politique de reboisement et non-transition énergétique. Un tel effort ne peut passer que par une coordination mondiale et des moyens importants, donc un renforcement du multilatéralisme. Une réalité difficile à envisager aujourd’hui. Ce que l’on observe, ce sont plutôt des
politiques unilatérales nationales, souvent teintées d’une certaine mauvaise foi car visant des effets d’annonce. C’est par exemple le cas de l’Australie. Les années 2019 et 2020 ont été particulièrement difficiles pour ce pays : des sécheresses record ont fait perdre la moitié de la récolte céréalière, puis des inondations d’une violence inouïe ont décimé quelque 500 000 têtes de bétail. Avec les incendies géants de 2020, le pays a perdu 20 1 % de ses forêts, et des millions d’animaux sauvages et d’élevage ont également péri. Dans le même temps, le Premier ministre climatosceptique Scott Morrison a annoncé un plan massif de reforestation : un milliard d’arbres d’ici à 2050, soit 400 000 hectares de forêts supplémentaires. Sur le papier, cela permettrait de remettre le pays sur une trajectoire de réduction des émissions compatible avec ses engagements. Dans les faits, l’Australie s’apprête à ouvrir une nouvelle mine de charbon, le Carmichael Coal Mine Project, pour exploiter une des plus grandes réserves de charbon encore intactes au monde. Cette logique contradictoire et hypocrite est la même que celle des promoteurs de la géoingénierie de capture du carbone.
Protéger et étendre efficacement les forêts Depuis quelques années, à force d’observer les déboires de l’action publique en matière écologique, la communauté scientifique cherche de plus en plus à faire le lien avec les sciences sociales et politiques. Le Giec a ainsi recruté une équipe de sociologues, d’anthropologues ou encore de communicants pour augmenter l’impact de ses préconisations. Le géomimétisme, par définition, aborde la question de la séquestration du carbone par des écosystèmes, par différents cycles, et de manière holistique. Logiquement, la traduction des précédentes conclusions scientifiques en politiques publiques est tout aussi holistique, dans le champ des sciences politiques cette fois-ci. Si l’on veut que des projets de reforestation à grande échelle aient une quelconque chance d’aboutir, il faut
non seulement considérer les espèces à planter et la disposition des bassinsversants, mais aussi l’articulation de ces plans avec les réalités sociales, économiques et politiques des communautés concernées. C’est pourquoi les pistes proposées ici sont de nature très différente et n’ont d’ailleurs pas la prétention d’être suffisantes. Différentes échelles sont abordées – France, Union européenne et ONU – en fonction de leur pertinence. À l’échelle nationale et européenne, renforcer le service public de la gestion des forêts et la filière de la construction en bois En France, grâce à l’ancrage historique de l’ONF, la gestion des forêts publiques est plutôt bien encadrée. L’adaptation de la filière aux principes du géomimétisme sera donc vraisemblablement plutôt facile. Cependant, la privatisation grandissante de la gestion forestière française et le démantèlement de l’ONF amènent à des dérives qui frôlent l’absurdité. Par exemple, le fait de vendre en masse et peu cher les troncs français à la Chine, qui les transforme en meubles et les revend finalement en Europe 31. Un service public fort de gestion forestière est donc une condition importante pour la préservation de la qualité de la pompe à carbone nationale et la capacité de planifier la transformation du secteur. Outre-mer, et particulièrement en Guyane, l’organisation de la protection des forêts doit beaucoup évoluer. L’armée devrait par exemple apprendre à collaborer avec les populations indigènes afin de mieux traquer les orpailleurs, car ces derniers détruisent et polluent des zones entières de forêt vierge. Une collaboration régionale accrue est aussi essentielle, car les frontières forestières ne sont pas contrôlées et les groupes de contrebandiers sont très mobiles. En ce qui concerne les leviers visant à transformer la filière construction, débouché essentiel à la durabilité du puits de carbone forestier, l’outil juridique reste le plus simple. L’adoption d’un label public évaluant la durabilité de l’exploitation du bois, contraignant pour les
importations à l’échelle européenne, serait facile à mettre en place. Les labels FSC et PEFC vont dans ce sens, puisqu’ils imposent théoriquement une traçabilité et une durabilité de l’exploitation. Seulement, ces labels privés ne sont pas toujours des garanties fiables (il existe de nombreux exemples de fraudes). C’est pourquoi le label doit être garanti par la puissance publique, dûment contrôlé par un nombre suffisant de fonctionnaires de la répression des fraudes. Sur le plan foncier, l’UE pourrait aussi facilement sanctuariser ses zones boisées anciennes pour lesquelles ce n’est pas encore le cas. Les politiques de protection les plus efficaces : celles de prévention La protection des forêts est surtout tributaire de la stabilité des sociétés. Tous les facteurs qui augmentent les risques d’instabilité sont autant de menaces directes. L’instabilité est souvent sociale : une population appauvrie est systématiquement beaucoup plus dépendante des ressources naturelles de son environnement proche. Depuis la France, la préservation des forêts passe donc, en l’occurrence, par une action ciblée de codéveloppement sur les points clés de la consommation de ressources. Par exemple, en remplaçant les cuisinières rustiques et peu efficientes par des modèles plus ingénieux ou électriques, on réduit de manière significative l’impact sur la déforestation. On estime que, si l’on augmentait à 16 1 % la part des « cuisinières propres » dans le monde d’ici à 2050, on pourrait éviter l’émission de 1,6 gigatonne de carbone sur cette période, ce qui est considérable 32. De fait, plus de trois milliards de personnes cuisinent quotidiennement sur des feux ouverts ou des poêles rudimentaires. Les combustibles utilisés sont majoritairement du bois, du charbon de bois et du charbon classique, du fumier animal ou encore des résidus de culture. Lorsqu’ils brûlent, souvent à l’intérieur des habitations ou dans des zones peu ventilées, ils dégagent des panaches de
fumée et de suie responsables de 2 à 5 1 % des émissions annuelles de gaz à effet de serre mondiales, mais également de plus de quatre millions de décès prématurés chaque année. En aidant à l’installation de petites unités de production d’énergie renouvelable décentralisées, on électrifie également des services autrefois rendus par des fossiles ou du bois (pour la cuisine, le chauffage ou l’artisanat par exemple). Là encore, c’est une opération de prévention de la déforestation efficace, peu coûteuse et accompagnée de résultats positifs en termes d’aide internationale. L’instabilité peut être aussi de nature guerrière. Les zones de conflits sont les premières victimes du déboisement. En raison des bombes, de l’arrachage ou de l’incendie volontaires pour empêcher l’ennemi de se cacher, ou encore de la prédation accrue des populations sur le milieu en raison de leur précarité, des pays comme la Syrie, la Libye, le Soudan, la Somalie, le Rwanda, l’Afghanistan ou l’Irak ont vu leurs forêts s’effondrer. Dès lors, toute politique de protection forestière et de reforestation présuppose une pacification relative. En termes généraux, les peuples autochtones s’avèrent être d’excellents gestionnaires des milieux dans lesquels ils habitent, puisqu’ils dépendent directement de leur durabilité. Ils sont constamment engagés contre les projets de destruction environnementale, déforestation en tête. Ce sont donc nos meilleurs alliés climatiques. Les pressions que subissent les populations autochtones de la part des gouvernements réactionnaires et écocides, comme au Brésil, le démontrent aussi. Les terres autochtones représentent 18 1 % de l’ensemble de la surface terrestre, dont 485 millions d’hectares de forêts (14 1 % des forêts du globe). Grâce à son poids diplomatique, la France devrait pousser les juridictions internationales à encourager la gestion autochtone, notamment par une plus ample reconnaissance des droits de ces populations. Et promouvoir des coopérations nécessaires à
l’effectivité du droit coutumier sur ces zones : lutte contre le braconnage et les oppressions provenant des autorités notamment. Créer un organisme multilatéral unique de reforestation à grande échelle L’urgence de la reforestation massive selon les règles du géomimétisme, surtout dans les zones menacées par l’aridité, se traduit naturellement par la nécessité de conduire de grands projets transnationaux. De nombreuses initiatives d’ampleur ont été évoquées ou commentées. Une très grande majorité d’entre elles ont néanmoins failli. Dès lors, il convient d’analyser les raisons de tels échecs pour ne pas les reproduire. Pour enrayer l’avancée du désert au Sahel, un vaste programme international visant à édifier une « Grande Muraille verte » a été mis en avant. Elle doit partir du Sénégal et traverser l’Afrique d’ouest en est jusqu’à Djibouti, sur 7 100 kilomètres de long et au moins cinq de large. Cette barrière constituée d’arbres utiles aux populations et d’un maillage de petites exploitations agricoles doit freiner les vents et permettre ainsi de réhumidifier les zones au sud. Elle pourrait notamment sauver le lac Tchad, réservoir stratégique ayant perdu 90 1 % de sa surface en cinquante ans et qui pourrait disparaître dans moins de vingt ans 33. Son coût est estimé à quelques milliards de dollars, ce qui n’est rien comparé à ce qu’elle pourrait rapporter en développement agricole, en atténuation des dégâts environnementaux et en amoindrissement des besoins d’aide internationale par la suite. La menace djihadiste a logiquement suspendu ce projet qui de toute façon n’a pas mobilisé à la hauteur des espérances. En cause, le manque de collaboration active avec la population locale, qui plante pourtant spontanément de plus en plus d’arbres. Cette situation dénote un problème organique quant au fonctionnement du secteur humanitaire, et plus globalement du codéveloppement. Si toutes les actions humanitaires n’ont
pas les mêmes conséquences, on note cependant que nombre des moyens alloués pour l’action n’arrivent pas sur le terrain. Pour maximiser l’efficacité de chaque euro investi, seules une transparence complète et une traçabilité sans faille, sous contrôle de la puissance publique, peuvent produire des résultats. La France dispose des moyens techniques et du capital symbolique pour mettre en place une telle structure, avec l’ONU. En Afrique, l’association AFR100 veut reforester à hauteur de 100 millions d’hectares (trois fois la superficie de l’Allemagne) les terres dégradées du continent. L’initiative est intéressante et regroupe un grand nombre de partenaires, tant publics que privés. C’est un facteur de discussion et de collaboration entre États africains. Il faut s’en inspirer, mais passer à l’échelle globale. Néanmoins, cette initiative présente une limite : tous les États ne s’y investissent pas de la même manière, et l’association n’a aucun pouvoir contraignant sur les objectifs. Les États africains sont globalement pris à la gorge par l’absence de marge de manœuvre financière. Au Sahel, par exemple, les fonds sont difficiles à trouver pour les projets de plantation, bien que l’investissement soit amorti en cinq ans environ. Selon le Comité inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel (Cilss), il faut entre 120 et 230 euros pour aménager un hectare : c’est peu, mais tout de même beaucoup pour ces pays. L’agriculture ne reçoit que 5 1 % de l’enveloppe des aides internationales destinées au Sahel, alors que 65 1 % de la population en dépend. Les États préfèrent concentrer leurs maigres revenus sur les activités régaliennes, à commencer par la lutte contre la prolifération djihadiste. C’est donc souvent un choix compréhensible, qui pose la question de l’importance de l’aide externe. Chaque investissement extérieur sur un projet d’atténuation du changement climatique est de toute façon pertinent nationalement, puisque le climat n’a pas de frontières. Cependant, permettre aux pays concernés de s’emparer eux-mêmes de leur transition écologique reste de loin la stratégie la plus efficace. En Afrique, la principale barrière demeure la dette des pays du tiers-monde, la
privatisation systématique des ressources et des secteurs rentables imposée par le FMI et l’OMC, et les accords de libre-échange inégaux avec des pays qui subventionnent leurs exportations, comme la France. Il n’y aura pas de politique biomimétique ambitieuse en Afrique sans le règlement au préalable de ce problème. Une France volontaire n’aurait pas de difficulté à faire sauter le carcan économique africain, au vu de son poids sur le continent, en torpillant notamment les accords de libre-échange inégaux et si besoin les institutions qui les portent. De son côté, la Chine fait preuve de volontarisme lorsqu’elle se lance dans des projets de reforestation : 84 000 kilomètres carrés de forêts ont été plantés en 2018, soit une superficie similaire à celle de l’Irlande. Soixante mille soldats réservistes ont été mobilisés pour ce projet. L’objectif principal était de lutter contre l’avancée du dessert de Gobi, qui provoque des vents de poussière recouvrant régulièrement Pékin. En cinq ans, la Chine a déjà replanté quelque 334 000 kilomètres carrés, soit une surface équivalente à la Finlande. Néanmoins, des erreurs ont été commises par les autorités chinoises, qui ont surtout privilégié la plantation d’arbres fruitiers et de caoutchoucs – afin de maximiser les avantages économiques – au détriment d’autres espèces plus adaptées au niveau local. Ce choix a eu pour conséquence une aggravation de l’érosion des sols et des pénuries d’eau dans les régions arides et semi-arides du nord du pays. L’impératif économique ne doit pas être le moteur unique de tels projets, au risque de déstabiliser l’écosystème tout entier. Pour pallier l’ensemble de ces limites (manque de moyens, mauvais choix stratégiques, etc.), une structure internationale onusienne devrait être en charge de tels projets. Elle devrait disposer d’un mandat exécutif fort, reconnu comme prioritaire sur les agendas nationaux si ces derniers sont moins ambitieux (principe de subsidiarité écologique), et d’un droit d’ingérence écologique. Une telle structure devrait cependant respecter un cahier des charges strict, car comme nous l’avons vu les populations locales
doivent absolument être associées, les droits coutumiers indigènes respectés localement, les systèmes fonciers historiques aussi (sauf dans des cas d’accaparement de terres), de même que les impératifs de développement économique nationaux durables. Pour qu’une structure de reforestation mondiale soit efficace, il faut qu’elle s’appuie, évidemment, sur des dotations publiques onusiennes existantes, comme le Fonds vert pour le climat, mais aussi qu’elle recueille les dons de mécènes privés. Si la transparence est garantie, les entreprises privées pourront communiquer sur leurs dons de manière crédible, sans souffrir de procès en écoblanchiment, ce qui devrait logiquement encourager les contributions. Pour finir, une telle structure devrait également disposer d’un mandat d’intervention prioritaire et d’un corps militaire (sur le modèle des Casques bleus : les « Casques verts », par exemple) pour empêcher – y compris physiquement – des campagnes de déforestation massive ou plus généralement d’atteinte à l’environnement. Pour que ce soit accepté par les parties, il faut la garantie d’une indépendance par rapport aux intérêts particuliers de certaines nations, et donc un conseil scientifique et stratégique multi-partite et indépendant souverain.
En bref La déforestation et la dégradation des forêts émettent indirectement plus de 2 gigatonnes de carbone par an, soit 20 1 % de nos émissions. La priorité absolue est donc bien de les faire cesser, en même temps que de songer à la reforestation. Concrètement, un État solide – doté de bons moyens de surveillance – et des politiques antipauvreté permettant d’émanciper les populations du besoin de braconner sont des outils incontournables pour relever ce défi. Selon les dernières données dont nous disposons, nous pourrions planter quelque 1 200 milliards d’arbres supplémentaires, de quoi absorber dix années d’émissions mondiales de CO2, soit 100 gigatonnes de carbone. Les terres abandonnées ou désertifiées doivent être les premières cibles de ces grands projets. Il est techniquement possible de faire repousser des forêts dans des milieux très inhospitaliers : les obstacles sont donc d’ordre politique. Replanter des arbres selon les lois du géomimétisme prend du temps, et leur rythme de séquestration du carbone n’est pas constant. Si l’on démarrait des travaux de grande ampleur dès cette année, il faudrait sans doute une quinzaine d’années pour que les arbrisseaux séquestrent du carbone au plus haut de leur potentiel. Une fois à maturité, et une fois les sols bien rechargés en carbone (ce qui peut prendre des siècles), les forêts deviennent neutres : elles émettent autant que ce qu’elles capturent. C’est pourquoi il est essentiel d’adapter le secteur du bâtiment, d’en faire un débouché d’ampleur capable de maintenir nos forêts dynamiques sur le plan climatique et d’immobiliser dans les structures le carbone du bois. Cet exemple montre à quel point le géomimétisme ne peut s’inscrire que dans une réorganisation économique globale.
7. David Powlson, Andy Whitmore et Keith Goulding, « Soil carbon sequestration to mitigate climate change : A critical re-examination to identify the true and the false », European Journal of Soil Science, no 62(1), p. 42-55, 2011. 8. Travis Walker et al., «Root Exudation and Rhizosphere Biology », Plant Physiology, no 132(1), p. 44-51, juin 2003. 9. « Filament dépourvu de chlorophylle, constitutif du mycélium des champignons supérieurs » (Le Robert). 10. J. André Fortin, Christian Plenchette et Yves Piché, Les Mycorhizes. L’essor de la nouvelle révolution verte, Quae, 2016. 11. Manuelle Rovillé et Patrick Levelle, « Le ver de terre, star du sol », Sagascience, CNRS.
12. Par « forêts dégradées », on entend celles ayant subi des perturbations anthropiques liées à la coupe de bois ponctuelle, au passage du feu, à l’agriculture à petite échelle et à des méthodes extractivistes non adaptées (cueillette des produits forestiers destinés à la vente), mais n’ayant pas fait l’objet de déboisement total en amont. 13. Alessandro Baccini et al., «Tropical forests are a net carbon source based on aboveground measurements of gain and loss », Science, no 358, 13 octobre 2017. 14. Hendrik Davi et al., «Sensitivity of water and carbon fluxes to climate changes from 1960 to 2100 in European forest ecosystems », Agricultural and Forest Meteorology, no 141, décembre 2006. 15. Chi Chen et al., «China and India lead in greening of the world through land-use management », Nature Sustainability, no 2, février 2019. 16. Yadvinder Malhi et al., «The above-ground coarse wood productivity of 104 neotropical forest plots », Global Change Biology, no 10, mai 2004. 17. Jonah Busch et Jens Engelmann, « Tropical forests offer up to 24-30 percent of potential climate mitigation », Center for Global Development, 4 novembre 2014. 18. Lei Fan et al., «Satellite-Observed pantropical carbon dynamics », Nature Plants, no 5, septembre 2019. 19. Alessandro Baccini et al., «Tropical forests are a net carbon source based on aboveground measurements of gain and loss », op. cit. 20. Katrin Fleischer, « Amazon forest response to CO2 fertilization dependent on plant phosphorus acquisition », Nature Geoscience, no 12, septembre 2019. 21. Frances Seymour et Jonah Busch, Why Forests ? Why Now ? The Science, Economics and Politics of Tropical Forests and Climate Change, Center for Global Development, 2016. 22. Susan Minnemeyer et al., «A world of opportunity », The Global Partnership on Forest Landscape Restoration/World Ressources Institute/South Dakota State University/IUCN, 2011. 23. Paul Hawken. Drawdown. Comment inverser le cours du réchauffement climatique, Actes Sud, 2018, p. 314. 24. Alice Roux et Jean-François Dhôte (dir.), Quel rôle pour les forêts et la filière forêt-bois françaises dans l’atténuation du changement climatique ? Une étude des freins et leviers forestiers à l’horizon 2050. Rapport d’étude pour le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, Inra et IGN, 2017. 25. Paul Hawken, Drawdown, op. cit., p. 291. 26. Simon Lewis, David Edwards et David Galbraith, « Increasing human dominance of tropical forests », Science, no 349, 21 août 2015. 27. Global Forest Resources Assessment 2015. Desk reference, FAO, 2015. 28. Lourens Poorter et al., «Biomass resilience of neotropical secondary forests », Nature, no 530, 3 février 2016. 29. Yves Sciama, « Bonne pioche au Sahel », Libération, 16 septembre 2008.
30. C’est le résultat moyen du site agroforestier de Mampu, dans la savane congolaise. Dans un quasi-désert où le sol ne contient plus de carbone, l’agroforesterie pionnière pourrait avoir des résultats bien meilleurs. 31. Guillaume Pitron, « Braderie forestière au pays de Colbert », Le Monde diplomatique, octobre 2016. 32. Paul Hawken, Drawdown, op. cit., p. 134. 33. Michel Lachkar, « Lac Tchad : une réserve d’eau douce, menacée par la désertification », francetvinfo.fr, 17 février 2015.
Chapitre 3 LES SOLS AGRICOLES : L’AGROÉCOLOGIE, UN LEVIER ESSENTIEL POUR PIÉGER DU CARBONE Selon le rapport spécial du Giec sur l’utilisation des terres et le changement climatique 34, le système alimentaire mondial contribue jusqu’à 30 1 % aux émissions mondiales totales de gaz à effet de serre, soit entre 3 et 4 gigatonnes de carbone par an. Il s’agit en bonne partie des émissions de méthane (CH4) et de protoxyde d’azote (N2O), dont le pouvoir de réchauffement global est respectivement 30 et 300 fois plus fort que le CO2 à masse égale. Les principaux responsables des émissions agricoles sont l’élevage du bétail, la culture du riz et l’épandage d’engrais. 80 1 % de la déforestation est générée par l’agriculture, particulièrement pour délimiter des zones d’élevage ou produire du fourrage pour les élevages. Il est donc difficile de distinguer les émissions dues à la déforestation de celles imputables aux activités agricoles directes. Mais, au-delà de ces calculs, l’ensemble de la communauté scientifique s’accorde aujourd’hui pour dire que les sols agricoles, s’ils étaient travaillés différemment, pourraient devenir un des outils les plus efficaces qui soient pour séquestrer durablement du carbone.
L’agriculture industrielle, ennemie du climat Dans la période allant des débuts de l’agriculture (Néolithique) jusqu’au début de la période industrielle, soit durant environ dix mille ans, on estime que les réserves de carbone contenues dans les sols ont reculé de 320 gigatonnes, soit environ 10 1 % 35. C’est là l’effet de la déforestation, des brûlis, de la mise en culture des sols forestiers ou de prairies et du drainage des zones humides. Depuis la période industrielle (de 1750 à nos jours), le rythme d’émission s’est largement accéléré. Nous avons libéré 180 gigatonnes de carbone supplémentaires dans l’atmosphère. Entre 1700 et les années 1990, la superficie des terres cultivées est passée de 0,26 milliard d’hectares à 1,47 milliard d’hectares (presque un facteur 6) et celle des pâturages de 0,52 milliard d’hectares à 3,45 milliards d’hectares (presque un facteur 7). Cette expansion rapide est largement corrélée à la courbe démographique mondiale, multipliée par environ 6,6 sur cette même période. En ce qui concerne les terres actuellement cultivées (hors prairies et élevage), 32 1 % de la totalité des émissions provient de zones humides drainées et cultivées (essentiellement sous forme de CO2 36), 48 1 % proviennent des émissions de CH4 des rizières et 20 1 % des émissions de N2O engendrées par l’utilisation des fertilisants azotés. Ainsi, entre 2001 et 2010, l’effet de réchauffement dû aux seules émissions de CH4 et de N2O a été estimé comme deux fois plus important que ce que les sols pouvaient absorber en carbone, une fois rapporté en équivalent CO2. Les effets en cascade des intrants de l’agriculture conventionnelle sur le cycle du carbone En agriculture, les services rendus gratuitement par la nature ont été remplacés par des intrants chimiques et mécaniques depuis la conversion de
l’industrie militaire, après la Seconde Guerre mondiale, en industrie agricole. En tassant les sols sous le poids des engins et l’action des charrues, l’agriculture industrielle écrase toutes les petites galeries qui convoyaient l’eau et l’air à travers la terre. Les champignons sont asphyxiés puisqu’ils sont exclusivement aérobies (ils ont besoin d’oxygène pour respirer). En outre, la matière organique dont ils se nourrissent pour former l’humus (les débris végétaux) se retrouve enterrée, et donc hors de portée. Privés de nourriture, les champignons meurent. L’eau, qui leur est vitale ainsi qu’à beaucoup d’autres micro-organismes du sol, ne peut plus s’infiltrer et ruisselle en surface. Le labour détruit aussi l’hyphe des champignons mycorhiziens ainsi que tous les petits réseaux racinaires d’échange qu’ils tissent avec les plantes. Des études montrent que, partout où le travail du sol est réduit, la biomasse de champignon augmente considérablement 37. A contrario, lorsqu’on laboure, les bactéries sont grandement avantagées. En effet, elles sont souvent anaérobies (donc elles ne meurent pas du manque d’oxygène quand la terre est comprimée) et se reproduisent vingt fois plus vite que les champignons. Elles dégagent du CO2 en consommant la matière organique. Et puisque tous les micro-organismes du sol se nourrissent de cette matière organique, la multiplication rapide des bactéries menace l’équilibre écosystème. Elles privent les champignons de nourriture, mais surtout vont minéraliser le sol. En effet, les minéraux qui se trouvaient répartis dans la matière organique du sol vont s’accumuler à mesure que les bactéries consomment le carbone de cette dernière. Ce faisant, ils vont cristalliser et durcir le sol. Le sol durci est ensuite lessivé par la pluie, qui emporte avec elle beaucoup des minéraux nécessaires aux plantes. Les vers de terre, qui remontent sans cesse ces éléments, ont beaucoup plus de difficultés à se déplacer jusqu’à la surface et donc à aérer le sol, ce qui provoque
l’asphyxie de nombreux micro-organismes et la perte d’un habitat poreux qui leur permettait d’échapper aux prédateurs. Outre la détérioration physique provoquée par le labour, l’épandage massif d’intrants chimiques (différents pesticides, insecticides, fongicides, engrais…) bouleverse la biologie des sols. L’utilisation d’antifongiques détruit sans discernement toutes les espèces de champignons, dont les mycorhiziens. Cette utilisation est justifiée par la prolifération de champignons destructeurs, qui est souvent et paradoxalement la conséquence de l’élimination indifférenciée des espèces qui garantissaient un équilibre. En effet, les meilleures armes contre un micro-organisme sont les antibiotiques et les antifongiques que les autres micro-organismes produisent naturellement pour s’en protéger. C’est aussi vrai pour les insectes, décimés de manière uniforme par les pesticides alors que les parasites ciblés sont naturellement régulés par la diversité. In fine, la France a perdu plus de 90 1 % de sa microfaune. Pour le Lams (Laboratoire analyses microbiologiques sols), les sols agricoles sont passés en moyenne de deux tonnes de vers de terre à l’hectare en 1950 à moins de cent kilos aujourd’hui. Beaucoup de champs sont désormais des déserts biologiques dans lesquels on ne trouve presque plus aucune forme de vie. La consommation mondiale d’éléments fertilisants s’est élevée à 179,4 millions de tonnes en 2007, un chiffre qui augmente proportionnellement aux surfaces cultivées. Il s’agit en majorité d’engrais azotés (61,6 1 %). La quantité d’azote réactif annuellement ajoutée à la biosphère a doublé depuis les années 1960 et reste en forte augmentation, principalement dans l’hémisphère Nord. De fait, depuis la « révolution verte », les apports d’engrais azotés ont augmenté de 800 1 %. Les conséquences en chaîne sont désastreuses. Dans la nature, c’est au printemps que les bactéries minéralisent l’azote et le phosphore, quand la température leur permet enfin d’attaquer une
partie de la matière organique accumulée en hiver (végétation de l’automne et animaux morts). Les minéraux s’enfoncent dans le sol, où ils sont interceptés par les racines des plantes, et spécialement par les racines horizontales de l’arbre. C’est un circuit fermé dont rien ne s’échappe ; c’est pour cela que les nappes phréatiques sont propres sous les forêts. À cause du labour et de l’épandage d’azote (sous forme de lisier de porc et d’engrais minéraux et synthétiques), les bactéries vont minéraliser davantage de matière organique. La quantité de racines ayant diminué (pas de plantes en surface ni d’arbres puisqu’ils ont été massivement arrachés), l’azote s’enfonce jusqu’à atteindre la nappe phréatique ou ruisselle en surface. On estime ainsi à 60 1 % l’azote épandu qui n’est pas incorporé par les plantes. Les vers de terre qui avaient également pour rôle de remonter ces minéraux avant qu’ils n’atteignent l’aquifère 38 ont également largement disparu. Or, dans la nature, tout élément qui n’est pas consommé dans un cycle, qui est superflu, devient un polluant. L’azote contamine les cours d’eau, les lacs et les zones côtières. S’y produit un phénomène d’eutrophisation 39. Les excès d’azote sont également responsables de l’émission de protoxyde d’azote (N2O). Son origine dans l’air est pour environ 60 1 % naturelle, et pour le reste anthropique. Sa teneur dans l’atmosphère augmente fortement depuis plusieurs décennies. En 2012, il atteint 325,1 parties par milliard (+ 5,3 millions de tonnes par an rien qu’à cause des activités humaines), ce qui représente 120 1 % de plus que le niveau préindustriel 40. Si l’on convertit ce chiffre en équivalent CO2, on obtient l’équivalent de 100,8 parties par million, soit un quart de la concentration actuelle de CO2. Si la tendance actuelle perdure, on peut prévoir une augmentation des émissions de N2O de 83 1 % entre 2005 et 2050 41. De surcroît, ce gaz est dorénavant le premier responsable du trou dans la couche d’ozone, laquelle nous protège des rayons ultraviolets du soleil, qui sont cancérigènes.
Le protoxyde d’azote est un intermédiaire dans les transformations opérées par les bactéries nitrificatrices et dénitrificatrices, qui sont anaérobies. Elles se développent donc dans l’eau et dans les blocs de terre compactés par le labour. Ainsi, l’agriculture est responsable de deux tiers des émissions anthropiques de N2O. En France, ce taux monte à 76 1 % 42. L’azote n’est pourtant pas le seul engrais à être épandu en trop grande quantité : le phosphore obéit globalement à la même logique. Depuis les années 1960, l’agriculture occidentale répand de grandes quantités d’engrais phosphorés (appelés phosphates). Ces mélanges d’acide et de phosphore produisent une solution très assimilable par les plantes, mais aussi par des bactéries minéralisatrices qui rendent le phosphore inerte et donc indisponible pour les végétaux. Il faut alors en mettre beaucoup pour que la plante ait le temps d’en assimiler un peu (en moyenne, elles utilisent moins de 10 1 % des apports anthropiques). Le problème est double : premièrement, les pluies lessivent de grandes quantités de phosphore, qui se retrouvent dans les eaux et provoquent un phénomène d’eutrophisation (comme avec l’azote) ; deuxièmement, cet apport artificiel détruit la symbiose entre les champignons et les plantes, qui n’ont plus intérêt à partager leurs sucres en échange de phosphore. Les champignons disparaissent, et cette absence rend les cultures complètement dépendantes des engrais. Le pic de la production de phosphore minier est prévu pour 2040. Ce phénomène de dépendance aux intrants entraîne une dynamique de cercle vicieux : les engrais synthétiques engendrent une diminution de la taille et de la profondeur des racines. Ces dernières se concentrent en surface au lieu d’être éparpillées dans le sol pour aller chercher les nutriments issus des systèmes racinaires de plantes partenaires (comme les légumineuses qui fixent l’azote de l’air et l’échangent ensuite dans le sol contre d’autres substances nutritives), des minéraux et d’autres sources naturelles.
Puisque les plantes ont de l’engrais à disposition, elles produisent moins d’exsudats de carbone liquide à échanger avec les microbes contre de l’azote, mais aussi contre des éléments plus rares. Cela se traduit par une diminution de la qualité nutritive de la plante, mais également par une moindre capacité à synthétiser des hormones et des antibiotiques naturels, donc in fine par une multiplication du risque de maladies. Il faut par conséquent augmenter la dose de pesticides à épandre, ce qui ravage d’autant plus la microbiologie, la salubrité des cours d’eau et la santé humaine. Des racines qui s’enfoncent moins, c’est également un sol moins structuré qui sera plus sujet à l’érosion. Dans le cadre actuel, si les engrais viennent à manquer brusquement, les pertes seront très élevées puisque les plantes, devenues « feignantes », n’ont plus la capacité d’adaptation des variétés anciennes. Outre cette perte de résilience, les méfaits sont également d’ordre climatique. Comme expliqué précédemment, la profusion artificielle de nutriments provoque une suractivité bactérienne qui convertit la matière organique en CO2 et en méthane (CH4). On estime ainsi une perte de carbone moyenne d’environ 0,4 tonne par an et par hectare 43, uniquement due à l’épandage d’engrais. Combiné à l’effet du labour, le bilan est autrement plus lourd : un passage à la charrue sur un champ entraîne le dégagement d’une tonne de CO2 par hectare en moyenne. Une telle volatilisation de la matière organique conduit à une disparition du potentiel de production alimentaire, donc affaiblit la sécurité alimentaire et finalement la souveraineté nationale. Les rizières, grandes émettrices de méthane Le riz est la céréale la plus consommée au monde et fournit environ un cinquième des calories absorbées par l’humanité. Sur le plan climatique, les conditions de culture actuelles sont néanmoins très dommageables pour l’atmosphère. La riziculture est responsable d’au moins 10 1 % des
émissions de gaz à effet de serre dues à l’agriculture (élevage compris), et de 9 à 19 1 % des émissions mondiales de méthane 44. Puisque la plupart des variétés de riz sont cultivées « pieds dans l’eau », les bactéries méthanogènes s’y développent facilement, stimulées par l’apport de matière organique des plantes et les fertilisants azotés. Le climat chaud et humide des zones rizicoles leur est particulièrement favorable. Avec le réchauffement climatique, les bactéries méthanisâtes seront certainement encore plus actives que maintenant, ce qui entraînera une augmentation des émissions de méthane. L’élevage intensif et non intégré, source logique de carbone Les animaux d’élevage occupent 30 à 45 1 % des terres arables de la planète et produisent environ 20 1 % des émissions de GES 45. Si l’élevage était un pays, il serait le troisième pollueur mondial. Lorsque les prairies sont broutées et piétinées de manière continue par les animaux parqués dans une même zone, les réserves de nutriments dans les racines diminuent en raison de leur sursollicitation pour reconstruire la plante : la reproduction des végétaux est stoppée et ils finissent par disparaître. Non tenus par les racines, les sols finissent par s’éroder. C’est le cercle vicieux du surpâturage, qui libère du carbone dans l’atmosphère. Intrinsèquement, la biologie même du bétail représente un problème pour le climat. Les vaches sont des ruminants, c’est-à-dire qu’elles digèrent leur nourriture dans le rumen, double compartiment de l’estomac où ce sont les bactéries qui dégradent les plantes. Une fois mâchée et digérée une première fois, la nourriture remonte le long de l’œsophage, est remâchée et redigérée. Cette faculté permet aux ruminants de s’adapter à une nourriture riche en cellulose, un des composés naturels les plus résistants à la digestion. Or les bactéries présentes dans l’estomac sont méthanogènes : elles produisent du méthane en fabriquant des sucres avec le carbone présent dans la cellulose. Le méthane résiduel est expulsé du corps de
l’animal (à 90 1 % par les rots) et finit dans l’atmosphère. Ce gaz représente près de 40 1 % du total des émissions de GES de l’élevage, soit 6 à 7 1 % du total des GES relâchés annuellement par l’humanité 46 (la production et le traitement du fourrage représentent quant à eux 45 1 % des émissions du secteur). L’alimentation des ruminants modernes participe grandement à ces émissions. Pour doper leur productivité, ils sont généralement nourris avec des plantes riches en protéines, comme le soja. Or qui dit protéine dit azote, et donc méthane. La salinisation et la désertification des terres arables, un gâchis de puits de carbone potentiels Du fait des mécanismes précédemment explicités, les terres se dégradent à une vitesse vertigineuse, « dégazant » énormément au lieu d’être disponibles pour séquestrer le carbone efficacement. C’est un immense gâchis, au moment où nous avons besoin de mobiliser toutes les surfaces. Chaque année, 300 000 kilomètres carrés de surface cultivable sont perdus du fait de la dégradation de l’environnement, de l’industrialisation et de l’urbanisation – soit l’équivalent de la superficie de l’Italie. Plus précisément, 200 000 kilomètres carrés de terres agricoles sont convertis en terres pour le développement industriel et immobilier, et 100 000 disparaissent du fait de l’érosion et de l’épuisement avancés des sols 47. Au total, environ 60 1 % des terres sont modérément ou fortement dégradées 48, ce qui concerne directement 40 1 % de l’humanité. Selon l’IPBES (Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques, le « Giec de la biodiversité »), dans trente ans, c’est 90 1 % de la population mondiale qui devrait être concernée par le phénomène. Cette dégradation est caractérisée par une chute importante du taux de matière organique dans le sol. En France, 95 1 % de la surface agricole perd
de la matière organique, et son taux a été divisé par plus de deux en cent ans, passant d’une moyenne de 3,5 1 % du poids du sol à 1,5 1 %. L’épaisseur moyenne des sols aux États-Unis était de vingt-trois centimètres il y a deux cents ans contre seulement quinze centimètres de nos jours. Au rythme d’érosion actuel, la production de céréales devrait chuter de 253 millions de tonnes d’ici à 2050, et la superficie des terres arables reculer de 1,2 million de kilomètres carrés (l’équivalent de toutes les terres agricoles de l’Inde) 49. Parmi les causes de ces dégradations, la salinisation des terres tient une place importante. Celle issue de l’activité humaine affecterait 760 000 kilomètres carrés, soit une surface supérieure à l’ensemble des terres arables du Brésil 50. La salinisation est principalement due à l’irrigation : lorsque celle-ci est trop abondante pour être absorbée par les racines des plantes, le sol est humidifié en profondeur, ce qui fait remonter le sel à la surface par capillarité ; 20 1 % des terres irriguées présentent ainsi des problèmes de salinité 51. En région sèche, l’utilisation d’eau saumâtre (naturellement chargée en sel) en est la cause principale. Ces sols dégradés peuvent arriver à un point de non-retour conduisant à leur disparition par érosion ou désertification : plus ces sols sont pauvres en carbone, plus leur production primaire diminue, ce qui fait baisser les entrées de carbone. Résultat : un bilan carbone négatif. Dans ce cercle vicieux, les sols libèrent leur stock de carbone de façon irréversible, sans possibilité de redevenir un jour des puits de carbone. Cependant, ce mouvement n’est pas une fatalité. De nombreuses pratiques existent pour redonner vie aux sols et leur permettre d’absorber de nouveau de grandes quantités de carbone atmosphérique. L’agroécologie, une solution productive et résiliente pour stocker du carbone dans les sols
Le terme « agroécologie » désigne une agriculture qui repose sur les cycles et processus à l’œuvre dans l’écosystème plutôt que sur des apports exogènes d’énergie, de fertilisants et de pesticides. Cette manière de produire suppose a minima : – de diversifier les rotations de cultures (y compris en intégrant l’agroforesterie) avec des variétés adaptées et de maintenir des couverts végétaux permanents, de façon à rompre les cycles de développement des parasites, maladies et « mauvaises herbes », et à lutter aussi contre les pollutions par les nitrates et contre l’érosion ; – de consacrer une part significative des surfaces au maintien de zones de biodiversité « sauvage » (haies, bois, zones enherbées, zones humides) et de prairies permanentes, refuge d’insectes utiles aux cultures ; – de faire entrer de l’azote dans l’écosystème par d’autres moyens que les engrais de synthèse ou l’importation d’aliments protéagineux pour les animaux d’élevage (soja), c’est-à-dire par la culture de surfaces importantes de légumineuses et par une intégration des animaux d’élevage dans le cycle des cultures. Par ailleurs, un moindre usage d’engrais azoté de synthèse implique un moindre recours aux énergies fossiles nécessaires à la fabrication de ces engrais. Chiffrer le potentiel de stockage de carbone de l’agro-écologie n’est pas facile, car cela dépend des formes qu’elle peut prendre localement. Nous tâcherons de décliner les principales pratiques de l’agroécologie en explicitant les logiques cycliques sur lesquelles elles se fondent. Elles peuvent toutes être considérées comme du géomimétisme. Développer les couverts permanents et l’agroforesterie Les couverts permanents permettent d’entretenir le sol, de lui fournir de l’azote (via des couverts de légumineuses par exemple) et de protéger l’ensemble de la microfaune des sécheresses et des rayons UV du soleil. Les racines du couvert « labourent » la parcelle en l’aérant, favorisant un
meilleur drainage des pluies et empêchant l’érosion (en plus d’abriter une biodiversité permettant une résilience face aux parasites). Cette pratique consiste à ne jamais laisser les sols nus car, lorsque la terre est nue, l’énergie solaire n’est pas exploitée par les végétaux. En conséquence, dès qu’une récolte est terminée, un cocktail de plantes est semé à la place. Juste avant la plantation d’une future récolte, une machine passe pour cisailler ces plantes. Les graines germent donc dans un tapis de matière organique en décomposition, ce qui permet de maintenir une température de développement idéale grâce à l’activité des microorganismes. Dans les pays arides, cette pratique est intéressante, car elle entretient un certain taux d’humidité dans les sols grâce à l’ombre et à la rosée matinale produite par les plantes. Néanmoins, si une période de sécheresse est trop importante, l’évapotranspiration des plantes peut avoir un effet asséchant. Mais, même dans ce cas, il n’est pas dramatique de perdre la culture de couvert, car la matière organique protégera et fertilisera quand même les sols. Les cultures annuelles (ressemées chaque année) représentent 89 1 % des terres cultivées de la planète (soit 12 millions de kilomètres carrés). L’agriculture sous couvert est pratiquée sur 10 1 % de cette surface. Si ce type d’agriculture est élargi à 4,1 millions de kilomètres carrés d’ici à 2035, et à raison d’un taux de capture de carbone volontairement pris dans la fourchette basse (compris entre 0,37 et 0,62 tonne par hectare), nous pourrions séquestrer quelque 4,7 gigatonnes de carbone supplémentaires sur l’ensemble de cette période 52. Raisonner et intégrer l’élevage Un animal dans son milieu participe naturellement au cycle du carbone. Ainsi, les ruminants jouent un rôle prépondérant dans l’entretien de la fertilité du sol. Une gestion biomimétique des pâturages permettrait de
reproduire le rôle clé des animaux dans la nature. Dans la savane africaine, où par endroits les sols sont riches en carbone sur plus de trois mètres de profondeur, les immenses troupeaux d’herbivores sont constamment en mouvement à cause du stress provoqué par les prédateurs. Ils ne broutent donc pas intégralement les plantes vivaces d’une parcelle ; ils y déposent leurs déjections fertilisantes, s’en vont et ne reviennent que l’année suivante. La végétation locale est non seulement stimulée par ce stress, mais c’est pour elle un moyen de répandre ses graines. Ces dernières trouvent des conditions de germination optimales et ne sont plus concurrencées pour le soleil par les plantes fraîchement broutées. Diverses pratiques d’élevage s’inspirant ainsi de la nature peuvent être qualifiées de géomimétiques : réduction du nombre d’animaux par hectare, rotation, pâture intensive évolutive (on parque une grande concentration d’animaux dans un petit périmètre, qu’on déplace très fréquemment). Sur les parcelles exploitées de la sorte, on observe une remontée spectaculaire des taux de carbone stocké 53 (de plusieurs centaines de kilos à sept tonnes par hectare et par an). En d’autres termes, les capacités de stockage augmentent de 200 à 300 1 % par rapport à une parcelle classique. Certes, il faut relativiser ces chiffres au vu des émissions de méthane des animaux et d’oxyde d’azote de leurs déjections. Néanmoins, le bilan reste généralement positif, voire très positif. Si l’on étendait ces pratiques à 4,45 millions de kilomètres carrés (contre 0,8 million à ce jour), on pourrait séquestrer dans les sols environ 4,6 gigatonnes de carbone cumulées d’ici à 2050 54. La microfaune essentielle à la santé des sols et à la séquestration du carbone se trouve également bénéficiaire de ces pratiques raisonnées de pâturage. Les bouses de vache stimulent ainsi la reproduction des vers de terre. Elles sont fraîches en été (car humides) et chaudes en hiver (fermentation), ce qui, ajouté à l’ammoniac qu’elles renferment, attire les vers et les pousse à se reproduire (en raison de la concentration). C’est ce
qui explique qu’on peut compter jusqu’à quatre tonnes de vers de terre par hectare dans une prairie normande saine. En incorporant des arbres à des parcelles de pacage (sylvopastoralisme), on peut multiplier par cinq à dix le taux de séquestration annuel de carbone par rapport à une surface classique sans arbres 55 (expériences réalisées en Espagne, à relativiser dans les pays moins secs). D’une manière générale, l’ombre que procurent les arbres est une véritable aubaine pour les animaux, qui viennent s’y agglutiner pendant les fortes chaleurs. En été, on observe que le bétail se réfugie systématiquement à l’ombre. De nombreuses espèces parmi les plus communes que nous élevons descendent d’animaux de sous-bois ou de clairières, qui ne sont pas adaptées à une station prolongée sous le soleil. La vache descend ainsi de l’aurochs, qui vivait en forêt. Ce n’est pas anodin quant au patrimoine génétique du bétail, qui n’est pas forcément dans son élément dans les grandes prairies dénudées qu’on lui impose. Un fort ensoleillement affaiblit les animaux, réduit leur production de lait et amoindrit leur vigueur musculaire. La protection des arbres est également très appréciée en temps de pluie. La présence de haies protège aussi les jeunes du froid et diminue leur taux de mortalité. En outre, l’herbe qui se trouve au pied des arbres ou des haies est plus grasse. Elle est plus riche en minéraux et acide gras grâce à la collaboration mycorhizienne et induit des arômes dans le lait, les œufs et la viande. On a notamment observé que la production de lait et de viande pouvait augmenter jusqu’à 30 voire 40 1 % pour un régime de pâturage de neuf mois, au lieu de six en moyenne dans l’industrie 56. Les arbres permettent d’allonger la période de pâturage puisque l’humidité qu’ils apportent retarde le dessèchement des prairies de plusieurs semaines l’été. Tous les animaux d’élevage bénéficiant d’arbres sont moins stressés. Chez les volailles, ce bien-être se traduit par un gain de poids vif d’environ 5 1 %. En termes climatiques, c’est moins de besoins en intrants, et bien sûr en
nourriture. Les arbres sont fertilisés par les déjections et stockent plus de carbone. Le sylvopastoralisme est aujourd’hui pratiqué sur 1,42 million de kilomètres carrés ; 10 millions de kilomètres carrés sont théoriquement adaptés à cette technique. Si on la généralisait sur au moins 2,24 millions de kilomètres carrés, la quantité de carbone séquestrée jusqu’en 2050 serait de 8,5 gigatonnes 57. Un simple changement de régime alimentaire pour le bétail pourrait contribuer à la diminution de la production de méthane. Entre 2 et 15 1 % de l’énergie contenue dans les plantes ingurgitées par une vache sont dissipés sous forme de méthane. C’est autant de masse en moins pour les animaux et de carbone en plus dans l’atmosphère. Certaines expériences montrent qu’en incorporant quelques algues dans leur régime alimentaire, par exemple, on peut réduire de plus de 90 1 % les rejets de méthane 58. Ces algues contiennent un élément, le bromoforme, qui modifie l’activité des enzymes bactériennes des animaux pour maximiser leur efficacité. Rappelons à ce titre que les recherches n’en sont qu’à leurs débuts et que la culture d’algues est une solution de séquestration dans les océans 59. Déconnecter les rizières des bactéries méthanogènes Les moyens agronomiques pour réduire les émissions de méthane provenant des rizières existent déjà et sont assez répandus. Ils sont déconcertants de facilité, car souvent de simples changements marginaux des pratiques suffisent pour permettre aux plantes d’accroître leur part dans le cycle du carbone. Ainsi, en repiquant les plants une à deux semaines plus tôt et de manière plus espacée, on leur permet de s’enraciner plus profondément et de profiter de davantage de soleil. Avec des racines plus profondes, il est possible d’assécher temporairement les champs. Sans eau, les conditions de multiplication des bactéries méthanogènes sont beaucoup moins favorables
et les émissions de méthane baissent de 35 à 70 1 % 60. De surcroît, les plantes séquestrent davantage de carbone en profondeur via leurs racines. Les plants cultivés ainsi sont également plus résistants aux sécheresses, aux inondations et aux tempêtes, car plus solidement ancrés. Ils garantissent donc une meilleure résilience aux populations du Sud. Des études agronomiques sur ce procédé appelé « système de riziculture intensif » (SRI) démontrent une productivité accrue de 50 1 % pour une réduction de l’utilisation d’eau de 25 à 50 1 % et de semences à 80 1 % 61. C’est donc une pratique simple qui pourrait s’étendre au bénéfice de tous. Elle s’exerce aujourd’hui sur 340 000 kilomètres carrés dans une quarantaine de pays : ce n’est donc pas une utopie. En l’élargissant pour atteindre 540 000 kilomètres carrés d’ici à 2050, il serait possible d’atténuer les émissions de GES à hauteur de 0,85 GtC sur l’ensemble de cette période 62. Sans même parler des gains de productivité et de résilience qui permettraient, à surface égale, de nourrir plus de monde et donc de libérer davantage de terres pour la séquestration de carbone. Néanmoins, le SRI nécessite un surcroît de main-d’œuvre en début de saison lors des repiquages, et il dépend des conditions géographiques et variétales de la zone. En outre, les systèmes hydrauliques ancestraux des pays d’Asie du Sud doivent être légèrement modifiés, car ils sont généralement conçus pour maintenir une irrigation constante. Or, dans des pays sous tension alimentaire, les freins aux changements comportementaux sont importants, puisqu’il n’y a pas le droit à l’erreur. Reconquérir les sols dégradés grâce à l’agriculture de régénération Sur l’ensemble des terres rendues inutilisables par l’agriculture intensive (3,85 à 4,45 millions de kilomètres carrés), 90 1 % ont été abandonnées, le reste ayant été replanté d’arbres ou artificialisé. Restaurer
ces terres délaissées peut leur redonner la faculté de redevenir des puits à carbone. L’agriculture dite de régénération consiste à planter sur une parcelle un cocktail d’une dizaine – voire d’une vingtaine – de plantes, chacune tenant un rôle clé dans la reconstitution du stock des nutriments manquants. Déterminer les espèces à planter est néanmoins une question technique, puisque le cocktail en question dépendra évidemment du type de sol, de la pluviométrie, etc. Si certaines plantes ne sont pas adaptées, elles risquent par exemple de provoquer des carences. Sur certaines parcelles traitées ainsi aux États-Unis, on a pu observer un enrichissement rapide du sol en carbone : de 1 à 2 1 %, elles sont passées à 5 voire 8 1 % sur dix ans. Dans la mesure où chaque pourcentage de matière organique par hectare représente 21 tonnes de carbone, cette croissance équivaut à une centaine de tonnes à l’hectare en moyenne 63. Si cette pratique était étendue à 4,1 millions de kilomètres carrés en 2050 (elle en couvre 0,44 million aujourd’hui), la somme totale de carbone séquestré s’élèverait à 6,3 gigatonnes de carbone sur cette période 64. Dans les milieux particulièrement arides, ce sont surtout les techniques de foresterie qui sont efficaces, et moins la plantation de couverts végétaux annuels 65. On estime également que 1 1 % de carbone en plus dans le sol permet le stockage de 190 000 litres d’eau supplémentaires par hectare 66. Permettre un essor rapide de l’agriculture de séquestration Réformer les pratiques agricoles est certainement l’aspect le plus ambitieux des mesures visant à développer les capacités de séquestration, car il ne faut pas endommager la fragile chaîne d’approvisionnement alimentaire. Le milieu rural est traditionnellement conservateur, du moins en Occident. Néanmoins, les mentalités évoluent parfois rapidement, comme en témoigne l’essor de l’agriculture biologique en France (+ 16 1 % en 2017).
En Europe, faire changer les pratiques agricoles nécessite d’aborder le problème sous tous ses aspects en même temps, c’est-à-dire réformer le foncier, le régime de subvention, les encouragements par la fiscalité, les politiques de distribution… C’est un secteur sensible, touché par de nombreuses crises et constamment soumis au stress de la concurrence internationale. En outre, les agriculteurs européens sont souvent lassés par les changements fréquents de normes, qui les empêchent de se projeter. Depuis l’instauration de la politique agricole commune (PAC) en 1957, les directives en matière agricole sont de plus en plus européennes, et près de la moitié des revenus d’un agriculteur français provient désormais des subventions de l’UE. La PAC est donc un instrument incontournable de la transition agricole, et la réformer permettrait d’accélérer le mouvement à l’échelle nationale comme européenne. Enfin, le rôle de l’UE dans les échanges agricoles mondiaux est central. Le continent européen, première zone économique au monde, dispose d’un levier très puissant sur la consommation, susceptible d’influencer mondialement les pratiques. Une France déterminée, par son poids incontournable en Europe, n’aurait pas de difficulté à accélérer la révolution agroécologique. La France, modèle agroécologique de demain ? Il y a une dimension fondamentale à ne pas négliger lorsqu’on parle d’imposer un nouveau paradigme agricole au monde paysan français : la dimension psychologique. Avec le taylorisme agricole, on a diffusé le modèle d’une agriculture « propre », sans « défauts », avec des champs carrés et uniformes. Une agriculture à l’image d’un capitalisme productiviste sans nul obstacle (aucun arbre), sur la voie de la maximisation des rendements, en somme. En URSS aussi, l’agriculture était à l’image de l’idéal politique en vigueur : le productivisme stalinien. En quelques générations d’agriculteurs, donc, on a fini par considérer l’arbre comme une entrave à l’accroissement productif et
une perte de surface utile. Le couvert permanent a été et est toujours considéré comme une tache sur un champ de terre bien propre. Cet imaginaire est très lié à la peur d’une diminution des rendements, dans une époque où le monde agricole est globalement très endetté et ne vit que des marges permises par les subventions. La peur du déclassement, qui explique le virage conservateur de classes précarisées, est aussi à l’œuvre chez les agriculteurs, entraînant un taux de suicide record au sein de cette profession. Cette réalité souvent négligée impose d’adapter concrètement l’approche si l’on veut réformer efficacement le système. C’est en rassurant qu’on peut combattre la peur du changement. Dans le monde agricole, ce sont soit les voisins, dont la similarité des pratiques rassure, soit les structures d’accompagnement qui jouent ce rôle. Ces dernières (syndicats agricoles, chambres, coopératives…) jouissent généralement de la confiance de leurs adhérents. Les pouvoirs publics y sont parties prenantes (via les chambres d’agriculture) ou interlocuteurs (notamment des syndicats) et pourraient donc par ce biais influencer, informer et rassurer au profit de l’agroécologie. C’est un effet d’entraînement qu’il faut réussir à provoquer. Comment ? Premièrement, en apportant la preuve que les différentes pratiques sont économiquement viables. On sait désormais que la pratique du semis direct sous couvert en grandes cultures permet d’économiser jusqu’à 40 1 % des charges liées à la mécanisation. Pour l’agroforesterie en elle-même, nous avons peu de recul du fait du temps long nécessaire à la rentabilisation de la pratique, mais nous savons que la production de biomasse augmente de 40 1 % par hectare, car les rayons du soleil sont mieux utilisés. Un arbre « agricole » coûte entre deux et six euros à planter et à entretenir, et va générer jusqu’à seize euros de services écosystémiques et sociaux par an 67. Valoriser l’agroforesterie impliquerait de repenser l’organisation d’une série de secteurs comme celui de la construction ou de la production énergétique. Ce sont justement des indicateurs économiques
globaux qui permettraient de mieux évaluer le bénéfice de la transition, en incorporant le coût des externalités négatives liées aux pollutions de l’agriculture intensive, ainsi que les externalités positives liées aux services environnementaux. L’argent obtenu grâce à de potentielles taxes sur les externalités négatives pourrait être réinvesti en bonus pour les externalités positives suscitées par les agriculteurs en transition. Cette double action (pénalisation/encouragement financier), couplée à un encadrement fort et rassurant impulsé par l’État, permettrait aux agriculteurs de prendre une décision beaucoup plus rapidement et sans peur. Toujours dans le but de rassurer, de tendre des filets de sécurité susceptibles d’émanciper les agriculteurs de la peur de l’échec, une caisse d’assurance publique comblerait les manques à gagner éventuels engendrés par la période de transition. Sur le plan foncier, des réformes des baux ruraux sont nécessaires pour faciliter la transition. En effet, il faut garantir que les projets de transformation agroécologiques, organiquement de long terme, puissent être conduits et rentabilisés sans qu’un propriétaire foncier coupe court au processus parce qu’il aurait changé d’avis. Or, en 2010, près des deux tiers de la surface agricole sont exploités par des cultivateurs qui n’en sont pas propriétaires, mais qui la louent à un tiers contre une rémunération fixe pour une durée renouvelable de neuf à vingt-cinq ans généralement, ce qui est difficilement compatible avec des projets de développement à long terme. Formation, pédagogie, psychologie, accompagnement, modélisation économique, financement et foncier sont autant de problématiques que soulève directement la transition agroécologique. C’est la question du temps long qui revient souvent, alors que notre société est tout entière dévouée au court terme. Les leviers commerciaux de la France et de l’UE pour une révolution agroécologique mondiale
Sur le plan intentionnel, certaines initiatives politiques internationales ont été porteuses d’espoir à l’échelle de la planète. Notamment parce qu’elles avaient pour ambition de cadrer une feuille de route pour la séquestration du carbone dans les sols agricoles. La COP 21, en décembre 2015, a vu la mise en place du projet international « 4 pour 1 000 », cette formule correspondant au taux de croissance annuel de 0,4 1 % du stock de carbone dans les sols, qui permettrait d’interrompre l’augmentation actuelle du CO2 dans l’atmosphère. L’initiative rassemblait plus de cent cinquante partenaires publics et privés et comprenait un volet « recherche internationale » destiné à mutualiser les avancées scientifiques en la matière. Mais, comme la plupart des initiatives de la sorte, un manque de volonté politique et une peur de la conflictualité avec les grands industriels et leurs lobbys n’ont pas permis de passer le cap de la coercition, donc d’aller au-delà de l’effet d’annonce. Une diplomatie climatique ambitieuse ne laisserait pas cette erreur se reproduire et ne proposerait que des mesures contraignantes. Le commerce, en revanche, pourrait être un levier très fort à l’échelle européenne. Rappelons que l’UE est le premier marché intérieur du monde, avec plus de 500 millions d’habitants au pouvoir d’achat globalement élevé. Le modèle alimentaire européen actuel repose notamment sur des importations de fruits, de soja, d’huile de palme, etc., dont la production suppose la mobilisation de terres cultivables dans d’autres parties du monde. Il exporte également des produits agricoles. Au total, ce modèle de consommation mobilise en moyenne 0,31 hectare par Européen, dont 40 1 % se trouvent en dehors de l’Europe 68. Le retour de la production de denrées qui peuvent pousser localement est donc une piste essentielle afin de libérer des espaces pour l’agroécologie et le reboisement dans ces pays non européens. L’UE pourrait ainsi facilement taxer les importations agricoles responsables de dégâts environnementaux (soja, palme, viande, etc.). Dans le même temps, les pays exportateurs ayant fondé leur
modèle économique sur ce commerce (Brésil, Argentine, Indonésie, etc.) seraient contraints à la diversification économique, gage de résilience et d’emplois. Notons que les importations agricoles européennes visent presque exclusivement à fournir de quoi nourrir les animaux d’élevage. Dans les scénarios actuels, la généralisation de l’agroécologie est souvent associée à une alimentation moins carnée, et limiter l’élevage industriel est de toute façon une condition sine qua non à la généralisation du sylvopastoralisme. L’industrie de la viande coûte très cher : rien que dans les trente-cinq pays de l’OCDE, 53 milliards de dollars de subventions ont été versés à l’industrie de l’élevage en 2013, et la tendance est à la hausse 69. La fin rapide de ces subventions serait un premier pas. Le deuxième consisterait à inclure dans le prix de vente les coûts cachés des externalités environnementales désastreuses de l’élevage industriel. Des estimations avancent un chiffre de 1 000 milliards de dollars de dépenses de santé et de manque à gagner imputables aux maladies liées à ce régime alimentaire, et 30 000 milliards de dollars si l’on prend en compte la valeur des vies perdues, car la mortalité chuterait de 5 à 10 1 % avec un régime largement végétarien 70. Par mesure de santé publique, une taxe sur la viande industrielle visant à incorporer dans le prix les externalités négatives en termes de financement de la Sécurité sociale, par exemple, ne serait pas superflue. Le jeu en vaut la chandelle : si 50 1 % de la population divisait seulement par deux sa consommation de viande, on éviterait l’émission de 7,3 gigatonnes de carbone d’ici à 2050. En prenant aussi en compte les changements d’utilisation des sols ainsi libérés des cultures de soja et autres, on atteindrait les 18 gigatonnes 71 ! Nous avons vu que la riziculture posait également de larges problèmes en termes d’émissions. Depuis la France et l’Europe, il est évidemment compliqué d’avoir un fort impact sur un domaine aussi stratégique que la
culture du riz asiatique. Cependant, outre la discussion scientifique au niveau politique, un label pourrait, d’une part, contraindre les importateurs européens (sans être trop strict, car certaines variétés de riz exotiques ne se prêtent pas à la baisse des apports d’eau) et, d’autre part, encourager des coopératives agroécologiques asiatiques. Au niveau de la diplomatie climatique, la France et l’UE peuvent militer pour faire de la transformation de la riziculture une clause d’atténuation. D’une manière plus globale, entre les pertes de productivité des champs, les problèmes de stockage et le gaspillage, on estime à 55 1 % la perte de la production agricole mondiale 72. Mais, même avec ces pertes en amont, l’humanité produit toujours assez de calories pour nourrir théoriquement quelque 12 milliards d’êtres humains. Réduire le gaspillage est donc une marge de manœuvre considérable pour économiser des terres, en parallèle de la diminution globale du cheptel mondial. En développant les circuits courts et les infrastructures de stockage, et en suscitant un changement culturel vis-à-vis de la manière de consommer, nous pourrions, à terme, nous permettre de libérer des terres pour les dédier à la capture du carbone et aux services écosystémiques (reforestation, réhumidification des tourbières…). Évidemment, ces propositions sont loin de l’exhaustivité, mais visent à faire prendre conscience de l’imbrication des problèmes auxquels la révolution agro-écologique nous soumet. Les solutions les plus efficaces sont toujours à cheval entre plusieurs secteurs de la société, multidimensionnelles.
En bref Les sols agricoles sont une surface d’émissions de GES alors qu’ils pourraient s’avérer être un formidable puits de carbone, tout en produisant de quoi nourrir l’humanité. En plus d’être à l’origine de la majeure partie de la déforestation, déjà comptabilisée ci-dessus, l’agriculture émet environ une gigatonne de carbone par an, soit quelque 10 1 % des émissions anthropiques. Si l’on opérait une transition vers le zéro intrant chimique et la fin du labour, il serait non seulement possible de réduire à zéro ces émissions, mais également de piéger plus d’une gigatonne de carbone par an, au lieu de l’émettre. Évidemment, une telle transition est complexe à mettre en place, car il ne faut pas perturber les chaînes d’approvisionnement alimentaire. La première étape consiste donc à diminuer sensiblement les protéines carnées pour arriver à un tiers environ de ce que l’on consomme actuellement, afin de dégager de vastes espaces qui serviront d’appoint pendant la période de transition agricole. Un cheptel réduit de deux tiers peut être parfaitement intégré aux cycles agricoles, ce qui devrait réjouir les amateurs de viande, car les animaux auraient à la fois de l’espace et une nourriture diversifiée, ce qui se ressentirait évidemment sur la qualité du produit.
34. Giec, Climate Change and Land. Special Report, août 2019. 35. William F. Ruddiman, « The anthropogenic greenhouse era began thousands of years ago », Climatic Change, no 61, décembre 2003. 36. Voir le chapitre 4. 37. Johan Six et al., «Bacterial and fungal contributions to carbon sequestration in agroecosystems », Soil Science Society of America Journal, no 70, mars 2006. 38. Ensemble de terrains se prêtant à l’emmagasinement et à la circulation de l’eau. 39. L’eutrophisation est le processus par lequel des nutriments s’accumulent dans un milieu ou un habitat (terrestre ou aquatique). Voir chapitre 4. 40. World Meteorological novembre 2013.
Organization
(WMO),
communiqué
de
presse
no
980,
41. « Émissions de protoxyde d’azote dans l’atmosphère », Planétoscope. 42. Ibid. 43. Tim J. LaSalle et Paul Hepperly, « Regenerative organic farming : A solution to global warming », Rodale Institute, 2008.
44. Tapan Adhya et al., «Wetting and drying : reducing greenhouse gas emissions and saving water from rice production », Working Paper, World Resources Institute, décembre 2014. 45. Veerasamy Sejian, John Gaughan, Lance Baumgard et Cadaba Prasad (dir.), Climate Change Impact on Livestock : Adaptation and Mitigation, Springer India, 2015. 46. Pierre Gerber et al., Tackling Climate Change through Livestock : A Global Assessment of Emissions and Mitigation Opportunities, FAO, 2013. 47. Olivier De Schutter (rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation), « Agroécologie et droit à l’alimentation », rapport présenté à la 16e session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, 8 mars 2011. 48. Rapport de l’IPBES, 6e session annuelle plénière, 24 mars 2018. 49. « État des ressources en sols du monde », FAO, 4 décembre 2015. 50. Ibid. 51. Michael Pitman et André Läuchli, « Global impact of salinity and agricultural ecosystems », dans André Läuchli et Ulrich Lüttge (dir.), Salinity : Environment – Plants – Molecules, Springer Netherlands, 2002, p. 3-20. 52. Paul Hawken, Drawdown, op. cit., p. 166-169. 53. Richard Conant, « Challenges and opportunities for carbon sequestration in grassland systems : A technical report on grassland management and climate change mitigation », Integrated Crop Management, no 9, FAO, 2010. 54. Paul Hawken, Drawdown, op. cit., p. 192-198. 55. Eric Toensmeier, The Carbon Farming Solution : A Global Toolkit of Perennial Crops and Regenerative Agriculture Practices for Climate Change Mitigation and Food Security, Chelsea Green Publishing, 2016. 56. « Exemple d’une ferme agroforestière. Une proposition performante et rentable pour réconcilier agriculture, productivité et environnement », Association française d’agroforesterie, octobre 2012. 57. Paul Hawken, Drawdown, op. cit., p. 144-147. 58. Robert D. Kinley et al., «The red macroalgae asparagopsis taxiformis is a potent natural antimethanogenic that reduces methane production during in vitro fermentation with rumen fluid », Animal Production Science, no 56, janvier 2016. 59. Voir chapitre 6. 60. Kewei Yu et al., «Reduction of global warming potential contribution from a rice field by irrigation, organic matter, and fertilizer management », Global Biogeochemical Cycles, no 18, septembre 2004. 61. Jonathan Latham, « How millions of farmers are advancing agriculture for themselves », Independent Science News, 3 décembre 2012. 62. Paul Hawken, Drawdawn, op. cit., p. 140-143. 63. Eric Toensmeier, The Carbon Farming Solution, op. cit. 64. Paul Hawken, Drawdown, op. cit., p. 156.
65. Voir le chapitre 2. 66. Judith D. Schwartz, Water in Plain Sight : Hope for a Thirsty World, St Martin’s Press, 2016. 67. Vincent Lucchese, « Comment les arbres peuvent sauver le monde » (entretien avec Pierric Jammes), Usbek & Rica, 18 avril 2018. 68. Assises de l’agriculture Macs (communauté de communes Maremne-Adour-Côte-Sud), Les Amis de la Terre, 16 décembre 2016. 69. Damian Carrington, « Meat tax far less unpalatable than government thinks, research finds », The Guardian, 24 novembre 2015. 70. Marco Springmann et al., «Analysis and valuation of the health and climate change cobenefits of dietary change », Proceedings of the National Academy of Sciences, no 113, mars 2016. 71. Paul Hawken, Drawdown, op. cit., p. 117-121. 72. Jan Lundquist, Charlotte Fraiture et David J. Molden, « Saving water. from field to fork : curbing losses and wastage in the food chain », IWMI/Chalmers/SEI/ SIWI, janvier 2008.
Chapitre 4 LES ZONES HUMIDES : DES PUITS DE CARBONE ULTRA-EFFICACES ET MAL CONNUS Les zones humides jouent un rôle climatique méconnu du grand public. Si on les imagine volontiers comme des hauts lieux de biodiversité, ces milieux particuliers offrent également des conditions uniques pour piéger le carbone. Selon certaines estimations, les tourbières, bien qu’elles ne recouvrent que 3 1 % de la surface terrestre, recèlent quelque 500 gigatonnes de carbone, soit plus que l’ensemble du carbone contenu dans les forêts 73 ! Elles seraient donc le deuxième stock de carbone après les océans.
Des écosystèmes spécifiques Il existe deux grands types de zones humides : les tourbières et les zones humides côtières. Ces dernières, en particulier les mangroves, stockent du carbone selon les mêmes grands principes physiques que les tourbières (dans un milieu anaérobie), c’est pourquoi elles sont présentées ici et non pas dans le chapitre 2, traitant des forêts.
Les tourbières Les zones humides sont souvent des lieux de création de tourbes : les tourbières. La tourbe est constituée de matière végétale en décomposition dans un milieu humide, souvent saturé en eau (marais, deltas…). Cette dernière pourrit lentement sous une strate de végétaux vivants. Cette décomposition se fait en milieu anaérobie, car le peu d’oxygène présent dans l’eau a été consommé par des bactéries, et l’eau n’est pas en contact direct avec l’air. Résultat : le carbone présent dans la matière organique ne peut pas se transformer en CO2 (un atome de carbone + deux atomes d’oxygène). Ainsi, environ 10 1 % de la matière organique végétale produite chaque année sur chaque hectare s’accumule en tourbe, ce qui explique la puissance de séquestration de ce milieu 74. Les tourbières stockent cinq fois plus de carbone que les autres écosystèmes par hectare. Elles émettent certes du méthane, mais le carbone qu’elles stockent compense largement ces émissions. Lorsque les conditions de température et de pression sont maintenues, la tourbe se transforme en charbon en quelques millénaires et en pétrole en quelques millions d’années. Un kilo de tourbe contient en moyenne 50 1 % de carbone. À ce titre, cette matière fut largement utilisée comme combustible avant le charbon (sous forme de brique de tourbe séchée) en Irlande, en Russie, en Finlande et aux Pays-Bas, où elle suscita les prémices d’un essor industriel. On trouve ces tourbières surtout dans les pays tempérés, froids et humides, comme en Europe occidentale ou encore en Sibérie et en Amérique du Nord. Plus une zone compte de cours d’eau et d’aquifères, plus il y a de chances pour qu’à certains endroits se forment des zones humides stagnantes. Mais les pays tropicaux comptent aussi de nombreuses tourbières, souvent très actives sur le plan biologique en raison des bonnes
conditions de développement des bactéries. Les forêts humides d’Asie du Sud en abritent par exemple une forte concentration. La tourbe est néanmoins vulnérable à un changement d’environnement. Lorsqu’elle est exposée à l’air, le carbone qu’elle contient s’oxyde et se transforme en CO2, et ce très rapidement : quelques années suffisent pour perdre le carbone accumulé pendant des millénaires. Au moins 15 1 % des tourbières mondiales ont déjà été abîmées (drainées, moins approvisionnées en eau…). On estime que les tourbières asséchées représentent 0,3 1 % de la surface terrestre, mais 5 1 % des émissions de GES anthropiques (2 gigatonnes de carbone par an) 75, soit 25 1 % du total des émissions provenant de l’utilisation des terres (changement d’affectation pour l’agriculture, artificialisation…) 76. La moitié des émissions mondiales dues à la dégradation des tourbières provient d’Asie du Sud-Est. Le défrichage par le feu de zones boisées tourbeuses pour la culture du palmier à huile ainsi que le drainage pour créer de nouvelles surfaces agricoles détruisent de grandes surfaces de zones humides. Lorsque les émissions dues au changement d’affectation des terres sont comptabilisées dans les totaux nationaux, l’Indonésie figure dans les cinq premiers pays émetteurs du monde : 95 1 % des tourbières de ce pays sont dégradées, situation responsable de plus de 60 1 % des émissions totales au niveau national 77. En France, les émissions provenant des tourbières dégradées (1 120 kilomètres carrés) sont estimées à 0,73 million de tonnes de carbone par an. Elles pourraient néanmoins atteindre un pic en raison du réchauffement climatique avec des émissions potentielles de 123 millions de tonnes (169 fois plus), dans le pire des scénarios du Giec 78. Le changement climatique est de fait autant l’ennemi des tourbières que les activités humaines directes (ramassage de la tourbe, artificialisation, etc.). Il y a deux types de tourbières : les minérotrophes (le niveau d’eau de la tourbière est maintenu par la nappe phréatique ou les eaux de surface), et
les ombrotrophes (la tourbière n’est alimentée en eau que par les précipitations). Avec le réchauffement climatique, les premières risquent de se retrouver confrontées à des périodes de sécheresse prolongées en été. Les besoins d’irrigation de l’agriculture leur feront concurrence pour l’eau dans un contexte de réchauffement global augmentant ces mêmes besoins d’irrigation. Quant aux secondes, la hausse des températures en Europe de l’Ouest couplée à une baisse des précipitations en période estivale (selon les prévisions du Giec) risque de les dégrader fortement. Quand une tourbière est asséchée, des plantes vasculaires (de type arbustes) se développent, augmentant l’évapotranspiration et donc la vitesse d’assèchement de la tourbière. La sphaigne, sorte de mousse et espèce pilier dans la production de tourbe à très fort pouvoir de rétention d’eau (vingt fois son poids), disparaît. C’est un cercle vicieux. Les zones humides côtières Les zones humides côtières sont également capitales dans le processus de stockage de carbone. Les mangroves constituent typiquement cette frontière entre la terre et la mer. Nous les considérons donc ici comme des zones humides, d’autant que le processus de stockage du carbone y est similaire (matière organique décomposée dans un milieu anaérobie, préservant le carbone). La surface des mangroves dans le monde est estimée entre 80 000 et 200 000 kilomètres carrés (les méthodes de calcul diffèrent). Deux grandes zones se distinguent : la mangrove orientale (Asie, Pacifique et Afrique), la plus riche sur le plan écosystémique, avec quarante espèces de palétuvier, et la mangrove atlantique (côtes américaines), avec dix espèces de palétuvier. Elles se développent sur l’estran (zone littorale recouverte et découverte par le mouvement des marées), globalement selon la même répartition géographique que les coraux.
Les différentes espèces de palétuvier ont un point commun : une photosynthèse très efficace sur le plan de l’absorption de CO2 et de création de matière organique. Cette matière organique tombe dans l’eau et se transforme en vase. Les racines des arbres captent le peu d’oxygène pressent dans ce milieu anaérobie, facilitant d’autant plus la conservation du carbone organique. Les animaux jouent un rôle essentiel dans ce processus : la bioturbation (mélange des sédiments) issue de l’action des crabes et de certains poissons enfonce la matière organique et permet aux racines d’avoir un peu d’oxygène. On estime que les sols des mangroves contiennent quelque 22 gigatonnes de carbone (l’équivalent de deux ans d’émissions humaines), qui seraient relâchées dans l’atmosphère si ces milieux étaient détruits 79. Les mangroves seraient capables de séquestrer à long terme cinq fois plus de carbone par kilomètre carré que les forêts tropicales, grâce notamment à la profondeur des sols disponibles pour le stockage 80. Un tiers des mangroves auraient d’ores et déjà disparu. Un mouvement qui s’accélère puisqu’elles ont perdu 20 1 % de leur superficie rien que depuis les années 1980. En 2035, 75 1 % de l’humanité vivra à moins de cent kilomètres du littoral, la pression sur les zones côtières humides risque donc de s’accroître encore davantage. La crevetticulture est plus spécifiquement considérée comme l’ennemi numéro un des mangroves. Celles du delta du Mékong ont ainsi presque complètement disparu, tout comme celles d’Indonésie et de Bornéo. L’introduction d’espèces invasives et la proximité avec des cultures aspergées de pesticides sont aussi des facteurs d’endommagement. Réhumidifier les tourbières dégradées et replanter les mangroves : une priorité pour le climat Sauvegarder les zones humides est une priorité climatique absolue, avant même d’évoquer leur remise en état. De fait, il faut tout faire pour
empêcher une dégradation des zones humides actuellement menacées, qui entraînerait la libération d’énormes quantités de GES. Si l’on préservait 67 1 % des tourbières encore intactes (soit 2,46 millions de kilomètres carrés), par exemple, on éviterait l’émission de 21,6 gigatonnes de carbone 81. Réhumidifier et sanctuariser les zones humides asséchées En France et globalement en Occident, les zones humides ont longtemps été un ennemi pour les pouvoirs publics. L’assainissement des marais, c’est-à-dire leur drainage, fut largement encouragé sous l’Ancien Régime, pendant le Premier Empire, tout au long du XIXe siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En 1971, sous l’impulsion de quelques scientifiques, des négociations engagées au niveau international conduisent à la signature de la Convention relative aux zones humides d’importance internationale, dite « convention de Ramsar ». Ses signataires estimaient alors qu’il convenait de préserver les zones humides pour réguler le régime hydraulique et protéger les habitats (faune et flore) écologiquement intéressants. Le climat ne faisait pas encore partie de la question. En France, pays membre de la convention, cette évolution s’est concrétisée par le vote d’une loi obligeant à la préservation de ces espaces 82. Cependant, les aides de l’État à l’assainissement ont été supprimées plus tard, dans les années 2000. En Russie, 8 1 % du territoire est couvert de marais. Dans la partie européenne, ces derniers ont été majoritairement asséchés du temps de l’URSS pour y pratiquer l’agriculture. Beaucoup de ces terres agricoles ont par la suite été abandonnées dans les années 1990, avec la fin de l’Union soviétique. Ces tourbières sèches abandonnées s’enflamment parfois en libérant une fumée très chargée en microparticules, sachant qu’un feu de tourbière peut durer des années. En 2010, le smog de Moscou, provoqué par de tels feux, a indirectement tué quelque 50 000 personnes. C’est pourquoi
la République fédérale de Russie, aidée par l’ONU, a décidé de restaurer 500 000 kilomètres carrés de marais à l’ouest de l’Oural (soit 2,9 1 % de son immense territoire). À l’aide de petites digues, les anciennes zones agricoles ont été remises en eau. Le processus de « tourbogenèse » est relancé et du carbone est à nouveau stocké en grande quantité. En France, des études menées par le CNRS sur des tourbières réhabilitées en Franche-Comté semblent indiquer que la période de transition vers le recouvrement des facultés de tourbogenèse émet peu de GES, ce qui est une bonne nouvelle dans la mesure où il existe toujours un risque de relargage carbonique lorsqu’un milieu change. La réhumidification aurait d’autres impacts climatiques bénéfiques. Divers travaux réunis dans le cadre de la convention de Ramsar ont mis en évidence l’utilité des zones humides pour réduire l’eutrophisation de certaines masses d’eau et traiter les eaux usées. Aux États-Unis, par exemple, les marécages à cyprès de Floride sont réputés transformer 98 1 % de l’azote et 97 1 % du phosphore des eaux usées reçues dans les zones humides avant que celles-ci n’atteignent la nappe phréatique ou les océans. Dès lors, les zones humides limitent les risques de développement des zones aquatiques mortes, fortement émettrices de carbone. La commune de Royan, en Charente-Maritime, quant à elle, a entrepris de limiter l’extension de son urbanisation pour restaurer des zones humides épuratrices et pour dépolluer les plages et les eaux de baignade de la commune, puisque le tourisme y constitue la première activité économique. Les zones humides sont également essentielles pour stocker l’eau et ainsi réguler sa disponibilité. Selon une étude modélisée de la société Sogreah, relative à la Charente, du fait des aménagements supprimant des zones humides, une goutte d’eau parcourt en deux jours la distance préalablement parcourue en deux semaines. Les zones humides sont donc de très bonnes armes contre les inondations et les sécheresses, qui vont se
multiplier en France avec le changement climatique. L’eau stockée dans les marais permet de soutenir les débits d’étiage (baisse de la quantité d’eau dans les rivières en été), ce qui présente un intérêt majeur pour la faune piscicole et l’agriculture. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les zones humides ouvrent des perspectives économiques qui peuvent encourager leur développement. Les produits de la paludiculture 83 sont à l’aube d’une myriade de débouchés : culture de sphaigne pour ses qualités d’isolant, terreau pour plantes exotiques, culture du roseau (matériaux de construction, biomasse énergétique), ou encore banques de biomimétisme (on ne connaît pas encore le potentiel des organismes qui s’y développent). Globalement, la réduction de l’espace agricole au profit des tourbières soulève le problème de l’approvisionnement agricole mondial dans un contexte d’accroissement démographique. Cependant, outre le fait qu’il ne s’agit que de 3 1 % de la surface des terres émergées (dont seulement une infime fraction est cultivée), les marges de manœuvre en la matière sont grandes, notamment grâce à la réduction des surfaces destinées à l’élevage. Au cours des derniers siècles, les zones humides ont été drainées pour, disait-on, « lutter contre le paludisme » et autres maladies des marais. Dans les faits, les populations de moustiques, vecteurs de ces maladies, sont largement régulées par la biodiversité (libellules, grenouilles, chauvessouris, etc.), sauf quand cette dernière est malmenée par les activités humaines. C’est pourquoi il est impératif de garder des îlots de biodiversité protégée sur nos territoires, d’autant que le réchauffement climatique augmente les risques de propagation parasitaire, dépassant les capacités de l’industrie chimique à lutter contre elle. Replanter les mangroves détruites Reboiser les mangroves n’est pas qu’une nécessité climatique. C’est aussi une urgence environnementale et sociale. Ces zones sont des nurseries
à poissons, essentielles pour maintenir les stocks de pêche au large et stimuler la pompe biologique océanique ; la pêche artisanale en est largement dépendante. C’est aussi un moyen de prévenir les dégâts causés par les tempêtes et les tsunamis. En effet, les palétuviers résistent très bien aux vagues grâce à leurs profondes racines et les enchevêtrements de bois absorbent l’énergie des vagues. Il existe deux manières de faire repousser la mangrove. La première consiste à laisser se régénérer naturellement les zones humides côtières, lesquelles peuvent être largement stimulées par la destruction de certaines infrastructures côtières inutiles. La seconde consiste à reboiser les mangroves manuellement. Cette pratique commence à émerger en Afrique et en Asie. Il s’agit généralement de projets portés par des entreprises désireuses de maintenir une image verte ou faisant de la compensation carbone. La plantation des palétuviers est techniquement très simple, puisqu’il suffit d’enfoncer des gousses dans la vase, et non, comme le nécessite l’activité pépiniériste classique, d’installer des infrastructures. Il est néanmoins capital de conserver une diversité d’espèces que l’on trouve à l’état naturel.
Des leviers politiques pour préserver et élargir les zones humides Les trois principaux leviers pour agir sur les zones humides sont la diplomatie, les incitations économiques et les populations locales. La diplomatie Sur le plan de la diplomatie mondiale, nous disposons de peu de moyens pour protéger les zones humides étrangères. Néanmoins, la convention de Ramsar, signée en 1971, a encouragé les réglementations gouvernementales et les programmes d’utilité collective pour protéger les
marais : par exemple, elle a abouti à la protection de zones capitales telles que le parc national de Wasur en Indonésie et les Everglades en Floride. Il faut évidemment prolonger cet effort et tout faire pour encourager les États à protéger les petites zones humides. Les accords binationaux peuvent représenter un levier important pour accélérer le processus. Durant l’été 2018, le scandale de l’importation d’huile de palme indonésienne en a démontré l’efficacité. La France consentait à vendre des avions de chasse Rafale à l’Indonésie en échange du doublement des livraisons d’huile de palme en provenance de ce pays, cette dernière étant destinée à produire du kérosène dans la raffinerie de La Mède, dans les Bouches-du-Rhône. Or le défrichage pour planter du palmier à huile est la première cause de disparition des zones humides au monde, responsable de la libération d’énormes quantités de carbone. Des accords similaires, à la logique inverse, pourraient très bien être portés par notre gouvernement s’il priorisait le climat sur les intérêts à court terme de ses multinationales : « Nous acceptons de vous vendre telle chose, y compris à un prix avantageux, à condition que vous préserviez telle zone humide. » De nombreuses perspectives économiques Comme les autres milieux, les zones humides sont surtout victimes de la pauvreté, entraînant mécaniquement une prédation sur le milieu (braconnage, coupe de bois de chauffe, exploitation de tourbe). Souvent, les causes de la déforestation abusive et de l’exploitation de la tourbe visent à produire de l’énergie d’appoint. La condition sine qua non à la protection des marais, a fortiori dans les pays pauvres, est donc encore une fois une politique sociale et éducative ambitieuse. Ainsi qu’une aide à la production d’électricité renouvelable décentralisée. Enfin, les zones humides ouvrent des perspectives économiques qui peuvent raviver l’intérêt de les conserver en l’état. Les produits de la
paludiculture sont à l’aube d’une myriade de débouchés : culture de sphaigne (très bon isolant thermique), terreau pour plantes exotiques, culture du roseau (matériaux de construction, biomasse énergétique), banques de biomimétisme (on ne connaît pas encore le potentiel des organismes qui se développent dans les zones humides, mais ce sont des points chauds de biodiversité). Globalement, la réduction de l’espace agricole au profit des tourbières soulève encore une fois le problème de l’approvisionnement mondial dans un contexte d’accroissement démographique. Cependant, outre le fait qu’il ne s’agit que de 3 1 % de la surface des terres émergées (dont seulement une infime fraction est cultivée), les marges de manœuvre en la matière sont bien assez grandes, notamment grâce à la réduction des surfaces destinées à l’élevage. Les populations côtières, meilleures alliées pour la restauration des mangroves Pour agir efficacement en faveur du reboisement des mangroves, il faut déjà empêcher leur destruction. La cause principale de la disparition des zones humides côtières en Asie du Sud est la culture de la crevette. L’essor de cette dernière s’explique comme souvent par l’appétit de l’Occident et la facilité d’exportation. En France, pays très gros importateur de crevettes asiatiques, des taxes peuvent être imposées facilement aux États ne pratiquant pas une crevetticulture raisonnée. Ces taxes, outre le fait qu’elles encourageraient une relocalisation de la production dans un contexte de mutation de la filière pêche industrielle, encourageraient les autorités des pays cibles à faire des efforts. Il est également possible d’exonérer partiellement de taxes des entreprises françaises qui importeraient des produits issus de coopératives labellisées. Globalement, la mangrove africaine progresse, car les embouchures des rivières sont envahies par l’eau de mer à mesure que son niveau monte à
cause du réchauffement climatique. L’exode de la campagne vers les villes diminue par ailleurs la pression démographique dans les zones rurales, là où se trouvent les mangroves. Mais, localement, plusieurs régions souffrent de destruction rapide du milieu. Au Sénégal, par exemple, la mangrove a beaucoup reculé à cause des braconniers qui utilisent son bois pour fumer les poissons. Pour diminuer la pression sur la ressource, des ONG européennes ont fait la promotion de nouvelles technologies telles que des fourneaux au foyer amélioré (construit avec de la terre, des bouses de vaches et de la paille de mil), qui consomment moins de bois qu’un foyer traditionnel. Le projet 84 s’est appuyé notamment sur les groupements de femmes et les divers collectifs de producteurs et de pêcheurs. Ces acteurs locaux sont également les artisans de projets « régénération naturelle assistée » (RNA). Ces exemples modestes montrent que des solutions simples, dites low tech, constituent autant de petits leviers. Des mesures de protection publique locales pourraient également être encouragées si les gouvernements percevaient des bénéfices en rétribution de l’effort de séquestration, dans l’hypothèse où il existerait une taxe mondiale sur le carbone. Plus globalement, la pression sur le milieu côtier en Afrique de l’Ouest s’explique largement par les déboires de l’agriculture régionale. Cette dernière n’est plus aussi vivrière qu’avant, car de plus en plus destinée à l’exportation. L’accaparement des terres et le dumping de l’agriculture européenne ont diminué drastiquement la résilience alimentaire des populations locales en détruisant le tissu agricole. Le résultat concret fut, notamment à l’occasion des grandes sécheresses des années 1980, une migration de ces populations vers les côtes dans l’espoir d’assurer leur subsistance grâce aux produits de la mer. Ce déplacement est à l’origine de très importantes destructions dans les mangroves. Dès lors, il faut accepter de prendre le problème à la racine. La France a une responsabilité toute
particulière en la matière, de par sa politique agricole subventionnée fondée sur les exportations (qui se retrouvent en concurrence avec les produits locaux tels que le blé et les poulets en Afrique, par exemple). Un gouvernement déterminé n’aura pas de mal à faire annuler ces accords et à aider au redéveloppement de l’agriculture vivrière locale.
En bref Les zones humides sont certainement les puits à carbone les plus efficaces que nous ayons, puisque, selon les estimations dont nous disposons, elles piègent environ 30 1 % du carbone terrestre alors qu’elles n’occupent que 3 1 % des terres émergées. Leur destruction a provoqué l’émission de presque un quart du carbone émis chaque année par le changement d’affectation des sols. Il faut sanctuariser les zones humides partout où elles se trouvent, et même chercher à remettre en eau les anciennes. Les terres que la diminution de la part de l’élevage permettrait de libérer pourraient en partie y être consacrées. La réhumidification peut être très rapide et absorber des quantités non négligeables de carbone chaque année. Il est néanmoins difficile de chiffrer ce volume à ce stade.
73. Jörn Scharlemann et al., «Global soil carbon : understanding and managing the largest terrestrial carbon pool », Carbon Management, no 5, février 2014. 74. Grégory Bernard, « Les interactions entre tourbière et le climat : comment ça marche ? », L’Écho des tourbières, no 21, août 2015. 75. Hans Joosten, « The global peatland CO2 picture : peatland status and emissions in all countries of the world », Wetlands International, 2009. 76. Hans Joosten, Marja-Liisa Tapio-Biström et Susanna Tol (dir.), Peatlands : Guidance for Climate Change Mitigation Through Conservation, Rehabilitation and Sustainable Use, FAO/Wetlands International/MICCA, 2012. 77. Susan Page et Aljosja Hooijer, « In the line of fire : the peatlands of Southeast Asia », Philosophical Transactions of The Royal Society B Biological Sciences, no 371, juin 2016. 78. Hans Joosten, « The global peatland CO2 picture », op. cit.
79. Le Manuel de la convention de Ramsar. Guide de la convention sur les zones humides (Ramsar, Iran, 1971), 6e édition, Secrétariat de la convention de Ramsar, 2013. 80. Robynne Boyd, « Blue carbon : an oceanic opportunity to fight climate change », Scientific American, 10 mars 2011. 81. Paul Hawken, Drawdown, op. cit., p. 301-304. 82. Loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature. 83. La paludiculture est la production de biomasse agricole dans un milieu humide naturel ou remouillé. 84. « Restauration de la mangrove et du palmier rônier », Initiatives Climat, Sénégal, 2016.
Chapitre 5 LE PERMAFROST : UNE BOMBE CLIMATIQUE DONT L’ACTION ANIMALE PEUT CONTENIR L’EXPLOSION La fonte du permafrost éveille bien des angoisses et, comme souvent lorsqu’il y a des intérêts économiques en jeu, les industriels déploient une créativité sans limites. Fin 2019, nous avons appris que des tubes réfrigérants ont été installés sous des pipelines en Alaska pour maintenir le sol solide malgré la fonte qui s’accélère avec le réchauffement climatique… dont sont principalement responsables ces mêmes exploitants pétroliers. Ces tubes métalliques, placés également sous certains bâtiments et sous les routes qui permettent aux équipes d’entretenir les infrastructures pétrolières, représentent un investissement et une consommation d’énergie colossaux, pour une efficacité qui ne concerne que quelques kilomètres carrés. Cette situation absurde est un classique de la géo-ingénierie, d’autant que cette technologie n’arrive vraisemblablement pas à stabiliser des sols qui changent trop rapidement. Pourtant, une observation attentive des interactions naturelles entre plantes, animaux et permafrost laisse imaginer non pas une « solution » à la fonte – déjà bien amorcée – mais des pratiques qui pourraient permettre, à grande échelle et à impact économique positif, de la limiter sensiblement.
Le rôle essentiel du permafrost Le permafrost, ou pergélisol en français, est un sol gelé en permanence sous la couche arable, pendant au moins deux années consécutives, voire pendant des millénaires. Il existe non seulement dans les hautes latitudes (permafrost polaire et subpolaire), mais également dans les hautes altitudes (parois subverticales jusqu’à 3 500 mètres d’altitude du pergélisol alpin). Il couvre 22 1 % de la surface terrestre, principalement dans les régions arctiques et boréales de l’hémisphère Nord, dont 90 1 % du Groenland, 80 1 % de l’Alaska, 50 1 % du Canada et de l’ex-Union soviétique. Il est généralement permanent au-delà du 60e degré de latitude et est plus sporadique pour le permafrost alpin. Il est présent dans l’hémisphère Sud, dans les îles subantarctiques et sur le continent antarctique. Mais ce permafrost-là se forme dans un sol qui contient très peu de vie et donc de matière organique. Il contribue donc moins aux cycles de carbone que ceux du Nord. Le permafrost contient de la matière organique riche en carbone, comme des feuilles ou des mousses qui ont gelé sans se décomposer et qui s’y sont accumulées depuis la dernière glaciation. Or le dégel du permafrost sous l’effet du réchauffement climatique réveille des bactéries qui se mettent alors à extraire le carbone des éléments organiques pour le rejeter ensuite, soit sous forme de CO2 (au-dessus des sols secs et ventilés), soit sous forme de méthane (quand les sols sont humides et que la matière se dégrade en l’absence d’oxygène). La Terre ne se réchauffe pas de manière uniforme. D’après les observations du Giec et de la Nasa, la température du cercle polaire arctique augmente en moyenne deux fois plus vite que sur le reste du globe. Dès lors, si le réchauffement global est estimé par le Giec à 4 °C en 2100, au rythme actuel, il pourrait atteindre entre 8 et 12 °C dans le Grand Nord.
La quantité de carbone contenue entre la surface et les trois premiers mètres de permafrost est estimée à 1 024 Gt, ce qui correspond à près de la moitié du stock de carbone terrestre mondial contenu dans cette même couche (évalué à 2 300 Gt). Au moins 30 1 % du permafrost arctique devrait fondre d’ici à 2100, en conséquence du réchauffement climatique. Il pourrait ainsi libérer sur cette période dix fois plus de carbone que ne l’a fait l’humanité au cours de l’année 2016 (10 GtC), soit l’équivalent par an de 3 1 % de nos émissions, avec un pic attendu entre 2060 et 2080 85. Il faut ajouter à cette menace la libération en simultané de grandes quantités de mercure 86. La fonte du permafrost induit d’autres problématiques, comme la déstabilisation des infrastructures, dont les fondations ne sont plus solidement maintenues dans les sols glacés. Et des virus jusqu’ici congelés peuvent réapparaître, représentant une lourde menace pour le système immunitaire humain. Des plantes poussent et capturent du CO2 atmosphérique dans les régions sud de l’Arctique, ce qui compense une partie des émissions issues de la fonte du permafrost. Ce sont donc paradoxalement les régions les plus froides, au nord, qui vont se mettre à libérer du carbone en premier alors qu’elles se réchauffent plus lentement. Le permafrost en lui-même joue un rôle essentiel dans le maintien d’un climat frais à l’échelle mondiale. Seule la toundra (grande étendue d’herbes et de lichen) peut pousser sur le permafrost, car ses courtes racines peuvent exploiter la fine couche de matière organique non gelée (contrairement aux arbres, dont les racines ne pourraient pas s’enfoncer dans la glace). Lorsqu’il fond, les plantes abusives peuvent donc se développer et prennent le pas sur la steppe. L’augmentation de l’activité microanimale et bactérienne le long de leurs racines réchauffe le sol et éloigne encore plus le permafrost. En été, les vastes plaines herbeuses de la toundra absorbent l’énergie solaire via la chlorophylle. Mais elles en absorbent moins que les forêts de
la taïga, composée de conifères d’un vert beaucoup plus foncé. L’albédo (soit l’indice de réflexion de la lumière, comme nous l’avons vu au chapitre 2) est de 15-35 1 % pour les steppes contre 10-20 1 % pour les forêts. En hiver, la couche de glace et de neige qui couvre le permafrost possède un indice albédo très bas, presque égal à celui de la glace (0,10,15). Autrement dit, elle renvoie vers l’espace entre 85 et 90 1 % de la chaleur provenant du soleil. Une forêt de taïga, recouverte par la neige en hiver, présente néanmoins une partie des feuilles sombres de ses conifères à la lumière – la neige ne pouvant attacher partout –, ce qui fait sensiblement augmenter son albédo. Une toundra étendue participe donc à réguler l’énergie thermique reçue par le Soleil. De surcroît, elle participe à renforcer le courant aérien jetstream, qui nous protège des vagues de froid en hiver et des vagues de chaleur en été. Comment cela est-il possible ? La forte différence de température entre l’équateur et les pôles actionne des vents, un peu comme la différence de température entre deux faces d’une maison actionne des courants d’air en été. Puisque l’air froid de l’Arctique et l’air chaud du sud ne se mélangent pas, il se crée un mouvement ascendant là où la rencontre a lieu (l’air chaud monte…). Sous l’effet de la force de Coriolis (inertie créée par la planète qui tourne sur ellemême), ce front ascendant se met également en mouvement horizontal et crée du vent. C’est ainsi que se forme le jet-stream, qui peut pousser jusqu’à 380 km/h. Le jet-stream ondule un peu en temps normal. Puisque l’Europe occidentale se trouve grosso modo au milieu de ces petites ondulations, elle jouit d’une alternance de masses d’air fraîches et de masses d’air plus chaudes. Avec le changement climatique, les pôles se réchauffent deux fois plus vite que le reste du globe en moyenne. La différence de température est moindre, donc l’effet « courant d’air » est moins fort. Le jet-stream est moins plaqué par les vents contraires, les ondulations sont donc plus
amples. Concrètement, les pays d’Europe occidentale ont tendance à rester prisonniers d’une onde de chaleur plus longue en été, ce qui peut créer des canicules mortelles qui se multiplieront dans le futur. En hiver, il en sera de même avec les vagues de froid, puisque le front jet-stream descend vers le sud pendant les saisons froides. En maintenant le froid en hiver et la fraîcheur en été, les vastes étendues de toundra accentuent le différentiel thermique entre les pôles et l’équateur. Le permafrost participe donc à ce plaquage de courant qui protège l’Europe occidentale des conséquences en chaîne des vagues de froid et de chaleur. Une forêt de taïga, si elle venait à remplacer les steppes restantes, ferait globalement augmenter la température dans le cercle arctique et diminuerait d’autant la force de plaquage du jet-stream. De surcroît, l’augmentation de la chaleur à ce niveau du globe couplée à l’élargissement de la taïga augmente cruellement la fréquence des incendies de forêts boréales. En 2016, 70 000 kilomètres carrés de forêts sibériennes sont partis en fumée, soit l’équivalent d’une dizaine de départements français. Le scénario se répète chaque été sans que les autorités n’aient les moyens de lutter. C’est autant de carbone libéré directement dans l’atmosphère, ce qui représente un des risques principaux d’emballement climatique.
Protéger et élargir le permafrost : une priorité climatique Comment maintenir le permafrost à basse température pour l’empêcher de fondre ? Comment empêcher la taïga de remplacer la toundra ? Pour répondre à ces questions qui semblent a priori hors de portée de l’action humaine, il faut étudier les écosystèmes naturels qui garantissent la pérennité de ce type de milieux. La faune, et particulièrement la mégafaune, y tient un rôle prépondérant.
Actuellement, des chercheurs russes du NESS (North-East Science Station) conduisent un projet de réintroduction de troupeaux de grands herbivores (rennes, bœufs musqués, bisons, chevaux, élans, etc.) sur les 160 kilomètres carrés de la réserve du parc « Pléistocène », en Yakoutie (Sibérie). Cette initiative vise à restaurer les écosystèmes steppiques du Pléistocène, qui dominaient sur la planète lors de la dernière période de glaciation, caractérisée par une forte densité d’animaux et une riche végétation herbacée de steppes 87. Une analyse des os recueillis dans le nord de la Sibérie a permis aux scientifiques de calculer que la biomasse animale, même dans les périodes les plus froides, y atteignait dix tonnes par kilomètre carré. Chaque kilomètre carré comprenait l’équivalent d’un mammouth, cinq bisons, huit chevaux et quinze rennes. Le nombre d’animaux dans les steppes du sud ou les steppes humides était significativement plus élevé que dans le nord. Le rôle de ces animaux pour le maintien de cet écosystème est primordial de par leur action sur le sol, et crucial par conséquent pour éviter le dégel du permafrost. En effet, le rétablissement d’une grande faune d’herbivores (dans une densité comparable à celle estimée au Pléistocène et à très grande échelle) est une pratique biomimétique qui participerait, selon les chercheurs, à deux phénomènes : le maintien de l’ouverture du milieu sous forme de steppe, en évitant la repousse de la taïga grâce au piétinement et au broutage par les bêtes des jeunes pousses d’arbres, et le maintien de températures basses en profondeur dans le sous-sol grâce au piétinement et au retournement de la couche de neige par les animaux en hiver. De fait, la neige possède un fort pouvoir isolant et limite la pénétration du froid en profondeur dans le sol. Les animaux, lorsqu’ils sont présents, retournent la neige en hiver pour chercher de jeunes pousses, exposant le sol aux basses températures 88. Le permafrost refroidit ainsi de 2 °C en moyenne et l’inertie thermique est ensuite suffisante pour limiter grandement la fonte en été.
Évidemment, ce projet est extrêmement ambitieux. Bien que soutenu par de nombreux membres du Giec, il en est encore au stade expérimental et se heurte à plusieurs écueils. D’abord, des difficultés logistiques de mise en œuvre du projet expérimental, liées à la réintroduction d’une grande faune d’herbivores ainsi que de carnivores. Ces derniers sont essentiels. En effet, la simple présence de carnivores suffit à stresser suffisamment les herbivores pour les pousser à bouger constamment, au lieu de rester longtemps sur la même zone. Dès lors, ils retournent beaucoup plus de neige et n’ont pas le temps de brouter les plantes jusqu’à la racine (ce qui les tue ou limite fortement leur croissance, pouvant conduire à des phénomènes de désertification). L’absence de certaines espèces comme le mammouth constitue un autre obstacle, puisque ce dernier avait un rôle biologique bien déterminé : détruire les arbres grâce à son poids pour créer des espaces de toundra, que les autres espèces plus petites entretiennent en broutant. Il faudra donc songer à reproduire ce rôle via des machines. C’est une opportunité pour le secteur de la construction en bois, qui pourra récupérer les troncs. Autre écueil : en supposant l’étude concluante sur le plan scientifique, l’ampleur de la tâche est immense. Pour avoir des effets significatifs sur le climat et protéger le permafrost plus rapidement que le rythme auquel il dégèle, la réintroduction d’herbivores doit se faire à très grande échelle, idéalement dans toutes les régions de permafrost. Cette urgence pose directement la question de la disponibilité des espèces pionnières (bisons, chevaux sibériens, rennes…), du temps qu’il leur faudra pour atteindre un nombre important, mais aussi de leur vulnérabilité aux maladies dans un contexte où la fonte du permafrost peut conduire à la libération de nouveaux pathogènes. Il faut également s’assurer que la toundra ne séquestre pas moins de carbone, à latitude égale, que la taïga, sur laquelle elle prendrait l’avantage.
Enfin, dernière difficulté, le changement climatique est aussi une menace pour les herbivores du Grand Nord. En août 2019, dans l’archipel norvégien du Svalbard, deux cents rennes ont été retrouvés morts de faim. Dans cette région, le changement climatique fait qu’il pleut beaucoup plus qu’auparavant. La pluie tombe sur la neige et forme une couche de glace sur la toundra, ce qui empêche les animaux de pâturer et les conduit parfois jusqu’à la mort. C’est un facteur d’incertitude supplémentaire.
Des débouchés commerciaux pour stimuler les politiques de repeuplement de la toundra Conquérir une telle surface de toundra en si peu de temps ne pourra se faire qu’avec une volonté politique forte de la part des États considérés (Russie et Canada principalement). Pour ces deux pays très dépendants de leurs exportations d’hydrocarbures – qu’il faut à tout prix limiter pour sauver le climat –, il serait de toute façon intéressant de diversifier leurs débouchés économiques. Exporter de la viande de steppe qualitative peut donc représenter une opportunité commerciale importante. En outre, les pays traditionnellement exportateurs de viande, comme le Brésil ou l’Argentine, devront réduire leurs exportations, puisque l’activité d’élevage y est responsable de destructions environnementales énormes. La viande issue de ces élevages concentrationnaires est d’une piètre qualité, contrairement à celle de steppes, par définition saine et naturelle, donc riche sur le plan nutritif. Il faut dès lors modifier les flux. Une gestion fine des troupeaux de la toundra peut permettre à la Russie et au Canada d’approvisionner les pays du Nord, dans un contexte global de diminution de la consommation de viande. Cela ne doit se faire que dans des proportions qui ne concurrencent pas les petits éleveurs pratiquant le sylvopastoralisme, mais bien au détriment de la viande industrielle.
Le transport est également une donnée importante pour le bilan écologique global des exportations de viande. Importer d’Amérique latine, c’est cautionner un lourd bilan carbone du transport en tant que tel, mais aussi celui de la chaîne du froid (qui doit être entretenue tout au long du voyage à grand renfort d’énergie). Un voyage en bateau est très long, alors qu’un système d’acheminement ferroviaire depuis la Russie serait bien plus rapide, et donc économe. Les procédés de maintien de la chaîne du froid ne sont pas un sujet anecdotique pour le climat. Les produits chimiques qui permettent les échanges thermiques nécessaires à la réfrigération sont généralement des hydrofluoro-carbures (HFC), dont la capacité à réchauffer l’atmosphère est mille à neuf mille fois supérieure à celle du CO2 à volume égal. Éliminer les HFC, en les remplaçant par des produits plus neutres sur le plan environnemental et en réduisant le besoin global de réfrigération, pourrait réduire le réchauffement planétaire de 0,5 °C à l’horizon 2100 89, ce qui constitue l’une des principales marges de manœuvre climatiques. Le transport maritime achemine plus de 90 1 % des marchandises dans le monde et transporte plusieurs millions de personnes chaque année. Il représente aujourd’hui 3 1 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, et potentiellement jusqu’à 17 1 % en 2050 selon l’Organisation maritime internationale. Chaque grand porte-conteneurs génère autant de pollution aux particules fines qu’un mil-lion de voitures 90, en plus de propager des espèces invasives dans leurs ballasts, dont le coût des dégâts est estimé à plusieurs milliards d’euros par an en Europe. Importer par bateau des marchandises aussi volumineuses que de la viande ou du soja, c’est participer à ce désastre environnemental. L’Union européenne pourrait, via la simple mise en place de normes sanitaires et environnementales plus poussées, limiter drastiquement les importations de viande américaine et permettre ainsi l’essor de marchés locaux et régionaux.
Le biais commercial n’est évidemment pas la seule option pour repeupler la toundra, ni même certainement la plus efficace. C’est aux gouvernements de ces pays de multiplier les troupeaux à cette échelle et à cette rapidité. Nous n’avons pour les convaincre que la diplomatie climatique, et la possibilité de leur expliquer que le coût de la fonte du permafrost (qui détruit de très nombreuses infrastructures) est largement supérieur à celui de la prévention par une activité qui crée de surcroît de la valeur économique. Il n’est pas dit que cette mesure sauve le permafrost – c’est même peu probable au rythme où il fond. Mais cette perspective serait tout de même moins utopique si l’ensemble de l’humanité se mobilisait par tous les moyens pour atteindre la neutralité carbone rapidement. Au minimum, cette politique permettrait de ralentir sensiblement la fonte.
En bref Si l’on veut limiter les risques d’emballement climatique, protéger le permafrost est une priorité. S’il venait à fondre à hauteur de 30 1 % d’ici à 2100, alors l’équivalent de dix ans d’émissions humaines se retrouverait en plus dans l’atmosphère. Faire paître de grands animaux sur le permafrost se révèle être la façon la plus soutenable de le renforcer, de manière à ce qu’il fonde moins vite. Élargir la surface de toundra par rapport à la surface de taïga pourrait également contribuer à limiter l’énergie solaire absorbée par la Terre et ralentir la fonte des glaces polaires. Reconquérir de tels espaces nécessite néanmoins du temps pour que le cheptel se multiplie. Cela pourrait également devenir un avantage économique pour les pays du Nord, qui auraient la possibilité d’approvisionner une partie du monde en protéines carnées et de compenser la disparition de l’élevage intensif.
85. Nicolas C. Parazoo et al., «Detecting the permafrost carbon feedback : Talik formation and increased cold-season respiration as precursors to sink-to-source transitions », The Cryosphere, no 12, janvier 2018.
86. Avec un réservoir de mercure dans le permafrost arctique estimé à 960 000 tonnes, soit l’équivalent de dix fois les émissions humaines de mercure de ces trente dernières années. 87. Sergei Zimov et al., «Steppe-tundra transition : A herbivore-driven biome shift at the end of the Pleistocene », The American Naturalist, no 146, novembre 1995. 88. Des mesures prises sur la station de recherche du Ness dans l’aire protégée du parc « Pléistocène » montrent qu’à cinquante centimètres sous le sol la température mesurée sous la couverture neigeuse est de - 7 °C contre - 27 °C sous les zones pâturées par les animaux sans couverture neigeuse. 89. Chris Johnston et al., «Climate change : Global deal reached to limit use of hydrofluorocarbons », The Guardian, 15 octobre 2016. 90. « L’insoutenable pollution de l’air du transport maritime », France Nature Environnement, 2017.
Chapitre 6 LES OCÉANS : LA BIODIVERSITÉ MARINE AU SERVICE DU CLIMAT La mer est un allié de poids dans la lutte contre le changement climatique. Elle a emmagasiné 93 1 % de la chaleur additionnelle causée par le réchauffement climatique 91 depuis la révolution industrielle et absorbe chaque année un tiers des émissions globales de CO2. En outre, les océans produisent la moitié de l’oxygène présent dans l’atmosphère grâce au phytoplancton (plancton végétal), qui respire comme les plantes terrestres. Cette vaste étendue d’eau, dont le plancher est moins connu que la surface de la Lune, est loin de venir spontanément à l’esprit lorsqu’on évoque la lutte contre le changement climatique. Pourtant, les océans pourraient être un levier essentiel dans l’absorption naturelle du carbone, quand bien même la communauté scientifique a encore du mal à chiffrer son potentiel.
Comment fonctionnent les puits de carbone océanique ? L’hydrosphère contient beaucoup plus de carbone que l’atmosphère et la biosphère terrestre : 39 000 gigatonnes de carbone contre respectivement
750 et 2 000 GtC. Il y stagne majoritairement sous forme d’ions bicarbonate HCO3-, des molécules issues de la fusion du calcaire, du CO2 et de l’eau. La matière organique que contiennent les organismes vivants ne représente qu’une petite portion du stock de carbone océanique, très inférieur au carbone contenu sous forme chimique. Mais puisque ces organismes se reproduisent vite, le flux de carbone qu’ils représentent est important. Océans et climat Les océans sont un puits de carbone important, estimé en moyenne à 2 gigatonnes par an. Il existe deux mécanismes qui permettent l’absorption du carbone atmosphérique : – Un mécanisme chimique : le CO2 se dissout dans l’eau et acidifie l’océan sous forme d’acide carbonique. Une partie réagit avec le calcium pour former du carbonate de calcium (CaCO3). C’est exclusivement ce mécanisme qui stocke du carbone dans les océans aujourd’hui, compte tenu des dérèglements issus de la mauvaise santé de la biologie marine et de la concentration anormalement élevée de CO2 dans l’atmosphère. – Un mécanisme appelé pompe biologique : le phytoplancton absorbe le carbone par photosynthèse, et une partie coule quand il meurt jusqu’à atteindre le fond océanique. Alors, une partie de ces cadavres sédimente et le carbone contenu devient stable. Le même phénomène se produit avec les cadavres d’animaux marins. Malheureusement, la surpêche, la pollution, l’acidification et la destruction des fonds marins par le chalutage ont fortement diminué le potentiel climatique de ce mécanisme. L’enjeu est donc de le réhabiliter. Pour résumer, les océans sont divisés en deux couches : la couche photique (zone supérieure où peut avoir lieu la photosynthèse) et la couche obscure. Les eaux de ces couches ne se mélangent pas. En revanche, ces masses ne sont pas statiques, elles se déplacent horizontalement sous
l’action des courants marins. On estime qu’une goutte d’eau met entre mille et deux mille ans pour faire le tour du système de courant océanique. Ces courants sont actionnés selon le schéma suivant : les vents et la force de Coriolis poussent l’eau à plonger au niveau du Labrador, du pôle Nord et de la Norvège. Sachant que l’eau froide absorbe du CO2, c’est à ce niveau qu’a lieu l’essentiel de la séquestration physique du carbone. Après plusieurs siècles, elle remonte en surface au niveau de l’Antarctique. Ici, les vents catabatiques, extrêmement froids, font replonger l’eau, qui se déplace vers le nord-est (dans le Pacifique) sous l’effet de la rotation de la Terre. Au niveau du détroit de Béring, l’eau profonde bute contre les continents et remonte. Ce faisant, elle largue de nouveau une partie de son carbone sous forme de CO2 : c’est le cycle chimico-physique du carbone. C’est un puits temporaire, car le carbone n’y est stocké que pour quelques siècles ou millénaires avant de remonter dans l’atmosphère. Le cycle biologique est plus intéressant du point de vue de la stabilité du carbone qu’il permet de stocker. Il démarre avec le phytoplancton, qui constitue à lui seul environ 50 1 % de la matière organique produite sur la planète Terre chaque année (soit 50 GtC). Ces microalgues absorbent le carbone dissous dans l’eau pour former de la matière organique, ce qui entraîne, par effet pompe, l’aspiration de carbone atmosphérique au-dessus de la zone en question. On note de fait une diminution systématique de la concentration de CO2 au-dessous d’un bloom 92 planctonique 93. Le plancton se multiplie lorsqu’il trouve tous les éléments nécessaires à sa croissance (azote, phosphore, fer, silice… et lumière). Une partie est ingérée par la chaîne alimentaire, l’autre meurt et coule sur le plancher océanique au bout de quelques jours. On estime que la masse de cadavres, cellules mortes, boules fécales, etc. qui coule ainsi chaque année contient 10 gigatonnes de carbone. Mais tout ce carbone ne cristallise pas sous forme stable. Environ 2 1 %, soit 0,2 GtC, sédimentent et se stabilisent. 98 1 % du carbone coulé repart quant à lui dans la chaîne alimentaire des
profondeurs ou remonte vers la surface via les animaux qui se déplacent verticalement. Ce cycle est appelé « ascenseur biologique océanique ». La minéralisation de la biomasse a lieu sur les fonds marins en dessous de quatre cents mètres de profondeur. En l’absence d’oxygène, des bactéries vont transformer la biomasse en méthane, qui va cristalliser sous forme d’hydrate, à cause des conditions de pression et de température. Ces glaces de méthane sont stables chimiquement pour des millénaires, sauf si l’eau se réchauffe et les fait fondre. On observe ainsi qu’en raison du réchauffement climatique le front de fonte des hydrates descend un peu en dessous des quatre cents mètres et que le méthane remonte vers les couches supérieures. Il y est alors consommé par des bactéries qui le transforment en CO2. Ce dernier finit alors sa course dans l’atmosphère : c’est une boucle de rétroaction négative pour le climat, au même titre que la fonte du permafrost. Il est cependant difficile de quantifier ce phénomène. On estime que les hydrates de méthane contiennent plus de carbone que toutes les autres énergies fossiles réunies 94. Le Japon s’est d’ores et déjà lancé dans des recherches visant à exploiter cette forme d’énergie fossile, avec un succès mitigé pour l’instant. La majorité du pétrole que nous exploitons aujourd’hui provient d’ailleurs de vagues d’accumulation de matière organique océanique, généralement corrélées aux grandes périodes d’extinction biologique. Ces cadavres sont recouverts par d’autres sédiments, comprimés, chauffés par l’activité géothermique et transformés en pétrole en quelques millions d’années. Une pompe biologique océanique menacée L’acidification est sans doute le plus grand danger que fait peser le changement climatique sur nos océans. Le CO2 est un gaz acide, qui augmente donc l’acidité de l’eau dans laquelle il se dissout. Or l’acidité est l’ennemi des ions carbonates (CO32-), qui sont utilisés par tous les organismes ayant besoin de calcaire (coquilles, carapaces, squelettes, etc.).
Dès lors, il y a un risque d’atteindre un point critique d’acidité qui stopperait physiquement la possibilité pour les organismes marins de développer du calcaire. Les océans ne s’acidifient pas de manière uniforme : les eaux froides sont plus vulnérables, puisqu’elles dissolvent davantage de CO2. En un siècle, le pH des océans a baissé de 0,1 point. Tous les animaux n’ont pas la même vulnérabilité à l’acidité : les petits organismes zooplanctoniques, à la base de la chaîne alimentaire, sont les plus fragiles. Les zones mortes océaniques, déficitaires en oxygène dissous, s’étendent au rythme de 8 1 % par an. Leur surface a quadruplé depuis 1950 et l’on en compte aujourd’hui plus de cinq cents. Ce phénomène est dû à l’eutrophisation de certaines zones, c’est-à-dire une explosion de vie anormale causée par un apport d’azote ou de phosphore, généralement issus des fleuves qui charrient le surplus d’engrais agricoles. Le plancton se multiplie anormalement et meurt simultanément. Les bactéries qui viennent le dégrader consomment tout l’oxygène présent et les autres animaux marins meurent asphyxiés ou fuient. Ces zones, si elles ne bénéficient pas de courants assez forts pour renouveler l’eau, demeurent mortes pendant des années. Plus généralement, les eaux plus chaudes contiennent tout simplement moins d’oxygène. Puisque le changement climatique réchauffe davantage les océans à la surface qu’en profondeur, il est de plus en plus difficile pour l’oxygène frais des couches supérieures de se mêler aux couches plus profondes, plus pauvres en oxygène. Dès lors, toutes les créatures marines, microbes compris, ont tendance à se retrouver dans les couches supérieures et y consomment davantage d’oxygène. Nombre d’espèces comme les thons, les requins ou encore les harengs, les maquereaux et les morues du Pacifique se déplacent en bancs plus petits près de la surface. Ils sont ainsi plus vulnérables à la pêche, aux oiseaux et aux autres prédateurs.
On compte désormais quelque cinq cents sites côtiers où les niveaux d’oxygène sont extrêmement bas 95. Les plus grandes zones mortes se situent à l’embouchure du Mississippi, dans la mer Baltique et la mer du Nord, ainsi que dans le golfe d’Oman. Ces étendues ne séquestrent plus de carbone. Au contraire, elles en émettent : soit sous forme de méthane (décomposition des organismes), soit sous forme de CO2, en raison de l’augmentation de la température de l’eau. Réhabiliter ces zones est donc une priorité climatique. Nous verrons plus loin que c’est techniquement possible. Outre les zones mortes, le phénomène d’acidification des océans fait peser une menace vitale sur la pompe biologique. Les coraux, par exemple, sont menacés de disparition à échelle très brève : trente-trois ans au rythme actuel. Avant les années 1980, nous n’avions jamais observé de vague de blanchissement dans les récifs. Nous en sommes aujourd’hui à la quatrième. Le corail est le fruit de l’alliance de deux organismes : le polype, animal microscopique qui crée sa structure en carbonate de calcium, et les microalgues qu’il héberge dans son corps. Ces dernières fournissent 90 1 % des glucides nécessaires au polype grâce à la photosynthèse. Mais, quand la température augmente, les polypes expulsent les algues, car elles produisent une substance irritante : les coraux blanchissent. En 2017, dans la moitié septentrionale de la Grande Barrière de corail, les deux tiers des coraux sont morts. Or un tiers des poissons australiens passent au moins un stade de leur vie dans le récif. Dans les Caraïbes, par exemple, 75 à 85 1 % de la surface occupée par les coraux a été perdue ces trente-cinq dernières années. Globalement, 50 1 % des coraux ont disparu au cours des cinquante dernières années. C’est, au même titre que les mangroves, une nursery géante où les poissons du large trouvent également les supports nécessaires à la fixation des larves. Il est donc capital de chercher à protéger ces écosystèmes pour la bonne santé de la pompe biologique.
Un équilibre complexe dans lequel tous les animaux jouent un rôle essentiel La pompe biologique est d’une complexité encore mal cernée, car elle engage toute la chaîne alimentaire marine. Chaque espèce joue un rôle dans le dynamisme de la production planctonique, plus gros pourvoyeur de carbone vers le plancher océanique. Mais, au-delà du plancton, c’est l’ensemble de la vie marine qui concentre de la matière organique, sous forme de masse corporelle ou de déjections et sécrétions. Ainsi, plus les océans sont riches en vie, plus l’ascenseur biologique est dynamique et plus il y a de carbone envoyé vers les profondeurs. Prenons quelques exemples qui montrent l’importance des diverses espèces marines pour la bonne santé de la pompe biologique. Les poissons osseux (90 1 % des espèces) jouent un rôle clé : pour s’hydrater, ils boivent de l’eau de mer. Comme elle est très riche en minéraux (sodium, calcium, magnésium, etc.), les reins des poissons doivent beaucoup travailler pour filtrer efficacement ces éléments. Ils expulsent une grande quantité de sel et, surtout, fabriquent des carbonates de calcium, agglomérés dans leurs organes sous forme de boulettes. Une fois expulsées, ces dernières coulent vers les profondeurs. On estime que les poissons contribuent ainsi à hauteur de 3 à 15 1 % du total de la production de carbonates 96, ce qui est loin de la quantité créée par le plancton mais reste très important. En somme, plus il y a de poissons, plus il y a de carbone qui est rendu inerte. En outre, puisque les poissons agglomèrent du carbone dissous qui n’a pas eu le temps de réagir totalement avec l’eau pour former de l’acide, on observe logiquement une augmentation du pH – une baisse de l’acidité – autour d’eux. Cependant, le potentiel des poissons pour séquestrer du carbone devrait diminuer avec le changement climatique. Leur taille moyenne risque en effet de diminuer de 10 à 30 1 % d’ici à 2050, car la baisse du taux d’oxygène dans l’eau va réduire la capacité des branchies à
approvisionner des corps trop grands 97. Il existe aussi un risque de disparition des poissons consommant du zooplancton à coquille calcaire, qui peut disparaître avec l’acidification des océans, et de ceux qui vivent dans les récifs coralliens, car 90 1 % des coraux devraient disparaître d’ici à 2100, selon le Giec, si l’on dépasse 1,5 °C de réchauffement climatique. Mais, de fait, la plus grande menace qui pèse sur la biomasse piscicole reste les activités humaines, notamment la surpêche et la destruction des fonds marins par le chalutage en eaux profondes ou la pêche électrique. Les requins jouent un rôle prépondérant dans le maintien et l’élargissement des populations de poissons essentielles à la séquestration carbonique, ce qui peut sembler paradoxal. Ils s’attaquent essentiellement aux poissons malades ou affaiblis, car chasser des individus en pleine forme est trop coûteux en énergie. Ainsi, ils empêchent la propagation des maladies au reste des bancs de poissons et stimulent la sélection naturelle en éliminant les individus les moins adaptés. Ils sont en quelque sorte le système immunitaire des océans. Par ailleurs, la présence de squales stresse les poissons, ce qui les pousse à se déplacer davantage et donc à apporter, via leur corps, des nutriments loin des zones qui en sont naturellement riches. C’est le même phénomène que celui décrit précédemment (chapitres 3 et 5) entre les prédateurs et les animaux des plaines. Les requins permettent donc d’homogénéiser la répartition des nutriments dans les océans. Il a par ailleurs été démontré que la bonne santé d’un récif corallien est directement corrélée au nombre de requins qui y vivent. Ces derniers régulent en effet les populations de poissons qui se nourrissent du corail, ce qui rend le récif plus résistant aux épisodes de blanchissement et aux cyclones. Or environ 100 millions de requins sont massacrés chaque année. La plupart sont relâchés agonisants à la mer après prélèvement des ailerons (5 1 % de leur poids). Les stocks de squales connus ont diminué de 80 à 99 1 % depuis les débuts de la pêche industrielle, au milieu du XXe siècle, et
au moins trente des cinq cents espèces répertoriées sont au bord de l’extinction. 98 1 % des requins-marteaux de l’Atlantique nord-ouest ont par exemple disparu. Les protéger est donc aussi une mesure de géomimétisme, car indirectement liée à la bonne santé de la pompe biologique. Les baleines, quant à elles, jouent un rôle essentiel pour le climat : elles se nourrissent en profondeur et respirent en surface, où elles en profitent pour déféquer. Cette matière fécale riche en azote et en fer fertilise les zones photiques et provoque des mini-blooms de plancton absorbant du CO2. En faisant des mouvements de va-et-vient entre les couches supérieures et inférieures de l’océan, elles remontent aussi du plancton dans leur sillage avant que celui-ci ne coule définitivement dans la zone de pénombre, ce qui lui laisse plus de temps pour se reproduire. Elles sont donc un catalyseur important de la production planctonique. En outre, les carcasses des cétacés sont d’importants vecteurs directs de matière organique vers le fond. Si l’on peut imaginer ce rôle négligeable au vu de l’immensité de l’océan et de la rareté des spécimens, il ne faut pas oublier que les populations ont été réduites de 75 1 % au cours des deux derniers siècles 98. Près de 3 millions d’animaux ont été tués entre 1900 et 1999, soit de loin la plus grande biomasse chassée par l’humanité – bien davantage que les mammouths ou les bisons. Les populations de grands cétacés stockent 0,01 gigatonne de carbone en moins dans leur corps qu’avant l’essor de la pêche à la baleine. Si l’on reconstituait leur population initiale, on pourrait ainsi augmenter le volume de la pompe biologique de 1,6 million de tonnes de carbone par an, uniquement grâce à leurs carcasses 99. Et nous ne comptons pas ici les autres externalités positives pour le climat, comme l’effet sur le plancton, bien plus difficile à évaluer. Malheureusement, ces animaux essentiels sont menacés. D’un côté, l’acidification des océans affecte la production de krill, dont se nourrissent
certaines baleines dans les zones polaires. De l’autre, ces animaux qui migrent des pôles aux eaux équatoriales pour mettre bas doivent parcourir de plus en plus de kilomètres pour trouver une température idéale à cause du réchauffement climatique. Résultat, les baleines sont amaigries et fatiguées : elles font moins de petits. Cependant, le risque principal pour ces animaux reste l’humain. Entre la chasse à la baleine, les collisions et les ingestions de déchets plastiques, ce sont plusieurs milliers de grands cétacés qui meurent chaque année.
Comment stimuler la pompe biologique ? Une pompe biologique en bonne santé pourrait séquestrer bien davantage de carbone si ses capacités n’étaient pas réduites par l’activité humaine. Dès lors, il convient d’identifier les grands axes sur lesquels nous pouvons agir grâce à des politiques concrètes. Voici les principaux. Arrêter la surpêche Les poissons jouent un rôle capital dans l’efficacité de la pompe biologique. Or, selon la FAO, sept des dix espèces de poissons les plus consommés sont au bord du dépeuplement total à cause de la surpêche 100. La moitié de la biomasse piscicole aurait donc disparu depuis les années 1970. 130 millions de tonnes de poissons sont produites chaque année dans le monde, pisciculture comprise. Les prises marines sauvages sont restées relativement stables depuis le milieu des années 1990, passant de 80 à 86 millions de tonnes. Les neuf dixièmes proviennent de l’océan. Plus de 40 1 % des planchers océaniques côtiers sont très endommagés à cause du chalutage en eaux profondes et très peu d’eaux marines restent vierges. Or c’est notamment sur le plancher que beaucoup d’espèces pondent et se nourrissent.
La solution politique est donc aussi simple qu’ambitieuse : mettre un terme à la pêche industrielle 101, qui capture chaque année 30 millions de tonnes de poissons pour la consommation humaine directe. C’est autant que la pêche artisanale, sauf que les navires-usines capturent en plus 35 millions de tonnes de ressources halieutiques pour fabriquer des huiles et farines de poisson, principalement à destination des fermes piscicoles. En outre, la pêche industrielle rejette 8 à 20 millions de tonnes de poissons morts, alors que la pêche artisanale, très ciblée, n’en rejette presque pas. Enfin, les navires-usines consomment énormément de carburant : une tonne de pétrole pour une à deux tonnes de poissons. La pêche artisanale capture quant à elle quatre à huit tonnes de poissons avec la même quantité de pétrole 102. En arrêtant la surpêche industrielle, nous pourrions reconstituer assez rapidement les stocks de poissons perdus et donc actionner de nouveau fortement la pompe biologique. L’efficacité d’une telle mesure géomimétique est compliquée à évaluer en termes de séquestration de carbone. Néanmoins, plusieurs études récentes montrent bien l’efficacité des dispositifs de protection de réserves marines concernant les indices de biomasse, qui peuvent donner une idée de l’impact positif de mesures de protection encore plus vastes. Ainsi, les réserves marines de l’île de Great Keppel, au large de l’Australie, qui couvrent environ 28 1 % de la zone de récifs coralliens, ont produit environ la moitié de la population totale de jeunes poissons présents dans les zones de pêche environnantes. Il n’aura fallu qu’une dizaine d’années pour arriver à ce résultat impressionnant. Les animaux y trouvent initialement beaucoup d’espace à reconquérir et peu de concurrence : ce sont des niches biologiques. Les populations augmentent de manière exponentielle avant d’atteindre un équilibre de saturation du milieu. À l’échelle mondiale, les zones protégées couvraient en 2016 environ 4 1 % de la surface des océans. La Convention des Nations unies sur la diversité biologique a adopté l’objectif de les porter à 10 1 % en 2020.
Dépolluer les océans et interdire la chasse à la baleine Les populations de baleines se portent mieux depuis quelques années. Des lois de protection assez strictes ont permis une reprise de la croissance démographique. Les baleines à bosse et les baleines bleues ne sont plus en danger d’extinction. La population de rorquals communs dans les océans a doublé depuis 1970. Cependant, ces efforts encourageants sont fragilisés par un certain laxisme envers les pays qui pratiquent encore la pêche à la baleine. Sous couvert de « recherche scientifique », des navires japonais tuent encore des milliers de spécimens chaque année, et la Norvège et les îles Féroé les traquent encore au nom d’une tradition ancestrale. Cette faille juridique que permet la Commission baleinière internationale (CBI) doit être comblée. La pêche commerciale telle que la pratique de nouveau le Japon doit faire l’objet de rétorsions commerciales. D’ailleurs, de récentes recherches ont révélé que 95 1 % des Japonais n’auraient jamais mangé de viande de baleine. Les stocks ne trouvent plus preneur et sont amassés dans d’énormes chambres froides pour être revendus au rabais à des écoles ou à des hôpitaux 103, alors même que, par ailleurs, cette viande concentre beaucoup de métaux lourds. Il serait également logique d’inscrire la protection des cétacés comme mesure d’atténuation dans les contributions des pays à l’accord de Paris. Outre la chasse, les baleines souffrent de bien des maux, parmi lesquels la multiplication des navires, le bruit généré par les moteurs et les plateformes offshore, qui saturent les océans et désorientent les cétacés. Il faut donc chercher à mieux baliser les routes commerciales, car beaucoup de navires ne sont pas complètement fidèles à ces itinéraires préétablis. En diminuant le nombre de porte-conteneurs en circulation, par une relocalisation de l’économie par exemple, ainsi qu’en promouvant une marine marchande à propulsion propre et silencieuse, on limiterait grandement les risques de collisions et de désorientation des baleines.
Le problème de la pollution par le plastique est également préoccupant : de plus en plus de cétacés sont retrouvés morts, l’estomac rempli de déchets plastiques. Lancer une grande campagne internationale de dépollution représente une priorité, en plus d’instaurer une législation limitative pour le plastique. Une politique qui pourrait être d’autant plus populaire que le retraitement des déchets représente une source d’emploi importante. Des technologies prometteuses sont à l’essai pour transformer les déchets plastiques en carburant, ce qui ferait des vortex de déchets océaniques une mine d’or 104. Mais ces projets n’ont pour l’instant pas émergé, faute d’investissements. Les déchets plastiques se transforment en microparticules avec l’érosion marine et pénètrent ainsi l’ensemble de la chaîne alimentaire. Ils congestionnent le transit intestinal des animaux marins et provoquent de nombreux décès. Dépolluer à grande échelle est donc aussi un acte climatique, puisque tous ces animaux ont un rôle dans la séquestration du carbone. La place libérée par le plastique sera autant d’espace en plus pour la pompe biologique. Lutter contre l’acidification et la désoxygénation via la culture d’algues et la sauvegarde du corail Les récifs coralliens sont des points chauds de biodiversité. Trois mille espèces peuplent par exemple la Grande Barrière de corail. Une partie des espèces qui y naissent vivent ensuite au large ou viennent s’y nourrir ponctuellement. Les récifs coralliens sont donc à la fois une nursery et un garde-manger complètement intégré à l’ensemble de la chaîne alimentaire océanique, qui stockent du carbone. C’est pourquoi protéger et faire croître les coraux peut être considéré comme une pratique de géomimétisme. Des expériences de transplantation de coraux sélectionnés pour résister à des températures plus élevées et un pH bas ont fonctionné localement 105. Cependant, comme pour la reforestation, il faut chercher à perpétuer un
équilibre et une variété propices à l’ensemble de la biodiversité. Sauvegarder les récifs passe aussi par la lutte contre les invasions d’acanthasters, de grandes étoiles de mer qui se nourrissent de coraux et se sont multipliées de façon anormale avec l’augmentation de la température de l’eau. Des villageois de certaines îles du Pacifique sont d’ores et déjà payés pour effectuer ce travail d’élimination, avec un succès sensible. Évidemment, seule une réponse d’ensemble pourra sauver le corail, à savoir inverser le phénomène d’acidification et de réchauffement des océans. La culture d’algues à grande échelle semble assez prometteuse pour abaisser localement les températures, réintroduire de l’oxygène et relancer la chaîne alimentaire, ce qui pourrait tempérer les dégâts à proximité des récifs. Le kelp est une famille d’algues aux feuilles très longues qui peut séquestrer jusqu’à cinq fois plus de carbone que les plantes terrestres. Ces algues poussent extrêmement rapidement (jusqu’à un mètre par mois) sur n’importe quel substrat et contiennent jusqu’à 50 1 % d’huile, ce qui en fait une source de bioéthanol largement plus productive que les plantes terrestres. Des chercheurs de l’université de Berkeley ont d’ailleurs mis au point un processus pour accélérer grandement la production de carburant par les algues. C’est une avancée importante car, de l’autre côté, les biocarburants à base de soja émettent plus de CO2 que leur équivalent fossile, si l’on tire le bilan de tout le processus 106, et accaparent des terres essentielles à l’agriculture. Quarante mille kilomètres carrés de culture marine suffiraient à produire assez de biocarburants pour remplacer la totalité du gazole consommé aux États-Unis : cela ne représente que 1 1 % de l’espace consacré aux pâturages dans le pays. Globalement, réserver 3 1 % de la surface des océans du monde à la culture de kelp permettrait de satisfaire les besoins en énergie de l’humanité 107. Concrètement, une ferme de kelp prendrait la forme d’un enchevêtrement de tubes (substrats pour les algues) immergé à vingt-cinq
mètres de profondeur. Ces structures peuvent être ancrées au sol ou laissées à la dérive en pleine mer. Des ingénieurs imaginent, pour les stations en pleine mer, des systèmes de tubes pour pomper l’eau riche en nutriments des couches inférieures, dans le but de fertiliser les algues. Ces systèmes peuvent avoir pour seule fonction de séquestrer du carbone. De fait, ces algues sont à la base d’une nouvelle pyramide photique : elles attirent les poissons herbivores, puis toute la chaîne alimentaire, stimulant localement la pompe biologique. Évidemment, il ne faut pas reproduire la logique de la monoculture terrestre, mais cultiver différentes variétés adaptées aux conditions locales et à la biodiversité. Ces fermes capteraient non seulement du carbone mais aussi de l’azote, responsable du phénomène d’eutrophisation. Les océans contiennent jusqu’à 50 1 % d’azote en trop, largement à cause du ruissellement des engrais agricoles. Du kelp est d’ailleurs cultivé sur des lignes flottantes dans la Bronx River à New York pour dépolluer (azote, mercure, etc.) le fleuve. Si les côtes américaines du golfe du Mexique étaient cultivées à grande échelle, on pourrait observer une réhabilitation des zones mortes grâce à la diffusion d’oxygène et à la dépollution dues aux algues. Comme dans les modèles de polyculture terrestre, les animaux peuvent parfaitement compléter le dispositif. Ainsi, des modèles d’élevage piscicole dans les fermes de kelp sont à l’étude. Les poissons y sont en parfaite santé et développent de très bons acides gras. En respectant les densités maximales présentes à l’état naturel, il n’y a nul besoin d’antibiotiques, de pesticides ou encore d’apports en nourriture. C’est une alternative à l’élevage intensif de poissons, qui provoque de lourds dégâts environnementaux. D’un point de vue strictement nutritionnel, une surface de 180 kilomètres carrés de culture d’algues pourrait théoriquement fournir assez de protéines végétales pour répondre aux besoins de toute la population humaine 108 ! Il existe d’ailleurs plus de dix mille végétaux
marins comestibles, et la science, en la matière, n’en est qu’à ses balbutiements. On estime le coût d’installation de ces structures à 1 million de dollars par kilomètre carré. Si 1 million d’entre elles restaient actives pendant trente ans, la réduction du dioxyde de carbone serait égale à 12,1 ppm, soit 28 gigatonnes de carbone 109. Sans compter les effets potentiellement positifs sur la pompe biologique animale, qui stocke aussi du carbone. Certes, il faut considérer l’énergie et les métaux consommés pour la fabrication des structures substrats, ainsi que leur durabilité dans un milieu aussi corrosif que l’océan. Sur ce plan, sans doute trouvera-t-on des alternatives aux métaux, ou bien on organisera le recyclage des aciers vers cette industrie nouvelle. Les forêts de kelp pourraient aussi protéger les côtes vulnérables aux ouragans si elles étaient cultivées à grande échelle 110. En effet, la photosynthèse absorbe l’énergie solaire et donc thermique. Les eaux sont plus froides au-dessus, ce qui peut diminuer l’énergie fournie aux ouragans. Au vu du prix exorbitant des dégâts qu’ils provoquent (108 milliards de dollars pour Katrina) et de leur multiplication avec le réchauffement climatique, on peut légitimement relativiser le coût initial des fermes marines.
Des leviers économiques et politiques pour la protection de la pompe biologique océanique Après avoir vu les méthodes techniquement réalisables pour stimuler la pompe biologique, penchons-nous maintenant sur les leviers qui permettraient de les mettre en place. Transformer la filière
On pourrait croire que la pêche industrielle est une filière importante en termes d’emploi et d’approvisionnement en poisson, mais ce n’est pas le cas. Elle n’emploie que 500 000 personnes à travers le monde, pour un chiffre d’affaires compris entre 25 et 27 milliards de dollars. La pêche artisanale, quant à elle, emploie plus de 12 millions de personnes, soit vingt-quatre fois plus, pour un chiffre d’affaires compris entre 5 et 7 milliards de dollars ! Pêche artisanale et pêche industrielle fournissent pourtant une quantité similaire de poissons à destination directe des humains : 30 millions de tonnes par an, comme nous l’avons vu précédemment. Cependant, la pêche industrielle capte aujourd’hui 80 1 % des ressources halieutiques mondiales. Le gros de ses prises sert à la fabrication de farines protéinées et d’huiles destinées à nourrir les poissons d’élevage. La recomposition des stocks halieutiques détruits par les naviresusines permettrait à moyen terme un nouvel essor de la pêche artisanale, qui souffre énormément de la raréfaction de la ressource. Pour que la transition dans notre rapport à l’exploitation marine ne fasse pas de perdants, et donc ne crée pas de blocage majeur, c’est bien la filière de la pêche industrielle qui devra être transformée et adaptée. Tant les infrastructures que les savoir-faire peuvent être mis à contribution : il y a un grand besoin de personnel qualifié pour réaliser des missions de dépollution (le matériel de pêche peut être utilisé pour récupérer le plastique), d’évaluation, d’observation ou encore d’installation et d’exploitation des fermes d’algues. C’est un changement de paradigme total, mais on transformerait ainsi le secteur de la chasse marine en celui de l’agriculture marine. Cette transformation ne peut être opérée que par un État stratège et volontaire. Le plus complexe est certainement l’adaptation de la filière qui dépend de la pêche industrielle, beaucoup plus lourde en matière d’emplois et d’activité économique. Elle englobe notamment les élevages piscicoles nourris aux dérivés de poissons sauvages, toute la restauration et le
commerce qui en dépendent, etc. En France, le secteur de la pêche ne représente que 1,1 milliard d’euros de chiffre d’affaires, alors que le secteur maritime dans son ensemble représente plus de 600 000 emplois directs et indirects pour 53,7 milliards de valeurs produites. Comment substituer la ressource ou modifier cette chaîne de valeur ? Il faudra accepter, avant tout, de diminuer notre consommation de poisson. Les fermes marines, au même titre que l’élevage soutenable, produiront moins, mais de meilleure qualité. Les filières agro-industrielles devront s’adapter à moins de produits (mais d’une qualité supérieure) d’une part, et travailler davantage les algues alimentaires de l’autre. Il ne s’agit pas de tarir la demande, mais bien de changer d’habitudes. La puissance publique se doit d’accompagner ce processus par une campagne de sensibilisation envers le grand public. Des instruments institutionnels et juridiques pour arrêter la surpêche En parallèle de la transformation de la filière, qui ne se fera pas du jour au lendemain, il faut évidemment légiférer rapidement pour éviter le plus de destructions possible. La question du respect des quotas de pêche est également primordiale. Le problème de la fraude est en effet endémique en Europe, mais encore davantage dans le reste du monde. La Chine ne déclare par exemple que 10 1 % de ses prises dans les océans internationaux 111. La Commission européenne se révèle souvent impuissante face à la volonté des lobbys de la pêche français, espagnols, hollandais ou portugais. Grâce à des dérogations, elle a de fait récemment autorisé les Pays-Bas à pratiquer la pêche électrique : une pratique encore plus dévastatrice que les autres puisqu’en envoyant de l’électricité dans le fond elle y tue toute vie et crée des déserts biologiques 112. Pourtant, le respect des quotas qui permettent de reconstituer les stocks est d’ores et déjà une obligation légale. Cette obligation est inscrite dans la Convention des Nations unies sur le droit de la mer et dans le plan d’application du sommet de Johannesburg de
2002, signé par l’Union européenne, la Russie, l’Islande et la Norvège. Il ne reste donc plus qu’à la faire appliquer, comme souvent. Là encore, un gouvernement qui aurait le courage politique d’exiger l’application des outils dont dispose l’UE n’aurait pas grand-chose d’autre à faire pour marquer des progrès significatifs. Convaincre les citoyens d’arrêter de consommer autant de produits de la pêche industrielle Selon la FAO, la pêche fournit plus de 20 1 % des protéines quotidiennes à 3 milliards de personnes. La consommation de poisson augmente de 2 1 % par an dans les pays occidentaux. Elle est devenue la deuxième source de protéine la plus consommée, juste derrière le porc. Compte tenu des conditions humanitaires, ce n’est pas dans les pays du tiers-monde, adeptes de la pêche artisanale, qu’il faudra demander aux citoyens de changer leurs habitudes alimentaires, mais bien en Occident. Premièrement, il est nécessaire de conduire des enquêtes sur les habitudes alimentaires concernant les produits de la mer, ainsi que sur la symbolique qui leur est associée. Aujourd’hui, la consommation de viande fait largement débat, les controverses qui lui sont liées commencent à être bien cernées par les sociologues, et la nécessité de limiter l’apport en protéines carnées semble de plus en plus acceptée, mais qu’en est-il des poissons et des crustacés ? Ils apparaissent de plus en plus comme des marqueurs sociaux, car ils sont souvent onéreux et synonymes de vacances au bord de la mer dans la conscience collective. En témoigne le fort essor de consommation dans des pays tels que la Chine. Comme pour la viande, l’essor des classes moyennes a un effet déterminant sur la demande. Dans un pays centralisé comme la France, l’État a cherché à « lisser » autant que possible les habitudes alimentaires. Ainsi, les cantines scolaires proposent deux à trois fois par semaine un plat à base de poisson, même dans les endroits éloignés des côtes. Tout comme avec le plat de viande
systématique et l’omniprésence de produits laitiers, la cantine est le lieu d’un formatage culturel ainsi que le terrain de jeu du lobbying alimentaire. La réformer constitue donc un enjeu central sur la voie de la diminution des protéines carnées, poisson compris. Les alternatives végétariennes doivent devenir systématiques et attrayantes. Ce lobbying s’accompagne souvent d’une rhétorique sanitaire du type : « Les produits laitiers apportent du calcium, la viande forge les muscles et le poisson rend intelligent. » Certes, les produits marins contiennent des oméga-3, sources de nombreux bienfaits, notamment cardiovasculaires, mais ils sont loin d’être les seuls. L’iode ou la vitamine B12 sont des éléments très importants (système thyroïdien, tonus…), mais tous les poissons n’en contiennent pas (les poissons gras étant les plus riches) et des substituts existent, comme le sel iodé, trop peu utilisé. Enfin, beaucoup d’animaux marins sont désormais toxiques, en raison des quantités de métaux lourds et de plastique qu’ils ingèrent. Sur certains aspects, il n’est pas pertinent de passer par une politique lente de conviction, car le rapport à la mer est un identifiant culturel. Dans les îles Féroé, par exemple, des centaines de baleines pilotes (globicéphales) sont massacrées chaque année sans autre raison que la tradition. Tuer une baleine apaise les pulsions « virilistes » de certains Féroïens, au même titre que la pratique de la chasse de loisir chez nous. C’est aussi le cas du massacre de dauphins au Japon. Ces traditions doivent purement et simplement être interdites au vu de l’urgence écologique. Le contrôle de l’effectivité de cette interdiction doit être assuré par l’ONU, car les gouvernements sont souvent complices. Le poids d’une telle interdiction est trop lourd pour les élus locaux ou nationaux, du fait de la cristallisation politique autour de ces sujets. Il faut donc que l’ONU prenne cette responsabilité à leur place : ce peut être une solution de déblocage. La chasse aux cétacés (pratiquée par la Norvège et le Japon) doit absolument être interdite, en raison non seulement de sa cruauté mais aussi
de son impact climatique. La mauvaise foi des États en la matière doit pousser au contrôle et à la mise hors d’état de nuire du matériel si nécessaire. Il faut donc aussi repenser le caractère coercitif de l’ONU, y compris dans l’affectation d’une partie de ses moyens militaires à la défense physique de l’environnement. À quand la création des Casques verts ? Stimuler l’essor des fermes marines En France, c’est donc la filière de la pêche industrielle, ainsi que ses infrastructures, qui devra être adaptée à l’installation et à l’exploitation des fermes marines, tant au large (fermes flottantes) que près des côtes. Pour que le programme de transition soit accepté dans l’opinion publique et par les travailleurs concernés, il faut qu’il soit bénéfique sur le plan social, donc de l’emploi. Une nationalisation partielle ou totale permettrait à l’État de planifier et de coordonner, puisque lui seul en a les capacités, et d’éviter les licenciements liés à l’arrêt de l’activité initiale du secteur. Si l’argument du coût de l’investissement peut être mentionné contre une telle initiative publique, il doit être mis en relation avec le coût des importations d’hydrocarbures pour le pays, ainsi que le coût sanitaire des pathologies liées à la combustion de ces derniers. En réalité, le développement d’une filière de production énergétique appuyée sur les algues se révélera fort rentable. Mais la filière pêche ne sera pas la seule à bénéficier de la transformation vers les cultures marines. À terre, les raffineries devront être reconverties pour la transformation des algues. Dans le cadre de la transition énergétique, elles sont en effet condamnées si elles restent centrées sur les hydrocarbures. Là encore, une nationalisation temporaire peut s’imposer, car il est peu probable que les entreprises du secteur investissent et planifient d’elles-mêmes la transition. Les installations (câblages, structures pour les fermes) doivent permettre de stimuler l’industrie locale : sur la façade atlantique, par
exemple, cette dernière a beaucoup souffert des délocalisations. Il en va de même pour les ports, dont l’activité s’est réduite avec la diminution de la pêche et la concurrence internationale, concentrée dans des hubs maritimes. Il s’agit donc d’inscrire une politique de culture des océans dans le tissu économique local. Il ne peut d’ailleurs en être autrement, puisque les algues sont trop volumineuses pour être transportées loin, tout comme les infrastructures à déplacer en mer pour construire les fermes. À l’échelle internationale et européenne, il est nécessaire de lancer rapidement une grande campagne pour redonner vie aux zones mortes (mer du Nord, Baltique, golfe d’Oman, etc., ainsi que les embouchures des grands fleuves). Seules de grandes infrastructures porteuses d’algues peuvent dépolluer et réoxygéner ces zones. Une France volontaire pourrait y dépêcher ses techniciens, en soutien si nécessaire, assurant du même coup une politique de codéveloppement efficace. Sur le plan diplomatique, le développement coordonné de filières locales, via le support d’une mission onusienne ou française, peut être un facteur d’apaisement. En effet, nombre de conflits régionaux sont liés à des enjeux d’approvisionnement énergétique – ou le seront de plus en plus. Les algues pourraient fournir en bonne partie ce que le pétrole apporte aujourd’hui, sans engendrer de pression géopolitique. Il est également possible de stimuler la culture marine dans les pays du Sud par des aides à l’import ciblées, en jouant sur les taxes. En effet, dans le domaine alimentaire, toutes les variétés ne peuvent être cultivées dans un même pays. Il y aura donc de multiples débouchés pour les entreprises des pays en voie de développement si des entreprises européennes leur commandent des algues exotiques, par exemple.
En bref Les océans contiennent cinquante-deux fois plus de carbone que l’atmosphère. Il est difficile d’estimer le potentiel de séquestration carbonique que les plantes et les animaux marins peuvent représenter chaque année. Des calculs pionniers estiment à 2 1 % la quantité de matière organique marine produite chaque année qui finit par devenir du carbone stable sur le fond de l’océan, ce qui représente environ 2 1 % de nos émissions. Mais une chose est certaine : cette « pompe biologique » pourrait avoir un potentiel bien supérieur s’il y avait davantage d’animaux, sans parler du carbone stocké par l’augmentation globale de leur biomasse. C’est pourquoi l’arrêt de la surpêche, en plus d’être une priorité environnementale, est une priorité climatique. La culture d’algues à grande échelle se révèle aussi être une des pratiques de géomimétisme les plus prometteuses. Si l’on cultivait des variétés de kelp sur 1 million de kilomètres carrés, on pourrait capturer 1 gigatonne de carbone par an, soit 10 1 % des émissions – ou du moins réduire de 10 1 % nos émissions si l’on en tirait des biocarburants plutôt que de brûler des carburants fossiles.
91. Giec, The Ocean and Cryosphere in a Changing Climate, WMO/Unep, 2019. 92. Un bloom planctonique est une explosion, une multiplication rapide du plancton. Les blooms forment des taches vertes très visibles depuis l’espace, puis les planctons sont disséminés au gré des courants marins. 93. Paul Tréguer et al., «Influence of diatom diversity on the ocean biological carbon pump », Nature Geoscience, no 11, décembre 2017. 94. Pascal Cuissot, Luc Riolon et Rachel Seddoh, Méthane, rêve ou cauchemar ?, Arte France/Caméra Lucida, 2013. 95. Denis Gilbert, « Oceans lose oxygen », Nature, no 542, février 2017. 96. Rob W. Wilson et al., «Contribution of fish to the marine inorganic carbon cycle », Science, no 323, 16 janvier 2009. 97. Daniel Pauly et William Cheung, « Sound physiological knowledge and principles in modeling shrinking of fishes under climate change », Global Change Biology, no 24, août 2017. 98. « Populations de baleines et état de conservation », Encyclopædia Universalis France. Sur une population originelle estimée à 3 486 000 individus (de toutes les espèces de grandes baleines), la population actuelle serait de moins de 870 000 individus.
99. Andrew J. Pershing et al., «The impact of whaling on the ocean carbon cycle : Why bigger was better ». PLoS One, no 5, août 2010. 100. On estime qu’une espèce s’effondre quand les prises de pêche ont diminué de 90 1 %, ce qui était le cas de 29 1 % des espèces en 2003. 101. Un groupe d’experts de l’université allemande de Kiel a mené une étude sur la pêche et la désertification en cours des océans : actuellement, seules trois espèces de poissons sur cinquante-quatre ont un stock à la taille requise, c’est-à-dire suffisante pour permettre de reconstituer ou de maintenir la population. Conclusion, il sera impossible de reconstituer les populations de poissons pour assurer une pêche durable avant 2040. Et encore : uniquement si on arrête la surpêche. 102. « Pêche artisanale et pêche industrielle », Aquablog, septembre 2008. 103. Juliette Deborde, « Pourquoi le Japon chasse-t-il la baleine ? », Le Nouvel Observateur, 3 avril 2014. 104. Leïla Marchand, « Une start-up norvégienne transforme le plastique en carburant », Les Échos, 10 juin 2018. 105. Étienne Monin, « Climat : le corail qui résiste au réchauffement des mers », franceinter.fr, 21 janvier 2019. 106. Angela Bolis, « Les biocarburants émettent plus de CO2 que l’essence et le diesel », Le Monde, 28 avril 2016. 107. Paul Hawken, Drawdown, op. cit., p 476. 108. Paul Hawken, Drawdown, op. cit, p. 421. 109. Ibid. 110. Monika Rhein et al., «Observations : Ocean », dans Climate Change 2013 : The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, Cambridge University Press, 2013. 111. Reg Watson, Lillian Pang et Daniel Pauly, « The marine fisheries of China : Development and reported catches », University of British Colombia. 112. Il a fallu dix ans pour réduire le nombre de dérogations de 84 en 2010 à 22 en 2020, notamment sous l’impulsion de l’association Bloom, très engagée sur ce sujet.
CONCLUSION La déforestation et la dégradation des forêts représentent 20 1 % de nos émissions. La priorité est donc bien de faire cesser ce phénomène, en même temps que de planter massivement des arbres selon les principes du géomimétisme. Théoriquement, nous pourrions planter quelque 1 200 milliards d’arbres supplémentaires : de quoi absorber dix ans d’émissions mondiales de CO2 actuelles. Néanmoins, replanter des arbres selon les lois du géomimétisme prend du temps, et leur rythme de séquestration du carbone n’est pas constant, d’autant que d’autres phénomènes liés au changement climatique, comme les mégafeux, les sécheresses ou les parasites, peuvent limiter ce potentiel. Les sols agricoles émettent des gaz à effet de serre alors qu’ils pourraient être un formidable puits de carbone, tout en produisant de quoi nourrir l’humanité. En plus d’être le moteur de la plus grande part de la déforestation, déjà comptabilisée ci-dessus, l’agriculture émet environ 1 gigatonne de carbone par an, soit 10 1 % des émissions anthropiques. Si l’on opérait une transition vers le zéro intrant chimique et la fin du labour, il serait non seulement possible de réduire à zéro ces émissions, mais également de piéger plus de 1 gigatonne de carbone par an, au lieu de l’émettre. Les zones humides sont certainement les puits de carbone les plus efficaces que nous ayons puisque, selon les estimations dont nous disposons, elles piègent environ 30 1 % du carbone terrestre alors qu’elles
n’occupent que 3 1 % des terres émergées. Il faut les sanctuariser partout où elles se trouvent, et même chercher à remettre en eau les anciennes. La réhumidification peut produire des résultats très rapides et permettre d’absorber des quantités non négligeables de carbone chaque année. Il est néanmoins difficile de chiffrer ce volume à ce stade. Protéger le permafrost est une priorité si l’on veut limiter les risques d’emballement climatique. Faire paître de grands animaux sur le permafrost est la façon la plus soutenable de le renforcer, de manière à ce qu’il fonde moins vite. Agrandir la surface de toundra par rapport à celle de taïga pourrait également contribuer à limiter l’absorption d’énergie solaire par la Terre et ralentir la fonte des glaces polaires. Reconquérir de tels espaces nécessite néanmoins du temps pour que le cheptel se multiplie. À ce stade, c’est un scénario difficile à modéliser. L’océan est le milieu le plus énigmatique pour les chercheurs. Certains estiment à 2 1 % la proportion de matière organique qui finit par devenir du carbone stable sur le fond de l’océan, ce qui représente environ 2 1 % de nos émissions. Mais une chose est sûre : cette « pompe biologique » aurait un potentiel bien supérieur si les populations d’animaux marins pouvaient se reformer au niveau d’il y a deux siècles. C’est pourquoi l’arrêt de la surpêche est également une priorité climatique. La culture d’algues à grande échelle apparaît également comme un levier prometteur, à condition qu’on ne reproduise pas les erreurs de l’agriculture intensive. Si l’on cultivait du kelp sur 1 million de kilomètres carrés, on pourrait théoriquement capturer 1 gigatonne de carbone par an, soit 10 1 % des émissions, en plus de désacidifier, d’oxygéner et de refroidir les océans. Une fois mises en place et à pleine capacité, les différentes pratiques de géomimétisme pourraient séquestrer environ 40 1 % de nos émissions. Ce chiffre présuppose qu’on ait atteint les objectifs cités, ce qui relève pour l’instant de l’utopie, mais il minimise volontairement les potentiels de l’élargissement du permafrost ou de la pompe biologique océanique.
L’ordre de grandeur, même s’il est imprécis, est important. Il coïncide globalement avec les émissions dues à la modification de l’occupation des terres, qui correspondent à un tiers du carbone émis par l’humanité depuis la révolution industrielle. Enfin, il ne faut pas considérer ce genre de scénario « toutes choses égales par ailleurs ». Si l’on divisait par deux nos émissions d’ici à 2030, comme le préconise le Giec, alors c’est 80 1 % de nos émissions qui pourraient théoriquement être absorbées. Si on les divisait par quatre d’ici à 2050, alors on séquestrerait deux fois plus que ce que l’on émet. Contenir le réchauffement climatique en dessous de 1,5 °C, et même retrouver une température pré-révolution industrielle, deviendrait envisageable à long terme. La première grande conclusion de cet ouvrage est donc de rappeler l’importance de réduire nos émissions de GES le plus rapidement possible par un facteur le plus élevé possible. Le Giec et d’autres instituts invoquent pour l’instant la nécessité d’un facteur 8. Sans cela, pratiquer le géomimétisme à grande échelle ne changera pas fondamentalement la donne. La tentation est grande, pour des gouvernements et des entreprises, de ne parler que de « compensation carbone » : ces institutions montrent ainsi qu’elles ne se posent pas la question du changement fondamental de la nature de leur activité vers le zéro carbone. Or le géomimétisme ne doit pas devenir un alibi hypocrite à l’immobilisme, comme l’est pour certains la géoingénierie. On ne sauvera pas le climat en augmentant seulement les capacités du milieu naturel à séquestrer du carbone, et le laisser penser risque de nous faire perdre encore du temps. Il n’y a plus de place pour le doute ; la mobilisation des pouvoirs publics, des citoyens et du secteur privé doit être générale, comme lors d’une guerre totale, pour accompagner la civilisation humaine vers une descente énergétique intense. La deuxième grande conclusion de cet ouvrage est qu’on ne peut pas parler de lutte contre le changement climatique sans le géomimétisme,
compte tenu de son potentiel et de la nécessité de mobiliser en même temps tous les moyens dont nous disposons pour préserver le climat. Le géomimétisme est une façon de reconnecter climat et environnement, et plus particulièrement climat et biodiversité. En effet, la biodiversité fait partie intégrante des cycles permettant la séquestration du carbone à grande échelle. Chaque organisme y tient un rôle direct ou indirect. Le géomimétisme, c’est donc aussi la recréation d’habitats riches et variés. C’est la seule solution dont nous disposions pour contrer l’érosion dramatique de la biodiversité décrite dans le dernier rapport de l’IPBES, déjà cité 113. Les insectes et les oiseaux, par exemple, sont les meilleures armes pour protéger les arbres et les cultures des parasites qui les empêcheraient d’exercer leur rôle climatique dans de bonnes conditions. Il n’est pas superflu de faire ici une incise un peu longue et de rappeler que le coronavirus est le produit d’une zoonose, c’est-à-dire du transfert d’un animal sauvage à l’homme. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de bactéries et de virus sont apparus ou réapparus dans des régions où ils n’avaient jamais été observés. Sras, grippe aviaire, Ebola, Zika, VIH, coronavirus, etc. : 60 1 % de ces pathogènes sont d’origine animale et les deux tiers proviennent d’animaux sauvages 114. Une étude sur Ebola menée en 2017 a montré que les apparitions du virus, porté initialement par des chauves-souris, sont plus fréquentes dans les zones d’Afrique équatoriale ayant subi des déforestations récentes. La déforestation joue là, en quelque sorte, le rôle du marché aux animaux de Wuhan, en contraignant la faune sauvage à se trouver au contact d’humains. Globalement, la destruction des habitats représente la première cause de la 6e extinction de masse de la biodiversité. Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), sur les 82 954 espèces étudiées aujourd’hui, 23 928 sont menacées. Parmi elles, on compte 13 1 % des oiseaux, 26 1 % des mammifères et 42 1 % des amphibiens. La disparition de la biomasse d’insectes est encore plus phénoménale puisqu’elle est 8 fois
plus rapide que celle des autres espèces animales. En Europe occidentale, nous en aurions perdu 75 1 % en trente ans. Or cette biodiversité de proies et de prédateurs empêche les parasites (dont les porteurs de virus comme les moustiques ou les tiques) de se multiplier outre mesure. Selon une étude conduite dans douze pays, les moustiques sont ainsi deux fois moins nombreux dans les zones boisées intactes que dans celles qui ont été déboisées 115. En somme, le géomimétisme, c’est également la recréation de zones de biodiversité propices à la prévention des pandémies. Autre exemple : la diversité marine est notre meilleur atout pour stimuler la pompe biologique. La pollution (plastique, notamment) est donc un ennemi du climat puisqu’elle dégrade la santé des animaux marins. Les pratiques géomimétiques pourraient voir leur potentiel limité par le changement climatique. L’acidification des océans et la diminution du taux d’oxygène peuvent grandement amoindrir la pompe biologique, la fonte du permafrost réduire la toundra, le changement du régime des pluies perturber les zones humides et faire mourir les arbres que l’on plante aujourd’hui, etc. D’où la nécessité d’agir vite. Si l’on plante une masse suffisante d’arbres, ces forêts pourront s’autoréguler régionalement en faisant pleuvoir, comme nous l’avons vu dans le chapitre 1. Mais si la transformation n’est pas significative et rapide, alors le dessèchement lié au changement climatique s’avérera fatal et irrémédiable. Il en va de même pour les océans : si le nombre de poissons augmente rapidement, alors ces derniers participeront à la lutte contre l’acidification en coulant du carbone. En revanche, si notre prédation s’éternise, alors nous nous exposerons à une rupture où l’acidité empêchera définitivement la majeure partie de la vie marine telle qu’on la connaît de se perpétuer. Puisqu’il faut aller vite et que nous savons globalement quoi faire sur le plan technique, la clé du problème est donc d’ordre politique. De ce point de vue, l’argument du « coût » de la transition géomimétique (et plus généralement de la transition écologique) ne tient pas, et ce pour plusieurs
raisons. En règle générale, plus on intériorisera les coûts externalisés par l’économie de marché, plus le géomimétisme se révélera être une bonne opération économique. La logique capitaliste pousse à externaliser un maximum de coûts : le coût de la pollution engendrée par les mines ou les usines n’est pas ou peu répercuté sur le prix des objets électroniques que nous achetons, par exemple. Les conséquences de ces pollutions ont pourtant un prix exorbitant pour la société, et c’est généralement le citoyen qui le paye in fine. C’est un paradoxe puisque, dans la théorie économique libérale, l’information doit être « pure et parfaite » pour permettre une optimisation des prix : qu’un partisan du libre-échange ne veuille pas intégrer ces coûts cachés est donc hypocrite. En outre, les multiples externalités positives du géomimétisme permettent de prévenir de nombreuses conséquences très coûteuses de la pollution. Intérioriser tous les coûts dans le système économique rendrait l’investissement dans le géomimétisme relativement bien moins onéreux, voire fortement rentable à long terme. Déterminer un prix du carbone serait une façon efficace d’intérioriser les coûts de production et de rendre rentables les mesures environnementales. Un rapport de France Stratégie 116 estime que le prix d’une tonne de CO2 devrait augmenter rapidement pour atteindre 250 euros en 2030, et augmenter de manière exponentielle après. Si chaque tonne de carbone évitée était valorisée ainsi, alors financer le géomimétisme serait très rentable. Cependant, fixer un prix ne suffit pas si l’on ne peut pas l’étendre à la totalité du carbone produit et contrôler précisément le tout. Début 2019, 45 1 % des émissions européennes faisaient l’objet d’une tarification, et seulement 23 1 % des émissions françaises selon le ministère de l’Écologie, pour un prix de seulement 44 euros la tonne de CO2. Plus généralement, beaucoup de scénarios de transition vers la neutralité carbone sont désormais chiffrés et démontrent la viabilité économique de telles mesures à moyen et long terme 117. Mais, au-delà du simple aspect de
la rentabilité, la question sociale est essentielle. La pollution et le changement climatique affectent avant tout les plus pauvres, même si, à terme, tout le monde en sera victime. En accroissant la résilience des territoires et des écosystèmes, le géomimétisme protège donc en priorité les populations les plus vulnérables. En outre, en rétablissant la puissance des cycles naturels, le géomimétisme fait largement baisser les coûts de la production agricole, puisque les paysans n’ont plus besoin d’acheter des intrants. Lorsqu’on arrête la surpêche, la pêche traditionnelle, qui a toujours su maintenir les stocks, s’en trouve avantagée puisque les poissons reviennent. On pourrait multiplier ainsi les exemples d’externalités positives sur le plan social. Il faut par ailleurs garder à l’esprit qu’en renforçant la résilience économique et sociale on diminue les risques de conflits. Il est indéniable que les grandes entreprises dont l’activité deviendra obsolète avec le géomimétisme (l’industrie des pesticides ou la pêche industrielle, par exemple) risquent de disparaître. Or, pour faire accepter socialement les politiques géomimétiques, il ne faut pas que des individus se retrouvent lésés, ce qui suppose que les filières soient réorganisées efficacement pour s’adapter, et ce sans perte d’emplois. On pourrait ainsi convertir les raffineries côtières en unités de production de biocarburant issu des algues, convertir les flottes de pêche industrielle en installateurs et cultivateurs d’algues à grande échelle, transformer les usines d’intrants agricoles en pépinières, etc. La puissance publique est certainement la seule à pouvoir planifier efficacement cette transition. L’État, surtout dans un pays centralisé comme le nôtre, est de fait la seule entité capable de se porter garante des risques encourus par les individus et les entreprises durant cette période d’adaptation. Lorsqu’on traite du changement climatique, toutes les échelles doivent se mobiliser intégralement, et l’échelle internationale est évidemment prépondérante. La France ne représente que 1 1 % des émissions mondiales,
mais elle possède des atouts uniques pour influencer le cours du monde. Le premier est diplomatique : par ses relations bilatérales, elle peut mobiliser son réseau de diplomates (le troisième plus étendu au monde derrière ceux des États-Unis et de la Chine) au service de la transition écologique. L’influence symbolique de la France est certainement beaucoup plus importante que celle de tout autre pays, de par l’héritage de la Déclaration des droits de l’homme, sa tradition d’indépendance et son attrait culturel. Un changement majeur en France ne laisse jamais indifférent. La deuxième façon dont notre pays peut accélérer la transition, c’est à travers le multilatéralisme. L’ONU est la seule échelle capable d’articuler la prise en compte des spécificités culturelles locales et la coordination d’actions globales. Encore faudrait-il qu’elle soit renforcée, dans un contexte où le multilatéralisme est affaibli au profit d’organismes internationaux poursuivant des intérêts autres que la paix et la prospérité pour les peuples et la planète. Le troisième atout, enfin, est commercial. Le poids de la France dans l’Europe lui permettrait, si volonté politique il y avait, de changer les normes douanières au profit de productions respectant l’environnement ou permettant de développer le géomimétisme. En somme, il faudrait renouer avec le multilatéralisme d’une part et l’État stratège de l’autre. Sans la mobilisation simultanée de ces deux échelles, qui ont le pouvoir de produire des cadres juridiques pour l’ensemble des acteurs, ainsi que d’autres structures comme l’Union européenne, il est difficile d’imaginer une transition ample, juste et rapide. Il en va d’ailleurs de même pour la crise du Covid-19. En parallèle, les partisans de la concurrence libre et non faussée avancent aussi leurs pions. Beaucoup ont pour objectif de faire croire aux décideurs que l’on peut fonctionner encore quelques années sur le mode du « business as usual ». La géoingénierie n’a pas d’autre objectif, c’est pourquoi elle doit être combattue sur le plan tant scientifique que politique.
Cet ouvrage se veut avant tout un appel à la vigilance vis-à-vis de l’émergence dans le débat public de fausses solutions pour le climat. Il faut systématiquement se poser la question de qui se trouve derrière, et de pourquoi elles ne sont pas durables. Seules les pistes s’intégrant efficacement dans des cycles naturels, en symbiose avec l’environnement, sont adaptées à l’urgence écologique.
113. Rapport de l’IPBES, 6e session annuelle plénière, 24 mars 2018. 114. Sonia Shah, « Contre les pandémies, l’écologie », Le Monde diplomatique, 17 mars 2000. 115. Katarina Zimmer, « Deforestation tied to changes in disease dynamics », The Scientist, 29 janvier 2009. 116. « La valeur de l’action pour le climat, une valeur tutélaire du carbone pour évaluer les investissements et les politiques publiques », rapport de la commission présidée par Alain Quinet, France Stratégie, février 2019. 117. On peut citer, par exemple, le scénario Drawdown, souvent évoqué dans ce travail, le scénario négaWatt ou encore le scénario de l’Ademe.
SOURCES COMPLÉMENTAIRES Afin de pas alourdir la lecture de ce livre, nous avons limité le nombre de notes de bas de page. Pour aller plus loin, voici, par ordre d’apparition dans le texte, les documents complémentaires auxquels s’est référé l’auteur.
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Wenping Yuan et al., «Satellite-observed pantropical carbon dynamics », Nature Plants, no 5, septembre 2019. « Quel rôle pour les forêts et la filière forêts-bois française dans l’atténuation du changement climatique ? Une étude des freins et leviers forestiers à l’horizon 2050 », Inra et IGN, novembre 2017. Office national des forêts, site Internet. « Global forest resources assessment 2015 », FAO, 2015. Lourens Poorter et al., «Biomass resilience of neotropical secondary forests », Nature, no 530, 2016. E. M. Bridges et L. R. Oldeman, « Global assessment of soils degradation », Arid Soil Research and Rehabilitation, 2010. T. W. Crowther et al., «Mapping tree density at a global scale », Nature, no 525, septembre 2015, p. 201-205. Jean-Marc Jancovici, « Ne suffit-il pas de planter des arbres pour compenser les émissions ? », blog, août 2007. Rights and Resources Initiative, site Internet. Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel, site Internet.
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À DÉCOUVRIR DANS NOTRE CATALOGUE Reconquête Au nom de l’intérêt général Aurore Lalucq
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L’écologie pour sauver nos vies Noël Mamère
14 € • 158 pages • ISBN 978-2-36383-275-7 Date de parution : 04/06/2020 Comment conjurer l’effondrement d’un monde arrivé à ses limites ? Que ferons-nous du « jour d’après » la crise du Covid-19, sachant que le dérèglement climatique et la chute de la biodiversité sont toujours à l’œuvre et qu’ils restent la principale menace pour l’espèce humaine ? Noël Mamère répond à ces questions en tissant un lien entre les alertes des penseurs de l’écologie du XXe siècle, tels Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, et la colère salutaire de la « génération climat », consciente qu’il n’y a pas de « planète B ».
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