France-Gabon: Pratiques clientélaires et logiques d’État dans les relations franco-africaines 9782845868199

La relation franco-gabonaise semble être le parangon du rapport néocolonial. Mais cette approche s'avère être de pe

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French Pages 392 [383] Year 2007

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France-Gabon: Pratiques clientélaires et logiques d’État dans les relations franco-africaines
 9782845868199

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FRANCE-GABON

Publié avec le concours du centre national du Livre

KARTHALA sur internet : http://www.karthala.com

Couverture : « Le croisement », tableau de Francis Mbella, in Les peintres de l’estuaire, © Nicolas Bissek et Karthala, Paris, 1999 © Éditions KARTHALA, 2007 ISBN : 978-2-84586-819-9

Jean-François Obiang

France-Gabon Pratiques clientélaires et logiques d’État dans les relations franco-africaines

Éditions KARTHALA 22-24, boulevard Arago 75013 PARIS

A mon père, le Pasteur Gabriel Béka b’Edou. In memoriam

Avant-propos

La présente réflexion s’inspire en grande partie du contenu d’une thèse de doctorat en science politique préparée et soutenue à l’université de Paris I, et sanctionnée par la mention « très honorable avec les félicitations du jury ». Par rapport au texte d’origine, cette version a fait l’objet de notables modifications, qui visent essentiellement à ne point lasser le lecteur par des développements par trop universitaires. Dans cet ordre d’idée, l’ensemble a été allégé de nombre de notes de bas de pages, épuré de considérations méthodologiques et actualisé. Précisons sur ce dernier point que cette mise à jour s’arrête au mois de décembre 2001. Les éléments d’actualité plus récents sont donc absents de ce travail. La nature particulière d’un thème prisé par les journalistes mais paradoxalement peu étudié en profondeur explique la longueur inhabituelle de la partie introductive. À ceux des lecteurs que celle-ci rebuterait, nous en résumons le contenu. Cette introduction vise d’abord à rappeler les circonstances « accidentelles » de maturation de cette réflexion. Nous expliquons notamment de quelles manières notre inclinaison initiale vers les questions d’aide au développement s’est muée en un intérêt portant sur les relations franco-africaines. Elle cherche ensuite à préciser l’angle d’entrée de l’analyse. À cet effet, notre démarche privilégie très nettement la dimension « officieuse » au détriment d’un discours officiel parfois convenu, qui bien souvent a servi de rideau de fumée, empêchant de démonter les mécanismes souterrains qui sont à la base de certains

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phénomènes que nous nous proposons d’étudier. Cette partie introductive tente enfin de présenter le paradigme autour duquel s’articulera la recherche. De ce point de vue, l’analyse clientéliste nous est apparue, d’emblée, comme la mieux à même d’aider à la compréhension de phénomènes rangés trop vite dans les registres généraux et pré-construits de l’impérialisme ou du néocolonialisme. Ces précisions ayant été données, il nous revient maintenant de nous acquitter d’une agréable tâche, celle qui consiste à remercier les personnes ayant contribué, d’une manière ou d’une autre, à l’aboutissement de ce projet. Nous pensons naturellement à Suzie, notre compagne, pour sa patience, son soutien et sa compréhension. Nos remerciements vont également au professeur Daniel Bourmaud qui a bien voulu encadrer notre recherche. Monsieur le Gouverneur Louis Sanmarco et nos camarades du Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris (LAJP-GREA) reconnaîtront dans certains passages l’inspiration profonde de nos échanges de ces dernières années. Nous pensons enfin aux innombrables anonymes, parfois interlocuteurs d’un soir, mais aussi à nombre d’acteurs encore en activité qui n’ont pas souhaité être nommément cités mais dont les informations, souvent judicieuses, ont été exploitées par nos soins. Si ce travail comporte quelques qualités, elles sont dues principalement à ces nombreux apports. Quant aux imperfections et erreurs éventuelles, elles sont naturellement notre fait. Il nous faut faire une dernière mise au point ; ce livre n’est ni un pamphlet, ni un manifeste, ni encore moins une investigation expresse visant à « faire quelques révélations ». Il s’agit d’une observation distanciée, se voulant objective, mais portant sur l’histoire immédiate. Si, de ce point de vue, des passages venaient à heurter la susceptibilité de certains acteurs individuels cités, que ces derniers veuillent bien considérer ces lignes, non pas comme des attaques personnelles, mais plutôt comme des éléments d’analyse à intégrer dans une réflexion qui porte plus globalement sur l’étude d’un système et de ses mécanismes de fonctionnement.

Introduction générale D'un intérêt pour les questions d’aide à une réflexion sur les relations internationales : histoire d’une maturation

Le parcours que propose ce livre s’inscrit dans le prolongement naturel d’une réflexion entamée depuis plusieurs années. Dans le cadre du mémoire de maîtrise de science politique, nous avions choisi de nous intéresser à un concept (l’aide multilatérale au développement) qui était alors sujet à controverse1. Notre projet2 visait principalement à vérifier la compatibilité qu’il pouvait y avoir entre les projets initiés en amont par les experts des organisations internationales d’aide et les besoins

1. Sous l’impulsion de nombreux auteurs, dont certains tiers-mondistes (R. Dumont, F. Ravignan, H. Raulin, S. Bessis, etc.), partisans d’un développement autocentré, beaucoup d’ouvrages furent écrits dénonçant les travers des procédés et procédures des organisations internationales d’aide. Ces ouvrages dénonçaient surtout le peu de place faite aux aides destinées aux actions « au ras du sol », comme l’aide directe aux paysans, aux cultures vivrières et à l’appui à l’autosuffisance alimentaire, au profit de grands projets générateurs, selon ces auteurs, des « éléphants blancs ». En ce qui nous concerne, nous étions alors très sensible aux écrits de Susan George et avions été particulièrement marqué par un ouvrage-témoignage, celui d’un ancien consultant de la banque mondiale, G. Hangkok, Les nababs de la pauvreté, Paris, Robert Laffont, 1991, 340 p. 2. J.-F. Obiang, L’aide multilatérale au développement, essai d’analyse du concept et de son application en Afrique. Exemple : l’action de la F.A.O. au Gabon de 1980 à 1990, mémoire de maîtrise en science politique, université de Paris, 1994, 100 p.

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réels des populations en aval, destinataires de cette offre. Si les résultats auxquels nous sommes parvenus ont fait apparaître un net décalage entre l’offre déjà évoquée et les attentes locales, l’intérêt personnel de ce travail allait surtout valoir par l’éclairage involontaire qu’il nous permit de porter sur un autre dispositif, (l’aide bilatérale) qui, bien qu’épargné par la critique, semblait pourtant obéir à des critères beaucoup plus troubles. C’est donc tout à fait logiquement qu’une année plus tard, dans le cadre du DEA études africaines (option science politique) de l’université de Paris I, nous avons choisi de nous intéresser à ce concept incidemment redécouvert3. Initialement, notre démarche visait à « piéger », en quelque sorte, la coopération française : nous voulions vérifier que la doctrine dite de « la prime à la démocratie » avait été réellement appliquée comme annoncée. En effet, le président français François Mitterrand ayant clairement laissé entendre que l’aide serait désormais tiède vis-à-vis des pays africains hésitants, et enthousiaste en faveur de ceux qui montreraient plus d’empressement à appliquer les normes démocratiques, nous nous sommes simplement attelé, à partir de la réalité des situations politiques dans les deux pays africains choisis comme champ d’application, à vérifier que l’aide publique au développement de la France ainsi instrumentalisée suivait bien la courbe d’évolution des processus de démocratisation au Bénin et au Gabon. Pour ce faire, notre choix a donc porté, à dessein, sur deux pays que tout opposait (l’histoire, les relations avec la France, la réalité politique, etc.), mais qui réunissaient la caractéristique commune d’être des bénéficiaires de l’aide française. Notre méthode consistait, à partir des données brutes de l’aide de la France à ces deux pays sur ce que l’on peut considérer comme les quatre premières années des processus de démocratisation en Afrique (1990-1994), à voir si les chiffres de l’aide et leur évolution correspondaient bien à l’évolution politique interne à ces deux pays.

3. J.-F. Obiang, Aide française et processus de démocratisation en Afrique : les cas du Benin et du Gabon, mémoire de D.E.A. de science politique (études africaines), université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne), juillet 1995, 80 p.

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Plus concrètement, entre 1990 et 1994, la situation politique du Bénin était fort différente de celle prévalant au Gabon à cette période. Après avoir organisé avec succès la première conférence nationale souveraine (imitée en d’autres lieux de l’Afrique avec cependant une inégale réussite4), le Bénin consacra aussi, après un processus relativement fluide, la première véritable alternance démocratique au pouvoir, devenant de fait un modèle sur le continent5. À l’opposé, le processus de démocratisation (ou ce qui en tient lieu) fut bien plus complexe au Gabon. Il commença par l’organisation d’une conférence nationale « consultative »6, c’est-à-dire sans pouvoirs réels, et se poursuivit par une élection présidentielle entachée de tant d’irrégularités que sa proclamation plongea le pays dans une crise sans précédent par sa durée. Celle-ci ne prendra fin qu’à la suite de la signature d’accords qui, bien que validant la « victoire » du Président sortant, dépossédaient en revanche le ministère de l’Intérieur du droit exclusif d’organiser, à l’avenir, les élections au Gabon. Entre-temps, les élections législatives furent l’occasion d’un grand cafouillage, qui permit cependant au parti au pouvoir de sauver de peu sa 4. Voir par par exemple D. Bourmaud et P. Quantin, « Le modèle et ses doubles : les conférences nationales en Afrique noire », in Y. Mény (dir.), Les politiques du mimétisme institutionnel : la greffe et le rejet, Paris, L’Harmattan, 1993, pp. 162-182. 5. L’évolution exemplaire de ce processus de démocratisation a inspiré un grand nombre de travaux, dont les plus notables sont le fait d’écrivains béninois. L’un des volumes de A. Adamon, Le renouveau démocratique au Benin, la conférence nationale des forces vives, Paris, L’Harmattan, 1994, en constitue un bon exemple. Mais pour avoir une idée de la complexité de ce processus, on lira la thèse de R. Banégas, La démocratie à pas de caméléon : transition démocratique au Benin, thèse de doctorat en science politique, I.E.P. de Paris, 1998, 700 p. 6. L’objet initial de cette conférence, convoquée par le président Bongo luimême (autre différence avec le Benin), était d’adopter après amendements les statuts du R.S.D.G. (Rassemblement Social Démocrate Gabonais, sorte de parti unifié, appelé à remplacer le parti unique, et censé constituer le laboratoire de la démocratie duquel devrait naître quelques années plus tard le multipartisme). Ce ne sera que sous la pression des plus extrémistes des membres du F.U.A.P.O. (Front Uni des Associations et Partis de l’Opposition) que cette conférence se transformera en assises du multipartisme. Voir C. Mba, « La conférence nationale gabonaise : du congrès constitutif du R.S.D.G. aux assises pour la démocratie pluraliste », in Afrique 2000, octobre-décembre 1991, pp. 75-90.

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majorité (au prix de tripatouillages reconnus et dénoncés par l’ensemble des partis de l’opposition) et au pays, de se parer ainsi des « atours institutionnels » d’une démocratie. Au regard de ces destins pour le moins contrastés, nous nous attendions, selon les critères que nous avons rappelés plus haut, à voir l’aide destinée au Gabon tiédir, et celle du Bénin augmenter en volume de façon substantielle, mais les chiffres de celleci n’allaient curieusement pas dans ce sens. Si le Bénin enregistrait bien une augmentation de l’aide française pour l’année 1990, par la suite, celle-ci allait inexplicablement baisser de façon régulière et continue entre 1991 et 1994. À l’opposé, l’examen des chiffres de l’aide attribuée au Gabon, qui faisait déjà apparaître un net avantage initial en sa faveur, permettait de constater une augmentation rapide et continue de cette dernière, sans rapport avec l’évolution à bien des égards chaotique du processus de démocratisation que nous avons évoqué plus haut7. Ce constat sommaire et qu’il n’est pas lieu d’affiner ici nous a alors permis de tirer deux conclusions provisoires mais non dénuées d’intérêt : – la « prime à la démocratie » n’a pas forcément récompensé les pays les plus méritants, démontrant ainsi les limites et les contradictions d’une instrumentalisation politique de l’aide ; – corollaire de la première conclusion, l’existence de critères autres que ceux reconnus et appliqués officiellement, et qui auraient joué éventuellement en faveur du Gabon, ce qui justifierait l’octroi sans conditions particulières d’une aide aussi importante. Ces déductions provisoires, loin de nous convenir, nous ont paradoxalement plongé dans un état de frustration intellectuelle que, seule, une entreprise allant dans le sens de la satisfaction de cette curiosité fort compréhensible aurait pu atténuer. Nous avions fait l’observation que le mode de distribution de l’aide bilatérale française reproduisait d’une certaine manière la singularité des rapports entre la France et le Gabon. Cette singu7. Les tableaux comparatifs et récapitulatifs de ces chiffres se trouvent aux pages 40 et 41 de J.-F. Obiang, Aide française et processus de démocratisation..., op. cit. Les sources ayant servi à leur élaboration proviennent principalement des rapports annuels du ministère français de la coopération.

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larité paraît se caractériser notamment par l’impression que, d’État « périphérisé », « dominé » et « néo-colonisé »(nous cédons ici bien malgré nous à la vulgate dépendantiste), le Gabon semblait au contraire avoir aussi des arguments qui, s’ils ne lui permettaient pas d’inverser la tendance, lui assuraient visiblement une réciprocité et lui garantissaient une permanence dans la dépendance avec la France. Pour autant, il nous manquait de savoir ce qui pouvait expliquer, ou mieux, ce qui pouvait motiver cette étonnante réciprocité dans la dépendance, de savoir ensuite sur quelles bases et de quelle manière cette forme de « rééquilibrage » s’opérait, et enfin, d’identifier, dans un souci de comparatisme, la nature de ces mécanismes. C’est fondé sur cette impression d’inachèvement, et mû par le besoin d’assouvissement de cette naturelle curiosité intellectuelle, que nous nous sommes décidé à nous intéresser, dans le cadre d’un travail plus circonscrit, plus exhaustif, mais aussi plus distancié, aux rapports de dépendance réciproque entre le Gabon et la France. Nous avons fait le choix, d’emblée, d’inscrire cette réflexion dans la durée (1960-1990). Un dépouillement sommaire mais méthodique des sources écrites, portant en première approximation sur les relations francogabonaises en particulier ou plus généralement entre la France et les pays francophones d’Afrique noire, nous a rapidement édifié sur l’utilité scientifique de ce type de sujet. En effet, en dehors d’essais généraux écrits bien souvent par des journalistes d’investigation et envisageant dans leur globalité les rapports franco-africains8, il y a fort peu de travaux, et encore moins de

8. Alors que ce terrain a, semble-t-il, été négligé par les universitaires, l’engouement pour les questions franco-africaines est considérable. Un ensemble bigarré d’essayistes (ces derniers vont des journalistes d’investigation à d’anciens ministres de la coopération, en passant par nombre d’anciens acteurs qui semblent être pris par un soudain désir de témoigner) en a fait son terrain de prédilection. D’où la production d’une littérature aussi abondante que de faible valeur scientifique, mais dont l’intérêt est d’apporter des informations souvent inaccessibles au chercheur. Les produits les plus récents, dont certains notables, sont les suivants : O. Bongo, entretiens avec A. Routier, Blanc comme nègre, Paris, Grasset, 2001 ; F.-X. Verschave, Noir silence, qui arrêtera la françafrique ?, Paris, Les Arènes, 2000, 591 p. ; F.-X. Verschave, La françafrique, le plus long scandale de la république, Paris, Stock, 1998, 379 p. ; G. Penne, entretiens avec C. Wauthier,

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travaux universitaires portant sur la question qui nous intéresse proprement dite9. Si l’on excepte la thèse (publiée) de Pierre Claver Maganga Moussavou10 (mais il s’agit d’une thèse d’histoire économique et qui prend résolument le parti de ne s’intéresser en priorité qu’à l’aspect officiel de l’aide publique au développement de la France au Gabon, ce qui ne constitue pas notre angle d’approche comme nous le verrons plus loin), et le mémoire de Vincent Mavoungou11 (mais qui n’analyse que la seule période de la France sous Mitterrand, en s’attachant notamment à rechercher les lignes de continuité ou les points de rupture avec les politiques gabonaises des gouvernements de droite précédents et ceci à l’aune de la coopération officielle), il y a fort peu de travaux universitaires de valeur traitant de la question et voulant de surcroît l’aborder principalement sous l’angle de l’officieux. À côté des travaux universitaires proprement dits, il existe, comme nous le faisions remarquer en notes, une abondante littérature consacrée aux rapports franco-africains et dont les textes réservent presque toujours un chapitre ou alors quelques pages au cas franco-gabonais. Ils s’inspirent généralement du contenu des innombrables rapports commandés par divers dirigeants politiques français, de gauche comme de droite, à des experts avec pour recommandation finale de réformer une coopération dont le dispositif serait devenu caduc. Mémoires d’Afrique 1981-1998, Paris, Fayard, 1999, 392 p. ; A. Glaser et S. Smith, Ces messieurs Afrique, des réseaux aux lobbies, Paris, Calmann-Lévy, 1997, 286 p. ; J. Godfrain, L’Afrique notre avenir, Paris, Laffont, 1998, 304 p. ; M. Roussin, Afrique majeure, Paris, France-Empire, 1997, 214 p. ; etc. 9. Sur la question des rapports entre le Gabon et la France, c’est toujours le livre de Pierre Péan, Affaires africaines, Paris, éd. Marabout, 1983, 345 p., qui fait autorité. Il s’agit pourtant d’un travail vieux de plus de vingt ans et qui développe des thèses qui gagneraient à être réactualisées. Sur le front des productions universitaires, l’ouvrage de Douglas Yates, The rentier state in Africa : rent dépendancy and neocolonialism in the republic of Gabon, Trenton Africa World Press, 1996, mérite d’être cité. 10. P.-C. Maganga Moussavou, L’aide publique de la France au développement du Gabon, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, 303 p. 11. V. Mavoungou, Les relations France-Gabon depuis mai 1981, changement ou continuité ?, mémoire de D.E.A. études politiques, Université de Paris II, 1985, 109 p.

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La lecture de tous ces travaux laisse à penser qu’il y aurait soit des dysfonctionnements purement administratifs dans la conduite de la coopération française (la dénonciation de l’opacité et de la lourdeur du dispositif de l’aide publique au développement de la France fait ainsi partie des lieux communs récurrents desdits travaux), soit une totale absence de vertu chez les acteurs qui participent à la conduite de cette coopération12. L’adoption de cet angle d’approche, essentiellement officiel, explique au moins en partie, selon nous, la faiblesse de l’analyse et son incapacité à rendre compte de ce qui est véritablement à la base, et qui constituerait le facteur explicatif majeur de cette interdépendance. Une fois, convaincu de l’intérêt scientifique du sujet, se pose immédiatement la question d’envisager le biais par lequel aborder ce type de questionnement. Il ne s’agit certes pas encore, à ce niveau de notre propos, de circonscrire notre objet, mais plus simplement de définir notre angle d’approche. Si nous devions sacrifier aux concepts consacrés, habituellement mobilisés pour traiter du type de sujet qui nous intéresse ici, nous serions inévitablement amené à élaborer des hypothèses qui tourneraient autour des notions d’impérialisme, de paternalisme et surtout de néocolonialisme. Dans cette optique, on pourrait donc postuler que les rapports entre la France et le Gabon obéissent à des mécanismes de type néocolonialiste. Or, une telle hypothèse, pour deux raisons au moins, nous paraît peu à même de nous permettre de démonter les mécanismes de structuration de cette relation d’interdépendance. Ces concepts nous semblent à la fois peu pertinents et inopérants. 12. Ce type d’approche n’est curieusement pas l’apanage des seuls essayistes militants ou journalistes. Voir Etienne Leroy « globalement, s’il y a crise, c’est à cause des politiques. Je ne botte pas en touche là : je pense qu’il y a vraiment une irresponsabilité du côté des hommes politiques. Je me suis demandé, quand je préparais cette intervention, quel avait été le meilleur ministre de la coopération depuis, disons, 1960. Et après avoir beaucoup cherché, j’ai finalement renoncé à trouver une réponse. Nous sommes, à mon avis, en face d’une véritable irresponsabilité intellectuelle. Je mets personnellement en cause le fonctionnement des cabinets... » Intervention faite lors du cycle de conférences-débats organisé par l’Observatoire Permanent de la Coopération Française (O.P.C.F.) et la Bibliothèque Publique d’Information (B.P.I.), d’octobre 1996 à mars 1997, au centre Georges Pompidou, Paris, B.P.I., 1998, p. 314.

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Peu pertinents Ces notions ne rendent compte, ni de la réalité, ni de l’actualité des rapports franco-gabonais. Ce qui est en effet perceptible au quotidien pour l’observateur attentif, c’est que désormais ces rapports ne paraissent ni univoques, ni des rapports de type paternaliste, où une puissance (en l’occurrence ici la France) soumettrait son obligé (le Gabon) à son influence. Si ce type de schéma simpliste a pu paraître valable durant les premières années des indépendances africaines, eu égard notamment à l’apparente passivité des acteurs gabonais, la réalité semble beaucoup plus complexe aujourd’hui. Inopérants Corollaire de notre première réserve, si ces concepts sont peu susceptibles comme nous l’avons montré, de rendre compte de la complexité de la situation, ils ne peuvent logiquement constituer le cadre, que nous souhaitons souple et fertile, à même de nous permettre d’aborder ces questions dans un esprit d’ouverture et avec un œil neuf. En revanche, une autre notion (notion à problème, certes) nous semble à première vue cadrer avec notre sujet : le clientélisme. Sommairement, Jean-François Médard définit le rapport de clientèle comme « Un rapport de dépendance personnelle non lié à la parenté, qui repose sur un échange réciproque de faveurs entre deux personnes, le patron et le client, qui contrôlent des ressources inégales [...] il s’agit d’une relation bilatérale, particulariste et diffuse, etc. ; d’une relation de réciprocité [...] qui suppose un échange mutuellement bénéfique [...] entre partenaires inégaux »13. En tant que tel, et même si la dimension unipersonnelle apparaît comme étant l’un des principaux traits constitutifs de ce concept (ce qui le rend d’emblée difficile à appliquer aux États), l’inégalité du départ des deux partenaires mais surtout la réciprocité dans la 13. J.-F. Médard, « Le rapport de clientèle : du phénomène social à l’analyse politique », in Revue française de science politique, n° 1, 1976, pp. 103-119. Pour l’analyse des traits constitutifs du rapport de clientèle.

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relation sont des traits qui semblent se prêter à notre objet d’étude. Si, de plus, notre intérêt portait davantage sur le clientélisme, phénomène macro-social dépassant le simple rapport de clientèle et qui peut se percevoir, selon la formule synthétique d’Aurélie Paillère 14 comme « l’édification d’un domaine de confiance particulier qui transcende l’ordre institutionnel général », ceci nous rapproche encore davantage de notre sujet. Dans cet ordre d’idée, on pourrait donc élaborer l’hypothèse que les rapports entre la France et le Gabon obéiraient à des mécanismes de type clientéliste. Il appartiendrait à ce moment à l’enquête d’en définir les conditions et d’en déterminer les critères. Cependant, avant d’envisager l’élargissement de ce questionnement, un certain nombre de préalables explicatifs, liés à l’usage du concept et à son application, méritent d’être satisfaits.

L’analyse clientéliste comme biais pour l’étude des rapports entre la France et le Gabon

Le clientélisme est un concept qui a longtemps été boudé par la science politique française. Cette négligence d’une notion qui rend compte de phénomènes pourtant couramment observables (négligence encore valable à bien des égards aujourd’hui) a favorisé son accaparement par des non-spécialistes, qui en ont fait hélas, selon la formule de Jean Leca et Yves Schemeil, « un concept tout terrain, toujours avancé, jamais examiné à fond »15. Il a fallu attendre le texte refondateur de Jean-François Médard16 pour voir depuis lors le clientélisme faire l’objet d’une réappropriation scientifique par les politistes, laquelle a engendré une abondante littérature mais au caractère parcellaire affirmé. En

14. A. Paillère, Le clientélisme en relations internationales : les relations franco-togolaises à l’épreuve de la démocratie, mémoire pour le D.E.A. d’études politques, I.E.P. de Paris, 1995, p. 2. 15. J. Leca et Y. Schemeil, « Clientélisme et patrimonialisme dans le monde arabe », in International Political Science Review, vol. 4, 1983, p. 454. 16. J.-F. Médard, « Le rapport de clientèle... », loc. cit., pp. 103-131.

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effet, toute cette production n’a concerné que la politique locale ou les aires géographiques dites « exotiques ». À côté de quelques études portant sur certains systèmes communaux (en France métropolitaine), dominés par des notables, il y a surtout une profusion de travaux portant sur des sociétés dites « en développement », le monde méditerranéen et arabe ou l’Italie du sud17. Quand il s’agit de la France, c’est essentiellement le cadre corse18 qui est concerné. En fait, bien qu’ayant adopté le concept, la science politique française a continué à donner l’impression, pendant longtemps, que le clientélisme et, pour être plus heuristique, les pratiques clientélaires n’étaient observables que dans les aires géographiques précitées. Cette position s’appuie sur la conviction que ces phénomènes sont incompatibles avec l’idée de modernité et, quand il arrive que ceux-ci traversent les sociétés modernes, ce ne sera que de façon marginale, voire résiduelle. L’intérêt d’une application de l’analyse clientéliste à l’étude des sociétés actuelles résiderait donc dans sa seule capacité à permettre de comprendre la nature et le mode de fonctionnement des sociétés ou des États dits « en développement », nouvellement indépendants. La tendance au sein de la science politique française à appliquer le concept clientéliste aux sociétés dites modernes est donc assez récente, mais elle déborde rarement les cadres consacrés des partis et machines politiques, du local, ou du national. Cette tendance a cependant le mérite de permettre un accord général entre politistes français pour reconnaître l’universalité et l’intemporalité des phénomènes clientélaires. Ceux-ci ne seraient donc plus le lot de telle ou telle société à une époque donnée, ils seraient au contraire comme consubstantiels à toute société humaine, les différences de perception se situant princi17. L’essentiel des travaux des précurseurs comme E. Gellner, J. Léca, Y. Schemeil ou encore J. Waterbury porte ainsi tout spécialement sur le clientélisme dans le monde arabe et sur l’Afrique du nord. Quant à l’Italie (du sud notamment), elle fait l’objet de toute l’attention des spécialistes du clientélisme, comme L. Graziano par exemple. 18. C’est par exemple le cas corse qui sert de cadre aux travaux de J.-L. Briquet. Voir J.-L. Briquet, La tradition en mouvement, clientélisme et politique en Corse, Paris, Belin, 1997.

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palement au niveau de leur degré de récurrence et des diverses formes de manifestations qu’ils présentent. Cet accord général, que consacraient récemment dans un ouvrage collectif Frédéric Sawicki et Jean Louis Briquet19, permet d’affirmer que le clientélisme peut être appliqué à l’étude des sociétés gabonaise et française qui font l’objet de notre recherche. Pour autant, cet accord général, loin de satisfaire l’ensemble de nos préalables, pose automatiquement un autre problème ; si le clientélisme peut être appliqué à l’étude de sociétés dites modernes, l’analyse clientéliste, elle, peut difficilement se prêter à l’étude des relations internationales, pour deux raisons au moins, qui ont d’ailleurs été récemment résumées par JeanFrançois Médard20. 1 – La première, les relations internationales dont il est question ici sont des relations tout à fait particulières ; elles concernent un domaine de recherche qui, là aussi, a été abandonné à des non-spécialistes qui se sont empressés de récupérer des notions forgées par l’école de la dépendance pour les appliquer sans grande nuance à la réalité que nous évoquons ici : il s’agit des notions d’impérialisme et surtout de néocolonialisme. 2 – La seconde, déjà évoquée plus haut, est relative à la définition même du clientélisme. En effet, la dimension unipersonnelle constituant un des trois traits constitutifs majeurs de ce concept, il paraît peu opératoire, de prime abord, d’appliquer cette notion à des relations qui se déclinent sous la forme de relations d’État à État et non de personne à personne même si, dans le cas qui nous intéresse ici, il est parfois arrivé que cellesci se doublent de relations personnelles entre chefs d’État. Cependant, aucune des raisons avancées ne nous semble suffire à rendre insurmontable cette difficulté d’application. Pour revenir d’abord aux concepts « consacrés », nous sommes amené à les récuser d’emblée car ils postulent indirec-

19. F. Sawicki et J.-L. Briquet (sous la direction de), Le clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, Paris, P.U.F., 1998, 324 p. 20. Sans conclure à l’impossibilté d’appliquer l’analyse clientéliste aux relations franco-africaines, J.-F. Médard met surtout en exergue la difficulté d’appliquer à des acteurs collectifs, voire à des États, un concept censé rendre compte d’une forme particulière de relations entre individus.

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tement une réalité qui fait des Gabonais (essentiellement le président Bongo, qui est l’acteur gabonais exclusif, comme nous le verrons plus loin), uniquement des objets et non pas des acteurs des relations internationales, parler d’impérialisme ou de néocolonialisme en lieu et place du clientélisme revient à : – ignorer l’action éventuelle des Gabonais (et son incidence) dans l’élaboration de ce processus ; – douter de la capacité des Gabonais à être non pas des sujets mais des acteurs21; – ne pas prendre en compte une réalité qui a progressivement dérogé de la règle paternaliste classique et originelle pour se muer en une forme de rééquilibrage qui n’est pas forcément plus propice à la partie anciennement dominante et dont nombre d’observateurs se sont pourtant fait l’écho. Ces réserves sont, à notre sens, suffisamment fondées pour justifier notre gêne lorsque nous voyons un politiste s’abandonner à une attitude de facilité intellectuelle et d’imprudence en affirmant, dans un travail pourtant sérieux à propos d’un éventuel usage du clientélisme dans l’étude des relations franco-africaines : « L’opération n’apporte rien à la compréhension des relations internationales, dans la mesure où il existe déjà des termes appropriés et consacrés pour désigner ce qui se passe à ce niveau-là (colonialisme, impérialisme, échange inégal, ou néocolonialisme) [...] »22. S’agissant de la dimension unipersonnelle, l’erreur des politistes, nous semble-t-il, est lisible dans leur alignement sur une conception caricaturale des relations internationales telles qu’envisagées par les pionniers du réalisme. Ceux-ci considérant les États comme les acteurs exclusifs de la scène internationale23, 21. Sur un plan général, F. Constantin critiquait en effet la tendance répandue chez les internationalistes, à douter de la capacité de l’Afrique à être un objet d’étude légitime des relations internationales, au motif, selon eux, qu’elle n’en était pas un acteur effectif. Voir F. Constantin, « Les relations internationales », in C. Coulon et D. C. Martin (dir.), Les Afriques politiques, Paris, La Découverte, 1991, p. 231. 22. J. Lacam, De la relation de clientèle au clientélisme : les théories revisitées, thèse de science politique, Bordeaux I, 1993, p. 146. 23. En réalité, le débat entre les différents courants des relations internationales est bien apaisé aujourd’hui. On pourrait même se demander si la virulence

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il était peu imaginable d’envisager le clientélisme international autrement que comme l’étude des rapports entre États clients et États patrons. Depuis la reconnaissance d’une réalité transnationale de plus en plus dynamique et la ré formulation du paradigme réaliste, la réalité internationale apparaît beaucoup plus différenciée marquée notamment par l’émergence d’une multitude d’acteurs transnationaux qui cheminent avec les États quand ils ne les concurrencent pas, au point de tendre à les supplanter. La réalité des rapports franco-gabonais semble d’ailleurs s’inscrire dans ce schéma. Il s’agira donc moins d’étudier les rapports entre un État patron et un État client (l’identification de l’un ou de l’autre de ces acteurs se révélant d’ailleurs bien plus malaisé qu’il n’y paraît), que d’étudier le jeu et les interconnexions entre les acteurs dans ce vaste champ. Ces acteurs pouvant ici être des personnes, des groupes, ou des structures. Sachant que dans la plupart des cas, lesdits acteurs, quoique évoluant dans le domaine de l’officieux (nous préciserons plus loin le sens que nous conférons à ce terme) tirent leur légitimité de leurs fonctions officielles, il s’agira d’examiner leur mode d’organisation, la nature des liens qui les unissent, et de rechercher les lieux d’influence de leur action sur l’élaboration de la coopération officielle. En d’autres termes, appliquer l’analyse clientéliste aux rapports entre la France et le Gabon reviendra à tenter de répondre à la vaste question : dans quelle mesure et selon quels critères peut-on dire des rapports entre la France et le Gabon qu’ils obéissent à des mécanismes de type clientéliste ? Autrement dit, il s’agira de décrire, de caractériser et de mesurer le poids de ces interconnexions sur les décisions officielles. Une fois ainsi définis les contours de notre questionnement central et précisées les conditions d’une application de l’analyse clientéliste aux rapports franco-gabonais, il s’agit, avant de voir de la controverse originelle n’est pas la conséquence d’une simplification tendant à la caricature des premières thèses réalistes (Morgenthau, Aron, etc.), faisant des États, non pas les acteurs principaux, mais des acteurs exclusifs de la scène internationale, laquelle allait entraîner des remises en cause aussi radicales que celle contenue dans la critique d’un J. Burton et son mondialisme. Aujourd’hui, réalistes (ou néoréalistes) et idéalistes (ou transnationalistes) peuvent difficilement nier l’existence d’une scène internationale différenciée, marquée par la cohabitation entre relations interétatiques et flux transnationaux.

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les méthodes de travail que nous avons mises en œuvre pour mener cette recherche, de clarifier deux points liés à une éventuelle et possible confusion sur les concepts. Nous tenons d’abord à préciser que nous utiliserons dans ce travail le clientélisme moins comme un paradigme que comme un biais, c’est-à-dire une entrée, souple et fertile, à même de nous permettre d’interroger valablement les phénomènes qui lient ainsi les acteurs, groupes d’acteurs ou États entre eux. Nous voudrions ensuite rappeler que la crainte des entraves liées à l’idéologisme et aux préjugés nous pousse, dans le but d’affiner le regard que nous porterons sur cette relation, à ne nous intéresser, du double point de vue conceptuel et analytique, qu’aux pratiques clientélaires elles-mêmes. Nous éviterons donc le plus possible le concept savant de clientélisme, qui a l’inconvénient d’être déjà « lesté » d’une connotation péjorative, sa simple énonciation sonnant comme une dénonciation des pratiques qu’il recouvre. Ce seront donc les pratiques clientélaires, débarrassées de leurs préjugés, qui feront l’objet de notre analyse. Nous souhaitons enfin différencier les pratiques clientélaires (qui mobilisent notre intérêt) des autres formes d’échanges que sont par exemple des pratiques comme la corruption et dont nous voulons nous démarquer. Cependant, il nous faut bien reconnaître qu’il s’agit là d’un exercice périlleux tant l’interpénétration entre échanges marchands et échanges non-marchands peut être grande. Certes, comme le note Frédéric Sawicki d’un strict point de vue théorique : « Alors que les pratiques clientélaires se rattachent au domaine du don, dès lors qu’elles créent ou cherchent à créer un sentiment d’obligation débouchant sur un contre-don et l’établissement d’une collusion durable, l’échange marchand, une fois réalisé, suspend la dépendance entre les partenaires [...]. Le rapport marchand peut parfaitement n’être que ponctuel, alors que dans le don, l’obligation morale du contre-don ne vient pas interrompre la relation, mais au contraire la perpétue [...] »24. Plus loin il ajoute, citant Maurice Godelier : « Dans le don, on ne rend pas, on re-donne [...] »25. 24. F. Sawicki, « La faiblesse du clientélisme partisan en France », in Le clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, op. cit., p. 224. 25. Ibid,, p. 225.

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Malgré cette mise au point, essentiellement théorique comme nous l’annoncions, sur le théâtre des rapports francogabonais, cette différenciation s’avère bien difficile. En effet, il faut avoir à l’esprit la capacité des acteurs participant de ces relations à se muer ; ainsi, il n’est pas rare d’y voir des hommes politiques devenir hommes d’affaires (sans pour cela abandonner leur ancienne casquette), des journalistes se transformer en conseillers en communication ou des diplomates être nommés gérants de sociétés dans et par leurs anciens pays d’affectation26. Cette confusion des rôles et des genres largement répandue dans ce milieu réduit ainsi la frontière entre échanges marchands et échanges non-marchands, et ce d’autant que (et en cela nous sommes plutôt d’accord avec Jean-François Médard27) les pratiques clientélaires sont à notre sens parties prenantes de la corruption, d’une forme de corruption « échange social ». Nous essayerons donc, pour clarifier les choses, de prévenir le lecteur chaque fois que nous aurons affaire à ce que nous avons appelé un « acteur carrefour », celui-ci étant susceptible, par son ouverture, d’entretenir la confusion entre échanges marchands et échanges non-marchands.

Le refus d’un monométhodologisme réducteur

Mise au point théorique Dominique Reynie écrivait à propos de la science politique : « …Son objet est clairement identifiable, mais elle n’en a pas le 26. C’est le cas de M. Delauney, ancien ambassadeur de France au Gabon, nommé, sitôt sa mission diplomatique terminée, président directeur général de la COMUF (Compagnie des Mines d’Uranium de Franceville). 27. J.-F. Médard relativise ainsi la tendance qui consiste à opérer une nette différenciation entre le clientélisme et la corruption : « le clientélisme n’est qu’une forme de la corruption-échange social parmi d’autres, comme le népotisme, les relations d’amitié, le tribalisme, l’ethnisme qui se combine d’ailleurs au clientélisme... ». J.-F. Médard, « Postface », Clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, op. cit., p. 308.

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monopole. Sa méthode n’existe pas, en tant qu’elle serait capable d’une démarche originale à l’intérieur du champ des sciences sociales…28 [...], la science politique ne fera jamais de mariage heureux, parce qu’elle est fondamentalement polygame [...]. » Ce point de vue très général a le mérite de souligner la dualité contradictoire consubstantielle à la science politique et qui se présente à quiconque envisage de mener un travail de recherche dans ce domaine. En effet, se trouvent ici convoqués les deux principaux éléments qui ont nourri les débats entre les différentes tendances de l’africanisme politique, du courant pionnier de l’analyse institutionnelle au politique par le bas, en passant par le développementalisme et l’école de la dépendance. Il s’agit de faire face à la difficulté de circonscrire le champ d’application de la science politique et du politique tout court, d’une part, et d’autre part de s’ouvrir aux indispensables apports d’autres sciences communément considérées comme connexes. Cette dualité sera présente dans l’élaboration d’une méthode et ajoutera à la complexité de celle-ci. Ce qui est ainsi valable sur un plan purement général l’est davantage dans le cadre de notre sujet tant la compréhension de celui-ci semble d’emblée nécessiter un recours au moins à l’histoire et à la sociologie. Plus concrètement, une étude des rapports entre la France et le Gabon envisagée sous le prisme du clientélisme ne peut se satisfaire (sous peine d’étroitesse et d’incapacité à saisir la profondeur des questions posées) d’un monométhodologisme qui, à notre sens, se révélerait réducteur. Au contraire, il s’agira de puiser dans la réserve des outils méthodologiques disponibles, quitte à les combiner, pour affiner cette observation. Aussi couplerons-nous à l’approche analytique déjà évoquée l’analyse stratégique, dont l’utilité est de considérer la relation de clientèle comme étant une conséquence de la stratégie des acteurs. Ainsi, la démarche consistera à aller des acteurs aux structures et non pas l’inverse. Une telle approche, très actuelle car consacrant le retour heureux de l’acteur et de son rôle dans la science politique, n’est cependant pas sans poser des problèmes. 28. D. Reynie, « La science politique en perspectives », Découverte de la science politique, Cahiers français, n° 276, mai-juin 1996, p. 15.

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En effet, on peut s’interroger sur la capacité des rapports humains, eu égard à leur naturelle volatilité, à générer des structures viables et durables. De même, ce retour au premier plan de l’acteur ne doit pas conduire à une sous-estimation ou à un oubli du rôle de l’environnement immédiat, toute chose qui influe en dernière analyse sur les pratiques de ces acteurs, déterminant ainsi, au moins en partie, leur conduite. L’enquête proprement dite Tel qu’envisagé, notre cadre de recherche se présente comme un vaste champ chaotique que beaucoup d’auteurs n’ont pas hésité à désigner par plusieurs formules rendant plus ou moins bien compte de ce désordre29. Notre première tâche a donc consisté, selon la formule de Georges Balandier, à « rechercher, derrière le désordre apparent, les prémisses d’un ordre en train de se faire »30. Plus concrètement, devant la multitude d’acteurs aux rôles et allégeances divers et divergents en apparence, il nous a fallu déconstruire avant de reconstruire. Nous avons ainsi de prime abord rejeté toutes les structures supposées qui nous étaient présentées comme telles, récusant à la fois les concepts de « clans », « réseaux », « lobbies », « galaxies », « nébuleuses », etc., généralement utilisés par les essayistes pour désigner ces structures et les réalités auxquelles ils sont censés renvoyer. En d’autres termes, il s’agira pour nous de faire totalement abstraction de tout ce qui avait été construit ou parfois imaginé et consacré par la surabondante production relative à cette question. Pour recourir nous-mêmes à une observation stricte et aussi neutre que possible de ces réalités, pour mieux redéfinir les contours de ces structures (dans la mesure où leur réalité serait confirmée), afin d’en mesurer le degré de solidité, de durabilité et donc d’influence véritable, nous avons mis en place une 29. Les termes communément avancés pour caractériser ce champ sont : « nébuleuse », « clan, lobby » ou « réseau ». Nous examinerons dans la troisième partie de ce livre le bien fondé de ces concepts. 30. G. Balandier, Le désordre, éloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988, 252 p.

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démarche en six étapes exposées et expliquées ci-dessous. La finalité de cette démarche est, en partant des acteurs pris individuellement au départ, de tenter de redessiner des structures ou de constater des absences de structures, dans le but ultime de retrouver les lieux d’influence de ces acteurs privés sur l’ordre institutionnel officiel. Première étape Identification et recensement exhaustif de tous les acteurs participant ou ayant participé à l’élaboration de ces rapports. Nous avons retenu, pour ce faire, une méthode très simple ; sur la base des sources écrites, des entretiens, ou l’écoute de la radio et de la télévision, nous avons dressé une liste de près de trois cent cinquante acteurs dont les noms sont apparus plus d’une fois et qui nous ont semblés installés plus ou moins durablement dans ces relations. Nous avons créé pour chacun d’eux, une fiche de renseignements. Ces acteurs peuvent aussi bien être des personnes, des groupes commerciaux, ou des institutions. Deuxième étape Délimitation et description des actions de ces différents acteurs. Ici, il s’agissait surtout d’essayer de définir les différents rôles que pouvaient jouer et tenir ces acteurs dans le champ des rapports franco-gabonais, ainsi que de faire la lumière sur l’étendue de leurs activités. Ceci s’est notamment révélé déterminant en permettant de constater le caractère « multicarte » des fonctions de certains de ces acteurs. Troisième étape Recherche systématique des liens, collusions ou convergence d’intérêts éventuels entre ces différents acteurs. Notre but ultime étant de redessiner des éventuelles structures, cette démarche, par ailleurs fastidieuse, nous est apparue comme

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étant la seule susceptible de nous prémunir le plus possible des structures supposées. Quatrième étape Définition, la plus rigoureuse possible, du statut de chaque acteur privé ainsi identifié. Nous avons pu procéder de la sorte à un travail de hiérarchisation dont le but était d’identifier le rapport au pouvoir entretenu par ces acteurs ; cette étape a permis de dire de certains acteurs qu’ils étaient des acteurs-subalternes, d’autres des acteurs-exécutants, d’autres enfin des acteurs-relais et, au sommet, des acteurs-patrons. Cinquième étape En fonction de ce travail de hiérarchisation, nous pouvions nous livrer à une tentative de reconstruction des éventuelles structures, lesquelles allaient d’ailleurs se révéler bien plus lâches qu’on ne le pense habituellement. Ce travail nous a permis aussi de découvrir un autre type d’acteur, les acteurs-électrons libres, qui n’intégraient visiblement pas les structures, tout en gardant une ouverture vers elles, tout au contraire des acteurs-carrefour, qui, eux, semblaient appartenir à plusieurs structures en même temps. Sixième étape La dernière étape de ce travail de reconstruction a consisté à chercher à positionner ces structures ou acteurs dans l’organisation officielle de la coopération franco-gabonaise de manière à rechercher les lieux d’influence de ces derniers sur cette coopération.

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Problèmes et difficultés liés à l’enquête Nous ne saurons rendre compte de notre expérience de terrain sans dire un mot sur les quelques difficultés rencontrées au cours de cette recherche et sans donner un aperçu de la manière dont (modestement), nous avons tenté de surmonter lesdites difficultés. Globalement, les problèmes rencontrés concernent un seul aspect : la rétention de l’information. La difficulté, pour les étudiants et chercheurs africains notamment, d’avoir accès à des informations sur et dans leur propre pays n’est pas une donnée nouvelle. D’autres avant nous, en ont fait l’expérience. Cette rétention des informations tient, selon nous, à deux phénomènes ; l’inexistence ou la mauvaise, voire, la non-tenue d’archives ou de statistiques complètes et la méfiance qui entoure traditionnellement les recherches s’inscrivant dans le cadre de la science politique, discipline « suspecte » aux yeux des autorités nationales, voire universitaires31. À cette difficulté, presque prévisible mais qui nous a valu une kyrielle de refus d’entretiens de personnes qui auraient réellement été capables de nous informer, s’est ajouté pour nous le problème d’un malencontreux calendrier. En effet, nos enquêtes commençaient précisément au moment même où éclataient ce que l’on a d’abord appelé « l’affaire Biderman », puis « l’affaire Le Floch », puis « l’affaire Dumas » et enfin « l’affaire Elf ». Enquêter dans le climat général de suspicion et de méfiance que la mise au jour de ces affaires allait générer relevait de la gageure d’autant qu’un nombre relativement important de journalistes d’investigation se lançait à la chasse aux informations. Il nous a été ainsi quasiment impossible d’obtenir auprès de la division communication du groupe Elf autre chose que les chiffres officiels paraissant dans les revues de presse. Le colonel Maurice Robert que nous sommes allé voir en sa triple qualité d’ancien ambassadeur au Gabon, d’ancien responsable Afrique des ser31. La suspicion qui entoure les recherches liées à la science politique est vérifiée par l’inexistence, dans l’enseignement supérieur au Gabon, d’un Institut d’études politiques, d’un département de science politique et même d’un simple enseignement de science politique dispensé par un véritable spécialiste de la discipline.

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vices de renseignements (S.D.E.C.E.), et enfin d’ancien chargé de missions du groupe Elf, mit par exemple fin avant terme et de façon inexpliquée à la série d’entretiens que nous avions entamée. De même Roland d’Adhémar, son successeur à la tête des clubs 89 (dont l’action semble surtout être de réunir des gaullistes supporters de Jacques Chirac et qui avaient jusqu’en 1995 une représentation au Gabon), se débarrassait-il rapidement de nous croyant sans doute avoir affaire à un enquêteur soupçonnant un éventuel financement occulte du R.P.R. à partir du Gabon. Les députés membres de la mission d’informations parlementaires chargés de s’informer entre autres choses sur les rapports entre le groupe Elf et le Gabon nous avouaient ainsi n’avoir pu obtenir aucun entretien avec les dirigeants gabonais concernés32. Ces quelques anecdotes ne sont que de singuliers détails dans le lot de difficultés auxquelles nous avons eu à faire face pour accéder aux informations. Cependant, la coïncidence de ces calendriers a eu une conséquence positive, inattendue, sur notre recherche ; la surabondante production sur ce sujet. En effet, jamais par le passé, et en un laps de temps relativement aussi court, on n’avait autant parlé, écrit, témoigné ou même confessé sur un sujet qui était jusque-là largement resté tabou. Même s’il a fallu à chaque fois vérifier les informations ainsi offertes, analyser le contexte, les conditions, identifier les auteurs, bref, prendre du recul, les confessions du fond de sa prison d’un Loïk Le Floch-Prigent33, les non-dits des interviews d’un Omar Bongo ou les témoignages d’un Maurice Robert constituent toujours dans ce domaine, de la « matière première » de choix.

32 L’intitulé exact de ce rapport d’information parlementaire présenté conjointement par les députés Marie-Hélène Aubert, Pierre Brana et Roland Blum est Pétrole et éthique : une conciliation possible ?, 1999, tome I, 225 p. ; tome II, 301 p. 33 Cette confession a été rédigée par l’ancien responsable du groupe Elf bien avant son incarcération. Cf. L’Express du 12/12/1996.

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L’officieux privilégié

Nos méthodes et notre démarche ayant été ainsi exposées, il convient maintenant de clarifier et de justifier la délimitation de notre terrain de recherche, sachant que celui-ci implique que soient opérés des choix dont certains pourraient apparaître arbitraires, mais que nous avons effectués dans le seul souci de rester attaché à notre interrogation centrale, en évitant ainsi les facteurs de digression. Cette délimitation concerne essentiellement le choix de « l’officieux » et le peu de place fait à l’intérêt porté à « l’affaire Elf ». Le choix de « l’officieux » Avant toute chose, il convient de rapidement définir ce que nous entendons par « l’officieux ». Sommairement, « l’officieux » désigne, dans notre esprit, d’une part, une dynamique : celle qui est créée par les interconnexions existant entre les différents acteurs et structures se déployant dans le champ de ces rapports. Il désigne d’autre part le cadre qui sert de réceptacle à toute cette activité, et qui se situe hors des hiérarchies institutionnelles établies, transcendant ainsi l’ordre officiel. Dans cet ordre d’idées, les acteurs participant de cette dynamique peuvent donc être des personnes détentrices de responsabilités et/ou de pouvoirs publics, mais leur action est réputée entrer dans le domaine de « l’officieux » dès lors que les actes qu’ils sont amenés à poser débordent, de façon volontaire, du cadre officiel. « L’officieux » n’est donc pas simplement le produit ou le domaine des acteurs vraiment privés, ou de personnes notoirement reconnues comme évoluant en marge de la légalité. Au contraire, il peut très bien avoir été investi par des acteurs venant du cadre public, agissant simplement hors du champ des règles étatiques communément admises comme telles. Cette rapide et (forcément) imparfaite précision donnée, il s’agit maintenant de justifier ce choix. La façon la plus simple d’aborder notre sujet aurait consisté à nous borner à la simple analyse critique de la coopération officielle

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entre la France et le Gabon. Ce choix aurait présenté le double avantage d’une définition claire du cadre d’étude (les structures participant de la coopération officielle entre les deux pays sont connues ; le ministère de la coopération, l’agence française de développement, le ministère des finances, dans une moindre mesure, le ministère des affaires étrangères, des ministères techniques comme la défense, l’éducation nationale, l’enseignement supérieur, l’agriculture, et enfin la primature et la présidence de la république. Côté gabonais, ce seraient les mêmes structures qui seraient concernées), et d’un accès aisé aux sources d’informations (dans le cas français par exemple, les anciens chargés de mission géographiques semblent en effet disposer de données relativement fiables et complètes sur les actions de coopération menées dans les pays concernés). Mais ce biais relativement facile ne permet de répondre ni à la question des motivations profondes de cette coopération, ni à celle plus complexe relative au fonctionnement même de ladite coopération. En effet, s’il est une chose que de constater que pour l’année X la France a accordé tel type de concours financier au Gabon, autre chose est de savoir quel mécanisme a permis la prise de cette décision, surtout si cette dernière apparaissait, in fine, comme partiale. Concrètement, et comme nous le disions déjà plus haut, l’analyse classique de la coopération entre les deux pays, telle que nous l’avons effectuée en 199634, ne nous permet pas d’aller au fond du problème. Certains éléments qui nous paraissent essentiels semblent largement échapper au dispositif officiel. Les multiples rapports commandés par divers dirigeants français sur cette coopération nous paraissent aussi souffrir de cette absence de prise en compte de l’importance de l’officieux. Ce que nous voulons dire, c’est qu’une étude ambitionnant d’aller à la source de la complexité et de la singularité des rapports franco-gabonais ne peut se contenter d’une simple analyse de surface des réalités de cette coopération. C’est au contraire dans les méandres de la diplomatie parallèle, du jeu complexe des acteurs, en un mot dans l’officieux, qu’il faudra aller chercher, pour reprendre une formule peu diserte, le « pourquoi du comment ».

34 J.-F. Obiang, Aide française et processus de démocratisation..., op. cit.

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Le groupe Elf traité comme un acteur ordinaire Les espérances des lecteurs avides de sensationnel risquent d’être déçues par le peu de place que nous ferons finalement au groupe Elf alors que l’angle du sujet semblait a priori se prêter à un intérêt conséquent pour « l’affaire Elf » notamment. En effet, l’on aurait pu penser qu’un travail portant sur l’étude des rapports entre le Gabon et la France tournerait essentiellement autour du groupe pétrolier, tant la croyance veut qu’au Gabon, Elf soit un véritable État dans l’État eu égard au rôle qu’il y jouerait sur le plan économique, voire politique. Nous n’avons pas voulu, pour notre part, céder à cette tentation parce qu’elle nous apparaissait porteuse d’un risque à la fois de déviation et surtout d’une remise en cause radicale de notre questionnement. Pour être en effet un acteur important dans les rapports franco-gabonais, Elf ne nous a pas semblé, contrairement à l’idée dominante, être un acteur déterminant, encore moins un acteur exclusif. Penser que les rapports franco-gabonais sont ce qu’ils sont par l’existence du groupe, c’est s’abandonner à une forme de paresse intellectuelle qui oublie bien vite que la période qui nous intéresse est 1960-1990, que le pétrole ne devient vraiment important pour le Gabon qu’après 1973 et que si le développement des réseaux et pratiques clientélaires ne devait s’expliquer que par le seul fait du pétrole, comment comprendre que les mêmes réseaux aient vu le jour et se soient développés de la même manière dans un pays non producteur comme le Togo, comme l’a fait remarquer un ancien ministre de la coopération s’appuyant en l’occasion sur le travail d’Aurélie Paillère35. Si le groupe s’avère donc être un acteur important, il n’en est pas l’élément déterminant. En effet, ce qui nous intéresse, ce sont les acteurs, leurs stratégies, et les contraintes qui s’imposent à eux. Dans cet ordre d’idées, le groupe Elf se présente comme un acteur parmi d’autres.

35. M. Roussin s’est ainsi largement inspiré (c’est un euphémisme) du travail d’Aurélie Paillère (op. cit.) pour dénoncer le clientélisme entre la France et le Togo. Voir M. Roussin, Afrique majeure, op. cit., p. 134-137 (tout le passage intitulé « L’erreur du clientélisme »).

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Nous ne serions cependant pas complet si nous n’ajoutions pas aux raisons déjà évoquées pour justifier notre choix le fait qu’Elf constitue à lui tout seul « un véritable sujet de thèse »36, selon la formule de Jean-François Médard, tant il y aurait de choses à en dire et qu’il n’est pas possible d’insérer dans le cadre étroit de la deuxième partie. Pour autant, quand bien même nous aurions voulu le faire, nous aurions eu le plus grand mal à accéder aux sources exploitables37. Il nous faut enfin préciser qu’il ne fallait pas attendre de nous des révélations spectaculaires car, si nous avions à mener à bien des égards un travail à la fois de magistrat, de policier, d’historien ou de journaliste, c’est surtout l’observation distanciée et le besoin de compréhension qui étaient au centre de nos préoccupations.

Un cheminement fait de ruptures et de continuités

Cet ouvrage s’ouvrira sur une première partie qui, pour être essentiellement historique, n’en emprunte pas moins aux exemples tirés de l’actualité. Il s’agira de mettre en lumière le socle sur lequel se construisent les phénomènes actuellement observables (sans que l’on puisse pour autant conclure à un quelconque déterminisme). Loin de constituer le point de départ d’un développement chronologique qui pourrait favoriser une lecture téléologique des événements, il sera question au contraire de montrer de quelle manière, dans une certaine mesure, l’histoire a déterminé l’évolution, faite de continuités mais aussi de ruptures, des rapports 36 C’est un peu la demande (sous la forme d’un vœu pieux cependant) que formulait spontanément J.-F. Médard lors du colloque portant sur le clientélisme et dont nous avons déjà parlé. Il indiquait notamment, durant les débats, qu’une recherche sur le groupe Elf ferait un très bon sujet de thèse. 37 C’est, en substance, le propos que nous tenait Elikia Mbokolo, que nous avons sollicité, dans le cadre de nos recherches, en 1995. Lui aussi nous proposait spontanément de mener une recherche sur le pétrole du Gabon, avant de nous faire remarquer que le recueil des informations dans ce domaine risquait de s’avérer difficile, voire impossible.

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entre la France et le Gabon. Pour ce faire, notre intérêt portera sur le paradoxe originel fondateur de ces relations : le refus des deux parties en présence d’assumer, et donc de consacrer, l’effectivité de l’indépendance. Nous essayerons de montrer de quelle manière, par une curieuse convergence des intérêts français et gabonais, on en arrive à une situation peu habituelle, d’autant plus que, dans les discours officiels, ce refus de l’indépendance n’est ni assumé, ni vécu comme tel. L’intérêt d’un tel détour historique sera de montrer en quoi il est difficile, voire impossible, de comprendre la complexité des rapports francogabonais, tels qu’ils se laissent percevoir à l’observateur sans avoir revisité ce paradoxe originel qui veut que le Gabon ait été le seul pays africain à avoir formellement refusé l’indépendance, préférant réclamer, à la place, un statut de département français, et que, plus qu’avec aucune autre colonie, la France ait instauré un verrouillage complet de ses liens avec le Gabon. Cette première partie, introductive comme nous le disions, prépare donc l’observation de ce qui apparaîtra d’emblée, dans la deuxième partie, comme une immersion dans le monde chaotique et bouillonnant des acteurs privés dans les rapports franco-gabonais. Là aussi, plutôt que de nous lancer dans le particularisme des liens existant entre tel et tel acteur, il sera surtout question de montrer que la situation d’exceptionalité (au regard du fonctionnement classique des relations interétatiques) créée en 1960 ne pouvait que favoriser la mise en place d’un espace lui aussi exceptionnel que nous déclinons sous le vocable d’« officieux », et qui allait servir, en lieu et place de l’officiel, de cadre au déploiement de ces relations, même si l’ancien dispositif pensé et ainsi mis en place de façon volontaire échappera rapidement au déterminisme implicitement postulé. La démarche consistera à reconstruire le mode de cette privatisation, à reconstituer les schèmes de cette nouvelle organisation et à retrouver les lieux d’impact ou d’influence sur la politique officielle de cette organisation parallèle. Enfin, l’une des idées les plus communément répandues dans l’étude des relations internationales étant l’irruption sur cette scène des acteurs transnationaux, dont certains n’hésitent pas à penser que leur action viserait à terme à mettre fin sinon aux États, du moins aux territoires formalisés comme tels, une

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nouvelle tendance, dans l’étude des rapports franco-africains tendrait à créditer (du fait même de la privatisation de ces rapports comme nous le montrerons) l’idée que les États français et gabonais seraient progressivement dépossédés, malgré eux, de leurs pouvoirs, et que ces rapports ne seraient plus qu’affaire de réseaux clientélaires transnationaux, voire de lobbies autonomes dont l’action supplanterait définitivement celle des États légaux. Une telle idée ne pourra valablement être confirmée ou contredite sans une démarche allant dans le sens d’une interrogation sur l’influence réelle de ces « structures » dont nous aurons préalablement parlé. Il s’agira concrètement d’en mesurer la solidité, la durabilité et la capacité réelle à influencer lesdits États. Autrement dit, dans cette troisième partie, nous nous demanderons si lesdites structures se posent réellement en concurrents, voire en possibles successeurs des États concernés, ou si, au contraire, elles n’en seraient que des annexes. Dans cette seconde hypothèse, nous serions donc amené à relativiser le poids des phénomènes clientélaires (à la base de la création de ces structures) dans l’explication de la singularité des rapports franco gabonais, de manière à prolonger l’analyse vers une éventuelle réappropriation étatique qui ferait des avatars des deux États le véritable phénomène explicatif de la singularité de ces rapports.

PREMIÈRE PARTIE

Les fondements du paradoxe : le refus d’assumer l’indépendance

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La littérature traitant de la « marche vers l’indépendance » des pays de l’Afrique noire francophone donne l’impression, dans sa généralité, que cette marche n’aurait été rendue possible que grâce, d’une part, à la générosité du décolonisateur luimême et, d’autre part, à l’inertie des acteurs politiques africains, ceux-ci ne s’étant surtout distingués que par leur passivité. Une telle approche de l’analyse de l’histoire des indépendances africaines a favorisé la structuration puis la perpétuation du postulat selon lequel les indépendances de ces pays ne pouvaient être que des indépendances « octroyées ». Un tel postulat ne va pourtant pas sans poser problème, dès lors que l’on veut se pencher de façon réflexive sur l’histoire de ces indépendances et leurs incidences sur le devenir des rapports entre nombre de ces pays et la France. Ceci est particulièrement vrai pour le Gabon, dont les dirigeants ont été les seuls à officialiser leur refus de l’indépendance en demandant formellement aux autorités françaises le droit de bénéficier d’un statut de département français, comme la constitution les y autorisait1. Les problèmes posés par l’objectivation de ce postulat, y compris dans les milieux universitaires, rejaillissent à deux niveaux principalement : – au plan de la restitution historique d’une part ; – en termes de prospective d’autre part.

1. Il n’est pas inutile de donner cette précision car, si les Gabonais ont été les seuls à clairement préciser leur position officielle, nombre d’autres anciennes colonies ne demandaient pas autre chose ; la revendication principale des élites africaines francophones était surtout la recherche d’une autonomie, au sein d’une grande communauté franco-africaine.

38 Autrement dit, face à une lecture historique largement influencée par des travaux plus proches du militantisme, faisant bien souvent la part belle à la glorification du gaullisme, se pose la question de la valeur scientifique des acquis historiques hérités de cette littérature et de la pertinence de ces acquis à rendre l’histoire dans toute son objectivité. Corollaire de cette crainte, la difficulté, à partir d’une lecture aussi peu distanciée des événements, d’essayer de comprendre ou d’envisager l’évolution des rapports entre la France et les pays africains francophones dans ce qu’ils auraient de singulier. Concrètement, on se demandera si une conception de l’action gaullienne en Afrique, qui privilégie les notions de générosité, de clairvoyance ou de continuité, est à même de préparer le terrain à une interrogation pertinente sur l’incidence de ces faits historiques dans l’état actuel des rapports franco-africains. Notre analyse ne pourra donc se passer d’une relecture critique des événements, aussi bien dans la relativisation du désintéressement gaullien que dans la démythification des revendications a posteriori africaines d’éventuelles luttes pour l’acquisition de l’indépendance. Pour ce faire, nous serons amené à revisiter successivement les fondements stratégiques de la conduite des acteurs gabonais puis français dans la négociation de l’indépendance. Il s’agira de comprendre en quoi consistait l’idée gabonaise de l’autonomie. Ce sera l’occasion d’interpréter, en termes d’analyse politique, les actes ou actions de certains des personnages clés de la vie publique gabonaise de l’époque, non sans avoir démonté les mécanismes de structuration d’une idéologie de la résistance largement véhiculée dans les milieux intellectuels. En ce qui concerne la France, notre propos visera, par un retour au texte, à chercher, derrière les justifications officielles, les motivations profondes qui sont à la base de l’octroi de cette « indépendance formelle ». Nous en profiterons alors pour mettre à l’épreuve l’effectivité de ces indépendances et tester la résistance de l’idée (répandue) de la générosité gaullienne comme facteur explicatif majeur de la décolonisation.

1 L'idée gabonaise de l'autonomie

L’analyse de l’action des élites politiques du Gabon d’avant les indépendances fait toujours apparaître une certaine ambiguïté. D’un côté, celles-ci sont généralement désignées comme collaborationnistes, ayant refusé jusqu’au bout de réclamer l’indépendance totale et se faisant finalement (comble du paradoxe) imposer celle-ci. De l’autre côté, ces élites elles-mêmes revendiquent parfois avec force et récurrence la paternité d’une lutte pour l’émancipation qui aurait in fine abouti à l’indépendance politique du 17 août 1960. Une telle différence dans la perception et la compréhension des événements d’avant les années 60 n’est pas seulement la conséquence d’un manque d’objectivité ou d’un refus de distanciation des uns et des autres. Il nous semble au contraire que ce serait là le lieu de lecture idéal des tiraillements, des ambiguïtés, voire des contradictions que connaissent les élites africaines dans les années 40, 50, 60 et dont le résultat final (la drôle d’indépendance d’août 1960) est la parfaite illustration. L’élaboration d’une telle hypothèse suppose au préalable que l’idée d’une indépendance simplement octroyée au Gabon cesse de constituer un postulat. Mais ceci suppose aussi une mise à distance des autoproclamations des premiers dirigeants gabonais prompts à s’arroger les titres de « pères de l’indépendance » ou de « résistants à la colonisation ». En d’autres termes, une analyse historique dont l’objet serait d’aller revisiter les conditions d’obtention de l’indépendance du Gabon ne peut se faire sans un rejet des préjugés entourant cette question. L’intérêt d’un tel

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déblayage est d’essayer, au-delà du factuel, de redessiner les stratégies propres des acteurs gabonais de l’époque, de manière à tenter de comprendre le sens que ceux-ci conféraient à leur action, et l’influence que celle-ci aurait eu, en son temps, sur le résultat final qui se décline sous le vocable de l’indépendance. Chercher à comprendre le rôle des Gabonais, et leurs aspirations dans la négociation des années 60 suppose donc un recours à une histoire beaucoup plus lointaine, et une lecture bien plus critique de cette histoire. Il s’agira d’aller démonter les mécanismes de structuration et de perpétuation de ce qui fait aujourd’hui office d’histoire officielle ; la lutte pour l’indépendance (A), en dissociant les phénomènes de structuration (1) des éléments de perpétuation (2). Ce recours à l’histoire se révèle nécessaire dans la mesure où il prépare utilement la réflexion portant sur le sens et le contenu de l’autonomie recherchée par les élites (B). Dans cet ordre d’idées, nous serons amenés à nous interroger sur le sens de cette demande des élites (1) avant de voir concrètement quel contenu (2) ces mêmes élites confèrent à la négociation qu’ils avaient ainsi à mener.

La revendication de la lutte pour l’Indépendance : structuration et perpétuation d’une « histoire officielle »

Il sera question dans les lignes qui suivent d’essayer de comprendre les fondements de la revendication, par les élites gabonaises, d’une lutte pour l’acquisition de l’indépendance. Pour ce faire, nous aurons recours à l’histoire pour explorer les phénomènes structurants de cette revendication, avant de voir quelles formes prend cette revendication dans sa perpétuation actuelle. La structuration Dans ce premier versant de l’analyse, nous mettrons en lumière, les justifications historiques, voire idéologiques, avancées par les universitaires notamment (et qui soutiennent ainsi bien

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involontairement la démarche des politiques), avant de voir quels desseins politiques sous-tendent ces justifications. Les fondements historiques et idéologiques : la théorie de la résistance à la colonisation « Le 17 août 1960, lorsque se ferme pour le Gabon ce que nous appelons la parenthèse coloniale, c’est le fruit de plus de cent vingt ans de lutte continue que recueille ainsi une génération de Gabonais éprise de liberté et plongée dans le courant irrésistible de la vague anticolonialiste d’après la seconde guerre mondiale »1.

Cette tirade de Nicolas Métégué N’Nah constitue un échantillon assez représentatif de la production scientifique gabonaise sur la question du passé colonial et de l’indépendance. Elle confirme clairement l’idée que le peuple gabonais aurait résisté de façon ininterrompue au colonisateur, avant d’arracher en 1960 son indépendance. En cela, cette thèse, qui charrie toute une littérature développant la même position, fait paradoxalement cause commune avec la ligne tracée par les autorités politiques nationales qui, dans le souci de créer une « histoire officielle »2 compatible a posteriori avec leurs actions, se sont toujours, au gré des événements, réclamées d’une lutte pour l’acquisition de l’indépendance. Cette convergence nous apparaît paradoxale dans la mesure où les travaux précités sont le fait d’intellectuels reconnus sérieux et qui ont d’ailleurs été, du moins en ce qui concerne Métégué N’Nah, marginalisés puis brimés par les élites politiques au pouvoir. Avant de chercher à comprendre les motivations qui expliquent cette convergence contre-nature entre, à première vue, des travaux

1. N. Métégué N’Nah, L’implantation coloniale au Gabon : résistance d’un peuple, Paris, L’Harmattan, 1981, p. 7. 2. Il s’agit d’une expression que nous utilisons pour traduire l’histoire reconstruite par les élites gabonaises sous l’œil bienveillant du colonisateur et dont la finalité est essentiellement politicienne, comme nous le montrerons plus loin.

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à vocation scientifique donc distanciés, et des reconstructions à finalité purement politicienne, une rapide mise à jour s’impose ; il s’agit avant tout de montrer pourquoi, pour notre part, au regard des connaissances historiques actuelles, l’idée d’une « résistance gabonaise à la colonisation » est difficilement défendable dans ces termes. Cette mise à jour nous paraît d’autant plus indispensable qu’une telle idée s’est transformée, à force, en un postulat. Ce postulat, qui irradie l’ensemble de la littérature officielle gabonaise3, a permis à notre histoire de sécréter ainsi ses « héros », ses « rois », et ses « pères de l’indépendance ». Il favorise l’invention d’une continuité de l’histoire gabonaise, qui fait de la lutte pour l’indépendance un simple corollaire et l’inscrit dans un continuum. Le débat intérieur se réduisant, du coup, en une dispute pour la revendication de la paternité de cette lutte. Notre ambition est donc de nous débarrasser au préalable de cette prénotion, au sens de Durkheim, en nuançant fortement la réalité d’une résistance à la colonisation et en mettant en doute l’idée d’une continuité, de manière à reconsidérer plus loin les processus de l’indépendance du Gabon en eux-mêmes, c’est-àdire débarrassés de leur prêt-à-penser et coupés de leur soubassement idéologique. Bien qu’ayant été avancée dans quelques travaux universitaires4, l’idée d’une résistance à la colonisation, pour séduisante qu’elle puisse paraître (notamment dans une perspective de relecture 3. La liste des citations célébrant la résistance gabonaise à la colonisation, dans les publications officielles, est longue. Il serait fastidieux de la dresser ici. Pour en avoir une idée, on pourra lire ou écouter Le mémorial du Gabon : les chemins de l’indépendance, Genève, S.I.E.D., 1985, 386 p. 4. La meilleure synthèse relative à cette résistance armée nous semble toujours être celle déjà évoquée de N. Métégué N’Nah, L’implantation coloniale au Gabon, op. cit. N. Métégué N’Nah est l’un des rares historiens à avoir tenté de donner une cohérence à ces diverses actions. Ce travail a d’ailleurs été, en 1994, reformalisé dans le cadre d’une thèse d’État. Il existe par ailleurs des travaux plus ou moins parcellaires, ne s’attachant à étudier que chacun des resistants en particulier. À ce propos on pourra lire utilement, entre autres, J. Ndoume Assebe, Emane Tole et la résistance à la conquête française dans le Moyen-Ogooué, mémoire, université de Paris I, 1973 ; A. F. Ratanga Atoz, Les résistances gabonaises à l’impérialisme, thèse de doctorat en histoire, Paris, 1973. Ou encore J. R. Koumabila, La guerre de Wongo au Gabon (1928-1930), thèse de doctorat, université de Paris I, 1984.

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scientifique d’une histoire trop souvent réduite aux rapports officiels de commissaires peu objectifs que l’on trouve dans les archives), résiste difficilement à une analyse de fond tendant à mettre en lumière une éventuelle cohérence d’action et à dégager une signification politique de divers conflits armés, menés au début du vingtième siècle en différents lieux du territoire. Avant de conceptualiser cette relativisation, voyons d’abord en quoi, malgré ce qui suivra, ces travaux constituent un apport à la connaissance de la structuration de la société politique au Gabon. Comme nous le disions précédemment, il nous semble d’abord utile de signaler que ces travaux donnent enfin un nom, un visage, une importance aux protagonistes de ces conflits. Face à des archives et à une histoire militaire qui ont bien trop souvent présenté ces actions comme de simples actes de banditisme ou de pillage et leurs auteurs comme de vulgaires sauvages, ces travaux ont le mérite de rééquilibrer en quelque sorte la donne. Ils offrent en conséquence la possibilité d’écorner l’idée répandue puis consacrée par la mémoire officielle5 d’une colonisation sans heurts et d’une « coexistence pacifique » de tous les instants. En outre, la découverte de ces « vrais héros » éclaire d’un jour nouveau les chefs et autres rois connus de la côte, jusque-là auréolés (semblet-il à tort) du prestige de ce patriotisme. Cette dernière remarque n’a pas de visée polémique, elle donne tout simplement une idée du travail de déconstruction à effectuer pour tenter de comprendre les processus de dépossession de la vertu patriotique et de son transfert, qui ont fait d’anciens auxiliaires de la Traite et autres simples chefs de grandes familles des rois respectés tandis que les vrais résistants étaient catalogués en vulgaires bandits. Il sera de même intéressant de démonter les mécanismes « d’élitisation » des seuls « évolués »6 dans les années 40-50-60, lesquels méca5. Nous empruntons ce concept à Florence Bernault, qui le reprend à son compte, en l’appliquant au Gabon et au Congo, à la suite des travaux de Terence Ranger et Eric Hosbawm. Il désigne l’histoire telle que reconstruite à partir d’une relecture positive du passé. F. Bernault, Démocraties ambiguës en Afrique centrale, Congo-Brazzaville Gabon : 1945-1965, Paris, Karthala, 1996, p. 136-143. 6. Dans le cadre du Gabon, ce terme désigne principalement des ressortissants de la côte et quelques instruits de l’intérieur considérés comme civilisés, du fait soit de la fréquentation des blancs, soit de celle de l’école. Ce groupe

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nismes ont favorisé la confiscation du débat politique national par cette minorité consacrant ainsi ce que André Mba Obame identifie comme « le long refus de l’État colonial d’intégrer les populations du Gabon »7. Malgré ces avancées, significatives du point de vue de la connaissance de la complexité du processus de la colonisation et de la formation du socle de la société politique au Gabon, la réalité d’une résistance gabonaise (entendue comme idéologie et comme stratégie partagées par le peuple gabonais à un moment donné de l’histoire) à la colonisation, soubassement à la lutte pour l’indépendance, est difficilement attestable. Il y a au moins deux raisons à cela : la première raison tient à une question de bon sens ; en 1900, le Gabon (au sens territorial, humain et politique d’aujourd’hui) n’existait presque pas. Ce qui était généralement appelé comme tel c’était surtout l’Estuaire du Gabon. Dans ce Gabon, il n’existait pas de véritable conscience politique nationale. Le territoire n’ayant connu ni royaume ni véritable chefferie, il n’était alors peuplé que par un agrégat de peuples inconstitués. La seconde raison est beaucoup plus analytique. En effet, même si l’histoire des peuples permet d’observer que nombre de révolutions ou de résistances doivent leur déclenchement à des facteurs non directement politiques, on peut difficilement conférer à des actes, répétons-le, aussi épars et localisés un caractère politique et stratégique affirmé, sauf à faire de la notion d’OPNI (Objet Politique Non Identifié) un usage exagérément extensif8. fournira, dans les années 40, l’essentiel des élites politiques. Celles-ci sont bien décrites dans une thèse, quoique dans un autre contexte. T. Coulibaly, Les valeurs paradoxales d’une mobilisation politique. Élites « évoluées » et populations indigènes en Côte d’Ivoire (1946-1960), thèse de doctorat en histoire, Paris I, 1997. Pour une description moins structurée, mais centrée sur le Gabon, voir H. P. Kombila, Les évolués au Gabon pendant la période coloniale, des années 1930 à 1945, mémoire de licence, université Omar Bongo, 1989. 7. A. Mba Obame, Société politique au Gabon, contribution à l’étude de la nature patrimoniale du système politique gabonais, thèse de doctorat en science politique, Paris I, 1984, p. 29. 8. Nous empruntons le concept des objets politiques non identifiés à Denis Constant Martin. Voir D. C. Martin, « A la quête des OPNI, comment traiter l’invention politique », in Revue Française de Science Politique, décembre 1989, p. 795.

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Dans le prolongement de cette réserve, on peut raisonnablement penser que, si, au lieu de bousculer leurs positions de monopole, les colons avaient cherché à intégrer les populations concernées dans la chaîne de commerce, nombre d’affrontements auraient pu être évités. Pour revenir à notre interrogation de départ, il convient maintenant de se demander pourquoi la production scientifique gabonaise, malgré la conviction des réserves que nous venons d’émettre, continue à soutenir l’idée d’une véritable résistance à la colonisation, confortant involontairement de fait les mythes politiciens d’une lutte pour l’indépendance dont nous montrerons plus tard l’irréalité ? S’il n’est pas aisé de donner une réponse définitive à cette question, on peut au moins avancer quelques hypothèses. S’agissant d’abord des « rois » et autres « chefs » officiels, la revendication d’une résistance procéderait tout simplement d’une recherche de légitimation. Quant aux intellectuels, on peut sans aucun doute avancer la piste, judicieusement ouverte par Jean-Ferdinand Mbah, d’un besoin de revalorisation du passé et de l’image de son ethnie, quand celle-ci a été faussée par les écrits des premiers explorateurs. Cette question de la revalorisation tarauderait la vague des premiers travaux universitaires gabonais. Concrètement, ce que Jean Ferdinand Mbah9 a essayé de démontrer c’est que, les recherches dites coloniales n’ayant été que de vastes monographies ethniques, elles ont involontairement (ou volontairement) établi une classification entre ethnies, valorisant quelques-unes, dévalorisant plusieurs autres. La conséquence de cette classification est que les premiers chercheurs gabonais, dont les travaux ont porté sur l’ethnie, se sont surtout contentés d’appuyer les travaux pionniers (quand ceux-ci idéalisaient leurs ethnies) ou au contraire de critiquer les mêmes travaux (quand ces derniers avaient maltraité leur groupe ethnique). On peut, par extension, penser que ce même besoin de « réparer une injustice » ou de « rétablir l’histoire » est à la base de la justification scientifique de la théorie de la résistance à la colonisation, même si cette entreprise semble largement procéder d’une rationalisation a posteriori. 9. J.-F. Mbah, La recherche en sciences sociales au Gabon, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 54-55.

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Le contexte des années 60 : un outil de politique intérieure et de stratégie sous-régionale Nous avons vu, au-delà des nuances, que l’idée d’une résistance gabonaise à la colonisation était historiquement difficile à attester. Ce faisant, nous avons surtout voulu débarrasser l’histoire de l’indépendance du Gabon de son armature idéologique, de manière à considérer avec un œil neuf la question d’une éventuelle lutte pour l’indépendance ou plutôt la question de la revendication de cette improbable lutte. En d’autres termes, il s’agit de vérifier d’abord si cette lutte a eu lieu, ensuite d’en identifier les meneurs, et enfin d’essayer de comprendre les motivations profondes de cette revendication. L’observateur attentif de la vie politique gabonaise des années 50 sera d’abord frappé par la singularité du cas gabonais. Ici, en effet, rien ne se passe vraiment comme ailleurs en Afrique. Une rapide revue des forces intérieures (qui ont, en d’autres lieux du continent, animé les débats sur l’indépendance) est édifiante. La force étudiante traditionnellement contestatrice et dénonciatrice est absente des débats au début des années 50. La raison en est la faible proportion des étudiants gabonais expatriés et leur faible mobilisation. L’AGEG (Assemblée Générale des Étudiants Gabonais), qui sera plus tard affiliée à la FEANF (Fédération des Étudiants de l’Afrique Noire Française), ne naissant que beaucoup plus tard, ses prises de position (bien que virulentes) ne concernent principalement que la période après 1960. Autre creuset de la contestation et de la revendication en Afrique, les syndicats et les mouvements associatifs. Au Gabon, durant cette période, les premiers se distingueront par leur jeunesse et leur faible capacité mobilisatrice. Quant aux seconds, ils brilleront surtout par leur loyalisme effréné et un brin clientéliste. S’agissant des syndicats, Georges Ondimba Epigat a montré dans sa thèse le caractère limité de leurs activités et la faible assise populaire des deux principaux d’entre eux : le syndicat des fonctionnaires et celui des eaux et forêts10. Quant aux 10. G. Ondimba Epigat, Les mouvements syndicalistes et les mouvements politiques du Congo et du Gabon (1940-1964), thèse de doctorat en histoire, université de Paris I, 1978.

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mouvements associatifs, leur action n’est guère plus politique. Alors qu’ils ont constitué dans d’autres contrées (la Guinée Conakry notamment) une véritable « minorité agissante »11, au Gabon, au contraire, ces structures vont d’emblée s’inscrire dans une logique de mimétisme et d’exclusion des couches populaires12. Dans la province du Woleu Ntem, par exemple, on verra ainsi naître des associations aux noms aussi évocateurs que le cercle colonel Parant à Bitam, le cercle Général Leclerc à Mitzic ou le cercle Félix Eboué à Oyem. Sur le terrain politique, nous avons encore plus de mal à trouver des forces organisées, luttant pour l’acquisition de l’indépendance ; si les milieux d’affaires, dominés par les forestiers de Roland Bru n’y pensent pas encore, les principales forces politiques du pays, le BDG (Bloc Démocratique Gabonais) et l’UDSG (Union Démocratique et Sociale du Gabon) s’opposent surtout sur la forme et par la rivalité qui existe entre leurs deux chefs, Léon Mba et Jean Hilaire Aubame. Sur le fond, Jean Hilaire Aubame, « gaulliste farouche »13, et Léon Mba, « francophile éprouvé », ne sont donc pas fondamentalement opposés sur la conduite à tenir vis-à-vis de la France. Ils voteront tous les deux OUI au référendum de 1958 et, si l’UDSG se prononce effectivement dès 1958 pour l’indépendance au congrès d’Oyem, ce sera, ajoute-t-elle, dans « l’amitié avec la France ». Des forces politiques en présence, seul peut-être le PUNGA (Parti de l’Union Nationale Gabonaise, de René Paul Sousatte et Jean Jacques Boucavel) a pu paraître s’inscrire dans une

11. L’étude des mouvements associatifs de cette époque a été négligée. Le texte auquel nous empruntons cette expression est de O. Goerg, « Le mouvement associatif et le processus des indépendances en Afrique occidentale française », in L’Afrique noire française, op. cit., p. 87. 12. Une vue de ces associations au Gabon est donnée par F. Bernault, Démocraties ambiguës, op. cit., p. 182-183. 13. Nous nous arrêtons un instant sur la personnalité de Jean Hilaire Aubame, qui bénéficie, dans l’imaginaire gabonais, d’une solide réputation d’anti-français et d’homme du peuple. Nos propres recherches nous ont permis de constater qu’il était non seulement plus moderne et francophile que Léon Mba mais aussi qu’il avait été, à ses débuts, soutenu par l’Église catholique et l’administration. L’épithète que nous lui accolons est de M. Nsole Bitégué, Echec aux militaires au Gabon en 1964, Paris, Chaka, 1990, p. 29.

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démarche de lutte en appelant notamment à voter NON au référendum. Mais sa création tardive, le contenu de son discours et les alliances qu’il réalisera plus tard inscrivent plutôt son action dans une logique politicienne14, voire ethniciste. Au total, il n’y a donc pas eu, à proprement parler, de lutte pour l’indépendance, la majorité des élites gabonaises étant réfractaire à cette idée ; les étonnantes prises de position (désormais célèbres) d’un Léon Mba15 apparaissent donc, de ce point de vue, presque comme représentatives de l’opinion des élites à ce moment-là. Dans cet ordre d’idées, on peut s’interroger sur le décalage qui existe entre la réalité d’un refus de l’indépendance et le besoin affirmé d’en réclamer coûte que coûte la paternité. Avant toute chose, nous pourrons faire remarquer que la popularité du thème de l’indépendance auprès du reste de la population (comme celui des « adversaires des blancs » que nous étudierons plus loin) laisse entrevoir le décalage qu’il y avait entre les intérêts et les ambitions des élites, et les attentes des masses, à propos desquelles on sait malheureusement peu de choses ; les historiens ne s’étant pas toujours préoccupés de ce qu’était l’idéologie profonde de ces couches-là. Pour revenir aux motivations des acteurs, on peut avancer l’hypothèse que la revendication de la lutte a essentiellement deux types d’objectifs : des visées de politique intérieure et des impératifs de positionnement sous-régional. En effet, comme nous l’avons vu, les projets des différents partis politiques gabonais à la veille des indépendances étaient quasi identiques, notamment en ce qui concerne leur attitude face à l’indépendance.

14. Il n’est pas inutile de s’arrêter sur le cas du PUNGA, consacré généralement comme le champion national de la lutte pour l’indépendance. A ce propos, nous nous contenterons de faire remarquer que ce parti ne naît qu’en 1958, au moment où l’indépendance semble un fait acquis, et que si ses dirigeants incitent effectivement à voter NON, ce sont avant tout des gaullistes convaincus qui font prévaloir dans leur campagne que l’UDSG et le BDG ne représentent que les Myéné et les Fang. Plus tard, ils s’allieront au CSP (Comité du Salut Public) pour lutter contre Léon Mba, appuyés en cela par Jean Hilaire Aubame. 15. Nous faisons allusion à la demande de départementalisation du Gabon présentée par Léon Mba et à l’idée de réserver un coin du drapeau gabonais au drapeau français.

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Pour autant, la question de la prise du pouvoir et de sa conservation était loin d’être résolue. On peut penser que les surenchères nées aux alentours de 1958 obéissent essentiellement, et en premier lieu, à un besoin de s’attirer la sympathie de la majorité de la population, qui était sensible au thème de la lutte. On ne peut pas autrement expliquer les tournées provinciales d’explications des dirigeants de l’UDSG pour rappeler aux électeurs la position de leur parti sur l’indépendance adoptée en 1958 lors du congrès d’Oyem, les déclamations d’un René Paul Sousatte à la même période (alors même qu’il était profondément gaulliste). Que dire enfin des allusions récurrentes du président Léon Mba dans tous ses discours officiels de 1958 à 196116. Si la population gabonaise, pour les raisons que nous venons d’évoquer, était la première destinataire de ce discours, ces revendications visaient un autre public : les autres partenaires de l’A.E.F. (Afrique Équatoriale Française), dont certains étaient tentés par la reconstruction d’une fédération. Nous savons que les Gabonais étaient unanimes à refuser de réintégrer ce type de structure, convaincus qu’ils n’en seraient que « la vache à lait »17. Il fallait donc revendiquer avec force la paternité d’une lutte pour montrer que le Gabon avait payé le prix de sa liberté et acquis le droit de s’affranchir de la fédération.

16. Le président Léon Mba a, en effet, entretenu une certaine ambiguïté durant cette période dans tous ses discours officiels, louant d’un côté la France généreuse et protectrice, rappelant de l’autre côté son combat contre cette même France incarnée par les administrateurs coloniaux. L. Mba, Le président Léon Mba vous parle, discours et allocution, février 1959 – août 1960, Paris, Diloutremer, 1960, 104 p. 17. C’est un terme récurrent dans les discours et les prises de position de l’ensemble des élites gabonaises à cette période. Il faut en effet dire que, si le Gabon était la principale réserve de ressources naturelles du Congo français, et plus tard de l’A.E.F., les véritables projets (routes, bâtiments, chemins de fer, etc.) étaient surtout réalisés au Congo Brazzaville, de sorte que le Gabon atteint l’indépendance dans un certain dénuement.

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La perpétuation Ce second versant de l’analyse tentera de voir quelles formes prend la revendication gabonaise dans la réalité politique actuelle, notamment dans les rapports avec la France, avant de mettre en lumière les motivations véritables qui seraient à la base de cette perpétuation. La stratégie des révoltes sporadiques face à la France : une autre variante de la lutte ? Au mois de novembre 1998, alors qu’il en était l’un des plus assidus participants, le président Bongo était absent du sommet des chefs d’États de France et d’Afrique. Malgré le motif officiel avancé pour justifier cette absence inhabituelle (les services présidentiels concernés avaient fait prévaloir que le président gabonais étant alors en province pour des raisons de campagne pour l’élection présidentielle, ce rendez-vous ne pouvait être honoré), c’est la revue La lettre du continent18 qui élabora l’hypothèse la plus sérieuse : il s’agirait d’une bouderie de la présidence gabonaise consécutive à la complaisance des autorités françaises qui ont reçu, quelques jours plus tôt, le père Paul Mba Abessole, son adversaire le plus sérieux à l’élection présidentielle. Cette piste allait être confirmée à mots couverts quelques jours plus tard par le billet « Pour moi quoi… Makaya »19, qui s’interrogeait longuement sur le sens de cette attitude inamicale de la France, qui ne jouait pas, selon lui, franc-jeu. Autant l’information semblait donc 18. La lettre du continent du 30 novembre 1998. 19. En théorie, le billet Makaya est en quelque sorte l’éditorial de l’unique quotidien gouvernemental gabonais. En pratique, il est souvent le meilleur baromètre de la tension politique dans les sphères du pouvoir. Dans le langage gabonais, Makaya désigne un homme d’origine et de condition modestes. Ici, cette appellation renvoie ou feint de renvoyer aux états d’âme d’un citoyen de faible condition qui observe d’un œil critique le bouillonnement de la société. En réalité, c’était la tribune favorite, sinon du président de la République luimême, du moins de certains de ses supporters inspirés par moment par lui. D’ailleurs, seul le « Makaya d’honneur », surnom donné par le billet au président Bongo, est épargné par ce billet.

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fondée, autant sa signification profonde restait méconnue. En effet, pour être une bouderie (au sens étroit où cet acte était d’abord une manifestation de mauvaise humeur spontanée), cette absence n’en était pas moins un geste politique calculé et dirions-nous, presque stratégique ; il s’agissait, d’une part, de montrer au peuple gabonais, à quelques mois de l’élection présidentielle, que Bongo, libre et autonome vis-à-vis de la France, pouvait traiter d’égal à égal avec elle (par le biais notamment de ce type de représailles) et, d’autre part, de faire jouer au président du RNB (Rassemblement National des Bûcherons, le parti de Mba Abessole) le rôle du traître qui va solliciter appui auprès de l’étranger au détriment des Gabonais, qui doivent pourtant librement choisir leurs dirigeants. Le président Bongo était d’autant plus à l’aise dans ce rôle que, quelques jours auparavant, son principal adversaire avait annoncé20 dans des médias étrangers son intention de demander à l’ONU de venir organiser l’élection présidentielle au Gabon, au motif que le pays n’était pas capable, par ses structures, d’en organiser dans la transparence et la légalité. Une telle stratégie participe de ce que nous avons appelé la révolte sporadique. Elle n’est pas à confondre avec la diplomatie du chantage dont parle Jean-François Bayart21 – celle-ci fera l’objet d’un développement exhaustif dans la seconde partie – et dont on peut d’emblée dire qu’elle se situe dans une logique de politique extérieure et de recherche d’équilibre de force avec la France. La stratégie de la révolte sporadique, tout en paraissant être dirigée contre la France, a d’abord des visées de politique intérieure ; il s’agit, dans le prolongement des thèmes de la résistance et de la lutte, de s’attirer la sympathie du peuple et de se débarrasser d’une réputation à double tranchant de « candidat des Français ». C’est aussi un moyen de mobiliser les forces nationales face à ce que l’on diagnostiquera de façon, tout aussi sporadique, comme un complot étranger. Si cette stratégie a été 20. Pour lancer cet appel, le candidat des bûcherons s’était en effet servi de la tribune que lui accordait l’hebdomadaire Jeune Afrique. 21. J.-F. Bayart, « France-Afrique, la fin du pacte colonial », in Politique africaine, n° 39, Paris, Karthala, p. 51.

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utilisée selon les circonstances et la conjoncture par l’ensemble des élites politiques au Gabon, le président Bongo s’en est fait le spécialiste le plus éprouvé. L’arrivée des socialistes au pouvoir en France en 198122 ou les événements de Port-Gentil en 199023 n’en constituent que des épisodes parmi d’autres. Un bon exemple de cette stratégie est donné dans un entretien qu’il a eu en 1984 avec des journalistes français, au détour duquel on peut lire ceci : « Si un journal français m’attaque, un journal gabonais attaquera Mitterrand. Ah ! C’est fini cet état de choses [...] chaque fois que la presse française s’attaquera au président Bongo, la presse gabonaise usera de son droit de réponse [...] »24. On constatera, en effet, que chaque fois que ce type d’occasion se présentera et que les impératifs de politique intérieure le commanderont, le quotidien gouvernemental L’union répondra de façon systématique. Si ce procédé a surtout été utilisé par le président Bongo, d’autres hommes politiques gabonais, dans un style différent, ne sont pas en reste. Léon Mba a ainsi longtemps joué de cette corde pour fédérer, attirer la sympathie ou justifier son autoritarisme. En 1960, il pouvait encore, au sortir d’un éloge de l’amitié gabonaise avec la France, rappeler avoir lui-même personnellement souffert dans son âme et dans sa chair des méfaits de la colonisation25, faisant ainsi allusion aux brimades dont il fut l’objet de

22. L’arrivée des socialistes au pouvoir en France, en 1981, a été l’occasion pour l’opposition gabonaise regroupée au sein du MO.RE.NA. (Mouvement de Redressement National) de refaire surface par une série d’actions durement reprimées. Le compte rendu du procès des opposants arrêtés à cette occasion est donné dans un article instructif. D. Ondo Nzé, « Deni de justice au Gabon », in Amnesty international, Paris, Fugain, 1984, 122 p. 23. En 1990, faisant suite aux émeutes consécutives à l’assassinat d’un opposant, Joseph Rendjambé, les autorités du groupe Elf décidaient, un peu précipitamment, de suspendre l’exploitation du pétrole au large de PortGentil, déclenchant ainsi un mémorable rappel, assorti d’un chantage à peine voilé du président Bongo ; lequel obligea le groupe à reprendre la production en catastrophe, non sans avoir limogé au passage Marc Cossé, présenté comme le responsable de cette « erreur ». 24. O. Bongo, « Coopération sans néocolonialisme, liberté sans anarchie », in Afrique, les chefs parlent, RFI, Paris, éd. Favre, 1984, pp. 242-243. 25. Extrait du discours prononcé le 9 février 1960, lors de la fête nationale de la République gabonaise.

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la part des administrateurs coloniaux français. Le même Léon Mba n’avait pas hésité auparavant, pendant les élections législatives de 1951, à tenter d’exploiter ses difficultés passées avec l’administration coloniale pour se présenter comme le candidat « adversaire des blancs »26. Si donc cette stratégie a été utilisée de façon régulière par les élites politiques au pouvoir, elle a donné lieu à une inégale réussite. En effet, pour être efficace (au sens où le résultat, en termes de politique intérieure s’avérera probant), cette technique doit satisfaire à deux préalables. En premier lieu, elle doit être limitée dans le temps, dans son utilisation. En effet, jouant à fond sur le registre de l’affectif, cette stratégie, forcément ponctuelle, visera surtout à catalyser, puis reprendre à son compte, la méfiance quasi épidermique que le grand nombre nourrit vis-à-vis de la France. Le président Bongo, qui l’a bien compris, ne l’utilise qu’avec parcimonie afin de ne pas connaître la même mésaventure que son prédécesseur, Léon Mba, lors d’une autre campagne électorale à Port-Gentil27. En second lieu, le message doit veiller au choix de son destinataire. Le président Bongo utilise à dessein le billet « Makaya » ou, de préférence, une chaîne de télévision française émettant au Gabon ; il arrive alors que des émissions de chaînes de télévision française dont les programmes ne sont pas habituellement accessibles aux foyers modestes, soient cette fois-ci exceptionnellement reprises par les chaînes nationales. Pour autant, c’est là une stratégie à double tranchant dont l’usage requiert un sens précis de la mesure. En effet, si le peuple nourrit une méfiance naturelle à l’égard de la France, il s’inscrit aussi, par pragmatisme, dans une logique d’hypocrisie, convaincu qu’en Afrique dite francophone en général et au Gabon en particulier, c’est la France qui fait et défait les pouvoirs. Une trop longue défiance vis-à-vis d’elle ne serait donc pas forcément une bonne stratégie. De même, il peut arriver que cette attitude ne soit pas forcément payante si la coordination entre le prétexte, l’affectivité, et la riposte n’est pas bien réglée. C’est ce qui est arrivé lors des 26. F. Bernault, Démocraties ambiguës en Afrique centrale, op. cit., pp. 185-186. 27. Ibid., pp. 185-186.

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événements de 1964 et du coup d’État au Gabon28. En somme, cette stratégie s’inscrit dans une logique de captation de la sympathie nationale, de la mobilisation et dans une attitude d’automartyrisation qui, si elle a donné des résultats variables, a surtout le mérite de laisser penser qu’il existe au sein du peuple une conscience (fût-elle primaire) de ses intérêts et un sens (que certains qualifieraient sans doute de sommaire) du calcul politique. Tout ceci tendrait à contrebalancer l’idée que les masses se laisseraient simplement ballotter au gré des ambitions et turpitudes des dirigeants. Mais de cela il n’est pas encore lieu de parler ici. La revendication d’une lutte comme prétexte de sollicitation et/ou de légitimation du pouvoir Jusqu’ici, notre souci principal a été de relativiser la réalité d’une résistance à la colonisation, et de montrer le peu de consistance de la thèse d’une lutte pour l’indépendance. Ce faisant, nous voulions avant toute chose explorer les hypothèses scientifiques qui servent de tremplin à cette entreprise, dont il faut bien convenir qu’elle est surtout politique, voire politicienne. Pour autant, nous n’avons encore qu’insuffisamment recherché les motivations politiques qui sont à la base de cette démarche et dont nous disions, en première approximation, qu’elles obéissaient à des impératifs de politique intérieure et, accessoirement, à des nécessités de positionnement sous-régional. Plus précisément, qu’elles étaient étroitement liées à des questions de sollicitation et de conservation de pouvoir. Avant d’examiner plus en profondeur cette question, résumons rapidement nos nuances aux thèses défendues par certains travaux universitaires afin de resituer ainsi le débat dans le cadre naturel qui est le sien, le cadre politique. 28. On peut faire remarquer en effet que si le peuple ne s’est pas levé contre la destitution du président Léon Mba, il a fait preuve de passivité à l’appel du 19 février des putchistes lui demandant de s’opposer par tous les moyens à l’intervention française. Les troubles ne commenceront que quelque temps plus tard.

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Sans revenir sur les exemples que nous avons déjà cités, nous pouvons dire que ni les résistances anciennes évoquées par Elikia Mbokolo et Anges Ratanga Atoz29, ni les révoltes intervenues beaucoup plus tard et dont fait état Juste Roger Koumabila30 ne suffisent à donner une cohérence et une rationalité à ces actes de manière à les rendre compatibles avec l’idée d’une résistance organisée, à la colonisation. L’utilité de la connaissance de leur existence apparaîtra beaucoup plus loin dans notre propos. Dans cet ordre d’idées, on peut penser qu’il n’y a donc pas eu non plus de lutte pour l’acquisition de l’indépendance. Au contraire, pour les élites gabonaises, celle-ci n’apparaît in fine comme nécessaire qu’à la seule condition qu’elle évite au pays de se retrouver de nouveau embrigadé dans une confédération de pays d’Afrique centrale de sinistre mémoire31. En conséquence, établir une quelconque continuité, d’un point de vue scientifique, entre les révoltes des années 1800-1900, les prétendues luttes des années 40-50-60, et les volte-face épisodiques qui ont parsemé les années 80-90 relèverait de la simple reconstruction. Pourtant, du point de vue des comportements politiques, cette continuité est bien observable. Les élites politiques au pouvoir la revendiquent volontiers par-delà les époques comme un leitmotiv dans leur discours. Comment interpréter cette conduite ? Comme nous l’avons souligné précédemment, cette revendication semble étroitement liée à la question de la sollicitation, de la conservation, et de la légitimation de l’autorité, et plus

29. Ces deux historiens ont en commun d’avoir étudié les résistances gabonaises depuis 1800, remontant très loin dans le champ des connaissances disponibles. E. Mbokolo, « La résistance des Mpongwe au Gabon à la création du comptoir français (1843-1845) », in Africa Zamani, décembre 1978, pp. 5-32 ; A.-F. Ratanga Atoz, Les résistances gabonaises à l’impérialisme de 1870 à 1914, op. cit. 30. J.-R. Koumabila, La révolte des Awandji, Gabon, 1928, mémoire de maîtrise, université de Paris, 1975. 31. C’est désormais un lieu commun de rappeler que l’expérience de l’A.E.F. a été traumatisante pour les élites gabonaises, qui ont vu Brazzaville supplanter Libreville comme capitale de l’ensemble et le Gabon servir de « vache à lait » au reste de la fédération.

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précisément du pouvoir. Pour comprendre ce besoin de reconnaissance, il faut avoir à l’esprit que le pouvoir dont il est question ici n’est que le prolongement du pouvoir colonial, transmis par le jeu des transferts, aux élites locales. Il s’agit donc d’un pouvoir légué largement de l’extérieur, délégitimé faute d’endogénéité. En fait, les élites gabonaises au pouvoir ont pleinement conscience du caractère proprement exogène, donc peu légitime de leur pouvoir, considéré par les masses comme un simple octroi des blancs. Ces élites vont donc à corps perdu se lancer dans une entreprise de captation de la sympathie et de l’adhésion populaire, qui passe, pensent-elles, par une « automartyrisation » face au seul adversaire commun officieux ; le colonisateur. Toute l’énergie déployée par un Léon Mba dans sa volonté de se faire élire « Nzoe Fang » ou roi des Fang, bien décrite par David Gardinier32, participe de cette recherche de la légitimité populaire, sans laquelle, pense t-il, tout pouvoir légué manque d’assise et demeure en permanence, et pour cette raison, menacé. Le gouverneur Sanmarco abonde dans le sens de cette analyse, en ajoutant cependant un élément nouveau, plus psychologique certes que politique33. Il avance l’idée que les élus gabonais étant presque tous issus de la petite bourgeoisie urbaine, cette situation a pu être à l’origine d’une sorte de complexe qui obligeait les prétendants ou tenants du pouvoir à se lancer simultanément dans une espèce de « course à la légitimité ». Cet argument, qui est surtout valable pour les premières années de l’indépendance du Gabon, rejaillit d’une autre manière sur l’analyse du fonctionnement actuel de la société politique. En effet, on comprendra, nous l’espérons, pourquoi notre étude de

32. En fait d’élection, il s’est surtout agi, de la part de Léon Mba, d’un détournement d’objectif de ce qui devait être, aux yeux du gouvernement général du Gabon, un « congrès pahouin ». Ce congrès aurait eu pour mission de sceller, en quelque sorte, la collaboration entre personnalités fang et chefs administratifs. D.-E. Gardinier, Historical dictionary of Gabon, 2e ed., Metuchen, N.J., Scarecrow Press, 1994, pp. 135-136. Ou encore G. Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire, dynamique sociale en Afrique centrale, Paris, P.U.F., 4e éd., 1982, p. 198-201. 33. L. Sanmarco, Décolonisations, déjà cité (texte inédit).

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la société politique au Gabon empruntera plus aux concepts de clientélisme, multicommunautarisme, etc., qu’aux clichés habituels de domination univoque, de dictature ou d’ethnicisme. En somme, les besoins de sollicitation et de légitimation du pouvoir sont si pressants pour les élites que, même en période de parti unique, c’est encore cette motivation qui explique l’extrême complexité des relations entre gouvernants et gouvernés ; lesquelles relations ne se déclinent pas toujours à l’aune de la domination unilatérale.

Sens et contenu de l’autonomie recherchée

Une fois ainsi mise en lumière la faiblesse d’une théorie de la revendication politique gabonaise de l’indépendance et battue en brèche l’idée d’une véritable résistance à la colonisation, il convient maintenant d’essayer de comprendre le sens de la revendication (qui demeure cependant tenace) d’une autonomie et d’explorer le contenu que les élites gabonaises donnent à ce vocable. Le danger serait en effet de négliger cet aspect de la question, l’absence d’une lutte armée risquant d’être interprétée hâtivement comme une absence de toute forme de revendication. Le sens Il sera essentiellement question, dans ces lignes, d’établir la différence, plus que conceptuelle, qui existe entre l’indépendance véritable, dont les élites ne veulent visiblement pas, et l’autonomie, qui est alors dans toutes les bouches. Ce sera l’occasion d’essayer de comprendre de quelle manière nationalisme gabonais et anti-indépendantisme peuvent se concilier, dans la pensée politique d’un Léon Mba par exemple.

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Autonomie ou indépendance ? Voyage au cœur de l’ambiguïté Notre démarche a consisté jusqu’ici à essayer de démonter les mécanismes de structuration et de mise en place de ce que nous appellerons l’héritage historique officiel du Gabon. L’intérêt de cette exploration réside dans l’éclairage que celle-ci pourrait, à notre sens, apporter à la connaissance, puis à la compréhension de la position (qui a pu paraître à bien des égards essentiellement passive) des élites gabonaises face à l’indépendance. La tentation serait en effet grande, au sortir d’une lecture paresseuse des événements, de conclure que les Gabonais n’ayant pas mené de lutte armée pour l’acquisition de l’indépendance, celle-ci ne leur aurait été que purement octroyée. Cette simplification aurait pour conséquence de gommer les stratégies propres des élites gabonaises (influencées en certaines circonstances, notamment vers la fin des années 50, par le peuple) et de livrer de la marche vers l’indépendance un récit univoque et sans histoire. Nous savons, en ce qui nous concerne, que les hésitations gabonaises entre autonomie et indépendance procèdent d’un savant calcul, expriment les tiraillements d’une génération et empruntent finalement au registre de l’ambiguïté. Un des éléments constitutifs de cette ambiguïté réside dans la volonté et le besoin impérieux des élites de s’émanciper. En effet, depuis la seconde guerre mondiale mais aussi bien avant celle-ci, les élites n’ont eu de cesse de grignoter progressivement des « morceaux » de la citoyenneté française. Cette recherche d’émancipation s’exprime en premier lieu vis-à-vis de Brazzaville et de l’A.E.F., comme nous le verrons plus loin, mais aussi (c’est en cela que réside la nouveauté) vis-à-vis des administrateurs coloniaux et donc de l’administration française. Le désir d’émancipation justifiera l’accueil chaleureux que vont réserver à la loi-cadre les élites, convaincues (à tort ou à raison) que celle-ci va dans le sens d’une plus grande responsabilisation (prélude à une plus grande émancipation) des autochtones. Malgré cette volonté réelle d’émancipation, qui se traduira une fois l’indépendance acquise par une politique de gabonisation tous azimuts, le refus de l’indépendance totale apparaît immédiatement comme l’autre versant de cette ambiguïté. En effet,

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c’est un euphémisme que de dire de l’indépendance totale du Gabon (comprise notamment comme une rupture avec la France34) qu’aucun membre des élites au pouvoir n’en voulait vraiment. Il y a au moins trois raisons pour justifier ce type d’attitude rétrospectivement anachronique. D’abord, il y a la peur de cette inconnue qu’est la souveraineté internationale. Dans ses discours des années 59-60, Léon Mba revient sur cette inconnue menaçante de façon récurrente35. « Nous vivons en des temps difficiles où les petits et les faibles sont condamnés à disparaître. Malheur aux isolés, malheur aux retardataires, malheur aux inadaptés dans ce monde dur et impitoyable de l’ère atomique. En nous associant à la France, nous obtenons qu’un pays puissant et généreux, à la pointe du progrès technique et social, lie son destin au nôtre. Nous obtenons que ce pays garantisse notre intégrité territoriale, notre avenir, notre indépendance… » En fait, il s’agit d’un sentiment uniquement partagé par les élites, car le peuple recevra l’indépendance comme une délivrance. Il y a ensuite, corollaire du premier point, les complexes liés à une incroyance dans les capacités gabonaises d’assumer pleinement leurs responsabilités internationales. En cela, l’exemple de quelques témoignages de Guinéens après le départ précipité des 34. Même si, dans l’acception générale, la loi-cadre est désormais considérée comme un tournant dans la marche vers l’indépendance, les interrogations sucitées par son ambition profonde n’ont pas cessé de diviser les analystes et les acteurs de cette époque. Pour les uns, cette loi a été un facteur de désengagement de l’État français et un catalyseur d’un mouvement d’émancipation dont l’issue était irréversible (Vincent de Paul Nyonda : « la loi-cadre fut une véritable bombe incendiaire [...] ». Autobiographie d’un Gabonais, du villageois au ministre, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 62). Pour d’autres, au contraire, de même que la loi sur la décentralisation en France ne visait pas, à terme, à accorder l’indépendance aux régions, en 1982, la loi-cadre élaborée par le même Gaston Defferre ne préparait à l’indépendance. Lire L. Sanmarco, Décolonisations, op. cit. 35. Ce passage, extrait d’un discours prononcé le 20 février 1959 pour la fête de la constitution de la République gabonaise, justifie, par avance, la négociation d’une limitation volontaire de la souveraineté nationale au profit de la France.

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Français suite à leur décision de dire NON au référendum, justifie, au moins en partie, les craintes des élites gabonaises. Venant enfin renforcer ces craintes, l’attitude française36 (qu’il ne serait pas exagéré de qualifier de chantage) incite largement à la retenue. En présentant la sécession comme l’alternative à la communauté, la France gaullienne a fait de la revendication de l’indépendance un véritable acte de défiance vis-àvis d’elle, obligeant les élites gabonaises à se soumettre parfois dans une francophilie hypocrite et grossière. Un exemple de cette attitude est fourni par Vincent de Paul Nyonda, dont nous retranscrivons ici le préambule de la déclaration de candidature aux élections législatives du 2e collège en 1956 : « Pour que la France soit mieux aimée et connue, non seulement dans les centres, mais aussi dans les coins les plus reculés du territoire, et cela par l’extension de l’enseignement obligatoire [...] »37. Ce type de formule était devenu la pratique rituelle avant toute demande, qui, bien souvent, n’avait qu’un lointain rapport avec la suite ou le contenu du texte. Ce refus de l’indépendance n’est cependant pas, loin s’en faut, l’expression d’un manque de courage, encore moins la preuve d’une certaine passivité. Il nous semble, au contraire, répondre à la logique d’une stratégie largement partagée par certaines élites d’Afrique française qui pensent préférable pour elles et possible pour la France la définition d’un statut où l’autonomie propre de chaque territoire serait préservée et l’égalité complète des droits avec les ressortissants de la métropole obtenue.

36. Dans un document télévisé français portant sur le NON de la Guinée au référendum de 1958, des témoignages étonnants datant de cette période, ont été faits par des acteurs encore vivants. Écoutons celui de M. Alassan Diop, membre du R.D.A. : « même les cadres français qui étaient là aux Postes et télécommunications partaient avec tous ces schémas. Donc nous nous trouvions là, devant un central téléphonique, n’ayant pas la nomenclature des pièces détachées, n’ayant pas les schémas du réseau souterrain ou aérien..., des archives enlevées, à l’époque j’avais une caméra, j’avais mon bureau à côté du palais du gouverneur, j’avais filmé des agents qui cassaient la vaisselle dans la cour du palais du gouverneur... », in A. Adler, « Le jour où la Guinée a dit non », Les mercredis de l’histoire, Arte-La Cinq, mars 1998. 37. V.-P. Nyonda, Autobiographie d’un Gabonais, du villageois au ministre, op. cit., p. 66.

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Ce type de statut apparaît, en effet, pour les élites gabonaises comme garantissant les avantages d’une indépendance (large autonomie dans la gestion et la jouissance de l’administration) tout en en excluant les inconvénients (la protection d’un grand pays comme la France est un atout dans la vie internationale). Il est tout à fait éclairant de constater que, plus de vingt-cinq ans après les indépendances, un des membres de l’élite africaine de cette époque-là, le docteur Émile Derlin Zinsou, reconnait, avec d’autres, avoir défendu cette position : « La profession de foi, la revendication fondamentale n’était pas l’indépendance : aucun de nous ne la revendiquait. Nous réclamions, par contre, l’égalité des droits puisque nous avions les même devoirs. Jusques et y compris celui de donner notre sang pour la France… »38 Certes, on peut penser, avec Abamby Zentho39 , que les élites gabonaises faisaient plutôt partie, dans sa classification, « des leaders de la décolonisation-continuité », celles-là même qui, parce qu’issues de la petite bourgeoisie urbaine, formées le plus souvent dans des écoles francophones, militaient plutôt pour une évolution en douceur, au contraire des « leaders de la décolonisation-rupture » ; il n’empêche que la position que nous avons présentée ici relève bien d’un calcul, critiquable certes, mais que l’on ne saurait confondre avec une quelconque passivité. Le gouverneur Sanmarco, en poste au Gabon, qui l’avait bien compris, écrit à propos des élus africains : « Ils ne passent pas leur temps à remercier, à applaudir, mais au contraire à critiquer (ce qui est le rôle normal d’une assemblée) et à entretenir (ce qui est désagréable), une agitation permanente. Agitation non pour l’indépendance … Mais pour toujours plus d’égalité des droits dans la république. Ce qui posait des problèmes plus difficiles à résoudre que l’indépendance elle-même [...]40. » Au total, il nous semble donc que le choix des élites gabonaises emprunte largement au registre de l’ambiguïté.

38. E.-D. Zinsou, « La décolonisation de l’Afrique », in La colonisation de l’Afrique vue par des Africains, actes du colloque organisé le 14 décembre 1985 par le centre culturel africain, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 32. 39. A.-L.-N. Zentho, « Les leaders africains de la décolonisation », in La colonisation de l’Afrique vue par des Africains, op. cit., pp. 83-85. 40. L. Sanmarco, Décolonisations, op. cit.

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Peut-on être nationaliste et anti-indépendantiste : le cas Léon Mba revisité De l’ensemble des membres de la classe politique gabonaise des années 40-50-60, Léon Mba est sans aucun doute celui qui symbolise le mieux cette ambiguïté. En effet, le premier président du Gabon laisse rarement indifférents les analystes, qui au premier abord n’hésitent pas à prendre position en faveur de l’ami de la France ou contre le traître à la cause. Nous n’avons pas la prétention ici de produire une énième biographie de Léon Mba (ceci faisant désormais partie des lieux communs de toute étude politique portant sur le Gabon). Notre ambition est beaucoup plus modeste, mais elle se veut surtout novatrice. Il s’agit simplement, à la lumière de nouveaux éléments dont l’histoire s’est enrichie, de revisiter le cas Mba, convaincu que l’examen de ce cas pourrait aider à rendre intelligible le caractère apparemment complexe, voire contradictoire, du choix des élites gabonaises face à l’indépendance. Cette nouvelle visite nous semble nécessaire car nous demeurons par ailleurs convaincu que le manichéisme qui gouverne toute tentative d’analyse de l’action du président Léon Mba procède bien souvent d’une relecture sans recul de l’histoire et d’un défaut de contextualisation. Notre observation s’appuiera donc, d’une part, sur un souci permanent de recontextualisation et, d’autre part, elle s’inscrira dans une logique de longue durée. Voyons d’abord le premier aspect de son personnage, le plus connu, mais aussi celui qui a été consacré par la connaissance officielle. Sous cet aspect, Léon Mba apparaît comme un francophile zélé, voire un peu encombrant. Jacques Foccart41, présente non sans complaisance, dans ses mémoires, cet aspect du personnage en faisant de nouveau le récit de ses curieuses prises de position. Le gouverneur Sanmarco ne nous a pas caché non plus son étonnement à chaque fois renouvelé devant ce qu’il appelle l’excessive francophilie de Léon Mba, qui n’hésitait pas à se considérer en tant que Gabonais comme plus Français que les 41. J. Foccart, entretiens avec Ph. Gaillard, Foccart parle, Paris, Fayard, 1995, tome I, pp. 194-195.

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Savoyards, par exemple, au motif que le rattachement de ces derniers à la France était postérieur à celui des Gabonais42. Cette forme de francophilie irrationnelle transparaît clairement dans l’essentiel des discours du président Léon Mba de 1959 à 1964 environ43. Il serait fastidieux d’essayer de recenser les passages qui glorifient « la France notre amie de toujours [...], la France championne de l’homme noir et de l’Afrique nouvelle [...] » ou ceux qui célèbrent « l’attachement du Gabon au pays des droits de l’homme [...] »44. Cette attitude très pro-française ne date pas seulement du début des années 60. Nombre de ses contemporains font ainsi remarquer qu’alors jeune chef de canton, il avait déjà eu maille à partir avec ses concitoyens à cause d’une tendance trop marquée à appliquer avec zèle les lois de l’administration coloniale. Il n’en a pas fallu plus pour que les analystes identifient dans l’action de Léon Mba une continuité qui inclut dans la même logique la création du comité mixte franco-gabonais, le contenu (très favorable à la France) des accords de coopération ou l’intervention (perçue comme un soutien) française au Gabon de 1964. C’est dans cette logique qu’il faut inscrire la virulence des étudiants gabonais regroupés au sein de l’A.G.E.G., qui considèrent que Léon Mba a « vendu » le Gabon aux milieux d’affaires français qui y sont installés45. Les opposants n’en pensent pas

42. L. Sanmarco nous rappelait que c’était là la boutade favorite que Léon Mba aimait lancer à M. Dumont, directeur de cabinet du gouverneur, mais surtout d’origine savoyarde. L. Sanmarco, Entretiens avec l’auteur, op. cit. 43. Nous n’avons malheureusement pas pu prendre connaissance de l’intégralité des discours impliquant la France, prononcés par Léon Mba, de 1964 à 1967. Les textes relatifs à la période 1959-1964, dont nous nous inspirons ici, ont, eux, été regroupés en trois volumes principaux : 1 – P. Bory et ministère de l’Information et du tourisme gabonais, Discours, messages et allocutions du président Léon Mba (1963-1964), Monaco, 1963, 71 p., 2 – P. Bory et Ministère de l’information et du tourisme gabonais, Discours, messages et allocutions du président Léon Mba (1960-1962), Monaco, 1963, 79 p., 3 – L. Mba, Le président Léon Mba vous parle, op. cit. 44. Dans l’ordre, ces trois passages sont extraits des discours suivants : 1 – message du nouvel an 1960 au peuple gabonais, 2 – discours du 9 février 1960, lors de la fête nationale de la République gabonaise, 3 – idem. 45. Les étudiants gabonais membres de l’A.G.E.G. ont détaillé ces critiques dans une Déclaration de politique générale à propos de l’intervention française au Gabon datant de mars 1964.

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moins, qui, aux dernières heures du coup d’État de 1964 se résolurent à prendre langue avec l’ambassadeur des États-Unis au Gabon, Darlington. Pourtant, c’est contre cette idée de continuité et d’univocité que nous nous inscrivons, convaincu, au regard d’autres sources, que l’attitude puis l’action de Léon Mba relèvent d’une démarche bien plus complexe, qui emprunte plutôt au registre de l’ambiguïté dont nous avons parlé plus haut. En effet, toute la littérature sérieuse des années 30-40 et ultérieures fait état d’un Léon Mba qui, quoique évolué, était surtout perçu comme un adversaire déterminé de l’administration coloniale et un sujet anti-blancs reconnu. Le simulacre de procès que l’administration coloniale lui intenta en 1931 et sa déportation de quinze ans en Oubangui-Chari ne s’expliquent autrement que par la méfiance que le clergé et l’administration coloniale manifestaient à l’endroit de cet « individu suspect, dangereux … » et que les différents rapports d’inspection présentaient comme « profondément anti-Français ». Florence Bernault expose bien les raisons objectives qui commandaient ces craintes de l’administration coloniale46. Cette attitude n’est pas non plus ponctuelle et ne saurait être circonscrite à une seule stratégie politicienne, comme on a pu le penser. Si l’on remonte plus loin, on peut observer que l’abandon de la religion catholique par Léon Mba au profit de l’initiation au culte Bwiti était, par exemple, une démarche éminemment politique. Arrêtons-nous un instant sur le sens qu’il donne lui-même à cet engagement au cours d’un entretien qu’il accorde à Georges Balandier à la fin des années 40 : « c’est sur le terrain des croyances que nos civilisations doivent résister pour l’instant. Le christianisme nous dépouille de notre originalité [...] aux anciens cultes des ancêtres, qui ne nous unissaient pas, 46. A la suite des travaux d’autres historiens – Nsole Bitéghé, Gaulme, etc. – formulant de fortes réserves sur les accusations de crimes rituels et d’anthropophagie avancées par les administrateurs coloniaux pour condamner lourdement Léon Mba, Florence Bernault élabore plutôt l’hypothèse d’une méfiance de l’administration vis-à-vis d’un homme Fang, athé, turbulent et surtout proche des milieux communistes. Voir F. Bernault, Démocraties ambiguës, op. cit. Notamment la partie intitulée : « Le suspect : Fang, païen et communiste », pp. 219-221.

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nous avons substitué ce mouvement, depuis Libreville jusqu’à la frontière du Cameroun. Nous avons besoin de nous regrouper : de là, viendra notre progrès. Les religions familiales d’autrefois nous divisaient. Elles ont été saccagées par les missionnaires, inutile de les restaurer [...] »47. Ces propos, tenus à la fin des années 40, sont difficilement assimilables à des propos d’un pseudo-traître à la cause et d’un francophile de toujours. Ils dénotent au contraire une profonde conscience de la nécessité de l’enracinement, une volonté affichée de résister au syncrétisme colonial et une détermination à mener un combat, que d’autres, en ce temps-là, auraient pu considérer comme perdu d’avance. En cela, l’attitude de Léon Mba nous fait un peu penser à la résistance désespérée et anachronique d’un Okonkwo dans Le monde s’effondre48. Certes, beaucoup plus tard, lorsque Léon Mba sera pris en main par les forestiers et qu’il sera soutenu officiellement (contre Aubame) par les milieux d’affaires, puis par la métropole, sa francophilie se révélera au monde. Mais, sans aller jusqu’à remettre en question cette caractéristique, il nous semble d’abord que c’est en termes de pragmatisme, de réalisme et d’adaptation aux évolutions de la donne politique qu’il faut envisager son action. La relecture de celle-ci permet au moins d’en avoir une vision moins manichéenne. Le contenu Une fois ainsi analysées les significations implicites d’un refus de l’indépendance, allant de pair avec la revendication paradoxale d’une autonomie, il convient à présent de rendre lisibles et dicibles les contours d’un Gabon autonome mais non indépendant, ce qui permettrait de lever l’ambiguïté subsistant entre nationalisme et anti-indépendantisme. 47. G. Balandier, Afrique ambiguë, Paris, Plon, 1957, p. 262. 48. Nous faisons allusion ici à la tentive désespérée d’un planteur Ibo face à ce qu’il considère comme l’écroulement de sa société. Dramatique odyssée décrite par Chinua Achebe dans un de ses tout premiers romans. C. Achebe, Le monde s’effondre, Paris, Présence Africaine, 1960, 254 p.

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Comment les élites voyaient-elles le Gabon indépendant ? Avant toute chose, il importe de préciser le contenu du vocable « élites » que nous utilisons depuis le début de cet exposé, et dont le sens ne semble pas aller de soi. Cette précision est essentielle en ce qu’elle permet d’opérer une différenciation entre ce ou ces groupes d’acteurs et l’ensemble de la population gabonaise, qui ne partage pas forcément, à l’origine, les motivations des élites. En ce sens, l’erreur serait de directement convertir en volonté populaire les aspirations stratégiques, voire idéologiques, de ces élites, dont l’action s’est traduite par la négociation d’une indépendance dont nous montrerons plus loin qu’elle a été largement « verrouillée ». Que recouvre donc, dans le cas qui nous intéresse ici, le concept d’« élites » ? Et quelles en sont les principales composantes ? Dans le cas du Gabon, c’est un vocable qui désigne un ensemble bigarré d’acteurs, aux origines, formations et activités diverses, coalisés par un objectif commun : négocier l’autonomie au sein de l’empire. Ils tirent prestige et autorité d’avoir été les premiers à fréquenter le colonisateur, sa langue, sa civilisation et de paraître ainsi comme les héritiers naturels de l’appareil étatique colonial. Ils sont issus : – du groupe social des instruits, – du cercle des évolués, – des milieux d’affaires. Ils peuvent aussi simplement être anciens combattants, syndicalistes ou membres d’associations diverses. Il convient par ailleurs de signaler qu’il n’existe pas forcément de ligne de démarcation nette entre ces différents groupes. Autrement dit, des évolués peuvent très bien être instruits et des anciens combattants, reconvertis dans les affaires. Les instruits Peu nombreux dans les années 40-50, ils ne sont pas à confondre avec les étudiants expatriés, principalement en France, dont le discours est nettement plus virulent. Ces instruits (à quelques exceptions près) seront parmi les premiers captifs appelés à participer à ce que Jean-François Bayart appelle la

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« révolution passive »49. Ils y participent d’autant plus facilement qu’ils sont en même temps l’objet d’une forme d’ambiguïté, que décrit parfaitement (à propos des élites du Sénégal à la même époque) G. Wesley Johnson50 : partagés entre les nécessités de l’assimilation, et la volonté d’indépendance, entre la tentation contestataire et le réalisme politique. Les évolués Ce terme désigne pêle-mêle, à l’époque, les civilisés au sens large, incluant certes les instruits mais également les « purs captifs du complexe mimétique ». On peut dire qu’ils sont principalement originaires de la côte et de l’Estuaire du Gabon. Léon Mba, par exemple, en est issu. Leur comportement est tout aussi ambigu, mais peut s’inscrire globalement dans une logique de revendication de l’amélioration des conditions et des droits des ressortissants d’outre-mer. Une autonomie sans rupture semble leur convenir. Les milieux d’affaires Membres à part entière des élites, acteurs directs (par leur monopolisation de la scène politique jusqu’en 1956 notamment) ou indirects (par leur pouvoir financier, qui leur permettait par certaines manœuvres d’appuyer avec succès tel ou tel candidat) de la vie politique gabonaise. Florence Bernault dit d’eux qu’ils constituaient alors le groupe social dominant51. Ils sont principalement blancs, Français et forestiers. En termes triviaux, Pierre Péan 52 les présente comme des « durs, des aventuriers qui

49. Nous faisons référence à la transposition à l’Afrique que fait JeanFrançois Bayart de ce concept forgé par Antonio Gramsci qui, selon le premier, « synthétise bien la montée en puissance des instruits... et leurs arrangements avec les tenants de l’ordre ancien... », J.-F. Bayart, L’État en Afrique, la politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, pp. 228-230. 50. G.-W. Johnson, « Les élites au Sénégal pendant la période des indépendances », in L’Afrique noire française, l’heure des indépendances, op. cit., pp. 36-37. 51. F. Bernault, « Le rôle des milieux coloniaux dans la décolonisation du Gabon et du Congo Brazzaville (1945-1964) », in L’Afrique noire française, l’heure des indépendances, op. cit., p. 286. 52. P. Péan, Affaires africaines, op. cit.

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n’aiment guère les entraves, ils sont là pour faire de l’argent ». Ils s’opposeront paradoxalement à l’administration coloniale. L’ancien gouverneur Sanmarco nous relatant son arrivée en 1958 au Gabon eut ces mots : « [...] Dans quelle prison me suisje fourré [...] entre francs-maçons et forestiers ? »53 Les milieux d’affaires étaient partisans in fine d’une autonomie sans rupture. Les autres groupes sociaux On retrouve dans cet ensemble, des syndicalistes, des membres d’associations et autres amicales, et surtout des anciens combattants. Ces derniers se répartissent entre 1° les Français (dont nombre vont surtout se servir de la nouvelle légitimité gaulliste, acquise par le biais de la résistance, pour créer une association, les « Français libres », qui n’aura d’autre ambition que celle de saper l’autorité de l’administration coloniale) et 2° les Gabonais (non moins gaullistes que les premiers) qui n’ont qu’une seule hâte, que de Gaulle leur permette de prendre la place des administrateurs coloniaux54. C’est donc au total ce groupe appelé « élites » qui, bien que ne regroupant pas la majorité, sera la minorité agissante et qui entraînera le plus grand nombre dans ses prises de position. C’est lui qui, par sa position et son action, influencera, animera, orientera les débats sur l’indépendance. Notre propos fera donc volontairement abstraction de l’action des quelques véritables indépendantistes (dont nous savons, par des allusions et des recoupements, qu’ils ont existé, bien qu’en tout petit nombre) sur lesquels nous savons peu de choses de façon concrète. Cette revue des forces ayant été effectuée, il convient maintenant de voir les motivations et les calculs des différents acteurs, et à quelle forme de statut la somme de ces aspirations aboutira. Au-delà de l’indépendance vis-à-vis de l’AEF, sur laquelle tous ces acteurs s’accordent, et qu’il est inutile d’évoquer de nouveau ici, c’est surtout sur le terrain national que nous irons 53. L. Sanmarco, Entretien avec l’auteur, op. cit. 54. À ce propos, un chant militaire d’anciens combattants gabonais entonné le 17 août 1978, à l’occasion du défilé de la fête nationale à Oyem, avait les paroles suivantes : « Général de Gaulle, signé-moi papier, moi gardé gabon ».

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rechercher les fondements de ces aspirations. En premier lieu et comme nous l’avons montré, il y a les milieux d’affaires : leur principal souci étant de « s’enrichir en paix », leur gêne vient du regard par trop inquisitorial de la métropole sur leurs activités, par le biais de l’administration coloniale. Ils feront donc des administrateurs coloniaux, ces « rois de la brousse » comme les appelle Hubert Deschamps, leur principale bête noire. Il s’agira, concrètement, d’essayer de saper leur pouvoir en visant une autonomie qui éliminerait l’administration coloniale, sans pour autant se démarquer de la tutelle française, utile pour leur garantir au Gabon une position de monopole dans l’exploitation et la commercialisation du bois notamment. Les craintes d’un Sanmarco, dont nous avons fait état, ne s’expliquent pas autrement. Dans la même logique, leur soutien entier à Léon Mba lui-même, ancien adversaire des administrateurs coloniaux, contre Jean Hilaire Aubame, le protégé de ces derniers, constitue un exemple de plus. Curieusement, les aspirations des autres élites gabonaises, des anciens combattants aux instruits, ne sont guère différentes. Les Gabonais s’inscrivent clairement dans une logique de « gabonisation » de l’administration. Autrement dit, ce qui intéresse les élites gabonaises à ce moment-là, c’est uniquement succéder aux administrateurs coloniaux. Ils n’est pas encore question (il n’en sera que rarement question) de changement sur le fond, encore moins sur les autres aspects de la vie nationale, comme les questions touchant à la souveraineté, aux affaires ou à l’économie. L’essentiel des discours prononcés par le président Léon Mba entre 1958 et 1960, fait uniquement référence à la jouissance de l’administration intérieure et à la « gabonisation » des services publics. Il y consacre même un discours en août 196055. De fait, il ne manquera pas de traduire dans les faits cette aspiration, en procédant très tôt à des remaniements ministériels expressément orientés vers cet objectif56.

55. Discours sur la « gabonisation » des services publics du 14 août 1960. 56. À ce propos, on pourra remarquer que, trois mois à peine après le discours mentionné, soit le 10 novembre 1960, Léon Mba procédera à un remaniement ministériel duquel les trois derniers Français membres du gouvernement, Pierre Mariani, Maurice Jourdan et Edouard Duffaut, seront remplacés par les Gabonais Léonard Badinga et Albert Yambagoye.

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En somme, les élites gabonaises voyaient le Gabon indépendant comme un territoire dont elles auraient maîtrisé l’administration intérieure et dont elles auraient possédé la pleine jouissance. Les rôles étant apparemment partagés entre les milieux d’affaires qui auraient gardé la haute main sur les activités de commerce, voire d’industrie, et les Gabonais principalement appelés à se substituer, poste par poste et rôle par rôle, aux administrateurs coloniaux. Dans cet ordre d’idée, la défense extérieure, les affaires étrangères, la représentation auprès des organisations internationales, mais aussi l’exploitation minière, comme la gestion des domaines aussi sensibles que l’exploitation pétrolière demeuraient affaire de la métropole. Pierre Claver Maganga Moussavou considère à juste titre que c’est cette « division du travail » qui est en partie à l’origine de la domination, qu’il estime dommageable, des capitaux français dans l’économie gabonaise57. En ce qui nous concerne, nous ne pourrons que faire remarquer à quel point cet abandon volontaire de ces prérogatives étatiques par les élites gabonaises rejaillira contractuellement dans la philosophie et sur le contenu des accords dits de coopération, et comment cette même répartition « initiale » des responsabilités influera plus tard sur la conduite de la coopération entre les deux pays. Origine et lieu de l’irresponsabilité, le triomphe du sentimentalisme Nous commencions les enquêtes de terrain58, dont la matière est exploitée dans cet exposé, à la fin de l’année 1996 et au

57. Même si cet aspect de l’histoire n’est pas le facteur explicatif majeur du monopole des capitaux français dans l’économie gabonaise, Pierre Claver Maganga Moussavou le cite quand même comme fondement historique de cette situation. P. C. Maganga Moussavou, L’aide publique de la France au développement du Gabon depuis l’indépendance 1960-1978), op. cit., pp. 197-198. 58. Enquêtes informelles réalisées courant 1997, aussi bien au consulat du Gabon en France, à Paris, qu’au ministère des Affaires étrangères du Gabon à Libreville.

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début 1997. À ce moment, l’idée d’une baisse significative des réserves gabonaises d’uranium et même de pétrole, conjuguée au sempiternel problème d’une gestion douteuse des deniers publics, laissait déjà percevoir les signes annonciateurs de la double crise économique et financière d’aujourd’hui. Ce qui nous a frappé de prime abord dans ces enquêtes, lors de visites que nous rendions au personnel du consulat du Gabon en France ou au cours des entretiens que certains fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères nous accordaient59, est l’absence de perspectives rationnelles et temporelles de nos interlocuteurs. En effet, lorsque la discussion arrivait sur les sombres lendemains qui se profilaient pour le Gabon, à Paris ou à Libreville, on nous objectait invariablement, mais de façon quasi automatique « Vous savez, cher ami, la France ne peut pas nous abandonner »60. Certes, nous pouvions comprendre (même s’il est peu évident de comprendre d’emblée que la France soit mêlée à cette réflexion) que, le groupe Elf Aquitaine faisant de bonnes affaires au Gabon, cette donne constituait en quelque sorte une assurance tout risque pour l’avenir du pays. Mais lorsque nous rétorquions précisément que, les réserves de pétrole venant à s’épuiser, l’intérêt s’en trouverait forcément amoindri, nos interlocuteurs nous rassuraient avec la même placidité sur la fidélité de la France au-delà des intérêts économiques immédiats. En fait, ce que nous n’avions pas encore compris, mais qui allait se révéler avec plus de clarté au cours d’entretiens ultérieurs, est la continuité de pensée réelle entre les premières élites des années 60 et les élites gabonaises actuelles. En effet, la pensée commune dominante parmi ces élites actuelles (du moins pour nombre d’entre elles), c’est d’envisager les rapports entre la France et le Gabon à l’aune du sentimentalisme. Plus de quarante ans après la colère irrationnelle de Léon Mba à l’encontre de Jacques Foccart, traité d’anti-patriote car

59. Comme nous le faisions déjà remarquer dans l’introduction, il s’agit essentiellement d’échanges informels, seuls tolérés dans l’ambiance générale de la rétention d’information qui règne dans ce milieu, quoique cette rétention cache aussi, dans bien des cas, une absence d’information, le domaine concerné étant surtout un domaine réservé à la présidence de la république. 60. Un haut responsable gabonais, conseiller des Affaires étrangères.

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ne voulant pas faire du Gabon un département d’outre-mer61, le sentiment d’appartenance à la France et la croyance en l’existence d’une sorte de complicité historique et indéfectible ont longtemps été les cultes les mieux célébrés par les élites gabonaises62. Celles-ci, toutes tendances confondues, ont toujours agi comme si la France, mère patrie, avait partie liée avec le Gabon auquel elle était par exemple tenue, au nom d’un accord (non écrit), à un respect scrupuleux de certaines obligations, comme si, irrémédiablement, les destins des deux pays étaient étroitement liés. Nous insistons sur la prépondérance, dans la conduite des premières élites, d’un certain sentimentalisme en contradiction avec la philosophie profonde qui est censée gouverner la conduite des relations internationales ou plus simplement incompatible avec l’idée d’une prise de conscience effective des responsabilités propres de ces élites face au devenir du territoire dont elles ont la charge. Nous retrouvons ce type d’attitude dans le comportement d’un Paul Gondjout, par exemple, alors même qu’il ne passait pas spécialement pour être le plus francophile des dirigeants gabonais de l’époque63. 61. Jacques Foccart raconte, dans ses mémoires, que, face au refus qu’il opposa à la proposition de Léon Mba de faire du Gabon un département français comme la constitution en donnait la possibilité, le président, outré, lui repondit : « ...comment vous Français pouvez-vous refuser cela, vous n’êtes pas patriote... » J. Foccart (entretiens avec Ph. Gaillard), Foccart parle, op. cit., p. 194. 62. Pendant de longues années, chaque membre de l’élite gabonaise a pu faire sienne cette sortie du président Léon Mba au palais de l’Elysée, le 22 mars 1961, lors d’un séjour officiel : « Tout Gabonais a deux patries, le Gabon et puis la France. Ce n’est pas là une fleur de rhétorique, mais une vérité vivante, une vérité quotidienne... » Extrait de l’émission télévisée « Gabon, la fin du mirage », in Géopolis, octobre 1993, France 2. Mais depuis l’instauration du visa obligatoire ou encore, récemment, le refus de la France, il est vrai, sous un gouvernement de gauche, de lever la suspension des décaissements au titre de l’agence française de développement, les élites gabonaises commencent à envisager autrement ces relations. 63. Les différents témoignages relatifs à l’action de Paul Gondjout, fondateur du B.D.G. (Bloc Démocratique Gabonais), le présentent plutôt comme un dirigeant dont la francophilie n’était pas spécialement visible. Pourtant, c’est lui qui, selon François Gaulme, s’empressa d’aller rassurer les Français du Gabon, à l’approche des manœuvres liées à l’indépendance, que l’évolution

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Si cette attitude, manifestement irrationnelle, voire irresponsable, est monnaie courante dans les années 50 et 60, ce qui apparaît incontestablement comme une découverte (et c’est un euphémisme de notre part), est la continuité dans les esprits de ce type de culte et la persistance, dans les rangs des élites actuelles, de ce sentimentalisme. Si l’on peut avancer, à la décharge des tenants du pouvoir actuel, qu’ils se sentent en quelque sorte redevables à la France d’être parvenus au pouvoir et de s’y être maintenus, en grande partie, grâce tantôt à son appui, tantôt à sa bienveillante neutralité comme nous le verrons plus loin64, l’attitude des membres des partis dits de l’opposition apparaît encore plus incompréhensible. Dans les requêtes ou les actions de leurs principaux dirigeants, la critique de ce qu’il est convenu d’appeler pudiquement « les drôles de pratiques » entre la France et le Gabon est un sujet presque tabou. Pierre Louis Agondjo Okawé, le président du P.G.P. (Parti Gabonais du Progrès), et Paul Mba Abessole du R.N.B. se rejoignent ainsi en donnant de la question de l’alternance au Gabon une vision uniquement nationale, voire intérieure. Ils en viennent à demander implicitement à la France de les aider à se débarrasser du président Bongo, car c’est ce dernier qui est la seule véritable « racine du mal gabonais » 65. On du pays ne se ferait pas sans eux. Voir F. Gaulme, Le Gabon et son ombre, op. cit., p. 134. Mieux, Lors des entretiens qu’il nous a accordés, le gouverneur Sanmarco a enfin révélé l’identité de ce haut dirigeant gabonais qui, se plaignant du départ du stationnaire de la marine – et surtout de ses marins –, le « Beautemps-Beaupré », eut cette supplique : « [...] Mais comment repeupleronsnous le Gabon ? ». Ce dirigeant était Paul Gondjout. Voir L. Sanmarco, Le colonisateur colonisé, Paris, Marcel Favre, 1983, p. 205. 64. Si cela pouvait encore apparaître comme une simple hypothèse pour journalistes d’investigation en quête de sensationnel, nous savons depuis la publication des mémoires de Jacques Foccart de quelle manière la France a pensé et mis en œuvre la succession au Gabon, en 1967. De même avons-nous été nous-même témoin de l’intervention des troupes françaises au Gabon, en 1990, ou encore de l’organisation, à Paris, des célèbres accords qui allaient entériner, en quelque sorte, le résultat plus que contesté de l’élection présidentielle de 1993. 65. C’est le titre courageux, car publié sous le parti unique, d’un petit ouvrage, écrit, il est vrai sous pseudonyme et à compte d’auteur, le premier d’un Gabonais mettant explicitement en cause le « système Bongo », et essayant d’en démonter les mécanismes. Il est aujourd’hui introuvable en librairie. A. Assam, Omar Bongo ou la racine du mal gabonais, Paris, La pensée universelle, 1985.

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peut certes penser, dans ce cas, qu’il s’agit d’une francophilie feinte, essentiellement stratégique eu égard au poids que l’on confère à la France dans la « fabrication » des pouvoirs en Afrique, mais cette explication nous paraît insuffisante à rendre compte d’un phénomène beaucoup plus profond et qui fait que le même manichéisme préside à l’attitude que l’on adopte face à la France dans les rangs mêmes des opposants gabonais. En réalité, il nous semble que la tentation américaine, voire allemande, obéit surtout à une logique de dépit. Dépit face à la métropole que l’on considère encore consciemment ou inconsciemment comme la mère-patrie et que l’on viendrait à bouder si celle-ci ne se comportait pas comme souhaité. Les événements de la gare routière de Libreville en 198166 s’inscrivent bien dans cette logique de sentimentalisme. Au-delà des élites qu’on peut soupçonner d’être mues par des considérations d’opportunisme, c’est l’attitude des masses qu’il nous a été plus difficile à cerner. En effet, l’une de nos autres découvertes est l’attitude pour le moins sentimentaliste que ces masses nourrissaient à l’égard de la France. Celle-ci est invariablement considérée comme le mauvais père de famille qui privilégie certains enfants au détriment des autres (lorsqu’elle favorise par exemple ostensiblement tel camp politique au détriment de tel autre) ou alors le responsable bienveillant auprès duquel on va se plaindre pour dénoncer la conduite de tel ou tel dirigeant67. S’agit-il dans le cas d’espèce d’une variante de la tactique du simulacre dont parle Achille Mbembé68 ? Il ne nous a pas été possible, dans le laps de temps 66. Il semble bien que les membres du MO.RE.NA., parti d’opposition clandestin à l’époque, distributeurs de tracts à la gare routière de Libreville en 1981, aient tablé sur la sympathie d’une gauche française qu’ils pensaient ne pas pouvoir collaborer harmonieusement avec le régime du président Bongo. 67. Cette attitude est curieusement très perceptible dans les milieux populaires au début des années 80. Ainsi, répondant à une sollicitation d’un journaliste français souhaitant avoir un avis sur la situation sociale et économique du Gabon, on est surpris de voir l’interviewé, un Gabonais d’un bon niveau de culture, répondre en ces termes : « Depuis combien de temps auriez-vous dû le faire ? Depuis combien de temps auriez-vous dû vous enquérir de nos conditions de vie ? », in Géopolis, France 2, 1993. 68. Voir A. Mbembé, De la postcolonie, essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p. 140.

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que nous avions consacré à ces enquêtes de terrain, de comprendre le sens profond de cette attitude. Néanmoins il s’agit là d’une piste qui gagnerait à être explorée plus en profondeur. In fine, ce qu’il faut retenir de ce développement est la persistance d’une constante de la conscience politique du plus grand nombre des élites gabonaises, la perception sous un angle essentiellement sentimental des relations entre la France et le Gabon comme si ces élites implicitement refusaient d’intégrer l’indépendance et ses corollaires.

Conclusion

L’enjeu majeur de ce développement résidait moins dans la démonstration documentée du caractère quasi mythique des résistances et autres luttes gabonaises pour l’indépendance que dans la compréhension des processus de structuration de ces mythes. En effet, nous nous doutions bien, en commençant ce travail, que la revendication d’une lutte pour l’indépendance (essentiellement par les élites politiques), pour séduisante qu’elle pouvait paraître, serait difficilement attestable. Ce que nous voulions comprendre, en revanche, c’était : – le sens des contradictions apparentes qu’il y avait entre l’absence avérée de luttes et la revendication de celles-ci ; – le contenu de l’autonomie (voie médiane adoptée par les élites gabonaises pour refuser l’indépendance sans passer pour des tenants de l’ordre ancien) ; – les fondements ou justifications d’une action complexe qui fait que les anciens réfractaires à l’indépendance sont devenus ceux qui en réclament la paternité, et que nombre de nationalistes en soient venus à refuser l’indépendance. Quels enseignements tirer, au terme de ce développement ? Aussi loin que l’on puisse remonter dans l’exploration et l’analyse de l’histoire gabonaise, l’identification d’une lutte organisée, idéologique, transethnique et continue est difficile. Affirmer cela ne signifie pourtant nullement que la colonisation fut un long fleuve tranquille. De tout temps, des Gabonais se sont

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levés, pour des motifs divers, principalement commerciaux, et ont combattu. L’absence de cohérence dans ces luttes ne doit pas les condamner à l’oubli. Ce qui est ainsi valable pour l’époque coloniale, l’est autant dans la phase de la décolonisation. S’il est vrai (et il est utile pour l’histoire que ceci soit mieux su) que les élites gabonaises dans leur majorité n’ont pas spécialement réclamé l’indépendance, leurs actions et stratégies propres ne peuvent être réduites à un néant où le résultat final ne doit être compris que comme résultante de la magnanimité du colonisateur. Dans cet ordre d’idées, la contradiction apparente que nous évoquions plus haut, entre nationalisme et anti-indépendantisme peut être levée, tant il paraît évident que celle-ci relèverait plutôt d’une logique de pragmatisme. Quelles perspectives ouvrir alors au regard de ces constats ? Il faut d’abord observer que la marche vers l’indépendance du Gabon ne peut s’appréhender dans sa globalité qu’analysée sous le prisme de l’action des acteurs gabonais, débarrassée de la vulgate collaborationniste, et inscrite dans une logique de calcul. Cette révision n’a pas pour but de réhabiliter l’acteur gabonais, il s’agit surtout ici, de démontrer que même si la lutte n’a pas été armée, les élites gabonaises ont adopté des conduites et posé des actes allant dans le sens de la proclamation d’une autonomie qu’elles appelaient de leurs vœux. Ces actes ou actions ont-ils été déterminants dans le résultat final ? S’il n’est pas lieu d’en parler ici, l’enseignement majeur du chapitre, au moment où nous allons nous plonger dans l’analyse de la stratégie gaullienne, est la nécessité d’une prise en compte de l’existence et du rôle de l’acteur gabonais (et de sa responsabilité) dans l’élaboration et le fonctionnement des rapports d’interdépendance pour lesquels nous nous sommes mobilisé.

2 La stratégie gaullienne de l'indépendance verrouillée

Domaine de réflexion et d’étude « verrouillé », occupé en permanence et en priorité par nombre de chercheurs dont l’engagement politique ou le militantisme le disputent à la distanciation scientifique, de sorte que les travaux portant sur le sujet se révèlent au mieux être de parfaites constructions de l’analyse institutionnaliste, l’analyse de l’action gaullienne en Afrique francophone, notamment lors de la période dite de la décolonisation, fait apparaître une quasi-unanimité sur sa perception : pour l’essentiel des analystes en effet, et de quelque bord qu’ils soient, les indépendances africaines seraient la conséquence principalement de la magnanimité du colonisateur, il s’agirait « d’indépendances octroyées », voire imposées. Certains chercheurs vont plus loin. Ils prétendent, par des constructions téléologiques, que ces indépendances constitueraient l’aboutissement logique d’un cheminement mûrement pensé, dont le point de départ serait incontestablement la conférence de Brazzaville en 1944. Quant à la paternité de cette réalisation, elle reviendrait naturellement au général de Gaulle, dont la clairvoyance aurait été déterminante. Dans ce concert, d’autres chercheurs (qui sont aussi d’accord avec la formule d’indépendance octroyée) osent à peine objecter que si cette indépendance est effectivement octroyée, ce serait partiellement parce que le colonisateur ne souhaitait plus s’encombrer du « fardeau » de ses colonies.

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Au total, un étrange consensus semble donc se dégager pour : – nier aux acteurs gabonais (pour cause d’absence de revendication armée) une quelconque participation à l’évolution de cette situation, – consacrer la magnanimité de la France et son désintéressement dans cette procédure, – reconnaître, indirectement certes, l’effectivité des indépendances ainsi octroyées. Cette synthèse, qui pourrait apparaître acceptable à l’observateur pressé, eu égard à l’évidente passivité des élites politiques africaines, ne résiste cependant pas à la confrontation avec des événements actuels, survenant dans les rapports entre la France et l’Afrique, et dont la compréhension ne peut faire l’économie d’un retour critique à l’histoire. Ce retour nous conduira à essayer de répondre aux questions suivantes : – si la marche vers l’indépendance est le fruit non pas d’un processus mais d’une œuvre rondement menée, quel sens donner aux contradictions ou autres reniements observables dans le camp gaullien tout au long de la période concernée ? – si cet acte était réellement à ranger dans le domaine du gracieux et du désintéressement, comment comprendre la mise en place, simultanément aux indépendances, de lourds et contraignants dispositifs (pour les nouveaux pays indépendants) d’accords de coopération dont le contenu est sujet à caution ? – si l’indépendance était effective, que dire des multiples actions d’ingérence, comment interpréter le maintien d’une présence (militaire notamment) et surtout quel sens donner à la structuration d’une forme d’interdépendance qui donne parfois l’impression que la France serait engluée dans les « affaires africaines » et qu’elle aurait du mal à en sortir ? Explorer ces directions nouvelles sous cet angle commande que nous nous attelions à une véritable entreprise de sociologie historique, qui passe par un retour au texte et qui prendrait le contre-pied des idéologies dominantes dans ce domaine. Cette entreprise suppose au préalable, une analyse des motivations réelles du décolonisateur avant d’étudier le texte et saisir ainsi les fondements des accords dits de coopération signés en août 1960.

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« Partir pour mieux se maintenir »1. Analyse des motivations du décolonisateur

L’étude des processus de la décolonisation française en Afrique noire francophone fait toujours apparaître un contraste ; d’un côté, celle-ci se présente sous la forme d’une passation de pouvoirs pacifique entre une métropole généreuse et bienveillante et ses anciennes colonies, heureuses pour la circonstance d’accéder à l’indépendance. D’un autre côté, cette entreprise semble s’inscrire dans une forme d’impréparation due en partie à une volonté française de continuer la colonisation sous une autre forme. Dans les lignes qui suivent, il sera question de rendre intelligible cette attitude, à la fois généreuse en apparence et égoïste à bien des égards. Il s’agira donc de rechercher, dans les discours gaulliens de l’époque, les lignes de continuité ou au contraire les points de rupture (1), avant d’analyser le fondement des adaptations successives qui caractérisent l’action gaullienne durant cette période (2). Ruptures et continuités dans le discours et la pratique gaullienne sur l’indépendance Ici, il s’agira essentiellement de déconstruire le mythe téléologique d’une marche paisible et progressive vers l’indépendance. Ce sera l’occasion de montrer que les indépendances intervenues au début des années 60 sont loin d’être l’aboutissement logique d’une doctrine dont les grandes lignes auraient été esquissées lors de la conférence de Brazzaville en 1944 (a). Cette démythification aura pour conséquence une meilleure mise en lumière du caractère tabou du terme « indépendance » (b), tel qu’il nous est apparu dans l’étude du contenu des débats à cette période-là. 1. Il s’agit d’une formule que nous devons à Jean-François Médard. Ce dernier l’a utilisée plus d’une fois pour désigner la stratégie de la décolonisation française qui a consisté à faire semblant d’accorder l’indépendance pour s’installer durablement. J.-F. Médard, « La dimension politique de la coopération », in La coopération française en questions, Paris, B.P.I., 1998, p. 7.

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De Brazzaville à la communauté, histoire d’une reconstruction « De Gaulle libérateur de l’Afrique noire est une image qui est marquée dans la mémoire des Africains comme dans celle des Français qui se souviennent avec fierté qu’ils ont su accepter de faire profiter les anciens colonisés de leur amour de la liberté »2. Cette observation de Dmitri Georges Lavroff, pour paternaliste qu’elle puisse paraître, résume, assez bien nous semble t-il, la tonalité générale qui domine dans les études relatives à la décolonisation en Afrique noire. En effet, se trouvent convoquées pêlemêle les idées de générosité, de continuité, et de popularité. En cela, cette observation synthétise l’ensemble des thèses défendues notamment par nombre de gaullistes, et qui laissent à penser rétrospectivement que la décolonisation de l’Afrique noire française s’inscrirait dans une continuité mûrement pensée, de la conférence de Brazzaville aux indépendances, et s’expliquerait principalement par la générosité du général de Gaulle. Cette lecture apparaîtrait inoffensive (par la légèreté de son fondement) si des prises de positions récentes, plus nettement distanciées, ne venaient involontairement lui donner un certain poids, en consacrant à tort l’idée d’un octroi de l’indépendance, comprise inévitablement en elle-même comme un acte volontaire et désintéressé3. En d’autres termes, tant que cette lecture de l’histoire était le fait de chercheurs plus militants que scientifiques4, l’intérêt de s’en préoccuper était secondaire mais dès lors que la 2. D.-G. Lavroff, avant-propos à La politique africaine du général de Gaulle (1958-1969), Paris, Pédone, 1980, non paginé. Actes du colloque organisé par le Centre Bordelais d’Études Africaines (C.B.E.A.), le Centre d’Études d’Afrique Noire (C.E.A.N.) et l’Institut Charles de Gaulle (I.C.G.). 3. On retrouve ce type d’affirmation dans la bouche d’Achille Mbembé, par exemple, qui, dans le souci de différencier les formes de décolonisations en Afrique, parle ainsi, dans le cas du Gabon, d’indépendance octroyée, voire imposée. A. Mbembé, « Entretien avec Madeleine Mukkamabano », in Les mercredis de l’histoire, Arte-La Cinq, 1994. L’expression « indépendance octroyée » a été reprise par Daniel Bourmaud, dans sa synthèse sur la politique en Afrique. D. Bourmaud, La politique en Afrique, Paris, Montchrestien, 1997, p. 75. 4. Sans utiliser les mêmes mots que nous, c’est implicitement la principale réserve émise par Pierre Dabezies, dans la préface de la thèse de Robert Bourgi, Le Général de Gaulle et l’Afrique noire (1940-1969), Paris, LGDJ, 1980.

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lutte pour l’indépendance, par les élites africaines a été démythifiée, et que l’on a constaté que cette avancée a pour conséquence involontaire de laisser penser que l’indépendance dans ce cas n’a pu qu’être octroyée, une mise à jour s’impose. Elle nous conduira successivement à revisiter les théories de la générosité et de la continuité, à travers l’analyse de quelques événements replacés dans leur contexte historique, de manière à prendre à revers le postulat un peu trop facile, voire dangereux, dans son interprétation, d’une indépendance octroyée. L’un des éléments fondateurs du mythe de la continuité de l’action gaullienne est, nous semble-t-il, l’interprétation que nombre d’analystes et (il faut bien le reconnaître) une certaine élite africaine font de la conférence de Brazzaville. Celle-ci est en effet « naturellement » présentée comme le point de départ « démiurgique » d’une émancipation et d’une libéralisation dont l’issue ne pouvait indubitablement qu’être l’indépendance. Cette interprétation de faits historiques est étroitement liée à l’image que l’on donne du général de Gaulle, perçu comme un visionnaire, prétendument considéré par les Africains comme un Messie, lequel entretiendrait avec eux un lien mystico-charnel. Robert Bourgi ne peut s’empêcher ainsi dès le début de sa thèse d’évoquer avec emphase « [...] le visionnaire de Gaulle [...] qui [...] sentit une fois de plus se lever le vent de l’histoire… c’est ainsi qu’il réunit la conférence de Brazzaville [...] »5. Ce type de sortie trouve, il est vrai, largement écho auprès de certains médias et de certaines élites africaines qui ont d’ores et déjà consacré « l’homme de Brazzaville ». C’est dans cette logique que Gabrielle Lisette6 peut ainsi affirmer lors d’un colloque consacré à ce thème que « le général de Gaulle restera dans l’histoire comme le plus prestigieux des décolonisateurs du XXe siècle, comme le décolonisateur »7. Sans présager des leçons de l’histoire, il importe cependant de revenir sur le contenu de la conférence de Brazzaville, et de montrer qu’à notre sens, celle-ci 5. R. Bourgi, Le général de Gaulle et l’Afrique noire, op. cit., p. 8. 6. Gabriel Lisette était alors le vice président de la fondation Félix Houphoüet-Boigny. 7. G. Lisette, intervention au cours du débat portant sur « La politique africaine du général... », in La politique africaine du général..., op. cit., p. 125.

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ne s’inscrivait certainement pas dans une logique de marche vers l’indépendance, mais qu’elle consacrait au contraire la prépondérance du pouvoir central en optant résolument pour l’assimilation, ce malgré quelques nécessaires aménagements internes qui ont pu donner l’illusion d’une libéralisation à terme. Selon les propres termes du gouverneur général Laurentie8, la conférence de Brazzaville visait à organiser « une liberté intérieure plus grande des colonies ». Autrement dit, la conférence avait d’abord pour objet de réorganiser l’empire en élaborant une conception nouvelle du droit colonial français. En d’autres termes, il n’était pas question de dislocation, encore moins d’indépendance. Tout aussi erronée nous semble être la thèse, souvent mise en avant, de la grande popularité de cette conférence auprès des populations africaines pour justifier son importance fondatrice dans l’histoire de la marche vers l’indépendance. Dans une contribution très intéressante (car portant sur un aspect souvent ignoré par les historiens ayant examiné cette période-là), Elikia Mbokolo9, en tentant d’établir l’écart qui existait, à cette période, entre les attentes de la base et les motivations des élites africaines, a fini par montrer le faible intérêt que cette conférence suscita auprès des masses, mettant ainsi à mal l’idée consacrée de la popularité. Certes, cette conférence mobilisa très largement les élites africaines, mais on ne peut ici parler de popularité dans la mesure où les élites (celles du Gabon en tout cas) étaient loin de constituer la majorité de la population. D’autres analystes vont plus loin dans le bilan qu’ils dressent de cette conférence. Ainsi, réfutant les prises de positions de ceux qu’il appelle les « mythologues » et niant au général de Gaulle une quelconque « africanophilie », Stanislas Adotévi voit dans la conférence de Brazzaville non pas le moment où « de Gaulle est venu en décolonisateur pour écrire la fraternité sur les murs [...] mais… pour définir pour la France, une nou8. Cité par R. Bourgi, Le général de Gaulle et l’Afrique noire, op. cit., p. 114. 9. E. Mbokolo, « La réception des principes de Brazzaville par les populations africaines en Afrique équatoriale française », in Brazzaville, aux sources de la décolonisation, Paris, Plon, 1988, pp. 246-252. Actes du colloque organisé par l’Institut Charles de Gaulle et l’Institut d’Histoire du Temps Présent.

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velle forme de présence française [...] »10. En dépit du ton passablement polémiste de cette affirmation, on peut raisonnablement considérer que la conférence de Brazzaville emprunte davantage à ce registre-là. Catherine Coquéry-Vidrovitch le dit en des termes moins virulents dans la conclusion de son classique d’histoire de l’Afrique noire : « Loin de préfigurer une vision prophétique de l’indépendance, la conférence avait nommément écarté toute perspective de self-government même lointaine et les délégués restèrent fidèles au concept d’assimilation. La seule ouverture fut la reconnaissance d’une personnalité des territoires qui se traduisit par une tendance à la décentralisation administrative contraire à l’idée de fédéralisme chère à Senghor »11. À ce niveau de l’analyse, une précision s’impose : le problème posé par l’interprétation et l’analyse du contenu de la conférence de Brazzaville renvoie plus généralement à l’identité et à la position des analystes, et ne saurait être abordé de façon manichéenne. S’il est vrai que pour l’Africain, de surcroît non-acteur ou même spectateur de l’époque, cette conférence ne peut en aucun cas, compte tenu du recul dont il dispose, constituer le premier jalon de l’indépendance, pour un membre de l’élite africaine ou pour le Français progressiste de cette époque-là, les quelques éléments énoncés constituaient visiblement une avancée significative dans les statuts et le débat. D’ailleurs, l’inquiétude des milieux colonialistes confirme cet enseignement. Cependant, ce bémol ne saurait en aucun cas faire de la conférence de Brazzaville le premier palier menant à une indépendance prévue. D’ailleurs, qui mieux qu’un gaulliste comme Jacques Soustelle peut nuancer les interprétations que l’on a souvent faites de cette conférence quand il écrit notamment : « On a dit et on a écrit bien des inexactitudes sur cette conférence, [...] il est contraire à la vérité et à la bonne foi de prétendre que les conceptions esquissées à Brazzaville aient tout naturellement engendré la décolonisation [...] »12. 10. S. Adotévi, De Gaulle et les Africains, Paris, Ed. Chaka, 1990, p. 175. 11. C. Coquery-Vidrovitch et H. Moniot, L’Afrique noire, Paris, PUF, 4e éd., 1993, pp. 254-255. 12. J. Soustelle, Vingt-huit ans de gaullisme, Paris, La Table ronde, 1968, pp. 277-278.

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Le tabou de l’indépendance dans les discours et la pratique gaullienne des années 5013 « L’indépendance réelle, totale, n’appartient en réalité à personne. Il n’y a pas de politique possible sans coopération. Il n’y a pas de pays, si grand et si puissant qu’il soit, qui puisse se passer des autres »14. Cette déclaration du général de Gaulle, faite alors même que le processus de l’indépendance de la plus grande partie des pays africains était déjà largement entamé, montre bien l’esprit dans lequel le « décolonisateur » se trouvait face à ce mouvement, qui semblait de plus en plus irréversible. Elle contient en elle-même l’ensemble des réserves que la métropole émettait tant sur la forme que sur le fond face à la nouvelle donne politique et juridique qui se profilait ainsi. En effet, transparaissent ici clairement la relativisation de l’intérêt d’une indépendance, le caractère peu total de son accomplissement, en résumé, le refus d’assumer, dans son intégralité et dans ses corollaires, cette situation nouvelle censée, dorénavant, gouverner les relations entre la métropole et ce qui apparaissait déjà comme ses anciennes colonies. De même, cette déclaration laisse clairement entrevoir (même si elle n’en dessine pas avec exactitude les contours) l’ambiguïté future des relations entre la France et nombre de ses partenaires africains (dont le Gabon), au point que certains analystes refusent d’envisager ces relations en termes de relations d’État à État. Plus concrètement, cette déclaration résume, nous semble-t-il, assez bien l’ambiance régnant à cette époque-là et qui faisait de l’indépendance un thème tabou, aussi bien dans les rangs des élites gabonaises et africaines qu’auprès des colonisateurs euxmêmes.

13. Ce titre s’inspire largement du titre d’une contribution de Christian Bidegaray dans l’ouvrage déjà cité L’Afrique noire française... C. Bidegaray, « Le tabou de l’indépendance dans les débats constituants sur les pays de l’Outre-mer française : 1945-1958 », in L’Afrique noire française..., op. cit., pp. 193-207. 14. Extrait du discours prononcé par le général de Gaulle à l’Assemblée Nationale du Mali (Mali et Sénégal) à Dakar, en décembre 1959.

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Ce tabou est observable à deux niveaux essentiellement : sur un plan purement sémantique15 et plus sérieusement sur le fond. Sur le plan sémantique, la contribution de Christian Bidegaray, constitue un aperçu intéressant du soin que prenaient alors les élus pour éviter de prononcer ce mot, quand bien même il apparaissait de plus en plus évident que le contenu juridique et politique de la situation qui se négociait alors ne faisait plus de doute sur sa nature. À ce propos, il distingue notamment dans ces débats, et par voie de conséquence dans les changements constitutionnels de 1945 à 1960, trois phases successives : – l’indépendance ignorée ; – l’indépendance interdite ; – l’indépendance verrouillée. L’indépendance ignorée Cette phase correspond à un moment où les députés africains veulent surtout mettre en avant leur loyauté envers la France et, par la même occasion, solidement lier leurs territoires à la république française, soit par des institutions fédérales, soit par des institutions confédérales16. Cette situation perdurera jusqu’à la loi-cadre de 1956 qui, comme nous l’avons déjà vu, vise surtout à instituer une autonomie interne, faite de mesures de décentralisation et de déconcentration. Quant au général de Gaulle, revenu au pouvoir, tout en manœuvrant dans le plus grand pragmatisme, sa doctrine profonde ne semble pas avoir beaucoup évolué. En bon 15. C’est une curiosité de constater, à la lecture des témoignages de l’époque, le soin que les acteurs mettaient à ne pas utiliser ce terme, comme s’il avait été frappé d’interdiction. Dans ces conditions, l’éviter a donné naissance à un tel exercice, qui a emprunté toute une logorrhée. Les acteurs africains ont utilisé, invariablement, les termes d’« égalité de droits », d’« émancipation », d’« autonomie », de « sécession » ou de « coopération ». 16. Nous savons que le président Léon Mba se rapprochera à cette occasion d’Houphoüet-Boigny, dont la lutte pour le fédéralisme est connue, alors que Jean Hilaire Aubame rejoindra le camp des indépendants d’outre-mer, dont le chef de file Senghor était très ouvertement pour la confédération.

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fédéraliste, « il pense les relations franco-africaines en un ensemble très structuré conduit par l’État français et par son chef [...] »17. L’indépendance interdite C’est le refus de consacrer cette hypothèse dans le texte constitutionnel18 qui justifie ce titre. En effet, Alain Plantey, alors chargé de rédiger un avant-projet a eu, semble-t-il, tort de réagir à une actualité très favorable aux indépendances. C’est donc le général de Gaulle lui-même qui refusera d’admettre toute compatibilité entre l’indépendance et l’association avec la République française. Le gouvernement, un jour plus tard, le suivra en annonçant qu’il n’a pas l’intention de reconnaître aux territoires d’outre-mer une quelconque vocation à l’indépendance. L’indépendance verrouillée19 C’est une période que Bidegaray situe entre les 8 et 24 août 1958. Il n’est plus alors question de libre choix, mais d’alternative entre l’association ou la sécession, qui elle-même est assortie de graves menaces de ruptures de l’aide française. Le général de Gaulle prononcera des paroles lourdes de menaces en présentant ainsi les enjeux du référendum : « Si l’on refuse cette associa17. C. Bidegaray, « Le tabou de l’indépendance dans les débats constituants sur les pays de l’Outre-mer », op. cit., p. 198. 18. C’est Solal Céligny qui a fait savoir aux experts que le général de Gaulle avait manifesté avec rigueur son refus d’une telle association. 19. Au sens de Bidegaray, ce terme désigne l’unique alternative présentée par de Gaulle aux pays africains : l’évolution dans la communauté, sinon la sécession. En ce qui nous concerne, ce terme est beaucoup plus profond. Nous lui conférons en effet le sens de l’issue du 17 août 1960. En d’autres termes, c’est l’indépendance elle-même qui apparaît comme verrouillée, car n’accordant qu’une souveraineté limitée au Gabon, et par le biais des accords de coopération, à la France des pouvoirs illégaux, aux yeux du droit international, d’intervention (accords secrets de défense), d’exploitation (accord sur les matières premières stratégiques) ou de représentativité. En cela, ce terme utilisé pour la première fois par Albert Mabileau nous semble plus approprié que

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tion, il est entendu que l’on veut l’indépendance, qu’on la veut avec tous ses devoirs, toutes ses charges, tous ses dangers, et, dans ce cas-là, évidemment, la métropole en tirera toutes les conséquences. Il est bien évident qu’on ne peut concevoir une association qui n’en serait pas une […] »20. Il n’y a pas que sur le plan sémantique que l’indépendance apparaît comme taboue. L’analyse de l’action du général de Gaulle elle-même confirme cette résistance face à l’inéluctable évolution de l’histoire. Cette résistance peut, elle aussi, être envisagée en trois temps ; une période de refus, pendant laquelle le chef de la France opposera une fin de non-recevoir à toute forme d’évolution envisageant de quelque manière que ce soit l’accession à l’indépendance. Une période d’inclusion de cette nouvelle donne, étroitement liée par ailleurs à l’environnement international, période au cours de laquelle de Gaulle accepte implicitement cette réalité mais pour la présenter comme une accession à la souveraineté internationale. Enfin l’accomplissement de ce dessein auquel « le général » a pris le soin d’adjoindre à un autre terme, la coopération. Autrement dit, cette coopération est d’emblée présentée aux futurs États comme un passage obligé avant l’indépendance21, une sorte de serment que les pays africains sont tenus de prêter s’ils veulent être admis dans le concert des nations. Les accords de coopération (sur la nature et le contenu desquels nous reviendrons en détail), négociés et signés à la hâte dans les années 60, apparaissent celui d’« indépendance piégée », par exemple, avancé par Mwamba Bapuwa pour caractériser le cas du Zaïre. Voir Bapuwa, « Une indépendance piégée : le Zaïre », in La décolonisation de l’Afrique vue par les Africains, op. cit., p. 119. 20. Discours du général de Gaulle cité par C. Bidegaray, op. cit., p. 202. 21. Dans une correspondance adressée au futur président gabonais Léon Mba, le premier ministre français Bernard Debré ne s’embarrasse pas de circonvolutions diplomatiques pour clairement lui signifier que la signature des accords de coopération est préalable à l’acquisition de l’indépendance, l’un n’allant pas sans l’autre. Il écrira notamment : « on donne l’indépendance à condition que l’État s’engage une fois indépendant à respecter les accords de coopération signés antérieurement : il y a deux systèmes qui entrent en vigueur en même temps : l’indépendance et les accords de coopération. L’un ne va sans l’autre [...] ». Cité par A. Grosser, La politique extérieure de la cinquième république, Paris, Seuil, 1965, 190 p.

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donc de fait comme le moyen par excellence du général de Gaulle d’accorder une indépendance dont il sait qu’elle n’en est pas une, si ce n’est « des drapeaux », pour reprendre l’expression chère au président Julius Nyeréré. Ainsi, cette forme nouvelle d’amitié, considérée par les analystes de cette époque comme contractuelle et censée avoir été demandée puis négociée par les acteurs africains eux-mêmes, n’est en réalité qu’un dispositif obscur, vague, pensé et élaboré de façon unilatérale, et n’ayant été, pour reprendre les termes de l’écrivain camerounais Mongo Béti, « ni en France ni en Afrique l’objet d’un débat dans aucune des instances de légitimation publique »22.. Il s’agit donc clairement d’une coopération imposée, qui n’en demandait d’ailleurs pas tant au regard du peu d’enthousiasme manifesté par les deux camps à se séparer. En effet, si, en France, personne ne semblait réellement prêt, d’un point de vue idéologique, stratégique voire sentimental, à accorder une indépendance totale23, au Gabon par ailleurs, nul membre de l’élite, comme nous l’avons déjà vu, n’était prêt à cette indépendance. Ce double refus d’assumer une indépendance en quelque sorte imposée par la force des choses nous semble constituer l’élément structurant de la mise en place d’une indépendance verrouillée, c’est-à-dire d’une vraie-fausse indépendance, qui, tout en empruntant les signes extérieurs de ce nouveau statut, consolide, voire affine, au contraire les mécanismes d’interdépendance. Dans le cas qui nous intéresse ici, si des arguments politiques et stratégiques peuvent être évoqués pour expliquer ce paternalisme français, on peut difficilement faire abstraction du poids 22. Mongo Béti, La France contre l’Afrique, retour au Cameroun, Paris, La découverte, 1993, p. 152. Sur l’ensemble de sa critique des accords de coopération, on pourra lire le chapitre 8, « Des servitudes d’une république bananière ». 23. Dans le même temps, les métropolitains n’étaient pas prêts à vivre dans une communauté franco-africaine. À ce sujet, le général de Gaulle dira : « ... C’est beau l’égalité, mais ce n’est pas à notre portée. Vouloir que toutes les populations d’Outre-mer jouissent des mêmes droits sociaux que les métropolitains, d’un niveau de vie égal, ça voudrait dire que le nôtre serait abaissé de moitié. Qui est prêt ? », in A. Peyrefitte, C’était de Gaulle. La France redevient la France, Paris, Fayard, 1994, p. 55.

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d’intérêts plus terre-à-terre, liés notamment aux approvisionnements et au marché français, dans la rédaction des accords dits de coopération, par exemple. Les thèses de la continuité, comme celles plus actuelles du simple octroi de l’indépendance, compris comme un acte désintéressé guidé par la pure générosité ou par la conscience de porter « un fardeau » désormais sans contrepartie, nous paraissent largement vidées de leur substance. Nous démontrerons, dans les pages qui suivent, qu’en ce qui concerne le Gabon, il n’y a ni absence d’intérêts, ni générosité et que nous sommes bien ici, en présence d’un cas typique d’indépendance verrouillée. Des adaptations successives sur fond de deux constances : la stabilité et la sauvegarde des intérêts français À la suite de notre entreprise de démythification, il apparaît utile de mieux appréhender l’action gaullienne dans ce qu’elle a d’objectif, c’est-à-dire sa capacité à s’adapter aux évolutions de l’histoire. Mais ces adaptations se feront en respectant deux principes qui semblent fondamentaux; le maintien du statu quo (a) et la sauvegarde des intérêts français (b). Le maintien du statu quo Nous nous étions surtout attelé, jusqu’ici, à montrer que l’action du général de Gaulle en Afrique et, plus généralement, le mouvement de la décolonisation ne s’étaient pas faits de façon continue, progressive et mûrement pensée, comme certaines analyses postérieures à cette période tendent à vouloir l’imposer. Ce faisant, notre but n’est pas seulement de nous inscrire dans une perspective de relecture de l’histoire, qui aurait pour inconvénient de ne valoir que par sa seule dimension polémique, mais dans le prolongement de nos hypothèses de départ, de révéler qu’il est avant tout question, d’un processus, fait de ruptures, voire de reniements, dont la seule constance demeure dans la capacité du général de Gaulle à s’adapter, voire à anticiper en certaines occasions cette donne.

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Pour autant, au regard des éléments sommaires évoqués au début de notre développement, il paraît un peu léger de considérer que de Gaulle serait le « décolonisateur » et le grand chantre de l’indépendance africaine qu’il aurait lui-même progressivement préparée. Cette mise au point sur la forme faite, il convient maintenant d’explorer les arguments de fond tendant à présenter l’indépendance du Gabon comme un acte de pure générosité et désintéressé. Cette exploration suppose elle-même deux niveaux de réflexion ; il s’agit, d’une part, de vérifier que toute arrière-pensée de sauvegarde des intérêts français est absente de la négociation de l’indépendance (b) et, d’autre part, de rechercher au préalable les fondements et objectifs de la doctrine du maintien du statu quo (a). Pour commencer, il convient d’expliciter le terme de statu quo que nous employons ici, et qui risque, s’il est compris au sens premier, d’apparaître comme un anachronisme au regard des adaptations successives de la stratégie gaullienne dont nous voulons justement rendre compte. À notre sens, le statu quo apparaît comme le maintien d’une certaine stabilité24. Non pas que le statut des colonies ne doive pas évoluer ; il s’agissait plutôt de canaliser et d’encadrer cette évolution dans le sens où les anciennes colonies devaient toujours, pour ainsi dire, être arrimées à la métropole, dans une interdépendance constante et durable. C’est au nom de ce maintien du statu quo que les troupes françaises se portèrent, dans la plus stricte illégalité, au secours du président Léon Mba en 196425. C’est au 24. Nous citons ce terme car il nous semble emblématique de l’action et de la rhétorique de la stratégie gaullienne au Gabon. L’une des choses qui nous avaient le plus marqué lors de l’entretien que nous avait accordé Maurice Robert est la récurrence de la formule « maintien de la stabilité » dans sa justification des actions ménées au Gabon. Entretien avec Maurice Robert, Paris, 1999. 25. L’intervention des troupes françaises au Gabon avait pour but de remettre à flot le président Léon Mba. Elle a été longtemps controversée et peu d’auteurs ont osé avancer l’hypothèse très plausible d’une opération illégale au plan du droit international. Ainsi Nsole Bitégué, après avoir pourtant mené une enquête très sérieuse, se sent-il obligé de conclure : « certes la procédure prévue par les textes a apparamment été respectée... » Cf. Nsole Bitégué, Echec aux militaires..., op. cit., p. 83. Il est vrai que la méconnaissance des termes exacts des accords secrets de défense, d’une part, le mensonge savamment entretenu par des personnalités comme Jacques Foccart, d’autre

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nom de ce principe que la constitution gabonaise sera modifiée le temps de porter le président Bongo à la vice-présidence, puis à la présidence de la République en 1967 ; c’est enfin au nom de ce même principe que des autorités françaises soutiendront de façon continue le pouvoir présidentiel au Gabon. Que suppose donc ce maintien du statu quo et que recouvre cette politique ? Le maintien du statu quo n’est possible que dans la mesure où l’indépendance accordée au Gabon serait une indépendance de pure forme, sans effectivité réelle. La colonie (en l’occurrence ici le Gabon) demeure, bon gré mal gré, un super département français qui en assume les servitudes sans en retirer toujours les avantages (nous verrons plus loin, dans l’application de l’analyse clientéliste aux rapports francogabonais, de quelle manière à ce paternalisme initial succède une forme de rééquilibrage, qui paradoxalement a pu donner l’impression d’une départementalisation plus poussée). Cette absence de toute déconnexion est clairement consacrée par les accords de coopération, et notamment la partie secrète des accords spéciaux de défense, qui, semble-t-il, donne à la France les moyens d’intervenir au Gabon même dans le cadre de problèmes internes. Dans cet ordre d’idée, la justification selon laquelle l’indépendance serait un moyen de se décharger d’un

part, n’ont pas facilité les recherches des rares téméraires qui se sont hasardés sur ce terrain. Jacques Foccart pouvait ainsi déclarer lors d’un colloque, en 1979, devant un parterre d’universitaires silencieux : « en ce qui concerne le Gabon, nous avons été saisi par l’ambassadeur, qui tenait ses instructions du président de la République, d’une demande d’intervention, conformément aux accords de coopération en matière de défense » (lire La politique africaine du général de Gaulle, op. cit., p. 364). En réalité, loin de ces affabulations, les choses se sont passées plus simplememnt. Léon Mba, déténu en un lieu secret, ne pouvait transmettre d’instructions à son ambassadeur. Le vice-président, éloigné dans le sud du Gabon, avant d’être arrêté, était lui aussi empêché. C’est donc Jacques Foccart qui a décidé de lancer cette opération, sans demande expresse gabonaise, après en avoir naturellement convenu avec le général de Gaulle. La seule « personnalité gabonaise »à avoir assisté à la réunion de mise au point aux côtés, entre autres, de Jacques Foccart, B. Maloubier, Maurice Robert – ceci nous a été confirmé de la voix même de ce dernier – est un conseiller français de l’ambassade du Gabon en France : Claude Terraroz. Cette mise au point ne tient naturellement pas compte d’une éventuelle et probable fabrication de document antidatés.

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fardeau, avancée par le général de Gaulle lui-même, nous semble sujette à caution. Car, au contraire, cette forme d’interdépendance n’aura probablement été rendue possible que par la proclamation préalable d’une indépendance formelle. Ici, en effet, l’indépendance formelle apparaît comme le seul « arrangement » juridique, politique et diplomatique permettant le fonctionnement de ce type de rapports. C’est principalement pour cette raison que la politique de coopération, étroitement accouplée dès le départ à l’indépendance, reste curieusement muette sur ses objectifs, sa conduite, ses moyens et sa durée26. Ce flou volontaire entourant le contenu de la politique de coopération rejaillira sur l’ensemble du dispositif, qui se distinguera par son opacité et sa difficile lisibilité. De même, les différents rapports commandés et concluant à sa nécessaire réforme s’interrogeront sur ses visées ultimes, tant les impératifs politiciens semblent le disputer aux nécessités commerciales, tout cela bien loin des préoccupations d’amitié ou d’humanitarisme. La sauvegarde des intérêts français La question de l’existence et de la prise en compte des intérêts éventuels (économiques ou industriels, politiques ou stratégiques, etc.) dans le processus de la décolonisation française et la mise en place de la politique de coopération, taraude les analystes depuis les années 50 et alimente la vieille controverse entre les thèses d’un Raymond Cartier et les prises de position d’un Buron, par exemple. Elle aboutit, in fine, à poser la question presque « métaphysique » de la pertinence ou de la nonpertinence de la prise en compte de ces intérêts dans l’élaboration de ladite politique de coopération. Face aux discours originels axés sur la générosité que véhiculent encore aujourd’hui nombre de hauts responsables français et les prises de positions qui apparaîtraient radicales d’un Raymond Cartier relayées 26. Ce sont là les remarques faites par Louis Sanmarco pour expliquer l’échec de la coopération française telle qu’elle a été menée depuis le début des années 60. Voir L. Sanmarco, La réforme de la coopération, réflexion sur une disparition programmée, texte inédit.

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inconsciemment par des auteurs plus actuels, on se perdrait presque, tant les arguments des uns et des autres, relevant de la mauvaise foi, de la tromperie ou de la simple méconnaissance des choses, sont difficilement conciliables. Notre but, loin d’ajouter à toute la littérature participant ou ayant participé à ce débat, n’est pas d’épuiser, ni même d’aborder dans son ensemble ce vaste sujet. Il s’agit plus simplement, de tenir un propos concis dans sa préhension et limité sur la période de référence. Cette précision est utile, en ce qu’elle nous évite de nous perdre dans les méandres des justifications de la colonisation, haut fait de philanthropie et de générosité pour les uns27, principal élément de syncrétisme, voire de chute, pour les autres. Concrètement, notre interrogation ne concernera que le seul Gabon et se situera des années 60 à nos jours. En clair, il s’agira, d’essayer de répondre aux trois questions suivantes : – les impératifs de générosité sont-ils les seuls (comme certains analystes le laissent entendre) à justifier la mise en place et la perpétuation d’une politique de coopération (à travers l’aide notamment) dont la pertinence est sujette à caution dans les débats nationaux français ? – peut-on raisonnablement penser que, lors de la négociation de l’indépendance, la prise en compte des intérêts éventuels a été un élément déterminant ? Auquel cas, il s’agira d’identifier ces intérêts, et d’en donner l’importance éventuelle. – Dans cette logique, comment comprendre que les thèses de la seule générosité soient encore à ce jour les mieux défendues par les responsables parmi les plus importants de la coopération française ? Même si la générosité a toujours été mise en avant par les autorités politiques françaises, pour justifier la nécessité, d’abord de la colonisation, puis de la décolonisation et enfin de la mise en place d’une politique de coopération, dont l’élément 27. Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’abondante production réalisée par Bernard Lugan, dont l’énergie semble être consacrée à la justification de la colonisation. Pour en avoir un aperçu, on lira une de ses plus récentes publications : B. Lugan, Afrique, bilan de la décolonisation, Paris, Perrin, 1991, pp. 17-18.

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illustrateur de cette philosophie est l’octroi d’une aide publique au développement, on a de plus en plus du mal à se contenter de cet argument minimaliste, voire idéologique, pour expliquer l’intérêt qu’a la France, notamment au moment de la négociation de l’indépendance, à créer un dispositif (la coopération) dont le principal mérite a été finalement de permettre la survivance du cordon ombilical avec le Gabon. Au demeurant, les thèses cartiéristes, contrairement à l’image que l’on en a donnée ne consistent pas à lutter contre cette prétendue générosité ; elles s’inscrivent plutôt dans une logique de rationalité internationale et prétendent surtout que la France a peu d’intérêt à coopérer avec les pays du sud. C’est cette même baisse des intérêts qu’un historien comme Jacques Marseille constate dans son emblématique ouvrage relatif au divorce entre l’empire colonial et le capitalisme français28. Pour revenir à la lettre, comment d’ailleurs analyser la phrase (qui constitue à tort le cri de ralliement de tous ceux qui célèbrent le « décolonisateur désintéressé ») devenue célèbre du général de Gaulle « En reprenant la direction de la France, j’étais résolu à la dégager des astreintes, désormais sans contrepartie, que lui imposait son empire [...] »29. Cette phrase illustre d’abord la prépondérance, malgré les dénégations, des intérêts dans l’action de de Gaulle en Afrique. La principale raison qui justifie ainsi le désengagement, c’est qu’il n’y ait désormais plus de contrepartie (à comprendre comme intérêts) aux astreintes. En d’autres termes, les astreintes n’étaient acceptables que dans la mesure où celles-ci étaient récompensées par une contrepartie (en l’occurrence ici vraisemblablement stratégique). Cette approche rejoint d’ailleurs parfaitement l’analyse que Patrick Quantin et Albert Mabileau faisaient déjà de la place de l’Afrique dans la pensée politique du général de Gaulle. Contre les vulgates habituelles, ces derniers, en effet, tentaient de montrer à travers l’étude des discours, des mémoires, et d’autres types d’interventions du général de Gaulle, que l’Afrique, dans 28. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français : histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 1984, 461 p. 29. C. de Gaulle, Mémoires d’espoir. Le renouveau, Paris, Plon, tome I, 1970, p. 42.

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la pensée de ce dernier, n’apparaissait que par utilité à la France. Autrement dit, selon ces deux mêmes auteurs, « l’Afrique n’est pour le général de Gaulle qu’un thème dépendant, dans son système de pensée et d’action, en ce sens qu’il est toujours traité par rapport à la France, voire en fonction d’une certaine idée de la France. La France est le sujet de réflexion, dont l’Afrique n’est qu’un objet épisodique [...] »30. Une telle analyse va donc à l’encontre d’un désintéressement comme l’idée populaire l’a consacré. À moins d’être un « gaulliste de stricte observance » pour reprendre l’expression chère à Pierre Péan, il semble donc évident que l’action du général de Gaulle est d’abord largement, et à juste titre, guidée par la sauvegarde des intérêts français. Pour en revenir au Gabon, ceux-ci se présentent d’abord sous la forme de ressources naturelles ; les accords de coopération signés en 1960 garantissent à la France un total contrôle de leur exploitation et de leur exportation ; ils donnent à la France des droits sur d’éventuelles réserves, non encore découvertes mais qui pourraient l’être. Sur le plan stratégique et militaire, l’armée française au Gabon se trouve sur son sol, n’hésitant pas par exemple à l’utiliser comme base arrière de ses actions. L’ouverture totale de ce nouveau marché, les épisodes, obscurs mais rendus possibles par la disponibilité du sol gabonais, des expéditions françaises militaires au Nigeria lors de la guerre du Biafra, constituent un aperçu sommaire des intérêts français au Gabon, sur lesquels nous reviendrons naturellement en détails. Un ancien ministre français de la Coopération esquissait récemment de façon partielle une revue des intérêts pour la France du marché africain en ces termes : « Par ailleurs, le marché africain fait vivre plus de Français encore sur notre territoire. L’ensemble francophone en Afrique est pour notre pays, la seconde zone de commerce extérieur après l’union européenne. Le chiffre d’affaires de nos entreprises sur le continent noir n’est pas éloigné du montant de l’APD française à l’Afrique. En 30. Voir la contribution d’Albert Mabileau et Patrick Quantin aux travaux du colloque consacré au général de Gaulle et l’Afrique noire. A. Mabileau et P. Quantin, « L’Afrique noire dans la pensée politique du général de Gaulle », in La politique africaine du général de Gaulle (1958-1969), op. cit., p. 54.

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effet, par différents canaux, un retour s’opère et c’est aussi le devoir du ministère de veiller à défendre les intérêts de nos entreprises. Les besoins matériels en infrastructure des pays en développement sont pratiquement illimités. En y répondant, nous créons des emplois en France et nous contribuons ainsi à résorber le chômage [...] »31. Au regard des éléments ainsi énoncés, il semble donc que la sauvegarde des intérêts français a toujours été présente dans la tête des négociateurs français de l’indépendance. Ces intérêts apparaissent sous des formes diverses ; économiques, commerciales, énergétiques, voire stratégiques, comme le montre l’exemple du Gabon. Ils peuvent simplement être politiques, et même, culturels dans certains cas. Si la question de leur importance ne se pose pas encore ici, il était au moins utile de tordre le cou à l’idée que la coopération ne se justifiait que par les seuls impératifs de générosité. Dans ces conditions, comment comprendre que la classe politique française d’hier et d’aujourd’hui continue à véhiculer un discours largement mythique s’articulant uniquement sur la générosité ? S’il n’est pas aisé de donner une réponse valable et définitive à cette interrogation, on peut avancer l’hypothèse que ce discours perpétuerait en quelque sorte le mythe fondateur de la conscience coloniale, qu’il perpétuerait la grandeur de l’action gaullienne, mais plus concrètement, qu’il dresse un voile sur des éventuelles études allant dans le sens d’une recherche sur les intérêts réels de la France en Afrique qui tueraient ainsi les mythes précités. En ce qui nous concerne, et au terme de ce développement, il est banal de faire le bilan que l’action gaullienne au Gabon, comme ailleurs en Afrique, ne s’inscrivait pas toujours dans une logique de continuité, qu’elle participait plutôt d’un processus fait de ruptures, d’adaptations, voire de reniements. De même la sempiternelle générosité que l’on affiche à toutes les pages des livres d’histoire pour caractériser l’action du général de Gaulle se trouve ici largement démythifiée. Encore faut-il (c’est ce que nous tenterons de faire dans les pages qui suivent), par un retour au texte, illustrer ces affirmations.

31. J. Godfrain, L’Afrique, notre avenir, op. cit., p. 55.

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Le contrat fondateur de l’ambiguïté : les accords franco-gabonais d’août 1960

Il n’aurait pas été concevable (pour la clarté du débat) que nous fassions l’impasse sur un retour au texte. En effet, au-delà des mémoires, témoignages et autres entretiens (qui comportent toujours leur part naturelle de subjectivité), le seul matériau objectif dont nous disposons encore aujourd’hui et qui donnerait sens aux motivations gaulliennes réelles face aux indépendances demeure les accords de coopération signés entre la France et le Gabon en août 1960. Sous réserve de la difficulté à interpréter des textes juridiques en dehors de leur contexte historique, voire idéologique, ce sera l’occasion d’aller au-delà du texte, de chercher l’esprit ou le sens caché, de manière à tenter de reconstruire le contenu de la politique de coopération, telle que voulue par le général de Gaulle. Un outil de limitation de la souveraineté gabonaise Avant toute chose, il importe de préciser que seuls les accords initiaux signés en août 1960, même si la « normalisation »32 a

32. Nous devons le terme de « normalisation » à Jean Touscoz. Il désigne l’ensemble de la renégociation des accords initiaux de coopération, laquelle aurait abouti, d’après l’auteur, sinon à un rééquilibrage, du moins à une relation moins inégalitaire. En ce qui nous concerne, nous sommes plus que réservé sur la validité de ce terme. Il supposerait : a – que les deux parties, à chaque fois en présence, auraient convenu, en bonne intelligence, de cette renégociation, b – que le dispositif étant dorénavant équitable, nous serions arrivés au terme de cette normalisation. La réalité est pourtant autre. L’essentiel des procédures de renégociation l’ont été à l’instigation des pays africains. Elles ont été, dans la plupart des cas, publiques et conflictuelles, à la suite des dénonciations unilatérales. Une telle évolution est donc loin d’être terminée et l’on ne devrait, à notre sens, parler de normalisation que dans la mesure où chaque partie estimera être en présence d’un dispositif contractuel équitable. Pour une compréhension de la complexité de cette évolution, on pourra lire la contribution de J.-A. Basso, « Les accords de coopération entre la France et les États africains francophones : leurs relations et leurs conséquences au regard des indépendances africaines

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rendu l’essentiel de ceux-ci caducs, feront l’objet de notre analyse. Ce choix méthodologique ne s’explique pas par le refus d’intégrer dans une réflexion qui porte sur le passé, des éléments d’actualité, il s’agit tout simplement de ne pas donner l’impression de nous intéresser aux accords de coopération dans leur généralité. En effet, ce n’est pas l’évolution du contenu de ceux-ci qui nous intéresse (encore que dans bien des cas, la philosophie profonde semble avoir survécu), c’est la logique de départ. En d’autres termes, notre but ultime étant de démontrer par un retour au texte que l’indépendance n’était ni un geste gracieux, ni une manifestation de générosité ; il convient d’aller interroger en priorité, le contenu initial du « texte fondamental qui établit et régit le cadre des relations franco-gabonaises », pour explorer l’idée du décolonisateur. Une seconde précision méthodologique concerne les accords de coopération proprement dits33. En effet, là aussi, nous n’allons pas nous intéresser à tous les accords signés entre la France et le Gabon. Ceux-ci couvrant pratiquement tous les domaines de la vie politique, économique, militaire ou culturelle. Des huit accords signés : – accord sur la participation de la république gabonaise à la communauté ; – accord de coopération en matière de politique étrangère ; – accord de défense ; – accord de coopération pour les matières premières et les produits stratégiques ; – accord de coopération en matière économique, monétaire et financière ; – accord de coopération en matière de marine marchande ; (1960-1970) », in L’Afrique noire française, l’heure des indépendances..., op. cit. Sans verser dans l’idéologisme, cette contribution tranche sur le juridisme stérile des travaux pionniers d’un Maurice Ligot, par exemple. 33. Dans les colloques ou simples conférences consacrés au rapports franco-africains, on a en effet tendance, de plus en plus, à ne pas tenir compte des accords de coopération, alors que ceux-ci conservent leur validité et leur prépondérance. La définition que nous citons dans le texte est du président Bongo. Voir O. Bongo, Confidences d’un Africain, Paris, Albin Michel, 1994, pp. 79-80.

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– accord de coopération en matière d’aviation civile ; – accord de coopération en matière d’enseignement ; seuls les quatre premiers (l’accord sur la communauté nous paraissant être aussi bien un anachronisme qu’un prétexte) mobiliseront notre intérêt. Ce choix qui pourrait être qualifié d’arbitraire se justifie, d’une part, par notre incompétence à traiter certains domaines et, d’autre part, parce que certains accords nous semblent être davantage des accords alibis, dont l’unique but est d’ajouter un semblant de générosité à un ensemble où l’intérêt semble avoir pris le pas sur tout le reste. Ces remarques méthodologiques faites, il convient maintenant de procéder à une relecture critique et distanciée desdits accords, à la lumière de nos hypothèses de départ, et dont la première est le caractère apparemment limitatif de la souveraineté que semble générer ces accords. Une première revue d’ensemble de ces accords, limitée aux intitulés, permet déjà de se rendre compte que ceux-ci, comme par hasard, ne touchent essentiellement qu’aux domaines qui garantissent habituellement la souveraineté des États, et sans la maîtrise desquels, on peut difficilement parler d’indépendance ; la défense, la politique étrangère, l’économie, etc. Avant d’entrer dans le vif du sujet, arrêtons-nous sur quelques considérations générales portant sur les accords eux-mêmes. Lorsque l’on aborde l’étude des accords de coopération, l’on ne peut s’empêcher d’évoquer la question posée par la nature juridique de ceux-ci. En effet, on est en droit de se demander si les mécanismes de leur élaboration relèvent du droit international, ou si au contraire ces derniers relèvent d’un autre domaine du droit. On peut en effet s’interroger sur la validité et le caractère licite d’accords prétendument internationaux signés entre, d’une part, un pays comme la France et, d’autre part, des anciennes colonies non encore indépendantes comme le Gabon. Si l’on considère par ailleurs que ces accords ont la particularité d’engager dans les domaines vitaux la responsabilité du jeune État ainsi en gestation, notre interrogation révèle son intérêt. On peut dès lors comprendre que Mongo Béti parle d’« anomalie » au plan du droit34, Maurice Ligot lui-même et que l’on ne saurait 34. Mongo Béti, La France contre l’Afrique, reour au Cameroun, op. cit., p. 152.

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soupçonner d’« anti-gaullisme » parle de « difficultés »35 à définir la nature juridique réelle de ces accords. C’est précisément à ce niveau du débat que se pose le deuxième problème lié à ces accords car, pour parler d’adhésion, on ne peut ne pas envisager la question des modalités de leur négociation, de leur ratification, et de leur promulgation. En effet, ce dispositif n’ayant pas fait l’objet au Gabon d’une consultation populaire, se pose le problème réel de sa légitimité. Comment d’ailleurs ce contrat auraitil pu être légitime, tant les représentants gabonais n’étaient pas habilités à parler au nom d’un État qui, pour ainsi dire, n’existait pas encore ? Prétendument négociés entre le 11 et 15 juillet 1960 (soit en tout et pour tout quatre jours, sachant par ailleurs que des négociations étaient menées dans le même temps par les mêmes acteurs français avec les autres partenaires de l’Afrique centrale), ils auraient été ratifiés par voie parlementaire le 24 juillet (soit à peine neuf jours plus tard). La logique aurait pourtant voulu que toute cette négociation se déroulât une fois et seulement après l’indépendance acquise. Car, en fin de compte, puisqu’il se serait agi d’une négociation bilatérale, il revenait à l’État indépendant et non pas à la colonie, de prendre la responsabilité de ces actes. Toutes ces remarques confirment la légèreté des analyses qui justifient le caractère contractuel du dispositif. Ceci est d’autant plus grotesque que le contenu du texte des accords précise, fort opportunément, que l’initiative de la coopération serait non pas le fait de la France mais plutôt du Gabon « considérant que la république gabonaise manifeste la volonté de coopérer avec la république française au sein de la communauté dans des conditions prévues aux accords en date de ce jour [...] ». Ces considérations d’ordre général faites, il convient maintenant de se pencher sur les accords proprement dits. Ce qui frappe d’emblée le lecteur desdits accords, c’est leur caractère inégalitaire affirmé. Sur chacun d’eux, on pourrait presque procéder à deux niveaux de lecture ; une première lecture en apparence désinté35. Voir M. Ligot, Les accords de coopération entre la France et les États africains et malgache d’expression française, Paris, La documentation française, 1964, 187 p.

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ressée (c’est celle qui a volontairement été privilégiée par nombre de tenants du courant de l’analyse institutionnaliste), qui laisserait à penser que l’on est en présence d’un dispositif équilibré, négocié entre deux parties, puis une seconde lecture qui met à nu un texte trompeur, volontairement confus à certains moments, mais dont le dessein réel ne fait l’ombre d’aucun doute. Premier élément de confusion, la communauté et la place qui lui est faite dans ces accords. Alors qu’au plan national français, celle-ci est agonisante et sans effet réel, elle sert d’argument prétexte, pour toutes les formes et techniques de limitation de la souveraineté gabonaise. En préambule de ces accords, on peut donc lire que « la république gabonaise reconnaît que le président de la république française est de droit président de la communauté [...] »36. Cette inclusion de la communauté dans le texte des accords n’est pas un fait anodin, car c’est au nom de cette communauté et de la prépondérance du rôle de son chef que certains aspects vraiment curieux de ce contrat seront rendus acceptables. Ceci est particulièrement vrai en matière de politique étrangère. En effet, l’article premier37 de cet accord stipule clairement que le président de la communauté (au demeurant président de la république française) accrédite auprès du Gabon un haut représentant ; il est de facto et de droit le doyen du corps diplomatique au Gabon, dans le même temps, « Il sera réservé, une place privilégiée parmi les envoyés diplomatiques à Paris au représentant du Gabon ». Cette disposition est emblématique de la logique générale de ces accords. D’un côté, avec beaucoup de précision, la France impose son représentant comme doyen du corps diplomatique, manifestant ainsi sa mainmise sur la diplomatie gabonaise et décourageant du même coup les autres puissances qui auraient eu des tentations d’intérêts, de l’autre côté, la plus grande imprécision demeure sur le statut du représentant gabonais à Paris. La « place privilégiée » 36. Article 2 des « Accords particuliers conclus le 17 août 1960 entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République gabonaise », Journal officiel de la république française, 21 novembre 1960. 37. Article 1 de « L’accord de coopération en matière de politique étrangère entre la république française et la république gabonaise », Journal officiel de la République française, op. cit.

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qui lui sera réservée étant une formule suffisamment vague et souple pour englober tout et son contraire, sans qu’il soit possible de parler d’accords inégalitaires. Dans le même ordre d’idée, l’obligation qui est faite aux deux parties de se concerter ou « de se tenir mutuellement informées [...] » au sujet des problèmes de politique extérieure « en vue de rechercher, avant toute décision importante, une harmonisation des positions [...] »38 participe de la même logique de la double lecture. On peut difficilement imaginer le gouvernement et le parlement français donner au jeune État du Gabon le droit de contrôler la conduite de sa politique étrangère. En revanche, il est aisé de comprendre que cette disposition n’est pas sans lien avec le vote du jeune Gabon indépendant dans les instances internationales. Si ce caractère limitatif et inégalitaire est observable en matière de politique étrangère, comme nous venons de le voir, c’est incontestablement dans les domaines de la défense et des matières premières que le phénomène prend tout son relief. Dans le domaine de la défense par exemple, il n’est pas exagéré de dire que l’armée française est en ses terres au Gabon. Cette observation est d’autant plus valable qu’un pan entier du dispositif des accords de défense, (les accords spéciaux) demeure à ce jour encore, marqué du sceau du secret. La non-connaissance par les analystes ou simples observateurs, des termes exacts de ces accords explique en partie l’absence de condamnation d’expéditions telles que l’intervention française au Gabon en 1964. En fait, on ignore (même si on en a une vague idée) l’étendue réelle des pouvoirs d’intervention de l’armée française au Gabon. L’article 439 desdits accords est aussi un modèle que l’on peut aisément soumettre à la double lecture. Il prévoit que chacune des parties « s’engage à donner à l’autre toutes facilités et toutes aides nécessaires à la défense et en particulier, au stationnement, à la mise en condition, et à l’emploi des forces de 38. Article 4 de « L’accord de coopération en matière de politique étrangère entre la République française et la République gabonaise », op. cit. 39. Article 4 de « L’accord de défense entre la république française et la république gabonaise », Journal officiel de la République française, op. cit.

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défense [...] ». Compte tenu de l’état embryonnaire de l’armée gabonaise à cette époque-là, on peut difficilement penser que le détail sur le stationnement concerne une autre armée que l’armée française qui, par ailleurs, dispose d’une base militaire à Libreville. D’ailleurs, dans les annexes de cet accord, l’article 240 confirme la liberté de circulation dont jouiront les forces armées françaises au Gabon, et ce sans qu’il y ait besoin d’une quelconque autorisation de la partie gabonaise. Tout au plus les militaires français sont-ils tenus d’informer simplement les autorités gabonaises en cas de mouvements terrestres importants de leurs troupes. Une telle liberté d’action en territoire étranger explique sans doute, au moins en partie, que le Gabon soit devenu, avec la Côte-d’Ivoire et pour des raisons plus idéologiques, la principale base arrière des actions françaises au Biafra par exemple. Comme nous l’avons dit, l’accord sur les matières premières et les produits stratégiques constitue avec l’accord de défense, le lieu de lecture idéal des ambiguïtés de la coopération. Avant toute chose, il est utile de signaler le caractère particulièrement singulier de cet accord. En effet, le Gabon semble être un des rares pays d’Afrique noire francophone à avoir signé un accord portant sur les matières premières et les produits dits stratégiques. Le préambule de cet accord précise que c’est dans l’intérêt de la défense que ledit accord fut signé. Il se différencie des autres accords par sa précision ; une liste précise de matières premières est en effet donnée : première catégorie, les hydrocarbures liquides et gazeux ; seconde catégorie : l’uranium, le thorium, le lithium, le béryllium, l’hélium, leurs minerais et composés41. Elle fait référence à des produits qui n’étaient pas forcément déjà exploités à l’époque, mais dont on pouvait penser qu’ils existaient dans le sous-sol gabonais. Elle est complétée 40. Article 2 de « L’annexe 1 concernant l’aide et les facilités mutuelles en matière de défense commune ». Cet article précise, entre autre choses : « Les forces armées françaises ont la faculté de circuler entre leurs garnisons et d’organiser les exercices et les manœuvres nécessaires à leurs entraînements [...]. Elles ont la liberté de circuler dans l’espace aérien et dans les eaux territoriales de la république gabonaise [...]. » 41. Article 1 de « L’accord de coopération pour les matières premières et les produits stratégiques », Journal officiel de la République française, op. cit.

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par une phrase – « les modifications à cette liste feront l’objet d’échanges de lettres entre les parties contractantes [...] »42 – qui laisse à penser qu’en cas de nouvelle découverte, le produit nouveau rentrerait dans cette liste qui n’est ainsi pas limitative. Si l’on peut discuter le caractère stratégique de tel ou tel produit, ce qui apparaît réellement curieux, voire caricatural, au regard des dénégations des analystes qui écartent la prise en compte des intérêts dans la négociation des indépendances, et la coopération, c’est le pouvoir quasi discrétionnaire que la France va exercer sur la vente et l’exportation de ces produits. Outre le fait que sur la gestion de ces produits, le Gabon est tenu d’informer la France, l’article 443 précise que « la République gabonaise facilite au profit des forces armées françaises, le stockage des matières et produits stratégiques [...]. Lorsque les intérêts de la défense l’exigent, elle limite ou interdit leur exportation à destination d’autres pays ». Sauf à être de mauvaise foi, on peut difficilement penser que cette disposition ne porte pas directement atteinte à la souveraineté du pays prétendument indépendant qu’est le Gabon. D’autant que la formule « lorsque les intérêts de la défense l’exigent », par sa volontaire plasticité, peut là aussi, englober bien de choses. Cette disposition est par ailleurs utilement complétée par l’article 5 qui précise « la République gabonaise réserve par priorité leur vente aux États de la communauté [...] ». Nous nous situons ici dans une logique sécuritaire, celle des années 60 et 70, elle se double d’une logique économique que résume bien le général Merry quand, parlant de l’intérêt pour la France de l’Afrique il dit : « Elle l’est enfin, et peut-être surtout parce que les routes maritimes qui entourent l’Afrique servent à acheminer la plus grande partie du pétrole et des matières premières dont nous avons besoin [...] ». Mais au-delà de ces intérêts sécuritaires, le dernier article que nous venons de citer met surtout en évidence l’interpénétration entre les facteurs stratégiques et les préoccupations économiques. En effet, la lecture critique des accords permet d’observer l’imbrication quasi systématique qu’il y a entre problèmes straté-

42. Article 1, ibid. 43. Article 4, op. cit.

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giques et militaires, intérêts politiques et culturels et préoccupations économiques et commerciales. Dans les lignes qui suivent, nous allons essayer de mettre en lumière cet aspect des accords et les mécanismes d’interdépendance qu’il induit. Un facteur de création des conditions d’une interdépendance durable Si les accords de coopération, comme nous venons de le voir, se révèlent être un outil de limitation de la souveraineté gabonaise, et un dispositif inégalitaire à bien des égards, ils constituent surtout le principal facteur, à notre avis, de mise en place et de perpétuation d’une dépendance, qui, progressivement, du fait de la prise de conscience de la partie gabonaise de ses intérêts se muera elle-même en relation d’interdépendance, telle qu’elle est encore observable de nos jours. Si l’accord de défense notamment constitue, dans sa perception, une véritable violation de la souveraineté gabonaise, l’accord d’assistance technique et militaire principalement bloque incontestablement toute initiative gabonaise qui irait, soit dans le sens d’une coopération militaire avec un autre État (fut-il un État ami et non-dangereux), soit plus simplement (et c’est en cela que le système démontre sa perversité) dans le sens d’un allégement de ses dépenses militaires par le biais d’une diversification de ses fournisseurs. En imposant au Gabon dans les annexes de cet accord, de s’approvisionner en priorité et exclusivement auprès des industriels français, la France ne fait pas que verrouiller le marché, elle exprime aussi, dans un dispositif qui pouvait encore se prévaloir de quelques justifications d’impératifs stratégiques, un intérêt très net pour des préoccupations commerciales et de marché. L’article 2 de ces annexes44 précise fort opportunément « dans le cadre d’un plan établi d’un commun accord, la République française fournit à la République gabonaise la pre44. Voir Annexe 2 concernant « L’assistance militaire technique entre la République française et la République gabonaise », article 2.

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mière dotation en matériel et équipement militaires nécessaires à la mise sur pied des forces armées gabonaises ». « La République gabonaise en considération du concours que lui apporte la République française et en vue d’assurer la standardisation des armements, s’engage à faire appel exclusivement45 à la République française pour l’entretien et le renouvellement de ces matériels ». Ce dispositif ne consacre pas que le seul verrouillage du marché, il laisse aussi augurer de ce que seront les dispositifs de l’aide publique au développement et de la coopération en général. En effet, l’idée d’une aide envisagée du seul point de vue du désintéressement est encore si dominatrice dans la réflexion, que toute dénonciation d’une inféodation de préoccupations politiques ou commerciales offusque encore les analystes naïfs qui se penchent sur ces questions. En cela d’ailleurs, la France est pourtant loin d’être pionnière, les impératifs d’ouverture de nouveaux marchés et de préservation de zones commerciales préférentielles sont largement à la base de projets pionniers américains comme le projet « food for peace ». Nous examinerons plus loin mais plus en détail cet aspect du problème. Pour en revenir aux accords eux-mêmes, il est curieux de constater que ce mode de verrouillage révélé dans la fourniture des matériels militaires, se retrouve contenu dans un domaine aussi inattendu que la formation des cadres gabonais. L’article 446 de l’annexe citée plus haut précise ainsi « la république française s’engage à apporter son concours à la république gabonaise pour la formation des cadres de son armée. La république gabonaise s’engage en retour à ne faire appel qu’à la république française47 pour la formation de ces cadres ». Ici, l’imbrication entre intérêts « hautement » stratégiques et préoccupations « bassement » alimentaires confirme et dénote le souci constant des négociateurs français de toujours tenir compte des différents bénéfices que l’État français pouvait tirer 45. Nous soulignons. 46. Article 4 de « L’annexe 2 concernant l’assistance militaire technique entre la République française et la république gabonaise », Journal officiel de la République française, op. cit. 47. Nous soulignons.

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desdits accords et ce sur plusieurs points. Ici, en effet, l’on peut penser que ce verrouillage est d’abord et avant tout idéologique et culturel ; la formation des cadres militaires gabonais ne pouvant s’effectuer qu’en France, le risque apparaît moindre que ceux-ci, nourris aux méthodes françaises, constituent un facteur d’instabilité éventuel. Il est ensuite économique et commercial ; l’industrie de l’armement française s’est ainsi trouvé un nouveau petit client obligé, à qui vendre des produits de sa fabrication. Cette vente se faisant parfois, voire souvent, au détriment des besoins et des intérêts réels du Gabon. Il y a un nombre relativement important de travaux qui ont mis en lumière le lien quasi direct entre l’abondance des « éléphants blancs » en Afrique et ce type de dispositif48. Ce constat a fait dire à un haut fonctionnaire français que « de 1976 à 1990, les financements français distribués pour soutenir les grands contrats à l’exportation avec les pays du sud ont dépassé le triple des aides publiques accordées par la France aux pays du tiers monde (630 milliards contre 193 milliards de FF)… Ce qui intéresse en priorité la France dans les relations avec les pays du sud, ce n’est pas de les aider ou de les secourir, c’est de leur vendre49 [...]. De leur vendre sans s’inquiéter de l’incidence de ces ventes sur le sort des populations. C’est ce qu’impose un affairisme aussi puissant qu’aveugle [...] »50. Pour revenir aux questions d’armement et de défense, il faut préciser par ailleurs que le Gabon a été ainsi amené à se doter de matériels sinon inadaptés, au moins peu utiles et difficiles à entretenir pour une armée à l’état quasi embryonnaire. Ce verrouillage est enfin, à notre sens, stratégique. En n’étant appelé à ne se fournir qu’auprès de la France, en ne fai48. Sans prétendre à l’exhaustivité et sans pour autant se limiter à des généralités, nous pourrons citer les travaux de Sylvie Brunel, dont l’ouvrage synthétique Le gaspillage de l’aide publique, Paris, Seuil, 1992, constitue un bon exemple. On pourra aussi lire le petit essai de François Xavier Verschave et Anne-Sophie Boisgallais intitulé L’aide publique au développement (éditions Syros, 1994). 49. Nous soulignons. 50. L’auteur de cette sortie est M. Postel-Vinay, dans un article paru en janvier 1992 dans Le Monde diplomatique. Cité par AGIR ICI, Échanges nord-sud : avec ou sans corruption ?, Paris, 1992, p. 4 (prospectus).

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sant former ces cadres militaires que, dans ce même pays, l’alignement du Gabon est ainsi parfaitement contrôlé. En fait, et l’essentiel des rapports51 le démontrera très tôt, là où on pensait « aide », « coopération », « assistance », on découvrira bien vite que ce sont les impératifs économiques et commerciaux qui primeront ; toutes les dispositions seront prétexte à réaliser des économies et/ou à s’assurer des situations de monopole. Le rapport Jeanneney critiquera ainsi la tendance à la rentabilisation de l’aide au développement. Quant au rapport Gorce, il s’insurgera contre une vision de l’aide largement inféodée aux intérêts commerciaux, une priorité accordée aux aides budgétaires, et la pratique généralisée des prêts du trésor qui cache en réalité un appui aux exportations. Pour revenir au texte, il faut remarquer qu’une place précise est ainsi faite aux exonérations fiscales que la France s’octroie ainsi, et qui viennent s’ajouter à des dispositions de franchise postale illimitée qui constituent autant le creuset à la mise en place du système que nous évoquions plus haut. L’article 5 de l’annexe 1 relative à l’aide et aux facilités mutuelles en matière de défense commune précise ainsi « les matériels, équipements et approvisionnements importés pour le compte des forces armées françaises bénéficieront du régime spécial d’admission en vigueur au 1er juillet 1960 »52. L’essentiel des accords économiques sont ainsi parsemés d’allusions et de dispositions plus ou moins claires sur un pseudorégime préférentiel prétendument réciproque mais qui est surtout unilatéral. De fait, compte tenu de la nature des produits échangés, ces dispositions n’avantagent en réalité que la seule France. Concrètement, alors que, selon la logique de l’économie du marché, le Gabon aurait gagné à vendre pour ainsi dire, au plus offrant en faisant par exemple jouer les lois de la concurrence, il est réduit à ne vendre qu’à la seule France et ceci à des cours largement amicaux (nous le montrerons plus loin lorsqu’il nous faudra parler du pétrole). Dans le même temps, son marché constitue un heureux 51. Cf. Le rapport Jeanneney en 1963, le rapport Gorce en 1970 ou le rapport Abelin en 1975, pour ne citer que les plus anciens. 52. Voir l’article 5 de l’annexe 1 portant sur « L’aide et les facilités mutuelles en matière de défense commune », op. cit.

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débouché pour produits finis en mal d’acquéreurs (l’histoire emblématique de la cité de l’information, inachevée, de Libreville en est le parfait illustrateur). Pendant de longues années, (sous le règne des accords dits de la première génération), le Gabon a ainsi inutilement aggravé le poids de sa dépendance alimentaire et creusé le déficit de sa balance dans ce domaine en partie, selon nous, parce qu’une coopération sud-sud dans ce domaine précis était soumise à trop de conditionnalités.

Conclusion

En somme, le détour historique, qui aurait pu apparaître à bien des égards comme une revue des lieux communs nous permet de tirer quelques enseignements, dont l’utilité se révélera plus loin dans la mise en lumière du socle sur lequel s’édifient les rapports franco-gabonais dans leur extrême complexité. Dans cette logique, il est intéressant, par rapport à nos interrogations de départ, de pouvoir faire la synthèse qui suit et qui se décline en trois enseignements. D’abord, ce que nous avons appelé la stratégie gaullienne, doit être perçu comme un processus, un cheminement fait d’avancées, de reculades, de ruptures, voire de résistances et de reniements. S’il aboutit finalement à l’indépendance des pays africains francophones en général et à celle du Gabon en particulier, c’est dans la mesure où, in fine, cette solution semble être la seule à donner l’apparence d’une normalisation dans laquelle la France, tout en ne renonçant finalement à aucun des avantages relatifs à la situation antérieure, conservera sa mainmise politique sur ces anciennes colonies sans plus avoir à en assumer les servitudes. Ensuite, corollaire au dernier point évoqué, cette stratégie n’obéit en premier ni à des impératifs de désintéressement, ni à des soucis de bienheureuse générosité. La prise en compte de la sauvegarde de certains intérêts, y compris les intérêts économiques et commerciaux, est loin d’être absente des préoccupations gaulliennes au moment de la négociation des indépendances.

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Ce dernier aspect explique enfin pourquoi, à notre sens, l’indépendance apparaît comme verrouillée et non effective. De ce point de vue, les premiers accords de coopération apparaissent comme symboliques de l’ambiguïté de la situation ainsi générée. D’un côté, ce dispositif se donne les allures juridiques et institutionnelles d’une véritable déconnexion qui a pour conséquence la naissance d’un dispositif contractuel, la coopération avec les nouveaux pays indépendants ; de l’autre côté, ce dispositif marque une limitation nette de la prétendue souveraineté de ces pays et ce, dans les domaines vitaux d’un État. Quelles perspectives entrevoir au-delà de ces constats ? Sans entrer dans le détail des éventuelles conséquences, on peut avancer d’emblée l’idée que la stratégie gaullienne comportait en elle-même les germes de la situation d’exceptionalité qui prévaut dans les rapports entre la France et le Gabon. Largement obscure, attachée avant tout à la sauvegarde des seuls intérêts français, n’hésitant pas à emprunter au registre de l’illégalité, la coopération pouvait difficilement faire l’économie d’une évolution particulière. Non pas que, dans une vision téléologique, contre laquelle nous nous inscrivons, l’avenir des rapports franco-gabonais ait été prédéterminé par cette mise en place originale et originelle, mais parce que les conditions dans lesquelles la stratégie gaullienne s’est déployée et les moyens qu’elle a utilisés constituent un socle fertile à la naissance et au développement d’un cadre privatisé, largement officieux, qui prendrait le pas sur l’officiel et l’institutionnel. Dans les lignes qui suivent, nous allons voir de quelle manière cette substitution s'opère, une fois la synthèse de la première partie réalisée.

Conclusion de la première partie

L’une des principales remarques qui nous ont été faites par les amis qui avaient sommairement pris connaissance du plan de notre travail concernait l’intérêt de l’inclusion éventuelle de cette première partie, essentiellement historique, dans un travail

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qui se voulait résolument très actuel. La crainte de nos lecteurs se situait essentiellement sur deux points : – l’inutilité, à leur sens, de revenir sur un aspect de l’histoire (les questions relatives à la décolonisation et leurs corollaires) qui, pour avoir fait l’objet de plus d’un colloque, d’une étude ou d’une conférence, serait devenu à force, un lieu commun scientifique sur lequel tout semble avoir été dit ou écrit, de surcroît par des spécialistes de ces questions. – le risque de voir cette partie historique servir de tremplin à une lecture téléologique des événements, vidant ainsi, de facto, le travail de recherche de sa pertinence. Pour fondées qu’elles paraissent, ces remarques ne nous semblent cependant pas suffisantes pour contrebalancer l’intérêt réel de cette partie. Pour trois raisons au moins. D’abord, nous pensons que ce n’est pas parce qu’un thème de recherche n’est ni nouveau, ni particulièrement original qu’il ne peut faire l’objet (surtout s’il s’inscrit dans une réflexion plus globale) d’une réinterrogation, notamment dans un domaine comme l’histoire où la publication de mémoires ou l’ouverture progressive d’archives peuvent constituer des éléments à même de réajuster l’analyse. Ensuite, il n’est pas forcément acquis que tout ce qui a été dit et écrit sur la question ne doive pas faire l’objet d’une analyse critique, d’autant plus qu’il s’agit, comme nous l’avons vu, d’un domaine à la frontière entre distanciation scientifique et militantisme politique, dans lequel les mythes semblent encore largement prévaloir. Enfin, notre travail couvrant la période allant de 1960 à 1990, il nous aurait été difficile d’entrer pieds joints dans le sujet au risque de faire totalement abstraction des événements d’avant les indépendances qui ont pourtant largement déterminé la forme de celles-ci. L’une des faiblesses par ailleurs des essais journalistiques s’intéressant à ces questions-là tient justement, à notre humble avis, à cette absence de recours à l’histoire dictée en partie par la recherche du sensationnel de sorte que les phénomènes de clientélisme international, de corruption ou de réseaux semblent être apparus ex nihilo et devoir leur persistance au manque de vertu des hommes et des femmes chargés de mener cette coopération. Notre démarche, au contraire, se veut une réflexion sur la

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durée. Au terme de cette revue historique, qu’en avons-nous retenu, et en quoi ceci sera-t-il utile à une meilleure compréhension des événements à venir ? Plus ou moins mythiques, les luttes gabonaises ont surtout un objectif de politique intérieure ; pour autant, ce constat ne consacre pas la passivité des acteurs gabonais, ceux-ci se sont battus, mais pour obtenir une forme d’autonomie interne dans une situation d’irresponsabilité internationale, l’indépendance intervenue le 17 août 1960 correspond à bien des égards à ce projet. Plus ou moins mythiques par ailleurs, la générosité et le désintéressement français ne résistent pas à une mise à distance scientifique. L’idée de l’effectivité de l’indépendance du Gabon implicitement postulée dans la théorie de l’octroi n’y résiste pas non plus. En somme, ce que consacre cette partie, c’est le refus, sous des formes et selon des motivations diverses, des deux parties en présence d’aller à l’indépendance véritable. Cependant, elles sont confrontées à la nécessité de sauver (en quelque sorte) les apparences. Elles vont donc proclamer une indépendance verrouillée qui crée une situation d’exceptionalité qui se révélera vite incompatible avec les pratiques de la légalité internationale mais surtout inconciliable d’une part avec les exigences de fonctionnement d’un État rationnel légal comme l’État français, et d’autre part les demandes de liberté du peuple gabonais. Par rapport à l’État français, le problème se pose en terme de capacité d’un appareil administratif autonome en principe jaloux de son indépendance et construit théoriquement sur les vertus de la légalité, de la méritocratie et donc de l’équité, à mener une politique de coopération dont l’imprécision des termes et du terme, l’opacité des pratiques et des procédés, et le dévoiement des objectifs réels semblent largement échapper à ses compétences. Quant au Gabon, il semble difficile a priori et à moyen terme, d’y construire un espace public pluriel et de liberté (notamment d’expression) sans risquer de voir l’indépendance ainsi négociée dénoncée dans ses fondements. C’est cette double difficulté qui rend possible la création d’un espace privatisé, investi par des acteurs non-institutionnels mais parfois dépositaires d’une autorité publique qui servira de véritable cadre d’élaboration des rapports de coopération entre la France et le Gabon.

DEUXIÈME PARTIE

Aux sources pratiques clientélaires : la privatisation des rapports de coopération

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Comme nous venons de le voir, en 1960, la France et le Gabon se sont donc entendues pour signer une « indépendance formelle » qui ne faisait du Gabon ni un département français, ni un État vraiment indépendant. L’administration gaullienne et les élites politiques gabonaises vont mettre en place un dispositif présenté comme contractuel (signature et ratification des accords de coopération), censé servir de cadre juridique à l’élaboration de la politique dite de coopération. Les termes de ce dispositif, traduction fidèle de l’imprécision de la doctrine, semblent si peu conciliables avec les règles de la légalité républicaine et le droit international que le choix sera fait d’emblée de confiner le traitement de cette coopération (du moins sur ses aspects les plus politiques et donc les moins technocratiques), dans le cadre « réservé » des présidences gabonaise et française, la soustrayant ainsi du cadre public et officiel. Notre interrogation majeure consistera donc à nous demander comment s’opère cette « privatisation ». Derrière cette question en apparence anodine se pressent d’autres interrogations connexes. Il sera par exemple intéressant de voir quelles seront les modalités de réalisation de cette privatisation, de même qu’il y aura intérêt à en mesurer la portée et donc, à envisager les conséquences éventuelles de cette substitution. Cependant, avant d’aller plus loin dans le développement de cette réflexion, une définition sommaire du terme récurrent de privatisation s’impose. Qu’entendons-nous donc par privatisation, et en quoi ce concept est-il applicable au cas des rapports franco-gabonais ? La privatisation dans le cadre de l’analyse des relations

116 internationales peut revêtir plusieurs sens, notamment dès lors que l’on s’inscrit dans une logique proche des tendances les plus récentes des courants idéalistes. En ce qui nous concerne, plutôt que de nous en tenir à ce niveau de généralités, nous avons choisi, afin de coller au plus près de notre sujet, d’élaborer trois hypothèses qui seraient susceptibles de mieux justifier le choix de ce concept dans notre analyse. En premier lieu, la privatisation ferait référence directement à la dichotomie public vs privé. Autrement dit, elle concernerait un domaine non-public. Cette action suppose qu’il y ait eu une soustraction de cet aspect de la coopération du domaine public en vue d’un redéploiement vers un cadre privatisé ou privé. Ce terme pourrait aussi signifier qu’il y’a une appropriation par des acteurs privés (hommes d’affaires, groupes commerciaux, non-institutionnels ou lobbies autonomes) de toute cette coopération. En d’autres termes, ce seraient des acteurs privés qui deviendraient ainsi les vrais « décideurs » grâce à l’influence décisive des structures qu’ils créent. Cette notion signifierait enfin, une délégation volontaire de l’État. Concrètement, l’État ou les personnes censées parler en son nom créeraient pour les besoins de la cause un espace, protégé et sécurisé, occupé par des acteurs expressément recrutés à cet effet. C’est cet espace qui servirait de cadre à l’élaboration initiale de la politique de coopération. Au total, au regard des hypothèses que nous venons d’élaborer, la privatisation des rapports de coopération entre la France et le Gabon peut donc se comprendre comme le fruit d’une délégation volontaire de l’État (français notamment), de ses attributions, à des acteurs étatiques ou non-étatiques, mais qui agiraient pour la circonstance en dehors des règles rationnelles et légales. Cette privatisation doit aussi être comprise comme une dérive de cette mise en place originelle qui rend possible un débordement de ce cadre par l’action d’acteurs totalement privés, qui tentent de s’organiser pour acquérir leur propre autonomie source d’une plus grande influence dans la prise de décisions. Cette tentative de définition faite, il convient maintenant de rapidement envisager le sens et le contenu que nous conférons à ce concept à travers l’analyse progressive de notre démonstration. Notre travail dans cette deuxième partie consistera donc à

117 mesurer l’ampleur (du double point de vue quantitatif et structurel) du phénomène privé dans cette relation. Plus précisément, il s’agira de passer en revue les différents acteurs « privés » participant de ces rapports, de voir quels sont leurs rôles ou statuts et d’essayer de démonter les mécanismes de structuration de leur action. Ce sera l’occasion de répondre (chapitre III) aux questions prosaïques suivantes : qui et combien sont-ils ? Comment s’organisent-ils ? Répondre à ces interrogations permet de préparer le terrain à une réflexion portant sur les éventuelles conséquences sur l’ordre originel, de cette privatisation. Autrement dit, il s’agira de parler, d’une part, des conséquences immédiates (impression d’opacité, difficulté à comprendre les enjeux de la coopération, etc.), et d’autre part, des conséquences plus inattendues. Ainsi, analyserons-nous (chapitre IV) le phénomène d’inversion de la hiérarchie naturelle entre la France et le Gabon qui donne l’impression, à bien des égards, que le patron initial perdrait son statut aux dépens de son client naturel. Il s’agira de voir de quelles manières s’opère cette transformation, d’étudier les mécanismes structurels qui la rendent possible mais aussi de mesurer les limites de ce phénomène qui apparaît in fine comme étant simplement conjoncturel.

3 Les acteurs privés au pouvoir

La conséquence la plus immédiatement observable, découlant de la privatisation des rapports franco-gabonais, est l’irruption sur le théâtre de ces rapports de nombre d’acteurs privés, qui vont se révéler progressivement comme étant les véritables maîtres d’œuvre de la politique de coopération. Un tel constat, qui pourrait apparaître caricatural, quoique s’inscrivant dans le droit fil d’une situation d’exceptionalité entrevue précédemment, ne manque pas de soulever des interrogations quant à sa pertinence. Il pousse, en premier lieu, à s’interroger sur la manière dont cette substitution forcée a pu être rendue possible et, en second lieu, à identifier la nature et le mode d’organisation desdits acteurs. Pour répondre à ce type d’interrogation, un retour sur l’organisation générale initiale du dispositif de la coopération s’impose ; il permettra de voir (côté français) de quelle manière ce que l’on appelle aujourd’hui la cellule africaine de l’Élysée (et avant elle le secrétariat général aux affaires africaines et malgaches) a progressivement pris le pas sur les autres acteurs et outils de la coopération, au point de se substituer à eux. Puisque l’action de coopérer suppose l’existence d’un partenaire, nous esquisserons ensuite une analyse du système Bongo au Gabon, dont la centralisation favoriserait grandement cette prépondérance des acteurs privés. En résumé, ce qui nous intéressera dans ce chapitre, ce sera (A) de resituer le cadre et le contexte de cette privatisation,

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avant de nous livrer à une description, non encore réflexive, des acteurs et de leur mode particulier d’organisation (B) dans ces rapports.

Le contexte et le cadre de la privatisation

Dans quel contexte (national et international) cette privatisation est-elle rendue possible, et quel en est le cadre choisi ? Telles sont les questions centrales qui se posent à l’observateur. En France, on est engagé dans ce que l’on peut considérer comme l’aventure de « l’indépendance nationale » (indépendance à l’égard des États-Unis notamment) ; la conservation dans son giron des anciennes colonies africaines participe de ce projet. Au Gabon, des liens forts avec la France sont d’abord une garantie de protection dans la nouvelle vie internationale (cette préoccupation prédomine surtout jusqu’en 1964), avant d’être le gage d’une conservation durable du pouvoir (c’est cet objectif qui sera prioritaire jusqu’à ce jour). Dans le développement qui suivra, il sera question d’aller revisiter les fondements explicatifs de « la centralisation élyséenne », avant d’esquisser une analyse du « système » Bongo. La « centralisation élyséenne »1 Ici, il sera essentiellement question d’interroger le fonctionnement des institutions en France. Le but recherché est de comprendre de quelle manière une structure, qui avait initialement une vocation d’arbitre (la cellule africaine de l’Elysée), s’est

1. Nous devons cette formule à J.-A. Basso qui la reprend à son compte à la suite des analyses de F. Pettiteville. Elle désigne la prééminence que la cellule africaine de l’Elysée aurait sur l’ensemble des autres acteurs participants du dispositif institutionnel de la coopération française. Voir J.-A. Basso, « Les accords militaires entre la France et l’Afrique subsaharienne », in L. Balmond (dir.), Les interventions militaires françaises en Afrique, Paris, Pédone, 1998, p. 43.

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progressivement substituée aux structures officielles concernées pour s’imposer elle-même comme le véritable centre nerveux des actions de coopération. Nous essayerons aussi de comprendre les mécanismes de mutation de ce dispositif, qui ont favorisé les dérives observables de nos jours. La mise en place originelle Notre propos ne vise pas à démontrer le caractère central de l’Elysée sur la conduite de la politique de coopération. Le dispositif institutionnel français de coopération, qui repose essentiellement sur un ministère de la Coopération (aujourd’hui intégré aux Affaires étrangères et principalement chargé des relations avec les pays du champ), un ministère des Affaires étrangères (responsable de la coopération avec le reste du monde, et du système des Nations-Unies), une direction du trésor (qui représente la France dans les institutions financières internationales, et gère les relations financières de la France avec l’ensemble des pays du monde), et enfin l’agence française de développement, ce dispositif disions-nous est assez bien connu, et son caractère parfois opaque, voire illisible justifie en partie (c’est d’ailleurs une des justifications officielles avancées) le rôle central de la cellule africaine de l’Elysée. Cette démonstration a déjà été faite par beaucoup d’autres avant nous. Notre propos a surtout pour finalité d’exposer les raisons objectives (mais aussi les ambitions inavouées) de cette centralisation et de mesurer les conséquences de cette situation sur la conduite de la politique de coopération. – Les justifications officielles Au regard du caractère un peu confus du dispositif de la coopération que nous avons présenté plus haut, l’existence d’un outil d’harmonisation et de coordination semble tout naturellement s’imposer. De ce point de vue, la cellule africaine de l’Elysée apparaît comme le véritable « centre de décision de la politique africaine de la France »2. Cette cellule remplirait trois types de fonctions :

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– une fonction de relais, de messages, d’incitations que tous les partenaires impliqués dans la coopération franco-africaine souhaitent adresser directement au président français. – une fonction d’impulsion des initiatives de l’Elysée en direction de l’Afrique. Ces initiatives variées toucheraient aussi bien aux questions des accords (pourparlers), que la préparation des sommets franco-africains ou le soutien à tel ou tel chef d’État. – enfin une fonction de concertation entre tous les ministères français concernés par l’Afrique, et d’harmonisation, qui elle, a été rendue plus complexe en période de cohabitation3. Ainsi, la justification officielle de l’existence de la cellule africaine de l’Elysée tient à la nécessité d’une harmonisation et d’une coordination entre les différents outils de la coopération ; cette cellule jouerait donc essentiellement un rôle d’arbitre entre ces différentes structures. Cette explication apparaîtrait valable si, en réalité, la cellule ne se substituait pas à l’action de ces structures, s’imposant à elles, les contournant au besoin, et ne s’en servant que comme des guichets de redistribution. D’où l’idée de rechercher, derrière les justifications officielles, les ambitions inavouées de cette structure. – Les ambitions officieuses Nous avons vu, dans la première partie de ce travail, de quelle manière avait été négociée l’indépendance du Gabon. Nous élaborions alors l’hypothèse d’une anomalie au regard du fonctionnement « normal » des relations internationales et avancions en conclusion l’idée que les visées réelles de la coopération, et donc ses procédés, risquaient d’être incompatibles avec les exigences classiques et rationnelles d’une administration en principe jalouse de ses prérogatives et en théorie fondée sur les principes de la légalité.

2. C’est une expression de Benoît Cyrille (pseudonyme utilisé par un fonctionnaire ayant exercé d’importantes responsabiltés dans le domaine de la coopération, et tenu de ce fait, au devoir de réserve), dont les textes ont largement inspiré ce développement. Voir B. Cyrille, « La politique française de coopération », in Projet n° 241, 1995, pp. 49-50. 3. J.-A. Basso, « Les accords militaires entre la France et l’Afrique subsaharienne », op. cit., p. 44-45.

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Il nous semble que c’est sous cet angle qu’il faut aborder la question. En effet, deux éléments nous paraissent justifier cette centralisation élyséenne ; le caractère délicat des relations francoafricaines (compte tenu des intérêts stratégiques, politiques, voire commerciaux qui sont en jeu), et leur exceptionalité au regard des relations internationales. Ces deux facteurs ne s’opposent pas ; bien au contraire, ils se combinent. Toute la complexité de cette situation transparaît dans une formule délivrée par Jacques Foccart, lors d’un entretien accordé chez lui à Luzarches aux deux journalistes Antoine Glaser et Stephen Smith ; il leur dira notamment : « Lorsque nous avions à traiter un dossier sensible en rapport avec l’Afrique, le général [de Gaulle] me disait toujours : faites attention à ce dossier, traitezle à Luzarches »4. Cette anecdote résume, nous semble-t-il, assez bien la perception des « affaires africaines » au sommet de l’État français. Celles-ci apparaissent en effet, aux yeux même des décideurs politiques, comme entachées d’anomalies ; il ne saurait donc être question de laisser l’administration classique s’en saisir. Au contraire, il convient de les soustraire de ce cadre officiel pour les traiter à « Luzarches », c’est-à-dire dans un cadre privatisé, voire totalement privé. Comment expliquer ces précautions ? On peut avancer l’hypothèse du caractère délicat des dossiers qui étaient ainsi appelés à être traités, mais on ne peut totalement mettre de côté le caractère parfois peu conventionnel du traitement de ces dossiers. En d’autres termes, si, pour des raisons purement stratégiques, on peut comprendre qu’un souci de confidentialité ait prévalu dans le traitement des dossiers ayant trait à l’Afrique, on ne peut totalement ignorer que l’essentiel de la philosophie, des actions et des procédés utilisés dans ce cadre étaient largement contraires à la légalité républicaine en vigueur en France. C’est donc essentiellement pour cette raison, que l’élaboration des rapports de coopération se fera dès le départ dans un cadre que nous avons qualifié de privatisé, échappant à toute forme de contrôle, s’inscrivant hors du champ de la légalité, 4. J. Foccart, entretien avec S. Smith et A. Glaser, extrait du film Nous sommes ici la France, diffusé sur Arte-La Cinq, en 1995, par Madeleine Mukkamabano.

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mais bénéficiant de l’impunité que lui confère l’autorité de la cellule africaine de l’Elysée. Cette privatisation volontaire aura cependant des conséquences, dont certaines n’étaient sans doute pas attendues par les maîtres d’œuvre du projet. C’est ce que nous verrons dans les lignes qui vont suivre. Les dérives du système Les explications officielles font donc, comme nous l’avons vu, de la cellule africaine de l’Elysée une sorte d’outil d’harmonisation entre les différentes structures participant de la politique de coopération. Ce faisant, la cellule prend donc la posture d’un arbitre qui serait simplement chargé de veiller au respect des attributions des uns et des autres. En réalité, il est aisé de constater que les pouvoirs réels de cette cellule sont bien plus importants et que les structures de la coopération se transformeront très rapidement en caisses de redistribution, sur les ordres de la cellule. Comment cette transformation a t-elle pu se faire, et quelles en seront les conséquences au regard des rapports franco-africains ? – La mise à contribution des leviers de l’État L’un des éléments les plus caractéristiques de la prise de pouvoir de la cellule africaine de l’Elysée sur l’ensemble du dispositif institutionnel de la coopération française est la mise sous influence, puis le contrôle de certains leviers de l’État par ladite cellule. En effet, recevant directement du général de Gaulle lui-même une délégation de pouvoir complète sur ces questions, et du fait de raisons liées à l’histoire, la cellule obtiendra facilement le contrôle des services secrets (tout particulièrement le SDECE ; nous verrons plus loin que Pierre Marion essayera sans succès de mettre fin à cette situation), de l’armée, des grandes entreprises de l’État opérant dans des domaines dits stratégiques (ce sera le cas du groupe ELF, comme nous le verrons plus loin) et de l’essentiel des groupes commerciaux opérant dans les pays africains concernés. Cette position a pour conséquence immédiate la capacité qu’aura la cellule à court-circuiter, au besoin, les initiatives des

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autres acteurs de la coopération. Écoutons à ce propos JeanPierre Cot (sans doute le ministre de la Coopération à avoir le plus subi cette situation) : « [...] Bien sûr, il y avait de multiples circuits, je ne parlerai même plus de court-circuitage [...] J’étais plongé dans mon action ministérielle, je m’occupais surtout de développement, de coopération, de renégociation des accords, de mise en place de petits projets de développement par-ci par-là. Et je dois dire que l’Elysée ne s’y intéressait pas du tout. Ce qui fait que j’avais très peu de relations avec eux. Et eux étaient chargés d’établir … le court-circuit [...] etc. »5

Cette anecdote est à mettre directement en parallèle avec celle évoquée dans son dernier ouvrage par l’ancien chef du SDECE, qui deviendra la DGSE6. En fait, des exemples de ce type, où des responsables d’organismes d’État se retrouvent court-circuités par la cellule élyséenne, sont légion, et on peut même dire de responsables comme Jean Pierre Cot qu’ils ont sans doute fait preuve d’une certaine naïveté. Car ce qu’il faut avoir à l’esprit ici, ce sont les motivations réelles de la politique dite de la coopération, qui sont assez éloignées des préoccupations humanitaro-tiers-mondistes d’un Jean-Pierre Cot ou des exigences de légalisme d’un Pierre Marion. Et l’erreur des analystes qui se sont intéressés à cette question a précisément été de ne tenir compte, ni des motivations profondes (en se refusant à aller aux sources historiques de cette situation ), ni de l’influence

5. J.-P. Cot, « Les erreurs de la France en Afrique », entretien accordé à L’autre Afrique du 27 janvier au 2 février 1999, p. 10-11. 6. Pierre Marion y raconte que, ayant constaté le noyautage des services secrets par ceux qu’il appelle « des hommes de Foccart », d’une part et, d’autre part, que l’entourage du président Bongo était aussi victime du même noyautage, il entreprit un voyage au Gabon afin de demander au président gabonais de se débarrasser des ses « illégaux » et d’accepter de les remplacer par de vrais agents du S.D.E.C.E. Le président gabonais, qui lui avait pourtant donné son plein accord, n’en fit rien. Et pour cause. François De Grossouvre (autre homme de courts-circuits) s’était rendu quelque temps après Pierre Marion à Libreville, dire au président gabonais de ne rien en faire. Lire P. Marion, Mémoires de l’ombre, Paris, Grasset, 1999, p. 187.

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réelle de la cellule africaine de l’Elysée (en n’accordant pas assez d’attention à la dimension officieuse de ces relations). Pour en revenir à la cellule et à ses moyens d’action, qui rendent possible sa prééminence sur les autres acteurs de la coopération officielle, il convient de s’arrêter sur un problème qui s’est posé à l’origine aux initiateurs : fallait-il utiliser, dans le cadre de cette activité officieuse, des agents de l’État, donc des officiels, ou, au contraire, n’utiliser en priorité que de véritables privés ? En réalité, il n’y a pas eu, en l’occurrence, de règle précise. La cellule a utilisé aussi bien des officiels (membres des services secrets retournés, coopérants devenus informateurs, etc.), mais dont l’action devenait officieuse du fait même que celle-ci se situait en dehors du cadre légal de leur compétence, que de véritables privés (commerçants installés en Afrique, cadres et dirigeants de grandes sociétés d’État), qui pour la circonstance étaient plus ou moins couverts par les autorités. Il faut par ailleurs signaler qu’en certaines circonstances, la cellule a pu faire sous-traiter un certain nombre d’affaires par des officines privées. Mais des exemples de ce type sont rares car, de 1958 jusqu’aux environs de 1974, l’essentiel des acteurs privés participant de ces mouvements sont des doctrinaires, c’est-à-dire des personnes qui appartiennent à la même communauté de pensée que les commanditaires : celle qui lutte pour la conservation de l’empire et pour le refus de l’indépendance. C’est en ce sens, et parce que ce dispositif a pu fonctionner à peu près correctement jusqu’en 1974, que Jean-François Médard et Jean-François Bayart ont pu dire de la politique « foccartienne » qu’elle a fait preuve de réalisme, par comparaison par exemple aux « improvisations » mitterrandiennes7. – L’envahissement progressif du cadre initial Tel que présenté, le fonctionnement du centre nerveux de la coopération française n’a pas souffert, au moins jusqu’en 1974, 7. Jean-François Bayart avait déjà défendu, dans La politique africaine de François Mitterrand, cette position originale à bien des égards. Plus récemment, c’est Jean-François Médard qui s’est attaché à expliquer ce constat. Voir J.-F. Médard, « Les avatars du messianisme français en Afrique », in L’Afrique politique, op. cit., p. 29.

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de bouleversements notables. Il est vrai que ce dispositif, soigneusement verrouillé par Jacques Foccart, a pu pleinement donner satisfaction dans la réalisation de ses objectifs essentiels : le maintien des anciennes colonies françaises d’Afrique dans le giron, et en ce qui concerne tout particulièrement le Gabon, la stabilité, source de quiétude, notamment dans l’exploitation d’un certain nombre de ressources naturelles, en particulier celles participant de l’indépendance énergétique de la France. Ce que nous essayons de montrer, c’est que la prééminence de la cellule africaine de l’Elysée, souvent décrite comme un dysfonctionnement, nous semble plutôt constituer une évolution normale, c’est-à-dire conforme aux visées initiales des vrais concepteurs de la coopération ; en effet, il nous semble évident que, si des préoccupations solidaristes et humanitaires sont présentes dans le dispositif, ce sont cependant les objectifs paternalistes et clientélaires qui sont fondamentalement à la base du dispositif dit de la coopération. Pour autant, tel que décrit, ce dispositif ne pouvait guère perdurer que dans la mesure où : – l’idée d’une alternance politique au pouvoir en France relevait de l’ordre de l’improbable ; – les acteurs participant de ces « pratiques officieuses » demeuraient uniquement des doctrinaires ; – les partenaires africains se contentaient de se complaire dans une relation de pur paternalisme. Les faits intervenus en France dès 1974, le vieillissement des premiers contingents d’acteurs et les velléités d’émancipation des pays africains ont bouleversé cette organisation. Nous reviendrons plus loin sur les conséquences de la perte de la cellule par Jacques Foccart à l’arrivée du président Giscard d’Estaing. Nous nous contenterons de faire remarquer que cette donne est apparue, aussi bien aux autres acteurs qu’aux Africains, comme étant le signe d’un affaiblissement du système, et le début de sa fissuration. À propos du vieillissement des acteurs, et dans la mesure où il fallait bien les renouveler, il est apparu une nouvelle génération moins empreinte d’idéologie, mais guidée par des motivations plus « bassement » matérielles. Enfin, au sujet des velléités africaines d’émancipation, le Gabon symbolise bien, nous semble-t-il, cette démarche.

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Ayant désormais assis durablement son pouvoir, bénéficiant d’une manne subite (la flambée des prix du pétrole) et profitant de l’éclatement des centres de décisions dans la politique africaine de la France, le président Bongo déclenchait ce que nous appelons la « diplomatie du chantage ». En clair, l’apparente perméabilité soudaine d’un dispositif longtemps tenu pour verrouillé a favorisé sa soudaine invasion par une multitude d’acteurs, dont la diversité des motivations le disputait au caractère bigarré de leur provenance. Cette invasion, finalement inéluctable, est en partie à la base de dérives inattendues dans le champ des nouveaux rapports franco-africains. Nous verrons de quelle manière cette multitude est organisée mais, au préalable, une brève étude du « système » Bongo au Gabon s’impose. Les fondements du « système » Bongo Il importe, pour être complet sur l’analyse des fondements des rapports de coopération entre la France et le Gabon, d’esquisser une description de ce que nous appelons le système Bongo. Il n’est certes pas encore lieu d’étudier ce système en profondeur, mais cette observation sommaire vaudra par la lumière qu’elle apportera à la connaissance du processus de la centralisation présidentielle gabonaise, laquelle favorise l’accaparement par le seul chef de l’État des relations avec l’extérieur. Il sera donc question, dans les lignes qui suivent, de voir, comment s’organise cette centralisation, quels sont les outils mis à contribution et, enfin, de quelle manière ce système délègue presque naturellement au président l’essentiel des prérogatives de représentativité. Une organisation centralisée et policière Il est utile, avant toute chose, de justifier le choix qui consiste, alors que notre travail porte sur les années 1960 – 1990, à ne parler que de l’acteur Bongo, en ignorant donc de facto, l’action du président Léon Mba. Pour comprendre ce choix, il faut avoir à l’esprit que l’aspect de cette histoire qui nous intéresse vérita-

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blement, c’est le jeu des acteurs dans sa capacité à influer sur les événements. De ce point de vue, si le personnage Mba se révèle intéressant dans son action des années 40 jusqu’à l’indépendance (notamment parce que l’ambiguïté de son personnage éclaire d’un jour nouveau les aspirations des élites gabonaises de l’époque), il apparaît moins emblématique dans les premières années de l’indépendance, du fait de la toute puissance d’un paternalisme français à l’époque sans partage. Nous pouvons aussi ajouter qu’il n’a réellement gouverné le Gabon que jusqu’en 1964, le coup d’État ayant marqué le point de départ d’une reprise en main presque totale par la France de la conduite des affaires gabonaises8. – Un pouvoir d’essence exogène, appuyé sur deux piliers, la sécurité et le renseignement Les différents mémoires9, témoignages ou travaux historiques récents tendent à confirmer l’essentiel des informations révélées par Pierre Péan10, qui faisaient du pouvoir du président Bongo un pouvoir exogène et sécuritaire à l’origine. 8. Sur l’analyse de la politique étrangère du président Léon Mba (et donc de sa politique française), on lira la contribution de A. D. N’dimina, « La politique étrangère du Gabon de 1960 à 1967 », in Afrique partenariat international et conflits régionaux, Paris, P.U.F., 2000, pp. 65-88. 9. Nous citerons principalement les deux volumes des entretiens de Jacques Foccart accordés à Phillipe Gaillard qui décrivent, par le menu, le processus d’installation du président Bongo à la tête du pouvoir au Gabon. Cette description détaillée peut difficilement être mise en doute dans ses grandes lignes. Voir J. Foccart, entretiens avec Ph. Gaillard, Foccart parle, op. cit. 10. Dans un style certes virulent, voire militant, Pierre Péan, dans Affaires africaines (op. cit.) et L’homme de l’ombre, éléments d’enquête autour de Jacques Foccart, l’homme le plus mystérieux et le plus puissant de la cinquième république (Paris, Fayard, 1990), avait déjà largement levé le voile, à peu d’erreurs et de détails près, sur le processus de la succession à la présidence de la République gabonaise. Mais l’ambiance générale de l’époque, qui était à la correction politique, n’incitait pas à accorder, y compris dans les milieux universitaires, beaucoup de crédit à sa thèse. Commentant en effet dans sa bibliographie le premier livre cité, voici ce que François Gaulme dit : « Pierre Péan [...] a publié un livre vigoureux et de lecture facile, mais d’un parti pris primaire et qui ne cherche jamais à contrôler la valeur de ses sources. Il contient le récit de nombre de scandales, mais sans identifier vraiment ce qui n’est que ragots[...] ». Lire F. Gaulme, Le Gabon et son ombre, Paris, Karthala, 1987, pp. 196-197.

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Il n’est pas nécessaire de revenir sur les circonstances historiques de cette prise de pouvoir (elles ont fait l’objet de longs commentaires et analyses) mais il convient, ici, d’en montrer le caractère exogène, qui l’a poussé, pour se maintenir, à s’appuyer sur deux piliers principaux : la sécurité et le renseignement. Il peut, certes, paraître difficile d’emblée de faire du pouvoir au Gabon un pouvoir sécuritaire, mais un bref retour sur les origines de sa mise en place progressive après le coup d’État de 1964 en donne une idée. En effet, c’est surtout depuis cet événement que les plus hauts responsables politiques du pays vont cesser d’avoir confiance dans l’armée nationale et qu’elles confieront la gestion de leur sécurité à un corps inédit : la garde présidentielle. Rétrospectivement, c’est à Robert Maloubier, dit Bob, que reviendra la charge de mettre en place et d’équiper la première garde présidentielle gabonaise. Sa composition se caractérise par un rejet systématique des Gabonais au profit de candidats d’autres nationalités. La montée en puissance de la garde présidentielle aura comme corollaire la marginalisation de l’armée, dont les éléments et les structures seront disséminés aux quatre coins du pays. Concrètement, en termes de sécurisation du régime, un ensemble de structures d’inspiration tout aussi exogène va être mis en place pour surveiller, et au besoin, protéger ou punir. Les structures d’ingérence et de contreingérence, et la sécurité intérieure apparaîtront comme des piliers au service de ce quadrillage. Malgré sa faible population, le Gabon se présentera aux visiteurs avertis comme un pays couru par nombre d’agents de renseignements. Un exemple type de cette obsession sécuritaire : l’établissement des passeports. Se faire établir un passeport pour un Gabonais relève du véritable parcours du combattant. Le candidat doit en effet se soumettre à un contrôle identique à celui qu’exerce, par exemple, le consulat de France pour délivrer le visa. Il lui sera notamment demandé de préciser et de prouver l’objet, le lieu et la date du voyage. – Une centralisation politique, institutionnelle, et économique marquée par l’omniprésence du président Une des premières tâches auxquelles s’est attelé le président Bongo à son arrivée au pouvoir a consisté à épurer la vie politique gabonaise de toute forme de pluralisme. En effet, le mimé-

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tisme institutionnel, très prisé par les élites gabonaises, avait favorisé la persistance après l’indépendance du pluralisme politique, qui se présentait notamment sous la forme d’un multipartisme dynamique. Comme nous l’avons vu dans la première partie, à côté d’autres petites structures, la vie politique gabonaise était surtout rythmée par la rivalité entre le BDG (de Gondjout et de Léon Mba) et l’UDSG (de Jean Hilaire Aubame). La tâche des nouveaux dirigeants gabonais a donc consisté à gommer cette « anomalie », afin de raffermir le centralisme politique. Le coup d’État de 1964 servira de prétexte pour pourfendre le multipartisme, source de divisions et facteur d’immobilisme selon les tenants du parti unique. Puisque la composition même des partis faisait déjà l’objet d’une lecture ethnique11, la nécessité de leur disparition semblait d’autant mieux se justifier. En fait, même si, officiellement, les partis ne furent dissous qu’après 1967, et le PDG (Parti Démocratique Gabonais, parti unique) créé le 12 mars 1968, l’élection présidentielle de 1967, en n’admettant qu’une seule candidature (le duo Léon MbaBongo gagnera avec plus de 99 % de suffrages), avait déjà, d’une certaine manière, consacré la fin du multipartisme. Comme ailleurs en Afrique12, la création du PDG se justifiait principalement par la nécessité de réaliser l’unité nationale (prétendument mise à mal par le multipartisme), et le besoin d’amorcer le développement économique (en mobilisant les « forces vives » de la nation, de quelque bord qu’elles fussent). Comme ailleurs en Afrique, le fonctionnement du PDG (présenté à l’origine comme un parti de masse) ne dérogera pas à la règle : le chef de l’État étant aussi le chef du parti, le Bureau 11. L’UDSG traînera pendant longtemps la réputation d’un parti fang. La même réputation sera aussi celle du MORENA au début des annés 80 et du RNB dans les années 90. Mais nous avons montré en amont que le BDG luimême n’échappait pas à ce type de lecture, les dirigeants du PUNGA l’accusant de ne représenter que les Fang et les Myéné. 12. Sur le front des justifications de la mise en place des partis uniques en Afrique, la synthèse de Dmitri Georges Lavroff, qui évoque les deux impétatifs d’unité nationale et du développement économique, demeure encore, malgré le poids des ans, incontournable. Voir D.-G. Lavroff, Les partis politiques en Afrique noire, Paris, PUF, 1970, 127 p.

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politique ayant prééminence sur le gouvernement, on assistera à une évolution vers un parti-État, où le rôle du Président, chef de l’État et président-fondateur du parti, s’en trouvera largement exclusif. Martin Edzodzomo Ela, qui a dans son travail montré l’évolution du PDG vers une configuration de parti-État, cite notamment, pour ce faire, les modifications constitutionnelles intervenues en 1968 et 1972, et particulièrement l’article 4, qui disposera désormais que : « La souveraineté nationale émane du peuple, qui l’exerce directement par l’élection et le référendum, et indirectement par les institutions constitutionnelles et les organes chargés d’assurer le fonctionnement et la pérennité de l’État, à savoir : le parti démocratique gabonais13, parti unique, le président de la République, et le gouvernement »14.

Il en résultera, au plan de la séparation institutionnelle des pouvoirs, une non-séparation en réalité, car le partage se révélera à l’usage largement formel. Le chef de l’État, chef de parti, est aussi en réalité le vrai chef de l’appareil judiciaire. Principal responsable (directement ou indirectement) de la nomination des députés, il se retrouvera à la tête du pouvoir législatif, tout en étant le chef incontesté, voire exclusif, de l’exécutif. En effet, le Premier ministre n’est ici responsable que devant le seul président et le parti, auxquels il est littéralement soumis. L’article 25 de la constitution précise ainsi que le Premier ministre est responsable devant le président de la République et le Comité Central du parti, que les membres du gouvernement pour entrer en fonction, prêtent serment devant le président de la République entouré du Bureau Politique du parti, et enfin que le Premier ministre conduit l’action du gouvernement sous le contrôle du président-fondateur du parti démocratique gabonais.

13. Nous soulignons. 14. Voir M. Edzodzomo Ela, De la démocratie au Gabon, les fondements d’un renouveau national, Paris, Karthala, 1993, pp. 15-16.

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Ce centralisme présidentiel, que Fidèle Pierre Nzé Nguéma15 désigne par la formule de « captation concentrique des pouvoirs » sera d’autant plus important que le chef de l’État, du fait même de la structure particulière de l’économie gabonaise16, constituera ainsi le premier et presque unique interlocuteur économique du pays. A ce propos, Zomo Yébé parle « d’étatisation de l’économie », qui fait que l’on retrouve les mêmes personnes à la tête des ministères et de certaines entreprises. Et, citant Ondo Ossa, il explique : « Par la masse de ses revenus directs et indirects, par les facilités dont elle jouit à tous les niveaux, la classe dirigeante constitue une véritable bourgeoisie d’État qui gère les moyens de production, a le monopole de la décision, s’associe au secteur privé étranger et abuse de sa position pour asseoir son pouvoir et s’enrichir de plus belle »17.

Les Gabonais ne s’y trompent d’ailleurs pas car, au-delà du formalisme de l’appareil institutionnel, tout mouvement d’humeur, toute grève, toute crise sociale trouve sa solution à la présidence de la République. En réalité, le fonctionnement du Gabon s’apparente à une vaste communauté, nourrie par la redistribution de la rente effectuée par le chef de l’État, seul dépositaire du pouvoir et de la richesse, ayant droit de réponse sur tout. Le Gabon des années 70-80 ne connaît pas le pluralisme.

15. En réalité la formule du sociologue gabonais désigne un mécanisme plus global et plus complexe de concentration. Le centralisme institutionel n’en constitue qu’un des aspects. Voir F. P. Nzé Nguéma, L’État au Gabon, le partage institutionel du pouvoir, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 100-108. 16. Il s’agit essentiellement, comme nous le verrons, d’une économie de rente, dominée par des entreprises publiques ou parapubliques, et marquée par le caractère insignifiant des acteurs privés gabonais. 17.Cf. G. Zomo Yébé, Comprendre la crise de l’économie gabonaise, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 62.

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Les logiques de la délégation – L’« endogènisation » du pouvoir ou la légitimation du parti unique Nous avons vu, en revisitant les conditions d’accession du président Bongo au pouvoir, que ce dernier était largement exogène. Fruit d’un arrangement parisien, dont nul observateur ne doute aujourd’hui que Jacques Foccart en ait été le grand initiateur. La conséquence de cette situation originelle a été l’impopularité et le caractère illégitime de ce pouvoir. Non pas tant que celui-ci ait été formellement contesté par la plus grande partie des Gabonais de l’intérieur, mais par le fait que la gestion des affaires de l’État était confiée à une minorité agissante qui avait la haute main aussi bien sur les questions de sécurité que sur le politique et l’économique. De ce fait, le Parti Démocratique Gabonais, qui avait été présenté à sa création comme un parti unifié (sorte de synthèse « rénovée » des défunts U.D.S.G. et B.D.G.), travaillant à l’accomplissement de l’unité nationale, et, donc comme un parti de masse, se révélera en pratique être plutôt proche du parti de cadres, de quelques cadres issus de cette « minorité ». Les années 73, 74, 75 allaient donc être l’occasion, pour le jeune président craintif, isolé et surprotégé à l’origine, d’amorcer la vaste entreprise consistant à légitimer son pouvoir en l’enracinant plus solidement dans les groupes et structures endogènes nationaux. Cette action va se déployer principalement dans trois directions : les contestataires politiques, les intellectuels et les militaires. Son moteur principal sera la rente pétrolière et, au besoin, le pouvoir de faire peur18.

18. Pour illustrer cela, nous retranscrivons ici un large extrait d’une correspondance du président Bongo à Georges Pompidou : « ainsi que je l’ai déjà souligné plus haut, il ne fait aucun doute que monsieur Aubame veut resurgir en politique [...]. J’ai donc estimé du plus haut intérêt de vous informer de ses agissements dans le but précis d’obtenir de vous certains conseils avant qu’il n’arrive quoi que ce soit à monsieur Aubame. Vous conviendrez certainement avec moi que l’hypocrisie et la mauvaise foi de l’intéressé ne pourront rester indéfiniment impunies [...] ». Lire J. Foccart, La fin du gaullisme, Paris, Fayard, 2001, p. 374.

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– Les contestataires politiques Au début des années 70, le paysage politique national est encore marqué de contestation : à l’intérieur du pays, outre les anciens auteurs et les bénéficiaires temporaires du coup d’État de 1964, que Léon Mba avait envoyés en prison et que le président Bongo a « sagement » décidé de ne pas gracier immédiatement, se trouvent encore leurs supporters et quelques rescapés, anciens de l’U.D.S.G le plus souvent, qui continuent une contestation silencieuse mais réelle, et d’autant plus gênante qu’elle est relayée à l’extérieur par des éléments dont certains sont des cadres de valeur : Germain Mba, assassiné en 1971 à Libreville en constitue un bon exemple19. À l’extérieur, il y a bien évidemment les étudiants de l’AGEG, affiliée à la F.E.A.N.F., qui critiquent à coups de tracts le pouvoir « néocolonialiste »20 de Libreville. Pour rallier à son projet cet ensemble bigarré, le président Bongo va d’abord ouvrir les prisons, réduisant les peines de certains putschistes, graciant les autres et intégrant selon les situations les uns et les autres (certains anciens membres de gouvernement redeviendront ainsi, le temps d’être discrédités, ministres). Les anciens membres de l’A.G.E.G. sont aussi intégrés au nom de la politique de « rénovation », certains d’entre eux se retrouveront avec plus ou moins de bonne volonté à des postes de responsabilité au sein du gouvernement, voire du parti. – Les intellectuels L’un des principaux griefs que les contestataires formulaient contre le nouveau régime du Gabon était l’absence en son sein de personnes bien formées et la préférence donnée à celles qui manifestaient le plus de docilité. Désormais rassuré sur sa 19. Il n’y a pas lieu de revenir sur les circonstances jamais élucidées à ce jour de l’assassinat, le 18 septembre 1971 à Libreville, de ce diplomate gabonais. Il faut simplement retenir que la victime, diplômée de S.c.p.o., inspecteur des douanes et ancien secrétaire général de l’U.A.M. (Union Africaine et Malgache), n’avait pas hésité à démissionner de cette fonction sitôt Léon Mba rétabli par les Français. 20. L’essentiel de ces tracts sont regroupés dans un document : F.E.A.N.F.-A.G.E.G., 1964-1971, de l’agression à la mystification impéraialiste au Gabon, Paris, février, 1971.

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sécurité, et s’appuyant sur une rente de plus en plus importante (quadruplement des prix du pétrole et augmentation de la production), le président allait s’évertuer à « enrôler » dans l’appareil de l’État et du parti l’essentiel des diplômés gabonais. Ceux-ci seront conseillers, secrétaires généraux, ministres, certains universitaires ou médecins initialement destinés à la recherche ou aux hôpitaux, ne franchiront ainsi jamais le seuil d’un amphithéâtre ou d’une salle de soins. L’honnêteté recommande cependant de préciser (cette remarque est valable pour les contestataires politiques et les militaires) que, si le grand nombre se plia parfois avec zèle à cette « assimilation réciproque »21, il y eut toujours des personnes qui ne se soumirent pas. Mais, ce faisant, elles furent irrémédiablement marginalisées, tant par la classe dominante que par les masses, et vécurent ainsi en véritables « exilés de l’intérieur »22. – Les militaires Après le coup d’État de 1964, l’armée avait été isolée, éparpillée aux quatre coins du pays, marginalisée et dépossédée de son pouvoir au détriment de la nouvelle garde présidentielle, mieux armée, équipée et encadrée. Les militaires faisaient l’objet d’une méfiance d’autant plus grande qu’ailleurs en Afrique, ceux-ci jouaient un grand rôle dans la chute éventuelle des régimes. On peut affirmer sans grand risque de se tromper que c’est d’abord contre l’armée que la mise en place de la garde présidentielle se fera. Cette armée représente en effet, aux yeux des tenants du pouvoir, tout ce qu’un corps d’élite fidèle, ne doit pas être : nationale, transethnique, voire politisée. L’intégration, ou mieux, la réintroduction des militaires dans le jeu politique national se fera donc au prix d’un affaiblissement volontaire de la structure, et d’une incorporation de ses princi-

21. La situation du Gabon refléterait ainsi le processus d’assimilation réciproque des élites tel que décrit dans cas du Cameroun notamment par JeanFrançois Bayart. Voir dans J.-F. Bayart, L’État en Afrique, la politique du ventre, op. cit., tout le chapitre 6. 22. C’est ainsi que Martin Edzodzoma Ela, cadre supérieur de banque et opposant au président Bongo, définit sa propre situation. Voir M. Edzodzomo Ela, De la démocratie au Gabon, op. cit.

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paux membres dirigeants dans le gouvernement et l’administration générale. Bien qu’étant un pouvoir civil, le gouvernement gabonais comptera toujours en son sein son contingent de militaires. Sur la structure, elle se présente sous la forme d’une pyramide presque renversée, la petite armée gabonaise compte ainsi pas moins de plusieurs dizaines de généraux. Dominique Bangoura a bien montré dans ses travaux les raisons objectives qui ont poussé les autorités politiques gabonaises à faire largement appel aux militaires23. Au total, la légitimation du parti unique, qui consacre la rencontre entre un pouvoir anciennement exogène et une élite disparate, se présente sous la forme parfaite d’une assimilation. Elle a pour conséquence l’acceptation par le plus grand nombre, du régime et de ses pratiques, ceci grâce notamment à la puissance persuasive de la rente ; cela dit, les nouveaux entrants ne changeront pas la nature et la philosophie profonde du système. L’État demeure policier et centralisateur. Ce que cette nouvelle donne change, c’est qu’elle réduira la dépendance du président Bongo vis-à-vis de la France notamment, car son pouvoir s’enracine davantage sur le plan intérieur. – La « géopolitique » à la gabonaise et son incidence sur la politique étrangère Contrairement à ce que pourrait laisser penser ce titre, il n’est nullement question ici de traiter des facteurs géographiques qui détermineraient la politique extérieure du Gabon. La « géopolitique » ici doit être comprise comme la technique particulière qu’utilise la classe politique dirigeante pour répartir équitablement (selon elle) les postes et la rente entre les diffé23. En fait, Dominique Bangoura a surtout élaboré quatre hypothèses pour expliquer l’enrôlement des militaires dans le gouvernement au Gabon : – la volonté des dirigeants civils de faire bénéficier l’État d’un savoir, de connaissances, d’expériences ; – le désir du chef de l’État de manifester sa reconnaissance ou sa confiance ; – le souhait de contrôler des civils placés à des postes importants par des militaires proches du pouvoir ; – la nécessité d’éloigner un élément « dissident » de l’armée des centres d’opérations militaires. Voir D. Bangoura, Les armées africaines (1960-1990), Paris, CHEAM, 1992, p. 120.

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rentes communautés spatiales, culturelles et, depuis peu, politiques du pays. Le terme désigne donc aussi bien la technique, la pratique que le résultat auquel ce dispositif aboutit. Nous reviendrons en détail (dans le quatrième chapitre) sur les modalités d’élaboration et de fonctionnement de cette doctrine. Pour en revenir à l’entreprise de légitimation du parti unique, et au rôle que tient cette géopolitique dans ce dessein, il faut rappeler que, jusqu’ici, le pouvoir a surtout réussi, par le biais de la réintégration, à capter les différentes élites (militaire, politique et intellectuelle), c’est-à-dire les cadres. La géopolitique vaudra donc par sa capacité à arrimer à ces élites, les masses, afin de définitivement légitimer le parti. Cette intégration ne se fera que par le biais d’une « clientélisation » générale de la communauté nationale. Le clientélisme sera donc l’outil de l’intégration des masses. – Le clientélisme comme outil de l’intégration des masses : élites piégées, et la base abusée Nous n’entrerons pas dans le détail des processus de clientélisation de la communauté gabonaise, nous nous contenterons de décrire et d’expliquer le mécanisme par lequel les membres de l’élite, déjà soumis à la domination du président de la République, se trouvent engagés dans une relation d’interdépendance avec les masses qui fait que, s’ils demeurent le plus souvent patrons en apparence, ils ont en réalité une faible liberté de manœuvre eu égard à l’importance des ressources détenues aussi bien par leur unique patron que par leurs clients, grâce notamment à une « démocratisation maîtrisée » à l’intérieur du parti unique. Comme nous l’avons vu, la doctrine dite de la géopolitique gabonaise procède donc d’une lecture communautariste de la société politique au Gabon, et suppose une ethnicisation du mode de gouvernement de ladite société. Dans les textes officiels du P.D.G. et les écrits du président Bongo lui-même24, la géopo24. Cette pratique est largement décrite, puis justifiée dans ses fondements idéologiques, par le président Bongo dans son dernier ouvrage d’entretiens. Voir O. Bongo, entretiens avec A. Routier, Blanc comme nègre, Paris, Grasset, 2001, pp. 141-143.

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litique se justifie par la nécessité de n’oublier aucune ethnie, aucune province, aucune tribu, aucun clan, aucun département etc. Ce principe (qui apparaîtrait de bon sens) postule en réalité que les Gabonais s’identifient d’abord (ce qui est largement discutable, comme nous le verrons plus loin) comme membres ressortissants d’une de ces micro-communautés, avant d’accepter leur appartenance à la communauté nationale. Chaque membre de l’élite intégré est donc censé représenter une province, une ville, un clan, une ethnie ou un département. Les membres desdites communautés ont ainsi l’impression d’être représentés au niveau supérieur et acquièrent donc la conviction d’appartenir à un parti (et donc au pouvoir), qui leur apparaissait initialement éloigné. La composition du gouvernement, les nominations à la tête des principales institutions, etc., obéissent ainsi clairement aux impératifs du strict respect de cet équilibre. De ce fait, pendant longtemps, le président de la République étant de l’ethnie Téké, le Premier ministre ne pouvait être qu’un Fang de l’Estuaire, et le président de l’Assemblée Nationale un Myénè. Sur les rapports entre les membres de l’élite (petits patrons) et la base des micro-communautés (leurs clients), le fonctionnement est typique des rapports patrons-clients. En tant que représentant de telle ou telle micro-communauté, le petit patron est aussi bien l’envoyé du grand chef, l’intermédiaire incontournable, en fait le patron-délégué de ladite communauté. Concrètement, nul membre de ce groupe ne pourrait prétendre avoir accès à un emploi public important, à une aide ou à tel type d’avantage s’il n’a fait allégeance au petit patron. Cependant (c’est en cela que le système se révèle à double contrainte), par le jeu d’une libéralisation interne des structures du parti (l’essentiel des fonctions qui faisaient anciennement l’objet de simples nominations devenaient électives), ces mêmes petits patrons se retrouvent exposés au mécontentement des masses qu’ils sont censés représenter. Cette situation nouvelle renforcera l’interdépendance entre les élites (ainsi prises au piège) et les masses (abusées en quelque sorte), tout en rendant plus populaire le président chef de parti. En effet, quand une demande de la base (construction d’une route, d’un pont, etc.) n’était pas satisfaite, l’intermédiaire était accusé ou de faiblesse ou tout simplement de détournement. L’idée selon laquelle le président chef de

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parti demeurerait un homme généreux et bon, mais que ce seraient les « grands types » chargés de relayer son action qui seraient corrompus, fait partie de la plus solide des croyances populaires25. Le président lui-même n’hésite pas à se refaire ainsi, périodiquement, une virginité à chaque occasion où un conflit d’intérêt oppose une micro-communauté à son représentant26. Il ne serait sans doute pas superflu de préciser que cette géopolitique, qui risquerait d’apparaître comme une démarche d’essence égalitaire (sans doute parce que nous ne l’avons pas encore explicitée en profondeur), a en réalité donné naissance à une forme de discrimination (que ses initiateurs voudraient positive), rendue encore plus perverse par l’inexistence de quotas ou de doctrine officielle qui en limiteraient les dérives. C’est une banalité d’observer, dans les recrutements de la haute fonction publique, des grandes entreprises d’État ou même dans les affectations de simples agents, de quelle manière les ethnies aux populations réputées plus nombreuses sont victimes de discriminations au nom de cette géopolitique. – Les relations avec l’extérieur, domaine verrouillé du président de la république Occupés à se battre pour contenter une base de plus en plus exigeante, cherchant à apparaître coûte que coûte aux yeux du grand patron comme des intermédiaires crédibles (c’est-à-dire capables de maîtriser la plus grande partie de la clientèle), les 25. De nos propres enquêtes menées auprès de certains membres de la « base », nous avons pu ainsi vérifier que cette croyance en la générosité naturelle du grand chef demeurait vivace, d’où une plus grande virulence à l’endroit des ministres et autres intermédiaires de masses. Les journalistes de France 2 ont interrogé, au cours d’un reportage au quartier « Venez voir » à Libreville, une dame issue de cette masse, qui leur a dit exactement ceci : « [...] Nous aussi nous voulons vivre comme les grands types [...]. On leur donne de l’argent mais eux le bouffent (sic) et la population est toujours dans la souffrance... » Voir « Gabon la fin d’un mirage », in Géopolis, op. cit. 26. Généralement, cette mue se passe de la façon suivante : les plaintes de la microcommunauté parviennent aux oreilles du grand chef par l’intermédiaire du représentant ; s’il se trouve que le chef souhaite se débarrasser de lui, il va organiser une grande tournée à l’intérieur du pays, rencontrer directement la base et jeter ainsi en pâture le malheureux cadre accusé de toutes les fautes. Nombreux sont les cadres indociles ayant subi cette punition.

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membres de l’élite gabonaise ont définitivement abandonné au président Bongo la prérogative exclusive de la politique internationale, et notamment, la direction des rapports avec la France. En effet, bien souvent, le choix de ces élites se réduit à une suite d’équations relativement simples. Pour exister, il leur faut disposer d’une nombreuse clientèle ; pour disposer de cette clientèle, ils doivent occuper une fonction d’intermédiaire, mais pour être ainsi reconnu comme représentant officiel d’une micro-communauté, il faut être détenteur d’une autorité et de ressources que seul le président, grand patron, peut donner. Dans ces conditions, s’occuper par ailleurs de relations avec l’extérieur relèverait de la perte de temps ou constituerait un risque de perte immédiate de ressources évoquées, indispensables au « maintien de son rang ». Cette position inconfortable des élites est partagée aussi bien par les membres fondateurs du parti que par les cadres intégrés ou réintégrés. Les affaires étrangères demeureront donc, au même titre que les finances ou la défense nationale, un authentique domaine réservé.

Acteurs et structures dans la coopération franco-gabonaise

Une fois ainsi analysé le contexte, et présenté le cadre de ce que nous appelons la privatisation, il convient maintenant d’explorer le contenu, c’est-à-dire étudier la nature, les caractéristiques et le mode de fonctionnement des acteurs participant de ces rapports de coopération. Pour ce faire, il s’agira d’élaborer une nomenclature, c’est-àdire faire un inventaire de ces acteurs, en les regroupant selon leurs rôles, fonctions ou position hiérarchique. Cette démarche tend à reconstruire d’éventuelles structures, permettant ainsi de comprendre les modes d’organisation et de fonctionnement de ces acteurs, dans leur capacité à peser sur les institutions officielles de la coopération.

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La nomenclature des acteurs Le développement qui suivra apparaîtrait fastidieux si nous ne l’organisions pas de façon structurée. Ainsi regrouperonsnous les acteurs (avec la part d’arbitraire que ce type d’entreprise peut comporter) en catégories, qui tiennent autant compte de leurs activités et appartenances politiques que de leurs statuts dans la hiérarchie particulière de ces rapports. Les différents types d’acteurs Toute la difficulté de construire une nomenclature fiable des acteurs « privés » dans le champ des relations franco-gabonaises tient à l’extrême perméabilité des rôles et des statuts de ces différents acteurs. Si nous pouvons en effet élaborer une définition à peu près claire des divers statuts, nous aurons en revanche plus de mal à ranger durablement dans ces différentes catégories les acteurs concernés. Cette difficulté est due en premier lieu à la loi naturelle de la mobilité, qui veut que certains acteurs aient vu, au gré des années et selon les époques, leurs statuts changer. Mais la raison majeure de ce difficile classement est l’activité de ces acteurs qui en fait en même temps des exécutants, des relais, voire de simples opportunistes. L’on comprendra donc que notre classification ne soit pas toujours hermétique et que le nom d’un quelconque acteur soit cité par ailleurs simultanément dans deux catégories. – Les acteurs-concepteurs ou décideurs En réalité, très peu d’acteurs peuvent valablement se prévaloir de cette étiquette. En effet, dans notre esprit, l’acteur-concepteur et décideur est avant tout situé au haut de l’échelle. Du fait de sa position, il maîtrise les deux extrémités d’une chaîne qui fait appel à un nombre relativement élevé d’acteurs. Sa position initiale peut être la conséquence directe de la détention d’un pouvoir important, d’une délégation de pouvoir durable ou de ressources matérielles (et immatérielles) suffisamment nombreuses et diversifiées pour captiver les autres acteurs participant de cette chaîne.

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Parce qu’il a semblé avoir, sinon une délégation totale, au moins l’aval plein du général de Gaulle, Jacques Foccart peut être, à juste titre, considéré comme un acteur-concepteur et décideur. Il a pu ainsi, depuis les années 50 jusqu’en 1974 au moins, s’appuyer tant sur les leviers de l’administration française que sur des centaines de correspondants anonymes, informels, éparpillés à travers l’Afrique27. Cette puissance a cependant des limites ; car, contrairement à ce que toute la littérature dénonciatrice de la « françafrique » de ces dernières années tente de démontrer, si Jacques Foccart peut apparaître comme principal décideur, il serait juste de ne pas le considérer comme un acteur exclusif. Il semble en effet qu’il se soit surtout appliqué à traduire en manière de faire la pensée du général de Gaulle. Son premier retrait relatif de la scène en 1974 et la redéfinition sensible de son statut sous le premier mandat du président Chirac prouvent à suffisance qu’il n’était en réalité qu’un acteur-concepteur relatif. Les mêmes nuances peuvent s’appliquer aux rôles respectifs d’un Bongo ou d’un Pasqua. Le premier cité, véritable acteurconcepteur et décideur dans la décennie 80-90, n’a pas toujours pu prétendre à cette étiquette. Dans les premières années de sa présidence(1967-1973) par exemple, il sera davantage un acteur-relais(relais africain de la stratégie gaullienne), voire un acteur-exécutant (comme on pourra le montrer par son acceptation de l’instrumentalisation du territoire gabonais et de ses ressources dans la guerre du Biafra ). Une grande partie du quatrième chapitre sera consacrée à la clarification de son action.

27. J.-F. Bayart a affirmé qu’un des membres et informateurs du réseau dit Foccart était un représentant des concessions Mercedes en Afrique de l’Ouest. Plus anecdotique, mais non moins étonnante, est la révélation faite par le capitaine Paul Barril dans son avant-dernier ouvrage, selon laquelle une secrétaire française de la présidence ivoirienne sous Houphouët-Boigny était chargée de la sélection, du filtrage et du « recrutement » de jeunes dames autorisées à vendre leurs charmes aux étages de l’hôtel Ivoire d’Abidjan, moyennant quoi ces dernières étaient tenues de faire un rapport circonstancié des activités de leurs amants épisodiques (Français pour la plupart). Ladite secrétaire s’empressait d’envoyer les informations ainsi collectées à son patron ultime, Jacques Foccart. Voir P. Barril, Enquête explosive, Paris, Flammarion, 2000, pp. 12-13.

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Le second, quant à lui, n’a dû son avènement qu’à la suite du délabrement progressif de l’autorité foccartienne et à sa propre nomination au poste de ministre de l’Intérieur. Il s’appuiera ainsi sur des ressources nationales (la police) ou départementales (le budget des Hauts-de-Seine) pour capter puis fédérer des filiations (corse et libanaise principalement) déjà établies de longue date au Gabon. Cette récupération se traduira dans les faits par la position de monopole détenue par la famille Tomi dans les casinos ou le P.M.U. à Libreville ou encore l’obtention par l’homme d’affaires Hassan Héjeij de la quasi-totalité des marchés publics de construction des écoles financées par les Hautsde-Seine au Gabon. Cette montée en puissance, essentiellement conjoncturelle, est en nette déliquescence aujourd’hui du fait précisément de la perte d’une partie des ressources précitées. – Les acteurs-relais À mi-chemin entre les acteurs-concepteurs et les simples exécutants, les acteurs-relais sont des intermédiaires, qui facilitent le fonctionnement de la chaîne. Ce sont, avec les exécutants et les opportunistes, les plus nombreux à officier dans les rapports franco-gabonais. N’ayant pas de pedigree unique, ils peuvent aussi bien occuper des fonctions officielles que se situer complètement dans le privé. Certains d’entre eux ont pu passer pour des décideurs, d’autres ont vu leur rôle évoluer progressivement vers d’autres statuts. Premier cas typique, le sénateur Guy Penne, conseiller du président Mitterand pour les affaires africaines. Certains se sont empressés d’en faire un acteur-patron, sorte de Foccart de gauche. En réalité, Guy Penne n’était à la tête d’aucune structure transnationale formalisée et n’anima aucune chaîne verticale. S’il doit sa nomination (au moins en partie), à son appartenance à la franc-maçonnerie (faut-il rappeler la place importante qu’occupe celle-ci en Afrique en général, et au Gabon en particulier) d’une part, et d’autre part à la volonté du président Mitterrand de « court-circuiter » les initiatives jugées trop peu diplomatiques du ministre de la Coopération Jean Pierre Cot28, 28. Citant par exemple un article du quotidien Le matin du 19 mai 1982, Jean-François Bayart explique que dans les milieux du pouvoir en Afrique, si

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Guy Penne ne semble pas avoir été autre chose qu’un facilitateur : la scène qui se serait déroulée entre les présidents Mitterrand et Bongo en sa présence et qu’il décrit par le menu dans ses mémoires en constitue un bon exemple29. Tout aussi exagéré (du moins en ce qui concerne le Gabon) semble être le rôle attribué à Jean-Christophe Mitterrand dans ces rapports. Comme pour Guy Penne, il semble surtout que le président ait voulu mettre à profit sa connaissance de l’Afrique, où il avait auparavant travaillé comme journaliste et sa spontanéité naturelle, pour créer et pérenniser des liens directs avec les chefs d’État africains. On peut certes faire remarquer que Jean Christophe Mitterrand a été, jusqu’en juin 1987, membre du conseil d’administration de la COMILOG (Compagnie des Mines de l’Ogooué, qui s’occupe de l’exploitation et de la commercialisation du manganèse de Moanda) et qu’il avait des points d’appui au Togo, ces éléments ne nous semblent pas suffisants pour en faire un décideur, chef de « réseau » comme certaines lectures faciles l’ont laissé entendre. Il semble donc, comme pour Guy Penne, qu’il s’agisse d’un relais d’autant plus efficace que sa filiation a pu constituer, aux yeux des autorités africaines, un élément supplémentaire de garantie. Les rôles de Maurice Robert, André Tarallo ou de nouveaux venus comme Robert Bourgi paraissent beaucoup plus difficiles à définir, tant leurs allégeances respectives paraissent peu claires. Jusqu’en 1974 au moins, on peut dire que Maurice Robert a été un fidèle relais, voire un fidèle exécutant de Jacques Foccart au Gabon. Cette fidélité était d’autant plus nette Jean-Pierre Cot était présenté comme « le père fouettard », Guy Penne lui passait pour « le père noël ». Voir J.-F. Bayart, La politique africaine de François Mitterrand, op. cit., p. 36. 29. Guy Penne raconte qu’au cours d’un entretien à l’Elysée entre messieurs Mitterand et Bongo, la question du remplacement de l’ambassadeur Maurice Robert venant à être évoquée, le président gabonais interrompit François Mitterrand et lâcha : « [...] Oui d’ailleurs je souhaiterais connaître l’avis de Guy Penne, car j’ai confiance en lui ». Ce qui eut pour conséquence la remarque faussement naïve de Mitterand : « Ah oui, c’est vrai, j’oubliais que vous êtes un peu parents ! Comment dit-on ? cousins... non, non... devrais-je dire, frères ? » Voir Guy Penne, entretiens avec C. Wauthier, Mémoires d’Afrique, Paris, Fayard, 1999, p. 29. Sur le rôle de la franc-maçonnerie dans sa nomination en Afrique, on lira les pages 23 à 33.

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qu’il partageait avec son « patron » la même passion pour le gaullisme et le même refus de « brader l’empire ». Depuis le début des années 80, s’il demeure fidèle au gaullisme et à la France en général, il semble avoir gagné lui-même une certaine autonomie, aussi bien dans la maîtrise de ses « clients » que dans les services rendus au président Bongo. Son statut auprès de ce dernier a d’ailleurs évolué au gré de la conjoncture politique, voire économique et commerciale. Entre 1964 et 1967, il pouvait encore affirmer : « j’ai fait Bongo »30. Mais c’est en tant que commissionnaire de ce même Bongo qu’il viendra à la fin des années 70 mettre en garde les autorités françaises31. Au total, s’il ne semble pas devoir être un acteur-patron, il a au moins eu une double allégeance qui en fait un acteur doublement relais, mais aussi, en certaines occasions, comme nous le verrons plus loin, un acteur-exécutant. Cette double allégeance semble aussi concerner l’avocat Robert Bourgi, membre de la cellule africaine de l’Elysée, mais proche aussi du président Bongo. Le rôle trouble, voire controversé, qu’il a pu jouer avant l’élection présidentielle de 1998 au Gabon montre la difficulté à satisfaire une double allégeance, celle officielle à l’Elysée (par le biais notamment des clubs 89, même si cette association nous a précisé avoir cessé ses activités au Gabon), dont il est un facilitateur avéré, mais aussi celle plus officieuse au président Bongo, dont il s’efforce d’être l’informateur et le défenseur. À travers ses positions, nous disposons là de l’exemple quasi parfait de l’acteur, un peu carrefour, qui se servira de sa proximité revendiquée avec le chef d’État africain pour acquérir sa propre respectabilité en France, alors même 30. C’est là la surprenante affirmation que l’intéressé nous a personnellement faite, en évoquant son rôle auprès du président gabonais à cette époque. Entretien avec l’auteur, Paris, courant 1999. 31. En fait, c’est en sa qualité de chargé de missions (en vérité, chargé des renseignements) au sein du groupe Elf que Maurice Robert se rendit au Gabon entre le 31 mars et le 6 avril 1977. Le compte rendu de cette mission adressé à messieurs Guillaumat, Levy et Tarallo fait état, entre autres remarques d’ordre politique, de l’opposition du président Bongo « à la désignation comme conseiller technique à Libreville de monsieur Meyer, inspecteur des finances, homme de gauche, brillant, donc dangereux... ». Note reproduite dans « Elf l’empire d’essence », Les dossiers du Canard enchaîné n° 67, avril 1998, p. 21.

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que ledit chef d’État compte sur ses « entrées » supposées à l’Elysée. Nous reviendrons sur ce type de marché de dupes quand nous traiterons des acteurs-électrons libres. Pour revenir aux acteurs-relais, si Georges Rawiri (actuel président du Sénat, un des rares facilitateurs gabonais) semble surtout être un relais du président Bongo, eu égard à ses filiations32 (familiale, historique et philosophique), André Tarallo est un acteur aux contours difficiles à cerner. Nous avons d’ailleurs été tenté d’en faire un acteur-électron libre, voire un acteurpatron, si nous ne nous étions pas rendu compte que ce dernier semblait surtout être un fidèle défenseur des intérêts du groupe Elf, et notamment de ses filiales africaines. Certes, certains essayistes ont mis en avant son passé de condisciple de Jacques Chirac pour en faire un maillon des réseaux Foccart, d’autres, du fait de ses origines corses, l’ont présenté (à tort, nous semble-t-il) un peu précipitamment comme membre des réseaux Pasqua. La réalité est qu’André Tarallo n’a jamais été membre actif d’aucun parti en France. De ce fait, il peut difficilement être intégré à ces différentes structures. En conséquence, faute de disposer d’informations plus précises, nous nous contenterons d’en faire un acteur-relais doublement au service du groupe Elf et de quelques présidents africains, mais ses filiations maçonnique et corse rendent son classement un peu hasardeux. Cependant, l’essentiel de son poids lui ayant été conféré, d’une part, par son statut au sein du groupe pétrolier et, d’autre part, par la connaissance de nombre de secrets dépassant le cadre du pétrole, on peut considérer que son rayon d’action se situait à la frontière du pétrole et de la politique, et qu’il constitue donc, ainsi, un acteur-relais par excellence.

32. Georges Rawiri, actuel président du Sénat, est considéré à juste titre comme le plus Français des Gabonais. Marié à une Française, grand maître franc-maçon, il a été ambassadeur du Gabon en France. Il entretient des relations étroites avec nombre d’hommes politiques français. Cette francophilie lui aurait valu quelques soucis au plan politique intérieur lors de la conversion du président Bongo à l’islam (voir les pages consacrées par Foccart à cette question dans La fin du gaullisme, op. cit.). Pour l’anecdote, on rappellera que le soir de son suicide, François De Grossouvre avait justement rendez-vous avec lui. Cf. D. Lorentz, Une guerre, Paris, Les Arènes, 1997.

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– Les exécutants Il paraît de prime abord relativement évident de donner un contenu au rôle et donc un visage à l’acteur-exécutant. En réalité, les choses ne sont pas aussi simples, eu égard d’une part à la diversité des domaines d’intervention potentiels, et d’autre part aux motivations de ces acteurs qui ne sont pas toujours en adéquation avec les attentes et demandes de leur commanditaire. Théoriquement, l’acteur-exécutant, qui se situe au bout de la chaîne, a pour rôle d’exécuter les ordres de son patron immédiat, qui, de ce fait, est rarement le grand acteur-patron. Il entretient avec son donneur d’ordre une relation opportuniste, ponctuelle et circonscrite dans le temps d’exécution de son œuvre. Il n’a pour toute attente que le paiement (sous une forme financière le plus souvent) du service rendu. Nous nous situons donc, de ce point de vue, en dehors d’une relation de type clientélaire classique, puisque le rapport concerné ne dure que le temps de l’échange. En pratique, les choses sont loin d’obéir à ce schéma simpliste, car la relation induit d’autres paramètres. D’abord, sauf dans les cas d’utilisation du mercenariat classique, sur la base d’un contrat, les acteurs-exécutants semblent être installés dans la durée. En effet, parmi eux, il y a ceux que nous devons bien nous résoudre à considérer comme des exécutants « corsaires »33. Si cette association paraît paradoxale de prime abord (le statut d’exécutant semblant d’emblée écarter l’idée d’éventuels états d’âme et a fortiori de conviction), elle est pourtant loin d’être erronée. La lecture du livre témoignage de Bob Denard, par exemple, au-delà du caractère sélectif des faits qu’il évoque et de la faiblesse des preuves qu’il présente, donne une idée assez juste de l’action de l’exécutant corsaire tel qu’il en existe dans les rapports franco-gabonais. S’il a été amené à poser des actes (dont nombre ont été illicites), c’est en partie parce qu’il était convaincu de la justesse de leur fon33. Il s’agit bien sûr d’un emprunt à la formule rendue célèbre par l’un des plus controversés mercenaires français qui, réfutant le terme que nous venons d’utiliser, lui préfère de loin celui plus valorisant de « corsaire de la république ». Voir Bob Denard, Corsaire de la république, Paris, Robert Laffont, 1998.

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dement idéologique. Opposé comme d’autres à la « dilapidation de l’empire », Bob Denard, qui a passé une grande partie de sa carrière post-Indochine au Gabon, a toujours répondu présent lorsqu’il a fallu combattre pour les intérêts de « sa France ». Que Maurice Robert avoue avoir été en contact direct avec lui (alors même que l’officier supérieur occupait des fonctions officielles au S.D.E.C.E.), et qu’il en dise le plus grand bien, que dans ses mémoires Jacques Foccart lui-même lui rende implicitement hommage34 et qu’enfin la justice française tergiverse avant de l’acquitter dans l’affaire de « l’opération crevette », alors même que des preuves accablantes semblaient exister contre lui et ses coéquipiers, ce ne sont là que quelques éléments qui permettent d’élaborer l’hypothèse d’un lien entre la France « officielle » et le prétendu mercenaire. En réalité, s’il semble que Bob Denard ait bien eu une carrière de solitaire et de mercenaire (au sens étroit), il apparaît aussi à bien des égards comme un acteur-corsaire, défendant les intérêts d’une république qui le protège, et agissant sur déclenchement d’un « feu orange ». Ce constat est d’ailleurs assez logique dans la mesure où nous sommes ici engagés dans un cadre officieux et privatisé, où l’essentiel des actions qui y sont menées sont illicites. Il appartient dès lors aux différents acteurs de veiller à ce que l’efficacité ne se fasse pas au prix d’une souillure de l’État réputé républicain, donc légal. Dans ces conditions,

34. Jacques Foccart a longtemps entretenu le plus grand mystère sur sa connaissance ou non-connaissance des activités du mercenaire. Pourtant, dans ses mémoires, justifiant son témoignage favorable au mercenaire lors du procès relatif au coup d’État manqué au Benin en 1977, il déclarera : « [...] J’ai témoigné de ce que je savais, c’est-à-dire que Denard était un patriote, qui menait ses actions sans chercher à tirer quelque chose pour lui [...]. S’il a accepté de diriger le raid sur Cotonou, c’est par réaction d’un mercenaire en disponibilité, convaincu que c’était pour une bonne cause [...] ». Lire Foccart parle, op. cit., pp. 259-264. Nous aurions pu reprendre cette citation du même Foccart tiré du livre La piscine, de Roger Faligot et Pascal Krop « [...] Denard ... en mai 1968 [...] était venu me proposer ses services sur recommandation de Maurice Robert [...]. Lorsqu’il s’est présenté, il se trouve que la partie était jouée et gagnée. Mais j’avais gardé de cette visite le souvenir d’un patriote qui était venu se mettre à ma disposition pour en finir avec ce bazar, comme il disait, nullement celui d’un mercenaire qui aurait attendu une rémunération ».

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qui mieux qu’un doctrinaire peut exécuter ce type d’ordre sans que le commanditaire nourrisse la crainte de le voir un jour trahir le secret ? Nous ajoutons pour conclure avec les exécutants que beaucoup d’entre eux sont aussi des indicateurs occasionnels, qu’il s’agisse de conseillers techniques de ministères, de commerçants expatriés ou de coopérants au sens large dont le rôle est de donner des informations, voire un coup de main épisodique. Ces derniers entretiennent avec leurs patrons directs une relation clientélaire type, car ils attendent d’eux en retour, pérennisation de leur mission, protection, avancements…etc., toutes choses qui sont dans les cordes des chefs de réseaux ou même des simples relais, du fait de la détention de ressources variées. – Les électrons-libres L’ouverture progressive du champ de l’officieux, la perte du monopole des échanges parallèles du réseau dit Foccart, l’extrême lâcheté des structures de gauche nouvellement installées et l’importance accrue de l’acteur gabonais dans ce champ ont favorisé l’émergence d’un nouveau type d’acteur ; les électronslibres. Ni patrons (ils n’ont la maîtrise d’aucune chaîne), ni relais (ils ne se situent pas par rapport à des structures), encore moins exécutants (ils veillent jalousement à leur autonomie, source de leur survivance), ce sont le plus souvent de fortes personnalités dont la première caractéristique est de « rouler pour eux-mêmes ». Leurs motivations sont multiples et leur profil à chaque fois singulier. On peut en effet, trouver difficilement, à première vue, des points communs entre Jacques Vergès, Paul Barril et Jeannou Lacaze. Les seuls éléments qui expliquent qu’ils soient rangés dans le même registre sont : leur mode de fonctionnement, les ressources qu’ils utilisent pour exister et leur durabilité dans ces rapports. Sur le mode de fonctionnement d’abord, même s’ils revendiquent (semble-t-il avec succès), une certaine autonomie, ils n’en sont pas moins ouverts vers les autres acteurs, tout en refusant parallèlement de traiter directement avec ces structures. Ils s’échangent par ailleurs des informations les uns et les autres et n’hésitent pas à se rendre service (Jacques Vergès deviendra

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ainsi l’avocat de Paul Barril, dont il facilitera par ailleurs l’entrée dans certaines présidences africaines. De son côté, pour avoir été le numéro deux de la cellule antiterroriste de l’Elysée, ce dernier lui donnera quelques précieuses informations sur le sommet de l’État français). Sur les ressources ensuite, tous revendiquent une double proximité, qui leur permet d’être crédibles aux yeux de leurs interlocuteurs. Jeannou Lacaze et, à un degré moindre Paul Barril (son rôle au Gabon semble en effet n’avoir pas été important), font prévaloir devant leurs interlocuteurs gabonais leur appartenance publique ancienne, mais surtout les amis dont ils disposent encore dans ces domaines et leur parfaite connaissance de ces milieux. C’est la même parfaite connaissance des « recoins »du microcosme politique français que Jacques Vergès semble avoir fait prévaloir auprès du président Bongo, même si, en ce qui le concerne, sa connaissance de l’Afrique est plus ancienne et moins intéressée en apparence. Paradoxalement, pour continuer à infiltrer avec bonheur leurs anciennes administrations d’origine, pour apparaître comme des acteurs importants, ces mêmes électrons-libres revendiquent volontiers, auprès de leurs interlocuteurs français, leur proximité avec le chef d’État africain. En fait, c’est la revendication de cette double proximité (sans qu’il soit possible de savoir laquelle a prééminence sur l’autre) qui est le gage de la durabilité dans le champ des rapports franco-gabonais des acteurs électrons-libres, du moins dans cette configuration. Le récent ouvrage témoignage du capitaine Paul Barril, relatant les turpitudes d’une mission effectuée en Côte-d’Ivoire, au cours de laquelle l’appui officiel du président ivoirien de l’époque lui a servi aussi bien dans le pays précité qu’en France, en est le révélateur35. – Les acteurs épisodiques L’intérêt de faire la lumière sur ce que nous appelons les acteurs épisodiques est en réalité secondaire au regard de nos préoccupations. Cependant, nous en faisons état d’une part

35. Voir P. Barril, Enquête explosive, op. cit.

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parce qu’ils sont tout de même partie prenante de ces rapports et d’autre part parce que la précarité de leur situation nous permet précisément de marquer la différence entre les formes diverses d’échanges pouvant intervenir entres les acteurs particuliers. Ces acteurs épisodiques, qu’il n’est pas besoin de citer, se distinguent généralement par trois caractéristiques : Ce sont d’abord des hommes et des femmes qui appartiennent à l’origine à toutes les catégories socioprofessionnelles. Comme les électrons-libres, ils ne sont affiliés à aucun réseau. Mais, à la différence de ces derniers, ce sont les réseaux qui ne veulent pas d’eux. Cependant, ils sont en rapport avec ces différents réseaux car ils sont amenés à rendre (moyennant paiement immédiat) des services en sous-traitance. Ce ne sont surtout pas des doctrinaires, mais davantage des opportunistes, qui sont là pour « tenter leur chance ». Ce seront donc des mercenaires, enrôlés à la va-vite pour une mission ponctuelle, des journalistes s’improvisant « lobbyistes » ou conseillers en communication ou encore des hommes d’affaires accourus précipitamment à l’annonce d’un « bon coup ». La dernière caractéristique de ces acteurs est qu’ils sont rarement installés dans la durée. N’ayant pas de vécu africain, ils se sentent naturellement exclus des cercles qui comptent et ne restent donc que le temps de faire leur coup. Il faut cependant préciser que cette séparation n’est pas toujours aussi hermétique, dans la mesure où ceux d’entre eux qui sont vraiment motivés peuvent à la longue finir par s’intégrer. L’appartenance à une communauté particulière, à une fraternité, voire à un parti politique particulier en France constituent, en la circonstance, une des portes d’entrée particulièrement accueillantes. Un acteur-carrefour : le groupe Elf dans les rapports francogabonais36 Même si l’on peut considérer, à juste titre, avec JeanFrançois Bayart, qu’il existe dans la presse « une fantasmagorie 36. S’il demeure encore des doutes sur les liens entre le groupe pétrolier et différents réseaux politiques, il suffira de lire le livre témoignage de l’ancien

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au sujet d’Elf qui demande à être nuancée, et qui n’est pas le reflet exhaustif ou la réalité de la complexité du sujet [...] »37, on peut difficilement nier que les activités du groupe pétrolier dépassent le simple cadre de l’économique, du commercial ou de l’industriel. Ces activités toucheraient même, au contraire, au domaine du stratégique et du politique. Ranger le groupe Elf parmi les acteurs-carrefour revient à lui reconnaître une présence dans les différentes sphères des rapports franco-gabonais, mais aussi à le doter d’allégeances ou de pouvoirs multiples dans ce domaine. Nous verrons dans les pages qui suivent en quoi et de quelles manières les activités du groupe peuvent en faire un outil d’une stratégie et un acteur politique au-delà même de sa fonction naturelle, qui est industrielle et économique. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est important de préciser les conditions de recueil des informations que nous donnons dans ce texte, de manière à nous démarquer de toute forme de proximité avec ce qu’il est convenu de désigner sous le vocable de « considérations journalistiques », expression dans laquelle on range volontiers l’information vraie, mais aussi la supposition ou la simple hypothèse. L’essentiel des informations que nous donnons dans ce texte, qu’elles proviennent des médias (journaux, radio, télévision, dossiers de presse, dossiers spéciaux…) ou de nos enquêtes (entretiens et recherches propres), sont des informations que nous avons pris le soin de vérifier, de recouper, d’analyser. Lorsqu’une hypothèse nous semble valable sans qu’il ait été possible de la confirmer, nous prenons le soin de le préciser. Nous voulons ajouter que ce texte n’a naturellement pas la prétention, eu égard à l’extrême complexité des problèmes posés, de tout dire sur les activités du groupe pétrolier. Nous donnons seulement des éléments d’informations ciblés, destinés à faciliter la compréhension de l’action d’Elf dans les rapports franco-gabonais.

Président-Directeur-Général. Voir L. Lefloch-Prigent, entretiens avec E. Decouty, Affaire Elf, affaire d’État, Paris, Le Cherche-midi éditeur, 2001, pp. 71-81 et toute la partie intitulée « Elf et les réseaux » 37. Audition de J.-F. Bayart par la mission d’information parlementaire le 20 janvier 1999. Voir M. H. Aubert, P. Brana, R. Blum, Pétrole et éthique, une conciliation possible ?, op. cit., tome II.

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– Les fondements du groupe, entre démarche stratégiste et visée politique Ce qui frappe d’emblée l’observateur qui s’intéresse à l’histoire de la création d’Elf, c’est le contexte de cette création, et les noms des personnes attachés à cette œuvre. En effet, la création du groupe est indissociable des traumatismes liés aux guerres et de l’intérêt que la possession de ressources énergétiques a révélé au cours de ces guerres. Un homme symbolise à lui tout seul cette préoccupation et la volonté d’en sortir : Pierre Guillaumat. En effet, celui-ci aurait d’abord été profondément marqué par l’attitude de la Standard Oïl qui avait supprimé les approvisionnements à l’armée française pendant la grande guerre. Cette suppression impromptue a mis en lumière l’intérêt stratégique du pétrole dans ce qui sera plus tard le grand dessein du Général de Gaulle, l’indépendance de la France. Elf a donc été créé dans le double but d’assurer l’indépendance énergétique de la France, et de participer ainsi politiquement à la construction de l’indépendance de la France tout court. Dans ce contexte, on peut aisément comprendre que les visées du groupe dépassaient déjà le simple cadre de l’économique ou de l’industriel, pour être parties prenantes du projet national gaullien. La personnalité profonde et la formation de l’homme chargé de mettre en branle cette gigantesque entreprise ne sont pas fortuites. Pierre Guillaumat, premier président du groupe E.R.A.P. en 1965 (celui-ci sera rebaptisé Elf puis Elf Aquitaine), est avant tout un gaulliste qui s’est spécialisé (audelà de sa formation initiale de polytechnicien et d’ingénieur des mines) dans les services secrets et le renseignement. Ce détail a son importance car, tout au long de ce travail, la confusion entre les activités du groupe, l’État gaullien et les services secrets sera permanente. C’est à lui que le gouvernement fera appel à la fin de la guerre pour prendre la direction des carburants. Il prendra rapidement la présidence du Bureau des Recherches Pétrolières (B.R.P.) en octobre 1945. De cette époque, estime Pierre Péan38, date l’extrême perméabilité entre 38. Audition de P. Péan mardi 26 janvier 1999, in Pétrole et éthique..., op. cit., p. 142.

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l’État et la société pétrolière qui deviendra Elf, car, « dans la tête de Guillaumat et de ses amis, Elf était la France, attaquer l’une équivalait à attaquer l’autre ». Sans refaire l’historique de l’évolution de la jeune société, depuis la découverte des premiers gisements de Lacq (dans les Landes) à celle des énormes gisements du Golfe de Guinée, qui consacreront finalement l’accession de la France à son indépendance énergétique, il est intéressant de remarquer qu’il demeure une constance : la confusion, voire l’imbrication très nette, entre l’État français et le groupe Elf. « Du temps de Guillaumat (note ainsi Claude Angeli39), le Président Directeur Général du groupe pouvait ainsi se prévaloir de la jouissance quasi quotidienne de la ligne téléphonique directe avec l’Elysée », avec Michel Péckeur, Albin Chalandon, Loïk Le Floch-Prigent ou même Philippe Jaffré, les choses ne changeront pas radicalement de cette situation originelle. C’est au Gabon que cette confusion atteindra son paroxysme, permettant par exemple d’observer un véritable ballet de chaises musicales entre l’État français (qui se confond lui-même avec ce que l’on appellera les réseaux gaullistes), les services de renseignements et le groupe Elf. Pour preuve, à la suite du coup d’État de 1964, la France avait délégué auprès du président Léon Mba un ancien du SDECE (Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage), Robert Maloubier dit Bob, pour créer et organiser la garde présidentielle gabonaise. À l’issue de sa mission en 1968, c’est au sein du groupe Elf qu’il rebondira en étant nommé directeur administratif d’Elf Nigeria. De tels exemples, où services secrets, Elf, et État français sont liés notamment dans leurs activités gabonaises, sont courants En tant qu’acteur-carrefour en effet, Elf avait d’abord été créé pour assurer l’indépendance énergétique de la France. Son interdépendance avec l’État lui était presque consubstantielle, dans la mesure où c’est grâce à l’État (par le biais des accords de coopérations ou des réseaux gaullistes), qu’il pourra, dans une situation de quasi-monopole, librement rechercher puis exploiter son pétrole dans le Golfe de Guinée. Dans cet ordre 39. Audition de C. Angeli le mercredi 9 janvier 1999, in Pétrole et éthique..., op. cit., p. 56.

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d’idées, il n’est pas étonnant qu’il échange ses hommes avec les services secrets et l’État. Certes, cette confusion ne sera pas toujours tolérée, mais elle rythme la vie de la cinquième République et les relations entre la France et le Gabon notamment. Quelques piliers sources d’anomalies Parce que nous ne pouvons, dans le cadre limité de ce travail, montrer toutes les facettes de notre acteur-carrefour, il nous faut au moins, une fois esquissé cet historique, faire la lumière sur quelques-unes des structures et des pratiques du groupe qui seront à la source des activités réputées peu habituelles qu’on lui prête. L’intérêt de cette projection est de montrer en quoi, malgré la volonté de réforme, le fonctionnement récent du groupe, survivance des avantages que lui a consentis l’État à sa naissance, ne peut que générer les anomalies que « l’affaire Elf » a permis de découvrir en partie, mais que les rapports entre la France et le Gabon retranscrivent parfaitement. Les commissions Officiellement, les commissions versées à des intermédiaires, autorités locales ou autres facilitateurs d’obtention de marché, lors de la signature de grands contrats (généralement à l’issu d’appels d’offres très disputés), sont reconnues et autorisées par les services fiscaux et les douanes. Elles font partie du régime dit du « bénéfice consolidé » (système créé en 1965 et dont le but est de favoriser par une série de facilités fiscales, le développement des entreprises françaises à l’étranger), et leur montant figure de fait dans les bilans du groupe. Cependant, ce qui pose problème, c’est la difficile détermination de leur destination ultime. En effet, contrairement à ce qui se passe dans le domaine de l’armement (existence d’un office chargé de recenser les noms des destinataires), Elf n’est pas tenu de donner aux services fiscaux concernés le nom des bénéficiaires de ces commissions40. Il en résulte une situation où la société a 40. En revanche, il semble, selon les récentes déclarations de l’ancien Président-Directeur-Général Loïk Lefloch-Prigent, que les présidents de la République eux sont au courant de l’identité desdits bénéficiaires. En effet, une tradition veut qu’une fois par an, le responsable du groupe aille faire vali-

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toute latitude de déclarer les montants de son choix (il faut au demeurant préciser que la seule vérification qui est faite par lesdits services est de s’assurer de l’existence d’une contrepartie effective, c’est-à-dire de la réalité du contrat). C’est cette situation qui est à la base de ce que l’on a appelé les « rétro-commissions », c’est-à-dire le retour par divers canaux (la Suisse le plus souvent), dans le pays d’origine (la France en l’occurrence), d’un bon pourcentage des commissions prétendument versées. La réalité de l’existence de ces commissions occultes est assez facile à établir. Dans l’entretien qu’il a accordé aux députés de la mission d’information parlementaire, Philippe Jaffré (P.D.G. du groupe Elf à l’époque) précisait lui-même que le montant moyen raisonnable des commissions devait s’élever entre 0,5 et 1 % du marché apporté, ce qui donne une idée de la marge de manœuvre dont dispose le groupe dans la mesure où Philippe Durand (sous-directeur à la direction de la législation fiscale au ministère de l’économie, des finances et de l’industrie) situe lui-même cette fourchette entre 10 et 20 %41. Par ailleurs, nos propres recherches nous ont permis de constater que le montant de ces commissions versées par Elf était plus proche des 20 % en règle générale. Ce seraient donc ces rétro-commissions (dont le contrôle échappe aux services fiscaux) qui auraient, au moins en partie, participé en France au financement des hommes et des partis politiques. Valérie Lecasble a ainsi prétendu (sans qu’il nous ait été possible de le vérifier), dans son ouvrage42, que le groupe avait pris l’habitude de prélever, sur les commissions, 5 à 10 %

auprès du secrétariat général de l’Elysée, et par le président de la République, le tableau récapitulatif annuel des commissions, leurs montants et bénéficiaires. Voir interview de L. Leflock-Prigent dans Le Parisien du vendredi 18 mai 2001. 41. Audition de Ph. Durand, sous-directeur à la direction de la législation fiscale au ministère de l’économie et des finances, le mercredi 13 janvier 1999, in Pétrole et éthique..., op. cit., p. 100. 42. V. Lecasble et A. Routier, Forage en eau profonde, les secrets de l’affaire Elf, Paris, Grasset, 1998, 407 p. Nous devons signaler, à propos du chiffre que nous donnons, avoir vainement tenté d’en obtenir la confirmation auprès des auteurs mais nos trois lettres de demande d’entretien sont restées sans réponse.

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pour ses besoins, et que les 45 millions de francs versés par exemple à Mme Deviers-Joncours proviendraient de cette caisse. Il est cependant une certitude, c’est que les rétro-commissions servaient aussi à payer des salaires supplémentaires non déclarés aux cadres dirigeants du groupe. Ainsi, Alain Guillon (ancien directeur général du raffinage chez Elf et ancien président d’Elf oïl Africa) reconnaissait devant le juge Renaud Van Ruymbeke percevoir régulièrement, en plus de son salaire en France, 2 millions de dollars par an en Suisse, ajoutant que c’était là un système dont il était loin d’être le seul bénéficiaire. Le Trading Les sommes versées au Gabon (ceci est valable pour un grand nombre de pays producteurs qui ne commercialisent pas leur pétrole) sont dues à la filiale Elf Gabon. Il s’agit d’une part de la redevance pétrolière ou droit d’exploitation, et d’autre part des fonds commerciaux ou fonds de souveraineté (versés quant à eux directement au chef de l’État), et dont le montant tient compte du nombre de barils produits. Il faut ajouter à ces fonds le versement d’un bonus ou droit d’entrée. Le mécanisme de versement de ces sommes est complexe, mais on peut en retenir de façon synthétique l’idée que ce processus est étroitement lié à la conjoncture, et que les montants versés tiennent compte des fluctuations du dollar. Concrètement, les montants peuvent être élevés ou bas en fonction desdites fluctuations. C’est en partie pour gérer ce différentiel et effectuer des transactions (dont le montant peut varier du simple au double, selon le témoignage de l’ancien président congolais Pascal Lissouba43) que le groupe Elf a créé une filiale, Elf Trading. Officiellement chargé de « faire toutes opérations commerciales, industrielles ou financières, mobilières ou immobilières », Elf Trading basé à Genève aurait surtout servi, selon le mot de Claude Angeli 44, de « pompe à fric » pour le groupe Elf. Affirmation non totalement dénuée de fondement, car Alain Guillon, que nous avons déjà cité, a expliqué aux juges que c’était par le biais de cette filiale que les cadres dirigeants du 43. Interview de P. Lissouba in Une Afrique sous influence, op. cit. 44. Cf. Elf l’empire d’essence, op. cit., p. 57.

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groupe percevaient leurs rémunérations parallèles. Le responsable d’Elf Trading et actuel numéro deux de Total Fina Elf, Bernard Polge de Combret, a déjà été entendu, mais comme simple témoin, dans l’affaire Elf. La PID La détermination même de la raison d’être de la « Provision pour Investissements Diversifiés », ou P.I.D., pose problème. Imaginée par Elf et les autorités gabonaises, cette ligne budgétaire (car c’est cela dont il est question), prélevée dans les fonds « défiscalisés » d’Elf Gabon, avait été présentée aux Gabonais (lors d’un mémorable discours présidentiel à la nation) par le président Bongo lui-même presque comme la panacée : une réserve destinée à assurer au besoin le financement d’un certain nombre d’équipements sociaux ou publics ; routes et hôpitaux par exemple. C’est aussi dans ce sens qu’abondait Antoine Glaser45 en expliquant que la P.I.D. était surtout destinée initialement (destination louable au demeurant) à la construction des routes et des centres médicaux. S’il est difficile de trouver au Gabon des réalisations sociales ou publiques faites avec ces fonds de réserve, la raison en est peut-être toute autre : il semble en effet, d’après de récentes révélations d’André Tarallo46, que si cette réserve devait bien servir à assurer le financement de divers projets, c’était essentiellement dans la mesure où il s’agirait d’investissements productifs. En clair, les investissements non-productifs (les écoles et autres centres médicaux par exemple) ne seraient pas éligibles à ces financements. Cette précision tardive semble d’ailleurs être en réalité la plus plausible. Car, comme nous le disions, si la P.I.D. n’a pas financé grand-chose (parmi les équipements sociaux) au Gabon47, elle a en revanche, par le biais des filiales financières

45. Audition d’A. Glaser le 8 décembre 1998, voir Pétrole et éthique..., op. cit., p. 48. 46. Ces déclarations ont été faites dans l’émission diffusée par Arte-La cinq, Elf une Afrique sous influence, op. cit. 47. Sur la quinzaine de participations prises avec les fonds de la P.I.D., seul le C.I.R.M.F. (Centre International de Recherches Médicales de

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d’Elf Gabon (la CIPH et SOFIPA), pris des participations ou financé intégralement nombre de projets assez éloignés des secteurs sanitaires et éducatifs ou même du pétrole. C’est notamment par la CIPH que 150 millions de francs ont été prêtés à l’entreprise de textile Biderman sous la forme d’un crédit-relais, versés sur le compte suisse Kourtas. Marc Cossé, ancien directeur général d’Elf Gabon et surtout administrateur des deux filiales financières précitées, a expliqué aux experts de la Cour des comptes française que la direction de la gestion de la PID était surtout politique et qu’il n’était lui-même qu’un signataire des pouvoirs de la CPIH et SOFIPA. Toujours est-il que le rapport de la Cour des comptes concluait que « l’activité du pôle financier du groupe Elf qui a mobilisé plus de 15 milliards de francs se distingue par une absence totale de rentabilité ». En fait, il semble assez évident aujourd’hui que la principale utilisation des fonds défiscalisés de la PID a surtout été d’investir dans les entreprises amies (comme Biderman) ou de financer les besoins de certaines personnalités politiques. Pour en revenir à la PID, et aux filiales financières d’Elf Gabon, il faut noter que Charles-Henri Philippi a précisément été mis en examen dans l’affaire Elf en sa qualité d’ancien directeur de la CPIH et qu’entre autres délits, c’est en raison de son rôle dans les détournements présumés des fonds d’Elf Gabon au profit de l’entreprise Biderman qu’André Tarallo a été lui aussi mis en examen . La FIBA48 Commissions occultes, financements parallèles, PID et même préfinancements, toutes ces opérations qui se sont faites bien souvent en décalage des pratiques licites, n’ont été possibles que grâce à une structure bancaire et financière particulière, qui a ainsi servi de réceptacle : la FIBA (French Intercontinental

Franceville) peut être considéré comme une structure sociale. Pour le reste (Gabon Informatique 22,44 %, GPL 15,30 %, SOSUHO 19,20 %, AGRIPOG 26 %, SNTM 27,47 %, l’hôtel Mandji 27,61 %, FABELEC 11,56 %, SOGATEX 1,57 %, CMN 14,85 %, etc.), il s’agissait d’investissements prétendument productifs, mais qui se sont révélés, au mieux, pour ceux qui ont survécu, de formidables gouffres financiers.

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Bank, dont le siège était à Paris et les succursales au Congo et au Gabon). Traditionnellement, cette banque, aujourd’hui disparue, a toujours été présentée comme la banque de la famille présidentielle gabonaise, associée accessoirement au groupe Elf. En effet, si l’on s’en tient à la seule composition de l’actionnariat et aux pourcentages du capital détenus, on peut difficilement nier cette évidence. Créée en 1975 (au lendemain du choc pétrolier) en théorie par le président gabonais, cette banque présentait en effet la particularité de voir 50,9 % de son capital détenus par la famille Bongo. Si on y ajoute au titre des privés gabonais l’ancien ministre Mpouhot, Mme Rawiri ou encore les anciens ministres des finances, Jérôme Okinda et Jean Pierre Lemboumba, il ne reste guère que 42 % des parts détenues elles par le groupe Elf. Si en théorie les choses apparaissent aussi simples, la réalité semble beaucoup plus complexe, et la famille présidentielle gabonaise apparaît davantage comme un paravent, plus que comme les véritables propriétaires de cette banque. Premier détail troublant, si Elf ne détenait que 42 % du capital, c’est lui, en réalité, qui contrôlait et gérait cette banque, grâce à un dispositif qui conférait à ses administrateurs le droit de disposer d’un vote double. Interrogé par les membres de la mission parlementaire sur la singularité de cette banque, l’ancien PDG Philippe Jaffré a répondu de la manière suivante : « [...] Cette banque est, de temps à autre, l’objet d’attaques sans fondement. Le système bancaire est indispensable pour le bon fonctionnement de toute économie [...] La FIBA, par la qualité de sa gestion, est en mesure de rendre les services bancaires classiques... »49

48. Il existe un certain nombre d’articles de revues qui parlent de la FIBA depuis 1994 environ. Cependant, la description qui se rapproche du fonctionnement réel de cette institution est celle qui a été faite par l’ancien responsable du groupe Elf. Voir L. Lefloch-Prigent, Affaire Elf, affaire d’État, op. cit., pp. 99-108, et toute la partie intitulée « La banque secrète »

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Les députés membres de la mission d’information auraient pu lui demander (dans la mesure où le rôle de la FIBA était celui d’une banque classique) pourquoi le groupe n’avait pas utilisé, pour ses opérations, les services de banques déjà existantes. En fait, la défense de Philippe Jaffré s’explique par un autre élément, qu’il précisera plus tard dans son audition : « [...] C’est à la demande de la Banque de France qu’Elf y assume la position d’actionnaire de référence… »50 On peut dès lors se demander à quel titre, et en fonction de quel type d’intérêts, la Banque de France a ainsi soutenu une banque prétendument familiale. Une chose demeure évidente, c’est que ce soutien explique, au moins en partie, l’hésitation des enquêteurs de la C.O.B.A.C.51 (Commission Bancaire d’Afrique Centrale) à retirer à ladite banque (du moins à sa succursale du Congo qui a fait l’objet d’une enquête en 1994) son agrément bancaire. En réalité, c’est par la FIBA que transitait l’essentiel des fonds (parfois en liquide) utilisés dans les opérations plus ou moins douteuses de la compagnie. L’ancien président Pascal Lissouba déclarait ainsi aux députés français que c’était par cette banque que passaient les divers fonds issus de la tricherie sur la rente pétrolière52. C’est également de cette banque que provenait le fameux chèque gabonais de 150 millions de dollars destiné à Alfred Sirven et dont la trace a été retrouvée par le juge suisse Paul Perraudin. C’est enfin auprès de la FIBA qu’étaient disponibles (chaque chef d’État des pays pétroliers du Golfe de Guinée y détenait un compte courant) les fonds dus

49. Audition de Ph. Jaffré in Pétrole et éthique..., op. cit., p. 170. 50. Ibid. 51. Cette commission, qui a en effet autorité pour retirer les agréments bancaires, a pourtant rendu un rapport très sévère, qui relève notamment « l’impératif de confidentialité absolue qui caractérise les opérations menées par cet établissement [...] » et qui s’étonne par ailleurs que « le directeur soit à la fois chef de caisse, responsable des transports physiques et seul détenteur des clés du système de sécurité [...] », avant de critiquer, entre autres curiosités, « [...] le versement par le siège parisien d’une commission de cent millions de francs, sans que l’on ne connaisse précisément ce que celle-ci rémunère comme prestations [...] ». 52. Audition de P. Lissouba in Pétrole et éthique..., op. cit., p. 274.

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aux titres de la redevance pétrolière, des frais commerciaux, et des fonds de souveraineté. – Un groupe aux allégeances et pouvoirs multiples Comme nous l’avons entrevu plus haut, le groupe Elf, de par sa création, était d’abord destiné à être un outil : un outil au service d’une ambition politique, celle de l’indépendance politique de la France dont l’autosuffisance énergétique était un des critères. Rien ne sera donc négligé par le pouvoir politique pour tendre vers la réalisation de cette ambition, la fin (découverte du pétrole), justifiant ici pleinement les moyens. On assistera donc à une redéfinition du fonctionnement de l’État gaullien dont le principal trait de caractère sera l’annulation de la barrière théorique existant ou censé exister entre l’économique et le politique. Les outils traditionnels de l’État (les services secrets par exemple) sont ainsi largement mis à contribution pour atteindre l’objectif annoncé plus haut. Au cours de l’entretien qu’il nous a accordé, Maurice Robert53 qualifiait ainsi les rapports entre Elf et les services secrets de rapports « d’expertise », considérant de fait Elf comme « un gros client » du S.D.E.C.E. Cette définition aurait sans doute un sens, si des preuves (sous forme d’écritures comptables par exemple) venaient à confirmer cet état de fait. En leur absence, il faut bien convenir que la formule appropriée ici est « une mise à contribution » pure et simple, favorisée par l’extrême perméabilité entre le groupe et ce type de structure de l’État. Autre élément de singularité du fonctionnement du groupe en tant qu’outil au service du pouvoir politique, la suppression quasi totale de toute forme d’intermédiation entre le groupe (notamment son principal dirigeant), et le chef de l’État français. Compréhensible (pour des raisons historiques liées à la résistance) du temps de Pierre Guillaumat et de Gaulle, cette situation a pourtant perduré et s’est même précisée sous les présidences respectives qui ont suivi. Loïk Lefloch-Prigent a ainsi clairement confirmé dans ses confessions54 le caractère direct

53. Entretien avec l’auteur,déjà cité. 54. « Les confessions de Loïk Lefloch-Prigent », L’Express, loc. cit.

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des relations qu’il avait avec le chef de l’État, non sans faire remarquer au passage le désagrément que cela causait à son ministère de tutelle. Cette suppression a eu pour conséquence l’implication directe du groupe dans les questions de diplomatie, de stratégie, et même sa mise à contribution indirecte dans certains conflits armés. Mais si le groupe est à l’origine surtout un outil au service d’une ambition politique, on observera progressivement une évolution de son rôle, ou mieux de son statut à mesure d’une part que d’importants gisements de pétrole sont découverts (ces découvertes coïncidant par ailleurs avec l’augmentation du prix du baril), et d’autre part, l’éclatement, ou plutôt la mise à l’écart apparente des principaux acteurs politiques gaullistes, à l’arrivée au pouvoir du président Giscard d’Estaing. Cette nouvelle donne va aussi mettre en lumière un autre usage du groupe, qui passe rapidement de sa fonction originelle d’outil politique, à une forme d’annexe de l’État, jouissant d’une certaine autonomie, la revendiquant même au nom de la nécessaire séparation de l’économique et du politique, mais devenant en réalité une espèce de réceptacle des réseaux gaullistes, n’hésitant pas à faire pression sur l’État et à influencer son action dans bien des domaines. On passe donc de l’acteur-subalterne ou acteur-relais, à l’acteur-patron. C’est notamment pendant cette période que l’on peut (avec nuances) dire du groupe qu’il constitue un État dans l’État. En effet, en 1974, l’arrivée de Valérie Giscard d’Estaing au pouvoir en France coïncide avec ce que l’on a appelé, dans les pays producteurs de pétrole (mais aussi pour les exploitants), le boom pétrolier, consécutif à l’augmentation vertigineuse des prix du pétrole. La conséquence directe sur le statut du groupe est un enrichissement rapide, source d’importance accrue de son rôle. Or, à ce même moment, la mise à l’écart des principaux animateurs du réseau gaulliste de la gestion des affaires de l’État a pour conséquence immédiate, leur redéploiement et leur intégration dans les effectifs du groupe qui (du fait de l’histoire de sa création liée aux anciens réseaux gaullistes de la résistance) les accueillera en véritable réceptacle. Maurice Robert par exemple quittera ainsi le SDECE pour intégrer le groupe Elf, officiellement comme chargé de mission,

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en réalité pour continuer à y faire ce qu’il faisait déjà pour le compte de l’État : du renseignement. Il sera ainsi à la base de la rénovation et de la revitalisation du P.S.A. (Protection Sécurité Administrative), qui est le service de « sécurité et de protection » du groupe dont Jacques Foccart55 s’enorgueillira plus tard dans ses mémoires lorsqu’il dit que ses renseignements étaient devenus plus fiables que ceux, plus officiels, du SDECE. Ce transbordement du réseau gaulliste de l’appareil de l’État au groupe Elf a pour première conséquence la constitution d’un pôle autonome, fort et riche, qui se positionnera directement en concurrent, non pas de l’État gabonais, comme on a pu souvent l’écrire, mais de l’État français dans ses rapports avec le Gabon. La seconde conséquence (plus inattendue) de cette nouvelle donne sera la sortie progressive du Gabon de la domination paternaliste d’origine, et son affirmation (par le biais du président Bongo principalement) comme acteur-patron. Pour mieux comprendre ce renversement de tendance, il faut observer qu’en écartant le réseau gaulliste (du moins ses principaux dirigeants) de la sphère décisionnelle classique de l’État, mais en le laissant réinvestir Elf comme nouveau bastion, le pouvoir en France a inconsciemment favorisé la constitution de deux pôles de l’autorité étatique. Le président Bongo n’aura donc plus en face de lui un, mais deux interlocuteurs. Comme, de surcroît, ces derniers deviennent (à bien des égards) concurrents, il jouera sur cette concurrence pour s’émanciper d’eux. C’est durant cette période que fonctionnera ce que nous appelons « la diplomatie du chantage ». En conséquence, ce que le journaliste Pierre Péan a décrit comme étant « le clan des Gabonais », qui n’hésiterait pas à désobéir à l’État français, procéderait donc, à notre sens, davantage de cette bipolarisation que d’une logique transnationale, que nous nuancerons plus loin. Il s’agit donc là d’abord d’une question de politique intérieure qui affaiblit la France et renforce d’autant le président Bongo, qui en profite pour s’émanciper. Le groupe Elf a-t-il, pendant cette période commencé à financer les partis de la droite française (le RPR notamment) ?

55. J. Foccart, entretiens avec Ph. Gaillard, Foccart parle, op. cit.

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A-t-il poussé la servitude jusqu’à livrer, comme le prétendent certains investigateurs, au président Bongo, les relevés bancaires de l’opposition gabonaise en France ?56 A-t-il, comme le révèlerait une note confidentielle attribuée à Maurice Robert, surveillé à la demande du président Bongo les activités des étudiants gabonais en France ? L’imprudence consisterait à, d’emblée, ranger ces éléments d’information au rayon des simples rumeurs au motif qu’il n’existe pas de preuves pour étayer ces idées. Mais donner foi à ces interrogations suppose, au préalable, un examen plus approfondi et documenté des rapports entre Elf, sa filiale gabonaise, son service de renseignements, et le président Bongo, examen qu’il n’est ni lieu, ni temps de traiter ici, mais la simple évocation de ces rapports donne une idée, d’une part, de la concurrence entre Elf (noyauté par les gaullistes) et l’État français, et d’autre part de l’imbrication du groupe avec l’État gabonais. Tout ceci favorisera l’émergence de l’acteur gabonais et son entrée sur la scène politique française. Cette inversion de tendance aura pour conséquence le regain de la stature dudit acteur gabonais face aux politiques français, et son autonomisation vis-à-vis du groupe Elf. Ceci se traduira au plan politique et diplomatique, par exemple, par la nomination (à laquelle n’était pas favorable le président Giscard d’Estaing lui-même et que le ministre Couve de Murville a qualifiée de mauvais mélange des genres57) de Maurice Robert comme ambassadeur de France au Gabon ou au plan économique et financier par la création de la FIBA dont nous avons parlé.

56. Il s’agit là d’une information qui, si elle ne peut s’appuyer sur des preuves matérielles, nous semble, eu égard à notre connaissance des pratiques dans ce milieu, suffisamment vraisemblable pour être donnée. Concrètement, il s’agirait d’une note du P.S.A. (Protection, Sécurité, Administrative qui est en réalité le propre service de renseignement du groupe longtemps dirigé par des anciens du S.D.C.E. puis de la D.G.S.E.) datée du 1er juillet 1974 et rédigée par Maurice Robert. Ce dernier y explique comment il serait agréable au président Bongo que la France surveille les étudiants gabonais à Paris. Voir « Elf l’empire d’essence », loc. cit., p. 23. 57. Ceci nous a été rapporté par Maurice Robert lui-même, in Entretien avec l’auteur, déjà cité.

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Deux événements intervenus en France vont encore influer dans une large mesure sur le rôle et le statut d’Elf : l’alternance de 1981 mais surtout, quelques années plus tard, l’arrivée à sa tête de Loïk Lefloch-Prigent, patron marqué certes à gauche mais dont le pragmatisme fera rapidement oublier ce détail. Ces deux événements ont pour conséquence la fin de la bipolarisation dont nous avons parlé au sommet de l’État français et un début d’émancipation du groupe vis-à-vis du pouvoir politique. Concrètement, l’alternance consacre la réconciliation de la droite (ou plutôt le retour du réseau gaulliste comme principal acteur dans les rapports avec le Gabon), et après la tentative d’aggiornamento vite avortée de Jean-Pierre Cot (dont le tort a autant tenu à la volonté de réformer un système vicié qu’à la méconnaissance profonde des obstacles à surmonter), les nouveaux dirigeants français feront le choix de ne pas s’opposer à l’ordre des choses, mais au contraire de l’intégrer en adoptant eux-mêmes la même philosophie et les mêmes pratiques. Maurice Robert résumera cette situation en déclarant : « [...] ils n’ont rien changé du tout …ils ont fait du Foccart sans Foccart [...] » 58 La formule de l’ancien ambassadeur de France au Gabon n’est pas totalement conforme à la réalité. En effet, si la gauche ait « du Foccart », ce ne sera pas complètement sans lui. Pierre Marion l’ancien directeur de la D.G.S.E. sera bien obligé de constater : « [...] l’entourage du président Bongo était noyauté par les gens d’Elf et de Foccart qui concurrençaient nos services [...] »59, mais il aura beau convoquer au siège de la D.G.S.E. Albin Chalandon pour se plaindre de cette situation, il aura beau s’en ouvrir au président Mitterrand, puis effectuer un voyage express au Gabon pour s’en ouvrir au président Bongo, ses initiatives demeureront vaines. Pour en revenir à Elf, cette nouvelle donne (qui s’inscrit dans un contexte où le groupe a continué à se développer), consacrera son importance accrue dans la vie politique française, son autonomisation relative avec l’État, et la mise en place de rapports directs avec le Gabon. Cette autonomisation se fera

58. Entretien avec l’auteur, déjà cité. 59. Interview de Pierre Marion, in Elf, une Afrique sous influence, op. cit.

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au prix d’un financement tous azimuts de la vie politique française, qui, s’il n’est pas formellement prouvé (eu égard à l’extrême complexité des circuits et à la singularité que l’essentiel des transferts se ferait en liquide par le biais de la FIBA notamment), ne laisse pas de grands doutes sur sa réalité. Pour preuve, la liste des personnalités salariées par Elf international (qui semble avoir joué un grand rôle dans ces financements) donnée par divers journaux permet d’y retrouver aussi bien des personnalités de droite (cependant les plus nombreuses), de gauche ou tout simplement des personnalités gabonaises. En fait, le statut du groupe aussi bien face à l’État français que face au Gabon connaît une profonde mutation : d’acteuroutil ou relais, Elf est devenu à bien des égards un acteur-carrefour ; jouissant d’une certaine autonomie, il dispose de pouvoirs multiples vis-à-vis d’autres acteurs dans les rapports franco-gabonais. Il est devenu un interlocuteur direct du Gabon et de l’État français qu’il n’hésite pas à influencer à l’occasion. On commence même à lui prêter des initiatives ou à voir à travers ses actions la main de l’État français. Le président Bongo verra ainsi, dans la brutale décision du groupe en 1990 d’arrêter sa production, un lâchage de l’État français préfigurant le choix d’un autre par les autorités françaises. La virulence de sa réaction ne s’explique que mieux. Mais a contrario, malgré cette apparente autonomie, il demeure une fragilité qui en fait aussi un acteur aux allégeances multiples, qui reste largement tributaire de l’État français dans l’acquisition des nouveaux marchés, dans le golfe de Guinée notamment, mais aussi de l’État gabonais dans le même domaine60. Cette ambivalence fera l’objet d’un développement plus général mais plus structuré dans la troisième partie.

60. Tout au long de nos enquêtes, nous nous sommes demandé quelles pouvaient être les autres raisons officieuses qui auraient pu expliquer l’étroitesse de certains liens qu’il nous semblait observer entre le groupe Elf et le président Bongo. Ce dernier, à mots couverts il est vrai, nous a appris qu’il aurait joué pour le compte du groupe un rôle de « lobbyiste » de luxe, notamment dans l’obtention de très intéressants marchés pétroliers du Tchad. Voir O. Bongo, Blanc comme nègre, op. cit., pp. 279-280.

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Fonctions et mode d’organisation Après cette revue détaillée des différents acteurs, il convient maintenant de voir de quelle manière ceux-ci s’organisent, en fonction de leurs intérêts propres et de la conjoncture. Ainsi, nous allons d’abord essayer de définir la nature des structures auxquelles leur action donne naissance, ensuite nous décrirons le fonctionnement de ces structures, et enfin, nous essayerons d’en rechercher l’influence sur l’élaboration des actions de coopération entre les deux pays. Clarification conceptuelle – Nébuleuse, clan ou lobby, des concepts inadaptés La littérature consacrée aux acteurs privés dans les rapports franco-gabonais présente toujours ceux-ci comme représentant un ensemble bigarré, confus, auquel nul ordre ne semble obéir. Il en résulte dès lors une perception de ces rapports comme parasités par un tel désordre que l’on en viendrait à ne pas savoir qui occupe telle fonction ou quel acteur a autorité sur tels autres. La conséquence, en termes d’analyse, de ce constat est de donner ainsi du champ de ces rapports une image où d’innombrables réseaux concurrents, aux intérêts divergents, feraient ombrage aux États qui auraient, en conséquence, le plus grand mal à les maîtriser61. Ces réseaux (que les essayistes pensent être une bonne vingtaine) se seraient donc approprié la conduite de la coopération entre la France et le Gabon. Si ce constat peut apparaître sensé à l’observateur pressé, le déblayage que nous avons pris le soin d’effectuer au préalable, l’entreprise de déconstruction qui consistait à réfuter a priori (par souci de prendre du recul) des notions aussi savantes que celle de réseaux, aura ici l’avantage (à partir d’une redéfinition minutieuse du rôle de chaque acteur) de rendre ce champ dans 61. C’est ce type de constat que fait, par exemple, un peu trop hâtivement de notre point de vue, François-Xavier Verschave. Cf. F.-X. Verschave, « La concurrence des réseaux, ou comment la France n’a pas de politique en Afrique », in Le banquet n° 11, juillet-décembre 1997, pp. 75-76.

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sa fluidité, de permettre d’entrevoir, au-delà du désordre apparent, des mécanismes rationnels d’organisation et de fonctionnement, et de finalement aider à redessiner les contours d’éventuelles structures, dont on s’apercevra bien vite qu’elles ne sont pas aussi nombreuses, ni aussi incontrôlables, et que leurs intérêts ne sont pas aussi divergents qu’une lecture naïve et non distanciée peut le laisser apparaître . Notre propos suivant consistera donc à préciser les choses sur un plan purement conceptuel car, ici, l’abondance des concepts dont ont usé les essayistes n’a d’égale que leur faible correspondance avec la réalité, telle qu’elle apparaît à l’observateur attentif. Cette clarification s’avère être un nécessaire préalable à une tentative de reconstruction et de description des structures informelles identifiées, et de leur mode de fonctionnement. Il serait d’abord utile de passer en revue quelques concepts utilisés par les essayistes et censés rendre compte de la réalité des structures ainsi observées. Il y a d’abord, historiquement, l’idée d’une nébuleuse qui a donné naissance à un concept, la « françafrique », avancé en premier lieu par le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny62, mais que se sont réapproprié depuis quelques années des militants comme François-Xavier Verschave et qui en donnent par ailleurs une définition assez éloignée du contenu que son auteur initial lui conférait63. Plus directement en rapport avec les relations franco-gabonaises, c’est le terme de « clan » qui est avancé par Pierre Péan64. Celui62. Avec Jacques Foccart, l’ancien président ivoirien semble avoir été un des premiers à user de cette formule. À la différence des essayistes, Félix Houphouët-Boigny voulait lui conférer une dimension politique : il s’agissait alors de prêcher pour une forme de communauté franco-africaine aujourd’hui absente de la réflexion. 63. François-Xavier Verschave définit la « françafrique » comme « une nébuleuse d’acteurs économiques, politiques et militaires, en France et en Afrique, organisée en réseaux et en lobbies, et polarisée sur l’accaparement de deux rentes : les matières premières et l’aide publique au développement. La logique de cette ponction est d’interdire l’initiative hors du cercle des initiés. Le système, autodégradant, se recycle dans la criminalisation. Il est naturellement hostile à la démocratie. Le terme évoque aussi la confusion, une familiarité domestique louchant vers la privauté [...] ». Voir F.-X. Verschave, La françafrique, le plus long scandale de la République, op. cit., p. 175. 64. Voir P. Péan, Affaires africaines, op. cit.

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ci aurait connu ses heures de gloire durant le septennat de Giscard en France notamment. D’autres encore parlent de galaxies, voire (c’est le terme le plus actuel) de lobbies autonomes65. Mais au-delà de tous ces concepts, avancés un peu sans grand effort d’analyse, il y a surtout une difficulté à caractériser un théâtre d’acteurs en connexion, dont on ne comprend pas toujours les fondements. Cette incertitude fait que l’on revient invariablement à un concept assez commun, celui de « réseau », qui, par son apparente plasticité, semble devoir englober toutes les formes de structures présentes sur ce théâtre. Ainsi, les acteurs directs eux-mêmes (les différents ministres de la Coopération notamment), tout en en réfutant l’existence, n’hésitent pas à parler de réseaux dès lors qu’il leur faut caractériser le fonctionnement des acteurs dans les rapports franco-africains. Avant de revenir sur ce concept et de justifier ainsi notre choix, il convient d’abord de montrer en quoi les notions avancées plus haut nous semblent insuffisantes à rendre compte du fonctionnement des structures que nous aurons ainsi identifiées. Le concept de « françafrique », ou de galaxie, tel qu’envisagé par exemple par Verschave, a surtout ici une visée polémique. Il s’agit de mettre en évidence l’imbrication totale des intérêts français et gabonais, de montrer que cette convergence donne naissance à une nébuleuse, dans laquelle il est difficile d’opérer une action de séparation. Ce concept postule aussi, implicitement, que l’ensemble franco-africain serait un vaste espace ouvert (quoique fermé à l’extérieur), et que tous les acteurs participant de ces relations, tels des initiés, seraient en interconnexion. Pour revenir à l’essence même de la définition qu’en donne Verschave, on peut d’emblée relever la faiblesse que constitue, dans cette définition, la mise en exergue de la seule dimension économique. En effet, tout semble indiquer, dans cette formule, que l’unique fondement de cette nébuleuse, serait

65. C’est la thèse centrale du dernier ouvrage des journalistes Antoine Glaser et Stephen Smith. Ils y défendent en effet l’idée que les anciens réseaux franco-africains, plus ou moins tenus par des doctrinaires, cèderaient désormais, et de façon inéluctable, le pas à des lobbies autonomes, affairistes, qui concurrenceraient les États. Voir A. Glaser et S. Smith, Ces messieurs Afrique, des réseaux aux lobbies, op. cit.

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l’accaparement de deux rentes (l’aide au développement et les revenus provenant de la vente des matières premières). Comme si, à l’origine de ce système, il n’y avait guère de projet politique, comme si les préoccupations économiques étaient le facteur explicatif majeur de la singularité de ces liens. Même si nous ne rendons sans doute pas compte de façon parfaite du contenu que le président de l’association SURVIE lui-même donne de ce terme, force est de reconnaître qu’il paraît peu pertinent pour rendre compte de la réalité, telle que nous l’avons soigneusement observée. Si, de ce point de vue, la notion de « clan », suggérée par Pierre Péan, paraît déjà posséder l’avantage de la précision, et de l’applicabilité à une situation conjoncturelle particulière (le septennat Giscard et la forme particulière d’organisation des acteurs franco-gabonais dans cette coopération), elle ne semble pas non plus résister à l’épreuve des faits. En effet, d’un point de vue anthropologique ou social, le clan renvoie à la famille, et plus largement à la parenté. Il désigne un groupement social constitué par un nombre assez restreint d’individus, vivant dans une même contrée, unis par des liens de parenté et, surtout, descendant de la même souche (même ancêtre commun ou supposé). D’un point de vue sociologique, c’est une notion qui renvoie plus clairement à l’idée d’un groupe relativement fermé, dont les membres seraient liés par un intérêt commun, lequel serait recherché un peu en marge de la société globale, de sorte que leurs activités se retrouveraient parfois en opposition avec les normes de ladite société. Ce serait donc un groupe qui ne se conformerait pas toujours aux règles du milieu, sans pour autant en être séparé. C’est ce dernier aspect, largement exploité par les analystes s’étant intéressés aux questions de clientélisme politique ou à la mafia, qui semble avoir influencé Pierre Péan. Mais, comme nous le faisions déjà remarquer, ce terme nous semblait peu compatible avec l’objet étudié car postulant implicitement une idée de transnationalité dont la réalité est largement discutable. Cette notion exclut par ailleurs l’idée de verticalité (tous les membres d’un clan sont en principe égaux, l’autorité s’acquérant du fait de l’âge essentiellement), pourtant facilement observable dans le fonctionnement desdites structures.

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Sur l’utilisation enfin du concept de lobby, nous nous contenterons ici d’esquisser une réfutation, ladite notion devant faire l’objet d’une analyse plus poussée dans la troisième et dernière partie de ce travail. Sommairement, le mot, d’inspiration américaine, désignait le hall, le couloir du Congrès notamment. De fait, il désignait l’action de personnes venues de l’extérieur pour se mêler aux parlementaires (dans le hall ou les couloirs), afin d’influencer les votes du Congrès ou l’action du gouvernement. Ainsi définis, les lobbies, véritables groupes de pression, revendiqueraient donc une réelle autonomie (vis-à-vis de l’État notamment), difficilement applicable aux structures participant des rapports franco-gabonais. En somme, ni l’idée de nébuleuse, ni l’hypothèse du clan, encore moins la théorie du lobby ne semblent à même de caractériser valablement la réalité des structures qui nous intéressent, d’où le recours (avec cependant des nuances) au concept de réseau. Mais avant toute chose, une clarification des conditions d’utilisation de cette notion, à bien des égards polysémique, s’impose. – La notion de réseau : un choix par défaut Dans son introduction à l’étude des réseaux et leurs enjeux sociaux66, Henri Bakis note l’extrême engouement (qui ne fait cependant pas l’économie d’une certaine confusion) règnant autour de cette notion utilisée aussi bien par les chercheurs en sciences sociales, que par les praticiens des sciences dites dures. De ce point de vue, ce concept apparaîtrait encombré de tous les sens et chargé de caractériser des réalités aussi éloignées que des flux, des lieux ou des infrastructures. Plutôt que de nous étendre sur un débat théorique faisant la part belle à une définition idéal-typique de cette notion, nous nous contenterons, une fois esquissée une description minimaliste de ce concept, de montrer en quoi elle se rapproche le mieux de notre objet d’étude, tout en indiquant aussi les nettes limites de son éventuelle utilisation.

66. H. Bakis, Les réseaux et leurs enjeux sociaux, Paris, P.U.F., 1993, pp. 3-5.

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De façon sommaire, nous pouvons définir le réseau comme un ensemble de liens sociaux, une situation collective faite de connexions et d’acteurs. Pour être formaliste, nous dirons avec Vincent Lemieux que les réseaux sont « des systèmes d’acteurs sociaux qui, pour des fins de mise en commun de la variété dans l’environnement interne, propagent la transmission de ressources en de structures fortement connexes »67. Cette définition, encore très provisoire (car excluant à ce niveau de l’explication une éventuelle dimension évolutive de ces réseaux), peut être utilement complétée par celle plus caractéristique de Philippe Dujardin68. Ce dernier, plutôt que de donner du réseau une définition rigide, recense en effet quatre propriétés qui seraient communes, selon lui, aux différentes formules de mise en réseau. Ces propriétés seraient la transitivité, l’emprise, la concentration des moyens et enfin le recrutement et la formation. La transitivité Selon Dujardin, le réseau assure ou pourrait assurer un passage ou encore une mise en phase du point de vue de l’espace, du temps ou de la condition des groupes ou des personnes. L’emprise Ainsi le terme peut se comprendre à deux niveaux ; il peut se comprendre comme une prétention à l’emprise sur un ensemble historique, mais l’emprise ici doit surtout se comprendre comme l’emprise exercée par le réseau sur les individus qui en sont membres. Une concentration des moyens La mise en réseau suppose une nécessité de garantir l’existence ou l’allocation des moyens indispensables à l’activité militante. En cela sa finalité serait différente d’un lobbie dont l’activité précitée constitue justement la fin en soi.

67. V. Lemieux, Les réseaux d’acteurs sociaux, Paris, P.U.F., 1999, p. 11. 68. P. Dujardin, « Processus et propriétés de la mise en réseau : débat, problématique, proposition », in Du groupe au réseau, Paris, C.N.R.S. éditions, 1988, pp. 17-25.

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Le recrutement et la formation Le réseau suppose aussi l’entrée de nouveaux membres qui seront recrutés puis formés aux valeurs du réseau. C’est bien souvent l’une des conditions de sa pérennisation. Sur la base de ces quelques éléments que nous venons de survoler, il apparaît clairement que, si l’utilisation du concept semble justifiée dans certains cas, elle paraît problématique dans d’autres. Il nous semble en effet que toutes les structures que nous ambitionnons d’étudier ne répondent pas toujours aux exigences minimalistes de cette caractérisation. En conséquence, il convient de préciser que l’utilisation que nous ferons ici de ce concept est une utilisation extensive. Celui-ci nous semble en effet, malgré les réserves avancées, le plus à même de rendre compte de la façon particulière dont s’organisent les acteurs dans les rapports franco-gabonais. Les réseaux gaullistes Historiquement, les premières structures organisées découlant du jeu des interconnexions entre acteurs sont de droite et principalement gaullistes. Survivance des réseaux de la résistance, leur prééminence se conçoit d’autant plus aisément que l’alternance politique n’était encore perçue que comme une hypothèse théorique dans le fonctionnement de la Cinquième république en France, et que le Gabon ne représentait alors (au début des années 60), au mieux, qu’un maillon parmi d’autres de la politique gaullienne. Mais aussi attentive que puisse être l’observation de ces structures, on arrive à en dénombrer guère plus de deux, les autres, hâtivement qualifiées de réseaux se révélant au mieux n’être que des épiphénomènes ou le fruit d’une fantasmagorie dans laquelle baignent nombre d’essayistes prompts à voir au bout de tout acteur de la scène franco-africaine un réseau. Par son degré d’organisation et de hiérarchisation, sa durabilité et son mode particulier de fonctionnement, seul peut-être le réseau dit Foccart mériterait avec nuances d’être ainsi qualifié, la structure dite Pasqua constituant une variante bien trop éloignée du type idéal pour correspondre à cette caractérisation.

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– Le réseau dit Foccart « Le général de Gaulle avait observé ma proximité avec les Africains, et m’avait dit, vous semblez proche des gens de couleur, c’est bien, c’est dans cette direction qu’il faut aller [...] »69.

C’est par ces mots simples, presque naïfs, que Jacques Foccart explique la genèse et la perpétuation de ce qu’il appelle lui-même « de simples liens d’amitié et de confiance », entre nombre de dirigeants africains et lui. En fait, si l’histoire du réseau dit Foccart semble en effet se confondre avec les liens historiques et personnels ci-dessus évoqués, les fondements, le mode d’organisation, le fonctionnement et les moyens mis en œuvre battent rapidement en brèche cette idée simple qui postulerait à tort une totale informalisation, contraire à toute logique étatique. Sur les fondements Comme nous l’avons vu dans la première partie, l’indépendance formelle négociée entre la France et le Gabon était si contraire dans les termes à la rationalité étatique que la question des rapports qui en découleraient supposait que soit créé un cadre, lui aussi exceptionnel, fonctionnant en marge des institutions officielles, mais s’appuyant sur elles pour asseoir sa légitimité. C’est d’ailleurs Jacques Foccart lui-même qui aura, sans doute inconsciemment, la formule la plus adéquate pour caractériser le traitement singulier des affaires franco-africaines70. Ainsi, les affaires africaines, parce que singulières (pour ne pas dire illicites) ne peuvent donc être traitées dans un cadre officiel et public, il convient au contraire de les traiter dans un cadre privé. Pour autant ce traitement particulier va requérir la mise à contribution des leviers de l’État. Autrement dit, selon la formule de Foccart, le réseau serait avant tout une délégation volontaire de l’État, ou à tout le moins de l’homme qui l’incarne et qui est le garant de ses institutions : le général de Gaulle. 69. Entretien avec A. Glaser et S. Smith, in « Nous sommes ici la France », op. cit. 70. Il s’agit bien sûr du conseil du général de Gaulle demandant à Jacques Foccart de traiter les dossiers africains brûlants à Luzarches.

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Sur les moyens utilisés Jacques Foccart s’appuiera avec succès sur les services secrets (le S.D.E.C.E. principalement), l’armée (notamment les troupes positionnées en Afrique), les entreprises parapubliques (Elf pour rester attaché à l’exemple du Gabon), le personnel de l’administration (certains coopérants), ainsi que des purs privés (les anciens forestiers, des commerçants ou relations d’affaires, ses propres sociétés installées en Afrique, etc.). Ce « détournement » n’aura été rendu possible que grâce à l’autorité qui lui est conférée par le général de Gaulle lui-même, laquelle autorité le place largement au-dessus du ministre de tutelle, voire, en certaines circonstances, du Premier ministre lui-même71. Si l’essentiel de ces activités se fait dans un cadre privatisé, voire, clandestin, le pouvoir officiel prendra toujours le soin de couvrir ces agissements. C’est ce partage des rôles, savamment préparé entre l’annonciateur de la grande politique (le général de Gaulle) et le « fondé de pouvoir » (Jacques Foccart), chargé de la mettre en pratique, que dénonce justement Jean-François Médard72. En clair, le fonctionnement du réseau Foccart, dans sa capacité à faire appel aux moyens de l’État, travaillera toujours ainsi en doublon avec ceux qui sont chargés de présenter la doctrine officielle de la coopération. Sur le mode d’organisation et le fonctionnement Contrairement à ce que l’on a toujours prétendu, si le réseau Foccart semblait davantage être un cercle ouvert, il s’agissait cependant d’une structure clairement hiérarchisée, et aux contours assez nettement délimités. Comme nous l’avons vu dans l’étude des acteurs, il se présente surtout sous la forme 71. Pour s’en convaincre, on lira les témoignes de l’ambassadeur Maurice Delauney, notamment lorsqu’il rend compte d’un entretien qu’il a eu avec le Premier ministre Georges Pompidou, peu de temps avant sa prise de fonction à Libreville en qualité d’ambassadeur. Voir M. Delauney, De la casquette à la jaquette, ou de l’administration coloniale à la diplomatie africaine, Paris, La Pensée Universelle, 1982. Lire en particulier tout le passage relatif à sa première affectation au Gabon. 72. J.-F. Médard, « Intervention faite lors du contre-sommet de Biarritz », in L’Afrique à Biarritz : mise en examen de la politique française, op. cit., pp. 13-14.

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d’une pyramide dont Jacques Foccart occupe lui-même le sommet. Acteur-patron, bénéficiant d’une délégation directe de l’Elysée, il dispose de relais dans l’essentiel des administrations et en dehors de celles-ci. En effet, au-delà de la dimension pyramidale qui a surtout pour conséquence de souligner le caractère hiérarchisé de la structure, celle-ci se présente aussi comme une vaste toile d’araignée dont les ramifications s’étendent à l’ensemble du corps social national, y compris auprès de nationaux se trouvant à l’extérieur, dont ceux d’Afrique principalement. Ainsi le monde économique, l’administration ou la classe politique participeront de cette toile en développant en leur sein des mini-structures qui auront comme derniers maillons les acteurs-exécutants. Dans le cas du Gabon, et comme nous l’avons montré, le relais le plus actif jusqu’en 1974 au moins semble donc avoir été Maurice Robert, qui allait imprimer un style personnel, notamment dans le quadrillage sécuritaire du pays. La mise sur pied d’un service de renseignement performant comme la création de services de gardiennage participent de ce projet. Son action, au demeurant parcellaire, semble surtout s’être concentrée sur cet aspect de la question. Jacques Foccart devait donc, en ce qui le concerne, utiliser d’autres relais, dans les autres domaines précités. Ainsi le dispositif initial (en vogue jusqu’en 1974) était-il relativement simple. En amont, au haut de l’échelle, se trouvait le principal inspirateur, Jacques Foccart. Il déléguera à des relais la responsabilité de l’application sur le terrain de sa politique. Outre le colonel Maurice Robert (qui se chargera, comme nous venons de le voir, de monter une véritable équipe sécuritaire, s’attachant ainsi à garantir la sécurité du nouveau régime), le jeune président Bongo (trente-deux ans à son accession aux plus hautes fonctions de l’État) flanqué de l’ambassadeur Maurice Delaunay seront chargés d’assurer le volet politique diplomatique et social du plan foccartien. Quant au volet économique, commercial et industriel, ce seront d’abord les forestiers, puis les patrons des maisons de commerce et enfin les industriels d’Elf, de la COMUF, puis de la COMILOG qui s’« y colleront ». Il est utile de préciser que chacun de ces patrons-relais sera lui-même placé à la tête d’une petite structure fonctionnant de façon relativement autonome. Concrètement,

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le rôle du président gabonais, relais parmi les relais, s’orientera vers deux directions : la politique étrangère, et la politique locale. Au plan de la politique internationale, il aura pour mission de coller au plus près des positions officielles ou officieuses de la France. Les votes aux Nations-Unies, la participation au conflit du Nigeria (au côté du Biafra), la poursuite des relations avec l’Afrique du sud raciste (alors que ce régime était boycotté par le plus grand nombre de pays africains) sont autant d’actes qui s’inscrivent dans l’alignement forcé sur les vues françaises du fait de la clientélisation internationale du Gabon. Au plan de la politique intérieure, l’acteur-relais gabonais aura surtout pour mission de veiller au contrôle des velléités de révolte interne, et au maintien des situations de monopole des groupes français au Gabon. La mise en place du parti unique comme le développement de la doctrine dite de la géopolitique (que nous avons décrite en amont) participent de cette entreprise. De ce point de vue, ce sont les groupes commerciaux ou industriels français installés au Gabon qui seront appelés à financer cet « achat de la paix ». Ils le feront avec d’autant plus de facilité qu’ils réalisent ici de bonnes affaires, dans une situation de non-concurrence absolue. Cette organisation verticale, qui fonctionne sur le modèle de la pyramide, n’a pu exister sous cette forme que dans la mesure où l’acteur gabonais n’était pas autonome. Quand ce dernier s’émancipera de cette tutelle, nous assisterons à la mise en place progressive d’un schéma plus proche de la double pyramide. Pour revenir au réseau Foccart, il faut signaler que la disposition de ressources multiples (publiques, privées, politiques ou commerciales) est le principal élément explicatif de la « mise au pas » et de l’apparente discipline des différents clients. Par exemple, et comme nous l’avons vu, Maurice Robert apprécie de bénéficier, dans son action, de la couverture de l’Elysée et de la mise à disposition des moyens de la République. À son tour, il couvrira les agissements de ses obligés et veillera à ce que le commerçant qui va s’installer, le coopérant qui compte faire durer sa mission, l’enseignant qui souhaite s’expatrier, que tous ces « exécutants » potentiels voient leurs demandes satisfaites. Nous nous trouvons donc en présence d’un réseau clientélaire classique, à fonctionnement indirect. L’acteur-patron agit sur

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ses relais, lesquels agissent in fine sur les exécutants. Nous pouvons cependant apporter la nuance que le cadre ainsi présenté est d’abord informel, et que l’essentiel des engagements qui lient ces différents acteurs se fait d’abord en dehors de tout cadre contractuel formalisé. Ceci réduira donc la capacité des exécutants à pouvoir peser sur ce patron unique qui, par ailleurs, n’est pas censé être en relation avec eux. C’est en partie pour cette raison que Jacques Foccart a pu réfuter nombre d’accusations et que certains exécutants n’ont pu explicitement le mettre en cause dans certaines actions troubles. – La structure dite Pasqua En fait de réseau, Charles Pasqua semble surtout constituer le fédérateur de plusieurs groupes d’intérêts préexistant à sa propre venue sur la scène africaine, et le catalyseur d’une certaine frange de gaullistes orphelins du réseau dit Foccart (ceci expliquerait, au moins en partie, que la structure Pasqua n’ait pris son essor qu’à la suite de la dislocation du réseau Foccart) et désireuse de continuer à marquer sa présence effective en Afrique. Cette situation un peu particulière justifie la perception ambiguë que l’on pourra avoir d’une structure qui semble osciller entre la continuation politique du gaullisme et l’affairisme primaire à vocation mafieuse, qui accélérerait, pour reprendre la formule emblématique de Jean-François Bayart et Béatrice Hibou, la « criminalisation »73 des États en Afrique. En ce qui nous concerne, pour des raisons qui tiennent aussi bien à un difficile accès aux informations qu’à un souci de ne pas dévier de notre problématique, nous n’entrerons pas dans les méandres (par ailleurs difficiles à cerner avec précision) de ces activités. Nous nous contenterons de faire la lumière sur les traits saillants de cette structure, en essayant, d’une part, d’en rechercher le projet politique originel et, d’autre part, de faire l’inventaire des moyens et outils de cette entreprise. Contrairement à l’image répandue, la structure Pasqua ne se réduit pas aux affaires parfois troubles que réaliseraient en 73. J.-F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou, La criminalisation de l’État en Afrique, Paris, éd. Complexe, 1997, 167 p.

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Afrique les communautés corse et libanaise, sur lesquelles elle s’appuie très largement. Si celles-ci peuvent être considérées comme de solides outils, leur fédération n’a pu être rendue possible que grâce à l’existence d’un projet, qui est loin de se réduire à une interrogation pour trouver le moyen de faire de bonnes affaires en Afrique. Ce projet, très proche du projet foccartien originel, visera essentiellement à maintenir dans le giron français les pays africains, et à tout faire pour assurer la stabilité de nombre de régimes d’Afrique noire menacés par les processus de démocratisation. Pour ce faire, il s’appuiera sur quelques personnalités proches de sa propre personne, au-delà d’autres atouts que nous dévoilerons plus loin. Concrètement, alors que le réseau Foccart pouvait se permettre de ratisser très largement dans toutes les sphères de la vie sociale, économique ou politique, l’ancien ministre de l’Intérieur se contentera d’utiliser comme relais deux ou trois proches, préférant pour le reste compter sur sa propre disponibilité et les communautés corse et libanaise installées notamment au Gabon. Les principaux relais de Charles Pasqua (bien que le terme d’émissaire corresponde mieux à ce statut) seront donc Daniel Léandri et Jean-Charles Marchiani. Le premier cité, ancien gendarme, ancien garde de corps de Charles Pasqua, est devenu l’émissaire discret et attitré de ce dernier, notamment en Afrique. Sa fidélité et son dévouement à son chef en ont fait non seulement un relais sûr mais aussi une source fiable pour les interlocuteurs pasquaens du continent en général. Les contacts de Léandri sont de deux natures : politiques (il est notamment chargé de transmettre les messages de son patron aux relais politiques africains locaux) et d’affaires (pendant un certain temps, c’est lui qui était chargé de maintenir et entretenir les liens avec les milieux d’affaires corse et libanais, installés au Gabon notamment). Le rôle de Jean-Charles Marchiani paraît en même temps beaucoup moins privé mais plus complexe à définir. Cette complexité doit d’abord à la nature de l’homme : ancien officier parachutiste, ancien correspondant du SDECE, ce Corse est d’abord réputé pour cultiver jalousement son indépendance, fonctionnant vraisemblablement avec ses propres correspondants, et n’entretenant pas toujours les meilleurs rapports avec

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les autres relais africains des réseaux amis74. Il n’empêche qu’il a joué auprès de l’ancien ministre d’État, un rôle déterminant dans ses contacts politiques avec l’Afrique. Pour concrétiser cette ambition politique fondée sur une nouvelle forme de coopération et l’aide à la stabilisation des régimes africains anciens, Charles Pasqua fera appel à deux types de ressources : – la coopération décentralisée ; – la coopération policière. Au sujet de la coopération décentralisée, il s’appuiera essentiellement sur les fonds (un peu moins de soixante-quinze millions de francs) que consacre le département des Hauts-de-Seine à cette entreprise. En effet, sur le modèle des anciennes résolutions (jamais appliquées) des pays riches s’engageant à consacrer 1 % de leur budget à l’aide aux pays pauvres, le département des Hauts-de-Seine va créer un fonds spécial destiné à cette œuvre. Seulement, à la grande surprise des attentes des pays africains « nécessiteux », cette aide, largement instrumentalisée, s’adressera (parmi les premiers bénéficiaires) en priorité au Gabon. Ainsi, une aide de près de trente millions de francs sera débloquée en sa faveur, destinée, il est vrai, à la construction d’écoles à Libreville ou à l’entretien de quelques tronçons routiers à l’intérieur du pays (Léconi). Concrètement, c’est la SEM (Société d’Économie Mixte) 92, qui sera chargée de la réalisation de ce marché dont le premier volet, conclu en juin 1991, concernera la construction de soixante classes à Libreville (contrat de 13,6 millions) et, en juillet de la même année, d’une route menant au dispensaire de Léconi (3,8 millions). L’autre curiosité de cette aide réside dans la réalisation sur le terrain de ces projets. En effet, pour ce faire, la SEM 92 n’a pas trouvé mieux que de solliciter, par le biais d’un contrat de

74. Sophie Coignard et Marie-Thérèse Guichard racontent dans leur livre de quelle manière Jean-Charles Marchiani a « soufflé » à Robert Bourgi les époux Valente à Beyrouth. Ceci aurait eu pour conséquence la naissance d’une profonde inimitié entre le relais de Pasqua et l’animateur chiraquien des clubs 89. Voir S. Coignard et M.-T. Guichard, Les bonnes fréquentations. Histoire secrète des réseaux d’influence, Paris, Grasset, 1997, pp. 35-36.

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gré à gré, la même société gabonaise de travaux publics, celle du libanais Hassan Héjeij, dont nous parlerons plus loin dans ce développement75. Pour être totalement complet sur ce sujet, il faut préciser que cette mise à contribution des ressources publiques est loin de n’être qu’une opération de coopération. Il faut en effet savoir qu’entre 1990 et 1993, le régime du président Bongo était en butte à une agitation sociale et politique entretenue principalement par les syndicats de l’éducation nationale, qui réclamaient surtout la construction des écoles à Libreville. Compte tenu du poids de ces syndicats dans la représentation politique et de la cote de sympathie que leur action a eu auprès des Gabonais, l’aide décentralisée dont il est question ici s’apparente donc avant tout à une action à finalité politique ; aider le président Bongo à contenir la révolte intérieure. De la coopération policière on peut dire qu’elle n’a surtout été utilisée par Charles Pasqua que pendant sa présence au gouvernement. Elle repose essentiellement sur la DST, qui s’est ainsi retrouvée en concurrence avec la DGSE, mais surtout sur le SCTIP (Service de Coopération Internationale de la Police). Ce recours s’explique par la nouvelle attitude officielle de la France d’accompagner les processus de démocratisation en Afrique. Dans cet ordre d’idées, la redynamisation du SCTIP s’inscrit dans le cadre de l’appui au développement institutionnel. Officiellement, cette structure, qui compte une trentaine de délégations permanentes en Afrique et qui avait été créée en 1961 pour fournir aide et assistance aux nouveaux États indépendants, sera surtout sollicitée par les autorités françaises pour participer à la création et la perpétuation, au sein des forces de sécurité des pays africains concernés, « d’un modèle républicain et démocratique en matière de sécurité intérieure »76.

75. À ce propos nous devons préciser que ces pratiques ont été condamnées par le rapport 1998 de la Cour des comptes française. Contactés, les gérants de la SEM92 ont cependant évoqué, pour se justifier, un motif d’urgence qui, s’il peut se comprendre dans la conjoncture sociale et politique des années 91-92 au Gabon, n’explique pas pourquoi la seule entreprise choisie est celle de l’homme d’affaire libanais Hassan Héjeij. 76. Voir l’article de Francis Zamponi dans Libération du 12 septembre 1994.

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Officieusement, Charles Pasqua semble surtout s’être servi des autres attributions de cette structure (maintien de l’ordre, transmission des bruits du champ, instruction policière, etc.) pour la transformer en officine de renseignement. Est-ce pour cette raison que le sénateur français était l’un des hommes les plus redoutés des oppositions africaines au début des années quatre-vingtdix ? S’il n’est pas lieu de répondre ici à cette interrogation, sa seule formulation donne une idée de la lucidité des oppositions africaines77 sur une possible mise à contribution des services publics français, dans l’action de certains réseaux en Afrique. Contrairement à ce qui a toujours été écrit, Charles Pasqua ne peut valablement être considéré comme le patron et, a fortiori, l’initiateur des réseaux corse ou libanais en Afrique. Il faut parler d’un réseau corse, on remarquera que celui-ci préexiste largement à l’avènement de l’ancien ministre de l’Intérieur sur la scène africaine et que sa répartition spatiale dépasse nettement le cadre étriqué du continent africain78. En revanche, le sénateur des Hauts-de-Seine s’est nettement appuyé sur cette diaspora africaine pour mener à bien son ambition politique, sans que l’on puisse déterminer avec précision quels bénéfices les différents acteurs participant de cette fusion d’intérêts retirent de cette « collaboration ». L’on peut simplement faire remarquer que les affaires des Corses au Gabon par exemple, ont connu, lors des passages de Charles Pasqua au ministère français de l’Intérieur79, une nette accélération. Même cas de figure pour la communauté libanaise. Pour revenir aux Corses, nous pouvons noter que ceux-ci sont les principaux initiateurs et bénéficiaires de l’une des activités les plus lucratives de la zone franc de ces dernières années : le Pari Mutuel Urbain (PMU) et les casinos. Concrètement, Michel Tomi 77. Fin 1993, les journaux gabonais ont régulièrement présenté Pasqua comme co-organisateur des « tripatouillages électoraux » qu’ils dénonçaient. 78. On peut se faire une idée de l’ancienneté et de l’étendue de la solidarité corse bien au-delà du continent africain en lisant l’enquête de Sophie Coignard et Marie-Thérèse Guichard, Les bonnes fréquentations..., op. cit. Voir notamment tout le passage intitulé « L’étage des Corses ». 79. On pourrait se référer à l’autorisation ministérielle de réouverture du casino d’Annemasse délivrée à Robert Felicciagi et qui ne serait pas, selon les premières enquêtes, sans liens avec la contribution au R.P.F. de Mme Mondolini. Nous parlerons de cette dernière plus loin.

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et sa famille ont réussi à signer avec l’État gabonais un contrat de monopole de quatre-vingt-dix ans à des conditions tellement exceptionnelles sur les PMU80 que le syndicat des parieurs gabonais s’est retrouvé en conflit avec les patrons précités, à propos du montant inconnu de l’ensemble des gains. S’agissant des casinos, les mêmes patrons ont obtenu le droit de créer et de gérer lesdites structures. Libreville héberge ainsi, depuis quelques années, deux types de casinos : le grand « casino croisette » au centre ville, dirigé par Jean-Baptiste Tomi, le fils de Michel, fréquenté surtout par les élites nationales et les expatriés, puis de petits casinos presque artisanaux, les « fortune’s clubs », disséminés dans les quartiers populaires et ouverts aux masses81 dans une absence presque totale de contrôle de régularité. Peut-on dès lors s’étonner qu’un des prêts les plus importants faits au RPF (Rassemblement Pour la France, le parti de Charles Pasqua) provienne précisément d’une « sympathisante » gérante de PMU au Gabon82 ? Cette question à elle seule suffit à donner un éclairage au moins partiel de la coopération qui existe entre la structure Pasqua et les communautés corse et libanaise du Gabon. Ce prêt, comme les marchés accordés au seul Hassan Héjeij et dont nous avons parlé plus haut, permettent de penser 80. Selon les termes de ce contrat, l’État gabonais s’engagerait à ne toucher qu’un pourcentage de 0 % de taxes. En France, ce pourcentage s’élève à 20 %. Mais pour contrer par avance des critiques sur ces « avantages », Michel Tomi a expliqué que ce dispositif était le fruit d’un arrangement qui comportait, entre autres engagements des P.U.M.G., celui de créer 2 000 emplois au Gabon et de participer de diverses manières à l’essor de l’économie gabonaise. 81. A propos du fonctionnement de ces dernières structures, il est difficile de ne pas y voir des lieux propices à certaines formes d’escroquerie. Lors d’un voyage d’étude à Libreville, en 1996, invité à aller y satisfaire notre curiosité, nous eûmes la chance, lors du seul essai effectué, de remporter la somme de 200 000 F CFA, indiquée 2 000 F Français sur la machine. Au moment de l’encaissement, le gérant nous expliqua alors que 2 000 FF équivalaient à 20 000 F CFA. Il nous a fallu le ménacer de faire preuve « d’entêtement » pour qu’il consente à verser la somme due. 82. Les enquêtes préliminaires portant sur le financement du R.P.F. ont en effet permis aux juges de constater, parmi les apporteurs de fonds du parti, l’existence d’une certaine Mme Mondolini, contributrice à hauteur de plus de sept millions de francs français. Il se trouve que Mme Mondolini résidant à Libreville y dirige les P.M.U.G. Elle est dans la vie civile la propre fille de Michel Tomi.

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qu’il existerait, dans cette collaboration, comme un partage de services, l’un aidant les autres à gagner des marchés, moyennant quoi les derniers cités s’occuperaient de financer les activités politiques du premier. Le réseau de gauche « À gauche, il n’y a qu’un M. Afrique, c’est François Mitterrand. L’Afrique c’est son truc. Il connaît le continent noir depuis plus de quarante ans et n’a guère besoin de relais »83. Cette affirmation de l’ancien ministre de la Coopération Michel Roussin ne vaut pas seulement par le rappel du passé ministériel de l’ancien président84. Elle met surtout en lumière le caractère particulier de la forme que prend le principal réseau de gauche, dont l’organisation diffère sensiblement du réseau Foccart par exemple. Cette affirmation a aussi le mérite de mettre en évidence le peu d’emprise qu’exerceront finalement les responsables successifs de la cellule élyséenne sur cette politique, qui semble décidement mériter la dénomination de « domaine réservé »85. Ce serait donc un abus de langage que de parler de réseau à propos du système mis en place par le président Mitterrand d’entretenir les rapports entre la France et l’Afrique. À la différence de ce qui s’est passé à droite, la doctrine socialiste de la politique africaine a toujours paru peu claire, voire ambiguë au regard des tendances divergentes qui l’influencent. La politique, en conséquence, apparaîtra à bien 83. Cité par Pierre Favier et Michel Roland, La décennie Mitterrand, les déchirements, Paris, Seuil, 1999, p. 470. 84. Il est certain que la découverte de l’Afrique (cf. voyage de 1949) et son passage au ministère de la France d’Outre-mer (de juillet 1950 à mars 1951) ont largement conditionné la philosophie profonde que François Mitterrand se fera du continent noir. Dans un livre d’entretiens accordés à Alain Duhamel, Ma part de vérité, il décrira cette expérience comme « l’expérience majeure » de sa vie politique. Cf. C. Wauthier, Quatre présidents et l’Afrique, Paris, Seuil, 1995, p. 421. 85. Le journaliste Albert du Roy parle de « diplomatie solitaire » pour caractériser la manière particulière qu’avait le président Mitterrand de mener sa politique étrangère. Voir A. du Roy, Domaine réservé, les coulisses de la diplomatie française, Paris, Seuil, 2000, p. 101.

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des égards moins élaborée. Avant de nous pencher sur les ambiguïtés de cette politique, et la forme particulière que prendra le système Mitterrand, un retour à la doctrine socialiste de la politique africaine (censée en théorie être appliquée par l’ancien candidat Mitterrand) s’impose. La France de gauche présente en 1981 un visage contrasté. D’un côté il y a le président Mitterrand, vieux connaisseur du continent, formidable animal politique, personnage ambigu partagé par ailleurs entre la croyance en de grands principes et le réalisme politique. De l’autre côté, il y a le parti socialiste, dont les idées sur l’Afrique sont claires et connues de tous. Elles sont pour l’essentiel le résumé des positions tiers-mondistes et progressistes en vogue dans les milieux de gauche de l’époque. Elles privilégient très clairement la critique des théories de la modernisation, prévoient une rupture avec les autoritarismes africains et épousent les grands thèmes de la solidarité internationale. En un mot, ces positions demeurent très proches de celles contenues dans le programme de gouvernement élaboré en 1971-1972 et qui dit ceci à propos de l’Afrique : « [...] Refusant un isolationnisme à courte vue, le gouvernement de gauche se devra en même temps de rompre avec la prétendue politique de coopération pratiquée par le gouvernement actuel et ceux qui l’ont précédé. Cette politique n’est pas orientée en fonction de l’intérêt des peuples des pays en développement, mais en fonction de ceux des grandes sociétés qui investissent dans ces pays. Elle s’efforce d’y constituer des chasses gardées à leur profit et maintient, au besoin par la force (Tchad, Gabon), des potentats autoritaires à leur solde… Dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement de la gauche prescrira l’établissement d’un plan objectif de la politique néo-colonialiste de la cinquième République. Ce bilan servira à la définition d’une nouvelle charte de la coopération… Il dénoncera les accords qui engagent la France à intervenir militairement à la demande des États de l’ancienne communauté [...] »86. 86. Parti socialiste, « Changer la vie », cité par Henri Bangou, Le parti socialiste français face à la décolonisation, de Jules Guesde à François Mitterrand, Paris, L’Harmattan, 1984, pp. 224-225.

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Cette position ancienne, sera, à peu de détails près, la position officielle du Parti socialiste telle qu’elle sera défendue par le candidat Mitterrand en 1981. Certes, on peut faire remarquer que cette posture, extrême à bien des égards, est surtout le reflet de l’influence des idées d’extrême gauche, mais il n’empêche que, la politique africaine de la France étant l’un des domaines où le candidat socialiste pouvait le mieux marquer sa différence avec ses adversaires de droite, cette vision, largement teintée d’idéalisme, allait être défendue de bout en bout par le candidat Mitterrand. De ce point de vue, la nette distorsion observée entre cette posture essentiellement tiers-mondiste et la réalité d’une politique guère plus éloignée de celle des gouvernements de droites précédents ne doit pas seulement être comprise comme un acte de roublardise. Il nous semble au contraire qu’il faut la ranger dans le registre de la nécessité de concilier énonciation de grands principes et réalité politique à l’épreuve des faits. Nous ne souhaitons pas nous livrer à la défense du président Mitterrand, dans l’acceptation de la continuation de méthodes qu’il dénonçait lui-même quelques années auparavant. Nous voulons simplement faire remarquer que sa politique africaine ne doit pas simplement être considérée comme l’histoire d’un reniement et que celle-ci doit intégrer deux éléments qui nous semblent incontournables à l’heure d’esquisser un bilan : l’insuffisance de profondeur manifeste de la lecture socialiste des causes de l’interdépendance entre la France et les pays africains, l’extrême ambiguïté d’un président qui, lui, avait une lecture plus réaliste des intérêts français immédiats mais qui s’était rangé à la position officielle des siens non seulement pour des raisons électoralistes, mais aussi pour maintenir l’artificielle unité du parti socialiste. Au sujet de l’idéalisme socialiste face aux relations avec l’Afrique, la faiblesse de cette attitude tient essentiellement à la méconnaissance et la non-prise en compte des raisons profondes et historiques liées à cette interdépendance ; l’essentiel de l’analyse socialiste, largement influencée par les idées dépendantistes reposait sur un constat : le non-respect par les « dictatures » africaines des droits de l’homme, et la complaisance des régimes « néo-colonialistes » occidentaux vis-à-vis de ces dictatures. Ainsi, ce schéma général occultait non seulement les par-

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ticularités de chaque situation, ignorant le poids éventuel d’intérêts nationaux français, mais encore cette lecture se privait radicalement d’un recours à l’histoire qui se serait révélé judicieux dans la perspective d’une meilleure prise en compte des obstacles à surmonter pour définir une nouvelle politique de coopération. S’agissant du président Mitterrand, il nous semble qu’il n’a pas assez tenu compte de l’ambiguïté de sa situation ; tout en se devant de traduire en programme d’actions les exigences naïves du parti socialiste, il se devait aussi de veiller à la sauvegarde des intérêts immédiats, au moins, des grands groupes français opérant en Afrique. C’est donc cette distorsion entre grands principes et réalité politique qui expliquera, au moins en partie, la mise en place dès le départ d’une équipe insolite : Jean-Pierre Cot, tiers-mondiste reconnu au ministère de la Coopération, Guy Penne, personnage plus « diplomate », comme conseiller aux affaires africaines et à la tête de la cellule élyséenne. – Le fonctionnement du dispositif À la différence de la structure Foccart, le dispositif mitterrandien n’est ni hiérarchisé de façon pyramidale, ni organisé autour de patrons-relais contrôlant eux-mêmes des sous-structures. Ce dispositif se présente plutôt sous la forme d’une autorité unique disposant de relais (cinq ou six), qui sont actionnés au besoin selon les attentes du président. Sans vouloir se montrer exhaustif, on peut dire que des personnalités comme Guy Penne, Jean-Christophe Mitterrand, Jeanny Lorgeoux, François de Grossouvre, Roland Dumas, etc., constituent ces relais. Voyons rapidement en quoi consistait leur tâche. – Guy Penne La nomination de Guy Penne à la tête de la cellule africaine de l’Elysée ne manque pas de surprendre au moins pour deux raisons : • d’une part, parce que le maintien de cette cellule, déjà décriée sous le président Giscard, tend à faire peser un risque d’existence d’une « diplomatie parallèle », forcément contraire au projet socialiste de développement et de coopération.

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• d’autre part, l’intéressé, professeur de chirurgie dentaire, ancien président de la commission des conflits au Parti socialiste, ne semble pas avoir d’inclinaison particulière pour l’Afrique, même s’il a crée après 1974 l’Association Démocratique des Français d’Afrique. Cependant, les motifs de surprise s’arrêtent là ; car, pour le reste, il va constituer le parfait pendant politique de la coopération officielle, menée elle, par Jean-Pierre Cot. Comme nous l’avons vu et comme ce dernier le confirmera lui-même dans un livre témoignage87, le président Mitterrand le soutient, mais il prend aussi la mesure des limites politiques de sa posture jugée inflexible et non chaleureuse. Guy Penne sera en quelque sorte ce proche collaborateur du président de la République, capable de rassurer, de court-circuiter, de manœuvrer pour aider à atteindre les deux incompatibles objectifs du président Mitterrand : mettre en place une véritable et saine politique de coopération et, dans le même temps, maintenir en les entretenant les liens historiques de proximité et d’affectivité avec les chefs d’États africains. Pour illustrer le rôle de Guy Penne, nous rappellerons entre autres anecdotes sa mission effectuée au Gabon en août 1982 pour calmer la colère du président Bongo après la publication dans Le Journal du dimanche d’un article qu’il considérait comme diffamatoire à son encontre88. – Jean-Christophe Mitterrand La nomination de Jean Christophe Mitterrand au sein de la cellule, d’abord comme documentaliste, puis en tant qu’adjoint, enfin en remplacement complet de Guy Penne, semble choquer plus à cause de la filiation du relais concerné que de son passé, car ici au moins nous avons affaire à un connaisseur et un familier de l’Afrique. En effet, le fils aîné du président Mitterrand, au moment de sa nomination, connaît bien l’Afrique. Il y a séjourné à plusieurs

87. Voir J.-P. Cot, À l’épreuve du pouvoir, le tiers-mondisme pourquoi faire ?, Paris, Seuil, 218 p. 88. C’est un épisode des rapports franco-gabonais que racontent les journalistes Pierre Favier et Michel Martin Roland dans leur premier volume du bilan du président Mitterrand. Voir P. Favier et M. M. Roland, La décennie Mitterrand..., op. cit., p. 332.

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reprises, en qualité de journaliste ou d’enseignant. C’est en Algérie, en 1970, qu’il commencera sa découverte du continent. Il y enseignera l’histoire. Il rejoindra ensuite l’Agence France Presse comme correspondant à Nouakchott de 1975 à 1979, mais aussi à Lomé (où il avait aussi la responsabilité de couvrir le Bénin et le Ghana). Si son parcours au sein de la cellule africaine de l’Elysée véhicule tout un imaginaire, nous n’avons, en ce qui nous concerne, rien trouvé de précis quant au bien-fondé du fait qu’il ait, par exemple, aimé revendiquer sa filiation, ce qui lui vaudra le surnom de « papamadit ». Au risque de paraître provocateur, nous pouvons même affirmer ne disposer d’aucun élément fiable susceptible de confirmer cette forme d’auto-proclamation. En réalité, loin de la légende et des affabulations, il semble que le président ait surtout exploité son sens du contact humain, et sa réserve vis-à-vis de toute forme de protocole. Ses grandes erreurs dans l’accomplissement de sa tâche semblent se résumer à sa grande maladresse, sa méconnaissance quasi totale des rouages de l’administration française, d’où une tendance à confondre les genres entre affaires et politique. Dans cet ordre d’idée, on peut s’interroger sur l’extrême naïveté qui l’aurait conduit à accepter une encombrante fonction de membre du conseil d’administration de la COMILOG pour 12 000 francs français par an. En clair, nous pensons que ceux qui ont vraiment profité de la nomination de Jean-Christophe Mitterrand sont d’une part son père, qui connaît l’intérêt que les dirigeants africains portent à la filiation, et d’autre part ces dirigeants qui ont vite fait de favoriser des rapprochements entre leur propre progéniture et le « fils de papa », mesurant l’intérêt que pouvait avoir, pour euxmêmes, ce type d’amitié. – Jeanny Lorgeoux Si Jean-Christophe Mitterrand peut être considéré à juste titre comme un relais officiel, Jeanny Lorgeoux en revanche constitue l’archétype de l’électron-libre ne revendiquant aucune délégation de pouvoir officiel. Mais, du fait de sa parfaite connaissance de certaines parties du continent africain et de ses entrées dans certains milieux d’affaires, il sera un des bons

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relais qu’affectionne le président Mitterrand. En effet, contrairement à ce que l’on a pu penser, si cet ancien premier secrétaire du parti socialiste pour le Loir-et-Cher s’est certes appuyé sur l’autorité présidentielle et l’amitié de Jean-Christophe Mitterrand, il est lui-même un ancien vieux connaisseur de l’Afrique, et particulièrement de l’Afrique australe, de la Libye et du Zaïre, où il a même un temps enseigné la science politique. C’est fort de ces liens qu’il rappellera à chaque fois que c’est plutôt lui qui aurait mis à la disposition du président Mitterrand son portefeuille relationnel. Dans les faits, son rôle semble surtout avoir été celui d’un facilitateur et d’un « courtcircuiteur », qui se serait surtout distingué dans la défense des intérêts des groupes commerciaux français, et cela au prix de certaines actions peu claires89. Lui-même considérait volontiers son action comme vouée à la défense de l’intérêt national. Par rapport au Gabon, à l’exception de la subvention du F.A.C. dont nous venons de parler, et de quelques apparitions publiques nocturnes dans des lieux de fête à Paris au côté de certaines personnalités gabonaises, on ne lui connaît guère d’actions particulières, son terrain de prédilection semblant définitivement avoir été l’Afrique australe90. – Roland Dumas et François de Grossouvre Avec Roland Dumas et François de Grossouvre, on entre de plein pied dans la confusion des domaines (affectif et officiel) et 89. La liste des « exploits » attribués à Jeanny Lorgeoux est longue et couvre des domaines disparates. On prétend qu’il aurait acheté, par le biais d’une société qu’il dirigeait à l’époque, du charbon à l’Afrique du sud, en violation de l’embargo, entre 1986 et 1987. De même, on affirme que c’est lui, en sa qualité de membre du comité directeur du Fonds d’Aide à la Coopération qui favorisa le vote d’une subvention de cette structure destinée à la remise en état de l’avion présidentiel gabonais. Pour une description du personnage, on se rapportera au portrait qu’en dressent Antoine Glaser et Stephen Smith. Voir A. Glaser et S. Smith, Ces messieurs Afrique, op. cit., pp. 169-184. 90. Il s’y serait distingué cette fois-ci officiellement, dans son rôle de « court-circuiteur », en étant le premier homme politique français à s’y rendre après la libération de Nelson Mandela pour demander une levée rapide des sanctions contre l’Afrique du sud. Ce voyage et cette prise de position eurent pour conséquence de créer un incident entre le bureau exécutif du Parti socialiste et l’Elysée. Voir C. Wauthier, Quatre présidents et l’Afrique, op. cit., p. 559.

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dans le jeu tant prisé par le président Mitterrand de la multiplication des sources d’informations et de relais. S’agissant d’abord de François de Grossouvre, rien non plus ne le destinait vraiment (plus encore que Guy Penne) à être un intermédiaire pour l’Afrique en général et le Gabon en particulier. Médecin de formation (il n’aurait jamais exercé), très tôt converti (avec une certaine réussite) dans les affaires, venant plutôt de droite, François de Grossouvre porte officiellement, à l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir, les titres de chargé de missions à l’Elysée et de président du comité des chasses présidentielles. Concrètement, c’est lui qui sera chargé, à la présidence de la république, des relations avec les services de renseignements (SDECE puis DGSE, DST et RG). À ce titre, il se fera, dit-on, un surnom, « Belzébuth », du fait de sa tendance à faire établir des fiches sur chacun de ses concurrents potentiels. Nous ne savons pas avec certitude pour quelles raisons retrouvé parmi les « relais gabonais ». Nous pouvons cependant avancer l’idée que son appartenance à la franc-maçonnerie et son goût prononcé pour la chasse 91 y sont pour quelque chose. François Mitterrand se servira de la proximité ainsi acquise auprès du président gabonais et de Georges Rawiri pour le charger notamment d’aller apaiser (en compagnie de Roland Dumas) le président Bongo après la colère consécutive à la parution, en 1983, du livre de Pierre Péan, Affaires africaines. De même on citera de nouveau son nom dans les relations franco-gabonaises à la suite du débarquement manqué92 du capitaine Paul Barril et de quinze de ses hommes au Gabon en 1990. À cette occasion, le pouvoir gabonais le désignera comme l’initiateur de cette démarche, ce qu’il démentira formellement.

91. A propos du goût pour la chasse, Guy Penne raconte dans ses mémoires, une anecdote relative à une partie de chasse mouvementée effectuée par de Grossouvre au Gabon et qui avait valu à l’intéressé les sarcasmes des présidents Bongo et Mitterand mais qui dégrada considérablement les relations entre le chargé des missions et le conseiller pour les affaires africaines. Voir G. Penne, entretiens avec C. Wauthier, Mémoires d’Afrique : 1981-1998, op. cit., p. 271. 92. Claude Wauthier raconte les péripéties de cette rocambolesque aventure. Voir C. Wauthier, Quatre présidents et l’Afrique, op. cit., p. 554.

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Le rôle de Roland Dumas auprès du président Bongo est beaucoup plus complexe car l’intéressé entretient une relation plus affective et empreinte de complicité aussi bien idéologique que culturelle et artistique avec le président français. Dans le même temps, il est plus que proche du président gabonais. Pour résumer les sentiments de Bongo à l’endroit de Dumas, il nous suffit d’écouter ce qu’il en dit en 1994 : « [...] C’est mon ami intime. Même davantage : nos relations dépassent le simple cadre de l’amitié. Il est tout pour moi, comme je suis tout pour lui. C’est un homme de parole et digne de confiance [...] »93.

En effet, on observera une proximité très nette entre le président gabonais et celui qui n’est pas encore à ce moment-là ministre des Affaires étrangères (il apparaît davantage à cette époque comme un simple envoyé officieux du président Mitterrand). La nièce de Roland Dumas est ainsi nommée consul du Gabon à Bordeaux et la ville dont il sera l’élu (Sarlat) sera jumelée à Franceville. Ce relais est d’autant plus direct et efficace qu’il existe une vraie complicité par ailleurs entre l’ancien avocat et le président français. Cette complicité allait s’avérer essentielle dans la pratique de la diplomatie parallèle et la conduite de missions secrètes. Dans un entretien accordé au journaliste Albert du Roy94, Roland Dumas déclarera lui-même : « [...] Député, je m’étais inscrit à la commission des affaires culturelles, le président s’est débrouillé au bout de quelques mois pour me faire monter à celle des affaires étrangères. Je pouvais ainsi me mettre au courant, et cela servait de couverture et d’alibi95 dans les missions qu’il me confiait [...] ».

En clair, le « réseau » Mitterrand a donc simplement consisté en la mise en place de relais parallèles, indépendants les uns des 93. Voir O. Bongo, entretiens avec C. Castéran, Confidences d’un Africain, op. cit., p. 96. 94. Voir A. du Roy, Domaine réservé, op. cit., p. 137. 95. Nous soulignons.

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autres et dont le rôle était de cultiver une certaine affectivité avec les dirigeants africains concernés. Nous sommes donc ici dans une configuration qui est loin de ressembler à celles de droite. Qu’il n’existe quasiment plus grand-chose de cette structure aujourd’hui confirme cette extrême fragilité. Les structures opportunistes À la lecture de ce qui précède, on pourrait être désorienté entre la description d’un théâtre que nombre d’essayistes présentent comme confus, traversé par de multiples réseaux, et la réalité relativement simplifiée, centrée autour de trois structures principales, telle que nous venons de l’élaborer. En réalité, les choses ne sont ni aussi confuses, ni vraiment simples. En effet, en dehors des trois structures que nous venons d’étudier, il existe bien des « tentatives de mise en commun » de moyens, d’actions ou d’objectifs, mais qui s’inscrivent le plus souvent dans un cadre si lâche et si ponctuel que nous ne saurions les assimiler à de quelconques réseaux. Ces tentatives sont généralement de deux ordres. Il peut s’agir en premier lieu d’excroissances d’acteurs se créant (spontanément ou sur sa propre demande) autour d’un nouvel homme politique chargé de traiter avec l’Afrique. Ces acteurs sont fréquemment eux-mêmes des acteurs opportunistes qui, le plus souvent, n’étaient pas des membres affirmés d’anciennes structures. Il y aurait ainsi eu, sur cette base, un réseau Debré (Bernard), un réseau Roussin ou un réseau Godfrain par exemple. Ces excroissances ont en commun d’avoir été totalement informelles et d’avoir totalement disparu avec la fin des missions ministérielles des patrons cités. Nous reviendrons dans la troisième partie sur les liens entre l’État et les structures clientélaires concernées. Il peut aussi, en second lieu, s’agir de prolongements africains de réseaux ou d’autres types de structures dont le siège se trouve ailleurs et dont se serviraient ainsi certains membres pour fluidifier leur action ou asseoir leur mainmise. On a ainsi parlé (à tort, nous semble-t-il) du réseau francmaçon dans les rapports franco-africains. Certes, nous avons

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nous-mêmes montré (au moins au plan intérieur gabonais) quel rôle cette fraternité pouvait jouer dans la consolidation du pouvoir du président Bongo, mais la franc-maçonnerie, dont l’origine comme les activités préexistent largement aux rapports franco-africains (sous leurs formes actuelles), ne pourrait avoir suscité un véritable réseau autonome dans ce domaine. Au contraire, le simple fait que les différents acteurs des réseaux clientélaires franco-africains soient invariablement issus d’obédiences différentes rend cette hypothèse peu plausible. En fait, certains acteurs-patrons se sont simplement servis de la solidarité maçonne, ou alors de réseaux tissés par certaines fraternelles, pour donner plus d’efficacité à leur action, de même que certains maçons se sont appuyés sur leur appartenance « philosophique » pour s’introduire dans le théâtre franco-africain et y jouer des rôles plus ou moins importants. Il est ainsi difficilement récusable que, ne bénéficiant pas à l’origine d’une structure identique à celle mise en place par Jacques Foccart, le président Mitterrand, par exemple, s’est servi des maçons pour établir un contact plus direct avec l’Afrique. Nous avions déjà expliqué que la nomination de Guy Penne dans ce domaine s’expliquait en partie par cette appartenance, mais on peut plus largement faire remarquer que, sur la liste des relais africains du président Mitterrand, seul son fils Jean-Christophe n’était pas un « frère ». François de Grossouvre, Roland Dumas ou Jeanny Lorgeoux étaient des maçons confirmés. Nous pouvons valider ce type d’analyse à droite où, là aussi, l’essentiel des membres des réseaux franco-africains, comme un grand nombre d’anciens ministres de la Coopération, revendiquent cette appartenance.

Conclusion

Nous nous sommes, au début de ce chapitre, posé quelques questions dont les tentatives d’approfondissement ont constitué la substance ; ainsi nous nous sommes d’abord demandé de quelle manière des acteurs privés ont pu ainsi se substituer à des

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acteurs officiels, pour opérer dans le champ des rapports francogabonais. Nous nous posions ensuite des questions quant à l’identité et la nature de ces acteurs. Enfin, nous souhaitions savoir de quelle façon ceux-ci s’organisaient pour arriver ainsi à influencer la coopération officielle. Au terme de ce développement, que peut-on en dire et quels enseignements faut-il en tirer ? S’agissant des acteurs privés, il faut d’emblée remarquer que, s’ils sont, pour certains d’entre eux, de véritables privés, d’autres, plus nombreux, sont le plus souvent des agents et cadres de l’État qui se substituent à ce dernier pour parler en son nom ou pour défendre des intérêts qui, bien souvent, peuvent apparaître comme privés ou non-directement étatiques. Ces acteurs, qui sont issus de l’ensemble du corps social, économique ou politique, doivent en grande partie leur prépondérance, tantôt à la bienveillance de l’État, tantôt à sa délégation pure et simple. Cette substitution nous semble donc procéder, dans bien des cas, d’une délégation volontaire de l’État, par le biais de la création d’un espace ouvert mais sécurisé. Si jusque là le système semblait encore fonctionner selon les prévisions de ses initiateurs principaux, la création de structures concurrentes de plus en plus formalisées et hiérarchisées, dont les objectifs apparaissent comme différenciés et divergents, semble bousculer le déterminisme implicitement postulé plus haut. Cette évolution inattendue, qui a transformé un cadre censé être verrouillé en un théâtre confus où les acteurs semblent désormais difficiles à maîtriser, va-t-elle bouleverser notablement le sens et la nature des rapports qu’entretiennent la France et le Gabon ? C’est à cette question de fond que nous essayerons de répondre dans le chapitre qui suit.

4 L'inversion de la hiérarchie traditionnelle ou le triomphe de la « diplomatie du chantage »1

La mise à jour de la prépondérance, dans la conduite des rapports entre la France et le Gabon, des acteurs essentiellement privés pousse inévitablement à revoir la perception de ces rapports selon une nouvelle grille d’analyse. Cette relecture suppose que nous nous démarquions de la perception traditionnelle qui veut que ces deux pays entretiennent entre eux une relation essentiellement paternaliste, caractérisée par la simple domination sans partage de la France sur le Gabon. Il sera question, au contraire, sur la base de l’observation empirique, d’envisager les mutations de ces nouveaux statuts respectifs. Ces mutations rendent ainsi caduques aussi bien les anciennes catégorisations (notamment celles forgées par les tenants de l’école de la dépendance) que la perception globale qui se dégage de ces rapports de coopération, dont l’analyse se révèle ainsi dans son extrême complexité. À ce propos, il conviendra de se demander si l’on peut parler, dans le cadre de la redéfinition de ces rapports, d’une inversion des hiérarchies traditionnelles anciennement établies. 1. C’est une formule que nous devons à Jean-François Bayart. Il caractérise ainsi la manière particulière dont un certain nombre de présidents africains conduisent les relations de leur pays avec la France. Jean-François Bayart note notamment que cette pratique, qui consiste en des menaces périodiques (à but alimentaire) du sortie du giron français, est surtout ostensible chez Omar Bongo. Voir J.-F. Bayart, « France-afrique, la fin du pacte colonial », in Politique africaine, n° 39, Paris, Karthala, 1990, p. 49.

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Répondre à ce type d’interrogation suppose cependant au préalable que nous eussions déterminé les facteurs structurels qui rendraient un tel bouleversement possible, que nous précisions les procédés par lesquels s’opère ce phénomène et quelles en seraient les limites éventuelles. Une telle problématique va nous conduire à élaborer un développement en deux temps. Il s’agira dans une première partie (A) d’analyser les facteurs structurants de cette inversion, c’est-àdire les données lourdes qui favoriseront la mise en place de cette nouvelle donne. Ce sera l’occasion de mettre en lumière des éléments déterminants de la supériorité de l’acteur unique gabonais sur ses interlocuteurs français. La seconde partie (B) traitera des modalités concrètes de cette inversion, mais elle fera aussi une place aux limites de ce phénomène qui se révèle n’être finalement dû, en grande partie, qu’à une conjoncture et une actualité politique particulières.

Les facteurs structurants, le système Bongo face à ses interlocuteurs

Nous allons surtout voir ici, en quoi l’acteur gabonais et ses interlocuteurs français sont, à notre sens, inégaux devant la détention du pouvoir. Concrètement, il s’agira de mesurer les conséquences sur leurs capacités respectives à négocier, de l’assurance d’une détention durable du pouvoir pour l’un, et de la situation de précarité dans laquelle se trouvent les autres face à cette même détention du pouvoir. Nous nous livrerons à ce même type de comparaison en ce qui concerne la détention des ressources, totale pour l’acteur gabonais, partielle, voire parcellaire, pour les acteurs français. L’inégalité des acteurs face à la détention du pouvoir La question du rapport au pouvoir se révélant déterminante dans le poids éventuel que les différents acteurs revendiqueront, il sera intéressant de clarifier cet aspect de notre analyse.

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Il s’agira notamment de mesurer l’influence que pourra avoir, sur les statuts respectifs de ces différents acteurs, la maîtrise durable ou non d’un pouvoir au niveau national. Concrètement, nous verrons si la stabilité (que lui garantit durablement un système national clientélaire et décentralisé) du pouvoir de l’acteur Bongo place celui-ci en position de force, face à ses interlocuteurs français soumis à la menace permanente d’une alternance et, donc, de la précarité inhérente à toute société politique démocratique. La durabilité au pouvoir chez l’acteur Bongo Dans le chapitre précédent, nous n’avons pas suffisamment expliqué le principe de la géopolitique gabonaise. Nous n’avons donc pas pu mettre en lumière sa capacité à s’autoréguler de façon perverse. Ce qu’il faut retenir de cette perversion, en dehors de la clientélisation générale de la société politique au Gabon, c’est donc son pouvoir d’autoregénération par le biais d’un renouvellement systématique de l’intérieur. Autrement dit, là où les ressources dans les autoritarismes classiques2 sont concentrées entre les mains de quelques caciques, qui constituent une « nomenklatura » fermée, jouissant seule des bienfaits du pouvoir, le système gabonais a longtemps fait fonctionner l’ascenseur social, intégrant, renouvelant, rajeunissant et redynamisant. Les membres des micro-communautés concernées participaient d’ailleurs eux-mêmes de cette autorégulation en n’hésitant pas à présenter, au président de la République, tel ou tel possible dirigeant aspirant à présider aux destinées de la micro-communauté. 2. De ce point de vue, le système gabonais ne semble pas, à première vue, devoir harmonieusement s’insérer dans les différents types d’autoritarisme établis par Daniel Bourmaud, lequel s’inspire des analyses de Jean-François Médard. Mais, comme il le précise lui-même, « cette typologie ne constitue pas un découpage en catégories hermétiques ou figées ». Sur cette base, on peut dire que le modèle gabonais emprunterait des éléments d’un autoritarisme dur (institutionnalisation fixant les règles de comportement, travail d’intériorisation des normes, etc.), du sultanisme (exercice personnalisé du pouvoir), mais aussi de ce que nous nommons « multi-communautarisme ». Sur les typologies des autoritarismes, voir D. Bourmaud, La politique en Afrique, op. cit., pp. 93-96.

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Concrètement, cette intégration se faisait le plus souvent de la manière suivante : un jeune membre (généralement un récent diplômé), jugé brillant par ses concitoyens, était pressenti pour être le nouveau (ou un des nouveaux) représentant de la communauté. L’intermédiaire officiel (à condition que le nouveau venu n’ait pas donné des signes d’une ambition débordante tendant à terme à mettre en danger la position propre de son parrain), parlait du nouvel arrivant au président de la République et s’occupait, avec ce dernier de lui trouver un poste, sinon à la mesure de ses compétences supposées, du moins susceptible de lui permettre de satisfaire matériellement les exigences manducatrices de la base. Cette voie était la voie consensuelle. Mais il arrivait aussi que cette intégration se fît de façon conflictuelle ; dans ce cas, ce sont les membres de la communauté eux-mêmes, mécontents de leur intermédiaire officiel, qui sollicitaient directement le chef de l’État. L’intégration du nouvel arrivant se faisait alors au détriment de l’ancien intermédiaire officiel, à qui il était quand même trouvé, en consolation, un point de chute honorable. Nous tenons à préciser que ce jeu complexe a été grandement facilité par l’appartenance ou le devoir d’appartenance de la plus grande partie de ces personnalités à la francmaçonnerie3, véritable receptacle-culte au Gabon. Comme nous l’avons montré, ce système puisait sa force et consolidait son enracinement dans la participation tacite des Gabonais eux-mêmes. Mais notre analyse serait incomplète 3. Il importe de s’arrêter un instant sur l’importance particulière que tient cette fraternité dans la vie politique du Gabon. En effet, si ce phénomène est habituellement observable dans les milieux du pouvoir ailleurs en Afrique, le cadre relativement restreint du cercle du pouvoir, la faiblesse en nombre des membres d’une potentielle élite et donc la promiscuité réelle existant dans le noyeau dur du pouvoir ont décuplé l’importance d’appartenir à la francmaçonnerie. Le président étant lui-même un grand maître, de même que certains personnages-clés du régime, il était déjà plus intéressant pour des raisons d’opportunisme, pour les candidats à l’intégration et compte tenu du devoir de solidarité censé guider l’action des frères, de se faire maçon. Sur cette nécessité initiale s’est greffée une quasi-obligation depuis qu’a été réalisée une forme de fusion des obédiences maçonniques traditionnelles, aux agapes de laquelle tout Gabonais maçon est, semble-t-il, plus ou moins tenu de participer. Sur l’appartenance de la quasi-totalité de l’élite gabonaise à la franc-maçonnerie, on lira A. Glaser et S. Smith, Ces messieurs Afrique, des réseaux aux lobbies, op. cit.

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si nous n’ajoutions pas à ces arguments deux éléments de base fondamentaux : la faiblesse démographique d’une part, et l’importance de la rente pétrolière d’autre part. – La faiblesse démographique Pendant de longues années, le pouvoir politique a présenté la faiblesse démographique du Gabon comme un handicap majeur dans la construction d’une économie viable. Il est vrai que, dans le développementalisme triomphant des années 70, comme dans les thèses tiers-mondistes concurrentes, la mise en place d’une industrie performante ou la recherche d’une autosuffisance alimentaire nécessitaient des bras, beaucoup de bras. Avec son million d’habitants4 répartis sur un territoire de 267 670 km2, le Gabon était une exception africaine en matière de densité et de croissance démographique, et apparaissait d’emblée aux observateurs comme irrémédiablement condamné par cette « tare » originelle. Les incitations d’une politique ouvertement pro-nataliste (interdiction jusqu’en 1990 de tout recours à la contraception, aides diverses accordées aux familles nombreuses, etc.), comme la construction de structures aussi modernes que le CIRMF (Centre International de Recherches Médicales de Franceville, dont la vocation initiale était d’essayer de comprendre puis d’endiguer la dénatalité historique au Gabon), s’inscrivent dans ce schéma de pensée. C’est pourtant cette donnée, présentée comme un handicap, qui se révélera comme le meilleur atout du pouvoir, dans son besoin de maîtriser le personnel politique, et de contrôler les velléités de contestation qui se feront jour ici ou là de façon périodique. Ce contrôle s’exercera aussi bien sur les masses que sur les élites. 4. Il existe une éternelle controverse autour du chiffre réel de la population gabonaise. Malgré la réalisation depuis l’indépendance de plus de quatre récensements (1960, 1971, 1980 et 1993), les raisons politiques autant que les problèmes logistiques rendent difficile la détermination fiable de cette population. Le chiffre d’un million d’habitants ici retenu est le fruit de notre propre arbitrage, au regard des différentes estimations avancées. Pour s’imprégner de la complexité de cette question, on lira l’état des lieux qu’en a dressé Roland Pourtier, Le Gabon, espace, histoire, société, Paris, L’Harmattan, 1989, tome I, pp. 18-20.

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Sur les masses, leur faible nombre rend déjà très difficile toute tentative d’en constituer un grand regroupement, d’autant qu’elles demeurent divisées dans leurs intérêts bien compris et souvent divergents. Exceptions faites des syndicats de l’éducation nationale depuis l’ouverture démocratique ou du R.N.B. au début des années 90, il est très difficile à une structure organisationnelle de mettre dans la rue plus d’une centaine de milliers de Gabonais. Ce qui est ainsi valable pour les masses l’est davantage pour les élites encore moins nombreuses, dont le nombre réduit facilite davantage le contrôle. Si nous ajoutons à ces éléments l’idée qu’il s’agit d’une élite dont les membres se sont faits, dans leur généralité, les meilleurs défenseurs de l’idéologie de la géopolitique, on comprend mieux que la divergence d’intérêts n’incite guère au rassemblement. Ces éléments de démographie participent donc pleinement à la consolidation et la pérennisation du pouvoir présidentiel. Encore faut-il y ajouter le poids d’une rente importante. – La redistribution de la rente Nous n’insisterons jamais assez sur le phénomène de la redistribution de la rente dans sa capacité à avoir permis une relative stabilité au Gabon jusqu’en 1990, d’avoir aidé le pouvoir local à maîtriser le processus de démocratisation, notamment entre 1990 et 19935, et enfin de servir de socle aujourd’hui 5. Ces deux dates constituent en quelque sorte, les pics de l’agitation politique au Gabon. Leur interprétation peut donner lieu à quelque controverse. 1990 est l’année de la conférence nationale. Si celle-ci est perçue par l’opposition gabonaise comme l’année où elle a arraché au pouvoir le principe d’une instauration immédiate du multipartisme, le recul nécessaire que commande l’observation scientifique poussera à nuancer ce triomphalisme, au regard de l’évolution future de ce processus de démocratisation. On pourrait même se demander si les vrais vainqueurs de ses assises ne sont pas, d’une part, les « Rénovateurs » (des jeunes loups regroupés autour d’Ali Bongo et André Mba Obame, dont l’objectif était d’abord de supplanter les « Caciques », anciens compagnons du président, dont ce dernier était devenu, à bien des égard, prisonnier), et d’autre part le président lui-même, qui a survécu aux soubresauts de cette période, en sortant même renforcé. 1993, quant à elle, est l’année de la première élection présidentielle démocratique au Gabon, dont les résultats (officieux, ou par divers recoupements) permettent de penser que le président sortant

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à une espèce de consensus mou6 qui a différé durablement l’idée d’une éventuelle alternance politique démocratique au sommet de l’État au Gabon. À ce niveau de développement, il convient de préciser rapidement deux choses. Ce n’est pas tant l’importance des revenus pétroliers (l’Angola produit beaucoup plus de pétrole que le Gabon, et la production congolaise ou équato-guinéenne de ces dernières années n’est pas moindre) que l’accouplement de cette rente à une logique fondamentalement redistributrice qui en amplifie l’efficacité. À la différence d’autres dirigeants africains, qui ne donnent qu’autour d’eux quand ils ne confisquent pas à leur seule jouissance l’essentiel des ressources nationales, la machine Bongo est incontestablement une machine de redistribution autant que de prédation. Cette fonction de redistribution est facilitée par l’extrême accessibilité du pouvoir au plus grand nombre des Gabonais. En effet, en dehors du dispositif officiel incarné par les microcommunautés dont les chefs sont chargés de prolonger la redistribution, le président Bongo s’est aussi arrangé pour assurer une redistribution directe par le biais des audiences accordées au Palais Rénovation. Jusqu’à la fin des années 90, il était ainsi acquis que toute acceptation présidentielle d’une audience était synonyme de réception d’un cadeau7. été contraint, au moins (malgré les chiffres officiels), à un ballotage face au père Mba Abessole du R.N.B. Mais la négociation des accords de Paris, censée mettre fin équitablement au contentieux électoral qui s’en est suivi, n’a débouché en gros que sur la formation d’un gouvernement d’union nationale, annonciateur d’un « consensus mou », qui semble avoir différé durablement une alternance démocratique au sommet de l’État. 6. La rigueur autant que la prudence voudraient cependant que nous n’expliquions pas la persistance de ce « consensus mou » par le seul attrait de la rente. Si beaucoup d’opposants se sont effectivement, sur le terrain, révélés n’être intéressés que par l’amélioration de leur bien être matériel, ou au moins que par un positionnement dans une perspective de « dauphinat », il semble que, pour quelques autres, dont l’intégrité ne peut être mise en doute, le « consensus mou » dans la paix se soit avéré préférable à une « congolisation » du Gabon. 7. Nous avons personnellement recueilli des dizaines de témoignages croisés des bénéficiaires desdits cadeaux. Les similitudes du rituel décrit rendent ces

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Cette pratique qui apparaîtrait rudimentaire a pourtant, en symbiose avec la géopolitique, aidé à entretenir le consensus mou qui prévaut encore aujourd’hui, et qui fait du pays un îlot d’apparente stabilité. De ce point de vue, la contestation démocratique du début des années 90 apparaît d’abord comme le signe d’un mauvais fonctionnement de la machine à redistribuer. L’embourgeoisement de la faible population gabonaise constitue donc la meilleure garantie de durabilité du pouvoir actuel. Encore faut-il s’assurer de la pérennité des ressources garantissant cette rente. Alternance et précarité chez les acteurs français Tranchant avec la stabilité et l’assurance de la durabilité d’un Omar Bongo au pouvoir au Gabon, les acteurs français (à l’exception notable des groupes industriels ou commerciaux), eux, demeurent très largement tributaires des aléas liés aux changements politiques intervenant en France. De ce fait, l’acteur unique gabonais pourra se targuer d’avoir connu au minimum cinq chefs d’État français successifs, un nombre élevé de ministres de la Coopération, autant de conseillers aux affaires africaines, etc. La précarité nouvelle mais normale (il faut de ce point de vue élaborer l’hypothèse que les gaullistes n’auraient peut-être pas sérieusement envisagé de devoir un jour subir une alternance au pouvoir) des acteurs politiques, voire économiques, français, a pour conséquence une nouvelle mobilité dans les statuts des acteurs et un accroissement de la position d’abord d’indépendance, puis de patron de l’acteur gabonais. Prenons le cas typique de Maurice Robert, déjà évoqué ; avant l’arrivée au pouvoir du président Giscard d’Estaing, il était, en tant que principal relais sécuritaire du réseau Foccart au

témoignages difficilement récusables. En général, à l’issue de l’entretien, le président, prétextant soit de « payer le taxi », soit de « payer à boire », sortait d’un tiroir des liasses de billets de dix mille francs. Les visiteurs avertis présentaient alors leurs sacs préalablement vidés ; les naïfs ou les étourdis se contentaient de sachets présidentiels. Les montants de ces cadeaux journaliers s’échelonnaient de cinq à trente millions de Francs CFA.

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Gabon, presque l’égal du président gabonais. Il assurait la protection de ce dernier, garantissait sa sécurité et collectait ses renseignements. Il constituait en quelque sorte l’assurance tout risque du jeune président, par sa position de patron écouté des exécutants locaux placés aux principaux postes stratégiques liés à la sécurité (police, gendarmerie, ingérence et contre-ingérence, etc.). La première petite alternance au pouvoir intervenue en 1974, si elle ne change pas radicalement les choses (depuis le groupe Elf, Maurice Robert continuera discrètement à gérer sa petite structure), infléchira la stabilité du dispositif foccartien, donnant paradoxalement au président Bongo les moyens politiques de diversifier ses soutiens. Mais c’est surtout l’alternance de 1981, véritable cataclysme, qui sonnera le glas de la domination unilatérale. Plus qu’en 1974, on assistera alors dans la classe politique française à un désenchantement d’autant plus grand que les ressources sur lesquelles s’appuient habituellement les acteurs politiques français dans leurs rapports avec le président Bongo sont presque exclusivement étatiques. Il faut au demeurant observer le paradoxe qui consiste à retrouver ainsi l’ancien promu au rang de chef stable et ses parrains en difficulté. À ce niveau de la réflexion, il importe de noter le rôle plus qu’important joué par le type de régime politique et son incidence sur les rapports de coopération. Autrement dit, on pourra se demander s’il est raisonnablement possible que deux pays à ce point inégaux au regard de la nature du régime et de la forme de gouvernement puissent entrer en coopération. Le paradoxe est que ce sont principalement (dans le cas du Gabon) les acteurs français qui, au nom de la stabilité, se sont évertués par divers moyens à encourager le monolithisme politique au Gabon. Ce faisant, ils ont aidé le président Bongo à consolider un pouvoir fort, durable et centralisé alors que, dans le même temps, leur propre pouvoir en France devenait plus fragile. Sans revenir sur les circonstances de cette prise de pouvoir (notamment dans le rôle joué par des Français dans cette entreprise), il convient tout de même de relever l’ironie qui consiste à voir ainsi les acteurs politiques français (de droite principalement) qui avaient multiplié les manœuvres (au nom de la sacrosainte stabilité) pour étouffer les velléités de pluralisme politique au Gabon, subir ainsi la toute-puissance du nouvel acteur

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unique gabonais. Plutôt que de nous en tenir à ce niveau empirique, il convient d’élargir le débat. En effet, ce retournement de la puissance pose concrètement la question de la possibilité, et des modalités, de coopération entre deux pays aux régimes politiques aussi éloignés. Si un État démocratique entre en rapport de partenariat avec un pays où règne le monolithisme, quelles seront les modalités de ce partenariat ? Quels types d’acteurs seraient amenés à négocier ? Comment le protégé devient le protecteur Dans sa configuration d’origine, comme dans la définition de ses missions premières, le système Foccart était censé (entre autres missions) veiller à la stabilité politique du Gabon. Cette stabilité politique signifiait concrètement un non-renversement du président Bongo, qui passait par la protection de son régime contre toutes les tentatives de déstabilisation. Le système était donc « l’assurance tout risque » du régime gabonais. C’est pour mener à bien cette mission que Maurice Robert mettra en place à son tour un complexe sécuritaire incluant les services de renseignement, une police politique et même une force d’appoint susceptible d’être mobilisée au besoin. Paradoxalement, c’est à travers l’exemple du même Maurice Robert (au regard de l’évolution au fil des années de son statut personnel auprès du chef de l’État gabonais) que l’on pourra mieux observer le nouveau changement dans les rapports franco-gabonais. De principal protecteur du président Bongo au début des années soixantedix, il sera tout heureux d’être nommé, grâce au lobbying déterminé de son ancien protégé, ambassadeur de France au Gabon en 1976. Que s’est-il passé exactement ? Comment l’ancien protégé, à l’origine vulnérable et sans moyens, est-il devenu le protecteur ? Avant toute chose, il importe de préciser ici que les nouveaux protégés seront essentiellement les membres influents ou importants de l’ancien système Foccart, qui, comme nous l’avons vu, s’occupaient de la protection physique et politique du président Bongo. Deux éléments nous semblent expliquer, au moins en partie, cette mutation dans les statuts.

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Le premier élément a trait, nous semble-t-il, aux changements politiques intervenus au niveau national en France. En effet, même si l’on ne peut encore parler de véritable alternance (un président de droite succède en effet à un autre président de droite), l’arrivée au pouvoir en 1974 en France de Valérie Giscard d’Estaing va changer considérablement la donne sur le fond et sur la forme, favorisant du même coup une véritable redistribution des cartes quant au type de liens entretenus entre acteurs gabonais et français. Sur le fond d’abord, il semble évident que le nouveau président ne s’inscrit pas dans une filiation gaulliste classique. Bien au contraire, il semble décidé à expurger du cœur de l’État le système préexistant. Le renvoi (traumatique à bien des égards) de Jacques Foccart, même s’il est atténué par son remplacement par son ancien adjoint au poste, symbolise bien cette volonté de changement. Sur la forme, le nouveau président a à cœur d’instaurer une nouvelle façon de paraître en politique. Si, sur le plan intérieur, cela se traduit par un ensemble d’actes symboliques comme la prise de repas, spontanée, avec des familles françaises, au plan international (notamment dans le cadre des contacts avec les pays africains), Valérie Giscard d’Estaing privilégiera une grande proximité (quasi affective) avec les chefs d’État africains. Cette posture change en effet de la méthode gaullienne, qui, tout en privilégiant l’étroitesse des liens, semblait refuser une certaine familiarité alors demandée par certains acteurs africains8. Si ce refus d’une certaine proximité pouvait être interprété comme l’héritage d’une tradition militaire fortement ancrée, on peut aussi supposer qu’il tient au besoin de maintenir intact le symbole d’une hiérarchie bien établie qui fait du chef de l’État français le supérieur hiérarchique direct du chef de l’État africain. La conséquence de la nouvelle attitude giscardienne est la prise de conscience d’une grande convivialité et d’une familiarité d’autant mieux vécues par les acteurs africains que ces derniers avaient eu l’occasion de rencontrer le nouveau président alors que ce dernier n’était encore qu’un simple ministre. Cette situa-

8. Nous pensons, par exemple, aux élans de familiarité d’un Bokassa et que le général de Gaulle n’appréciait que très modérément.

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tion nouvelle favorisera une banalisation du prestige présidentiel français ; le chef de l’État français cesse d’être considéré comme le tout-puissant chef de la communauté pour être finalement perçu comme un ami, voire un parent9. Le second élément explicatif de cette mutation est l’évolution particulière de l’économie gabonaise. En effet, l’alternance en France a coïncidé avec les chocs pétroliers générateurs d’une augmentation vertigineuse des ressources propres du Gabon. L’intérêt de cette brusque augmentation est d’autant plus grand que le Gabon n’est plus à ce moment-là écrasé par la tutelle étouffante d’un système Foccart privé de la couverture étatique. Les conséquences directes de cette situation sont que le système Foccart se retrouve ainsi éclaté. Si certains de ses membres arrivent à se « recaser » tant bien que mal, réussissant par ailleurs à reformer une structure informelle, celle-ci n’a plus rien à voir avec le précédent système et ne se présente plus, au mieux, que comme un réseau parmi d’autres. Privé de la grande partie des ressources de tout ordre que générait la position-clé de Foccart, le réseau ne mourra pourtant pas, grâce en partie à la protection d’un certain nombre de dirigeants africains, dont Omar Bongo. En effet, ayant perdu toute forme d’autorité, voire de légitimité étatique en France, certains des anciens membres seront recrutés par le groupe Elf, mais la majorité d’entre eux (y compris les mercenaires) vont s’appuyer sur l’Afrique et les États africains. Ils le feront d’autant plus aisément qu’ils y conservent, parfois dans l’entourage immédiat des chefs d’État, des positions stratégiques. Il s’est ainsi posé un problème dès lors que la volonté de changement du nouveau pouvoir en France a voulu emprunter ces sentiers. Concrètement, les membres du dispositif sécuritaire foccartien du Gabon, n’ont dû leur salut qu’à la protection spéciale du président gabonais. À ce moment-là, il est encore difficile de savoir si ce dernier le fait par pure « piété filiale » (on aurait pu penser que le système Foccart ayant été à la base de son ascension puis de la consolidation de son pouvoir, il remerciait de cette

9. Le président Mitterrand tentera bien de restaurer une certaine forme de hiérarchie protocolaire, mais la distance ne sera jamais plus semblable à celle qui existait avec le général de Gaulle.

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façon ses anciens protecteurs), ou par calcul (la suite démontrera que, pour le Gabonais, c’était l’occasion non seulement de mettre fin à la tutelle foccartienne, mais aussi d’activer la division française de manière à se poser lui-même en interlocuteur autonome). En somme, si à ce moment de l’observation des différentes stratégies, il n’est pas encore lieu de tirer des enseignements valables, force est de constater que la survie d’un réseau Foccart doit beaucoup à la protection dont ses membres ont bénéficié de la part des plus hauts dirigeants africains. Un acteur gabonais exclusif, détenteur de ressources, fin connaisseur du microcosme politique français, face à une France en ordre dispersé Les lignes qui suivent seront l’occasion de voir en quoi le fait d’être l’interlocuteur unique, dans des domaines aussi variés que la politique ou les affaires, renforce la stature du président gabonais face à ses interlocuteurs français. Nous verrons tour à tour comment les acteurs gabonais et français « gèrent » cette situation, et quelle sera l’incidence de cette gestion sur le nouveau poids respectif de ces acteurs. Affaires, économie, industrie ou politique, un seul interlocuteur réceptacle. Il s’agira ici de voir de quelles manières la structure monolithique de la société gabonaise est parfaitement transposable au plan économique, et l’incidence de cette situation structurelle sur les rapports entre les acteurs français et le pouvoir politique au Gabon. Concrètement, nous allons analyser l’incidence de la structure économique du Gabon sur les rapports entre l’acteur Bongo et les acteurs français. Il nous faut cependant, au préalable, présenter rapidement les facteurs structurels susceptibles de favoriser, là aussi, cette position de force de l’acteur gabonais sur ses partenaires français.

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– L’économie gabonaise : une économie de rente, étatisée et victime du « syndrome hollandais » Nous ne pourrons, dans le cadre précis de ce développement, faire une synthèse à la fois équilibrée et fidèle de l’économie gabonaise, aussi bien dans ses caractéristiques les plus saillantes que ses récentes mutations. Pour des raisons de cohérence de notre propos, nous nous en tiendrons à une vue panoramique (qui n’échappera certes pas au risque de la caricature), assez conforme cependant à la description que les économistes (Gabonais et non-Gabonais) en ont fait ces dernières années10. Une économie de rente essentiellement… Dire de l’économie gabonaise qu’elle est une économie de rente constitue une lapalissade tant cette réalité, facilement observable, a été relevée par tous les observateurs s’étant un tant soit peu penchés sur la question. Cette économie qui ne transforme en réalité que très peu de choses a toujours vécu de la rente provenant de la vente des produits naturels de son soussol, de sa côte et de ses forêts. Si cette rente avait encore une origine assez équitablement diversifiée au début des années soixante, elle se réduit aujourd’hui presque essentiellement aux revenus procurés par la vente du pétrole. Les fluctuations des cours du bois (mais aussi la concurrence du bois asiatique), la baisse de la demande du marché mondial en manganèse et l’épuisement des réserves d’uranium paraissent du coup anecdotiques face à ce poids écrasant du secteur pétrolier. En butte au « syndrome hollandais »... Le « syndrome hollandais » observé dans nombre de pays sous-développés producteurs de pétrole, désigne sommairement l’ensemble des effets préjudiciables crées dans une économie par l’expansion d’un secteur particulier (le pétrole ici en occurrence). Dans le cas du Gabon, le « boom » pétrolier a entraîné 10. Pour avoir une vue d’ensemble des problèmes structurels de l’économie gabonaise, on lira la thèse d’Albert Ondo Ossa, Le paradoxe du Gabon, un pays « riche » mais sous-développé, thèse de doctorat d’État, université de Nancy, 1985. Plus récent est l’ouvrage de G. Zomo Yebe, Comprendre la crise de l’économie gabonaise, op. cit.

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une non-industrialisation, dont des secteurs tels que l’agriculture ou la petite industrie de transformation ont gravement souffert. Les effets pervers de ce phénomène ne sont pas seulement observables à ce niveau. Au plan humain par exemple, l’arrachement de populations entières à leurs terres, comme la mise sous dépendance durable de ces populations à la rente pétrolière ou aux activités qui en sont dérivées, enfin l’explosion d’une inflation qui font de Libreville, par exemple, l’une des villes les plus chères au monde, sont autant d’effets pervers dont l’origine est incontestablement ce « syndrome hollandais ». Responsable de l’extrême faiblesse du secteur privé national « [...] Capital, savoir-faire, débouchés sont étrangers [...]. Il n’y a pas de place pour l’initiative privée locale. Le seul partenaire des sociétés pétrolières et minières est l’État dont la préoccupation majeure consiste à prélever des royalties sur une production presque destinée en totalité à l’exportation. De ce fait, économie et politique sont étroitement liés [...] »11.

Cette observation de Roland Pourtier, pourtant vieille de plus d’une dizaine d’années, demeure incontestablement d’actualité. Elle met l’accent sur la fragilité d’une économie extravertie, souffrant de l’étroitesse du marché intérieur et solidement arrimée au politique. En ce qui nous concerne, il ne s’agira certes pas ici d’expliquer qu’il n’existe pas de secteur privé au Gabon, mais que les raisons structurelles avancées plus haut, ajoutées à des causes plus politiques, rendent quasiment impossible le développement d’un secteur privé gabonais. En d’autres termes, s’ils sont nourris par la rente, les Gabonais ne maîtrisent absolument pas un secteur privé qui, lui, est entièrement aux mains des étrangers (dont notamment les Français). Exception faite du secteur informel (qui bien que dynamique demeure bien souvent marginal), dans lequel fonctionnaires ou vrais désœuvrés s’engouffrent dans une presque totale absence de réglementation, les Gabonais ne constituent

11. Voir R. Pourtier, Le Gabon, État et développement, tome II, op. cit., p. 194.

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ni une force épargnante susceptible d’investir, ni un groupe soudé détenant telle partie du capital des sociétés installées au Gabon. Conséquence directe de cette situation, seul le noyau du pouvoir (il s’agit en réalité d’un petit nombre de personnes que l’on retrouve derrière le vocable de « privés gabonais », presque tous issus de la politique et gravitant ou ayant gravité à une époque donnée autour du président de la République) est susceptible d’être un interlocuteur valable en affaires. De ce point de vue, la détention du pouvoir est l’unique critère de possession de la richesse, elle-même générée par l’État. Autrement dit, seuls les hommes politiques ou leurs proches disposent d’une marge financière suffisante pour investir dans les sociétés étrangères installées au Gabon. – Un cadre commercial propice à « l’encadrement étatique » Comme nous l’avons vu dans les pages précédentes, des phénomènes structurels autant qu’une certaine forme de volonté politique favorisent la maîtrise quasi totale de l’activité commerciale du Gabon par des opérateurs économiques étrangers. Cette appropriation « expatriée » de l’économie gabonaise ne rend pourtant pas (loin s’en faut) celle-ci véritablement privée. Au contraire, grâce à une perversion du cadre juridique, cette économie semble plus que jamais encadrée par l’État, donnant ainsi plus de poids, dans ce domaine aussi, à l’acteur Bongo. Nous allons voir dans les lignes qui suivent comment les usages du quotidien débordent d’un cadre juridique à première vue sain et ramènent l’économie gabonaise à sa vraie nature : étatique et politisée. Un cadre légal et sain en apparence Selon les affirmations des principaux opérateurs économiques (dont la majorité sont Français) au Gabon, la législation gabonaise des investissements est relativement favorable. Certes, nous sommes loin des premiers codes d’investissements qui garantissaient aux grandes firmes étrangères des privilèges démesurés12. 12. Pierre Claver Maganga Moussavou a dénoncé en son temps, et à juste titre selon nous, le code des investissements résultant de l’ordonnance n° 21/16 du 23 mars 1967. Celui-ci, à travers notamment les régimes commun

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En règle générale, aux termes du dernier code des investissements, toutes les entreprises étrangères autorisées à opérer au Gabon doivent proposer 20 % de leur capital à des privés gabonais. De même, il n’existe pas de restriction quant à la localisation géographique ni aux secteurs économiques. Cependant, l’État encourage expressément certains secteurs ; c’est le cas des mines, de la recherche pétrolière, de l’agro-alimentaire et du tourisme. Concrètement, la création d’une entreprise individuelle comme celle d’une société, par des étrangers supposent l’obtention d’un agrément par la direction générale du commerce, une immatriculation à la direction générale des contributions directes et indirectes, l’acquittement d’une patente et de diverses taxes à la trésorerie générale, etc. Il nous faut signaler (ce détail aura son importance plus loin dans notre développement) que l’autorisation d’exercer temporairement une activité au Gabon sous la forme de l’ouverture d’une succursale sera accordée à la société étrangère par un arrêté du ministre chargé du commerce. Quant à la fiscalité appliquée aux sociétés étrangères, il faut en retenir globalement que l’impôt sur les sociétés est de l’ordre de 40 % des bénéfices, avec naturellement des plafonds. La perversion du dispositif par les usages Si le cadre légal décrit apparaît donc sain dans son dispositif initial, son fonctionnement est en réalité bien plus éloigné de cette description. Certes, la perversion dont nous allons faire état ne concernera pas toutes les sociétés françaises opérant au Gabon13, mais elle touche la trentaine de groupes qui réalisent les chiffres d’affaires les plus importants. Comment se présente cette perversion, comment s’opère-t-elle, et quelles en sont les conséquences ?

et privilégié, garantissait en effet aux grandes firmes étrangères des avantages quasi-uniques. Voir P. C. Maganga Moussavou, L’aide publique de la France au développement du Gabon, op. cit., p. 214-218. 13. Les services du Centre Français du Commerce Extérieur (C.F.C.E.) ont en effet recensé 200 P.M.I. et P.M.E. franco-gabonaises opérant au Gabon, plus une centaine de filiales de groupes français. Voir livret C.F.C.E., Le Gabon, Paris, 1995, p. 125.

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Nous pouvons dire de prime à bord que cette perversion prend sa source dans le cadre légal lui-même et se nourrit de l’extraversion de l’économie gabonaise ; par rapport au cadre, l’on se souviendra que toute création par des étrangers d’une société au Gabon est soumise à la détention d’au moins 20 % du capital de cette société par des privés gabonais. Cette mesure, intéressante en apparence, contient en réalité en elle-même les germes de la perversion car elle ne manque pas de susciter des interrogations. En effet, on peut se demander, au regard de ce que nous avons dit précédemment, comment, dans un pays à l’épargne aussi faible, cette mesure pourra être appliquée. La réalité des chiffres montrant pourtant que ces souscriptions ont effectivement lieu, on peut se poser une autre question relative à l’identité de ces fameux « privés gabonais » qui réussiraient ainsi à couvrir, sur leurs seules ressources personnelles, les prises de participation sur des centaines d’entreprises au capital de départ souvent élevé. Il n’est cependant pas besoin d’aller plus loin dans l’investigation pour se rendre compte que lesdits « privés » sont dans leur totalité membres du fameux noyau « politico-affairiste » dont nous avons parlé plus en amont. Là est justement le problème car si les membres (à peine une trentaine de personnes) du noyau du pouvoir suffisent à financer la totalité de ces souscriptions, c’est qu’ils sont ou très riches ou bénéficiaires de parts qui leur auraient été cédées à « titre gracieux »14. L’intérêt de poser ce type d’interrogations réside dans le danger qu’il y aurait à ce que des liens soient ainsi noués entre les entreprises françaises (et donc des hommes d’affaires français) et les membres du noyau politique au Gabon. Ceci poserait d’autant plus problème que nous observons que l’essentiel des marchés véritablement porteurs sont le plus souvent des marchés publics, lesquels marchés publics sont le plus générale-

14. Dans Affaires africaines, Pierre Péan, qui est le seul à avoir tenté de quantifier le montant cumulé de ces prises de participation des « privés gabonais », arrive à la somme vertigineuse de huit (8) milliards de francs français avant dévaluation. Soit le double de la valeur actuelle. Un tel niveau de souscription suppose que le montant des investissements s’élèverait a près de quinze (15) milliards de francs français (toujours avant dévaluation). Voir P. Péan, Affaires africaines, op. cit., 104.

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ment exécutés par des sociétés dont le capital est en partie détenu, comme par hasard, par des « privés gabonais ». Concrètement, le danger consisterait ici à voir se nouer des liens ambigus entre sociétés franco-gabonaises, politiques gabonais et marchés publics au Gabon. Ces liens favoriseraient, à notre sens, un fonctionnement dont le mécanisme semble obéir à la logique suivante : la cession à titre gracieux des 20 % du capital à ces fameux privés gabonais aurait comme contrepartie la garantie d’obtention d’un monopole dans l’exécution des marchés publics. Il se créerait ainsi, entre les politiques gabonais et les hommes d’affaires français, une double dépendance dont profitera in fine l’acteur unique gabonais du fait de cette forme « d’étatisation » du commerce. Pour le Gabon, il s’agit d’une situation d’autant plus préjudiciable que celle-ci nous semble être à la base d’une inflation des phénomènes de surfacturation, d’« éléphants blancs » ou d’autres scandales de ce type. Des acteurs français aux stratégies éclatées En dehors du rôle encore central joué notamment par la cellule africaine de l’Elysée dans l’élaboration et la conduite de la politique de coopération, les relations entre le Gabon et la France apparaissent d’emblée comme marquées de l’activisme effréné dont font montre nombre d’acteurs français pour entrer en contact avec le président Bongo. Ce qui apparaît comme le plus étonnant dans cet ordre d’idées, c’est que cet activisme par ailleurs désordonné semble même échapper aux usages protocolaires les plus élémentaires. D’une façon synthétique, on peut regrouper en trois ensembles les acteurs français s’inscrivant dans cette recherche d’une relation directe avec l’acteur gabonais. Ces ensembles se présentent de la manière suivante : – les politiques ; – les groupes commerciaux et industriels ; – les individuels. – Les politiques Ici il ne sera pas question de structures politiques formalisées. Celles-ci (en l’occurrence les partis politiques), dont

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certaines n’ont jamais, dans le passé, entretenu de relations avec l’acteur unique gabonais, sont désormais soumises en France au strict respect des nouvelles lois portant sur le financement des partis politiques, mais aussi au regard vigilant des contribuables. De ce fait, en mettant fin (il est vrai de façon un peu précipitée) aux activités des clubs 89 à Libreville15, les responsables du RPR ont certes tiré les leçons d’un désamour révélé pendant l’affrontement fratricide entre Edouard Balladur et Jacques Chirac en 1995, mais ils ont surtout tenu à se démarquer d’une présence qui aurait pu apparaître comme un vecteur de la perpétuation de certains liens entre leur parti et le président gabonais. Le Parti Socialiste, dont on ne peut pas dire qu’il aurait, en tant que structure, entretenu des liens étroits avec l’acteur gabonais, le Front National, dont les liens avec le Gabon valent davantage pour la relation personnelle existant entre son chef et Omar Bongo ces différentes structures ne sont donc pas, formellement, en relation avec l’acteur gabonais. Si le RPF de Charles Pasqua apparaît comme plus proche de l’acteur gabonais, l’analyse permet très rapidement de se rendre compte que c’est plutôt l’ancien ministre de l’Intérieur qui est lui-même engagé dans une relation quasi affective avec le président gabonais. Si l’on s’intéressait aux organisations associatives, comme l’association France-Gabon par exemple, là aussi nous sommes bien obligés de reconnaître que l’action de celle-ci s’inscrit audessus des intérêts particularistes des partis politiques car les différents responsables de cette association sont aussi bien issus des partis de gauche que de ceux de droite. Au total, on peut donc conclure en une inexistence de rapports entre des structures politiques en France et l’État gabonais, les rapports franco-gabonais se réduisant à des relations personnelles entre des acteurs individuels français et le président Bongo. Là semble précisément se situer le problème. Car, ces relations n’étant plus des relations d’institution à institution, de partis fran-

15. C’est là le principal argument avancé par l’actuel responsable de cette structure pour tenter de ne pas répondre positivement à notre demande d’entretien initiale.

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çais aux partis gabonais par exemple, la dimension personnelle prendra inéluctablement le dessus sur le respect des intérêts étatiques. Or, il est autant de stratégies que d’acteurs politiques français pris individuellement. Ceux-ci pourraient-ils prendre la responsabilité de parler ou d’agir au nom de l’intérêt supérieur de l’État français ? La question est d’autant plus importante que nous ne voyons pas quel serait l’intérêt, pour ces acteurs individuels, d’inscrire leur action dans la défense des intérêts globaux de la France. Le meilleur exemple de l’éclatement des stratégies des acteurs français et de ses conséquences malheureuses sur le poids de la France dans la négociation est le spectacle que donne sa classe politique lors des séjours (privés ou officiels) qu’effectue régulièrement le président gabonais en France. Il nous a été ainsi personnellement donné d’observer de quelle manière les consignes de parti, l’ordre protocolaire, le devoir de réserve, tous ces éléments qui fondent la conduite rationnelle en république volent en éclats à l’hôtel Crillon, lieu de résidence habituel du président Bongo durant ses séjours en France. Dans la recherche d’une préséance avec l’acteur gabonais, les acteurs français avancent ainsi en ordre dispersé, élaborant forcément des stratégies d’autant plus affaiblissantes pour la France qu’elles sont opposées les unes aux autres. Nous nous sommes toujours posé la question (sans avoir pu y répondre pour le moment) de la finalité ainsi recherchée par ces différents acteurs. Recherchent-ils dans cette précipitation des financements ? Parlent-ils pour la circonstance au nom de la France ? Jouent-ils les lobbyistes pour quelques petites ou moyennes entreprises de leurs collectivités locales ? Sollicitent-ils tout simplement l’appui du président Bongo pour briguer tel ou tel poste ? En l’absence de réponse complète et satisfaisante à ces différentes questions, force est de remarquer tout de même qu’il y a problème, car c’est là un cas unique de débordement de l’ordre protocolaire et de non-respect des « bonnes manières » de la République. Habituellement, lorsqu’il s’agit de visites de chefs d’État non-africains, les quelques intermédiaires ou chercheurs d’affaires désireux de rencontrer ces chefs le font après les autorités politiques et administratives.

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– Les groupes commerciaux et industriels À la différence du grand désordre observé dans la conduite de la classe politique dans son ensemble, le monde industriel et commercial semble demeurer celui où un minimum d’organisation et d’encadrement est observé et où le respect de l’ordre protocolaire a encore un sens. Le monde des entreprises, par le biais notamment de ses représentants du C.I.A.N. (le Conseil des Investisseurs en Afrique Noire), est toujours reçu prioritairement et s’occupe de parler au nom des privés français (qu’il s’agisse de défendre les intérêts de groupes français installés au Gabon, de solliciter des facilités pour investir ou de défendre certains dossiers précis). À côté de cette action à vocation collective, on peut aussi noter des demandes d’audience émanant de grands groupes ayant spécifiquement des intérêts au Gabon. Ces derniers, lorsqu’ils sont reçus, sont généralement représentés au niveau supérieur. Pour le compte du groupe Elf, par exemple, il était habituel de voir le Président Directeur Général accompagné du responsable d’Elf Gabon. – Les individuels Nous aurions pu ranger dans ce cadre certains politiques tant leurs démarches semblent éloignées de toute forme d’initiative collective. Les individuels ici sont avant tout des acteurs n’ayant aucune fonction ou délégation officielle et, sauf cas exceptionnel, ils sont rarement demandés par le président Bongo. L’intérêt pour le chef du système gabonais de les recevoir réside dans le fait que ces individuels, ayant toujours des services à offrir ou des affaires à vendre, sont dans la situation de vulnérabilité qui est celle de démarcheurs devant des clients incrédules. Cette vulnérabilité, alliée à une farouche volonté d’accrocher l’intérêt du président, incite ces individuels à rechercher l’information « en or » susceptible d’intéresser l’acteur gabonais. Ils sont donc pour le président Bongo rarement intéressants mais, parfois, d’un intérêt unique. Comme on le voit, c’est moins la disposition de ressources plus importantes qui explique l’apparente supériorité de fait de l’acteur gabonais sur ses partenaires français. Il convient plutôt de lire, dans cette inégalité, une question de structure et de dispositif. Alors que la société des acteurs français du Gabon

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apparaît éparpillée, divisée en d’entités aussi nombreuses que le commandent leurs intérêts le plus souvent divergents, le président Bongo apparaît dans la supériorité de son unité, de son centralisme, de l’exclusive disposition de toutes les ressources de son système. La coopération, de ce point de vue, apparaît nettement inégale. Pour une fois, le bénéficiaire de la verticalité est paradoxalement l’acteur africain. Mais, au-delà des stratégies de personnes, des questions d’habileté des uns ou des autres, c’est le problème plus général de régime politique qui est posé ici. En effet, on peut légitimement se demander dans quelle mesure des acteurs peuvent entrer en rapports de partenariat alors qu’ils seraient issus de types de sociétés politiques aussi différents. Concrètement – une fois n’est pas coutume – c’est le centralisme politique (dont il faut bien préciser qu’il a été encouragé et soutenu par les autorités françaises) qui avantage le président gabonais et c’est le pluralisme qui dessert ses partenaires. Nous n’allons pas, de nouveau, nous appesantir sur la question ; mais cet aspect du sujet méritait d’être, au moins, souligné.

Les modalités et les limites de l’inversion

Une fois ainsi mis en lumière les facteurs structurants d’un retournement des pôles de l’autorité, il convient non seulement de voir précisément de quelle manière s’opère cette inversion, mais aussi d’en fixer les limites éventuelles. Il sera donc question, à travers une tentative d’application de la théorie dite des « trous structuraux », de Ronald Burt, de voir comment l’acteur Bongo transforme une position d’infra puissance initiale en une relation de supra puissance par le biais notamment de la détention et la maîtrise d’une information plurielle et complète. Mais notre démarche se révélerait incomplète si nous ne précisions pas, malgré ce qui précède, les limites de cette inversion, dont nous montrerons qu’elle doit, surtout, à des circonstances conjoncturelles.

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La survalorisation de l’acteur Bongo ou le triomphe de la « capitalisation sociale » selon la théorie des trous structuraux16 Nous examinerons successivement l’importance décisive de la maîtrise d’une information plurielle et complète, le changement induit par cette donne dans les rapports de patronage entre acteurs français et gabonais, et enfin le transfert sur le Gabon tout entier de ce prestige initialement individuel. La maîtrise de l’information Comme nous l’avons vu dans les pages précédentes, le fonctionnement des nouveaux rapports gabono-français fait de l’acteur exclusif gabonais (le président Bongo en l’occurrence) le point d’aboutissement unique de l’action de toutes les structures françaises participant de cette coopération. Ainsi les structures politiques de gauche et de droite, les groupes commerciaux et industriels, les électrons-libres, les opportunistes et même les officiels n’ont pour interlocuteur que le seul Bongo. La maîtrise de l’information va se révéler être un enjeu important dans la mesure où, selon le schéma de Burt17, les 16. Il n’est pas aisé de résumer en quelques lignes les fondements analytiques ainsi que les applications de la théorie dite des « trous structuraux ». De façon synthétique, ce qui peut difficilement échapper à la caricature, c’est une théorie mise au point par Ronald Burt, qui en situe lui-même les origines dans les échanges entretenus ces vingt dernières années entre sociologues et économistes. Cette théorie résulterait donc directement de l’enrichissement des idées sociologiques de Merton ou de Simmel (sur l’autonomie provenant des conflits d’allégeance notamment) par les thèses économiques traditionnelles sur le pouvoir du monopole et des oligopoles. Sur la formulation complète de cette théorie, voir R. Burt, Structural holes, Cambridge, Harvard University Press, 1992. Un article plus récent du même auteur en donne un aperçu plus précis. Voir R. Burt, « Le capital social, les trous structuraux et l’entrepreneur », in Revue française de sociologie n° 34, 1995, pp. 599-628. 17. Rappelons que la théorie des « trous structuraux »fait référence à une situation de compétition économique notamment. Par exemple, B et C disposent chacun de ressources qui intéressent un entrepreneur A. En établissant des relations avec B et C, qui ne sont pas reliés entre eux, du fait de la concurrence, A se trouve en position avantageuse. Le maintien de cette situation suppose que B et C ne puissent entrer en relation. Sur l’application de cette théorie à l’analyse

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acteurs français sont concurrents. Cette situation de concurrence va faciliter la survivance de « trous structuraux » (c’est-à-dire des poches d’absences de relation), qui sont autant de places à occuper dans la quête aux informations. Plus concrètement, l’on sait que les différentes structures précitées (Elf, les réseaux de gauche et de droite, pour ne citer que les plus notables) sont toutes détentrices et porteuses d’informations (il faut préciser qu’il s’agit d’informations de première main, voire inédites, seules susceptibles de les valoriser aux yeux de l’acteur gabonais). La probabilité pour que ces informations soient les mêmes que celles détenues par les structures concurrentes est relativement faible. Parce qu’il en est l’unique réceptacle, le sommet de la pyramide vers lequel converge ce flot d’informations, l’acteur Bongo comble donc, par le biais de l’intermédiation, les trous structuraux identifiés. Dans le même temps, il entre en possession d’informations importantes, variées et complètes. Il est le seul à pouvoir ainsi bénéficier de cette information plurielle, quand chaque chef de structure ne dispose que d’une information partielle, voire parcellaire. Cela ne lui permettra pas seulement de se trouver en position dominante face à ses interlocuteurs, cette « capitalisation sociale »18 sera d’autant importante que l’acteur gabonais s’appuiera par ailleurs sur une rente que nous avons évoqué pour financer, manipuler, et enfin exiger. La manipulation et le financement Il serait illusoire de penser pouvoir, par la production de preuves formelles, aborder l’hypothèse d’un financement occulte (dans les années 70-80 et 80-90) de la vie politique française par le président Bongo. Les mécanismes de verrouillage, de des réseaux, voir V. Lemieux, Les réseaux d’acteurs sociaux, op. cit., pp. 6-7. 18. Par opposition à la théorie du capital humain, qui justifie la réussite de certains directeurs par leurs capacités individuelles (diplômes, intelligence, expérience, etc.), Burt entend par « capital social » la valeur ajoutée que les directeurs tirent de leurs relations avec d’autres acteurs, celle-ci dépendant plus largement du contexte ou de la structure du réseau. Voir R. Burt, « Le capital social, les trous structuraux et l’entrepreneur », op. cit., pp. 600-602.

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l’intérieur, sont tels que mener ce type d’analyse relève bien souvent encore, du simple journalisme. Pour autant, peut-on se satisfaire, du point de vue de la démarche scientifique, de ce type « d’excuse », pour occulter un aspect essentiel de la question que nous étudions ? Autrement dit, l’impossibilité d’avancer des preuves irréfutables (au sens juridique) doit-elle justifier l’abandon total d’un pan entier de notre question au risque de déclamer une inversion qui ne puisse réellement être confirmée dans les faits ? L’absence de toute forme de reconnaissance officielle (qui induit du coup une absence de condamnation) de cette forme de financement est-elle suffisante pour contrebalancer définitivement les affirmations ou déclarations écrites (qui n’ont d’ailleurs jamais fait l’objet de démentis ou de plaintes) de nombre de journalistes d’investigation, voire d’anciens grands responsables publics français19 ou gabonais ? Certes, oser s’aventurer sur cette voie sans preuves matérielles ou faits précis reviendrait, en quelque sorte, à évoquer l’insaisissable serpent des mers, mais nous savons aussi qu’en la matière, l’essentiel des éventuelles transactions se faisant en liquide (nous avons sommairement évoqué dans le chapitre précédent l’importance d’une structure bancaire aussi particulière que la FIBA dans ce type de démarche), il sera difficile de démontrer formellement un financement occulte des partis et hommes politiques français à partir du Gabon. Aussi nous contenterons-nous d’évoquer de nouveau les affirmations (hélas non étayées de preuves ou de précisions) d’un Pierre Marion20 ou 19. Certes, l’avant-dernier ouvrage de François-Xavier Verschave, Noir silence, a fait l’objet d’une plainte collective, dont l’issue s’est révélée négative pour les chefs d’État africains plaignants. Mais ni les affirmations de Bob Denard, ni plus sérieusement les attaques de Pierre Marion qui écrit très clairement que le président Omar Bongo achetait l’essentiel de la classe politique française, n’ont fait l’objet, en France ou au Gabon, du moindre début de démenti. Sur le plan local, c’est Albert Yangari, ancien directeur de cabinet du président Bongo, qui affirmait (sans être démenti à son tour), dans une émission télévisée française (Le vrai journal de Karl Zéro sur Canal +, en janvier 1999), que des hommes politiques français de tous les bords politiques venaient régulièrement à Libreville à la veille des élections en France. 20. Voici ce que dit précisément Pierre Marion, à propos des liens nouveaux qu’il croit observer entre Omar Bongo et les membres de la classe politique française : « [...] Moi j’étais arrivé à la conclusion que [...] on était en situation

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d’un Albert Yangari21 complétées par nos propres recoupements. Nous voudrons d’abord préciser qu’à l’exception notable du Parti communiste22 des organisations d’extrême gauche et des écologistes, ce financement occulte semble avoir concerné aussi bien le R.P.R. (qui paraît en avoir été le principal bénéficiaire), l’U.D.F. (dans une moindre mesure), le P.S. (principalement pendant la période Mitterrand) et surtout, fait plus curieux le Front National. Nous avons personnellement pu vérifier, grâce à nos enquêtes, que Jean Marie Le Pen comme d’autres dirigeants, de droite, a effectué (dans une certaine discrétion cependant), plus d’une fois le voyage du Gabon, où il a été reçu au Palais « rénovation », bien souvent en période préélectorale. Le président Bongo ne démentira d’ailleurs jamais ces rencontres23. L’évocation d’un éventuel financement des partis politiques français depuis le Gabon ne vaut pas seulement par ses (improbables) conséquences judiciaires en France, elle met surtout en lumière le nouveau poids du président gabonais et le fait qu’il ait pu, par ce biais, se constituer une clientèle, instrumentalisable au besoin. de colonisation inversée, c’était la France qui était colonisée par le Gabon et pas l’inverse [...]. Bongo achetait à tout va, participait à tout va aux campagnes électorales, au soutien de certains candidats [...], il se créait en France des obligés de façon extrêmement nette [...] ». In Une Afrique sous influence, ArteLa cinq, op. cit. Sur ce même sujet, Pierre Marion écrira notamment : « Voilà comment on fonctionne en Afrique : les subsides de Bongo servent à tout le monde lors des élections françaises et créent une sorte de colonialisme à l’envers [...] ». Voir P. Marion, Mémoires de l’ombre, op. cit., p. 188. 21. Interrogé sur le sujet par les journalistes du Vrai journal, l’ancien directeur de cabinet du président Omar Bongo faisait une réponse pleine de sous-entendus : « Connaissez-vous le nombre d’hommes politiques français qui viennent ici à Libreville ? [...]. Vous les connaissez ils sont de tous les bords politiques et ils ne viennent surtout qu’à la veille des élections en France [...]. Vous les connaissez tous ». 22. Le président Bongo semble en effet ne pas particulièrement avoir d’affinités avec le Parti communiste français. Voici ce qu’il dit de Georges Marchais : « Je ne le connais pas personnellement, je n’ai aucune relation avec lui, je n’aime pas les extrêmes ». O. Bongo, entretiens avec C. Castéran, Confidences d’un Africain, op. cit., p. 99. 23. Le président Bongo confirme avoir reçu Jean-Marie Le Pen à Libreville, bien qu’il précise ne pas toujours être en accord avec ses idées. Voir O. Bongo, entretiens avec C. Castéran, Confidences d’un Africain, op. cit., p. 99.

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Si le financement politique est difficilement démontrable, le financement associatif est, lui, officiel et assumé comme tel. Omar Bongo veille ainsi scrupuleusement au financement de l’association d’amitié France-Gabon24, dont le but avoué est de faire en quelque sorte du lobbying pour le Gabon, mais qui s’est mis très rapidement au service du seul président de la République gabonaise25. Ce n’est pas totalement un hasard si sa direction change au rythme des alternances politiques à la tête de l’État français. L’Association a donc alternativement été dirigée, selon les époques, aussi bien par des personnalités de gauche que de droite. Ce type de structure a lui-même indirectement permis l’éclosion (ponctuelle cependant) d’un groupement comme le M.A.B. (Mouvement des Amis de Bongo)26, dont l’originalité consistait à réunir des ressortissants français et gabonais engagés dans la campagne présidentielle pour la réélection du candidat Bongo en 1998. L’acquisition du pouvoir d’exiger « Si d’ici trois à cinq jours, Elf ne revient pas, nous prendrons nos dispositions. Il n’y a pas que les Français qui savent exploiter le pétrole…Que les gens d’Elf nous répondent [...] »27.

24. À propos de cette association, grande a été notre surprise de voir sa présidente à l’époque de nos enquêtes, Mme Catherine Tasca, refuser de donner suite à nos diverses demandes d’entretiens, alors même que l’association était très active dans l’organisation des dîners pendant des séjours du président Bongo en France. 25. Historiquement, sa création serait liée aux divisions qui se sont fait jour dans les différentes familles de pensée participant des rapports francoafricains. Plus clairement, son avènement tient à une volonté double : celle des amis du président Giscard d’Estaing et de la gauche émergente de l’époque. L’objectif était de faire contrepoids à l’influence jusque-là incontestée du réseau Foccart. C’est pour cette raison que l’une des actions à mettre à l’actif de l’association a été de dénoncer, par une série de tracts, l’action des membres du réseau Foccart au Gabon. 26. Les activités de cette association, créée par Georges Rawiri peu avant l’élection présidentielle de 1998, sont en veilleuse aujourd’hui. 27. Journal de TF1, le 28 mai 1990.

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Cette formule devenue célèbre, utilisée par le président Bongo au plus fort des événements de Port Gentil n’est pas seulement une nouvelle manifestation de la diplomatie du chantage. Si elle a pu être interprétée par certains journalistes comme le baroud d’un pouvoir aux abois à ce moment-là, elle semble surtout être la manifestation publique d’un poids nouveau détenu par l’acteur gabonais et qui lui confère le droit d’exiger, aussi bien face aux dirigeants du groupe Elf (qui lui sont redevables à plus d’un titre comme nous l’avons vu), qu’aux autorités françaises qui auraient partie liée selon le président gabonais avec les pétroliers. La promptitude, non seulement des autorités d’Elf à reprendre la production du pétrole (non sans avoir puni le directeur général Marc Cossé, accusé d’avoir pris seul l’initiative de l’arrêt de la production), ainsi que celle du pouvoir politique français à envoyer des militaires « garantir la sécurité » des ressortissants français au Gabon méritent amplement réflexion. En effet, cette menace ne constitue en rien un cas isolé dans les demandes parfois extravagantes de l’acteur gabonais à ses interlocuteurs28, elle est au contraire la preuve concrète d’une inversion des hiérarchies consécutive à l’évolution des différents statuts et semble constituer une tendance lourde durant au moins la décennie 1980-1990. Cette période est aussi jalonnée de petits accros, dont certains semblent avoir été sinon provoqués29, au moins amplifiés par l’acteur gabonais et qui se terminaient le plus souvent par l’envoi, à Libreville, d’émissaires plus ou moins publics, dont la mission consistait à donner des garanties au président Bongo. De nos jours, il s’agit de situations de moins en moins observables.

28. Si l’exigence formulée comme préalable de voir la France dépêcher à Libreville son Premier ministre pour préparer le voyage d’État peut apparaître comme raisonnable, que dire en revanche de la demande non satisfaite, heureusement, adressée à la France de doter le Gabon d’une centrale nucléaire ? 29. L’un des faits les plus notables de cette période fut la publication du livre de Pierre Péan, Affaires africaines. La France dut dépêcher son Premier ministre pour préparer le voyage d’État censé consacrer la « normalisation » des rapports franco-gabonais, confomément à l’exigence gabonaise.

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FRANCE-GABON

Du co-patronage au patronage de toutes les structures L’évolution du statut de l’acteur Bongo dans ses rapports avec les acteurs français peut être analysée sur trois périodes : – avant 1974, – de 1974 à 1981, – depuis 1982 environ. Avant 1974 Durant cette période, le président gabonais ne peut être considéré que comme un relais parmi d’autres du dispositif Foccart, chargé de maintenir un semblant de cohérence dans ce qui s’apparente encore à une « communauté franco-africaine ». À ce titre, il est appelé à exécuter les ordres de son patron, aussi bien dans le cadre de sa politique intérieure que dans ses relations avec l’extérieur et les organisations internationales. Le soutien à la tentative de sécession du Biafra comme le non-respect de l’embargo contre l’Afrique du sud raciste illustrent bien cette position de complète subordination30. Si l’acteur Bongo dispose déjà, à cette époque-là, d’un embryon de structure locale, celle-ci ne peut être considérée que comme une mini-structure comme celles que dirigent d’autres acteurs-relais et qui font office de sous-traitants au dispositif Foccart lui-même. Il faut ajouter en outre que le rayon d’action de l’acteur gabonais ne s’étend alors que dans son propre territoire national, Jacques Foccart étant son unique interlocuteur autorisé dans le cadre de ses contacts avec la France. De 1974 à 1981 Comme nous l’avons vu précédemment, le départ de Jacques Foccart de ce qui allait plus tard être transformé en cellule africaine 30. Si nous ne savons pas encore à ce jour le fondement idéologique ni les motivations à la base de la violation par le Gabon de l’embargo décidé par les pays africains contre l’Afrique du sud (nous savons qu’à la même époque des autorités françaises entretenaient une certaine coopération avec cet État), nous avons eu confirmation depuis la parution des derniers entretiens en date du président gabonais des regrets exprimés par ce dernier de s’être associé à la France dans la guerre du Biafra. Il précisait cependant, à mots couverts, que cette posture lui aurait été imposée par la France. Voir O. Bongo, Blanc comme nègre, op. cit., pp. 86-89.

L’INVERSION DE LA HIÉRARCHIE TRADITIONNELLE 229

de l’Elysée et son remplacement par René Journiac ont incontestablement changé la nature profonde des rapports que l’acteur gabonais entretenait avec son patron initial, et plus largement avec la France. Certes Maurice Robert demeurera encore pendant plusieurs années le monsieur sécurité du Gabon, mais la tentative de résistance du système Foccart (qui n’hésitera pas pour ce faire à emprunter au registre du noyautage, voire de la clandestinité) face aux nouveaux responsables officiels de la coopération avec le Gabon, aura pour conséquence inattendue le morcellement de l’autorité française et l’éclatement d’une stratégie qui s’était toujours voulue, jusque-là, unitaire. Aucune alternance n’étant en retour intervenue dans le même temps au Gabon, l’ancien acteur-relais Bongo allait commencer petit à petit à s’émanciper, en se créant lui-même une structure d’autant plus importante que celle-ci ne verra plus son rayon d’action limité au seul territoire national. Au contraire, le président Bongo recrutera largement en France, y compris dans les services publics. Il faut avouer que ce qui cessera dès lors d’être le « système Foccart », pour devenir plus modestement un réseau (parmi d’autres), va s’employer à saper l’autorité du pouvoir légal français auprès du président Bongo. Malin, ce dernier ne fermera jamais la porte ; il cultivera une proximité quasi affective avec le nouveau chef de l’État français Valéry Giscard d’Estaing, tout en maintenant d’étroits liens avec les membres du réseau Foccart dans une relation qui n’est cependant plus uniquement une relation de subordination. Jusqu’en 1981 au moins, c’est avec cette France éclatée, que l’acteur Bongo sera amené à collaborer, en consolidant lui-même sa position à la tête de sa structure. Depuis environ 1982-1983 Une fois échouée la tentative d’aggiornamento de JeanPierre Cot (dont le président Bongo était l’une des cibles désignées), la structure parallèle de gauche qui va se créer ajoutera davantage à la dislocation du système français. Cette structure vient en effet entrer en concurrence non seulement avec les structures préexistantes, mais aussi avec les grands groupes industriels ou commerciaux qui s’étaient déjà plus ou moins affranchis de la tutelle et de l’intermédiation des politiques.

230

FRANCE-GABON

Cette dislocation prendra d’autant mieux de l’ampleur que le rôle de l’acteur gabonais s’en trouve grandi. Cet acteur ne se contentera plus seulement d’être en relation avec chacune des structures françaises se disputant le droit d’influencer la coopération, il aura aussi, au sein même de chaque structure, un homme de confiance revendiquant une double allégeance. Il pourra à l’occasion s’en servir comme intercesseur. Maurice Robert auprès de Foccart, André Tarallo chez Elf ou encore Roland Dumas à gauche seront ces éléments. Il est intéressant d’observer que, dans le même temps, aucun des chefs de réseaux français ne pourra revendiquer légitimement un pareil noyautage au sein des réseaux concurrents. Autrement dit, il apparaît difficile d’imaginer le président Mitterrand disposer d’une tête de pont au sein du réseau Foccart ou de voir un membre du réseau Pasqua logé ainsi au cœur de la structure de gauche. Cette situation nouvelle, qui se combine avec l’invasion inévitable de cette scène par nombre d’acteurs individuels aux stratégies disparates, favorise une rapide mutation dont profite presque exclusivement l’acteur Bongo. En effet, à partir de ce moment, ce dernier ne sera plus simplement le chef d’un des réseaux qui influent sur l’élaboration de la coopération entre la France et le Gabon. Il devient, à bien des égards, le véritable patron d’un système dont font partie toutes les structures précitées. Par la maîtrise totale de l’information, la détention complète des ressources et la totale ouverture vers tous les acteurs (officieux ou officiels) français de la coopération, l’acteur gabonais se trouve incontestablement en position de force. Cet apogée, que nous pouvons historiquement situer entre les années 1985 et 1989, ne manquera pas de rejaillir sur le statut global du Gabon, qui peut ainsi, malgré son insignifiance démographique, voire stratégique, traiter d’égal à égal avec la France. L’exemple de l’aide publique de la France accordée au Gabon, sur lequel nous revenons dans les lignes qui vont suivre, symbolise bien cette inversion momentanée de la hiérarchie traditionnelle.

L’INVERSION DE LA HIÉRARCHIE TRADITIONNELLE 231

Schéma. Tentative d’application de la théorie de Burt aux rapports franco-gabonais

STRUCTURE FOCCART

MAURICE ROBERT

GROUPE ELF

SYSTÈME BONGO

ANDRE TARALLO

STRUCTURE PASQUA

CORSES ET LIBANAIS

GAUCHE AU POUVOIR

DUMAS ET GROSSOUVRE

Explication du schéma – Le trait continu terminé d’une flèche indique un flux d’informations. Ces informations sont de première main, car seules susceptibles de valoriser leurs émetteurs aux yeux du destinataire. On remarquera que seul l’acteur Bongo est destinataire de ce type d’informations.

232

FRANCE-GABON

– Le trait discontinu indique a contrario un flux d’informations considérées comme secondaires. Il s’agit d’une part des informations données par l’acteur Bongo à ses interlocuteurs, et d’autre part de celles échangées entre certaines structures françaises non spécifiquement concurrentes (Elf et le réseau Foccart, Elf et la structure Pasqua, etc.). – Les autres moitiés des grands cadres indiquent les noms de personnes ou groupes de personnes pouvant être considérés comme soumis à une double allégeance. Celle, officielle, à leurs structures d’origine et celle, officieuse, à l’acteur Bongo qui peut ainsi, dans une certaine mesure, noyauter lesdites structures. On remarquera en retour qu’aucune autre structure ne dispose de ce type de tête de pont au sein des structures concurrentes. – Ce schéma ne fait référence ni aux électrons-libres, ni aux mutations des différentes structures. Sur le premier point, les électrons-libres entretiennent le même type de relations avec l’acteur Bongo, ajoutant ainsi aux flux d’informations dont bénéficie ce dernier. Quant au second point, il faut préciser que la configuration, par exemple, du réseau Foccart est celle qui prévalait à l’origine. Nous savons que, par la suite, celle-ci connaîtra des mutations tributaires des changements politiques et du renouvellement des acteurs. De la domination personnelle de l’acteur Bongo à la revalorisation du Gabon, retour sur l’APD française au Gabon (1990-1994)31 Il importe, avant d’initier cette analyse, de préciser un certain nombre de choses utiles à la compréhension de notre démonstration. Pour commencer, il faut définir ce concept d’aide publique au développement et préciser l’aspect particulier de cette aide qui nous intéresse. Par l’aide publique au développement, nous entendons, dans le droit fil de la définition acceptée comme officielle par le CAD (Comité d’Aide au Développement), 31. Ce texte reprend pour l’essentiel, en les actualisant et en les affinant, des informations données par nous-même dans un travail réalisé en 1996. Voir J. F. Obiang, Aide française et processus de démocratisation en Afrique, op. cit.

L’INVERSION DE LA HIÉRARCHIE TRADITIONNELLE 233

une aide provenant de sources publiques et qui est administrée dans le but principal de promouvoir le développement économique et le bien-être des pays ou territoires bénéficiaires. Il nous faut ensuite préciser que ce n’est pas l’ensemble de l’aide publique au développement qui nous intéresse. Nous écarterons de notre analyse la part (encore insuffisante, mais en nette progression) de son volume destinée aux organismes multilatéraux, ainsi que les concours accordés aux territoires d’outremer. C’est donc essentiellement l’aide bilatérale qui mobilisera notre intérêt. Nous devons enfin rappeler la difficulté extrême qu’il y a à s’intéresser à l’APD française. En effet, outre le véritable cassetête que constitue toute tentative de suivi du cheminement des flux de l’aide depuis leur vote jusqu’à leur distribution, il demeure le problème de l’inefficacité du contrôle32 parlementaire qui ne concerne, pour ainsi dire, que la portion congrue de cette aide. Une autre difficulté est d’évaluer avec précision son montant tant il existe bien souvent de véritables contradictions entre les différents chiffres fournis par divers documents officiels. Cette difficulté nous obligera d’ailleurs à nous en tenir à un niveau de généralité qui, s’il fait malheureusement l’économie d’une analyse plus fine, nous permettra cependant de retrouver au niveau des montants globaux l’essentiel des caractéristiques chiffrées qui consolident notre analyse. Précisons, à toutes fins utiles, que notre travail s’appuie sur la comparaison de chiffres de l’aide accordée d’une part au Gabon, et d’autre part au Bénin, sur la période 1990-1994 principalement. – L’atypisme du Gabon : un pays à revenu intermédiaire, plus aidé que les Pays les Moins Avancés Dans les classifications officielles, se basant sur des agrégats et des ratios qui combinent PNB (Produit National Brut) et nombre d’habitants, le Gabon est classé comme un pays à revenu 32. Ce contrôle ne s’applique en réalité de façon satisfaisante qu’à la seule partie de cette aide gérée par le ministère de la Coopération, soit un peu moins de 15 %. Quant aux parties administrées par le ministère des Finances, de loin le plus gros budget, elles échappent au contrôle parlementaire.

234

FRANCE-GABON

intermédiaire. Avec son PNB per capita tournant autour de quatre mille dollars33, le Gabon se place donc très largement devant des pays comme le Bénin, dont le même agrégat est de 360 dollars environ. Ces données, qui font donc du Gabon un pays à revenu intermédiaire, rendent parfois difficiles les négociations qu’il est amené à mener avec les institutions financières internationales et poussent périodiquement les autorités politiques du pays à demander (jusque là en vain) le déclassement du pays. Paradoxalement, dans ses rapports avec la France (et notamment avec les outils de distribution de l’aide bilatérale), cette donne semble ne plus constituer un handicap au regard des concours financiers qui lui sont accordés. En effet, si l’on s’en tient à la doctrine officielle de la France en matière d’aide, il semble, comme pour les institutions financières multilatérales, que c’est le critère de la pauvreté qui prime. Adressé au CAD, le memorandum de la France notait clairement « notre coopération en matière de lutte contre la pauvreté est fondée sur une approche privilégiant l’aide aux pays les plus pauvres, plus précisément aux pays africains les moins avancés [...] »34. Dans les faits, les chiffres contredisent très largement cette doctrine. Sur les seules années 1995 et 1996, nous pouvons en effet noter que, non seulement l’aide accordée au Gabon est plus importante que celle du Bénin, mais qu’en plus (la tendance globale de l’APD française étant à la baisse notamment dans ses destinations africaines) elle baisse encore plus fortement en volume pour le Bénin sur les deux années citées en référence. Concrètement, cette aide est passée pour le Gabon de 535 millions en 1995 à 526 millions l’année suivante. Dans le même temps, elle est passée de 271 millions en 1995 à 226 millions en 1996 pour le Bénin. Cette curiosité déjà observable sur

33. Ce chiffre, résultat d’une moyenne calculée par nos soins, nous semble plus conforme sur la durée. En effet, cet agrégat a tendance à fluctuer, passant parfois à plus de 40 %, en raison notamment des fluctuations des recettes pétrolières, elles-mêmes influencées par le niveau des cours mondiaux. À titre d’exemple, voici répertoriés sur cinq ans les niveaux de ce PNB per capita du Gabon : 1992 = 4940, 1993 = 4840, 1994 = 3460, 1995 = 3490, 1996 = 3620. 34. La politique et le développement, mémorandum de la France au CAD, 1992.

L’INVERSION DE LA HIÉRARCHIE TRADITIONNELLE 235

le volume de l’aide l’est davantage sur les pourcentages de l’aide attribuée par habitant. Il faut en effet se souvenir que, si la population du Gabon ne dépasse que péniblement le million d’habitants, celle du Bénin est de 5,8 millions.

Tableau 1. Aide publique totale de la France, en millions de FF

ANNÉES

1993

1994

BÉNIN

258 029

313 114

GABON

493 936

834 317

PAYS

Source : ministère français de l’Économie et des finances, direction du trésor.

Tableau 2. APD totale reçue par le Bénin et le Gabon, en millions de dollars

1990

1991

1992

1993

BÉNIN

139

256

269

258

GABON

132

143

69

102

PAYS

Source : PNUD, rapport mondial sur le développement humain.

236

FRANCE-GABON Tableau 3. Évolution de l’APD française au Bénin, par comparaison ANNÉES 1989

1990

1991

1992

1993

FRANCE

7.7

6.3

10

1.3

2.5

ALLEMAGNE

0.4

0.7

-

3.3

2.1

SUISSE

-

2.8

-

1.3

0.8

ÉTATS-UNIS

-

-

-

2.9

1.4

PAYS

Source : FMI

Tableau 4. Évolution de l’assistance au développement de la France au Gabon

APD DE LA FRANCE (DONS ET PRÊTS, ASSISTANCE)

1985

1986

1987

1988

1989

1990

46.5

51.3

67

93.4

105.1

137.8

Source : OCDE, distribution géographique des flux financiers vers les PVD.

L’INVERSION DE LA HIÉRARCHIE TRADITIONNELLE 237 Tableau 5. Évolution des flux de l’aide française au Bénin et au Gabon en pourcentage de l’APD des pays membres du CAD PÉRIODE

%

PÉRIODE

%

1970-1971

0.7

1970-1971

1.6

1980-1981

-

1980-1981

0.9

1989-1990

0.9

1989-1990

1.4

1990-1991

1.0

1990-1991

1.7

1991-1992

-

1991-1992

1.2

1992-1993

-

1992-1993

-

BÉNIN

GABON

Source : OCDE, Rapports annuels (1989, 1990, 1991, 1992, 1993, 1994).

– L’aide de la France au Gabon et au Bénin : analyse critique des données Comme nous le faisions déjà remarquer dans les pages précédentes, la première observation qui s’impose au regard de ces différents tableaux est l’infériorité très nette de l’aide française attribuée au Bénin par comparaison à celle dont bénéficie le Gabon. S’il s’agit visiblement là d’une conséquence des orientations idéologiques prises par le régime béninois35, et de l’étroitesse ou non des relations existant entre la France et chacun de ces deux pays, on peut tout de même rappeler que l’on parle ici de l’aide et qu’en l’occurrence, le Bénin a besoin, plus que le Gabon, d’être aidé. La deuxième observation, plus en phase avec notre démonstration, concerne l’évolution des flux d’aide dans sa correspondance avec l’évolution des processus de démocratisation dans les deux pays durant les premières années de transition démocratique. 35. Faut-il rappeler que le Bénin décida formellement en 1975, contre l’avis de la France, de choisir comme orientation idéologique, le marxismeléninisme ?

238

FRANCE-GABON

Le tableau 5, qui présente les pourcentages de l’aide depuis 1970, fait clairement apparaître; déjà à cette date, une part plus importante de l’aide française destinée au Gabon (1,6 % de l’APD totale) face à celle qui est attribuée au Bénin. Cette différence atteint son plus haut niveau dans les années 1980 et 1981. Ce paroxysme peut s’expliquer par l’extrême tiédeur des relations franco-béninoises à cette époque. En fait, il faudra attendre 1983 et le voyage à Cotonou du président Mitterrand pour voir lesdits rapports reprendre de façon plus chaleureuse. Les chiffres font apparaître un changement sinon brutal, au moins inattendu à partir de 1989. Alors que les flux de l’aide destinée au Gabon se maintiennent au niveau qui a toujours été le leur, l’aide au Bénin connaît une brusque remontée : il s’agit incontestablement là de la conséquence d’une application directe de la doctrine dite de la « prime à la démocratie », qui semble ainsi récompenser les efforts des Béninois à aller vers le pluralisme. Il peut aussi s’agir d’un appui à l’assainissement des finances publiques tel que décidé par les participants à la conférence nationale dite « des forces vives ». Cette embellie atteint son meilleur niveau entre les années 1990 et 1991, lorsque le pourcentage de l’aide française destinée au Bénin atteindra 1 %, se rapprochant ainsi de celui du Gabon. Si l’on a assisté là à un pic, cette embellie constitue aussi, paradoxalement, la fin de la prime à la démocratie. En effet, alors que le Bénin fait plus que jamais figure d’exemple à suivre en terme de « transition réussie »36, la part de l’aide française qui lui était destinée chute littéralement entre 1991 et 1992. Dans le même temps, cette aide au Gabon est maintenue dans les mêmes proportions, alors que les élections législatives multipartites ont donné le spectacle d’une fraude gigantesque, à l’issue de laquelle le parti au pouvoir, un temps dissous puis réhabilité, allait tout de même parvenir à sauver de peu une

36. On peut bien entendu discuter de la pertinence non seuleument d’une typologie des transitions, mais aussi de l’idée même d’une « transitologie ». Il est cependant indéniable qu’à cette époque, le Bénin, pour avoir inventé la première conférence nationale souveraine et avoir consacré la première véritable alternance démocratique au pouvoir en Afrique, passait pour être un modèle sur le continent.

L’INVERSION DE LA HIÉRARCHIE TRADITIONNELLE 239

majorité à l’assemblée. À ce niveau de l’analyse, on peut naturellement s’interroger sur cette application à géométrie variable de la doctrine dite de la prime à la démocratie, mais là n’est pas, pour l’instant, l’enseignement majeur de ces premières données ; il faut en effet approfondir la réflexion pour mieux démonter les mécanismes de fonctionnement de cette tentative d’instrumentalisation de l’aide. Le troisième tableau, qui compare l’aide bilatérale française avec les autres pays membres du comité d’aide au développement depuis le début des processus de démocratisation en Afrique et jusqu’en 1993, permet d’observer que, si l’aide attribuée au Bénin est octroyée de façon continue, son volume tend cependant à baisser de façon régulière. Exception faite des années de référence (1989, 1990, 1991), on ne peut guère parler d’évolution. Les chiffres font même apparaître une forte tendance à la baisse alors que le Bénin affiche une trajectoire politique relativement fluide. Cette exemplarité permet d’ailleurs d’observer que le Bénin enregistre alors l’émergence, parmi les anciens donateurs, de gros contributeurs. L’Allemagne, la Suisse mais aussi les États-Unis augmentent ainsi largement le volume de leurs contributions, faisant ainsi du Bénin un des pays les plus aidés à ce moment-là. La perplexité dans laquelle ces paradoxes de l’aide française au Bénin laisserait tout observateur attentif est d’autant plus grande quand on jette un coup d’œil sur l’évolution de l’aide attribuée au Gabon durant cette même période. Le tableau 4 fait ainsi apparaître qu’entre 1985 et 1990, l’aide destinée au Gabon a augmenté de façon régulière et conséquente en volume, laquelle augmentation semble être en nette contradiction avec l’évolution politique du pays : on peut donc affirmer, à première vue, que l’exemplarité d’un processus de démocratisation ne serait pas le facteur déterminant d’un plus grand appui français. Cette inadéquation perçue progressivement entre l’évolution politique et l’octroi de l’aide apparaît clairement à la lecture des tableaux 1 et 2. Ici, en effet, il s’agit de données brutes, assez récentes, prises à des périodes politiques que l’on peut considérer comme charnières de ces deux pays. Si l’APD française au Gabon double littéralement de 1993 à 1994, en revanche, elle évolue bien modestement dans la même période pour le Bénin. Ces années sont considérées comme charnières car ayant été

240

FRANCE-GABON

pour les deux États (il faut préciser que c’est surtout le Gabon qui est concerné ici, le Bénin ayant opéré sa mue deux ans auparavant) l’occasion d’organiser les premières véritables élections présidentielles démocratiques de leurs histoires respectives. Nous avons vu, en ce qui concerne le Gabon, que cette élection avait donné lieu à une fraude si importante qu’il fallut faire appel à la France pour abriter et arbitrer les négociations censées régler équitablement le contentieux électoral qui s’en est suivi. Ce constat, qui ne concerne encore que le seul aspect quantitatif de l’aide, permet cependant de tirer deux conclusions provisoires. La première est que, s’agissant du Bénin, la « prime à la démocratie » n’a été appliquée que pendant trois ans de 1989 à 1991. Par la suite, les objectifs politiques habituels, les intérêts économiques et commerciaux (qui sont ici peu importants) ont repris leurs droits à première vue. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement dans la mesure où, à l’exception de la mise en place de structures comme le département du développement institutionnel37, le système de l’APD française avait peu évolué malgré le changement officiel de doctrine. La seconde conclusion est que, si la « prime à la démocratie » a pu effectivement être appliquée (de façon variable) aux pays vraiment « pauvres », elle a été plus difficile à appliquer sur des pays à fortes potentialités. L’invariabilité de l’aide accordée au Gabon, sa régularité et son volume semblent prouver que, lorsqu’il s’agit de sauvegarder des intérêts, les conditionnalités politiques éventuelles sont reléguées au second rang. Il convient cependant de nuancer ce propos en précisant que ce ne sont certainement pas les seuls intérêts commerciaux qui expliquent ce « traitement de faveur ». Les stratégies propres des acteurs gabonais, comme nous l’avons vu avec le président Bongo, participent aussi dans bien des cas à cette forme de d’influence 37. Mis en place pour pallier l’inadaptation des structures existant dans un environnement en pleine mutation (du fait notamment du surgissement des processus de démocratisation en Afrique), ce département avait vocation à développer ses actions selon quatre axes : l’appui au développement institutionnel, la protection des personnes et des biens, la formation du citoyen et la décentralisation. Au regard de la situation actuelle, on peut dire que son bilan est globalement mitigé.

L’INVERSION DE LA HIÉRARCHIE TRADITIONNELLE 241

gabonaise. Nous ne saurions terminer cette démonstration sans nous pencher sommairement, non plus sur la quantité, mais sur le contenu de cette aide. À cet effet, nous pouvons aussi observer que, si l’aide a pu permettre une meilleure surveillance des processus électoraux au Bénin par exemple, au Gabon, en revanche, le « poids stratégique » du pays a, semble-t-il, dissuadé la coopération française d’y envoyer des instructeurs et observateurs neutres. Nous pouvons aussi noter, si nous nous en tenons aux seuls décaissements du FAC (Fonds d’Aide à la Coopération), dans le cadre des concours destinés à l’aide à l’État de droit et aux libertés publiques pour les périodes concernées, que l’essentiel des fonds sont destinés (dans le cas du Gabon) à la sécurité civile. Concrètement, 50 % de ces fonds concernent ainsi l’aide à la police. En revanche, rien dans le même temps n’est consacré à la justice, comme si la stabilité et le maintien de l’ordre (thèmes importants abordés lors du sommet franco-africain de Libreville en 1992) étaient les éléments les plus importants dans la construction d’un État de droit. En somme, l’exemple de l’aide publique bilatérale de la France au développement du Gabon est révélateur d’une inversion de la hiérarchie au profit du pays prétendument faible ; le prestige personnel acquis par le président Bongo profitant ainsi au pays tout entier dans le cadre du bénéfice d’une aide française largement instrumentalisée. Cependant, l’aide est bien le seul domaine où ce prestige initialement personnel profite ainsi à l’ensemble du Gabon. En effet, cette inversion portera surtout une marque personnelle, qui remettra finalement peu en cause le poids naturel des deux pays concernés. C’est d’ailleurs cette personnalisation qui rend fragile sur le long terme une « domination » gabonaise telle qu’observée plus en amont. Les limites de l’inversion Que l’acteur unique gabonais ait pu s’autonomiser face à la France, parvenant ainsi à traiter d’égal à égal avec elle, qu’il soit parvenu en certaines circonstances à inverser le schéma classique dominant/dominé, tout ceci nous semble évident. En revanche,

242

FRANCE-GABON

il importe aussi, sous peine de caricature, de mettre en lumière les limites de cette « diplomatie du chantage ». Pour ce faire, nous verrons dans les lignes qui suivent que cette inversion est d’abord le fruit d’une conjoncture (a), qui ne peut s’appuyer durablement sur des ressorts structurels qui nous semblent assez fragiles (b). Le chantage : un phénomène conjoncturel à portée limitée L’analyse des fondements et de l’efficacité de la diplomatie dite du chantage, qui permettrait, comme nous l’avons vu, au Gabon d’inverser en certaines circonstances la tendance dans les rapports avec la France, ne manque pas de mettre en lumière les diverses limites de cette stratégie. Celles-ci sont les suivantes : • les limites d’une menace de sortie du giron français ; • les limites d’une division des acteurs français ; • les limites d’un « pouvoir à vie » du président Bongo. – Les limites d’une menace de sortie du giron français La menace de sortie du giron français et de la diversification des partenariats (notamment avec les États-Unis) constituent les outils privilégiés de la diplomatie du président Bongo chaque fois que les rapports franco-gabonais ont fait l’objet de quelques accrocs. La conséquence quasi immédiate de ces menaces gabonaises a toujours été l’adoption par les autorités françaises d’une attitude plus conciliante, qui, elle, a eu pour retombées en retour la fin des menaces gabonaises. Il s’agit là d’une stratégie qui, si elle n’est pas nouvelle38, a été cependant utilisée à des périodes de tension particulières. Des exemples abondent, qui

38. Curieusement, contrairement à la croyance la plus répandue et rétrospectivement, le président Bongo est loin d’être l’initiateur de cette stratégie parmi les acteurs politiques gabonais. On se souviendra, en effet, que l’une des idées novatrices avancées par les membres du gouvernement provisoire issu du coup d’État de février 1964 était précisément la diversification des partenariats, sur le ton de la vraie-fausse menace. L’argument avancé par le conseil des ministres pour justifier cette nécessité de diversification était de contester « le paternalisme égoïste français ».

L’INVERSION DE LA HIÉRARCHIE TRADITIONNELLE 243

confirmeraient cette analyse. Pour autant, cette relative efficacité ne manque pas de soulever des interrogations quant à sa pertinence ; autrement dit, cette menace peut-elle vraiment être mise à exécution, comme l’acteur gabonais le laisse entendre ? Bénéficie-t-il, comme cette attitude le laisse paraître, d’une telle marge de manœuvre que les Français n’auraient alors comme unique choix que celui de céder à ses exigences ? Dans l’hypothèse d’une réponse négative, comment expliquer cependant que cette stratégie ait donné des résultats aussi probants ? La première idée que nous pouvons avancer est qu’avant toute chose, il s’agit d’un chantage. Comme toujours dans ce cas d’espèce, le maître chanteur, contrairement à la croyance répandue, a autant besoin de sa victime que cette dernière a besoin de son silence ; la relation basée sur le chantage renforce donc (plus qu’elle n’y met fin) l’interdépendance entre les sujets concernés. Elle ne confère aucunement au maître chanteur, une plus grande liberté ou la moindre indépendance. En clair, les menaces gabonaises peuvent être considérées comme de vraies-fausses menaces qui s’apparenteraient davantage à « une tactique de bluff », dont l’unique but serait de tendre à renforcer la relation d’interdépendance. Les réalités géopolitiques (qui sont largement en défaveur des Gabonais ici) rendent quasiment hasardeuse toute tentative de sortie véritable du giron français. En effet, l’alternative bien souvent avancée par le président Bongo pour remplacer le partenariat français est l’Amérique, rarement l’Union soviétique (en son temps). À ses yeux, le Gabon serait « une jeune fille à qui tout le monde ferait la cour »39. En réalité, la marge de manœuvre de l’acteur gabonais n’est pas aussi grande et nous pensons, eu égard à la parcimonie qui caractérise l’utilisation qu’il fait de la diplomatie du chantage, qu’il en a pleinement conscience.

39. Il s’agit d’une formule présidentielle présente dans la majorité des interviews qu’il accorde aux journalistes français. Elle peut être interprétée comme un rappel implicite de la valeur du Gabon et sa disponibilité potentielle à s’ouvrir à d’autres partenariats. Voir O. Bongo, « Coopération sans néocolonialisme, liberté sans anarchie », Afrique, les chefs parlent, op. cit., p. 244.

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Sur l’Union soviétique de l’époque, le président Bongo semble tout à fait conscient du caractère hasardeux d’un éventuel partenariat avec ce pays40. D’ailleurs, l’exemple peu encourageant des pays africains francophones (Bénin, Congo, Guinée, etc.) ayant choisi cette option idéologique, avant de s’en détourner in fine, est suffisamment dissuasif pour être envisagé sérieusement. Reste le cas des États-Unis. Là aussi, les perspectives ne semblent pas aussi intéressantes. Si les Américains ne verraient sans doute pas d’un mauvais œil l’idée de supplanter les Français au Gabon (principalement pour des raisons commerciales tenant à un meilleur accès au pétrole gabonais), le président gabonais semble avoir deux certitudes : les Américains n’entreraient jamais en conflit ouvert avec la France dans une des zones d’influence préférentielles et réservées de cette dernière ; ces mêmes Américains, ne seraient intéressés, en cas de partenariat, qu’à la seule dimension commerciale de cette relation ; ceci changerait très nettement de la relation plurivoque, supérieurement bénéfique, que lui, le président Bongo entretient avec la France. Eu égard à ces considérations, la menace, récurrente, de sortie du giron français apparaît donc essentiellement comme une manifestation de mauvaise humeur, mais aucunement assortie d’une volonté bien pensée de concrétisation véritable. Son usage requiert par ailleurs un sens aigu de la mesure pour être efficace. En conséquence, il nous semble que ce qui fait réagir les Français, c’est moins la crainte d’une diversification des partenariats qu’une révision des conditions de fonctionnement d’une certaine coopération.

40. Il n’y a pas que l’exemple de ces pays africains qui découragerait le président Bongo. Il faut aussi se souvenir que, dans le parcours personnel de l’acteur gabonais et contrairement à Léon Mba, dont nous savons qu’il était communiste de par sa formation syndicale et politique, lui est plutôt agent français, certes ancien membre de la S.F.I.O. Il est très tôt retourné et instrumentalisé par les services secrets français. Ce passé posera d’ailleurs quelques problèmes au début de sa collaboration avec Léon Mba, ainsi que l’intéressé l’a lui-même relaté. Voir O. Bongo, Blanc comme nègre, op. cit., p. 54.

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– Les limites d’une division des acteurs français Pour inverser ainsi momentanément les pôles de l’autorité, les seules menaces de sortie du giron français par le seul président Bongo ne suffisent bien souvent pas. Il faudra à l’acteur gabonais compter sur les divisions qui caractérisent les structures françaises et la conséquence de ces divisions, qui est qu’à chaque fois qu’il menacera, il sera soutenu par une frange de Français, quand ces derniers ne sont pas tout simplement les inspirateurs de ces menaces. Ceci explique que cette forme de menace, telle qu’utilisée par Bongo, ne voit le jour qu’après l’émiettement du système Foccart dans sa configuration d’origine et l’apparition de nouvelles structures qui se concurrencent plus ou moins entre elles. Ceci explique aussi pourquoi cette forme particulière de diplomatie a pu atteindre son apogée dans les années 80. Car c’est dans ces années-là que les Français présenteront les divisions les plus visibles. Les différents réseaux de gauche, la structure Pasqua et les mini-structures issues du « foccartisme » fonctionnent alors dans une totale et claire logique de concurrence. D’ailleurs, dans bien des cas, le Palais présidentiel « rénovation » de Libreville servira de cadre à des tentatives de réconciliation entre Français. Ces divisions des interlocuteurs français, parce qu’elles sont affaiblissantes pour la France, parce qu’elles relèguent au second plan des notions aussi importantes que l’intérêt national, constituent pendant cette période le meilleur allié des menaces gabonaises. Pour autant, ces divisions, malgré leur ampleur et le caractère vraiment profond de certaines d’entre elles, ne sont pas aussi irréversibles qu’il y paraît. En effet, s’il y a un élément le mieux partagé par les Français en rapport avec le Gabon, c’est d’avoir encore une idée de la conscience nationale. Dans ces conditions, comment comprendre l’âpreté de ces divisions ? Il faut se souvenir, pour élaborer une hypothèse valable, que les Français (acteurs publics et privés) ne sont en réalité pas dupes du caractère limité de cette menace. Cette certitude de la non-dangerosité de ces menaces est même à la base de ces divisions. En effet, désormais conscients que les intérêts nationaux essentiels de leur pays (intérêts stratégiques, économiques, commerciaux ou politiques) ne sont aucunement menacés, les

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Français se laissent volontiers aller à la satisfaction de leurs intérêts particuliers, ce qui génère et entretient les divisions évoquées et dont profite si bien le président Bongo. Cette situation constitue cependant aussi l’aspect le plus fragile de la posture du président Bongo. En effet, ce dernier est toujours soumis (s’il veut maintenir les divisions françaises) à l’obligation de veiller à la non remise en cause des intérêts vitaux que la France aurait au Gabon. Toute velléité de mise en commun de l’action des acteurs français signifierait irrémédiablement une relativisation très nette de son influence sur ces différents acteurs. – Les limites du « pouvoir à vie » du président Bongo Plutôt que de parler du Gabon en général, nous parlerons du pouvoir du président Bongo, car il nous semble que le prestige qui expliquerait le succès de la diplomatie gabonaise est d’abord un prestige personnel, tenant pour l’essentiel aux ressources et à l’activité personnelles de l’acteur exclusif gabonais. Ce poids personnel, qui lui est conféré, comme nous l’avons vu en amont, par une longévité, une solidité et une potentialité à la durabilité, constitue donc prioritairement l’élément structurel déterminant de l’inversion temporaire de la hiérarchie. Il n’est pas besoin, à ce niveau de l’analyse, de revenir sur un centralisme qui permet au président de capter directement ou indirectement l’essentiel de la rente (celle bien sûr issue de la vente des matières premières, mais aussi celle qui est générée par l’activité économique et commerciale) provenant des différentes sources de revenus. En revanche, nous pouvons nous appesantir sur l’usage politique qu’il est amené à en faire et qui confère à son pouvoir une impression de durabilité à vie. Si l’on devait jeter un œil rétrospectif sur l’évolution du processus démocratique au Gabon de ces dernières années, force est de reconnaître que celui-ci a marqué un net recul, ce qui peut parfois donner l’impression que la situation actuelle ne serait pas très éloignée en pratique de celle qui prévalait pendant le règne du parti unique. Sans donner l’impression d’être un pays où règnerait un autoritarisme réel, le Gabon démocratique, s’il épouse tous les attributs de l’armature institutionnelle d’une démocratie, ten-

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dant même à se confondre avec une « inflation institutionnelle » (autorisation et existence d’un multipartisme, élection d’une Assemblée nationale pluraliste, création d’un Sénat, organisation apparente d’une véritable séparation des pouvoirs, etc.)41, ne présente pas, en réalité, les signes d’un pays en voie de démocratisation. La réalité est qu’il y a eu ici aussi, une véritable réappropriation (au nom du consensus) par les élites au pouvoir d’un processus qui s’apparente désormais à un triste mimétisme à usage externe. Cette réappropriation est rendue possible par la « démission » de ceux des Gabonais qui s’étaient montrés les plus vindicatifs (élites et masses) et l’isolement forcé des autres. Concrètement, le Gabon d’aujourd’hui ne dispose ni d’une presse totalement libre42, ni d’un Parlement vraiment pluraliste. Il ne peut se targuer de pouvoir véritablement organiser des élections transparentes, encore moins de pratiquer une réelle séparation des pouvoirs. Dans un petit ouvrage, certes parcellaire, mais s’appuyant sur des enquêtes de terrain sérieuses, Tim Auracher décrit bien les paradoxes de la démocratisation d’un pays qui n’est ni vraiment dictatorial, ni vraiment libre43. 41. Ce besoin de se parer de tous les signes extérieurs d’une démocratie a ainsi conduit les autorités politiques du pays à fabriquer une aberration institutionnelle, mais non politique, la création dans un régime semi-présidentiel d’un poste de vice-président de la République nommable ou révocable sans justification. Ainsi ce vice-président est appelé à cohabiter, ce qui pose toujours des problèmes protocolaires, avec un premier ministre qui, lui, est responsable devant la représentation nationale. 42. A la différence des autres pays africains, y compris ceux dont les dirigeants sont réputés pour être les moins souples, on note ici une absence de titres d’une presse privée. Alors que cette presse avait connu une inflation aux premières années de l’ouverture démocratique, petit à petit, les différents journaux allaient disparaître. Si les titres fantaisistes, ponctuels, ou les simples caisses de résonnance d’hommes politiques se sont effondrés d’eux-mêmes, les titres plus sérieux et forcément plus critiques ont subi les interdictions à répétition des autorités. Celles-ci sont même allé jusqu’à prononcer des peines de prison à l’encontre de certains journalistes. En fin de compte, le seul organe d’information viable est L’union Plus, premier quotidien national, dont la partialité et le caractère partisan ne sont pas à démontrer. 43. Voir T. Auracher, Le Gabon, une démocratie bloquée ? Reculs et avancées d’une décennie de lutte, Paris, L’Harmattan, 2001, 135 p.

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Pour revenir à ce qui rend possible cette réappropriation, c’est-à-dire l’alignement des Gabonais à l’idéologie du consensus mou, celle-ci se traduit par une mise en dépendance des populations par l’octroi de traitements importants destinés à faire face à un coût de la vie parmi les plus élevés d’Afrique et du monde. Là résident le piège et ses effets inattendus. Car, s’ils sont ainsi amenés, pour ne pas « faire de vagues », à militer pour le maintien d’un statu quo au sommet de l’État, seul susceptible (pensent-ils) de garantir le versement de leurs salaires (lesquels sont scrupuleusement versés à la fin de chaque mois, ce qui est rare sur le continent), les Gabonais peuvent aussi se révéler incontrôlables, voire violents (plus que d’autres, car peu habitués aux privations), si d’aventure cette manne venait à disparaître. Il y a donc pour le président Bongo une obligation de veiller à ce que le service de cette colossale masse salariale soit toujours assuré. Cette situation de dépendance presque réciproque explique, par exemple, que le président se soit fait réélire en 1998, sur la base d’un programme qui n’avait pour seul point que la sauvegarde de la paix. Les limites inhérentes à ce pouvoir à vie se situent donc ici sur deux niveaux : – une baisse de la rente qui aurait pour conséquence immédiate la fin de la paix sociale précaire ; – un départ du pouvoir du président actuel et son remplacement par un autre acteur qui ne serait pas dépositaire, face à la France, du même prestige. Des ressorts structurels fragiles Phénomène conjoncturel autant que ponctuel, le triomphe de la diplomatie du chantage ne reposerait donc, selon nous, que sur des ressorts dont la fragilité ne peut garantir une solide perpétuation ou même une survie : la fragilité de ces ressorts peut être observable à trois niveaux : • une normalisation politique au Gabon, source de dépersonnalisation du pouvoir, • le tarissement des ressources naturelles gabonaises.

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• la fin des divisions françaises, conséquente à une réforme de la politique de coopération. – L’émergence au Gabon d’une véritable société politique démocratique Paradoxalement, notre réflexion nous a porté à penser qu’une normalisation, c’est-à-dire une émergence progressive d’une société politique démocratique au Gabon, pouvait être un élément de perte d’influence de l’acteur gabonais et entraîner donc une moins grande efficacité de la diplomatie du chantage. En effet, une normalisation ici aurait des conséquences inattendues sur le poids de l’acteur unique gabonais ; voyons plus en détail de quelles manières cette mutation se ferait. Une normalisation aura d’abord comme conséquence un moins important centralisme personnel et étatique. En effet, une ouverture démocratique véritable supposant une décentralisation des pôles de l’autorité, le centralisme présidentiel dont nous avons fait état précédemment s’en trouverait forcément amoindrit, même s’il faut rappeler que, dans le domaine des affaires étrangères, la pratique du centralisme n’est pas l’apanage des seuls États dits non-démocratiques, bien au contraire. Une normalisation signifierait aussi une séparation de l’économie et du politique, qui aurait comme conséquence la perte par l’acteur gabonais d’une partie non négligeable de ses ressources. Autrement dit, dès lors que l’emprise exercée par le politique sur l’économie aura été réduite, il s’ensuivrait une « désétatisation » de l’économie, qui risquerait de réduire la mainmise des politiques sur les activités commerciales et les affaires en général. Une normalisation supposerait enfin, sur un plan purement symbolique, la fin d’une croyance en une infinie durabilité du pouvoir du président Bongo. Autrement dit, dès lors que l’idée d’une probable alternance au pouvoir se serait imposée, elle créerait une situation de précarité de la détention du pouvoir que connaissent bien les acteurs politiques des pays véritablement démocratiques, et dont la conséquence est tout autant une perte naturelle d’influence. Il nous faut ajouter que cette normalisation n’aurait pas seulement des conséquences sur le strict cadre national. La perte des ressources précitées ferait perdre aussi à l’acteur gabonais de son influence sous-régionale (construite en partie grâce à une

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activité d’intermédiation reconnue dans les conflits localisés, mais aussi par le biais de la gestion de situations matrimoniales stratégiques dans la sous-région), sur laquelle la France s’est largement appuyée, et qui conférait en retour à son dépositaire un pouvoir de négociation supplémentaire. L’enseignement paradoxal que l’on peut tirer de ce développement est donc qu’une normalisation, considérée a priori comme la panacée, serait en revanche, dans le cadre des rapports de force entre le Gabon et la France largement préjudiciable au Gabon. Retarder autant que faire se peut l’alternance constituerait donc la meilleure garantie de maintien d’un prestige d’autant plus précieux qu’il est ici personnel. Pour autant, cette façon de différer une véritable ouverture démocratique ne garantit rien quant à l’efficacité de la méthode, l’irréversibilité des autoritarismes tout autant que celle des processus de démocratisation, dans le continent africain, n’étant jamais apparues comme des certitudes figées. Cependant, on peut aussi avancer l’hypothèse (osée au demeurant) que les élites gabonaises (du moins une partie d’entre elles), ayant pris conscience des effets paradoxalement pervers qu’aurait une ouverture démocratique sur le prestige de leur pays, auraient décidé sciemment de ralentir le processus44. Nombre de Gabonais avec lesquels nous nous entretenions n’hésitaient ainsi pas à nous dire qu’un « despotisme éclairé » était bien souvent préférable à une alternance à la congolaise par exemple. – Le tarissement des ressources naturelles Jacques Marseille45 prétendait (sur la base de preuves chiffrées cependant) que le capitalisme français n’avait plus grand chose à gagner en Afrique. Ce faisant, il relayait ainsi bien involontairement les propos du général de Gaulle46, qui justifiait la nécessité d’accorder l’indépendance aux Africains par 44. Une autre piste serait d’interpréter ce recul comme l’expression d’un desencato tributaire de l’échec du même processus de démocratisation au Congo Brazzaville par exemple. 45. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français : histoire d’un divorce, op. cit. 46. Nous faisons naturellement allusion à la formule relative à l’indépendance des anciennes colonies présentée comme le moyen de se décharger d’un fardeau désormais sans retour bénéfique.

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l’absence d’intérêts. Plus récemment, c’est un ancien ministre de la Coopération47 qui montrait, en s’appuyant sur l’exemple des rapports franco-togolais, que la France succombait davantage à ses amitiés qu’à ses intérêts. Tous ces rappels rejoignent les analyses de certains universitaires qui partent du principe que, s’il y a des intérêts de particuliers français en Afrique, la France elle-même n’aurait plus vraiment d’intérêts en Afrique, d’où une sous-estimation du rôle d’intérêts éventuels dans l’analyse des rapports franco-africains. On nous permettra de remettre en cause cette thèse, car il nous semble qu’il s’agit là de l’archétype d’une analyse générale appliquée telle quelle à l’ensemble des pays africains, et faisant de ce fait fi des particularismes dont l’intérêt aurait été de mettre en lumière la dangerosité dans ce domaine d’une application globale de certaines théories. Notre critique portera sur deux aspects principaux : • la prétendue absence d’intérêts de la France en Afrique, • la sous-estimation des intérêts des groupes français, au regard de l’intérêt de la France. – La prétendue absence d’intérêts de la France en Afrique Si, rapportée à une échelle continentale globale, l’absence d’intérêts français (il faut, au demeurant, parler d’une balance d’intérêts défavorable à la France plutôt que d’une absence totale d’intérêts) en Afrique est une évidence, l’analyse des situations particulières, pays par pays, permet de nuancer cette affirmation. Si, en effet, dans ses relations avec un pays comme le Bénin, le Togo ou le Mali, on peut conclure que les intérêts immédiats de la France sont moindres (d’autant plus que les gains, en termes de prestige, de la construction du projet de la francophonie ne semblent pas contrebalancer les effets induits par la fin de la guerre froide), que dire en revanche d’une observation attentive de l’intérêt que la France a à collaborer avec le Gabon ? Sans entrer dans le détail de ces intérêts multiformes,

47. Voir M. Roussin, Afrique majeure, op. cit. Lire spécialement toute la partie intitulée « L’erreur du clentélisme », consacrée aux rapports francotogolais.

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on peut se contenter d’évoquer la détention de situations de monopole, l’ouverture du marché gabonais, les conditions d’extraction et de commercialisation du pétrole gabonais et, plus généralement, le poids des produits dits stratégiques provenant du Gabon et destinés à faire fonctionner le complexe industriel et militaire français. Ce sont toutes ces choses qui ont fait dire au président Bongo que « la France sans le Gabon c’était une voiture sans carburant »48. – La sous-estimation des intérêts des groupes français Il existe au Gabon, pas moins de deux cents petites ou moyennes entreprises françaises et un minimum de cent succursales de groupes français. Ces structures font vivre directement une dizaine de milliers de Français. Quant à l’impact sur la réduction du taux de chômage en France ou sur la balance commerciale, il est forcément réel. S’il n’est pas lieu ici d’entrer dans les méandres des affaires réalisées par des grands groupes comme Thomson, Bouygues, etc., on ne peut éviter de revenir sur l’exemple emblématique de ce que fut la société Elf, premier groupe du pays. En effet, peut-on sérieusement prétendre que les intérêts français au Gabon soient secondaires alors même que le premier groupe français (dont on découvre aujourd’hui qu’il n’a pas été qu’un groupe industriel, ce qui ajoute à son importance), Elf, doit une bonne partie de ses ressources au pétrole gabonais ? Il est clair, s’agissant du Gabon, que les intérêts français ici sont déterminants et qu’il serait peu objectif de le nier. En conséquence, l’idée selon laquelle les intérêts particularistes de privés français ne seraient pas à confondre avec la France nous apparaît largement illusoire. Cette mise en lumière de l’importance des intérêts met à jour la fragilité de la position gabonaise dans sa relation avec la France. Certes, même si ce ne sont pas les seuls intérêts qui sont le facteur explicatif majeur de cette singularité, force est de constater leur importance et, par la même occasion, la perte que constituerait pour le Gabon le tarissement au moins de ses ressources naturelles. En clair, dans la mesure où nous parlons ici 48. Voir l’interview du président Bongo. O. Bongo, « Coopération sans néocolonialisme, liberté sans anarchie », op. cit.

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de ressources le plus souvent non renouvelables (pétrole, uranium, manganèse, etc.), et que l’activité commerciale existant au Gabon doit son dynamisme à la rente générée par la vente de ces matières premières, leur épuisement réduirait très clairement le poids du pays. – Et si la France réformait le dispositif de la coopération Serpent des mers des différentes campagnes électorales (présidentielles) en France, vœu pieux de nombre de colloques, journées d’études ou séminaires la réforme de la politique de coopération de la France vers l’Afrique semble être devenue, à force, un slogan à usage uniquement démagogique. La liste des différents rapports commandés par divers dirigeants au fil des ans (mais dont les conclusions ont été, au mieux, rendues publiques sans donner l’occasion d’une application et, au pire, tenues secrètes) témoigne au moins de la prise de conscience de la nécessité de réformer un dispositif dont la non lisibilité, l’inefficacité et la caducité ne font plus débat. Traditionnellement, c’est un des chevaux de bataille de la gauche, voire de l’extrême gauche ; ce thème a même été récupéré par des acteurs de la droite car un des plus récents projets de réforme de cette coopération émanait d’une démarche conjointe d’Alain Juppé et de Richard Cazenave avant d’être reprise par le secrétaire général de l’Elysée (à l’époque), Dominique de Villepin49. Si la dernière initiative en date – la réforme engagée sous le gouvernement Jospin et dont les traits saillants semblent être l’inclusion au sein des Affaires étrangères du ministère de la Coopération, la mise sur pied d’un Comité Interministériel de la Coopération Internationale et du Développement (CICID) la création d’une structure consultative (le Haut Conseil de la Coopération), etc. – peut être considérée comme une avancée significative allant dans le sens d’une « banalisation » de la coopération, la vraie réforme de fond, celle qui tendrait à changer la philosophie profonde non seulement du dispositif, mais aussi des ambitions, est toujours attendue. On serait fondé à douter de sa faisabilité au

49. Voir A. Juppé et R. Cazenave, Projet de réforme de la coopération pour la France, R.P.R., 1993.

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regard des nombreux écueils qui jonchent le chemin à parcourir. En conséquence, on pourrait se demander, si une réforme de la coopération était vraiment possible, quelles en seraient les conditions et les éventuelles conséquences. – Une réforme de la coopération, comment et pour quoi faire ? La principale erreur des commanditaires de différents rapports sur la réforme de la coopération française est d’axer toute réflexion à ce sujet sur les seuls dysfonctionnements institutionnels et administratifs du dispositif et sur l’inefficacité du système français de l’aide publique au développement. Cette erreur originelle qui devient récurrente a toujours pour conséquence une faiblesse des propositions avancées par lesdits rapporteurs. La dernière tentative (en date) de réforme de cette coopération, celle qui a été initiée par le Premier ministre Lionel Jospin, tout en marquant des avancées significatives sur le plan institutionnel et administratif, ne déroge malheureusement pas à la règle énoncée plus haut. Elle confirme au contraire l’absence manifeste de profondeur du diagnostic, laquelle entraîne, par voie de conséquence, une inefficacité des solutions proposées. Pour s’en convaincre, il nous suffira d’aller consulter le « cahier de charges » du député Yves Tavernier, appelé à élaborer le rapport dont les conclusions étaient censées servir de principal support aux décisions du gouvernement. À la lecture de ce cahier de charges, on peut assez rapidement noter que la mission principale du député pouvait être subdivisée en trois objectifs complémentaires : réaliser un bilan global de l’aide publique au développement de la France, en analyser l’efficacité et proposer éventuellement des perspectives à même de rendre le dispositif plus efficace. Telle que présentée, la mission ne pouvait se résumer qu’en une vaste consultation d’experts de ministères, bien éloignée d’un débat public ouvert à toutes les personnes ou structures intéressées par la question. Six mois durant, le député s’en est donc allé consulter techniciens, administratifs et politiques, avant de livrer ses conclusions. De consultation d’autres types d’acteurs, de débat public, de concertation avec les partenaires africains (pourtant concernés par ces problèmes), il n’y en eut point.

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Ce n’est qu’à moitié une surprise si les mêmes incohérences qui sont condamnées depuis des années émaillent la liste des mesures présentées comme solutions par le Premier ministre. Un exemple patent la définition des critères censés être pris en compte pour justifier l’inclusion ou la non-inclusion d’un pays bénéficiant de l’aide dans la zone de solidarité prioritaire (ZSP). De ce fait, nous y voyons un pays comme le Gabon y côtoyer le Mali, par exemple, alors que les ressources naturelles de l’un sont sans commune mesure avec celles de l’autre50. Du coup, la zone de solidarité prioritaire apparaît comme une sorte de nouveau « champ élargi » qui ne dit pas son nom. Comment comprendre cet échec et comment y remédier ? Avant toute chose, il importe de noter que les autorités politiques françaises continuent sans aucun doute à considérer la coopération comme un dispositif d’essence administrative et à vocation solidariste ou encore commerciale. Or, comme nous l’annoncions dans la première partie de notre travail, elle est partie prenante de la stratégie gaullienne ; il s’agissait donc avant tout d’un projet politique, le moyen par lequel l’administration gaullienne pensait instrumentaliser politiquement l’aide aux anciennes colonies devenues formellement indépendantes51. Une réforme suppose donc au préalable d’engager un débat politique sur la nature profonde de cette coopération et son éventuelle redéfinition. À ce niveau de débat, une question judicieuse, que nous qualifierons d’essentielle a été récemment posée par le président de l’Observatoire permanent de la coopération française (OPCF). Celui-ci se demandait notamment si l’on pouvait refonder la coopération française sans changer au préalable de politique africaine52. 50. À ce propos, il est intéressant de comparer les critères bilatéraux appliqués par la France à ces deux institutions multilatérales. On constatera que, pour celles-ci, les choses sont différentes. Voir l’article de Gérard Nicaud paru dans Le Figaro du 17 juin 1996 : « Gabon : trop riche pour l’aide ». 51. Jean-François Bayart notait que la politique africaine de la France avait toujours constitué, aux yeux de Paris, un instrument de sa propre puissance. Voir J.-F. Bayart, « Fin de partie au sud du Sahara. La politique africaine de la France », in S. Michaïlof (dir.), La France et l’Afrique, Vademecum pour un nouveau voyage, Paris, Karthala, 1993, p. 112. 52. Voir E. Lebris, « La réforme de la coopération française : une façade sur une réalité incertaine », in Observatoire Permanent de la Coopération Française, rapport 1999, Paris, Karthala, 1999, p. 35.

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Cette manière d’aborder le sujet est intéressante en ce qu’elle situe avec précision les vrais enjeux du débat. Elle propose implicitement, de ce fait, un retour sur les vrais objectifs initiaux de la coopération. Pour faire court, il s’agit de donner une orientation politique claire à la coopération avant d’envisager tout projet de réforme. Autrement dit, alors que, dans la stratégie gaullienne, la coopération était le principal outil pour solidifier « l’arrimage » des anciennes colonies à la métropole, il faut aujourd’hui, avant toute réforme, redéfinir une doctrine nouvelle de la politique africaine de la France. Ce projet suppose que soit envisagée l’ouverture d’un débat public, élargi à tous les acteurs intéressés, et qui n’aurait plus rien à avoir avec la simple consultation de quelques technocrates issus de quelques ministères. Ce débat public et ouvert ne saurait par ailleurs lui-même faire l’économie d’une remise à plat d’un dispositif comme les accords de coopération dont certains, signés en 1960, demeurent encore marqués du sceau du secret. Ce préalable en appelle un autre, moins facile à satisfaire (en apparence), mais indispensable si l’on veut changer le fonctionnement de la coopération, celui de la nécessaire réforme de l’État français. En effet, nous avons vu, lorsque nous avons esquissé une description du système de la « centralisation élyséenne » par exemple, que ce que nous appelons aujourd’hui la cellule africaine de l’Elysée (qui était en fait l’ancien Secrétariat aux affaires africaines et qui pourrait demain revêtir une autre forme et porter une autre dénomination) était le véritable centre nerveux de la coopération, freinant parfois les bons projets, courtcircuitant les initiatives rationnelles et s’appuyant de façon abusive sur les leviers de l’État. Serait-il imaginable de réformer le seul système administratif alors que la structure politique dont nous venons de décrire l’action nocive conserverait toute sa prééminence ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que le fonctionnement du dispositif s’en trouverait plus compliqué dans l’hypothèse d’une cohabitation par exemple. Un dernier aspect de cette réforme, tout simplement ignoré par l’essentiel des analystes français (y compris ceux qui sont de sincères militants d’une vraie réforme) est celui du rôle dévolu aux partenaires de la France, destinataires de l’aide publique au développement. On oublie bien souvent que l’acte

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de coopérer suppose et signifie l’existence de partenaires qui, même s’ils n’ont pas le niveau de développement de la France, ont de leur côté leurs attentes, mais aussi leurs propositions propres. Si le premier dispositif de la coopération qui a pris forme en 196153 s’est fait sans concertation véritable avec les Africains, on ne pourra légitimement comprendre, quarante plus tard54, qu’un véritable projet de réforme soit mené par la seule partie française, alors que les Africains devraient se contenter au mieux d’y apporter quelques amendements. Mais cette remarque en appelle une autre : si les Africains doivent être, comme nous le pensons, partie prenante de cette négociation, eux non plus ne peuvent faire l’économie d’une réforme de l’État, qui passe dans ce cas par ce que nous appelons une « normalisation » politique, c’est-à-dire une véritable démocratisation des institutions et de la société. Concrètement, rendre public le débat sur la coopération signifierait une appropriation de ce débat par les acteurs français et africains eux-mêmes. L’Afrique ne saurait, dans cet ordre d’idées, continuer à faire l’économie d’un véritable pluralisme, ni à s’abriter derrière la façade institutionnelle qui sert aujourd’hui de pluralisme. Ce que nous souhaitons mettre en évidence c’est le rôle que doivent jouer sinon les peuples, du moins les sociétés civiles de France et d’Afrique dans la redéfinition et le rayonnement d’une véritable coopération, qui serait, à partir de ce moment-là, perçue non comme une simple assistance, un « prêt-à-porter » conçu ailleurs, mais au contraire comme un partenariat librement accepté.

53. C’est en effet à cette date que sera nommé le premier ministre de la coopération, Jean Foyer. À cette époque, l’intéressé pense qu’il s’agit d’un ministère transitoire qui sera rapidement rattaché au ministère des Affaires étrangères. 54. Puisque l’argument de la faible formation des partenaires africains, du moins en ce qui concerne les Gabonais, était volontiers présenté comme une explication de leur mise à l’écart dans l’élaboration de la doctrine, il serait bien difficile aujourd’hui d’avancer une telle justification.

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Conclusion

La privatisation (comprise aussi bien comme une appropriation par des acteurs privés des rapports franco-gabonais que comme une soustraction volontaire du cadre public du traitement de ces rapports) des rapports franco-gabonais a-t-elle conduit à une inversion de la hiérarchie classique, qui ferait passer le Gabon du statut de client à celui de patron tandis que la France connaîtrait la trajectoire inverse ? Telle était la question à laquelle se proposait de répondre le présent développement. Pour nous résumer, nous dirons que l’une des conséquences visibles de cette privatisation semble effectivement être une inversion de la hiérarchie traditionnelle entre l’acteur Bongo (et non pas vraiment le Gabon, même si ce dernier a pu bénéficier en de rares circonstances de ce changement de statut) et les acteurs concurrents français regroupés en de multiples structures. Cette inversion s’explique moins par le poids des intérêts privés (commerciaux, économiques et industriels) de la France au Gabon (même si cette explication routinière semble s’être imposée dans les essais consacrés à cette question), que par la conjonction de phénomènes variés, qui rendent encore plus complexe l’analyse de la situation nouvelle ainsi générée. Sans revenir sur des éléments que nous avons déjà présentés en détails, nous pouvons schématiquement retenir que la concurrence des structures françaises, la forme particulière du fonctionnement de la société politique au Gabon et l’environnement international participent de cette inversion. Pour autant, celle-ci ne semble ni s’inscrire dans la durée, ni reposer sur un socle structurel vraiment solide. Elle apparaît au contraire comme étant un phénomène conjoncturel aux effets limités et appelé, à terme, à disparaître. De ce point de vue, la cause principale de cette situation semble étroitement liée à la modestie multiforme des structures participant à l’élaboration de ces rapports, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

L’INVERSION DE LA HIÉRARCHIE TRADITIONNELLE 259

Conclusion de la deuxième partie

Parler d’une « privatisation » des rapports franco-gabonais n’était pas chose aisée, pour au moins deux raisons. La première est qu’il s’agit de rapports pensés et conduits par des structures officielles (le ministère de la Coopération et d’autres ministères techniques, les présidences française et gabonaise, etc.) dont l’action peut certes apparaître comme discrète (encore faut-il se demander s’il existe une diplomatie qui ne le soit pas), voire opaque, mais qui n’est pas forcément occulte pour autant. La seconde raison est que les acteurs participant de ces structures ne sont pas toujours (ni par leur nombre ni au regard de la position qu’ils occupent) de purs privés. C’est au dépassement de cette difficulté plus que conceptuelle que nous étions d’abord conviés. Autrement dit, toute notre démonstration a consisté dans un premier temps à prouver que nous pouvions bien parler, dans le cas qui nous intéresse ici, de privatisation (sans préciser cependant, dans cette première approximation, la forme particulière que pouvait prendre ce phénomène). Il s’agissait là d’un préalable d’autant plus important que nous étions amené par la suite à répondre aux questions du pourquoi, du comment et de la portée de cette privatisation. Plus clairement, notre travail a donc consisté ici à rechercher les mécanismes structurels qui rendent possible cette appropriation privée, à analyser le mode d’élaboration qu’emprunte ce processus et, enfin, à mesurer la portée (en termes de conséquences) de cette mutation sur les rapports franco-gabonais. Si nous avons mis en évidence la nature, les formes et le poids du phénomène privé, si nous avons rapidement conclu (en termes de conséquence immédiate) en une inversion limitée de la hiérarchie traditionnelle, nous demeurons en revanche peu renseigné sur le facteur explicatif premier de ces mutations. Autrement dit, si ce développement nous a conforté sur l’hypothèse d’une omniprésence des phénomènes clientélaires, ceux-ci ne nous semblent pas être générateurs de la singularité observée. Au contraire, ils n’apparaissent que comme étant la conséquence,

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au regard de la nature profonde des structures étudiées, des avatars des deux États sur lesquels semblent largement s’appuyer lesdites structures. L’élaboration d’une hypothèse de la réappropriation étatique, que nous développerons dans la troisième partie, se justifie d’autant.

TROISIÈME PARTIE

La réappropriation étatique

L’analyse des fondements des rapports entre le Gabon et la France, telle que nous venons de la réaliser, met en évidence, la prépondérance des acteurs privés (nous avons vu que ces termes désignaient des acteurs proprement privés et des acteurs publics agissant en dehors du cadre officiel) dans l’élaboration de la coopération entre les deux pays. Voulu et mis en place au début des années 60, ce fonctionnement particulier des rapports de coopération était censé être parfaitement contrôlé et maîtrisé dans le cadre d’un vaste système, par ses principaux initiateurs. Les changements politiques intervenus en France, les mutations de ce que Frédéric Sawicki appelle l’État gaullien, l’évolution linéaire (quoique contrastée) de la société politique gabonaise (longue prééminence du parti unique, réappropriation du processus de démocratisation, structuration d’un multicommunautarisme qui délègue l’essentiel des prérogatives de représentativité au président de la République) ont largement agrandi cet espace privé en en facilitant involontairement l’accès à d’innombrables acteurs privés aux intérêts divers, voire divergents en apparence, lesquels n’hésitent pas à s’organiser en structures plus ou moins formalisées pour s’enraciner. L’éclatement visible de cet espace, les regroupements supposés ou réels de ces acteurs, le remplacement d’anciens acteurs doctrinaires par de nouveaux acteurs « apolitiques » rendent très à la mode l’idée d’une substitution progressive mais irréversible de l’ancien système, plus ou moins contrôlé par les États, par un système d’entités autonomes, sortes de lobbies dont l’unique objectif serait la satisfaction de leurs intérêts particularistes.

264 Cette nouvelle donne supposerait donc que les rapports entre le Gabon et la France ne seraient plus qu’affaires de réseaux indépendants, qui influenceraient les États, excluant de façon définitive ceux qui parlent en leurs noms du processus d’élaboration de cette coopération. Notre souci, dans la troisième phase de cette réflexion, ne consistera pas seulement à essayer de vérifier la matérialité de ces énoncés. Il s’agira plus globalement de se demander si les rapports entre le Gabon et la France doivent être perçus du seul point de vue des pratiques clientélaires. Pour ce faire, il faudra voir si les structures privées concurrencent réellement les États concernés, si elles visent à les déborder, à les supplanter et si, in fine, elles sont susceptibles de survivre avec bonheur à la « disparition » de ces États. Enfin, accessoirement, il faudra voir si la mise en évidence de leur rôle est de nature à transformer les schèmes habituels du clientélisme international. À travers la relativisation du poids de ces réseaux, la mise en lumière de leur faible transnationalité et de la prépondérance des États dans leur constitution, l’hypothèse d’une réappropriation étatique paraît plus solide. Sa confirmation permettrait de penser, en dernière analyse, que la singularité des rapports entre le Gabon et la France ne serait peut-être que l’expression des avatars des deux États.

5 Des structures informelles fragiles

Partant de la mise en lumière de l’importance des structures privées dans l’élaboration des rapports franco-africains, une tendance moderne, dont la filiation est aussi bien journalistique qu’universitaire, semble dorénavant accréditer l’idée d’une mutation à venir desdites structures privées, laquelle mutation devrait entraîner un bouleversement notable de la nature des rapports franco-africains et, par voie de conséquence, de l’État africain. Concrètement, l’hypothèse avancée est celle d’une évolution progressive et inéluctable de la structure de ce que nous désignons encore aujourd’hui comme les réseaux clientélaires franco-africains, qui en ferait désormais, du fait de divers facteurs, des lobbies autonomes, débarrassés de la tutelle étatique et qui poursuivraient dorénavant des objectifs autres que politiques et stratégiques. Appliquée au cas franco-gabonais, une telle hypothèse, à bien des égards alarmiste1, signifierait donc que l’action des réseaux que nous avons étudiée échapperait complètement à la 1. L’idée d’une « victoire de la société sur l’État, très présente dans les travaux récents des internationalistes, B. Badie ou M.-C. Smouts par exemple, n’est pas en soi un motif d’inquiétude, car il ne s’agit après tout que de prospective. L’application de cette idée au contexte africain ou franco-africain a pour conséquence d’annoncer une aggravation de la faiblesse et de l’inefficacité de l’État africain ou sa dangereuse dénaturation. Cette thèse a été développée par J.-F. Bayart, B. Hibou, et S. Ellis, qui constatent que l’État africain n’est plus seulement le siège de la politique du ventre, mais que du fait de l’explosion des phénomènes de fraude et des trafics, de l’exploitation sauvage des ressources et de la multiplication des milices privées, cet état serait en voie de « criminalisation ».

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« rationalisation » étatique, faisant tomber par la même occasion les barrières territoriales. En d’autres termes, il y aurait donc dans cette logique (fortement teintée de transnationalisme), une défaite définitive de l’État, incapable de contrôler et de maîtriser le développement transnational de structures dont certaines doivent pourtant leur avènement à sa bienveillance. Valider une telle hypothèse suppose que nous approfondissions au préalable notre réflexion autour de quelques questions qui seraient susceptibles de nous renseigner sur le poids effectif et la capacité de mutation véritable des réseaux concernés. Dans cet ordre d’idées, il nous semble utile de nous interroger sur la valeur réelle de ces réseaux au regard de leur durabilité, de leur degré d’autonomie (aussi bien par rapport à leurs patrons que face aux États) ou de leur efficacité. Autrement dit, il nous faudra savoir si lesdits réseaux se posent véritablement en concurrents des États, s’ils sont susceptibles dans cette mutation supposée de supplanter à terme lesdits États et si, in fine, ils sauraient survivre à la disparition de ces États. Pour tenter de répondre à ces interrogations, nous adopterons une démarche en deux temps : En premier lieu, il nous faudra analyser (A) la structure formelle de ces réseaux, dans sa capacité à s’enraciner durablement. En second lieu, nous nous attacherons à étudier (B) la nature de ces structures à travers l’observation des liens qui les unissent aux États.

Les réseaux clientélaires franco-gabonais : une insuffisante institutionnalisation, un faible poids, une durée de vie limitée

Dans cette première partie, nous nous attacherons à montrer la faiblesse structurelle de ces réseaux et leur incapacité à peser durablement sur les processus étatiques. L’honnêteté commande cependant de préciser qu’en 1998, dans une contribution à la revue Esprit, Jean-François Bayart a nuancé cette vision. Voir « La guerre en Afrique, dépérissement ou formation de l’État ».

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Une inscription dans l’interétatique plutôt que dans le transnational L’une des particularités de l’étude des réseaux en relations internationales est de toujours présenter ceux-ci comme spontanément transnationaux2, comme étant en quelque sorte des « multinationales relationnelles ». Ce critère semble même constituer le principal facteur à la base de la croyance (surtout partagée par les opposants au courant réaliste ou néo-réaliste) que la société « mondialisée » prendrait le pas, de façon inéluctable, sur l’organisation interétatique des relations internationales. Si nous laissons de côté pour l’instant ce débat théorique et complexe pour nous concentrer sur le cas franco-gabonais, que constatons-nous ? De prime abord, nous dirons des structures qui nous intéressent ici qu’il est extrêmement difficile de les qualifier spontanément, malgré les apparences, de transnationales. Certes, la vulgarisation et la publicité faites autour de concepts comme la « françafrique » ou le « clan »3 laissent à penser automatiquement que nous serions ici en présence de groupements transnationaux. L’observation attentive ne permet pourtant pas de confirmer cette prénotion. En effet, si l’on peut effectivement constater que leur action déborde le cadre territorial national français ou gabonais d’origine et, selon les cas, pour se déployer dans le territoire partenaire, cette action demeure presque toujours une action nationale menée à l’étranger. Cette absence de transnationalité est observable à deux niveaux principalement : au plan de l’identité des membres qui composent ces structures d’une part, au plan de la qualification de l’action desdits acteurs d’autre part. 2. Cette propension à la transnationalité est généralement présentée sous deux angles : en premier lieu, sur l’origine des membres qui composent ces réseaux. Ceux-ci seraient aussi bien des nationaux originaires du lieu géographique de création de ces réseaux que des « expatriés ». En second lieu, il y a l’angle strictement géographique. Le réseau est ici considéré comme transnational car son action est d’emblée censée se déployer au-delà du cadre national territorialisé, échappant ainsi à la « régulation » étatique. 3. Nous faisons bien sûr référence pour la première notion à l’utilisation qu’en fait F.-X. Verschave, et pour la seconde notion à l’usage qu’en fait P. Péan. Nous ferons remarquer que, dans un sens comme dans l’autre, transparaît clairement l’idée de transnationalité.

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Sur l’identité des membres qui composent ces structures, nous pourrons, pour illustrer notre propos, nous appuyer sur l’exemple du réseau dit Foccart. Que constatons-nous ? Nous constatons que, si les membres de ce réseau sont effectivement en relation directe, voire quasi affective, avec des Gabonais, tous ces membres sont d’abord et exclusivement des Français. De ce point de vue, nous pouvons conclure que le réseau Foccart serait donc uniquement un réseau national français et que nul Gabonais n’appartient finalement à ce réseau. Certes, l’action de cette structure se déploie sur le territoire gabonais, mais il s’agit d’abord d’une action française se réalisant au Gabon. On pourra aussi nous objecter rétrospectivement qu’au début des années soixante, le président Bongo, pour des raisons que nous avons exposées plus en amont, pouvait être considéré comme membre relais de cette structure mais, en l’occurrence, la structure Foccart se présentait surtout comme un vaste et unique système, se confondant avec les États, et non comme un réseau parmi d’autres. Exception faite de cette période (nous reviendrons plus loin sur la distinction que nous venons d’évoquer entre le vaste système originel et les réseaux auxquels sa dislocation a donné naissance), le réseau dit Foccart nous semble donc constituer l’archétype du réseau national. Ce constat est parfaitement applicable à la structure Pasqua, mais aussi à la structure de gauche, qui fonctionna comme un authentique réseau français. Sur la qualification de l’action de ces différentes structures, nous pouvons noter d’emblée que les actes que les membres desdites structures sont amenés à poser sont d’abord perçus (et revendiqués comme tels par leurs auteurs) comme nationaux et, pour être plus précis, comme des actes de pur patriotisme. Nous sommes donc ici loin des logiques transnationales dépolitisées qui voudraient que ces différents acteurs se définissent d’abord par leur appartenance à un éventuel clan. Nous avons montré que l’ancien député de gauche Jeanny Lorgeoux (ancien relais du réseau Mitterrand) se définissait lui-même comme un patriote, dont l’action consistait à se battre pour préserver les intérêts immédiats des groupes français et, par voie de conséquence, de la France. Le mercenaire Bob Denard ne prétendait pas autre chose en se présentant comme un corsaire au service de la République. Au demeurant, on pourrait difficilement trouver

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d’exemples où les membres de ces différents réseaux auraient choisi de « trahir » la France, au détriment d’intérêts transnationaux. Même si, dans les pages précédentes, nous avons présenté certains acteurs comme tenus au respect d’une double allégeance et mis en exergue les divisions françaises qui seraient profitables au président Bongo, ces éléments ne contredisent pas, à notre avis, la présente analyse. Dans le premier cas, et même s’il existe des acteurs français visiblement attachés aussi bien à la France qu’au président Bongo, on constate bien souvent que dès lors qu’il leur a fallu choisir entre les deux camps, pour des raisons d’intérêt national, le choix n’a jamais été difficile à effectuer. Dans le second cas, nous avons aussi montré que les divisions françaises n’étaient profitables à l’acteur Bongo que dans la mesure où elles n’étaient pas préjudiciables aux intérêts nationaux français. Il nous est permis de penser que si, d’aventure, l’acteur gabonais s’était risqué à remettre en cause lesdits intérêts français, l’allégeance légitime de ces Français (l’allégeance à leur pays) se serait naturellement imposée4. En fin de compte, il nous semble donc que la tendance facile qui consiste à voir dans l’action des réseaux franco-gabonais une intrusion de phénomènes transnationaux, qui laisseraient les États concernés impuissants est à relativiser très nettement. Cette relativisation est d’autant plus nécessaire qu’elle permettrait ainsi de sortir du cadre préconstruit dans lequel nombre d’analystes semblent avoir déjà confiné l’étude des phénomènes qui nous intéressent ici. Concrètement, certains, dès lors qu’ils ont conclu (sans avoir soigneusement observé la nature et le fonctionnement desdites structures) au caractère transnational de ces structures, se 4. Nous pensons que le refroidissement récent des relations entre le président Bongo et André Tarallo s’inscrit dans ce que nous pouvons appeler le triomphe de l’intérêt national. Il n’est que de lire cette citation du président Bongo pour s’en convaincre : « [...] Si comme je le pense, Tarallo s’est attribué des sommes qui étaient initialement destinées au Gabon, la meilleure chose qu’il puisse faire est de les rendre. De les rendre non pas à Bongo, mais au Gabon, à qui elles appartiennent. C’est son intérêt et c’est l’intérêt des Gabonais. Je souhaite profondément que les choses s’apaisent de cette manière, pour que mon ami André Tarallo, qui a rendu tant de services à Elf, à la France et au Gabon, puisse enfin jouir d’une retraite tranquille, loin des tourments judiciaires [...] ». Voir O. Bongo, Blanc comme nègre, op.cit., p. 273.

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sont empressés, en guise d’étude particulière, d’appliquer à l’analyse de ces structures, les recettes déjà appliquées (notamment par des idéalistes ou des libéraux) en relations internationales. L’échec de l’État, et, par voie de conséquence, sa disparition certaine faisant parti d’une mode dont on fait rarement l’économie ces derniers temps dans les études internationales. Ce qui nous apparaît curieux dans l’observation de l’évolution des relations entre les différents acteurs individuels de la scène franco-gabonaise, c’est que des amitiés transnationales prétendument indéfectibles, des structures reputées indestructibles voire invulnérables se lézardaient rapidement, laissant les logiques d’État retrouver de leur suprématie. Aujourd’hui, on peut difficilement trouver des acteurs français qui seraient si attachés aux liens affectifs avec le président Bongo, par exemple, qu’ils en viendraient à sacrifier ce qui relèverait de l’allégeance à leur patrie. De la même manière, les propos pleins d’amertume tenus ces derniers temps par l’acteur unique gabonais sa tendance récente à se retrancher en guise de justification derrière l’intérêt bien compris du Gabon confirment la faiblesse de la transnationalité des rapports franco-gabonais. Il reste certes le cas de ce que nous avons appelé les électronslibres ou les opportunistes, mais leur situation particulière mérite d’être explicitée tant leurs conduites semblent ne pas obéir à une logique unique. Les premiers électrons-libres, ceux qui disposent encore d’une base de légitimation en France, adopteront la même conduite que celle des membres des réseaux dont nous venons de parler ; ils considéreront comme prioritaire leur allégeance à la France dans la mesure où ils y détiennent encore quelques intérêts. En revanche, la conduite des opportunistes dépendra en grande partie des liens qu’ils auraient encore avec la France. Si les simples aventuriers n’ont généralement pas d’états d’âme à servir celui des patrons qui les rétribue le plus grassement, d’autres ont plus de scrupules, notamment si la France demeure encore leur base arrière. Dans cet ordre d’idées, il serait intéressant d’observer sur le long terme l’attitude des Corses du Gabon, orphelins de la tutelle étatique de Charles Pasqua. Nous savons que la famille Tomi, par exemple, est d’ores et déjà en rapports d’affaires directs, sinon avec le président Bongo, du

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moins avec l’État gabonais. On peut se demander jusqu’à quel point ces rapports s’inscriraient au-dessus de l’intérêt national français par exemple. Un dernier point concerne les groupes commerciaux et industriels. Il serait en effet intéressant de mesurer le caractère transnational et privé de leurs affaires avec le Gabon. À cet effet, nous tenons à préciser que le groupe Elf devant faire l’objet d’un développement particulier plus en aval, il n’est, pour le moment, pas concerné par la présente réflexion. Pour revenir donc à l’action des groupes privés français, il faut reconnaître qu’il n’est pas aisé, en termes de prospective, d’envisager leur éventuelle évolution sur le long terme. S’ils se sont en effet appuyés sur l’État français ou des personnalités politiques françaises afin de remporter des appels d’offre pour de grands marchés publics au Gabon, depuis quelque temps, ils semblent anticiper à leur manière une normalisation (ou un dépérissement des liens officiels) en dotant leurs directions respectives d’un « monsieur Afrique » censé entrer en rapport direct avec les autorités politiques africaines du pays concerné. Ce faisant, ils se passent ainsi de l’intermédiation des politiques et semblent développer une professionnalisation qui les rendrait aptes à répondre en retour aux besoins exprimés par le partenaire gabonais. Cependant, on peut s’interroger sur la viabilité de cette nouvelle attitude et sur sa capacité à contrebalancer les effets pervers d’une médiocrité des prestations héritée d’une position ancienne de monopole. Il faut reconnaître cependant que l’évolution entrevue ici s’apparente, elle, à une véritable transnationalisation. Une faible formalisation Il peut presque apparaître comme tautologique5 de mettre en

5. C’est la position très nette adoptée par François Constantin; qui associe clairement le caractère informel à la notion de réseau. Ce serait même, selon lui, le propre du réseau que d’être informel. Ainsi, nier l’existence d’un réseau du fait de son caractère informel relève du non sens. Il écrit notamment : « En d’autres termes, il nous paraît inévitable d’associer informalité et réseau, les réseaux informels pouvant revêtir une ampleur les conduisant à développer

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lumière le caractère informel des réseaux qui nous intéressent ici. En réalité, les choses ne sont pas aussi simples et il convient de préciser notre propos. En règle générale, les réseaux d’acteurs en relations internationales sont souvent faiblement formalisés. Non pas qu’il n’existe pas en leur sein de véritables structures organisationnelles, mais parce que, par définition, le réseau dans ce cadre-là se place et développe son action en dehors du cadre officiel et public. S’il recherche in fine à influencer l’autorité politique et le gouvernement, par exemple, dans le sens qui convient à ses intérêts propres, il se gardera bien de le faire de façon visible. C’est d’ailleurs principalement pour cette raison que les deux journalistes Sophie Coignard et Marie Thérèse Guichard parleront, s’agissant des réseaux en France, de « géographie souterraine »6. De façon plus analytique, Ariel Colonomos s’inspirant de la réflexion de Shmuel Eisenstadt considère que les dynamiques des réseaux « détournent de leur ordonnancement vertical une somme de ressources, de valeurs centralisées par les institutions politiques et contribuent par là même à la formation d’un vaste espace horizontal et informel [...] »7.

Si donc, dans ce cas précis, le réseau est par définition informel, il n’empêche qu’il est, dans cette « informalisation », bien organisé, structuré, voire parfaitement hiérarchisé. Même si ses membres ne pourront certes pas fournir à un quelconque enquêteur un organigramme précis, répartissant les tâches et délimitant le rayon d’action de chacun d’entre eux, le réseau n’est pas une structure où les choses fonctionneraient de façon désordonnée, au gré de l’humeur de ses membres. L’intériorisation parfaite des leur action au-delà des cadres politiques formels et en particulier au-delà des limites du territoire national-étatique ». Voir F. Constantin, « L’informel internationalisé ou la subversion de la territorialité », in M.-C. Smouts et B. Badie (dir.), L’international sans territoire, Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 317-318. 6. Voir S. Coignard et M.-T. Guichard, Les bonnes fréquentations. Histoire secrète des réseaux d’influence, Paris, Grasset, op.cit. 7. A. Colonomos, « L’acteur en réseau à l’épreuve de l’international », in M.-C. Smouts (dir.), Les nouvelles relations internationales, Paris, P.F.N.S.P., 1998, p. 211.

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règles ici, s’apparente un peu à ce qui est observable dans le « panoptique » de Jeremy Bentham si bien analysé par Foucault8. De même, la sanction éventuelle, non officiellement prévue (dès lors que des règles ne sont pas formellement édictées), demeure malgré tout présente. Frédéric Charillon a bien montré, s’agissant de la guerre du Golfe, comment des réseaux informels identitaires ont, de façon plus ou moins efficace, tenté d’influencer le cours des événements9. Si donc, comme nous le disions, le réseau est par définition informel, il existe tout de même dans cette informalisation un cadre, une organisation, des valeurs, etc., toutes choses qui lient des personnes entre elles et qui participent à la mise en commun. Le réseau a donc, aux yeux de ses membres, une existence effective et peut s’appuyer sur un socle qui lui garantirait une certaine durabilité. Dans le cas des structures franco-gabonaises, ces caractéristiques ne sont cependant pas présentes. Si le système Foccart a pu, jusqu’en 1974 au moins, revendiquer cette forme d’organisation, les réseaux qui lui ont succédé apparaissent davantage comme d’authentiques constructions virtuelles, aux contours flous, et leurs membres ne semblent à première vue ni partager les mêmes valeurs, ni poursuivre les mêmes objectifs. Pour revenir sur le système initial foccartien, dont les caractéristiques semblent le plus se rapprocher des réseaux traditionnels, nous pouvons faire remarquer que, si ce système est apparu comme bien délimité et hiérarchisé, il ne pouvait en revanche (comme le ferait tout réseau traditionnel) assurer à tous ses membres la protection dont ces derniers sont censés bénéficier. En effet, bien que vivant largement des ressources de l’État, ce type de structure n’a pas d’existence légale. En conséquence, il cultivera une discrétion qui poussera ses propres membres à souvent nier son existence, se plaçant du coup dans la dangereuse position de l’illégalité de fait. Cette position apparaîtra du coup

8. Voir M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 2000, 360 p. 9. Voir la thèse de Frédéric Charillon qui depuis a fait l’objet d’une publication. F. Charillon, États et acteurs non-étatiques en France et en GrandeBretagne pendant la guerre du Golfe : politique étrangère et stratégie nonétatique, Thèse de doctorat en science politique, Paris,.I.E.P., 1996.

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comme paradoxale car privilégiée d’un côté, fragile de l’autre. Privilégiée dans la mesure où, par son action d’ensemble, la structure influencera effectivement les politiques publiques (en l’occurrence ici les rapports de coopération), fragile parce que la position d’illégalité de fait ne permettra pas toujours à l’État de protéger les membres de cette structure, notamment dans les cas d’actes d’échec. C’est en partie pour cette raison que le général de Gaulle conseillait à Jacques Foccart, comme nous l’avons rappelé en notes, de traiter certains dossiers à Luzarches. En cela, nous pouvons noter la similitude de fonctionnement des membres de ces structures avec des agents secrets qui sont officieusement félicités par l’État quand une de leurs missions aboutit, mais qui sont reniés par le même État dès lors qu’une mission échoue. Pour revenir à l’ensemble des réseaux franco-gabonais, nous ferons remarquer que, ne disposant pas toujours d’un projet politique clair ni de programme d’action sur une certaine durée, ne pouvant pas toujours se targuer de partager une idéologie ou des valeurs propres qui fédéreraient leurs membres, les réseaux franco-gabonais peuvent difficilement renforcer leur formalisation. Leur existence comme leur perpétuation tiendront, du coup, aux seules inspirations du membre-fondateur, qui sera ainsi le véritable catalyseur et en même temps le baromètre de la structure. Dans cet ordre d’idée, la formalisation ici est véritablement une inconnue, la conduite du réseau s’apparentant à un véritable « pilotage à vue ». Une durée de vie limitée Si donc les réseaux clientélaires franco-gabonais ne sont que faiblement formalisés, comme nous venons de le voir, il importe de se demander dans ce cas ce qu’il en est de leur durée de vie. En effet, ce qui caractérise les réseaux classiques, c’est leur capacité à survivre aux renouvellements des générations et à résister à l’épreuve du temps. Les réseaux classiques s’inscrivent donc dans un processus durable. Cette capacité à durer explique que l’on retrouve bien souvent au sein d’un même réseau des générations différentes de la même lignée. Si nous ne

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pouvons, dans le cas qui nous intéresse ici, remonter aussi loin dans les rapports franco-gabonais (cette observation n’est valable que pour les faits intervenus depuis l’indépendance du Gabon en 1960), nous nous contenterons de voir, en ce qui concerne ces réseaux, si leur existence s’inscrit dans la durée10, comme on a parfois tendance à l’imaginer spontanément. Pour ce faire, nous allons prendre comme exemple la structure Pasqua, dont l’existence peut être parfaitement circonscrite dans le temps et qui nous semble bien symboliser le rapport paradoxal que les réseaux franco-gabonais entretiennent avec la notion de durée. Nous observerons donc le fonctionnement de ce réseau sur trois périodes : • l’avènement, 1986-1987 ; • l’âge d’or, 1991-1995 ; • le déclin, dès 1996. L’avènement 1986-1987 L’avènement de la structure Pasqua dans sa configuration plus ou moins formalisée est d’abord à inscrire dans un contexte et un cadre particuliers.

10. Cet aspect de la question est loin d’être secondaire car c’est sur sa capacité à s’inscrire dans la durée que l’on jugera un réseau ; la notion de durée est quasiment intégrée à la définition même d’un réseau. Ainsi Marc Abelès définit-il un réseau clientélaire comme étant « un faisceau d’obligations réciproques et qui fonctionnent sur le long terme ». Jacques Lagroye, dans une formule plus développée, n’affirme pas autre chose en faisant du réseau « un système de relations traversant [...] divers secteurs de la vie sociale (politique, économique, culturel, administratif) et liant durablement ses membres par l’intérêt commun qu’ils trouvent à s’épauler mutuellement dans l’action politique ». Voir J. Lagroye, Sociologie politique, Paris, P.F.N.S.P., 1999, (3e éd.), p. 198. Sophie Coignard et Marie Thérèse Guichard font aussi remarquer, dans leur enquête déjà citée, portant sur le réseau savoyard constitué par les commissaires-priseurs dirigeant les ventes de l’hôtel Drouot, que ces derniers ne s’appelleraient que par des sobriquets : « Narcisse », « la pipe », « Baron », etc., seule façon de se distinguer car des familles et des générations entières portant le même nom s’y côtoient, cooptation oblige. Voir S. Coignard et M. T. Guichard, Les bonnes fréquentation, op.cit., pp. 25-26.

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Sur le contexte, il faut rappeler que l’on se situe ici au début de la première cohabitation en France. Celle-ci surviendra cinq ans après la première grande alternance au pouvoir, intervenue en 1981. Nous avons montré précédemment de quelle manière celleci avait bouleversé la donne politique et fragilisé l’ancien système Foccart, déjà ébranlé par l’arrivée au pouvoir en 1974 du président Giscard d’Estaing. Le contexte est donc caractérisé, pour les anciens « membres-corsaires » du système Foccart par un certain flottement. S’ils demeurent mobilisés sur le plan idéologique, il leur manque un élément susceptible de catalyser ce potentiel latent et, en même temps, capable de mettre au service de l’ensemble les ressources publiques si nécessaires à l’épanouissement ou tout simplement à la survie de ce type de structure informelle. C’est dans ce contexte de démobilisation pratique que se trouvent les membres potentiels d’un réseau franco-africain de droite. Sur le cadre, il faut d’emblée faire remarquer que, si à son arrivée à la tête du gouvernement, Jacques Chirac s’entoure rapidement de Jacques Foccart en qualité de conseiller pour les affaires africaines, l’influence de ce dernier est largement réduite au moins pour deux raisons. La première : nous sommes en pleine période de cohabitation et, comme nous l’avons montré, c’est surtout la cellule africaine de l’Élysée qui semble avoir une certaine prééminence de fait sur la gestion des rapports avec l’Afrique. La deuxième est plus interne à la famille gaulliste. En effet, beaucoup de « contacts » amicaux qui composaient l’essentiel des piliers foccartiens en Afrique ont disparu, remplacés entre-temps par des acteurs un peu moins doctrinaires, poursuivant des objectifs plus matériels. Dans cet ordre d’idées, Charles Pasqua, qui se revendique autant du gaullisme que de la résistance (comme Jacques Foccart), dispose des avantages non-négligeables que lui procure sa position stratégique de ministre de l’Intérieur, chef de la police, des renseignements généraux, et des collectivités locales. Ce sera d’ailleurs par le biais de ces collectivités locales qu’il offrira les premiers cadeaux (fourniture au ministère de l’Intérieur gabonais de plusieurs camions destinés aux collectivités locales) à ses futurs partenaires gabonais. Ce contexte d’affaiblissement de la position et de l’autorité foccartiennes, qui se combine à un cadre nouveau nettement plus favorable à Charles Pasqua, explique l’avènement d’une structure qui vient ainsi répondre en quelque sorte à une attente.

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L’âge d’or, 1991-1995 Si la structure Pasqua a commencé à prendre corps durant la première cohabitation, elle ne fera véritablement parler d’elle qu’au début des années 90, une fois que son « organigramme » aura été complètement constitué. Ce succès s’expliquera là aussi par des éléments liés à un contexte particulier, et la maîtrise de ressources variées et abondantes. Au sujet du contexte, il faut remarquer que celui-ci est marqué par la disparition toujours continue des contacts foccartiens, l’absence de structures de remplacement à droite (ce ne sera qu’un peu plus tard que les clubs 89 de Jacques Chirac s’émanciperont du dispositif pionnier pour investir plus pleinement l’Afrique) et le début de retrait du système mitterandien11, dont nous avons vu qu’il était peu structuré. Dans cet ordre d’idées, Charles Pasqua demeurait l’un des rares acteurs de droite à porter encore l’idéologie gaulliste et à afficher la volonté de fédérer les acteurs un peu orphelins des anciennes structures. Il était aussi l’un des rares acteurs français à vouloir encore, par des moyens ou d’autres, « contrôler » les processus de démocratisation qui étaient en cours sur le continent. C’est en partie pour cette raison que son implantation a été grandement facilitée par les régimes en place, dont certains vacillaient mais ne pouvaient plus officiellement solliciter (doctrine de La Baule oblige) le soutien officiel, aveugle, des autorités françaises. Mais ce contexte seul n’explique pas tout ; l’autre facteur explicatif demeure incontestablement les moyens. De ce point de vue, Charles Pasqua mobilisera aussi bien les ressources étatiques (lors de son second passage au ministère de l’Intérieur) que celles des collectivités locales (notamment celles dont il avait la gestion dans les Hauts-de-Seine). Il pourra par ailleurs compter, comme nous l’avons vu; sur les moyens humains de certaines diasporas installées en Afrique.

11. On peut formuler l’hypothèse que le président Mitterrand ayant désormais réussi sa réélection, ait décidé, dans un contexte international et africain marqué par des bouleversements, de réduire l’importance de son dispositif parallèle en Afrique.

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Concrètement, la coopération décentralisée, la fédération des communautés corse et libanaise, et la libre disposition des structures et ressources de l’État dont il avait la gestion ont constitué autant d’atouts qui ont grandement favorisé la structure Pasqua et qui en ont fait, un moment au Gabon, un interlocuteur parfaitement valable. Nous avons montré, dans la deuxième partie de ce travail, l’usage qui a été fait de l’aide du conseil des Hautsde-Seine, de quelles manières le S.C.T.I.P. a participé indirectement aux activités parallèles de Charles Pasqua. De même avons-nous aussi esquissé une analyse du partage de services complexe qui avait lieu entre l’ancien ministre de l’Intérieur et les communautés corse et libanaise au Gabon. En fin de compte, c’est le cumul de ressources variées, d’une clientèle importante et d’une idéologie encore partagée par nombre d’acteurs qui explique cette apogée, que nous situerons historiquement autour des années 1991-1994. Le déclin, 1995-1997 La structure Pasqua comportait en elle-même les germes de son déclin dans la mesure où cette structure s’était appuyée en grande partie sur des ressources publiques pour rayonner, profitant d’un contexte particulier pour prendre son essor. Ce sont la perte des ressources publiques et le changement de conjoncture qui provoqueront sa dissolution progressive conduisant à sa presque totale déliquescence d’aujourd’hui. Comment ce phénomène a-t-il pu avoir lieu, et de quelles manières ce processus s’opère-t-il ? Ici, il est aussi question de contexte, et de cadre. Sur le contexte, on ne peut aborder la question de la fin de la structure Pasqua sans revenir sur la campagne électorale présidentielle en France en 1995. On rappellera qu’à cette occasion, le ministre de l’Intérieur fera (comme d’autres) le mauvais choix en « misant » sur une victoire d’Edouard Balladur. Ce choix va le pousser ainsi à apporter à « son candidat » le poids des ressources dont il dispose en Afrique, lesquelles viendront s’ajouter à celles plus modestes d’un Michel Roussin, d’un Bernard Debré ou d’un Philippe Jaffré. Ce faisant, Charles Pasqua avait sans doute

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sous-estimé le loyalisme de nombre de gaullistes principalement, qui allaient répondre positivement aux appels de Jacques Foccart et de Maurice Robert (en ce qui concerne le Gabon), lesquels s’étaient retrouvés à la hâte pour les besoins de la campagne du candidat Chirac au sein des clubs 89. Dans le même temps, l’action d’autres jeunes gaullistes, comme Robert Bourgi, finissait par mettre à mal l’adhésion de communautés comme celle des Libanais initialement pasquaenne. Pour avoir perdu en Afrique (et au Gabon en particulier12) face à l’équipe Foccart, Charles Pasqua perdra de son prestige et de sa stature. Outre ce contexte, il y aura le cadre, ou plus précisément, les conséquences. La victoire de Jacques Chirac allait être l’occasion, pour ceux qui à droite13 souhaitaient mettre fin à ses activités parallèles, d’entrer en action, son simple départ du gouvernement signifiant déjà la perte de certaines ressources publiques. Par ailleurs, cette période allait correspondre aux premières enquêtes portant sur le budget des Hauts-de-Seine destiné à la coopération décentralisée et, plus particulièrement, sur la société d’économie mixte 92 chargée de mener sur le terrain ces missions. Même s’il a pu continuer à compter sur la fidélité de ses émissaires, Daniel Léandri et (dans une moindre mesure) JeanCharles Marchiani, Charles Pasqua semble s’être résolu à voir sa structure s’effondrer progressivement. Une faible autonomie L’un des éléments constitutifs déterminants de la valeur d’un réseau est son degré d’autonomisation. En effet, outre son niveau de formalisation, la « force de ses liens faibles », pour 12. A cet effet, le président Bongo semble convaincu que c’est à cause de son soutien, pourtant minimaliste, à la candidature Chirac que les services du ministère de l’intérieur organisèrent volontairement les fuites du fameux procès Smalto. Voir O. Bongo, Blanc comme nègre, op.cit., pp. 254-255. 13. Nous pensons par exemple au nouveau Premier ministre Alain Juppé, qui ambitionnait de mettre fin à cette « diplomatie parallèle » et qui avait par ailleurs réalisé avec le député Richard Cazenave un rapport recommandant fortement de mettre fin à ces « réseaux ». Voir A. Juppé et R. Cazenave, Projet de coopération pour la France, R.P.R., 1993.

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reprendre la formule de Mark Granovetter14, sa capacité à s’inscrire durablement dans le champ, c’est son degré d’indépendance et donc d’autonomie, qui sera l’autre signe déterminant de sa force. En parlant d’autonomie, nous mettons de côté, dans un premier temps, la relation entre ces structures et l’État (cet aspect de la question sera développé de façon plus structurée dans une partie qui est à venir), pour nous consacrer exclusivement au rapport entre les réseaux concernés et leurs fondateurs, autrement dit, ce qui nous intéresse est essentiellement le lien existant entre le réseau et l’individu-créateur qui lui a donné naissance. En clair, il nous revient de nous demander si les réseaux clientélaires franco-gabonais peuvent être considérés comme des structures autonomes. Autour de cette question à première vue simple gravitent donc de petites interrogations plus précises. Il s’agit en effet plus concrètement de se demander si lesdites structures peuvent se passer de leurs fondateurs, si, par exemple le réseau luimême, par une sorte de dynamique interne d’autorégulation, peut exclure ledit fondateur, si par la suite la structure pourrait survivre à cette exclusion, et si, plus simplement, les réseaux dont nous parlons sont susceptibles de se reconstituer et donc, de se perpétuer sur une plus longue durée. Une posture superficielle peut automatiquement laisser penser qu’il est très facile de répondre à ces prosaïques questions en se contentant d’une observation empirique, dont le mérite serait de livrer à son auteur une réponse définitive à ces questions. En réalité, les choses ne sont pas aussi simples car il faut tenir compte, dans cette analyse, de la capacité de mutation encore mal mesurée de ces structures. Il faut aussi avoir à l’esprit que si, pour certains d’entre eux, l’élément doctrinal n’apparaît que de façon secondaire, pour d’autres, il s’agirait du véritable ciment de cette entreprise commune. Dans ces derniers cas, il demeure donc une assez forte probabilité pour que la structure 14. C’est en effet ce sociologue américain qui a été un des premiers, en enquêtant sur le monde du travail, à accorder de l’importance aux dynamiques des réseaux. Voir M. Granovetter, « The strength of weak ties », in American Journal of sociology, 78 (6), 1973, pp. 1360-1380.

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survive (selon des modalités ou des mécanismes divers) à son créateur, même si ces nouvelles structures apparaissaient encore plus informelles que la première. Cette mise au point ayant été faite, il s’agit maintenant de revenir aux faits proprement dits. Si nous prenons à titre d’exemple l’organisation dite Mitterrand, ou plutôt de la gauche au pouvoir, nous observons très rapidement que celle-ci se fonde peu sur une doctrine commune partagée par tous les acteurs officieux de ces rapports. Ce qui semble constituer le dénominateur commun est l’attachement particulier de chacun des relais au président Mitterrand luimême. On retrouve ici des amis, des hommes de confiance, un fils, etc. Si ces derniers s’intéressent de façon vague et relative à l’Afrique, le ciment de la structure semble plutôt être l’intérêt que le président lui-même porte à l’Afrique. Dès lors qu’il s’est avéré que cet intérêt (un peu comme pour de Gaulle) se justifiait d’abord par rapport à la France, un début de désintérêt présidentiel a aussi annoncé le début de fissuration de la structure. Certes, quelques amitiés particulières entre acteurs gabonais et français survivront, mais le système lui-même s’écroulera progressivement. On peut ainsi observer ce début de « désengagement » dès le second septennat (même si cette nouvelle prudence est aussi à ranger au registre du déclenchement des processus de démocratisation et d’une nouvelle attitude de prudence de la France dans le traitement de ce phénomène). En clair, il semble donc que le réseau risque plus facilement de se disloquer et de disparaître quand sa création devait moins à des facteurs idéologiques ou doctrinaux. La structure Mitterrand qui ne lui a pas survécu l’illustre parfaitement. En revanche, on ne peut se montrer plus catégorique avec les structures de droite. Nous avons vu que, depuis 1974, le système Foccart n’avait eu de cesse de renaître (certes en des entités de plus en plus informelles et insignifiantes). Aujourd’hui nous pouvons dire de structures comme les clubs 89 ou le nouvel Observatoire de l’Afrique (que dirige Maurice Robert) qu’elles en constituent, en quelque sorte, les dérivés. Quant à la structure Pasqua, qui s’était contentée de fédérer des forces existant déjà sur le continent, il est probable que celles-ci survivront à sa disparition personnelle. À titre d’exemple, les Corses du Gabon (et principalement la famille Tomi) semblent désormais susceptibles de se passer de la tutelle

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de cette structure pour solidifier des liens d’amitié et d’affaires avec les responsables gabonais.

Des réseaux tributaires de l’État

Une fois ainsi mise en lumière la fragilité multiforme des réseaux clientélaires franco-gabonais, il convient de rechercher l’élément structurant de leur survie. De ce point de vue, deux thèses s’affrontent ; la première justifie leur éventuelle perpétuation par une mutation qui en ferait à la longue des lobbies autonomes, la seconde (que nous privilégions) oriente la réflexion vers le rôle de l’État. Émanations individuelles de la puissance de l’État ou ensembles relationnels autonomes ? La question de la nature propre des acteurs ou des organisations non étatiques taraude l’analyse internationaliste et alimente aujourd’hui encore le débat entre les principaux courants des relations internationales. On pourrait même dire que cette recherche sur l’origine des flux transnationaux (dès lors que nul courant ne semble plus sérieusement nier aujourd’hui leur existence) constitue la base de l’opposition principale. Nous ne pourrons donc, dans le cadre de cette analyse de l’origine des acteurs privés et des structures informelles dans les rapports franco-gabonais, faire l’économie d’un bref retour à la présentation du débat théorique. La théorie classique (défendue par les pionniers du réalisme) comme sa reformulation (nous faisons par exemple allusion au structuralisme néo-réaliste d’un Kenneth Waltz), fondées sur l’idée d’une anarchie naturelle du système international, le nécessaire équilibre des forces et le primat de l’État, voire de l’ordre interétatique, sur le fonctionnement des relations internationales sont à nuancer très nettement aujourd’hui et ne sauraient plus être considérés comme des paradigmes passe-par-

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tout. On pourrait même se demander si cette apparente rigidité des idées n’est pas caricaturale tant la remise en cause de l’exclusivité de l’État-nation, par exemple, est déjà ancienne chez les premiers réalistes eux-mêmes. À ce propos, nous pourrons citer cette correction de Hans Morgenthau déjà présente dans la deuxième édition de Politics among nations (1954) : « le rapport établi de nos jours entre l’international et l’État-nation est un produit de l’histoire, et est dès lors voué à disparaître avec le temps. Rien dans le monde réel ne milite contre l’hypothèse du remplacement de la division actuelle du monde politique en États-nations pour de plus vastes unités de nature sensiblement différente, plus en accord avec les potentialités techniques et les nécessités morales du monde contemporain [...] »15.

Dans le même temps, les conceptions idéalistes (ou transnationalistes, selon le choix conceptuel effectué par JeanJacques Roche par exemple) mettent en avant l’interdépendance des États, l’émergence d’un monde unipolaire consacrant le rôle des sociétés civiles, lesquelles annoncent elles-mêmes l’avènement d’un monde post-international transcendant l’ordre des États et aboutissant, pour les plus extrémistes des analystes, à la « fin de l’histoire »16 . Cette posture est, elle aussi, à relativiser. En effet, si elle semble se fonder sur l’image empirique de l’effondrement des idéologies traditionnelles, la chute des régimes communistes, la mise à mal de l’ordre socio-politique ancien notamment en Occident, cette posture, n’est pas non plus exempte de contradictions. On pourrait, par exemple, en analysant les mêmes phénomènes, faire remarquer que l’éclatement de l’Union soviétique s’est accompagné d’une résurgence de revendications ethniques et identitaires qui a favorisé la formation de nouveaux États15. H. Morgenthau, Politics among nations, New York, Mc Graw Hill, 1948, p. 9. 16. Nous pensons à l’essai très polémique d’un Francis Fukuyama par exemple. Voir F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, 449 p.

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nations à l’Est. De même, les évolutions récentes de l’ordre économique mondial, sous couvert de mondialisation, font en réalité apparaître un nouveau type de protectionnisme, pratiqué par des blocs économiques rivaux et fermés. Ce bref rappel du débat théorique a pour objet de mettre en lumière l’enjeu d’une interrogation portant sur la nature des réseaux que nous étudions. Concrètement, il s’agit, en nous situant pleinement dans ce débat; de savoir si ces réseaux peuvent être considérés comme des émanations de l’État selon la posture réaliste ou si, au contraire, ils s’inscrivent dans une logique autonome de nouveaux lobbies, comme les idéalistes tendent à le faire croire. Pour répondre à cette interrogation complexe et large, il faut analyser le rapport du lien qui existe entre l’État et ces structures et voir en quoi, dans leur cas, on pourrait parler de structures indirectes de l’État ou, au contraire, d’organisations entièrement privées. Pour ce faire, d’abord nous montrerons que ce ne sont pas les États qui leur donnent naissance (a), ensuite nous verrons que la bienveillance de ces mêmes États structure en grande partie leur survie (b), enfin nous essayerons (c) de faire une synthèse de cette situation. Des réseaux malgré les États Contrairement à ce que la croyance populaire semble avoir consacré, les réseaux clientélaires franco-gabonais ne sont pas formellement une créature de l’État. Certes, ils s’appuient largement sur les ressources publiques au point que les États semblent s’être accommodés de leur existence. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils soient de « fabrication » étatique. La légèreté de cette idée peut être démontrée d’une part au regard de leur mise en place et d’autre part par rapport à l’action de leurs membres. Sur la mise en place, il faut se souvenir que la stratégie gaullienne et ce que nous avons désigné alors sous la formule de « situation d’exceptionalité » ont juste favorisé la création d’un cadre qui allait permettre au système Foccart de se déployer dans l’étendue de sa configuration d’origine. Il s’agissait alors

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d’une forme de délégation involontaire de l’État de certaines de ses prérogatives à une personnalité et une structure spéciales qui auraient été ainsi appelées à fonctionner (quand les besoins de la situation l’imposaient) parfois en marge des normes communément admises comme étatiques. Cet arrangement particulier s’était imposé dans la mesure où il s’agissait de gérer cette situation unique qu’était l’indépendance formelle et les relations particulières que la métropole allaient être amenée à entretenir avec les anciennes colonies. Ce système bénéficiait ainsi ouvertement des ressources publiques, et apparaissait d’autant plus couvert par une certaine « légitimité » dans la mesure où la personnalité chargée de l’animer n’était pas un pur privé, mais au contraire une personnalité occupant une fonction officielle éminente. Ce qui était donc privé ici, c’était d’une part le mode de fonctionnement du système (au demeurant des secteurs comme les renseignements fonctionnent-ils de façon toujours légale ?) et d’autre part le dispositif en lui-même. Pour autant, ce système n’était ni reconnu, ni revendiqué par l’État. Or, les réseaux identifiés, s’ils s’inscrivent eux aussi dans ce cadre ne constituent en rien une délégation volontaire de l’État. Ils profitent surtout de l’éclatement du système décrit (qui avait réussi jusque-là à maîtriser cet espace privé), pour s’opposer à une tentative de « normalisation »17 ou se substituer à un autre système18 dans le but de maintenir deux pôles dans l’organisation officieuse. Le septennat Giscard nous semble parfaitement symboliser cette résistance des réseaux face à l’État, lequel État finira par accepter qu’ils fassent partie du jeu 19 . Sous Mitterrand, l’enracinement de la pratique des réseaux est telle 17. Il existe aujourd’hui nombre de faits qui prouvent que des acteurs français, anciens membres du système Foccart, ont tenté de se regrouper de manière à résister aux tentatives de « normalisation » entreprises par le président Giscard d’Estaing. C’est ce processus que le journaliste Pierre Péan a analysé, à tort, comme étant les manœuvres d’un clan. 18. Ce sera notamment le cas de la structure Pasqua au milieu des années 80. 19. On peut difficilement ne pas voir dans la nomination de Maurice Robert comme ambassadeur au Gabon une revanche tardive du système Foccart, même si les mécanismes ayant abouti à cette décision sont beaucoup plus complexes.

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qu’il jugera préférable de ne pas y mettre fin20, à la condition que ceux-ci inscrivent leur action dans le sens de la défense des intérêts français. C’est là une preuve supplémentaire de la nontransnationalité de ces réseaux. En effet, si l’État s’est ainsi facilement résigné à les laisser vivre (alors que, comme nous l’avons vu, il n’était pas à l’origine de leur création), c’est bien parce que leurs intérêts ne s’opposaient pas à ceux de l’État. Il y a donc ici une inexistence manifeste de conflit d’intérêts. Les intérêts de ces réseaux se fondraient donc dans ceux de l’État au lieu de les menacer. Ayant satisfait ces exigences minimalistes, ils peuvent donc proliférer, inscrivant souvent leur action à la limite de la légalité, mais se devant toujours de veiller à l’impunité que leur conférera leur patron. Dans cette configuration, et même s’il lui est très lié, le réseau n’est aucunement une création de l’État. Il fonctionnera grâce à une tolérance passée dans les mœurs. Les réseaux grâce aux États Si donc l’État n’est pas formellement le créateur de ces réseaux, ceux-ci existent grâce à une sorte de tolérance provenant de cet État. Dès lors, qu’est ce qui permet aux réseaux de survivre, voire de prospérer ? À première vue, c’est encore l’État qui, après avoir refusé d’en créer, assure, par sa couverture, sa protection et ses ressources, l’existence des réseaux. Cette action, largement indirecte, s’appuie sur trois piliers essentiels. D’abord, les ressources, ensuite l’intégration et enfin le recyclage des membres. Au sujet des ressources, nous pouvons dire que l’État facilite l’accès à deux types de ressources : des ressources matérielles, des ressources immatérielles. En favorisant l’accès à des postes 20. Là aussi, il existe une somme relativement importante de témoignages dont les uns sont plus ou moins crédibles que les autres, qui tendent à prouver que le président Mitterrand aurait plus ou moins laissé prospérer les réseaux, pour le cas des réseaux de droite. pour le cas des réseaux Elf, on lira l’interview de son ancien Directeur Général. L. Le Floch-Prigent, « Mitterrand m’a dit : ne changez pas le système mis en place par de Gaulle », Le Figaro du 18/05/2001.

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de responsabilité d’acteurs qu’on sait notoirement être membres de structures privées, l’État exerce ainsi une tolérance qui favorise indirectement lesdits réseaux. L’un des moyens par lesquels l’État facilite l’accès aux ressources est le financement associatif. L’une des caractéristiques des réseaux est, en effet, de veiller à la création d’associations proches le plus souvent de leur position idéologique. Or il revient encore à l’État de favoriser la légalisation de ces associations (même si la durée de vie de celles-ci est encore plus limitée que celles des réseaux qui leur donnent naissance). L’autre moyen par lequel l’État favorise d’une certaine manière le rayonnement des réseaux c’est en facilitant leur intégration dans le circuit administratif et bureaucratique. De ce point de vue, l’État apparaît comme une véritable corne d’abondance à laquelle les réseaux savent s’attacher. Dans ces conditions, l’administration si rationnelle et si fermée sait faire preuve de souplesse pour intégrer les membres des réseaux concernés. Le recyclage des membres des réseaux constitue le dernier pilier essentiel à travers lequel l’État favorisera la survie des réseaux. Par recyclage nous entendons une action propre de l’État qui vise à « placer » dans certaines de ses annexes des membres des réseaux en difficulté momentanée. C’est ce type de mécanisme qui explique l’existence au sein d’un grand groupe privé d’une branche comme Elf international, dont la destination ultime semble avoir été de servir de réceptacle pour des acteurs un moment mis à l’écart du jeu. Comme on le voit, s’il n’en est pas le créateur, l’État, en protégeant, en favorisant et en finançant les réseaux, constitue la véritable source à laquelle s’abreuvent les structures issues de ce monde parallèle. Réseaux étatiques ou réseaux privés Il peut paraître contradictoire, voire incongru, de parler de réseaux étatiques alors même que le but premier de ce type de structure est de se situer parallèlement à l’État, quitte à le concurrencer. La réalité ici est sensiblement différente. Pour comprendre cette différence, il faut avoir à l’esprit nos premières

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tentatives de définition qui faisaient des réseaux clientélaires franco-gabonais des formes de structures dont la nature et le mode de fonctionnement nous semblaient bien éloignés du type idéal. Nous faisions alors le choix d’utiliser le concept de réseaux par défaut. En effet, le mode de fonctionnement des structures dont il est question ici nous paraît si imbriqué dans les logiques d’État que l’on est parfois tenté de les considérer tout simplement comme des formes de délégation de l’État. Une tentative de compréhension de la structuration et du fonctionnement des réseaux franco-gabonais peut difficilement ne pas s’orienter vers des problématiques tournant autour des notions de délégation ou de nouvelles formes de gouvernementalité. En conséquence, notre débat initial, qui consistait à voir si ces réseaux étaient des émanations de la puissance de l’État ou s’ils entraient dans des logiques d’autonomisation, nous paraît dépassée. En fait, le fonctionnement de ces structures relève d’une mixité à la fois privée et publique. En conséquence, il ne serait pas exagéré de les considérer comme des réseaux mixtes se situant à la frontière de l’espace public et du domaine privé. Cependant, il convient de mieux expliquer cette mixité. Il faut d’abord faire remarquer que la mixité dont il est question ici est une mixité multiforme, qui varie en fonction de la structure concernée. En effet, ces structures pourront apparaître en même temps comme des structures officieuses (dans la mesure où leur existence légale ne sera pas attestée) officielles (parce que nombre de leurs membres figurent dans des organigrammes officiels, parfois à des postes de responsabilité). Ces mêmes structures présenteront cette mixité dans la nature de leurs activités. Ainsi elles pourront, en même temps, orienter leurs actions vers le domaine économique, commercial ou d’affaires (il ne serait pas saugrenu de penser que certains membres utilisent les réseaux soit pour rechercher des financements pour leurs partis politiques d’origine, soit pour satisfaire des besoins d’enrichissement personnel), tout en demeurant attachées à leurs objectifs politiques ou idéologiques initiaux. De la même manière, leurs actions pourront facilement intégrer aussi bien le registre du licite que de l’illicite. Nous avons montré plus haut de quelle manière certaines structures informelles ont posé des actes peu en phase avec la légalité sans que cette

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façon de faire ait pu constituer une pratique courante. En fait, un peu à la manière des firmes multinationales qui voient leurs activités écartelées entre deux mondes21, par la force des choses, les réseaux qui nous intéressent ici ne peuvent qu’être des réseaux mixtes. Car, autant ils sont appelés à solliciter, pour leur fonctionnement, les ressources et les appuis publics, autant la nécessité de leur survie propre leur impose de maintenir jalousement un cadre privé et de développer des techniques d’autonomisation et de résistance de nature privée (même si, comme nous l’avons vu, ces tentatives ont le plus souvent échoué). Pour nous résumer, nous dirons des réseaux dont il est question ici que ceux-ci seraient des formes de délégation non volontaires de l’État, qui s’en formalise fort peu dès lors qu’il sait se les réapproprier. En clair, loin de s’insérer harmonieusement dans un seul des registres de la vie internationale, l’activité des réseaux que nous étudions ici (et par voie de conséquence leur nature) les destine à une pluralité de facettes. Dans ces conditions, avoir à choisir entre la dépendance à l’État et une totale autonomie est, comme nous l’avons dit, un choix beaucoup trop restrictif et en tous les cas inapproprié. Il convient au contraire de saisir leur action dans la diversité de leurs domaines potentiels d’intervention et dans la sollicitation d’une pluralité des ressources. Leur singularité tiendrait d’ailleurs, en partie, de cette capacité à se diversifier. Autrement dit, on reconnaît les réseaux franco-africains grâce à une double inscription simultanée dans l’étatique et le non étatique. Une mutation structurelle problématique La mise en lumière de la fragilité des structures censées influencer les rapports franco-gabonais telle qu’elle se dessine 21. À ce propos, Ariel Colonomos a bien montré la particularité de cette mixité. Il écrit notamment « De par leur nature, ces organisations ont une vocation intermédiaire, à cheval sur deux mondes, d’une part sur la scène politique, dans les espaces publics [...] de l’autre dans la sphère des intérêts privés et confidentiels, privilégiant la stratégie de maximisation du profit choisie par l’ensemble de ses dirigeants [...] ». Voir A. Colonomos, « L’acteur en réseau à l’épreuve de l’international », op. cit., p. 215.

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progressivement n’épuise pourtant pas, loin s’en faut, la question plus fondamentale du devenir de ces rapports au regard de la propre évolution des structures non-étatiques qui les influenceraient. En effet, si les réseaux politiques que nous venons d’étudier paraissent non susceptibles d’influencer durablement ce partenariat multiforme, un autre type de structure, les lobbies, sont présentés par nombre d’internationalistes comme le prolongement naturel des structures actuelles et comme risquant plus sérieusement d’ébranler l’ordre interétatique. Autrement dit, selon cette posture, si les anciens réseaux politiques se sont finalement révélés, à l’observation, incapables d’influencer radicalement les logiques d’État, les mutations à venir, en faisant de ces structures; non plus des « annexes » de l’État, mais plutôt des lobbies autonomes débarrassés de la tutelle étatique, permettent d’envisager sérieusement l’hypothèse d’une totale privatisation des rapports franco-gabonais, qui signifierait par ailleurs la consécration définitive de l’impuissance de l’État à maîtriser les flux de ces nouveaux échanges transnationaux. Cette privatisation signifierait aussi un effacement définitif de l’État et son remplacement par des logiques privées générées par ces nouvelles structures. Cette mutation concernerait, dans cet esprit, aussi bien les anciennes structures les plus proches de l’État (structures politiques, certaines directions générales de quelques ministères, etc.), que de pures structures privées (certains groupes commerciaux ou industriels, etc.). Nous allons voir dans les lignes qui suivent les conditions de validation d’une telle hypothèse, en analysant tour à tour les capacités de mutation des structures politiques ou directement administratives, ainsi que les potentialités de changement des groupes commerciaux privés. Les structures politiques ou administratives Il importe, avant d’entrer dans le vif du sujet, de définir rapidement ce que nous entendons par structures politiques et structures administratives. Nous considérons comme politiques les structures que nous avons étudiées et dont nous avons pu montrer la dépendance plus ou moins directe avec l’homme ou les

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hommes politiques à l’initiative desquels lesdites structures ont vu le jour. Par structures administratives nous entendons un certain nombre de directions générales de ministères, dont certains observateurs pensent qu’elles développeraient des stratégies propres de fonctionnement dont la logique ne serait pas toujours en phase avec celle de la doctrine ministérielle officielle. Sur les structures politiques, il nous semble difficile d’entrevoir une mutation future. En effet, la mise en lumière de la fragilité de leur fondement, caractérisée notamment par une dépendance directe avec l’État, une quasi-absence d’idéologie et une faible durée de vie, ces traits de caractères les font apparaître dans leur extrême vulnérabilité. Nous devons cependant ajouter, pour être complet, que toutes les structures ne semblent pas, de ce point de vue, être logées à la même enseigne. La gauche française ayant une moins grande habitude de ces formes de « complicité », l’absence d’idéologie ici sera d’autant plus pénalisante. En revanche, à droite (du moins tant que le président Bongo demeure au pouvoir), il existe des possibilités réelles de survie. Cependant, nous sommes fondé à douter d’une transformation de ces structures en véritables lobbies autonomes. Le problème se pose en des termes différents en ce qui concerne les structures administratives. Ce n’est pas une nouveauté si nous affirmons que celles-ci avaient déjà des logiques de fonctionnement, sinon de lobbies, au moins corporatives. En effet, il y a maintenant plusieurs années que les rapports relatifs à la réforme du dispositif de la coopération française stigmatisent des logiques inféodées aux intérêts commerciaux, la pratique des aides du trésor destinées en réalité à encourager les exportations…, au détriment de l’aide véritable au développement. Si ces directions sont cependant soumises administrativement aux ministères, il est en effet imaginable que celles-ci développent à l’avenir des stratégies, non pas nécessairement d’autonomisation totale, mais de corporatisme, à l’instar des organismes internationaux d’aide. La subordination de ces structures à une direction politique claire pourrait aider à contrecarrer en partie cette évolution quasi inéluctable.

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Les groupes commerciaux ou industriels Sur les groupes commerciaux, plutôt que de nous livrer à l’analyse de l’action de l’ensemble des opérateurs économiques franco-gabonais, nous nous en tiendrons (pour des raisons de clarté du propos et parce qu’il s’agit d’un exemple emblématique et révélateur du double point de vue des rapports francogabonais, et plus généralement du débat sur le rôle des entreprises multinationales dans les relations internationales), à l’exemple du groupe Elf au Gabon. Notre démarche consistera à revenir sur son autonomie réelle face à l’État français et accessoirement gabonais sur l’incidence de cette position par rapport à sa privatisation puis sa fusion avec le groupe Total, enfin, par un retour plus réflexif sur l’action des entreprises multinationales dans les relations internationales, nous serons amené à voir si en ce qui concerne le groupe Elf, nous pouvons parler d’une stratégie de lobby autonome et évaluer du coup son incidence sur le cours des rapports franco-gabonais. Dans sa contribution à un ouvrage collectif22, Susan Strange, s’interrogeant sur le rôle des cadres dirigeants des grands groupes multinationaux dans les relations internationales, élaborait trois hypothèses que nous souhaitons résumer ici : – elle se demandait d’abord si ces cadres dirigeants devaient être considérés comme des traîtres (c’est-à-dire comme des individus travaillant contre l’intérêt public des pays dont ils sont les citoyens) ; – elle émettait ensuite l’idée que ces mêmes cadres agiraient comme des « agents doubles », préservant ainsi divers intérêts ; – elle finissait par se demander si ces mêmes dirigeants ne pouvaient pas, d’une certaine manière, être considérés comme des « bienfaiteurs de l’humanité », dans la mesure où, par leur action (création « altruiste » d’emplois, etc.), ils sauveraient des catégories d’individus dans les pays sous-développés. Nous choisirons d’examiner en priorité cette dernière proposition car elle nous semble (plus que les deux premières) avoir 22. Voir S. Strange, « Traîtres, agents doubles ou chevaliers secourables ? Les dirigeants des entreprises transnationales », in Les individus dans la politique internationale, Paris, Economica, 1994, pp. 218-220.

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la préférence de l’auteur, et paraître porteuse d’une fécondité laissant entrevoir une certaine richesse discursive quant à son application au cas qui nous intéresse. Nous nous sentons d’autant plus interpellé que Susan Strange semble voir dans les cadres dirigeants des « chevaliers secourables » c’est-à-dire les avantageux remplaçants à venir d’un système étatique de l’aide internationale qui aurait échoué. Les chevaliers secourables symboliseraient donc à ses yeux les nouveaux « moteurs » individuels du changement au plan international, qui prendraient avantageusement la place des acteurs traditionnels : hommes politiques, diplomates et militaires. Au-delà du caractère à bien des égards idéologique de cette thèse23, qui peut par ailleurs être facilement contredite par des faits d’actualité qui ne font pas forcément une bonne publicité de l’action des entreprises multinationales dans des pays sous-développés ou ailleurs, il nous revient d’en confronter l’application avec l’exemple précis du groupe Elf au Gabon. Concrètement, pour mieux étudier le rôle du groupe et sa capacité de mutation face aux États gabonais et français, nous allons analyser tour à tour ses liens avec les États concernés, les conséquences sur ces liens de sa privatisation puis de sa fusion avec les groupes Total et Pétrofina, et enfin nous pourrons faire une synthèse de son statut à venir. – Le groupe Elf et l’État Ici, il s’agira d’étudier la nature des liens qui unissent le groupe Elf non seulement avec son État d’origine (la France) mais aussi avec l’État où se réalise sa principale activité en amont (le Gabon). Il sera question de mesurer et de décrire la capacité du groupe à changer l’ordre des relations politiques entre les deux pays. Il y a plusieurs années déjà, Marcel Merle avait présenté les enjeux de l’étude des rapports entre firmes multinationales et les États. Il posait le problème en termes d’hostilité ou de com23. Nous ne pensons pas caricaturer en faisant remarquer que cette thèse défendue par Susan Strange nous semble, toutes proportions gardées, assez proche des vues de l’école anglaise « Airport lounge literature », dont on connaît l’anti-étatisme primaire et l’ultra-libéralisme.

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plicité entre ces firmes et leurs pays d’origine, et en termes de dépendance avec les pays d’accueil24. Voyons ce qu’il en est des rapports entre le groupe Elf et l’État français. Il n’est pas utile de revenir sur les circonstances particulières de la création du groupe Elf (il faudra pour cela se reporter au chapitre trois pour en avoir un aperçu), dont nous avons vu qu’elle était, à l’origine, d’inspiration politique et stratégique. De ce point de vue, le groupe peut donc être considéré comme une authentique émanation de l’État. En revanche, dès lors que les activités du groupe se sont développées (aussi bien en volume qu’en diversification) et que ses intérêts privés se sont précisés, le rapport concerné évoluera nécessairement. Il apparaît dès lors plus judicieux de voir si ces nouveaux rapports peuvent se laisser percevoir comme des rapports d’hostilité ou, au contraire, comme consacrant une certaine complicité. S’il paraît un peu exagéré de parler stricto sensu d’hostilité (nous avons montré dans les pages précédentes de quelle manière les intérêts du groupe se confondent généralement avec ceux de l’État), on ne peut cependant défendre valablement l’idée d’une complicité ininterrompue. En effet, l’autonomisation progressive mais continue du groupe a eu comme corollaire son émancipation et la prééminence accordée à ses propres intérêts privés face à ceux de l’État quand ces derniers allaient dans un sens contraire. Ainsi, l’on a pu observer, notamment sur le théâtre africain, ces discordances entre la stratégie du groupe, et donc son action, et la politique officielle de l’État français. Quand il est arrivé que l’État français ou plus précisément les personnes chargées de parler en son nom et agissant à son compte donnaient l’impression de tenir un discours défavorable (à un pays tiers producteur de pétrole), susceptible de léser les intérêts du groupe, ce dernier n’hésitait pas à se désolidariser de l’État, développant du coup ses propres contacts directs avec le pays concerné. Ainsi la guerre civile au Congo tout comme auparavant le conflit d’Angola offrent des exemples où le groupe Elf a développé des stratégies autonomes, pas toujours en phase avec celle de l’État

24. Voir M. Merle, Sociologie des relations internationales, Paris, Dalloz, 1988, (4e éd.), pp. 418-425.

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français, mais qui avaient l’avantage de sauvegarder les intérêts commerciaux et industriels du groupe25. Il faut cependant ramener ces tensions à leur juste mesure car, finalement, en tant qu’entreprise parapublique, le groupe est longtemps resté dépendant de l’État, notamment dans l’aide que lui apportait ce dernier dans la recherche de nouveaux permis de prospection. En retour, Elf a longtemps servi d’annexe à l’État. Nous verrons plus loin en quoi la privatisation intervenue en 1994 et la fusion de 1999 ont pu changer ce partage de services. Avec l’État gabonais, les rapports seront sensiblement différents. En effet, ceux-ci ont toujours hâtivement été présentés comme de simples rapports de dépendance (dépendance du Gabon à l’égard du groupe Elf), dans la mesure où le groupe fournissait au pays l’essentiel de ses ressources. S’il est vrai que le groupe est devenu la principale source de revenus du pays, contribuant pour plus de soixante-quinze pour cent à ses ressources propres, l’idée d’une simple dépendance, qui allait très vite générer des commentaires faisant d’Elf un véritable État dans l’État gabonais, cette idée nous paraît beaucoup trop simple et demande à être fortement nuancée au regard de la complexité des rapports entrevus. Il faut d’abord faire remarquer, pour planter en quelque sorte le décor, qu’autant le groupe génère des recettes substantielles pour le Gabon, autant le premier cité bénéficie dans le pays de conditions d’exploitation et d’une fiscalité uniques dans le domaine. En effet, bon an mal an, Elf a toujours contribué pour plus de cinquante pour cent au budget du Gabon. Dans le même temps, non seulement il a toujours bénéficié au Gabon d’une des fiscalités les moins contraignantes du marché mais, de plus, il s’est toujours trouvé avantagé 25. Le rôle réel joué par le groupe Elf apparaît encore confus dans la guerre civile au Congo par exemple. Nous savons cependant, par divers recoupements, que le groupe a aidé au moins chacun des protagonistes, alors que la doctrine officielle de la France semblait plutôt pencher pour un appui à l’actuel président Sassou Nguesso. Par ailleurs, Loïk Le Floch-Prigent, dans une Une Afrique sous influence, a clairement expliqué que dans le conflit angolais, la stratégie du groupe était simple : lorsque les troupes de l’U.N.I.T.A. s’emparaient d’une zone pétrolifère, Elf prenait langue avec elles, leur reversant du coup une certaine redevance. Cette négociation était menée alors même que le groupe entretenait les rapports les plus cordiaux avec le pouvoir légal angolais.

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dans la distribution des permis de prospection. Conséquence directe de ces derniers avantages, le groupe a longtemps bénéficié ici d’une des marges les plus intéressantes du monde. Concrètement, alors que le pourcentage de l’impôt sur les bénéfices généralement observable dans les autres pays producteurs de pétrole est de l’ordre de 85 % en moyenne, au Gabon, il a longtemps culminé à 73 %. Deux dispositifs permettent de symboliser l’extrême complexité des rapports entre la société pétrolière et le Gabon : la création de la FIBA, et la mise sur pied de la PID. Sans revenir sur les modalités pratiques de fonctionnement de ces dispositifs (nous avons largement présenté ces structures en deuxième partie), il convient plutôt d’en dégager le sens politique. S’agissant de la PID, il faut faire remarquer que, s’il s’agit d’une ligne budgétaire qui permettra au Gabon (tel était du moins l’objectif initial) de financer son industrialisation, c’est aussi le moyen ingénieux trouvé par les dirigeants d’Elf de bénéficier, comme nous l’avons vu, d’une importante réserve de crédit d’impôt. Le même raisonnement peut s’appliquer à la FIBA, régulièrement présentée comme la banque de la famille présidentielle gabonaise (à juste titre, au regard du pourcentage du capital détenu) mais qui était en réalité contrôlée par le groupe. Là aussi, les autorités gabonaises en tireront profit, grâce notamment à la confidentialité entourant son fonctionnement. Dans le même temps, le groupe s’en servira largement pour gérer sa comptabilité parallèle, notamment celle qui concernera le trading, les rétro-commissions ou le versement de salaires parallèles. Si les relations entre le groupe pétrolier et l’État sont donc des relations étroites, elles dépassent largement le cadre de l’économique ou du commercial pour être parties prenantes de la politique, et pas seulement de la politique intérieure. – Une privatisation synonyme d’autonomisation ? Avant toute chose, il faut préciser qu’il n’a pas fallu attendre la « fusion » du groupe Elf avec Total pour observer le début d’un franc mouvement d’autonomisation vis-à-vis de l’État. En effet, le processus d’émancipation du groupe, à l’égard de l’État français notamment, est relativement ancien. On peut historiquement le situer à la découverte des premiers grands gisements de pétrole du Golfe de Guinée et au début d’enrichissement du

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groupe, ce facteur se combinant avec les changements politiques intervenus en France au milieu des années soixante-dix. La mise en place d’une structure autonome de sécurité et de renseignement (le P.S.A.), dirigée par des spécialistes confirmés et reconnus, la diversification extrême des activités (qui dépassent désormais le cadre de la seule recherche de l’autosuffisance énergétique de la France) et la volonté affichée par les dirigeants du groupe d’entrer en relations directes avec les autorités politiques des pays d’extraction du pétrole sont autant d’éléments qui confirment ce besoin d’émancipation et le développement de cette « para-diplomatie ». Tous ces changements s’étant quasiment poursuivis sur le même rythme après la privatisation intervenue en 1994, notre intérêt portera donc moins sur les conséquences de la privatisation sur les liens avec l’État que sur les conséquences de la fusion intervenue, elle, en 1999 et qui constitue, d’un point de vue structurel, une véritable « révolution ». À ce propos, une précision s’impose au préalable : il nous semble prématuré (sauf à courir le risque de nous livrer à des conclusions hâtives que le cours des événements risquerait de contredire rapidement) d’envisager dès maintenant des conséquences définitives à ce changement majeur sur la stratégie et la conduite du groupe, face aux États notamment. Ce que nous allons dire dans les lignes qui vont suivre est donc à prendre avec beaucoup de prudence et ne saurait entrer dans ce que l’on pourrait ranger au registre des tendances dites lourdes. Il est d’abord utile de signaler que la fusion intervenue (la justesse voudrait que l’on parle plutôt d’une absorption du groupe Elf par son concurrent Total) en 1999 fait passer le nouvel ensemble au quatrième rang des pétroliers mondiaux, tout en le hissant à la place de première capitalisation boursière de la bourse de Paris. Son chiffre d’affaires annuel (1999) s’élève désormais à 500 milliards de francs, et l’État français n’est désormais plus actionnaire de ce nouveau groupe26. Sur la nouvelle politique du

26. Toutes ces informations proviennent de la synthèse réalisée en 2000 par Axel Masson et Patrick Chiron. Voir A. Masson et P. Chiron, Total Fina Elf, Paris, Eurostaf, coll. Observatoire des groupes, 2000, 62 p.

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groupe et ses nouveaux liens avec les États français et gabonais, nous observons un certain maintien du statu quo qui peut s’expliquer principalement par deux raisons : la nécessité de mener à terme, sans « faire de vagues », une indispensable période de transition et l’orientation stratégique du groupe, qui rejoint en grande partie celle déjà mise en place au sein d’Elf. Sur le premier point, cette volonté d’assurer une transition douce permet d’observer qu’il n y a pas eu de bouleversement majeur dans l’organigramme du nouvel ensemble. Les anciens cadres dirigeants du groupe Elf se retrouvent ainsi quasiment tous membres soit du nouveau Comité Exécutif (instance décisionnelle), soit du Comité Directeur (instance de coordination). Sur l’orientation de la stratégie industrielle et commerciale, il n’y a guère non plus de changement notable, les anciennes orientations du groupe Elf sont préservées et même consolidées. Pour comprendre ce « conservatisme », il faut avoir à l’esprit que, malgré les « affaires » et le procès, la situation financière du groupe pétrolier est bonne au moment de son rachat. Il aurait donc été imprudent de changer les choses et courir le risque d’inverser une tendance largement bénéficiaire. L’existence des « anomalies » que nous avons présentées précédemment n’a donc pas contrarié fondamentalement les nouveaux dirigeants. C’est sur le long terme qu’il faudra sans doute observer les évolutions stratégiques. Pour revenir à ces orientations stratégiques, l’examen des documents officiels du nouveau groupe fait apparaître que le principal axe stratégique du groupe à moyen terme serait l’exploration-production. Le groupe y consacrerait dans les années à venir 80 % de son budget d’investissement. Une telle donnée n’est pas sans intérêt, elle permet au contraire de voir que c’est essentiellement en amont (accélération de la recherche de nouvelles réserves) que porte la plus grande partie des actions à venir. Du coup, les activités de l’aval, la chimie par exemple, ne recueilleront qu’à peine 20 % des investissements du groupe. C’est précisément pour cette raison et à ce niveau que se pose la question de l’autonomie et que celle-ci revêt toute son importance. En effet, si le groupe continue à mener une double action d’émancipation et de professionnalisation (au plan diplo-

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matique), on fera remarquer que c’est essentiellement dans le cadre des activités d’exploration et de prospection qu’il a toujours doublement eu besoin de l’État. Il a en effet souvent sollicité l’appui des dirigeants politiques français ou gabonais pour intercéder auprès de leurs homologues des pays producteurs, dans la difficile concurrence qui l’oppose dans ce domaine aux « majors »27 pour l’attribution des permis de prospection. De la même manière, le groupe sera bien obligé d’entretenir une relation chaleureuse avec les dirigeants politiques des pays du Golfe de Guinée, par exemple, car, dans ces pays, ce sont ces dirigeants qui s’occupent personnellement de l’octroi de ces permis. En clair, eu égard à l’orientation stratégique actuelle du groupe et malgré les velléités réelles d’émancipation28, on ne pourra sans doute pas parler de véritable processus d’autonomisation avant quelque temps. – Lobby autonome, bras armé de l’État ou agent double ? La question de la nature propre et des objectifs réels des groupes commerciaux ou industriels n’est ni nouvelle ni particulièrement originale. Cette question tarauderait même l’analyse internationaliste au point de justifier la méfiance de certains partisans d’un stato-centrisme absolu. Au regard de ce que nous venons de voir, il est question de définir la nature du groupe (pas seulement dans son fonctionnement actuel, mais aussi dans ses éventuelles mutations à venir). Agit-il comme une structure fermée sur elle-même et consacrant ses moyens à la seule recherche à ses profits propres ? Se comporte-t-il, comme à son origine, en annexe de l’État qu’il suppléerait dans les tâches que celui-ci ne voudrait ou ne pourrait pas remplir ? Ou alors développerait-il simplement une stratégie d’agent double, situant son action entre les deux missions précitées en veillant aussi bien à la sauvegarde des intérêts français qu’à ceux du Gabon ? 27. La fusion a fait du groupe le quatrième pétrolier au monde par le niveau de son chiffre d’affaires, lequel a culminé à 500 milliards de francs français en 1999, mais celui-ci se situe toujours bien loin de ceux des « majors ». Il est deux fois plus petit que celui des groupes tels que Exxon-Mobil ou Royal-Deutch-Schell. 28. Il faut à cet égard constater que la FIBA, qui a survécu à la privatisation du groupe en 1994, a cette fois-ci été finalement dissoute.

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Avant tout, une entreprise à la recherche du profit... Le groupe Elf est avant tout une entreprise, dont l’objectif premier est de faire du profit. Cette caractéristique est encore plus valable depuis sa privatisation dans la mesure où ses dirigeants doivent rendre des comptes et verser des dividendes aux principaux actionnaires. C’est donc vers cette recherche que se déploieront en priorité son énergie et ses ressources. Quand il lui arrivera de financer le fonctionnement d’une équipe de football à Port-Gentil ou une colonie de vacances dans la même localité gabonaise, par exemple, ce sera uniquement dans la mesure où ces investissements servent à lui faire engranger directement ou indirectement des bénéfices plus importants encore. L’exemple emblématique de la P.I.D. suffit à le prouver. Car, in fine, si toutes les prises de participations gabonaises financées par ce dispositif se sont révélées comme étant des investissements à perte, le groupe Elf, lui, a pu largement bénéficier d’une fiscalité que nous qualifierons sobrement d’avantageuse. ... mais opérant dans un domaine sensible Si donc, du fait de sa nature profonde, l’objectif premier du groupe Elf était de faire du profit dans la stricte logique économique, cette logique nous semble être fortement altérée par la nature du domaine dans lequel le groupe opère. En effet, puisqu’il s’agit de pétrole, la seule logique privée ne suffira pas. Il lui faudra accoupler à cette logique des préoccupations publiques, voire politiques et diplomatiques. Cette démarche mixte sera la seule susceptible de lui permettre de mener valablement ses prospections. C’est à ce niveau que sa fragilité en tant qu’acteur privé se révélera et c’est aussi à cette occasion qu’il devra s’appuyer sur l’État. Il convient, à ce niveau de l’analyse, de souligner deux éléments d’importance. Le premier, c’est le domaine d’activité. L’État français y veille avec d’autant plus d’intérêt que la recherche d’une certaine autosuffisance énergétique est déterminante pour la stratégie des grandes nations. Le second est qu’il convient de veiller, dans les pays producteurs, à être en bons termes avec les dirigeants locaux, qui sont aussi le plus souvent l’interlocuteur central en économie. La justification d’un début

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de professionnalisation et les velléités de développement d’une para-diplomatie se justifient d’autant. – Le groupe Elf, une stratégie à la frontière de l’économique et du politique. Comme ces développements le montrent, le groupe Elf n’apparaît donc ni comme un traître, ni comme un agent-double véritable. En effet, pour passer pour un traître, il aurait fallu qu’il s’inscrive dans une stratégie purement axée sur ses propres profits, quitte à ce que cette posture éminemment libérale soit adoptée au détriment des intérêts de la France. Par ailleurs, il serait passé pour un agent double si toute sa stratégie consistait à se mettre invariablement au service du Gabon et de la France. L’observation attentive permet plutôt de lire dans la conduite des actions du groupe, d’une part une volonté d’autonomisation progressive par rapport aux États (afin de prémunir sa stratégie industrielle et commerciale contre une trop grande inféodation aux logiques politiques) et, d’autre part, un besoin constant de cultiver des rapports de courtoisie et de bonne entente avec les deux États. C’est en cela que sa stratégie se situe au point d’équilibre entre la politique et l’économie. Au demeurant, la stratégie aurait difficilement été différente. En effet, il faut avoir à l’esprit que le domaine d’activité dont il est question ici est le pétrole. Domaine stratégique par excellence. Dans cet ordre d’idées, veiller à sauvegarder la stratégie industrielle du groupe compte autant qu’entretenir une relation chaleureuse avec les États. La posture à adopter est donc loin d’être statique. Elle ne saurait se résumer soit à une complicité soit à une hostilité ; il s’agit au contraire, dans une certaine forme de pragmatisme, de procéder aux arbitrages qui permettront de moduler son attitude en fonction des intérêts en jeu et de l’état de rapports de force29. 29. Ce sont sans doute Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts qui ont la formule la plus complète pour décrire la nature des rapports que les grands groupes entretiendraient avec leurs pays d’origine. Selon eux, « les entreprises mères ont des rapports très divers avec leur État d’origine, l’interpénétration des intérêts et la complémentarité des ressources l’emportant le plus souvent sur l’indépendance et l’ignorance réciproque. Dans un cas comme dans l’autre, le partenariat s’impose clairement, à telle enseigne que les firmes multinationales ne disposent jamais d’une autonomie complète par rapport aux États d’origine

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De même, la volonté des multinationales de s’affranchir de l’intermédiation politique si mise en avant par les libéraux, ne s’exprime pas de cette façon ici. S’il y a en effet un franc mouvement de professionnalisation, celui–ci s’inscrit davantage dans la préparation du groupe à un éventuel dépérissement de l’État. Dans le cas concret du groupe Elf, il est en effet arrivé que, du fait de la guerre (c’est par exemple le cas de l’Angola), le groupe, bravant les dangers, demeure le seul interlocuteur des belligérants sur un théâtre abandonné depuis longtemps par les politiques. Plutôt que de s’opposer stricto sensu aux États, le groupe a plutôt eu tendance à avoir une action diplomatique complémentaire. Ces évolutions à venir devraient s’inscrire dans cette logique-là. « Pour toutes ces raisons, l’entreprise multinationale ne doit pas être considérée comme antinomique de la logique étatique, mais plus simplement comme un lieu privilégié d’échanges internationaux où se combinent et s’entremêlent les acteurs politiques et les acteurs économiques [...] »30.

Des structures adossées aux États Trois éléments permettent en priorité de confirmer le lien direct qui existe entre les structures informelles, qui font l’objet de notre intérêt, et les États français et gabonais. Ces éléments sont : • le cadre d’évolution ; • la nature et le statut du créateur ; • les ressources mobilisées.

ou d’accueil et n’atteignent guère le niveau auquel prétendent avec succès les flux culturels ». Voir B. Badie et M.-C. Smouts, Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, op. cit., p. 87. 30. Ibid.

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Le cadre d’évolution Ici, ce qui est observable c’est que c’est l’État qui sert de cadre de naissance, d’évolution, d’épanouissement, en résumé de fonctionnement privilégié, de ces structures. En effet, c’est grâce d’abord à sa permissivité, ensuite à son action intégrative et enfin à sa protection que l’État permet aux réseaux francogabonais de survivre et de développer leurs actions. C’est donc au cœur même de l’État que ces réseaux sont logés. On peut comprendre dès lors que ces structures puissent difficilement survivre à une éventuelle éjection de ce cadre. Toute tentative d’autonomisation qui supposerait elle-même une sortie du cadre étatique condamnerait donc ces réseaux au mieux à une marginalisation, sinon à une disparition pure et simple. Au sujet de la permissivité, nous rappellerons simplement ce que nous avons dit précédemment, à savoir que si l’État n’était pas à proprement parler le créateur de ces réseaux, par sa « tolérance » il favorisait, plus ou moins (sous certaines conditions cependant), leur développement. Ayant ainsi favorisé leur implantation, l’État ne peut plus, dès lors, que veiller aussi à leur intégration. C’est en effet par ce seul moyen qu’il pourra en maîtriser le contrôle et exploiter à son profit les bénéfices de ces actions, à première vue privées mais qui se transformeront rapidement en ressources étatiques. Enfin, conséquence quasi obligatoire des deux précédentes conduites, l’État sera bien obligé, sans doute malgré lui, et de façon paradoxale, de protéger au besoin ces réseaux contre une action éventuelle d’assainissement menée par exemple par ses propres agents. Nous sommes donc ici dans le paradoxe de la logique des réseaux, dans sa cohabitation avec les États. C’est cette forme de logique paradoxale qui explique que les membres de l’ancien système Foccart « réfugiés » au sein du P.S.A. du groupe Elf n’ont pu en être délogés, et c’est cette même logique qui permet de comprendre la permissivité dont ont bénéficié nombre d’anciens membres français des services secrets, qui seraient restés après 1974 dans l’entourage immédiat du président Bongo au Gabon. En définitive, ce qu’il faut retenir de ce développement, c’est que c’est l’État qui demeure paradoxalement le cadre de vie et

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d’épanouissement par excellence de structures dont l’objectif supposé est pourtant d’évoluer à sa marge. Cependant, cette tolérance étatique ne vaudra que dans la mesure où les intérêts de ces groupements seront solubles dans ceux de l’État. En cas de véritable conflit d’intérêt, compte tenu de la nature profonde des structures qui nous intéressent ici, le raisonnement que nous venons de tenir s’avérera rapidement caduc. La nature et le statut du créateur Dans le prolongement du constat précédent, la particularité des réseaux franco-gabonais est leur degré de proximité avec l’État, par le biais de leur créateur. Si nous mettons de côté les introuvables réseaux des groupes privés tels qu’ils ont été hâtivement présentés (on se reportera au développement que nous consacrons à la nature de ce type de structure plus en amont), on constate rapidement que « nos » réseaux ici sont fortement tributaires des hommes d’État qui leur ont donné naissance. Ici donc, point de logiques entièrement privées, point de solidarité de type ethnique, clanique ou géographique. Le point commun de ces structures, c’est le fait qu’ils dépendent tous, originellement, d’un créateur qui est nécessairement, au moment de la création, à la tête d’une responsabilité publique suffisamment importante. Pour créer un réseau franco-gabonais ou africain, il faut occuper une fonction dans l’État (français ou gabonais). Pour créer un réseau important dans le même cadre, il faut occuper une fonction importante. Pour faire dépérir un réseau, il faut démettre définitivement son créateur de sa fonction au sein de l’État. C’est ainsi que l’on pourrait résumer la relation entre l’homme d’État créateur et le réseau. En guise d’illustration, on pourrait se rappeler que le principal réseau de gauche devait sa naissance et son rayonnement à François Mitterrand, non pas l’opposant des années antérieures, mais le Mitterrand président de la République. Nous avons montré plus haut que la fin de ses fonctions avait aussi marqué la fin définitive de cette structure, du moins dans sa configuration initiale. À droite, c’est la même logique qui prévaut. La principale structure identifiée doit sa naissance à celui qui est

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alors le tout-puissant bras droit du général de Gaulle, Jacques Foccart. Nous pouvons affirmer que cette structure n’aurait sans doute pas eu la prééminence qui a été la sienne si elle n’avait pas bénéficié de la position privilégiée, dans l’appareil d’État, de son créateur. Les mêmes remarques sont valables pour les structures Pasqua et Bongo. Dans le premier cas, on peut raisonnablement faire le pari que Pasqua s’il n’avait jamais été ministre de l’Intérieur, aurait difficilement pu fédérer Corses, Libanais, budget des Hauts-de-Seine, police, etc. Il est, dans cet ordre d’idées, inutile de s’attarder sur le cas du système Bongo, qui nous semble avoir le mieux tiré profit des ressources publiques pour développer son action. Mais c’est aussi à ce niveau que se situe la faiblesse de ces structures. En effet, dans la mesure où elles paraissent ainsi très liées à l’État par le biais de leur créateur, elles sont du coup soumises à la conjoncture politique. Concrètement, si elles sont amenées à rayonner lorsque leur créateur connaît des succès politiques, acquérant par la même occasion une certaine forme de légitimité, elles risquent de nouveau très rapidement de retourner dans la clandestinité ou de se disloquer sitôt que le créateur serait lui-même descendu de son piédestal momentané. Il faut observer que cette extrême précarité est encore plus prononcée, comme nous l’avons vu précédemment, avec les structures françaises, car celles-ci évoluent dans une société politique pluraliste, donc plus susceptible d’alternance. Les ressources Pour exister durablement, le réseau aura besoin de s’appuyer sur des ressources matérielles et immatérielles. Certains de ces réseaux véhiculent en leur sein des idéologies vieillissantes31, d’autres se tournent vers des préoccupations plus terre-à-terre32. Cependant, l’expérience du fonctionnement de ces réseaux a 31. Voir à ce propos le « messianisme » français tel que présenté par JeanFrançois Médard, « Le messianisme français en Afrique », in L’Afrique politique, op. cit. 32. Voir A. Glaser et S.Smith, Ces messieurs Afrique, op. cit.

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révélé l’incapacité des seules valeurs partagées à solidifier l’édifice. Ainsi donc ce dénominateur commun minimaliste ne suffit plus. Il faut, pour maintenir la cohésion de la structure autant que pour entretenir la motivation des membres, disposer de ressources nombreuses et variées. Or, comme nous l’avons vu, les ressources sur lesquelles s’appuient habituellement ces réseaux sont des ressources publiques, pour ne pas dire étatiques. De sa fonction de l’époque, Jacques Foccart aura toujours l’oreille pour rendre un service33. Ces services pourront revêtir plusieurs formes. Il pourra s’agir d’une aide pour favoriser une expatriation, un avancement, un prolongement d’une mission ou pour les sociétés privées, pour l’obtention d’un marché dans un pays ami africain. L’autorisation d’ouverture d’un casino que donne ainsi Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur à M. Felicciagi, ou la mise à disposition expresse d’un contingent de policiers instructeurs pour former des forces de sécurité africaines au maintien de l’ordre participe largement de cette fourniture de petits services publics à usage privé qui permettent la consolidation du réseau. On aura remarqué ici que la position officielle occupée se révèle déterminante dans la mesure où ce sont des ressources publiques qui sont ainsi convoquées. En fait, l’essentiel des ressources, celles qui permettent à un réseau de vivre et de prospérer, sont des ressources publiques, étatiques. Là peut se poser la question d’une éventuelle confusion dans la mesure où les services ainsi rendus seraient payés en retour sous forme d’avantages personnels. Mais de cela nous ne parlerons pas ici puisque cet aspect de la question n’intègre pas vraiment notre cadre de recherche.

Conclusion

Au terme de ce développement, nous pouvons dégager quelques idées-forces susceptibles de nous permettre d’avancer dans notre réflexion.

33. Voir Entretien avec L. Sanmarco , Paris, 1998.

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Au sujet des réseaux dont nous souhaitions mesurer la force et la capacité de mutation véritable, un constat se dégage : ces réseaux ne paraissent pas susceptibles de concurrencer les États, ils semblent même ne pas faire de cette ambition leur principale idéologie. En réalité, ils apparaissent dans toute l’étendue de leur fragilité. Ils seraient en même temps faiblement formalisés, peu institutionnalisés, peu autonomes et, dans la plupart des cas, ils survivent difficilement à leur créateur. Si la faiblesse de ces réseaux semble se présenter comme une donnée observable, il sera en revanche plus difficile d’être aussi catégorique lorsqu’il faudra analyser leur capacité de mutation. En effet, si certains sont appelés à une disparition certaine, d’autres, du fait de deux raisons au moins, sont susceptibles de survivre ou de muter selon des modalités indéterminées. Ces raisons sont la nécessaire perpétuation d’une idéologie encore valable et partagée par nombre d’acteurs qui ne sont pas toujours parmi les plus anciens34. La seconde raison est structurelle. Il semble en effet, que le caractère particulier du dispositif de la création implique que certains rapports soient gérés par ces réseaux. Pour revenir à nos interrogations de départ, force est cependant de reconnaître la très nette inféodation de ces structures aux États. Cette proximité – en même temps qu’elle infirme en grande partie notre hypothèse centrale (nous faisions du clientélisme, et plus particulièrement des pratiques clientélaires telles qu’elles sont observables dans ces réseaux, le facteur explicatif majeur de la singularité des rapports franco-gabonais) – réoriente notre attention vers la vraie source de ce phénomène, l’État. L’hypothèse de la réappropriation étatique permet donc, non seulement de réaborder les rapports entre la France et le Gabon en termes de rapports d’État à État, mais aussi de poser en des termes peu habituels la question des avatars de l’État.

34. Il faut noter à ce propos le franc succès que semble avoir eu auprès de certains jeunes cadres africains une structure comme l’Observatoire de l’Afrique, qui ne doit pourtant pas sa création à un jeune cadre.

6 La réappropriation étatique

Les développements précédents permettent de mettre en évidence l’influence des facteurs privés (acteurs, structures et procédés) dans la conduite des rapports entre la France et le Gabon. Cette influence parfois décisive a favorisé le développement de pratiques que nous pouvons considérer comme clientélaires et qui ont pu donner l’impression qu’elles seraient à la base de la singularité des relations concernées. La mise en lumière de la fragilité des structures issues de cette « privatisation », la démonstration de leur faible degré de formalisation ainsi que leur dépendance quasi totale des États (États français et gabonais) nous interdisent pourtant de faire des pratiques clientélaires ainsi observées le facteur explicatif majeur de cette singularité. Si ces pratiques semblent en effet abondamment répandues dans ce milieu, elles n’apparaissent que comme étant la conséquence d’une situation dont les fondements et les logiques seraient antérieurs et extérieurs au phénomène observé. En revanche, un temps considéré comme étant en retrait, l’État apparaît de plus en plus, eu égard à sa proximité avec les structures privées concernées, comme un acteur essentiel de ce processus. En effet, un peu à contre-courant de l’idée dominante, il semble qu’au-delà de la personnalisation extrême qui symbolise les relations entre la France et le Gabon, il y a les États et les logiques qui lui sont rattachées. Ces États, d’une manière ou d’une autre, par des procédures ou d’autres, se réapproprient ainsi des relations qui paraissaient à première vue largement

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privatisées, voire privées. Les rapports entre la France et le Gabon seraient donc des rapports d’État à État. Une telle affirmation, qui pourrait passer pour provocatrice voire incongrue, mérite cependant d’être explicitée (notamment par rapport au sens) et analysée au regard du processus et des mécanismes de fonctionnement de cette réappropriation Dans cet ordre d’idées, il convient de se demander en quoi les conduites d’acteurs privés pourraient être considérées comme obéissant à des logiques d’État et de quelles manières les États récupèrent des initiatives à première vue privées. Répondre à ces interrogations suppose une réflexion en deux temps. Il s’agira, dans un premier temps, d’établir le lien qui pourrait exister entre des conduites privées et des logiques d’État, avant d’analyser, au-delà du processus de réappropriation proprement dit, le sens, par rapport à la problématique du devenir de l’État, que pourrait revêtir ce processus. Auparavant, nous essayerons de traiter de la notion d’« africanisation » des rapports de coopération, souvent avancée par certains chercheurs comme explication à la singularité observée dans ce champ.

Africanisation ou privatisation, une tentative de clarification

Comme nous venons de le voir dans le chapitre précédent, les réseaux, parce qu’ils ne sont pas susceptibles d’une mutation profonde qui en ferait, à terme, des lobbies autonomes, ne peuvent plus être véritablement perçus comme le facteur explicatif majeur de la singularité des relations franco-gabonaises. Tout au plus peuvent-ils être considérés, avec nuances, comme une des conséquences de cette singularité. Pour autant, nous sommes loin d’avoir épuisé l’argumentaire avancé comme possible explication à cette singularité. En effet, de plus en plus, une idée, d’essence populaire, avance dans la réflexion politologique, et semble apparaître aujourd’hui comme participant du fameux facteur explicatif ; c’est l’idée d’une « africanisation » des rapports franco-africains en général.

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Cette notion, qui ne nous semble pas pertinente d’emblée, mérite cependant que nous nous y intéressions de façon sérieuse, car, en dernière analyse, elle semble s’inscrire parfaitement (d’où sa réappropriation par les politistes) dans la tradition politologique africaniste dominante, celle qui s’interroge sur la nature et la spécificité de l’État africain. Dans les lignes qui suivent, il sera question d’esquisser une définition de cette notion d’africanisation, aussi bien dans ses fondements que dans ses présupposés scientifiques. Nous nous attellerons par ailleurs à montrer en quoi la singularité observée dans les rapports franco-gabonais renvoie plutôt, selon nous, à la problématique de la privatisation des États, laquelle nous semble bien plus fertile que celle de l’africanisation. 1 – L’origine et le sens du concept « Le génie des Africains c’est de nous impliquer dans leurs affaires, de nous pousser à faire la politique de nos états d’âmes. Chez eux, on est à peine entré dans le salon qu’on se trouve déjà dans la cuisine. Après, on se fait dominer par l’affectif »1.

Cette déclaration, pour anodine qu’elle puisse paraître, résume assez bien la pensée de nombre d’hommes politiques français auxquels il est souvent reproché de privilégier la dimension personnelle dans leurs rapports avec l’Afrique. Elle rend curieusement compte aussi d’une certaine approche, dans les milieux universitaires, des questions franco-africaines. En effet, bien souvent, pour justifier certaines façons de faire (généralement peu orthodoxes) dont ils usent dans la coopération avec l’Afrique, de plus en plus d’hommes politiques français (de même que certains dirigeants d’entreprises commerçant avec l’Afrique), après avoir épuisé le registre du poids d’amitiés particulières nées sur les bancs des mêmes écoles, des mêmes assemblées ou dans les rangs de la même armée (avec le renou-

1. Propos de Bruno Delaye, ancien conseiller du président Mitterrand, ancien ambassadeur de France au Togo. In Libération des 25-26 février 1993.

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vellement des générations d’acteurs, cette explication longtemps tenue pour valable montre aujourd’hui ses limites), ont trouvé en la « capacité naturelle » des Africains à fonctionner à « l’affectif » la nouvelle explication « tout terrain » de la singularité des rapports franco-africains. Cette explication a enfin l’avantage d’exonérer à l’avance leurs auteurs d’éventuels dérapages ou faiblesses qui pourraient être observés. Si cette posture, au demeurant légère et qui peut facilement être contredite, retient malgré tout notre attention, c’est qu’elle trouve fort judicieusement sa justification et son prolongement dans les théories dominantes sur l’État, telles qu’élaborées par les politistes africanistes de ces vingt dernières années. Cette observation nouvelle aura donc pour conséquence immédiate de donner à cette idée « populaire » une quasi-validité scientifique. Cette position est d’autant plus renforcée qu’elle sauve en quelque sorte l’africanisme politique en proposant à la théorie sur l’État africain (qui semblait, depuis quelques années, être en butte à une impasse méthodologique), une voie inattendue de prolongement. Pour comprendre le processus de validation scientifique de cette notion populaire d’africanisation, il convient cependant de revenir d’abord sur le sens du concept, avant d’en explorer les attendus scientifiques. Le sens : « l’africanisation » comme une caractérisation de la spécificité de l’État africain Telle que présentée, la notion d’africanisation renvoie naturellement à un processus, celui par lequel l’État français (plus précisément les habitudes, procédés et procédures hérités du rationalisme et de la légalité) se retrouve en quelque sorte « contaminé » par les pratiques naturelles de l’État africain. Avant de discuter de la façon particulière dont se déroule ce processus, il importe de donner un contenu au terme d’africanisation. En d’autres mots, en quoi consiste l’africanité de l’État africain et quelle en est la spécificité par rapport aux autres États ? Les termes avancés pour caractériser l’État ou les États africains ne manquent pas. La recherche politologique africaniste a

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donné en effet, dans ce domaine, la pleine mesure de son inventivité. L’État africain a été ainsi qualifié, selon les contextes, les auteurs ou les écoles de pensée, de kleptocrate ou malfaiteur (voir S. Ellis), de délinquant (M. Liniger-Goumaz à propos de la Guinée Équatoriale), de mou (G. Myrdal), de prébendier (R. Joseph s’agissant du Nigeria), de néo-patrimonial, de faible, quand il n’est pas considéré comme étant le siège de la politique du ventre, ou plus simplement un non-État. Au-delà de l’extrême variété des concepts (qu’il serait présomptueux de considérer comme étant tout simplement le fruit d’une imagination débordante), traduction de la diversité des démarches, il importe de s’intéresser au diagnostic commun à nombre de ces analyses, qui fait de l’État africain un État globalement malade et qui ne reproduit pas (du moins dans leur netteté) les caractéristiques de l’idéal-type wébérien. En d’autres termes, nous pouvons dire que le point d’accord principal qui réconcilie développementalistes, dépendantistes ou les tenants du politique par le bas est de faire de la non-correspondance des processus étatiques africains avec le modèle rationnel-légal le critère spécifique de ces États. Notre propos n’est pas de discuter de la pertinence de chacune de ces démarches et des concepts auxquelles elles donnent naissance. Nous souhaitons au contraire nous en démarquer légèrement pour échapper au danger des catégorisations a priori et nous nous contenterons simplement, dans le droit fil de la démarche déjà initiée par Daniel Bourmaud2, de mettre en lumière l’incapacité de nombre de ces concepts (et par voie de conséquence des démarches) à faire émerger la spécificité de cet État africain, dans la mesure où les notions avancées (la justesse voudrait plutôt que l’on parle de maux) sont, dans bien des cas, applicables à nombre d’États européens ou asiatiques par exemple. Dans cet ordre d’idées, peut-on dire des États français et anglais qu’ils expriment le même degré de « dureté », de l’État japonais3 qu’il ne serait

2. Voir D. Bourmaud, La politique en Afrique, op.cit., pp. 58-60. 3. Sur le clientélisme au cœur de l’État japonais, nous disposons aujourd’hui de nombreux travaux en français, dont les plus récents sont ceux de Jean Marie Bouissou. Par exemple, J.-M. Bouissou, « Cadeaux, réseaux et clientèles. La corruption au Japon : un système de redistribution ? », in Y. Mény (éd.), Démocratie et corruption en Europe, pp. 131-145.

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pas traversé par les mêmes pathologies que celles observées en Afrique (ce qui ne le rend pas moins efficace par ailleurs) et que dire enfin de l’État italien largement traversé par les phénomènes clientélaires ? Certes, l’idée implicitement postulée ici serait, sinon de mettre en lumière le « noyau patrimonial commun » aux États africains4, du moins de souligner leur faible institutionnalisation. Il n’empêche que cette démarche semble surtout mettre l’accent sur des formes de pathologie en excluant ainsi de dégager la spécificité propre de ces États. Cette mise en exergue de la nature pathologique de l’État africain entraîne donc un processus de contagion que véhicule indirectement le concept d’africanisation. L’État africain serait donc fondamentalement un malade, et un malade, comme nous allons le voir, susceptible d’être contagieux. Les attendus contradictoires : l’africanisation comme processus de contagion et affirmation de l’État africain L’avènement du concept d’africanisation dans l’étude des rapports entre la France et les pays africains conduit à tirer deux types d’enseignements, contradictoires mais l’un et l’autre significatifs. En effet, si ce processus d’africanisation essaie de rendre compte de la façon dont, au contact des États africains, l’État français se réadapte en perdant certaines de ses conduites rationnelles, ce concept valide aussi de façon plus inattendue la réalité de l’État africain. Au sujet du processus de contagion (ou d’adaptation coupable) de l’État français, ce phénomène suppose une mise en présence (en vue de la coopération) d’acteurs français et africains, une confrontation des procédures, de procédés et de conduites qui aboutirait in fine à un résultat inégal. Ainsi, les logiques rationnelles et légales seraient amenées à cohabiter, voire à coopérer avec des pratiques patrimoniales. Cette mise en relation singulière de deux administrations de niveaux de

4. Zaki Ergas, cité par Jean-François Médard, États d’Afrique noire. Formations, mécanismes et crises, Paris, Karthala, 1991, p. 323.

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développement différents aboutirait paradoxalement, si l’on s’en tient au contenu du concept, à un syncrétisme duquel sortirait vainqueur le patrimonialisme africain. Ainsi, alors que l’on aurait pu légitimement penser que l’État institutionnalisé, fort, efficace, s’imposerait aux États « factices », ce seront finalement ces derniers qui s’imposeront, exportant ainsi sur le territoire national français les mauvaises habitudes qui constituent la nature de ces États. En termes de conséquences, cela se traduirait par une tendance, chez les acteurs français qui sont en relations avec des acteurs africains, à une perte momentanée de conduites rationnelles au profit de comportements plus « africains ». Nous pourrons discuter à l’infini de ce type de schéma, et notamment de son extrême légèreté. Tel n’est pas notre projet ici. En revanche, si l’idée d’une africanisation des rapports franco-africains nous semble plus que discutable, notamment dans sa capacité à expliquer la singularité des rapports francogabonais tels qu’ils se laissent observer, cette formule a au moins, selon nous, le mérite de resituer le débat, comme nous le disions précédemment, dans le cadre naturel qui doit être le sien, les relations internationales. Ceci signifiant que la réalité de l’État africain ou, tout au moins, la capacité des pays africains à revendiquer un rôle étatique dans l’élaboration des relations internationales s’en trouvent confirmées. En effet, pour être en mesure d’influencer ainsi (même s’il s’agit d’une influence négative) l’État français, il faut bien admettre que les mécanismes de fonctionnement des ensembles africains sont des mécanismes d’État, qui poursuivent la satisfaction d’objectifs étatiques, selon des modalités de mobilisation de ressources que nous examinerons plus loin dans ce développement. Ainsi, en voulant coûte que coûte faire des États africains des États virtuels, non susceptibles par conséquent de peser sur les relations internationales, cette démarche aboutit paradoxalement à en confirmer non seulement l’existence, mais également le poids, ou au moins la capacité de nuisance éventuelle. Certes, s’appuyer sur une notion dont nous-même contestons le bien-fondé et les attendus apparaît un peu contradictoire, mais nous allons nous atteler à expliquer plus loin de quelle manière, les États africains en général, le Gabon en particulier,

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arrivent à participer pleinement à la conduite des relations internationales en y défendant leurs intérêts. Mettre au jour les mécanismes particuliers d’élaboration de cette politique étrangère suppose cependant, au préalable, que nous introduisions, dans notre propos, un autre concept, qui, par sa plus grande souplesse et sa correspondance avec l’histoire récente, nous permette, en nous démarquant des constructions rigides, de mieux appréhender les phénomènes en cours sur le théâtre des rapports franco-gabonais. Nous pensons en effet que l’impasse à laquelle conduit le concept d’africanisation dans sa tentative d’expliquer la singularité des rapports franco-gabonais rend toute sa validité à une problématique de la « privatisation » des États comme phénomène explicatif majeur de la singularité. L’hypothèse de la « privatisation » des États comme révélateur des processus d’étatisation au Gabon et des mutations de l’État français Parler de privatisation des États ou de privatisation tout court est devenu un véritable phénomène de mode, auquel la réflexion internationaliste n’échappe pas. Il est vrai que les mutations récentes principalement du commerce international, l’influence espérée sur ce commerce des nouvelles technologies de l’information, l’apparente lourdeur d’un État occidental qui semble ne pas pouvoir prendre la pleine mesure de ces changements rapides, parallèlement la mise sous tutelle apparente des États africains par les organismes financiers internationaux (Fonds Monétaire International, Banque Mondiale, etc.), tous ces facteurs semblent annoncer l’avènement d’une société mondialisée concourant au triomphe du phénomène privé, y compris dans les domaines de l’élaboration et de la conduite des relations internationales. Notre propos se situant à l’opposé d’une telle vision du monde, il convient de préciser le sens de ce concept tel que nous comptons l’intégrer dans notre réflexion (a). Cette clarification servira de socle à une analyse qui portera sur le contenu que nous conférons à ce concept, avant de nous intéresser (b) aux modalités propres d’application de cette notion aux États gabonais et français, sur lesquels porte notre intérêt.

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Le sens et le contenu du concept Dans son acception première, la notion de privatisation renvoie à l’idée d’une appropriation progressive par des acteurs privés (acteurs individuels, groupes de pression, entreprises multinationales, etc.) des prérogatives, missions et responsabilités étatiques et publiques traditionnelles5. Cette appropriation se réalise principalement dans deux directions, le domaine interne et l’international. Au plan interne, il s’agit des phénomènes de privatisation des services publics (sécurité et douanes comprises), des organismes publics, etc. Au plan international, la moindre influence de la diplomatie traditionnelle (on prétend ainsi que les politiques, militaires ou diplomates traditionnels ne seraient plus les maîtres d’œuvre des relations internationales, la guerre économique tendant à remplacer la guerre classique) participeraient de cette privatisation. La particularité principale de ce processus d’appropriation est qu’il serait irréversible, inéluctable et continu. Les conséquences en seront une totale dépossession de l’État de deux de ses éléments de base ; le territoire6 et la souveraineté. Ce phénomène signifie aussi la victoire de l’économie sur le politique et celle des flux transnationaux sur l’ordre interétatique.

5. François Constantin a proposé une définition plus complète du concept de privatisation appliqué aux relations internationales. Il considère ainsi la privatisation de la politique étrangère « [...] Aussi bien des situations ou des acteurs privés sont à l’origine de processus induisant des comportements internationaux auxquels les gouvernements doivent réagir [...], que des situations où les gouvernements eux-mêmes s’appuient sur des relations de nature privée pour mener soit une politique publique [...], soit une politique personnelle ». Plus loin, il précisera fort utilement : « Autrement dit, cette privatisation n’est nullement une des caractéristiques de l’État sous-développé, car elle est à la fois le produit permanent des défaillances et des limites structurelles du modèle de l’État bureaucratique et la conséquence de l’emprise conjoncturelle de l’idéologie néo-libérale qui a envahi ces deux dernières décennies la scène internationale [...] ». Voir F. Constantin, « La privatisation de la politique étrangère à partir de la scène africaine », in Pouvoirs n° 88, juin 1999, p. 45. 6. Ce n’est pas un hasard si un ouvrage collectif porte précisément ce titre emblématique, même si le contenu des contributions qu’il renferme est beaucoup moins affirmatif. Voir M.-C. Smouts et B. Badie (dir.), L’international sans territoire, Paris l’Harmattan, 1996, 422 p.

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En définitive, cette privatisation marquerait, au minimum, le net retrait de l’État7. Nous montrerons plus loin le caractère à bien des égards caricatural de cette thèse, en y apportant les nuances qui s’imposent. Pour revenir au concept lui-même, précisons d’emblée que ce n’est pas le contenu que nous venons d’exposer que nous lui conférons. Pour nous, en effet, la privatisation des États constitue plutôt une hypothèse, un cadre d’analyse, et non une nouvelle théorie. Plutôt que de parler de notions (à notre sens restrictives, voire provocatrices) comme la « domestication »8 ou « l’indigénisation »9, il s’agit, dans le droit fil des travaux (anciens ou récents) de la sociologie de l’État10, d’observer cet État d’une part à travers ses mutations, et d’autre part en dehors de la norme statique de l’idéal-type wébérien. Cette démarche procède, en effet, d’un constat d’échec. Celui d’une vision trop stato-centrique des relations internationales, qui fait de l’État l’acteur exclusif de cette scène. Tout en nous démarquant plus nettement encore des conceptions transnationalistes extrêmes (en ce qui nous concerne, l’État demeure un acteur principal de cette scène), nous voulons cependant préciser que, pour nous, l’État doit être compris ici dans un sens qui ne s’inscrit ni dans la rigidité statique, ni dans la normativité préconstruite. Notre conception de l’État est donc que celui-ci ne doit pas forcément être

7. Voir S. Strange, The retreat of the State : diffusion of power in the world economy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996. 8. Il s’agit d’une notion avancée par Etienne Le Roy dans une contribution à un ouvrage collectif. Voir. E. Le Roy, « Thirty years of legal practice in the shadow of the state : the taming of leviathan », in D. Bach and A. Kirck Greene (ed.), State and society in francophone Africa since independence, London, Mac Millan Press, 1995, pp. 34-45. 9. C’était là le concept retenu par le groupe préparatoire d’un colloque consacré à l’État en Afrique. Vivement récusé par nombre de participants, le concept allait être abandonné par ses initiateurs. Voir l’échange à trois voix entre Achille Mbembé, Mémel Fôté et Mamadou Diouf, et la synthèse d’Etienne Le Roy, « La formation de l’État en Afrique entre indigénisation et inculturation », in GEMDEV, Les avatars de l’État en Afrique, Paris, Karthala, 1996. On pourra aussi lire E. Le Roy, « L’odyssée de l’État », in Politique africaine, n° 61, mars 1996, pp. 5-17. 10. Nous pensons non seulement aux travaux récents de Béatrice Hibou, mais aussi à la démarche plus ancienne d’un Foucault par exemple.

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une retranscription fidèle du modèle wébérien. Cette conception souple fait certes courir le risque que l’État ici postulé ne désigne plus qu’un objet confus, aux contours flous, et qui se révélerait difficile à inscrire dans un quelconque projet de comparatisme. Nous reviendrons plus en aval sur les précautions à prendre pour se prémunir de ce type de danger. Il nous semblait cependant nécessaire de montrer que l’État ne pouvait demeurer indéfiniment un objet immuable dans sa configuration, ses logiques de fonctionnement, ses outils et ses manifestations, face à un monde en mutation où de nouveaux phénomènes émergent. Ainsi, dans notre esprit, la privatisation ne désigne nullement un retrait de l’État, elle sert plutôt de cadre d’analyse, qui permet de saisir la réalité des logiques d’État (en Afrique et ailleurs) dans leurs mutations, la diversité de leurs figures et leurs tentatives d’adaptation. Celles-ci sont cependant différentes (mais réelles) selon que l’on parlera de l’État français ou de l’État gabonais. Élaborer une hypothèse de la privatisation de l’État c’est donc, comme nous l’avons vu, essayer de comprendre l’évolution des formes et de la nature de l’État (sans a priori) et de ses capacités régulatrices traditionnelles. Loin de consacrer un État désormais impotent, ce cadre d’analyse a plutôt vocation à retrouver l’État comme acteur principal, dans sa capacité à s’adapter aux nouvelles contraintes de l’évolution de la société. Cette privatisation ne désigne donc pas un phénomène de perte de contrôle de l’État, mais au contraire l’apparition de nouvelles formes de régulations et de rationalisations, mais aussi de délégations à des intermédiaires privés ou mixtes. L’élaboration de ce type d’hypothèse suppose donc une redéfinition des anciennes barrières considérées comme hermétiques et censées fournir les clés d’une définition claire et d’une parfaite compréhension du phénomène étatique. Ainsi faudrait-il remettre en cause les dichotomies entre public et privé, interne et externe, transnational et interétatique, licite et illicite, politique et économique, etc.

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La privatisation comme révélatrice des mutations de l’État français et de la formation de l’État au Gabon L’hypothèse de la privatisation nous paraît intéressante dans la mesure où elle semble être la seule non seulement à présenter une certaine souplesse quant à son élaboration, mais également à offrir (à la différence de concepts spécifiquement destinés à l’État africain tels qu’ils ont vu le jour ces vingt dernières années) une plus grande possibilité d’application, qui rend notamment réalisable une comparaison de ce processus entre les États gabonais et français. Ainsi, comme nous l’avons vu, les modalités différant d’un État à l’autre, il s’agira, pour l’État français, d’observer le processus de mutation nécessaire de cet État dans son besoin de s’adapter aux évolutions du monde. Dans le cas du Gabon, il sera au contraire question d’interpréter les signes formels d’une construction étatique, qui se réalise au milieu de pratiques que l’on a souvent le tort de considérer comme antinomiques des États. – La nécessaire mutation de l’État français « Un État arrogant, omniprésent, omnicompétent est nécessairement impotent »11. C’est par cet avertissement que Michel Crozier introduit la troisième édition de son classique. Ce faisant, il ne se contente pas seulement d’avertir. Cette formule est en effet, une critique claire d’un État français dont la prétention à tout connaître et à vouloir tout faire serait à la source de son échec propre. Ce point de vue n’est ni isolé ni nouveau. En effet, un courant assez moderne laisse ainsi entendre clairement que l’État français devrait se départir de certaines de ses tâches, afin de mieux se consacrer à des fonctions plus proches de ses attributions originelles. Cette approche surtout prônée par des libéraux suggère donc que l’État français procède davantage soit par délégation, soit par le biais d’une forme de division du travail, ou encore par un abandon pur et simple des pans entiers de certaines de ses anciennes prérogatives.

11. M. Crozier, État modeste, État moderne, op. cit., p. 11.

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Notre préoccupation, ici, n’est pas de nous inscrire dans le débat qui oppose ceux qui veulent moins d’État à ceux qui demandent le contraire. Nous n’en avons ni la compétence, ni le projet. Nous observons simplement, comme François Constantin l’a noté bien avant nous12, que si l’État français s’est effacé quasiment du théâtre des rapports gabono-français, c’est soit par incompétence, soit par extrême modestie. En effet, nous penchons davantage pour la première proposition, qui nous semble correspondre à la réalité observée. Dans le cadre des rapports qui nous intéressent, l’intrusion dominatrice des phénomènes privés ou clientélaires semble nettement imputable à l’incompétence d’un État qui, peu préparé à ce type « d’arrangement », a préféré laisser le terrain aux privés. Même s’il a souvent, in fine, procédé par réappropriation, son abandon est tout de même apparu comme un phénomène notable. La privatisation ici passerait donc plutôt par une action de retour de l’État, y compris dans ces dossiers délicats. Ainsi, selon les domaines, la mutation de l’État ne signifierait pas toujours moins d’État. Il nous semble au contraire que la conduite d’une politique étrangère relève éminemment des prérogatives étatiques. – L’État en gestation au Gabon Contrairement à la mutation que l’État français est appelé à opérer, la privatisation qui concerne l’État gabonais ici, est un phénomène différent. Il s’agit pour nous, par delà les phénomènes considérés habituellement comme privés ou traditionnellement rangés dans les registres de la personnalisation ou de l’autoritarisme, d’observer les prémisses de construction étatique qui se font jour. Pour arriver à ce type d’interprétation forcément volontariste, une rupture épistémologique s’impose. Celle-ci suppose au préalable que nous mettions de côté la défi-

12. François Constantin note ainsi que les réseaux naissent, par exemple, d’une certaine incapacité de l’État. Analysant les logiques de ces réseaux, il écrit notamment : « Ce sont des produits de certains choix d’identités. Ces espaces sont dès lors dotés de plus de sens, d’affectivité, de fonctionnalité et donc d’allégeance que l’espace de l’État qui se trouve ainsi dévalorisé [...] ». Voir F. Constantin, « L’informel internationalisé », op.cit., p. 218.

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nition rigide et statique de Max Weber13 pour adopter une vision plus souple de ces questions. C’est d’ailleurs auprès de Max Weber lui-même que nous allons trouver le fil conducteur qui nous permettra d’interpréter sans remords les processus d’étatisation au Gabon. Ainsi le recours à la notion de « décharge » permet d’envisager la mise en lumière de constructions qui, si elles ne correspondent pas de façon définitive à l’idée que l’on peut se faire des logiques d’État, s’apparentent tout de même à des formes de gouvernementalités qui remplacent ici un État en devenir. Ainsi il convient impérativement de s’extraire du carcan statique et préconstruit de l’État wébérien pour mieux interpréter des signes qui se révèlent à première vue anodins et de peu de rapports avec une construction étatique. Nous verrons plus loin de quelle manière, appliquée à la politique étrangère du Gabon, cette interprétation révèle toute sa richesse.

Conduites privées et logiques publiques

Un des premiers écueils à surmonter pour appliquer valablement le concept de privatisation à l’analyse de l’État est de clarifier le débat entre les domaines public et privé. Dans cet ordre d’idées, cette partie traitera de la barrière hermétiquement dressée (à notre avis, à tort) entre les actes considérés comme privés et ceux qui relèveraient du domaine du public. Ce sera l’occasion de montrer que le privé peut parfois être soluble dans l’intérêt public et que ce dernier peut n’être, dans bien des cas, que la manifestation publique d’arrangements et de négociations privés.

13. C’est tout de même Max Weber qui, en admettant la pluralité des formes de gouvernementalités, a avancé, s’agissant de la période de la féodalité, la notion de « décharge », qui symbolisait selon lui un mode dominant de gouvernement dans des situations de « faible bureaucratisation » ou de faiblesse de l’appareil gestionnaire. Voir M. Weber, Histoire économique, esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, Paris, Gallimard, 1991, pp. 85-92 (pour retrouver la définition complète de cette notion).

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Intérêts publics et intérêts privés, accord ou désaccord ? Depuis de nombreuses années, la tendance au sein des études internationales à dissocier de façon systématique les intérêts publics des intérêts privés s’est imposée. Ce faisant, cette démarche vise non seulement à compartimenter les deux domaines de manière à bien mettre en valeur la montée inexorable des facteurs privés et le recul concomitant de l’État, elle vise en outre à identifier in fine, les États au sein desquels la confusion entre les deux domaines serait signe de patrimonialisation. Notre propos ne vise pas à nous inscrire dans ce débat et encore moins à prendre position. Il s’agira simplement, en revenant sur notre cadre franco-gabonais d’application, de voir si les intérêts privés sont vraiment, exclusivement privés et si les intérêts dits publics ne sont que le produit de la rationalité étatique. En d’autres termes, il s’agira de se demander si les conduites privées ne seraient finalement pas solubles, dans bien des cas, dans l’intérêt public, dès lors qu’il n y aurait pas de conflit entre les deux domaines. Certes, il ne s’agit pas, dans une recherche absolue de souplesse, de nous abandonner à une forme de confusion entre les domaines public et privé, mais nous nous situons volontairement dans cette démarche d’ouverture dans la mesure où les barrières hermétiques que certains s’efforcent de dresser nous paraissent être de nature à freiner toute réflexion allant dans le sens de l’analyse du devenir de l’État en termes de mutation. Plus simplement, comment pourrait-on expliquer, au regard de l’imbrication des intérêts observables, que les affaires privées des grands groupes français au Gabon par exemple (Thomson, Bouygues, etc.) ne concernent pas l’État français, au moins de façon indirecte ? De la même manière, il serait difficilement concevable que la diplomatie que la France va mener au Gabon ne tienne pas compte des intérêts que certains acteurs privés français importants auraient dans ce pays. Certes, cette prise en compte du privé par la puissance publique ou plus précisément par l’autorité politique dépendra en grande partie de la taille de l’entreprise et du domaine concerné (des intérêts liés au pétrole, par exemple, seront ainsi beaucoup plus susceptibles d’influencer le gouvernement), il n’empêche qu’il demeure une évidence ; les intérêts privés des

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groupes français au Gabon sont en grande partie solubles dans ceux de l’État français. Quant à ce dernier, sa conduite, loin d’être le résultat d’un mécanisme indépendant et rationnel, serait plutôt la somme des conflits ou arrangements qui s’opèrent entre les agents (publics et privés) qui opèrent en son sein. Ainsi, alors qu’il existe normalement une différenciation (c’est d’ailleurs cette différenciation entre le domaine public et le domaine privé qui constitue un des fondements principaux du phénomène étatique rationnel) entre les intérêts privés et les intérêts publics, force est de reconnaître que cette césure n’est pas aussi évidente. En effet, présenter le débat de façon aussi dichotomique, c’est se situer d’emblée dans le cadre du privé vu comme un lobbie autonome et dont l’unique objectif serait la satisfaction de ses besoins propres aux moyens d’une mobilisation de ressources qui seraient tout autant uniquement privés. Dans ce dernier cas en effet, le conflit d’intérêts peut être réel avec l’État. Or, si l’objectif premier des lobbies ou tout simplement des entreprises privées est effectivement la satisfaction de leurs besoins propres, les mécanismes qui président à leur constitution, les acteurs qui opèrent en leur sein, mais surtout les moyens qu’ils sont appelés à mobiliser ne ressortent pas toujours du registre du privé. Il en est ainsi des groupes théoriquement ou formellement privés mais dont l’action peut être en réalité contrôlée par l’autorité publique (c’est, par exemple, le cas de groupes commerciaux ou industriels ayant été crées à l’initiative de l’État ou celui de groupes opérant dans un secteur sensible lié à la sécurité de l’État). L’exemple vaut aussi pour des structures qui sont obligées, au regard de leur secteur d’activité, de solliciter l’appui de l’État pour atteindre certains de leurs objectifs (nous avons pris en exemple le cas des nécessaires appuis politiques dans le cadre de la recherche pétrolière, mais nous savons aussi que beaucoup d’autres marchés doivent leur conclusion à l’entremise de personnalités politiques). Il existe par ailleurs, au sein des structures concernées par notre travail, un nombre encore important de « doctrinaires ». Ces doctrinaires sont présents aussi dans les entreprises parapubliques tentant d’en faire, par le jeu d’influences multiples et variées, des « entreprises citoyennes », dont les objectifs devront être alignés sur ceux de l’État. Ainsi, l’opposition for-

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melle, voire méthodologique, entre public et privé ne se vérifie pas toujours, car qui dit logique d’État ne dit pas toujours logique tournée vers l’État. Il peut s’agir au contraire de logiques tournées vers le privé dans la mesure où cette logique privée elle-même sera génératrice d’une logique d’État. Dans cet ordre d’idées, il n’est pas étonnant que certains chefs d’État se transforment en lobbyistes pour « vendre » leurs entreprises nationales. Ce constat révèle à notre sens l’inutilité d’engager un débat qui opposerait les intérêts privés des Français installés au Gabon avec l’intérêt de la France tout court. Cet aspect de la question méritait au moins d’être explicité14. Dans les lignes qui suivent, nous allons montrer par l’exemple que l’imbrication entre intérêts publics et intérêts privés peut être bien réelle. « Denard est un patriote » C’est par ces mots que Jacques Foccart a témoigné en faveur de Bob Denard lors du procès intenté contre le mercenaire par les parents des victimes (morts et portés disparus) du coup d’État manqué de 1977 au Bénin. Même si l’on peut relativiser le poids de ce témoignage dans la décision d’acquittement prise par le tribunal, force est de reconnaître que, venant de la bouche d’un des anciens plus importants collaborateurs du général de Gaulle, « l’homme le plus puissant de la cinquième République »15, il ne s’agissait pas d’une déclaration anodine. Formellement, ce témoignage ne se justifiait pas, pas plus qu’il ne s’imposait. Ancien militaire, Bob Denard avait officiellement quitté l’armée dès son retour d’Indochine, reprenant sa liberté d’action, mon14. Il s’agit d’une position défendue par nombre de militants français en faveur d’un changement de la politique française en Afrique. Curieusement, cette position a parfois été défendue par certains universitaires qui s’exprimaient en la circonstance en tant que citoyens français, et qui soutiennent mordicus l’idée que les intérêts des Français ou des groupes français en Afrique ne sauraient se confondre avec l’intérêt de la France. 15. On reconnaîtra l’emprunt à Pierre Péan. Voir P. Péan, L’homme de l’ombre. Éléments d’enquête autour de Jacques Foccart, l’homme le plus mystérieux et le plus puissant de la cinquième République, op. cit.

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nayant ses services en fonction des offres. C’était donc en théorie un mercenaire, qui n’avait plus rien à voir avec la hiérarchie militaire en France et a fortiori le pouvoir politique. C’est en ce sens, si nous appliquons à la lettre la distinction entre le public et le privé, que nous marquons notre étonnement devant ce témoignage. En réalité, il s’agit d’un étonnement feint, dans la mesure où notre position consiste justement à relativiser la stricte séparation censée exister entre les domaines public et privé. L’exemple de ce témoignage montre bien la limite dans le cas français de cette opposition. Car, ici plus qu’ailleurs, cette distinction n’aura bien souvent aucun sens. En effet, on se rendra compte, comme pour les stratégies des groupes industriels ou commerciaux, que certains actes qui seront posés par des acteurs individuels français, notamment dans les relations avec l’Afrique, ne seront pas des actes totalement privés. Au contraire, certains de ces actes s’inscrivent dans une logique patriotique qui les ferait participer au bénéfice public global. Ce phénomène est à inscrire dans le processus général de la délégation ou de la réappropriation étatique. Concrètement, dans le cas de la délégation, il arrive souvent que l’État (soit par incapacité, soit parce qu’il ne peut formellement, pour diverses raisons, remplir un certain type de missions) confère indirectement à des personnes privées le droit d’agir en son nom, quitte à nier cette délégation si l’opération concernée venait à échouer. Il s’agit d’un cas de figure habituel dans la pratique des services secrets par exemple. De ce point de vue, la délégation n’est pas un phénomène nouveau dans le fonctionnement des États. Si les domaines d’intervention se sont diversifiés, la pratique, elle, demeure ancienne. Quant à la réappropriation, elle se présente de façon différente. Il peut s’agir dans ce cas, soit d’une réappropriation conflictuelle (c’est le cas des flux ou d’actes purement privés non concertés avec l’État et dont l’objectif est précisément de s’en émanciper), soit d’un phénomène librement consenti (l’acteur individuel ici sait par avance que l’acte qu’il est amené à poser peut être « capitalisé » par son pays. Ce besoin de reconnaissance est même à la base des risques qu’il prendra). Une certaine forme de mercenariat inscrit son action dans ce cadre-là. Ces mêmes phénomènes sont observables dans le domaine économique et commercial mais ils empruntent des cheminements

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beaucoup plus complexes et moins clairs. Quand Jacques Foccart s’implique personnellement dans le projet de l’État gabonais de se faire construire une Cité de l’information et de la faire équiper par du matériel de télécommunications de marque Thomson, il est dans une démarche éminemment privée, mais il pose un acte patriotique en faisant remporter ce marché à une entreprise nationale. Le bénéfice escompté ici (en l’absence de preuves susceptibles de laisser penser qu’il y aurait eu recherche d’intérêts matériels) n’est pas personnel, il s’agit de faire « gagner la France » représentée ici par ce groupe industriel. Ainsi, dans la pensée de Jacques Foccart, les intérêts privés des groupes commerciaux français seraient indissociables des intérêts publics de la France. Cette attitude est loin de s’opposer à la logique d’État. En fait, nous voyons là de quelles manières, de façon directe ou indirecte, des actes personnels et privés peuvent ne pas être opposés à l’intérêt général, participant au contraire à la consolidation du bénéfice public. Certes, tous les actes individuels ne sont pas forcément (loin s’en faut) désintéressés, tous n’ont pas toujours pour moteur le patriotisme, mais ce que nous voulons dire, c’est que, dans l’élaboration et la conduite des relations extérieures notamment, ce que l’on peut considérer comme étant les logiques d’État n’est pas toujours antinomique des actions des individus. Même dans le cas où ces individus s’inscrivent clairement dans des stratégies personnelles, l’État peut arriver à canaliser ces actions pour les traduire par la suite en profit national. De ce point de vue, les logiques de la délégation et de l’appropriation doivent en premier lieu être perçues comme retranscrivant d’une certaine manière les insuffisances ou « incompétences » de l’État. L’État bien souvent ne doit, ni ne peut poser les actes dont ces individus sont les auteurs. Cependant, il aura besoin que ces missions soient effectuées pour son fonctionnement propre. Il existe donc un terreau, ou plutôt un cadre suffisamment souple, qui favorise et encourage même l’initiative individuelle ou privée dès lors que celle-ci n’est pas contraire in fine à la logique d’État. L’exemple de Maurice Robert faisant pression sur le président Bongo16 pour

16. Entretiens avec l’auteur, Paris, 1999.

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équiper les locomotives gabonaises de matériels français se situe, lui aussi, dans une démarche privée mais qui est loin d’être défavorable à la logique d’État. Quand enfin le député socialiste Jeanny Lorgeoux arrive à faire construire au groupe Accor un hôtel à Kinshasa17, nous nous situons dans la même logique. Nous pourrions multiplier des exemples de ce type, où des conduites privées sont loin de s’opposer aux intérêts publics ou étatiques. En conséquence, nous avons là une preuve supplémentaire d’une absence de conflit entre ces deux formes de logiques. Actions politiques personnelles et recherche de la couverture étatique Dans cette partie, nous allons analyser le mode d’instrumentalisation des relations extérieures telle qu’elle est pratiquée par le président Bongo. Nous verrons comment les tactiques de la « victimisation » et de la manipulation, après avoir profité à l’acteur unique gabonais, ont tendance, d’une part à intéresser les Gabonais à cet aspect de la politique, d’autre part à dessiner les contours d’une intrusion de l’État dans l’élaboration de cette politique. De la « victimisation » comme moyen d’impliquer l’État « Moi, l’esclave du peuple gabonais, je ne me mettrai jamais à genoux devant qui que ce soit, même pas devant la France ». Cette phrase, que l’on pourrait aisément attribuer à un quelconque révolutionnaire gauchiste est en réalité du président Bongo. Celui-ci répondait alors à une série de questions de plus

17. Initialement, la construction de cet hôtel était liée à la tenue à Kinshasa du sommet des chefs d’État de France et d’Afrique. Malgré le report dudit sommet, le député réussira à faire obtenir au groupe un marché contractuel de 27 millions de dollars pour la construction d’un hôtel de 366 chambres. Voir A. Glaser et S. Smith, Ces messieurs Afrique. Le Paris village du continent noir, op. cit. p. 175.

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en plus pressantes du journaliste Jean-Pierre Elkkabach à Libreville au milieu des années 80. Au-delà du contexte particulier de cette interview (nous étions encore sous le coup des conséquences de la publication du livre de Pierre Péan), cette phrase n’est nullement anodine. C’est généralement par cette tactique particulière que le président Bongo esquive des attaques clairement dirigées contre sa personne propre en en faisant des questions d’État, de l’État gabonais. En effet, alors que l’on sait le centralisme politique, et mieux encore, la pratique des relations extérieures éminemment empreints de personnalisation (même si, comme nous le verrons, cette personnalisation est souvent « parasitée » par des arrangements et des rapports de forces entre acteurs individuels ou des groupes à l’interne), l’État ou le prétexte de l’État ont toujours été appelés en renfort dans ces situations de crise. Ce faisant, le président ici ne se présente plus comme celui qui définit les grandes lignes de cette politique, il se présente plutôt modestement comme le serviteur, et pour reprendre sa propre formule, « l’esclave », qui serait soumis à la volonté du peuple gabonais. Cette pratique, qui est, comme nous l’avons vu, une tactique, comporte cependant deux types de conséquences contradictoires et qui ne sont pas forcément favorables au président en question. Pour mieux mettre en lumière ce type de conséquences, nous allons nous appuyer sur trois exemples d’affaires ou de conflits personnels, instrumentalisés par le président Bongo mais qui n’ont pas toujours produit l’effet escompté. Premier cas, le coup d’État manqué au Bénin en 197718. En présentant cette imprudence personnelle de quelques éléments 18. À titre de rappel, en 1977, Bob Denard, à la tête d’un groupe de mercenaires et après une escale à Mvengué au Gabon, va faire un coup d’État au Bénin. La tentative échoue. Mais, dans leur retrait précipité, les mercenaires laissent des indices qui permettent aisément de remonter jusqu’au Gabon. Lors d’un sommet de chefs d’État africains qui se tiendra quelque temps après, le président béninois menacera ouvertement et physiquement le président Bongo de sa canne. Les images de cette « agression » prises par la presse seront diffusées au Gabon. Il s’ensuivra alors une véritable chasse aux Béninois à Libreville, laquelle prendra fin avec l’expulsion de plusieurs milliers d’entre eux.

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de sa garde comme une agression contre le Gabon et son chef, le président Bongo arrivera aisément à rallier à sa cause la majorité des Gabonais, transformant ainsi en question d’État les turpitudes de celui qui était chargé, entre autres missions, d’assurer sa sécurité à l’époque, Bob Denard. Le deuxième exemple a trait à la parution du livre de Pierre Péan, Affaires africaines. Nous ne reviendrons pas sur le détail des multiples petites crises que cette parution provoqua dans les rapports entre le Gabon et la France. Nous voudrions simplement expliquer que, comme pour le Bénin, le président Bongo tenta de présenter ce fait comme l’expression d’un néocolonialisme français et souhaita mobiliser les Gabonais. Non seulement il fut peu suivi mais de plus, les questions privées exposées dans le livre suscitèrent le vif intérêt d’un peuple qui savait fort peu de choses sur les mœurs de ses dirigeants. Peut-être l’image est-elle caricaturale, mais c’est autour de ce livre et des scandales qu’il dénonçait que se consolida, de façon structurée, une opposition extérieure gabonaise. Ainsi, bien qu’interdit à la vente à Libreville, ce livre19 était devenu le document de prestige de la majorité des membres de l’élite. Le dernier exemple est récent. Il concerne l’affaire dite Elf. Abondamment cité dès les premiers jours dans ce dossier, et pas seulement par la presse (nous faisons par exemple allusion aux allégations d’un des anciens proches du président Bongo, André Tarallo, expliquant aux juges que le destinataire ultime du compte « Colette » était le président gabonais), le président, par diverses techniques de communication (interviews dans des journaux français, billets « Makaya » et même, plus récemment, la publication d’un ouvrage d’entretiens) tenta de mobiliser l’opinion gabonaise. Pour tout résultat, cette affaire devint du véritable grain à moudre (parfois à tort) pour ses adversaires de l’intérieur, et du pain béni pour les journaux libres. Comment analyser le contraste de ces exemples, et en quoi démontrent-ils les limites d’une attitude de victimisation et le risque de dépersonnaliser la politique extérieure ? 19. Il s’agissait en fait d’exemplaires, le plus souvent présentés sous la forme de copies de mauvaise qualité, que les Gabonais se passaient sous le manteau.

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Le cas béninois est typique d’une exploitation judicieuse de deux types de ressources latentes ; l’ignorance ou le désintérêt des populations face aux questions de relations extérieures et le besoin d’identification d’un peuple qui saisira toute opportunité pour exprimer son patriotisme. Dans ce cas précis, le président s’est donc appuyé sur l’ignorance ou le peu d’intérêt pour activer le nationalisme en faisant dire qu’il s’agissait d’une agression du Bénin contre le Gabon. Paradoxalement, ce fait de politique extérieure, pionnier en la matière (nous mettrons de côté les escarmouches de la presqu’île de Bioko, qui étaient davantage le reflet d’une inimitié entre le président Bongo et son homologue équato-guinéen Francisco Macias Nguéma), allait éveiller la curiosité des Gabonais et marquer un intérêt nouveau pour les questions internationales. L’échec de la mobilisation sur les exemples d’Affaires africaines et de « l’affaire Elf » s’explique en partie par ce nouvel intérêt. En partie cependant. En effet, il nous semble qu’un début d’appropriation des affaires étrangères par le peuple y est aussi pour beaucoup. Ainsi, nous verrons que, sans intervenir directement, le peuple gabonais fait entendre ses nuances et rationalise de plus en plus sa conception de l’orientation de la politique extérieure, traçant des lignes jaunes à l’usage de celui qui n’assurerait plus, du coup, qu’une forme de délégation. Ainsi, alors que ce domaine de la conduite de l’État était largement resté l’exclusivité du président, qui l’exploitait d’autant mieux qu’il était l’objet d’un désintérêt quasi total de la part des Gabonais (à l’exception de quelques membres de l’élite), ces derniers, en le découvrant, allaient de plus en plus s’y intéresser. La conséquence de ce nouvel intérêt est que les masses gabonaises allaient commencer (et ceci bien avant l’ouverture démocratique) à tenter, sinon d’influencer l’action du président dans ce domaine, du moins de la contrôler. Les nouvelles prises de position du président gabonais dans les affaires étrangères intégreront dorénavant le poids de cette nouvelle « opinion publique ». Mais cette vision un peu volontariste doit être confrontée à l’autre versant de la réalité de la diplomatie gabonaise, le naturel besoin de capitalisation des ressources issues de ce domaine de la vie publique. La mutation entrevue précédemment ne procéderait donc pas d’une harmonieuse évolution, mais d’une dia-

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lectique où les tentatives d’intrusion de l’opinion publique se heurtent à chaque fois à la volonté du président de maintenir, dans ce domaine, une certaine personnalisation. La politique étrangère comme lieu de « capitalisation » des ressources politiques. Comme nous venons de le voir, les tentatives d’instrumentalisation et de victimisation ne donnent pas toujours les résultats escomptés par leur auteur. Bien au contraire. En effet, c’est essentiellement par ce biais qu’il nous semble que le peuple gabonais se réinscrit dans une forme de participation à la vie internationale et que ce même peuple entraîne dans son sillage l’État, qui investit ainsi petit à petit ce lieu, anciennement le sanctuaire de la personnalisation. Si le développement précédent a pu donner l’impression que ce processus se faisait de façon progressive avec la bénédiction du président de la République, les choses, en réalité, ne sont ni aussi rationnelles, ni aussi simples et encore moins aussi angéliques. Ainsi, le principal acteur politique du Gabon a longtemps puisé dans la réserve des ressources de la politique extérieure pour se légitimer ou centraliser. Au sujet de la légitimation, et comme certains auteurs l’ont montré20, le président de la République exploitera jusqu’à la caricature l’audience accordée par les relations extérieures pour s’imposer à son peuple comme son unique représentant légal. De la même manière, il usera jusqu’à l’exagération du caractère délicat de cet aspect de la politique pour mieux raffermir son centralisme. Ainsi, mieux que tout autre département de la vie politique, la politique étrangère constitue, par excellence, le lieu de structuration d’une « monarchisation » au sommet de l’État. Nous avons vu, avec une démocratie ancienne comme la 20. Nous pensons par exemple à l’image décrite par François Constantin : « Une bonne photographie sur le perron de l’Elysée au côté du général de Gaulle était créatrice de plus de sens pour l’opinion publique qu’un long discours idéologique », F. Constantin, « Patronage et cardinalité », in D. Bach et A. Kirck Greene (dir.), États et sociétés en Afrique, Paris, Karthala, 1993, p. 204.

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France, le poids que pouvait avoir la reconnaissance d’un « domaine réservé » au seul chef de l’État. Transposé au Gabon, ce centralisme devient tout simplement exclusif. La réappropriation étatique ne sera rendue possible que dans la mesure où le peuple désormais renseigné saura défendre ses intérêts bien compris en parasitant par son interventionnisme le jeu solitaire du chef du « domaine réservé »21. Pour revenir à l’exemple précis du Gabon, nous montrerons plus en aval de quelle manière les acteurs gabonais influencent de mieux en mieux les décisions de politique étrangère, réduisant du coup la mainmise présidentielle sur ce domaine de la politique. Une tolérance relative En réalité, le débat entre conduites privées et logiques d’État, tel que nous venons de l’esquisser dans ses multiples facettes, est en même temps simple et complexe. Simple dans la mesure où, malgré une certaine tendance à l’hermétisme, nul ne peut plus douter aujourd’hui qu’il n’y ait pas toujours de conflit entre ces deux lieux d’exercice du pouvoir, et complexe parce que la reconnaissance d’une imbrication entre intérêts privés et intérêts publics ne nous renseigne pas sur le processus de cette dialectisation. En conséquence, nous allons essayer, dans les lignes qui suivent, de résumer les principaux points d’accord et de démonter les mécanismes de structuration de cette imbrication. Sur les points d’accord, il semble à peu près clair que, si les logiques privées font irruption en effet sur la scène internationale, influençant parfois la décision et tentant de mettre à l’écart l’État, ces logiques ne s’opposent pas toujours, in fine, à la notion d’intérêt public. De la même manière, après avoir longtemps pensé être l’acteur exclusif de la scène internationale,

21. Il convient cependant de nuancer le poids de cette « intrusion populaire » dans les affaires étrangères car, si les exemples cités semblent attester de l’effectivité et de l’efficacité de ce phénomène, une inconnue demeure quant à ce qu’aurait été une réaction de l’opinion gabonaise face à de vrais choix stratégiques, comme la guerre du Biafra ou le maintien de certains liens avec l’Afrique du sud.

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l’État aujourd’hui est bien obligé de compter avec et/ou sur des acteurs privés dans la mesure où ceux-ci ne développeraient pas une diplomatie ostensiblement hostile. Peut-on dès lors parler de saine cohabitation ? La question en réalité ne se pose pas en ces termes car, plutôt que de parler de cohabitation, ce dont il est question ici ce sont les mutations, les délégations, les adaptations, en un mot ce que nous appelons la privatisation. Ainsi, les facteurs privés comme les facteurs publics sont amenés à une professionnalisation continue qui rende leurs conduites adaptables les uns aux autres. Cette professionnalisation continue signifie et suppose que les uns comme les autres se soient acceptés comme étant tous parties prenantes des relations internationales. En effet, pendant longtemps, au plus fort de la domination du réalisme, il n’était pas concevable que les facteurs privés, comme les actes individuels par exemple, aient une quelconque influence sur la vie internationale. Celle-ci était le fait des rapports interétatiques, lesquels étaient presque toujours présentés sous leur aspect conflictuel. Effet de mode, l’irruption des courants idéalistes et libéraux a sacralisé paradoxalement l’opposition entre flux privés et logiques publiques, annonçant naturellement le règne à venir des facteurs privés et le dépérissement de l’État. La privatisation à laquelle nous recourons comme concept consistera non seulement à rendre compatibles les différentes actions (publiques ou privées), mais aussi à mettre en lumière leur complémentarité. Certes, nous pouvons difficilement cacher notre inclinaison naturelle à croire en la primauté des logiques d’État, mais celles-ci ne peuvent plus être ni exclusives, ni le résultat de la seule rationalité. Sauf à imaginer un monde entièrement libéral sans autorité susceptible de gérer ou de réguler la vie de la communauté, ou à concevoir un monde dominé par des systèmes étatiques rigides et fermés à même de domestiquer définitivement la guerre, on peut penser qu’il y a un intérêt à ce que conduites privées et logiques d’État soient parfois compatibles. Ramené à la dimension des rapports franco-gabonais, le poids des facteurs officieux se comprend mieux dans l’élaboration de la coopération. En effet, les analyses précédentes permettent de penser que la place importante prise par l’officieux dans l’élaboration de cette coopération procède d’une délégation, certes

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non volontaire de l’État mais acceptable et acceptée par les parties prenantes, tant que ces facteurs officieux ne développent pas de stratégies propres à s’émanciper des pouvoirs étatiques pour s’autonomiser de façon complète. Dans le même ordre d’idées, cette prédominance de l’officieux ne doit pas être considérée comme la phase ultime de mutation de l’État. Il s’agirait plutôt, nous semble-t-il, d’une situation transitoire, donc de crise, appelée à être dépassée rapidement. De ce point de vue, les pratiques clientélaires actuelles 22, prédominant dans le champ des rapports franco-gabonais, peuvent être perçues comme des modes de régulation provisoires, suscités par les États et destinés à se substituer de façon transitoire aux mécanismes banals de toute relation interétatique. Elles rendent compte de la difficulté à mettre en relation des États aux cheminements, aux structures et aux ressources aussi différents. La mutation à venir de l’État français comme l’élaboration des processus d’étatisation au Gabon permettent d’ores et déjà d’observer une nette baisse de l’ampleur des phénomènes décrits.

L’hypothèse d’une « formation continue »23 de l’État

Les pages précédentes ayant replacé l’État au centre de notre problématique d’ensemble, il s’agit maintenant de voir en quoi les mutations de cet État sont susceptibles d’être un élément explicatif majeur de la singularité de la relation franco-gabonaise. Dans cet ordre d’idées, nous serons amené à nous pencher sur le cas gabonais et à remarquer que, si l’initiative personnelle se

22. Nous espérons ne pas donner l’impression, dans cette perspective, de nous contredire au sujet du clientélisme. Nous continuons à penser qu’il ne s’agit pas d’un phénomène résiduel, survivance d’une époque révolue. Nous voulons tout simplement, dans ce cas précis, montrer que le phénomène clientélaire ici est une forme de régulation provisoire. 23. Nous empruntons la formule de « formation continue de l’État » à Béatrice Hibou. Voir B. Hibou (dir.), La privatisation des États, Paris, Karthala, 1999, p. 11.

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substitue souvent à la diplomatie étatique, cette substitution dénote un « besoin d’État » auquel répond plus ou moins bien la « para-diplomatie » Bongo. Dans le cas de la France, ce serait plutôt une inadaptabilité de l’État qui justifierait les dérives observées. « Besoin d’État »24 au Gabon Nous montrerons que les actes posés par le président Bongo en matière de politique étrangère (notamment dans le cadre des rapports franco-gabonais) s’inscrivent dans une espèce de consensus national. À ce titre, cette action peut être assimilée à une diplomatie par défaut. La diplomatie gabonaise, une perpétuation du consensus colonial – Le contenu actuel Il est relativement facile de tracer les grandes lignes de la doctrine gabonaise de l’action extérieure. En effet, celle-ci demeure marquée par le besoin de poursuivre en priorité la coopération avec la France et la volonté, (accessoirement) de diversifier cette coopération en nouant des liens avec des nations d’autres continents (États-Unis, Allemagne, Canada, Chine, le monde arabe, etc.). Si les motivations initiales ont changé (pour cause de remplacement des anciennes élites par de nouvelles, marquées par les préoccupations de leur époque et moins empruntes de sentimentalisme), la liste des partenaires n’a pas connu de modifications notables. Il en va de même d’une moindre inclinaison vers la coopération avec d’autres pays d’Afrique par exemple. Malgré cette linéarité, le besoin de coopérer avec la France ne s’exprime cependant pas comme un jeu inchangé où le partage des rôles doit 24. Il n’aura pas échappé au lecteur que notre titre s’inspire d’un thème global traité dans le n° 61 de Politique africaine. Notre développement se démarque cependant du contenu de nombre de contributions de ce numéro. Voir Besoin d’État, Politique africaine, n° 61, mars 1996, Paris, Karthala, 167

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demeurer statique. Les Gabonais (du moins les élites au pouvoir) aspirent de plus en plus à rétablir (ou plutôt à établir) une relation égalitaire, qui passe par une meilleure prise en compte des intérêts gabonais. Il n’y a donc point ici de demande ou de velléité de rupture, malgré l’intensité des anathèmes. En fait, la doctrine officielle (qui n’est pas aux antipodes de la pensée générale) est à la sauvegarde d’un statu quo légèrement amendé. Faut-il mettre cette passivité au compte du peu d’intérêt que l’élite porte à la politique étrangère ? S’agit-il plutôt d’un sentiment qui ne serait partagé que par un petit nombre et qui gagnerait à être mieux étudié. Nous ne pouvons, hélas, au niveau des informations que nous détenons, créditer l’une ou l’autre des thèses. Il nous aurait fallu, pour ce faire, interroger non seulement les élites, mais également les masses sur leurs sentiments profonds. – La continuité avec le passé Il paraît difficile, aussi loin que l’on puisse remonter dans le champ de l’analyse des rapports franco-gabonais, de trouver des moments de rupture où les acteurs gabonais auraient décidé de tourner définitivement le dos à la France. Si cette attitude est surtout le fait des tenants du pouvoir, que dire de celle des opposants dont une brève observation de la posture avant l’indépendance est révélatrice. Ni l’UDSG ni le PUNGA ne préconisaient la rupture. En effet, Jean Hilaire Aubame, pur produit de l’administration, est demeuré malgré les événements de 1964 fidèle au gaullisme. Quant aux dirigeants du PUNGA, malgré une campagne remarquée pour faire voter NON au référendum de 1958 (nous avons montré dans le premier chapitre que cette attitude s’inscrivait plutôt dans une démarche politicienne, voire ethniciste), ils demeuraient avant tout des gaullistes confirmés. Le coup d’État de 1964 symbolise bien cet attachement des élites à la France. Alors que celle-ci envoyait, sans grand respect des usages internationaux, des troupes mettre fin au coup de force, la plupart des civils installés au pouvoir par les militaires, puis emprisonnés sitôt Léon Mba rétabli dans ses droits, n’envisageront jamais de rupture définitive avec la France. Tout au plus,poseront-ils des actes spectaculaires, comme la démission de Germain Mba du secrétariat général de l’UAM.

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L’action personnelle du président Bongo comme para-diplomatie – Le consensus national La question des relations extérieures, et plus particulièrement celle des rapports entre la France et le Gabon, fait l’objet au Gabon d’une forme de « consensus national ». En effet, alors que les débuts du processus de démocratisation en 1990 ont révélé une opposition systématique entre les tenants du pouvoir et ceux qui le revendiquaient dans les domaines de la vie politique, économique et sociale au plan intérieur, la nature propre des rapports avec la France n’a que très faiblement été dénoncée. Certes, des personnalités françaises comme Jacques Foccart ou Charles Pasqua ont été souvent vilipendées dans les journaux d’opposition, mais il s’agissait généralement de bien différencier ces personnalités de la France elle-même. En clair, si les amis français du président Bongo étaient critiqués, c’est encore la France qui était appelée à la rescousse pour participer au changement au Gabon. Cet accord général, observé entre toutes les élites politiques du pays (nous verrons plus loin que les masses non plus n’y sont pas opposées), est un phénomène ancien, comme nous l’avons vu, qui a eu pour conséquence l’occultation du débat sur l’orientation générale de la politique étrangère. Il est en effet curieux de constater que, ni dans les projets de société des partis de l’opposition, ni dans les programmes d’action des mêmes partis, encore moins dans les grands débats de l’Assemblée Nationale, des questions aussi importantes, touchant à la souveraineté, comme la révision des accords de coopération, ne sont jamais soulevées. Certes, la presse libre relayait les turpitudes des relations franco-gabonaises, mais c’était uniquement dans le but d’affaiblir le président Bongo et non point par souci de remettre en cause l’orientation générale des relations extérieures, encore moins leur doctrine de base. Si les rares membres de la classe politique gabonaise ayant des sympathies à gauche ont pu adopter une posture sensiblement discordante, c’était moins pour orienter la politique étrangère, par exemple vers Moscou, que pour tisser de timides liens avec la gauche française. Le choix de l’alignement complet sur les vues françaises est donc une constance de la pensée diplomatique gabonaise.

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– Une action personnelle à finalité diplomatique Comme nous venons de le voir, les choix qui paraîtraient à première vue personnels, du président Bongo dans la politique étrangère, sont en réalité l’expression d’une vue partagée au moins par la plus grande partie des élites gabonaises. Nous prendrons un exemple précis, la conversion à l’Islam, au milieu des années soixante dix, du président Bongo. Celle-ci a fait peser à un moment donné sur le Gabon le risque (réel ou imaginaire) d’une islamisation forcée. Les Gabonais, qui sont dans leur majorité chrétiens ou animistes, n’ont pas vraiment suivi en masse. S’il demeure, comme conséquence de cette conversion, la célébration d’un certain nombre de fêtes musulmanes, la communauté musulmane installée au Gabon n’a pas connu de hausse substantielle immédiate. Si le peuple a bien su tirer profit de l’avantage matériel (admission du Gabon au sein de l’O.P.E.P.) conféré par ce choix spirituel, il ne s’est guère montré enthousiaste à l’idée que le Gabon entre dans de grands ensembles islamiques ou arabes. Les plus récents mémoires de Jacques Foccart relatant les réserves d’un Georges Rawiri25 à l’intrusion d’un islam au Gabon sont révélateurs de cet échec. Cet exemple montre amplement que l’élaboration d’une décision de politique extérieure, y compris dans un pays à forte personnalisation du pouvoir comme le Gabon, est le fruit d’un marchandage et d’un débat intérieur qui s’apparenteraient, dans une certaine mesure, à une forme de diplomatie. C’est en ce sens que l’action en apparence individuelle du président Bongo nous semble être assimilable à une forme de diplomatie par défaut, l’État ou plutôt les citoyens transmettant ici une forme de délégation qui, cependant, ne procède pas toujours d’un processus aussi rationnel et harmonieux. La tentation est toujours grande pour l’acteur principal d’exploiter à son unique profit ce type de délégation. L’équilibre ici sera trouvé grâce à une meilleure conscience par le peuple de ses intérêts et à une vigilance qui seraient les gages de rationalisation de cette forme de « gouvernementalité ».

25. Voir J. Foccart, La fin du gaullisme, op. cit., pp. 542-544.

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Pour revenir au domaine précis de la mutation de l’État qui nous intéresse, il nous semble que les processus d’« intrusion » d’une opinion publique dans les prises de décisions relatives aux affaires étrangères sont annonciateurs (du moins peut-on l’espérer) d’une rationalisation à venir des rapports avec la France. Sans être nécessairement le prélude à une rupture (nous avons vu que la doctrine d’un partenariat avec la France était fondamentalement partagée par la plupart des Gabonais), cette rationalisation, dont les modalités sont encore à définir, pourrait passer par une remise à plat de nombre de piliers de cette relation : les accords de coopération, le primat des rapports NordSud au détriment du partenariat sous-régional, la question de la monnaie, etc. Il ne s’agit cependant encore que de perspectives, la mise en chantier de tous ces thèmes étant indissociable d’une véritable démocratisation au Gabon, source d’ouverture et de facilitation d’un débat public sur des questions qui ne sont plus tabou que sur le plan officiel. Le besoin d’adaptabilité de l’État français Les rapports franco-gabonais, tels qu’ils ont fonctionné dans les quarante dernières années, avaient de particulier qu’ils mettaient en présence deux types de régimes politiques, d’administrations et d’États dont les différences, notables, ne sont plus à démontrer. Dans ces conditions, la tentation est grande de se demander sur quelle base se faisait l’échange. En effet, ces rapports fonctionnaient-ils sur la base des modalités propres de l’administration française ou était-ce le modèle gabonais qui servait de référence ? À ce niveau de la réflexion, il importe de faire remarquer que là se situe peut être l’une des raisons de la stigmatisation dont sont victimes ces rapports. En effet, dès lors qu’il a semblé évident, pour les principaux analystes, que c’était l’administration française de fonctionnement rationnel-légal qui devait naturellement servir de modèle, toute forme de déviation des usages de ce modèle allait être interprétée en termes d’africanisation de ces rapports. L’idéal aurait donc été que ces relations se « banalisent » et que leurs modalités d’élaboration comme leurs objectifs répondent aux exigences strictes de la

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rationalité et de la légalité. Or, l’indépendance puis la coopération qui sont à la base de ces rapports étaient-elles rationnelles ou légales ? Là nous semble se situer la première difficulté liée à l’étude de la singularité des rapports franco-gabonais tels qu’ils se laissent percevoir. Concrètement, on a pensé faire adopter à une administration ancienne et jalouse de ses procédés des pratiques et des procédures obéissant à des valeurs totalement contraires à son éthique profonde. Une tentative de greffe en quelque sorte. L’échec de cette entreprise n’en est que plus révélateur. Car la sagesse commandait en amont, ou de réformer d’abord en profondeur l’administration française pour l’adapter à cette situation d’exceptionalité, ou d’accorder l’indépendance véritable au Gabon. Choix cornélien s’il en est. Pour remédier à cette inadaptabilité, le choix a été fait de procéder à une privatisation volontaire impulsée par le haut qui allait aboutir à une dépossession de l’État français de ses prétentions africaines. On remarquera, dans le cas du Gabon que nous avons étudié, que le processus se fait dans le sens inverse. La conduite et la pratique de la politique extérieure étaient d’abord à l’origine affaire de chefs d’État. C’est progressivement, par un lent (et encore insignifiant) processus de prise de conscience, que le peuple se mêle de politique étrangère, entraînant l’État dans son sillage. L’intérêt pour l’État français d’une adaptabilité est loin d’être lié à un ajustement aux méthodes gabonaises. C’est plutôt la nécessaire évolution compatible avec les mutations que connaît la scène internationale qui commande cette remise en cause. Ainsi, la question a fondamentalement changé de nature. Il ne s’agit plus de s’adapter à une situation d’exceptionalité, le défi ici est de se préparer à de nouvelles formes de partenariat. Avant de voir quelles pourraient être les modalités propres de cette mutation, nous devons faire un aveu et donner une précision. Nous sommes néophytes dans la connaissance de l’État français. Aussi ce propos pourrait-il sembler manquer de profondeur et apparaître comme étant de peu d’originalité pour le spécialiste. Pour nous en effet, le projet ne consiste pas à nous livrer à une réflexion globale et exhaustive sur les nécessaires mutations

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de l’État français26 dans son ensemble. Il s’agit plus simplement de ne nous intéresser qu’à l’aspect de cet État qui est lié aux relations avec l’Afrique par le biais de la coopération. Le but est de proposer quelques pistes susceptibles de favoriser cette mutation et d’améliorer la nature des rapports concernés. En conséquence, il sera question, dans les lignes qui suivent, de montrer la nécessité de la définition d’une nouvelle doctrine de la politique de coopération avec l’Afrique, l’impératif d’une « normalisation » du fonctionnement du dispositif administratif accompagnant cette doctrine et, enfin, l’intérêt d’une « dépossession » de l’Elysée de la conduite exclusive de ces rapports. Définir une nouvelle doctrine de la politique avec les États africains Il paraît extrêmement difficile d’envisager une mutation de la politique française de coopération sans une redéfinition ou plutôt la définition d’une nouvelle doctrine de la politique française à l’endroit de l’Afrique. Plusieurs éléments rendent ce préalable incontournable. Le premier élément à avancer est le changement radical de contexte, d’enjeux, de priorités et de configuration générale de la scène politique mondiale et africaine. La fin des années quarante comme les débuts des années cinquante et soixante sont marqués par une certaine incertitude, elle-même renforcée par le sentiment général d’insécurité résultant de la fin de la deuxième guerre mondiale. Dans ce contexte d’incertitude généralisée, exercer un contrôle ferme sur les anciennes colonies devenues formellement indépendantes relevait de deux impératifs. D’une part, il s’agissait, dans la logique de la guerre froide, d’éviter coûte que coûte que ces anciennes colonies ne soient tentées de se tourner vers le rival soviétique (nous avons vu que, derrière 26. Il existe une somme importante de travaux consacrés à ce thème. Leur particularité est d’avoir fait de la nécessaire modestie et du besoin de modernisation de l’État, les impératifs vitaux de cette mutation. Voir, par exemple, l’ouvrage emblématique de Michel Crozier, État modeste, État moderne... , op. cit.

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cette crainte légitime des autorités françaises, il y avait aussi ce « complexe de Fachoda » qui s’exprimait vis-à-vis des alliés anglo-saxons) et, d’autre part, en prévision des dangers de nouveaux conflits potentiels, il fallait garder en réserve un « empire » et certaines de ses ressources, notamment énergétiques et humaines. Si nous ajoutons accessoirement à ces motivations la question du rang, liée, elle, aux votes de ces nouveaux pays à l’ONU par exemple, le besoin de contrôler, s’il ne se justifie pas forcément, se comprend aisément. De ce point de vue, la doctrine politique de la France à l’endroit des pays d’Afrique noire francophone appelée coopération avait surtout pour objectifs réels, selon nous, de maintenir, d’une part, le lien effectif et affectif entre ces anciennes colonies et la métropole, et, d’autre part, de veiller à la stabilité des régimes « installés », dans le but de répondre à la totale disponibilité requise par le contexte présenté précédemment. En conséquence, le dispositif de l’aide, les outils d’une politique économique sous-régionale et continentale, procéderont par exemple de cette logique. C’est un peu en ce sens que certains politistes parleront de politique réaliste, au moins jusqu’à la structure Foccart. Or, c’est une véritable lapalissade que de constater la profonde mutation qu’a connu depuis lors la scène internationale, mutation qui affecte non seulement le sens des conflits potentiels, mais qui reconstruit ainsi un monde où le prestige, l’obsession du rang, les risques d’extension d’un rideau de fer, tous ces enjeux essentiels d’une époque sont aujourd’hui dépassés et remplacés par d’autres. La France elle-même s’est davantage impliquée dans la construction européenne, la guerre Est-Ouest s’est arrêtée, les attentes des nouvelles élites africaines ont évolué. Au total, il nous semble que le paysage général a connu une telle métamorphose que la définition d’une nouvelle doctrine de la politique africaine de la France paraît s’imposer naturellement. La nécessité de la définition d’une nouvelle doctrine de la politique africaine de la France est d’autant plus réelle que ce préalable aurait l’avantage de clarifier dès le départ la nature du contrat et empêcherait ainsi que la France soit à tous les coups présentée comme le responsable des échecs africains,

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cette attitude favorisant le développement d’une autre variante du « culte du cargo », celle qui consiste à rendre inexorablement les autres responsables de ses propres malheurs. Nous insistons sur la nécessaire définition publique de cette nouvelle doctrine, car la précédente était non seulement mauvaise (pour l’Afrique car ne prenant pas en compte ses préoccupations propres, pour la France car dictée par l’urgence et donc basée sur une vision à court terme de la sauvegarde des intérêts français), mais également mensongère. Elle énonçait publiquement des impératifs de générosité, de désintéressement, de développement, alors que ses objectifs étaient ceux que nous avons, modestement, résumé plus haut. Quelles formes pourrait revêtir cette nouvelle doctrine au regard des nouveaux enjeux du moment et à venir ? Sans entrer dans les détails d’une doctrine qui devrait veiller naturellement à la sauvegarde des intérêts français mais aussi africains, et de façon durable, nous pourrons avancer l’idée que cette définition devra d’abord faire l’inventaire des intérêts qui demeurent mais aussi, et surtout, rechercher les avantages que procurerait aux deux parties la mise en place d’un véritable partenariat. Il est en effet aisé d’observer qu’il serait nettement plus bénéfique pour la France d’entretenir des rapports (politiques, économiques et commerciaux) avec des partenaires viables que de coopérer avec des États aux économies exsangues dont elle est amenée à assurer bien souvent « les fins de mois ». Le paradoxe ici est donc de constater que les dirigeants français font de la réforme de la coopération un véritable leitmotiv alors qu’ils abordent très peu la question de la définition d’une doctrine. On voudrait ainsi adapter un dispositif nouveau à une philosophie caduque. Normaliser le dispositif et remettre l’État au centre des acteurs Si la définition d’une nouvelle doctrine est nécessaire, elle est loin d’être suffisante pour relancer positivement les rapports entre les pays africains et la France. En effet, cette définition n’a pour objet que de construire le cadre dans lequel doivent s’opérer les aménagements pratiques nécessaires à la conduite

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de ce partenariat nouveau. Ces aménagements concernent principalement trois axes : le dispositif contractuel, le dispositif administratif intérieur, et le fonctionnement des institutions. – Le dispositif contractuel Pensés, élaborés et signés dans le contexte décrit précédemment, les accords de coopération qui définissent et gouvernent les rapports entre la France et nombre de pays africains doivent être revus en priorité. Si nous ne pouvons ici revenir en détail sur le contenu très largement anachronique de nombre de ces accords, il importe de noter que, malgré plusieurs procédures de renégociation, ceux-ci sont aujourd’hui totalement incompatibles avec toute idée de mise en place d’un partenariat équilibré et tourné vers des ambitions plus modernes. Au-delà du caractère totalement inadapté de certains d’entre eux (nous pensons par exemple à tout ce qui se rapporte à la coopération militaire27), c’est aussi bien, là aussi, la philosophie profonde autant que les conséquences pratiques qui les rendent totalement impropres. Toute définition d’une nouvelle forme de partenariat suppose donc naturellement une remise à plat de ce dispositif, contractuel mais inégalitaire, et son remplacement par des outils ou mécanismes plus soucieux de l’actualité et de l’équité des intérêts des partenaires en présence. – Le dispositif administratif intérieur De toutes les réformes susceptibles d’être engagées par les autorités politiques françaises, celle-ci, relative à l’administration, emporte l’adhésion générale. Sans doute parce qu’elle ne constitue pas un motif de bouleversement majeur de la philosophie profonde. Presque tous les rapports commandés par les politiques pour envisager la réforme de la politique de coopération ont demandé cette réforme. D’ailleurs, un début de réalisation de ce projet a vu le jour et devrait s’accélérer dans les années à venir. Cette adaptation consiste notamment à doter la 27. Voir la critique formulée par Marie-Christine Kessler sur les accords concernant le domaine militaire et la monnaie. M. C. Kessler (sous la direction de), La politique extérieure de la France : acteurs et processus, Paris, P.F.N.S.P., 1999, p. 304.

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politique de coopération d’une unité et à la rendre lisible et rationnelle. Sur l’unité ou l’unicité, il s’agit de donner à un ensemble confus, et dont les pôles d’autorité sont éparpillés, une direction politique unique. L’inclusion au sein des affaires étrangères du ministère de la Coopération s’inscrit dans cette logique. Ainsi, plus de quarante ans après les indépendances, les autorités politiques françaises semblent enfin découvrir que les pays africains sont des pays étrangers indépendants, dont la gestion des rapports relève des relations extérieures. La lisibilité, quant à elle, fait référence directement à la nécessité de mettre fin à l’opacité qui entoure aussi bien les outils de distribution de l’aide, que le suivi et le contrôle du cheminement de cette même aide. De ce point de vue, la transformation du FAC (Fonds d’Aide à la Coopération) en FSP (Fonds de Solidarité Prioritaire), la redéfinition de nouveaux critères d’inclusion dans la nouvelle ZSP (Zone de Solidarité Prioritaire), l’autonomie que conserverait l’AFD (Agence Française de Développement) n’apparaissent pas comme étant des réformes convaincantes ; elles auraient même tendance à renforcer la nonlisibilité d’un dispositif qui était déjà bien opaque. S’agissant enfin de la rationalité, des voix s’élèvent, de plus en plus nombreuses, pour demander que la France réoriente sa politique de coopération en fonction de ses intérêts réels. Cette réorientation suppose un élargissement des champs d’intervention (notamment une plus grande ouverture vers les pays anglophones émergeants) et une distribution moins « occulte » des aides. – Une action sur les institutions On ne peut valablement traiter de la question d’une nouvelle philosophie de la politique africaine de la France sans dire un mot sur le fonctionnement des institutions. En effet, celui-ci est directement tributaire de l’ancienne doctrine, qui ne pouvait être appliquée que grâce à un fonctionnement un peu personnel au sommet de l’exécutif. La « méthode Foccart »28 si décriée par 28. Nous souhaitons faire une mise au point sur cette controverse car elle résume en quelque sorte le contenu de notre réflexion. En effet, l’insuffisance

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les uns, si minimisée par d’autres, a pourtant constitué durant toutes ces années le modèle de fonctionnement au sommet de l’État. La centralisation élyséenne si nocive à la bonne marche des rapports de coopération, symbolise bien cette dérive. Un changement de doctrine ne saurait, de ce point de vue, faire l’économie d’une redistribution des missions au sein l’appareil exécutif, qui passe nécessairement par l’amoindrissement du rôle central de l’Elysée.

Conclusion

Avons-nous pu, au terme de ce développement, convaincre que, d’une certaine manière, selon des modalités particulières, les rapports franco-gabonais pouvaient être considérés comme des rapports d’État à État ? Notre tentative d’expliquer que des conduites privées étaient solubles dans des logiques publiques a-t-elle été couronnée de succès ? Ce sont là en effet, les deux interrogations, traduction de nos doutes, de nos incertitudes et de nos propres hésitations qui se révèlent déterminantes au sortir de ce développement. Questions anodines en apparence mais questions centrales car elles situent de travaux universitaires portant sur les rapports entre la France et l’Afrique a définitivement radicalisé les positions sur des sujets aussi controversés que la pratique des réseaux, le rôle de Foccart, etc. Ainsi retrouve-t-on, d’un coté, quelques journalistes d’investigation, des militants, pour lesquels tout ce qui se passe entre la France et l’Afrique n’est qu’affaire de réseaux et d’influence occulte de Jacques Foccart, et de l’autre coté, certains acteurs anciens ou actuels, pour lesquels les réseaux seraient le fruit d’une imagination débordante et Jacques Foccart, un ancien haut responsable ordinaire de l’État. Sur la base de la modeste observation à laquelle nous nous sommes livré, au regard de certains témoignages difficiles à récuser, nous pouvons affirmer que la réalité se trouve sans doute à mi-chemin de ces deux positions extrêmes. Pour nous, en effet, si les réseaux se révèlent à l’analyse de peu de consistance, nul ne peut plus aujourd’hui sous-estimer le rôle joué par un Jacques Foccart dans les rapports franco-africains, au moins jusqu’en 1974, ni l’intérêt pour mieux comprendre ces phénomènes, à s’attacher à leur dimension officieuse.

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clairement les enjeux, non seulement d’une problématique portant sur les rapports franco-africains mais aussi, plus généralement, sur le devenir de l’État dans les relations internationales. En effet, au-delà d’une vision descriptive des phénomènes, ce qui importe dans ce nouveau champ c’est d’établir des liens entre phénomènes, de rechercher la signification profonde qui mériterait d’être mise en lumière et dont la compréhension pourrait aider au renouvellement de la réflexion. De ce point de vue, il nous a semblé modestement que la barrière quasi religieuse souvent érigée entre faits publics et faits privés méritait d’être contournée. Ce faisant, nous ne voulons nullement réhabiliter un quelconque patrimonialisme. Nous souhaitons simplement, décloisonner le débat pour nous donner les meilleures chances de compréhension des phénomènes contemporains internationaux.

Conclusion

Nous ne saurons clore ce propos sans résumer au préalable les enjeux initiaux de cette recherche et les résultats auxquels celle-ci a abouti. Initialement, notre intérêt portait sur un concept, le clientélisme. Nous voulions par son biais comprendre et expliquer le fondement de la singularité de la relation franco-gabonaise. Plus précisément, nous élaborions l’hypothèse qu’une application de l’analyse clientéliste aux relations internationales franco-africaines, malgré les risques encourus, pourrait permettre, d’une part, de démonter les mécanismes de structuration de la dépendance réciproque observée entre la France et le Gabon, et, d’autre part, aider à renouveler la réflexion sur cet aspect des relations internationales enfermé jusque-là dans les a priori générés par les schémas dépendantistes, voire développementalistes. Ce faisant, nous espérions non seulement comprendre les raisons profondes susceptibles d’expliquer cette double dépendance franco-gabonaise, qui semblait interdire avant un certain terme d’envisager une normalisation de la coopération entre les deux pays, mais nous pensions surtout détenir là la clé qui nous aurait permis de caractériser autrement (dans un souci comparatif) la nature de relations auxquelles, par le passé, on appliquait sans nuances des concepts routinisés comme le néocolonialisme, l’impérialisme ou l’échange inégal. Au terme de ce parcours, quel bilan peut-on en dresser et quelles perspectives ouvrir au regard des résultats obtenus ?

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Trois types d’enseignement synthétisent le contenu de notre réflexion. Nous allons les examiner en détail. Le premier enseignement retenu est relatif à l’utilité révélée dans la compréhension de certains phénomènes, de l’adoption d’une démarche résolument pluridisciplinaire. Ainsi, le recours à l’histoire (notamment dans la première partie), qui aurait pu passer pour inutile voire redondant, en favorisant une relecture critique des conditions de l’octroi au Gabon d’une « indépendance formelle », permet non seulement de mieux appréhender la genèse de cette dépendance, mais également d’établir une continuité entre ce socle et les phénomènes actuellement observables. Si ce recours à l’histoire ne favorise en rien une lecture téléologique des événements, il inscrit clairement en revanche notre observation sur la longue durée. Le deuxième enseignement a directement trait à l’apport du biais clientéliste sur cette réflexion. Ici, c’est le rôle des acteurs privés qui est mis en lumière. Dans cet ordre d’idées, le schéma classique – État patron et État client, pays actif dominant et pays passif dominé est très nettement battu en brèche et se révèle même peu adapté à notre univers d’enquête. Le paysage qui s’offre à l’observateur présente plutôt une configuration d’une grande complexité – marquée par une apparente imbrication des intérêts français et gabonais, politiques et économiques, commerciaux et stratégiques, publics et privés etc. Cet enchevêtrement favorise une redistribution des rôles, des tâches et des statuts qui aboutit à une réalité assez éloignée de l’idée que l’on se fait habituellement de ce paysage. Dans cette complexité, la libre disposition par l’acteur unique gabonais de ressources plus importantes et plus variées combinée à des facteurs structurels et conjoncturels particuliers tendent à laisser apparaître une inversion des pôles de l’autorité ponctuellement défavorable à la France. Cette inversion est en partie rendue possible par une nouvelle prépondérance des facteurs privés. Mais ceux-ci se révèlent particuliers car n’étant pas dotés de logiques propres de recherche d’autonomie et n’étant en rien poussés par le besoin de concurrencer les États. Du coup, le clientélisme analysé ici apparaît comme étant un phénomène diffus (pour reprendre la formule de Jean-Gustave Padiolau), instable et conjoncturel, qui ne s’inscrit ni dans l’épaisseur de l’histoire, ni dans la profon-

CONCLUSION

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deur de la structuration sociale. La nature particulière des structures observées, sortes d’abris informels faiblement organisés et n’ayant pas d’existence propre, explique cette apparente volatilité. En conséquence, ces structures apparaissent davantage comme des formes d’émanation de la puissance étatique dont elles seraient, en quelque sorte, la délégation. Le troisième enseignement concerne fort justement le « surgissement » du fait étatique comme facteur explicatif majeur de cette singularité de la relation franco-gabonaise. Ainsi, il semble que les pratiques clientélaires observées, l’apparente prolifération des réseaux et des acteurs privés ne sont que la conséquence, une espèce de rideau de fumée qui occultait le véritable fondement des dysfonctionnements observés les États en mutation. Dans la mesure où ceux-ci se réapproprient par diverses procédures les actions décrites, il faut bien convenir que c’est vers cette direction qu’il faut orienter la réflexion. L’étude des rapports entre la France et le Gabon doit donc être abordée comme une étude de la formation, du fonctionnement et des mutations des deux États. Ainsi, ce serait, depuis les indépendances, le fait étatique qui expliquerait cette singularité. Mais cette « découverte » n’épuise en rien la question, bien au contraire. Celle-ci apparaît en effet dans la plénitude, la diversité et la complexité de ces différents champs. Là se situent justement notre principale satisfaction mais aussi notre évidente frustration. En effet, il faut se souvenir qu’au début de notre travail, l’essentiel de nos hypothèses tournait autour de la notion de clientélisme. Notion chargée de tous les espoirs et qui nous aurait permis de proposer une meilleure compréhension des relations internationales franco-africaines. Nous croyions d’autant plus sérieusement à la richesse de l’hypothèse ainsi élaborée que nous y voyions un moyen d’appliquer avantageusement à ce domaine de la science politique, l’analyse clientéliste. La perspective de prolonger la réflexion sur une problématique de l’État pour expliquer l’existence des pratiques clientélaire est certes intéressante, mais elle rend compte de l’extrême complexité des problèmes posés. Sur un plan personnel, nous sommes loin d’être spécialiste de l’État africain et a fortiori de l’État français ; pour autant, nous ne saurons ne pas présenter les

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quelques perspectives ouvertes, à notre avis, par cette étude et qui constitueraient autant de nouvelles pistes de recherche ou d’approfondissement de réflexions déjà initiées. Une des pistes qui nous semblent les plus prometteuses serait de se demander dans quelle mesure cette redécouverte du fait étatique (au cœur de logiques à première vue privées) pourra aider à renouveler la problématique des relations internationales. L’intérêt serait de reformuler les interrogations sans donner l’impression de tomber dans un réalisme désuet. Une autre piste serait de prendre prétexte de cet angle d’approche pour relancer l’étude de la nature, de la spécificité, en un mot de la réalité de l’État africain. La démarche pourrait consister à saisir les logiques de cet État sur les lieux mêmes de sa formation continue et de son élaboration particulière, en dehors de toute idée d’a priori et toute vision statique et normative. Accessoirement, l’étude pourrait aussi aider à renouveler l’observation sur les nouvelles formes de l’État français dans ses mutations et ses adaptations face aux évolutions de la société. Toute chose que nous n’avons ni su ni pu réaliser.

Principales sources

Bibliographie En raison du caractère hétérogène de nos différentes sources, et eu égard au sentiment de confusion que celui-ci pourrait générer chez le lecteur, nous avons choisi de présenter notre bibliographie de façon thématique. Cet ordre essaie lui-même de respecter le mouvement d’ensemble de notre démonstration.

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Studies journal n° 19 (3-4), 1991, pp. 474-494. NEVERS Jean-Yves, « Du clientélisme à la technocratie : cent ans de démocratie communale dans une grande ville, Toulouse », in RFSP, vol. 33, n° 3, 1983, pp. 428-454. PADIOLAU Jean-Gustave, « Le clientélisme local dans la société post-industrielle : l’exemple du parti communiste français », in L’État au concret, Paris, P.U.F., 1982, pp. 205-222. PAILLÈRE Aurélie, Le clientélisme en relations internationales : les relations franco-togolaises à l’épreuve de la démocratie, mémoire de D.E.A., Paris, I.E.P., septembre 1995, 104 p. PETITEVILLE Franck, « Quatre décennies de coopération francoafricaine : usages et usure d’un clientélisme », in Institut québécois des hautes études internationales, Université Laval, Études internationales, vol. 17 n° 3, septembre 1996, pp. 571-601. RONIGER Louis, « The comparative study of clientelism and the changing nature of civil society in the contemporary world », in L. Roniger, A. Gunes-Ayata (ed.), Democracy, clientelism and civil society, Boulder, Lynne publications, 1994, pp.1-18. SALINAS Alfred, L’État clientéliste, Paris, éd. de la Bruyère, 2000, 366p. SAWICKI Frédéric et BRIQUET Jean-Louis (sous la direction de), Le clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, Paris, P.U.F., 1998, 324 p. SYLLA Lamine, « Genèse et fonctionnement de l’État clientéliste en Côte-d’ivoire », in Archives européennes de sociologie, vol. 25 n° 1, 1985, pp. 29-57. WATERBURY John, Le commandeur des croyants. La monarchie marocaine et son élite, Paris, P.U.F., 1975.

Les médias

Cette liste, forcément succincte, ne saurait naturellement prétendre à l’exhaustivité. Il importait cependant, eu égard à la surabondante production relative à notre sujet, de citer quelques articles, dossiers de presse et films suffisamment emblématiques du sujet. Nous ne faisons pas mention, dans cette liste, des articles de journaux gabonais (La griffe, L’union, La relance, Le Bûcheron, Missamu, etc.) ou de revues internationales spécialisées (La lettre du continent, Africa confidential, etc.), qui ont fait l’objet d’une consultation systématique. ADLER Alexandre, « Le jour où la Guinée a dit NON », in Les mercredis de l’histoire, Arte-La Cinq, mars 1998. BALLADUR Edouard, « Ce que veut la France », in Jeune Afrique n° 1720, 23 décembre 1993, pp. 52-58. BAYART Jean-François, « L’Afrique de papa ça suffit », in Jeune Afrique n° 1684, 15-21 avril 1993, pp. 50-55 (entretien). BOLLORÉ Vincent, « Pourquoi nous investissons tant en Afrique », in Jeune Afrique Economie, n° 250, 1997, pp. 20-32. COT Jean-Pierre, « Les erreurs de la France en Afrique », in L’autre Afrique n° 77, 27 janvier-2 février 1999, pp. 8-14 (interview). DEBRÉ Bernard, « Des réseaux, quels réseaux ? », in Jeune Afrique, n° 1784, 16-22 mars 1995, pp. 6-10 (interview). DÉMONPION Denis, « Affaire ELF : Les surprises de l’enquête », in Le Point, n° 1444, 19/05/2000, pp. 62-63.

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FRANCE-GABON

– « Elf, l’empire des sens, enquête sur un super scandale d’État », in Les dossiers du Canard enchaîné n° 67, avril 1998, 98 p. – « Elf, une Afrique sous influence », in Arte-La Cinq, mercredi 22 avril 2000. FOTTORINO Eric, « France-Afrique. Les liaisons dangereuses », in Le Monde du 22 juillet 1997. « Gabon : la fin du mirage », in Géopolis, France 2, décembre 1993, 2 heures. – « La Bongo connexion, enquête sur les réseaux français d’un dictateur », in L’Événement du jeudi du 17/12/1998. – « Gabon : La fin du mirage », in Géopolis, France 2, octobre 1993. GAETNER Gilles et Pontaut Jean-Marie, « Elf, les confidences de Le Floch », in L’Express n° 2565 du 31/08/2000. GAETNER Gilles, « Affaire Elf : les révélations d’André Tarallo », in L’Express, n° 2438 du 26/03/98. GESLIN Jean-Dominique, « Elf Gabon : production en baisse, bénéfices en hausse », in Jeune Afrique, n° 2044, mars 2000, pp. 88-89. IRASTORZA Pascal, « Affaire Elf : les confidences d’André Guelfi », in Le Point, n° 1361 du 17/10/98. LALANDE Jean, « Elf Gabon : les pistes suisses », in Le Point, n° 1355 du 05/09/98. LEFLOCH-PRIGENT Loïk, « Mitterrand m’a dit : ne changez pas le système mis en place par de Gaulle », in Le Figaro du 18/05/2001. LELIÈVRE Marie-Dominique « Villiers a été élu avec l’argent que j’ai donné, non prêté », (interview de Marthe Mondolini) in Libération du 23/01/2001 – « Le sommet franco-africain de Libreville », in Jeune Afrique, n° 1656, octobre 1982, pp. 20-24. LEYMARIE Pierre, « Les voies incertaines de la coopération francoafricaine : deux ans de malentendus et de déceptions », in Le Monde diplomatique n° 463, novembre 1990, pp. 22-23. MESMER Pierre, « Je suis contre les interventions en Afrique », in Jeune Afrique, n° 1695, juillet 1993, pp. 72-77. MILOT Olivier, « Elf, une Afrique sous influence : la pompe à fric », in Télérama, n° 2621 du 05/04/00.

MÉDIAS

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– « Mitterrand et l’Afrique : la fin d’un long règne », in Jeune Afrique économie, n° 1986, décembre 1994, pp. 1033. NICAUD Gérard, « Gabon : trop riche pour l’aide », in Le Figaro du 17/06/1999. NOUZILLE Vincent, « Elf-GMF : les liens secrets », in Le Nouvel économiste n° 1068 du 29/11/96. PÉAN Pierre, « Quand Pierre Péan cuisine Jacques Foccart », in Jeune Afrique, n° 1780, 16-22 février, 1995. ODZAMBOGA Stéphane, « Le Gabon entre pétrole et diplomatie », in Le Monde diplomatique du 01/02/1997. ROUTIER Airy, « Des gens qui devraient être en prison se sont servis de moi » (interview d’Omar Bongo), in Le Nouvel Observateur du 13/01/2000. SOUDAN François, « Elf : une affaire d’État », in Jeune Afrique, n° 1853, juillet 1996, pp. 16-17. SOUDAN François, « Pasqua l’Africain », in Jeune Afrique, n° 1782, mars 1995, pp. 14-18. VALLÉE Olivier, « Elf, trente ans d’ingérence », in Manière de voir n° 51 du 01/05/2000. VALLÉE Olivier, « Elf au service de l’État français : une Afrique sous influence », in Le Monde diplomatique n° 553 du 01/04/00.

Table des matières Avant-propos ......................................................................

5

Introduction générale ........................................................ D’un intérêt pour les questions d’aide à une réflexion sur les relations internationales : l’histoire d’une maturation .... L’analyse clientéliste comme biais pour l’étude des rapports entre la France et le Gabon ........................ Le refus d’un monométhodologisme réducteur ............. L’officieux privilégié ..................................................... Un cheminement fait de ruptures et de continuités ........

7 7 15 21 28 31

PREMIÈRE PARTIE

LE FONDEMENT DU PARADOXE : LE REFUS D’ASSUMER L’INDÉPENDANCE

1. L’idée gabonaise de l’autonomie ................................. 39 La revendication de la lutte pour l’indépendance structuration et perpétuation d’une « histoire officielle » ...... 40 La structuration ............................................................. 40 Les fondements historiques et idéologiques : la théorie de la résistance à la colonisation ................ 41 Le contexte des années 60 : un outil de politique intérieure et de stratégie sous-régionale ..................... 46 La perpétuation .............................................................. 50 La stratégie des révoltes sporadiques face à la France : une autre variante de la lutte ? ................................... 50 La revendication d’une lutte comme prétexte de sollicitation et ou de légitimation du pouvoir ....... 54 Sens et contenu de l’autonomie recherchée ................... 57 Le sens ........................................................................... 57

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Autonomie ou indépendance ? Voyage au cœur de l’ambiguïté ............................................................ 58 Peut-on être nationaliste et anti-indépendantiste ? Le cas Léon Mba revisité ........................................... 62 Le contenu ...................................................................... 66 Comment les élites voyaient-elles le Gabon indépendant ? ......................................................................66 Origine et lieu de l’irresponsabilté, le triomphe du sentimentalisme .................................................... 71 Conclusion ..................................................................... 75 2. La stratégie gaullienne de l’indépendance verrouillée .. « Partir pour mieux se maintenir » : analyse des motivations contrastées du décolonisateur .............. Ruptures et continuités dans le discours et la pratique gaullienne sur l’indépendance ....................................... De Brazzaville à la communauté : histoire d’une reconstruction ............................................................ Le tabou de l’indépendance dans les discours et la pratique gaullienne des années 50 ..................... Des adaptations successives sur fond de deux constances : la stabilité et la sauvegarde des intérêts français .......... Le maintien du statu quo ........................................... La sauvegarde des intérêts français ...........................

77 79 79 80 84 89 89 92

Le contrat fondateur de l’ambiguïté : les accords francogabonais d’août 1960 ..................................................... 97 Un outil de limitation de la souveraineté gabonaise ...... 97 Un facteur de création des conditions d’une interdépendance durable ............................................................................ 105 Conclusion .................................................................... 109 Conclusion de la première partie ......................................... 110 DEUXIÈME PARTIE

AUX SOURCES DES PRATIQUES CLIENTÉLAIRES : LA PRIVATISATION DES RAPPORTS DE COOPÉRATION

3. Les acteurs privés au pouvoir .................................... 119 Le contexte et le cadre de la privatisation...................... 120

TABLE DES MATIÈRES

La “centralisation élyséenne” ....................................... La mise en place originelle ....................................... Les dérives du système ............................................. Les fondements du “système” Bongo ........................... Une organisation centralisée et policière .................. Les logiques de la délégation ....................................

389 120 121 124 128 128 134

Acteurs et structures dans la coopération franco-gabonaise.. 141 La nomenclature des acteurs ........................................ 142 Les différents types d’acteurs ................................... 142 Un acteur carrefour : le groupe Elf dans les rapports franco-gabonais ........................................................ 152 Fonctions et mode d’organisation ................................ 169 Clarification conceptuelle.......................................... 169 Les réseaux gaullistes ............................................... 175 Le réseau de gauche .................................................. 186 Les structures opportunistes ...................................... 195 Conclusion .................................................................... 196 4. L’inversion de la hiérarchie traditionnelle : le triomphe de la « diplomatie du chantage » ........... 201 Les facteurs structurants : le système Bongo face à ses interlocuteurs ............................................................... 200 L’inégalité des acteurs face à la détention du pouvoir ..... 200 La durabilité au pouvoir chez l’acteur Bongo .......... 201 Alternance et précarité chez les acteurs français ...... 206 Comment le protégé devient protecteur .................... 208 Un acteur gabonais exclusif, détenteur de ressources, fin connaisseur du microcosme politique français, face à une France en ordre dispersé ......................... 211 Affaires, économie, industrie ou politique, un seul interlocuteur réceptacle ............................................. 211 Des acteurs français aux stratégie éclatées ............... 217 Les modalités et les limites de l’inversion .................... La survalorisation de l’acteur Bongo ou le triomphe de la « capitalisation sociale » selon la théorie des trous structuraux .................................................................... La maîtrise de l’information ..................................... La manipulation et le financement ...........................

221 222 222 223

390

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L’acquisition du pouvoir exiger .................................... 226 Du co-patronage au patronage de toutes les structures .. 228 De la domination personnelle de l’acteur Bongo à la revaloristion du Gabon, retour sur l’APD française au Gabon (1990-1994) .............................................. 232 Les limites de l’inversion .............................................. 241 Le chantage : un phénomène conjoncturel à portée limitée ....................................................................... 242 Des ressorts structurels fragiles ................................ 248 Conclusion .................................................................... 258 Conclusion de la deuxième partie ....................................... 259 TROISIÈME PARTIE

LA RÉAPPROPRIATION ÉTATIQUE

5. Des structures informelles et fragiles ........................ Les réseaux clientélaires franco-gabonais : une insuffisante institutionnalisation, un faible poids, une durée de vie limitée ................................................ Une inscription dans l’interétatique plutôt que dans le transnational ............................................................. Une faible formalisation ............................................... Une durée de vie limitée ............................................... Une faible autonomie ....................................................

265

Des réseaux tributaires des États .................................. Emanations induviduelles de la puissance de l’État ou ensembles relationnels autonomes ? ........................ Des réseaux malgré les États .................................... Les réseaux grâce aux États ...................................... Réseaux étatiques ou réseaux privés ?....................... Une mutation structurelle problématique ..................... Les structures politiques ou administratives ............. Les groupes commerciaux ou industriels ................. Des structures adossées aux États ................................ Le cadre d’évolution ................................................. La nature et le statut créateur .................................... Les ressources ...........................................................

282

266 267 271 274 279

282 284 286 287 289 290 292 302 303 304 305

Conclusion .................................................................... 307

TABLE DES MATIÈRES

391

6. La réappropriation étatique ...................................... 309 Africanisation ou privatisation, une tentative de clarification .................................................................... 310 L’origine et le sens du concept ..................................... 311 Le sens : « l’africanisation » comme une caractérisation de la spécificité de l’État africain ............... 312 Les attendus contradictoires : l’africanisation comme processus de contagion et affirmation de l’État africain ............................................................ 314 L’hypothèse de la privatisation des États comme révélateur des processus d’étatisation au Gabon et de mutation de l’État français .......................................................... 316 Le sens et le contenu du concept .............................. 317 La privatisation comme révélatrice des mutations de l’État français et de la formation de l’État au Gabon .... 320 Conduites privées et logiques publiques ....................... 322 Intérêts publics et intérêts privés, accord ou désaccord ?........ 323 Denard est un « patriote » ............................................ 325 Actions politiques personnelles et recherche de la couverture étatique ......................................................... 328 De la victimisation comme moyen d’impliquer l’État ....328 La politique étrangère comme lieu de « capitalisation » des ressources politiques .......................................... 332 Une tolérance relative ................................................... 333 L’hypothèse d’une « formation continue » de l’État ..... 335 « Besoin d’État » au Gabon .......................................... 336 La diplomatie gabonaise, une perpétuation du consensus colonial .................................................... 336 L’action personnelle du président Bongo comme paradiplomatie ................................................................. 338 Le besoin d’adaptabilité de l’État français .................. 340 Définir une nouvelle doctrine de la politique avec les États africains .............................................. 342 Normaliser le dispositif et mettre l’État au centre des acteurs ................................................................. 344 Conclusion de la troisième partie .................................. 347

392

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Conclusion ......................................................................... 350

PRINCIPALES SOURCES

Bibliographie ..................................................................... 355 Les médias .......................................................................... 383

Achevé d’imprimer en avril 2007 sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery - 58500 Clamecy Dépôt légal : avril 2007 Numéro d’impression : 704072 Imprimé en France