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French Pages 254 [238] Year 2019
Ont collaboré à cette édition : Monique Lemoine, Marie-Christine Etelin, Irina Durnea, Tiphaine Martin, Pierre Michon, Virginie Piedra-Gautier, Gérard Lauvergeon, Dominique Bréchemier, Arnaud Verret, Rahime Sariçelik, Corentin Zurlo-Truche, Florence Costecalde, Joëlle Constanza, Asmaa Attarca, Rezvan Zandieh, Catherine Beaunez.
ISBN : 978-2-343-17570-6
26 €
Rencontres de Mix-Cité
Les rencontres organisées par Mix-Cité 45 sous le libellé « Femmes des lumières et de l’ombre » ont rendu vie, chaque année, à des figures oubliées ou méconnues, d’abord issues d’une époque précise (du Grand Siècle classique à l’entre-deux-guerres) puis selon une perspective thématique et diachronique (Femmes de sciences en 2017). Cette huitième session s’est consacrée aux femmes en politique. Elle définit des questionnements internationaux dans les combats féminins qui ont fondé les avancées en un domaine essentiel à l’émancipation des femmes : les enjeux politiques. Un rappel des luttes d’hier – de l’emblématique Olympe de Gouges aux héroïnes du socialisme de toute l’Europe jusqu’à l’aube du xxe siècle – donne la mesure de notre dette à ces aînées hautement exigeantes du journalisme, de la magistrature, du syndicalisme, de la littérature, etc. qui sont allées parfois jusqu’au sacrifice (figures de la Résistance). Les mouvements d’aujourd’hui ne manquent pas de nous interroger sur l’héritage transmis, le rôle crucial des médias, l’identité des femmes en lutte, ici et au-delà des frontières (Turquie, Maroc, Iran…). La diversité des communications témoigne en tous cas de la vigueur des engagements féminins, et de leur courage à conquérir la parité, sinon l’égalité.
FEMMES ET POLITIQUE, FEMMES POLITIQUES
FEMMES ET POLITIQUE, FEMMES POLITIQUES
Textes réunis par Dominique Bréchemier et Nicole Laval-Turpin
FEMMES ET POLITIQUE, FEMMES POLITIQUES
© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-17570-6 EAN : 9782343175706
Textes réunis par Dominique Bréchemier et Nicole Laval-Turpin
FEMMES ET POLITIQUE, FEMMES POLITIQUES Quelle-s place-s pour les femme ?
Rencontres de Mix-Cité
Rencontres de Mix-Cité 45 à travers le temps aux Editions L’Harmattan
En 2013 - La Belle Epoque des femmes ? 1889 – 1914 En 2014 - Savantes Femmes & citoyennes de Tendre en Europe 1607 – 1678 En 2015 - Les Femmes de l’entre-deux-guerres. Quels chemins vers la notoriété ? En 2016 - Quelques parcours extraordinaires de Femmes de l’entredeux-guerres En 2017 - De George Sans à Louise Michel. Combats politiques, littéraires et féministes 1815 – 1870 En 2018 - Femmes de sciences, Quelles conquêtes ? Quelle reconnaissance ?
SOMMAIRE
OUVERTURE DU COLLOQUE .................................................................11 Propos d’accueil ............................................................................................13 Monique Lemoine Le mot de l’adjointe à la Culture. « Femmes et politique. Femmes politiques ». Quelle.s place.s pour les femmes ? ............................19 Nathalie Kerrien Introduction ...................................................................................................21 Marie-Christine Etelin COMBATS D’HIER .....................................................................................29 Les femmes et le socialisme en France et en Europe au XIXe et au début du XXe siècle ..............................................................................31 Irina Durnea L’Opinion des femmes, une Fronde de 1848 ? ..............................................57 Tiphaine Martin Madame la Préfète (1814-1848)....................................................................77 Pierre Michon Dolorés Ibarruri : « la Pasionaria », voie et voix des femmes dans l’Espagne du XXe siècle .......................................................................89 Virginie Piedra Gautier Olympia Cormier ........................................................................................101 Gérard Lauvergeon
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« SURVIVRE, NOTRE ULTIME SABOTAGE » ou la Résistance internée des femmes d’après les écrits de Charlotte Delbo, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Adelaïde Hautval, Germaine Tillion, Simone Veil .....................................107 Dominique Bréchemier APPROCHE ARTISTIQUE .......................................................................123 Rosa Luxemburg, Revue politico-poético-marionnettique .........................125 Alexandra Beraldin APPROCHES LITTÉRAIRES ...................................................................137 Clorinde Balbi, femme politique dans Son Excellence Eugène Rougon d’Émile Zola ...............................................................................................139 Arnaud Verret Quatre femmes politiques républicaines dans la littérature turque (1923-1950).................................................................................................149 Rahime Sarıçelik Colette apolitique : un mythe ? ...................................................................161 Corentin Zurlo-Truche COMBATS D’AUJOURD’HUI .................................................................173 Femmes et politique, femmes politiques : quelles places pour les femmes ? Gisèle Halimi, le parcours d’une combattante ............................................175 Florence Costecalde L’identité médiatique des femmes politiques françaises dans la presse écrite française sous les trois dernières présidences ............189 Joëlle Constanza AVANCER ENCORE ! VERS UNE ÉGALITÉ RÉELLE ........................211 Femme et Politique : quelle place pour les femmes ? Le cas du Maroc .....213 Asmaa Attarca Face aux corps muets : le corps féminin parlant de la fille de la rue de la Révolution ..........................................................................................231 Rezvan Zandieh Notices biographiques des intervenant-e-s au colloque des 20 et 21 septembre 2018 .......................................................................243
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OUVERTURE DU COLLOQUE
Propos d’accueil Monique Lemoine Présidente de Mix-cité 45
En politique, comme dans de nombreux domaines, il est souvent question de « première », première fois qu’une femme a obtenu un poste jusque-là réservé à un homme ! Visitons quelques lieux de pouvoir pour nous assurer qu’un des deux sexes est bien un handicap et qu’il n’y a pas qu’en France que cela se produit. Aux Etats-Unis, observons la préparation pour les élections au Congrès : – Au terme des Primaires d’Arizona du 28 août 2018, la républicaine Martha Mc Sally ou la démocrate Kryrsten Sinema occupera au Sénat un siège pour la première fois dans l’histoire de l’Arizona. – Vingt États américains n’ont jamais envoyé de représentante à la Haute Assemblée. – Un même précédent sera créé en Géorgie si Stacey Abrams, une Afro-Américaine, emporte sur le républicain Brian Kemp le poste de gouverneur. – Actuellement, seulement 84 femmes sur 435 élu-e-s, soit 20 %, siègent à la Chambre basse. – Dans le Kentucky, Amy McGrath a su s’imposer lors des Primaires. La démocrate Mary Jennings Hegar a réussi la même prouesse au Texas. On se doute que ce n’est pas partie facile pour ces femmes, même s’il est vrai que le parti démocrate tente de féminiser les candidatures en accordant un peu plus de 200 investitures à des femmes. Il existe aussi un comité d’action politique consacré aux causes féminines, Emily’s List, fondé en 1985 par Ellen R. Malcom qui comptabilise cinq millions de sympathisant-e-s démocrates et, adossé aux donateurs républicains, le Winning for Wommen créé en 2017. 13
Mais on peut aussi cumuler les invariants sexistes : après le sexe, l’âge. – A 78 ans, Nancy Pelosi, l’élue démocrate de Californie, première femme présidente de la Chambre des représentants en 2007, entend s’y représenter malgré les reproches des partisans de Bernie Sanders, sénateur du Vermont (il n’a que 18 mois de moins qu’elle). Nancy Pelosi revendique pour les femmes le droit à « l’immodestie ». C’est elle qui a arraché le passage de la réforme du système de santé de Barak Obama en 2010. Lorsque David Hogg, 18 ans, l’un des lycéens de Parkland (Floride) meneur d’une campagne pour le renforcement du contrôle des armes dit : « Elle est vieille, fait partie des élu-e-s qui ne font rien bouger, et empêchent les jeunes de prendre le contrôle », elle lui répond : « Commence par gagner les élections ! ». Cette situation montre l’évolution lente mais indispensable des mentalités. – Eleanor Roosevelt (1884-1962), première dame à l’occasion des quatre élections présidentielles de son mari Franklin Delano Roosevelt, a joué un rôle très important à ses côtés et au sein du parti démocrate. Mais jamais elle n’a voulu se présenter à une élection politique, ne souhaitant pas faire d’ombre à son mari. Eleanor fut élue à l’O.N.U. Présidente de la commission des droits humains en 1947, elle fit adopter la Déclaration Universelle des Droits Humains le 10 décembre 1948. Pour les 70 ans de la DUDH, la pensée d’Eleanor est toujours vraie : « C’est une chose d’arriver à un accord sur des principes, et une autre de les voir s’imposer » ! Pourtant le droit de vote des femmes aux Etats-Unis date de 1919. Malheureusement, les premières fois sont parfois sans lendemain. Ainsi, en Argentine, les député-e-s ont voté le 14 juin 2018 la légalisation de l’avortement. Mais le 8 août le Sénat a refusé ce droit aux femmes. Juste une pensée à Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient ». Sur 72 membres du Sénat argentin, 30 sont des femmes ; 14 ont voté pour, 14 ont voté contre, un s’est abstenu et une était absente. Ce refus de légalisation n’empêchera pas les 450.000 avortements clandestins par an selon l’ONG Amnesty International Argentine.
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C’est encore une Première dame, Eva Peron, qui œuvra pour le suffrage des femmes et l’amélioration de la vie des pauvres. En 1947 le droit de vote en Argentine devint universel. Evita disait « Le XXe sera le siècle du féminisme victorieux » ! Un réel changement des mentalités s’effectue. Mais il faut que les hommes comme les femmes adoptent la modernité de la vie. Ainsi en Nouvelle-Zélande, Jacinda Ardern, la Première ministre, donne naissance à une petite fille, Neve Te Aroha. Durant son congé de maternité de six semaines elle reste joignable et disponible pour les décisions gouvernementales importantes. Clarke Gayford, son compagnon, devient père au foyer. La Nouvelle-Zélande fut le premier pays à accorder le droit de vote aux femmes en 1893. L’ancienne Première ministre, Helen Clark a déclaré : « Le XXIe siècle néozélandais, c’est l’égalité des genres en action ». Ces premières fois risquent de masquer ce que nous vivons quant à la représentation des femmes en politique. Pensez qu’actuellement sur 193 pays reconnus par l’ONU, moins de dix femmes sont à la tête de leur pays, telles Kolenda Grabar-Kitarovic en Croatie, Kersti Kaljulaid en Estonie, Bidhya Devi Bhandari au Népal. Vous, moi, combien de fois avons-nous entendu : « Mais qu’est-ce qu’elles veulent encore ? » Je peux répondre comme l’a fait Jeanne Deroin à Pierre-Joseph Proudhon en 1848 : « Montrez-moi l’organe requis pour exercer les fonctions de législateur et je reconnaîtrai ma défaite. Si la nature est aussi positive à cet égard que vous paraissez le croire, j’abandonne le débat. » Pourquoi toujours rappeler que les femmes n’ont pas les places qu’elles devraient occuper si l’égalité devenait réelle ? M’inspirant des analyses de la philosophe Geneviève Fraisse (qui fut présente à notre premier colloque), je vous livre mes pensées. Une situation inégalitaire, très inégalitaire peut exister et perdurer tant qu’elle demeure inconsciente pour beaucoup, implicite pour d’autres. Ainsi, si l’on demandait clairement aux Françaises et aux Français, lors d’une question référendaire : « Souhaitez-vous que les femmes continuent à effectuer 73 % des tâches domestiques et parentales ? ». Que pensez-vous de la réponse ? En 2018, je n’en envisage pas de positive, car laver la vaisselle ou faire le ménage sont des actes unisexes ! Semblablement, montrer années après années que les femmes demeurent scandaleusement sous-représentées dans nos instances politiques en France (32,5 % de femmes actuellement au 15
Sénat donc 67,5 % d’hommes et 38,7 % de femmes députées donc 61,3 % d’hommes à l’Assemblée Nationale lors des élections du 18 juin 2017), ce n’est pas dire ce que tout le monde sait déjà. Mais inversement le dire et le redire, c’est provoquer une salutaire prise de conscience. Après les scandales des violences faites aux femmes, la réponse « me too » est une vraie révolution. Pourquoi une révolution ? Les femmes ont eu le courage de prendre la parole, de dire de quoi est fait leur quotidien, donc de faire voir ce qui est là et que pourtant personne ne remarque. Les rencontres de Mix-Cité 45 ont le même objectif. Les personnalités présentées par nos quinze intervenant-e-s existent ou ont existé. Entendre leur pensée, entendre leurs expériences c’est nous permettre de réfléchir et de réagir. Elles se nomment : Olympe de Gouges, Jeanne Deroin, Dolorès Ibarruri, Olympia Cormier, Simone Veil, Germaine Tillion, Charlotte Delbo, Geneviève de GaulleAnthonioz, Adélaïde Hautval, Rosa Luxemburg, Colette, Gisèle Halimi et des femmes du Maroc, de Tunisie, d’Iran. En 1949, Simone de Beauvoir, dans le tome II du Deuxième sexe, écrivait déjà : « La majorité des femmes a toujours été tenue à l’écart de la marche du monde parce que les hommes ont considéré qu’ils étaient les seuls qualifiés ». A l’égard de ce préjugé, l’école n’a pas fait toute sa révolution ! Je soutiens avec l’historienne américaine Joan W. Scott que « l’inégalité des sexes est la matrice de toutes les autres inégalités, une manière de justifier les asymétries de pouvoir en tant que nature et donc hors du contrôle humain. » Alors concluons avec Poullain de la Barre en son XVIIe siècle : « L’esprit n’a point de sexe » ! Aujourd’hui nous dirions que le cerveau n’a pas de sexe. Mais nous affirmons que les femmes sont comme les hommes dotées d’un cerveau, d’un esprit et qu’elles savent s’en servir. D’ailleurs nous l’allons montrer tout au long de ces deux journées, ensemble si tel est votre bon souhait ! Ces journées sont possibles grâce à l’aide financière du Conseil Régional, de la Délégation Régionale aux droits des femmes et à l’égalité, de la Direction Régionale des Affaires Culturelles, de la Mairie d’Orléans. Nous remercions Christine Perrichon, la directrice de la Médiathèque de vous accueillir gracieusement à l’auditorium Marcel Reggui, vous, notre public toujours plus nombreux et plus chaleureux.
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Notre colloque est votre colloque. Dominique Bréchemier, Nicole Laval-Turpin et moi-même vous remercions de nous honorer de votre fidélité1.
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Vous pouvez nous contacter sur notre site : http://www.femmesdeslumieresetdelombre.com
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Le mot de l’adjointe à la Culture. « Femmes et politique. Femmes politiques ». Quelle.s place.s pour les femmes ? Nathalie Kerrien Adjointe à la Culture de la Mairie d’Orléans
Il aura fallu la loi sur la parité pour que les femmes soient enfin présentes dans les hémicycles...Il aura fallu menacer les partis politiques de sanctions pour qu’ils s’agitent et partent à la recherche de femmes candidates. Certains ont joué le jeu, d’autres leur ont proposé des strapontins. Aujourd’hui encore en 2019, pas de femme à la tête d’une formation politique, à l’exception d’un parti peu fréquentable. Pas ou peu de femmes patronnes d’exécutifs nationaux ou locaux. Les maires, les présidentes se font rares. Sur le territoire orléanais où je suis élue, la ville, la métropole, le département et la région sont dirigés par des hommes ! Les femmes devant se contenter des éternels postes d’adjointe, de vice-présidente, de conseillère. Pourquoi la politique française a-t-elle décidément tant de mal à changer de logiciel, à sortir du tout masculin ? Nous les femmes avons aussi notre part de responsabilité. Alors, libérons-nous de nos doutes. Et osons prendre le pouvoir ! Nathalie Kerrien
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Introduction Marie-Christine ETELIN Avocate honoraire au barreau de Toulouse
Bonjour à tous, Bonjorn ! Un grand bonjour de mon pays, l’Occitanie. Vous avez aussi le bonjour d’un tout petit pays, un petit coin de montagne où l’on parle l’Occitan, à cheval entre l’Aragon et la Catalogne, qui présente la caractéristique d’avoir été pendant des siècles et encore récemment, le pays, osons le dire, le plus féministe d’Europe.
Aux origines d’un parcours Ma famille paternelle est originaire d’une petite vallée fichée au milieu des Pyrénées, le Val d’Aran, aux mœurs originales qui a laissé régner les femmes, à égalité avec les hommes, presque jusqu’à la fin du XIXe siècle. Pays où les femmes se sont trouvées propriétaires et aux commandes des biens de famille- mais aussi des biens communs de la communauté communale - à la condition qu’elles soient les aînées. Contrairement aux règles de la primogéniture du garçon aîné existant depuis le Haut Moyen-Age dans toute l’Europe, dans trois régions des Pyrénées d’Occitanie dont le Val d’Aran, les femmes héritaient de tous les biens familiaux si elles étaient les aînées de la fratrie. Ce statut de propriétaire a fondé leur égalité jusque dans les années 60. Hériter ne doit pas s’entendre comme pouvant disposer à leur gré des biens de la famille, les biens de « la casa ». Elles conservaient, si elles pouvaient les vendre ou les louer, l’obligation de loger et entretenir leurs frères et sœurs en contrepartie de cet avantage. Mais le droit à une soulte1 pour les cadets n’existait pas. 1
Somme d’argent qui, dans un partage ou un échange, compense l’inégalité de valeur des lots ou des biens échangés.
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La prééminence dans l’espace public des femmes chefs de famille, les a propulsées dans la vie politique du village : ainsi, elles siégeaient dans les conseils des communautés villageoises et délibéraient sur la répartition des alpages communaux, des landes et des bois. Encore dans les années 2000, le Maire du village me proposait de siéger au conseil du village, alors même que je n’ai pas la nationalité espagnole et que je n’ai jamais vécu en dehors des vacances dans la maison familiale. Même s’il n’a jamais été question d’appliquer ce système dans notre famille très française et donc très égalitaire, dès mes 7 ans, j’ai fini par comprendre que j’avais une originalité qui ne tenait pas au sexe, mais à ma qualité d’aînée et d’héritière. J’ajoute que dans la crainte de l’application de ce drôle de système, mon père avait établi chez un notaire un testament qui instituait comme héritiers tous ses enfants et non seulement son aînée. Je suis tentée de penser que ce n’est pas en raison de cette originalité, ignorée de vous sans doute, que vous m’avez demandé de présider ce colloque « Femmes et Politique ».
À la lumière d’un contexte socio-politique J’ai en effet une autre originalité, celle d’avoir connu le vieux monde, celui d’avant les années 68 et les prémisses de la révolution qu’elles ont constituées pour les femmes. Et aussi parce que à mon petit niveau, j’ai pu accompagner dans le monde judiciaire les luttes qui pendant quelque 40 ans ont permis ces évolutions. La « polis » au sens de la gouvernance de la cité, j’y suis tombée dedans toute petite et ce d’autant que ma grand-mère répétait à chaque grande fête à ses quatre petites filles : « Chez nous, les femmes ne restent pas debout quand les hommes mangent, elles mangent à la table avec eux ! ». Elle disait encore qu’elles étaient aussi quelquefois les chefs de famille et les propriétaires de la fortune familiale, même si ce « trésor » ne représentait pas grand-chose. Ce rappel, aux yeux de ses petites filles élevées dans l’égalité entre tous les enfants, paraissait chez elle le signe d’un dérangement mental. À la Fac de droit et de sciences économiques de Toulouse, dans les années 65, ce n’était pas les hautes vallées pyrénéennes : un quart de filles sur les 3.000 étudiants, pas un seul professeur femme à part une ou deux jeunes assistantes, sœur ou fille d’un prof de fac. La Faculté de droit de Toulouse en 1968 était plus proche de l’armée que du 22
respect de l’égalité entre femmes et hommes. L’ordre était botté, casqué et parfois armé de barre de bois plus que de polycopiés ; une poignée d’étudiants que l’on qualifiait aimablement de « fachos » tenait le pavé et le jardin devant les amphithéâtres, nous rappelant que la guerre d’Algérie venait à peine de se terminer. Nous ne portions pas le pantalon, même si nous avions des robes ou des jupes un peu au dessus du genou. Les choses n’allaient pas s’arranger bien vite. En 1976 ou 1977, je reçus une sanction du bâtonnier – la première dans la hiérarchie des sanctions - sorte d’avertissement paternel - pour avoir plaidé devant la Cour d’appel de Toulouse en pantalon. Certes un pantalon rouge Hermès ! Même sous la robe noire, cela faisait mauvais effet. La « loi » était portée par l’extrême droite et personne ne pouvait s’y opposer vraiment. Les économistes étaient certes plus « modernes » mais très minoritaires au sein de la Faculté, et les quelques syndiqués de l’UNEF par opposition à ceux de la Corpo une petite vingtaine - étaient qualifiés de « gauchistes » (déjà !). Les étudiantes étaient « aimables », à la rigueur « jolies », mais cela n’allait guère au-delà. De toute façon, nos étudiants garçons s’ils avaient la baston facile à la frontière avec la Fac de Lettres et ses étudiants syndiqués de l’UNEF, ne touchaient pas les filles « même avec une rose ». C’étaient donc elles qui étaient affectées à la distribution des tracts syndicaux, sous la protection des ouvriers du service d’ordre de la CGT, mais à part deux ou trois « pétroleuses » elles n’élevaient pas trop la voix. Nous devions être à peine une dizaine (dont sans doute un tout petit tiers de filles) à participer à la célèbre réunion convoquée dans l’Amphi Marchand le 25 avril 1968, qui a donné son nom au mouvement des étudiants à Toulouse, un mois après celui du célèbre mouvement du 22 mars à Nanterre. Aussi stupéfiant que cela soit apparu à l’époque, c’est ce mouvement qui allait remporter les élections en juin au Conseil de la Faculté de droit, et j’y fus élue représentante de mes pairs. Mais très vite la question de la réforme étudiante allait être submergée par le processus révolutionnaire qui ne se souciait pas un instant de cette réforme, à nous jetée comme un os à ronger. Le groupe qui eut ensuite le vent en poupe dans la ville était celui des maoïstes. Leur idéologie était cependant très imprégnée d’éléments anarchistes, par le biais des filles et fils des républicains espagnols, en nombre. Les militantes étaient présentes mais pas vraiment à égalité avec les hommes. Cela sautait déjà aux yeux. 23
Premières expériences : le monde carcéral Intéressée par la criminologie, je me laissai convaincre d’œuvrer au soutien des détenus politiques - et des autres - et aux prisons . Ce monde-là ne m’était pas étranger sur le plan théorique mais je n’avais, bien entendu, jamais mis un pied dans le moindre établissement pénitentiaire. Un groupe s’attela aux familles de détenus à la prison St Michel, caractéristique de l’enfermement en étoile des Lumières… époque où l’enfermement remplaça le gibet. Le choc fut violent. Heureusement, nous avions des réunions à Paris avec Michel Foucault et Daniel Defert, parfois aussi Pierre Vidal - Naquet et encore Jean-Marie Domenach. Avec eux je pouvais penser que le théorique continuait de guider l’action, mes camarades militants toulousains se révélant assez éloignés de ces considérations. Michel Foucault accepta de participer au jury de ma thèse que je n’achevai jamais car, sur sa pressante invitation, je dus, fin 1972, intégrer (pour un an, lui avais-je promis !) la profession d’avocat. Je n’y avais jamais songé, alors même que j’avais le diplôme depuis trois ans, soutenu dans le seul but de bénéficier de congés dans le « pionnicat ». L’idée d’intégrer une profession, débutant par un stage de trois ans sans rémunération, n’était semble-t-il ouverte qu’aux enfants de rentiers. Je militais alors avec le Groupe Informations Prisons depuis sa création (le célèbre GIP aux formes de lutte toutes nouvelles). Nous avions fini par comprendre que les seuls à pénétrer à leur guise dans ce monde d’enfermement, étaient les avocats : il en fallait bien quelques-uns pour transmettre ce qui se passait à l’intérieur des prisons. Peu de femmes dans cet univers, à part de très rares accusées de crimes dits passionnels, le plus souvent commis en réaction à des violences et une ou deux « « faiseuses d’ange », qui pratiquaient des avortements contre rémunération. Elles étaient en revanche les piliers de leurs hommes à l’extérieur, apportant le linge propre chaque semaine, emmenant les enfants voir leur père derrière la grille et souvent faisant bouillir la marmite par l’exercice du plus « vieux métier du monde » comme cela se disait à l’époque. Quel choc, que la rencontre de ce monde ! Les voyous d’accord, ils volaient « les bourgeois », mais je découvris bien vite qu’ils se finançaient aussi par la prostitution. Ce constat m’a vite empêchée de tomber dans la fascination des délinquants qui affleurait souvent dans la profession d’avocat.
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Vers des combats de femmes Comme il y avait à l’époque des manifestations deux fois par semaine, on ne comptait plus les gardé-e-s à vue au commissariat. C’est dans le récit des gardes à vue de militantes que le crime de viol a été évoqué dans mon cabinet pour la première fois. Mais il a été vite prégnant, et au-delà des gardes à vue où les avocats à l’époque ne mettaient pas un pied. Lorsque, stagiaire de première année, désignée d’office pour défendre un homme accusé de violences sur une jeune femme, je refusai « l’honneur » de le défendre au motif qu’en réalité les violences étaient constitutives d’un viol, le Bâtonnier faillit tomber de sa chaise. Demander que je sois remplacée par un avocat homme – nombreux étaient-ils dans ma promotion – lui apparut comme un signe de comportement indigne : j’avais en effet prêté serment de les défendre « tous ». Il mit en avant que j’allais obtenir un brillant résultat puisque cet homme méritait les Assises mais allait « grâce à moi » n’être que très légèrement condamné. Je compris là que ce n’était pas le lendemain que les revendications féministes allaient pénétrer le barreau. Mon refus a fait le tour du Palais, j’étais le « canard noir de la couvée. » Dix ans après, la situation ne s’était pas arrangée. En 1984, seule femme au conseil de l’Ordre sur 23 membres, je fus désignée d’office par le Bâtonnier pour prendre en charge l’informatisation de la banque des avocats, au prétexte que l’informatique et le tricot qu’il m’arrivait de pratiquer, avaient selon lui bien des points communs. Les seules manifestations que je m’autorisais (il ne fallait pas que la Police mal intentionnée m’arrête, ce qui aurait privé de défense les manifestants) défendaient le droit à l’avortement. Dès 72-73, nous étions au grand étonnement des Toulousains, quelque 200 à 300 femmes à parcourir la rue Alsace Lorraine : dans mon souvenir, il n’y avait pas de groupes qui contremanifestaient. Toutefois les simples passants nous crachaient dessus depuis le trottoir et nous traitaient de « putains » … Même au moment des manifs et contre manifs à propos du mariage pour tous, je ne crois pas que l’on ait assisté à ce phénomène, réservé aux seules manifestantes en faveur d’une loi autorisant l’avortement. Avortement, la question fut assez vite réglée après un ou deux ans de manifestations, et d’avortements clandestins pratiqués par des médecins militants au domicile des « bourgeois » et donc chez moi de temps en temps. Mettre sa maison à disposition pour un tel acte pouvait vous envoyer en prison, mais il fallait bien que la lutte 25
s’amplifie… La déclaration des 343 « salopes » faisaient des émules dans les formes de lutte.
Face au viol : des années de luttes Paradoxalement, c’est dans ma pratique des divorces que je pris conscience du phénomène de viol. J’étais interpellée par le récit de femmes ayant le double de mon âge, qui évoquaient une vie sexuelle obérée par des violences subies dans l’enfance. Indubitablement, il s’agissait de viol, et d’inceste. Je compris tout de suite que ce phénomène, loin d’être anecdotique, exigeait un traitement judiciaire. Nous étions une dizaine en France à nous mobiliser au quotidien, professionnellement, pour que ces crimes soient reconnus comme tels, passibles de la Cour d’Assises et non plus des tribunaux correctionnels. Les Assises ? Pour « ça » ? L’instance traitait alors quelques meurtres, de rares assassinats, et surtout des hol-dup de banque très courants à l’époque. Depuis les années 55, on n’y avait traité qu’une ou deux affaires de viol, des « tournantes » commises sur une petite fille vierge évidemment. Pour les autres femmes, vierges ou pas, la correctionnelle « suffisait ». Après quelques explications houleuses avec les juges d’instruction et les parquetiers, il fallait bien se rendre à la raison, les menaces de « cette emmerdeuse d’avocate » étaient à prendre au sérieux, jusqu’à reconnaitre que les faits correspondaient bien à la définition du viol. Et là premier étonnement, le viol était la seule infraction non définie par loi du Code Pénal – elle le sera par la nouvelle loi de 1980 – mais par les juges, la jurisprudence, détail hautement significatif, même si ce crime était déjà puni d’années de prison et passible de la Cour d’assises. Quand je plaidai la première fois devant cette juridiction (après des années de bagarre), l’un des avocats de la défense osa avancer « qu’une femme courait plus vite la jupe relevée qu’un homme le pantalon baissé ». On en était là ! Scandale à l’audience, je quitte la barre pour protester. Le bâtonnier dut intervenir pour calmer l’ambiance. Les choses se sont normalisées, mais lentement. En effet, le phénomène de sidération saisissant les femmes violées (nous l’appelions « syndrome de la langue coupée »), interrogeait toujours sur le prétendu « consentement ». Ces débats, semble-t-il, durent encore.
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En 2012, J’eus l’opportunité de plaider devant la cour d’assises dans une affaire de viol remontant à 20 ans. Je fis ainsi découvrir aux juges et aux jurés que ce phénomène, perçu depuis des décennies comme une atteinte psychologique, était en réalité purement physiologique. Dans les secondes suivant l’agression, avant même la pénétration, la victime perd l’usage de la parole, et son corps est sans réaction de défense ou de fuite. Or entre 2005 et 2010, des chercheurs ont découvert que l’hypophyse (glande du mouvement à la base du cerveau) s’active pour donner aux muscles, la réaction de fuite. Mais la force de l’agresseur l’en empêche, et le cœur serait menacé si le corps ne pouvait pas répondre à l’excitation de la glande intimant l’ordre de bouger. C’est alors des endomorphines sont produites naturellement pour calmer la glande, laissant tout le corps sans réaction, comme une poupée de chiffon. Ces explications scientifiques firent un tabac chez les professionnels judiciaires de Toulouse qui trouvaient là, enfin, une explication au syndrome de la langue coupée. Sommée de mettre à la disposition de tous - juges, procureurs, avocats - mes sources scientifiques, j’obtempérai bien volontiers. Restait à régler une question irritante, comment indemniser les victimes ? La Gauche au pouvoir en 1984 avait créé une commission chargée de ce point-là. Or un droit à l’indemnisation impliquait que l’on justifiât d’une incapacité totale d’un mois ou d’une incapacité partielle de trois mois. Les victimes violées, sauf exception, se contraignaient à reprendre leur travail et leur vie au plus vite. De ce fait, elles étaient privées de toute compensation. Invitée à un colloque sur le droit des femmes, tenu en septembre 1985, en présence de la première ministre des droits de la femme, je fis cette remarque, assortie d’un petit cours de droit à la Ministre… Deux mois plus tard, la loi était modifiée. Depuis, les femmes victimes de viol ne doivent plus justifier, pour être indemnisées, de la moindre incapacité de travail, notion étroite s’il en est dans notre droit.
Court engagement politique Je ne suis pas entrée longtemps dans la vie politique active. J’ai participé à la campagne relativement singulière et détonante de ceux que l’on nommait à Toulouse les « Motivé-é-s », aux Municipales de 2001. Le nom de notre mouvement - sa forme inclusive- a été le 27
premier, je crois, à se présenter comme un regroupement égalitaire entre les hommes et les femmes. La liste était strictement paritaire et elle a fait un résultat significatif de presque 13 %. Elle a eu un succès encore plus significatif dans les quartiers populaires grâce aux ZEBDA qui s’y sont investis à fond. J’ai dû malheureusement abandonner cette forme de militance car l’emploi du temps d’un avocat est incompatible avec une carrière politique réelle.
Pour conclure… Face à tous mes combats menés, je réalise aujourd’hui n’avoir jamais connu, en 40 ans, d’affaire de harcèlement, du moins susceptible d’une suite judiciaire. On parlait bien, de temps en temps, de ce phénomène, mais les affaires de viol requéraient toute notre attention. Le harcèlement se trouve à présent au cœur de grandes affaires. Nous, les engagé-e-s de ma génération, avons défriché, déblayé le terrain. La suite - l’amplification, la diversification des luttes des femmes pour la reconnaissance de leurs droits, et pour l’égalité - vous appartient. Bon travail ! Le colloque est ouvert.
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COMBATS D’HIER
Les femmes et le socialisme en France et en Europe au XIXe et au début du XXe siècle Irina Durnea
Siècle de l’industrialisation, le dix-neuvième a été également celui d’un foisonnement idéologique qui a engendré des changements majeurs au niveau de la société. Il est dominé par le socialisme et le marxisme, mais aussi par le féminisme qui y trouve alors une référence idéologique. Aux origines lointaines, le socialisme moderne s’affirme au XIXe siècle en réaction aux conséquences sociales et économiques néfastes de la révolution industrielle et du capitalisme. Au sens large, le socialisme est une doctrine politique et économique, fondée sur la lutte contre les injustices sociales, qui vise l’égalité sociale, la répartition équitable des ressources et la solidarité. Le marxisme, en revanche, va plus loin en visant la lutte de classes pour arriver à une organisation sociale harmonieuse, à une société sans classes comme alternative au capitalisme. Dans ce climat socialiste et industriel, qui sort les femmes de leur foyer familial et leur permet d’effectuer le même travail que les hommes, le mouvement féministe se développe un peu partout dans le monde et donne naissance à une véritable révolution sociale qui pousse les femmes à vouloir s’imposer sur la scène publique et à demander leurs droits dans la société. Ayant comme caractéristique l’égalité sociale, nous pouvons comprendre pourquoi elles ont cru pouvoir trouver dans le socialisme un allié dans leur lutte pour l’émancipation. « Le message socialiste, destiné à tous les groupes d’opprimés, devait s’adresser particulièrement aux femmes. »1 1
Charles Sowerwine, Les femmes et le socialisme, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1978, p.1.
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Quel a été leur rôle dans le mouvement socialiste ? Comment est-ce que les hommes se sont-ils positionnés et ont-ils réagi face aux revendications féminines ? Quelle est la place que les femmes ont occupée dans les différents partis politiques ? Ce sont quelques questions auxquelles nous aimerions répondre dans cette étude comparatiste. Nous observerons ainsi le processus d’émancipation féminine en France, en Allemagne, en Russie et en Grande Bretagne. Il ne s’agit pas de retracer l’histoire du mouvement socialiste dans ces pays, le temps dédié à cette présentation est très insuffisant pour expliquer la complexité de ce mouvement. Nous souhaitons évoquer les noms de certaines femmes qui se sont impliquées dans le mouvement socialiste et qui se sont battues pour les droits des femmes, tout comme nous voulons rappeler le dénouement de leurs activités politiques.
Les femmes et le socialisme en Grande Bretagne Pays le plus industrialisé au XIXe siècle2, la Grande Bretagne est aussi le berceau du mouvement ouvrier. C’est à Londres, lors du meeting de Saint Martin’s Hall, que l’Association internationale des travailleurs, le premier mouvement ouvrier, fut créée, en 18643. En suivant une orientation marxiste révolutionnaire, le parti socialiste de Grande Bretagne a été fondé en 1904, mais avant cette date, et même après, le socialisme s’est manifesté, comme partout ailleurs, dans des partis et des organismes différents. Dans les années 1880-1890, les organisations socialistes les plus connues étaient la Social Democratic Federation, la Fabian Society et l’Independent Labour Party4. Assez tôt ainsi, la Grande Bretagne connaît une véritable révolution industrielle qui sort les femmes de leur rôle traditionnel en leur permettant de prendre part au développement économique du pays5. Bien qu’elles ne touchent pas le même salaire que les hommes, grâce à la mécanisation elles peuvent désormais exécuter le même travail que 2
Voir Louise A. Tilly, Joan W. Scott, Les femmes, le travail et la famille, Editions Rivages, Paris, 1987, p. 84, trad. de l’américain par Monique Lebailly, titre original : Women, Work, and Family, Holt, Rinehart and Winston, 1978. 3 Cf. Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, in Femmes et féminisme dans le mouvement ouvrier français, Les Editions ouvrières, Paris, 1981, p.13. 4 June Hannam, Karen Hunt, Socialist Women Britain, 1880s to 1920s, Routledge, London, 2002, p.2-3. 5 Voir Louise A. Tilly, Joan W. Scott, « L’industrialisation et l’économie de salaire familial », in Les femmes, le travail et la famille, op.cit.
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ces derniers et font ainsi partie de la même catégorie sociale : les travailleurs. Cependant, la société n’est pas encore prête à confondre les deux sexes. Même s’ils sont confrontés aux mêmes conditions de travail, les femmes ont dû s’organiser seules pour défendre leurs propres intérêts. Engagées d’abord dans les batailles syndicales et au sein de clubs mixtes révolutionnaires, les femmes se regroupent par la suite en associations, clubs ou sociétés féministes dont la raison d’être est leur émancipation. Des Women’s Union Leagues et des Suffrage Societies apparaissent en même temps que les organisations mixtes, comme la Fabian Society ou le Parti travailliste6. En Grande Bretagne, il n’y a pas de parti socialiste constitué mais cet aspect n’empêche pas les femmes socialistes de faire de la propagande en insistant sur le rapport entre le socialisme et l’émancipation de la femme7. Lors de la Première conférence internationale des femmes socialistes, qui est le congrès fondateur de l’Internationale socialiste des femmes, en 1907, la Grande-Bretagne est le pays le plus représenté, avec 19 déléguées8. Ainsi, il faut retenir qu’à partir des années 1850, de nombreuses féministes adhèrent au socialisme et lient la lutte pour la libération de la femme à celle de la lutte des classes. L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État d’Engels où apparaissent clairement les différents moyens de subordination des femmes, fournit aux féministes les bases de leurs revendications sur le rôle que les femmes devraient avoir dans la société. Le mouvement socialiste britannique a pu bénéficier ainsi du travail acharné de nombreuses femmes, certaines plus connues que d’autres. Les noms les plus renommés sont sans doute Eleanor Marx9, la fille de Karl Marx, et Lizzie Burns10, la compagne d’Engels. Influencées par l’idéologie des deux hommes, elles pensaient que le changement social devait se faire par le moyen d’une
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Voir Valerie Bryson, « Socialist feminism in Britain and America », in Feminist Political Theory. Women in Society, Palgrave, London, 1992, p.110. 7 Cf. June Hannal, Karen Stunt, op.cit., p.6. 8 Voir Nicole Gabriel, « L’internationale des femmes socialistes », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1889 : fondation de la IIe Internationale, n°16, 1989. p. 34-41. En ligne https://www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_1989_num_16_1_404022. 9 Jenny Julia Eleanor Marx (1855-1898) était la fille la plus jeune de Karl Marx. 10 Lydia Burns (1827-1878).
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révolution et nécessitait parfois une forme de violence11. Lizzy Burns était une ouvrière irlandaise illettrée qui familiarisa Engels avec les véritables conditions de travail dans les usines britanniques. Souvent, elle emmenait aussi Eleanor visiter les quartiers pauvres d’ouvriers12. Très jeune, Eleanor accompagnait son père à toutes les conférences nationales et internationales sur le socialisme, ce qui lui assura une place privilégiée parmi les socialistes. En 1873, elle quitte le foyer familial pour marquer son indépendance. Trois ans plus tard, elle participe à la campagne électorale d’Alice Westlake dans la circonscription de Marylebone pour le London School Board, le seul organisme politique élu pour lequel les femmes étaient électrices et éligibles13. Eleanor milite activement dans les milieux socialistes de Londres et se fait remarquer par son éloquence. Elle s’impliquera dans les nombreuses grèves et écrira de nombreux livres et articles sur le socialisme. En 1886, elle écrit The Woman Question : From a Socialist Point of View14 dans lequel elle insiste sur le besoin d’unité des femmes. L’égalité devait être dirigée vers toutes les couches sociales et non seulement vers la classe moyenne. En 1889, Eleanor Marx participa à la fondation de l’Internationale ouvrière à Paris puis, en 1893, à la création de l’Independent Labour Party. Elle s’implique activement dans les grèves des dockers et celle des ouvriers du gaz, en 1889, et devient également une des responsables du syndicat des gaziers. Puis, en 1890, elle s’implique dans la grève des ouvrières de l’usine chimique Crosse & Blackwell15. Lydia Becker16 a occupé une place importante dans le mouvement suffragiste anglais mais s’est également intéressée au travail des femmes dans l’industrie, en militant pour de meilleures conditions de travail et en faveur de syndicats réservés aux femmes. Elle a également participé à la fondation de la Manchester National Society for Women’s Suffrage, qui obtient, en 1869, la promulgation du
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Voir Elisabeth Carolyn Miller, « Sex and Socialism », en ligne https://www.publicbooks.org/sex-and-socialism. 12 Cf. Wikipédia. 13 Voir Rachel Holmes, Eleanor Marx, A life, Bloomsbury, London, 2014, p.145146. 14 Disponible en ligne https://www.marxists.org/archive/eleanor-marx/works/womanq.htm. 15 Cf. Rachel Holmes, Eleanor Marx, A life, op.cit., p.322-333. 16 Lydia Ernestine Becker (1827-1890).
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Municipal Franchise Bill, loi qui assure aux femmes chefs de famille le droit de vote aux élections locales17. Elevée et éduquée dans une famille libérale, Millicent Fawcett18 a manifesté un intérêt pour la politique dès son plus jeune âge. En juillet 1867, elle rejoint la London National Society for Women’s Suffrage. Le droit de vote des femmes devient son occupation principale et, en 1907, elle devient la présidente de la National Union of Women’s Suffrage Society19, principale organisation du mouvement suffragiste20. Teresa Billington-Greig (1877-1964), créatrice en 1907 de la Women’s Freedom League et, depuis 1903, première femme permanente de l’Independent Labour Party21, fut connue surtout sous le nom de « la femme au fouet »22 parce qu’elle n’hésita pas à se servir d’un tel instrument pour frapper les vigiles qui l’avaient agressée, lors d’un rassemblement de députés libéraux. Syndicaliste comme son mari23, Teresa Billington-Greig a créé en 1904 la section de Manchester pour l’Equal Pay League, qui était le premier groupe de pression du syndicat des enseignants24. Annie Kenney25 (1879-1953) connaît le travail à l’usine dès l’âge de 10 ans et lorsque, en 1905, elle assiste à une conférence sur les 17
Voir Elisabeth Crawford, « Becker, Lydia Ernestine », in The Women’s Suffrage Movement, A reference Guide 1866-1928, Routledge, 2003, p.42-47. 18 Née Millicent Garret (1847-1929). 19 Sur son militantisme et son implication dans la lutte pour les droits des femmes, voir Elisabeth Crawford, « Fawcett, Millicent Garrett, Mrs », in The Women’s Suffrage Movement, A reference Guide 1866-1928, op.cit., p.213-218. 20 Elle a même publié un livre sur le vote des femmes. Voir Millicent Fawcett, Women’s Suffrage, A Short History of a Great Movement, nouvelle édition, Charles Rivers Editors, 2018. 21 Voir Elisabeth Crawford, « Billington-Greig, Teresa, Mrs », in The Women’s Suffrage Movement, A reference Guide 1866-1928, op.cit., p.54-56. 22 Elle a rendu compte de ces événements dans Teresa Billington-Greig, « The Woman with the Whip », in Towards Woman’s Liberty, Letchworth, Garden City Press, 1907, p.41-50. Voir Myriam Boussahba-Bravard, « Le journalisme comme récit théorisé du militantisme chez Teresa Billington-Greig (Grande-Bretagne, 18771964) », Genre & Histoire, N°14, Printemps 2014, en ligne http://journals.openedition.org/genrehistoire/1893. 23 Frederick Lewis Greig était un syndicaliste militant pour l’égalité des salaires pour les deux sexes. Ils se sont mariés en 1907. 24 Cf. Elisabeth Crawford, « Billington-Greig, Teresa, Mrs », in The Women’s Suffrage Movement, A reference Guide 1866-1928, op.cit., p.54-56. 25 Données biographiques dans Elisabeth Crawford, « Kenney (Ann) Annie », in The Women’s Suffrage Movement, A reference Guide 1866-1928, op.cit., p.313-319.
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droits des femmes, elle commence à militer au sein de la Women’s Social and Political Union. Annie Kenney est la première femme élue au comité local de son syndicat. Elle participe à de multiples actions militantes pour le vote des femmes, actions qui l’amènent en prison et lui valent des traitements odieux de la part des policiers mais sans arrêter pour autant son élan idéologique. Ethel Snowden26, féministe socialiste, membre de la société Fabienne puis du Independent Labour Party, a découvert le socialisme dans les quartiers pauvres de Liverpool puis a dédié sa vie aux luttes contre les inégalités et pour le respect des droits humains. Elle a milité en donnant des conférences payées en Grande Bretagne et à l’étranger, et elle a été une des principales militantes pour le droit de vote des femmes. En 1914, elle donnait jusqu’à 200 conférences par an sur les droits des femmes27. Ethel Snowden a écrit plusieurs livres sur le socialisme et le féminisme28 et s’est consacré au combat pour l’égalité politique et sociale. Son mari, Philip Snowden, membre du Labour Party lui a facilité l’entrée dans le parti travailliste et ne l’a aucunement importunée dans son travail de militante. Au contraire, il semble avoir été influencé par les idées de sa femme. Dora Montefiore29 fait partie de la Social Democratic Federation et de l’Adult Suffrage Society, deux sociétés féminines minoritaires en Grande Bretagne mais aux idées proches de la ligne de Clara Zetkin, en Allemagne. Elle deviendra la représentante des Britanniques auprès de l’Internationale des femmes et défendra ses idées et celles de Zetkin au nom de toutes les femmes socialistes britanniques. Sa position sera contestée, en 1910, par les déléguées des mouvements britanniques majoritaires lors de la seconde conférence de l’Internationale des femmes socialistes. Elle sera évincée ensuite30. Les noms les plus emblématiques restent ceux d’Emmeline Pankhurst (1858-1928) et de ses filles, Sylvia, Christabel et Adela Pankhurst, qui ont toutes les trois œuvré pour le suffrage des femmes
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Née Ethel Annakin (1881-1951). Pour sa biographie voir Wikipédia. Aussi, des données biographiques dans Elisabeth Crawford, « Snowden, Ethel, Mrs », in The Women’s Suffrage Movement, A reference Guide 1866-1928, op.cit., p.642. 27 Cf. Wikipédia. 28 The Woman Socialist (1907), The Feminist Movement (1913), Through Bolshevik Russia (1920), A Political Pilgrim in Europe (1920). 29 Née Dorothy Frances Fuller (1851-1933). 30 Cf. Wikipédia.
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et l’égalité sociale. L’approche agressive d’Emmeline31 dans sa façon de militer en faveur de l’obtention du droit de vote des femmes a été largement critiquée, mais son militantisme a été l’un des éléments clés dans le mouvement suffragiste. Eduquée à l’Ecole Normale de Neuilly, Emmeline a su dès son jeune âge qu’elle allait consacrer sa vie au socialisme et à la lutte pour les droits des femmes. Elle a tenté de rejoindre l’Independent Labour Party, mais y a été refusée parce qu’elle était une femme. Mais après la mort de son époux, en 1903, elle forme le Women’s Social and Political Union. Le droit de vote des femmes tout comme les inégalités entre mari et femme, et la position inférieure de la femme dans la famille ont été ses préoccupations tout au long de sa vie. Après un militantisme pacifique, elle s’est rendue compte que le combat pour les droits de femmes devait être renforcé32. Sa devise est « Deeds, not words »33 et son intrépidité, lors des manifestations qu’elle organise, lui cause du tort et l’envoie en prison, à plusieurs reprises.34 Même si le mouvement socialiste féminin est très divisé en Grande Bretagne, et que les divergences entre les différentes associations – parfois au sein d’un même groupe — sont très fréquentes, chaque organisation lutte sans compromis pour les droits des femmes. Ayant comme monarque une femme, les Anglaises avaient peut-être plus d’assurance, à moins d’avoir été plus combatives et plus tenaces. Dans le système britannique, les femmes militantes ont été capables de créer leur propres structures pour être représentées activement dans des mouvements plus larges, ce qui leur a permis de débattre, pour être d’accord ou non, avec les structures des hommes mais elles étaient ainsi impliquées dans le processus global du développement du socialisme. Cela a été possible parce que la Grande Bretagne a une histoire de l’industrialisation plus ancienne et une forme d’autonomie et de liberté individuelle reconnue. Le système était tel qu’il donnait aux individus plus d’indépendance. Aussi, les Britanniques n’ont pas attendu Marx et la théorisation du socialisme pour s’organiser et revendiquer des droits sociaux. Le syndicalisme était assez affirmé. Les féministes britanniques tiennent leur première convention en 31
Pour une biographie complète d’Emmeline Pankhurst voir June Purvis, Emmeline Pankhurst, A Biography, Routledge, London, 2002. 32 Voir Paula Bartley, Emmeline Pankhurst, Routledge, 2002. 33 Des actions, pas de mots. 34 Emmeline Pakhurst a rendu compte de son combat dans son autobiographie My Own Story (1914).
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1855, avec pour principale revendication le droit à la propriété. Les nombreux journaux, par exemple The English Woman’s Journal35, s’efforçaient de montrer le rôle des femmes en société et les avantages possibles de leur participation active sur le plan social, politique et économique. En 1918, grâce à leur lutte acharnée, les Britanniques obtiendront le droit de vote à partir de 30 ans, puis en 1928, à partir de 21 ans comme les hommes.
Les femmes et le socialisme en Allemagne À ses débuts, le milieu socialiste allemand, majoritairement masculin, n’était pas sensible à la question des femmes. En 1866, au congrès de l’Association Internationale des Travailleurs, une majorité des membres s’était prononcée contre le droit des femmes au travail. Cependant, à partir de 1867 et de la publication de l’ouvrage Le Capital36, l’idéologie marxiste commence à occuper les esprits. Pour parvenir à l’égalité et à la liberté, certains optent pour la voie des réformes, d’autres pour celle de la révolution. De plus, en 1879, August Bebel, président du parti social-démocrate allemand, publie un livre qui va marquer la conscience féministe et qui va susciter des débats jusqu’à nos jours. Dans ce livre qui s’appelle La femme et le socialisme, il argumente en faveur de l’égalité des sexes et fait de la condition féminine une partie intégrante de la question sociale37. Bebel bouscule les préjugés de son époque et accuse l’ordre moral de faire du mariage la vocation naturelle de la femme. Selon lui, l’émancipation de la femme devait se faire par le travail salarié, qui allait lui permettre de retrouver son indépendance. Ainsi, les femmes allemandes pouvaient trouver au sein du mouvement socialiste un cadre où elles pouvaient militer pour leurs droits malgré l’opposition d’une grande majorité des hommes. En Allemagne, le mouvement prolétarien des femmes est né et s’est développé au sein du mouvement ouvrier. Lorsqu’en 1848, Stephan Born crée la Fraternité générale des travailleurs allemands, 35
Voir http://www.ncse.ac.uk/headnotes/ewj.html. Karl Marx, Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie, Verlag von Otto Meisner, Hamburg, 1867. 37 Voir Annik Mahaim, « Les femmes et la social-démocratie allemande », in Femmes et mouvement ouvrier, Allemagne d’avant 1914, Révolution russe, Révolution espagnole, Editions La Brèche, Paris, 1979, p.27-28. 36
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organisation mixte par principe, il n’omet pas d’inclure une section spéciale pour les femmes. De ce fait, les femmes retrouvent une certaine légitimité et lorsque naît, en 1863, le premier parti politique ouvrier38, malgré l’opposition au travail industriel des femmes du président du parti, Ferdinand Lassalle, et de ses partisans39, les femmes ne sont pas tenues à l’écart du socialisme40. Sous le régime impérial, les femmes étaient interdites d’adhésion à un parti politique tout comme de présence et de participation à des réunions politiques. En contournant la loi41, en 1892, elles créent, cependant, une structure parallèle au SPD42, qui est à la limité de la clandestinité, mais cette structure présente une ligne politique claire représentée par une personne de confiance43, responsable salariée du parti. Ottilie Baader, Rosa Luxemburg, Helene Stöcker, Luise Zietz, Lily Braun et bien d’autres rejoindront cette structure. Il faut peut-être aussi rappeler que Bebel est le président du SPD, le plus fort et le plus organisé des partis de l’Internationale ouvrière. Le travail acharné de Clara Zetkin44, qui pense que la libération des femmes doit passer impérativement par le socialisme45, permet aux femmes socialistes allemandes de participer au congrès de la IIe Internationale, en 1889. Aussi, à chaque congrès du SPD, les femmes socialistes envoient leurs propres représentantes. Les femmes allemandes semblent être les plus organisées de l’ensemble de tous les mouvements socialistes féminins. En 1902, une réforme de la loi les autorise à assister à la politique, mais séparément des hommes, et c’est ainsi que, malgré une forte réticence de socialistes masculins, le SPD 38
L’ADAV, association générale des travailleurs allemands. Les lassaliens voulaient atteindre l’émancipation complète des travailleurs avant d’émanciper les femmes. Voir Annik Mahaim, « Les femmes et la social-démocratie allemande », in Femmes et mouvement ouvrier, Allemagne d’avant 1914, Révolution russe, Révolution espagnole, op.cit., p.29-30. 40 Sur les femmes allemandes et le socialisme, voir Eva Carstanjen, « La socialdémocratie et la condition féminine entre 1870 et 1914 », in Joseph Rovan, La Social-Démocratie dans l’Allemagne impériale, Presses Sorbonne Nouvelle, 1985, p.157-168. En ligne https://books.openedition.org/psn/3469. 41 Annik Mahaim, op.cit., p.45. 42 Le Parti social-démocrate d’Allemagne (en allemand : Sozialdemokratische Partei Deutschlands) fondé en 1875 sous le nom de SAP, puis renommé SPD en 1890. 43 Sur le rôle des personnes de confiance voir Annik Mahaim, op.cit., p.60-61. 44 Née Clara Eissner (1857-1933). 45 Voir Gilbert Badia dans la préface du livre de Clara Zetkin, Batailles pour les femmes, trad. sous la responsabilité de Gilbert Badia, Ed. Sociales, Paris, 1980, p.11. Citée aussi par Annik Mahaim, in op.cit., p.43. 39
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forme une section de femmes dirigée par Clara Zetkin. En 1907, elle organise à Stuttgart la Première conférence internationale des femmes socialistes, évènement fondateur de l’Internationale socialiste des femmes46. Elle sera bien évidemment élue présidente à l’unanimité et réélue en 1910 à la conférence de Copenhague47. Néanmoins, malgré sa place à la tête du mouvement, elle n’arrive pas à imposer aux différents mouvements nationaux une tactique commune. En Allemagne, Clara Zetkin veut obtenir le suffrage universel sans étapes intermédiaires et elle tente, en vain, d’imposer aux autres nations la même politique48. Elle a travaillé sans cesse à mobiliser les femmes non seulement en Allemagne mais à travers l’Europe également. Son programme de bataille était clairement défini, il prévoyait l’égalité au sein de la famille et s’opposait au féminisme bourgeois, qui, conservateur, avait une vision différente. Son objectif était la lutte pour les droits civils et politiques, mais aussi le développement du mouvement socialiste féminin49. Par ailleurs, même si Clara Zetkin était la représentante de l’idéologie du mouvement socialiste féminin, d’autres femmes avaient un rôle important dans les activités de ce mouvement. Luise Zietz50 – qui remplaça Clara Zetkin à la direction des femmes socialistes, en 1908 – et Ottilie Baader (1847-1925) ont mené un travail de propagande considérable auprès des ouvrières afin de les attirer vers le socialisme. Issues du milieu ouvrier, elles connaissaient parfaitement le sort des prolétaires51. Les socialdémocrates avaient vu comme nécessaire le travail d’agitation dès 1890, lorsqu’ils avaient discuté la création d’un journal pour les femmes. Ce dernier paraîtra en 1891 sous le nom de Die Arbeiterin52, puis de Die Gleichheit53. Malgré les difficultés, le travail salarié permettait aux femmes de sortir des quatre murs de leur maison, et de participer aux luttes sociales en acquérant une conscience de classe. 46
Voir Nicole Gabriel, op.cit., p.35-36. Idem. 48 Voir Annik Mahaim, op.cit., p.74-75. 49 Cf. Annik Mahaim, op.cit., p.81. 50 Née Luise Catharina Amalie Zietz (1865-1922). Elle fut la première femme membre du Partevorstand et la secrétaire générale du parti. 51 Voir Eva Carstanjen, « La social-démocratie et la condition féminine entre 1870 et 1914 », in Joseph Rovan, La Social-Démocratie dans l’Allemagne impériale, op.cit., p.163-164. 52 La Travailleuse. 53 L’Egalité. 47
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Clara Zetkin et ses collègues menaient une propagande intense pour le mouvement des femmes socialistes en organisant de nombreuses réunions publiques à travers toute l’Allemagne, lors desquelles elles « cherchaient à former et informer les masses »54. Cette méthode semble avoir été très efficace pour éveiller la conscience politique des femmes, et au début du XXe siècle, elles multiplient les moyens de propagande. Selon Zetkin il fallait à tout prix imposer la présence féminine sur la scène publique : « Puisque nous ne pouvons pas voter, nous devons d’autant plus agiter »55, affirmait-elle. Les socialistes féministes distribuent des affiches et des tracts, elles organisent des réunions de discussion pour s’exprimer sur les problèmes que doivent affronter les femmes56. Ce travail d’agitation participe à la structuration d’un important mouvement social-démocrate féminin. De cette manière, le mouvement socialiste des femmes se développait et devenait un élan de masse qui englobait toutes les couches sociales. Cet effort des femmes eut comme résultat l’adhésion de nombre d’entre elles à l’idée de solidarité féminine57. Leurs actions n’ont pas été vaines. En 1919, les Allemandes auront le droit de vote. De plus, la Constitution de Weimar précise aussi l’égalité sociale, politique et juridique des hommes et des femmes58. Avant la guerre, le mouvement ouvrier d’Allemagne a su intégrer les revendications féministes et contribuer à organiser et politiser les travailleuses.59 Il est vrai que cela n’a pas été facile pour elles de trouver la parité au sein du parti socialiste mais elles avaient, au moins, la possibilité de voter dans les congrès, dès leur adhésion, ce qui n’était pas le cas dans la société60.
Les femmes socialistes en Russie La Révolution de 1917 a été l’étape la plus importante de la lutte pour l’émancipation des femmes en Russie. Il faut aussi savoir qu’en ce pays, plus qu’ailleurs, elles subissaient des mauvais traitements de la part de leurs pères d’abord, puis de leurs maris. Employées comme 54
Cf. Eva Carstanjen, in op.cit., p.165. Citée par Eva Carstanjen, in op.cit., p.165. 56 Idem. 57 Idem. 58 Ibid., p.168. 59 Voir Annik Mahaim, op.cit., p.78. 60 Cf. Annik Mahaim, op.cit., p.81. 55
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domestiques pour prendre soin des enfants et de la maison, battues, forcées parfois à remplacer les animaux dans les travaux des champs, les femmes russes ne connaissaient pas beaucoup la vie en dehors des murs de leur foyer61. L’industrialisation leur permit de sortir du milieu familial et de réaliser à quel point elles étaient discriminées par rapport aux hommes. Leur émancipation a été, tout d’abord, revendiquée dans les milieux bourgeois, où l’éducation et l’argent étaient d’importants outils d’expression. Néanmoins, il a fallu répandre les idées vers la classe ouvrière afin que les femmes obtiennent des victoires pour leurs droits. La bourgeoisie dirigeait soigneusement son combat pour obtenir des droits civils qui étaient à leur avantage, sans se soucier des besoins de la classe ouvrière, ce qui mettait les deux camps en dissension. Au début des années 1870, le Cercle Tchaïkovski fut le premier groupe où les femmes ont pu jouer un rôle actif. Des femmes comme Sofia Perovskaïa62 et Elisabeth Kovalskaïa63 avaient rejoint ce cercle d’étudiants qui était ouvert à tous ceux qui souhaitaient répandre les idées socialistes64. Leur but était de souligner les injustices sociales, lutter contre l’analphabétisme en éduquant les « couches les plus exploitées de la société » 65, et abolir les privilèges 61
Voir Alix Holt, « Les bolcheviks et l’oppression des femmes », in Femmes et mouvement ouvrier, op.cit., p.95. Sur les tâches que les femmes russes doivent accomplir au quotidien, voir Natalia Pushkareva, Women in Russian History, From the Tenth to the Twentieth Century, translated and edited by Eve Levin, M.E. Sharpe, 1997, p.220. 62 Sofia Lvovna Perovskaïa (1853-1881), militante russe membre de l’organisation terroriste révolutionnaire Narodnaïa Volia, fut pendue en 1881 pour avoir organisé l’assassinat d’Alexandre II de Russie. 63 Elisabeth Kovalskaïa (1851-1943), anarchiste révolutionnaire, fut emprisonnée plusieurs fois, puis déportée en Sibérie. Elle adhère au parti socialiste révolutionnaire en 1904, puis, après la révolution d’Octobre, elle devient fonctionnaire aux Services des Archives d’Etat. Sur sa biographie voir Five Sisters, Women Against the Tsar, The memoirs five young anarchist women of the 1870’s, edité et traduit du russe par Barbara Alpern Engel et Clifford N. Rosenthal, Routledge, New York, 1992. 64 Voir Korine Amacher, La Russie 1598-1917 : Révoltes et mouvements révolutionnaires, Gollion (Suisse), Infolio, coll. « Illico », (no 28), Paris, 2011. Voir aussi Pierre Kropotkin, Mémoires d’un révolutionnaire, Leningrad, 1933, trad. en français par Francis Leray et Alfred Martin, Editions Scala, Paris, 1989, p.312315. 65 Cf. Elisabetta Rossi, « L’émancipation des femmes en Russie avant et après la révolution », en ligne https://www.marxiste.org/theorie/histoire-materialisme-
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de classes. Les femmes étaient activement impliquées dans les débats et leurs actions politiques. Vera Figner (1852-1942)66 tout comme ses sœurs, Lydia, Evguenia et Olga, milite activement au sein du mouvement, issu du cercle Tchaïkovski, Terre et Liberté, qui a orchestré et exécuté l’assassinat de l’empereur de Russie Alexandre II 67. Etudiante à l’université de médecine en Suisse, elle fait partie du groupe des militants révolutionnaires qui formeront plus tard le parti socialiste révolutionnaire. De retour en Russie elle a mené des activités de propagande auprès des paysans, ainsi que parmi les intellectuels, les étudiants et les militaires. En 1875, comprenant la nécessité de lutter contre la double servitude des femmes imposée par l’exploitation capitaliste, plusieurs d’entre elles ont décidé de renforcer la propagande sous la forme de grèves. Leur arrestation et leur procès ne firent qu’attirer l’attention sur le mouvement et gagner des militants. De plus, les travailleuses se mobilisèrent dans l’industrie du textile, en obtenant ainsi l’interdiction du travail de nuit pour les femmes et les enfants. Ces mobilisations se prolongèrent dans les grèves économiques de 1894-1896, à SaintPétersbourg, et dans la grande grève du textile de 1896.68 Le grand problème, néanmoins, demeurait le mouvement féministe bourgeois, qui ne voyait pas ce combat pour la libération de la femme comme une lutte de classe mais de genre. Alors que les féministes pensaient que les femmes issues de la bourgeoisie et les travailleuses devaient s’entendre en tant que femmes, les ouvrières se sentaient mieux représentées par le mouvement ouvrier qui défendait leurs droits en tant qu’ouvrières. À partir de 1905, confrontés au mouvement féministe, les socialistes russes ont dû affirmer leur position sur l’émancipation des femmes69. Certaines militantes,
historique/1300-l-emancipation-des-femmes-en-russie-avant-et-apres-larevolution#b1. 66 Voir Vera Figner, Mémoires d’une révolutionnaire, traduit du russe par Victor Serge, sous la direction de Philippe Artières, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 2017. 67 Christine Fauré et Hélène Châtelain, Quatre femmes terroristes contre le tsar, Vera Zassoulitch, Olga Loubatovitch, Élisabeth Kovalskaïa, Vera Figner, collection Actes et mémoires du peuple, éditions Maspero, Paris, 1978, cité par Jean-Jacque Marie, in Les Femmes dans la révolution russe, Seuil, Paris, 2017. 68 Voir Elisabetta Rossi, op.cit. 69 Alix Holt, op.cit., p.122.
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comme Alexandra Kollontaï70, ont commencé à orienter leur travail de propagande dans cette direction71. Les ouvrières trouvaient ainsi dans leur camp des revendications contre la différence de droits civils et politiques entre hommes et femmes de la même classe sociale. Dès 1907, grâce à un travail de propagande acharné sur les lieux de travail et dans les assemblées féministes, dirigé principalement contre les féministes bourgeoises, le mouvement des travailleuses avait atteint un caractère de masse. L’Association d’assistance mutuelle des travailleuses est ainsi créée et, bien qu’ayant un caractère mixte, les postes de direction au sein de ce cercle ouvrier féminin sont réservés aux femmes.72 Ce groupe de femmes participa, en 1908, au premier Congrès panrusse des femmes, et attira l’attention du parti, qui s’engagea en faveur de la création d’organisations politiques et syndicales séparées pour les femmes73. Le but de cette association était de répandre les idées socialistes et d’attirer les ouvrières vers le parti. Afin qu’elles prennent place sur la scène politique, il était nécessaire qu’elles adhèrent à une structure politique. L’association ne visait aucunement l’autonomie et la séparation d’avec les structures traditionnelles du mouvement ouvrier pour lesquelles elle faisait de la propagande. Néanmoins, bien que Lénine et certains membres socialistes aient perçu comme légitime la place des femmes au sein du parti74, la majorité des hommes préféraient avoir leurs femmes au foyer pendant qu’eux s’intéressaient à la politique75. Aussi, malgré le travail de Kollontaï pour atteindre l’égalité sociale, les femmes russes ne semblaient-elles pas enthousiastes à l’idée d’aborder des problèmes politiques. Dans les années 1920, pour les sortir de la maison on avait créé des réunions lors desquelles on dispensait des cours d’économie
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Née Alexandra Mikhaïlovna Kollontaï (1872-1952). Cf. Elisabetta Rossi, op.cit. 72 Idem. Note : A. Kollontaï, Vivere la rivoluzione. Il manifesto femminista che la Rivoluzione di Ottobre non seppe attuare, Garzanti, Milan, 1979 [Vivre la révolution. Le manifeste féministe que la Révolution d’Octobre ne sut pas mettre en place] : recueil de textes publiés en italien. 73 Cf. Alix Holt, op.cit., p.122. 74 Lors de la révolution russe de 1905, les femmes ont su montrer leur courage et leur détermination, ce qui attire bien évidemment l’attention des hommes socialistes. Lénine compte dans son camp beaucoup de femmes. 75 Ibid., p.100. 71
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domestique, puisque les femmes restaient assez traditionnelles dans leur manière d’être76. Pendant la guerre, les femmes ont occupé les places que les hommes partis à la guerre avaient laissées vides. Petit à petit, elles ont commencé à mieux prendre conscience du rôle que leur classe sociale joue dans la construction d’une nouvelle société et se sont impliquées davantage dans l’organisation du travail et les structures syndicales77. Ainsi, lorsqu’en 1917, à Petrograd, le gouvernement impérialiste avait tenté d’empêcher des manifestations pour demander du pain et le retour des maris partis au front, organisées pour la Journée internationale de la femme, les femmes ont envahi les rues, les hommes les ont suivies et ils rallièrent les soldats à leur cause78. Le mouvement de protestation donna naissance à la révolution de février79. Le rôle des femmes socialistes a été déterminant. Konkordia Samoïlova80, Inessa Armand81, Nadejda Kroupskaïa82, Maria Spiridonova (1884-1941), voici quelques noms de révolutionnaires qui se sont montrées intrépides lors des agitations sociales. Dans la nouvelle organisation politique du pays, les droits civils sont garantis. Lénine tint sa promesse et accorda aux femmes le droit de voter dès 1917. Puis, il rendit possible l’organisation des femmes au sein du parti, par le biais des Genotdel (commissions de femmes), qui avaient pour but la propagande et l’agitation socialiste chez les femmes, mais aussi permettaient à ces dernières de défendre leurs intérêts, tout comme de participer à la gestion directe de la production 76
Ibid., p.99. Cf. Elisabetta Rossi, op.cit. 78 Pour une description des événements, voir Rochelle Goldberg Ruthchild, « The Meaning of Equality », in Equality and Revolution, Women’s Right in the Russian Empire, 1905-1917, University of Pittsburg Press, 2010. 79 Pour une histoire de la révolution russe voir Orlando Figes, « The February Revolution », in Revolutionary Russia, 1891-1991, A Pelican Introduction, Penguin UK, 2014. En français La Révolution russe, 1891-1924 : la tragédie d’un peuple, trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Denoël, 2007. Voir aussi Marc Ferro, La révolution russe de 1917, Aubier, 1976, p.63-77. 80 Née Konkordia Nicolaïeva Gromova (1876-1921), elle fut une importante militante socialiste, fondatrice de la revue Rabotnitza (La travailleuse) et organisatrice des journées internationales des femmes en Russie. Cf. Wikipédia. 81 Née Elisabeth Pécheux Herbenville (1874-1920). D’origine française, elle s’engagea pour la cause bolchevique dès 1905. Plus tard elle eut une liaison amoureuse avec Lénine qui dura jusqu’à sa mort. 82 Née Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa (1869-1939), elle était l’épouse et la collaboratrice politique de Lénine. 77
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et des services83. De plus, à partir de 1918, l’organisation des femmes au sein du parti fut reconnue comme nécessaire pour leur accorder « un certain degré d’indépendance »84. Alexandra Kollontaï entra dans le nouveau gouvernement bolchevik comme Commissaire aux services sociaux, et devint ainsi la première femme membre d’un gouvernement de l’Histoire contemporaine. Sa nouvelle fonction rendit possible, bien évidemment, l’élaboration de lois en faveur des femmes. Néanmoins, l’arrivée de Staline au pouvoir fut synonyme de régression pour les femmes et leur place en politique. On éloigna Kollontaï de la politique en l’envoyant à l’étranger en missions diplomatiques. Ayant peu d’influence dans le parti, les femmes ont cessé peu à peu de s’intéresser aux affaires politiques et sociales.
Les femmes et le socialisme en France En France, au début du XIXe siècle, sous l’impulsion des doctrines saint-simoniennes et fouriéristes, les femmes dénoncent leur « asservissement séculaire » et réclament l’« affranchissement »85. Nous retrouvons ces prises de position dans la littérature féminine de l’époque, les auteures les plus connue étant George Sand, Germaine de Staël, Flora Tristan et Louise Michel. Dans la deuxième partie du siècle, les femmes se tournent vers le socialisme lorsque les théories de Karl Marx et Friedrich Engels sont propagées à travers l’Europe. Qu’il s’agisse de défendre la condition de la femme au sein de la famille, de demander le droit de vote ou l’accès à l’emploi et l’égalité des salaires, les revendications des femmes se retrouvent dans la presse86 ou sont diffusées par les différentes associations, qui jouent un rôle prépondérant dans le développement de ces revendications. Ainsi font-elles entendre leur voix, petit à petit, malgré la forte opposition de certains hommes comme Proudhon, qui s’acharne. Selon lui, leur place est à la maison 83
Cf. Alix Holt, op.cit. p.124. Idem. 85 Voir Geneviève Fraisse, La raison des femmes, Plon, coll. « Terre humaine », 1992. 86 La Femme libre (fondée en 1832 par Marie-Reine Guindorf et Jeanne-Désirée Véret), La Voix des femmes (créée en 1848 par Eugénie Niboyet) ou bien La Politique des femmes (créée en 1848 par Jeanne Deroin et Désirée Gay) qui deviendra L’Opinion des femmes. 84
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car « il faut abattre à tout prix la femme qui résiste en face »87. D’autres comme Paul Lafargue88, qui pense comprendre la vision des socialistes Engels, Marx et Bebel, voient la maternité comme la profession la plus élevée, et s’éloignent ainsi de l’idée que seul le socialisme peut libérer la femme en matière de maternité, pour lui permettre de devenir une personne à part entière89. « L’exclusion des femmes a fait partie de la philosophie politique de la France depuis la Révolution »90 puisque même en étant révolutionnaires et communardes, les Françaises ont toujours dû laisser leur place aux hommes, lesquels soi-disant plus forts et plus intelligents, étaient les plus aptes à s’occuper des affaires publiques. Mais des femmes ont refusé le destin qu’on leur imposait et se sont positionnées contre la bourgeoisie qui insistait sur le rôle traditionnel et biologique de la femme. Il faut souligner qu’en France, la bourgeoisie, plus que l’aristocratie91, voulait à tout prix empêcher les femmes de s’émanciper. En février 1848, les femmes et les hommes qui ont érigé des barricades se sont rassemblés pour demander le « droit au travail » et la garantie « d’un salaire décent »92. Même s’il est « de fait qu’en France les femmes ont été à peine touchées par le mouvement socialiste »93, ledit mouvement a pris position très tôt en faveur de 87
Cité par Jacqueline Armingeat, in Intellectuelles et femmes socialistes, Daumier, éd. Vilo, Paris, 1974, p.11. Proudhon ne reconnaissait pas d’autre qualité à la femme outre sa capacité à tenir le foyer et être une bonne épouse et mère. Pour Proudhon, la femme était « courtisane ou ménagère, pas de milieu » et « plutôt de voir la femme émancipée, comme certains le veulent, (il) préférerai(t) la mettre en réclusion », in La pornocratie ou les femmes dans les temps modernes, Œuvres posthumes de Pierre-Joseph Proudhon, Paris, Lacroix, 1875, p.262, voir aussi p.67 et p.203. 88 Il est l’époux de Laura Marx, la deuxième fille de Karl Marx. 89 Cf. Charles Sowerwine, op.cit., p.52-53. Selon Sowerwine, « les théoriciens du marxisme français (…) étaient encore dans une plus grande confusion sur le plan théorique. Ils ne comprenaient rien à la pensée de Marx, d’Engels ou de Bebel sur le problème de l’émancipation des femmes. », p.235-236. 90 Selon Claude Servan-Schreiber, citée par Joan W. Scott, in La citoyenne paradoxale, Les féministes françaises et les droits de l’homme, Paris, Albin Michel, 1998, trad.de l’anglais par Marie Bourdé et Colette Pratt, titre original Only paradoxes to offer, Harvard University Press, Harvard College, 1996, p.18. 91 Pour l’aristocratie l’éducation de filles était nécessaire pour qu’elles puissent acquérir une culture vaste et être capables de tenir des salons, « tenir leur rang et briller à la Cour » selon Jacqueline Armingeat, in Intellectuelles et femmes socialistes, op.cit., p.11. 92 Joan W. Scott, op.cit., p.89. 93 Charles Sowerwine, Les femmes et le socialisme, op.cit., p.1.
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l’égalité sociale, ce qui a attiré de nombreuses femmes. Elles ont été nombreuses, en effet, mais, malheureusement, l’analyse ne nous permet d’évoquer que les noms les plus emblématiques. Militante féministe et socialiste, Jeanne Deroin94 impose son nom à la société française en avril 1849, lorsqu’elle se présente comme candidate aux élections législatives, sans aucun soutien socialiste. Son engagement en tant que militante des droits des femmes se fait connaître dès 1848 lorsqu’elle fonde avec Désirée Gay95 le journal La Politique des femmes et lorsqu’elle s’investit parmi d’autres au sein de la Société de la voix des femmes et de la Société pour l’émancipation des femmes. Saint-simonienne invétérée, Jeanne Deroin dénonce sans relâche la misère ouvrière féminine : « Combien de femmes travaillent douze heures par jour à trente sous ! », écrit-elle dans La Voix des femmes. Les salaires de misère, tout comme les « contremaîtres cruels et abusifs », la « prostitution presque obligatoire pour survivre », et le « patronat volontairement sourd et aveugle » sont autant de réalités dénoncées par les femmes de l’époque96. Après le coup d’État de décembre 1851, afin de rester en vie et hors de la prison, Jeanne Deroin doit s’exiler en Angleterre où elle mourra dans la pauvreté, en 1894, à l’âge de 89 ans. Hubertine Auclert n’est certes pas socialiste mais, mieux que toute autre socialiste française, elle a su s’adresser devant le troisième congrès ouvrier, tenu à Marseille du 20 au 31 octobre 1879, comme déléguée de la société Le Droit des femmes, et obtenir des engagements en faveur d’une complète égalité civile. Par la suite, aucun autre groupe féministe socialiste ne sera capable d’obtenir les mêmes garanties de ce parti97. Elle fut choisie comme présidente de séance, distinction qu’elle fut la première à obtenir dans une pareille assemblée, et comme présidente de la commission sur la question féminine.98 94
Sur Jeanne Deroin, voir Adrien Ranvier, « Une féministe de 1848 : Jeanne Deroin », in La Révolution de 1848. Bulletin de la Société d’histoire de la Révolution de 1848, Tome 4, Numéro 24, Janvier-février 1908, p.317-355. Disponible en ligne https://www.persee.fr/doc/r1848_11558814_1908_num_4_24_1883. 95 Jeanne-Désirée Véret Gay (1810-1891), militante socialiste et féministe. 96 Voir Jacqueline Armingeat, Intellectuelles et femmes socialistes, op.cit. p.18. 97 Voir Charles Sowerwine, op.cit., p.16. 98 Cf. Charles Sowerwine, op.cit. : « Jamais plus les socialistes ne présenteront un projet sur les droits des femmes d’un souffle, d’une profondeur pareils, jamais plus
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Conformément au pacte, Auclert aida à la fondation d’une section parisienne du parti ouvrier tel qu’il avait été décidé au congrès. Au printemps 1880, un nouveau groupe féminin est fondé à l’intérieur du parti socialiste. L’Union des femmes avait la particularité d’être socialiste aussi bien que féministe, et ce fut le premier rassemblement féminin socialiste qu’on ait connu en France. Malheureusement, cette alliance entre socialisme et féminisme devint par la suite impossible, à cause d’une base féministe essentiellement bourgeoise. En 1884, Hubertine Auclert dénonce la loi sur le divorce et propose l’idée d’un contrat de mariage entre conjoints avec séparation de biens. Elle gagnera une bataille en 1908, lorsque les femmes mariées reçoivent le contrôle de leurs propres salaires. En 1898, elle réclame la féminisation de certains mots qui, selon elle, devraient contribuer à l’émancipation des femmes99, puis, en 1910, elle se présente aux élections législatives mais sa candidature n’est pas retenue. Surnommée « la suffragette française »100, Hubertine Auclert militera en faveur des droits politiques des femmes101 jusqu’à sa mort, en 1914. Dans son dernier livre, le chapitre « Le socialisme n’aurait pas pour résultat l’affranchissement de la femme »102 annonce néanmoins sa déception envers l’absence de soutien de la part des socialistes sur la question des femmes.
ils ne signeront un tel « pacte d’alliance » entre leur mouvement et les féministes. », p.17. 99 « L’omission du féminin dans le dictionnaire contribue plus qu’on ne croit à l’omission du féminin dans le Code (côté des droits). L’émancipation par le langage ne doit pas être dédaignée. N’est-ce pas à force de prononcer certains mots qu’on finit par en accepter le sens qui, tout d’abord, heurtait ? La féminisation de la langue est urgente, puisque, pour exprimer la qualité que quelques droits conquis donnent à la femme, il n’y a pas de mots » affirme-t-elle dans « L’Académie et la langue » dans le journal Le Radical du 18 avril 1898 (en ligne sur gallica.fr). Citée par JeanLouis Debré et Valérie Bochenek, in Ces femmes qui ont réveillé la France, Librairie Arthème Fayard, 2013. 100 Cf. Steven C. Hause, Hubertine Auclert : The French Suffragette, Yale University Press, 1987. 101 Elle revendiquait des droits politiques pour les femmes avant les droits civils ce qui la mettait en désaccord avec les autres féministes. Voir Mona Ozouf, Les mots des femmes, Essai sur la singularité française, Fayard, L’esprit de la cité, Paris, 1995. 102 Cf. Charles Sowerwine, op.cit., p.19.
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Socialiste utopienne et féministe, Léonie Rouzade103 collabore avec Hubertine Auclert au mouvement Le Droit des femmes. Puis elle jouera un rôle important dans les rangs des socialistes-féministes. Elle donnait des conférences publiques en compagnie de Jules Guesde et d’autres leaders du parti. En 1880, au congrès du Havre, elle soutient une résolution collectiviste affirmant que pour vivre et être libre, il faut non seulement « que la femme jouisse de tous ses droits civils et politiques » mais aussi « que le sol, les matières premières, les moyens de circulation et les instruments de travail soient la propriété collective de tous ceux qui travaillent »104. En 1881, Léonie Rouzade est la candidate socialiste aux élections municipales pour un siège au conseil municipal du XIIe arrondissement. Dans sa campagne, elle obtient plus de succès devant les ouvriers du quartier que devant le public réuni pour le meeting électoral. Lors du dépouillement, « Rouzade avait recueilli plus de voix que les candidats ouvriers lors des précédentes consultations »105. Au cours de l’année 1882, elle se détourna cependant de l’Union et du parti pour revenir au socialisme utopique. Après la scission entre guesdistes et broussistes106, elle reste avec ces derniers en tant que membre du Comité national, mais, sans doute fatiguée par les luttes, elle réduit son activité107. À sa mort, en 1916, le constat se fait : elle n’avait pas pu apporter au socialisme « une contribution à la mesure des capacités qu’elle avait montrées. »108 Selon Charles Sowerwine, elle avait un point faible : « Elle était incapable, contrairement à Auclert, de concentrer ses efforts sur un seul point »109. Socialiste révolutionnaire, Paule Minck110 rejoint la Première Internationale, dès 1868 et crée l’organisation féministe « La société 103
Née Louise Léonie Camusat (1839-1916), auteure de deux romans féministes utopiques, le Voyage de Théodose à l’île d’Utopie (1872) et Le monde renversé (1872), La femme et le peuple, Organisation sociale de demain (1905) et bien d’autres. 104 Charles Sowerwine, op.cit., p.23. 105 Ibid., p.34. 106 Les marxistes regroupés autour de Jules Guesde et les réformistes conduits par Paul Brousse. 107 Charles Sowerwine, op.cit., p.38-39. 108 Ibid., p.39. 109 Ibid., p.23. 110 Adèle Paulina Mekarska est née à Clermont-Ferrand le 9 novembre 1839, d’un père aristocrate polonais et d’une mère française.
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fraternelle de l’ouvrière ». En 1869, Paule Minck fonde, avec Marie Deraismes, Louise Michel et Léon Richer, la Société pour la revendication des droits civils des femmes. En 1870, elle organise la défense d’Auxerre contre les Prussiens, ce qui lui vaut l’attribution de la légion d’honneur, qu’elle refuse. Durant la Commune de Paris, elle prend une part active à l’agitation sociale en menant des actions de propagande, et se rend régulièrement en province pour tenter d’étendre la Commune. Elle s’exile en Suisse où elle rencontre Jules Guesde et elle ne revient en France qu’après l’amnistie de 1880111. La même année, elle est la déléguée au Congrès du Havre de la Fédération du Parti des Travailleurs Socialistes de France où elle défend ardemment le collectivisme socialiste contre le mutualisme proudhonien. À partir de 1892, elle participe activement au Parti ouvrier français fondé par Guesde et en 1893, elle est candidate aux législatives dans le VIe arrondissement de Paris, alors que, à de nombreuses reprises, elle s’était exprimée contre le vote des femmes112. Comme d’autres communardes (Andrée Léo, Louise Michel ou Nathalie Lemel), elle voyait peut-être l’émancipation « au sens le plus large, qui transcende la barrière des sexes »113. En désaccord avec Léonie Rouzade, Mink insistait sur le besoin de « l’instruction en commun » et sur l’importance de l’éducation donnée par la « femme-mère » ; elle voyait la femme comme une révolutionnaire, en tant que mère et compagne de l’homme révolutionnaire : « Mère pour le former, épouse pour lui apporter son soutien. » 114 Selon elle, « si vous voulez avoir des citoyens, émancipez la femme »115. À partir de 1894, elle collabore à divers journaux dont La Fronde, fondé en 1897 par Marguerite Durand, et se rapproche de plus en plus des féministes. Auteure de plusieurs pièces de théâtre, journaliste, ardente combattante des droits des femmes, elle mourra en tant qu’héroïne de la Commune, le 28 avril 1901, à Paris116.
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Cf. Charles Sowerwine, Sisters or Citizens, Women and socialism in France since 1876, Cambridge University Press, 1982, p.27. 112 Cf. Charles Sowerwine, Les femmes et le socialisme, op.cit., p.70. 113 Ibid., p.10. 114 Ibid., p.28. 115 Idem. 116 Charles Sowerwine, Sisters or Citizens, Women and socialism in France since 1876, op.cit., p.27.
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Selon Jules Guesde (le chef du parti, profondément marxiste), Aline Valette117 était « la seule femme qui ait compris le socialisme »118. Elle a néanmoins échoué dans tout ce qui concerne la question de l’émancipation des femmes au sein du parti socialiste. Première femme à entrer au Conseil national du Parti Ouvrier Français, en 1893, puis, en 1896, première secrétaire permanente du POF, avec un salaire de 2400 francs par an, Aline Valette pensait que la « féminisation » de la main d’œuvre n’était qu’une mesure d’économie. L’« affranchissement » des femmes devait se faire par le retour au foyer après la révolution sociale lorsque les femmes dépendraient de la collectivité. Ainsi ne seraient-elles plus sous la tutelle masculine119. En 1898, elle publie dans La Fronde son enquête sur les travailleuses de l’industrie120. Non syndiquées ni représentées aux conseils de prud’hommes, ces dernières percevaient des salaires de misère et étaient incitées à se prostituer pour trouver « des moyens complémentaires d’existence ». Mais, tout en étant d’accord avec les socialistes sur le fait que les femmes étaient économiquement opprimées, elle insistait sur l’importance de la maternité, qui définit, selon elle, le rôle significatif de la femme121. Elle n’a jamais été une véritable marxiste, mais elle a développé ses propres théories sur la façon dont l’émancipation des femmes devait se faire. Elle pensait réconcilier le socialisme et le féminisme dans le « sexualisme », doctrine qui part du principe que la production du travail et le rôle de reproduction des femmes sont équivalents122. Ainsi, Aline Valette demeurait-elle profondément bourgeoise et n’arriva pas à gagner la confiance des ouvrières, ce qui fait qu’à sa mort, le parti ouvrier n’avait pas recruté plus de femmes qu’en 1883. Sans programme dirigé vers les femmes et leurs revendications, sans figure féminine emblématique inspirant le soutien et le courage, les femmes ne voyaient pas le socialisme comme un allié dans la lutte pour leurs droits123.
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Née Alphonsine Goudeman (1850-1899). Cité par Charles Sowerwine in Les femmes et le socialisme, op.cit., p.59. 119 Ibid., p.59-60. 120 « Ouvrières et Syndicats », disponible en ligne sur Gallica.fr. 121 Charles Sowerwine, Les femmes et le socialisme, op.cit., p.63. 122 Ibid., p.56. 123 Ibid., p.63. 118
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Louise Saumoneau (1875-1950) ne se retrouvait pas dans les discours des bourgeoises féministes, et, en 1899, elle, ouvrière, décida de fonder le Groupe des Femmes Socialistes, un mouvement pour les travailleuses comme elle. Saumoneau voyait l’expression « émancipation de la femme » comme un mensonge puisque les féministes bourgeoises ne pouvaient pas œuvrer pour le bien-être de la masse des femmes. Rien ne pourra, selon elle, « leur permettre de franchir le fossé qui sépare le prolétariat tout entier de la bourgeoisie capitaliste » 124 puisque les bourgeoises veulent conserver leurs privilèges de classe. Par exemple, au congrès féministe de 1900, les féministes s’opposent aux socialistes sur le jour de repos des domestiques : le désaccord porta sur le fait « que le travail des domestiques soit assimilé à celui des employées et ouvrières quant aux conditions de repos et d’hygiène »125 . Ce point donna naissance au débat le plus intense du congrès. Alors que selon les ouvrières, le travail domestique doit être considéré comme un travail à part entière, les féministes, issues pour la plupart de la bourgeoisie, sont peu enclines à s’intéresser aux droits de leur propre domesticité. Le Groupe des Femmes socialistes connaît un certain succès, avec quelques sections locales et la publication de La Femme socialiste, à partir de mars 1901, mais perd de son envol à la suite de l’affaire Millerand, et à cause des divergences d’opinion entre les adhérentes qui se montrent hostiles au féminisme, sans oublier l’exclusion du groupe du parti socialiste lors de la constitution de la SFIO en 1905. L’alliance entre le féminisme et le socialisme semblait ainsi impossible en France, tout comme l’ambition des féministes de rassembler les ouvrières autour des revendications en faveur des femmes fut synonyme d’échec. Le féminisme ne touche pas la classe ouvrière en France, ce qui est assez étonnant, alors qu’il apparaît en Grande Bretagne dans les usines textiles du Lancashire et du Yorkshire, par exemple126. Le Groupe des femmes socialistes a eu ses chances de succès à cause de sa base ouvrière et socialiste. Il a été créé par des femmes de classe ouvrière et il s’adressait aux opprimées socialement et économiquement. En gardant son autonomie, loin d’une présence
124
Ibid., p.95. Ibid., p.78. 126 Cf. Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, op.cit., p.14-15. 125
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masculine qui pouvait les intimider, le groupe se focalisait sur les problèmes que pouvaient rencontrer les femmes127. Néanmoins, lorsque tous les partis socialistes s’unifièrent dans la SFIO128, en 1905, le groupe des femmes socialistes se retrouva en dehors du parti. Sans ressources et sans cadre il ne put survivre, et, jusqu’en 1913, il n’y a eu aucun mouvement socialiste féminin. Pendant la Première Guerre mondiale, les femmes socialistes avaient mis de côté leurs revendications pour se ranger soit du côté des pacifistes soit dans le camp des patriotes, d’où le fait que, de 1917 à 1922, le mouvement socialiste féminin en France resta inexistant, puisque « il n’y eut que des socialistes qui étaient aussi des femmes. »129 En dernier lieu, il faudrait rappeler le nom de Madeleine Pelletier130, la première à être nommée médecin à l’Assistance Publique, en 1899. Elle avait compris qu’il était nécessaire de créer des sections féminines à part au sein du parti socialiste. En 1906, elle devient membre de la Section Française de l’Internationale Ouvrière et se rend compte, petit à petit, que dans l’atmosphère masculine des sections socialistes, les femmes pourraient être intimidées et se sentir mal à l’aise131. Louise Saumoneau n’avait pas vu ce problème, considérant les groupes féminins plutôt comme des auxiliaires des groupes masculins132. Selon elle, les femmes qui adhéraient au parti devaient le faire en tant que « militantes du Parti et non pas comme femmes »133. Pour la SFIO l’autonomie des femmes socialistes semble inutile également. Les féministes sont considérées comme dangereuses au sein du parti. Madeleine Pelletier est la seule à penser que seules les organisations féministes luttent pour l’émancipation des femmes contrairement aux socialistes qui n’œuvrent aucunement en leur faveur. Entre les deux guerres mondiales, la situation n’avait pas changé, les femmes n’avaient toujours pas leur place au sein du parti. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le pourcentage des femmes au 127
Ibid., p.85. Section Française de l’Internationale Ouvrière. 129 Charles Sowerwine, op.cit., p.197. 130 Née Anne Pelletier (1874-1939), première femme médecin diplômée en psychiatrie en France. 131 Charles Sowerwine, op.cit., p.117. 132 En ce qui concerne les féministes, Louise Saumoneau les pensait tous réactionnaires. Cf. Charles Sowerwine, op.cit., p.114. 133 Citée par Charles Sowerwine, in op.cit., p.222. 128
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sein du parti dépassait à peine les 3%. Selon Charles Sowerwine, le parti « n’avait « éduqué » aucune femme, sinon celles qui étaient déjà membres du parti ; et il n’avait obtenu pour les femmes aucun avantage politique significatif, même lorsque le parti s’était trouvé au pouvoir. »134 En effet, c’est Charles de Gaulle et non pas Léon Blum qui donna le droit de vote aux femmes françaises. Ainsi, alors que les Européennes socialistes semblent s’affirmer sur la scène publique et imposer des changements pour la condition des femmes, les Françaises peinent à trouver leur autonomie au sein du mouvement et à s’organiser pour défendre leurs droits. Contrairement à leurs voisines britanniques qui, depuis le début de leurs revendications pour les droits des femmes, s’accordent à réclamer le droit de vote et protestent contre l’infériorisation de la femme, les Françaises optent pour une position plus modérée, afin de ne pas bousculer l’ordre établi. La mésentente entre féministes bourgeoises et socialistes qui appartiennent à la classe ouvrière, le désaccord entre les femmes socialistes sur le plan organisationnel et idéologique (d’où leur nombre insuffisant), enfin la misogynie des hommes socialistes, issus de la bourgeoisie ou de la classe ouvrière, voilà les obstacles qui ont ralenti en France l’affirmation des femmes sur la scène publique et politique. Au XIXe siècle, les femmes socialistes ont été largement caricaturées par Daumier dans la presse qui les montrait en mauvaises épouses, mauvaises mères, monstres froids et sans cœur, tyranniques et bien plus135. Elles ont subies bien des moqueries d’autres socialistes, sans oublier les propos de Proudhon, célèbre socialiste, selon lequel « pour la femme, la liberté ne peut consister que dans le droit au ménage »136. À la veille de la Première Guerre mondiale, il y avait 16% de femmes dans le parti socialiste allemand alors qu’en France elles ne dépassaient pas encore les 2 à 3% 137.
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Op.cit., p.227. Cf. Françoise Parturier, in Intellectuelles et femmes socialistes, op.cit., p.22. 136 Ainsi déclarait-il en 1849, dans Le Peuple. Cité par Nane Dujour, Isabelle de Broglie, in Pour ne pas mourir idiote, La fac à 40 ans, Centurion, 1985, p.11. 137 Ibid., p.118. 135
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L’Opinion des femmes, une Fronde de 1848 ? Tiphaine Martin
Les femmes politiques oubliées sont nombreuses, trop souvent confinées en soutien et inspiratrices de telle figure politique masculine, à l’instar des muses d’écrivains ou d’artistes. Parmi elles, Jeanne Deroin, ouvrière lingère devenue institutrice, révolutionnaire en 1848. Jeanne Deroin est une militante socialiste, puis féministe, même si le terme n’existe pas encore en ce milieu du dix-neuvième siècle. Il vient plus tard, d’abord en 1872, sous la plume d’Alexandre Dumas fils, dans un sens péjoratif. Comme souvent, ce mot est repris dans une acception positive par les femmes et les hommes qui luttent pour les droits de celles-ci. C’est la grande Hubertine Auclert, journaliste, institutrice et écrivaine, qui donne à « féministe » le sens très large de « partisans de l’affranchissement des femmes », en 1882, dans une lettre adressée au préfet de la Seine1. C’est bien à ce groupe qu’appartient Jeanne Deroin qui fonde le journal L’Opinion des femmes, L’objectif est d’obtenir que le suffrage soit véritablement universel, et non pas uniquement masculin, qui lui se pense et se veut universel. Nous désirerions nous attacher à cette figure méconnue du combat pour le suffrage féminin. Nous retracerons d’abord son existence, en insistant sur sa postérité, avant de nous attacher à ses combats, socialistes et féministes. Nous finirons par nous interroger sur le contenu et la portée de L’Opinion des femmes, digne ancêtre de La Fronde de Marguerite Durand.
1
Offen Karen, « Sur l’origine des mots “féminisme” et “féministe” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 34 N°3, Juillet-septembre 1987, p. 494.
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Une existence privée discrète Naît-on féministe, ou le devient-on ? Pour Jeanne Deroin, la question ne se pose pas. Nous savons peu de choses de son enfance et de son adolescence, à part qu’elle est issue d’un milieu modeste. Née à Paris le 31 décembre 1805, elle est la fille d’une blanchisseuse. Elle est d’abord lingère, puis elle devient institutrice en 1831, après deux échecs au concours, dus à sa mauvaise graphie et à son refus de se marier à l’église, selon son premier biographe, Adrien Ranvier, fils d’un Communard2. Sa mauvaise écriture est le résultat de son absence d’études, normale à cette époque dans le peuple, et plus encore pour les femmes3. La vie privée des candidats au concours est visiblement sondée, surtout dans le cas des femmes. C’est bien elle qui n’a pas voulu d’une cérémonie religieuse, toujours d’après Adrien Ranvier : « Son mariage fut purement civil ; car, quoique déiste, Jeanne Deroin ne croyait pas aux dogmes de l’Église, ce dont elle eut à souffrir plus tard. »4 Les idées des Lumières et les combats des temps de la Révolution française contre « l’obscurantisme » de l’Ancien Régime sont présents, malgré le retour en force de l’Église dès l’époque napoléonienne. Michèle RiotSarcey, grande spécialiste de Jeanne Deroin et des mouvements de gauche au dix-neuvième siècle, précise : « (...) Jeanne Deroin n’est pas une exception dans ce milieu de prolétaires lettrées, en marge des Églises chrétiennes dont elles critiquent la pratique détournée de l’enseignement du Christ. »5 Ce n’est pas l’idée de Dieu qui est rejetée par Deroin et par ses consœurs saint-simoniennes et fouriéristes, mais ses passeurs terrestres. Les circonstances où elle a rencontré son époux, Antoine Desroches, sont intéressantes, puisqu’elle l’a croisé aux réunions saint-simoniennes. Le saint-simonisme se définit ainsi : 2
Ranvier Adrien, Une féministe de 1848 : Jeanne Deroin, La Révolution de 1848, Bulletin de la Société d’histoire de la Révolution de 1848, Tome 4, n° 24, janvierfévrier 1908, p. 320. 3 Cf. notre article : Martin Tiphaine, « De Colette à Jacqueline Cervon, école, femmes et émancipation », Frédérique Toudoire-Surlapierre, Alessandra Ballotti, Inkar Kuramayeva (dir.), A Room of One’s Own : l’apprentissage au féminin, Reims, Éditions et Presses universitaires de Reims, p. 107-121. 4 Ranvier Adrien, « Une féministe de 1848 : Jeanne Deroin, La Révolution de 1848 », Bulletin de la Société d’histoire de la Révolution de 1848, Tome 4, n°24, janvier-février 1908, p. 319. 5 Riot-Sarcey Michèle, La Démocratie à l’épreuve des femmes, Paris, Albin Michel, 1994, p. 77-78.
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Sur le plan social, il prône l’achèvement véritable de la Révolution française par l’abolition définitive des privilèges de la naissance, l’accès de tous à l’éducation permettant de féconder talents et capacités (« A chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres »). Dans le domaine économique, le projet saint-simonien s’appuie sur deux axes majeurs : la généralisation du crédit bancaire à des fins d’investissement industriel et le développement des voies de communication, en particulier des chemins de fer, à la fois moteur économique et lien fraternel entre les hommes. Le saint-simonisme est en outre profondément pacifiste, l’ambition « d’améliorer le sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », n’ayant de sens que dans un monde pacifié où les énergies ne sont pas vainement gaspillées. (…) L’école se transforma en religion et se dota d’une structure à plusieurs degrés, dirigée par un collège de Pères et deux Pères Suprêmes : Bazard et Enfantin, ainsi désignés à la fin de l’année 1829. (…) Enfantin écarta les femmes du mouvement, au motif que la société n’était pas encore prête à aborder la question de leur libération, et se retira, en avril 1832, avec 40 de ses « fils », dans une maison qu’il possédait sur la colline de Ménilmontant.6
Le saint-simonisme et ses suites ont une vocation sociale, avec une structure religieuse exclusivement masculine, exerçant une très grande influence sur les mouvements politiques républicains de gauche depuis cette époque. La structure religieuse et les idées sociales progressistes, ainsi que l’antimilitarisme, attirent Jeanne Deroin. Le couple Deroin-Desroches a trois enfants, que leur mère instruit dans l’école qu’elle fonde en 1832, après sa réussite au concours d’institutrice. Elle exerce dans son école et reste dans le strict saintsimonisme jusqu’à la Révolution de 1848. En 1848, Jeanne Deroin laisse ses enfants à son mari, pour entrer sur la scène politique. Ce n’est donc pas un couple typique ni représentatif des mouvances de gauche, avec le mari qui militerait pour une société meilleure, société qui oublierait l’égalité entre les sexes, pendant que son épouse assume seule les tâches ménagères et éducationnelles au quotidien. Au contraire, c’est un couple en avance d’un siècle et demi sur son temps. Nous reviendrons sur les combats politiques et féministes de Deroin dans notre deuxième partie. Notons 6
Coilly Nathalie et Philippe Régnier (dir.), Le Siècle des saint-simoniens. Du Nouveau christianisme au canal de Suez. Dossier de presse, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2006, p. 8, 9.
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dès à présent qu’elle fait entendre ses revendications suffragistes et égalitaristes par la voix de la presse, ainsi que par des actions, comme sa candidature aux élections législatives du 13 mai 1849. Elle se retrouve emprisonnée puis condamnée, à l’automne 1849, non pour cause de féminisme, mais pour son engagement socialiste, suite à la fondation de l’Union des associations fraternelles, qui rassemble des associations ouvrières. Sans participer à la résistance au Coup d’État de Napoléon « le petit », elle ne supporte pas le despotisme bonapartiste. Elle fuit en Angleterre, où elle continue de lutter pour l’émancipation féminine et le droit de vote pour toutes et tous. Visiblement, elle est seule, sans ses enfants et sans son mari. Pour soutenir ses combats, elle publie deux années de suite un almanach féministe. Comme beaucoup de femmes féministes de son époque, elle meurt dans la misère, en 1894, à Londres, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Adrien Ranvier décrit son enterrement, pauvre mais suivi : (…) ces gens semblaient émus ; ils accompagnaient à sa dernière demeure une amie, une femme des plus remarquables de notre siècle, autant par l’élévation de ses pensées et de ses idées que par son courage à les développer et à les défendre ; une femme qui avait voué son existence à une cause unique, sous deux formes différentes : l’émancipation des femmes, l’affranchissement des travailleurs ; une femme enfin qui, toute sa vie, avait prêché la paix, la concorde et l’union pour le plus grand bonheur des souffrants et des déshérités. Arrivée à un âge avancé, elle partait sans avoir pu voir aucune de ses espérances se réaliser.7
Le constat est amer, mais l’hommage est magnifique. Il est intéressant de noter que, pour Deroin, le combat socialiste et féministe ne peut pas être séparé. Il en sera de même au vingtième siècle pour nombre de féministes, dont Simone de Beauvoir, qui voit dans l’avènement du socialisme le gage d’une société véritablement égalitaire, avant de se rendre compte de son aveuglement. Ce n’est qu’à partir de la fin du vingtième siècle que les féministes n’attendront plus les lendemains qui chantent, tout en se faisant huer et mettre au ban par leurs compagnons engagés dans les mouvements politiques. La figure de Jeanne Deroin reste vivante au début du vingtième siècle, particulièrement grâce à sa correspondance avec Hubertine Auclert, avant de tomber dans l’oubli, à l’instar d’un grand nombre de personnalités féministes. Le passage de flambeau entre la génération 7
Adrien Ranvier, op.cit., p. 318.
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de 48 et celle de 70 a réussi, tout comme le passage entre celle de 70 et celle de 1900, puis de 1920 et, plus difficilement avec celle de 1930, lorsque l’antifascisme devient le combat premier. La très forte régression des droits humains sous l’Occupation et Vichy n’arrange rien. L’historienne Christine Bard analyse la désaffection des Françaises et des Français sur le sujet du féminisme à la Libération (et ainsi la transmission de son histoire, déjà longue de plus d’un siècle), alors que les femmes accèdent enfin au droit de vote : Le féminisme, sous les formes connues pendant la IIIe République, disparaît presque totalement. Le baby-boom, le recul du travail salarié, la société de consommation d’une part, les enjeux politiques (guerre froide, décolonisation) d’autre part, ne facilitent pas la contestation féministe - le mot n’est plus guère utilisé8.
Quand la langue se perd, les combats cessent. Retour en juillet 1900, au Congrès des associations ouvrières de production de France adhérentes à la Chambre consultative. Après le rapport de Ranvier sur Jeanne Deroin, lu par Mme Vincent (précision du compte-rendu), cette dernière propose que soit votée la motion suivante : « Le Congrès émet le vœu qu’une demande soit adressée au Conseil “municipal de Paris, afin d’obtenir que le nom de Jeanne Deroin soit donné à une rue de Paris.”9 » Soulignons que la demande de féminiser l’espace urbain dans les noms de rues existe encore de nos jours, formulés par Osez le féminisme, Genre et villes, et tant d’autres associations et collectifs féministes. En 1910, Le Petit Parisien, sous la plume collective de Jean Frollo, trempe son stylo dans l’acide pour parler de Deroin : « existence fort agitée, vouée aux causes les plus nobles et les plus irréelles », « beau zèle », « ardentes campagnes en faveur du végétarisme », « apôtre ». Frollo, en digne héritier de son ancêtre hugolien, fait la part belle aux critiques acerbes de Charles Hugo et de George Sand contre le mouvement « féministe » des « suffragettes » mené par Deroin. Les deux termes sont évidemment anachroniques, mais rendent sensibles la diffusion et la force des luttes pour les droits politiques des femmes. Il va jusqu’à rendre Deroin responsable des manifestations des suffragettes anglaises : 8
Bard Christine, Les Filles de Marianne, Paris, Fayard, 2001, p. 451. Congrès des associations ouvrières de production de France adhérentes à la Chambre consultative, Comptes rendus des congrès national et international, Paris, Imprimerie nouvelle, 1900, p. 232.
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Il est difficile de connaitre les origines exactes de ce mouvement féministe qui fait tant de bruit, sinon beaucoup de besogne en Angleterre mais il nous est permis de supposer qu’une Française n’est pas étrangère à cette levée d’étendards.10
Serait-ce une sorte de patriotisme mal digéré, avec une forte pointe d’anglophobie, visant à faire des Anglaises la pâte molle des revendications françaises ? Ou une fierté à voir l’influence de la France traverser la Manche, même dans ses pires excès ? Il n’empêche que le nom de Deroin reste cité comme celui d’une chef importante, même dans un portrait à charge. À l’inverse, le journal L’Action féministe, en juin 1914, sous la plume de la célèbre Hélène Brion, rend un hommage véritable à Deroin : « (…) comme Jeanne d’Arc, elle se sent attirée par une mission plus haute et c’est le bonheur d’autres foyers, d’autres enfants qu’elle va combattre. » Brion l’exonère d’avoir été une mauvaise épouse et une mauvaise mère, en la comparant à la guerrière orléanaise. Brion souligne enfin avec ironie la mauvaise foi des hommes socialistes arrêtés et jugés en même temps que Deroin11 : Le procès s’instruit sous le chef de complot contre la sûreté de l’Etat. Et ce procès constitue une bien drôle de comédie féministe ! Oyez plutôt. Au début des interrogatoires on sent que l’âme de l’affaire est Jeanne Deroin ; elle a tout combiné, tout voulu, tout prévu ; elle parle bien et comprend vite, répond pour les autres, embarrasse souvent et étonne toujours le juge enquêteur. C’est elle la tête et le cœur du « complot ». Danger ! Grave danger ! Humiliation profonde pour les codétenus. Mais ils sont gens débrouillards et avec une femme, il y a toujours moyen de s’en tirer en s’adressant à son bon cœur. On fait donc appel à celui de Jeanne Deroin et à partir de ce moment elle s’efface et disparaît presque du procès, ne répond plus, ne revendique plus rien. (…) Cette petite comédie de vanité masculine, combien de fois s’est-elle jouée au cours des siècles ? Et combien de fois se jouera- t-elle encore ?
Brion raille la suffisance des hommes socialistes, incapables d’honorer le travail et l’engagement dangereux de leur consœur et elle précise que cette manière peu élégante d’agir est une longue habitude de la gent masculine au sein du politique, et qu’elle a encore de beaux jours devant elle. 10
Frollo Jean, « La Clubomanie », Le Petit Parisien, n° 12, mercredi 20 juillet 1910, p. 1. 11 Brion Hélène, « Notes pour notre Histoire. Jeanne Deroin », L’Action féministe, n° 3, 4, juin 1914, s.p.
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Les combats, socialistes et féministes Les luttes féministes de cette époque portent essentiellement sur le droit de vote et l’égalité des droits au sein du mariage. Après la libéralisation des lois pendant la Révolution française, le mariage civil et le divorce sont instaurés en 1792. Le Code Napoléon restreint le droit au divorce en 1804, avant son abrogation en 1816, sous la Seconde Restauration. Il faut attendre 1884 pour son rétablissement partiel, puis 1975 pour que la loi soit véritablement assouplie. Jeanne Deroin vit à une époque de régression des droits civils et de forte pression sociale. Dans sa « profession de foi saintsimonienne » de 1832, elle s’insurge contre une habitude sociale, qui n’a, elle, jamais été inscrite dans la loi : (…) et cette coutume qui oblige la femme à porter le nom de son mari, n’est-ce pas le fer brûlant qui imprime au front de l’esclave les lettres initiales du maître, afin qu’il soit reconnu de tous comme sa propriété ?12
Le parallèle avec les esclaves montre l’attention de Deroin à d’autres combats que ceux pour l’amélioration de la condition ouvrière et féminine. Elle fait partie de ces combattantes qui mettent en pratique leurs théories, ne préconisant rien qu’elle n’expérimente. Elle se distingue en cela des saint-simoniens, qui se rangent progressivement du côté de la colonisation. Elle se tient du côté du franc-maçon Victor Schœlcher, grand artisan de l’abolition définitive de l’esclavage en 1848. Elle se trouve dans la lignée d’Olympe de Gouges, à laquelle elle se compare volontiers13, et de Fanny Raoul, franche-tireuse du tout début du dix-neuvième siècle14. Elle ouvre la voie aux analyses de Simone de Beauvoir, qui dans l’introduction du tome 1 du Deuxième Sexe (1949) établit un parallèle entre la situation des Noirs américains, des juifs, des colonisés d’Afrique du Nord, celle du prolétariat et celle des femmes. L’Almanach fondé par Deroin à Londres, qui existe dans les deux langues et qui dure de 1852 à 1854, fait la part belle aux combats des Américaines et des Américains pour la disparition de l’esclavage. Elle y cite l’article de John Stuart-Mill et d’Harriet Taylor, « L’Affranchissement des femmes », paru en 1851 12
Citée in Riot-Sarcey Michèle, De la liberté des femmes. Lettres de dames au Globe (1831-1832), Paris, Côté-femmes, 1992, p. 135. 13 Scott Joan, La Citoyenne paradoxale : Les Féministes françaises et les droits de l’Homme, Paris, Albin Michel, 1998, p. 87. 14 Raoul Fanny, Opinion d’une femme sur les femmes, Quetigny, Le Passager clandestin, 2011, p. 43-44.
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dans la Westminster Review, sous le seul nom de Stuart-Mill. C’est également en 1851 que Deroin fait paraître son essai Du célibat, qui est une longue réponse, sous pseudonyme, au Courrier de l’Ouest. Elle y reprend ses arguments : Sa tâche présente, sa tâche incessante, c’est de s’affranchir de la tutelle de l’homme à l’aide de tous les intérêts existants ; c’est de revendiquer, au nom de la justice, le droit commun qui, effaçant partout le privilège de sexe, donne à la femme le triple bénéfice moral, intellectuel et physique en toutes choses. Sa tâche présente, incessante, c’est de porter remède à l’immoralité par l’éducation et de répandre dans l’humanité les trésors d’amour et de dévouement qui sauront créer le mariage des âmes et des intelligences dans la liberté et dans l’égalité.15
Il y a deux idées parallèles dans cet extrait. Deroin réclame l’émancipation des femmes, c’est-à-dire l’abrogation du Code Napoléon, qui les place sous la subordination de leur père, frère, mari, selon les époques de leur existence, tout comme les enfants et les fous. Deroin souligne que l’indépendance juridique des femmes leur permettrait de s’épanouir librement et en toute occasion. Pour autant, elle ne déroge pas à tous les clichés sur LA Femme en vogue à son époque, puisqu’elle assimile les femmes à des institutrices, forcément porteuses, puisque de sexe féminin, d’un altruisme incommensurable. Ce lieu commun de LA Femme comme régénératrice de l’humanité est typique des saint-simonien.ne.s, de l’époque romantique puis symboliste, et du courant féministe dit « différencialiste », qui exalte la fonction maternelle, tout en demandant l’égalité des droits politiques et sociaux. C’est le combat pour l’égalité politique qui porte Jeanne Deroin sur le devant de la scène. Michèle Riot-Sarcey dresse le bilan de ses activités à partir de 1848 : (…) en février 1848, elle entre en république, comme on entre en religion, c’est-à-dire avec la foi socialiste de ses jeunes années. Elle s’engage pleinement dans la vie publique : toujours aux avant-postes, elle intervient dans les clubs, adresse des pétitions à la Chambre des députés, publie des brochures, collabore à des journaux, puis en édite.16
Rien n’arrête sa fougue. En mars 1848, elle collabore au journal La Voix des femmes, fondé par Eugénie Niboyet, qui a déjà plusieurs 15
Deroin Jeanne, Du célibat, Paris, s.e., 1851, p. 12. Riot-Sarcey Michèle, « L’utopie de Jeanne Deroin », 1848. Révolutions et mutations au XIXe siècle. Utopies au XIXe siècle, n° 9, 1993, p. 31. 16
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expériences de directrice de journaux. Elle y appelle à la fraternité humaine et à l’égalité en politique : On a proclamé la Liberté, l’Egalité et la Fraternité pour tous, pourquoi ne laisserait-on aux femmes que des devoirs à remplir, sans leur donner les droits de citoyennes ? Seront-elles dispensées de payer les impôts et d’obéir aux lois de l’Etat ? (…) Voulez-vous qu’elles soient les ilotes de votre nouvelle République ? Non, citoyens, vous ne le voulez pas, les mères de vos fils ne peuvent être des esclaves (…).17
Jeanne Deroin utilise à nouveau le vocabulaire de l’esclavage pour parler de la situation des femmes, aussi asservies dans la nouvelle république de Février que sous la royauté et l’Empire. Le terme « ilote » renvoie aux esclaves spartiates, mais également, de manière plus large, à la condition des femmes de la Grèce antique, aussi contraintes dans leur gynécée que les esclaves qui étaient à leur service. Rien n’aurait changé depuis vingt-cinq siècles, si ce n’est leur rapport à l’argent (elles doivent payer des impôts). C’était déjà le raisonnement d’Olympe de Gouges, qui, Terreur oblige, établissait un parallèle entre le « droit » de monter à l’échafaud et les droits des femmes, encore à conquérir. Hubertine Auclert poussera la logique de Deroin jusqu’au bout, en refusant de payer ses impôts, puisque elle ne pouvait pas voter et participer politiquement à la vie de la cité. Deroin utilise aussi, comme toujours, la maternité comme justification ultime de son argumentation. Elle s’insère dans le mouvement progressiste modéré, qui aboutit à l’instruction obligatoire pour les filles en 1880, par la loi Camille Sée, au nom de l’importance de l’éducation des citoyens mâles français par leur mère, et pour arracher les femmes à l’emprise du clergé. Elle conclut son appel en demandant poliment aux hommes de faire une petite place à quelques femmes, « choisies parmi les plus dignes, les plus honorables, les plus capables » et qui « seront nommées par les hommes eux-mêmes »18. En bref, elle prie ces messieurs électeurs et citoyens de faire un tri oligarchique (petite représentativité) et aristocratique (au sens étymologique de « meilleur »). Les hommes seraient alors en position de toutepuissance décisionnelle. Nous ne sommes pas loin du marché aux 17
Deroin Jeanne, « Aux citoyennes françaises », La Voix des femmes, n°7, 27 mars 1848, p.3.
18
Ibid.
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esclaves, pourtant dénigré par Deroin. Nous atteignons ici la limite de sa pensée, audacieuse avec mesure. Outre sa participation à La Voix des femmes, elle se rend dans les clubs qui fleurissent à nouveau, dans le souvenir de ceux de 1789, tel celui fondé par Niboyet, le Club de l’émancipation des femmes. Elle prend la plume pour le journal La Politique des femmes, continuateur du journal de Niboyet, mais fondée par une autre féministe, Désirée Gay. En janvier 1849, six mois après la cessation d’activité de La Politique des femmes, Deroin fonde L’Opinion des femmes, dont nous reparlons dans notre dernière partie. Le mois suivant, en février 1849, elle ajoute à ses luttes féministes un combat socialiste, que la critique Édith Thomas décrit ainsi : Dans le Peuple du 6 février 1849 avait paru le communiqué d’un maître d’école, Pérot, qui convoquait ses collègues chez lui. Une trentaine de personnes répondirent à son appel. Parmi elles, Pauline Roland et Jeanne Deroin. Il s’agissait de créer une union entre instituteurs et professeurs pour réagir contre la diminution croissante de leurs rétributions et contre la concurrence que leur faisaient les institutions religieuses.19
Ce débat d’époque intéresse vivement Deroin, comme on peut s’en douter. Elle n’oublie pas sa vocation première ni ses engagements pour l’éducation pour tous et toutes. Dans le texte de l’Association fraternelle des démocrates socialistes des deux sexes pour l’affranchissement politique et social des femmes, elle pose nettement les principes de son combat : Nous affirmons que la réforme sociale ne peut s’accomplir sans le concours de la femme, de la moitié de l’humanité. Et de même que l’affranchissement politique du prolétaire est le premier pas vers affranchissement physique, intellectuel et moral, de même, l’affranchissement politique de la femme est le premier pas vers l’affranchissement complet de tous les opprimés. C’est pourquoi nous faisons appel à toutes les femmes et à tous les hommes de cœur et d’intelligence, à toutes celles et à tous ceux qui ont le courage de leur opinion, le respect des principes, et qui ne reculent jamais devant la pratique, afin qu’ils nous viennent en aide, pour entrer dans la voie réelle de la réforme sociale, en faisant ouvrir les portes de la cité au
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Thomas Édith, « Pauline Roland et les associations ouvrières », L’Actualité de l’Histoire, n° 7, mars 1954, p. 12.
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dernier des parias, à la femme, sans laquelle ne peut s’accomplir l’œuvre de notre rédemption sociale.20
Deroin n’est pas pour la séparation des combats, bien entendu. Ce qui est très important ici, c’est sa volonté de mixité, au sein des luttes pour l’égalité des femmes et des hommes. Cela n’allait pas de soi à l’époque, où les rôles du féminin et du masculin étaient fortement séparés, même si certains espaces les faisaient se croiser, dans les rites mondains ou dans certains quartiers populaires. Le lexique et le ton lyrique saint-simonien resurgit en fin de paragraphe, dans un appel à une société nouvelle, surgie des convulsions de la révolution de 1848 et de l’ère industrielle. Le terme « paria » serait-il également un écho des Pérégrinations d’une paria de Flora Tristan, parues en 1837 ? Nous pouvons presque l’affirmer, tant les deux combattantes ont des points communs. Deroin est sur tous les fronts, mais elle va rapidement déchanter. En effet, lorsqu’elle proclame sa candidature aux élections législatives partielles de mai 1849, qu’elle harangue les foules, notamment ouvrières, les hommes républicains ne la soutiennent pas. Déjà, en mai 1848, l’écrivaine George Sand avait clamé haut et fort son dédain des luttes pour le droit de vote féminin, après avoir refusé de recevoir Flora Tristan, autre figure du socialisme et du féminisme des années quarante. Sand avait été sollicitée par La Voix des femmes comme candidate aux élections législatives d’avril 1848. Elle répond dans La Vraie République qu’il n’en est pas question. George Sand se pensait comme homme socialiste, et pas comme femme combattant pour les droits spécifiques de ses sœurs, qui n’en étaient pas pour elle. Deroin est vilipendée par les journaux républicains et socialistes. Proudhon, parfois encore présenté de nos jours comme un grand homme aux idées avancées, fait preuve de sa délicatesse habituelle, dans le viril journal Le Peuple, 12 avril 1849 : Un fait très grave et sur lequel il nous est impossible de garder le silence, s’est passé à un récent banquet socialiste. Une femme a sérieusement posé sa candidature à l’Assemblée Nationale. Nous ne pouvons laisser passer sans protester énergiquement, au nom de la morale publique et de la justice elle-même, de semblables prétentions et de pareils principes. Il importe que le socialisme n’en accepte pas la solidarité. L’égalité 20
Deroin Jeanne, Association fraternelle des démocrates socialistes des deux sexes pour l’affranchissement politique et social des femmes, Paris, Imprimerie A. Lacour et Cie, 1849, p. 4.
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politique des deux sexes, c’est-à-dire l’assimilation de la femme à l’homme dans les fonctions publiques est un des sophismes que repousse non seulement la logique mais encore la conscience humaine et la nature des choses (…). La famille est la seule personnalité que le droit politique reconnaisse (...). Le ménage et la famille, voilà le sanctuaire de la femme.21
Proudhon ne verse pas dans le second degré, il pense sérieusement que l’accès des femmes aux droits et aux fonctions politiques menace l’ordre social - qu’il pourfend pourtant. Comme la majeure partie des antiféministes, il transforme un fait social en un fait qui vient de la nature, de la mystérieuse essence - féminine bien entendu. Et il entend protéger LA Femme contre elle-même et contre les impuretés du monde du dehors en la claquemurant au foyer. Deroin ne sera évidemment pas élue, mais elle continue à lutter pour les principes qu’elle défend, malgré les caricatures de la presse, malgré les articles qui l’attaquent. Michèle Riot-Sarcey analyse ainsi la violence des charges républicaines à son encontre : Les journaux, généralement préoccupés d’améliorer le sort du peuple, négligent celui des femmes, surtout lorsqu’elles se chargent d’en dénoncer les abus. La popularité saint-simonienne masque le silence libéral et républicain sur une liberté perçue et interprétée sous l’angle de l’immoralité : liberté qui alors devient autre. Selon les républicains, dont la référence, en l’occurrence à la foi chrétienne, est à souligner, l’égalité dans le mariage est synonyme d’immoralité (...). Ils ne veulent en aucun cas identifier l’émancipation du peuple à l’émancipation des femmes. L’égalité de l’un n’est pas semblable à celle de l’autre. Or, Désirée Véret, Marie-Reine Guindorf, Eugénie Niboyet et plus encore Jeanne Deroin pensent toutes l’égalité comme condition première de la « liberté vraie ». Leur définition est assez proche de celle des républicains. Elles réclament les mêmes droits à l’éducation, l’accès aux mêmes bienfaits de la civilisation. Une distance cependant les sépare, une liberté supplémentaire, simple ajout, mais fondamental, car il introduit l’idée d’égalité : la liberté dans le mariage, inconcevable sans égalité des deux époux, condition nécessaire à la liberté sociale.22
Les hommes républicains veulent bien que le peuple ait des droits, mais toujours au masculin. Rien ne doit remettre en cause la 21
Notice « Pierre-Joseph Proudhon », http://maitron-en-ligne.univparis1.fr/spip.php?article36613 22 Riot-Sarcey Michèle, La Démocratie à l’épreuve des femmes, Paris, Albin Michel, 1994, p. 75.
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supériorité mâle, d’où leur rejet furieux des droits des femmes, notamment dans le quotidien du foyer. Les femmes mettront encore plus d’un siècle à comprendre ce mécanisme, qui fait de l’homme révolutionnaire un macho ordinaire dans le quotidien.
Un journal féministe, L’Opinion des femmes En janvier 1849, Deroin se lance dans l’aventure éditoriale, à la suite d’Eugénie Niboyet et de Désirée Gay. Elle choisit un titre modéré pour son journal, L’Opinion des femmes. Elle ne veut pas se faire entendre sur le même mode que Niboyet avec sa Voix des femmes ou Gay dans sa Politique des femmes. Elle émet des jugements personnels et des opinions, en tant que femme - avec tout ce que ce vocable peut contenir d’essentialisme. C’est ce caractère individualiste et profondément personnel qui fait de L’Opinion des femmes le précurseur de La Fronde, quotidien fondé en1897 par Marguerite Durand. Le titre L’Opinion des femmes cache un contenu novateur et combatif, comme le rappelle Ranvier : Le journal de Jeanne Deroin est complètement différent de celui qu’a lancé Eugénie Niboyet. Peu lui importe ce qui se passe à la Chambre, ou les faits divers ; le temps lui manque pour s’en occuper ; c’est le premier journal purement féministe ; on ne s’y occupe pas d’autre chose que de l’émancipation des femmes, de la revendication de leurs droits. C’est une tribune d’où Jeanne Deroin essayera de faire entendre ses pensées et ses théories féministes.23
L’aimable Ranvier, dans son désir de rendre hommage à Deroin, fausse légèrement son analyse du journal, qui compte bel et bien des « faits divers », sans connotation péjorative, quasiment toujours à l’honneur des femmes et ouverts sur la politique étrangère, et des « annonces diverses ». Nous en avons choisi quelques morceaux. Le premier provient du numéro de mai 1849 : On lit dans le Courrier de Lyon : Voici un nouvel exemple à ajouter à ceux déjà si nombreux du danger des inhumations précipitées. Mardi dernier, à la Guillotière, on portait au cimetière une petite fille de cinq ou six ans, lorsqu’une sœur des écoles, qui accompagnait le convoi, vit distinctement s’agiter le cercueil. On
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Adrien Ranvier, op.cit., p. 333.
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décloua la bière et la petite fille, réveillée de sa léthargie, se mit à pleurer en appelant sa maman.24
Nous trouvons un épisode similaire dans le numéro d’avril, mettant en scène une famille bourgeoise. Signe des temps, incapacité médicale, ou féminicides à foison ? Dans ce même numéro d’avril, la politique étrangère est à l’honneur dans les « faits divers » : A Rome, Mazzini a électrisé l’Assemblée et les tribunes en réclamant de la nation les sacrifices exigés par le péril de la partie ; les dames ont fait tomber une véritable pluie d’or, de bracelets, de bagues et de bijoux de toute espèce. (Le Peuple)25
L’italique au terme « dame » souligne le patriotisme de la moitié féminine des aristocrates et des bourgeois. Les hommes, eux, n’ont visiblement pas fait pleuvoir l’or et l’argent (en lieu et place des bijoux) en ces temps troublés. C’est que l’unification de l’Italie est en marche, après les émeutes de 1848. Les Italiens ont suivi l’exemple de la France, chassant les Autrichiens de Milan, chassant le pape des États pontificaux. Mazzini proclame la république romaine, soutenu militairement par Garibaldi et ses Chemises rouges. Cet état de grâce ne dure pas, car les Autrichiens contre-attaquent et regagnent du terrain. Rome est remise au pape par le prince-président LouisNapoléon Bonaparte en juillet 1849, qui a envoyé des troupes françaises faire le siège de l’Urbs. Il faut attendre 1860 pour que l’Italie devienne un pays unifié. Jeanne Deroin, comme tous ses contemporains, suit avec passion les événements qui se déroulent en Italie. Les « annonces » sont de la publicité pour les journaux républicains et socialistes, ainsi que pour les associations socialistes. Suivons le numéro d’août, qui est le dernier à paraître. Deroin y placarde le prospectus pour une « grammaire pratique de la conversation anglaise (…) composé[e] expérimentalement, à côté des élèves (…). Leçons gratuites de langue anglaise pour les ouvriers des deux sexes, rue Neuve-des-Petits-Champs, 21. » Elle y publie une annonce pour « La Commune sociale. Journal mensuel. On s’abonne au bureau, rue Hautefeuille, 30 et rue Coquillère, 15. », de même pour le « Programme des véritables doctrines socialistes. Par M. Deleuze, chef d’institution. En vente chez Lévy, place de la Bourse, 15. » Peutêtre Jeanne Deroin a-t-elle emporté avec elle cette « grammaire 24 25
L’Opinion des femmes, n° 4, mai 49, p. 8. Ibid., n°3, avril 49, p. 7.
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anglaise » dans son exil à Londres, ce qui lui a facilité son insertion dans la société d’outre-Manche ? Il serait également passionnant de connaître le nombre d’ouvrières et d’ouvriers qui ont suivi ces cours d’anglais, qui comptent parmi les premières pierres de l’éducation populaire. Notons l’emploi du terme « commune », magnifié en 1870 par la Commune de Paris, mais déjà bien implanté dans le vocabulaire de gauche. L’Opinion des femmes offre aussi et surtout des articles de fond, majoritairement rédigés par Deroin. Ils concernent le féminisme, ses possibles avènements et ses réalisations actuelles. Ils tournent surtout autour de la candidature de Deroin et des forts remous qu’elle provoque. Elle insère dans son journal les réponses qu’elle donne aux journaux républicains et à Proudhon, ainsi que les lettres de soutien qu’elle reçoit. Les articles s’ancrent dans l’époque, avec un fond saintsimonien, mais elle n’oublie pas ses devancières. Nous avons évoqué Olympe de Gouges, mais elle n’est pas la seule au Panthéon de Deroin, comme en témoigne son article « De la femme », paru dans le premier numéro du journal : En 1622, Marie Le Jars de Gournay, fille adoptive de Montaigne, publiait un ouvrage intitulé : de l’Egalité des sexes, où, par un raisonnement serré, et d’une irrésistible logique, elle prouvait que de tout temps Dieu avait voulu cette égalité. (...) En 1848, au milieu du siècle des Lumières et du progrès, un homme a osé demander, en pleine Assemblée nationale, l’exclusion des femmes de tous clubs et réunions politiques où se traitent les questions sociales touchant l’avenir de leurs frères, de leurs enfants, leur propre avenir ! Et, non seulement cet homme a été entendu, mais ce décret inique adopté presqu’à l’unanimité, et pas une protestation ne s’est élevée.26
Deroin construit un embryon d’histoire des femmes : Marie de Gournay, connue par le biais de Montaigne, prend place à côté de la rebelle Olympe de Gouges. Notons qu’il existe des femmes célèbres connues par leurs consœurs au dix-neuvième siècle, ce qui ne sera plus le cas dans la seconde moitié du vingtième. Elle laisse éclater sa colère de voir ses contemporains aussi bornés, cassant la « nécessaire fraternité »27 des êtres humains entre eux. Elle est consciente de vivre 26
Deroin Jeanne, « De la femme », L’Opinion des femmes, n° 1, 28 janvier 1849, p. 5. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe. Tome II, Paris, Gallimard, 1987, p. 577. La citation exacte est : « (…) il est entre autres nécessaire que par-delà leurs différenciations naturelles hommes et femmes affirment sans équivoque leur fraternité. » 27
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dans un temps pourtant évolué, après les Encyclopédistes et la Révolution française, après l’empereur et les deux rois. Si ce n’est que la société refuse d’évoluer vers plus d’égalité entre les sexes. Elle utilise également son journal comme tribune de soutien à sa candidature, à partir d’avril. Elle commence par une profession de foi adressée aux « démocrates socialistes », avant de présenter sa candidature aux « électeurs du département de la Seine ». Elle y rappelle que les principes que l’on professe doivent trouver une application pratique et que l’on doit se battre jusqu’au bout pour eux, comme Olympe de Gouges et Pauline Roland. Puis, elle parle du présent : Le moment est venu pour la femme de prendre part au mouvement social ; à l’œuvre de régénération qui se prépare ; d’incessantes convulsions politiques témoignent de l’état de souffrance des sociétés, prouvent que l’homme seul ne peut organiser, et indiquent l’approche d’une ère nouvelle. (…) C’est donc un devoir pour la femme de réclamer le droit d’intervenir et de prendre en main la cause des opprimés et des souffrants. Fille, sœur, épouse et mère des citoyens, elle a le même intérêt au bonheur social et le même droit de concourir à la formation des institutions et des lois sur lesquelles repose l’avenir de ses enfants.28
L’argumentaire repose sur une adéquation entre le rôle de salvatrice et celui d’accompagnatrice des femmes. Elle insiste sur le mauvais état d’une société quand seule la moitié de l’humanité a le pouvoir. Pour autant, l’utilisation du lexique saint-simonien ne masque pas que l’égalité réclamée ne l’est qu’en fonction du rôle sexuel et social des femmes, vues dans leur rapport aux hommes, et non pas en tant qu’êtres humains véritablement autonomes. Attaquée de toutes parts, et notamment par les démocrates, elle ne se laisse pas démonter et ferraille avec ses détracteurs, dont Proudhon : Vous êtes l’un des plus redoutables adversaires du principe de l’égalité qui n’admet pas d’exclusion injuste ni de privilège de sexe. (…) Vous voulez resserrer les liens de la famille, et vous la divisez : l’homme au forum ou à l’atelier, la femme au foyer domestique. (…) si la famille
28
Jeanne Deroin, « Aux démocrates socialistes », L’Opinion des femmes, n° 3, 10 avril 1849, p. 1-2.
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reste fondée sur l’inégalité, la société reprendra toujours son vieux pli, et rentrera, comme vous le dites, dans l’ordre naturel des choses.29
Proudhon appuie son argumentation sur une vision binaire et peu évoluée de la société. Après les troubles des différents épisodes révolutionnaires, où les femmes se sont illustrées en sortant de chez elles, il entend rétablir un ordre social fermé et fortement hiérarchisé. N’oublions pas que Proudhon était violemment antiféministe, antimalthusien. En outre, il ne verra pas d’un œil défavorable le coup d’État du futur Napoléon III. Le soi-disant anarchiste n’est, au final, qu’un réactionnaire de plus. Heureusement, certains hommes sont plus évolués. Deroin reçoit le soutien de Jean Macé, futur fondateur de la Ligue de l’enseignement et du Magasin d’éducation et de récréation (avec l’éditeur Hetzel et l’écrivain Jules Verne) : Et pendant que nous y sommes, je serais flatté, très flatté qu’on veuille bien me dire de quel sexe sont ces ouvrières de Lyon qui gagnent moins de 300 francs dans l’année « en travaillant 14 heures par jour, sur des métiers où elles sont suspendues à l’aide d’une courroie (…) ». Quand certains philosophes parlent de la femme, il semble en vérité qu’il n’y ait pour eux que des femmes de banquiers et de ci-devant ducs et pairs, des femmes du monde, comme on dit. (…) On vous montre un moule à chiffons et on vous demande à quoi cela est bon ? A rien, bon Dieu ! c’est très certain. (…) Ce qui est arrivé pour le pauvre arrivera pour la femme ; donnez-lui le vote, et tout ce qui s’oppose à son droit de suffrage disparaîtra par le seul fait de la reconnaissance de ce droit. Et n’attachez pas plus de valeur qu’il ne convient à l’indifférence avec laquelle la plupart des femmes regardent faire ceux qui ont pris leur cause en main.30
Macé se fait volontiers l’avocat du diable, en commençant par reprendre les arguments des antiféministes. Il les détourne ensuite, en montrant leur vacuité par l’ironie. Il souligne la mauvaise foi des détracteurs des féministes, qui considèrent comme un fait biologique un fait d’ordre social et éducationnel, qui transforme certaines femmes en marionnettes vides. De plus, les antiféministes cités par Macé appartiennent tous aux classes possédantes, qui ignorent totalement les femmes du peuple. Macé n’hésite pas à rappeler – précision bien 29
Jeanne Deroin, « Lettre à M. Proudhon », L’Opinion des femmes, n° 1, 28 janvier 1849, p. 7. 30 Jean Macé, « Troisième lettre à Madame Jeanne Deroin », L’Opinion des femmes, n° 3, avril 1849, p. 6. Jean Macé, « Quatrième lettre à Madame Jeanne Deroin », L’Opinion des femmes, n° 5, juin 1849, p. 4.
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déplaisante – le sort terrible des ouvrières du textile littéralement enchaînées à leur métier à tisser et trimant quatorze heures par jour. Le contenu de L’Opinion des femmes est très riche, bien plus que ce que le premier biographe de Jeanne Deroin en dit. L’analyse de ce journal montre, par bien des aspects, qu’il a servi, sinon de modèle, du moins d’inspiration à Marguerite Durand pour le lancement de La Fronde, quelque cinquante ans plus tard. C’est un bel exemple de continuité du mouvement féministe à travers la seconde moitié du dixneuvième siècle. Jeanne Deroin apparaît donc comme une des figures marquantes des mouvements socialistes et féministes français du dix-neuvième siècle. Autodidacte, elle a profité des débuts de la démocratisation de l’instruction féminine pour sortir de sa condition. Elle a choisi un métier qui lui a permis de continuer la chaîne du savoir, à destination d’un public défavorisé, les femmes. Elle affirme très tôt ses idées féministes, antimilitaristes, anticléricales, à une époque où la religion catholique est religion d’État, suite au Concordat de 1801. L’accès à l’écrit et à la culture lui permet d’exprimer ses idées de manière claire. Également engagée dans les combats de la gauche pour la démocratie représentative, elle s’en éloigne à contrecœur, vilipendée par ses amis. Elle fait partie des activistes féministes qui ont ouvert la voie aux suffragistes du vingtième siècle, par la médiatisation d’actions concrètes visant à frapper l’opinion. Elle s’empare également de la presse pour diffuser ses idées et les faire avancer, en bataillant parfois contre sa propre famille politique. Deroin utilise également l’écrit pour développer ses convictions. Après les mois passés à La Voix des femmes et à La Politique des femmes, la publication de L’Opinion des femmes répond à son besoin de trouver une formule nouvelle, afin de centrer son combat sur le vote des femmes. L’Opinion des femmes n’est pas l’équivalent de La Fronde, mais il en est un des glorieux devanciers. Il a un but précis, l’émancipation politique des femmes. C’est la tâche principale de sa fondatrice. Mais le journal montre également, par des articles de fond et par les faits divers, l’oppression et la misère dont souffrent les femmes. Il est également internationaliste, mettant en relation la lutte des femmes françaises avec ce qui se déroule à l’étranger Le format réduit et sa 74
courte durée d’existence ne permettent pas l’ampleur de La Fronde, mais la diversité des supports et des angles abordés donne un exemple solide au journal de Marguerite Durand.
Bibliographie Ouvrages Bard Christine et Sylvie Chaperon (dir.), Le Dictionnaire des féministes, PUF, Paris, 2017. Bard Christine, Les Filles de Marianne, Fayard, Paris, 2001. Beauvoir Simone de, Le Deuxième Sexe. Tome II, Gallimard, Paris, 1987. Brieuc Michelle, Femmes de lutte et d’avenir, La Gidouille, Paris, 2017. Coilly Nathalie et Philippe Régnier (dir.), Le Siècle des saintsimoniens. Du Nouveau christianisme au canal de Suez. Dossier de presse, Bibliothèque nationale de France, Paris, 2006. Congrès des associations ouvrières de production de France adhérentes à la Chambre consultative, Comptes rendus des congrès national et international, Imprimerie nouvelle, Paris, 1900. Deroin Jeanne, Du célibat, s.e, Paris, 1851. Deroin Jeanne, Association fraternelle des démocrates socialistes des deux sexes pour l’affranchissement politique et social des femmes, Imprimerie A. Lacour et Cie, Paris, 1849. Riot-Sarcey Michèle, De la liberté des femmes. Lettres de dames au Globe (1831-1832), Côté-femmes, Paris, 1992. Riot-Sarcey Michèle, La Démocratie à l’épreuve des femmes, Albin Michel, Paris, 1994. Raoul Fanny, Opinion d’une femme sur les femmes, Le Passager clandestin, Quetigny, 2011. Scott Joan, La Citoyenne paradoxale : Les Féministes françaises et les droits de l’Homme, Albin Michel, Paris, 1998. Winock Michel, Les Voix de la liberté, Seuil, « Points », Paris, 2002. Wolinski Maryse, Dis Maman, pourquoi y’a pas de femmes dans l’Histoire ?, La Farandole, Paris, 1982. Articles Brion Hélène, « Notes pour notre Histoire. Jeanne Deroin », L’Action féministe, n° 34, juin 1914, s.p. 75
Deroin Jeanne, « Aux citoyens français », La Voix des femmes, n° 7, 27 mars 1848, p. 3. Deroin Jeanne, « De la femme », L’Opinion des femmes, n° 1, 28 janvier 1849, p. 5-6. Deroin Jeanne, « Lettre à M. Proudhon », L’Opinion des femmes, n° 1, 28 janvier 1849, p. 7. Deroin Jeanne, « Aux démocrates socialistes », L’Opinion des femmes, n° 3, 10 avril 1849, p. 1-2. Frollo Jean, « La Clubomanie », Le Petit Parisien, n° 12, mercredi 20 juillet 1910, p. 1. Macé Jean, « Troisième lettre à Madame Jeanne Deroin », L’Opinion des femmes, n° 3, avril 1849, p. 5-6. Macé Jean, « Quatrième lettre à Madame Jeanne Deroin », L’Opinion des femmes, n° 5, juin 1849, p. 2-4. Martin Tiphaine, « De Colette à Jacqueline Cervon, école, femmes et émancipation », in Frédérique Toudoire-Surlapierre, Alessandra Ballotti, Inkar Kuramayeva (dir.), A Room of One’s Own : l’apprentissage au féminin, Reims, Éditions et presses universitaires de Reims, p. 107-121. Ranvier Adrien, « Une féministe de 1848 : Jeanne Deroin, La Révolution de 1848 », Bulletin de la Société d’histoire de la Révolution de 1848, Tome 4, n° 24, janvier-février 1908, p. 317355. Riot-Sarcey Michèle, « L’utopie de Jeanne Deroin », 1848. Révolutions et mutations au XIXe siècle. Utopies au XIXe siècle, n° 9, 1993. L’Opinion des femmes, n° 3, avril 49, p. 7. L’Opinion des femmes, n° 4, mai 49, p. 8. Notice « Pierre-Joseph Proudhon », http://maitron-en-ligne.univparis1.fr/spip.php?article36613 Tous les numéros de L’Opinion des femmes.
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Madame la Préfète (1814-1848) Pierre Michon
L’intitulé de cette communication et sa place dans notre programme peuvent légitimement surprendre. Son intitulé, tout d’abord, interroge : le corps préfectoral, pourra-ton objecter, c’est l’administration, et non la politique. Mais, à y regarder de plus près, il est très difficile de séparer, dans les fonctions, dans le métier des préfets, ce qui serait purement administratif d’un côté, et, de l’autre, ce qui serait essentiellement politique. MM. Thuillier et Tulard dressent ce constat sans appel au terme d’un colloque, aujourd’hui classique, organisé en 1975 et consacré à l’administration préfectorale : « Au XIXe siècle, les préfets et souspréfets sont des administrateurs politiques1 ». Qu’en est-il, à présent, de la place de cette intervention dans le programme de nos travaux, c’est-à-dire parmi les « regards d’hier » ? Mon propos d’aujourd’hui se limitera à la première moitié du XIXe siècle, époque à laquelle ne fait que commencer la « lente marche » de l’administration française « vers la féminisation2 ». Dans la préfectorale, cette « marche » ne débute même que dans le dernier
1
THUILLIER (Guy), TULARD (Jean), « Conclusion. Pour une histoire du corps préfectoral français », in Les Préfets en France (1800-1940), colloque organisé le 26 avril 1975 par l’Institut français des sciences administratives et la IVe section de l’EPHE, Genève, Droz, 1978, p. 175. « Au XIXe siècle, les préfets et sous-préfets sont des administrateurs politiques, goûtant la politique et les jeux politiques, habiles à décider en termes politiques (et à voir toutes choses sous l’angle politique), ayant des patrons politiques (et appartenant souvent à une clientèle politique), et connaissant bien les rouages, les astuces, les demi-habiletés et les finesses de la politique locale. » 2 AZIMI (Vida), « La Féminisation des administrations françaises : grandes étapes et historiographie (XVIIIe siècle -1945) », Revue française d’administration publique, n° 145, 2013/1, p. 20.
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quart du XXe siècle. En France, la première femme sous-préfet a été nommée en 1974, puis la première femme préfet en 1981. L’entrée des femmes dans le corps préfectoral est donc assez récente. Aujourd’hui, elles y sont bien représentées, et jusque dans les postes les plus élevés. L’actualité du printemps dernier a notamment fait connaître au grand public la figure de Mme Nicole Klein, préfète de Loire-Atlantique, préfète des Pays-de-la-Loire. En région Centre, la préfecture d’Indre-et-Loire est, depuis l’automne 2017, dirigée par une femme, Mme Corinne Orzechowski, ce pour la première fois de son histoire. Il en est de même des départements du Cher et d’Eure-etLoir : à ce jour, 20 septembre 2018, trois des six départements de la région, soit exactement la moitié, sont confiés à des préfètes. Difficile à envisager il y a quelques années encore, marginale il y a dix ans3, désormais beaucoup plus palpable – presque un tiers des préfets territoriaux, aujourd’hui, sont des femmes –, cette réalité était probablement inimaginable au début du XIXe siècle. « Madame la Préfète », c’était, alors, de manière exclusive, l’épouse du préfet. Au reste, la féminisation du titre, si elle progresse, n’est pas encore générale : la forme de « Madame le Préfet » reste en usage. Malgré les railleries que l’intervention des femmes en politique, et notamment sur la scène préfectorale, inspirent aux contemporains de la Restauration et de la monarchie de Juillet, les épouses des préfets jouent, dès cette époque, un rôle clef dans la vie publique départementale, non seulement en assumant leur rôle de représentation, mais aussi en exerçant leur pouvoir d’influence. Nous nous proposons d’esquisser, à ce titre, une histoire des femmes politiques à travers l’histoire des épouses. C’est, à nos yeux, le moyen de mesurer le chemin parcouru depuis deux siècles.
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SAUVÉ (Jean-Marc), introduction au colloque historique « L’Administration et les femmes », organisé par l’Institut français des sciences administratives et l’EPHE, le vendredi 27 mai 2011, document consultable sur le site internet du Conseil d’État, p. 4. « Très inégalement présentes dans les différentes filières d’emploi public, les femmes sont en outre faiblement représentées dans les emplois dirigeants de l’administration. […] S’agissant des emplois supérieurs à la décision du Gouvernement, il n’y avait que 19 femmes préfets (sur 192) à la fin de l’année 2008 ».
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Le pouvoir préfectoral aux femmes : sujet de railleries, thème de fiction pour les hommes du premier XIXe siècle Sous la monarchie parlementaire, les femmes sont considérées comme mineures socialement, en vertu du code civil, et politiquement, en vertu des lois électorales, qui les tiennent à l’écart des bureaux de vote. Dans ces conditions, comment pourraient-elles diriger une préfecture ? Leur simple influence dans ces domaines inspire périodiquement des plaisanteries d’un goût plus ou moins sûr. L’ouvrage Les Mœurs administratives - en deux volumes publié en 1825 et signé Gilbert Ymbert4 - en offre un bon exemple. Avant de devenir écrivain polémiste, ledit Ymbert a été maître des requêtes au Conseil d’État. Il est donc assez au fait des réalités administratives du moment. Dans ce volume, il imagine une correspondance entre « la femme d’un ministre » et l’épouse d’un préfet, pour qui la première « a obtenu […] une importante préfecture ». Il insiste sur l’un des enjeux qui, en ces temps de suffrage censitaire et de candidatures officielles, font du corps préfectoral une institution éminemment politique : l’influence électorale. Il mobilise à cet égard un sujet alors classique : les pressions exercées par le Gouvernement sur ses fonctionnaires afin de forcer le cours des scrutins, en particulier la menace des destitutions. Ainsi livre-t-il cette prose fantaisiste que la préfète est censée adresser à l’épouse du ministre : Ma chère amie, Ah ! que tu as bien fait de donner cette préfecture à mon mari ! Tu ne saurais te faire une idée des résistances que vont rencontrer ici nos élections. […] [Mais] il n’y a sorte de moyens que je ne mette en œuvre. J’ai écrit de ma main à toutes les femmes des receveurs des communes, à celles des maires, des conseillers municipaux. J’emploie à mes circulaires les garnisaires, les gendarmes et les porteurs de contraintes que mon mari a mis à ma disposition. Hier, j’ai eu réunion ; j’ai déclaré à ces dames que la doctrine des destitutions me paraissait juste, et que nous étions résolues à la mettre en pratique ; j’ai ajouté (comme ton mari l’a très-bien dit à la tribune) que nous ne voulions plus désormais que des amis ou des ennemis. En lisant cette déclaration dans le Moniteur, je t’ai reconnue tout entière. J’ai retrouvé dans cette phrase cette expression vive et 4
Ce texte a été présenté et analysé par THUILLIER (Guy), « Les “Mœurs administratives” de Gilbert Ymbert, La Revue administrative, 11e année, 1964, p. 357-365.
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énergique que tu rencontres si facilement, et qui manque à ton mari. Dans ces occasions-là, souffle-le5.
Et Gilbert Ymbert ajoute, d’un ton goguenard : « Nous comptons en France plus de soixante mille fonctionnaires ; imaginez quelle doit être la puissance d’action de leurs soixante mille femmes ». Quelle est la part de la raillerie ? Quelle est, chez ce polémiste en renom, celle de l’inquiétude inavouée ? À la cour des Tuileries, les femmes occupent bel et bien une place de premier plan. La duchesse d’Angoulême sous la Restauration, Madame Adélaïde, sœur du roi, sous la monarchie de Juillet, sont reconnues comme des figures politiques majeures. Elles pèsent sur les décisions des souverains successifs. Par antiphrase, Napoléon qualifie même la duchesse d’Angoulême de « seul homme de la famille », alors que, en 1814, elle est la seule femme de la maison de Bourbon. À l’échelle des départements, le rôle exercé par les épouses de préfet mérite, à l’évidence, d’être étudié de plus près.
Les préfètes dans « l’équipe conjugale » et la représentation du régime Les épouses de préfet assument une double mission de représentation. Tout d’abord, elles veillent à la réception des autorités nationales, à savoir les parlementaires, les ministres, les membres de la famille royale, voire le souverain lui-même lors des voyages royaux. Ces moments sont déterminants pour l’avancement ou, au contraire, la destitution des préfets. Ensuite, elles orchestrent la réception des élites locales. Les salons des préfectures sont de hauts lieux de sociabilité départementale, d’où le rôle mondain du ménage préfectoral, auquel les contemporains donnent une grande importance. Il s’agit ni plus ni moins que de renforcer le pouvoir en place dans le cœur et dans l’estime des notabilités. L’enjeu est de taille, quand on sait à quel point le XIXe siècle est marqué par l’instabilité institutionnelle. Entre la Révolution et l’avènement de la IIIe République, les régimes et les règnes ne dépassent jamais les vingt ans. 5
Mœurs administratives, par M. Ymbert ; pour faire suite aux Observations sur les mœurs et les usages français au commencement du XIXe siècle, Paris, chez Ladvocat, Libraire de S.A.R. Monseigneur le duc de Chartres, Au Palais-Royal, 1825, tome I, p. 17-18.
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Dans cet esprit, le baron André Sers évoque, dans ses Souvenirs, son arrivée dans le département du Haut-Rhin : « La société de Colmar nous accueillit bien, ma femme lui plut ; jeune, belle, animée du désir d’être agréable à tous, il eût été difficile qu’il en fût autrement. »6 A contrario, telle préfète est évoquée avec moquerie par le préfet comte de Castéja, lequel, dans sa correspondance familiale, relève qu’elle a « toujours été ours7 ». Ces quelques phrases interpellent le lecteur d’aujourd’hui. Les préfètes de la monarchie censitaire sont-elles réduites à un rôle de maîtresse de maison, d’épouse dévouée ? N’assument-elles, en définitive, qu’une mission décorative ? Ne disposent-elles que d’une faculté d’empêcher, d’éviter les incidents ? Ce n’est pas si sûr. Dans la France des salons, les relations mondaines ne sont pas une frivolité. Esquiver les débats trop passionnés, éviter que l’on ne parle trop des élections, c’est même, précisément, faire de la politique. Pour s’en convaincre, on peut lire ce que M. de Renepont écrit à sa fille, Alexandrine de Castéja, à l’époque où son mari est préfet à Limoges : Voilà le malheur d’une population où tout le monde se connaît, on est signalé tout en entrant dans un appartement, chacun se range de son bord et je suis persuadé qu’on pourrait presque se croire à une assemblée de la Chambre. Et vite, et vite, ma chère amie, des cartes, un violon, du punch et des petits gâteaux, que Madame la préfète ait l’art et le bon esprit de mêler tout cela, ne laisse pas aux ennemis le temps de calculer leurs forces respectives et encore moins de s’attaquer8 […].
De manière significative, M. de Renepont évoque, dans le même courrier, la « situation politique » de sa fille. Dans un autre registre, la mission politique des préfètes s’observe dans les provinces où les tensions religieuses sont particulièrement vives. Dans un département comme le Gard, c’est une gageure de
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SERS (baron André), Souvenirs d’un préfet de la monarchie, Paris, A. Fontemoing, 1906, p. 173. 7 Archives privées de la famille de Biaudos de Castéja. André de Castéja à son épouse, Poitiers, le 10 septembre 1823. « Je ne comprends rien à ce que tu me mandes de Blin Bourdon et de sa femme. Celle-cy a toujours été ours. Mais l’autre est honnête et m’a d’ailleurs d’anciennes obligations. » 8 Archives privées de la famille de Biaudos de Castéja. M. de Renepont à sa fille Alexandrine, Paris, le 26 janvier 1820.
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réunir les catholiques et les protestants à la préfecture, et, pour y parvenir, le préfet Herman a besoin de son épouse9. Dès lors, en appliquant une grille d’analyse forgée par la sociologie, on peut estimer que les épouses occupent un « second rôle » au sein de « l’équipe conjugale » qu’elles forment avec les préfets ; rôle second, mais non secondaire, échappant aux « clivages hiérarchiques10 », que les sociologues François de Singly et Karine Chaland ont étudié pour l’époque contemporaine et que les périodes plus anciennes permettent parfois d’entrevoir11. Avec la mission de représentation, sur laquelle elle se fonde, « l’équipe conjugale » constitue du reste une constante de l’administration préfectorale, et M. Pierre Karila-Cohen a mis à profit cette notion en 2014 dans son
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AN F 7 6769. Le préfet Herman au ministre de l’Intérieur, Nîmes, le 20 mars 1829. « Après les visites officielles vinrent, comme il est d’usage, les visites particulières, et les premiers jours nous vîmes venir à la Préfecture deux ou trois familles protestantes seulement, comme si elles avaient voulu se charger de reconnaître comment elles seraient reçues. Mme Herman et moi-même nous les accueillîmes avec les mêmes égards, nous leur témoignâmes le même désir de les voir, nous leur rendîmes leurs visites avec le même soin, et peu à peu nous vîmes augmenter le nombre de ces visites. » Le préfet ajoute que « quelques personnes sages » commencent à venir chez lui, « à ce qu’il [lui] a été dit, par l’effet de la conduite de Mme Herman et de la [sienne] dans [leur] salon ». 10 SINGLY (François de), CHALAND (Karine), « Avoir le “second rôle” dans une équipe conjugale. Le cas des femmes de préfet et de sous-préfet, Revue française de sociologie, 2002, 43-1, p. 132. « La notion d’équipe souligne qu’une part du travail de préfet ne peut être effectuée seul, il a besoin d’un partenaire de scène. Même les femmes de préfet qui diminuent le plus leurs prestations ne se dérobent que très rarement aux invitations et aux repas officiels. Souvent contraint de jouer certaines scènes à deux, le préfet se trouve par là même dans une relation d’interdépendance vis-à-vis de son épouse. Erving Goffmann note à ce propos qu’à chaque fois “qu’il y a clivage, dans une organisation, entre le statut de chef et celui de subordonné, les équipes de représentation tendent à dépasser ce clivage hiérarchique” (Goffmann, 1973, p. 84). Ce qui compte le plus, c’est la situation – en l’occurrence la représentation – qui contraint chacun à se plier à l’intérêt général, défini par la satisfaction du public. » 11 BLANC (Hubert), Augustin-Laurent et Claire de Rémusat. Un couple préfectoral sous la Restauration, inédit, p. 8. « Il nous a paru intéressant de voir de plus près comment un couple préfectoral peut réagir au quotidien aux difficultés de la vie administrative et politique, comment Mme de Rémusat utilise la position familiale et mondaine pour anticiper les obstacles et obvier aux menaces, comment à travers un ensemble de convictions à la fois fermes et ouvertes, elle juge, avec la distance que donne la vie de province, l’actualité littéraire, politique et philosophique de son temps. »
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mémoire d’habilitation intitulé La Masse et la plume. Essai sur le charisme préfectoral dans la France du XIXe siècle12. Du « second rôle », les épouses de préfets peuvent, selon les circonstances, se hisser au premier. En l’absence du préfet, elles font seules les honneurs de la préfecture. Mieux, elles semblent exercer une influence décisive dans plusieurs domaines.
Rôle de l’ombre, mais rôle premier ? À bien des égards, les préfètes sont placées sur le devant de la scène. Tout d’abord, selon la répartition classique des tâches au sein des couples investis de charges publiques, elles se voient confier nombre d’œuvres de bienfaisance. Sous la monarchie parlementaire, elles se chargent des sociétés dites « maternelles », de la fondation des cours d’accouchement et des secours aux nécessiteux. C’est au nom de ses œuvres de bienfaisance que l’épouse du préfet du Loiret, Adèle de Choiseul d’Aillecourt, est inhumée, en 1818, en la cathédrale d’Orléans. Cette mission est tout sauf négligeable, en un temps où les secours sociaux représentent, déjà, une part considérable des crédits départementaux. Il n’est pas rare qu’un tiers des budgets des conseils généraux soit alors consacré aux enfants trouvés13. Les débats font rage entre malthusiens et précurseurs de l’État social ; étant donné les carences dont souffre la législation, c’est à l’échelle des départements, dans les préfectures, qu’est conçue la politique en la matière. Or, selon toute vraisemblance, les épouses des préfets sont à même de peser sur les choix. L’influence des préfètes peut également s’observer lors des manœuvres électorales : leur rôle de pondération au sein de « l’équipe conjugale » peut, à ce titre, être mis à profit. Un préfet réputé libéral, comme le comte de Castéja, compte sur son épouse pour apaiser les électeurs ultras. De Poitiers, il lui écrit ainsi à l’été de 1823 : Je t’attends, ma chère amie, le plus tôt possible. J’ai le plus grand besoin de toi pour faire entendre raison à la noble société de cette ville. […] Figure-toi qu’ils sont si montés qu’ils menacent de ne plus mettre les 12
KARILA-COHEN (Pierre), La Masse et la plume. Essai sur le charisme préfectoral dans la France du XIXe siècle (1800-1914), inédit, 2014. 13 Sur ce sujet, que l’on nous permette de renvoyer au chapitre VI de notre thèse de doctorat : MICHON (Pierre), « Mon Roi, ma patrie et mon département. » Le corps préfectoral de la Restauration, inédit, 2017, p. 465-498.
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pieds à la Préfecture si on y voit des libéraux, même au bal de la SaintLouis14.
Ces stratégies ont une forte dimension familiale, dans la mesure où le comte de Castéja est lui-même candidat dans le département de la Haute-Vienne, où son cousin est préfet, et la situation n’est pas sans rappeler celle qu’imagine Gilbert Ymbert : ou bien ce dernier dispose d’excellents renseignements, ou bien la réalité dépasse la fiction. C’est, en outre, au service des carrières préfectorales que s’observe le rôle des épouses. La préfète prend fréquemment la plume pour alimenter la correspondance ministérielle, quitte à prendre prétexte de liens de famille ou d’amitiés l’unissant au ministre. De plus, contrairement à son époux, qui ne saurait, en théorie du moins, quitter son département sans l’aval du ministère, elle est libre de ses mouvements. Elle peut donc se rendre dans les autres départements, auprès des collègues de son mari, pour traiter de telle ou telle affaire confidentielle ; elle peut aller à Paris pour rencontrer telle ou telle personnalité influente, à commencer par le ministre de l’Intérieur, et mettre en branle le réseau des protections utiles. Dans les scènes de la vie parisienne comme dans les scènes de la vie de province, Balzac se plaît à peindre les préfètes, les sous-préfètes et, plus largement, les épouses de fonctionnaires, dans les salons et dans les antichambres des ministères. Comme Alexandrine de Castéja, Claire de Rémusat peut être classée parmi les figures balzaciennes. En novembre 1818, cette préfète de caractère se rend à Paris pour tenter de sauver la place de son époux, en poste à Lille. Elle rencontre Élie Decazes, ministre de la Police. Ce dernier n’est autre que le favori du roi : il est, à n’en pas douter, l’homme qui monte. L’entrevue dure une demi-heure. Le ministre estime que son préfet du Nord « s’engourdit quelque peu », et en veut pour preuve le fait que « sa correspondance est le plus souvent sans couleur et insignifiante ». Mme de Rémusat défend son époux avec chaleur, si bien qu’à l’issue de l’entretien Decazes déclare à propos du préfet : « […] Nous arrangerons ses affaires ; nous en causerons, car je veux vous revoir. »15 14
Archives privées de la famille de Biaudos de Castéja. André de Castéja à son épouse, Poitiers, le 8 août [1823]. 15 RÉMUSAT (Charles de), Correspondance de M. de Rémusat pendant les premières années de la Restauration, publiée par son fils Paul de Rémusat, sénateur, tome I, Paris, Calmann Lévy Éditeur, 1883, p. 76-78.
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Au sein du ménage, Claire de Rémusat semble la personnalité la plus énergique, voire la plus politique. Son fils Charles évoque « la timidité ombrageuse » du préfet. Quant à la préfète, elle concède que son mari a un « secret penchant pour l’état de moine16 ». Elle défend sa carrière, quitte, peut-être, à user de certaines séductions. Ce sont là des atouts parmi d’autres, notamment ses relations familiales, amicales et mondaines, ainsi que son esprit et sa culture littéraire, dont l’influence n’est pas négligeable en cette France des salons qui, pour une bonne part, hérite du XVIIIe siècle17 : comme nombre de ses contemporaines, Claire de Rémusat est aussi une héritière des Lumières. À l’évidence, c’est Claire de Rémusat qui donne le la. Telle est l’impression qui se dégage de l’étude inédite que M. Hubert Blanc, ancien préfet du Loiret, préfet de la région Centre de 1991 à 1993, a consacrée à ce ménage préfectoral18. Mme de Rémusat donne à voir un exemple d’influence féminine sans doute exceptionnel, mais non unique, et certainement authentique. * Bien sûr, le sujet ici abordé a des contours bien précis : nous traitons d’une période particulière, la monarchie parlementaire, sans doute plus favorable que d’autres à l’influence des femmes en matière politique. Nous traitons également de groupes sociaux étroits, la noblesse et la bourgeoisie. Avec leurs nuances infinies, celles-ci forment les élites économiques et politiques, qui, en vertu du système censitaire, ne font souvent qu’un, et qui ne constituent qu’une tête d’épingle. Il ne s’agit en aucun cas des couches populaires, formant 16
Ibid., tome VI, p. 155-156. Mme de Rémusat à son fils Charles, Lille, le dimanche 17 octobre 1819. « Vous savez comme votre père a toujours eu toute sa vie un secret penchant pour l’état de moine. Nous causions de vous, nous disions tous deux que nous voudrions vivre encore vingt ans pour assister à la manière dont vous poursuivrez et remplirez votre carrière, et votre père souhaitait, disait-il, de finir par s’enterrer dans quelque solitude, à la façon de ces hommes qu’on voit dans l’histoire du Bas-Empire, qui, après avoir vécu dans les affaires publiques, se retiraient du monde et contemplaient de loin ce qui se passait. Il m’a bien fait rire avec sa comparaison et le plan de vie qu’il mènerait. » 17 Nous nous permettons de renvoyer à MARTIN-FUGIER (Anne), La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris, 1815-1848, Paris, Perrin, 2011, 596 p. 18 BLANC (Hubert), op. cit., p. 53. « En résumé, Rémusat agace Paris par ses silences ; mais l’aplomb et le sens de la répartie de Charles et surtout de Clary font que tout se termine par des renouvellements de confiance presque convaincants. »
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l’écrasante majorité démographique du temps. Voilà qui doit nous prémunir face à toute généralisation abusive. Pour autant, il ne faut pas mésestimer l’importance des préfètes dans la vie politique et administrative française, dès les premières décennies du XIXe siècle. De toute évidence, l’histoire des femmes dans l’administration ne peut se limiter à l’étude de la féminisation progressive des corps de l’État ; et, à ce titre, il faut se garder de trois effets d’optique au moins. Les deux premiers relèvent de l’analyse stylistique des sources. Le ton ironique adopté par certains contemporains à l’égard des épouses de fonctionnaires peut traduire, avant tout, leur inquiétude. De plus, les épouses de préfet ne sont pas réductibles au registre, tantôt sentimental, tantôt séducteur, qu’elles sont parfois appelées à manier. Ce sont autant d’armes dont elles usent pour arriver à leurs fins. Ajoutons qu’elles jouissent assez souvent de leur indépendance financière, étant donné qu’elles possèdent leurs propres biens, et qu’elles ne vivent à la préfecture que par intermittence : le célibat géographique n’est pas rare, dès les premiers temps du XIXe siècle. Dans ces conditions, elles sont clairement maîtresses de leur rôle. Le troisième relève des sources historiques elles-mêmes. La présence exclusive des hommes parmi les auteurs d’archives officielles constitue un biais indéniable. Les hommes sont seuls présents dans les bureaux ; ils sont seuls à établir les pièces administratives ; ils sont seuls à disposer de la signature. Mais rien ne dit que tel ou tel arrêté n’a pas été inspiré au préfet par son épouse ou par une autre femme de son entourage. Cet effacement au sein des fonds d’archives, qui rend particulièrement difficile l’étude des influences féminines, persiste très tardivement au XXe siècle dans la sphère politique en général. Ainsi, les archives de l’Élysée ne renferment pas de document écrit ou signé de la main d’Yvonne de Gaulle pendant la présidence de son époux, entre 1958 et 1969. Sa voix n’a seulement pas été enregistrée. On sait pourtant, par divers témoignages, qu’elle a joué un grand rôle auprès de Charles de Gaulle, notamment en faveur du projet de loi Neuwirth19, autorisant la contraception.
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DUFOUR (Frédérique), Yvonne de Gaulle, Paris, Fayard, 2010, 585 p.
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Il convient donc de s’appuyer, autant que faire se peut, sur les sources complémentaires, notamment les archives privées. C’est ce que préconisent plusieurs universitaires, parmi lesquels M. Pierre Allorant, doyen de la faculté de droit d’Orléans. C’est ce que nous tentons de faire, pour notre part, avec le fonds Castéja, en écrivant, à la suite de M. Hubert Blanc, l’histoire d’un couple préfectoral sous la Restauration. Grâce à ces fonds privés, sans doute pourra-t-on lutter de manière encore plus efficace contre certains stéréotypes historiques relevant, tout simplement, des stéréotypes de genre ; sans doute pourra-t-on réévaluer la part prise par les femmes dans tel choix, dans telle nomination, dans telle action publique ; et peut-être conclura-t-on que, à l’instar du Président Chirac, plus d’un préfet du temps passé aurait pu dire : « Ma femme est un homme politique. »
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Dolorés Ibarruri : « la Pasionaria », voie et voix des femmes dans l’Espagne du XXe siècle Virginie Piedra Gautier
Défense de Madrid, La Pasionaria au centre, 1937.
Il m’incombe aujourd’hui de vous présenter la figure politique féminine que fut Dolores Ibarruri plus connue sous le pseudonyme de « La Pasionaria ». Ce nom, ou ce pseudonyme, évoquent sans doute pour vous la Guerre d’Espagne et ce discours qui fit date, prononcé pour la première fois au lendemain du coup d’État militaire du 16 juillet 1936 et qui exhortait les Espagnols à faire face au fascisme sous le slogan de « ¡No pasarán ! ». Oui, l’image de cette femme austère toute vêtue de noir, haranguant les foules dans les stades ou sur les barricades de la cité universitaire 89
de Madrid, appelant de sa voix à résister, sont devenues aujourd’hui synonymes de nombreuses luttes. Ce « ¡No pasarán ! », « Ils ne passeront pas ! », n’est cependant que le sommet d’une montagne de luttes et de batailles menées par cette femme Dolores Ibarruri Gómez, dans cette Espagne tourmentée du XXe siècle. C’est pourquoi j’ai intitulé mon propos « Dolores Ibarruri « la Pasionaria » : voix et voie des femmes dans l’Espagne du XXème siècle », pour monter en quoi la trajectoire personnelle de cette femme fut révélatrice d’une forme d’opportunité et, à la fois, d’exception dont purent jouir les femmes espagnoles en politique à cette période. Pour ce faire je me propose dans un premier temps de retracer aussi brièvement que possible l’histoire de l’Espagne du XXe siècle, Dolores Ibarruri étant née en 1895 au Pays Basque et décédée en 1989 à Madrid, soit une grande partie de celui-ci; puis j’évoquerai sa biographie en tentant de vous faire entendre sa voix de femme engagée et politique, afin de percevoir en quoi sa vie et son engagement restent, encore aujourd’hui pour beaucoup d’Espagnols, une icône de la politique au féminin.
Bref rappel de l’Histoire espagnole au XXe siècle Commençons donc par l’arrivée du nouveau siècle, 1900 : l’Espagne vit sous une monarchie parlementaire instaurée par Canova del Castillo dès 1875. Ce « subterfuge de parlementarisme »1 comme le nomme Guy Hermet n’est là que pour assoir les décisions des différents cabinets qui se succèdent dans une alternance de bon ton et une stabilité sans failles. Ainsi, à partir de 1907 et de la nouvelle loi électorale, 1/3 du parlement est élu d’office (s’il n’y a pas d’autre candidat), 1/3 des votants est abstentionniste (consigne des courants d’anarchistes libertaires qui refusent toute participation à une mascarade d’élection) et donc seulement 1/3 de l’électorat peut s’exprimer, d’où le sentiment généralisé d’un parlement fantoche ne changeant rien à la vie publique puisqu’entièrement dévoué à une élite. Malgré de graves crises, comme la semaine tragique de Barcelone en 1909 ou les « jacqueries » des provinces du sud en 1918-1919, ce système va perdurer jusqu’au 13 septembre 1923 lorsque le Général Primo de Rivera devient le chef d’un directoire militaire reconnu par 1
Guy Hermet, L’histoire de la Guerre d’Espagne, Hachette, 1987.
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le roi Alphonse XIII. Même si cette dictature se veut libérale et ouverte vers le « civil », elle ne rétablira en fait qu’une stabilité de façade et sa fin le 28 janvier 1930 n’aura permis qu’une chose : unifier, très temporairement, les républicains contre la monarchie. Ainsi, le 12 avril 1931, suivant les promesses du Général Berenguer et de l’Amiral Aznar, des élections municipales débutent ce qui devait être une série d’élections visant à restaurer une monarchie parlementaire. Mais les raz de marée républicains, à Madrid et Barcelone, font craindre au roi et au directoire une révolte générale, contraignant Alphonse XIII à laisser vacant le trône d’Espagne : c’est l’avènement de la IIe République espagnole. De 1931 à 1933 le Président, Niceto Alcalá Zamora, est un conservateur ancien monarchiste qui multiplie les tentatives de réformes. Cependant, celles-ci n’apparaissent pas assez étendues pour les anarchistes, pas assez rapides pour les paysans qui attendent des terres, pas assez structurelles pour les réformateurs et au contraire, beaucoup trop réformatrices pour l’Église et les conservateurs, beaucoup trop socialistes pour le patronat et les monarchistes, enfin beaucoup trop rapides pour les grands propriétaires terriens. En bref, elles ne satisfont personne, pire elles irritent le peuple dans son ensemble. Enfin, après l’adoption, le 14 octobre 1933, de l’article 26 de la Constitution marquant la séparation de l’Église et de l’Etat, Alcalá Zamora démissionne et c’est Azaña, un farouche républicain laïc qui lui succède provoquant de nouvelles élections législatives. Signalons au passage le putsch manqué du Général Sanjurjo en 1932 qui marque le début des tractations secrètes de l’armée contre la république. Les nouvelles élections du 19 novembre 1933 portent au pouvoir la CEDA groupe républicain très conservateur et catholique qui nommera Leroux comme chef du gouvernement, un modéré chargé de ménager « la chèvre et le chou » mais qui ne fera que paralyser toutes les grandes réformes, sans les annuler, au grand mécontentement général. Cette période est souvent nommée le « Bienio negro »2 (les deux années noires) car elle est marquée par des soulèvements populaires, notamment celui des Asturies en octobre 1934. Cette province minière du nord de l’Espagne se révolte et les deux semaines de batailles qui s’en suivront avec l’armée régulière du Général Goded et les troupes du Maroc du tout jeune Général Franco causeront plus 2
Guy Hermet, La Guerre d’Espagne, Editions du Seuil, 1989.
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de 1300 morts, 3000 blessés et 30.000 arrestations pour motif politique. Au passage, elle fera également apparaître une femme, Dolores Ibarruri. Pourtant ce sont les scandales financiers qui forceront Azaña à la dissolution des Cortés3 et qui amèneront le 16 février 1936 la victoire du Front Populaire espagnol. Depuis 1935, les partis de gauche se sont unis et ils bénéficient pour cette élection du vote des anarchistes qui ont suspendu leur ancienne consigne d’abstention. On pourrait croire que tout va mieux, mais en fait les Espagnols s’entredéchirent déjà, c’est ce que l’on appelle souvent le « printemps tragique »4 de 1936, un climat de terrorisme dans lequel les milices de part et d’autre règlent leurs comptes. Le13 juillet le leader monarchiste Calvo Sotelo est assassiné en représailles à la mort d’un sergent des forces de sécurité républicaines, c’est l’étincelle qui déclenche un putsch planifié depuis longtemps. Du 17 juillet 1936 au 1er avril 1939 c’est la Guerre Civile en Espagne, les ouvriers, les miliciens, les syndicalistes ont pris les armes et ripostent. Le putsch franquiste est manqué, la guerre commence. La bataille pour Madrid avec l’autorisation et la création des Brigades Internationales marquera les esprits, surtout en ce qui concerne Dolores Ibarruri qui y martèlera son « ¡No pasarán! ». Les causes de la défaite des républicains sont multiples et trop longues à résumer ici, mais le fait est que le 26 janvier 1939, Barcelone tombe, puis le 1er avril la République espagnole capitule à Valence, et Madrid se rend, ouvrant les portes du pouvoir à la junte militaire commandée par Francisco Franco. Donc, de 1939 à sa mort le 20 novembre 1975, Franco sera dictateur, puis « régent » de l’Espagne imposant un seul parti « la phalange », une Espagne « grande, une et indivisible »5 et bien entendu une Espagne catholique où la place de la femme est à la maison, aux fourneaux et toute dédiée au bonheur de son époux et de ses enfants. À la mort de Franco, Juan Carlos devenu roi, puisque le régent est mort, décide de la création d’une assemblée constituante afin de rédiger une nouvelle Constitution qui sera approuvée par référendum 3
Les Cortés désignent les deux chambres équivalentes du sénat et parlement français. 4 Guy Hermet, La Guerre d’Espagne, op.cit. 5 Sous la direction de Guy Hermet, L’histoire du vingtième siècle, PUF, 1986.
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en 1978 et qui assure la pluralité des partis, ainsi que la liberté de culte et l’égalité homme/femme. Maintenant clarifié ce que fut l’histoire de l’Espagne au XXe siècle, nous pourrons apprécier davantage la voie de celle qui fut la voix de l’Espagne républicaine.
Dolores Ibarruri Gómez : voix de l’Espagne Née le 9 décembre 1895 à Gallarta, village minier basque, huitième d’une famille de onze enfants, Dolores Ibarruri Gómez grandit dans l’archétype de la famille de mineurs de cette région. En effet, son père Antonio est un carliste militant et fervent catholique, alors que sa mère, immigrante de Soria, donc de Castille, s’occupe de ses enfants, allant aider à la mine lorsque les ressources viennent à manquer. C’est en 1910 que Dolores Ibarruri, âgée de 15 ans, doit abandonner ses études. Elle avait pourtant réussi sa première année de préparation pour devenir maîtresse d’école, son rêve d’enfant, mais ses parents ont besoin d’une aide financière et comme bon nombre de jeunes filles de son âge et de sa condition, elle va d’abord prendre quelques cours de couture puis devenir servante dans une grande maison bourgeoise de Gallarta. Là, elle se sent exploitée et touche du doigt cette différence de classe sociale dont elle n’a pas encore entendu parler, c’est elle-même qui le raconte dans son autobiographie6. En 1915, elle a 20 ans et épouse un jeune mineur socialiste Julian Ruiz Gabiña, parce que, selon ses souvenirs, il lui offrait des livres, une autre vision du monde en somme, l’éloignant également de la religion catholique dont son expérience de servante l’avait déjà en partie séparée. Elle donne naissance l’année suivante à une petite Ester qui mourra en 1919.
L’idéal a porté de mains 1917 est une année charnière pour elle, elle n’a que 22 ans mais participe activement avec son mari à une grève générale des mineurs, qui ont créé la première association socialiste de Somorrostro, celle qui deviendra plus tard en 1920 le premier parti communiste espagnol. Et c’est bien entendu l’avènement de la Révolution russe qui la laisse, 6
Dolorés Ibarruri Gómez, El único Camino, Paris, Ed. Sociales, 1962/ 1976
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comme elle le dira elle-même7, ébahie. À titre prvé, c’est le début d’une longue série d’incarcérations pour son époux qui était selon ses dires « régulièrement et systématiquement arrêté par les autorités à la moindre grève. »8. C’est en 1918 qu’elle devient « la Pasionaria », car en pleine semaine sainte, elle signe pour la première fois un de ses articles sous ce pseudonyme, et il y en aura de nombreux autres. 1919 : son mari de nouveau sous les verrous, sa petite Ester enterrée, elle n’hésite pas à prendre la tête d’une nouvelle grève des mineurs, grande première pour une femme en Espagne. 1920 voit donc la naissance du premier parti communiste espagnol dont elle est pratiquement la fondatrice. Une année plus tard naît son fils Ruben. En 1922 lors du premier congrès du PCE à Madrid, elle se fait remarquer par ses prises de positions un peu particulières, soutenant l’idée d’une lutte féministe nécessaire en plus d’une lutte des classes. 1923 voit la naissance de ses trois jumelles (Azucena qui décèdera en 1925, Amagoya quelques mois plus tard et Amaya) en pleine grève des mineurs asturiens, mais elle poursuit son ascension au sein du parti, (une dernière fille, Eva, vient au monde en 1928 mais mourra 2 mois plus tard). Membre du comité central dès 1930, on lui demande de tenir une tribune dans le journal communiste Mundo Obrero à Madrid en 1931. Elle quitte alors son mari et vient s’installer à Madrid, puis en 1932 lors d’un voyage à Moscou comme membre de la direction du parti elle est nommée « Maman du Parti Communiste Espagnol »9 et crée en 1933 la fondation des femmes communistes.
L’émergence de « La Pasionaria » 1934 se révèle une autre année marquante pour La Pasionaria puisqu’elle s’implique tout particulièrement dans la révolte des Asturies, s’illustrant dans la création d’orphelinat pour les enfants des mineurs, dans la fondation de sections féminines du PCE, tout en étant elle aussi incarcérée pour son soutien aux mineurs. Elle devient alors, au sein de cette gauche variée et multiple, un visage, un nom, une signature de plus en plus incontournable, tant et si bien qu’elle choisit 7
Dolorès Ibarruri, Ibid. Dolorès Ibarruri, Ibid., traduction personnelle. 9 Victoria Horrillo Ledesma, Ibárruri Gómez, Dolores, "Pasionaria" (1895-1989); http://www.mcnbiografias.com 8
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d’envoyer ses deux enfants survivants en Russie afin de leurs assurer une éducation, et une vie plus tranquille, car ses responsabilités ne lui permettaient plus de s’en occuper sereinement. Ses parents avaient en effet coupé les ponts avec elle depuis son mariage, et seule une de ses sœurs lui venait en aide ponctuellement auprès de ses enfants. Avec son élection en 1936 comme représentante des Asturies, c’est la classe politique qui apprend à la connaître : le soir même, elle part avec une centaine de femmes de mineurs incarcérés réclamer leur libération au pied de leur prison et elle obtient gain de cause. Lors des premiers débats au parlement, Gil Roblès aurait dit qu’il n’allait faire qu’une bouchée de cette « illettrée », mais il sera rapidement contraint au silence par une Dolores Ibarruri qui ne manquera pas de lui rappeler les massacres d’octobre 1934, l’attaquant ouvertement et sans crainte10.
La Guerre Civile Très vite, dès le 18 juillet 1936 (soit deux jours après le putsch) Dolores Ibarruri prend la parole pour exhorter d’abord les femmes, puis les hommes à prendre les armes contre le fascisme. La radio deviendra alors son arme favorite. Du premier discours célèbre « ¡No pasarán !», élaboré à la hâte pour défendre Madrid, on n’a qu’une trace écrite, mais des suivants, retravaillés ensuite en faveur de la création des Brigades Internationales, on garde de nombreuses copies. Toutefois, ce « ¡No pasarán ! » marquera les esprits. Il est d’ailleurs un peu étrange de se rappeler aujourd’hui que ce slogan était en fait celui du parti conservateur (CEDA) lors des élections de février contre le Front Populaire ! Dolores Ibarruri en fait, elle, le thème récurrent d’une douloureuse nécessité pour l’Espagne républicaine et le refrain, encore de nos jours, est scandé lors de toute opposition à un régime jugé abusif. Durant toute la guerre la Pasionaria jouera ce rôle d’oratrice, même si son discours, comme le montre Miren Llona dans son essai11, passera d’une exhortation ouverte aux femmes à prendre les armes 10
MIREN LLONA, La imagen viril de Pasionaria. Los significados simbólicos de Dolorés Ibárruri en la II repúplica y la Guerra Civil (1), Universidad del País Vasco/Euskal Herriko Unibertsitatea 23/05/2016; Publicación: 02/12/2016 11 Miren Llona, La imagen viril de Pasionaria. Los significados simbólicos de Dolorés Ibárruri en la II repúplica y la Guerra Civil (1), Universidad del País Vasco/Euskal Herriko Unibertsitatea 23/05/2016; Publicación: 02/12/2016
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pour leurs idéaux, à une demande plus conventionnelle à savoir qu’elles soutiennent leurs époux, frères ou père dans cette lutte. Il n’en demeure pas moins que la Pasionaria devient un des symboles de la Guerre d’Espagne. C’est elle que l’on envoie réclamer des armes à Léon Blum en 1937 ; c’est elle encore qui va voir les Brigades Internationales sur le terrain, elle encore qui leur rendra un vibrant hommage au moment de leur départ le 1er novembre 1938.
L’exil Elle sera une des dernières du gouvernement provisoire à quitter le pays en 1939 lorsque Madrid capitule, et non ! ils ne sont pas passés. Elle part alors rejoindre ses deux enfants rescapés à Moscou, en passant par la France, mais sans cesser le combat. Malgré la mort de son fils à Stalingrad en septembre 1942, elle soutient toujours le parti communiste et organise, en tant que tel, un mouvement de soutien aux expatriés de la guerre d’Espagne. A la mort de Diaz en 1942, elle est nommée chef du PCE en exil, mais on lui reproche sa liaison avec Francisco Antón Julián de 17 ans son cadet, en l’accusant même d’avoir intrigué pour précipiter la mort dudit Diaz. Mais ce n’est le fait que de José Jesús Hernández exilé au Mexique et qui convoitait le poste. D’ailleurs comme le précise son amie de toujours Irene Falcón12, ces « reproches » ne lui ont été faits que de loin, car dans son entourage, ou face à elle, personne n’aurait jamais tenté ce genre d’attaque. Car Dolores Ibarruri apparaît alors comme l’image intemporelle de la femme espagnole en exil : fière, la voix ferme et le discours toujours fidèle au communisme russe. Jusqu’à ce que la Tchécoslovaquie marque, selon son autobiographie, une sorte de « confiscation de son idéal prolétarien »13. Elle porte alors, avec d’autres, une requête officielle auprès du comité central qui condamne la répression de Prague. Interrogée alors pour vérifier son attachement au parti, elle sera ensuite envoyée, sous couvert de préparer « la réconciliation nationale » avec le gouvernement en exil, en France, au Mexique, en Suède… 12
Vidéo :Dolorés Ibarruri, la Pasionaria, 2ème partie, témoignage de Irene Falcón, RTVE.es, publié en 2013. 13 Dolorès Ibarruri, El único Camino, Paris, Ed. Sociales, 1962/ 1976, traduction personnelle
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Le retour Enfin, à la mort de Franco la tentation du retour est grande, mais il faut encore attendre que Juan Carlos nouveau roi « placé » là par l’ancien dictateur fasse acte d’autorité en mettant en place une assemblée constituante ainsi qu’une législation autorisant les partis politiques. Ainsi, le 12 mai 1977, son visa enfin accordé, la Pasionaria est de retour en Espagne après 38 ans d’exil et aux cris de « Sí, sí, sí, queremos Pasionaria aquí » (Oui, oui, oui, nous voulons la Pasionaria ici). Femme de lutte avant tout et malgré ses 83 ans, elle est nommée, puis élue députée des Asturies. L’histoire reprendrait presque là où elle s’était arrêtée, mais fatiguée et malade elle quitte définitivement la politique trois ans plus tard et vivra dans un petit appartement à Madrid avec sa fille jusqu’à sa mort en 1989, quelques semaines après la chute du mur de Berlin. Ainsi, aujourd’hui encore la trajectoire de Dolores Ibarruri reste un modèle et une exception à la fois dans le panorama politique du XXe siècle et en Espagne notamment.
Dolores Ibarruri : la voie des femmes en politique dans l’Espagne du XXème siècle En effet, comme nous l’avons vue Dolores Ibarruri est d’abord une femme du peuple, et jusqu’à ses 22 ans, elle représentera l’archétype de la femme de son temps qui selon l’adage espagnol de cette époque doit « se marier, travailler, faire des enfants et pleurer ».
Les germes de la combattante Mais Dolores Ibarruri avait une passion pour les orateurs comme elle le dit elle-même dans son autobiographie, depuis toute petite et quel que soit le propos, elle aimait se faire bercer de tous ses mots. C’est une des raisons qui lui ont fait choisir son époux Julián Ruiz qui lui avait permis de découvrir le socialisme. D’ailleurs Dolores Ibarruri a cru et a vu en la Révolution bolchévique de 1917 l’avènement d’une nouvelle ère. Elle qui venait d’adhérer à la première association socialiste de sa ville Somorostro à l’époque, explique combien cette arrivée fut un choc, un bouleversement, une sorte de rêve devenu réalité. 97
Je pense donc que le milieu dont elle est issue, son caractère et l’époque à laquelle elle a vécu, la prédisposaient tout autant à être un stéréotype de la femme du XXe siècle espagnol, ou l’exception modélisante de la femme politique.
Le caractère d’une légende Dans un deuxième temps, il semble évident que ses qualités d’oratrice, son attachement à considérer qu’une lutte juste vaut tous les sacrifices, tout comme sa capacité comme analyste politique ont fait de Dolores Ibarruri cette « Pasionaria ». De fait, elle représente, à l’époque, tout le parti communiste et plus encore, tous les antifascistes. Très vite ses discours sont repris, son « ¡No pasarán ! » scandé, mais aussi « Mejor morir de pie que vivir de rodillas » (Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux)14 repris d’Emiliano Zapata. Autant d’éléments qui font d’elle la voix de la République et une voie pour les femmes en politique. Bien sûr n’est pas Dolores Ibarruri qui veut, ainsi son caractère entier, entêté diront certains, ont fait d’elle une sorte de mère courage espagnole. N’oublions pas qu’elle quitte son mari en 1930 quand celui-ci refuse de la suivre à Madrid lorsqu’elle se jette pleinement dans la bataille politique et syndicale. De même, elle confie qu’en tant que mère, il lui fût très pénible de ne pouvoir s’occuper de ses enfants comme elle l’aurait souhaité. Il fallait qu’elle sente l’appel d’autres combats, plus importants encore, pour s’y résoudre15. Ainsi elle acceptera, comme nous l’avons vu, en 1935 d’envoyer ses enfants en Russie afin de se jeter entièrement dans l’arène politique et participer au Front populaire.
L’oratrice avant tout Enfin, ces qualités d’analyste politique, dirions-nous aujourd’hui, lui ont permis, non seulement de faire connaître sa plume au temps du Mundo Obrero , mais aussi de contrecarrer les attaques de certains. Souvenons-nous de Gil Robles de chef des conservateurs espagnols de la CEDA qui se vantait un peu vite de sa capacité à faire taire la « petite illettrée » lors des Cortés de 1936 et qui reçut une réponse si 14
«El pueblo español prefiere morir de pie que vivir de rodillas», au micro de Unión Radio en el Ministerio de la Gobernación, le 18 juillet 1936. 15 Reprise partielle et traduction personnelle de Dolorès Ibarruri, El único Camino, Paris, Ed. Sociales, 1962/ 1976.
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cinglante de Dolores Ibarruri qu’un journaliste commenta ainsi le lendemain : il n’y avait qu’un homme, un vrai, au parlement la veille et que c’était la Pasionaria16.
Mais les femmes avaient-elles vraiment leur place dans l’espace politique du début de l’Espagne du XXe siècle ? Les noms de Clara Campoamor, Victoria Kent et bien entendu Dolorés Ibarruri qui nous viennent en mémoire auraient tendance à nous faire dire que oui, mais n’étaient-elles pas ces exceptions qui confirment la règle ? Ce dont je suis certaine, c’est que Dolores Ibarruri par son engagement forcené, par ses qualités d’oratrice et d’auteur, par son caractère propre, a su se montrer comme une femme politique entière, authentique et ce jusqu’à la fin. Certes, force est de constater que sous la pression du Komintern, des notes privées l’attestent, ses discours féministes et engagés au début de la Guerre Civile visant à inciter la femme à prendre les armes à l’égal de l’homme, laissèrent la place à une prose plus convenue de la femme soutien du combattant. Il n’en reste pas moins que la « folle rouge »17 comme l’appelaient les franquistes fut une icône et un modèle pour nombre de femmes à l’époque mais encore aujourd’hui. J’en veux pour preuve les dizaines d’essais, de mémoires, de thèses qui interrogent les différentes facettes de cette femme qui fut la voix de la II République espagnole et qui ouvrit la voie à nombre de femmes en Espagne vers la sphère politique.
Bibliographie sommaire Rosa Belmonte, Francisco Antón, el amor vengado de la Pasionaria, @rosabelmonte 09/11/2014. 16
Yannick Ripa, « Le mythe de Dolorès Ibarruri », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 5 | 1997, mis en ligne le 01 janvier 2005. 17 Guy Hermet, La Guerre d’Espagne, Editions du Seuil, 1989.
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Santiago Carrillo, Dolores Ibárruri: Pasionaria, una fuerza de la naturaleza, Ed. Planeta, 2008. Collectif Femlab Cantabrico, Dolores Ibarruri, Ed.Femlab, 2005. José Fort, https://www.legrandsoir.info/dolores-ibarruri-pasionariapour-toujours.html Dolorès Ibarruri, El único Camino, Paris, Ed. Sociales, 1962/ 1976. Victoria Horrillo Ledesma, Ibárruri Gómez, Dolores, "Pasionaria" (1895-1989); http://www.mcnbiografias.com Miren Llona, La imagen viril de Pasionaria. Los significados simbólicos de Dolorés Ibárruri en la II repúplica y la Guerra Civil (1), Universidad del País Vasco/Euskal Herriko Unibertsitatea 23/05/2016; Publicación: 02/12/2016 Yannick Ripa, « Le mythe de Dolorès Ibarruri », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 5 | 1997, mis en ligne le 01 janvier 2005, Manuel Vázquez Montalbán,, Pasionaria y los siete enanitos. Barcelona, 1995. https://www.arte.tv/fr/videos/074567-002-A/les-grands-discoursdolores-ibarruri/
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Olympia Cormier Gérard Lauvergeon
Par rapport aux femmes célèbres qui figurent à ce colloque, Olympia Cormier risque d’apparaître comme un personnage bien modeste. Pourtant, elle peut illustrer la femme de terrain, agissant à l’échelon local et départemental, se battant pour réaliser ses idéaux dans un monde hostile ou indifférent. Haute en couleur, souvent habillée de rouge, elle a marqué l’Orléans de l’entre-deux-guerres en s’imposant comme l’égale des hommes dans tous les domaines où elle pouvait agir. Pour retracer sa carrière, avec François Printanier1, nous ne disposions d’aucune archive personnelle en dehors d’une photo où elle apparaît déjà âgée, sévère, déterminée. En effet, restée célibataire et décédée tragiquement au camp de Ravensbrück en 1945, ses papiers, ses archives ont disparu. Nous ne pouvions nous appuyer que sur les témoignages de ceux qui l’ont connue, une nièce très âgée, surtout de vieux enseignants et d’anciennes élèves qui en avaient gardé un souvenir très fort. Sa trace figure aussi dans son dossier administratif, dans des archives syndicales et associatives, et même dans des enquêtes de police. Mais rien d’elle-même en dehors de quelques lettres administratives, par ailleurs combatives, incisives et bien tournées. Je ne peux donc vous en proposer qu’un portrait par personnes interposées.
L’enseignante Elle était née en 1880 à Marchenoir (Loir-et-Cher), dans une famille très républicaine et très modeste, le père étant journalier, la 1
Gérard Lauvergeon, François Printanier, Olympia Cormier, un destin d’institutrice, de Marchenoir à Ravensbrück, Association des anciennes et des anciens élèves des Écoles Normales et de l’IUFM du Loiret, Beaugency, 2005
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mère couturière. Comme Olympia travaille bien à l’école, elle entre en 1896 à l’Ecole Normale d’institutrices d’Orléans, sorte de couvent laïc, pour faire partie de la cohorte des hussards noirs de la République. Avec sa voix forte et son allure peu féminine, un peu lourde (ce sont des éléments qui sont inscrits dans les rapports d’inspection!) elle ne convainc pas d’entrée ses supérieurs hiérarchiques mais dès ses premiers postes dans l’est du département elle se révèle une ardente combattante pour la laïcité au moment de la Séparation de 1905. Ainsi, à Saint-Aignan-le-Jaillard, une vive controverse l’oppose au curé qui l’attaque en chaire, parce qu’elle conteste, en bon petit soldat de la science, les vertus médicinales et religieuses de l’herbe de Saint-Roch, cueillie ce jour-là, ce qui n’est pas du goût de la municipalité conservatrice. Bonne enseignante, très ferme, tenant bien sa classe, elle est ouverte aux nouvelles acquisitions du savoir, notamment en histoire et en géographie, matières dans lesquelles elle utilise des documents locaux en classe dans l’esprit de l’Ecole des Annales et de la géographie humaine de Demangeon. Elle est d’ailleurs correspondante pour le Loiret de la Société des études géographiques et historiques de la région parisienne. Aussi gravit-elle rapidement les échelons de la carrière. A 28 ans, elle devient directrice de l’école de filles de SaintHilaire-Saint-Mesmin puis de celle de Saint-Jean-de-la-Ruelle, aujourd’hui communes incluses dans l’agglomération orléanaise, mais encore très rurales à l’époque. Sa personnalité très affirmée, son caractère entier, son indépendance d’esprit, ses convictions laïques et républicaines provoquent parfois de l’hostilité de la part des municipalités. Ainsi, elle manque la distribution des prix, chère à la mairie et aux familles, pour assister au Congrès des Amicales à Nantes ! Ce qui fait toute une histoire. Elle ose accueillir dans son logement de fonction une collègue en convalescence qui fréquente un homme marié ! Autre levée de boucliers ! De même ses pratiques pédagogiques et son autorité sans faille heurtent certains parents d’élèves et l’inspection académique doit intervenir pour apaiser les conflits. La vindicte à son égard peut être mesurée par le fait qu’il y a quelques années, le maire de Saint-Hilaire-Saint-Mesmin avait voulu baptiser une voie nouvelle de sa commune du nom d’Olympia Cormier. Or, des familles se sont élevées contre ce projet car elles avaient gardé le souvenir d’une institutrice sévère et, disaient-elles, brutale, alors qu’elle avait été en
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poste dans la localité de 1908 à 1925 ! Plus de 80 ans après, le ressentiment persistait et le maire dut renoncer au projet !
La syndicaliste, la pacifiste et la féministe Mais Olympia ajoute à son métier d’enseignante une autre vie. En effet, très tôt, elle s’implique dans la défense de ses collègues en devenant leur représentante au sein du Conseil départemental de l’enseignement primaire et surtout elle participe au mouvement de création des Amicales permises par la loi de 1901 alors que la syndicalisation est encore interdite aux fonctionnaires. C’est seulement après la guerre, en 1920, que la loi change et que la naissance d’un syndicat des instituteurs et institutrices devient possible. Olympia s’est investie pour la création du SNI dans le Loiret. Elle en sera un membre très actif et elle y accède à des responsabilités importantes en devenant trésorière nationale, première et sans doute seule femme à avoir occupé ce poste. Olympia Cormier fait partie aussi d’associations comme la Ligue des Droits de l’Homme créée au moment de l’Affaire Dreyfus en 1898. Elle fut même vice-présidente de la Section orléanaise. La Ligue défendait une conception laïque et rationaliste de l’Homme et s’intéressait beaucoup à l’école, d’où la présence de nombreux enseignants. Olympia y défend deux idées maîtresses : le pacifisme et le féminisme. Dès 1916, en pleine guerre, elle avait été soupçonnée de pacifisme et avait été l’objet d’une enquête menée par un commissaire de police au moment de la conférence de Kienthal en Suisse. Je rappelle que cette conférence réunissait 44 socialistes dont Lénine et demandait la paix immédiatement sans annexions ni indemnités. Trois parlementaires français y participaient, tous enseignants, sans autorisation. Olympia était fortement soupçonnée d’avoir des liens avec eux et aussi d’entretenir une correspondance avec un anarchiste. L’enquête du commissaire de police n’avait pu établir sa culpabilité. Sinon, elle risquait des sanctions comme le licenciement et l’emprisonnement. Or, lors d’une séance de la Ligue en 1926, dans un affrontement sur le vote des femmes avec le jeune Jean Zay, elle exprime son admiration pour les Kienthaliens, ce qui semble confirmer sa position durant la guerre et aussi sa prudence à l’époque. Jean Zay défend la position des radicaux pour refuser aux femmes le droit de vote : insuffisance de l’éducation politique, faible 103
syndicalisation, manque d’intérêt ; et les femmes ne font pas de service militaire. Le vote féminin serait selon lui un saut dans l’inconnu avec le risque du péril réactionnaire. Olympia n’accepte pas ces arguments et soutient surtout que les femmes sont plus attachées à la paix que les hommes et qu’elles auraient pu empêcher la guerre. Jean Zay, soutenu par la majorité de la salle, concède que les femmes pourraient voter aux Municipales. D’autre part, ses anciennes élèves nous ont dit combien elle les poussait à poursuivre leurs études pour assurer leur autonomie et leur accès à la citoyenneté. Ses engagements et ses combats la classaient à gauche. Elle était proche de la SFIO dont elle fut peut-être membre. En effet, nous la voyons au moment des élections législatives de 1932 à la tribune d’une conférence de ce parti, une des rares femmes présentes parmi les 600 personnes, comme le souligne le commissaire de police : elle soutient le socialiste Claude Lewy qui deviendra maire d’Orléans en 1935. Elle est très proche de ce personnage, ami du radical Jean Zay, favorable au Front Populaire et à l’union solide avec le Parti Communiste. Cette position, Olympia la laisse entrevoir lors de son voyage en URSS en 1935, au moment où se constitue le Front Populaire. C’était un voyage organisé par le syndicat des instituteurs (un choix avait été proposé : Italie mussolinienne ou URSS). Elle n’avait pas hésité et elle revint enchantée. Nous avons le compterendu de sa relation enthousiaste à la Ligue des Droits de l’Homme devant plus de 150 personnes. Elle décrit le nouveau régime et ses réalisations économiques, notamment le célèbre barrage hydroélectrique du Dniepostroï, et les avancées sociales (écoles, instituts médicaux) comme bâtissant le pays de l’avenir basé sur la Science. En fait, elle n’en a pas vu les effrayantes réalités (celles des purges en cours) à travers un parcours bien balisé destiné à des enseignants.
La déportée Elle prend sa retraite en 1936 alors qu’elle était devenue directrice de l’école de Château-Gaillard à Orléans, son dernier poste. Nous ne savons plus rien d’elle jusqu’à la guerre et l’Occupation. A-t-elle arrêté tout militantisme ? Son pacifisme a-t-il persisté, même au moment de Munich ? A-t-elle été déçue de l’attitude du Front Populaire vis-à-vis du vote féminin après la nomination de trois femmes comme secrétaires d’Etat ? Comment a-t-elle accueilli la 104
guerre ? Sa nièce nous a fait part de sa prudence à l’égard de Vichy et des Allemands. Ainsi, déjà âgée, plus fragile, sans doute, elle n’a pas fait partie d’un mouvement de Résistance, nous l’avons vérifié auprès des résistants locaux. Cependant, elle avait conservé des amis très chers et elle leur rendait fréquemment visite. Ils indiquent clairement son camp. C’est celui de Robert Goupil, instituteur à Beaugency devenu en 1943 responsable militaire du mouvement de résistance de Libé-Nord aux côtés de Pierre Ségelle, Roger Secrétain, Pierre Chevallier, les dirigeants orléanais. Goupil mourra en déportation. C’est surtout le camp de Marcel Bouguereau avec qui elle avait fondé en 1920 la section du SNI du Loiret et dont elle était restée très proche. Bouguereau avait été nommé maire de Gien par Vichy en remplacement du docteur Dezarnauds, ancien secrétaire d’Etat à l’Education physique du Front Populaire. Or, Bouguereau est un maire indocile, chatouilleux sur le plan de la laïcité et suspecté en 1944 d’aider la Résistance. C’est lui qui l’entraîne involontairement dans sa chute. En effet, arrêté par la Gestapo et incarcéré à la prison d’Orléans, il demande à un codétenu libéré de s’adresser à Olympia Cormier pour un nécessaire de toilette et de la nourriture. En fait, c’est la Gestapo qui se présente à sa maison. Rattrapée par son passé syndicaliste et politique, elle devient un gibier intéressant pour les nazis et est déportée à Ravensbrück, dans le camp où se trouvent Geneviève de Gaulle, Germaine Tillion et la résistante orléanaise Yvette Kohler. Celle-ci, qui la connaissait, nous l’a décrite faisant partie du commando des Tricoteuses et tricotant dans le camp des chaussettes pour les soldats de la Wehrmacht sur le front de Russie, d’abord courageuse et soutenant ses compagnes, puis vite épuisée par les mauvais traitements et la faim. Lorsqu’il est question d’évacuer le camp en mars 45, les médecins nazis qui font le tri des détenues la désignent, vieillie et amaigrie, pour la chambre à gaz. Ainsi, Olympia Cormier partagea le sort des 90 000 déportées décédées dans ce camp et cette disparition donne une grandeur tragique à sa destinée. Syndicaliste militante, elle n’a pas hésité à prendre des responsabilités qui en ont fait une figure de proue pour ses collègues. Féministe d’instinct, elle a adopté des positions encore peu courantes à l’époque en faveur des femmes maintenues dans l’infériorité juridique et politique. Elle a essuyé rebuffades et moqueries notamment sur son comportement et sur son prénom
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d’Olympia (elle se faisait appeler Cormier) mais elle a aussi attiré beaucoup de sympathies et de considération. Après la guerre, une plaque a été apposée sur le mur de l’école de Château-Gaillard. Le Dictionnaire du mouvement ouvrier de Jean Maîtron lui consacre une courte notice dans le tome 23. Puis le silence s’est installé, à peine rompu en 1980 par le choix des enseignants de donner son nom à sa dernière école. Mais son souvenir était resté très vif chez ses anciens collègues et ses anciennes élèves. Et en 1998, le centenaire de la Ligue des Droits de l’Homme, célébré par une exposition en mairie d’Orléans, mettait en valeur sa participation aux grands débats de l’époque. Lorsque le quotidien La République du Centre décida en 2000 de célébrer les 25 plus grandes personnalités du XXe siècle dans le département, Olympia Cormier fut la seule femme retenue. Son portrait s’est affiché aux grilles du parc Pasteur parmi les autres Orléanais célèbres. Et il a fallu l’initiative et l’obstination d’un instituteur syndicaliste trésorier national du SNI, poste tenu autrefois par Olympia, pour qu’une recherche soit menée et permette de jeter quelque lumière sur cette Orléanaise d’avant-garde.
Indications bibliographiques Gérard Lauvergeon, François Printanier, Olympia Cormier, un destin d’institutrice, de Marchenoir à Ravensbrück, Association des anciennes et des anciens élèves des Écoles Normales et de l’IUFM du Loiret, Beaugency, 2005.
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« SURVIVRE, NOTRE ULTIME SABOTAGE1 » ou la Résistance internée des femmes d’après les écrits de Charlotte Delbo, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Adelaïde Hautval, Germaine Tillion, Simone Veil Dominique Bréchemier
J’ai choisi de croiser les textes autobiographiques et les témoignages de cinq femmes, déportées, résistantes : Charlotte Delbo, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Adélaïde Hautval, Germaine Tillion, Simone Veil. J’ai interrogé leurs témoignages et leurs récits autobiographiques pour comprendre comment ces femmes, et au-delà d’elles, tant de femmes, ont résisté au projet politique d’anéantissement et de destruction mis en place par les nazis. Il s’est agi de comprendre aussi comment l’écriture, souvent très longtemps après les faits, a pu accompagner la vie et dire l’indicible. Ma communication, qui n’est pas exempte de questionnements2, comprend deux parties, la première reprend ce qui se passe au moment de l’arrestation et la seconde analyse la coexistence des noms 1
. Tillion Germaine, Ravensbrück, Seuil, « Points, histoire », 1988. . Le qualificatif « internée » appliqué à la résistance, est moins usité que « extérieure » ou « intérieure » : il désigne les actes de résistance qui se sont déroulés dans les camps. Les régimes pétainiste et hitlérien sont absolument hostiles à toute forme d’émancipation des femmes. Elles doivent être mères et épouses au foyer et ne pas déroger à ce statut. Toutes les femmes qui ont résisté brisent ces codes-là en s’appropriant l’espace public et en agissant à l’encontre de préceptes patriarcaux et politiques en vigueur à cette période. On peut très légitimement se poser la question de l’étude séparée de la résistance des hommes et de la résistance des femmes. Je me la suis posée. D’abord il y eut des camps d’hommes et des camps de femmes. De plus, si les ouvrages, les colloques et les rencontres sur la résistance masculine sont nombreux, pendant longtemps ils ont occulté en quelque sorte la résistance des femmes qui a franchi l’ombre pour accéder à la lumière depuis une trentaine d’années. Par exemple, le premier colloque consacré aux femmes dans la résistance en France s’est tenu à Berlin en 2002. 2
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« résistance » et « déportation » dans les camps. J’ajoute que je vous invite surtout à lire et à relire les écrits de ces femmes3. C’est la raison pour laquelle de nombreuses citations émaillent mon propos.
De l’arrestation à l’emprisonnement Nous devons d’abord avoir conscience qu’avant l’arrivée au camp d’extermination ou de concentration, se produit une arrestation, une détention, en prison et/ou dans un camp d’internement avec interrogatoires, coups et tortures et, terriblement, la perte définitive ou temporaire d’êtres chers. Donc, chaque adolescente et chaque femme se trouvent confrontées à une disparition brutale de tous les repères et à une confrontation tout aussi brutale avec l’absurde. Dans les camps d’internement, selon les moments, selon le lieu, selon la surveillance, à Drancy, à Pithiviers, à Beaune-la-Rolande, à Jargeau, à Rieucros, entre autres, les pratiques de la Résistance intérieure se sont parfois poursuivies car la vie a, à divers moments, été collective ou semi-collective. Après avoir été frappées de la stupeur de l’arrestation et malgré l’incompréhension face à ce qui se déroule, plusieurs témoignages relatent qu’une forme de sororité s’installe entre les femmes : former des groupes, trouver des solutions pour ceux qu’on a laissés, particulièrement pour les enfants. Résister dans les camps d’internement, c’est fixer de premiers liens qui permettent de continuer à vivre. Marie et Simone Alizon, très jeunes femmes au moment des faits, racontent comment elles ont été protégées et éduquées par leurs aînées dans L’exercice de vivre en 1996 : « Très vite des cours sont instaurés, permettant de véritables échanges de savoirs. Viva Nenni donne des leçons d’italien, Marie-Claude VaillantCouturier d’histoire politique, Maï de philosophie, Charlotte de théâtre… On échange des cours de maths contre des cours de couture, des exercices d’anglais contre des recettes de cuisine ». […] « Un bon nombre de ces femmes étaient des scientifiques et des intellectuelles de haut niveau, avec une inébranlable foi dans leur idéal. Elles étaient une partie de l’élite féminine du parti communiste ».
Grâce aux liens établis, se préparent aussi des évasions. Dora Schaul, jeune femme juive allemande réfugiée en France, internée à Rieucros, s’est évadée le 14 juillet 1942, a rejoint Lyon et la 3
. Cf. bibliographie en fin d’article.
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Résistance lyonnaise. Elle se fait employer par la Wehrmacht, en travaillant comme serveuse au mess des officiers ; elle établit une liste noire des membres de la Gestapo lyonnaise et témoignera au procès Barbie4. Résister, c’est également exfiltrer ou faire exfiltrer des enfants dans les maisons d’enfants, ou les placer dans des familles …Simone Veil en témoigne : « Nombre de français ont eu un comportement exemplaire. Les enfants ont été sauvés grâce à toutes sortes de réseaux, comme la Cimade ; je pense en particulier aux protestants du Chambon-sur-Lignon et d’ailleurs, ou encore aux nombreux couvents qui ont recueilli des familles entières5 ».
En prison, la résistance des femmes prend d’autres formes et, comme précédemment, s’installent des comportements qui se révèleront déterminants pour la survie. Il faut apprivoiser la peur et la solitude, les bruits, les cris, les interrogatoires et la torture. Pour briser la solitude, les femmes tentent de communiquer entre les cellules ; par les tuyaux ou le soir, à travers les barreaux des fenêtres pour avoir des nouvelles, pour suivre les moindres bruits, et vivre aussi avec le départ des futurs fusillés qui chantent la Marseillaise ou l’Internationale, leurs voix qui s’éteignent et toute la prison hurle sa douleur. Pour les couples, surmonter les mises en scène obscènes de la dernière entrevue sont aussi une épreuve surhumaine. Dans Une Connaissance inutile, Charlotte Delbo, vingt-huit ans après la mort de Georges Dudach, son mari, raconte leur ultime rencontre et la perfection de son écriture, quasi blanche, nous transforme, lectrices et lecteurs, en témoins horrifiés et présents de cette scandaleuse mise en scène6. Ce chapitre « L’adieu » alterne prose et poésie, comportement digne et mutique face aux nazis en opposition au lyrisme du poème d’amour réservé à l’intimité de son adieu à Georges.
4
L’Humanité, samedi 13 août 1994, « Dora Schaul : l’évadée du 14 juillet 1942. Veil Simone, Une Vie, Stock, page 54 6 . Delbo Charlotte, Auschwitz et après, II- Une connaissance inutile, Éditions de Minuit, 1970, pages 155 à 159 5
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Vers la « terra incognita » Mais ce temps-là est encore une étape. Geneviève de Gaulle, dans l’un de ses discours sur les femmes et la résistance, en 1992, 47 ans après les faits, revit les conditions du départ : « À la fin de janvier 1944, 1000 femmes furent rassemblées au camp de Compiègne pour être déportées à Ravensbrück. Sur la grand-place, les officiers allemands procédèrent à l’appel. Nous sortions des prisons ou des interrogatoires. Certaines portaient encore les traces des coups et des tortures. Comme nous étions faibles et fortes sous le ciel gris d’hiver qui rendait plus pâles encore nos visages ! À l’énoncé de chaque nom, une prisonnière s’avançait. Il y avait des filles très jeunes et des grands-mères, des femmes enceintes et des infirmes, de robustes rurales et d’élégantes citadines. Malgré le tragique de l’heure, nous nous sommes regardées avec joie, avec fierté. C’était une image extraordinaire de la Résistance. Et comme toutes les régions étaient représentées, c’était aussi une image de la France7. »
Le voyage vers le camp est un parcours harassant de plusieurs jours dans des conditions inhumaines de promiscuité, de froid, de peur, de séparation des familles, de déstabilisation de tout l’être puisqu’aucun acte de l’ennemi n’a de sens pour la prisonnière. L’absurde règne. L’arrivée nocturne dans un univers inconnu, « un endroit d’avant la géographie8 » écrit Charlotte Delbo, « comme si Dieu était resté à l’extérieur9 » ajoute Geneviève de Gaulle Anthonioz, où sont décuplées les violences des enfermements qui ont précédé, montrent à l’œuvre le processus de déshumanisation. Geneviève de Gaulle Anthonioz et Germaine Tillion en dialoguant, 50 ans après les faits, se rappellent tout avec acuité : « On remarquait à peine que ces corps étaient squelettiques, couverts de robes rayées, que ces crânes étaient rasés, tant les regards vides de ces fantômes muets vous broyaient tout d’un coup le cœur 10».
7
.de Gaulle Anthonioz Geneviève - Tillion Germaine, Dialogues, Plon, 2015, discours, « Les Femmes dans la Résistance », Lyon 15-16 octobre 1992 pages 159 et suivantes. 8 . Delbo Charlotte, op. cit., page 88 9 . de Gaulle Anthonioz Geneviève, La Traversée de la nuit, Seuil, 1998, page 18 10 . de Gaulle Anthonioz Geneviève -Tillion Germaine, op. cit., page149
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Résister est un verbe qui se conjugue au présent La lecture des témoignages et des autobiographies permet alors de formaliser les actes de résistance posés par les femmes à l’intérieur du camp. « La résistance est une révolte du cœur et de l’esprit contre un envahisseur qui bafoue les droits de la personne humaine » déclare Geneviève de Gaulle Anthonioz dans son discours des 15 et16 octobre 1992 à Lyon. On peut ajouter que c’est un acte de transgression avec la volonté de nuire à l’ennemi. J’ai distingué cinq formes de résistance qui ne sont à considérer ni isolément ni successivement mais simultanément, selon les circonstances. La résistance des femmes s’est en effet caractérisée par la volonté de : comprendre le système concentrationnaire, garder sa dignité, saboter le travail, communiquer et témoigner, conserver la culture. Voyons d’abord comment conceptualiser le système concentrationnaire aide à résister. Au début de sa captivité, Germaine Tillion explique qu’elle prend des notes pour « saisir le temps, rester en état de vigilance, de réflexion, dans l’au-delà de soi 11» ; elle parle de notes « très pauvres » car elle ne possède aucune fourniture matérielle évidemment et choisit une écriture dépouillée de ce qui est personnel ou affectif. Dans son introduction à Ravensbrück, elle explique qu’elle prend conscience de la gravité extrême de la destruction entreprise et comprend qu’il faut prendre des risques pour faire sortir des camps la vérité c’est-à-dire la réalité de l’extermination. Expliquer le système du camp c’est ce à quoi elle s’emploie pour les nouvelles arrivantes ; Geneviève De Gaulle Anthonioz en témoigne « quand on comprend quelque chose, on peut lutter ». Ce que confirme Simone Veil : « Nous ne comprenions pas, nous ne pouvions pas comprendre. Ce qui était entrain de se produire à quelques dizaines de mètres de nous était si inimaginable que notre esprit était incapable de l’admettre12 ». Expliquer la destruction, c’est donner une connaissance et avoir cette connaissance permet de lutter, permet l’action. L’ethnologue Germaine Tillion met ses méthodes de travail au service des autres, recueille des données justes au sein d’une terre inconnue, observe et aide ses co-détenues à comprendre. Elle poursuit sur la méthode :
11 12
. Tillion Germaine, op. cit., page 12 . Veil Simone, op. cit., page 65.
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« Comprendre une mécanique qui vous écrase, démonter mentalement ses ressorts, envisager dans tous ses détails une situation apparemment désespérée, c’est une puissante source de sang-froid, de sérénité, et de force d’âme. Rien n’est plus effrayant que l’absurde13 ».
Voyons également comment garder sa dignité est une forme de résistance aussi symbolique et psychiquement forte que la précédente. Dans le camp, la résistance est un combat permanent pour rester solidaires et pour garder la dignité humaine que le système concentrationnaire s’emploie à détruire. Pouvoir passer outre toutes les atteintes à la dignité individuelle se décline ainsi : se lever (d’une paillasse à 5 ou 6), se laver (sans rien, eau glacée ou absente), s’habiller (avec rien, les vêtements des mortes, des vêtements souillés, contaminés), prendre des « repas », c’est-à-dire absorber une eau chaude, noire, sale, être debout et soutenir celles qui n’ont plus la force de faire cela ; refuser les atteintes sexuelles. L’une des épreuves de la journée est l’appel ; il dure plusieurs heures, il ne faut pas se laisser mourir de froid, et pourtant, écoutons Charlotte Delbo, s’il n’y avait pas les autres : « Je suis debout au milieu de mes camarades et je pense que si un jour je reviens et si je veux expliquer cet inexplicable, je dirai : « je me disais : il faut que tu tiennes, il faut que tu tiennes debout pendant tout l’appel. Il faut que tu tiennes aujourd’hui encore. C’est parce que tu auras tenu aujourd’hui encore que tu reviendras si un jour tu reviens. » Et ce sera faux. Je ne me disais rien. Je ne pensais rien. La volonté de résister était sans doute dans un ressort beaucoup plus enfoui et secret et qui s’est brisé depuis, je ne saurais jamais. Je ne pensais rien. Je ne regardais rien. Je ne ressentais rien. J’étais un squelette de froid avec le froid qui souffle dans tous ces gouffres que font les côtes à un squelette. Je suis debout au milieu de mes camarades. Je ne regarde pas les étoiles. Elles sont coupantes de froid. Je ne regarde pas les barbelés éclairés blanc pendant la nuit. Ce sont des griffes de froid. Je ne regarde rien. […] Je ne pense rien. Chaque bouffée aspirée ici est si froide qu’elle met à vif tout le circuit respiratoire. Le froid nous dévêt. La peau cesse d’être cette enveloppe protectrice bien fermée qu’elle est au corps, même au chaud du ventre. Les poumons claquent dans le vent de glace. Du linge sur une corde. Le cœur est rétréci de froid, contracté, contracté à faire mal, et soudain je sens quelque chose qui casse, là, à mon cœur. Mon cœur se décroche de sa poitrine et de tout ce qui l’entoure et le cale en place. Je sens une pierre 13
. Tillion Germaine, op. cit., page 217.
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qui tombe à l’intérieur de moi, tombe d’un coup. C’est mon cœur. Et un merveilleux bien-être m’envahit. Comme on est bien, débarrassé de ce cœur fragile et exigeant. On se détend dans une légèreté qui doit être celle du bonheur. Tout fond en moi, tout prend la fluidité du bonheur Je m’abandonne et c’est doux de s’abandonner à la mort, plus doux qu’à l’amour et de savoir que c’est fini, fini de souffrir et de lutter, fini de demander l’impossible à ce cœur qui n’en peut plus. Le vertige dure moins qu’un éclair, assez pour toucher un bonheur qu’on ne savait pas exister. Et quand je reviens à moi, c’est au choc des gifles que Viva m’applique sur les joues, de toute sa force 14»
S’entraider donc, être dignes et fortes collectivement : « partir toutes ensemble ou rester toutes ensemble, ne jamais rester seule », une angoisse qui étreint chacune quand ceci se produit, témoignent Charlotte Delbo et ses amies dans Une connaissance inutile. La dignité patriotique relève aussi de cet élan collectif. Dans Ravensbrück, Germaine Tillion raconte comment dans le bloc des françaises, nombreuses sont celles qui, chaque soir, malgré leurs souffrances, crient « La France … vivra ». La lutte contre les maladies graves et contagieuses, diphtérie, tuberculose, scarlatine, vermine, typhus, abcès dentaires, participe aussi de cet appui sur les autres. Quand on se retrouve au Revier, « l’infirmerie », en réalité un mouroir, il faut pouvoir compter sur l’altruisme de ses compagnes, sur leur vigilance. Les SS ont peur des microbes donc ils sont plutôt moins présents qu’à d’autres endroits sauf quand ils décident de la sélection. Ce peut être un moment de « repos » dans l’enfer quand des prisonnières médecins sont présentes. Sinon, c’est l’enfer dans l’enfer. Simone Veil raconte le typhus à Auschwitz, l’une des causes de la mort de sa maman, Yvonne Jacob, le 15 mars 1945 ; cause aussi du décès d’Emilie Tillion, la maman de Germaine, gazée le 2 mars 1945, en raison de son état de faiblesse, consécutif à plusieurs maladies. Charlotte Delbo et toutes ses compagnes sont victimes des mêmes maux, de l’absence de soins, de médicaments. Dans ce cadre, évoquer la figure d’Adélaïde Hautval dite Haïdi15, est une nécessité absolue. Elle était médecin et a joué un rôle 14
. Delbo Charlotte, Auschwitz et après, I-Aucun de nous ne reviendra, Les Éditions de Minuit, 1970, pages 104 et 105. 15 . Exposition sur Adélaïde Hautval, au CERCIL à Orléans jusqu’au 30 septembre 2018.
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remarquable auprès de ses compagnes de détention. Elle a été arrêtée fin mai 1942, emprisonnée à Vierzon puis à Bourges, (parce qu’elle avait franchi la ligne de démarcation sans autorisation et à cause d’une valise égarée), détenue à Pithiviers du 15/7 au 24/9/42, à Beaune-laRolande jusqu’au 5/11/42, en prison à Orléans 10 jours, à Romainville du 17/11/42 à janvier 43. Elle a dû partir par Compiègne pour Auschwitz dans le convoi du 24 janvier 1943, avec un groupe de femmes résistantes dont la moitié sont des intellectuelles communistes, puis a été déportée à Ravensbrück d’où elle n’est partie qu’en juillet 1945, choisissant de rester avec d’autres femmes médecins comme Marie-Claude Vaillant-Couturier pour soigner les prisonnières intransportables. Trois années dans les camps. Sa situation est particulière car elle a été déportée comme « amie des juifs » ; en effet, elle a choisi de porter l’étoile jaune comme l’une de ses compagnes de cellule, a défendu les israélites, a protesté contre la séparation des parents et des enfants le deux août 1942 à Pithiviers. Elle a aidé ses camarades grâce à son savoir médical, par exemple les lycéennes et étudiantes polonaises mutilées par la vivisection. Elle a protesté, a cherché à les cacher, a refusé de pratiquer les mutilations gynécologiques que les SS ont entreprises16. Elle s’est opposée à plusieurs « médecins » SS, comme elle en témoigne ou comme ses compagnes de détention en témoignent17. Simone Veil atteste aussi des comportements des femmes médecins communistes qui font partir des détenues vers d’autres camps en leur expliquant qu’elles ne connaissent pas les conséquences des expériences médicales auxquelles on va les soumettre18. La force individuelle est ainsi mue et décuplée par l’espoir collectif : ce dont témoigne Geneviève de Gaulle Anthonioz quand elle se retrouve brutalement à l’isolement, pense qu’elle va être assassinée et reçoit la visite de gradés nazis qui semblent découvrir la déshumanisation régnante. « Soudain la porte s’ouvre et le commandant Suhren lui-même est devant moi. Je ne l’ai revu qu’une fois depuis ma comparution du 3 octobre, la nuit de mon arrivée au bunker. Non, ce n’est pas un songe, il m’adresse la parole et me semble avoir un peu perdu de sa morgue : « vous allez 16
. Tillion Germaine, op. cit., pages 32, 33, 34, 41 et 169 et suivantes. . Hauptmann Georges, Braunschweig Maryvonne, Docteur Adélaïde Hautval, Des camps du Loiret à Auschwitz et à Ravensbrück, Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah, 2016, pages 206 et suivantes 18 . Veil Simone, op. cit., page 78 17
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recevoir une visite. Deux personnes vont vous questionner et vous devrez leur répondre avec exactitude. » Il n’a pas terminé que surviennent les deux personnes. Suhren fait apporter des chaises pour les visiteurs. Le premier est un civil, sûr de lui, assez vulgaire. Il a un chapeau noir de feutre mou, une grosse bague à un doigt avec un cabochon bleu, d’élégants souliers. L’autre est un officier assez jeune, sans insignes SS ; il a tout de suite enlevé sa casquette et me regarde avec attention. Je crois comprendre qu’il est médecin. Après m’avoir fait signe de m’asseoir sur ma couchette, Suhren s’assied sur mon tabouret et redit que je dois répondre très sincèrement aux questions qui me sont posées. Il n’ouvrira plus la bouche ensuite, visiblement très impressionné par les deux autres. L’entretien commence par des questions sur mon arrestation, sur les raisons qui l’ont motivée, si j’ai à me plaindre d’interrogatoires de la Gestapo, du traitement dans la prison de Fresnes. Je tiens à préciser que je n’ai pas été personnellement torturée, seulement jetée à terre et rouée de coups de poing et de coups de pied, ce qui paraît beaucoup choquer l’officier qui prend des notes. J’évoque le terrible voyage, l’arrivée à Ravensbrück, le dépouillement complet, les chiens, les coups, la terreur. Ensuite en essayant de suivre un ordre chronologique, je décris la destruction progressive de ce qui constitue un être humain, de sa dignité, de sa relation avec les autres, de ses droits les plus élémentaires. Nous sommes des « stücks », c’est-à-dire des morceaux ; n’importe quelle surveillante et même les policières de camp, les chefs de baraque, détenues comme nous, peuvent impunément nous injurier, nous frapper, nous piétiner à terre, nous tuer, ça ne sera jamais qu’une vermine de moins. J’ai vu, j’ai subi cet écrasement, alors que déjà le corps n’en peut plus. La faim, le froid, le travail forcé sont certes des épreuves mais pas les pires. Que comprennent mes visiteurs ? Parfois l’un ou l’autre sursaute, m’interrompt pour que je précise un fait, surtout quand les mauvais traitements me concernent personnellement. Suhren réalise peut-être que cette détenue-là est encore capable de témoigner et même de juger19 ».
Saboter le travail est une troisième forme de résistance. Des travaux harassants et dénués de sens sont imposés aux détenues constamment sous la menace de violences variées. Dans Ravensbrück, Germaine Tillion explique que les assassins se trouvent à tous les tournants. Pourtant, de nombreuses femmes ralentissent le rythme de travail dans les ateliers pour ne pas céder. Il faut « perler un sabotage méthodique » écrit Germaine Tillion20. 19 20
. de Gaulle Anthonioz Geneviève, op. cit., pages 53 et suivantes. . Tillion Germaine, op. cit., page 198.
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Elle développe particulièrement la technique du « Verfügbar ». L’écriture de Germaine Tillion, porte-parole de toutes les femmes, est d’une précision, d’une force et d’une causticité devant lesquelles on ne peut que s’incliner21 : « […] Il fallait alors – si l’on voulait rester Verfügbar, et ce fut, par patriotisme, le cas de beaucoup de Françaises – trouver à se cacher dans une autre colonne sans se faire dénoncer. On pouvait aussi essayer de rebuter l’employeur éventuel en adoptant le style Schmuckstück (littéralement « pièce d’orfèvrerie », « bijou ») – terme que les SS employaient par dérision pour désigner les rebuts. Être schmuckstück, cela consistait à se donner l’œil vitreux, les épaules tomba,ntes, l’expression égarée des débris humains qu’à Ravensbrück on appelait ainsi. C’était dangereux, car, si cela incitait certains chefs d’atelier à vous jeter dehors ou à vous laisser de côté, cela produisait chez d’autres l’envie de cogner. Dans les camps d’hommes, pour nommer ces débris, on disait « musulmans ». Après l’appel du travail, ce qui subsistait de la colonne du rebut (c’est-àdire des Verfügbaren) partait faire des travaux de terrassement – lesquels furent jusqu’à la libération mon occupation principale. Grâce à des repères datés, je sais en effet que les contremaîtres de chez Siemens m’expulsèrent à première vue le 10 avril 1944 (j’avais, ce jour-là, particulièrement soigné mon « look », par pur patriotisme, car en réalité j’aimais les bricolages minutieux) ; en août 1944, la malfaisante blockova de ma baraque parvint à me faire embaucher au betrieb de la fourrure – où mon incompétence n’eut besoin d’aucun adjuvant pour me faire chasser au bout de neuf jours (16-25 août 1944). Quand vint l’automne, ce furent toutes les verfügbären françaises qui devinrent débardeurs (ou débardeuses) dans le kommando de déchargement des trains, et c’est là que, cachée dans une caisse d’emballage par mes camarades NN, j’ai écrit une revue en forme d’opérette appelée le Verfügbar aux Enfers22.[…]
Cette rébellion permanente, cette résistance remarquable ne doivent pas nous faire méconnaître le danger permanent des coups, de la chambre à gaz immédiate, de l’exécution pour toutes. Communiquer pour témoigner est un quatrième aspect de la résistance des femmes. Toutes veulent faire sortir des nouvelles du camp, chaque détenue y pense. C’est le cas notamment à propos des expériences « médicales » réalisées sur les jeunes filles polonaises en 21 22
. Tillion Germaine, op. cit., « être Verfügbar (« disponible ») », pages 160. . Tillion Germaine, ibid, page 161 et suivantes.
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août 1942. Les premières opérations se déroulent jusqu’au 16 janvier 1943, malgré les protestations, les lettres au commandant du camp, suivies d’exécutions et de la poursuite de la vivisection. La deuxième série prévue en mars 1943 fut précédée de protestations vives accompagnant cette décision, notamment une pétition que relate Nina Iwanska, l’une des victimes : « […] Le jour suivant, tous les « Lapins » ont signé une pétition adressée au commandant du camp : « Les prisonnières politiques opérées adressent à M. le commandant du camp la question suivante : est-ce que M. le commandant du camp sait que dans le Revier de ce camp ont lieu, sur les prisonnières politiques, des expériences médicales, qui ont provoqué de graves blessures sur leur corps ? Jusqu’à présent ont été opérées 71 prisonnières politiques polonaises dont cinq sont mortes au Revier. À la question des opérées, pourquoi sont pratiquées de telles opérations sur elles, le Dr Fischer a répondu que toutes les informations vont être données par des médecins du Revier. Nous n’avons reçu aucune information jusqu’à présent et nous voudrions savoir si ces expérimentations étaient prévues par nos sentences dont nous ignorons les contenus. Nous vous demandons de nous accorder une entrevue ou une réponse23 ».
À l’Automne 1943, des exécutions d’opérées se déroulent malgré une protestation, celle d’un bloc de 500 femmes menacées de toutes être exécutées et dont les punitions vont être extrêmes : 4 jours et 3 nuits enfermées, sans air, sans nourriture, sans soins. Le vol d’un appareil photographique va permettre à Germaine Tillion de porter dans sa poche à partir du 21 janvier 1944 une bobine photographique pour témoigner des expériences de vivisection sous la responsabilité de Gebhardt. Ces photos existent et ont été présentées le 7 juin 2018 au colloque honorant les dix ans du décès de Germaine Tillion. Témoigner donc, revenir pour témoigner mais si chacune pressent « qu’aucun/e de nous ne reviendra », titre du premier volume de la trilogie Auschwitz et après de Charlotte Delbo, cette dernière n’est pas la seule à se demander quelle sera la disponibilité morale, psychologique et mentale de ceux qui sont restés, ont connu des privations et ne pourront s’intéresser au malheur lointain des déportées. Simone Veil confirme très douloureusement à son retour que sa sœur identifiée comme résistante, déportée à Ravensbrück, était invitée à faire des conférences et était célébrée comme une héroïne 23
. Tillion Germaine, op. cit. page 169.
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alors que son autre sœur et elle, déportées en tant que juives, ont subi un ostracisme terrifiant à leur retour. Chappe de plomb, « les gens préféraient ne pas trop savoir ce que nous avions vécu 24». Dans ses activités professionnelles, propos, regards et attitudes désobligeants, fuyants et déplacés ont ulcéré Simone Veil. Témoigner de la Shoah fut une épreuve supplémentaire. Les pages qu’elle écrit, sans pathos, nous interrogent vraiment. Conserver la culture est une cinquième forme de résistance. Nombreux sont les témoignages qui décrivent comment les prisonnières cherchent à se maintenir en vie en se rappelant des recettes de cuisine, des numéros de téléphone, des poèmes, « j’avais réussi au prix d’efforts infinis à me rappeler 57 poèmes », écrit Charlotte Delbo dans Une connaissance inutile. Elles se rémémorent aussi des pièces de théâtre qu’elles récitent par cœur. Selon leur âge et leur activité professionnelle dans la vie d’avant le camp, ce recours à la culture est une constante, une démarche individuelle, chacune a ses références, toujours partagée avec le groupe. Charlotte Delbo raconte comment elle a échangé sa ration de pain quotidienne contre un livre, Le Misanthrope de Molière. Elle est particulièrement émue de penser que quelqu’un est arrivé au camp avec ce texte et s’en veut de l’avoir oublié au moment de son départ du camp. Elle raconte aussi comment elle a appris le texte par cœur et comment ses camarades ont prélevé une part de leur ration de pain pour que ce soir-là elle se nourrisse. Elle décrit comment ses camarades et elle, ont, de mémoire, réécrit Le Malade imaginaire afin de le mettre en scène à Auschwitz. Et le 26 décembre 1943, elles jouent : « J’écris cela comme si ç’avait été aussi simple. On a beau avoir une pièce bien en tête, en voir et en entendre tous les personnages, c’est une tâche difficile à celle qui relève du typhus, est constamment habitée par la faim. Une réplique est souvent la victoire d’une journée25 ».
Avec la reprise anaphorique de « c’est magnifique », Charlotte Delbo dépeint la magie de l’illusion théâtrale malgré la violence de la réalité crue : « C’était magnifique parce que pendant deux heures, sans que les cheminées aient cessé de fumer leur fumée de chair humaine, pendant deux heures, nous y avons cru. Nous y avons cru plus qu’à
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. Veil Simone, op. cit., page 108. . Delbo Charlotte, op. cit., page 91
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notre seule croyance d’alors, la liberté, pour laquelle il nous faudrait lutter cinq cents jours encore 26». D’autres activités culturelles sont propices à préserver l’espoir et à user de liberté. Par exemple, faire des conférences sur des sujets variés. Geneviève de Gaulle Anthonioz évoque son oncle Charles, à plat ventre sur un plancher. Germaine Tillion raconte ses voyages : il faut créer des images mentales mais elles ne doivent pas être trop familières car cela détruisait le moral de toutes. Ou bien, elle explique le système pour le faire comprendre. Un jour, elle profite de l’absence de surveillance pour faire son exposé : « Mon exposé comprenait quelques vues sur l’extermination et le travail. Il se poursuivait avec des détails chiffrés sur notre location à des usines, il s’étendait longuement sur les bénéfices reversés par le camp à Himmler et il se terminait avec les transports noirs càd avec l’extermination finale. Il n’avait donc rien de gai et toutes mes camarades m’ont dit qu’elles l’avaient trouvé réconfortant ».
Conclure ? Comment conclure ? Sur le devoir civique de chacun de nous d’abord : Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle, dans leurs dialogues filmés en 2002, expliquent longuement que la prise de conscience de la rupture du pacte de confiance avec l’état, censé protéger les citoyens, mais qui choisit de livrer à l’ennemi son pays par capitulation le 17 juin 1940, l’état qui discrimine certains citoyens, l’état qui renie les principes fondamentaux de la déclaration des droits de l’homme mis en place après la révolution française, l’état qui bafoue aussi l’accueil des réfugiés et qui stigmatise des personnes selon leur religion, cette prise de conscience fut particulièrement violente, douloureuse et significative. Germaine Tillion le redit à Geneviève de Gaulle : « Je me suis dit à ce moment-là que le devoir de chaque individu, et pas seulement français, est de chercher à surveiller et à contrôler ce que fait son gouvernement, parce qu’au fond, chaque être humain, homme ou femme, est responsable des actes de son gouvernement et que, par conséquent, il doit le surveiller, et s’en enquérir. Voilà ce que j’ai pensé du devoir civique27 ».
26 27
. Delbo Charlotte, ibid, pages 95-96. . de Gaulle Anthonioz Geneviève – Tillion Germaine, op. cit., page 30.
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À leur retour des camps, ces femmes ont brillé par leurs engagements et par leur force de vie. Charlotte Delbo, trop fatiguée pour reprendre son travail au théâtre de l’Athénée avec Louis Jouvet, a passé un concours à l’ONU pour suivre les problèmes liés à l’aprèsguerre et au maintien de la paix, a fait de nombreux séjours à l’étranger, a beaucoup écrit et a gardé pendant longtemps près d’elle sa trilogie écrite en 1945-1946, sans la dévoiler, pour vérifier que l’écriture de l’indicible résiste au temps. Geneviève de Gaulle Anthonioz s’est engagée pour ATD quart monde et a mené un combat inlassable contre la pauvreté. Adélaïde Hautval a poursuivi son travail de médecin psychiatre, a été reconnue Juste parmi les Nations, fut témoin à de nombreux procès et s’est engagée pour que les femmes victimes d’expériences pseudo-médicales nazies puissent monter des dossiers, Germaine Tillion s’est engagée pour l’Algérie et a poursuivi ses travaux d’ethnologue. Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle Anthonioz sont entrées au Panthéon en 2015. Simone Veil ministre, députée européenne, présidente du Parlement européen, les a rejointes en cette année 2018. Leur mémoire doit sans cesse être défendue et transmise. Toutes les cinq illustrent la résistance des femmes dans les camps et valident notre approche par le genre. La déshumanisation engendrée par le système nazi attire aussi notre attention sur le fait qu’on peut faire accepter n’importe quoi quand on commence à parler de catégories humaines surtout lorsque l’on pense que telle catégorie humaine, ce n’est pas nous. Quand on accepte de séparer les êtres humains en catégories, le pire est à venir. Et, je le crois très profondément, on en revient à notre actualité, à ce qu’on a vécu en 2014, en janvier 2015, en novembre 2015 et après : – par exemple, le 7 janvier 2015, beaucoup/certains/une part non négligeable de la population a/ont pensé « ce sont des journalistes qui sont exécutés, qui plus est de Charlie » donc ce n’est pas moi, le 8 une policière donc ce n’est pas moi, – le 9, des juifs, donc ce n’est pas moi, – et avant il y avait eu des militaires à Toulouse et Montauban, donc pas moi, – et des enfants et un professeur juifs à Toulouse, toujours pas moi, – et la fulgurance des terrasses et du Bataclan le 13 novembre 2015… « mais c’est moi »… ???
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Pensons à ce poème de Martin Niemöller « Quand ils sont venus chercher les communistes/les syndicalistes/les juifs…je n’ai pas protesté car je ne suis pas communiste/syndicaliste/juif… Et quand ils sont venus me chercher, il n’y avait plus personne pour protester »
C’est aussi la leçon de Matin brun de Franck Pavloff. Et « Indignez-vous » disait Stéphane Hessel. Indignons-nous et demandons-nous quand nous ferons en sorte que l’Europe des banquiers, des murs, des barbelés, des théories d’extrême-droite et néo-nazies qui resurgissent se dissolve au profit d’une Europe sociale et politique, généreuse avec les peuples vus comme l’humanité.
Bibliographie Corpus De Gaulle Anthonioz, Geneviève, La Traversée de la nuit, Seuil, 1998 De Gaulle Anthonioz, Geneviève – Tillion Germaine, Dialogues, édition posthume, Plon, 2015, film réalisé en 2002 Delbo, Charlotte, trilogie Auschwitz et après : Aucune de nous ne reviendra, 1970, Une Connaissance inutile, 1970, Mesure de nos jours, 1973, Les Éditions de Minuit Hautval, Adélaïde, Médecine et crimes contre l’humanité, Actes Sud, 1991 Hauptmann Georges, Braunschweig Maryvonne, Docteur Adélaïde Hautval dite « HaÏdi », 1906-1988, cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah, Amicale d’Auschwitz, en partenariat avec l’Université de Strasbourg, Faculté de médecine, 2016 Tillion, Germaine, Ravensbrück, 1946, 1973, 1988, texte publié à trois reprises, suivant l’avancée des réflexions et de l’analyse de Germaine Tillion, Seuil 1. En 1946, Germaine Tillion recueille les témoignages de toutes ses co-détenues quand elles sont en centre de repos après la libération du camp par les suédois le 23 avril 1945, collecte de la mémoire vive, collecte des faits observés 2. En 1973, elle écrit la confrontation des prisonnières et des SS lors des procès et ajoute des éléments à sa première version
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3. En 1988, avec les archives ouvertes, et alors que l’existence des chambres à gaz est remise en question par les négationnistes, Germaine Tillion réécrit, développe, précise les deux textes initiaux et fustige les imposteurs Veil, Simone, Une Vie, Stock, 2007
Autres ouvrages 1. Témoignages et récits Delbo, Charlotte, Spectres mes compagnons, Berg international éditeurs, 1995 : Goby, Valentine, Kinderzimmer, Actes Sud, 2013 Herz, Bertrand, Le Pull-over de Buchenwald, Tallandier, « témoignages », 2015 Levi, Primo, Si c’est un homme, Julliard, 1958 et 1976 en Italie, trad. en France 1987 Müller, Annette, La petite fille du Vel d’Hiv, Hachette, 1991 2. Analyses et essais Antelme, Robert, L’Espèce humaine, La Cité Universelle, 1947 Bayard, Pierre, Aurais-je été résistant ou bourreau ? Les Éditions de Minuit, 2013 Chombart de Lauwe, Marie-Josée (sous la direction de), Les Françaises à Ravensbrück, Gallimard, 1965 Cyrulnik, Boris, Un Merveilleux malheur, Odile Jacob, 1999 Jablonka, Ivan, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Seuil, 2012 Linhart, Virginie, La Vie après, Seuil, 2012 Morin-Rotureau, Evelyne (sous la direction de), - 1939-1945, Combats de femmes, Françaises et Allemandes, les oubliées de la guerre, Autrement, 2001 - Les Françaises au cœur de la guerre, Autrement, 2014 Rameau, Marie, Des Femmes en Résistance, 1939-1945, Autrement, 2008 Rousset, David, L’Univers concentrationnaire, Les Éditions de Minuit, 1965
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APPROCHE ARTISTIQUE
Rosa Luxemburg, Revue politico-poético-marionnettique Alexandra Beraldin
Approche artistique Depuis 2016, ma recherche artistique se base sur la vie de Rosa Luxemburg, figure politique du début du XXème siècle, que je présente en théâtre de marionnette, sous forme de spectacle ambulatoire. En effet, j’interprète Rosa Luxemburg par le biais d’une marionnette en mousse de taille humaine. Ensemble, nous nous déplaçons : galeries d’art, musée, théâtres, places publiques, jardins et maintenant, colloque, pour faire entendre ses idées révolutionnaires. En accord avec la thématique : Femmes et politique, femmes politiques, mon intervention offrait donc une approche artistique pendant le colloque. J’ai présenté une performance d’un quart d’heure pendant laquelle la marionnette de Rosa Luxemburg a interagi avec le public, a prononcé un discours sur le militarisme et a lu quelques lettres écrites pendant sa peine de prison. Par la suite, il y a eu un échange entre le public et moi en tant qu’artiste, sans la marionnette. Tout comme mon intervention lors du colloque s’inscrivait en dehors du cadre académique, cette publication se propose de s’écarter du domaine de la recherche pour plutôt mettre en lumière une approche personnelle, celle du processus de création et l’utilisation de la marionnette. Afin de dévoiler l’expérience artistique, je me vois obligée d’utiliser la première personne, c’est le « je », créatrice de l’œuvre, qui parle ici. Par ailleurs, en travaillant par la marionnette la figure d’une femme politiquement engagée, je mène aussi un travail de recherche personnel au niveau de la dramaturgie et de l’interprétation. En conséquence, cet article est un récit subjectif ; une trace écrite de ces années passées en présence de la mémoire de Rosa Luxemburg.
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On y trouvera tout d’abord un extrait d’entretien mené à l’automne 2018 au sujet du travail de recherche, d’interprétation et de la réception d’une performance avec une marionnette. Dans une deuxième partie, un extrait de son discours lors de son procès en 1914 sera présenté, texte sur lequel s’appuie mon travail artistique. À la suite de cet extrait, j’expose les parallèles entre les idées de Rosa Luxemburg et le regard de Hannah Arendt, une grande source d’inspiration pendant la mise en scène. Comme devant une œuvre artistique, il vous appartient de vous montrer critique ou inspiré par les mots de Rosa Luxemburg.
Entrevue Rosa Luxemburg, est née en 1871 dans la ville de Zamość, en Pologne. Polonaise de langue maternelle, allemande d’adoption, critique engagée, admiratrice de Lénine, journaliste et femme dont les talents d’oratrice ont été à la fois célébrés et contestés dans les récits de l’époque, Rosa Luxemburg reste une théoricienne brillante et une praticienne fervente, peu étudiée et méconnue en dehors des seuls cercles de la science politique. Afin de présenter mon propre rapport d’interprète avec la figure de Rosa Luxemburg, l’idée était de présenter le travail sous forme d’entretien. Voici donc un extrait de l’entrevue du 19 novembre, 2018, mené par Rony Efrat, écrivaine, journaliste et traductrice. R.E. : Comment Rosa t’est-elle venue à l’esprit ? Pourquoi elle ? Quelle a été l’attache que tu as eue dès la première fois à la Nef 1? Quelles étaient les étapes menant au choix de Rosa ? A.B. : C’était une période d’environ trois semaines : nous étions six sur le plateau, pour un atelier dont le but était de choisir un personnage politique, construire une marionnette et, par la suite, d’animer ce personnage. Pendant trois semaines, je lisais des articles, toutes sortes de discours […] Je savais d’abord que je voulais réanimer une femme ; j’ai cherché, en tombant souvent sur des femmes incroyables, mais qui revenaient à chaque fois au sujet des droits de la santé reproductive. Bien que cela soit un sujet primordial 1
La NEF Manufactures d’utopies, lieu et compagnie dédié la fabrication et la création des spectacles du théâtre des marionnettes situé à Patin. Le travail autour de Rosa Luxemburg a commencé dans le cadre de l’atelier hebdomadaire Les manipulés du lundi de fabrication de marionnettes à mousse et de création d’un spectacle sur les grands discours politique du 20e siècle.
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dans la lutte des femmes, toujours d’actualité, je ne souhaitais pas forcément travailler le corps féminin […], mais plutôt plonger dans la vie d’une personne avec une cause universelle. […] C’est grâce à Sarah Helly et sa liste de grandes femmes que je me suis aperçue de Rosa Luxemburg. Je ne la connaissais que de nom, j’ai lu son discours prononcé lors de son procès et quelque chose dans l’écriture m’a réveillée. R.E. : Te rappelles-tu un détail marquant dans ce discours qui t’a donné cette sensation ? A.B. : D’abord, elle reprend le procureur, en disant qu’il a tort. Ensuite, au lieu de faire appel à un avocat, elle se défend. Et finalement, elle répète sans cesse, « nous autres sociaux-démocrates ». C’est dans cela que j’ai accroché, je voulais aussi répondre à cette déclaration de « nous autres sociaux-démocrates ». R.E. : Comment as-tu commencé ton travail de recherche ? As-tu repris son parcours et sa vie intime, ou plutôt les idées qu’elle a défendues, les populations qu’elle a représentées ? A.B. : Pendant un an, j’ai travaillé uniquement son discours politique concernant la social-démocratie et de son discours lors de son procès. […] Je ne suis pas allée dans sa vie personnelle. Les spectacles à la NEF à Pantin et à Montreuil n’exposaient que son côté politique. R.E. : Ceci dit, as-tu recherché dans la vie intime de Luxemburg avant d’interpréter ses discours ? A.B. : Lorsque l’on jouait le spectacle à plusieurs, je n’ai travaillé que « Rosa la journaliste », en tant que la porte-parole du parti socialdémocrate, ainsi que son œuvre L’accumulation du capital. Une fois ce cycle de spectacles terminé2, nous avons été programmés indépendamment et avons animé ces personnages lors d’un vernissage. Ceci a eu lieu dans le cadre de Museum Live au Centre Pompidou à Paris en septembre 2016. Dans la programmation, chaque artiste devait animer une salle de l’exposition pendant toute une soirée de performance. C’est à ce moment-là que j’ai voulu élargir le champ de ma recherche. J’ai lu de ses lettres intimes, notamment celles qu’elle écrivait depuis la prison, et c’est ainsi que j’ai découvert un autre côté de Rosa. Il est important de mentionner que cette peine de 2
Spectacle monté avec la participation de comédiens qui incarnait d’autre figures, tels Aimé Césaire, Winston Churchill et Louise Michel, mise en scène Jean-Louis Heckel et Sarah Helly.
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prison est prononcée suite au discours que j’ai abordé dans la première phase du projet. R.E. : Tu es issue de deux formations distinguées, l’une de comédienne et l’autre de marionnettiste. Laquelle d’entre elles s’est emparée de l’autre ? As-tu joué ce personnage ou l’as plutôt animé ? A.B. : Ce projet exigeait à la fois un travail de comédienne, une technique de manipulation pointue et un travail de dramaturgie. Il fallait travailler les trois aspects séparément. Pour la manipulation, j’anime la marionnette en plaçant la main droite dans sa bouche alors que ma main gauche prend le rôle de sa propre main gauche. À partir de ces deux axes d’articulation, je peux passer à l’étape suivante, soit le travail de comédienne. Il ne s’agit pas d’une partie négligeable, car les spectateurs me regardent, tout simplement. On voit la marionnette, de taille humaine, on me voit aussi, car je ne suis pas cachée. On voit mon visage, on voit très bien que je manipule la marionnette, que je dis le texte, étant donné que je ne suis pas ventriloque. […] Lorsque l’on décide de regarder la marionnette et non pas moi, c’est un choix. Si le discours s’enflamme, par exemple, on passe plutôt à la marionnette, en observant ses gestes qui accompagnent son discours. R.E. : Aurais-tu interprété Rosa Luxemburg sans la marionnette ? A.B. : À mon avis, le fait de regarder un spectacle avec une interprète, c’est commun. Je ne vois pas l’intérêt de le faire sur une matière aussi dense. Les théories et les discours de Rosa Luxemburg ne sont pas faits pour un récit narratif, selon moi. Par ailleurs, il y a déjà un film à son sujet. Pour parler du socialisme du début du 20e siècle, du socialisme aujourd’hui, de c’est qu’est devenu le communisme depuis la guerre froide, une très grande écoute est requise. Le jeu et la mise en scène ne suffisent pas pour se faire entendre. R.E. : Qu’ajoute une marionnette à la sensibilisation de ce contenu ? A.B. : Sur le plan technique, on parle plus lentement en animant une marionnette, il faut toujours mieux articuler. Ensuite, il faut être sélectif dans le texte et sa longueur, non seulement les théories politiques de Luxemburg sont denses, mais il y a aussi l’aspect de l’endurance physique, c’est la main qui manipule la mâchoire. De plus, la marionnette est une forme ludique, accessible, peu importe l’âge. Je tiens à préciser encore une fois que la marionnette de Rosa Luxemburg prend la taille humaine, ce qui perturbe davantage, mais, en même temps, suscite la curiosité – on a envie de la regarder. Tout 128
en sachant qu’il s’agit d’une marionnette, on se demande si sa mesure humaine a aussi des conséquences dans le dialogue que l’on puisse établir avec elle. R.E. : Quel impact pourrait donc créer une marionnette qui défend des idées humaines et en employant une rhétorique humaine ? A.B. : Il est difficile d’écouter un discours politique du début du e 20 siècle, car nous ne sommes pas touchés par les sujets de cette époque et nous connaissons peu le vocabulaire, les tournures de phrases, la rhétorique, etc. La marionnette, dans ce cas, est un outil de médiation : elle sert d’intermédiaire dans la compréhension du discours. En s’habituant à la marionnette, on s’habitue à la dissociation de la parole du personnage, et nous avons désormais la possibilité d’aborder des sujets sensibles : la milice, la révolte, ses lettres intimes. R.E. : Lorsque l’on est en désaccord avec ce qu’elle dit, penses-tu que nous sommes moins en colère envers une marionnette qu’envers une interprète ? A.B. : Tout à fait. Je m’en aperçois lorsqu’il m’arrive de sortir avec la marionnette de Rosa Luxemburg dans la rue, dans des galeries d’art. Si j’avais été une interprète parlant du communisme et de la révolution, on ne m’aurait jamais écoutée, on pourrait toujours m’accuser de diffamation. Lorsque l’on voit la marionnette, on comprend que je ne suis pas une menace pour l’ordre public. (Elle rit) La marionnette permet d’écouter, de réfléchir, de dialoguer, même autour d’idées radicales. R.E. : On ne peut malheureusement pas retracer religieusement le parcours et la vie exacts d’une figure publique décédée ; elle s’adapte souvent aux propositions de ses interprètes à chaque occasion, selon les disciplines artistiques et le message souhaité. Qui est-ce donc Rosa Luxemburg interprétée par Alexandra Beraldin ? A.B. : Certes, j’ai ma propre interprétation des textes. Je m’appuie sur son choix de mots. Sur les adjectifs. Sur ce qu’elle décrit, que cela soit une émotion ou une observation. Son vocabulaire, sa connaissance de la faune et de la flore. Elle exprime très bien ses émotions et états psychologiques. C’est ce qui me donne des outils d’interprétation. Entre les lettres et les discours, c’est une personne qui s’engage dans ce qu’elle fait et envers les autres. Elle parle à la fois de guerre, de la grève de masses et des oiseaux dans son jardin. Malgré le côté analytique de Rosa Luxemburg et les difficultés auxquelles elle a dû se confronter, ma Rosa se réveille tous les matins en disant « merci ». 129
R.E. : Était-elle une personne optimiste ? A.B. : Il est difficile de répondre à cette question avec certitude. C’était une personne qui pouvait parler des tempêtes, des horreurs de la guerre, de son impuissance devant certains conflits. D’une part, elle acceptait les choses comme elles l’étaient. D’autre part, l’émerveillement et la révérence envers ses amis, ses proches et la nature faisaient partie de sa vie au jour le jour. R.E. : Avez-vous des qualités en commun ? A.B. : Elle s’est dévouée à l’écriture et était respectueuse dans ses relations professionnelles. À travers ses discours, on perçoit une conviction farouche. Je partage avec elle cette passion pour les causes que nous défendons. Cependant, l’interprétation de cette grande femme doit être nuancée, elle a bien sûr d’autres qualités. Je souhaitais révéler sa vulnérabilité face au monde. Je pense l’avoir fait en m’appuyant sur une qualité que nous partageons toutes les deux : la révérence pour la nature. Rosa Luxemburg a toujours exprimé ses sentiments avec un vocabulaire précis, elle était capable de se confier à ses amis proches de manière sincère et elle était courageuse. R.E. : Quels sont les adjectifs qu’elle emploie, ou bien les mots, qui te viennent à l’esprit lorsque tu penses à son écriture ? A.B. : Ayant lu ses lettres écrites depuis la prison, les mots qui me reviennent sont « la splendeur » et « l’éclat ». Ces mots qualifient sa vie et son œuvre, ainsi que la trace qu’elle a laissée après sa mort.
Le procès de Rosa Luxemburg Juste avant le déclenchement de la Première Guerre, Luxemburg publie en 1913, L’accumulation du capital, une de ses œuvres majeures. Dans son analyse du capitalisme, elle décrit comment l’expansion de ce dernier se fera vers les marchés étrangers, moins développés, afin de continuer le processus d’accumulation des richesses. De plus, elle stipule que les marchés non capitalistes cesseront d’exister en tant qu’entité indépendante. La publication de cet ouvrage a suscité de nombreuses critiques, surtout au niveau de la position de Luxemburg, pour qui l’écroulement du capitalisme est inévitable. En parallèle, elle affirme une position antimilitariste. En septembre 1913, alors dans un meeting à Francfort-sur-le-Main, elle prononce un discours devant les ouvriers en les incitant à ne pas prendre les armes. Le 20 février 1914, alors qu’elle est accusée « d’incitation à la haine », 130
elle prononce un discours devant les juges qui sera publié deux jours plus tard dans Vorwärts, journal social-démocrate. Elle reçoit alors une sentence d’un an, reconduite au 18 février 1915, ayant reçu un sursis pour des raisons de santé. Par ailleurs, malgré le procès du 14 février, elle continue la diffusion de ses thèses et continue de militer contre la guerre. Elle se défend avec une éloquence qui atteint les milieux socialistes en lutte avec la guerre qui s’annonce.
Extrait de la défense de Rosa Luxemburg à l’occasion de son procès À plusieurs reprises, M. Le procureur général à fait allusion à des appels à assassiner leurs supérieurs que j’aurais lancés aux soldats. Mais qu’ai-je dit en réalité s’agissant de ce qu’on appelle l´incitation à l’assassinat des supérieurs ? Quelque chose de tout à fait différent. Dans mon discours j’avais montré que d’ordinaire les défenseurs de l’actuel militarisme justifient leur position en invoquant la nécessité de la défense nationale. Si ce souci de l’intérêt national était sincère et honnête, alors, c’est ce que j’ai expliqué, les classes dominantes n’auraient qu’à mettre en pratique la revendication déjà ancienne du programme social-démocrate, c’est-à-dire le système de la milice ; car, disais-je, ce système est le seul moyen de garantir sûrement la défense de la patrie ; en effet, seul un peuple libre qui part en campagne contre l’ennemi par libre décision constitue un rempart suffisamment sûr pour la liberté et l’indépendance de son pays. Nous pensons, au contraire, que ce ne sont pas seulement l’armée, les ordres d’en haut et l’obéissance aveugle d’en bas qui décident du déclenchement et de l’issue des guerres, mais que c’est la grande masse du peuple travailleur qui décide et qui doit en décider. Nous sommes d’avis qu’on ne peut faire la guerre que dès lors et aussi longtemps que la masse laborieuse ou bien l’accepte avec enthousiasme parce qu’elle tient cette guerre pour une guerre juste et nécessaire, ou bien la tolère patiemment. Si au contraire la grande majorité du peuple travailleur aboutit à la conclusion que les guerres sont un phénomène barbare, profondément immoral, réactionnaire et contraire aux intérêts du peuple, alors les guerres deviennent impossibles – quand bien même, dans un premier temps, le soldat continuerait à obéir aux ordres de ses chefs ! Selon la conception du procureur, c’est l’armée qui fait la guerre ; selon notre conception, c’est le peuple tout entier. C’est à lui de 131
décider de la guerre et de la paix. La question de l’existence ou de la suppression du militarisme actuel, c’est la masse des hommes et des femmes travailleurs, des jeunes et des vieux, qui peut la trancher et non pas cette petite portion du peuple qui s’abrite, comme on dit, dans les basques du roi. Le Congrès de Londres en 1896 déclare : Seule la classe prolétarienne a sérieusement la volonté et le pouvoir de réaliser la paix dans le monde, elle réclame : 1º La suppression simultanée des armées permanentes et l´organisation de la nation armée ; 2º L’institution de tribunaux d´arbitrage chargés de régler pacifiquement les conflits entre nations ; 3º Que la décision définitive sur la question de guerre ou de paix soit laissée directement au peuple pour le cas où les gouvernements n’accepteraient pas la sentence arbitrale. Vous le voyez, Messieurs, l’agitation que nous menons contre le militarisme n’est pas aussi pauvre et aussi simpliste que se l’imagine le procureur. Nous avons tant de moyens d’action et si divers : que nous pratiquons avec zèle et avec un succès durable en dépit de tous les obstacles que l’on dresse sur notre chemin. Monsieur le Procureur, nous autres sociaux-démocrates, nous ne déchaînons jamais la haine. Ce que j’ai fait dans ce meeting de Francfort et ce que nous faisons toujours, nous autres sociaux-démocrates, par nos paroles et nos écrits, c’est informer, faire prendre conscience aux masses laborieuses de leurs intérêts de classe et de leur montrer les grandes lignes du développement historique, la tendance des bouleversements économiques, politiques et sociaux qui s’accomplissent au sein de la société actuelle ; ce processus historique implique, avec une nécessité d’airain, qu’à un certain niveau de développement de l’ordre social actuel celui-ci sera inéluctablement éliminé et remplacé par l’ordre social socialiste. C’est de ces points de vue élevés que nous menons également notre agitation contre la guerre et le militarisme, - parce que chez nous, sociaux-démocrates, toutes nos idées s’harmonisent en une conception du monde cohérente, scientifiquement fondée. Et si M. le procureur ainsi que son pitoyable témoin à charge considèrent tout cela comme une simple excitation à la haine, la grossièreté et le simplisme de ce jugement résultent uniquement de l’incapacité du procureur à penser en termes sociaux-démocrates. Je vais conclure. 132
Le procureur a dit littéralement, je l’ai noté, qu’il demandait mon arrestation immédiate, car il était inconcevable que la prévenue ne prît pas la fuite. C’est dire en d´autres termes : si moi, procureur, j’avais à purger un an de prison, je prendrais la fuite. Monsieur le Procureur, je veux bien vous croire, vous, vous fuiriez. Un social-démocrate, lui, ne s’enfuit pas. Il répond de ses actes et se rit de vos condamnations. Et maintenant, condamnez-moi !3 Dans cet extrait choisi pour la performance se dessine une grande question toujours d’actualité : le vote universel suffit-il à fonder une démocratie ? Nous remarquons chez Rosa Luxemburg l’importance qu’elle accorde à la démocratie, qu’elle articule par sa conception de l’action-politique. Dans la tradition de la praxis, du grec ancien, Aristote désigne la pratique ou l’action comme agent transformateur du sujet. Pendant les recherches préliminaires pour ce projet, j’ai découvert quelques textes écrits par Hannah Arendt qui a, à quelques occasions, abordé la rhétorique de Rosa Luxemburg. J’ai remarqué des parallèles entre les discours de Luxemburg et les théories développées par Arendt. Dans son ouvrage, Condition de l’homme moderne, Arendt, pensant le monde en espace public, reconnaît la pluralité des êtres humains comme condition fondamentale de l’action (praxis) et de la parole, ainsi sous ses modes, les hommes deviennent humains pour les uns les autres4. Elle distingue trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Le « travail » subvient au besoin vital de l’homme et s’inscrit dans la biologie ; le fruit du travail est périssable. L’« œuvre » suit les activités et objets créés pour perdurer et est à caractéristique utilitaire. Finalement, l’« action » est la seule activité qui met en rapport les hommes ; correspondant à l’innovation au sein de la condition humaine. En l’homme moderne, Hannah Arendt voit que la science et les innovations technologiques ont le potentiel d’agir irréversiblement sur le monde naturel jusqu’à la destruction des conditions de survie. Selon elle, les uniques choix pour combattre cela sont les suivants : le pardon et la promesse. Elle écrit, « les deux facultés dépendent d’autrui, car nul ne peut se pardonner à soi-même, nul ne se sent lié par une promesse qu’il n’a faite qu’à soi ; pardon et promesse dans la 3
Adaptation du texte et extrait de discour. Version intégrale : Gilbert Badia (ed.et trad.) Textes / Rosa Luxemburg, Paris, Éditions sociales, 1969. 4 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 231-236.
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solitude ou l’isolement demeurent irréels et ne peuvent avoir d’autre sens que celui d’un rôle que l’on joue pour soi »5. L’extrait du procès de Rosa Luxemburg s’empare aussi de l’avenir, un domaine public possible qu’avec la présence de l’autre. Ce retour sur Rosa Luxemburg de la part d’Arendt n’est pas anodin ; dans sa description du barbarisme et des camps, Arendt s’appuie sur les idées ne nationalisme et de phénomène de guerre de Luxemburg. Dans l’appel au soldat de Luxemburg, l’action politique établit une liberté politique, et Arendt y trouve une pensée politique libre de domination. En dépit de son désir d’assister à la naissance d’une révolution socialiste, Rosa Luxemburg n’a jamais pu voir cela se réaliser. En 1916, pendant la crise du SPD (parti social-démocrate), elle fonde avec Karl Liebknecht, Franz Mehring et Clara Zetkin, la Ligue des spartakistes, un mouvement révolutionnaire. Lorsque l’Empire allemand tombe fin 1918, une amnistie politique du 6 novembre 1918 permet à Rosa Luxemburg de sortir de prison. Lorsqu’elle regagne Berlin, elle fonde avec les spartakistes, Die Rote Fahne (Le Drapeau rouge). Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht appellent à une révolution qui doit désormais s’étendre à toute l’Europe. Cependant, au début de janvier 1919, l’agitation monte, et le KPD (le parti communiste) décide avec d’autres groupes révolutionnaires de passer à l’insurrection. Luxemburg publie son dernier article L’Ordre règne à Berlin le 14 janvier 1919. Le lendemain, après un interrogatoire où elle refuse de répondre, les militaires doivent l’escorter en prison. En sortant du lieu de l’interrogation, les soldats la font monter dans un véhicule pour la conduire en détention. Elle est tuée d’une balle par l’un des militaires et son corps est jeté dans le Landwehrkanal. Le même sort sera réservé à son associé, Karl Liebknecht. Dans Vies politiques6, Arendt reprend la méthode marxiste de Luxemburg qu’elle décrit comme, « si peu orthodoxe ... qu’on pourrait douter qu’elle ait été marxiste tout court »7. Arendt regrette la méconnaissance de Luxemburg, et interroge l’échec de ses efforts : 5
Idem., p. 303. Hanna Arendt, Vies politiques, Paris, Gallimard, 1986. 7 Cité dans Martine Leibovici, « Révolution et démocratie : Rosa Luxemburg », Revue française de science politique, vol. 41, no 1, 1991 ,p. 60, enligne, (dernière consultation 21/11/2018) https://www.persee.fr/doc/rfsp_00352950_1991_num_41_1_394539 6
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l’échec d’une révolution qui éclate « d’en-bas », qui est « est grande et forte aussi longtemps que les sociaux-démocrates ne l’écrasent pas totalement »8. L’œuvre de Rosa Luxemburg s’appuie sur les concepts de Karl Marx, qu’elle transforme par sa propre analyse du capitalisme, du colonialisme, de l’impérialisme et de l’accumulation des capitaux. Elle milite pour le renversement des systèmes en place et affirme la nécessité du socialisme au sein du modèle démocratique : « Quiconque souhaite le renforcement de la démocratie devra souhaiter également le renforcement et non pas l’affaiblissement du mouvement socialiste ; renoncer à la lutte pour le socialisme, c’est renoncer en même temps au mouvement ouvrier et à la démocratie elle-même »9. Rosa Luxemburg Revue politico-poético-marionnettique est une réflexion sur la vie politique de Rosa Luxemburg. La marionnette permettant d’incarner les idées révolutionnaires de cette dernière. De plus, dans l’entretien que j’ai fait avec Rony Efrat, nous avons évoqué les lettres intimes écrites depuis la prison. Voici donc un extrait d’une de ces lettres pour conclure : Une seule chose me fait souffrir : devoir profiter seule de tant de beauté. Je voudrais crier par-dessus ce mur : je vous en prie, faites attention à ce jour somptueux ! N’oubliez pas, même si vous êtes occupés, même si vous traversez la cour à la hâte, absorbés par vos tâches urgentes, n’oubliez pas de lever la tête un instant et de jeter un œil à ces immenses nuages argentés et au paisible océan bleu dans lequel ils nagent. Faites attention à cet air plein de la respiration passionnée des dernières fleurs de tilleul, à l’éclat et la splendeur de cette journée, parce que ce jour ne reviendra jamais, jamais ! Il vous est donné comme une rose ouverte à vos pieds, qui attend que vous la preniez, et la pressiez contre vos lèvres.
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Annie Col, « Arendt, une philosophe méconnue des révolutionnaires », Carré rouge, n° 45, avril 2011. 9 Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?, Irène Petit (trad.), Paris, Éditions Maspero, [1899], 1969.
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Extrait d’une lettre à Hans Diefendbach, Wronke, 6 juillet 1917, vendredi soir10.
Alexandra Beraldin, marionnettiste, et Rosa Luxemburg, marionnette. Crédit photo : Victorino Flores, Espace Cinko, Paris
Bibliographie Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, CalmannLévy, 1961, p. 231-236. Arendt, Hanna, Vies politiques, Paris, Gallimard, 1986. Badia, Gilbert, (ed.et trad.) Textes / Rosa Luxemburg, Paris, Éditions sociales, 1969. Col, Annie, « Arendt, une philosophe méconnue des révolutionnaires », Carré rouge, n° 45, avril 2011. Grinberg, Anouk, Rosa, la vie : lettres de Rosa Luxemburg, Laure Bernardi (trad.), Paris, Éditions de l’Atelier, 2009. Luxemburg, Rosa, Réforme sociale ou révolution ?, Irène Petit (trad.), Paris, Éditions Maspero, [1899], 1969. Leibovici, Martine, « Révolution et démocratie : Rosa Luxemburg », Revue française de science politique, vol. 41, no 1, 1991 ,p. 60, en ligne (dernière consultation 21/11/2018) https://www.persee.rf/doc/rfsp_00352950_1991_num_41_1_394539
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Anouk Grinberg, Rosa, la vie: lettres de Rosa Luxemburg, trad. Laure Bernardi, Paris, Éditions de l’Atelier, 2009.
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APPROCHES LITTÉRAIRES
Clorinde Balbi, femme politique dans Son Excellence Eugène Rougon d’Émile Zola Arnaud VERRET
Pour orienter la réflexion sur les femmes en politique vers des sphères littéraires, il est loisible d’évoquer Son Excellence Eugène Rougon d’Émile Zola, roman dans lequel apparaissent des femmes politiques ou plutôt des femmes qui ont joué un rôle politique sans que l’on puisse les catégoriser sous la première étiquette. Paru en 1876, le sixième tome des Rougon-Macquart a vite été éclipsé du fait du succès indémodable de L’Assommoir et de sa propre intrigue qui, il faut en convenir, a perdu de sa force évocatrice dans le lectorat des XXe et XXIe siècles. De fait, dans un cycle où chaque volume est consacré à une thématique précise, Son Excellence Eugène Rougon l’est à la politique : il raconte la manière dont le président du Conseil d’État, Eugène Rougon, tombé en disgrâce auprès de l’empereur Napoléon III, revient en faveur grâce au travail d’influence de ses proches pour devenir ministre de l’Intérieur avant une nouvelle chute et un nouveau rebond qui le fera ministre sans portefeuille. Le roman présente ainsi les coulisses de la politique du Second Empire de 1856 à 1861. Parallèlement, il décrit la manière de gouverner, autoritaire mais chaste, d’un homme, Eugène Rougon, et la résistance qu’il oppose à une femme, la pétillante Clorinde Balbi qui est pour lui à la fois une amie et une rivale. Ce dernier personnage de Clorinde permet ainsi de présenter celle qui fut sûrement son modèle : la comtesse Virginia de Castiglione, et d’établir le lien entre cette femme qui exista réellement et cette autre qui fut fantasmée et d’étudier, par la même occasion, la représentation d’une femme en politique sous la plume d’un homme, dans un XIXe siècle où l’émancipation politique féminine n’en est qu’à ses balbutiements1. Zola est-il aussi audacieux sur ce sujet qu’il le fut 1
Clorinde n’est pas la seule femme politique des Rougon-Macquart. Outre des figures secondaires telles que la féministe Clémence dans Le Ventre de Paris, l’autre
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pour d’autres combats ? On verra comment son œuvre transmet à la fois une image étonnante de la femme en politique, mais reprend aussi les schémas figés de la gent masculine.
Virginia de Castiglione, étoile filante du Second Empire Née Virginia Oldoïni en 1837 dans une famille de l’aristocratie piémontaise, la comtesse de Castiglione entretient toute sa vie le mystère sur ses origines2. Cette tendance l’amène à jouer dès sa jeunesse un rôle trouble. Approchée dès ses dix-neuf ans par les autorités italiennes en tant que cousine éloignée de Cavour, elle devient une ambassadrice de charme auprès de Napoléon III, une sorte d’agent secret choisi pour ses atours qui doit se rendre à la cour des Tuileries3. En 1856 – l’année de l’action de Son Excellence Eugène Rougon – elle a pour mission d’intéresser l’Empereur des Français à la cause de l’unité italienne à laquelle il est déjà favorable sans pour autant passer à l’action. Diplomatie du divan pour des engagements pris sur l’oreiller. Après avoir sans doute été la maîtresse du roi Victor-Emmanuel II4, elle devient celle de Napoléon III, œuvre auprès de lui pour la libération de Milan et Venise du joug autrichien5 et finit par être elle-même surveillée par la police secrète de l’Empereur, objet d’une méfiance jalouse de l’impératrice Eugénie envers cette rivale amoureuse et politique, Eugénie étant attachée de surcroît à l’indépendance de Rome face au royaume d’Italie en construction6. De fait, Virginia de Castiglione exerce un ascendant indéniable sur les hommes qui l’entourent. Elle fait partie des beautés féminines de la cour et elle inscrit son rôle dans la lignée des favorites écoutées des puissants. Elle illustre la femme politique à une époque où la femme ne peut encore faire de politique et, à moins d’être couronnée, doit s’en remettre aux armes propres à son sexe si elle veut peser dans les décisions prises. À ce titre, elle est un « phénomène » au sens grande figure est bien sûr Félicité Rougon. Celle-ci se démarque néanmoins de Clorinde en ce qu’elle met plus de férocité et de mesquinerie dans ses manipulations. 2 Nicole G. Albert, La Castiglione. Vies et métamorphoses, Paris, Perrin, 2011, p. 16. Elle-même s’invente une autre date de naissance pour se rajeunir. 3 Ibid., p. 8 et 28. 4 Ibid., p. 31 et 177. Elle est sa maîtresse dans sa première jeunesse, puis le redevient en 1867. 5 Ibid., p. 65. 6 Ibid., p. 67.
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étymologique du terme : tous tournent la tête quand elle paraît et, à la différence d’autres, elle sait se jouer des codes tout en se montrant hautaine car sûre de sa beauté. Elle surprend, elle scandalise, elle amuse autant qu’elle agace. Là est sa force, là est aussi sa limite puisqu’elle finit par être utilisée par des hommes qui ont bien compris ce qu’ils pouvaient attendre d’elle. Napoléon III, toujours sollicité par d’autres prétendantes au rôle de favorite, la juge d’ailleurs belle mais sans esprit : elle finit par l’ennuyer7 et leur liaison, périclitant depuis un moment déjà, prend définitivement fin en 18598. La Castiglione n’a même pas trente ans quand elle plonge dans une disgrâce brutale et prolongée. Si l’on excepte un vague rôle de pourparlers franco-prussiens pendant la guerre de 18709, elle n’aura plus d’autre occupation politique, s’enfermera dans la posture d’excentrique recluse, deviendra hypocondriaque, dépressive, paranoïaque, objet de curiosité et d’exhibition dans les soirées de la haute société en manque de sensations et d’amusements10. Elle finit peut-être demi-courtisane, les mauvaises langues murmurant qu’elle troque son corps pour éponger ses dettes11, et réserve son affection à ses chiens qu’elle n’hésite pas à faire empailler et dont elle garde les cœurs dans des bocaux d’alcool. Après une série de deuils, elle sombre ainsi dans une folie progressive jusqu’à sa mort en 1899. Triste fin pour celle qui, telle une étoile filante, a incarné la fête impériale à l’apogée du régime et a disparu aussi vite qu’elle était apparue sur scène. Or, dans l’optique qui nous intéresse, notons que Zola n’a retenu que la première partie – la plus célèbre, mais aussi la plus fulgurante – de la vie de la Castiglione, le moment où cette femme étrange a mêlé avec succès un rôle politique sérieux, des caprices spécifiquement féminins aux yeux d’un homme et un pouvoir érotique sans nul autre pareil. C’est cette combinaison qu’il a détaillée et même accrue.
Clorinde Balbi d’après la Castiglione Que devient la Castiglione dans le roman de Zola ? Le personnage de Clorinde lui est-il fidèle ? Rappelons pour commencer que Son 7
Ibid., p. 37. Ibid., p. 113. 9 Ibid., p. 184-186. 10 Ibid., p. 125 et sq. 11 Ibid., p. 135-136. 8
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Excellence Eugène Rougon n’est pas un roman à clef mais que l’on peut reconnaître des modèles historiques aux personnages12. Ainsi des deux créatures qui nous occupent : c’est la manière habituelle de procéder de Zola et les ressemblances nombreuses qui permettent de déduire que l’une est l’incarnation littéraire de l’autre13. Partant, l’auteur des Rougon Macquart respecte a priori le portrait de la jeune fille : d’origine italienne mais faisant de la France son pays d’adoption, elle est elle aussi adepte de l’automythologisation et entretient le mystère de sa naissance que l’on situe également aux alentours de 1835 à Florence. De physique, elle est belle et peut servir de modèle aux artistes. De mœurs, elle vit aussi dans un immense désordre14, un grand gâchis d’argent, mène une vie d’aristocrate bohème et aventurière où l’on ne sait jamais de quoi demain sera fait15. De caractère, elle est mystérieuse, intrigante16, audacieuse, mais aussi enfantine, capricieuse17, baroque, dévote jusqu’à la superstition18, lisant avec peine et exécrant les livres19. Grande fille d’une étonnante beauté et s’habillant pareillement de robes mal faites dont elle ne se soucie guère, elle est, comme la Castiglione, une force érotique sûre de ses attraits20, ainsi que l’illustre le collier qu’elle porte à la vue de tous après être devenue l’amante de Napoléon III et sur lequel est inscrite la phrase « J’appartiens à mon maître »21. Les différences que l’on relève sont de l’ordre du détail : par exemple Clorinde n’est pas brouillée avec sa mère comme le fut la Castiglione ; 12
Clorinde n’est pas un cas isolé. Pour ne citer que le plus célèbre, Rougon luimême a ses modèles : Rouher, le général Espinasse et, dans une moindre mesure, Guizot, Persigny, Baroche, etc. comme le rapporte Henri Mitterand dans son étude de Son Excellence Eugène Rougon, Paris, Gallimard, 1961, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1500. 13 Les biographies de la Castiglione l’incluent ainsi dans leur étude. Par exemple, N. G. Albert, La Castiglione, op. cit., p. 35. 14 Ibid., p. 9. Émile Zola, Son Excellence Eugène Rougon, Œuvres complètes, dir. Henri Mitterand, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2002-2008, VII, p. 301. Toutes les références au texte se feront à partir de cette édition. 15 Ibid, p. 232. 16 Ibid., p. 257-258. 17 Ibid., p. 258-260. 18 Ibid., p. 272. 19 Ibid., p. 292. 20 Ibid., p. 260. 21 Ibid., p. 435. Nicole G. Albert rapporte, p. 177 de son ouvrage, que la Castiglione se fit offrir un bijou avec une semblable inscription par le roi d’Italie. L’anecdote était certainement bien connue à l’époque.
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elle n’est pas mariée avec un époux que ses aventures à la cour exaspèrent ; elle ne connaît pas a priori de disgrâce, le roman ne nous disant néanmoins rien sur la fin de sa vie ; enfin, elle ne se passionne pas pour la photographie alors même qu’on le sait, Zola connaîtra un véritable engouement pour cet art22. Toujours est-il que l’identité entre les deux femmes semble aboutie23 et Zola a ce résumé qui s’applique autant à l’une qu’à l’autre : « elle était très fine, d’ailleurs, de cette finesse des fous lucides qui se font raisonnables en présence des étrangers »24. Là où Clorinde s’éloigne vraiment de son modèle en revanche, c’est dans ses buts politiques. Certes la jeune femme verse dans la diplomatie étrangère, accueille des Vénitiens exilés, agit en agent secret du gouvernement piémontais, scelle l’alliance française contre l’Autriche25 ; mais elle s’intéresse aussi à la politique intérieure française. Surtout elle n’est plus le pion des hommes mais la protagoniste libre et enthousiaste de ses intrigues qui manipule à l’inverse les mâles de son entourage. Clorinde joue à la politique, se passionne pour comme un roman26, en devient redoutable à tel point que Rougon la nomme à plusieurs reprises « Mademoiselle Machiavel »27. Ce sont même ses ambitions qui la poussent à contracter le mariage le plus utile qui soit. Autrement dit, là où la Castiglione n’était qu’un instrument, Clorinde devient une femme politique : elle cesse d’être un agent pour se muer en un acteur décisif véritable. Associée à la fois à Diane, Vénus28, Minerve29 pour dire l’insaisissabilité de son corps, la force de ses grâces et son 22
Durant tout le troisième chapitre Clorinde pose pour un peintre, mais pas pour un photographe. La mention de la chambre à coucher, des draps défaits, du chat de la maison et de la domestique noire Antonia, p. 258, fait d’ailleurs songer à l’Olympia de Manet, à ceci près que la femme peinte s’est levée pour aller prendre une pose olympienne, tout aussi nue, dans son salon de réception. 23 Au point de se demander avec sa biographe, p. 208, si elle n’a pas lu les RougonMacquart et conformé la fin de sa vie aux descriptions faites de Clorinde. 24 Ibid., p. 314. 25 Ibid., p. 315. 26 Ibid., p. 316. 27 Ibid., p. 233, 266, 269. Là où Clorinde est renvoyée à Machiavel, Léon Cléry prétend que la Castiglione a du sang des Médicis, sous-entendant ainsi qu’elle n’est peut-être pas si dénuée d’esprit que le pensent certains de ses contemporains. Nicole G. Albert, La Castiglione, op. cit., p. 179. 28 Émile Zola, Son Excellence Eugène Rougon, op.cit., p. 260. 29 Ibid., p. 240.
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intelligence, elle en devient, de toutes les femmes, nous dit-on, la machine la plus compliquée qu’on puisse imaginer30. Au final c’est donc moins le personnage de Clorinde en tant que tel que son évolution par rapport à son modèle qui est intéressante. La Castiglione était une figure séduisante mais trop falote pour construire le roman et contrebalancer le personnage de Rougon. Celui-ci étant un monstre de la politique dont l’autoritarisme fait la force, Zola songea à une figure typiquement féminine pour le contrarier. Cela revenait à rêver de la femme politique tout en gardant l’aspect extérieur et social de la Castiglione : une sorte de Machiavel dans un corps de femme irrésistible.
Vision d’un romancier sur la femme politique Procédant ainsi, Zola ne reprend-t-il pas des stéréotypes ancestraux sur la femme et son action publique ? Assurément louons le romancier pour le rôle qu’il confère à la gent féminine dans un roman où il choisit expressément de ne pas montrer le duel politique entre deux hommes, mais entre un homme et une femme du même camp. De manière générale, les femmes chez Zola sont aussi bien représentées que les hommes et peuvent être le personnage principal de nombre de livres ; leur sort est même souvent peu enviable et sujet à l’oppression masculine31. Dès l’ouverture de Son Excellence Eugène Rougon, la femme est clairement présente et comme toujours, dans l’idéal d’exhaustivité qui est celui de Zola, chaque représentante du sexe féminin se voit attribuer un rôle illustratif des pratiques de la politique de l’époque : la jolie Madame Bouchard illustre le sexe insouciant pour faire avancer la carrière de son mari, Madame Correur endosse le passé louche d’une femme seule à Paris, Madame Charbonnel accompagne toujours son époux et représente la bourgeoise provinciale effrayée des us de la capitale. Toutes fonctionnent en complémentarité des hommes au sein d’un couple, mais elles ne les remplacent pas. La femme n’a d’existence politique, en vrai comme 30
Ibid., p. 258. La question du féminisme et de l’émancipation de la femme chez Zola est évoquée par Chantal B. Jennings dans son article « Zola féministe », Les Cahiers naturalistes, n°44, 1972, p. 172-187 ; n°45, 1973, p. 1-22. Il est curieux en revanche de noter d’emblée que ce double article qui évoque nombre de figures féminines ne cite jamais celle de Clorinde. L’étude qui y est proposée a d’ailleurs une portée surtout sociale, non politique. 31
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dans le roman, que par rapport à l’homme et si Clorinde fait de la politique, c’est avant tout pour rivaliser en une sorte de jeu avec les hommes : « Ah ! si elle était un homme ! Comme elle saurait faire son chemin ! », dit le roman en pointant la difficulté réelle pour la femme de jouer un rôle masculin32. Partant, on ne s’étonne pas du portrait de Clorinde qui, complétant celui d’un homme comme chaque représentante de son sexe, fait également plus : elle rivalise avec lui en prenant son exact contrepied. En cela, s’il est possible de voir Eugène Rougon comme un monstre politique caractérisé dans son exercice du pouvoir par une débauche tyrannique, une force virile, pour tout dire une brutalité33, une femme ne pouvait, pour lui tenir tête, que revêtir les armes inverses. Après avoir évoqué les poings lourds avec lesquels Rougon assomme, Clorinde elle-même s’exclame que « les femmes ont autre chose »34. Cette autre chose, c’est l’érotisme, la beauté, la féminité qui inclue aussi une propension à louvoyer, à manigancer, à enjôler avec finesse pour parvenir à ses fins. Autant d’atouts qu’elle est capable d’oublier lorsqu’elle n’en a pas besoin35 et qui, entre autres symboles, s’illustrent par la cravache avec laquelle elle fouette Rougon quand, dans un moment de faiblesse, celui-ci se rue sur sa personne36. On dépasse là de simples luttes politiques pour aborder le combat des sexes. D’ailleurs, Rougon et Clorinde ne sont pas ennemis, faisant partie de la même bande et étant tous deux d’accord sur la nécessité de l’autoritarisme en politique37. Cet homme et cette femme sont bien plutôt rivaux pour se prouver lequel est le meilleur avec ses propres arguments38. Ajoutons à cela que Clorinde surtout se venge de la chasteté de Rougon qui, pour ne pas se détourner du pouvoir, a refusé 32
Ibid., p. 266. Plus loin, p. 290, la tenue vestimentaire de Clorinde elle-même illustre cette rivalité puisque la jeune femme porte crânement un chapeau d’homme. 33 Ce sujet fut l’objet d’une communication de notre part, « Débauche tyrannique ou force virile – le statut du monstre politique dans Son Excellence Eugène Rougon », lors d’une matinée d’études des jeunes chercheurs du CRP19 : « Lire Son Excellence Eugène Rougon » (4 juin 2016, CRP19/Sorbonne Nouvelle-Paris III). La communication ne fut cependant pas publiée. 34 Ibid., p. 269. 35 Ibid., p. 313. 36 Ibid., p. 290-291, 296. 37 Ibid., p. 310-311. 38 À ce titre il n’est pas anodin que Zola ait choisi comme rival de Rougon le comte de Marsy, dont les manières d’agir sont plus féminines et qui se rapprocherait ainsi de Clorinde. Mais ce personnage n’apparaît finalement que lointainement dans le roman et la figure de Clorinde se substitue à la sienne.
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de céder à ses charmes et de l’épouser39 alors qu’elle-même se veut une beauté inaccessible s’il n’y a pas mariage entre eux deux40. Refuser les avances d’une jeune fille alors qu’on est attiré par elle, rester sérieux quand le monde entier pousse à ne pas l’être, on n’a jamais vu cela et la belle en reste interdite41. Vengeance donc. Vengeance par le sexe. Vengeance comme un plat qui se mange froid. On sent le stéréotype revenir sous l’intrigue. De fait, c’est bien le cas. Zola, jugé progressiste par la postérité – et il le fut en effet à propos des femmes si l’on songe à ses positions sur l’éducation des filles ou l’emprise de l’Église – obéit aussi à des impératifs romanesques ainsi qu’à ses propres représentations inconscientes, aboutissant ainsi à un portrait ambigu de la femme politique. Zola ne nie pas le rôle que celle-ci peut jouer, mais il lui en confère un stéréotypé en même temps qu’en accord avec les possibilités de son temps. À aucun moment la femme ne jouera avec les mêmes ressources que l’homme. Elle peut se mettre à un niveau d’égalité avec celui-ci, mais ce sera en usant de procédés typiquement féminins et en cela Zola reste prisonnier d’une vision traditionnelle de la femme. À ce titre, Clorinde Balbi n’est pas isolée mais annonce bien d’autres personnages féminins du grand œuvre zolien, qui certes ne se mêleront pas forcément de politique mais manipuleront les hommes grâce à leurs charmes et allieront des réflexions d’écervelée narcissique à d’autres plus sérieuses ou aux conséquences plus graves. En un mot, Clorinde annonce Nana – personnage ambigu pour l’émancipation de la femme – qui fait, elle aussi, tourner les têtes à sa première apparition devant un parterre masculin et multiplie les amants42. Plus généralement, elle annonce le modèle de l’Augusta meretrix – ici mêlé à celui de l’Amazone43 –, cette putain impériale 39
« On ne doit jamais chercher à unir deux volontés », dit Rougon p. 299, expliquant ainsi avec raison que c’est leurs ambitions politiques qui les empêchent de se marier. 40 Rougon prend femme dans le roman. Mais le mariage qu’il contracte est avant tout un mariage de raison et sa femme, Véronique Beulin-d’Orchère, à la beauté fanée et la présence discrète, est l’opposé de Clorinde. 41 Rougon, à l’inverse de Clorinde, est chaste, p. 232 par exemple. Notons que le cliché de l’homme obsédé par les tentations de la chair n’est pas absent du roman, mais Rougon, sorte de surhomme politique, lutte contre et parvient à s’en défaire. 42 Ibid., p. 230 ou 234 par exemple. Le parterre de députés qui dévisagent Clorinde au chapitre I peut être mis en parallèle avec le triomphe de Nana au début du roman du même nom. 43 Ibid., p. 290 par exemple.
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qu’on retrouve souvent sous la plume du maître de Médan et qui sert à dépeindre une femme aux plaisirs charnels inassouvis, aux mœurs avilissantes et aux intrigues sombres44. Loin de la femme idéale qui est pour Zola douce et chaste, tendre et pudique, ignorante et soumise, effacée mais raisonnable, vaillante, franche et honnête, se consacrant corps et âme au bien des autres, gardienne du foyer, éducatrice des enfants si elle en a, la femme émancipée, en revêtant les caractéristiques inverses, peut apparaître comme monstrueuse. Elle fascine en même temps qu’elle suscite la méfiance inhérente à ce qui reste un énigmatique « continent noir » pour l’auteur45. Quand elle n’est pas une mère angélique, elle se fait savante et démone en son domaine et s’il est un fait que Zola tâche d’expliquer cette malignité de la femme en termes rationnels, il convient surtout de rappeler que, ce faisant, cette malignité subsiste sous sa plume. C’est particulièrement vrai quand elle se pique de politique, d’où le fameux conseil de Rougon répété tout un chapitre à Delestang : « méfiez-vous des femmes »46 qu’il s’applique pour lui-même à la lettre. Alors, sans surprise, l’on voit réapparaître des images classiques de la femme comparée à un serpent ou une couleuvre47 tant elle demeure la tentatrice de l’homme, la cause de ses dévoiements. Clorinde Balbi est donc une figure aux multiples visages, qui n’en reste pas moins femme avec toutes les représentations stéréotypées que ce simple constat sous-entend. Dans Son Excellence Eugène Rougon, elle apparaît comme la meilleure des comédiennes dans ses enchantements, tantôt dominante et impérieuse, tantôt soumise et séduisante, vicieuse ou naïve. Insaisissable en même temps que fidèle à l’image attendue d’elle, elle est angoissante car les hommes ont l’impression à la fois d’avoir quelqu’un à leur hauteur et une rivale sur qui ils ont peu de prise ; pour se rassurer, ils plaquent alors sur elle des traits qui correspondent à leur vision du sexe dit « faible ». 44
Arnaud Verret, « Le modèle de l’“Augusta Meretrix” dans l’érotisme zolien », Studii şi Cercetări Filologice, Seria limbi romanice, n°18, vol. 1, 2015, p. 84-97. 45 Naomi Schor, « Le sourire du sphinx : Zola et l’énigme de la féminité », Romantisme, 1976, n°13-14, p. 193-196. Clorinde est précisément une énigme pour Rougon. L’expression du « noir de la femme » apparaît justement pour la caractériser. Émile Zola, Son Excellence Eugène Rougon, op. cit., p. 258 et 302. 46 Ibid., p. 241, 242 et 256. 47 Cette image apparaît notamment dans la scène où Clorinde cravache Rougon qui se jette sur elle, manifestant là une égalité, voire une supériorité féminine sur l’homme. Ibid., p. 295 et 297.
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Zola, quoique sensible à la cause féministe et n’hésitant pas à intervenir dans des débats sur l’éducation des filles ou l’emprise de la religion, ne souhaite l’épanouissement de la femme que parce qu’il voit en elle la base même de la société. La femme n’est que l’instrument de la libération de l’homme qui conserve son rôle de guide et de héros. Quand elle menace les fondements de l’action sociale, elle prend ainsi une figure plus trouble. C’est cette conclusion que l’étude détaillée du personnage de Clorinde permet de mettre en lumière. En dépit de ses théories idéalistes, l’auteur partage sur la femme l’idéologie de son siècle, qui ne refuse pas l’émancipation face à l’homme, à égalité avec lui, mais reste persuadé qu’elle n’est pas son semblable car elle est radicalement autre et doit donc œuvrer avec ses propres armes – ce qui explique sa dangerosité. Partant, Clorinde appartient à une vaste réflexion qui se prolongera tout au long de la carrière du romancier, où se mêleront les représentations inconscientes d’une mythologie personnelle et où il ne sera jamais possible de trancher entre les modèles virginal et démoniaque pour caractériser la gent féminine. Toujours est-il qu’elle illustre la puissance de l’érotisme, de la féminité face à la brutalité masculine. Au-delà même du sujet historique du roman, la politique n’est finalement qu’une circonstance que Zola a retenue car c’était un des domaines où cet antagonisme pouvait le mieux s’illustrer. À ce titre on a tort d’avoir occulté la lecture de Son Excellence Eugène Rougon. Tort car on aurait beaucoup à apprendre du roman pour comprendre encore certains réflexes politiques d’aujourd’hui ; tort car on aurait là l’occasion aussi de prendre du recul face à un écrivain génial mais à qui faisait peut-être défaut une vision aboutie de la nature et de la condition féminines.
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Quatre femmes politiques républicaines dans la littérature turque (1923-1950) Rahime Sarıçelik
Dans la littérature turque, les écrivains ont toujours reflété, à travers des romans ou des nouvelles, l’état de la politique et les problèmes de la société. D’abord, ils ont toujours été des médiateurs qui avaient annoncé toutes les nouveautés au peuple et l’avaient éduqué. C’est pourquoi les écrivaines ont été aussi bien des écrivains que des politiques comme pendant la période allant de 1923 à 1950. La Turquie est devenue un régime républicain en 1923 grâce à Kemal Atatürk. Avec la république, les auteurs ont commencé à parler des réformes menées par Atatürk et de la modernisation de la république. Le but de cette modernisation est de créer des femmes nouvelles, des hommes nouveaux et une famille nouvelle dans la société turque. Ainsi, nous pouvons voir clairement que les ouvrages de ces auteurs sont des sources pour la sociologie, la politique et l’histoire. Dans ce travail nous parlerons des écrivains ainsi que de leurs pensées politiques. Pendant la période de 1923 à 1950, Halide Edip Adıvar, Nezihe Muhiddin, Sabiha Zekeriya Sertel et Suat Derviş étaient à la fois des écrivaines renommées de la littérature turque et des femmes politiques.
Pourquoi choisir des femmes politiques républicaines de 1923 à 1950 ? Pendant la période kémaliste, les femmes turques ont obtenu le droit de vote et se sont vu accorder de nouvelles libertés. Nous souhaitons aborder ces libertés avec un regard critique. Pour cela, nous avons choisi quatre femmes politiques de la période républicaine qui sont très célèbres. Nous allons regarder la perception des auteures de la période républicaine qu’elles soient de droite ou de gauche. À 149
cette époque, les écrivains turcs étaient divisés en écrivains nationalistes, religieux et de gauche. Nous allons voir si les écrivaines nationalistes et de gauche comprenaient de la même façon le féminisme et la liberté de la femme dans la politique. Les femmes politiques de l’époque étaient-elles très différentes des femmes de nos jours ? Qu’est-ce qui a changé depuis en Turquie ? Étaient-elles vraiment très libres ? Est-ce que la république leur a vraiment donné l’égalité ?
Les femmes politiques nationalistes de la république Nezihe Muhittin (1889-1958) Pendant les premières années de la république, Nezihe Muhittin était une des grandes figures du mouvement féminin. Passant ses années à l’Institut de filles (Kız İdadisi), elle fait la connaissance de femmes telles que Halide Edip et Şükufe Nihal qui étaient les leaders du mouvement des femmes. Le métier d’enseignant était sacré pour elle car les diplômées des Instituts d’enseignantes ouverts en 1870 ont été nommées aux postes en 1873. De cette manière, pour la première fois dans l’histoire, la femme turque a commencé à entrer sur le marché de travail avec ce métier. Puis, Nezihe Muhittin donne des cours de couture, de broderie et de piano à l’École industrielle de filles du Parti de l’Unité et du Progrès (İttihat Terakki Kız Sanayi Mektebinde). Mais, pendant la guerre des Balkans, elle transforme l’école en une maison de couture afin d’approvisionner l’armée.1 En juin 1923, avant le Parti républicain du peuple ou CHP (Cumhuriyet Halk Fırkası) a été créé le Parti populaire des femmes (Kadınlar Halk Fırkası) sous la direction de Nezihe Muhittin en coopération avec des femmes telles que Latife Bekir et Şükufe Nihal. Malgré la présence du mot « parti », leur objectif n’était pas politique. Elles voulaient améliorer la vie de famille des femmes. À travers la revue Süs, le Parti populaire des femmes (Kadınlar Halk Fırkası) conseille les femmes en exposant sa version de la « maternité » et de la « femme au foyer ». On n’évoque jamais la possibilité que des femmes puissent créer de parti politique. La présence du mot « parti » dans le Parti populaire des femmes a suscité de nombreux commentaires dans la presse. Des écrivains de l’époque comme 1
Güç Hüseyin, Feminist Hareketin Öznesi Nezihe Muhittin Hayatı ve Romancılığı, Etüt Yayınları, Samsun, 2017, p. 18 -19
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Hüseyin Cahid et Celal Sahir les ont critiquées. Celal Sahir a dit qu’il était pour l’égalité homme-femme. Mais il a également estimé que les femmes devaient être plus attentives.2 Les représentants du Parti républicain du peuple siégeant à l’Assemblée nationale étaient convaincus que le temps n’était pas encore venu d’accorder aux femmes des droits politiques et de citoyen. Comme le gouvernement n’a pas autorisé la fondation du Parti populaire des femmes, ses membres fondateurs ont finalement décidé de créer l’Union des femmes turques, le 7 mars 1924 sous la direction de Nezihe Muhittin. L’objectif était de développer la féminité dans les domaines intellectuel et public et d’éduquer les jeunes filles à devenir de futures mères.3 L’organe de presse de l’Union des femmes turques était la revue Kadın Yolu dirigée par Nezihe Muhittin et publiée pour la première fois le 16 juillet 1925. Après le quatrième numéro, cette revue change son nom en « Voie de la femme turque » (Türk KadınYolu). Cette union est fermée en 1935 à la suite de la décision du gouvernement d’instaurer un parti unique.4 Latife Bekir et ses amies qui sont les pionnières de la génération féministe kémaliste excluent Nezihe Muhittin Hanım de l’union féminine car elle était opposée au gouvernement. Dans son discours de remerciement à Atatürk, Latife Bekir, la nouvelle présidente de l’Union des femmes turques, définit Atatürk non seulement comme le sauveur de la patrie mais également de la femme turque.5 Les activités des mouvements féministes diminuent quand, en 1934, Atatürk octroie aux femmes les droits de vote et d’être élues. Nezihe Muhittin affiche son féminisme en 1931 avec l’écriture de son livre Türk Kadını (La femme turque). Dans l’introduction, elle parle de l’égalité homme-femme et du malheur de la nouvelle femme qui doit ressembler à l’homme : « Je pense qu’une femme serait beaucoup plus utile comme une aide-soignante que comme un membre de l’association des scouts. »6 Pour Nezihe Muhittin, il existe une division sexuée du travail. L’écrivaine ne conçoit pas la femme dans le cadre du genre. Elle fait la séparation des hommes et des femmes 2
Toprak Zafer, Türkiye’de Kadın Özgürlüğü ve Feminizm (1908-1935), Tarih Vakfı Yurt Yayınları, İstanbul, 2015, p. 463- 464 3 Ibid, p. 466 4 Ibid, p. 469 5 Ibid, p. 499 6 Muhittin Nezihe, Türk Kadını, in Ayşegül Baykan, Belma Ötüş-Baskett, Nezihe Muhittin ve Türk Kadını 1931, İletişim Yayıncılık, İstanbul, 2016, p. 71
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sans s’en rendre compte. L’écrivaine continue dans les pages suivantes du roman : « Une femme civilisée se bat pour prouver son égalité avec l’homme... Que le corps d’une femme soit couvert de muscles comme un homme fort ne sera jamais utile au pays. Il suffit juste que le corps de la femme soit assez fort et assez sain pour mettre au monde des enfants en très bonne santé. »7 Selon l’écrivaine, la femme est née pour devenir mère. En utilisant des adjectifs tels qu’agréable et constructive elle cite les rôles de la femme au sein de la société. Puis, l’écrivaine rajoute : « En confiant nos enfants aux nourrices, pouvons-nous vivre sans souci ? Si nous faisons cela, n’allons-nous pas négliger le rôle important à jouer dans la politique démographique ? »8 Selon l’écrivaine le seul but de la femme est de servir sa patrie Latife Hanım, divorcée d’Atatürk qui n’avait pas supporté les pensées féministes de son épouse, et Nezihe Muhittin ont gardé le silence après avoir été exclues des postes importants de la politique et de la république.9 Mais entre 1923-1935, la création de revues, le développement d’organisations féminines et de la pensée féministe font place à la lutte pour les droits des femmes soutenue par Halide Edip et Nezihe Muhittin. Ce sont toutes les deux des femmes nationalistes tombées sous l’influence d’abord du turquisme qui ont plus tard adopté l’idéologie républicaine.10 Halide Edip Adıvar (1884-1964) L’auteure Halide Edip Adıvar a écrit des œuvres sur le nationalisme et le féminisme. Nezihe Muhittin et Halide Edip sont parmi les fondatrices de la Société Teali-i Nisvan créée le 17 décembre 1908 par une tendance féministe. Le but de sa fondation était de laisser aux femmes la liberté de progresser dans les domaines scientifiques sans renoncer aux traditions.11 Mais le 10 août 1919, Halide Edip envoie une lettre à Mustafa Kemal qui se trouvait à Erzurum dans laquelle elle partage ses pensées et ses points de vue pour sauver le pays. « Je déclare être à vos côtés comme un simple soldat turc parmi ceux qui travaillent sans relâche 7
Ibid, p. 73 Ibid, p. 73 9 Sancar Serpil, Türk Modernleşmesinin Cinsiyeti, Erkekler Devlet, Kadınlar Aile Kurar, İletişim Yayınevi, İstanbul, 2014, p. 157 10 Ibid, p. 179 11 Ibid, p. 97 8
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pour cette lutte. »12 Mais leurs relations changent. Stanford J. Shaw explique qu’après 1923, Halide Edip s’oppose aux notions de laïcité et de modernité défendues par Atatürk. Elle critique aussi le refus d’Atatürk de tolérer une opposition. Elle était aussi contre la décision d’Atatürk d’abolir le califat. 13 Halide Edip Adıvar, dont le premier roman Yeni Turan montre son attachement profond à l’idéologie touraniste, était active dans les foyers turcs (Türk ocağı). Ces derniers aussi ont été fermés sous l’effet des groupes conservateurs. Des maisons du peuple (halkevleri) ont été ouvertes à leur place14 Halide Edib pense élever ses personnages de femmes dans ses romans en parlant « comme un homme ». « Femme », « comme une femme » sont des expressions qui ne sont pas utilisées pour parler des hommes car elles sont perçues comme des insultes envers eux alors que l’expression « comme un homme » appliquée aux femmes n’est pas mal vue. L’écrivaine veut rendre la femme respectable en la rendant masculine. Ainsi, elle tombe dans le piège que la société lui a tendu. D’un côté, Halide Edip soutient les droits des femmes et d’un autre elle est nationaliste. « Une femme est d’abord ottomane et patriote. La défense de la patrie est cent fois plus importante et respectable que le droit de la femme »15 dit-elle. Bien qu’elle soit un des noms importants du mouvement nationaliste, Halide Edip n’occupe pas de poste dans le gouvernement. C’est pourquoi, elle lutte contre le gouvernement à la mentalité patriarcale. Yunus Nadi, l’écrivain républicain de l’époque, dit dans le Journal Cumhuriyet au sujet de la nouvelle femme de la nouvelle nation : « Nous respectons beaucoup les droits des femmes. Mais plutôt que de devenir des députées qu’elles aillent travailler à Himaye-i Eftal (Organisme de protection des enfants) ».16 Halide Edip Adıvar et Nezihe Muhittin, qui sont des femmes connues de la période républicaine, ont demandé le droit de vote et des sièges au parlement mais elles ont été humiliées à cause de leur 12
Caporal Bernard, Kemalizmde ve Kemalizm Sonrasında Türk Kadını –II (19191970), traduit par Ercan Eyüpoğlu, Cumhuriyet, İstanbul, 1999, p. 20 13 Shaw Stanford J, Shaw Ezel Kural, Osmanlı İmparatorluğu ve Modern Türkiye, Cilt 2, traduit par Mehmet Harmancı, E yayınları, İstanbul, 2017, p. 449 - 453 14 Ibid, p. 17 15 Berktay Fatmagül, Tarihin Cinsiyeti, Metis Yayınları, İstanbul, 2003, p. 107 16 Sancar Serpil, Türk Modernleşmesinin Cinsiyeti, Erkekler Devlet, Kadınlar Aile Kurar, İletişim Yayınevi, İstanbul, 2014, p. 114
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« féminité ». Le journal Cumhuriyet (31 Mars 1930), qui était l’organe de diffusion du régime kémaliste, se moquait des femmes qui demandaient le droit de vote avec une caricature
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« Quand les femmes deviennent députées » : Les députés : Nous voulons la parole, nous voulons la parole. La Vice-présidente : Attendez s’il vous plaît que je mette du rouge à lèvre18. Halide Edip a même eu droit à la comparaison de « créature mâle et femelle ».19 Quand Elle a écrit un livre contre Atatürk, on a attaqué sa prétendue origine juive et sa sexualité. En 1928, Orhan Seyfi écrit les phrases suivantes dans le journal Milliyet : « Une créature féminine et masculine comme Madame Halide Edip peut-elle supporter une telle différence ? Cette femme masculine s’est fâchée contre cette négligence car elle ne se contentait ni des travaux masculins ni des travaux féminins. »20 Dans son article consacré à la révolution 17
https://www.google.fr/search?q=kadinlar+mebus+olunca&client=opera&source=ln ms&tbm=isch&sa=X&ved=0ahUKEwikhKHP5dDdAhXMzoUKHT8GDmAQ_AU ICigB&biw=1326&bih=627#imgrc=o9d6DbJ_upTQMM : (08.01.2015) 18 Cumhuriyet gazetesi, 31 Mart 1930 http://belgelerlegercektarih.com/2016/07/09/kemalist-rejimin-hasta-ettigi-kadinsecme-ve-secilme-hakki/ (08.01.2015) 19 Sancar Serpil, Türk Modernleşmesinin Cinsiyeti, Erkekler Devlet, Kadınlar Aile Kurar, İletişim Yayınevi, İstanbul, 2014, p. 170 20 Ibid, p. 170
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d’Atatürk « Atatürk ihtilali », Mahmut Esat Bozkurt dit : « Mme Halide Edip montre le chemin à Atatürk. Au lieu de se mêler des affaires des hommes, elle ferait mieux de s’occuper de la littérature et de ses jolis romans. Ainsi, elle serait plus bénéfique pour le pays. »21 Même si Halide Edip est une féministe, elle a voulu résoudre les problèmes des femmes avec une approche militaire et nationaliste. Pendant la guerre, elle est montée jusqu’au grade de sergent-major et a reçu la médaille de l’indépendance pour les services rendus. Son côté nationaliste a aidé et a nourri le gouvernement patriarcal contre lequel elle croyait lutter. Elle a défini la nouvelle femme que la république voulait créer.
Les femmes politiques de gauche de la période républicaine Sabiha Sertel (1895-1968) La première journaliste turque Sabiha Sertel rencontre Halide Edip Adıvar pour lui demander d’écrire des articles pour la revue Görüşler (Les points de vue). Halide Edip Adıvar qui a été obligée de quitter la Turquie en 1926 et qui a vécu jusqu’en 1939 en France et en Angleterre22 répond ainsi à Sabiha Sertel : « Moi aussi, je suis pour la formation d’un régime démocratique dans le pays. Ce système de dictature est un système crée par Atatürk. À cause de notre opposition, nous avons été obligés de quitter le pays. Je ne crois pas qu’İnönü donnera ces libertés. C’est un acrobate de la politique. Un jour, il est le chef d’un système totalitaire, le lendemain il soutient la démocratie. Et un autre jour il emploie des méthodes fascistes... »23. À cette époque, Sabiha Sertel est mondialement connue. Elle défend le féminisme dans Büyük Mecmua (Le grand journal)24. La revue Voix Européenne lui a demandé d’écrire un article sur la situation de la femme turque.25 Comme Suat Derviş, elle a beaucoup lutté contre la structure patriarcale du gouvernement avec son identité 21
Bozkurt Mahmut Esat, Atatürk İhtilali https://fr.scribd.com/doc/201659915/Mahmut-Esat-Bozkurt-Ataturk-İhtilali (13.04.2016). 22 Önertoy Olcay, Cumhuriyet Dönemi Türk Roman ve Öyküsü, Türkiye İş Bankası Kültür Yayınları, İstanbul, 1984, p. 12 23 Sertel Sabiha, Roman Gibi, Can yayınları, İstanbul, 2015, p. 172 24 Sancar Serpil, Türk Modernleşmesinin Cinsiyeti, Erkekler Devlet, Kadınlar Aile Kurar, İletişim Yayınevi, İstanbul, 2014, p. 105 25 Sertel Sabiha, Roman Gibi, Can yayınları, İstanbul, 2015, p. 171
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féminine et féministe. Elle envoie un article à la revue Voix Européenne. Şükrü Kaya, le ministre de l’intérieur les réprimande elle et Suat Derviş pour avoir écrit pour cette revue communiste.26 De plus, Sabiha Sertel a été convoquée par le parquet général pour son article intitulé « Le contrôle des naissances » publié dans la revue Sevimli Ay (Le mois adoré). Elle avait utilisé un pseudonyme masculin car il n’était pas souhaitable qu’un tel article soit écrit par une femme. C’est pourquoi son cousin maternel a prétendu être l’auteur de cet article. Car à cette époque, en 1926, le contrôle des naissances était interdit par la loi.27 Lorsqu’on lui demande d’écrire une lettre pour permettre la distribution de la revue Resimli Ay, Sabiha Sertel accepte de signer ce courrier, mais on lui annonce que la signature d’une femme n’est pas acceptable. Elle affirme alors que le Code civil lui a donné ce droit. Malgré cela un homme qui s’occupait du courrier dans la rédaction est appelé pour témoigner à sa place. Le contenu du Code civil de 1926 soulève des questions à l’époque. À la suite de cette affaire Sabiha Sertel écrit dans la revue Resimli Ay l’article intitulé « Ben insan değil miyim ? » (Ne suis-je pas un être humain ?). Elle soutient les droits de la femme à la citoyenneté et à l’humanité. Elle dit que le droit de témoigner de la femme n’existe pas dans la charia. Cependant, il existe dans le code civil mais malheureusement il n’est pas appliqué. Suat Derviş (1903-1972) Suat Derviş est une auteure, femme politique et journaliste. Elle est née en 1903 à Constantinople dans une famille aristocratique. Elle a vécu à Berlin de 1919 à 1920. Les années 1935-1936 sont celles où Mussolini est au pouvoir en Italie et Hitler en Allemagne. Pendant ces années, les pays s’arment. En Turquie, les femmes ont obtenu le droit de vote en 1934 et le 1 mars 1935 le parlement turc a dix-huit députées. Pendant ces années difficiles entre deux guerres Şükufe Nihal, Sabiha Sertelet Suat Derviş ont continué à diffuser les idées des femmes intellectuelles. Pendant cette période Suat Derviş est jugée pour ses liens avec la branche d’Ankara du Parti communiste avant d’être emprisonnée. Son roman Hiç (Rien) a été publié en 1939. À partir de ce moment, et pendant environ trente ans aucune maison d’édition n’accepte de publier les 26
Ibid, p. 174-175 Ibid, p. 106
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romans de Derviş. En 1941, Suat Derviş est arrêté. Ensuite, elle écrit sous un autre pseudonyme. Elle explique ainsi la raison de son arrestation : « Parce que j’avais détesté la deuxième guerre mondiale qui se débarrassé du fascisme et du nazisme, parce que j’avais lutté tant que j’avais pu, parce que j’avais été la seule prisonnière parmi les six cents prisonniers dans des prisons militaires, parce que j’avais été une des cinq fondatrices du syndicat de presse... »28. Des femmes politiques républicaines de gauche Sabiha Sertel Suat Derviş La première journaliste professionnelle de Turquie. Défend le féminisme ?
Selon l’écrivain le seul but de la femme est de servir sa patrie.
A gardé le silence. Elles ont été humiliées à cause de leur « féminité ».
Communiste. Défend le féminisme ?
Des femmes politiques républicaines de droite Nezihe Muhittin Militante ottomane et turque des droits des femmes, journaliste, écrivaine et dirigeante politique. Défend le féminisme ?
Halide Edip Adıvar Une approche militaire et nationaliste. Défend le féminisme ?
Nous voyons que l’écrivaine n’a pas une vision différente de la Suat Derviş est l’une « maternité ». Nous des auteures qui a été pensons que Elles voulaient améliorer la précurseur dans les vie familiale des femmes. l’approche nouvelles et le roman « nationaliste » de turcs. l’écrivaine a influencé sa notion de la « maternité ». Et elle a créé des femmes asexuées et les a vantées. Selon l’auteure, ces femmes qui n’ont Son but est de propager les d’autre objectif que de idées de la « maternité » et de servir la patrie ne la « femme au foyer ». peuvent pas avoir de désir sexuel. Pour les deux sexes, l’« amour de la patrie » est plus fort que les autres désirs. Toutefois le gouvernement l’a refusé. A gardé le silence. Elle est arrêtée. A gardé le silence. Elles ont été humiliées Elles ont été Elle est morte dans un asile à cause de leur humiliées à cause de psychiatrique. « féminité ». leur « féminité ». Elles ont été humiliées à cause de leur « féminité ».
Les femmes écrivaines politiques de la république telles que Halide Edip Adıvar, Nezihe Muhiddin, Suat Derviş et Sabiha Sertel se sont 28
Ünlü Mahir, Özcan Ömer, 20. Yüzyıl Türk Edebiyatı 1, İnkılap kitapevi, İstanbul, 1988, p. 337
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battues pour les droits des femmes, mais elles ont été humiliées par les hommes politiques ou les écrivains. Elles ont été jugées dans les tribunaux. Pendant ce travail, j’ai vu que rien n’a changé jusqu’à nos jours depuis le début de la république. De nos jours, Aslı Erdoğan qui reçoit aussi le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes 2018 et qui s’engage dans la défense des droits humains, des droits des femmes, dénonce des viols de jeunes kurdes par la police turque et était en prison pour plus de quatre mois de détention préventive en 2016. Necmiye Alpay est linguiste. Elle a été accusée d’être membre d’une organisation terroriste. Après plus de quatre mois de détention préventive, la romancière turque Aslı Erdogan et la linguiste Necmiye Alpay ont quitté la prison. Eren Keskin est une avocate et vice-présidente de l’Association turque des droits humains (IHD). Pınar Selek est une militante, sociologue, antimilitariste, féministe et écrivaine turque, vivant en exil en France depuis 2008. Cependant il faut dire que ces femmes engagées, de nos jours, ne partagent pas les mêmes idées que Halide Edip Adıvar, Nezihe Muhiddin, Suat Derviş et Sabiha Sertel. Par exemple, Asli Erdoğan et Pınar Selek s’intéressent aux concept du genre, à la masculinité et à la fémininité et écrivent à ce sujet. Pour elles, maternité et féminité ont une autre signification. Ce travail nous a montré que le concept du genre est toujours lié au « pouvoir», au « militarisme», au « nationalisme» et à la« religion». C’est pour cela que le concept du genre traite de ces notions. Il y a quelque chose d’étrange. La nationaliste Halide Edip Adıvar et Nezihe Muhiddin, Suat Derviş qui était de gauche et Sabiha Sertel, n’ont pas vraiment critiqué ces notions. Bien au contraire, elles étaient d’accord d’être la mère de la nation. Elles ont voulu être la meilleure mère pour la nation. Nezihe Muhiddin est d’accord avec Halide Edip et même avec Sabiha Sertel et Suat Derviş. Aucune de ces écrivaines ne voit l’utilisation par les régimes de la fonction idéologique de la femme dans l’expression « la politique démographique ». Ainsi, elles ont rejoint le projet du kémalisme et du nationalisme. La période que nous analysons n’a pas donné de vraies libertés aux femmes et les femmes politiques n’ont pas compris les vraies libertés féminines. La politique a toujours été vue comme une activité masculine et avait une signification patriarcale. C’est pour cette raison que les femmes politiques ont toujours été marginalisées et le gouvernement n’a jamais souhaité les voir dans la politique. Cette situation perdure 158
de nos jours. Le pouvoir utilise toujours les femmes et a toujours peur des femmes.
Bibliographie Berktay Fatmagül, Tarihin Cinsiyeti, Metis Yayınları, İstanbul, 2003, 231 p. Bozkurt Mahmut Esat, Atatürk İhtilali https://fr.scribd.com/doc/201659915/Mahmut-Esat-BozkurtAtaturk-İhtilali (13.04.2016). Caporal Bernard, Kemalizmde ve Kemalizm Sonrasında Türk Kadını – II (1919-1970), traduit par : Ercan Eyüpoğlu, Cumhuriyet, İstanbul, 1999, 160 p. Güç Hüseyin, Feminist Hareketin Öznesi Nezihe Muhittin Hayatı ve Romancılığı, Etüt Yayınları, Samsun, 2017, 128 p. Muhittin Nezihe, Türk Kadını, in Ayşegül Baykan, Belma ÖtüşBaskett, Nezihe Muhittin ve Türk Kadını 1931, İletişim Yayıncılık, İstanbul, 2016, 114 p. Önertoy Olcay, Cumhuriyet Dönemi Türk Roman ve Öyküsü, Türkiye İş Bankası Kültür Yayınları, İstanbul, 1984, 397 p. Sancar Serpil, Türk Modernleşmesinin Cinsiyeti, Erkekler Devlet, Kadınlar Aile Kurar, İletişim Yayınevi, İstanbul, 2014, 339 p. Sertel Sabiha, Roman Gibi, Can yayınları, İstanbul, 2015, 358 p. Shaw Stanford J, Shaw Ezel Kural, Osmanlı İmparatorluğu ve Modern Türkiye, Cilt 2, traduit par Mehmet Harmancı, E yayınları, İstanbul, 2017, 575 p. Toprak Zafer, Türkiye’de Kadın Özgürlüğü ve Feminizm (1908-1935), Tarih Vakfı Yurt Yayınları, İstanbul, 2015, 582 p. Ünlü Mahir, Özcan Ömer, 20. Yüzyıl Türk Edebiyatı 1, İnkılap kitapevi, İstanbul, 1988, 439 p.
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Colette apolitique : un mythe ? Corentin Zurlo-Truche
Colette est généralement reléguée au rang des auteurs dont la part de politique reste, dans leurs œuvres, fortement négligeable voire inexistante. « Éloignée toute [s]a vie de la politique1 », elle ne cesse de revendiquer une neutralité en matière d’idées et d’idéologie. Bien qu’elle ait souhaité se soustraire à toute forme d’engagement, les propos tenus par des écrivains qui l’admirent ont renforcé l’idée d’une Colette apolitique. Aragon, par exemple, ne craint pas d’affirmer qu’elle est « indifférente à l’histoire » ; Cocteau, ensuite, proclame à sa mort une louange ambiguë : « En politique, Mme Colette n’a pas besoin d’être blanchie parce qu’elle est blanche. […]. Elle est seule. Seule elle fut. Seule elle reste2. » Tels aveux ont pour conséquence de soutenir l’image d’un écrivain retiré, hors de son temps, affairé à puiser sa matière littéraire dans la nature, les bêtes et la mémoire, sans que soit interrogé cet apolitisme. De « mythe », il est bien question. L’apolitisme de Colette est un topos rebattu sur l’œuvre, topos que ses contemporains, en un discours bien masculin, ont élégamment recouvert du voile de l’éloge, topos que la critique a, pendant des décennies, occulté au profit de thèmes passant pour strictement « colettiens ». Évincer la question de la politique, et pour l’auteure et pour l’œuvre, c’est oublier un certain nombre d’éléments. D’abord, Colette a côtoyé toute sa vie les milieux politiques. Enfant, elle accompagne son père, le Capitaine Colette, dans ses désastreuses campagnes municipales qui ne lui apportent qu’échec et désagrément. Mariée, elle fréquente les hautes sphères politiques avec son second mari, le baron Henry de Jouvenel, qui fut tour à tour sénateur de la 1
Colette, citée par Elisabeth Gilet, « Colette journaliste », Cahiers Colette, n°19, Actes du colloque Colette 1935-1954, 1997, p. 212. 2 Jean Cocteau, « Colette », Discours de réception à l’Académie royale de Belgique, 1er octobre 1955.
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Corrèze puis ministre3. Ensuite, c’est minimiser l’importance des questionnements genrés qui sous-tendent son œuvre et oublier les articles journalistiques écrits durant la Seconde Guerre mondiale pour un public exclusivement féminin. Son œuvre, bien loin de ne véhiculer aucune idée, bien loin d’être réticente à toute forme de constat sur la société et l’histoire de son temps, laisse entrevoir une impossibilité à être vraiment apolitique. Il convient donc d’interroger, sans réduire l’œuvre à quelques textes, ce qui peut ressortir de la politique chez Colette tout en considérant cette dénégation farouchement partisane qu’elle proclame. La neutralité fait valoir un rapport à la politique beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Ce rapport complexe prend la forme, en première instance, d’un discours sur le milieu et les politiciens que l’on analysera comme la marque d’une critique à l’égard de l’idéologie et de l’esprit de système. La visée humoristique des textes colettiens fait pendant à des collaborations diverses et éclectiques dans des journaux qui peinent à la positionner, de manière nette, sur l’échiquier politique. Mais la singularité de Colette serait de ne pas « politiser » ses idées, en ayant recours à la fiction pour interroger les représentations des sexes et leur place dans la société. Cette originalité attire l’attention sur des éléments discrets, faisant de la politique une zone d’ombre qui, a priori, possède une ampleur considérable peutêtre moins en termes de taille que de poids.
La politique comme discours Colette se méfie des politiciens et des idéologues car elle voit en eux le signe patent d’un asservissement et d’une systématisation de penser que Yannick Resch a observé4. Celle qui chemine soi-disant « seule » est pourtant plongée, par son métier de journaliste, au cœur du milieu politique qu’elle va dépeindre à travers les acteurs qui l’animent5. On le voit, Colette adopte un discours critique que 3
Elle fréquente, dans ces années, de nombreux hommes politiques, plus ou moins importants. Voir à ce sujet Gérard Bonal, « Hommes politiques », pages 547 et suivantes, Dictionnaire Colette, sous la direction de Guy Ducrey et Jacques Dupont, Paris, Classiques Garnier, 2018. 4 Yannick Resch, « L’anti-intellectualisme de Colette : faiblesse ou privilège ? », Cahiers Colette, n°27, 2005, p. 131-139. 5 Colette journaliste, texte établi, présenté et annoté par Gérard Bonal et Frédéric Maget, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Libretto », 2010.
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conforte sa position d’observatrice. Ressortissant d’une forme de spectacle, le débat à l’Assemblée nationale se déroule dans un hémicycle devenu scène, où les députés sont des acteurs tantôt sérieux, tantôt badins : « Le spectacle, émouvant, instructif, n’est pas solennel. […] Un ex-cheminot, à la tribune ne manque ni de fantaisie dans les images, ni de gauche violence dans l’expression, mais dès que des rires l’assaillent, ou les invectives, il se colle contre le bureau du président, à l’ombre de Deschanel, et boude, les mains au dos, comme si on lui avait chipé ses billes6. » Puis c’est au tour des femmes politiciennes à être décrites, autres actrices de ce théâtre : « Je sais bien que de tout temps les femmes ont montré de la curiosité, un goût tripoteur et ingénieux pour l’intrigue et la politique. Cela ne suffit pas à expliquer – j’allais dire à excuser – leur présence ici, aujourd’hui. Elles sont vraiment beaucoup – elles sont trop7. » Puis : « Elles ne font rien, et elles n’ont pas l’air oisif. Un long dressage semble leur avoir appris à remplacer l’action par la vivacité, et la pensée par la conversation8. » Dans ce théâtre républicain, masculin et féminin jouent un rôle, feignent l’occupation, comblent le silence d’une logorrhée relativement insoutenable. Colette regarde avec suspicion ces femmes virilisées qui s’intéressent aux choses de la politique et qui rappellent ces « lesbiennes viriles » dont elle parlera dans Le Pur et l’impur. Si « la représentation […] déstabilise beaucoup de frontières9 », il en va de même pour ce spectacle politique qui semble uniformiser les sexes. Il n’y a donc qu’un rôle à jouer, celui de faire mine de parler voire de piailler. Et Colette de chercher avec difficultés et embarras l’utilité de tels débats parlementaires. Ce rôle unique associe alors « foule » et « politique » dès le début du recueil. Alors qu’elle assiste à un défilé de l’armée, Colette, insensible aux signes particuliers qui caractérisent la marche des régiments, préfère s’attarder à la « mystérieuse beauté du mouvement humain, par masses prodiguées », à « l’attrait du nombre, la géométrie rigide »10 6
Colette, « À la chambre des députés », Dans la foule, Œuvres, sous la direction de Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, tome II, p. 593. Toutes les références renverront à cette édition, publiée en quatre tomes, respectivement en 1984, 1986, 1991, 2001. 7 Ibid., p. 599. 8 Ibid., p. 601. 9 Gabriele Klein, « Qu’est-ce qu’une performance au juste ? », p. 6. Cité dans Écriture, performance et théâtralité dans l’œuvre de George Sand, sous la direction de Catherine Nesci et Olivier Bara, ELLUG, Université Stendhal, 2014, p. 9. 10 Colette, Dans la foule, Pl, II, p. 597.
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que forment ces corps réunis. À ces textes conjuguant regard critique et regard humoristique, Colette adopte un ethos complexe, se faisant à la fois juge impartial et voyeuse amusée de ces choses de la politique, à la fois immergée « dans la foule » et paradoxalement en retrait de cette dernière. Solidement appuyé par le titre du recueil, ce regard extérieur témoigne d’une expérience inédite dans un milieu qu’elle connaît de loin. Colette se méfie sinon du milieu politique du moins des acteurs qui le font vivre, l’ébranlent de péripéties mordantes et le bousculent par leur soif de pouvoir. Au-delà de ces articles où l’anecdote a bonne place, elle voit dans la politique le signe d’un asservissement intellectuel. Pour l’écrivain, l’idéologie est signe d’assujettissement. Le souvenir d’un politique en témoigne : « [Un] homme politique aimait me hausser jusqu’à des idées générales, du moins il y tâchait. Je m’y efforçais aussi, pas longtemps. Je crois qu’il m’eût trouvée médiocre en beaucoup de choses, s’il n’eût aimé autant un de mes livres, La Naissance du jour, – et qu’il eût souhaité élargir (moi je disais : borner) ma vie à quelque grande idée qui m’eût servi quasi de religion, de dignité, d’inspiration11. » La posture d’infériorité qu’adopte Colette fait sourire, d’autant que se trouve énoncée une contradiction liée à sa condition de femme : elle ne peut vraiment penser contrairement à l’homme. En un piquant retournement, cette contradiction est mise à mal par la supériorité que la femme acquiert par la littérature, le texte supplantant aisément « toute grande idée » qui ne peuvent régir ni l’être ni l’œuvre littéraire12. Une fois ce fil tiré, on voit un lien apparaître avec une anecdote citée précisément dans La Naissance du jour. Alors qu’un de ses maris lui demande pourquoi elle n’écrit que des fictions sentimentales, Colette rétorque : « Qu’elle était judicieuse, la remontrance d’un de mes maris : "Mais tu ne peux donc pas écrire un livre qui ne soit d’amour, d’adultère, de collage miincestueux, de rupture ?"13 » L’auteure se heurte certes à la différence entre les sexes mais plus encore la problématise en prenant pour objet le terrain littéraire lui-même. Aux hommes la politique, aux femmes la
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Colette, Le Fanal bleu, Pl, IV, p. 968. On pense à cette « valorisation du féminin » dont parle Christine Planté, Table ronde, La Littérature en bas-bleus. Romancières sous la Restauration et la Monarchie de Juillet (1815-1848), sous la direction d’Andrea Del Lungo et Brigitte Louichon, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 423. 13 Colette, La Naissance du jour, Pl, III, p. 285. 12
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littérature sentimentale14 ? Cette répartition ne tient pas à une idée propre à Colette mais à une assimilation de la différence de sexes qui, dans la première moitié du XXe siècle, est toujours solidement établie. C’est en quoi la tentative masculine de faire penser la femme, ou de la faire écrire sur des sujets sérieux, est une manifestation visible de cette politique qui de facto évince les femmes – quelques cas de femmes viriles mises à part, comme on l’a vu. Dès lors, l’écrivain se trouve condamné au silence lors d’une soirée avec des hommes politiques : « Mais bientôt une commune passion, chez les uns avouée, chez les autres secrète, entraînait les deux ou trois hommes présents et je ne faisais aucun effort pour les suivre ni pour les retenir. […] J’acceptais de bonne grâce l’espèce de solitude où l’âpre conversation masculine me reléguait. Ma tâche me devenait aimable, pareille à celle des femmes de la campagne qui servent les hommes à leur retour des champs15. » Le discours masculin – discours d’autorité comme on le sait – exclut d’emblée la femme et hiérarchise, une fois encore, les sexes. Si l’homme pense la politique, la femme ne le pourrait – Colette se plaçant en retrait pour mieux décrire ces hommes. « Lorsque vers quarante-cinq ans, une femme n’a pas mordu à la politique, il n’y a guère de chances pour que l’appétit, plus tard, lui en vienne16. » Est énoncé ici un désintérêt pour la politique qui prend la forme d’une rencontre manquée. Mais de manière significative, Colette illustre la passion dont les politiciens sont envahis – la dévoration émerge derrière les termes « mordre », « appétit ». Et pourtant, il reviendra à Colette d’obtenir un poste de directrice de chroniques au journal Le Matin, comme il lui reviendra de collaborer avec plus d’une vingtaine de journaux et revues aux idées politiques bien divergentes. Ces collaborations, nombreuses, éclectiques, ne peuvent dessiner une idéologie politique mais permettent de rétablir Colette dans l’actualité historique de son temps. Ce lien étroit qui unit l’auteure et son temps insiste davantage sur la place occupée par Colette pendant les guerres et complexifie encore l’apolitisme apparent de son œuvre. En 1914, elle écrit de nombreux articles sur la place des femmes
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Voir Martine Reid, Des femmes en littérature, Paris, Éditions Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2010. 15 Colette, « André Maginot », Trait pour trait, Pl, IV, p. 932. 16 Ibid., p. 932.
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mobilisées à l’arrière17, reconnaissant leur obstination à tenir le rang et le métier dévolus à l’homme, parti au front pour une période indéterminée. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle écrit des articles destinés à un lectorat féminin, qu’elle reprendra plus tard dans Paris de ma fenêtre et De ma fenêtre. Ces articles, séparés les uns des autres par autant de bouleversements sociaux et politiques, esquissent le discours complexe de Colette sur la place de la femme. Alors qu’en 1914, elle loue sa force physique et morale, en 1940, elle constate : « La longue et meurtrière guerre, il y a vingt-six ans, appela les femmes à la place des hommes combattants ou immolés. Elles s’y maintinrent par le magnifique effort physique et moral que l’on sait et dont elles-mêmes ne se croyaient pas capables. Depuis la femme n’a pas pensé, elle s’est refusée à penser qu’un jour reviendrait où on lui demanderait de chercher sa grandeur au sein d’un petit foyer18. » Et un peu plus loin : Mais elle dut se former à tous les apprentissages rapides, accepter l’atmosphère des usines, s’acclimater aux vestiaires, aux réfectoires, au vacarme du labeur en commun, aux froissements qui lui venaient des compagnes et des compagnons, à la sécheresse des relations bureaucratiques. Admirez ce qu’elle obtint d’elle-même en si peu d’années ! Pour aguerrie, elle l’est. Mais elle ne sait plus ce qu’elle obtint d’elle-même en si peu d’années ! Pour aguerrie, elle l’est. Mais elle ne sait plus ce que c’est que la solitude laborieuse ni le silence. […] Elle y [au travail] acquiert et y augmente sa valeur, au détriment de sa personnalité19.
Tel est énoncé un paradoxe assez troublant où Colette, tout en reconnaissant l’épanouissement des femmes au travail – ce qu’on retrouvera dans ses fictions, pensons à Edmée dans La Fin de Chéri –, affirme qu’elles s’oublient quelque peu. Ce geste problématique d’essentialisation, que certains analyseront comme un recul, est à ne pas s’y tromper à interpréter au regard d’une donnée biographique indispensable : Colette est, à cette époque, vieillissante, et son lectorat est aux prises avec les turpitudes et les effrois de la guerre. La femme
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Voir Colette, Les Heures longues, Pl, II. Voir aussi Cahiers Colette, n°39, Actes du colloque Colette, une femme dans la Grande Guerre, 2018, à paraître. 18 Colette, Paris de ma fenêtre, Pl IV, p. 582. 19 Ibid., p. 582-583.
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peut donc retrouver une identité, selon l’auteure, dans l’intimité du foyer, lieu rassurant et symbolique en ces temps troublés20. Par le biais d’un discours sur la politique et ses acteurs, et par le biais d’anecdotes véhiculant les poncifs sur le genre, Colette apparaît peu ou prou moins apolitique. Celle qui revendiquait une neutralité totale et une méconnaissance à l’égard de la politique côtoyait ce milieu et des idées s’infiltraient dans ses productions littéraires. La soi-disant neutralité idéologique de Colette ne tient donc pas, surtout concernant la place des femmes, surtout en matière de différence des sexes, une différence que l’écrivain pensera sur le terrain de la fiction romanesque.
Fiction et politique La production romanesque de Colette passe généralement comme dépourvue de réflexions sur des idées politiques ou historiques. Derrière ce constat se déploie tout un réseau de commentaires liés en partie à l’histoire littéraire en France et à la répartition sexuée des genres littéraires. On rappellera ici la détermination du genre romanesque comme genre « féminin » ainsi que la répartition, en littérature, des thèmes « publics » réservés aux hommes qui restent « des domaines interdits aux femmes : religion, histoire, politique, tragédie, épopée, genres poétiques élevés21 ». S’il est vrai que les héroïnes colettiennes paraissent désengagées des conflits de leur temps, ramenées qu’elles sont à des problèmes d’ordre psychologique qui recouvrent une crise sentimentale liée aux conflits entre sexes, il en va autrement pour le lecteur qui considère leur place et leur rôle dans un ensemble plus vaste, un ensemble historique, social et politique. En intégrant ses héroïnes dans l’histoire de leur temps – indépendance financière, indépendance maritale par exemple –, l’écrivain déjoue toute lecture apolitique. En effet, il convient de chercher, dans le roman, ce qui relève du politique et voir comment 20
« Colette ne refuse-t-elle pas surtout cette surcharge que s’inflige la femme émancipée en train de devenir une prolétaire surexploitée, si ce n’est déjà une "superwoman" exténuée et dépressive ? Sous des accents traditionnalistes, c’est le "charme" que Colette tente de sauver – contre la société de consommation et de surproduction. » Julia Kristeva, Colette, le génie féminin 3, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2004, p. 433-434. 21 Christine Planté, La Petite sœur de Balzac, Presses universitaires de Lyon, 1989, rééd. 2015, p. 197. Voir le chapitre « Écrire comme un homme, écrire comme une femme », p. 196-221.
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l’auteure pose assurément des questions lourdes de sens pour la société et la place de la femme dans cette dernière. Claudine à l’école (1900), « Gribiche » (1933) et Julie de Carneilhan (1941) constituent une sorte de triade où le politique est visible. L’évolution de la matière romanesque invite à interroger différemment ces trois textes et à interpréter l’émergence d’idées politiques ou du domaine politique selon le contexte dans lequel s’ancre chacun de ces textes. Dans Claudine à l’école, la politique apparaît sous les traits d’un député dissipé, volontiers séducteur avec les jeunes filles de Montigny, et dans une scène où un ministre vient visiter le village avec sa délégation. S’il a longtemps été question d’un antirépublicanisme, c’est bien à cause de cette peinture satirique des hommes politiques et de l’école laïque22. Toutefois, la critique à l’œuvre dans Claudine à l’école ne revêt pas un jugement sur la IIIe République à proprement parler mais sur ses acteurs masculins. Colette, par la focalisation interne, montre avec ironie l’appétit sexuel du député et les jugements ironiques d’une Claudine qui, trop rusée, ne se laisse pas séduire. Cette représentation du politique amène au moins deux remarques : la première est la volonté de Willy d’injecter, ci et là, des anecdotes grivoises qui concourent au caractère piquant et audacieux du roman ; la seconde est le besoin commercial de servir aux lecteurs de la Belle Époque des récits usant du « cru et du faisandé23 », fussent-ils assez rosses pour épingler quelques vignettes politiques dans un temps où la politique est chamboulée par des scandales sulfureux. Cette représentation du politique n’est pas très éloignée de la nôtre et en ce sens l’œuvre colettienne résonne étrangement avec notre temps. « Gribiche » est une nouvelle qui, par son sujet, rattache directement Colette à la politique. Son argument est simple : Gribiche, jeune artiste de music-hall, décède d’un avortement clandestin. En quelques pages seulement, la nouvelle permet à Colette de revenir sur ces années de music-hall qu’elle a délaissé au moins depuis L’Envers du music-hall et d’insister sur l’illusion dont elle fut la victime : « Tout n’y était pas joie, tout n’y était pas si pur que je l’ai décrit24. » La narratrice, « Colettevili », assiste avec incompréhension à la lente agonie de la jeune fille, agonie qui est due à un avortement qui ne sera 22
Voir Paul d’Hollander, note 2, Claudine à l’école, Pl, I, p. 1249. Marc Angenot, Le cru et le faisandé. Sexe, discours social et littérature à la Belle Époque, Paris, Éditions Labord, coll. « Archives du futur », 1986. 24 Colette, « Gribiche », Bella-Vista, Pl, III, p. 1149. 23
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jamais explicitement nommé comme tel, jamais explicitement détaillé. La suggestion autorise donc la dénonciation et offre « à la fois la banalité et le tragique25 » de cette histoire. En peignant les souffrances puis la mort d’une jeune actrice, l’auteure dénonce d’une part le carcan social imposé par une loi archaïque, d’autre part la vie désastreuse de ces femmes déclassées où vie d’artiste rime presque toujours avec prostitution. Il reste toutefois à situer cette nouvelle dans un ensemble plus vaste : l’histoire littéraire. « Gribiche » prend place aux côtés de la description clinique qu’offre Céline dans Voyage au bout de la nuit et à la description personnelle que donne Violette Leduc dans Ravages. En évinçant détails médicaux, souffrances physiques, épanchement personnel, Colette se place en témoin extérieur apte à décrire la scène non avec emphase mais avec minimalisme. En suggérant l’horreur par des détails et en la taisant farouchement, elle laisse au lecteur le soin de se représenter l’atrocité d’un tel acte, atrocité qui résulte d’une pratique jamais précisément nommée. Le silence de la narratrice et des personnages fait donc pendant au « silence » que connaît la société depuis des siècles : l’avortement n’est jamais nommé comme tel. La nouvelle, dans son ensemble, peut être interprétée comme une dénonciation des pratiques meurtrières auxquelles s’adonnent des praticiens en tout genre. « La dame à la tisane », celle qui a fourni à Gribiche les plantes provoquant sa mort, n’est autre que sa mère, une mère qui affirme avec désespoir : « On dirait, ma parole, que le siècle n’avance pas26 ! » Cette absence d’avancée vaut autant pour la loi en vigueur, que pour les pratiques menées. Aussi la nouvelle est-elle indirectement rattachée au paysage social et politique de son temps, un temps qui par bien des aspects reste empêché, un temps qui permet à Colette de représenter la misère dont elle a été témoin sans pour autant faire de la nouvelle un récit militant. La suspension du jugement est une donnée fondamentale de l’éthique colettienne. Quelques années plus tard, Colette publie Julie de Carneilhan, roman fondé sur une sordide intrigue financière. Si son second mari Henry de Jouvenel semble avoir donné ses traits au politicien Herbert d’Espivant, le roman pose des questions liées à la condition de la femme. « Je ne raisonne pas sur la guerre. Ce n’est pas l’affaire d’une femme, de raisonner sur la guerre27 » nous dit l’héroïne. Par cette 25
Martine Charreyre, « Avortement », Dictionnaire Colette, op. cit., p. 85. Colette, « Gribiche », Pl, III, p. 1165. 27 Nous soulignons. Colette, Julie de Carneilhan, Pl, IV, p. 265. 26
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formule qui sonne comme une maxime, Julie rappelle deux clichés liés aux caractéristiques des sexes telles qu’elles ont été établies par la société : le premier concerne la raison qui est attribuée à l’homme – la femme étant sentimentale –, le second les thèmes répartis entre les sexes – la guerre étant un sujet sérieux, un sujet « masculin ». Par ce verbe « raisonner »28, Colette souligne la répartition sexuée sur laquelle se fonde toute la société et, plus encore, attire l’attention sur la hantise inspirée par l’esprit de système et les idéologues. Le roman va travailler à renverser cette répartition en faisant de l’homme un être inférieur. Dans la fiction, le politicien Herbert d’Espivant, prêt à toutes les combines pour obtenir la ronde somme d’un million, ne raisonne à proprement parler sur rien. Le discours du personnage montre son intérêt pour l’argent et son ignorance des sentiments d’autrui, notamment de l’amour que lui porte son ancienne épouse. A contrario, la femme raisonne sur l’argent – signe masculin fort – comme le prouve Marianne, type de femme qui « paye » mais « ne donne pas »29. La femme n’est plus le sexe du don mais le sexe qui maîtrise les cordons de la bourse et réfléchit les dépenses. Colette constate les bouleversements liés à la répartition effective des sexes et annonce, par cette fiction, l’émancipation économique de la femme déjà montrée dans d’autres fictions mais perçue cette fois-ci comme une force intégrant la sémiologie du personnage. Dans ce roman, masculin et féminin échangent leurs caractéristiques habituelles, compliquant le sens à donner à l’escroquerie financière qui réussit au politicien. En faisant triompher l’homme, Colette n’achève pas seulement une fiction économique où l’argent redevient un signe masculin, elle renvoie la femme vers ce qu’il y a de plus beau, un domaine natal préservé des affres de la capitale et de la politique, où les mésententes entre sexes ne seraient plus30. Cette présence discrète du politique dans la fiction mérite à être mis en perspective avec la vision qu’a Colette du rôle de l’écrivain. On en trouve une belle définition dans un court texte intitulé « Le Poète » où, pendant la guerre, un jeune homme délivre des messages de soutien 28
Martine Reid, op. cit., p. 174-175. Ibid., p. 243. 30 Voir Marie-Françoise Berthu-Courtivron, « Le retour au pays natal dans l’œuvre de Colette », Colette : Nouvelles approches critiques, Actes du colloque de Sarrebruck, 22 et 23 juin 1984, réunis et publiés par Bernard Bray, Paris, Éditions A.-G. Nizet, 1986, p. 139-150. Voir aussi notre article « À l’ombre de Balzac : Colette et l’argent », Cahiers Colette, n°38, p. 125-147. 29
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sur les ondes radiophoniques : « Solitaire, exalté, Tonin se donnait tout entier à la mission du poète : oublier la réalité, promettre au monde des prodiges, chanter les victoires et nier la mort31. » Son refus de la politique se comprend mieux au regard de cette mission que l’écrivain se fixe : faire oublier le réel. Le lien avec l’Histoire et la politique s’établit donc discrètement. Yannick Resch avait raison quand elle voyait derrière l’anti-intellectualisme de l’auteure le lieu d’un projet poétique où Colette entendait chanter le banal, l’existence. Tout en souscrivant à cette thèse, l’accent peut être mis sur quelques thèmes qui intègrent peu ou prou la politique, thèmes qui émergent de manière subreptice et fugace en donnant l’image d’une Colette attentive aux avancées de son temps. Il y a bien un « mythe » à déconstruire32, pour qui aborde l’œuvre de Colette avec un besoin de contextualisation et d’intégration dans ce vaste ensemble qu’est l’époque complexe qui l’a vue naître. Comme souvent chez Colette, le paradoxe s’impose, solide et tenace : tout en se disant apolitique, l’auteure n’en exploite pas moins des idées que l’on reconnaît aujourd’hui comme politiques, tant elles innervent un débat essentiellement social qui questionne la place des femmes et leur condition dans la société. Elle est, à sa manière et d’une certaine manière, politique. Penser l’articulation entre le discours sur la politique et la fiction permet de saisir le lien ambigu que l’écrivain maintient avec ce domaine qu’elle aborde tantôt de loin, tantôt de près. L’œuvre colettienne intériorise des questions – l’avortement, l’accession de la femme à l’argent – plus ou moins politiques, qu’il faut relier entre elles pour la réintégrer dans son contexte littéraire et plus généralement historique. En maintenant ce « mythe », on répète un cliché véhiculé par ses pairs ainsi qu’un lieu commun assujetti à l’œuvre : les thèmes convenus séduisent toujours en ce qu’ils sont rassurants. Saisir ce qui, sur un mode mineur, rattache cette œuvre à la politique, c’est faire le constat que « tout concourt à l’histoire », que « tout est histoire, même les romans qui semblent se rattacher en rien aux situations politiques qui les voient éclore »33.
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Colette, « Le Poète », Journal à rebours, Pl, IV, p. 122. Ce mythe est en partie déconstruit par Julia Kristeva qui, dans son chapitre VIII intitulé « Un peu de politique, quand même », pointe du doigt quelques thèmes politiques dont l’importance est minimisée par le « quand même » du titre. Julia Kristeva, op cit., p. 431-475. 33 George Sand, Histoire de ma vie, cité par Christine Planté, op. cit., p. 214. 32
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Bibliographie Colette, Œuvres, sous la direction de Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, tome II. Dictionnaire Colette, sous la direction de Guy Ducrey et Jacques Dupont, Paris, Classiques Garnier, 2018. Julia Kristeva, Le génie féminin, 3. Colette, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004. Christine Planté, La Petite sœur de Balzac [1989], Presses universitaires de Lyon, rééd. 2015. Martine Reid, Des femmes en littérature, Paris, Éditions Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2010. Yannick Resch, « L’anti-intellectualisme de Colette : faiblesse ou privilège ? », Cahiers Colette, n°27, 2005, p. 131-139.
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COMBATS D’AUJOURD’HUI
Femmes et politique, femmes politiques : quelles places pour les femmes ? Gisèle Halimi, le parcours d’une combattante Florence Costecalde
Zeiza, Gisèle, Elise Taïeb est née de parents très pauvres, en Tunisie, à la Goulette, en 1927 d’une famille juive (juive espagnole par sa mère, chassés d’Espagne en 1492 par Isabelle la Catholique, mère dont le père était rabbin) et son père né dans une famille berbère judaïsée ; ses parents optent pour la France et viendront s’y installer à l’Indépendance (Nice/Paris). Gisèle mène dès le plus jeune âge un combat âpre et têtu pour se faire une place à l’intérieur de sa propre famille, dans son milieu puis dans la société tunisienne colonisée et enfin dans la France coloniale et post-coloniale. Surtout, en tant qu’avocate, elle sut transformer certains procès en leur donnant une dimension politique c’est-à-dire : au-delà des personnes défendues et des aspects particuliers que présente toujours une affaire, elle sut prendre appui sur l’opinion publique pour forcer le législateur à modifier la loi et également forcer les autorités à ne plus faire appliquer une loi caduque c’est-à-dire mener un combat progressiste et entériner les idées progressistes de la société dans la loi.
Se faire une place Place dans sa propre famille (Puisque c’est une fille !) Son père, Edouard, refuse qu’elle soit née fille et, à ses amis qui lui demandent si sa femme, Fortunée surnommée Fritna a accouché, il dit « Toujours pas ! ». Cela dure quinze jours. Elle n’est pourtant pas la première née et le couple Edouard/ Fortunée s’est réjoui d’avoir un fils comme aîné.
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Leur mère, Fortunée, aimera leurs trois fils mais n’exprimera jamais ses sentiments envers ses deux filles, Gisèle, et sa sœur plus jeune de quatre ans, Gaby. Leur père, même déçu au départ, sera le plus aimant des deux. Gisèle Taïeb, future Halimi, cherchera à percer le mystère de ce manque d’amour maternel jusqu’aux derniers instants de la vie de sa mère. C’est sans doute la pierre de touche de sa personnalité. Ce combat qu’elle mène et mènera contre les injustices, trouve sans doute son origine dans cette recherche incessante : pourquoi sa mère ne l’aimait-elle pas ? (« quête éperdue » seront les mots qu’elle utilisera dans le livre qu’elle consacre à sa mère, livre intitulé Fritna publié en 19991.) A l’âge de dix ans, Gisèle fait une grève de la faim illimitée pour faire pression sur ses parents. Ce qu’elle veut obtenir ? Ne plus servir ses frères à table. Ne plus faire le lit de ses frères. Ne plus faire le ménage. Ne plus faire la vaisselle. Elle refuse d’apprendre à coudre. « Je m’arc-boutais dans le rejet d’un ordre. Les tenants de cet ordre cédèrent très vite, confrontés à un phénomène qui échappait, par son étrangeté, à tout traitement connu. Ma mère redit la malédiction d’avoir engendré un garçon manqué, mon père s’en prit aux maléfices des livres (…). Ils faisaient de moi une révoltée ».2 Les parents en viennent très vite à la conclusion que leur fille est anormale, qu’elle est folle.
« Aujourd’hui, j’ai gagné mon premier bout de liberté », écrit-elle dans son Journal intime. Se faire une place dans son propre milieu Il lui faut gagner l’estime de son père : « Il nous trouvait vives, intelligentes, jolies.»3 Il lui faut gagner le droit de s’éloigner de la foi : à l’âge de dix ans, elle décide de ne pas embrasser la mezuza avant de partir en classe et fait le pari que malgré tout elle aura une bonne note en rédaction. Et elle arrive première : « Dieu a perdu », se dit-elle. 4 « De ce momentlà naquit en moi une sorte d’assurance précoce dans mes études, dans mes relations familiales, dans mes jeux. Mes parents se lamentaient : « Elle blasphème, l’insolente ! ». Je venais de conquérir ma première 1
Fritna 1999, page 219 Le Lait de l’oranger, 1988 3 Fritna, page 19 4 Le Lait de l’oranger p. 28 2
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part de liberté. »5 Elle doit lutter contre la culpabilité : la mort de son petit frère, André, mort à l’âge de deux ans alors que Gisèle en a quatre et que les enfants sont sous la surveillance d’une fillette de douze ans en l’absence des parents partis se balader sur la plage. André, le petit frère, renverse sur lui accidentellement le contenu d’une cafetière bouillante et mourra de ses brûlures. Il avait, pour s’aider à marcher, pris le petit fauteuil en osier de sa sœur Gisèle, fauteuil avec lequel il percuta la cuisinière à charbon et la cafetière instable placée sur le réchaud.6 Leur mère, Fortunée, associe Gisèle à cette mort, à cause du fauteuil d’osier. Elle se bat pour éviter le destin tout tracé qui est celui des filles dans la société tunisienne des années 40 : se marier, apprendre à tenir un ménage. A 14 ans, on lui trouve un mari, un riche marchand d’huiles qui a 36 ans et possède deux voitures. Elle repousse le mariage et convainc ses parents de ne pas la marier. Elle s’émancipe par la lecture vers l’âge de 13 ans en installant une veilleuse à ras-de-terre dans la chambre qu’elle partage avec sa sœur et elle dévore les livres pendant une partie de la nuit.7 Se faire une place dans la Tunisie coloniale puis à Paris « Ne pas sortir de sa sphère », disent ses parents. « Cela résumait toute la morale et toute l’humilité qui s’imposaient à nous».8 Elle est giflée et insultée : Gisèle revient de l’école avec des marques de gifles sur les joues. Son père l’interroge puis va voir la directrice de l’école. L’institutrice avoue avoir proféré des injures racistes et être responsable de mauvais traitements. Edouard menace d’envoyer une lettre au Résident général et à l’Elysée9. Elle est témoin à 10 ans, de la répression du 9 avril 1938, à Tunis. Avec Edouard, la veille, elle assiste aux discours de Bourguiba et d’autres leaders qui haranguent la foule et demandent un Parlement, des libertés démocratiques, un gouvernement. Tout est calme, l’atmosphère est joyeuse. Mais des tanks cernent les places publiques. Des camions militaires sont stationnés le long des rues. Le lendemain, délibérément et froidement, la troupe tire sur de nombreux civils et 5
Le Lait de l’oranger p.29 Fritna page 40 7 Le Lait de l’oranger, éditions Gallimard, 1988, page 40 8 Le Lait de l’oranger p.57 9 Le Lait de l’oranger p.60 6
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procède à l’humiliation de certains arabes érudits. Son père leur raconte que de nombreux intellectuels ont été arrêtés et déportés dans un désert du Sud de la Tunisie. Ses parents ne partagent pas les idées indépendantistes mais elle assistera à des réunions politiques chez un de ses oncles paternels qui affiche ses idées communistes dès 1943 et soutient, lui, les Indépendantistes (à une époque où la Tunisie était occupée par les Allemands). Elle se formera politiquement à son contact. Paris : une fois la Seconde guerre finie, Gisèle Taïeb part pour Paris en 1945, à 18 ans, pour y poursuivre son Droit. Elle découvre les préjugés racistes de certains Français, et des tracts qui accusent les Juifs de la défaite de 1940. Sa logeuse est antisémite. Gisèle travaille comme téléphoniste la nuit et suit ses études, de jour. De retour en Tunisie, elle est reçue au barreau de Tunis en 1949. Elle prend fait et cause pour les indépendantistes tunisiens et elle vient les défendre avec toute la ténacité qu’elle possède. De nombreux avocats cherchent une façon d’échapper à cette défense risquée. Le bâtonnier cherche à lui confier d’autres affaires. Elle est si jeune ! Mais elle refuse avec fermeté. En 1956, elle intègre le barreau de Paris et épouse Paul Halimi dont elle aura deux enfants Jean-Yves Halimi et Serge Halimi. Une fois la Tunisie indépendante (20 mars 1956), Gisèle tourne ses pas vers l’Algérie, la défense de militants du FLN et des simples citoyens raflés anonymement. … Mais il y a trop à dire. Sa vie est tellement riche ! Aussi, vais-je détailler les deux dimensions suivantes : le combat de Gisèle Halimi pour révéler et dénoncer la pratique de la torture que l’Etat français tendait à généraliser en Algérie puis je développerai le combat de Gisèle Halimi pour la dépénalisation de l’avortement, au sein de l’association Choisir la cause des femmes, autour de l’exemple du procès de Bobigny.
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Révéler et dénoncer la pratique de la torture que l’Etat français tendait à généraliser en Algérie et dénoncer les pouvoirs spéciaux de l’armée Je développerai un exemple particulièrement révélateur, le procès qui se tint à El Halia en Algérie, près de Constantine, raconté dans Le Lait de l’oranger10. Les faits remontent au 20 août 1955. Le procès aura lieu en plusieurs temps, de Février à Octobre 1958. Voici comment tout a commencé : au mois de Janvier 1958, Gisèle Halimi est contactée par courrier : celui qui écrit est un jeune Algérien condamné à mort. Il a été arrêté longtemps après les faits, maintenu au secret pendant onze mois. Il a signé des aveux arrachés par la violence. Et ils sont, comme lui quarante-quatre, à vouloir être défendus dans leur prison de Philippeville. Dans un village du Constantinois, El Halia, des émeutes avaient éclaté dans une mine de fer et avaient donné lieu à un massacre. Il y eut 35 morts dont 10 enfants. Le préfet avait fait évacuer des milliers de personnes. La police et les militaires avaient arrêté en aveugles. Gisèle Halimi n’a pas encore trente ans. Elle est pourtant déjà rompue à ces sortes d’affaires. Comme je l’ai mentionné, elle a commencé comme avocate au barreau de Tunis, et avait été envoyée pour défendre des militants indépendantistes, –qui sont en fait, le plus souvent, des paysans, des manifestants pris au hasard dans la foule. En prenant connaissance du dossier de El Halia, elle se demande comment ces accusés, -qui n’ont pas été arrêtés tout de suite-, ont pu continuer à vivre à la mine, au côté des familles de victimes qui avaient survécu aux massacres. C’est sa première intuition, son premier indice. Elle accepte de défendre les accusés. La date d’audience est fixée au 17 février 1958. Elle n’a que quelques semaines pour agir. Elle sait qu’elle ne pourra pas vraiment compter sur ses confrères algériens, menacés, déplacés, ou incarcérés. Elle se rend donc chez un confrère de Paris, Léo Matarasso, avocat courageux et engagé qui est prêt à la suivre en Algérie pour plaider. Il est d’accord avec la ligne de défense qu’elle propose. Faire de ce procès un procès politique : et, à partir de là, deux cas de figure : si les accusés sont vraiment coupables, au moins ils auront pu exercer leur droit à exprimer leur but : d’arracher l’indépendance de leur pays. En cas d’innocence, ce sera le procès de l’impunité supposée des 10
Le Lait de l’Oranger, éditions Gallimard, chapitre 4 pp.115-164
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militaires, la dénonciation de la torture et de la sauvagerie de la répression. En 1958, Gisèle Halimi est mère de famille, mariée, divorcée. Elle confie ses deux enfants à ses parents et se rend à El Halia, puisque le Tribunal de Constantine a voulu se transporter sur les lieux-mêmes du drame. A leur arrivée, aucun hôtelier ne veut les loger. Malgré tout, comme quelqu’un se propose, la foule menace d’incendier l’hôtel. Gisèle Halimi fait donc une déclaration à la presse pour signaler que, s’il le faut, les avocats dormiront sur des lits de camp, dans la salle d’audience. Le bâtonnier de Philippeville se sent donc un peu obligé de loger Léo Matarasso, tandis que Maître Halimi sera hébergée chez un avocat désigné par sa hiérarchie. Le journal Le Monde est présent. Il titre : « Un des procès les plus importants auxquels a donné lieu la rébellion algérienne.» Le combat se révèle épuisant. La haine de toute la ville les submerge. Ils sont les « complices des tueurs ». La petite salle du tribunal peine à accueillir tout ce monde : quarante-quatre accusés (plus trente autres jugés par contumace), quinze avocats dont un seul algérien, cinquante témoins, ainsi que des journalistes venus de métropole, et des CRS qui cernent les lieux. Onze juges qui sont des officiers sans compétence juridique. Ils considèrent que la loi de la république est un encombrement. Les quarante-quatre accusés risquent tous la peine de mort. La comparution des témoins commence, assortie de photos qui circulent entre la défense et l’accusation, photos toutes plus atroces les unes que les autres. Les témoins décrivent l’arme du crime. Ils désignent leur coupable dans la foule. Gisèle Halimi examine les clichés et elle sent pour la première fois sa motivation fléchir. Mais une intuition naît dans l’esprit de Gisèle Halimi et de Léo Matarasso. Ils perçoivent la première faille de l’accusation : le rapport d’autopsie ne cadre pas avec les déclarations des témoins. Sur les fiches du médecin légiste, quatre victimes sont mortes par utilisation d’un objet tranchant. Or les témoins parlent de mort par balles. De plus, aucune pièce à conviction n’a été retrouvée sur place à l’époque des faits. Aucune arme. Aucune empreinte. Comment est-ce possible ? Il faut donc exhumer les quatre cadavres et faire pratiquer l’autopsie par d’autres médecins légistes. A la reprise de l’audience, le nouveau médecin légiste confirme que les quatre cadavres ont bien été tués par balles. Le premier
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médecin légiste a livré de fausses constatations ; le docteur avoue « avoir mélangé les fiches des cadavres ». La défense plaide l’acquittement car l’enquête fut entachée de violences et de trucages. Et le verdict tombe. Il est encore plus sévère qu’attendu : quinze condamnés à mort, vingt-et-un travaux forcés. Tous signent le recours en cassation. Un mois plus tard, l’affaire est portée devant le tribunal de Cassation d’Alger, qui ordonne que l’affaire soit rejugée devant le Tribunal militaire de Constantine. Il faut préciser le contexte : entre le premier procès (Février) et le 2ème procès (Octobre), la situation avait beaucoup changé : -Henri Alleg, militant communiste algérien, directeur du journal clandestin du PC, L’Alger républicain (journal interdit en 1955 et le PCAlgérien dissout). Henri Alleg avait fait paraître son livre La Question aux Editions de Minuit en Février 58. Ce texte fut la bombe éditoriale que l’on sait (20 000 exemplaires épuisés en 15 jours). Sorti le 18 février 1958, le livre est saisi le 27 mars 1958. Le texte ressortira à la miAvril en Suisse. Entre temps il y avait eu aussi le renforcement des partisans de l’Algérie française, et bien sûr, le putsch d’Alger du 13 mai 58 qui tournait la page de la IVème République et ouvrait celle de la Vème République avec le retour du Général de Gaulle au pouvoir. Le 28 octobre 1958, au Tribunal militaire de Constantine, Gisèle Halimi et Léo Matarasso font face à un nouveau Président du Tribunal. Les trente-huit accusés sont là. Ils clament à nouveau leur innocence. Ils racontent et décrivent les tortures subies. Certains possèdent des alibis irréfutables. La défense met à nouveau l’accent sur l’illégalité de certaines arrestations, l’aspect arbitraire des détentions, la mise au secret, la torture. De nouvelles contradictions apparaissent. La défense demande l’autopsie de cinq nouveaux cadavres. Et là non plus, certains des cadavres exhumés ne correspondent pas à la fiche médico-légale : « Que reste-t-il de cette accusation, de ces débats, de cette enquête qui ont permis que des hommes soient condamnés à mort ou enfermés à vie pour expier un massacre auquel ils n’ont pas participé ? », demande Gisèle Halimi. Le Ministère public énonce le réquisitoire : en l’absence de pièces à conviction, les aveux et les témoignages sont importants. Or ils sont en contradiction avec les autopsies. « Il faut donc croire que les témoignages ont été extorqués par la violence », dit le Commissaire du Gouvernement qui abandonne l’accusation pour trente-et-un accusés. 181
Léo Matarasso plaide : « Seul un verdict d’honneur peut effacer quelque peu la honte de ces procès.» Le délibéré dure huit heures. Le verdict tombe enfin : trente-quatre acquittés mais deux condamnés à mort. Avant de se confronter à un nouveau système de défense pour sauver ces deux hommes, avocats et accusés se laissent aller à la joie : « Il a été affirmé publiquement, pour la première fois dans un tribunal militaire que l’on a torturé en Algérie. Le procès le plus long et le plus sensible de la guerre d’Algérie s’achève sur cet événement », exulte Gisèle. Les deux condamnés à mort bénéficieront de la grâce présidentielle du Général de Gaulle. * Entre 1958 et 1971, Gisèle Halimi poursuit ses combats. Bien d’autres militants et militantes s’organisent et poursuivent la lutte. La loi Neuwirth sur les moyens de contraception est votée en 1967. Le Planning familial se développe. Et Mai 68 est ce moment de convergence qui sert d’accélérateur à l’Histoire. Mais de nombreuses réticences retardent la publication des décrets de loi et il reste difficile d’accéder aux préservatifs, à la pilule. La publicité antinataliste reste interdite, et la loi de 1920, extrêmement sévère et réactionnaire concernant l’avortement demeure en vigueur pour les femmes. Différents événements vont radicalement pousser au changement…
Dépénaliser l’avortement Le 5 Avril 1971, c’est la publication dans le Nouvel Observateur du Manifeste des 343, à l’initiative du MLF : Gisèle Halimi, Catherine Deneuve, Marguerite Duras, Simone de Beauvoir, Françoise Sagan, Delphine Seyrig, Ariane Mnouchkine, Françoise Fabian… pour les célébrités mais aussi quantité de personnes sans aucune notoriété, issues du monde militant, ou bien travaillant dans la précarité. Les femmes signataires affirment publiquement avoir déjà avorté, malgré la loi de 1920 qui pénalise cet acte : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes.
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Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. »
aux
moyens
Certaines de ces 343 femmes ont été inquiétées, convoquées. On ne leur a parfois pas renouvelé leur contrat. Ces femmes téléphonent à Giselle Halimi pour lui demander un soutien. C’est pourquoi elle fonde l’association Choisir pour les défendre et elle y reprend les revendications les plus fortes à l’époque : abolition de la loi de 1920, contraception et éducation au fonctionnement du corps et à la sexualité. Simone de Beauvoir, le professeur Jean Rostand, Christiane Rochefort font partie des membres fondateurs. Delphine Seyrig, Françoise Fabian en sont aussi, ainsi que des militantes du MLF. L’équipe de Choisir reçoit chaque jour de nombreuses lettres de femmes qui veulent témoigner de leur vie, de leur condition. C’est ainsi qu’un jour, elles sont contactées par Michèle Chevalier, la mère de cette jeune fille restée célèbre bien malgré elle sous son simple prénom : Marie-Claire. La situation était à l’époque banale et tragique : cette jeune fille, Marie-Claire Chevalier, avait avorté suite à un viol. Sa mère, Michèle Chevalier, l’avait aidée dans sa démarche malgré la loi de 1920. Dénoncée par l’auteur-même de ce viol, la jeune Marie-Claire est alors inculpée pour avoir fait pratiquer un avortement illégal. Sa mère et ses deux collègues sont inculpées pour complicité, une quatrième est inculpée pour avoir pratiqué l’avortement. Michèle Chevalier découvre alors les combats d’une avocate au barreau de Paris, Gisèle Halimi. Contactée, l’avocate lui répond : « Je vous défendrai mais il vous faudra du courage et de la détermination. »
Un procès politique L’avocate prend le parti, avec l’accord de ses clientes, de transformer ce « fait divers » en véritable procès politique, c’est-à-dire faire le procès de la loi de 1920 et aboutir à la légalisation de l’avortement : « Michèle Chevalier me rassure avec sa voix nette. Toutes les cinq, elles veulent se battre. Elles veulent gagner. Cette fois, je le sais : c’est avec des femmes comme elles, de cette trempe-là, que nous devons faire le procès politique de la loi de 1920. Car un procès où les accusées
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comprennent qu’au-delà de leur propre cas, elles se battent pour défendre une cause, c’est un procès politique. Et c’est un procès politique parce que les accusées se font accusatrices, qu’elles décident de faire du tribunal une tribune et que, au-delà des juges, c’est à l’opinion publique tout entière qu’elles s’adressent. »11
Un procès courageux L’affaire est scindée en deux du fait de la minorité de MarieClaire : la jeune fille est envoyée seule devant le Tribunal pour enfants de Bobigny le 11 octobre 1972, avant le procès des quatre autres femmes. L’audience se tient à huis clos. A l’extérieur, des militants et militantes, le MLF, Choisir et tant d’autres hurlent leur colère : « Libérez Marie-Claire !», « Nous avons toutes avorté ! », « L’Angleterre pour les riches, la prison pour les pauvres ! ». Les slogans retentissent à l’intérieur-même de la salle d’audience. Alors que les femmes issues de milieux aisés pouvaient se faire avorter dans les pays européens limitrophes, les femmes issues des milieux modestes devaient se résoudre à la clandestinité. Après le huis clos du procès, le jugement est rendu en audience publique (Gisèle Halimi obtient qu’un certain nombre de militantes de Choisir très proches des accusées puissent entrer dans la salle d’audience, dont Delphine Seyrig. Elles attendent le verdict dans l’angoisse : « Quelque chose de fondamental se jouait dans cette petite salle de banlieue ».12 Marie-Claire est relaxée, parce qu’elle est considérée, selon les mots du Tribunal, comme ayant souffert de « contraintes d’ordre moral, social, familial, auxquelles elle n’avait pu résister ». Gisèle Halimi commente ainsi la relaxe de Marie-Claire : « Ce verdict était à la fois courageux, tout à fait nouveau sur le plan de la jurisprudence et suffisamment ambigu pour que tous les commentaires puissent aller leur train. » (…) Est-ce que cela ne voulait pas dire, en filigrane, que si Marie-Claire n’avait pas, librement et délibérément choisi d’avorter, c’est que l’absence de contraception, d’éducation sexuelle et l’impossibilité matérielle d’assumer une naissance ne lui avaient pas laissé d’autre choix que l’avortement ? Pour moi, elle ne faisait aucun doute. Parce que j’en avais longuement parlé avec Marie11 12
La Cause des femmes, édition Folio, p.113-114 La Cause des femmes, édition Folio, p.106
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Claire et parce qu’elle-même, à l’audience avait été très précise. Elle avait d’abord très crânement tenu tête au procureur qui tentait de la désarçonner. (…) On voulait lui faire dire que sa mère l’avait obligée à avorter. Elle rejetait cette thèse, tellement commode : les contraintes « familiales » !, et rappelait qu’au contraire sa mère lui avait d’abord proposé de garder l’enfant. »13
Pour les quatre femmes dont Michèle Chevalier, ainsi que les deux collègues travaillant dans le métro et la femme qui avait pratiqué l’avortement, le procès se tient en audience publique. Il se déroule 8 Novembre 1972. Le président du Tribunal, Joseph Casanova, pose des questions à Mme Bambuk, qui avait pratiqué l’avortement : Le Président du Tribunal : -« Comment avez-vous procédé ? » Mme Bambuk : -« Monsieur le président, je suis allée chez Marie-Claire et je lui ai d’abord mis un speculum… » Le Président : -« Le speculum, vous le lui avez mis dans la bouche ? »….
Gisèle Halimi commente ainsi cet épisode : « Risible, absurde, certes, mais scandaleux en définitive ! C’est ce qui me faisait dire au cours de ma plaidoirie : « messieurs, regardez-vous et regardeznous… Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes pour parler de quoi ? De leur utérus, de leurs maternités, de leurs avortements, de leur exigence d’être physiquement libres… est-ce que l’injustice ne commence pas par là ? »14 Michèle Chevalier est condamnée à 500 francs d’amende avec sursis. Ses deux collègues qui ont revendiqué le fait d’avoir aidé Michèle Chevalier, sont relaxées. La quatrième prévenue, qui avait pratiqué l’avortement, est condamnée à un an de prison avec sursis : « On a voulu entretenir le schisme entre l’avorteuse et l’avortée. » (…) « 500 francs avec sursis, c’était trop peu ou pas assez. Nous avons considéré que c’était trop. »15 Michèle Chevalier fait appel, et Choisir avec elle. Le ministère public fait également appel de ce jugement mais il laissera s’écouler le délai de prescription c’est-à-dire trois années. Cette prescription annule la condamnation de Michèle Chevalier.
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Ibid. p. 106-108 La Cause des femmes, éditions Gallimard, page 122 15 Ibid. p.116 14
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Voici ce qu’écrit notre avocate après, dans la première édition de La Cause des femmes : « Le jugement de Bobigny a fait éclater la loi, qu’on le veuille ou non. A partir de Bobigny, on peut le dire, il n’y a plus de loi de 1920. Elle a volé en morceaux. Depuis, dans tous les autres procès auxquels il m’a été donné d’assister en tant que défenseur, le Tribunal a dû procéder à un bricolage juridique et judiciaire. Nous sommes -c’est évident- dans une période d’incohérence totale du droit. Ainsi, les procès dont Choisir est chargé font l’objet d’un renvoi sine die, ce qui est bien l’aveu, finalement, que cette législation n’est plus applicable en son état actuel. »16
Une des victoires de Bobigny se concrétise pour elle comme ceci : « Cette bataille gagnée a mis fin au silence, à l’humiliation, à la clandestinité surtout. Avant cela, à la clandestinité de l’avortement succédait la clandestinité du procès, la solitude. Après l’expédition chez la faiseuse d’anges, c’était l’expédition d’une affaire banale, comme a dit un Procureur », affaire expédiée dans le silence et le secret.17 Dès lors, l’écho du procès de Bobigny de 1972 allait résonner jusque dans les bancs de l’Assemblée Nationale où l’interruption volontaire de grossesse, après le long et âpre combat de Simone Veil, fut finalement dépénalisée le 17 janvier 1975. J’ai dû laisser de côté de nombreux aspects extrêmement forts des combats judiciaires et politiques de Gisèle Halimi : sa défense de Djamila Boupacha, militante du FLN torturée et violée par les militaires français pendant la guerre d’Algérie (arrêtée en 1960, condamnée à mort puis amnistiée par les Accords d’Evian) ; le procès d’Aix-en-Provence en 1978 : deux jeunes touristes belges venues en vacances à Marseille, Anne et Araceli, se font violer par trois hommes. L’enjeu est de requalifier le délit en crime, qu’on cesse de soupçonner les victimes et de leur renvoyer qu’elles n’ont pas assez lutté contre leurs agresseurs… et qu’elles ont une responsabilité dans le crime qui s’est commis. La loi de 1980 définira le viol et l’attentat à la pudeur comme crimes et non plus comme délits. Laisser de côté également de nombreux aspects passionnants des prises de position et interventions de Gisèle Halimi dans la vie publique et politique au sens plus traditionnel du terme : Gisèle Halimi, proche de Michel Rocard mais aussi de François Mitterrand 16 17
La Cause des femmes, éditions Grasset, 1973 La Cause des femmes, éditions Folio, p.122
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qu’elle soutient dans sa candidature à la Présidentielle en 1965 à travers le MDF (Mouvement Démocratique Féminin), mouvement qui veut unir Socialisme et Féminisme (notamment au côté d’Evelyne Sullerot). De 1981 à 1984, elle sera députée de l’Isère dans le groupe socialiste. A ce titre, elle proposera au vote des autres députés un amendement sur la parité hommes/femmes en politique. Il sera voté à la quasi unanimité mais sera rejeté par le Conseil Constitutionnel. Elle fera partie des déçus de Mitterrand et fera campagne aux élections européennes de 1994 pour Chevènement et le MDC (Mouvement des citoyens). Elle y propose de modifier la Constitution pour y inscrire le principe de parité mais il faudra attendre 1999 pour que la loi voie le jour (le 8 juillet 1999, une révision constitutionnelle ajoute à l’article 3 de la Constitution de 1958 la disposition suivante : "La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives" et prévoit que les partis doivent "contribuer à la mise en œuvre" de ce principe (art. 4). Et puis, je suis allée vite sur un aspect qui me touche particulièrement et qui parlera à beaucoup d’entre nous : Gisèle Halimi, elle aussi, revenait du tribunal les mains chargées de provisions et, non contente de songer à sa plaidoirie, elle songeait, elle aussi, à la liste des courses !
Bibliographie Œuvres de Gisèle Halimi CHOISIR (association), Avortement, une loi en procès : l’affaire de Bobigny, éditions Gallimard, 1973 (sténotypie intégrale du procès) HALIMI Gisèle et BEAUVOIR Simone, Djamila Boupacha, éditions Gallimard, 1962 HALIMI Gisèle, La Cause des femmes, édition Grasset,1973 HALIMI Gisèle, Le Lait de l’oranger, éditions Gallimard, 1988 HALIMI Gisèle, Viol, le procès d’Aix-en-Provence, Gallimard, 1978 HALIMI Gisèle, Fritna, éditions Plon, 1999 Ouvrages sur la condition des femmes BANTIGNY Ludivine, 1968, de grands soirs en petits matins, Seuil, 2018 NEUWIRTH Lucien, Que la vie soit ! Grasset
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PAVARD Bibia, Si je veux quand je veux (Contraception et avortement dans la société française), Presses Universitaires de Rennes, 2012 RIOT-SARCEY Michèle, Histoire du féminisme, éditions La Découverte, 2015 VEIL Simone, Les Hommes aussi s’en souviennent, éditions Stock, 2004 VEIL Simone, Une Vie, éditions Stock, 2007 Sur la guerre d’Algérie ALLEG Henri, La Question, éditions de Minuit, 1958 EINAUDI, La Bataille de Paris, 17 octobre 1961, éditions du Seuil, 1991
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L’identité médiatique des femmes politiques françaises dans la presse écrite française sous les trois dernières présidences Joëlle Constanza
Notre propos est d’étudier l’identité médiatique discursive des femmes politiques françaises dans le discours médiatique de la presse écrite française, l’image médiatique de ces femmes, image médiatique que la presse écrite française construit à travers ses articles et plus précisément à travers l’acte de nomination, c’est-à-dire comment les médias nomment ces femmes quand ils écrivent. Nous relevons les différences de traitement éventuelles dans la construction en discours de cette identité médiatique discursive d’un point de vue diachronique, au cours de la décennie écoulée, et d’un point de vue synchronique en comparaison avec celle des hommes politiques. Nous précisons que les données présentées ici ne sont qu’une ébauche d’un travail plus important mené actuellement sur la nomination des hommes et des femmes politiques dans la presse écrite française sous la Ve République. Nous envisageons pour les personnes politiques deux types d’identité : une identité sociale et une identité médiatique discursive, représentations construites à des niveaux différents1. Cette identité médiatique ne peut se saisir qu’en contexte, elle résulte des discours et des représentations des journalistes qui la construisent dans le contrat médiatique et l’interaction interlocutive. Dans un premier temps, nous nous attachons à définir les deux types d’identité envisagés ainsi que le processus de nomination. Puis nous posons les modalités de constitution des corpus et répertorions rapidement les différents procédés linguistiques mis en œuvre par un locuteur (en l’occurrence un journaliste) pour nommer une personne 1
Notre travail s’appuie essentiellement sur les travaux de Charaudeau.
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politique. Enfin, nous exposons les différences de traitement relevées dans les différents corpus.
L’identité sociale Nous envisageons l’identité sociale d’un homme politique sous deux formes concomitantes : son identité personnelle et son identité politique. Nous définissons l’identité personnelle par l’ensemble des caractéristiques physiques (homme/femme, blanc/noir/asiatique…), des qualités morales, des traits de caractère (orgueilleux, flegmatique, courageux…) et autres particularités qui peuvent définir un individu en tant que tel et qui relèvent pour certaines de la sphère privée. Son identité politique regroupe toutes les informations relatives à ses fonctions électives, à son positionnement politique et à ses engagements, à son itinéraire politique, c’est-à-dire tout ce qui a trait à son rôle public, et qui constitue la sphère publique.
L’identité discursive C’est au fil du discours, à chaque acte d’énonciation que cette identité discursive se construit. Par le processus de nomination, le journaliste locuteur exprime les traits d’identité qu’il sélectionne dans la construction de la présentation des acteurs politiques qu’il convoque dans son propre énoncé. Le plus souvent, c’est l’identité publique qui est annoncée en indiquant le statut politique des personnes dont il est question. Ensuite, le journaliste locuteur peut mettre en avant d’autres traits caractérisants qu’il juge pertinents (âge, profession, caractère, parcours…). Certains traits sont marqués subjectivement et révèlent le positionnement du journaliste quand il réfère à ces tiers. Nous appelons cette identité construite en discours, identité discursive médiatique ou image médiatique puisque construite et donnée à voir par les discours des médias. Cette identité médiatique discursive ne doit pas se confondre et se réduire à l’identité sociale de la personne politique. L’identité sociale est stable et relève pour beaucoup de l’identité politique qui se définit essentiellement en termes de statuts, de rôles, de fonctions électives. Si l’identité sociale sert d’ancrage à l’identité médiatique, cette dernière est construite et déterminée dans le discours et ne peut être saisie qu’en contexte. Elle n’est saisissable que dans les manifestations discursives qui l’élaborent. Cette représentation n’est 190
pas stable, mais au contraire dynamique, elle n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se constitue par touches successives, elle évolue au fil des actes discursifs successifs, elle est toujours en renégociation.
La nomination C’est dans l’acte de nomination et notamment dans le choix paradigmatique que nous repérons le processus de construction de cette identité médiatique discursive. Les différentes dénominations et désignations sont autant de traces de l’activité discursive de la construction identitaire de l’image médiatique que les journaux construisent pour chaque personne politique, représentation comme lieu de stratégies et d’enjeux. Cette identité médiatique discursive n’est donc pas l’identité de l’homme ou de de la femme politique, seulement le regard, la vision du journaliste sur cette personne en fonction des attentes postulées de son lectorat. Cette identité médiatique va donc varier selon le journaliste ou le titre. Le journaliste nomme les hommes politiques et c’est par l’intermédiaire de cet acte de nomination que nous pouvons saisir les traces de cette construction interdiscursive et subjective. En effet, en nommant, nous identifions, nous catégorisons, mais nous ne nommons pas l’objet ou la personne pour ce qu’elle est mais nous la nommons par rapport à la représentation que nous nous en faisons (Siblot 1997, 2007). Nommer un objet signifie prendre position par rapport à lui, donner notre point de vue. Et ce que le nom exprime apparait comme la seule chose qu’il puisse dire : les rapports du locuteur à la chose. Le nom ne saurait nommer l’objet « en soi » et ne peut délivrer que la représentation que nous nous en faisons ; il dit ce qu’est l’objet « pour nous », dit nos rapports à son égard. (Siblot 1997 : 52)
Le journaliste dispose d’un ensemble de dénominations et désignations, d’un paradigme désignationnel (Mortureux 1993), paradigme non défini par avance dans lequel il fait un double choix : un premier choix référentiel et un deuxième idéologique. Au cours de l’énoncé, les politiques ne sont pas identifiés par une seule dénomination mais par plusieurs formes. Nous avons à la base une identité sociale permanente, traduite par le nom propre, puis souvent par la fonction politique, dénominations sur lesquelles viennent se greffer, s’additionner d’autres formes, liées au discours, au point du vue du locuteur. En effet, si le rôle du journaliste est de 191
rapporter des faits et des dits de l’espace politique, il n’en demeure pas moins qu’il a une visée informative qui inclut une dimension didactique, une fonction d’explication et d’éclairage en direction d’une instance réceptrice, les citoyens lecteurs. L’enjeu de crédibilité voudrait qu’il le fasse de la façon la plus impartiale possible, « qu’il explique sans esprit partisan et sans volonté d’influencer son lecteur » (Charaudeau 2006 : 33). Mais l’enjeu de captation met à mal ce principe de distanciation et de neutralité. Utiliser telle dénomination ou telle désignation pour désigner une personne relève donc de stratégies argumentatives, d’un positionnement idéologique du locuteur. Le discours n’échappe pas à la subjectivité car tout choix implique une prise de position et cette dimension subjective est inhérente à l’activité langagière.
La recherche Pour cette présentation, nous avons sélectionné quatre corpus sur une décennie environ, de 2007 à 2017, correspondant à six gouvernements sous trois présidences : Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron. Les corpus sont constitués d’articles d’information politique de presse écrite sur cinq titres de presse (nationale et régionale quotidienne) de sensibilité politique différente : Libération, Le Figaro, L’Humanité, Le Monde et La Nouvelle République. Ils correspondent chacun à des moments discursifs précis, observables et délimités dans le temps (trois jours) : des remaniements ministériels. Corpus 1 : le remaniement de juin 2007 du gouvernement Fillon 2 sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Corpus 2 : le remaniement de novembre 2010 du gouvernement Fillon 3 sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Corpus 3 : les remaniements d’avril et d’août 2014 des gouvernements Valls 1 et 2 sous la présidence de François Hollande. Corpus 4 : les remaniements de mai et juin 2017 des gouvernements Philippe 1 et 2 sous la présidence d’Emmanuel Macron. Nos objectifs de recherche sont multiples. Il s’agit pour nous d’étudier l’activité de nomination dans le discours médiatique de la
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presse écrite2. Mais au-delà du simple inventaire des différents procédés linguistiques mis en œuvre par un locuteur dans l’acte de nomination, il s’agit de repérer et d’observer le processus d’élaboration de l’identité médiatique discursive et de voir enfin si la presse écrite construit une image médiatique identique pour un homme politique ou pour une femme politique. Nous pouvons, dans un premier temps, voir comment se répartissent les hommes et les femmes dans ces différents gouvernements. Gouvernement Fillon 2 2007
Gouvernement Fillon 3 2010
Gouvernements Valls 1 et 2 2014
19 hommes 11 femmes 3 ministères régaliens confiés à des femmes : l’Intérieur, l’Économie et la Justice
19 hommes 11 femmes 2 ministères régaliens confiés à des femmes : les Affaires étrangères et l’Économie
Valls 1 : 16 hommes 14 femmes Valls 2 : 18 hommes 15 femmes 1 seul ministère régalien la Justice
Gouvernements Philippe 1 et 2 2017 Philippe 1 : 11 hommes 11 femmes 1 ministère régalien : les Armées Philippe 2 : 14 hommes 15 femmes 2 ministères régaliens : la Justice et les Armées
Si les hommes sont nettement plus nombreux que les femmes dans les gouvernements Fillon 2 et 3, nous remarquons que les deux groupes s’équilibrent dans les gouvernements Valls 1 et 2 et que nous obtenons la parité dans le gouvernement Philippe 1. Si nous pouvons nous réjouir de ce fait, il faut néanmoins remarquer que la gestion des ministères régaliens était davantage confiée à des femmes sous la présidence de Nicolas Sarkozy alors que leur nombre était moindre au sein des gouvernements et que le gouvernement Philippe 1 qui affiche la parité n’a qu’un ministère régalien, celui des Armées, sous une houlette féminine. Il est à rappeler que les premières femmes à être nommées à un gouvernement en tant que secrétaires d’État3 le furent en 1936 dans le premier gouvernement du Front populaire de Léon Blum et que la 2
Envisagé comme genre discursif dans la tradition de l’Ecole française d’analyse du discours. 3 Il s’agissait de Cécile Brunschvicg à l’Education nationale, Irène Joliot-Curie à la Recherche scientifique et Suzanne Lacore à la Protection de l’enfance.
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première femme à être nommée ministre en France fut Germaine Poinso-Chapuis, ministre de la Santé dans le premier gouvernement Schuman en 1947. C’est depuis 1995, avec le gouvernement d’Alain Juppé, que les femmes sont plus nombreuses dans les instances ministérielles même si elles ont d’abord été nommées à des postes de secrétariat d’État ou cantonnées à des ministères que l’on considère plus en lien avec la gent féminine : Santé, Affaires sociales, Solidarité nationale… Nous observons la même chose au niveau local où les femmes dans les équipes municipales sont souvent reléguées à la petite enfance, à la famille, aux affaires sociales… Devant l’impossibilité d’exposer ici tous les hommes et les femmes politiques des différents corpus, nous avons sélectionné dans chacun, quatre à six femmes politiques ainsi qu’un homme politique pour servir éventuellement de comparaison. Corpus 1 Juin 2007 Gouvernement Fillon 2
Corpus 2 Novembre 2010 Gouvernement Fillon 3
Christine Lagarde Christine Boutin Fadela Amara Rama Yade
Nathalie KosciuskoMorizet Chantal Jouanno Fadela Amara Rama Yade
Jean-Marie Bockel
Brice Hortefeux
Corpus 3 Avril et août 2014 Gouvernements Valls 1 et 2 Ségolène Royal Christiane Taubira Marisol Touraine Najat VallaudBelkacem Fleur Pellerin Stéphane Le Foll
Corpus 4 Mai et juin 2017 Gouvernements Philippe 1 et 2 Muriel Pénicaud Laura Flessel Marlène Schiappa Agnès Buzin Florence Parly Nicole Belloubet Jean-Michel Blanquer
Dans un premier temps, nous avons fait l’inventaire de toutes les formes linguistiques qu’un journaliste peut convoquer dans son discours pour nommer les hommes et les femmes politiques4. Des noms propres Dans cette catégorie, nous relevons : – Des noms propres complets. La forme « prénom + patronyme » est la plus courante, car traditionnellement, c’est la forme (dans cet ordre) en usage pour présenter ou appeler quelqu’un en France. 4
L’inventaire complet des procédés linguistiques englobe des noms propres (nom propre complet, patronyme seul, prénom), des noms propres expansés, des abréviations ou surnoms, des expressions descriptives, des périphrases, des métonymies et des pronoms.
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(1) Fadela Amara est aussi remerciée. (Le Figaro, 15/11/2010)
– Des patronymes seuls. La présence de patronyme seul est assez courante car elle correspond à la règle de l’économie et s’accorde avec le rythme vif de l’écriture journalistique. (2) Borloo n’a pas dit un mot. Yade avait un voile de tristesse dans le regard. Bachelot a affiché le sourire du vainqueur durant toute la journée. (Le Figaro, 16/11/2010)
– Des prénoms seuls : le prénom est d’habitude réservé à l’intimité, aux relations amicales ou familiales et s’utilise dans la sphère privée et il est, de ce fait, assez inattendu de le trouver. Néanmoins, les journalistes citent beaucoup et rapportent des dires introduits, notamment de proches d’où la présence parfois de prénoms. (3) Ramatoulaye – son prénom complet – pensait qu’un Noir ne pouvait pas vraiment réussir une carrière politique en France. (Le Figaro, 20/06/2007)
Des acronymes ou abréviations, des surnoms (4) NKM bien partie pour garder le climat. (Titre) (Libération, 17/11/2010)
Des noms propres expansés C’est-à-dire un nom propre accompagné de constructions appositives (en pré-apposition ou post-apposition avec ou sans détermination avec ou sans signe de ponctuation). Pour une bonne identification des personnes citées, le journaliste doit donner le nom propre complet accompagné souvent d’une expansion qui va aider à l’interprétation. (5) L’ancienne socialiste Florence Parly remplace la centriste Sylvie Goulard à l’hôtel de Brienne, partie sur fond d’affaires au Modem. (Libération, 22/06/2017) (6) Elle a écrit le 22 janvier à Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales. (L’Humanité, 3/04/2014)
Des expressions descriptives en emploi seul (7) Cette énarque de 54 ans fait ainsi un retour en politique, quinze ans après avoir quitté Bercy. (Libération, 22/06/2017)
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Le contenu descriptif est dans la majorité des cas relatif à la fonction politique assurée, (8) Il a profité de son premier déplacement avec la nouvelle ministre de l’Économie, Christine Lagarde, pour la charger d’en poursuivre l’étude. (Le Monde, 21/06/2007)
et à l’appartenance politique, (9) Le plus fiable des « Hollandais historiques » saura traduire les mots du président de la République [...] (L’Humanité, 3/04/2014) (10) La nomination de cette femme de gauche, spécialiste des questions économiques, pourrait être interprétée comme un signe [...] (Le Figaro, 22/06/2017)
mais on note une grande variété de thèmes autres comme l’origine géographique, (11) Membre du Conseil constitutionnel depuis le 14 mars 2013, nommée par le président du Sénat de l’époque, le socialiste Jean-Pierre Bel, la Toulousaine siégeait aux côtés de Jean-Louis Debré [...] (Le Figaro, 22/06/2017) (12) La jeune femme, née au Sénégal et fille d’un ancien proche du président Sédar Senghor […] (Libération, 15/11/2010)
la relation d’ordre amical, matrimoniale ou familiale, (13) Il s’y ajoute probablement une intense satisfaction personnelle pour l’ex-compagne de François Hollande, mère de ses quatre enfants. (La Nouvelle République, 3/04/2014)
mais aussi la subjectivité, (14) Les syndicats attendent de voir. Déjà méfiants face à leur bouillant ministre. (L’Humanité, 19/05/2017)
la qualification physique ou morale de la personne nommée, (15) Ce ne serait pas la première fois que l’impertinente refuse une proposition de l’Élysée. (Libération, 16/11/2010)
ou les convictions religieuses. (16) [...] elle qui va travailler sous la tutelle de la ministre Christine Boutin, fervente catholique, proche des mouvements anti-avortement. (L’Humanité, 21/06/2007)
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Des périphrases Le lien référentiel est ponctuel et fixé dans et pour cet énoncé seulement. Le contexte est nécessaire et même obligatoire pour l’interprétation de ces désignations. (17) Deux femmes qui se haïssent, entre les deux un président qui sait que tout geste en direction de celle avec qui il a vécu provoquera l’ire de celle avec qui il partage désormais sa vie. (Le Monde, 3/04/2014)
Des pronoms (18) Elle lance en 2002 un manifeste contre la violence faite aux femmes dans les cités, d’où naitra le mouvement « Ni putes ni soumises » qu’elle préside. (La Nouvelle République, 20/06/2007)
L’analyse Nous avons effectué des comparaisons en synchronie ; pour chaque corpus, nous avons observé les principales caractéristiques des identités médiatiques discursives construites pour les femmes politiques et les possibles différences par rapport à celle d’un homme politique. Nous avons aussi effectué des comparaisons en diachronie ; au fil des quatre corpus, nous avons relevé les variations que l’on pouvait observer dans la manière qu’avait la presse écrite française de construire ces identités médiatiques discursives pour les femmes politiques. Notre travail de description et d’analyse se situe dans la perspective de l’analyse du discours qui prend, comme son nom l’indique, le discours comme objet d’étude et qui se base de fait sur des corpus. Tognini-Bonelli (2001) distingue deux types d’usage de corpus : soit le corpus permet d’exposer, de regrouper des exemples et des descriptions qui vérifient les hypothèses posées en amont de l’analyse, soit la théorie se construit pas à pas en suivant les observations faites sur corpus. Nous postulions avant l’analyse que les actes de nomination et de catégorisation dans le discours médiatique, c’est-àdire l’observation et la description d’une pratique langagière professionnelle, étaient autant de traces du positionnement du journaliste et au-delà du titre de presse et qu’ils participaient et orientaient la construction de l’identité médiatique des hommes et des femmes politiques.
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Dans l’ensemble, nous trouvons les mêmes catégories de dénominations à peu près dans les mêmes ordres de proportions, les quelques différences observées étant minimes et dues à un article de plus ou de moins, comme nous pouvons le voir pour le corpus de 2007 entre Rama Yade et Jean- Marie Bockel, ou en 2010 entre Nathalie Kosciusko-Morizet5 et Brice Hortefeux.
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La seule différence observée se situe dans l’emploi pour Nathalie KosciuskoMorizet de l’abréviation NKM qui correspond seulement à un principe d’économie.
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Pour les hommes et les femmes, les journalistes utilisent aussi bien le nom complet que le patronyme seul qui peut devenir une marque de notoriété, se suffisant à lui-même : (19) Amara, l’atout banlieue (Le Figaro, 20/06/2007) (20) Bockel, ce socialiste qui a renoncé à convertir les siens au blairisme (Le Figaro, 20/06/2007)
L’abréviation en sigle ou en acronyme n’est possible qu’avec les Npr composés (MAM pour Michèle Alliot-Marie ou DSK pour Dominique Strauss-Kahn). Le genre sexué n’est pas un critère discriminatoire et les abréviations correspondent plutôt à une nécessité d’économie. (21) Au remaniement suivant, alors qu’une promotion semblait possible, NKM hérite du portefeuille d’Éric Besson, devenu ministre de l’Immigration. (Le Figaro, 15/11/2010) (22) En cent quarante-sept jours, « NVB » parvient à laisser sa trace avec une loi sur l’égalité entre les hommes et les femmes, promulguée début août. (Libération, 27/08/2014)
De même, les surnoms sont aussi bien attribués aux hommes qu’aux femmes ; il n’y a pas de différence de traitement. (23) Rama Yade, la « Condi Rice » de Sarkozy (Titre) (Le Monde, 21/06/2007)
Le Figaro et Le Monde donnent à plusieurs reprises à Rama Yade ce « surnom » (23), surnom transparent qui renvoie à une correspondance avec une autre femme politique américaine noire. Ce surnom est induit par Sarkozy lui-même dans ses propos, rapportés par Le Monde : « Il y aura deux femmes noires sur la scène internationale : Condi Rice et Rama Yade » ce qui permet aux deux titres de nommer Rama Yade la « Condi Rice française », la « Condi Rice » de Sarkozy…même si la comparaison peut paraitre exagérée au vu du contexte. (24) « Khmère rose », « idéologue du genre », « égérie des ABCD de l’égalité » … La liste des surnoms donnés à Najat Vallaud- Belkacem par l’opposition comme par les troupes de la Manif pour tous […] (Le Figaro, 28/08/2014)
Pour Najat Vallaud-Belkacem (24), tous ces termes renvoient à des appellations peu flatteuses données par l’opposition, à son action passée au gouvernement et à un trait de caractère que lui prêtent ses 199
opposants, à savoir le dogmatisme. La présence des guillemets (et de l’italique ici) est la trace d’une modalisation autonymique, trace d’un discours autre repris dans l’énonciation du journaliste mais marqué comme autre. Le journaliste rapporte ces dénominations mais n’en prend pas la responsabilité. Les expansions sont utilisées aussi bien pour les hommes que pour les femmes politiques moins saillants, moins connus ou pour des titres s’adressant à un lectorat hétérogène, pour aider à les reconnaitre, à les identifier. Dans la majorité des cas, les dénominations ont trait à leur fonction politique (ministre) ou à leur qualification (docteur, professeur, directeur, avocat…). (25) Elle a écrit le 22 janvier à Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales. (L’Humanité, 3/04/2014) (26) […] le directeur de l’École Supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec) et ancien recteur Jean-Michel Blanquer – accessoirement proche de François Baroin – de l’Éducation nationale […] (Le Monde, 19/05/2017)
Les différences observées entre les identités médiatiques féminines et les identités médiatiques masculines et variations entre les corpus La première variation observée entre les quatre corpus concerne la féminisation des noms. Dans le corpus de 2007, la majorité des fonctions était féminisée mais il est possible de trouver encore des masculins pour désigner notamment une ministre, ici Christine Lagarde, (27) Inconnu en 2005, le discret ministre du Commerce extérieur devient la première femme ministre de l’Économie et des Finances. (Le Figaro, 20/06/2007) (28) Avec les journalistes, le ministre ne prend aucun risque. (Le Figaro, 20/06/2007) (29) Le ministre de l’Économie, Christine Lagarde, et son prédécesseur Jean-Louis Borloo. (Le Figaro, 21/06/2007)
ou des féminins peu orthodoxes. (30) Christine Boutin, la pasionaria qui brandissait la Bible dans l’Hémicycle pendant les débats sur le pacs, la fondatrice de l’Alliance pour les droits de la vie pour qui l’avortement est un geste « eugéniste et inhumain », la « consulteur » du Conseil pontifical de la famille, un
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organisme de la Curie romaine fondée par Jean Paul II, travaillera désormais au côté de Fadela Amara […] (Le Monde, 21/06/2007)
Alors que dans les corpus de 2010 et de 2014, toutes les fonctions notamment celle de ministre sont mises au féminin par l’adjonction d’un déterminant féminin, nous relevons dans le corpus de 2017 les féminisations des fonctions, titres, professions… (31) Nicole Belloubet, 61 ans, est une juriste, agrégée de droit public, professeure nommée, au Conseil constitutionnel en février 2013. (La Nouvelle République, 22/06/2017) (32) « Je ne suis dépendante de rien », disait en 2013 l’ardente défenseure du droit des femmes, auteure d’un rapport sur les violences sexuelles à l’école. (Le Monde, 23/06/2017) (33) La médecin Agnès Buzyn hérite, elle, du ministère de la Santé […] (Le Monde, 19/05/2017)
La deuxième variation observée entre les corpus concerne le fait que qu’une femme soit nommée à un poste pour la première fois (à la différence des hommes et pour cause). Ce fait est largement mis en avant surtout dans les premiers corpus. (34) A 51 ans, elle est, en France, la première femme à être nommée ministre de l’Économie et des Finances. (Libération, 20/06/2007) (35) Première femme ministre à Bercy : Christine Lagarde […] (La Nouvelle République, 20/06/2007) (36) Le troisième ministre de l’Éducation nationale du quinquennat Hollande est une femme, la première dans l’histoire de la Rue de Grenelle. (Le Figaro, 27/08/2014) (37) A 36 ans, l’ancienne titulaire du portefeuille de la Jeunesse devient la première femme ministre de l’Éducation nationale. (Le Monde, 28/08/2014)
Nous ne pouvons avoir ce genre de dénominations dans le corpus de 2017 puisque Mme Pénicaud n’est pas la première femme au ministère du Travail ( première femme Martine Aubry en 1991), pareillement pour Mme Parly au ministère des Armées (première femme Michèle Alliot-Marie en 2002), pour Mme Belloubet, garde des Sceaux (première femme Élisabeth Guigou en 1997), pour Mme Flessel au ministère des Sports (première femme Frédérique Bredin en 1991) ou pour Mme Buzin au ministère de la Santé (première femme Germaine Poinso-Chapuis en 1947). Mme Schiappa ne peut pas non 201
plus être vraiment considérée comme la première à ce poste puisque d’autres ministères et d’autres secrétariats d’État ayant une dénomination voisine ont déjà été occupés par d’autres femmes comme Yvette Roudy en 1981 ministre déléguée chargée des Droits de la femme ou Michèle André en 1988, secrétaire d’État chargée des Droits des femmes et de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. Les détails vestimentaires se révèlent être une autre différence de traitement entre les femmes et les hommes politiques et nous relevons des variations entre les corpus. En règle générale, ceux-ci sont très peu courants chez les hommes car il faut reconnaitre que le code vestimentaire pour les hommes est très restreint. Dans le corpus 1 de 2007, les détails vestimentaires sont présents pour les femmes politiques sélectionnées : Christine Lagarde est nommée dans le journal Le Monde, la grande et chic dame en haute couture, La Nouvelle République décrit Christine Lagarde (Économie), ensemble noir et étole fuchsia et Le Figaro rapporte ses tenues élégantes. C’est aussi Le Figaro qui énonce le fait que pour la traditionnelle photo, les ministres féminins sont habillées de noir et de blanc. Libération décrit la tenue vestimentaire de Christine Boutin, en veste de tailleur blanche à fleurs noires alors que Fadela Amara est vêtue d’une saharienne kaki. Le Monde rapporte pour sa part que Fadela Amara porte une veste militaire kaki sur un pantalon noir alors que Christine Boutin arbore une petite croix en or sur son tailleur bleu marine. Nous ne trouvons aucun détail vestimentaire dans les trois autres corpus à l’exception de cet édito de La Nouvelle République d’avril 2014 (corpus 3) qui décrit Ségolène Royal derrière son panache vert (pour la passation de pouvoir) ou son écharpe marinière (sur le péristyle de l’hôtel de Région), des nuées de caméras et de micros. Nous observons de même dans le corpus 1 de 2007 des désignations assez surprenantes pour Rama Yade. Si pour Le Figaro, Rama Yade est la jeune étoile de l’UMP, elle devient dans Libération la belle étoile de Sarkozy. Mieux encore, elle est pour Le Figaro, jeune, brillante, noire et belle à faire chavirer le Sénat, pour Le Monde, une femme jeune (et belle) et pour La Nouvelle République, la belle administratrice du Sénat !6 Dans le corpus 3 de 2014, nous 6
Nous n’avons a priori pas trouvé de désignations équivalentes pour un homme politique français…
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trouvons aussi des désignations tout aussi surprenantes pour référer à Ségolène Royal, la fée Mélusine au pays des elfes, des nains et des trolls, sylphide socialiste et la reine des cœurs revenue en grâce. Le portrait du Monde (corpus 3 de 2014) de Fleur Pellerin est plus étonnant encore car tout y est amalgamé à la suite dans une même phrase : « Rouge à lèvres vif sur carré brun, germanophone, mère d’une petite fille, résidant à Montreuil […] ».
Femmes et diversité Si les femmes sont plus présentes dans les gouvernements depuis 1995, nous pouvons constater, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, une volonté de nommer des femmes, non seulement comme symbole d’un genre mais surtout comme symbole de la diversité avec notamment les nominations de Rachida Dati, Fadela Amara, Rama Yade, Jeannette Bougrab ou Nora Berra. D’ailleurs, dans le corpus de 2007 et celui de 2010, les médias associent très souvent les trois femmes Rachida Dati, Fadela Amara et Rama Yade. Ce sont des femmes politiques, femmes issues de la « diversité » et c’est cette propriété au final, par cette association répétée au fil des discours, qui s’impose. (38) Rachida Dati, Rama Yade, Fadela Amara : en nommant au gouvernement ces trois femmes, respectivement d’origines marocaine, sénégalaise et algérienne […]. Les trois ministres illustrent les capacités d’intégration de la nation. (Le Figaro, 22/06/2007) (39) Rachida Dati, Rama Yade, Fadela Amara : elles incarnent désormais au gouvernement (40) « les minorités visibles »… (La Nouvelle République, 20/06/2007) (41) Alors que le gouvernement Fillon est maintenant doté de trois femmes issues de l’immigration, aucun député d’origine maghrébine et africaine ne siégera dans la nouvelle Assemblée nationale. (La Nouvelle République, 20/06/2007) (42) C’est ce qui explique la fin de l’ouverture ou le départ de ministres à la parole libre, comme Rama Yade, ou Fadela Amara […] (Libération, 16/11/2010) (43) […] de maintenir la promotion de la diversité mise à mal par des départs de Rama Yade et Fadela Amara, et précédemment de Rachida Dati. (Le Monde, 16/11/2010)
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(44) Surtout, Fadela Amara, fondatice de Ni putes ni soumises, quitte le gouvernement, tout comme Rama Yade. (Le Monde, 16/11/2010) (45) Rama Yade et Fadela Amara virées, après que Rachida Dati, l’icône des débuts du quinquennat, eut-elle aussi été débarquée, qui pouvait reprendre le flambeau de la « diversité » ? (Le Monde, 16/11/2010)
Dans le cas de Rama Yade, dans le corpus 1 de 2007, il y a une insistance notamment sur ses origines sénégalaises avec plusieurs allusions à sa couleur : noire, femme et noire, l’« alibi noire ». Ce sont des femmes politiques mais avant tout ce sont des représentantes de la diversité comme s’il était plus facile de nommer des femmes issues de l’immigration que des hommes ; modèles de méritocratie, on peut être femme et arabe ou femme et noire et réussir. Il y a cumul d’identité ou plutôt gommage d’une identité au profit d’une autre. Nous remarquons que cet atout diversité est moins exploité dans les différents titres dans les autres corpus, notamment pour Najat VallaudBelkacem dans le corpus 3 de 2014 pour laquelle les journalistes mettent surtout en avant le fait que c’est la première fois qu’une femme accède à ce poste : Najat Vallaud-Belkacem, première femme ministre de l’Éducation nationale, une femme, la première dans l’histoire de la rue de Grenelle, la première femme ministre de l’Éducation nationale pour Le Figaro, la première femme nommée à ce poste, première femme jamais nommée à ce poste pour Libération, la première femme à poser ses cartons rue de Grenelle, la première femme ministre de l’Éducation nationale, première femme à la tête de cette administration prestigieuse pour Le Monde, première femme à être nommée ministre de l’Éducation nationale pour La Nouvelle République. Néanmoins, son origine est présente car elle est pour Le Figaro, une femme, issue de la diversité, un exemple de l’intégration républicaine et pour Libération, une femme maghrébine comme poids lourd pour gouverner la France. Une autre différence de traitement et de variation entre les corpus concerne les informations personnelles dont le nombre semble aller crescendo au fur et à mesure des corpus. En règle générale, l’âge ou la date de naissance est donné quel que soit le personnage politique. Les diplômes ou le parcours universitaire sont aussi souvent mentionnés. Pour le corpus 1 de 2007, contrairement à ce que nous énoncions précédemment, nous notons beaucoup d’informations personnelles données pour les femmes et les hommes politiques sélectionnés ici. En 204
effet, si Rama Yade est alors déjà connue sur la scène politique, c’est la première fois qu’elle accède à un poste aussi élevé et à des fonctions gouvernementales. Quant à Fadela Amara, connue elle aussi pour ses engagements politiques plutôt de gauche avec la création de l’association Ni putes ni soumises, son ralliement à un gouvernement de droite et à Nicolas Sarkozy a de quoi surprendre et intriguer. Nous apprenons donc que Rama Yade est née à Dakar au Sénégal, le 13 décembre 1976 mais élevée modestement par sa mère dans une cité de Colombes (Hauts-de-Seine) et qu’elle est mariée avec un socialiste, que Fadela Amara est née le 25 avril 1964 à Clermont-Ferrand (Puyde-Dôme), d’un père algérien arrivé en France en 1955, fille d’immigrés kabyles analphabètes et qu’elle est musulmane alors que Christine Boutin est catholique. Curieusement, c’est sur Jean-Marie Bockel, notre homme politique sélectionné, que nous apprenons le plus d’informations personnelles, peut-être parce que son passage de l’opposition, du parti socialiste au gouvernement Fillon est alors vécu comme un séisme ce qui le rend plus médiatique, plus vendeur. Nous apprenons qu’il est catholique pratiquant, qu’il est avocat, marié à une avocate, Marie-Odile Mayer - elle-même militante de gauche -, et qu’il est père de cinq enfants. Le corpus 2 de 2010 ne donne que peu d’informations personnelles sur les personnes politiques, hommes ou femmes hormis les âges (ou dates de naissance) et les diplômes ou fonctions antérieures. Nous apprenons seulement que Chantal Jouanno est treize fois championne de France de karaté (Le Figaro). Cette désignation est assez étonnante dans un contexte politique mais son statut de sportive de haut niveau lui sert en quelque sorte de CV alors que ses autres qualités ne sont même pas précisées car induites. Dans le corpus 3 de 2014, nous notons peu d’informations personnelles à part pour Fleur Pellerin peu connue du grand public et pour Ségolène Royal, ancienne candidate socialiste à l’élection présidentielle, éclipsée depuis quelques mois du devant de la scène politique. Libération et Le Monde sont les seuls titres à donner des informations très personnelles sur Fleur Pellerin : nous apprenons qu’elle est née en Corée, qu’elle a été adoptée quelques mois après sa naissance, qu’elle est mariée à Laurent Olléon, directeur de cabinet de Marylise Lebranchu et qu’elle est mère d’une petite fille née en 2004. Pour Ségolène Royal, son statut matrimonial par rapport au chef de l’État est rapporté par tous les titres sans exception : l’ex-compagne du président de la République, son ex-compagne, celle avec qui il a 205
vécu… La Nouvelle République et Libération rapportent aussi le fait qu’elle est la mère des quatre enfants de François Hollande. Il s’agit ici de l’intrusion de la vie privée dans la sphère publique mais une intrusion de longue date ponctuée de nombreux rebondissements puisqu’il est de notoriété publique que Ségolène Royal est l’ancienne compagne du Président, compagne évincée par une autre femme qui, lui vouant une haine féroce, avait empêché jusqu’alors son retour en grâce et plus simplement son retour sur la scène politique nationale. La séparation récente du couple présidentiel a permis le retour de Ségolène Royal à un poste de responsabilité puisqu’elle devient numéro trois du gouvernement dans l’ordre protocolaire. Ce virage de pipolisation des politiques se retrouve encore plus dans le corpus 4 de 2017 et nous apprenons que : – Florence Parly est la compagne de Martin Vial, le directeur général de l’APE ; – Agnès Buzin est la fille d’un chirurgien orthopédique, rescapé d’Auschwitz et d’une psychanalyste proche de Dolto et qu’elle a épousé en premières noces l’un des fils de Simone Veil et qu’elle est actuellement mariée à Yves Levy, le patron de l’Inserm ; – Marlène Schiappa est la fille de Jean-Marc Schiappa, docteur en histoire contemporaine et qu’elle est mère de deux fillettes ; – Muriel Pénicaud est mère de deux enfants ; – Laura Flessel a une fille née en 2001. Les informations personnelles sont plus nombreuses notamment pour les femmes pour lesquelles le statut matrimonial ou familial est plus largement énoncé. Si le côté matrimonial est parfois abordé pour un homme politique, la question des enfants l’est rarement. Pourraiton voir là un rapport avec la féminisation de la profession de journaliste ? Une femme journaliste prend-elle plus cela en compte car elle sait ce que cela signifie en terme de charge mentale et en terme de charge tout court quand on mène une vie professionnelle et une vie de famille de front ?
Les termes associés Ce dernier point ne sera que partiellement exposé puisqu’il fait actuellement l’objet d’une étude plus approfondie. Les résultats et conclusions ne sont donc que partiels et provisoires. Nous avons fait un relevé rapide des termes se rapportant aux femmes et aux hommes 206
politiques sélectionnés, termes se rapportant à des caractéristiques physiques ou morales. Corpus 1 -2007 caractère de cochon provocatrice insoumise révoltée de naissance vraie sauvageonne cheveux en pétard pasionaria égérie militante grande gueule fervente arrogante déchainée brillante éloquente disponible jeune conservatrice
Corpus 2 - 2010 parole libre virée remerciée larguée fâchée militante impertinente jeune libre
Corpus 3 - 2014 technocrate spécialiste sourire de madone et langue de bois talent inné pour la langue de bois sang-froid parole contrôlée pasionaria sourire radieux et éléments de langage policés idéologue égérie côté intrépide, parfois exaltée autorité naturelle mais parfois sèche et cassante intrépide, courageuse voire illuminée paroles incontrôlables intuition redoutable ambitieuse très forte personnalité un rien bravache jeune, clivante
consensuel libre traitre
ami valeur sûre fidèle relais co-pilote garde rapprochée
franc parler vrai fiable fidèle
Corpus 4 - 2017 franc-parler opiniâtreté volonté hargne exceptionnelle bougeotte énergique (même trop) affable un peu désordonnée dans sa rhétorique boule d’énergie pressée pétroleuse militante féministe sérieuse précise professionnelle spécialiste expert grande rigueur touche-à-tout modeste très investie très agréable passionnée affable bouillant pragmatique authentiquement passionné intellectuel qui réfléchit transformeur né
Alors que les termes associés aux hommes politiques sont dans la majorité des cas positifs souvent la liberté, la fidélité... nous notons dans l’ensemble pour les deux premiers corpus plus de termes axiologiquement négatifs ou pouvant être négatifs selon le contexte d’emploi pour les femmes politiques : arrogante, déchainée, impertinente, vraie sauvageonne... Insidieusement, par le lexique, on oriente l’image médiatique des femmes en introduisant dans les descriptions données des termes axiologiquement négatifs. Nous relevons dans le corpus 3 de 2014 des combinaisons de termes associés qui montrent une ambivalence : l’une a un sourire de madone et langue de bois, l’autre un côté intrépide, parfois exaltée ou une autorité naturelle mais elle est parfois sèche et cassante ou encore intrépide, courageuse voire illuminée. Tout terme axiologiquement positif semble être contrebalancé par un autre mis en parallèle qui 207
modère le premier voire l’annule. Néanmoins, nous notons une évolution dans le corpus de 2017 où les termes associés sont plus consensuels et ce sont des qualités de spécialistes, d’experts, de professionnelles qui sont le plus souvent rapportées pour les femmes politiques7. L’image médiatique d’une femme politique est un exercice relativement nouveau pour les journalistes car la présence des femmes en politique au niveau gouvernemental est relativement récente. De plus, l’appréhension de l’image féminine est soumise à beaucoup de clichés et de stéréotypes, peut-être encore plus difficile à gérer, conjuguée à la représentation du politique et du pouvoir. La construction de cette identité médiatique s’opère dans et par le discours du journaliste, légitimé dans sa prise de parole, en position d’autorité qui sélectionne une perspective précise, en rendant compte de son propre point de vue. Mais cette représentation repose aussi sur une image que donne à voir l’homme ou la femme politique de luimême, un personnage fictif, construit lui aussi sur des attentes supposées des électeurs, sur l’image idéale d’un bon politique… Les femmes politiques, elles-mêmes, cherchent comment occuper leur place dans un monde typiquement masculin : copie d’un modèle masculin (on se souvient des tenues austères, pantalons-tailleurs des premières femmes politiques, comme Edith Cresson, Michèle AlliotMarie par exemple), revendication d’une certaine féminité vestimentaire (au risque de se faire brocarder comme Roselyne Bachelot avec ses tailleurs roses, ou de se faire siffler dans l’hémicycle comme Cécile Duflot pour une robe printanière), affirmation de son genre en montrant gros ventre de grossesse ou en mettant en scène sa maternité (comme Rachida Dati ou Ségolène Royal au risque de déclencher des polémiques).
Bibliographie CHARAUDEAU, Patrick, Les médias de l’information. L’impossible transparence du discours. Bruxelles, Ed. De Boeck, coll. « Médias recherches études », 2005. « Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives. », Semen, n° 22, Presses universitaires de FrancheComté, 2006, pp.29-44. 7
Même si le terme de pétroleuse peut paraitre un peu familier dans ce contexte.
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« Identité sociale et identité discursive. Un jeu de miroir fondateur de l’activité langagière », in Identités sociales et discursives du sujet parlant, Charaudeau P. (dir.), Paris, L’Harmattan, 2009. MOIRAND, Sophie, Les discours de la presse quotidienne : observer, analyser, comprendre, PUF, 2007. SIBLOT, Paul, « Nomination et production de sens : le praxème », Langages, n°127, 1997, pp.38-55. - « Nomination et point de vue : la composante déictique des catégories lexicales », in L’acte de nommer, une dynamique entre langue et discours, Presses Sorbonne Nouvelle, 2007, pp.25-38.
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AVANCER ENCORE ! VERS UNE ÉGALITÉ RÉELLE
Femme et Politique : quelle place pour les femmes ? Le cas du Maroc Asmaa Attarca
Mots-clés : femme ; politique ; participation ; instances de décision ; empowerment politique. L’année 2011 s’est annoncée une période pleine d’événements marquants. Plusieurs pays arabes ont connu des révoltes à cause de la crise économique qui s’est avérée nuisible aux secteurs socioéconomiques. Cette situation d’instabilité régnée dans plusieurs pays a suscité la chute de nombreux régimes, plus particulièrement dans les pays arabes. Et c’est dans ce contexte quelque peu paradoxal qu’est venu le discours du 9 mars 20111 du Roi Mohamed 6 pour franchir une étape nouvelle, celle de construire un projet à double interaction avec les partis politiques d’un côté, et la société civile de l’autre. Cette volonté de changement s’est concrétisée à travers la Nouvelle Constitution Marocaine promulguée au Maroc en Juillet 2011.Ce nouveau texte réglementaire s’attarde amplement sur les normes politiques, y compris l’allusion faite à la participation politique des femmes dans la vie politique. Alors, quelle est la situation de la femme dans le champ politique marocain ?
La nouvelle Constitution : Acquis et défis de la femme marocaine dans le champ politique Le terme « constitution » se définit comme une loi fondamentale et suprême que se donne un peuple libre pour agencer ses divers secteurs dans la vie. Elle devrait permettre de faire progresser le peuple dans toutes ses catégories. Cette nouvelle constitution a apporté de nouveaux acquis au Maroc dont le principal reste la nouvelle place 1
Vous trouverez en annexe le texte intégral du discours royal
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accordée à la femme marocaine, notamment en associant les femmes aux discussions et la société civile qui a fait des propositions en faveur d’une meilleure promotion des droits de la femme. Donc, au présent statut de la femme marocaine tel qu’il ressort de la constitution en vigueur, quelle est la place de la femme marocaine dans le champ politique ? C’est un long combat dans lequel se sont engagées les femmes marocaines pour défendre leurs droits et gagner la place qu’elles méritent au sein de la société. Leurs efforts n’ont pas été vains et plusieurs avancées ont été réalisées. Dans la « réforme constitutionnelle globale » annoncée par Sa Majesté le Roi Mohammed VI, le statut de la femme occupe une place non négligeable. Dès le préambule de la nouvelle constitution, il est proclamé que le Royaume du Maroc s’engage à « bannir et combattre toute discrimination à l’encontre de quiconque, en raison du sexe ».2 Il est remarquable que dans cet alinéa relatif à l’élimination des discriminations, celle qui est relative au sexe est mentionnée en premier, avant celle relative à la couleur, aux croyances, à la culture, à l’origine sociale ou régionale, à la langue ou au handicap. La promotion de la femme marocaine à une égalité complète avec l’homme ne peut être légitimée que par le truchement de l’exégèse comme cela avait été le cas pour la réforme de la Moudawana en 2003. Or, l’une des justifications de la subordination de la femme à l’homme selon le verset 34 de la sourate « des Femmes », ce sont les dépenses qu’ils font pour assurer leur entretien. La suppression de la dépendance économique passe par l’égalité dans toutes les rubriques de ce secteur : profession, crédit, participation aux différentes instances décisionnelles et politiques, à la direction des entreprises et des administrations, etc. Elle a un préalable qui est l’égal accès à l’enseignement et à la formation professionnelle. Nous avons déjà vu par ailleurs que dès le préambule, la nouvelle constitution se pose contre toute discrimination en raison du sexe. Or, la principale discrimination dont souffre la femme tant au Maroc que dans le reste du monde, est celle qui affecte des droits politiques. Pour diverses raisons, les droits politiques de la femme sont plus réduits que ceux de l’homme, son accès aux instances législatives est plus restreint. Face à cette situation de subordination des femmes, les droits de la femme acquis depuis la fin du règne de Mohammed VI sont 2
Préambule de la Nouvelle Constitution du Royaume du Maroc de Juillet 2011
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garantis contre toute régression par un solide ancrage dans les articles de la nouvelle constitution. 3 Le statut de la femme est déjà affirmé par l’article 8 de la constitution en vigueur qui proclame que « l’homme et la femme jouissent de droits politiques égaux » Par ailleurs, la femme marocaine, en sa qualité de citoyenne, bénéficie déjà implicitement des garanties constitutionnelles prévues aux articles suivants : liberté de circulation, d’opinion, d’association, d’accès aux fonctions et emplois publics et à l’éducation… Aussi, la nouvelle constitution est garante des acquis en matière de statut de la femme, comme cela a été rappelé, l’article 8 mentionne que l’égalité des droits politiques et spécialement en matière d’électorat et il recouvre aussi, mais de façon implicite, l’éligibilité. Cependant, on sait bien qu’au Maroc comme en France, le nombre de femmes élues aux différents niveaux et particulièrement au Parlement, est nettement plus faible que celui des hommes. Toujours, pour la garantie des droits de la femme, les articles19 et 34 du nouveau texte constitutionnel contiennent de véritables innovations et ouvrent d’importantes perspectives. En effet, le statut de la femme fait l’objet de l’article 19 de la constitution. Cet important article est le premier du titre II intitulé Libertés et droits fondamentaux. Il dispose que « l’homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental, énoncés dans le présent titre et dans les autres dispositions de la constitution ainsi que dans les conventions et pactes internationaux dument ratifiés par le Royaume.4 » De surcroit, l’Etat marocain œuvre à la réalisation de la parité entre les hommes et les femmes. Il est créé à cet effet, une « Autorité pour la parité et la lutte contre toute forme de discrimination 5». Un autre article du même titre concerne de manière incidente le statut de la femme, c’est l’article 34 qui énonce que « les pouvoirs publics élaborent et mettent en œuvre des politiques destinées aux personnes et aux catégories à besoins spécifiques. A cet effet, ils veillent notamment à : traiter et prévenir la vulnérabilité de certaines catégories de femmes et de mères ». La Constitution consacre également une égalité totale entre les hommes et les femmes. Son article 19 stipule que : « L’homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et libertés à caractère civil, 3
La Nouvelle Constitution du Royaume du Maroc promulguée en 2011 Article 19 de la Nouvelle Constitution du Royaume du Maroc 5 Article 19 de la Nouvelle Constitution du Royaume du Maroc 4
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politique, économique, social, culturel et environnemental, énoncés dans le présent titre et dans les autres dispositions de la Constitution, ainsi que dans les conventions et pactes internationaux dûment ratifiés par le Royaume et ce, dans le respect des dispositions de la Constitution, des constantes et des lois du Royaume. L’État marocain œuvre à la réalisation de la parité entre les hommes et les femmes. Il est créé, à cet effet, une Autorité pour la parité et la lutte contre toutes formes de discrimination (Article 19 de la Constitution Marocaine de 2011). Comme membre actif au sein des organisations internationales, le Maroc s’engage à souscrire aux principes, droits et obligations énoncés dans leurs chartes et conventions respectives. Celles-ci comprennent évidemment les charges relatives à la condition de la femme et donc en particulier la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes adoptée le 18 décembre 1979 par l’assemblée générale des Nations Unies. Et même si cette volonté d’adhérer aux conventions internationales relatives aux droits de la femme avait commencé ponctuellement depuis plusieurs années comme nous l’avons déjà signalé, cette prise de position générale est une avancée indéniable. Certes, les acquis obtenus depuis plus d’une dizaine d’années, et impulsés par le plus haut niveau de l’Etat, ont été confortés par la nouvelle Constitution de 2011, laquelle instaure pour la première fois dans l’Histoire du pays une parfaite égalité entre l’homme et la femme et il est pratiquement impossible d’imaginer un retour en arrière, mais il n’empêche que les associations qui militent pour les droits des femmes restent inquiètes, car si du chemin a été parcouru, beaucoup reste à faire... . Mais, en dépit de tout cela, certaines formes de discrimination et « d’injustice» persistent toujours. Certes, elles sont mineures par rapport aux acquis, mais elles n’en demeurent pas moins négatives. Elles ne tirent pas toujours à conséquence, mais elles empoisonnent l’existence à plusieurs femmes, qui les trouvent aussi incompréhensibles qu’absurdes. Si pour beaucoup ces discriminations restent sans gravité, pour d’autres elles sont significatives et en disent long sur l’incohérence des politiques publiques en matière de promotion de la parité. Il faut dire que les projets de réforme qui ont été lancés au Maroc pour la promotion des droits des femmes et de l’égalité ne peuvent réussir et atteindre les objectifs s’ils ne sont pas accompagnés de cette lutte contre les stéréotypes et de la promotion de la culture de l’égalité. Néanmoins, la vie quotidienne des Marocaines 216
et Marocains ainsi que leurs attitudes sont certes influencées par les lois, mais sont surtout conditionnées par la culture dominante et par les mentalités. Dans ce qui suit une énumération des droits garantis par la constitution, tels qu’ils sont classés par le texte fondamental : L’égalité des droits : l’homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental… (article 19 de la Nouvelle Constitution Marocaine de 2011) La non-discrimination dans les droits : « bannir et combattre toute discrimination à l’encontre de quiconque, en raison du sexe, de la couleur, des croyances, de la culture, de l’origine sociale ou régionale, de la langue, de l’handicap ou de quelque circonstance personnelle que ce soit », (préambule de la Nouvelle Constitution). Le droit à la vie : « Le droit à la vie est le droit premier de tout être humain. La loi protège ce droit », (article 20) Le droit à la sécurité de la personne : tous ont droit à la sécurité de leur personne, de leurs proches et de leurs biens. Les pouvoirs publics assurent la sécurité des populations et du territoire national dans le respect des libertés et droits fondamentaux garantis à tous, (article 21) Le droit de ne pas être soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants : Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité physique ou morale de quiconque, en quelque circonstance que ce soit et par quelque personne que ce soit, privée ou publique. Nul ne doit infliger à autrui, sous quelque prétexte que ce soit, des traitements cruels, inhumains, dégradants ou portants atteinte à la dignité. La pratique de la torture, sous toutes ses formes et par quiconque, est un crime puni par la loi (article 22) Le droit à l’égalité devant la loi : La loi est l’expression suprême de la volonté de la nation. Tous, personnes physiques ou morales, y compris les pouvoirs publics, sont égaux devant elle et tenus de s’y soumettre… (article 6) ; Le droit à un recours effectif devant la justice : l’accès à la justice est garanti à toute personne pour la défense de ses droits et de ses intérêts protégés par la loi (article 118) ; Le droit de ne pas subir de détention arbitraire : « Nul ne peut être arrêté, détenu, poursuivi ou condamné en dehors des cas et des formes prévues par la loi. La détention arbitraire ou secrète et la disparition forcée sont des crimes de la plus grande gravité et exposent leurs auteurs aux punitions les plus sévères » (article 23) ; 217
Le droit à la présomption d’innocence et à un procès équitable : la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable sont garantis (article 23) ; Le droit à une vie privée : « Toute personne a droit à la protection de sa vie privée. Le domicile est inviolable. Les perquisitions ne peuvent intervenir que dans les conditions et les formes prévues par la loi. Les communications privées, sous quelque forme que ce soit, sont secrètes »… (article 24) Le droit à la liberté de circulation : « est garantie pour tous, la liberté de circuler et de s’établir sur le territoire national, d’en sortir et d’y retourner, conformément à la loi »... (article 24) Le droit de se marier et de fonder une famille : « La famille, fondée sur le lien légal du mariage, est la cellule de base de la société. L’Etat œuvre à garantir par la loi la protection de la famille sur les plans juridique, social et économique, de manière à garantir son unité, sa stabilité et sa préservation. Il assure une égale protection juridique et une égale considération sociale et morale à tous les enfants, abstraction faite de leur situation familiale ». Le droit à la propriété : « Le droit de propriété est garanti par la loi » Libre exercice du culte : « l’Islam est la religion de l’Etat, qui garantit à tous le libre exercice des cultes », (article 3) La liberté de pensée, d’opinion et d’expression : « Sont garanties les libertés de pensée, d’opinion et d’expression sous toutes ses formes »… (article 25) Le droit d’accès à l’information : « les citoyennes et les citoyens ont le droit d’accéder à l’information détenue par l’administration publique, les institutions élues et les organismes investis d’une mission de service public »…article 27 La liberté de réunion, de rassemblement, d’association et d’appartenance syndicale et politique : « sont garanties les libertés de réunion, de rassemblement, de manifestation pacifique, d’association et d’appartenance syndicale et politique »… (article 29) Le droit à la participation à la gestion des affaires publiques : « sont électeurs et éligibles, tous les citoyennes et les citoyens majeurs jouissant de leurs droits civils et politiques. La loi prévoit des dispositions de nature à favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux fonctions électives. Le vote est un droit personnel et un devoir national »… (article 30) La souveraineté appartient à la nation : « la souveraineté appartient à la nation qui l’exerce directement par voie de référendum et 218
indirectement par l’intermédiaire de ses représentants. La nation choisit ses représentants au sein des institutions élues par voie de suffrages libres, sincères et réguliers » (article 2) Le droit au travail, à la santé et à l’éducation : « L’Etat, les établissements publics et les collectivités territoriales œuvrent à la mobilisation de tous les moyens à disposition pour faciliter l’égal accès des citoyennes et des citoyens aux conditions leur permettant de jouir des droits : Aux soins de santé, à la protection sociale, à la couverture médicale et à la solidarité mutualiste ou organisée par l’Etat, à une éducation moderne, accessible et de qualité, à l’éducation sur l’attachement à l’identité marocaine et aux constantes nationales immuables, à la formation professionnelle et à l’éducation physique et artistique, à un logement décent, au travail et à l’appui des pouvoirs publics en matière de recherche d’emploi ou d’auto-emploi, à l’accès aux fonctions publiques selon le mérite, à l’accès à l’eau et à un environnement sain, au développement durable », (article 31) « L’enseignement fondamental est un droit de l’enfant et une obligation de la famille et de l’Etat », (article 32). Le droit de prendre part à la vie culturelle : (…) « les pouvoirs publics œuvrent à la création des conditions permettant de généraliser l’effectivité de la liberté et de l’égalité des citoyennes et des citoyens, ainsi que de leur participation à la vie politique, économique, culturelle et sociale » (article 6).
Autonomisation politique (empowerment politique)
des
femmes
au
Maroc
La notion de l’égalité entre tous les citoyens est inhérente au principe de participation, qui est le fondement de la pratique d’une véritable démocratie, et le droit à l’exercice de la pleine citoyenneté. Le Royaume du Maroc a pris de nombreuses dispositions pour promouvoir la participation politique des femmes, à travers la révision de la charte communale et des lois électorales, et l’adoption du système de quota réservé aux femmes en établissant la liste nationale et la liste supplémentaire, en vertu de la Charte d’éthique adoptée par les partis politiques. Les acquis enregistrés en faveur du renforcement de la participation politique de la femme, au niveau local et national, ont pu être possibles grâce à une politique de sensibilisation ayant
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mobilisé de multiples acteurs et intervenants : gouvernement, parlement, partis politiques, société civile Ainsi, la Constitution marocaine de 2011 consacre l’égalité totale des droits entre les hommes et les femmes, y compris les droits politiques, conformément aux instruments internationaux auxquels le Maroc a souscrit (la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, en plus de l’engagement du Maroc à la mise en œuvre de la plateforme et du Programme d’action de Beijing, et les Objectifs du Millénaire pour le Développement) ; en particulier le troisième Objectif du Millénaire du Développement "OMD3"6 qui vise à promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes. En succédant à son père en 1999, Mohammed VI poursuit cette politique en y apportant des éléments nouveaux pour pousser encore plus loin la démocratisation du pays. Ses premiers discours font programme. Sur le plan politique, il insiste sur l’importance d’appliquer un nouveau « concept d’autorité » basé sur l’instauration d’un Etat de droit, la décentralisation du pouvoir, la gouvernance locale et la promotion de la participation de l’ensemble de la population au développement du pays. Ce fût d’abord, à l’occasion du scrutin législatif en février 2002, l’introduction dans la loi électorale d’une liste nationale réservée aux femmes qui a permis l’entrée de trente femmes à la Chambre des représentants, rompant ainsi avec la tradition de la représentation parlementaire exclusivement masculine. À cause de cette qualification de femme comme être « vulnérable », une situation d’inégalité politique s’installe entre les hommes et les femmes, ce qui a poussé le Maroc à mettre des dispositions législatives au cours de la première décennie de ce siècle à travers l’introduction en 2002 d’une liste nationale réservée aux femmes qui a permis l’arrivée de trente-cinq d’entre elles à la Chambre des Représentants où elles occupent donc plus de 10% des sièges7. Toujours dans la Nouvelle Constitution, ce 6
Promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes (voir plus d’informations en annexes) 7 Au Parlement Marocain, sur 325 députés, seules deux femmes siégeaient à la Chambre des Représentants : Fatima Belmouden et Badia Skalli, toutes deux de l’USFP (Union Socialiste des Forces Populaires). Ce qui représente une part de 0,5%. Avec les 30 sièges, ce pourcentage passera donc à 10%. A noter que plusieurs
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récent texte législatif consacre également l’égalité entre l’homme et la femme dans les droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental et préconise des mesures d’action telles que la discrimination positive en matière d’accès aux fonctions publique et électives, ainsi que des mécanismes, notamment, l’instauration de l’Autorité pour la parité et la lutte contre toutes formes de discrimination. Cependant la participation réelle des femmes à la vie politique reste en deçà des efforts déployés ; le taux de présence des femmes au parlement, est passé de 10% en 2007 à 17% en 2011 et de 0,56% en 2003 à 12% en 20098 au niveau des communes, suite à l’adoption du système de quota à travers la liste nationale et la liste supplémentaire. Mais, en dépit de tout cela, certaines formes de discrimination et « d’injustice » persistent toujours. Certes, elles sont mineures par rapport aux acquis, mais elles n’en demeurent pas moins négatives. Elles ne tirent pas toujours à conséquence, mais elles empoisonnent l’existence à plusieurs femmes, qui les trouvent aussi incompréhensibles qu’absurdes. Si pour beaucoup ces discriminations restent sans gravité, pour d’autres elles sont significatives et en disent long sur l’incohérence des politiques publiques en matière de promotion de la parité. Il faut dire que les projets de réforme qui ont été lancés au Maroc pour la promotion des droits des femmes et de l’égalité ne peuvent réussir et atteindre les objectifs s’ils ne sont pas accompagnés de cette lutte contre les stéréotypes et de la promotion de la culture de l’égalité. Néanmoins, la vie quotidienne des Marocaines et Marocains ainsi que leurs attitudes sont certes influencées par les lois, mais sont surtout conditionnées par la culture dominante et par les mentalités.
La situation de la femme à l’aune de la modernité politique au Maroc Néanmoins, et dans le souci de cadrer la modernité politique, nous pouvons dire que la modernité est visible avec l’augmentation de la participation politique des femmes et leurs capacités de prouver leur partis ont imposé un quota de 20% pour la représentativité féminine dans leurs organes décisionnels. C’est le cas notamment de l’USFP (Union Socialiste des Forces Populaires) et du FFD. 8 http://www.social.gov.ma/en/taxonomy/term/412 : « Autonomisation Politique des Femmes. »
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égalité politique par rapport aux hommes. Donc, la femme n’est plus une simple reproductrice et responsable de famille, mais elle participe au développement de son pays : nombreuses, sont celles qui étaient nommées par le Roi comme ambassadrices ou ministres, et cela est une sorte de modernité politique. Cette dernière est le moteur qui dirige la Nation vers un développement dans divers domaines : social, culturel, économique, etc… Cependant, la modernité est toujours perpétuelle : l’Homme est assoiffé de développement : n’entend-on pas aujourd’hui des femmes rêvant qu’un jour le Roi Mohamed VI nomme une femme Première Ministre ? Pourtant, la femme souffre encore du poids des traditions et du système patriarcal malgré les avancées considérables dans ce domaine. Si la mondialisation permet d’améliorer la place des femmes dans le public, plusieurs idéologies patriarcales dominent encore l’espace. Confiner la femme féconde 9dans ses taches reproductives au sein du foyer, c’est un moyen aussi pour sauver « l’honneur du groupe familial et de son chef.»10Etant une prison sociale, la maison est le lieu légal où se situe la femme, ce qui l’empêche de participer activement dans la sphère productive et d’occuper de hauts postes de responsabilité. Donc, la mondialisation demeure une opportunité pour l’ouverture des femmes à travers leur intégration dans le champ public, mais elle cantonne aussi le genre féminin dans des types de travaux peu ou pas valorisés, voire peu ou pas rémunérés. Les Recommandations et les Réalisations Royales du Souverain du Maroc demeurent un modèle phare de l’évolution du pays en la matière. Ainsi, les textes institutionnels, les codes politico-juridiques, les discours royaux et toutes les lois marocaines ne cessent de mentionner une envie farouche et un travail ardu en vue de promouvoir la situation de la femme au Maroc et de la faire participer aux processus du développement humain et durable du pays. Un pays qui a connu à travers toute son Histoire une participation massive des femmes durant toutes les périodes phares de son établissement. Des femmes étaient présentes contre le Protectorat, contre la Colonisation, des femmes signataires de l’indépendance du pays, des femmes présentes dans la Marche Verte pour revendiquer haut et fort la primauté du Maroc sur son Sahara, des femmes au champ politique grâce à la clairvoyance royale, des femmes représentantes du Maroc 9
La fécondité pour Braudel et dans l’idéologie patriarcale relève de la nature. BRAUDEL(Fernand), « La Méditerranée : L’espace et l’histoire », Editions Champs histoire 2005. 10
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dans les instances internationales. Bref, la Gouvernance genrée tape fort sur les tables des Responsables de l’Etat Marocain en vue de réviser les dossiers y rapportant et donner aux femmes l’opportunité de renaitre de leurs cendres.
Bibliographie http://www.unesco.org/new/fr/rabat/about-the-office/single view/news/regards_sur_la_participation_politique_des_femmes_au _maroc_e/ Regards sur la participation politique des femmes au Maroc et en Tunisie ; expertes.ma/file/2016/04/Etat-des-Lieux-de-la-Parité-au-Maroc.pdf ETAT DES LIEUX DE LA PARITE FEMME-HOMME AU MAROC ALAMI M’CHICHI Houria, Le féminisme d’Etat au Maroc. Jeux et enjeux politiques, Paris, L’Harmattan, 2010. BELARBI Aïcha, « Femmes et démocratie, la grande question », in Femmes et démocratie, Coll. Approches, Casablanca, Le Fennec, 2001, p. 81-90. Nouvelle Constitution du Royaume du Maroc : Le Texte intégral.
ANNEXES Annexe 1 Voici le texte intégral du discours adressé mercredi 9 mars 2011 par le roi Mohammed VI du Maroc « Louange à Dieu. Prière et salut sur le Prophète, Sa famille et Ses compagnons,. Cher peuple, Je M’adresse à toi aujourd’hui pour t’entretenir de l’amorce de la phase suivante du processus de régionalisation avancée, avec tout le potentiel dont il est porteur pour la consolidation de notre modèle de démocratie et de développement, et ce qu’il induit comme révision constitutionnelle profonde. Nous tenons celle-ci pour être la clé de voûte des nouvelles réformes globales que Nous entendons lancer, toujours en parfaite symbiose avec la nation dans toutes ses composantes. Nous tenons tout d’abord à saluer la pertinence du contenu du rapport de la commission consultative de la régionalisation que Nous 223
avions chargée, le 03 janvier de l’an passé, d’élaborer une conception générale d’un modèle marocain de régionalisation avancée. A cet égard, Nous rendons hommage à la commission, son président et ses membres, pour la consistance et le sérieux du travail accompli. Nous saluons, au même titre, la contribution constructive que les organisations politiques, syndicales et associatives ont apportée à ce chantier fondateur. Faisant suite à l’annonce faite dans Notre Discours du 20 août 2010, à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution du Roi et du peuple, Nous invitons chacun à s’inscrire dans le processus qui est à l’œuvre pour assurer la maturation de cette conception générale et ce, dans le cadre d’un débat national aussi large que constructif. Suivant une démarche progressive, la commission a proposé la possibilité d’instaurer la régionalisation avancée au moyen d’une loi, dans le cadre institutionnel actuel, en attendant que mûrissent les conditions de sa constitutionnalisation. Or, Nous estimons que le Maroc, au vu des progrès qu’il a réalisés en matière de démocratie, est apte à entamer la consécration constitutionnelle de la régionalisation avancée. Il Nous a paru judicieux de faire ce choix audacieux, parce que Nous tenons à ce que la régionalisation avancée soit l’émanation de la volonté populaire directe, exprimée à travers un référendum constitutionnel. Aussi, avons-Nous décidé, dans le cadre de la réforme institutionnelle globale pour laquelle Nous nous sommes attaché, dès Notre accession au Trône, à créer les conditions propices, de faire en sorte que la consécration constitutionnelle de la régionalisation puisse s’opérer selon des orientations fondamentales, permettant notamment de : – Conférer à la région la place qui lui échoit dans la Constitution, parmi les collectivités territoriales, et ce, dans le cadre de l’unité de l’Etat, de la nation et du territoire et conformément aux exigences d’équilibre et de solidarité nationale entre et avec les régions. – Prévoir l’élection des conseils régionaux au suffrage universel direct, et la gestion démocratique des affaires de la région. – Conférer aux présidents des conseils régionaux le pouvoir d’exécution des délibérations desdits conseils, en lieu et place des gouverneurs et des walis.
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– Renforcer la participation de la femme à la gestion des affaires régionales et, d’une manière générale, à l’exercice des droits politiques. A cet effet, il convient de prévoir des dispositions à même d’encourager, par la loi, l’égal accès des hommes et des femmes aux fonctions électives. – Procéder à la refonte de la composition et des attributions de la Chambre des conseillers, dans le sens de la consécration de sa représentativité territoriale des régions. Quant à la représentation des organisations syndicales et professionnelles, elle reste garantie au moyen de plusieurs institutions, dont et au premier chef, le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) et ce, dans le cadre de la rationalisation de l’action des composantes du paysage institutionnel. Notre objectif ultime reste de consolider les fondements d’une régionalisation marocaine à travers tout le Royaume, avec, en tête, les provinces du Sahara marocain, une régionalisation fondée sur une bonne gouvernance propre à garantir une nouvelle répartition équitable, non seulement des attributions, mais aussi des moyens, entre le centre et les régions. En effet, Nous ne voulons pas de régionalisation à deux vitesses : des régions privilégiées dotées de ressources amplement suffisantes pour leur essor, et des régions démunies sans atouts pour réaliser leur propre développement. Cher peuple, Attaché à ce que la régionalisation dispose des atouts nécessaires pour atteindre sa pleine efficience, Nous avons décidé d’inscrire ce processus dans le cadre d’une réforme constitutionnelle globale vouée à la modernisation et la mise à niveau des structures de l’Etat. Le Maroc a assurément réalisé d’importants acquis nationaux, grâce à l’action que Nous avons résolument conduite en faveur d’un concept renouvelé de l’autorité, et pour mettre en œuvre de profondes réformes et de grands chantiers dans le domaine politique et en matière de développement. Nous avons, parallèlement, mené à bien des réconciliations historiques avant-gardistes, à travers lesquelles Nous avons consolidé les fondements d’une pratique politique et institutionnelle qui se trouve désormais en avance par rapport aux possibilités offertes par le cadre constitutionnel actuel. 225
Si Nous avons pleinement conscience de l’ampleur des défis à relever, de la légitimité des aspirations et de la nécessité de préserver les acquis et de corriger les dysfonctionnements, il n’en demeure pas moins que Notre engagement est ferme de donner une forte impulsion à la dynamique réformatrice profonde qui est en cours, et dont le dispositif constitutionnel démocratique constitue le socle et la quintessence. La sacralité de nos constantes qui font l’objet d’une unanimité nationale, à savoir l’Islam en tant que religion de l’Etat garant de la liberté du culte, ainsi que la commanderie des croyants, le régime monarchique, l’unité nationale, l’intégrité territoriale et le choix démocratique, nous apporte un gage et un socle solides pour bâtir un compromis historique ayant la force d’un nouveau pacte entre le Trône et le peuple. A partir de ces prémisses référentielles immuables, Nous avons décidé d’entreprendre une réforme constitutionnelle globale, sur la base de sept fondements majeurs : . Premièrement : la consécration constitutionnelle de la pluralité de l’identité marocaine unie et riche de la diversité de ses affluents, et au cœur de laquelle figure l’amazighité, patrimoine commun de tous les Marocains, sans exclusive. Deuxièmement : La consolidation de l’Etat de droit et des institutions, l’élargissement du champ des libertés individuelles et collectives et la garantie de leur exercice, ainsi que le renforcement du système des droits de l’Homme dans toutes leurs dimensions, politique, économique, sociale, culturelle, environnementale et de développement. Cela devrait se faire notamment à travers la constitutionnalisation des recommandations judicieuses de l’Instance Equité et Réconciliation (IER), ainsi que des engagements internationaux du Maroc en la matière. Troisièmement : La volonté d’ériger la Justice au rang de pouvoir indépendant et de renforcer les prérogatives du Conseil constitutionnel, le but étant de conforter la prééminence de la Constitution et de consolider la suprématie de la loi et l’égalité de tous devant elle.
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Quatrièmement : La consolidation du principe de séparation et d’équilibre des pouvoirs et l’approfondissement de la démocratisation, de la modernisation et la rationalisation des institutions, à travers : . – Un parlement issu d’élections libres et sincères, au sein duquel la prééminence revient à la Chambre des représentants - avec une extension du domaine de la loi-, tout en veillant à conférer à cette institution de nouvelles compétences lui permettant de remplir pleinement ses missions de représentation, de législation et de contrôle. – Un gouvernement élu, émanant de la volonté populaire exprimée à travers les urnes, et jouissant de la confiance de la majorité à la Chambre des représentants. – La consécration du principe de la nomination du premier ministre au sein du parti politique arrivé en tête des élections de la Chambre des représentants et sur la base des résultats du scrutin. – Le renforcement du statut du Premier ministre en tant que chef d’un pouvoir exécutif effectif, et pleinement responsable du gouvernement, de l’administration publique, et de la conduite et la mise en œuvre du programme gouvernemental. – La constitutionnalisation de l’institution du Conseil de gouvernement, la définition et la clarification de ses compétences. Cinquièmement : Le renforcement des organes et outils constitutionnels d’encadrement des citoyens, à travers notamment la consolidation du rôle des partis politiques dans le cadre d’un pluralisme effectif, et l’affermissement du statut de l’opposition parlementaire et du rôle de la société civile. Sixièmement : La consolidation des mécanismes de moralisation de la vie publique et la nécessité de lier l’exercice de l’autorité et de toute responsabilité ou mandat publics aux impératifs de contrôle et de reddition des comptes. Septièmement : La constitutionnalisation des instances en charge de la bonne gouvernance, des droits de l’Homme et de la protection des libertés.
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Cher peuple, Suivant l’approche participative dont Nous avons consacré le principe dans toutes les réformes majeures engagées, Nous avons décidé de constituer une commission ad hoc pour la révision de la Constitution, en tenant compte, dans le choix de ses membres, des critères de compétence, d’impartialité et d’intégrité. Nous en avons confié la présidence à M Abdeltif Mennouni, notoirement connu pour sa sagesse, sa grande maîtrise académique du droit constitutionnel, sa vaste expérience et son expertise juridique. Nous invitons, par ailleurs, la commission à être à l’écoute et à se concerter avec les partis politiques, les syndicats, les organisations de jeunes et les acteurs associatifs, culturels et scientifiques qualifiés, en vue de recueillir leurs conceptions et points de vue à ce sujet. Il appartient ensuite à la commission de soumettre les résultats de ses travaux à Notre Haute appréciation dans le courant du mois de juin prochain. A travers ces orientations générales, Nous entendons mettre en place un cadre référentiel pour le travail de cette Commission. Cela ne la dispense pas, pour autant, de faire preuve d’imagination et de créativité pour proposer un dispositif constitutionnel avancé pour le Maroc d’aujourd’hui et de demain. En attendant que le projet de la Nouvelle Constitution soit soumis au référendum populaire, qu’il entre en vigueur après son approbation, et que soient mises en place les institutions qui en seront issues, les institutions actuelles continueront à exercer leurs fonctions dans le cadre des dispositions de la Constitution actuellement en vigueur. A cet égard, Nous appelons à une mobilisation collective pour faire aboutir ce grand chantier constitutionnel. Nous devons tous être animés en cela de confiance, d’audace et d’une ferme volonté de placer les intérêts supérieurs de la nation au-dessus de toute autre considération. Nous exprimons également toute la fierté que Nous inspire le sens élevé de patriotisme dont fait preuve Notre peuple fidèle, avec toutes les catégories et les régions, tous ses partis et ses syndicats responsables, et avec sa jeunesse ambitieuse. Nous formons, en outre, le vœu que le débat national élargi couvre toutes les questions cruciales pour la patrie et les citoyens. En lançant aujourd’hui le chantier de la réforme constitutionnelle, nous franchissons une étape majeure dans le processus de consolidation de notre modèle de démocratie et de développement. 228
C’est une étape que Nous entendons renforcer en poursuivant la réforme globale engagée dans les domaines politique, économique, social, culturel et de développement. Nous nous y emploierons en veillant à ce que toutes les institutions et les instances remplissent au mieux le rôle qui leur incombe respectivement, et en demeurant attaché à la bonne gouvernance, à la justice sociale renforcée et à la consolidation des attributs d’une citoyenneté digne. “Ma volonté est d’aller de l’avant sur la voie de la réforme, autant que je le puis. Puisse Dieu m’accorder Son soutien et gratifier mon action de succès. Je me confie à Lui et je reviens repentant vers Lui ”. Véridique est la parole de Dieu. Wassalamou alaikoum warahmatoullahi wabarakatouh. » Annexe 2 Objectif 3 : promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes La promotion de l’égalité des sexes vise à éliminer les disparités entre les sexes, notamment dans l’éducation primaire et secondaire, d’ici 2005, et à tous les niveaux de l’éducation d’ici 2015, sachant qu’en moyenne, dans les pays en voie de développement, 94 filles sont scolarisées pour 100 garçons, et que dans 2 pays sur 3, au sens restreint du terme, l’égalité des sexes à l’école est atteinte. Ce sont les zones rurales et pauvres dans lesquelles il y a un dernier effort à fournir. Reste que l’objectif de l’autonomisation des femmes reste distant, dans les pays en voie de développement comme dans les pays industrialisés. Dans les premiers, seuls 39 % des emplois non agricoles sont pourvus par des femmes, et dans les seconds, seulement 46 %.
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Face aux corps muets : le corps féminin parlant de la fille de la rue de la Révolution Rezvan Zandieh
Figure 1
La fille de la rue de la Révolution Récemment, le 28 décembre 2017, et quelques jours avant les mouvements de contestation contre la situation économique et les conditions de vie en Iran, une femme inconnue se dévoile sur une plateforme dans la rue de la Révolution à Téhéran et porte son voile en étendard sur un bâton de bois. La manière dont elle le porte simule la pendaison de celui-ci. En raison de son arrestation et de l’incapacité à l’identifier à cause de son image très floue, on lui attribue le pseudonyme de fille de la rue de la Révolution1.
1
On l’a nommée ainsi parce qu’elle s’est dévoilée sur une plateforme dans la rue de la Révolution à Téhéran.
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Très vite, la fille de la rue de la Révolution est copiée par d’autres femmes chez qui l’on voit le même geste de se dévoiler publiquement. Tout cela a permis le début d’un mouvement du même nom. Il y a une transformation essentielle dans ce que fait la fille de la rue de la Révolution : la transformation de son homme-corps à un corps parlant.
Homme(s)-corps Georgio Agamben dans son livre Ce qui reste d’Auschwitz2 présente la victoire totale du pouvoir (nazi) à désubjectiviser les Hommes et à produire l’Homme comme une chose, un pur objet par la figure du Musulman. Ce qui caractérise cette figure, avant tout, c’est la perte absolue de toute subjectivité et la réduction de l’Homme à un corps physique (Homme-corps). D’après les témoignages des rescapés, le nom de Musulman3 appartient à un groupe de prisonniers dans les camps des nazis, pour lesquels les autres titres comme cadavres ambulants, Hommes momies, mort-vivants, Homme-coquillage sont plus explicites. Qui est le Musulman ? Les êtres qui brouillent toute limite entre la zone de la vie et celle de la mort et occupent une vie absolument privée de toute dignité humaine et même de la dignité de la mort. La « survie absolue » au sens propre et même extrême peut expliquer l’état de la vie de ces prisonniers, malnutris, squelettiques, repliés sur eux-mêmes avec des pensées paralysées qui ont perdu toute mémoire et la capacité de parler. Considérés par les SS comme des déchets inutiles, ils n’arrivent plus à sentir la douleur, ni aucune autre sensation ou émotion, « trop vide déjà pour souffrir vraiment »4. Ils ne ressentent rien, ni la compassion, ni l’oppression : 2
Agamben, Giorgio, Ce qui reste d’Auschwitz, Bibliothèque Rivages, Paris, 1999. Trois catégories de prisonniers se retrouvent dans les camps des Nazis, Agamben à travers la figure du Musulman renvoie à la troisième : 1) Les prisonniers, les Juifs qui résistaient encore devant les SS, qui protestaient et qui mouraient à cause de leurs désobéissances partielles. 2) Les Sander Comondo, les collaborateurs des nazis, figures principales de la « zone grise ». Ils étaient responsables des chambres à gaz et justifiaient leur collaboration et leur travail totalement déshumanisé par leur volonté de rester vivant pour pouvoir se venger ou témoigner ultérieurement. 3) Les Musulmans. 4 Lévi, Primo (traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger), Si c’est un homme, Julliard, Paris, 1987, p.117. 3
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« Musulman celui qui par l’obéissance absolue a perdu toute une vie affective, l’humanité et la liberté, le respect de soi, le sentiment et la personnalité, sa sensibilité. Il est une machine biologique, la conscience morale.» 5
L’Homme – purement - corps qu’est le Musulman, destitué de la forme de vie, montre parfaitement la distinction totale entre vie végétative et vie de la relation ; entre biologie et politique ; entre silence de l’assujettissement et parole de la résistance. Il est la figure par excellence de ce que le pouvoir a réussi à séparer, le Zōē du Bios, c’est-à-dire la vie de ses formes. Autrement dit, la vie nue voit sa plénitude dans la figure du Musulman celui qui n’a que la survie absolue. Cette figure pose alors la question de la volonté de l’Homme. On constate que la soumission issue d’une volonté brisée au service de l’avantage personnel, de la survie, détruit complétement l’humanité du Musulman qui devient une masse anonyme en léthargie. Par manque de force intérieure, selon Eugène Kogon, « ces gens d’un fatalisme absolu » ont été dépossédés de toute volonté et conscience. Ils n’avaient même pas la moindre résistance lorsqu’ils marchaient vers une mort inévitable6 : « Est-ce que cela ne contredisait pas tout ce que l’on sait de la nature humaine ? » 7
Demande-il Eugène Kogon. La perte absolue de la volonté propre est la conséquence directe de l’assujettissement au pouvoir retrouvant son paroxysme extrême dans le corps décharné, courbé, et muet de la figure du Musulman.
La séparation de la vie nue des formes de vie En étudiant la théorie de la biopolitique selon Georgio Agamben qui développe la théorie foucaldienne de la biopolitique, on se rend compte du fondement de cette dernière de notre temps : la séparation
5
Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p.69. Kogon, Eugen, L’État SS, Le système des camps de concentration allemands, Seuil, Paris, 1970, p. 357. 7 Ibid. 6
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de la Zōē du Bios ou de la vie nue des formes de vie8 qui s’incarne de la meilleure façon dans la vie de Musulman. Les deux termes de zōē et de bios ne sont pas nouveaux ; ils trouvent leur origine dans le vieux débat issu de la philosophie grecque avec Aristote dont l’idée principale considère l’Homme comme un politikon zōion (animal parlant). Ces deux mots amènent à confirmer que zōē « le simple fait de vivre (zōē) » évoque l’animal comme ayant un corps biologique (commun à tous les êtres vivants). Bios « la vie qualifiée » s’applique à un être parlant ayant une forme singulière et spéciale de vie, une façon de vivre propre à cet individu ou à un groupe. En effet, Aristote dans La politique, oppose ces deux termes. Par cette opposition, on entend que - au moins – pour Aristote, le fait d’avoir simplement un corps biologique ne qualifie pas l’Homme et qu’il faut une spécificité, un supplément qui le distingue des autres espèces. La spécificité humaine, alors, n’est qu’associée au langage et à son usage politique qui finalement sert à distinguer le juste de l’injuste9. Ce langage, étant une parole de genre des vérités et ayant un caractéristique politique, est la condition d’exercice de la liberté. D’après la lecture d’Aristote, l’exigence de l’articulation de zōē et du bios, comme les deux faces extrêmes de la vie apportant le bonheur, devient évidente10. Zōē, la vie biologique, la vie naturelle impolitique11 (non politisée), se caractérise par son silence alors que bios s’incorpore au langage. La vie qui peut être capturée par la biopolitique est précisément cette vie nue et organique qu’est Zōē. D’où la précision agambenienne de l’objet de la biopolitique : « L’objet propre de la biopolitique, c’est la ‘ vie nue’ (zōē). »12
Le pouvoir a donc besoin de produire la vie nue afin de se l’approprier et de s’exercer : une sorte de vie indigène dont le destin est d’être éliminé. L’élément politique originaire est situé dans le 8
Voir Agamben, Georgio, Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997. 9 Aristote, La politique, Livres I et II, Les Belles Lettres, Paris, 1989, p. 15. 10 Aristote, La politique, Livres III-IV, Op.cit., p. 65. 11 L’impolitique est la vie nue qui doit être exclu de la cité, c’est-à-dire le domaine de la politique. 12 Agamben, Georgio (Entretien), « Une biopolitique mineure », VACARME 10, janvier 2000, [En ligne]. < https://vacarme.org/article255.html >, [Consulté le 12 juin 2017].
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corps biologique humain, dans lequel l’homme retrouve sa réduction absolue en n’étant qu’un organe biologique et en ayant juste l’apparence humaine. La vie nue, elle, est bien la norme unique, l’objet et le sujet de « l’opération fondamentale et souterraine du pouvoir », une vie radicalement dénuée de qualité et de valeur.
La transformation des sujets (féminins) aux hommes – corps par le pouvoir La division de la vie, pour les femmes en Iran, s’est déjà produite : le corps biologique de ces femmes est l’objet du contrôle et de la surveillance et constitue une cible directe pour exercer le pouvoir. Depuis l’appropriation de la révolution de 1979 en Iran par les islamistes, le pouvoir établi capture non seulement le corps féminin, mais tous les corps par des codes vestimentaires ou autres, parmi lesquels le voile obligatoire est le plus symbolique et le plus répressif. Or, il est évident que le voile devient un moyen de contrôler non seulement une partie de la population mais à travers lui, toute la population. Par ce contrôle, le pouvoir s’exerce. Le voile est aussi la ligne rouge fixée par le pouvoir qui ne doit pas être transgressée. La soumission se forme de part et d’autre de cette ligne dont un côté se situe l’obéissance et, de l’autre, la désobéissance. En outre, c’est cette soumission qui marque une frontière pour inclure certains et exclure les autres. Le cercle de l’exercice du pouvoir au moyen de cette ligne rouge du voile obligatoire ne se limite pas aux codes vestimentaires. Il s’étend aux autres aspects de la vie des femmes et des hommes, intimes ou publics, et il se développe jusqu’à la décision de mort ou de vie dans certaines lois comme celle de la lapidation. Le voile obligatoire permet de disposer d’opérations par lesquelles le pouvoir s’empare du corps biologique des femmes iraniennes. Pour ce faire, il transforme la totalité de la vie en vie nue - servant à obéir et il réduit les sujets - les femmes - à des corps silencieux devant être couverts, séparés et exclus. D’une certaine façon, la transformation de ces sujets aux vies nues est pensé, par le pouvoir, comme une appropriation de leurs corps. Malgré le renforcement du pouvoir masculin qui fait partie de l’ontologie du voile obligatoire, les femmes doivent devenir des impolitiques exclues de la cité afin de maintenir la division entre cette dernière et la maison. Dès cette transformation, il est possible d’imposer des décisions sur leurs vies. 235
Nous avons donc affaire à une norme unique à laquelle celles (et ceux) qui ne s’y conforment pas sont désignées comme extérieures au système. On voit bien que cette norme constitue un fond sur lequel le pouvoir peut déterminer les lignes de l’exclusion. Une exclusion qui s’établit selon des graduations variées du domaine du social, du politique, de l’intime, du travail etc. jusqu’au droit même de vivre. Et c’est exactement cette exclusion qui assujetti d’avantage les femmes iraniennes au pouvoir. L’exclusion permet ainsi au pouvoir de se construire et de se maintenir. Autrement dit, tout d’abord, la catégorisation la plus claire de la vie se forme ainsi : les femmes sans voiles ne peuvent absolument pas exister dans l’espace public, elles sont exclues, à cause de la norme unique, de la cité. Ce qui signifie qu’être voilée est la première condition de la présence publique, avant même leur humanité. A savoir que l’existence (sociale) est égale à une obéissance silencieuse des femmes iraniennes à l’ordre imposé. Pour le pouvoir établi, les femmes en tant que sujets autonomes avec leurs singularités, leurs complicités humaines ou leurs choix ne sont pas reconnues. Elles sont les corps biologiques, les vies nues, qu’il doit s’approprier par le moyen du voile obligatoire. Il lui permet, en plus, d’homogénéiser les sujets. Il s’ensuit que les femmes mal voilées ne sont pas autorisées à occuper les postes clés. Il y a toujours pour ces dernières, dans la vie quotidienne, le risque d’être arrêtées ou rappelées à l’ordre. C’est-àdire qu’elles deviennent des impolitiques auxquelles il est interdit de prendre des décisions. Déterminer le type de vêtement est, alors, une façon d’envahir le corps et de réduire la vie des femmes à une vie nue. Le lien direct du voile obligatoire à la soumission abusive des corps est mis en évidence. C’est bien la catégorisation qui amène à la soumission : mieux respecter les ordres politiques, soumettre plus les femmes jusqu’à l’assujettissement et devenir l’Homme-purement-corps sans aucune subjectivité. Etant donné que le voile n’est pas isolé des autres normes, il a un lien étroit avec les autres ordres du système. Le jeu du pouvoir réussit là où il met les sujets devant des dualités prédéterminées comme, par exemple, l’obéissance sinon l’exclusion. Cela signifie que c’est exactement le fait de ne pas vouloir être exclues du social qui remet ces femmes aux mains du pouvoir. Le dépouillement du statut politique et la transformation de chaque vie en
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une vie absolument nue est l’objectif final de ce pouvoir ontologiquement masculin qui impose la voile obligatoire.
La transformation de(s) corps – homme(s) au (x) corps parlant(s) Nous pouvons voir la transformation de corps muets-soumis à homme parlant dans l’exemple du voile obligatoire en Iran. Nous pensons que l’acte de résistance, chez le sujet de la fille de la rue de la Révolution, récupère le corps et la vie nue du biopouvoir et réalise cette transformation. Il existe, chez les femmes iraniennes, différentes réactions face à cette division de la vie. Il ne s’agit pas de celles qui choisissent elles-mêmes de porter le voile. Ces dernières constituent une catégorie différente et, sous l’autorité d’un tel pouvoir, ce choix facultatif du voile ne signifie pas forcément leur autonomie ou leur assujettissement. En revanche il est –ici- question de deux types principaux de femmes chez lesquelles le voile obligatoire ne relève pas de leur choix personnel : celles qui l’acceptent plus facilement pour s’intégrer davantage dans le système, et celles qui ne l’acceptent pas facilement ou réagissent contre lui. Les premières deviennent les corps muets qui sont désensibilisés par l’obéissance et qui s’avancent dans l’assujettissement jusqu’à différents degrés. Mais chez le deuxième type, les femmes qui n’admettent pas le voile obligatoire, il existe aussi des comportements variés, parmi lesquels deux sont plus remarquables : 1. Les femmes qui subissent l’imposition du voile et donc essaient réagir avec une sorte de stratégie opposée au pouvoir en s’habillant différemment, se maquillant plutôt exagérément, recourant à des opérations de chirurgie esthétique très répandues dans une partie de la société pour s’opposer aux critères de bonne femme selon le pouvoir islamique. Une sorte de réaction est mise en évidence chez ces femmes, ce qu’on peut l’appeler la pseudo-résistance. La raison en est que non seulement cette réaction ne change aucun ordre établi mais elle ne déstabilise nullement la situation dans laquelle le voile obligatoire est déterminant depuis des années. Elle s’inscrit dans l’homogénéisation des sujets dans le cadre du voile obligatoire (elles sont voilées mais ne sont pas exactement conformes aux normes étatiques). Par conséquent, cette façon d’être devient elle-même une 237
sorte de norme ou bien le redoublement d’une norme, juste avec une apparence différente mais avec une fonction quasiment identique à celle qui leur est imposée. Éventuellement, on peut prendre en compte cette réaction comme un déplacement d’une norme à une autre. En outre, cette pseudo-résistance en apaisant ces sujets, aboutit à leur fait oublier la souffrance de cet assujettissement. 2. Le deuxième type de réaction – qui date des premiers jours de l’imposition du voile obligatoire13- est une réaction dont la forme la plus cohérente se retrouve dans un mouvement récent, appelé les filles de la rue la Révolution. En effet la fille de la rue de la Révolution, Vida Movahed14, soustrait son corps féminin de la masse des corps homogènes de la norme unique. Elle est un exemple authentique de ce qui récupère le corps biologique et la vie nue des mains du pouvoir et les rend politiques. Comment est perçu le fait que la fille de la rue de la Révolution, en portant en étendard son voile, définit son corps comme un corps parlant ? Quel est le supplément produit par son acte qui peut produire un changement fondamental de sa vie nue à une existence politique ? Ce faisant, n’ébrèche t’elle pas la totalité masculine15 ? La possibilité de changer l’ordre des choses est justement le supplément d’une telle transformation essentielle. Tout d’abord, cette fille (et les autres filles après elle) agit sur la ligne rouge du pouvoir, ce qui est considéré comme une des structures les plus essentielles du pouvoir islamique en Iran. Au lieu de capituler face au pouvoir masculin et d’accepter le voile, elle choisit subjectivement une vraie résistance. A l’encontre des femmes qui 13
Après la révolution de 1979, lorsqu’Ayatollah Khomeini a rendu obligatoire le porte du au voile pour les femmes, de nombreuses manifestations contre cette obligation ont eu lieu la veille du 8 mars (7 mars 1979) jusqu’à 13 mars à Téhéran, Isfahan, Tabriz, Sanandaj, etc. https://www.youtube.com/watch?v=35O9ZP6awGg. 14 Finalement, quelque temps après son arrestation par l’autorité, son identité est révélée par son avocat. 15 Alain Badiou dans Rhapsodie pour le théâtre, définit la féminité ainsi : « L’homme se définit justement du « pour tout », la propriété étant celle qui s’infère de l’accès au phallus. Est « homme » celui qui soutient le « pour tout » de cet accès, celui qui « totalise » la propriété. Est « femme » celle qui ébrèche cette totalité, en faisant exister un point, un point au moins, tel que la propriété soit intotalisable, le point existentiel dont peut se dire qu’il n’est pas « du tout », et qui aussi bien fait exister le tout par son exception. C’est en ce sens que la femme est « pas toute ». Badiou, Alain, Rhapsodie pour le théâtre, Presses Universitaires de France (PUF), Paris, 2014, p.74.
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choisissent la pseudo-résistance ou des femmes qui s’inscrivent à un autre pseudo-mouvement appelé les mercredis blancs16, elle agit de telle manière qu’elle devient le sujet de la prise de la décision en se politisant. Alors qu’elle pourrait se contenter d’une illusion de résistance – comme dans le cas des mercredis blancs- elle paie le prix de la prison pour un vrai acte de désobéissance. Regardons un peu pourquoi l’acte de porter le voile en étendard sur un bâton de bois en se dévoilant déstabilise l’ordre dominant du pouvoir. La raison principale se retrouve lorsqu’un individu inconnu, un corps sans nom dont la vraie identité n’a été connue qu’après presque un mois, se multiplie parmi d’autres femmes : des femmes qui ne croient pas au voile obligatoire jusqu’aux femmes voilées et croyantes qui résistent devant l’assujettissement du pouvoir avec le même geste (Figures 2 et 3). En s’étendant aux sujets masculins qui portent le voile en étendard, le champ d’action (de cet acte) dépasse les frontières de la discrimination identitaire et de la division sexiste (Figure 4). Il devient un appel universel qui ne se limite pas seulement aux corps féminins et intègre les autres corps (masculins). La possibilité d’ouvrir un espace dans lequel les autres sujets peuvent s’identifier par autre chose que des critères catégorisant comme le sexe, la classe sociale, ou les normes d’apparence démontre la dimension universelle de ce supplément. Cette autre chose, prenant sa source à la désobéissance, n’est qu’une existence politique. En effet, en créant une rupture évènementielle dans l’ordre établi, la fille de la rue de la Révolution s’extrait de l’état normal des corps. Un individu inexistant de la situation, un corps camouflé qui se met dans la procédure de la relève de l’inexistence prend une existence maximale. C’est comme cela qu’en raison du manque d’identification de son image et de son vrai nom, son image se multiplie partout où on ne voyait habituellement que des agents du pouvoir comme le président, le guide suprême, etc. Elle change l’ordre d’un monde qui se déterminait par le pouvoir17. 16
Mercredis blancs ou la campagne « My Stealthy Freedom » : il s’agit d’un mouvement initié par une journaliste iranienne exilée aux Etats-Unis selon lequel les femmes se dévoilent dans un lieu caché, avec un morceau de tissu blanc, se prennent en photos et les diffusent sur les réseaux sociaux. 17 Voir la théorie badiousienne du changement du monde in Badiou, Alain, Logiques des mondes, L’être et l’événement, 2, Seuil, Paris, 2006.
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On peut dire que ce corps inconnu et silencieux, en soi, devient une parole dont le caractère contingent annule le nécessaire. En effet, ce caractère est ce qui procure une possibilité et /ou la possibilité de rendre possible ce qui est impossible. Il devient un appel pour politiser les vies nues sans aucune annonce au préalable ou aucun appel à l’avance. Le fait que ne soit diffusée qu’une image très floue de son corps et de son geste et que son identité soit inconnue est très significatif. La fille de la rue Révolution est un non-nom qui devient un nom générique. En effet son identité dépasse une identité personnelle et contient une identité de groupe. Faire de son image une icône de la résistance contre l’obligation du voile diffusée, « un symbole de la volonté d’émancipation »18 partout le confirme bel et bien. (Figure 5). En fin de compte, nous voyons que le supplément du corps politique et parlant de Vida Movahed, qui montre la possibilité de dysfonctionner de la vie nue et de changer l’ordre des choses, crée un nouveau lieu pour la multiplication de ces corps politique : LES FILLES de la rue de la Révolution. En effet, elle étend le lieu de la résistance et rajoute la plateforme – où elle s’installe pour la première fois- aux lieux de la politique comme un espace particulier et symbolique. Le lieu neutre de la plateforme qui était invisible jusqu’à hier devient fortement visible. Il est dorénavant un lieu interdit par le pouvoir et un lieu de la transgression pour la lutte des femmes. Que les gens prennent des photos de la plateforme de la fille de la rue de la Révolution et que le pouvoir établi fournisse et même finance les stratégies pour changer la forme des plateformes afin de rendre impossible de monter dessus confirme la puissance déstabilisante des structures du pouvoir par cet acte. (Figure 6) Dans ce sens, toutes les plateformes en soi acquièrent une capacité de transgression et rappellent la voix des corps qui ne sont plus silencieux. Or, l’extension du corps de la fille de la rue de la Révolution aux corps des filles de la rue de la Révolution marque la possibilité d’aller au-delà d’un corps d’os et de chair (biologique) et de sa conversion en une parole rédemptrice. Elle s’inscrit aussi dans le processus de subjectivation des sujets et son acte, lui, s’inscrit dans la libération des corps alors qu’elle est arrêtée et emprisonnée. La parole du corps de Vida Movahed, pointe la différence substantielle entre la 18
https://www.20minutes.fr/monde/2212351-20180131-iran-femme-emprisonneemois-avoir-enleve-voile.
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désubjectivation et la subjectivation. Elle est, effectivement, une parole qui fait l’homme, dans le passage du non-homme à l’homme.
Bibliographie Agamben, Giorgio, Ce qui reste d’Auschwitz, Bibliothèque Rivages, Paris, 1999. Agamben, Georgio, Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997. Agamben, Georgio (entretien) Une biopolitique mineure, VACARME 10, janvier 2000, [En ligne]. < https://vacarme.org/article255.html>, [Consulté le 12 juin 2017]. Aristote, La politique, Livre I et II, Les Belles Lettres, Paris, 1989. Aristote, La politique, Livre III-IV, Les Belles Lettres, Paris, 1989. Badiou, Alain, Logiques des mondes, L’être et l’événement, 2, Seuil, Paris, 2006. Badiou, Alain, Rhapsodie pour le théâtre, Presses Universitaires de France (PUF), Paris, 2014. Hannah Arendt, (traduction de l’anglais par Guy Durand), Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, Paris, 1972. Kogon, Eugen, L’État SS, Le système des camps de concentration allemands, Seuil, Paris, 1970, p. 357. Lévi, Primo (traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger), Si c’est un homme, Julliard, Paris, 1987.
Illustrations
Figure 2
Figure 3
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Figure 4
Figure 5
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Notices biographiques des intervenant-e-s au colloque des 20 et 21 septembre 2018
Marie-Christine ETELIN Marie-Christine Etelin, avocate au barreau de Toulouse, est engagée dans la défense de causes militantes. À lire absolument : Les Etelin, ne rien lâcher, Gilbert Laval, Talaia, 2016
Nicole PELLEGRIN Nicole Pellegrin est historienne du genre et anthropologue du vêtement au CNRS. Elle travaille sur la construction du masculin et du féminin par le vêtement et s’intéresse par ailleurs aux conditions matérielles de la production intellectuelle féminine, laïque et religieuse sous l’Ancien Régime. Vient de paraître : Voiles, une histoire du Moyen Âge à Vatican II, CNRS éditions, 2018
Irina DURNEA Professeure de lettres, elle est docteure en littérature française, francophone et comparée de l’Université Michel de Montaigne à Bordeaux. Sa thèse porte sur la littérature féminine pendant les deux guerres mondiales. Elle nous a présenté Marie Laurencin en 2015, en 2016 Marie d’Agoult, en 2017 des pionnières scientifiques. Sa communication porte en 2018 sur Femmes et socialisme en France et en Europe (XIXème-début XXème)
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Tiphaine MARTIN Tiphaine Martin est docteure en lettres modernes de l’Université Paris Diderot et professeure de lettres dans le secondaire. Elle a rejoint le comité scientifique du colloque orléanais. Ses domaines de recherche portent sur Simone de Beauvoir autour de laquelle elle a fait sa thèse sous la direction de Julia Kristeva : récits de voyage dans l’œuvre autobiographique de Simone de Beauvoir. Elle s’intéresse aussi au genre, aux récits de voyage, à l’autobiographie et au cinéma de l’entre-deux guerres. Elle fait partie du comité éditorial des Simone de Beauvoir Studies et du jury du prix Beauvoir pour la liberté des femmes
Pierre MICHON Pierre Michon est depuis 2011 rédacteur des débats du Sénat, affecté à la Direction des Comptes - rendus. Normalien, diplômé de Sciences-Po Paris, il a soutenu en juin 2017 une thèse de doctorat à l’Ecole Pratique des Hautes Études, sur le rôle des épouses de préfets entre 1800 et 1848 ; il poursuit ses recherches et publications sur la période de la Restauration. Il est maintenant qualifié aux fonctions de maître de conférences en Histoire.
Virginie PIEDRA-GAUTIER Virginie Piedra-Gautier est professeure d’espagnol au lycée Voltaire d’Orléans. Elle a travaillé pour sa maîtrise sur la comparaison des manuels d’histoire sous le franquisme et après le rétablissement de la démocratie en Espagne.
Gérard LAUVERGEON Gérard Lauvergeon est agrégé d’histoire et professeur honoraire dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Depuis longtemps intéressé par Olympia Cormier, il a co-écrit avec François Printanier : Olympia Cormier (1880-1945), un destin d’institutrice de Marchenoir à Ravensbrück
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Dominique BRECHEMIER Dominique Bréchemier est professeure de lettres et docteure en littérature. Elle s’intéresse à l’histoire des femmes, de la Belle Epoque à la seconde guerre mondiale notamment. Elle est co-organisatrice de ce colloque. Elle est, entre autres, membre de la Société des Amis de Colette. Sa thèse fut consacrée à Annie de Pène. Elle a publié cette année en 2018 les reportages d’Annie de Pène dans les tranchées et les chroniques écrites pendant la première guerre mondiale sous le titre : Annie de Pène, une journaliste au cœur de la Grande Guerre aux éditions l’Harmattan.
Alexandra BERALDIN A une pratique de plusieurs années dans le domaine du théâtre. Elle a suivi ensuite une formation de marionnettiste, et bénéficie aujourd‘hui de ce statut. Elle est aussi intervenante dans une école de commerce où elle enseigne la prise de parole et la rhétorique. Sa revue prend comme source des sujets historiques et les revisite grâce à sa marionnette pour mettre en lumière des questions d’actualité.
Arnaud VERRET Arnaud Verret est professeur de lettres classiques dans le secondaire. Docteur en littérature française, il est spécialiste du roman du XIXème siècle. Il est chargé d’enseignement aux universités d’Orléans et Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
Rahime SARIÇELIK Elle est doctorante/docteure à l’université de Strasbourg. Elle a enseigné la langue et la littérature turques à Istanbul. Actuellement, elle enseigne la littérature turque contemporaine au département d’études turques de l’université de Strasbourg. Elle est aussi traductrice notamment de Henri Michaux. Elle a publié des nouvelles et vient de faire paraître Les Nouvelles sans identité. Sa communication s’intitule : des femmes politiques républicaines dans la littérature turque. 245
Corentin ZURLO-TRUCHE Il est professeur de Lettres modernes dans le secondaire. Ses recherches portent sur Colette. Il est doctorant et étudie le théâtre et la théâtralité dans l’œuvre de Colette. Après deux mémoires soutenus en Sorbonne sur le thème de l’argent dans les romans de Colette, il a obtenu en 2017 le prix de la Société des amis de Colette et a collaboré au Dictionnaire Colette paru en 2018 chez Classiques Garnier. Ses recherches portent sur le roman de Colette et la question de l’intertextualité avec Balzac. Plus récemment, il a étudié le thème de la guerre dans l’œuvre romanesque de l’auteure lors d’un colloque à Verdun consacré à Colette dans la grande guerre.
Florence COSTECALDE Elle est professeure de Lettres au lycée Pothier d’Orléans. Elle s’intéresse à des femmes remarquables qui ont refusé les voies toutes faites et normées. Ainsi a-t-elle retracé et romancé le destin de Valeska Gert, une juive allemande, actrice, humoriste provocatrice, et danseuse dans les cabarets berlinois durant les années 20-30, où elle fut adulée. Son ouvrage s’intitule La Beauté du geste, paru en 2008 chez Léo Scheer. Elle poursuit actuellement ses recherches sur cette figure méconnue aujourd’hui. Autre femme hors du commun qui l’intéresse et dont elle défend les combats : Gisèle Halimi.
Joëlle CONSTANZA Elle est professeure de français FLE (Français Langue Étrangère) à l’université François Rabelais de Tours. Licenciée en sociologie, en psychologie et en sciences du langage, elle est aussi docteure en lettres et linguistique : sa thèse porte sur la nomination des hommes politiques dans la presse française. Toujours en recherche autour de la notion de formes discursives et de leurs interactions, elle prend une part très active dans l’organisation de colloques et journées d’étude internationales dans le cadre de son laboratoire ligérien de linguistique.
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Asmaa ATTARCA Elle est doctorante à la faculté des lettres et sciences humaines de l’université Hassan 2 de Casablanca dans le laboratoire de recherche sociologie, psychologie et savoir.
Rezvan ZANDIEH Elle est doctorante en études théâtrales à l’université Paris 3 Sorbonne nouvelle au département Arts et média. Son sujet de thèse porte sur l’esthétique des corps blessés dans les pratiques performatives d’aujourd’hui.
Catherine BEAUNEZ Elle est dessinatrice humoriste et féministe de BD. Elle vient de publier J’avais 15 ans en 68 www.catherinebeaunez.net Et aussi de nombreux autres albums : - aux éditions Glénat : Mes partouzes – Vive la carotte – Je suis une nature. - Chez Albin Michel : Liberté Chérie. - aux éditions Au diable Vauvert : On les aura.
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SOCIOLOGIE DU GENRE AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions ITINÉRAIRE D'UN TRANSCLASSE Au centre de la marge Nicolas Balutet Les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron parlent ainsi d' « acculturation » pour caractériser l'acquisition de la culture dans le cas des fils d'agriculteurs, d'ouvriers, d'employés ou de petits commerçants. Loin d'être naturel, cet apprentissage relève d'une véritable « conquête ». C'est l'histoire de cette conquête semée de doutes, de difficultés mais aussi de grands bonheurs et de rencontres qu'entend retracer cet ouvrage qui éclaire d'un jour nouveau les goûts esthétiques et les préoccupations épistémologiques d'un « transclasse », aujourd'hui spécialiste des études sur les identités en Amérique hispanique. Situés « au centre de la marge », les travaux de Nicolas Balutet s'appesantissent non seulement sur des questions liées à des individus discriminés en raison de leur genre, de leur préférence sexuelle, de leur ethnie, etc., mais s'appuient également parfois sur des corpus dépréciés. (Coll. Homotextualités, 168 p., 18 euros) ISBN : 978-2-343-16738-1, EAN EBOOK : 9782140115059
GENRE ET TRADITION(S) Regards sur l'Autre et sur Soi au XXe siècle Sous la direction de Claire Dodane et Jacqueline Estran Au XXe siècle, la question identitaire touche autant l'individu que la collectivité : les identités nationales se cherchent et s'exacerbent tandis que l'individu reste au coeur de la réflexion philosophique et psychologique. Les idées circulent, les utopies foisonnent et les civilisations se confrontent. Des traditions disparaissent au profit de nouvelles. Et, face à face, les êtres humains s'observent et se questionnent. La place occupée par la/les tradition/s dans cette quête est primordiale car elle se trouve à l'origine de tout, qu'elle ait été admise comme fondatrice, matrice, ou qu'elle ait été reniée, de façon instinctive ou par un effort de volonté conscient. C'est ce que les contributrices et contributeurs de cet ouvrage, spécialistes de la Chine, du Japon, de la Corée, du Tibet, de l'Espagne, de la Russie, de la Grèce ou de la France, se sont proposées d'explorer de façon transculturelle, autour des notions clés d'identité, genre et tradition. (Coll. Colloques et rencontres, 286 p., 29,5 euros) ISBN : 978-2-343-15468-8, EAN EBOOK : 9782140112492
LE GENRE DANS L'ESPACE PUBLIC Quelle place pour les femmes ? Sous la direction de Maud Navarre et Georges Ubbiali De nombreux obstacles apparaissent et limitent le partage équitable des lieux communs, qu'il s'agisse des places publiques, des équipements de loisir ou encore des transports individuels et collectifs. Pourquoi ? Comment faciliter l'accès et le partage de l'espace public par tous et toutes ? Ce livre apporte des analyses concrètes et propose des réponses à ces questions. Il rassemble des contributions inédites de chercheurs (géographes, sociologues, etc.) et de spécialistes des questions de genre et d'urbanisme. Il prolonge de manière analytique les transformations les plus actuelles de la pensée et de l'aménagement des espaces publics. (Coll. Logiques sociales, 198 p., 20,5 euros) ISBN : 978-2-343-16032-0, EAN EBOOK : 9782140108631
LA CUISINE A-T-ELLE UN "SEXE" ? Femmes - Hommes, mode d'emploi du genre en cuisine Sous la direction de Kilien Stengel Le genre féminin et masculin, dans les métiers de bouche comme dans la vie ménagère, est le coeur de l'évolution d'une société. L'homme aux fourneaux des cuisines des grands restaurants, la femme chargée de la préparation du repas quotidien, sont autant des stéréotypes, des caricatures que des réalités encore présentes. Les modes et conduites alimentaires individuelles ou communautaires font également naitre des relations particulières avec la nourriture, assignées à chacun des genres : la privation pour les femmes et l'excès pour les hommes. Cet ouvrage regorge de nombreuses études, remarques et recommandations, qui appellent à consacrer davantage de temps à construire une égalité entre les sexes et à contribuer au bien-être de chacun. (Coll. Questions alimentaires et gastronomiques, 220 p., 22,5 euros) ISBN : 978-2-343-15868-6, EAN EBOOK : 9782140105746
COMBATS DE FEMMES Une perspective juive Féminismes, religions, laïcités, solidarités - Recueil de texes et conférences Nelly Las Dans ses diverses études, Nelly Las montre que le féminisme est plus qu'une lutte pour l'égalité. C'est aussi une réflexion sur soi, une éthique, une solidarité et une confrontation avec autrui. Au centre de ses préoccupations, deux facticités qui ont déterminé le cours de son existence : sa judéité et sa condition femme. Dans ce recueil d'articles et conférences, elle nous présente une synthèse des débats auxquels elle a participé, essayant d'éviter tout dogmatisme religieux ou politique : les théories du genre, le rejet de « l'autre », l'impact des religions sur les femmes, les engagements pour la paix, le souci pour l'avenir de l'État juif... (210 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-15953-9, EAN EBOOK : 9782140106484
PAROLES D'HOMMES Réflexions masculines pour une société féministe égalitaire Olivier Manceron Cet ouvrage rapporte les réflexions d'un groupe d'hommes, membres de l'association ZéroMacho. Ils ont cherché à déconstruire le concept de « domination masculine ». Un travail de désemprise s'est élaboré, à leur échelle personnelle comme à celle des structures de la société. Ils ont analysé les obstacles psychiques qui enferment les hommes dans l'injonction à la violence. Ils se sont attaqués à l'indispensable remise en cause de la culture du viol et aux difficultés d'imaginer des relations constructives dans la sexualité, hors des fantasmes « pornoprostitueurs ». (278 p., 29 euros) ISBN : 978-2-343-14301-9, EAN EBOOK : 9782140102691
GÉNÉALOGIE DE L'HOMOSEXUALITÉ Alexandre Foucher L'objectif de cet essai est d'aborder philosophiquement l'homosexualité. Une généalogie de l'homosexualité cherche à en comprendre l'évolution de sa définition, de sa valeur, de son image, et cherche à comprendre pourquoi l'homosexualité a été si marginalisée. Pour construire cette généalogie, l'auteur a mené un travail historique, juridique et phénoménologique. La question de l'homosexualité a permis d'avancer sur des questions anthropologiques et aborder différemment le débat du sens du politique. (Coll. Kubaba, 148 p., 16,5 euros) ISBN : 978-2-343-14656-0, EAN EBOOK : 9782140094163
EN TEMPS DE GUERRE Aux soldats et aux femmes de mon pays (Portugal 1914-1918) Fatima De Castro, Ana De Castro Osorio Traduit par Si la guerre n'est officiellement déclarée au Portugal par l'Allemagne qu'en 1917, dès le début des hostilités des voix se sont élevées dans le pays, conscientes des enjeux européens et nationaux. Parmi elles, celle d'Ana de Castro Osório, l'un des fers de lance du féminisme portugais. En 1918 paraît son recueil "En temps de guerre", une compilation d'articles écrits au cours des années de guerre, pour engager ses consoeurs à participer à la lutte contre l'ennemi germanique et au redressement futur du pays. (Coll. Mondes Lusophones, 128 p., 14,5 euros) ISBN : 978-2-343-14665-2, EAN EBOOK : 9782140091209
LA FABRIQUE DES MAUVAISES FILLES La cité et la construction de la "féminité déviante" Calvin Thomas Djombe Cet ouvrage est un questionnement sur l'intégration sociale des jeunes filles de cité et les étiquettes qu'on leur accole. Il aborde les conditions d'inclusion et les modes d'exclusion que manifestent divers groupes sociaux en leur direction. De même, il rend compte de motifs culturels contextuels et codifiés qui tendent à identifier le corps féminin comme transgressif, pour le mettre à distance de la société réelle. (Coll. Logiques sociales, 182 p., 19 euros) ISBN : 978-2-343-14161-9, EAN EBOOK : 9782140089145
VOUS AVEZ DIT FÉMINISTE ? Suivi de (In)certitudes. Nouvelle Ndèye Fatou Kane En remontant le cours de l'histoire, on se rend compte que des femmes se sont battues de par le monde pour que les droits de leurs congénères soient reconnus. Simone de Beauvoir, Chimamanda Ngozi Adichie, Awa Thiam, Mariama Bâ, voilà quatre femmes qui ont donné leur perception du féminisme suivant les époques et les contextes. Ce livre puise dans les écrits de ces femmes de lettres, en analysant les tenants et les aboutissants de leurs combats. De la France, en passant par le Nigeria pour arriver au Sénégal, la cause féministe a évolué. (Coll. Harmattan Sénégal, 110 p., 13 euros) ISBN : 978-2-343-14374-3, EAN EBOOK : 9782140078057
APPROCHES DU RÉCIT FÉMINISTE Hamad Al-Belayhed Traduit de l'arabe par Khalid Hadji L'écriture féministe a atteint d'importants registres dans sa révolte et son émancipation, transgressant des obstacles pour lever le voile sur les secrets intimes, longtemps interdits dans l'écriture ; celle de la femme particulièrement. Ce livre englobe un ensemble d'études sur le récit féministe. La première partie traite du féminisme à travers le dédoublement de l'intellectuel et le conflit des identités ; la deuxième partie se penche sur le féminisme et le rêve de la modernisation ; la troisième et dernière partie est articulée autour de deux études portant sur le conflit civilisationnel entre l'épopée populaire et le roman. (144 p., 17,5 euros) ISBN : 978-2-343-14347-7, EAN EBOOK : 9782140077760
COMMUNICATIONS ET ANALYSE DES RELATIONS INTERPERSONNELLES DE LA FEMME DANS LE ROMAN AFRICAIN FRANCOPHONE Marie Zoé Mfoumou Cet ouvrage prend appui sur une sélection d'une vingtaine de romans africains francophones écrits entre 1881 et 2003. De leur analyse émergent deux figures de la femme africaine : celle qui sait communiquer et qui entretient des relations harmonieuses avec son entourage - assimilée à une "bonne" femme - et celle rejetée, considérée comme une "mauvaise" femme et avec qui les relations sont antagoniques. Il passe également en revue les critères d'appréciation de la la femme en Afrique, au fur et à mesure de la modernisation de ce continent. (Coll. Logiques sociales, 258 p., 27 euros) ISBN : 978-2-343-13138-2, EAN EBOOK : 9782140054006
RÉSISTANCES ET ÉMANCIPATION DES FEMMES DU SUD Laurence Granchamp Sous la direction de Laurence Grandchamp Roland Pfefferkorn Quelles sont les ressources personnelles, familiales, collectives que les femmes du Sud peuvent mobiliser pour faire bouger les rapports de domination dans lesquels elles sont prises ? Comment leur travail avec et sur la nature peut-il contribuer à leur émancipation ou, à l'inverse, aggraver leur situation ? Quel est le type-idéal de "femme autonome" qui est promu par la logique qui sous-tend la mondialisation ? Ce sont ces questions que cet ouvrage entreprend d'explorer à partir de recherches empiriques réalisées en Amérique latine principalement, mais aussi en Asie et en Afrique. (Coll. Logiques sociales, 278 p., 28 euros) ISBN : 978-2-343-13117-7, EAN EBOOK : 9782140051524
LA FEMME ET LE SEXE ou Les souffrances d'une malheureuse opprimée Nawal El Saadawi Traduit de l'arabe par Abdelhamid Drissi Messouak L'ouvrage de Nawal el Saadawi, célèbre médecin psychiatre, sociologue et romancière égyptienne, porte sur la défense des droits de la femme. Il expose le système patriarcal et ses retombées désastreuses sur la vie dramatique que mènent les femmes, victimes des sévices imposés par une société arabo-musulmane qui les réduit à un simple objet de jouissance et les confine dans leur rôle d'esclave. À travers ses expériences en tant que médecin dans les années 50 et 60, l'auteur retransmet ses altercations avec des parents et des jeunes filles ignorant presque tout de leur corps. (216 p., 22 euros) ISBN : 978-2-343-12178-9, EAN EBOOK : 9782140046025
LE SECRET DES GENTILS MONSTRES Vivre avec une malformation sexuelle Paul Houstal Avec l'aide de PIERRE CAZES À travers son témoignage, l'auteur nous dévoile une vie passée à cacher son anomalie sexuelle, une vie guidée par une quête d'identité sexuelle et par la peur de révéler cette "honte mystérieuse". Ce handicap, qui ne se voit ni se parle oblige ceux qui le portent à développer une capacité d'adaptation perpétuelle afin de survivre individuellement et socialement. (176 p., 18,5 euros) ISBN : 978-2-343-12445-2, EAN EBOOK : 9782140043956
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Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 159298 - Juillet 2019 - Imprimé en France
Ont collaboré à cette édition : Monique Lemoine, Marie-Christine Etelin, Irina Durnea, Tiphaine Martin, Pierre Michon, Virginie Piedra-Gautier, Gérard Lauvergeon, Dominique Bréchemier, Arnaud Verret, Rahime Sariçelik, Corentin Zurlo-Truche, Florence Costecalde, Joëlle Constanza, Asmaa Attarca, Rezvan Zandieh, Catherine Beaunez.
ISBN : 978-2-343-17570-6
26 €
Rencontres de Mix-Cité
Les rencontres organisées par Mix-Cité 45 sous le libellé « Femmes des lumières et de l’ombre » ont rendu vie, chaque année, à des figures oubliées ou méconnues, d’abord issues d’une époque précise (du Grand Siècle classique à l’entre-deux-guerres) puis selon une perspective thématique et diachronique (Femmes de sciences en 2017). Cette huitième session s’est consacrée aux femmes en politique. Elle définit des questionnements internationaux dans les combats féminins qui ont fondé les avancées en un domaine essentiel à l’émancipation des femmes : les enjeux politiques. Un rappel des luttes d’hier – de l’emblématique Olympe de Gouges aux héroïnes du socialisme de toute l’Europe jusqu’à l’aube du xxe siècle – donne la mesure de notre dette à ces aînées hautement exigeantes du journalisme, de la magistrature, du syndicalisme, de la littérature, etc. qui sont allées parfois jusqu’au sacrifice (figures de la Résistance). Les mouvements d’aujourd’hui ne manquent pas de nous interroger sur l’héritage transmis, le rôle crucial des médias, l’identité des femmes en lutte, ici et au-delà des frontières (Turquie, Maroc, Iran…). La diversité des communications témoigne en tous cas de la vigueur des engagements féminins, et de leur courage à conquérir la parité, sinon l’égalité.
FEMMES ET POLITIQUE, FEMMES POLITIQUES
FEMMES ET POLITIQUE, FEMMES POLITIQUES
Textes réunis par Dominique Bréchemier et Nicole Laval-Turpin