Essai de Psychologie sensible - Tome II - réeducation des techniques de vie ersatz


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French Pages 156 [164] Year 1971

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Table of contents :
TABLE DE MATIERES
I. Les règles de vie ersatz................................................................. 5
Introduction................................................................................ 5
L’auto-jouissance........................................................................... 9
Conséquences pédagogiques....................................................................11
L’auto-jouissance sexuelle...................................................................14
Conséquences pédagogiques....................................................................19
Conséquences des erreurs concernant l’origine des complexes sexuel ......................... 22
Conséquences pédagogiques................................................................... 25
II. La sexualité comme règle de vie ersatz.................................................. 29
Conséquences pédagogiques................................................................... 36
III. L’école, source de règles de vie ersatz................................................ 45
IV. Autres règles de vie ersatz............................................................. 81
Les tics et accidents nerveux............................................................... 85
V. Des règles de vie ersatz qui peuvent être bénéfiques .... 93
Le Jeu .................................................................................................... 93
Superstition et religion .................................................................................. 94
Arts et littérature .......................................................................................100
Du choix et de l’utilisation intelligente des ersatz par la sublimation ...................................106
VI. L’individu en face du progrès et de la culture......................................113
VII. Conclusion ........................................................................149
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C. FREINET

essai de

psychologie sensible II rééducation des techniques de vie ersatz

ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES DELACHAUX ET NIESTLÉ

C. Freinet

ESSAI DE PSYCHOLOGIE SENSIBLE II

Rééducation des Techniques de Vie ersatz C. Freinet consigna en deux ouvrages — L'éducation du travail et Essai de psycho­ logie sensible — l'essentiel de sa réflexion théorique nourrie de vingt années de pra­ tique pédagogique collective.

Reliant la psychologie à la pédagogie, il a tenté dans son Essai de démontrer que la construction de la personnalité se faisait par le processus universel du Tâtonne­ ment expérimental, base permanente des Techniques de Vie que nécessite l'adap­ tation au milieu. Partant du sens dyna­ mique de la vie, C. Freinet en précise la genèse, l'éclosion, la puissance dans le complexe individuel comme dans le com­ plexe social, découvrant les lois structu­ rales et les conséquences pédagogiques dans des démarches à la fois rationnelles et intuitives allant du général au particu­ lier. Il s'agit, en profondeur, d'une montée vers l'expression de l'individu face à la science, à la nature, à la culture et qui exige obligatoirement une continuité de lecture. Le présent ouvrage est la suite d'un premier volume déjà paru chez les mêmes éditeurs et intitulé ESSAI DE PSYCHOLOGIE SENSIBLE I — Acqui­

sition des Techniques de Vie cons­ tructives.

ESSAI DE PSYCHOLOGIE SENSIBLE II

ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES publiées sous les auspices de l’Institut des sciences de l’éducation de l'Université de Genève (Institut J.-J. Rousseau)

Du même auteur chez les mêmes éditeurs: Les dits de Mathieu L’éducation du travail

La

méthode naturelle

I.

L'apprentissage de la langue

IL L’apprentissage du dessin Essai de psychologie sensible

I.

Acquisition des Techniques de Vie constructives

II. Rééducation des Techniques de Vie ersatz

Diffusion en France: Delachaux

et

Niestlé, 32

rue de

Grenelle, Paris VIIe

ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES

C. FREINET

essai de psychologie sensible II rééducation des techniques de vie ersatz

DELACHAUX ET NIESTLÉ ÉDITEURS

Tous droits réservés pour tous pays y compris l’U.R.S.S. © Delachaux et Niestlé s. a., Neuchâtel (Switzerland), 1971

I.

LES RÈGLES DE VIE ERSATZ

INTRODUCTION L’être vivant est toujours, nous l’avons vu1, à la recherche d’un maximum de puissance. Il est le voyageur qui doit s’embarquer pour le train de la vie, de sa vie, et qui, dans son inexpérience, tâtonne et use des divers recours que nous avons examinés. Mais il arrive que le voyageur ne parvienne pas à monter dans un compartiment, soit qu’il ne sache pas s’y prendre, soit qu’il ne trouve pas assez d’aide autour de lui et que son inexpérience se heurte partout à l’attitude rejetante des multiples barrières. L’individu reste alors sur le quai, impuissant et décontenancé. Il ne peut pourtant pas rester là, car son attitude serait la négation même de la vie et qu’aucun être vivant ne peut se résoudre à une telle négation. S’il a épuisé pour l’instant toutes les tentatives, sans perdre cependant espoir pour l’avenir — car on ne désespère jamais totalement — il se réfugie dans la salle d’attente, où il se trouve du moins bien au chaud, et où il se félicite parfois de ne s’être pas embarqué inconsidérément sur un train qui risquait de ne pas le mener au but. C’est ce qui arrive à l’individu qui se trouve impuissant en face des difficultés.

L’enfant a faim : il crie et personne ne vient ; il agite ses membres mais ses bras ne rencontrent aucune forme prometteuse... Il est là, impuissant, sur le quai. 1 (Note de l’éditeur). C. Freinet se réfère ici au 1er tome de Essai de Psychologie sensible (Delachaux et Niestlé).

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Voici que, par hasard, dans ses gesticulations désordonnées, son poing fermé effleure ses lèvres. Il ouvre goulûment la bouche car cet effleure­ ment chaud lui a rappelé la promesse généreuse du sein maternel. Le réflexe a joué. L’enfant suce son doigt. Il en éprouve d’abord un certain plaisir comparable à celui qu’il ressent à la succion préliminaire qui doit faire jaillir le lait... Mais cette fois rien ne vient. L’enfant se lasse, retire sa main et se remet à pleurer. Si ses cris produisent enfin la satisfaction normale de son besoin d’ali­ mentation, la succion du doigt ne sera qu’un accident sans suite. Mais si ses recours sont inutiles et impuissants, Bébé se rabattra sur la seule solution découverte par accident. Il sucera son pouce. Une nouvelle déception suivra. Puis l’habitude aidant, la succion du pouce apparaîtra comme un suprême refuge, comme une sorte de solution de désespoir, qui ne donne pas l’intégralité de la satisfaction organique et essentielle, mais qui n’en procure pas moins une illusion, un « ersatz » de cette satisfaction. La répétition et l’habitude aidant, la succion du pouce se présentera enfin comme une règle de vie ersatz, passe-partout, de refuge, à laquelle on a recours lorsque les autres règles de vie ont fait faillite, tout comme on se contente de l’ersatz de café quand on n’a plus de café véritable. Et on peut même s’y habituer et le trouver bon si bien qu’on arrive à le préférer au café naturel et qu’on y a recours non seulement quand on a soif, mais aussi quand on a faim, ou qu’on a froid, quand on a une visite, ou tout simplement quand on ne sait que faire, et on s’en va ainsi un instant dans la salle d’attente, on se réfugie dans cet ersatz commode, qui coûte peu et qui n’en procure pas moins soulagement et satisfaction. L’enfant suce d’abord son doigt parce qu’il a faim. On connaît le geste : la mère prend le bébé sur ses genoux et se prépare à donner la tétée. L’enfant impatient s’agite, rencontre son pouce, le suce avec fureur et il est difficile parfois de le lui arracher pour y substituer le sein, telle­ ment l’illusion peut être approchante. Mais le plus grave c’est que la suc­ cion du pouce se présentera comme une solution passe-partout de toutes les difficultés rencontrées. L’enfant sucera son pouce quand il a sommeil, et ne parviendra plus à s’endormir sans ce recours; il le sucera quand il attend votre venue pour la promenade; il le sucera quand il aura peur ou qu’il sera intimidé; bref, toutes les fois qu’il ne pourra pas réaliser l’acte véritable qui correspondrait normalement à ses besoins. C’est une règle de vie qui ne procure certes pas la satisfaction totale, mais qui a du moins l’avantage commode d’être à sa disposition et de contre­ balancer, momentanément et partiellement, la réussite à laquelle il n’a pu atteindre par les moyens fonctionnels. On a essayé d’expliquer ces manies d’auto-jouissance par un repliement maladif sur soi, à la suite d’un échec ou d’une impuissance. Ce n’est pas faux, mais nous n’avons là qu’une partie de l’explication.

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Pourquoi l’enfant se replierait-il sur lui? Est-ce là une inconcevable attitude passive ? Est-ce pour ne point agir ? Pour renoncer à la réalisation de son potentiel de puissance ? Que non pas : Nous aurons au contraire à mettre en valeur dans cette attitude un contenu méconnu d’activité : une suprême réaction vitale. L’enfant à la recherche tenace de la puis­ sance croit avoir trouvé un moyen idéal de remplacement, une règle de vie ersatz qui, en toutes circonstances, malgré tous les échecs subis, lui redonne le minimum de puissance indispensable pour la continuation de la vie. C’est une attitude proprement active dans son principe, d’une grande souplesse d’adaptation puisqu’elle ne dépend ni de la famille, ni de la société. L’enfant utilise tout simplement ses possibilités person­ nelles pour dominer une vie qu’il n’est pas parvenu à appréhender diffé­ remment. Dans le processus de réalisation de la vie, c’est un moyen que nous devons placer exactement sur le même plan que les autres : pour des raisons multiples, totalement indépendantes de la volonté de l’individu, l’expé­ rience tâtonnée a réussi dans cette direction mieux que dans les autres; l’acte réussi s’est imposé peu à peu comme tendance, puis comme règle de vie. Et quand il a été élevé à cette dignité de règle de vie, il est tout aussi tenace que toutes les autres règles de vie, mais pas plus. Et ce n’est que le jour où une autre règle de vie manifestement et pratiquement plus efficace se sera imposée à la nature de l’enfant, lorsqu’un courant nouveau plus puissant aura suscité l’appel de forces dans une autre direction, que cette règle de vie sera partiellement ou totalement abandonnée. Ces considérations sur l’origine et sur la portée constructive et active de ces solutions d’auto-jouissance et de règles de vie ersatz sont d’une toute première importance. Leur méconnaissance entraîne des erreurs de réaction du milieu ambiant qui compliquent au possible des situations déjà délicates et acculent à l’impasse les individus déficients. Ces règles de vie ersatz sont nombreuses et diverses, d’autant plus nombreuses et diverses que l’individu inquiet échoue dans sa conquête du potentiel de vie. Elles seront rares et bénignes dans les cas d’une édu­ cation réussie, avec des individus forts et équilibrés et une position béné­ fique de recours-barrières intelligemment aidants. Elles prendront au con­ traire de l’importance dans la mesure où se révèlent inefficaces les recours qui ne parviennent pas à redonner la puissance. Elles seront d’autant plus tenaces qu’elles apparaîtront comme la suprême ressource, comme la dernière planche de salut avant l’échec total et le mortel déséquilibre; l’individu s’y cramponnera désespérément s’il a l’impression de sombrer, si cet ultime moyen l’abandonne, parce qu’il craint de ne plus trouver d’autre solution aux problèmes dont la solution est pourtant inéluctable. Ce qui est plus grave encore, c’est que ces solutions ersatz ne sont pas dans la norme des choses; elles ne sont qu’une attitude exceptionnelle et irrégulière en face d’une impuissance accidentelle et irrégulière. Il est

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anormal de rester bêtement sur le quai quand le train s’ébranle, ou même de se réfugier dans la salle d’attente quand vous appellent la vie et l’action. Les éducateurs, qui n’ont pu éviter les causes de ce recours ersatz, qui ne parviennent pas à le corriger, s’en prennent à la règle de vie elle-même et tentent d’autorité de l’interdire. Sans explication d’ailleurs parce que, à ce degré, l’enfant ne sera pas perméable à la seule explication qui serait valable et que l’éducateur ne s’avise naturellement pas d’invoquer: l’enfant s’est réfugié dans cette règle de vie parce qu’une expérience tâtonnée regrettable lui a montré la supériorité de ce recours pour la conquête de son potentiel de vie. Il a agi ouvertement d’abord, exactement comme pour toutes les règles de vie. Mais si on veut l’en empêcher, si on attente aux dernières ressources qui lui restent, il réagira par tous les moyens en son pouvoir, tous sans exception; et il aura tendance à se fixer sur ceux de ces moyens qui auront réussi, sans considération morale, selon le seul critère de la conquête de la puissance. Le quai était désespérément vide après le départ du dernier train; la bise y soufflait; des paquets d’eau glacée l’envahissaient par rafales; on venait d’éteindre les dernières lumières qui étaient comme un restant d’espoir en la venue de quelque rame salvatrice. Alors, l’individu s’est réfugié dans la salle d’attente, où il a trouvé lumière et chaleur et sécurité pour lui donner espoir malgré tout. Mais le chef d’équipe veut fermer la gare et vient chasser le voyageur de son suprême refuge. Dehors, ce sera encore la solitude, la bise et le froid, peut-être la mort... Tout vaut mieux que cela. Et l’individu résiste aux objurgations de l’employé et du chef de gare accouru à la rescousse : il implore, il supplie, il se met en colère, il se cramponne. L’employé parvient à lui faire franchir la porte. Le voyageur s’échappe encore une fois, feint de se soumettre et, brusque­ ment, glisse entre les jambes de l’homme pour repénétrer avec une volupté triomphante dans la salle d’attente. Il essaye alors de verrouiller la porte pour se sentir à nouveau seul et en sécurité. Contre la poussée menaçante du dehors, il accumule tous les obstacles qu’il peut trouver et qui font barricade, tous sans exception, car il y va de sa vie, tables, bancs, pierres, étagères. Et derrière ces obstacles, il tâche de jouir quelques instants encore de son refuge, comme le soldat qui vide son dernier bidon de vin avant l’assaut, pour se redonner obstinément une dernière et tenace illusion en sa puissance de vie. Si l’ennemi enfonce ce barrage, le voyageur essayera de se cacher sous les banquettes pour se sauver peut-être furtivement par une fenêtre, avec le secret espoir de revenir dès que l’ennemi aura quitté la place. Il n’y a pas de ruse, pas de détour, pas de feinte qui ne soit mis à profit... Tout moyen est bon et licite lorsqu’il s’agit de défendre sa vie. Que surgisse un recours ami aidant, ou que le voyageur entrevoie une autre possibilité de se sauver mieux que dans cette salle d’attente, qu’il aperçoive, dans ses tâtonnements désespérés, une salle éclairée encore,

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qui serait peut-être susceptible de l’accueillir, il hésitera, mais timidement, il essaiera cependant encore ce recours. Ce n’est pas le moment de se montrer difficile sur le choix des moyens... Un autre ersatz fera peut-être tout aussi bien l’affaire... La lumière entrevue est peut-être celle d’une maison mal famée... Qu’importe I... Tout ne vaut-il pas mieux que l’impuis­ sance et la mort? On comprend ainsi l’origine de ces recours à l’ersatz, les raisons qui en rendent la pratique si difficile à déraciner et tous les complexes qui peuvent résulter non pas de cette pratique, mais de la guerre ouverte ou sourde que vont lui livrer les adultes.

L’AUTO-JOUISSANCE

Avant d’en venir au mécanisme de réaction contre l’opposition adulte, il nous faut insister cependant sur une caractéristique spécifique de ces règles de vie ersatz : l’auto-jouissance. Dans toutes les règles de vie normale, la satisfaction du besoin dépend toujours plus ou moins du milieu extérieur. Les tâtonnements de l’individu sont comme enchâssés dans le système complexe des recours-barrières. Son potentiel de puissance se recharge par l’extérieur, par les victoires qu’il remporte sur les éléments, sur les groupes organisés ou sur les autres hommes. Mais cela suppose une lutte constante, des frictions plus ou moins graves avec ceux qui sont engagés sur la même voie. Il y a bien des mécomptes, pour des résultats pas toujours à l’échelle des sacrifices. Mais le triomphe des obstacles reste aussi comme la grande épreuve de puissance et de virilité. Or, au cours de ses expériences tâtonnées, l’individu découvre qu’il porte en lui la possibilité de produire cette même satisfaction que lui refuse le milieu, par le truchement d’un ersatz qui lui donne l’illusion de cette satisfaction, une illusion à laquelle on s’habitue complaisam­ ment, qui se fixe en règle de vie et qui, dans certains cas, est susceptible, apparemment, de se suffire. Tout comme la ménagère qui, habituée à l’ersatz de café, trouvera le vrai café trop fort et sera susceptible de se satisfaire de l’ersatz, même lorsqu’elle pourra se procurer le vrai café. Pour satisfaire ses besoins essentiels il faut lutter sans répit, se colleter avec la vie, se fatiguer, s’user, recevoir des coups et en donner, risquer l’accident. Comme il serait plus simple de se débrouiller soi-même, par une sorte de règle de vie autarcique et indépendante du milieu 1 Il y a aussi, en faveur des règles de vie ersatz, une sorte de prévention favorable qui joue pour les natures faibles et timides devant la vie : entre la solution héroïque et le refuge amollissant, elles penchent toujours

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vers le moindre effort. Elles hésiteront à s’accrocher à la portière du train en partance si elles ont la perspective de quelque refuge douillet dans la salle d’attente. Et nous verrons par quelles thérapeutiques familiale, sociale ou pédagogique, il nous sera possible de redonner le goût de l’héroïsme et le dédain des formes ersatz d’activité qui ne sont jamais que des solutions de faiblesse et de pis-aller. Mais les véritables complexes ne viennent pas du seul choix empirique de règles de vie ersatz qui suppléent à l’impuissance fonctionnelle ou à l’arbitraire des recours-barrières. Le mal ne serait que très relatif si l’enfant était libre de recourir à ces solutions ersatz, en attendant peutêtre de pouvoir affronter à nouveau la vie. Si le chef de gare n’allait pas déranger pour l’expulser le voyageur qui s’est réfugié dans la salle d’attente, l’affaire resterait relativement simple : l’individu se féliciterait d’abord d’être là au chaud, à l’abri, tandis qu’au dehors souffle la tempête. Il se rendrait peut-être même directement dans la salle d’attente, une autre fois, pour l’intime plaisir d’en jouir personnellement, oubliant l’heure qui passe et qui peut lui faire manquer son train. Mais, à l’usage, il serait bien obligé de se rendre compte que ce n’est là malgré tout qu’un ersatz, que cette solution — provisoire — ne l’empêche pas fina­ lement d’avoir faim et d’être contraint d’affronter la foule qui assiège le train. Il lui en coûtera, à n’en pas douter, puisqu’il est ici à l’écart du tor­ rent et qu’il faudra bien qu’il tente de s’intégrer encore au flot impétueux s’il veut vivre — et il veut vivre ! Il ne pourra pas toujours rester dans cette salle d’attente, à moins qu’il ne trouve quelque âme complice qui serve sa manie et vienne lui apporter, dans son refuge, le minimum d’élé­ ments de vie qu’il n’a pas le courage d’aller conquérir. Mais que le vent cesse de souffler; que s’éclairent les quais dans un jaillissement de lumière; qu’un employé bienveillant vienne annoncer l’heure des trains et renseigner obligeamment sur les numéros des quais d’embarquement; que peut-être même le train vienne se poster justement sur le quai, là, en face de la salle d’attente. Ces invitations au voyage, ces facilités données à l’engagement dans des règles de vie de virilité, feront que l’individu s’arrachera à son auto-jouissance pour essayer l’embarquement. S’il y réussit enfin et que cette réussite engage à d’autres réussites, la règle de vie ersatz sera progressivement détrônée au bénéfice de règles de vie plus naturelles et plus efficientes. Sans heurts, sans com­ plications, l’individu avait cru trouver une solution ; il s’aperçoit à l’usage que ce n’était qu’une impasse, et il cherche et trouve mieux pour satis­ faire ses besoins. Le problème est résolu : l’individu sera à nouveau lancé dans la vie. Les choses se compliquent parce que le chef de gare traque le voyageur réfugié dans la salle d’attente, mais sans lui offrir la possibilité évidente de trouver une autre solution plus rationnelle, sans l’aider dans la recherche de la réussite et de la puissance. Alors le voyageur se cramponne à ce

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qu’il considère comme son suprême recours, et il réagit par tous les moyens qui se présentent à son esprit, tous sans exception, bons ou mau­ vais, pourvu qu’ils lui permettent, dans la pratique, cette règle de vie sans laquelle il a conscience de se trouver devant le déséquilibre, l’impuis­ sance et le néant.

CONSÉQUENCES PÉDAGOGIQUES

C’est ce qui se passe pour cette auto-jouissance anodine et toute primaire qu’est la manie de sucer le doigt. Dites-vous bien qu’il est totalement inutile de vous opposer, soit par essai de persuasion soit par la violence, à cette habitude dont nous avons vu les fondements. Il est recommandé même de ne montrer aucune contrariété et de considérer cette habitude comme une chose naturelle. Toute autre attitude, de la part de l’adulte, est non seulement absolument inutile, mais nuisible et dangereuse : l’enfant qui se voit menacé dans une règle de vie où il a trouvé le minimum de satisfaction et de puissance que lui refusait la vie véritable, se cramponne à son refuge et réagit, ouvertement d’abord, tortueusement ensuite s’il le faut. La règle de vie, droite malgré l’erreur dont elle est entachée — ou la faiblesse — se complique alors de pratiques de cachotterie, de mensonge, d’hostilité, qui s’inscrivent dans le processus de croissance de l’individu, pour donner forme à une règle de vie complexe dont les conséquences sont incalcu­ lables et sans rapport avec le caractère anodin de la manie primitive. Le pli est vite pris : inconsciemment l’être qui en a été réduit à cette extrémité — cela suppose déjà une suffisante collection d’expériences malheureuses et d’échecs — et qui a dû compliquer à ce point extrême ses méthodes de réalisation de son potentiel de puissance, s’y tiendra. Il n’aura ni l’occasion ni la force d’essayer dans d’autres directions. Comme un arbre écrasé par une pierre, qui organise malgré tout sa vie et sa croissance en fonction de la terrible fatalité qui l’oppresse, qui par­ viendra peut-être bien encore un jour à repartir vers la lumière, mais qui n’en gardera pas moins pour toujours ce tronc tordu et difforme qui marque irrémédiablement sa destinée. L’affaire, on le voit, à l’origine pourtant des plus bénignes, peut devenir suffisamment grave. Il importe donc de réagir intelligemment et sagement.

D’abord ce qu’il ne faut pas faire : essayer la manière forte, s’irriter de la manie, gronder, attacher les mains, menacer de couper les doigts — menace qui est prise bien plus au sérieux qu’on ne croit par l’enfant qui

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mesure au tragique de la sanction la culpabilité qui dorénavant l’oppresse. Il organise alors sa défense pour laquelle il ne négligera rien. En attendant, et toutes les fois qu’il le pourra, il s’enfoncera un peu plus dans son auto­ jouissance comme l'affamé qui se hâte d’avaler une nourriture qu’il craint de se voir ravir. Evitez donc de dramatiser un comportement anodin. Restez objectifs et calmes. Voyons maintenant ce qu’il faudraitfaire pour guérirl’enfantdesa manie. Il n’y a qu’une solution : la solution dynamique. L’enfant s’est réfugié dans cette règle de vie parce que, par suite d’erreurs qui ne lui sont pas imputables, il n’a pas trouvé ailleurs la puissance élémentaire qui lui est indispensable. Il faut à tout prix l’aider à trouver une règle de vie plus normale et qui satisfasse tout de suite, de façon évidente, ses besoins essentiels, qui recharge son potentiel de puissance. Il y a d’abord une technique préventive, toujours plus simple et plus efficace et dont nos explications antérieures tracent d’avance les grandes lignes : veiller à une position bénéfique des recours-barrières, mettre au service de l’enfant des recours-barrières aidants, éviter les recoursbarrières accaparants et surtout rejetants, veiller au succès des expé­ riences tâtonnées de l’enfant et à leur aboutissement en règles de vie; surveiller le manomètre de son potentiel de puissance et agir en consé­ quence. C’est surtout de la méconnaissance radicale de la nécessité pour l’enfant de l’expérience tâtonnée que viennent la plupart des erreurs qui l’acculent aux règles de vie ersatz. On suppose que le voyageur novice acquerra la pratique et la puissance en regardant partir un à un les trains sur lesquels il pourrait s’embarquer et qu’il suffit de lui expliquer où vont ces trains et comment ils fonctionnent. L’enfant n’a que faire d’une telle sollicitude ni de vos savantes explications : il veut monter dans le train et ne pas risquer de rester sur le quai. Toutes les expériences tâtonnées sont préférables à l’anormale passivité pourvu qu’elles aboutissent sans de trop graves risques d’échecs. Il faut permettre à l’enfant ces expériences, les lui faciliter, l’orienter vers celles qui sont susceptibles de lui procurer un maximum d’efficience et de puis­ sance. La chose est si simple qu’on s’étonne parfois que l’enfant puisse être ainsi poussé dans l’impasse de l’ersatz. L’être humain a tant de réserves, une telle gamme de possibilités s’offrent pour parvenir à la puissance ! Le voyageur se trouve dans une immense gare d’où partent à tout instant des trains dans toutes les directions. Il est impossible qu’il ne trouve pas à s’embarquer : s’il ne trouve pas place dans un express il aura un omnibus; si ce n’est pas un direct, il fera un détour mais il parviendra au but. Il a fallu toute l’erreur d’une civilisation incohérente pour faire de cette gare frémissante une pauvre petite gare de campagne où ne passe que de loin en loin un train qui risque fort d’être complet et qui vous laisse là, impuissant, sur le quai.

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Effectivement, placez votre jeune enfant avec d’autres enfants ou au milieu de la nature. Il y aura tant de possibilités d’activité qui le sollicitent qu’il ne lui viendra jamais à l’idée de sucer son doigt. Voir un enfant sucer son doigt au milieu d’un jardin tout animé de fleurs et d’oiseaux et de cris d’enfants, est une chose inimaginable. Mais cette chose devient par contre très explicable si votre enfant est séquestré dans une chambre nue, s’il reste dans son lit alors qu’il n’a plus sommeil, s’il est attaché sur sa chaise, ou s’il ne sait que faire dans son parc, malgré les deux ou trois jouets que vous lui avez libéra­ lement offerts mais dont il a depuis longtemps pénétré tous les secrets. L’enfant est sur le quai. Il s’en va vers la salle d’attente et suce son doigt. C’est vous qui l’avez poussé dans cette impasse. Facilitez donc à l’enfant l’expérience tâtonnée, non seulement par des jouets, mais surtout par la vie selon les conseils que nous vous avons donnés dans les chapitres précédents. Ne laissez jamais votre enfant sur le quai. Tout vaut mieux que cela. Il ne sucera pas son pouce. Et si l’erreur a déjà été commise et si l’enfant suce son doigt, que faire ? N’attendez pas une solution radicale et ne croyez pas à l’existence d’une recette qui, du jour au lendemain, fera disparaître la manie. L’in­ flexion a été prise. Il faut créer d’autres inflexions, susciter d’autres courants de vie qui, peu à peu, lentement, atténueront jusqu’à la rendre superflue cette ligne de vie ersatz. Offrez à votre enfant des possibilités d’activité qui répondent à ses besoins. Créez des courants d’intérêt, suscitez des lignes de vie bénéfiques. Ne dites rien de la manie à dépasser, que votre comportement ne montre pas le bout de l’oreille, qu’il ne se présente pas seulement comme un moyen curatif, comme un nouvel ersatz pour détrôner l’autre ersatz. Comptez sur la vie, sur le potentiel de puissance. La manie ira s’atténuant; et si même elle persiste longtemps encore, il n’y aura plus de complica­ tions — et nous avons vu que celles-ci étaient beaucoup plus à redouter que la manie elle-même. Cette thérapeutique sera valable également pour les autres règles de vie ersatz. C’est la seule efficace. Nous y reviendrons. Vous savez maintenant ce qu’est cette règle de vie ersatz. Vous savez d’où elle vient. Vous comprendrez, quand l’enfant s’y réfugie brusque­ ment, qu’il vient de subir un nouvel échec et vous réagirez en conséquence. Sans leçon, sans semonce, sans explication. Le dynamisme de l’action seul vous permettra de réussir. Et la chose est si simple avec l’enfant qui est tout dynamisme 1 La difficulté, nous le savons, c’est que vous, éducateurs, avez dépassé ce stade du dynamisme et que, par paresse, par impuissance fonctionnelle, vous cherchez des solutions statiques qui répondent à vos tendances refroidies. Et c’est même là le grand drame permanent : entre ceux qui

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vont de l’avant, qui marchent, qui courent, qui risquent certes de tomber ou de se tromper de direction, mais qui repartent toujours parce qu’ainsi le veut la vie, et les vieux, ou les vieillissants, qui s’entêtent égoïste­ ment à arrêter cet élan des jeunes, à leur faire la leçon, à les accabler de défenses, à les effrayer au spectacle du torrent impétueux — toutes choses indifférentes à la jeunesse qui veut aller vers le soleil, courir et voler à la poursuite des oiseaux, se lancer dans le torrent. Faites effort du moins pour comprendre le drame et pour laisser les enfants s’en aller intrépidement vers la vie. Les règles de vie ersatz sont, pourrait-on dire, la cicatrice de la chaîne que les adultes passent autour du cou de la jeunesse qui monte. Ayez le courage de briser la chaîne et de desserrer le collier. La vie enseigne et dirige la vie.

L’AUTO-JOUISSANCE SEXUELLE

Maintenant que nous avons compris, à travers une de ses manifesta­ tions les plus simples, l’origine et l’évolution du mécanisme des règles de vie ersatz, faisons l’épreuve de notre explication avec une des plus impor­ tantes, tant par l’intensité que par les déviations, les déformations et les complications qu’elle entraîne : l’auto-jouissance sexuelle. Il y a eu, à notre avis, bien des erreurs dans la façon dont a été consi­ déré ce problème : l’erreur grave des psychologues et des pédagogues qui, dominés par les conceptions catholiques sur les tendances impures de l’homme, se sont contentés longtemps de passer théoriquement sous silence le problème en en réprimant dans la pratique les manifestations honteuses, sans chercher à savoir si le besoin sexuel n’était pas avant tout physiologique, donc naturel et logique, et s’il n’était pas abusif d’appliquer à ses manifestations des traitements correctifs impitoyables, et d’ailleurs totalement inutiles. Ils étaient le chef de gare, serviteur d’une consigne formelle qu’il n’essaye point de raisonner, et qui fait évacuer la salle d’attente. La réaction, relativement récente, des psychologues qui ont eu cons­ cience de la fausse manœuvre, risque d’aller trop loin dans le sens opposé et d’accorder aux règles de vie ersatz qu’ils examinent une importance exagérément envahissante. C’est ce qui se produit pour l’école de Freud notamment qui voit la déviation ou l’obsession sexuelle partout. Nous espérons, en nous basant sur les considérations, les observations et les constatations qui précèdent, et sans diminuer l’importance consi­ dérable des déviations sexuelles, remettre quelque peu les choses au point.

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Organiquement parlant, il n’y a pas de besoin sexuel avant la puberté. Pour un individu bien conformé, possédant un potentiel normal de vie et pouvant se développer dans le sens de la destinée, ni gravement refoulé, ni accaparé, ni rejeté, ni entraîné dans le sillage d’autres vies, ni réfugié dans des impasses, pour cet individu vraiment normal le problème sexuel ne se poserait pas du tout avant la puberté. S’il se pose, c’est qu’interviennent précocement des déficiences orga­ niques, des excitations anormales, des exemples regrettables, des condi­ tions de vie anti-naturelles, qu’il faut considérer, certes, mais comme des accidents et non comme des normes inscrites d’avance dans le destin des individus. C’est la différence essentielle — d’origine — que nous ferons avec le besoin d’alimentation, le besoin de respiration, le besoin de chaleur, le besoin de sécurité, qui, dès le premier vagissement, et même avant, poussent à l’expérience tâtonnée constante dans le cadre des recoursbarrières. Nous ne parlerons pas, à l’inverse de Freud, de libido congénitale; nous ne ferons pas de cette libido le centre des complexes que nous aurons à démêler. Mais nous allons reconsidérer totalement le problème par un raisonnement de logique et de bon sens.

Ce qui complique certes le problème de la sexualité, lorsqu’on veut l’examiner dans ses origines, c’est que, d’abord, fait exceptionnel, il existe d’une part dans l’enfance des organes sans fonction déterminée, consciente ou non, et que, d’autre part, cette fonction devinée, supposée bien avant d’être connue, est intimement liée au plus grand mystère de la création : celui de la vie, qui n’a guère de pendant que dans cet autre mystère décisif : la mort. L’enfant cherche de bonne heure la clé de ces mystères. Non par perversion, comme on le croit trop facilement, mais en vertu seulement de cette expérience tâtonnée qu’il est obligé de poursuivre pour vivre. La différence des sexes intrigue tout particulièrement les enfants. Ils font, à ce sujet, plus d’expériences qu’on ne le suppose, et on commet beaucoup d’erreurs sur leur interprétation parce que c’est une question toujours chargée de prévention et d’à-priorisme, qu’il est mal porté d’étudier logiquement, et à propos de laquelle les chercheurs eux-mêmes gardent une incoercible pudeur à invoquer leurs souvenirs. Toujours est-il que l’enfant expérimente sur son propre corps comme il expérimente autour de lui, et avant d’expérimenter autour de lui : il est naturel qu’il s’intéresse à ses yeux, à sa bouche, à ses cheveux, à ses oreilles, à son nombril, à ses membres... et à ses organes sexuels. C’est le contraire qui serait anormal. Il n’y porte d’ailleurs à l’origine aucune malice. Lorsque des enfants non pubères sont assemblés loin des adultes, il leur arrive couramment d’examiner, de comparer l’apparence, la constitution et la

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grosseur de leurs organes sexuels, et de s’en servir pour se livrer à cette première épreuve de puissance : savoir qui urinera le plus loin et le plus haut. Il n’y a là ni pudeur ni impudeur et je ne me souviens pas d’avoir éprouvé, en pareilles circonstances, la moindre pensée malsaine. L’exhi­ bition même des organes sexuels en présence des filles — exhibition que nous pratiquions presque exclusivement à l’école, quand le maître s’absen­ tait, et nous expliquerons cette coïncidence — n’avait aucune fin spéci­ fiquement sexuelle, elle n’était liée à aucune jouissance spéciale. C’était un geste tout à fait comparable à l’habitude de tirer la langue par exemple — avec cette différence que ce dernier geste n’était pas considéré comme malpropre, tandis que l’autre l’était et qu’il fallait s’en cacher. Même lorsque l’exemple, notre curiosité naturelle, nos observations, le spectacle surtout de l’accouplement des animaux, nous ont laissé deviner l’usage possible des organes sexuels et nous ont initiés quelque peu au secret de la naissance, cela ne signifiait point qu’il y ait alors préoccupa­ tion sexuelle. Nous le répétons : à l’origine, il y a, dans la connaissance des organes sexuels, et dans la curiosité sexuelle liée au problème angois­ sant de la vie, exclusivement expérience tâtonnée, mais sans besoin mani­ feste, sans appétit susceptible de susciter ou d’orienter comportement et règle de vie.

Tout ce qu’on a dit de l’inquiétude sexuelle de l’enfant, de son amour inconscient pour la mère, de son opposition instinctive au père — pour les garçons, et à la mère pour les filles — les troubles nés d’un spectacle entrevu, d’un bruit fortuit, d’une naissance, ne sont pas forcément des arguments en faveur d’une conception envahissante de la libido sexuelle. Il faut, pour raisonner juste en l’occurrence, ramener les choses à leur juste mesure.

Le problème de la naissance est un des mystères les plus troublants pour l’enfant, et un de ceux sur lesquels on se refuse d’ordinaire à lui donner des explications acceptables, non démenties par l’expérience personnelle. Or, pour vivre, pour garder en face des événements une atti­ tude virile et de puissance, l’enfant a absolument besoin d’éclaircir ce mystère, comme il essaye de percer tous les mystères de la nature. Il a, de plus, sur son corps, un organe spécial dont il ne voit pas l’utilisation hors la fonction d’uriner, le seul dont il ne comprenne pas la finalité totale. Et vous voudriez qu’il ne soit pas inquiet, surtout lorsqu’on entoure cet organe et cette fonction d’un incompréhensible système de défense? Vous voudriez que l’enfant ne tâtonne pas, qu’il n’imagine pas, qu’il ne se forge pas des idées, dont quelques-unes nous effraieraient nous-mêmes si nous pouvions encore en avoir conscience ! Et il tâtonne, il imagine, il expé­ rimente, il suppose, non pas spécifiquement en fonction de l’origine sexuelle du problème, mais seulement parce qu’il s’agit d’un mystère qu’il a besoin

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de connaître et de dominer pour continuer sa vie, d’une poche dangereuse qu’il doit obligatoirement réduire avant de pousser plus avant la pro­ gression. Et le mystère est d’autant plus troublant que, dans l’expérience tâtonnée qui s’y rapporte, il se heurte partout à la cachotterie, au refus d’explications, ou à des explications fantaisistes dont la fragilité bientôt reconnue ne fait qu’ajouter à son trouble; il se heurte à la raillerie, à la moquerie, aux formules à double sens. Heureux encore ceux qui, à la campagne notamment, peuvent bénéficier du recours apaisant de la nature : le spectacle naturel du rapprochement sexuel des bêtes, l’évé­ nement de la naissance des petits chiens, des petits chats, d'une brebis, d’un agneau ou d’un veau, leur apportent, par comparaison et déduction, une explication probable mais cependant non encore définitive. Nous insistons bien sur ce fait, totalement négligé par les psychanalistes, que le mystère en la circonstance, et le trouble qui en découle, ne proviennent nullement de la nature sexuelle proprement dite. Ils ne sont point la conséquence d’un besoin sexuel prématuré et anormal, conscient ou non. Ils seraient tout aussi accentués si le mystère à éclaircir avait un autre but et une autre origine, tout en gardant son énigmatique intensité. Supposez que vous vous installiez dans une maison. Il est naturel que vous fassiez au préalable, et attentivement, le tour non seulement de l’appartement où vous allez vivre, mais de la cage d’escalier, des corridors, des sous-sols, des caves, des combles, et mieux si possible des autres appartements. Cela fait partie de la plus élémentaire expérience tâtonnée, de la nécessité où vous êtes de vivre avec un maximum de sécu­ rité et de puissance, de connaître au mieux le milieu qui vous entoure pour réagir le plus efficacement possible aux obstacles qui peuvent se présenter. Mais voilà que vous découvrez, à l’entrée de cet appartement, un réduit spécial devant lequel le propriétaire, au moment de la visite des lieux, est passé rapidement, comme pour l’escamoter. Vous l’avez interrogé, et il vous a répondu d’un air mystérieux et énigmatique, ou bien il vous a fait une de ces réponses passe-partout qui ne saurait vous satisfaire : ce réduit contient des choses que vous n’avez pas besoin de connaître... vous saurez cela plus tard !... Et vous avez même surpris chez quelqu’un qui passait un signe à double entente qui vous a fort intrigué. Vous comporterez-vous mieux et différemment que l’enfant qui ne parvient pas à percer le secret de la sexualité et du processus de repro­ duction? Serez-vous moins troublé? N’irez-vous pas, sitôt seul, essayer de regarder par le trou de la serrure, ou d’ouvrir la porte avec le trousseau de clés que vous possédez... en vain d’ailleurs ! N’interrogerez-vous pas les autres locataires? Et s’ils vous répondent d’une même façon évasive et mystérieuse, ne serez-vous pas quelque peu inquiet? Habiterez-vous volontiers ce nouvel appartement tant que subsistera ce coin mystérieux 2

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qui échappe à votre connaissance et à votre expérience? D’autres vous diront qu’il y a chez eux le même réduit et tenteront une explication plus ou moins fantaisiste et illogique qui ne saurait vous satisfaire. Vous venez quand même habiter l’appartement parce que vous y êtes contraint. Mais ce réduit inexploré vous tourmente; votre imagi­ nation le peuple d’êtres étranges qui viennent vous menacer. Vous essayez d’ajuster certaines solutions : En comparant le peu que vous avez pu voir ou entendre en passant devant un réduit semblable dans un autre appar­ tement, à ce qu’on vous en dit, vous vous appliquerez à mettre au point, pour votre usage personnel, pour votre comportement, une sorte de schéma explicatif, qui est plus ou moins exact, mais qui vous apaisera un instant, auquel vous vous habituerez et qui vous dominera encore, même quand sera ouverte la porte interdite, devant un mystère si naturel que vous vous demanderez pourquoi il avait été à l’origine d’un tel concert de manœuvres suspectes et d’explications tendancieuses. Plus grave encore. Le propriétaire vous a averti : il y a danger à toucher la porte de ce réduit !... Essayer d’ouvrir cette porte constitue un péché contre nature dont vous serez puni !... Vous êtes là, alors, pris entre le désir, le besoin de connaître, pour vous en prémunir, un danger en puissance qui menace votre potentiel de vie, et la défense qui vous a été faite, la menace permanente et lancinante. C’est la tragique et pourtant si humaine histoire de Barbe-Bleue. Vous aussi, vous tentez d’esquiver la menace de l’inconnu redoutable, de passer outre, quand personne ne vous voit, à la défense qui vous intrigue... Vous avez, sans succès, légèrement forcé la porte et vous cherchez avec angoisse à masquer votre tentative : vous mettrez au point une explication, un alibi; vous redouterez de rencontrer le propriétaire; vous opérerez des feintes savantes pour le tenir éloigné de votre appartement. Et ce souci peut véritablement empoisonner votre existence. Vous réagirez comme vous pourrez, avec plus ou moins de succès. Vous serez contraint la plupart du temps de répondre à la cachotterie et à la ruse par le mensonge, l’hypocrisie et la ruse. Et tout cela à l’origine de règles de vie maléfiques que les psychologues appelleraient complexe du réduit, ou complexes sexuels, et qui ne sont en définitive que des com­ plexes sociaux consécutifs à une position regrettable en face d’un pro­ blème qui se pose aigu et inéluctable à l’esprit, à la vie, à la sécurité et à la puissance de l’enfant. Voilà comment naît le drame, indépendamment de tout contenu sexuel. Mais ce n’est encore qu’une étape dont nous étudierons plus loin la pénible évolution.

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Nous résumerons ce chapitre dans notre

vingt et unième loi1 : Sur l’origine

du complexe sexuel

Contrairement aux découvertes de la plupart des psychanalystes modernes, le complexe sexuel n'a pas son origine dans la sexualité proprement dite, dans un instinct sexuel qui, sous sa forme normale, n’existe pas avant la puberté. Il est tout simplement le résultat des erreurs familiales, sociales, religieuses, qui, en compliquant à souhait un des mystères les plus troublants de l’enfance: celui de la sexualité dans ses rapports avec la naissance et la mort, suscitent des réactions anormales de défense, des règles de vie plus ou moins adaptées à ces erreurs et dont la marque risque fort d'être indélébile. Dans les cas normaux, qui sont malgré tout l’immense majorité, la suppression de ce mystère, l’initiation loyale et naturelle à des organes et à des conditions naturelles au sein d’un milieu débarrassé de l'erreur et de l’hypocrisie sexuelle, devraient empêcher l’éclosion de ces complexes ou en atténuer les ravages si l’erreur a été commise.

CONSÉQUENCES PÉDAGOGIQUES Encore une fois, le moyen préventif le plus efficace contre un tel trouble est dans un recours aidant. Et où trouver un recours aidant plus apaisant que la nature? La sexualité est chargée d’un tel réseau d’erreurs sociales et éducatives qu’il est parfois délicat de donner, même au sein de la nature, les explications élémentaires qui seraient nécessaires. Mais la nature, elle, donne ces explications sans paroles, sans fausse pudeur, dans le déroule­ ment euphorique de son processus de vie. Elle ouvre la porte du réduit avec le même naturel qu’elle le fait pour la porte de la cuisine ou de la chambre : les chiens ne se cachent point pour leurs ébats sexuels, sauva­ gement impératifs et douloureux, et la conséquence, qui est la maternité, suit naturellement le rapprochement physique des deux sexes. Le petit berger assiste aux ébats du bélier ou du bouc, et il sait qu’il en résulte l’agneau, ou le chevreau, qu’il voit naître, dont il aide parfois la venue, et qu’il emportera, tout mouillé encore, dans ses bras. Le petit vacher a peut-être accompagné un jour la vache au taureau. En tout cas, on parle 1 Les vingt premières lois ont été données dans le précédent ouvrage de C. Freinet, Essai de psychologie sensible I (Delachaux et Niestlé).

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ouvertement devant lui, sans cachotterie, de cette fonction nécessaire à la fructification. Et il assistera à la lente formation, au sein de la vache, du veau qu’il verra naître — événement qui compte, dans la famille paysanne, presque autant parfois, toutes proportions gardées, que la venue d’un petit frère. Et dans les champs même, l’enfant n’assiste-t-il pas à l’universelle fécondation des fleurs, à la poursuite, dans les arbres, des oiseaux qui se préparent à la ponte, et à l’action du papillon mâle de ver à soie sans lequel les œufs non fécondés ne sauraient donner l’année suivante les vers qui continueront la richesse de la magnanerie? L’enfant de la campagne compare naturellement ces faits qui n’ont pas besoin de longue explication pour être un enseignement, avec le mys­ tère sexuel qui l’agite, et il arrive ainsi, tout simplement, à l’intuition d’une identité qui l’apaise. C’est comme le locataire qui aura assisté à l’ouverture du réduit secret à l’étage inférieur. Il en déduit le contenu du réduit qui, dans son propre appartement, l’intriguait et le dominait. Et il en est consi­ dérablement et définitivement apaisé. Tous les complexes qui naissent de l’impossibilité où il était de connaître n’ont plus de raison d’être. L’observation nous montre bien la réalité de notre raisonnement. Il y a dans tous les milieux paysans, et parmi les enfants surtout, une plus grande loyauté et une plus complète simplicité dans la conception des problèmes sexuels. Cela manque parfois un peu de poésie, au goût de certains citadins habitués aux sensations violentes de la perversion. Mais l’individu y gagne incontestablement en rectitude, en sûreté de l’assise, en efficacité des règles de vie adoptées, et tout le comportement ultérieur en sera heureusement influencé. Nous voyons alors ce que doit être, en l’occurrence, le rôle aidant des éducateurs. D’abord, ne pas placer ce mystère de la sexualité et de la naissance à part dans la série des mystères qui entourent l’enfant et dont il doit, pour vivre puissamment, atteindre la compréhension; ne pas donner d’avance une sorte de place d’honneur à une fonction dont la perversion est toujours à redouter; et enfin, partie positive de la tâche, permettre, dans ce domaine, comme dans tous les autres, l’expérience de l’enfant. Pour cela, la famille doit, par un comportement digne et loyal, sans pudibonderie, donner les explications qui sont toujours délicates. Le mieux est toujours de laisser la nature apporter son enseignement normal et inéluctable. La nudité, partout où elle pourra être pratiquée sans inconvénients sociaux, est toujours recommandable : la nudité des enfants de sexe différent, et même la nudité des parents. Prenez l’habitude de déshabiller les enfants, de vous déshabiller, sans vous cacher: le corps des enfants, le corps des adultes des deux sexes deviendront un spectacle aussi naturel que la vue d’une plante ou d’un animal. La connaissance qui en résulte est, dans tous les cas, préférable au mystère anormal qui entoure de bonne heure, dans la plupart des familles, le sexe et la sexualité.

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Cette initiation inconsciente est plus délicate à réaliser hors de la famille. Mais les considérations ci-dessus ne font que renforcer les raisons que nous avons précédemment données en faveur de la vie de l’enfant à la campagne si possible, ou du moins de la disposition, à portée de la demeure citadine, d’un grand jardin qui puisse être un lieu permanent d’expériences tâtonnées, sans compter les Réserves d’enfants que nous préconisons, morceau de campagne naturelle et vivante posé au centre même des villes, avec ses fleurs, ses insectes, ses animaux domestiques, ses fructifications et ses naissances qui apporteront, sans dogmatisme sca­ breux, les réponses qui s’imposent à la soif naturelle de connaître et d’expérimenter qui agite les enfants. Si, malgré vous, ou par suite de vos erreurs, des complexes ont été créés, si des règles de vie regrettables en ont résulté; si l’enfant manifeste une curiosité malsaine, s’il est exagérément troublé par l’idée qu’il se fait de l’acte sexuel et de la crise de la naissance; s’il a dû, pour percer ce mystère, se livrer à des actes, à des manœuvres qui l’affectent; s’il a dû passer outre à certaines interdictions ou à des menaces familiales, sociales ou religieuses, corporelles, morales ou spirituelles, et si cette opposition l’a contraint à un comportement tortueux, au mensonge, à la dissimula­ tion, à la haine parfois, que faire? La chose, nous l’avons dit, est toujours grave et les psychanalystes n’ont pas tort d’aller chercher dans la première enfance l’origine de cer­ taines névroses tenaces parce que toute règle de vie adoptée pendant ces premières années acquiert l’inéluctabilité et la permanence fonction­ nelle de réflexes qui se sont inscrits dans le comportement physiologique des individus et qu’il est difficile, parfois impossible de neutraliser ou de dévier. Mais lorsqu’il faut soigner un mal, il est toujours préférable d’en connaître la nature, le processus de naissance et d’évolution. Or, péda­ gogues et psychanalystes ont été hypnotisés par le contenu sexuel de la crise et ils ont étudié les remèdes en conséquence. Nous venons de dire au contraire qu’il n’y a, à l’origine de ces complexes enfantins, aucune trace de besoin ou de satisfaction sexuelle. Si l’enfant a faim et qu’il suppose qu’il y a, dans un placard de la maison, les victuailles qui lui permettront d’apaiser cette faim, toutes les manœuvres qu’il tentera pour en connaître le contenu seront mues par le besoin d’alimentation. S’il n’a pas faim, le placard ne l’intéressera pas directement. Mais si on crée, autour de ce placard inconnu, un mystère troublant comme autour du fameux réduit secret de la maison, si l’enfant a besoin de se prémunir et de se défendre contre le danger possible qu’il représente, c’est une tout autre affaire. On a confondu ces deux genres de réaction pour ce qui con­ cerne la sexualité. Le processus de troublantes expériences poursuivies par l’enfant dans ce domaine est indépendant de toute faim sexuelle. Le mystère peut donc

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être percé sans qu’il y ait en aucune façon satisfaction d’origine sexuelle ni même sensuelle. C’est une grave erreur de départ, donc de méthode, de considérer comme complexes sexuels ce qui n’est que règle de vie d’impuissance devant des mystères que la famille, l’école, la société, s’obstinent à poser comme d’obstinées barrières à l’indispensable expé­ rience tâtonnée des enfants. Si notre raisonnement est juste, il ne faut donc pas chercher les remèdes dans le sens de la sexualité, puisque ces complexes seraient exactement semblables dans le cas d’une pudeur anormale suscitée et entretenue artificiellement par les conditions extérieures et par l’impuissance où se trouve l’enfant à percer le mystère que la tradition et l’éducation ont noué autour de son comportement. Les remèdes sont exclusivement dans le sens de ce mystère et de la défense inconsidérée dont on l’a hérissé. C’est là qu’il faut corriger et redresser. a) En rendant d’abord aux choses de la sexualité leur portée véritable, en évitant les cachotteries, les fausses explications, les malentendus, les sous-entendus, les railleries. b) En diminuant au maximum toutes défenses se rapportant à la sexualité normale, et notamment en ne considérant jamais les organes sexuels ni la curiosité naturelle de l’enfant à leur égard avec un esprit prévenu de suspiscion et d’accusation, en replaçant ces organes dans le cycle normal du fonctionnement du corps humain, au même titre, et avec la même dignité, que les autres fonctions physiologiques. c) En évitant, en tout cas, avec le plus grand soin, les menaces qui ne feraient qu’aggraver le trouble né d’un mystère menaçant et qui ne se laisse pas percer. C’est comme si, dans le réduit que le locataire n’a pas le droit d’ouvrir, vous suscitiez des bruits suspects qui menacent la vie même des locataires. Le trouble pourrait devenir aigu au point de rendre la vie impossible dans le voisinage d’une telle menace mystérieuse. Menacer l’enfant de lui couper le membre viril, lui affirmer qu’il ne pourra plus uriner s’il se livre aux moindres attouchements, considérer comme péché mortel une curiosité pourtant naturelle et pure des organes de l’autre sexe, c’est susciter de toutes pièces des ravages profonds dans les jeunes âmes et dans les jeunes vies. Et l’on voit ici la part réduite que joue dans ces complexes la vraie sexualité.

CONSÉQUENCES DES ERREURS CONCERNANT L’ORIGINE DES COMPLEXES SEXUELS Nous n’avons pas encore abordé le complexe sexuel dans sa nature possible de refuge et de règle de vie ersatz. Il s’agit d’abord en effet de bien situer le problème, car la chose est d’importance.

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Nous n’ignorons pas que l’auto-jouissance sexuelle vient compliquer les choses bien avant la puberté et nous en verrons les conséquences. Mais cette évolution reste malgré tout accidentelle, due à d’autres erreurs du milieu. Il est absolument indispensable de bien séparer les deux pro­ cessus, même si, dans la pratique, ils sont parfois inextricablement mêlés. Insistons bien sur ce fait : A la base, et sauf erreurs supplémentaires, il n’y a pas, avant la puberté, de problème spécifiquement sexuel, mais seulement réactions en face d’un mystère. Et alors deux choses sont à considérer. S’il y avait vraiment mystère, c’est-à-dire événement inexplicable dans l’état actuel de la science, l’enfant pourrait s’en accommoder comme il s’accommode, même en tremblant, de l’obscurité de la nuit, de l’éblouis­ sement de l’éclair, ou du bruit du tonnerre. Ce sont des choses qui sont, que nous subissons, contre lesquelles il nous faut nous garantir de notre mieux, mais qu’il n’est pas en notre pouvoir de changer. Toutes les expli­ cations tentées par les religions diverses ou par la tradition populaire portent en elles les dangers de l’ersatz : elles apaisent un instant. Puis les doutes naissants ou la révélation de l’erreur ne font qu’ajouter au trouble. Mieux vaut s’en tenir à la réalité présente du mystère. Mais la naissance, si elle reste un mystère dans ses causes profondes, n’est plus un mystère en tant qu’événement. Et l’enfant s’en apercevra bien vite. A mesure qu’il devine ou découvre le vrai processus de la naissance, qu’il devine ou découvre la part qu’a la sexualité dans cette éminente fonction, il se met aussi à douter toujours davantage de la loyauté et de la sincérité des adultes. Et cela est plus grave qu’on ne suppose. Dans ce domaine, toute erreur des adultes entraînera comme sanction un hiatus dans leurs relations avec les enfants. L’enfant s’aperçoit que vous lui avez menti. Il en sera très affecté et il sera tenté souvent de généraliser. Vous lui avez menti dans cette circonstance si importante, il doutera toujours, malgré lui, de votre parole. Vous vous opposez, plus ou moins astucieusement, plus ou moins violemment aux tentatives que fait l’enfant pour percer le mystère. L’enfant sera contraint de répondre à votre astuce et à votre violence, par l’astuce, la ruse, l’hypocrisie, la colère, la violence, qui dégénèreront souvent en jalousie, en timidité, ou en haine et désir de vengeance. C’est toute la gamme des réactions maléfiques que les psychanalystes ont fort bien notées, mais qu’on peut expliquer sans leur supposer ce contenu sexuel prématuré et dégénéré contre lequel nous nous élevons. Mais cette conception de nature ne change absolument rien à l’intensité et à la généralité des réactions que nous ne faisons ici que signaler, nous con­ tentant de marquer leur caractère de particulière gravité. Mais il est un deuxième fait qui doit être mis en valeur.

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Dans son expérience tâtonnée, dans sa recherche obstinée pour percer et dominer le mystère qui l’entoure, l’enfant essaye successivement diver­ ses solutions, qui s’inscrivent plus ou moins en règles de vie, et qui accom­ pagnent les réactions que nous venons de signaler : méfiance, timidité, impuissance, trouble, peur, frayeur, impression de vide, crainte de l’in­ connu, jalousie, haine contre le père, la mère, ou les frères, ruse, mensonge, vol, etc... pour essayer de retrouver la puissance. La vie vient ensuite dissiper certaines croyances erronées : on s’aperçoit que les bébés ne viennent pas dans les choux; on se rend compte un jour que, dans l’acte sexuel entrevu ou à demi entendu, le père n’était point brutal et impitoyable, que la mère n’était pas toujours martyre; on comprend enfin que la réalité est bien moins effrayante que ne l’était l’idée qu’on s’en faisait. On réajuste ainsi peu à peu, au fur et à mesure des expériences et des découvertes, la connaissance du réduit obscur réservé dans notre appartement. Mais ce qui aura laissé une trace, con­ formément à tout le processus que nous avons détaillé précédemment, ce sont nos réactions en face de chacune des situations que nous avons dû subir. La méfiance ne s’efface pas, même si nous nous rendons compte que les parents n’étaient pas coupables, et elle risque d’envahir même le comportement général. La timidité née du sentiment d’impuissance ne disparaîtra pas automatiquement quand cesseront les conditions qui l’ont préparée ; la frayeur, l’impression de vide, la crainte de l’inconnu, risquent de marquer irrémédiablement toute une vie; la jalousie, la haine parfois contre les parents seront incroyablement tenaces; ruse, mensonge et vol risquent de s’inscrire en règles de vie, et plus tard en techniques de vie. Ces réflexes sont tenaces, et d’autant plus indélébiles qu’ils ont pris nais­ sance dans le tout jeune âge. Ils sont un élément permanent de désé­ quilibre. La vie, si elle n’est pas trop marâtre, peut parfois atténuer ces règles de vie, les compenser par d’autres qui les dominent et les annihilent. Mais que survienne un élément de déséquilibre — maladie, accident, échec devant les événements — immédiatement cet élément de déséquilibre fait réapparaître et amplifie les troubles oubliés et qu’on croyait défini­ tivement dépassés. Il en résulte toute une série d’aggravations, sans rap­ port apparent avec la cause réelle; on sent, on devine un cheminement mystérieux dont on ne parvient pas à retrouver les traces. Et cela conduit aux névroses très souvent incurables. Il faudra tenir compte de ce processus lorsque nous aurons justement à considérer la naissance, l’évolution et la crise de tant de maladies ner­ veuses, de tant de comportement inexplicables, imperméables au raison­ nement et à la conscience et qui sont parmi les plus graves causes de la dégénérescence contemporaine.

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Nous résumerons ces observations dans notre

vingt-deuxième loi : La VRAIE SOURCE DES NÉVROSES

L’existence et l’exaspération du mystère sexuel lié au mystère de la nais­ sance, les erreurs des adultes en face du besoin qu’a l’enfant de percer ces mystères, suscitent des réactions de défense et d’attaque d’autant plus aiguës que le mystère est plus troublant. Ces réactions, comme toutes les réactions, s’inscrivent en tendances, puis en règles de vie dans le comportement des individus. Mais ces tendances et ces règles de vie ne disparaissent pas avec la cause qui les a fait naître. Elles persistent, s’atténuent, cheminent, s'arrêtent ou reparaissent selon les circonstances. Elles sont des causes de déséquilibre qui menacent en tout temps l’édifice de la personnalité et qui peuvent s’amplifier et devenir dangereuses si l’édifice perd accidentellement de sa solidité phy­ siologique ou psychique. Il faut voir dans ce processus la cause de l’exaspération mystérieuse de certaines maladies qui évoluent en névroses incurables par les thérapeutiques normales. Ces névroses sont incurables parce qu’on se méprend sur leur origine et sur leurs causes profondes. La recherche de cette origine et de ces causes doit être en conséquence éminemment salutaire.

CONSÉQUENCES PÉDAGOGIQUES Ces considérations vont nous mettre sur une voie probablement efficiente pour le traitement de ces maladies nommées névroses et qui sont l’exaspération d’un état de déséquilibre mental, psychique, orga­ nique, sans relation apparente directe et normale avec une cause physio­ logique ou fonctionnelle décelable. Le patient ne peut pas dormir si cer­ taines conditions préalables ne sont pas remplies et les traitements habi­ tuels sont inopérants pour lui faire retrouver le sommeil, ou bien il a des troubles digestifs permanents et la prospection médicale selon les moyens habituels ne découvre ni malformation, ni lésion, ce qui fait dire souvent à l’entourage, et parfois même au médecin : « Il n’a rien... Ce sont des idées !... » ce qui n’arrange nullement les choses. En désespoir de cause, et devant l’impuissance des thérapeutiques normales, la science contemporaine a cherché dans le sens du psychisme,

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de l’inconscient, des réactions instinctives. Mais tout ce qu’on peut dire c’est qu’elle n’a pas fait de grands progrès dans cette voie, qu’elle a recours souvent à l’hypnotisme, à la suggestion, et qu’elle n’y réussit pas mieux que les empiriques guérisseurs de tous poils, faiseurs de miracles, devins, diseuses de bonne aventure, qui ont rarement eu autant de clientèle que de nos jours. La seule tentative vraiment intéressante paraît être la psychanalyse, malheureusement dominée, nous l’avons dit, par la conception à notre avis erronée du sexualisme freudien. Nous proposons, nous ne disons pas un traitement spécifique nouveau, mais une conception thérapeutique, à préciser certes dans ses détails par les spécialistes qui voudront bien s’y essayer, et fondée sur les quelques observations que nous avons formulées, à savoir : 1. On préviendra les névroses — soit sous leur forme violente, soit sous leur forme atténuée et diffuse — en évitant, au cours des premières années, et dès la naissance, les troubles psychiques plus ou moins graves, en veillant surtout à ne pas compliquer l’expérience enfantine pour tout ce qui concerne la sexualité et la naissance.

2. Pour essayer de corriger les états névropathiques déclarés, il ne faut pas oublier que le désordre psychique à soigner n’a pu se déclen­ cher et s’aggraver qu’à la suite d’un désordre occasionnel récent, résultant, soit d’un choc ou d’un accident, soit d’un déséquilibre organique, qui auraient été, et qui restent souvent encore curables. Seulement toutes les tendances éveillées par cette cause nouvelle de déséquilibre ont exaspéré, jusqu’à la masquer totalement, la cause récente qu’il y aura intérêt à retrouver. C’est parfois un choc d’ordre purement psychique, ce qu’on appelle dans le peuple une « révolution du sang ». Il faut essayer de retrou­ ver cette cause et de la soigner. Mais la plupart du temps cette cause est bel et bien d’origine organique : surmenage, malmenage, et surtout intoxications par l’alimentation et la respiration. L’intoxication par l’ali­ mentation est la plus fréquente. L’intervention analytique de la science dans la production des pro­ duits alimentaires, a gravement faussé les principes naturels qui devraient en être la base : forçage de la production par l’action d’engrais chimiques essentiellement déséquilibrants, intervention inconsidérée de la chimie dans la préparation des aliments, prédominance dans la fonction alimen­ taire de la notion d’excitation avec abus de la viande, de l’alcool, du café, du tabac, abandon presque total du produit naturel équilibrant, excitation et déséquilibre aussi du mode de vie, des moyens de transport, de l’excès de travail, des jeux. Le premier souci du thérapeute doit être de supprimer ces causes de déséquilibre, de tâcher de retrouver des conditions normales de vie, d’alimentation et de respiration, de remettre sur pied vraiment la machine

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humaine qui n’aura pas à user inutilement les pièces autrefois accidentées et qui risquent à nouveau de casser. Une bonne thérapeutique des névroses commence d’abord par une rééqui­ libration de l'individu et de ses fonctions essentielles. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de ces techniques thérapeutiques à base d’activité naturelle, d’alimentation à prédominance fruitarienne, de réactions et traitements naturels qui facilitent l’élimination des toxines et servent la remise en train du potentiel vital. Il faut bien se dire que si on réussit celte désintoxication et cette rééquilibration, toutes les causes lointaines des névroses seront du même coup atténuées, et même annihilées. Si celte désintoxication et cette rééquilibration ne peuvent être atteintes, il ne faut pas compter sur une guérison de la névrose par d'autres procédés. Seulement, nous l’avons vu, dans ces cas de déséquilibre toutes les forces déséquilibrantes s’ajoutent et se coalisent. Et il est toujours de bonne tactique de désagréger cette coalition pour avoir mieux raison du mal à vaincre. La machine est toute détraquée et l’on sait que, dans cet état ultime de désorganisation, toutes les pièces souffrent, peinent, s’usent. La remise en état, la revivification de l’une quelconque de ces pièces aide toujours à la reprise normale du rythme et de l’équilibre. C’est pourquoi il n’est nullement indifférent d’atténuer certaines causes de déséquilibre qui ne sont pas essentielles. La psychanalyse nouvelle aura son effet. Le déséquilibre récent a réveillé des tendances tenaces venues du fin fond de la vie. Essayons d’aider le malade à prendre conscience de son état, de retrouver l’origine de tel tic, de telle phobie, de telle haine fami­ liale, de telle frayeur. Il se peut que, pour une telle recherche, le rêve puisse être utilisé, mais nous faisons cependant les plus expresses réserves. Nous comptons davantage sur la confession intime, qui est toujours une libération, sur le sondage des souvenirs de jeunesse, sur l’examen des associations d’idées, et surtout sur la déviation et la sublimation de ten­ dances nouvelles qui surclassent peu à peu les tendances maléfiques qui ont envahi le champ d’activité du malade. Et nous sommes persuadés que le succès attribué par les psychanalystes à leur méthode de prospec­ tion sont dus presque exclusivement à leur pouvoir de suggestion, à la recharge par l’extérieur du potentiel de puissance, au rembarquement de l’individu qui était resté sur le quai ou s’était même réfugié, comme nous le verrons, dans la salle d’attente. C’est dans ce sens que l’activité fonctionnelle, le travail-jeu 1 tel que nous l’avons défini, peuvent être des éléments de cure qu’on a trop tota­ lement dédaignés. Si donc nous récapitulons les solutions que nous proposons aux cas graves de névroses, nous établirons l’ordre suivant : 1 C. Freinet, L’éducation du travail (Delachaux et Niestlé).

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ESSAI DE PSYCHOLOGIE SENSIBLE

— Rétablissement de l’équilibre fonctionnel organique par la nor­ malisation de l’alimentation, de la respiration, de la circulation sanguine et de l’élimination. — Recherche d’une activité vitale, d’un travail-jeu qui procèdent à la recharge du potentiel de puissance. — Cure de réminiscences anciennes, de la réapparition de tendances et de règles de vie subconscientes par la confession, les souvenirs d’enfance, l’expression intime et confiante, la suggestion, éventuellement l’essai d’explication de rêves, la prise de conscience de certains actes ou états mystérieux qui gagneront à être expliqués et analysés — et en considérant les manifestations de sexualisme dans le sens social que nous avons indiqué — ce qui n’empêchera pas de considérer de véritables crises sexuelles pour la période qui commence aux approches de la puberté, et dont nous allons établir le processus. Nous essayerons de préciser, dans des études ultérieures, la technique détaillée d’une telle cure des névroses.

II.

LA SEXUALITÉ COMME RÈGLE DE VIE ERSATZ

Nous nous sommes appliqués, dans le chapitre précédent, à dépouiller d’un contenu spécifiquement sexuel la plupart des complexes qui ne sont que des réactions naturelles de l’enfant inquiet, « qui veut savoir », en pré­ sence de la fausse conception adulte pour ce qui concerne les problèmes essentiels de la naissance et de la sexualité. Et nous en avons vu les conséquences. Ce faisant, cependant, nous nous sommes contentés de sérier les diffi­ cultés, car il existe assurément, même avant la puberté, un problème spé­ cifiquement sexuel lié à l’auto-jouissance et au processus de puissance et de vie. C’est ce complexe que nous allons maintenant examiner. L’enfant pleure seul dans son lit parce qu’il n’a plus sommeil, qu’il fait jour, qu’il entend les allées et venues des gens dans la rue ou l’appar­ tement et qu’il voudrait bien, lui aussi, reprendre la vie active aux exi­ gences si impérieuses... S’il en a déjà pris l’habitude, il sucera son pouce et le plaisir qu’il y éprouvera lui apportera, nous l’avons vu, une certaine satisfaction, une auto-jouissance qui contrebalanceront partiellement au moins son impuissance momentanée. Mais il se peut que, dans son tâtonnement, ses mains rencontrent l’organe sexuel et qu’à cette rencontre réponde une certaine réaction de l’organe. Cette rencontre peut être le fait du seul hasard. Mais, en général, ce hasard est plus ou moins bien servi par une cause organique. Il peut y avoir excitation anormale, irritation des organes sexuels, démangeaison accidentelle. L’enfant se gratte d’abord par besoin organique résultant de cette déficience organique. Et voilà qu’il découvre à cette manœuvre, comme à sucer son pouce, un plaisir qu’il ne connaissait pas encore et qui lui permet d’attendre plus patiemment. Le lendemain, les mêmes causes produiront des effets identiques. Puis les réflexes conditionnés

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joueront, et il suffira à l’enfant d’être au lit, éveillé, dans l’attente plus ou moins impatiente de la venue des parents pour que les mains se portent inévitablement vers les organes sexuels. Cette habitude, qui procure maintenant une satisfaction évidente et facile, deviendra règle de vie, et toutes les fois que l’enfant sera arrêté par un échec ou une impuissance il cherchera une compensation individuelle dans la satisfaction procurée par l’attouchement sexuel. Qu’on ne voie pas tout de suite dans ce fait l’effet d’une perversion, innée ou non, qui aurait orienté l’individu vers une pratique spécifique­ ment sexuelle, et qu’on n’en conclue point à des besoins sexuels impérieux, même avant la puberté. L’enfant éprouve une démangeaison : il se gratte, et la friction lui procure un certain plaisir qui s’apparente, il est vrai, à la jouissance sexuelle. Mais quel mal y a-t-il à cela? S’il n’avait senti ni excitation ni démangeaison, l’enfant ne se serait peut-être jamais gratté. Il n’y a d’ailleurs pas que la démangeaison des organes sexuels qui peut susciter de telles réactions. L’enfant qui a des engelures, par exemple, éprouve lui aussi un impérieux besoin de se gratter, et la satisfaction de ce besoin lui procure une jouissance qui a beaucoup plus de rapports qu’on ne croit avec celle que procurent à l’origine les contacts d’organes sexuels. Il lui arrive même de susciter, à certains moments, la démangeai­ son par des grattements préliminaires pour se procurer le plaisir de satis­ faire ce besoin. Ou bien, cet enfant qui échoue dans ses recours est attiré, physiolo­ giquement ou accidentellement, vers le besoin de manger ou de boire, ce qui lui procure une satisfaction appréciable. Par la suite, il cherchera l’acte de manger et de boire, en dehors même de l’appel naturel du corps, seulement pour produire une jouissance dont il a eu la révélation. Cette tendance peut se cristalliser elle aussi en règle de vie et nous aurons des enfants boulimiques. L’individu était resté sur le quai, impuissant et inactif. Il a fait tout simplement comme tant de voyageurs en panne dans les gares : il s’est mis à manger et à boire, sans besoin, seulement pour passer le temps. Puis les organes s’habituent à cette ingestion supplémen­ taire de liquide ou d’aliments, et ce fait donne à la règle de vie une sorte d’alibi organique qui s’inscrit redoutablement dans le comportement. Ou bien, quelquefois, l’enfant qui ne sait que faire éprouve le besoin d’aller à la selle, ou surtout d’uriner. Les voyageurs qui sont restés sur le quai pensent ordinairement en effet à deux choses qui atténuent leur isolement et leur impuissance : manger et boire — ou aller aux W.-C. L’enfant éprouve à uriner un plaisir intime qui n’est pas niable. S’il a uriné dans son lit ce plaisir sera lié à la sensation d’humidité chaude qui continue le plaisir. Le corps s’habitue à cette satisfaction qui tend à se cristalliser en règle de vie. Et l’enfant urinera au lit. Nous insistons tout particulièrement sur l’origine de ces règles de vie ersatz pour plusieurs raisons :

LA SEXUALITÉ COMME RÈGLE DE VIE ERSATZ

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— Pour montrer que l’attouchement sexuel n’est pas plus pervers, à l’origine, que les autres satisfactions que nous venons de passer en revue et qu’il a exactement la même origine. — Que les uns et les autres ont naturellement tendance à se fixer en règles de vie qui s’inscrivent tout à la fois dans le comportement psychique et dans le comportement physiologique. — Mais il ne faudrait pas qu’on croie que le psychisme a, en l’occur­ rence, une importance prédominante. Il n’y a pas de tendance mystérieuse qui nous pousse à ces prétendues perversions. Il y a toujours, à l’origine, impuissance et échec. Dans ses expériences tâtonnées, l’enfant cherche en lui-même, parce qu’il n’a plus d’autres recours, une solution au drame de la vie qui l’agite et le domine. La déficience physiologique ou le hasard font souvent le reste. Entrons maintenant dans le vif du sujet. Nous avons donc constaté que les mauvaises habitudes sexuelles ne sont nullement la conséquence d’une précocité anormale du besoin sexuel, mais seulement une réaction à l’état de détresse où se trouve l’enfant à un moment donné. Cette solution n’est d’ailleurs pas la seule. Nous avons déjà cité la manie de sucer le doigt, qui touche de près la manie de ronger ses ongles. Nous en verrons d’autres par la suite. Ce qui place l’auto-jouissance sexuelle sur un plan tout à fait spécial c’est encore tout le contenu social qui pèse sur sa pratique. Si l’enfant était en mesure de se livrer, dans la salle d’attente, à ce suprême recours, le mal, nous l’avons dit, ne serait pas irrémédiable parce qu’il serait pour ainsi dire simple. La règle de vie qui en résulterait ne serait valable, pour l’enfant lui-même, que dans sa position tout à fait spéciale de refuge dans la salle d’attente. Elle disparaîtrait naturellement dès que l’individu pourrait retrouver la puissance de son torrent de vie et s’embarquer pour la réalisation de sa destinée. Nous avons dit que l’intérêt que l’enfant éprouve pour les organes sexuels et pour le mystère de la naissance n’est pas, à l’origine, condi­ tionné par une cause spécifiquement sexuelle. Pour si paradoxal que cela paraisse, il faut dépouiller de même l’auto-jouissance sexuelle, la mastur­ bation, de tout caractère proprement sexuel. A l’origine, chez l’enfant, la masturbation pour l’auto-jouissance sexuelle n’est nullement liée à l’acte sexuel proprement dit; l’individu qui s’y livre n’a pas à se représenter, comme il le fera plus tard, un partenaire sexuel. L’attouchement, la masturbation mécanique produisent par euxmêmes une certaine jouissance, d’une qualité absolument identique à celle qui résulte de la succion du pouce ou de l’ingestion d’aliments excitants. Et l’individu en profite s’il n’a pas d’autre moyen de parvenir à la puis­ sance indispensable.

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ESSAI DE PSYCHOLOGIE SENSIBLE

C’est ce qui explique que de nombreux auteurs reconnaissent le carac­ tère bénin de la masturbation chez les enfants non encore pervertis et le peu de danger qu’il y a à s’y livrer. C’est simplement un jeu dangereux pour ses conséquences possibles car les mauvais exemples viennent vite; les images lubriques, les lectures regrettables, le cinéma, lient cette auto­ jouissance simple à l’acte sexuel deviné ou supposé. Ce qui fait que la masturbation est à l’origine de ce qu’on appelle les complexes plus ou moins graves qui troublent le comportement des indi­ vidus, c’est qu’elle est considérée par les adultes comme un acte pervers, dangereux, répréhensible, qu’il faut combattre et éviter à tout prix. Autrement dit le drame de la masturbation — et nous verrons que le mot de drame n’est pas trop fort — est exclusivement la conséquence d’une fausse conception du milieu, d’une erreur de la position et de l’action des recours-barrières. L’enfant était dans la salle d’attente, se consolant comme il pouvait de l’impuissance qui l’avait laissé sur le quai. L’employé surgit qui veut absolument l’en chasser. L’enfant n’avait plus que ce recours; il n’entre­ voyait plus que ce moyen pour se procurer un minimum de satisfaction, et cette illusion de jouissance qui lui est indispensable; ce suprême recours, on veut maintenant le lui ravir. On se rend rarement compte de la gravité d’une telle opposition. Si l’enfant pouvait du moins retourner à la maison, ou trouver sur le quai un ami pour obtenir aide et conseil et triompher de son impuissance, il n’attendrait pas les menaces pour quitter la salle d’attente. Ce qui rend ces menaces tragiques c’est que l’enfant a conscience, selon son expérience, de ne rencontrer aucun recours suffisant, pas plus dans la famille rejetante que dans la nature avec laquelle il ne sait plus vibrer, qu’auprès des adultes indifférents à son trouble. C’est alors pour l’enfant une question de vie ou de mort; c’est l’animal forcé dans son terrier et qui essayera tout, sans exception, pour échapper au danger. C’est ce que fait en effet l’enfant qui se voit menacé dans ce suprême moyen de puissance : l’auto-jouissance sexuelle par la masturbation et qui essayera tout pour se défendre. Il essayera tout, ou du moins il aura l’occasion de tourner et de retourner dans son esprit la diversité des solu­ tions possibles, et il s’en tiendra, naturellement, selon les principes que nous avons énoncés, à celles de ces solutions qui lui paraîtront les plus efficaces. C’est la complexité de ce tâtonnement dans la défense qui suscite une telle variété d’orientation aux réactions de l’individu à qui on conteste cette suprême auto-jouissance : haine contre le père ou la mère, selon qu’ils sont plus ou moins hostiles à la satisfaction recherchée, jalousie vis-à-vis de ceux, père, mère, frères ou autres personnes de son entourage, qui sont supposés, eux, satisfaire ce même besoin et qui veulent l’interdire chez autrui; habitude de la cachotterie, compliquée de mensonge; timidité

LA SEXUALITÉ COMME RÈGLE DE VIE ERSATZ

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croissante devant l’action; habitude déplorable de se replier sur soi, de compter sur ses seules possibilités pour faire face aux complications sociales ; fuite devant la vie, rougeur, sueurs froides. A un degré plus grave, haine active avec méchanceté, cruauté, médisance, calomnie. Il y a plus grave encore : l’individu traqué est obligé d’adopter une ligne de vie qui est tout à la fois d’opposition directe, violente, et, la plupart du temps, souterraine et sourde, avec un sentiment tenaillant de culpabilité. Cul­ pabilité de quoi? L’enfant l’ignore et son doute ajoute au tragique de la situation. Il est coupable puisqu’il est traqué... Et, comme il ne peut humainement pas abandonner des pratiques qui sont sa suprême ressource, il s’habitue à une position de culpabilité qui va dominer péniblement tout son comportement. Si l’on songe que l’opposition brutale de l’adulte, ses menaces parfois terrifiantes touchant les attributs sexuels, les gestes de castration, s’ajou­ tent pour l’enfant au mystère insondé qui entoure tout le processus de sexualité dans ses rapports supposés ou devinés avec la naissance, la maladie et la mort, on comprendra l’acuité du drame auquel l’être inquiet doit faire face. L’enfant se trouve alors dans la situation d’un dîneur qui serait poussé par une faim intense à manger avidement, mais qui en serait réduit à manger l’unique plat qui reste devant lui. Il y goûte et éprouve du plaisir. Il en mange et s’en trouve d’abord réconforté. Lorsque la satiété serait venue, tout serait, semble-t-il, normal. Bien qu’attiré par ce mets, le dîneur n’en sera pas moins porté vers d’autres plats dès que le choix lui sera possible. Mais voilà qu’on vient le persuader de la nocivité du mets dont il a usé; on le lui cache, lui défendant d’y toucher sous peine de mort ou du moins de souffrances terribles et mystérieuses. Et pourtant le dîneur a encore faim, et n’a pas d’autre mets à s’offrir. Il y revient. Mais une faible douleur au ventre lui fait déjà redouter un début d’empoisonnement... Une petite douleur à la tête : c’est encore sans doute un effet du poison... une légère fatigue dans le bras qui a servi à saisir la nourriture : on ne sait jamais... Voilà peut-être encore un début de paralysie suscité par ce mets qui pourtant s’impose à lui comme unique et suprême ressource contre sa faim persistante. Peut-on imaginer transes plus tenaces que cette hallucinante obligation où en est réduit l’individu qui doit risquer la maladie, l’empoisonnement, la paralysie et la mort... pour vivre ! C’est exactement ce qui se passe pour l’enfant qui, dans la salle d’attente où il a été maladroitement refoulé, se livre à la masturbation malgré la surveillance inquisitoriale des adultes. On l’a menacé des pires accidents s’il continuait : membre coupé, douleurs au ventre, perte de tout son sang, anémie, folie, tuberculose, paralysie et dessèchement de la main ou du membre qui participe à l’acte interdit, punition, par delà la vie même, par le démon, ou le dieu d’une religion impitoyable qui 3

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ESSAI DE PSYCHOLOGIE SENSIBLE

supplée par son appareil imposant à l’impuissance des hommes. Et pour­ tant toutes ces perspectives ne sauraient empêcher la masturbation tant qu’elle reste la dernière épreuve de virilité et de puissance sans laquelle la vie perdrait son ultime ressort. Alors, le trouble tragique qui résulte de cette lutte secoue jusqu’au plus profond de l’être le coupable impéni­ tent : une petite faiblesse succédant à l’acte de la masturbation sera enre­ gistrée comme un symptôme grave de maladie; une erreur, ou oubli, un acte discordant apparaîtront comme un début redoutable de déséquilibre nerveux et psychique; une crampe dans le bras annonce peut-être l’iné­ luctable paralysie. Il est bien inutile d’aller chercher ailleurs la peur morbide, l’hallu­ cination, l’effroi maladif devant la souffrance et la mort, le déséquilibre et la névrose. C’est à partir de ce complexe, qui n’a pourtant à l’origine aucun contenu sexuel spécifique, qu’on peut et qu’on doit scruter, étudier, pré­ ciser, pour le prévenir ou le guérir, le comportement des enfants qui en sont les innocentes victimes. Si, pendant son jeune âge, l’enfant, comme il arrive malheureusement trop souvent dans nombre de villes en temps de guerre, souffre de l’incer­ titude, de la misère et de la frayeur commune; si son organisme est ébranlé par les explosions des bombardements, on cherchera plus tard, avec raison, dans ces traumatismes physiologiques ou psychiques l’origine des troubles graves dont souffriront les adolescents. Or — et nous insistons là-dessus — la frayeur, les craintes, l’ébranle­ ment subis par les enfants dans les villes en guerre ne sont rien en com­ paraison des souffrances qui peuvent résulter du drame insoluble qui se trame autour du mystère de la naissance et de la mort dans ses rapports avec la sexualité. L’enfant a des possibilités incroyables de réactions aux dangers extérieurs et, dans les caves où il s’est réfugié, parmi les ruines et les trous d’obus, il trouve encore la force de jouer et de rire. Tandis que les complexes sexuels (compris dans le sens large que nous leur avons attribué) troublent en permanence l’individu, affectent tous ses rapports avec le milieu, entament le potentiel de vie, laissent l’enfant en permanent danger de mort, ou du moins dans cette situation insupportable d’échec grave et parfois définitif devant la vie. Les psychothérapeutes n’ont donc pas tort lorsqu’ils font remonter aux troubles sexuels la plupart des règles de vie ersatz, ou erronées, ou névrosées, qui affectent le comportement de certains adultes; ils n’ont pas tort quand ils cherchent dans les rêves les réminiscences de phobies et de terreurs. Et il n’est pas illogique du tout de penser que certains troubles adultes pourraient s’atténuer et même disparaître, que l’individu retrouverait son indispensable équilibre vital s’il parvenait à se rendre compte de l’origine profonde des règles de vie déplorables dont il souffre, pour entrevoir la possibilité d’un recours à des règles de vie plus efficientes.

LA SEXUALITÉ COMME RÈGLE DE VIE ERSATZ

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Seulement, ces psychologues ont tort en chargeant exagérément à 100 % ce processus de contenu sexuel. Le trouble originel, nous l’avons vu, ne provient presque jamais d’un besoin sexuel non satisfait, mais seulement de circonstances défavorables qui rejettent l’individu dans une salle d’attente où il est traqué pour des crimes dont il est à cent lieues d’avoir conscience, et qui ne font qu’aggraver tragiquement un trouble né d’un mystère que l’expérience tâtonnée n’est pas parvenue à percer et qui reste comme une menace permanente pour tout le potentiel de vie. Au lieu donc de considérer ce contenu strictement sexuel tant dans les actes que dans les pensées et les rêves, les psychothérapeutes devront s’attacher à l’étude complexe : — des circonstances et des barrières qui ont peu à peu rejeté l’enfant dans la salle d’attente; — de son isolement et de l’impuissance où il a été de poursuivre ses expériences tâtonnées; — de l’intensité du trouble né de ce complexe suscité autour du mystère menaçant; — de l’attitude accaparante ou rejetante des adultes qui, au lieu d’aider l’enfant à percer le mystère pour organiser sa vie, l’ont chargé davantage encore de mystère et de trouble; — des lignes selon lesquelles l’individu menacé s’est défendu, de celles qui lui ont apparemment réussi, et sur lesquelles il a construit des règles, puis des techniques de vie parfois regrettables, anti-sociales, amorales ou immorales, mais qui n’en sont pas moins des solutions qui ont permis du moins la recharge indispensable du potentiel de puissance et de vie; — des échecs, des impasses qui ont entamé ce potentiel de puissance qui est à l’origine du déséquilibre et de la névrose. Il s’agit de faire loyalement, pas à pas, en partant de son origine véri­ table, le tracé le plus exact possible de cet ensemble d’expériences tâton­ nées, d’essais d’organisation, parmi les obstacles parfois insurmontables, de retrouver le cours du torrent pour en déduire avec précision la connais­ sance des réactions actuelles et tirer de cette connaissance une thérapeu­ tique efficiente. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de cette recherche, ni dans l’étude des crises enfantines et des moyens complexes par lesquels l’individu essaye de se sauver malgré tout. D’autres peut-être ajusteront leurs recherches à la lumière de nos observations de bon sens et nous nous y essayerons peut-être nous-mêmes ultérieurement. Nous croyons avoir, pour l’instant, situé suffisamment le problème, éclairé les grandes lignes du comportement enfantin, pour conclure par nos considérations péda­ gogiques et pratiques.

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essai de psychologie sensible

Nous résumerons auparavant notre chapitre dans une

vingt-troisième loi : Une première règle de vie

ersatz

:

l’auto-jouissance sexuelle

Il peut y avoir, avant la puberté, une auto-jouissance sexuelle produite par une excitation anormale des organes sexuels mais qui n'a cependant encore aucune des caractéristiques profondes de la vraie sexualité. L’enfant ne s'y complait et ne s’y obstine que par compensation, parce qu’il a été refoulé dans la salle d'attente et qu’il n'a pu obtenir la satisfaction ni les réussites normales qui assurent la persistance de la puissance vitale. C'est l’opposition brutale de l'adulte qui en complique dangereusement le processus et en lie l’évolution au drame permanent du mystère de la vie et de la mort. Il résulte de ce complexe un état de trouble dont on mesure mal en général les conséquences et qui est parmi les plus dangereux qui affectent la nature humaine. Il est à l’origine certaine de bien des déséquilibres et des névroses. Rechercher cette origine comme le font les psychanalystes peut être une excellente thérapeutique à condition qu’on ne confonde pas cette excitation ersatz avec la vraie sexualité qui n’est pas encore en cause, et qu’on laisse aux erreurs de l’intervention adulte la responsabilité essentielle qui lui revient.

CONSÉQUENCES PÉDAGOGIQUES Nous avons dit à quel point les règles de vie sont ancrées solidement, même physiologiquement, dans le comportement des individus. Quand elles ont suscité des techniques de vie il est pratiquement trop tard pour essayer un quelconque redressement, ou du moins la cure est longue et aléatoire. Les règles de vie ersatz sont plus tenaces encore que les autres parce qu’elles sont les suprêmes ressources auxquelles l’individu a dû avoir recours pour sauver et maintenir son potentiel de vie et de puis­ sance. L’enfant a tellement peur de se trouver à nouveau face au néant de l’échec et de l’impuissance hors de la salle d’attente qu’il s’en tient farouchement à la solution trouvée qui est toujours mieux que rien. Il y a donc avantage à éviter d’abord aux enfants l’impasse qui les pousse à ce dernier recours et c’est surtout sur ce point de vue préventif que nous allons insister. Nous étudierons ensuite quelques possibilités curatives contre les règles de vie ersatz trop solidement et définitivement installées.

LA SEXUALITÉ COMME RÈGLE DE VIE ERSATZ

1. Considérations

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physiologiques préliminaires

Nous avons dit à quel point elles sont déterminantes :

— Eviter et corriger si possible les insuffisances et les anomalies sexuelles qui orientent le tâtonnement vers l’attouchement des organes sexuels, première étape, pour peu que l’impuissance vitale serve cette expérience, vers la règle de vie ersatz à base d’auto-jouissance sexuelle. — Eviter l’excitation du bas-ventre et l’irritation des organes génitaux ou des zones voisines par: propreté des organes sexuels; une alimentation bien comprise, à tendance fruitarienne, avec le moins possible de viande, sans café ni alcool; un fonctionnement parfait des organes digestifs, la constipation notamment étant une des causes directes de l’irritation des organes; l’aération régulière et quotidienne de toutes les parties du corps, la pratique de la gymnastique, du sport mesuré et de l’hydrothérapie qui tend à maintenir ou à rétablir le jeu normal de toutes les pièces de l’organisme; un bon fonctionnement des organes respiratoires; la pratique du bain de tronc pour obtenir la décongestion du bas-ventre tant que nos conseils préventifs n’ont pas joué favorablement. Un corps sain et harmonieusement constitué est un appoint incom­ parable dans l’acquisition d’un potentiel normal de puissance. On n’y accordera jamais assez d’importance. Et nous insistons sur cette nécessité de la sollicitude physiologique trop négligée. Parce que le corps de l’enfant est un peu comme une auto neuve qui répond merveilleusement à la sollicitation et bondit par-dessus les obstacles, on a tendance à lui deman­ der plus qu’il ne faudrait, sans se préoccuper des faiblesses possibles de son fonctionnement. Jusqu’au jour où le manque d’huile, la mauvaise qualité de l’essence, l’excès de charge dans des routes périlleuses ont détraqué un mécanisme auquel il sera difficile de redonner sa minutieuse et puissante harmonie. Pratiquez comme le bon automobiliste : soignez sans rien négliger ces organismes jeunes, qu’il est si facile de conserver souples et forts. Vous éviterez ainsi un précoce vieillissement et une trop rapide dévaluation qui rendent laborieux et parfois impossible le néces­ saire embarquement.

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ESSAI DE PSYCHOLOGIE SENSIBLE

2. Dans

la famille

1. Nous avons dit la nécessité pour l’enfant de se livrer aux expériences tâtonnées, qui sont les fondements décisifs de ses règles de vie. La richesse permanente de ces expériences tâtonnées sera une garantie à peu près certaine contre la perversion d’expériences anormales regret­ tables. Il faut donc permettre au jeune enfant cette riche et complexe expé­ rience tâtonnée : — dans la nature qui est le recours à peu près idéal, avec ses plantes, ses animaux, la terre, le sable et l’eau; — à défaut dans un jardin « aidant » ou au moins dans une cour spa­ cieuse avec plantes et animaux domestiques; — à défaut encore, par la présence journalière de l’enfant, soit dans les Réserves d’enfants dont nous avons établi le principe, soit au moins dans des écoles conçues selon la nécessité d’un milieu aidant par une édu­ cation tout entière centrée sur le travail — et que nous avons définies d’autre part. Les appartements, ne l’oubliez pas, ne sont pas organisés pour les enfants et ceux-ci ne peuvent, en général, s’y livrer à aucune expérience tâtonnée. Les appartements sont le domaine des adultes qui sont, eux, ennemis des expériences puisqu’ils sont fixés depuis longtemps dans leurs règles et techniques de vie. Tolérez donc que l’enfant s’évade le plus souvent possible de vos appar­ tements. La nursery des maisons riches elle-même n’est qu’un pis-aller parce que le régime des expériences tâtonnées qu’elle permet reste rela­ tivement très limité. On comprend alors que l’enfant affectionne, lorsqu’il ne peut courir les champs et les ruisseaux, les hangars, les remises, les galetas et les débarras avec leurs entassements hétéroclites dont l’explo­ ration n’est qu’une permanente découverte. Dans la mesure où vous aurez réalisé ce milieu favorable aux expérien­ ces tâtonnées de l’enfant, vous aurez évité toute déviation vers les règles de vie les plus regrettables. 2. Ne jamais obliger l’enfant à rester au lit lorsqu’il ne dort plus, à séjourner dans une pièce où il ne voit aucune possibilité d’expérience, ou à subir le papotage des adultes dans une inaction imposée. Ce serait pousser l’enfant vers la salle d’attente qui sera son suprême recours pour réaliser malgré tout sa vie... Et nous en connaissons les aboutissants. 3. Nous ne disons pas : initier l’enfant au mystère sexuel — ce qui peut être très délicat — mais placer le mystère sexuel, lié au mystère de la naissance, de la vie et de la mort, dans le circuit normal de l’expé­ rience humaine. Evitez de les ranger à part, avec tout un agencement

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plus ou moins adroit de barrières-tabous qui ne font qu’exciter la curiosité, augmenter le trouble né du mystère, accroître l’impuissance de l’enfant devant les problèmes pourtant essentiels qu’il devine, pour le rejeter en définitive vers des solutions ersatz plus ou moins logiques, plus ou moins perverses, qui sont l’ultime défense de l’être impuissant et inquiet. 4. L’expérience tâtonnée du jeune enfant, dans un milieu naturel le plus riche possible, doit être complétée de bonne heure par des jeuxtravaux et des travaux-jeux qui sont eux aussi de l’expérience tâtonnée, mais active, créatrice, sociale et humaine. 5. Nous ferons enfin une observation générale de la plus haute impor­ tance : le milieu de l’adulte ne convient pas à l’enfant. Il y a, entre adultes et enfants, un état d’incompréhension irréductible dans sa nature. L’enfant en est au stade de l’expérience tâtonnée par laquelle il construit lentement, progressivement, ses essentielles règles de vie. L’adulte, au contraire, a plus ou moins terminé ses expériences tâtonnées : il a fixé définitivement ses règles de vie muées en techniques de vie; il se refuse à les modifier et éprouve une opposition instinctive pour tout ce qui heurte leur fixité. Il est toujours un peu comme cet enfant qui a monté péniblement une cabanette qui tient cependant debout, dans laquelle il peut même péné­ trer, lui qui sait. Il faut en effet se couler par la porte étroite sans heurter les fragiles piliers, prendre garde à l’intérieur à ces poutrelles de bois qui sont en équilibre instable sur deux pierres. Vous voudriez arranger le toit pour le rendre étanche mais l’enfant pousse de hauts cris et s’y refuse avec une obstination inquiète : « N’y touchez pas... vous allez la démolir ! ». Il a trouvé un équilibre qui lui suffit pour l’instant. Il est parvenu à un résultat qui est loin sans doute d’être parfait mais qui n’en satisfait pas moins, pour l’instant — ne serait-ce que par une illusion complaisante — son besoin d’abri et de sécurité. L’adulte se cramponne ainsi à ses lignes de vie — pas toujours plus rationnelles ni mieux équilibrées que la fragile cabane — mais il y tient. L’enfant, près de lui, ne cesse de tâtonner; il marche, saute, court et crie, ébranlant l’édifice. Et l’adulte provisoirement ou définitivement assis s’irrite de cette dangereuse activité. L’opposition entre adultes et enfants est quelque chose d’orga­ nique, donc d’à peu près inévitable. N’essayez pas de la résoudre par le raisonnement, ni par une autorité qui suppose une victime. Considérez qu’il est illogique, anti-naturel et monstrueux que l’enfant soit contraint de cesser les expériences qui sont indispensables à l’organisation de sa vie parce que vous avez vous-même terminé — bien ou mal — l’organisation de la vôtre. C’est comme si vous jugiez que l’enfant n’a pas besoin de manger, lorsque vous êtes rassasié. Prenez conscience de cette réalité, même si elle vous importune, et réagissez en conséquence. — Vous aimez vivre dans un milieu ordonné qui correspond à vos règles de vie pétrifiées dont toute expérience nouvelle est exclue.

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Soit : mais n’imposez pas ce milieu à vos enfants. Comprenez la nécessité pour eux d’un autre milieu ; organisez-le ou laissez-le organiser et efforcezvous de prendre en toutes occasions l’attitude aidante dont nous avons montré la nécessité. — Ne vous acharnez pas à vouloir prévoir, organiser, diriger, toutes leurs expériences. La vie est trop vaste; la réduire c’est la mutiler. — C’est à cause de cette opposition essentielle entre adulte et jeunes êtres que ceux-ci ont un besoin indispensable de la compagnie d’autres enfants. Ne gardez jamais votre enfant seul à la maison, sous votre auto­ rité jalouse, même si elle est sympathique et compréhensive et apparem­ ment favorable à une excellente éducation. Cette observation explique la tonicité — toutes autres considérations étant d’ailleurs réservées dans cette affirmation de principe — des familles nombreuses, des communautés et des groupements plus ou moins éphémères pour les jeux, les excursions, les fêtes... — Bref, modifiez autant que possible votre comportement en consé­ quence de nos observations. Calculez avec un maximum de justice et un minimum d’égocentrisme la position des recours-barrières. N’essayez pas d’arrêter ni de limiter la vie puissante de l’enfant; aidez-la au contraire à s’épanouir. Si vous ne vous sentez pas suffisamment vacciné contre cet inconscient égoïsme qui tend à s’opposer au dynamisme de l’expérience autonome des enfants, évitez les frictions en organisant de façon ration­ nelle, en marge de votre propre vie, la vie de vos enfants. Inspirez-vous, pour cette organisation, des nécessités que nous avons mentionnées : milieu aidant, nombreuses possibilités d’expériences, compagnie d’autres enfants, jeux-travaux et travaux-jeux... Que vous sentiez la vie s’agiter, les yeux briller. Aidez, aidez la vie pour que l’enfant réalise au mieux sa destinée.

Nous voilà apparemment loin de l’auto-jouissance sexuelle qui nous préoccupe; et cela nous montre qu’il faut aller chercher loin et profond les causes déterminantes sur lesquelles nous devons agir pour éviter ou corriger le mal redouté. Dans la mesure en effet où l’enfant découvre, en toutes occasions, une solution qui satisfasse ses besoins vitaux, qui exalte son sentiment de puissance en lui réservant les victoires qui lui sont indispensables, il ne restera pas impuissant sur le quai; il affrontera la vie et construira en fonction de ses nécessités. Vous n’aurez pas à redouter la perversion des règles de vie ersatz. Et si un jour vous surprenez votre enfant en train de se livrer à un examen de son sexe, ou du sexe d’un camarade; si même vous avez quelque raison de supposer qu’il se livre à l’onanisme, réprimez ce sentiment d’autoritaire opposition et d’irritabilité qui vous envahira. Ne grondez pas; n’intervenez pas. Considérez que l’enfant se livre peut-être simplement

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à une expérience et qu’il a bien le droit de connaître dans le détail ses organes génitaux comme il explore sa bouche ou son nez. S’il y a plus que cette simple expérience, interprétez ce recours à l’onanisme comme une erreur d’aiguillage de l’éducation, qui vous est d’ailleurs plus ou moins imputable. Par suite d’une attitude rejetante du milieu, ou d’un échec subi dans ses rapports avec ses camarades, ou à l’école, plus rarement dans les jeux, votre enfant est resté sur le quai et a dû se réfugier dans la salle d’attente. 11 ne servirait à rien, nous l’avons vu, d’essayer de l’en sortir par la force. Offrez-lui des solutions de puissance à sa mesure, qu’il puisse affronter avec confiance et certitude le succès, et l’onanisme naissant ne dégénérera point en règle de vie, encore moins en technique de vie — ce qui est l’essentiel. Le meilleur moyen, le plus efficace, pour sortir ainsi l’enfant de la salle d’attente, c’est de le replonger dans la nature. Il y a peu d’exemples d’enfants qui persistent à rester soucieux, recroquevillés sur eux, dominés par leurs échecs, lorsqu’ils sont sollicités par le papillon qui vole, par l’eau qui coule, par le germe obstiné de la graine qu’ils ont semée, par le fruit qu’ils savourent, par l’écureuil effronté qui plane de branche en branche. Ce sera comme une eau un instant refoulée qui a retrouvé sa pente... La vie repartira.

Les conseils que nous venons de donner permettent de prévenir le mal ou de corriger du moins l’onanisme naissant. Mais si, ignorant ces possibilités ou n’ayant pas la force de réagir intelligemment, vous avez laissé vos enfants s’engager profondément dans l’onanisme, et si, par votre opposition maladroite, vous n’avez fait qu’ag­ graver le mal, que faudra-t-il faire? L’affaire alors est effectivement grave, elle n’est pas grave du fait de l’acte lui-même, car des médecins vous diront que l’onanisme n’a, pratiquement, aucune de ces conséquences physiologiques redoutables dont on le charge à tort. Il n’est jamais, à lui seul, responsable des troubles respiratoires, cardiaques ou céphaliques constatés, et encore moins d’une impuissance sexuelle subséquente. Ce qui est grave, ce sont les réactions de l’individu qui se sait surveillé, qu’on menace et qu’on punit pour essayer de l’expulser de la salle d’attente où il se croyait en relative sécurité. Nous ne faisons qu’énumérer : haine envers le père, ou envers la mère, jalousie vis-à-vis des frères et sœurs, et surtout sentiment obsédant de permanente culpabilité; on vous a bien laissé entendre, si on ne vous l’a dit brutalement, que vous mourrez si vous vous livrez encore à l’onanisme, que la main coupable se desséchera, que vous n’aurez plus de sang dans la tête, que votre membre viril tom­ bera, ou qu’on vous le coupera... Et pourtant vous ne pouvez vous abstenir de revenir à ce passe-temps solitaire parce que c’est la seule satisfaction qui donne encore, pour vous, un sens à la vie, que, sans lui, vous seriez

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trop universellement impuissant. Alors, le drame dont nous avons déjà dit tout le tragique se joue en vous. Vous usez ce qui vous reste de volonté et de force virile pour tenter d’échapper au danger et vous glissez toujours davantage dans le vice, ce qui vous apaise tout à la fois et vous désespère. Vous vivez dans l’impatience et dans les transes, fuyant vos camarades, maudissant les humains, redoutant la présence de vos parents, vous enfon­ çant de plus en plus en vous-même jusqu’à toucher le fond fatal de l’abîme. Il y a, bien sûr, toutes les étapes dans cette gamme de malédictions. Il en résulte la même gamme de règles de vie tenaces, qui ne vous aban­ donneront plus, qui pourront s’éclipser plus ou moins complètement dans les conjonctures les plus favorables, mais que vous verrez ressurgir mys­ térieusement, plus ou moins reconnaissables d’ailleurs, aux moments difficiles de votre existence : Règles de vie à base de dissimulation, de mensonge, d’envie, de jalousie, de haine, de méchanceté, de cruauté, d’indifférence. — Règles de vie à base de taciturnité, de nervosité, de scepticisme précoce, de découragement. — Règles de vie à base de crise physiologique ou de fragilité constitutionnelle. — Règles de vie marquées par un repliement obstiné sur soi, par l’individualisme forcené et la misan­ thropie. — Règle de vie dominée par le sentiment de culpabilité, avec timidité maladive, peur des coups, peur de la vie, peur de la femme et du mariage, impuissance fonctionnelle de la volonté. On pourrait, on le voit, inscrire dans ce schéma les tares les plus évi­ dentes de la nature humaine, tares qu’on est donc autorisé à faire remonter aux complexes sexuels de la première enfance, à condition qu’on n’oublie pas que ces complexes n’ont évolué vers leurs caractères névrotiques que par suite des erreurs répétées d’un milieu qui ne sait que s’acharner sur l’être qui a glissé jusqu’au bord de l’abîme. Que faire alors pratiquement? N’oubliez jamais que ce glissement n’est que le signe d’échecs répétés devant la vie et que l’onanisme en est l’ultime essai de redressement. Offrez à l’enfant d’autres raisons de vivre, d’autres possibilités d’atteindre à nouveau à la puissance, de retrouver l’indispensable poten­ tiel de vie. Il sortira peu à peu de sa salle d’attente, timidement d’abord, pour voir, pour essayer. A la moindre difficulté, au moindre signe d’insuc­ cès menaçant ce qui lui reste de puissance, il se sauvera à nouveau vers la salle d’attente, où il est sûr du moins de trouver une ligne de vie — bonne ou mauvaise. Si, par contre, l’expérience tentée avec votre aide intelligente ou sous votre impulsion discrète, le conduit à la puissance retrouvée, lui permet pratiquement d’affronter la vie sous un autre biais, l’enfant se hasardera sur le quai, montera dans le train et repartira vers le torrent de vie. Mais plus les complexes nés de l’erreur des recours-barrières sont ancrés dans l’individu en règles puis en techniques de vie, plus il est délicat

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de trouver d’autres règles et d’autres techniques de vie. Les jeux les plus tentants n’y parviennent souvent pas : l’enfant préfère sa salle d’attente solitaire où il règle souverainement sa satisfaction personnelle; la com­ pagnie des autres enfants le dérange et l’effraye : il tente de jouer puis se réfugie à nouveau dans sa salle d’attente. Un travail apparemment passionnant l’attire un instant. Mais il se lasse vite pour retourner à son refuge. Un dernier recours nous reste : la nature, avec sa gamme si riche de complaisance et d’exigences qui est la plus sûre des éducatrices. Travaux des champs, cueillette des fruits, soins aux animaux, excursions et cam­ ping, saine fatigue du grand air agiront comme les meilleurs des toniques et sont susceptibles de redresser encore une vie qui s’abîme dans l’égoïsme, dans la neurasthénie et la misanthropie. Il est certain que nous ne pouvons entrer ici dans le détail extrême de la question, si variable d’ailleurs selon les individus. Nous tâchons de donner les lignes générales d’action et de réaction, les possibilités de com­ préhension qui permettront peut-être encore de corriger les erreurs et de revenir vers la rectitude éblouissante de la lumière au service de la vie.

III.

L'ÉCOLE, SOURCE DE RÈGLES DE VIE ERSATZ

A peu près tout ce que nous avons dit du complexe sexuel dans la famille est valable pour l’Ecole. Si l’Ecole était ce qu’elle doit être, un lieu de prédilection pour les expériences tâtonnées de l’enfant, pour l’organisation de sa vie en vue du renforcement permanent de son potentiel de puissance pour la réali­ sation de son torrent de vie; si elle était comme elle devrait l’être, le recours-barrière aidant par excellence, et aidant, non seulement par luimême en qualité de représentant de la société, mais aussi en tant que centre de coordination pour les réactions de l’enfant vis-à-vis de tous les autres recours-barrières familiaux, naturels ou individuels; si ces condi­ tions étaient réalisées, jamais l’enfant à l’école ne resterait sur le quai, et en serait, encore moins, réduit à se réfugier dans la salle d’at­ tente. Si, pourtant, l’école aboutit si fréquemment à ces impasses, c’est qu’elle commet de graves erreurs de compréhension du processus éducatif, et se trompe radicalement sur la position en l’utilisation des recours-barrières. Elle devient, soit un milieu accaparant lorsqu’elle prétend orienter toute l’activité enfantine vers des règles de vie ersatz dont nous verrons les dan­ gers; soit, la plupart du temps, un milieu tout simplement rejetant, l’individu ne recevant à l’école aucun secours direct d’aucune sorte pour la solution pratique et immédiatement nécessaire des problèmes qui se posent à lui pour la continuation de la vie comme potentiel suffisant de puissance. A l’Ecole, plus que dans la famille encore, se dessine cette opposition entre enfants et adultes. Et il ne s’agit malheureusement pas là d’une lutte plus ou moins permanente entre élèves et éducateurs, mais bien d’une opposition profonde dans les comportements. En effet, par son expérience tâtonnée dans le milieu familial et social, l’enfant s’est initié

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à des méthodes empiriques et intuitives de satisfaction du besoin de puis­ sance, et ces méthodes se sont plus ou moins fixées en tenaces règles de vie. Et l’Ecole survient, qui prétend imposer à l’enfant d’autres méthodes de résolution des problèmes de puissance, à base de raisonnement philo­ sophique et de déduction soi-disant scientifique, qu’il s’agit de faire passer également en règles de vie. Remarquons que le projet n’est nullement arbitraire dans son essence et qu’il ne manque pas d’ingénue générosité. Ce sont seulement les normes de réalisation qui sont défectueuses parce que l’adulte infatué de sa science part trop exclusivement de son point de vue adulte, dédaignant l’acquis antérieur, même empirique et intuitif, et tenant l’enfance pour un état maladif d’impuissance dont il faut d’abord la tirer pour aller plus avant. L’Ecole considère notamment comme inutile l’expérience tâtonnée de l’enfant. Puisque la science a découvert avec certitude les réponses vraies au grand problème du monde, pourquoi laisser encore tâtonner l’enfant, au risque de le voir se tromper lourdement ? Mieux vaut le prendre par la main pour le conduire immédiatement et directement vers les zones de lumière qui éclairent définitivement la vie. Au lieu de laisser l’enfant faire ses expériences au hasard, comme s’il n’y avait que pur hasard, nous allons sélectionner d’avance celles qu’il pourra et devra entreprendre, et, même pour celles-là, nous réduirons au minimum le tâtonnement en pré­ sentant et en imposant dans une certaine mesure à l’enfant le résultat de l’expérience des hommes qui l’ont précédé, en le familiarisant de bonne heure avec l’expression orale et surtout graphique qui explique et résume tout ce tâtonnement. Souci apparemment généreux, certes : Nous allons éviter à l’individu toute cette longue peine qui, par un chemin semé d’illusions et d’erreurs, a porté la civilisation au point où elle en est. Il est certain que si l’on pouvait ainsi, par l’instruction, par l’explication verbale élever d’emblée l’enfant au stade actuel du progrès, il lui resterait encore tout son élan, toute sa puissance, tout son potentiel de vie pour pousser plus avant la richesse commune. Nous réaliserions ainsi de façon presque idéale cette course au flambeau symbolique : au lieu de nous épuiser à aller à chaque génération chercher le flambeau à son origine nous le prendrions simplement des mains hardies de nos prédécesseurs pour le porter méthodiquement toujours plus loin et plus haut. Oui, mais !... Si le coureur au moment où il doit enfin se saisir du flambeau, n’a plus, du fait de son manque d’élan, ni la force ni la puissance qui lui per­ mettraient de gravir victorieusement la côte abrupte qui reste à parcourir, il arrivera moins vite en définitive que le coureur qui se sera entraîné sur les chemins plats et fréquentés du début de la course, qui se sera aguerri dans une initiation qui lui permettra maintenant de donner la mesure de sa puissance, dans une suprême exaltation de sa destinée.

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Vous dites : Au lieu de perdre son temps à monter pas à pas cet esca­ lier, nous allons porter l’enfant au premier étage, ce sera toujours autant de gagné et il arrivera plus vite et plus sûrement aux étages supérieurs et à la richesse du grenier. Mais voilà, l’enfant qui ne s’est pas entraîné à gravir les marches du premier étage s’attarde anormalement et échoue parfois en face de l’escalier plus raide qui mène aux étages supérieurs. Il aurait mieux fait, en définitive, de commencer par le commence­ ment. C’est un peu aussi comme si l’on considérait que, au siècle de la mécanique, des tapis roulants, des autos et des aéroplanes, c’est du temps perdu que de laisser tâtonner l’enfant dans sa recherche de l’équilibre pour la marche normale. Faisons débuter l’enfant à l’étage de la méca­ nique, autant de gagné; il ira plus haut et plus loin. Oui mais, parce qu’il n’aura pas subi l’épreuve des tâtonnements pour la conquête de l’équilibre et de la marche, il sera à tout jamais un infirme qui saura peut-être servir une machine, et s’en servir, mais n’en sera pas moins, en permanence, impuissant devant les obstacles incessants que lui réserve la vie. Il faut s’attarder à ce raisonnement de bon sens pour mesurer l’erreur de l’école qui prétend inculquer à l’enfant le plus rapidement possible la connaissance de l’expérience passée et de ses aboutissants. Le père de famille voudrait voir son enfant croître rapidement en intelligence et en puissance et il s’irrite lorsqu’il le voit s’attarder à ces niaiseries que sont les châteaux de sable, le pataugement dans l’eau, les jeux bien inutiles dans l’herbe et le feuillage ou les longues conversations si intimes avec le chien, qui, lui, comprend et aide. Pourquoi l’enfant ne jouerait-il pas plus intelligemment avec telle mécanique qui lui donnerait déjà le sens dynamique de la machine ou avec tel jeu de construction imaginé par les pédagogues pour accélérer la montée au premier étage? Pourquoi ne regarde-t-il pas les images de ce beau livre et se penche-t-il sur un chat compatissant lorsqu’on lui présente des richesses qui l’élèveraient telle­ ment ? Pour éviter ces « distractions » on interdit à l’enfant de courir dans la rue, où il y a trop de dangers physiques et moraux ; on lui mesure le temps qu’il passe dans les champs, le jardin ou la cour, et encore on lui intime tant de défenses, on le limite par tant de barrières, qu’il préfère, en définitive, la passive quiétude de la maison, d’où il regarde avec envie, par la fenêtre, les petits pauvres dont nul ne s’occupe et qui ont du moins le loisir de poursuivre librement leurs expériences. L’école est dominée par la même tendance illusoire : l’expérience est considérée comme un pis-aller, un procédé mineur, bien trop lent, bien trop imparfait, avec de tels risques d’erreurs qu’on n’y a recours que lorsqu’on ne peut pas faire autrement. Dans tous les domaines on s’ingénie à expliquer par la parole, par l’écrit, et maintenant par l’image, fixe ou animée, ou du moins par l’observation dirigée, ce qu’il serait trop long de réaliser par l’expérience tâtonnée. On prépare une belle route bien

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droite et soigneusement goudronnée, sans rien en bordure qui soit sus­ ceptible de distraire. Et l’on se dit : là-dessus nos enfants marcheront plus facilement, et ils pourront, en conséquence, aller plus vite et plus loin. On se rend compte à l’expérience que rien ne fatigue plus que la marche sur une route droite et dure, où l’esprit se fixe anormalement sur la seule monotonie désespérante de la marche. L’enfant sera bien vite obsédé par l’effort aride, courbaturé physiquement et psychiquement par un rythme qui n’est pas à sa mesure. Laissons-le, au contraire, emprun­ ter les chemins de traverse, gambader dans les sentiers boueux tout embaumés du parfum des jeunes pousses, s’époumonner à travers champs et se détourner bien souvent de son chemin pour essayer de rattraper un papillon qui s’échappe d’une fleur comme un joyau qui sauterait de son écrin... Il parcourra un chemin double, triple, quadruple... qu’importe, s’il arrive plus tôt et, en définitive, plus sûrement. Nous mesurons trop l’économie de la nature humaine à la mesure rétrécie et avare de notre économie personnelle et sociale. La vie est bien plus généreuse et plus large; elle ménage moins ses efforts et ses succès dépendent moins de la minutie de nos calculs que de la débauche d’acti­ vité qui la caractérise. Il nous faut nécessairement réviser nos conceptions éducatives si nous voulons que l’Ecole devienne enfin le milieu aidant susceptible d’influer vigoureusement sur la destinée enfantine. L’Ecole doit donc, d’abord, permettre, faciliter, organiser l’expérience tâtonnée. Mais l’enfant, dira-t-on, en sera alors réduit à faire toujours les mêmes expériences, à repasser toujours par les mêmes chemins, avec les mêmes risques d’erreur. C’est la négation même de toute possibilité de progrès... Il nous reste une ressource : hâter et accélérer le processus de l’expé­ rience tâtonnée. Il ne faut pas croire que l’enfant tienne tout particuliè­ rement à s’attarder dans des expériences qui ne sont point pour lui un but, mais seulement un moyen, le seul qu’il ait trouvé jusqu’à ce jour pour parvenir à la domination du milieu qui l’entoure et à l’exaltation de son potentiel de puissance. Dans ses tâtonnements, il tend, nous l’avons vu, à profiter le plus possible de l’exemple, à reproduire les gestes dont il est témoin, à imprégner et enrichir de l’expérience d’autrui sa propre existence. L’enfant voit la neige pour la première fois. Il a devant lui la trace vitreuse du chasse-neige. Il ne peut se résoudre à la suivre car il ne sait pas encore avec certitude si c’est vraiment la voie la plus facile et la plus sûre. Si on marchait mieux sur la neige I... Il faut qu’il essaye et nous trouvons parfois ce désir si fantaisiste I... Il s’enfonce jusqu’aux genoux au risque de ne pouvoir en sortir. Il se jette par côté, dans la trace des pas de quelqu’un qui a tenté avant lui la même expérience. Il y avance

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péniblement et comprend alors qu’il vaut mieux rejoindre la voie déblayée par où il atteindra plus facilement son but. La trace des pas sur la neige, la piste du chasse-neige, la vue d’une personne s’enfonçant dans le talus pour se rejeter péniblement sur la trace libre, l’aident à parachever son expérience profonde concernant la neige. Il lui aurait fallu de bien plus nombreux et laborieux tâtonnements s’il s’était trouvé absolument seul à refaire sans guide toutes ces expé­ riences. On peut alors penser : Eh bien, expliquons à l’enfant que la neige fraîche ne porte pas, qu’on y enfonce profondément et qu’il est plus pra­ tique et plus sûr de suivre la trace du chasse-neige. Mais cette explication est toute intellectuelle; elle suppose une aptitude spéciale de l’esprit à imaginer les données et les conclusions d’une expérience qu’on n’a pas réalisée mais que d’autres disent avoir menée à bien et dont on veut nous imposer les enseignements. Cette compréhension intellectuelle, sauf pour quelques individus exceptionnellement entraînés à ce transfert, reste toujours de qualité inférieure. La compréhension des qualités de la neige s’inscrit seulement dans une certaine mémoire déductive et imaginative. L’expérience effective se grave, elle, dans le corps, dans les muscles, dans le comportement; elle prend un sens presque physiologique, donc profond et indélébile. Si, en effet, vous n’avez jamais vu la neige et qu’on vous en explique les qualités, vous pourrez vous en souvenir si vous avez bonne mémoire. Mais vous risquez fort de mal adapter ces souvenirs aux réalités et de réagir de façon déplorable quand vous vous trouverez en face de la neige. Si, au contraire, vous avez passé un hiver en altitude, si votre corps a mesuré à ses gestes et à son effort les qualités de cette neige, si vos pieds en ont éprouvé le moelleux ou l’adhérence, si vous avez accidentellement perdu puis rétabli l’équilibre, sans aucune explication scientifique, vous serez imprégné de notions que vous n’oublierez jamais. C’est parce qu’il sent la fragilité de cette explication verbale que l’enfant retourne toujours, dès qu’il le peut, à l’expérimentation, seule efficace et définitive. Cette considération a une importance pédagogique essentielle. L’expé­ rience tâtonnée est absolument indispensable à la vie efficiente et à la lutte de l’individu pour l’élémentaire puissance. Il est impossible de l’escamoter sans susciter un décalage, une inadaptation, une insatisfaction qui sont à l’origine de l’opposition enfantine — consciente ou sourde — aux pro­ cédés scolastiques. En aucun cas l’explication verbale ne doit remplacer l’expérimenta­ tion. D’autant plus qu’il y a là deux phénomènes intimement liés : l’acqui­ sition de la puissance et le processus exaltant qui y conduit. L’expérience joue toujours, malgré nous, un rôle de pierre de touche. Vous venez de faire une démonstration que vous jugez éclatante, mais

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l’enfant n’en doute pas moins. Vous le verrez alors paradoxalement, ins­ truit par vos explications scientifiques, se livrer, par besoin intime, à des expériences tâtonnées, depuis longtemps dépassées par votre raisonne­ ment. Chemin naturel qu’emprunte aussi l’homme de science rompu à la conception raisonnable de la vie et qui retourne, dans les cas graves, à un tâtonnement empirique qui vous déconcerte. Vous avez voulu aller trop vite. Vous avez cru bon de transporter votre enfant en auto, à pied d’œuvre, pour lui éviter les pertes de temps de la route. Mais lui, dont l’esprit s’est assoupi au rythme monotone de la machine, ou s’est grisé du déroulement accéléré des images, est main­ tenant ahuri et courbaturé. Il a besoin de se reprendre d’abord, de courir à travers champs à la recherche des biens dont vous l’aviez frustré. Et vous êtes tout marri de voir ainsi obstinément déjoués vos ingénieux projets. Vous procédez comme l’entrepreneur qui, pour ne pas perdre une minute, transporte les ouvriers de leur demeure sur le lieu du travail. Economiquement parlant, le calcul est parfait. Mais qu’en pense l’ouvrier qui n’a même plus le loisir de jouir du court répit qui s’inscrit d’ordinaire entre le lever et la besogne mécanique, de lire son journal en attendant le tram ou de parler avec un camarade. Aussi, s’il y a un jour une panne d’auto, vous le voyez tout réjoui. Pour un peu, je dirais qu’il fera tout pour susciter la panne, consciemment ou inconsciemment. Et cela en dit suffisamment long sur l’inadaptation fonctionnelle de votre organisation du travail. Vous avez vu le point de départ de la machine, cette étincelle qui jaillit parmi le mélange détonnant — et l’aboutissement : le volant qui tourne et matérialise la puissance. Et vous espérez sauter de l’une à l’autre en négligeant les mécanismes intermédiaires qui les unissent et sans lesquels la force initiale ne parviendra jamais à son but efficient. Ou bien vous pensez qu’il est superflu de prévoir, pour ces intermédiaires, des pièces aussi solides, en métal aussi dur, qu’une image parfois de ces pièces pourrait bien remplir le même office. Et rien ne fonctionne, à moins que vous n’en veniez à actionner votre machine, en vous époumonnant à tourner le volant dans l’espoir d’entraîner finalement tout le mécanisme. Comme le chauffeur qui lance son auto à la descente pour voir si finalement l’élan extérieur ainsi donné ne parviendrait pas à imprimer le branle à un mécanisme faussé ! Fol espoir, n’est-ce pas ? Et pourtant, ce fol espoir, les éducateurs le caressent sans cesse, dans leur hâte à inculquer la science qui est leur richesse et leur symbole. Mais si les mécanismes intermédiaires n’ont pas été normalement et consciencieusement forgés, vous n’aboutirez jamais au puissant mouve­ ment autonome, à base de vie, qui seul importe. Il faudra vous exténuer toujours à traîner à l’envers le mécanisme tout entier, à l’impulser sans cesse, par un élan extérieur artificiel qui peut parfois faire illusion. Mais

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le mécanisme lui-même, faussé, fera frein et vos efforts entêtés seront sans définitive efficience. Ce mécanisme intermédiaire dont nous devons reconsidérer et retrou­ ver la perfection, la solidité et le fonctionnement normal, c’est l’expé­ rience tâtonnée. Elle est indispensable. Mais nous devons en accélérer le processus. L’Ecole était jusqu’à ce jour abusivement accaparante, dans ce sens qu’elle obligeait l’enfant à suivre la trace glissante parmi la blancheur vierge et qu’elle brimait tout désir de s’écarter du chemin pour voir, pour éprouver, pour juger autrement que par l’intellect et par les mots, par l’épreuve de l’action et de l’effort. Ou bien, dans d’autres domaines, hors de son temple, elle était froidement rejetante, et, méconnaissant les besoins essentiels de l’enfant, elle laissait celui-ci s’attarder, en dehors d’elle, à des expériences tâtonnées totalement empiriques, dont elle ne savait d’ailleurs pas s’intégrer les enseignements. L’enfant était alors seul dans la plaine nue, sans trace de pas pour l’orienter, condamné à refaire péniblement la lente expérience des générations, n’ayant pour le soutenir que les essais maladroits de ceux qui, comme lui, peinent à dresser leur échafaudage. Dans les deux cas, le résultat était notoirement insuffisant. Mais il y a une troisième solution, la seule : partir de ce principe que l’expérience tâtonnée doit se faire, que l’enfant doit tout éprouver par lui-même, qu’il doit être le portier qui filtre les acquisitions souhaitables; mais l’aider à faire ces expériences pour en accélérer le processus. Nous concluons donc de notre argumentation qu’il faut :

1) donner aux enfants la possibilité technique de cette riche expé­ rience tâtonnée : milieu, champs, prés, travaux efficaces, animaux, outils primitifs, puis perfectionnés;

2) prévoir le matériel et la technique qui rendront cette expérience tâtonnée plus rapide, plus complète, plus profonde, plus sûre dans ses conclusions; 3) confronter sans cesse cette expérience tâtonnée avec l’expérience et la technique ambiante : enfants, adultes, machines, etc. Cette préoccupation suppose la nécessité de placer l’enfant dans le milieu vivant du travail, où il confrontera sans cesse sa propre activité à l’activité efficiente des paysans, des ouvriers, des machines. A défaut de confrontation directe, il y aura avantage à offrir les images de cette activité des paysans, des artisans, des ouvriers et des machines par : — récits, conversations, explications verbales au besoin, diffusés par phono et radio, de ceux qui ont fait certaines expériences hors de notre possibilité;

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— images graphiques dont la lecture nous apporte ces éléments d’expérience éloignés dans le temps ou dans l’espace; — images photographiques qui nous donnent la notion muette de gestes et expressions; — images animées par le cinéma qui nous permettent la vision à distance (dans le temps et dans l’espace) du déroulement de ces expérien­ ces, en nous apportant un maximum de ressemblance avec la réalité qui est à la base du succès et de l’importance pédagogique de cette technique moderne. Seulement, attention : la portée formative, et pour ainsi dire active de ces procédés sera différente selon que ceux-ci seront une confrontation d’expériences et non l’explication plus ou moins précise et suggestive d’expériences autonomes séparées de la propre et intime expérience tâtonnée des individus. Si l’enfant s’essaye à tisser un panier en osier, vous pouvez le laisser tâtonner comme ont tâtonné tant de générations avant lui. Il aura tout à découvrir et ne parviendra, de ce fait, qu’à de bien médiocres résultats parmi de graves risques d’erreurs qui sont susceptibles de le décourager en lui donnant ce sentiment d’impuissance et d’infériorité dont nous avons vu les conséquences. C’est là l’attitude purement rejetante des recours-barrières. Ou bien vous pouvez, méconnaissant ce besoin d’expérimentation constructive, interdire ce tâtonnement, ridiculiser même l’enfant en lui présentant un panier terminé, parfait, dont vous êtes fier, mais dont la perfection suscite le sentiment d’impuissance : je ne parviendrai jamais à faire aussi bien... c’est que je suis un incapable. C’est l’attitude accaparante. L’enfant serait autrement fier de partir aux champs avec un panier, même difforme, réalisé par lui... La prochaine fois, l’hiver prochain je ferai mieux... Je vois ce qui ne va pas et quels sont les défauts à corriger !... Il y a la troisième attitude, essentiellement et techniquement aidante, qui laisse l’enfant tâtonner, mais lui offre des exemples de réussite, qu’il peut ou non imiter. Nous insistons sur cette subtilité technique qui est susceptible d’influer sur notre comportement pédagogique : si vous imposez d’emblée à l’enfant une façon, si rationnelle soit-elle, de faire son panier, de racler les osiers, de les tordre et de les entrecroiser, de les lier, avec interdiction de pro­ céder autrement, vous faites violence à son besoin d’expérience tâtonnée. L’homme est ainsi fait que — à moins d’une extrême faiblesse asservie par l’autorité ambiante — il n’est jamais persuadé, par l’extérieur, de ce qu’on lui dit et de ce qu’on lui montre. Tout se passe comme s’il se demandait, même devant la plus claire évidence : Mais est-on sûr qu’il en soit ainsi? Et si moi je pouvais faire autrement, si je veux faire autre­ ment! Il faut voir, dans cette tendance, moins un flagrant délit de

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contradiction que l’affirmation originale d’une personnalité qui prétend se construire et se modeler elle-même, selon ses lignes de vie, et qui résiste d’avance à la main qui se tend non pour l’aider mais pour l’arracher pré­ maturément à une formation qui lui est essentielle. L’enfant n’aurait-il pas l’intuition que, plus ou moins, tous les recours-barrières auxquels il s’adresse, interviennent de leur point de vue particulier, que l’aide et l’objectivité les plus généreuses ne sont jamais totalement dépouillées d’égocentrisme, qu’il n’y a jamais de solution parfaite sans une affirmation audacieuse et permanente de la personnalité à la recherche de son poten­ tiel de vie? A l’épreuve, l’enfant se persuade d’une chose que les pédagogues méconnaissent : c’est qu’un fait, une pensée, un processus actif ne s’inté­ grent vraiment à lui que lorsqu’il a conclu, après expérience, à la nécessité de cette intégration. Que l’enfant, brindilles en mains, regarde travailler l’artisan vannier. Il essayera d’abord, à sa façon, telle torsion et n’en sera pas satisfait; il imitera alors les gestes qu’il a sous les yeux, il comparera inconsciem­ ment; il ira peut-être consulter un autre vannier qui possède une technique légèrement différente. De ces tâtonnements dirigés, il résultera une sorte de technique personnelle, qui ne sera ni froide ni imposée, ni fermée au perfectionnement mais qui aura gagné en vitesse et en sûreté à l’appui effectif des techniques aidantes. A défaut d’artisan travaillant effectivement, l’enfant peut avoir recours avec profit au cinéma qui est la reproduction fidèle des gestes ani­ més. Il regarde, s’essaye à bâtir un panier, puis regarde à nouveau, com­ pare, expérimente, corrige, jusqu’à parvenir à une maîtrise qui le satis­ fasse. Mais cette influence aidante du cinéma suppose que celui qui y a recours expérimente d’abord et qu’il ne se contente pas de regarder le déroulement des images qui seraient alors un vain défilé dont il ne res­ terait rien qu’un peu plus de présomption et de vanité. A défaut de l’image animée, l’enfant pourra avoir recours à l’image fixe. Seulement il faut tenir compte du fait que l’image fixe suppose une compréhension, alors que le geste effectif, ou l’image fidèle de ce geste suscitent automatiquement l’imitation. C’est pourquoi l’image fixe se double d’une légende, ou d’une explication verbale, qui sont d’ailleurs bien souvent impuissantes, tandis que le geste se suffit. C’est en considération de ces mêmes réserves que la pure explication verbale se place tout en bas de l’échelle. Pratiquement, elle ne peut se comprendre sans le geste qui en est si communément le complément, et l’Ecole, qui a usé pendant si longtemps presque exclusivement de cette explication, ferait bien de réviser sans tarder ses pratiques à ce sujet. Nous touchons là à la nature même, intime et profonde, d’une concep­ tion nouvelle de la méthode pédagogique : on est parti jusqu’à présent

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de ce point de vue que l’enfant ne «sait» pas; qu’il faut l’instruire, c’est-à-dire lui présenter le résultat formel de l’expérience d’autrui pour qu’il s’en serve dans son comportement sans refaire lui-même toutes les expériences qui y ont conduit. Et surtout, on ne veut pas qu’il s’attarde à ces expériences : nous possédons tout un lot de connaissances que nous estimons sûres et définitives; nous voulons, d’autorité, porter l’enfant à ce niveau, à partir duquel il pourra plus rapidement s’aventurer dans la vie pour y creuser sa trace, toujours plus avant. Et c’est là la grande erreur de la scolastique, dont découlent tous les travers qu’il est commun de dénoncer. L’exemple de l’enseignement classique de la musique à l’école va nous faire mieux comprendre la portée profonde et décisive de notre observation. L’ancienne école supprimait en cette matière toute sorte de tâtonne­ ments. Elle procédait comme le violoniste qui ne peut jouer qu’avec un instrument bien accordé mais qui n’admettrait pas même les pincements de corde ou les coups d’archets, ces tâtonnements qui permettront le son parfait. L’Ecole s’obstinait dans la théorie musicale, la vocalise et le sol­ fège, mais n’exerçait pas l’enfant, par l’exercice vivant, à ajuster ses cordes et sa voix. Alors de deux choses l’une : ou bien, hors de la présence du scoliâtre, l’enfant poursuivait son expérience tâtonnée, exerçait son oreille, ses cordes vocales et ses lèvres, à une imitation de plus en plus parfaite, et naturelle, des bruits et mélodies entendus, et ses progrès étaient atteints alors, non pas grâce à la méthode de l’éducateur, mais malgré elle, ses enseignements étant plus ou moins inutiles ou nuisibles à l’expérience poursuivie et réussie; ou bien l’enfant ne savait pas, ou ne pouvait pas réagir à l’interdiction de poursuivre son expérience tâtonnée; il suivait servilement un chemin étroit et revêche, qui le menait peut-être à l’exac­ titude musicale théorique, mais qui le dégoûtait à tout jamais de la musique et du chant. Malgré les professeurs et les théoriciens, nous avons fait avec succès l’expérience contraire par notre initiative de l’apprentissage du chant par le disque. L’enfant chante naturellement. On pourrait le laisser à sa riche expé­ rience et il y aurait, dans ce domaine, bien des modèles dont on a sousestimé la valeur : les bruits de la nature, le sifflement du vent, le clapotis de l’eau, le grondement du tonnerre, les chants des oiseaux, les appels sonores qui se répondent de vallée en vallée, et, la nuit, cette gamme infinie des bruits qui montent de la terre, sans oublier le long et nostalgique glapissement du renard à l’orée du bois. C’est de ces modèles naturels que devrait partir une éducation vrai­ ment rationnelle, basée sur l’expérience tâtonnée. L’enfant écouterait ces bruits naturels, ou reproduits par le disque; il en imiterait les multiples

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variations, tâtonnant sans arrêt pour approcher et atteindre cette per­ fection qui se présente à son organisme sensible comme une nécessité harmonique. Ce tâtonnement se continuerait dans l’imitation des chants simples, puis de chants de plus en plus difficiles. Seulement, au lieu de partir du parfait, du définitif, imposé comme une nécessité, il faut se livrer loya­ lement à l’expérience tâtonnée qui inclut l’erreur initiale, corrigée sous l’impulsion permanente de ce besoin de puissance et de vie qui tend vers la perfection et l’harmonie. Là est la démarche vraie de la nature humaine, celle qui permet la montée incessante par une suite tenace de successives victoires qui entretiennent et exaltent le potentiel de vie. Et l’expérience nous a prouvé en effet qu’un tel procédé était en tous points éminemment supérieur au procédé classique scolastique, qui prétendait, au nom de la méthode et de la science, supprimer tout tâton­ nement. Par le disque, nos enfants parviennent bien plus vite au chant correct que par la méthode scolastique; ils y parviennent chacun à leur rythme, car il en est ainsi pour toute expérience tâtonnée : selon les dis­ positions particulières, selon aussi la richesse des expériences tâtonnées antérieures, les uns montent plus vite, tandis que les autres s’attardent aux gestes organiques qui continuent le tâtonnement. Comme il est des enfants qui, plus solides sur leurs jambes, plus favorisés au point de vue de la coordination de leurs gestes, et par leur sens de l’équilibre, parvien­ nent plus rapidement que d’autres à marcher normalement. Leur expé­ rience a été plus vite efficace tandis que les retardataires devront répéter cent fois le même geste avant de parvenir à l’automatisme qui sera leur définitive conquête. Qu’on se garde bien cependant d’imputer à charge de cette conception pédagogique le fait que certains enfants s’attardent ainsi dans leur expérience tâtonnée. Ils s’y livrent d’ailleurs avec le même enthousiasme que leurs cama­ rades plus favorisés ; ils y avancent par une série de successives conquêtes qui ne laissent pas place à l’échec ni au sentiment d’impuissance qui rebute, parfois définitivement, tant de bonnes volontés. Et la théorie, et les lois de la musique? Les tiendrons-nous pour inutiles et superflues? Point du tout. Mais elles sont l’aboutissement de l’expérience, la systématisation de ses conquêtes. C’est par l’expérience exclusivement qu’on les devine, qu’on les sent, qu’on les éprouve et qu’on acquiert vraiment le sentiment de leur portée et de leur utilité pratique. Nous pensons mettre bientôt au point cette méthode d’initiation musi­ cale par l’expérience tâtonnée. Le disque reproduira les chants du matin dans le feuillage, les bruits de la rue, le rythme des machines, le cri du grillon et l’infinie variété des chants d’oiseaux. L’enfant sera naturellement

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porté à les imiter et ce sera là le meilleur exercice vocal qu’on puisse imaginer. A partir de ces thèmes naturels, nous monterons jusqu’aux grandes constructions musicales pour aboutir à l’étude des lois qui en font la secrète architecture. Ce sera le triomphe de la formation musicale. Même observation pour l’étude de la langue1. Le principe traditionnel est le même qu’en musique : éviter que l’enfant rédige avant d’y avoir acquis une suffisante maîtrise par l’étude rationnelle des règles gramma­ ticales et syntaxiques. On redoute que les mauvaises habitudes des pre­ miers tâtonnements s’inscrivent définitivement en règles de vie et que l’enfant ne sache pas aller plus avant. Il ne doit donc commencer à écrire des mots que lorsqu’il aura suffisamment appris à tracer ses barres d’abord, puis à former ses lettres; il ne doit pas employer les mots pour exprimer sa propre pensée avant qu’il n’en connaisse le sens formel et l’orthographe. Il ne doit pas se risquer au paragraphe, et encore moins au texte entier avant d’être bien pénétré des essentielles règles syntaxi­ ques. Telles sont les prescriptions officielles, reflet des conceptions domi­ nantes encore en pédagogie. C’est une conception. C’est la conception ridicule de l’entrepreneur qui exigerait de son maçon qu’il pose avec une souveraine sûreté la pierre sur l’assise de mor­ tier, alors que tout reste tâtonnement dans la technique la plus parfaite du meilleur des ouvriers. Seulement, ce tâtonnement est de plus en plus rapide et de plus en plus sûr. Le débutant prend une pierre trop grosse, il donne un coup de marteau maladroit et la pierre est maintenant trop petite; il la pose d’un biais et elle n’est pas en équilibre. Il jette le mortier : la couche est trop épaisse, ou trop faible, ou trop molle. Le maître-maçon, lui, n’a pas supprimé son tâtonnement, mais il l’a perfectionné : son œil a, dans un éclair, mesuré l’action du marteau; il a vu la pierre qui conve­ nait et l’endroit précis où devait frapper l’outil pour enlever un dernier éclat indésirable. Il pose la pierre, et un petit coup sec, mesuré, du manche de sa truelle suffît pour qu’elle trouve sa position idéale. C’est ce processus même d’expérience tâtonnée accélérée que nous appliquons hardiment à toute notre formation littéraire. Et notre parti pris découle, toujours et totalement, de notre conception dynamique de la vie. L’Ecole était persuadée que l’enfant se contenterait de marcher à quatre pattes parmi les adultes agiles sur leurs pieds, si cette technique lui permettait de se déplacer et qu’il n’irait pas plus avant si on ne l’y obligeait ou l’y entraînait; qu’il se tiendrait à son langage petit nègre si on ne le contraignait pas méthodiquement et intelligemment à un lan­ 1 C. Freinet, Les Méthodes naturelles 1 : L’apprentissage de la langue (Delachaux et Niestlé).

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gage correct; qu’il écrirait toujours mal si on ne l’avait point, dès les premières heures d’école, plié à la discipline des mouvements de la main; qu’il s’en tiendrait à des formes orthographiques et syntaxiques déplo­ rables si on n’évitait pas les mauvais exemples au profit des règles indis­ pensables. L’Ecole est l’ennemie du tâtonnement. Elle est trop orgueilleuse de posséder la science, la connaissance, et des techniques qu’elle croit éprou­ vées. C’est en partant de cette perfection supposée qu’elle prétend cons­ truire. Elle se tient à un premier étage où l’on nous a transportés, de gré ou de force, ce premier étage où sont étalées toutes les richesses et dis­ pensées les plus prometteuses des possibilités, d’où l’on voit le monde de haut, transformé et faussement idéalisé, où l’on acquiert la dangereuse impression de s’être élevé, par cette ascension matérielle, dans l’échelle laborieuse du progrès humain. Mais l’enfant ne sait pas monter seul l'escalier qui y conduit; il n’en retrouve point l’accès; il ne peut en descen­ dre par ses propres forces sans risque d’accident. Il est pris là-haut d’un vertige excitant, certes, mais qui le désaxe par rapport aux perspectives qu’il pouvait entrevoir, ou deviner, de son rez-de-chaussée. En méconnaissant ce besoin de l’être de monter sans cesse et de croître, l’Ecole s’est privée arbitrairement du plus puissant des moteurs humains. Nous devons rétablir le processus normal, celui du Tâtonnement Expéri­ mental à tous les degrés. L’enfant arrive à l’école. Au rez-de-chaussée, bien sûr, au niveau de la vie, au rythme de la vie, au milieu de la vie. Et là, avec notre aide, il s’essaiera à monter l’escalier de la connaissance et de la puissance. Ah, bien sûr, tout n’ira pas tout seul, et, nous le répétons, ce serait apparemment plus simple de saisir notre élève, comme on est souvent tenté de le faire, et de le transporter au premier étage. Il faut que nous ayons conscience de l’arbitraire de ce geste, que nous comprenions aussi pourquoi l’enfant se démène pour échapper à notre emprise autoritaire, et pourquoi aussi, lorsqu’il est là-haut, dans cette accablante richesse, il contemple avec quelque nostalgie cet escalier qu’il n’a pas gravi et qu’il sera peut-être tenté de redescendre, pour voir, expérimenter, à nouveau. Laissez l’enfant entreprendre l’ascension de ce premier étage, en s’accrochant à la rampe d’abord, en mesurant minutieusement la puissance de ses jambes, la souplesse de ses genoux, en redescendant prudemment les marches péniblement gravies, comme s’il craignait d’aller trop haut aujourd’hui et de ne pouvoir retourner seul. Demain il ira plus haut! Admirez cette fierté du vainqueur lorsqu’il vous contemple de sa dixième marche ! Et vous vouliez lui ôter cette royale satisfaction, lui épargner cette victoire ! Notre formation littéraire sera cette ascension progressive et au­ thentique, tout imprégnée du dynamisme supérieur que donne la satis­

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faction permanente du besoin de puissance, l’explosion invincible de la vie. L’enfant verra écrire ses camarades. A l’âge où débordant son égo­ centrisme il prend conscience de ses réactions sur le monde ambiant, il s’initiera intimement au sens profond, et à l’utilité pour ainsi dire sociale de l’écriture; il acquerra, non pas intellectuellement, mais par tout son être, la notion des conquêtes que cette technique lui permet, et il écrira. Sa main malhabile dessinera d’abord des ronds et des lignes brisées qui, par hasard, prendront la forme plus ou moins lointaine d’une tête ou d’une maison. Première réussite qui l’enthousiasme et l’enivre. Il ira alors perfectionnant son graphisme et son tâtonnement comportera une grande part de réussite. L’enfant voulait dessiner un cheval, et voilà que son graphisme ressemble à une maison. Va pour la maison. Agrémentonsla de la porte et des fenêtres et de la traditionnelle volute de fumée. Nous dessinerons le cheval une autre fois. L’enfant est moins limité que nous dans le finalisme de son tâtonnement. L’essentiel c’est que son effort soit une conquête et une victoire, même si ce n’est pas celle qu’il attendait. Le plus grand capitaine ne procède pas autrement. Il s’était aventuré pour opérer un mouvement à droite qui devait lui faire rencontrer l’ennemi. Et ce pouvait être la défaite. Les circonstances ont fait qu’il a poussé son mouvement à gauche. C’est une grande victoire dont il s’enorgueillit et qu’on fête comme un effet de sa science et de sa décision. Et le chasseur procède-t-il autrement, lorsque parti à la chasse au lièvre, il ramène dans son carnier ce qu’il a pu abattre d’une compagnie de perdreaux? L’essentiel n’est-il pas qu’il ait son carnier plein ? Dessin, première étape de l’écriture. Vous prétendiez imposer à l’enfant ces barres froides et mortes qu’il faut tracer droit en suivant le pointillé, ou ces O qui doivent être réguliers et bien fermés. Et vous avez la naïveté de croire que vous ne demandez là que les gestes les plus simples. Marcher droit sur ses jambes, c’est apparemment plus simple aussi que de se traîner à quatre pattes ou de tituber entre deux chaises. Mais il faut avoir tâtonné à quatre pattes et titubé entre deux chaises avant de marcher droit. L’enfant ne peut tracer avec succès sa barre droite ou réussir un ovale régulier qu’après avoir longuement griffonné des lignes courbes, brisées, irrégulières. Et c’est ce tâtonnement qui lui donnera la maîtrise élémentaire qui est le fruit de ses efforts. L’élève sait bien maintenant dessiner quelques lettres simples; mais il s’agit d’aboutir au mot. Nouveau tâtonnement, long et laborieux, car ils sont obstinément rebelles à se joindre, ces signes qui tantôt s’éloignent comme à plaisir, à tel point qu’on ne parvient plus à leur faire se don­ ner la main, ou qui s’inscrivent malencontreusement l’un dans l’autre comme deux joueurs qui se tamponnent ! Tâtonnement encore. Et malgré

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votre rigueur méthodique, il y a bien, partout et toujours, cet essentiel et laborieux tâtonnement, et rien ne ressemble plus à un barbouillage tâtonné que la page maladroite de votre débutant devant ses modèles et ses pointillés. L’enfant ne se contente pas de dessiner une maison et d’arrêter là l’histoire qu’il avait eu la prétention d’extérioriser sur le papier; il dessine à côté d’autres maisons, des arbres, des enfants qui rentrent, et le chien qui aboie. Il ne lui viendra pas à l’idée, pour écrire, de faire une morne page de i, puis une page de o. Il reproduira à sa façon les graphismes dont il a vu les modèles. Il esquissera d’abord les gestes rapides de votre stylo qui va, vient, tourne comme une fourmi en peine, et s’arrête de temps en temps, pour saccader des points. Ah ! ça, les points et les petits traits, ce sera la première conquête de son graphisme et il en parsèmera sa page. Puis, de ce gribouillage, par imitation, toujours, quelques réussites émergeront : voilà un t parfait avec sa barre en croix, un i au point si appuyé qu’il en a troué le papier, un o rond à souhait. Premières réussites auxquelles l’enfant sera jalousement attaché, premières marches d’où il repartira avec assurance et dynamisme pour continuer l’ascension. Peu à peu, tous les signes sortiront ainsi de l’ombre; le hasard se transformera en réussite, et la réussite reproduite et systématisée aboutira à la technique. L’enfant écrira déjà toute une ligne, ou toute une page. Puis les mots eux-mêmes se différencieront. Ils seront alors comme des outils vivants, dont on a pénétré le mécanisme et dont on sait maintenant se servir pour raconter soi-même ses histoires. A ce stade, l’enfant ne copie plus ses modèles ; il crée. Il a appris, tout à la fois, par son tâtonne­ ment, l’écriture et la rédaction. Les pédagogues, outrés de nous voir reprendre ainsi ce vrai chemin des écoliers, nous conseillent avec véhémence : ne laissez jamais les enfants écrire des mots dont ils ne connaissent pas l’orthographe car ils s’habitue­ raient à des graphismes erronés que vous ne parviendriez plus à corriger. Ne leur laissez employer aucun mot que vous n’ayez au préalable expliqué afin d’éviter les erreurs d’interprétation. En conséquence, bannissez toute rédaction prématurée; contentez-vous de la copie prudente et surveillée. Ce n’est que lorsqu’il saura écrire correctement un nombre suffisant de mots que l’élève pourra se lancer dans la rédaction d’une courte phrase d’abord, puis d’un paragraphe et enfin d’un récit complet. Exactement comme si vous préveniez : Ne laissez pas l’enfant monter seul cet escalier du premier étage, car il risque de buter, de mal poser son pied, de tomber et il buterait ensuite toujours, il tomberait et au même endroit, il poserait son pied sans cesse de travers. Attendez qu’il sache monter correctement une marche; il pourra alors poursuivre son ascension avec un succès assuré. Mais comme ce n’est que par l’exercice qu’il peut apprendre à monter marche et escalier, il n’apprendra jamais à monter si vous ne le

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lâchez dans l’aventure. Et vous voyez alors dans quel cercle vicieux vous vous trouvez, si ridicule qu’on ne saurait concevoir que des esprits sérieux s’attardent encore à voir le problème sous l’angle seul du raisonnement sans considérer la conclusion pratique inéluctable. Nous nous préoccupons, nous, d’élargir et d’enrichir toujours l’expé­ rience tâtonnée de l’enfant; pas seulement à ras de terre, mais vers ce premier étage aussi qui l’intrigue et où il voudrait bien accéder. Nous nous contenterons seulement de faciliter et d’accélérer les phases de ce tâtonne­ ment par des exemples vivants et dynamiques que l’enfant imite spon­ tanément, par l’usage d’outils et de techniques qui rendent plus efficientes la réussite et la conquête. Selon ces principes, notre enfant montera naturellement du bar­ bouillage au dessin, puis à l’imitation des signes graphiques, de mots et de lettres, à l’utilisation de ces mots et de ces signes pour dévelop­ per, sur des plans toujours plus complexes, l’expérience tâtonnée qui perfectionnera son expression, rendra plus subtiles les relations avec le milieu, jusqu’à atteindre à la perfection dernière qui est la maî­ trise exaltante de la langue écrite aux fins de la puissance qui est sa raison d’être. Et n’ayez aucune appréhension en vous engageant dans cette démarche naturelle de la vie. Vous n’y aurez que des avantages qui feront défini­ tivement reculer l’erreur tenace de la scolastique. Si un enfant s’arrête malencontreusement au cours de cette logique ascension, c’est qu’il lui manque le potentiel de puissance et l’élan pour aller plus loin et plus haut, que ses forces le trahissent à la première ou à la deuxième marche et qu’il ne peut aller plus loin sans des appuis permanents, dont il peut s’accom­ moder comme le paralytique s’accommode de ses béquilles mais qui n’en limitent pas moins son aventure à la conquête de la vie. Ou bien alors, s’il s’arrête en route alors qu’il manifeste par ailleurs encore un potentiel de vie intact, c’est que vous avez tellement découragé son dynamisme, que vous avez à tel point découronné l’effort, que vous avez arbitrairement abstrait de la réussite et de la conquête, que votre élève n’éprouvera plus aucun besoin d’aller plus avant dans la direction que vous lui imposez. Il se repliera sur soi, s’accommodant au mieux de votre autorité, faisant semblant de marcher et de monter peut-être, pour s’échapper en cachette vers un autre escalier qu’il gravira de ses propres forces, selon les principes d’une expérience tâtonnée aiguillonnée par votre incompréhension. Et à votre grand étonnement, vous verrez l’enfant reparaître un jour hardiment à votre premier étage, et vous vous deman­ derez comment il a bien pu y parvenir sans vous... A moins qu’il ne se soit égaré dans l’édifice et qu’il ne continue sa vie dans une direction regrettable. Dans les deux cas, votre éducation a failli à sa mission. Nous vous montrons la voie sûre et efficace.

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Expérience tâtonnée en mathématiques et en sciences : Là, nous n’aurons pas besoin de pousser si minutieusement notre démonstration puisque mathématiques et sciences restent des techniques exclusivement tâtonnées 1. Quand vous cherchez la solution d’un problème, que faites-vous, sinon tâtonner incessamment : vous essayez dans telle direction, vous vous accrochez à un souvenir, vous suivez une piste qui vous est familière et qui, vous l’espérez, vous mènera quelque part, vous avancez dans la direc­ tion qui vous paraît la plus favorable. Vous imaginez des solutions; vous comparez, vous mesurez, vous ajustez. Si ça ne va pas, vous faites machine arrière pour chercher dans d’autres directions. Si ça joue, vous foncez dans la brèche découverte... Nous voudrions justement qu’on redonne une dignité pédagogique à cette expérience tâtonnée au lieu de faire croire que les calculs supposés et l’orientation juste pourront être le résultat d’une sorte de logique scientifique supérieure, dont il suffirait de connaître les lois constantes et universelles. Arithmétique et géométrie sont le domaine par excellence de l’expérience tâtonnée. Il ne resterait qu’à précipiter cette expérience en mettant en relief certaines analogies, en attirant l’attention sur les détails qui les différencient, en multipliant sans cesse les expériences. L’enfant se rebute en calcul si vous le lui présentez comme une besogne rationnelle, si vous lui faites croire qu’il suffit de connaître quelques règles et théorèmes pour posséder la clef de l’expérience. Il n’en sera plus de même si vous en subordonnez l’étude à une constante expérience tâtonnée, liée le plus possible à la vie bien sûr, mais par delà même la nécessité immédiate jusqu’à une sorte de gymnastique de l’esprit qui correspond, par son exaltation, à la virtuosité acquise par les mêmes procédés dans des domaines plus matériels de l’activité constructive. Pourquoi l’enfant se passionne-t-il pour les problèmes-rébus posés dans les journaux, ou pour les mots-croisés? Parce qu’ils sont présentés exclusivement comme des énigmes à percer, comme des souterrains à explorer, des pics à gravir. On ne dit pas à l’individu : il faut que tu 1 « L’expérience est l’unique source des connaissances humaines. L’esprit n’a, en lui-même, que le sentiment d’une relation nécessaire dans les choses, mais il ne peut connaître la forme de cette relation que par l’expérience... « Les plus grandes vérités scientifiques ont leurs racines dans les détails de l’inves­ tigation expérimentale, qui constituent en quelque sorte le sol dans lequel ces vérités se développent... » On a dit quelque part que la vraie science devait être comparée à un plateau fleuri et délicieux sur lequel on ne pourrait arriver qu’après avoir gravi des pentes escarpées et s’être écorché les jambes à travers les ronces et les broussailles... » Ces sortes d’expériences de tâtonnement qui sont extrêmement fréquentes en physiologie, en pathologie et en thérapeutique... » L’expérimentateur réfléchit, essaie, tâtonne, compare et combine pour trouver les conditions expérimentales les plus propres à atteindre le but qu’il se propose... » (Cl. Bernard, Introduction à l’étude de la Médecine expérimentale).

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étudies cela selon telle méthode. On lui présente la difficulté et l’enfant se précipite dessus avec une avidité étonnante et significative. En partant de ces observations nous verrions volontiers tout l’ensei­ gnement des mathématiques s’ordonner selon ces mêmes principes d’expé­ rience tâtonnée. Des problèmes seraient posés. Les uns auraient trait au comportement familier des enfants et à l’infinie variété des combinaisons que suscite le milieu social. Ce seraient en général les plus facilement compréhensibles. Mais l’enfant aime bien s’évader du cadre toujours trop étroit de la vie et gagner le domaine de la fiction et de l’imagination où tout devient licite. Il suffirait de s’arranger pour que l’enfant puisse réussir. Si, dans un journal, le problème qualifié d’amusant est trop difficile, l’enfant passe outre, sans plus; s’il est trop facile, il ne s’y arrête pas davantage. C’est ce dosage seul qui est délicat. Il faudrait, d’autre part, classer soigneusement les expériences par degrés de difficultés, et indiquer d’autre part les trucs à retenir, les règles à reconnaître pour qu’une expérience réussie puisse servir à d’autres réussites — processus qui est absolument familier à l’enfant et dans la ligne de ses préoccupations. Arithmétique amusante, dira-t-on? On connaît ça !... Non : pas forcément amusante. Expériences tâtonnées qui peuvent être indirectement travail-jeu ou jeu-travail selon les conditions exté­ rieures qui les dominent. Il ne s’agit plus ici d’un amusement mineur et superficiel destiné à escamoter l’effort vivant et voulu. On part de l’expé­ rience, et la règle sort de cette expérience, à l’envers de ce qui se pratique communément. Il restera à opérer techniquement ce redressement. Les sciences sont le domaine par excellence de l’expérience tâtonnée — et l’école elle-même l’admet aujourd’hui implicitement. Mais, dans la pratique, les éducateurs s’émeuvent du lent processus de ce tâtonnement que les conditions matérielles rendent d’ailleurs ridiculement restreint et superficiel. Les programmes sont là qui poussent, par leur accumulation de connaissances exigibles,. à l’acquisition verbale susceptible de faire l’économie de l’expérience. C’est apparemment simple : toutes ces expé­ riences dont on reconnaît la primauté, on va les expliquer, mettre en valeur le point de départ et le point d’arrivée, en détailler le cheminement, en énoncer soigneusement les conclusions, avec les règles et les lois qu’elles autorisent. C’est rapide et simple : plus besoin de matériel. Le livre y suffît universellement. On prend l’enfant au rez-de-chaussée et on le transporte d’un bond, et d’autorité, au premier étage, en lui racontant une histoire qui escamote l’opération. Et là-haut, au premier étage, on lui fait admirer l’œuvre

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splendide de la science. En possession de cette science toute déductive et verbale, il jette un coup d’œil de dédaigneux orgueil sur les êtres qui sont restés au rez-de-chaussée. Il pourra, là-haut, naviguer parmi les richesses et les mystères de l’étage. Mais il ne pourra plus même redes­ cendre seul à ce rez-de-chaussée ; ou bien il s’y égarera et ne trouvera plus le chemin pour remonter. Il sera comme l’élève qu’on promènerait en auto, en bateau ou en avion pour lui donner plus rapidement la compréhension du monde, sans s’apercevoir qu’il en devient paralytique par défaut d’exercice essentiel et élémentaire. La formation scientifique de l’individu est fonction, non pas des leçons qu’on lui a faites, mais de la richesse, de l’ampleur, de l’efficacité des expériences tâtonnées auxquelles il a pu se livrer. Et pas seulement les expériences de laboratoire, qui se font à partir d’un tube à essai ou d’un ballon chauffé. C’est la déformation scolastique qui tend à réserver à ces recherches tout à fait particulières et limitées la dénomination d’expériences. L’expérience tâtonnée débute dans la toute jeune enfance avec les premiers gestes de l’enfant, ses premières préhensions maladroites, ses premiers contacts avec le milieu, et se continue avant l’âge scolaire par la prise de conscience expérimentale du milieu ambiant. A en juger sincèrement, il y a bien peu de choses dans ce domaine que l’école soit à même d’apprendre au petit paysan qui à vécu et travaillé dans les champs, au contact de parents et de grands-parents quelque peu compréhensifs et aidants qui lui auront facilité une riche expérience tâtonnée. Car, ici plus qu’ailleurs encore, il ne suffît pas de dire empirique l’expérience tâtonnée. Il y faut des recours-barrières aidants qui : — rendent l’expérience tâtonnée possible; — en précipitent le processus; — en systématisent, en comparent, en jugent les conclusions. Si, pour reconnaître des traces de pas sur la neige et en déduire la nature, la démarche, le comportement, l’habitat des bêtes sauvages susceptibles d’être chassées et traquées, l’enfant doit poursuivre seul ses expériences, il devra attendre d’avoir vu courir sur la neige et de les avoir longuement observés, un lièvre, un renard, une fouine, une martre ou un rat. Ce peut être excessivement long et nécessiter toute une vie de curieuse prospection, toute une vie pendant laquelle l’individu tâton­ nera au premier échelon pour ainsi dire de ses recherches, sans pouvoir se hausser bien haut dans la connaissance. Mais s’il a vu une bête s’enfuir dans la blancheur vierge d’un champ de neige, s’il est intrigué par cet entrecroisement de traces de pas qui se sont multipliées au cours de la nuit, et s’il a près de lui un chasseur aidant (il y en a beaucoup qui ne le sont pas et qui, systématiquement, gardent pour eux tous leurs secrets par crainte de la concurrence) il distinguera bien vite la trace du lièvre de celle du renard ou de la fouine. Il pourra alors poursuivre son expérience

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tâtonnée en partant de cette connaissance transmise, qu’il contrôlera d’ailleurs dans la pratique car il n’a jamais totalement confiance. Dans ses recherches ultérieures, il rencontrera peut-être quelque autre chasseur qui l’initiera aux connaissances entrevues et contribuera ainsi à enrichir encore et à accélérer son expérience. Le livre, le cinéma, peuvent d’ailleurs, dans une certaine mesure, remplacer le chasseur. Ils sont une assurance que l’expérience passée est à notre portée et que l’accélération peut être choisie et poussée par l’orga­ nisation culturelle dont nous bénéficions. Comme on le voit : l’expérience tâtonnée est spécifiquement person­ nelle; mais elle peut et doit être enrichie, accélérée, rendue plus rapide­ ment efficace par les contacts et les comparaisons avec l’expérience tâtonnée de ceux qui nous entourent et nous accompagnent. Seulement, attention : l’expérience tâtonnée d’autrui n’a d’utilité et d’efficacité pour nous que si elle s’encastre dans notre propre expérience tâtonnée. On ne nous prend pas en poids pour nous porter à l’étage supé­ rieur, mais c’est nous qui nous accrochons à cet homme assuré qui monte plus vite que nous et avec une plus grande maîtrise, qui nous aide à gravir les marches et nous dirige vers le but entrevu. S’il va trop vite, sans prendre garde à notre faiblesse, nous lâchons la basque de son habit et nous nous accrocherons au passant suivant afin de parvenir au premier étage le plus vite possible, mais par nos propres moyens. Nous en redescendrons de même, pour remonter encore, jusqu’à brûler les marches quatre à quatre comme en nous jouant. Notre chaîne de la connaissance, nous la forgeons anneau par anneau, si nous sommes livrés à nos propres forces, avec d’autant plus de rapidité et de sûreté que nous sommes mieux équilibrés, mieux organisés, physio­ logiquement et psychiquement, plus intelligents. Si nous trouvons de l’aide pour forger les anneaux intermédiaires, il nous suffira de les ajuster aux anneaux initiaux, d’en contrôler le jeu et la solidité, pour parvenir à l’anneau principal autour duquel se nouent d’autres maillons de la chaîne. La multiplicité, la sûreté de ces maillons seront fonction encore de l’aide généreuse que nous aurons reçue des recours-barrières. Si, à quelque moment, nous éprouvons un doute ou un grincement de fragilité, si nous craignons d’être allés trop vite, nous revenons en arrière pour assu­ rer notre démarche et repartir ensuite avec plus d’assurance. Mais si on vous fait sauter brusquement par dessus toute une série d’anneaux, alors vous n’avez plus la même confiance; vous ne reconnaissez peut-être plus votre chaîne; vous risquez de saisir hâtivement la chaîne du voisin et d’avancer ainsi à un rythme qui vous donne l’illusion d’un formidable accroissement de puissance. Mais le jour où vous avez besoin de votre chaîne pour lier votre propre récolte, alors vous avez conscience de l’erreur et il vous faut, ou bien reprendre à l’origine votre tâtonnement pour retrouver les chaînons décrochés, ou bien vous fier exclusivement

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et aveuglément à l’expérience d’autrui, les yeux fermés, au risque d’aboutir à un précipice. L’homme contemporain s’habitue à être ainsi conduit par la main en des chemins qui ne lui sont pas essentiels, qui ne sont point liés à sa chaîne de vie, vers des buts fallacieux sans liaison avec son potentiel de puissance. L’enfant s’y résout plus difficilement; il vous harcèle avec une obstination douloureuse: «Où on va?... On y sera bientôt, dis?... C’est encore loin?... Pourquoi on va là et pas ailleurs? » et il fait mine à tout instant de s’arrêter pour cueillir une fleur, pour écouter la rivière gazouiller, ou pour suivre tout simplement le nuage qui passe. On dirait qu’il regrette cette expérience minutieuse dont vous ne lui laissez pas le loisir et dont il gardera peut-être, pour toujours, la maladive nostalgie. Tout ceci pour bien faire comprendre le sens profond de notre méthode d’expérience tâtonnée à la base de la formation scientifique scolaire, et qui suppose, redisons-le encore : a) la richesse maximum du milieu où se meut, où vit l’enfant pour que celui-ci puisse se livrer à son indispensable expérience tâtonnée : nature d’abord, dans toute sa complexité, milieu social ensuite, avec ses réactions humaines — et aussi tout le processus du progrès matériel et technique, à condition de ne pas rompre, en l’abordant, notre propre chaîne de la connaissance; b) dans ce milieu, Education aidante qui permet d’accélérer l’expé­ rience tâtonnée, de parcourir à une vitesse accrue les divers maillons de la chaîne, d’accrocher aux anneaux essentiels d’autres maillons secondaires solidement et logiquement accrochés. Mais, dans ce processus — qui est tout un programme — ne prenez pas pour l’essentiel ce qui reste secondaire. On n’aide que celui qui cherche et qui agit; on n’aide pas qui s’est arrêté, immobile, sans aucune raison personnelle d’avancer et de monter. Votre exemple, vos explications, vos leçons, vos images, seront sans véritable influence éducative si elles ne sont l’aliment désiré de la dynamique expérience tâtonnée; ils seront d’autant plus efficaces que l’expérience tâtonnée primaire sera active et vivante. Et si, au comble de l’erreur, vous présentez à l’enfant votre propre chaîne de la connaissance, même s’il l’utilise plus ou moins bien à l’école, vous n’en avez pas moins manqué votre but parce que l’enfant retournera, dès qu’il le pourra, à sa propre chaîne, qu’il assemblera et forgera et enrichira avec les moyens de son bord, empiriquement peutêtre, mais il aura sa chaîne. Il sera alors partagé entre deux chaînes de connaissances : l’une qui lui sert exclusivement à l’école et constituée à grand renfort de mots, de définitions, de lois et de théorèmes, avec les­ quels il jongle de son mieux jusqu’à y devenir parfois virtuose — et sa propre chaîne, apparemment moins riche peut-être, moins impression­ nante, mais personnelle, solide et familière, et qui sera son outil essentiel dans la vie. 5

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C’est l’existence de ces deux chaînes, de la connaissance et de la science, qui explique la fragilité pratique de la formation scientifique de l’école primaire, en face de la permanente solidité de l’expérience tâtonnée poursuivie hors de l’école, et le peu d’usage qui est fait hors de l’école des connaissances tirées de cette chaîne scolaire, le peu d’influence donc que l’enseignement scientifique a sur le travail et la vie des individus. L’école promène bien ses élèves dans son premier étage si apparem­ ment logique et ordonné. Mais c’est un monde à part, dont l’enseignement n’est pas directement utilisable. Lorsqu’il voudra agir selon ses tendances et ses vrais besoins, l’écolier devra s’échapper de ce premier étage, et, à même la vie, forger sa chaîne, retrouver les voies efficientes qui le mène­ ront, sans perdre ses assises, plus haut et plus loin. Dans l’aventure, l’école n’aura été qu’illusion, fausse manœuvre, erreur. C’est dans la mesure où nous aurons corrigé cette erreur, où nous aurons permis à l’enfant, par nos techniques aidantes, de développer, de prolonger, de consolider sa propre chaîne, que nous aurons fait besogne vraiment utile et efficace. On dira peut-être que j’exagère pour les besoins de ma démonstration, que l’école n’aurait pas contribué à la diffusion formidable des sciences si elle avait eu vraiment ces tares dualistes et déviatrices dont je l’accuse. Or, en fait d’enseignement scientifique, la chose est patente : si les enfants sont passionnés de mécanique, ce n’est point à cause des leçons de l’école, mais malgré l’école, parce que le milieu — familial et social surtout — est, en l’occurrence, extrêmement aidant. Si l’enfant sait net­ toyer un vélo, le démonter et le remonter, s’il est familiarisé avec les machines les plus délicates, ce n’est certes point grâce à l’école mais malgré l’école, grâce au milieu. Tout reste à réordonner dans ce domaine, tant en fait de méthodes que de matériel et de technique, pour l’expérience tâtonnée accélérée seule formative. Notre organisation éducative fait penser à une usine d’automobiles dont les bureaux d’étude collectionneraient les morceaux de littérature suscités par l’automobilisme, cherchant dans les livres les qualités des machines à réaliser. Quant à tâtonner pour en connaître intimement le mécanisme, quant à expérimenter pour l’améliorer, on croirait que ce sont là des besognes trop terre à terre, qui nécessiteraient la présence des ingénieurs dans le hall des machines, où, à même le cambouis et l’essence, ils scruteraient la vie des mécanismes comme le chirurgien sonde la chair des patients. Ce qui ne les empêcherait d’ailleurs point de prendre des livres, de consulter des plans, de s’imprégner de l’expérience de ceux qui réalisent concuremment. Mais cette imprégnation elle-même ne devien­ drait activité intelligente qu’en passant par la lente et minutieuse expé­ rience, par la maturation féconde du travail.

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Nous, nous tenons à nos mains blanches, dignité des dignités pour le bureaucrate et le faux intellectuel; nous nous cramponnons à cet ordre formel qui n’est qu’une momification de la vie; nous trouvons si commode de piller l’expérience des autres pour essayer de la plaquer, toute prête, sur les vies d’enfants qui y sont imperméables et pour qui ne compte que l’expérience personnelle dans un minimum de richesse et de sûreté. Quand donc s’apercevra-t-on à quel point l’école tourne à vide, au nom de principes désuets qui ne sont plus adaptés à nos conditions et à notre système de vie ? Quand se décidera-t-on à placer notre bureau d’étude au sein même de l’activité moderne, pour construire à même ce progrès et faire sortir de cette adhérence à la réalité dynamique, toute une tech­ nique — et une philosophie nouvelle aussi — de l’action intelligente au service de la vie? Il semble peut-être que, en nous attardant à de telles considérations pédagogiques, nous nous éloignons du problème de la personne morale de l’enfant. Il n’en est rien. Il fallait que nous montrions pourquoi l’Ecole ne remplit pas son rôle de recours-barrière ; dans quelle mesure elle est presque exclusivement accaparante et rejetante, et comment l’enfant réagit contre ses prétentions; et dans quel sens enfin il faudra la réformer pour qu’elle puisse remplir pleinement sa fonction pour redonner aux jeunes êtres le plus grand potentiel de puissance et d’harmonie. L’expérience tâtonnée que nous avons reconnue comme technique centrale du processus vital, n’est point, comme tendrait à le considérer une pédagogie dévitalisée, un simple jeu préliminaire à l'intelligence et à la méthode et qu’il faudrait au plus tôt dépasser. En tâtonnant, l’enfant cherche sans cesse, consciemment ou non, la réponse essentielle et cons­ tructive aux problèmes complexes que lui pose la vie. Il ne tâtonne pas seulement pour connaître, mais pour réagir aux événements avec un maxi­ mum de succès. La connaissance pure, abusivement qualifiée de désin­ téressée, est une réaction anormale d’adultes qui ont perdu le sens de la vie et qui, réfugiés dans la salle d’attente, se consolent comme ils peuvent de leurs échecs majeurs. La connaissance pure n’est elle aussi qu’une solution ersatz dont nous étudierons les caractéristiques. Le tâtonnement de l’enfant est toujours intéressé. Il a pour but — immédiat ou non — l’augmentation du potentiel de puissance et le maxi­ mum de succès dans la lutte pour la vie. La curiosité de l’enfant a toujours une finalité, directe ou non. Mais cette finalité est parfois si éloignée de nos conceptions d’adultes que nous ne concevons plus aucun des mobiles qui la suscitent. Si l’enfant remue le sable, agite l’eau, lance des pierres, frappe du bâton, c’est qu’il a besoin d’éprouver sa puissance et ses possibilités en face des réactions des maté­ riaux ambiants, qu’il ajuste à ses nécessités constructives. C’est un besoin

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que nous qualifions d’inconscient pour signifier qu’il est tout simplement naturel. L’enfant est comme ce locataire dont nous avons déjà parlé qui vient d’arriver dans un nouvel appartement. Il en fait minutieusement le tour, non par simple et plus ou moins vaine curiosité, mais pour l’ajuster pour ainsi dire à son comportement global, afin de voir le meilleur parti qu’il pourra tirer, pour son potentiel de vie, de chacune des pièces et de leur disposition. Il va d’abord d’une pièce à l’autre, jetant un coup d’œil superficiel sur chacune d’elles, les inventoriant, et se penchant aussi aux croisées pour situer sa demeure par rapport au milieu ambiant. Première étape de cette .curiosité, pour ainsi dire syncrétique, du petit enfant, c’est-à-dire s’exerçant sur l’ensemble et simultané­ ment. Puis le locataire veut connaître plus en détail : il ouvre les placards, sonde les tiroirs, bouscule les meubles, soulève les tapis, déplace et éprouve les chaises, fait jouer les portes de la cuisinière, allume et éteint l’électri­ cité, ouvre et referme les volets pour produire à son gré obscurité et lumière et se regarde dans les glaces... Vous devinez là l’analogie avec le comportement de l’enfant qui est jeté dans un monde où tout est nou­ veau aussi, et qui veut tout voir, tout remuer, tout scruter, tout soupeser, qui essaye les mécanismes essentiels comme pour en vérifier le fonc­ tionnement. Vous ne direz pas que le locataire se livre à cette prospection tâtonnée sans but, comme ça, parce qu’il est ignorant et qu’il veut connaître, his­ toire de connaître, pour satisfaire un besoin indépendant de connaissances. Ah I oui, lorsqu’il est définitivement installé, qu’il se sera adapté à son nouveau logement qu’il utilisera au mieux pour la satisfaction de ses besoins, s’il ne sait à quoi employer son temps, il pourra, par la fenêtre, contempler la nature, ou se placer sur le palier pour observer les allées et venues, ou bien même jeter un regard furtif par les portes entr’ouvertes pour voir l’installation des voisins. Mais pour cela il faut n’avoir aucun but actif dans la vie, et l’enfant ne se trouve dans cette déplorable situa­ tion que si on lui interdit tout travail et qu’on le contraint à chercher ailleurs les éléments d’une illusoire puissance.

Donc, le locataire, en poursuivant sa prospection tâtonnée, obéit à un besoin urgent : connaître son appartement, ses meubles, pour en déduire leur meilleure utilisation pour l’exaltation du potentiel de vie. Cette pros­ pection est tout entière motivée par ce besoin de dominer les éléments pour y asseoir son comportement. Mais notre homme ne se dit pas encore en sondant les tiroirs : Voyons ce que je vais y mettre I Cela, ce sera une deuxième étape de l’organisation. Ce n’est que lorsqu’il aura fait le tour de ses tiroirs, ouvert ses placards, essayé les meubles qu’il pourra affronter avec succès cette deuxième étape : l’organisation de sa vie. S’il n’a pas

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suffisamment prospecté son appartement, il connaîtra mal les possibilités des pièces, déploiera sur une chaise ce qui pourrait être rangé dans un placard; une table trop faible dont on avait mal mesuré la résistance, craquera sous le poids d’une malle. La nuit viendra sur cet entassement et on cherchera en vain le bouton électrique, ou on s’énervera parce qu’on n’aura pas de quoi remplacer une lampe grillée. Désordre, impuissance, échecs, dysharmonie, souffrances, douleurs, complexes qui en découlent. Diminution, sur toute la ligne, du potentiel de puissance. Après le premier stade de prospection tâtonnée, apparemment sans but ni ordre conscient, mais qui a pour but véritable de prendre possession du milieu, l’enfant accède de même au stade de l’aménagement. Des pro­ blèmes naturels, individuels, familiaux et sociaux se posent à lui. Il les résoudra d’autant mieux qu’il aura mené à bien son expérience tâtonnée. Sinon, il risque de faire comme votre locataire maladroit : de se laisser déborder par la vie, de mal mesurer ses réactions, de risquer des accidents plus ou moins graves qui diminuent son potentiel de puissance, de com­ mettre de graves erreurs de jugement qui compromettent tout son comportement. L’adulte qui assiste à cette prise de possession et à cet emménagement juge fort mal ces tâtonnements et croit de bonne pédagogie de les rem­ placer par des activités apparemment plus efficientes. Il fait alors comme le propriétaire qui, voyant son nouveau locataire s’attarder à scruter l’appartement, se dirait : «Attends voir, je vais simplifier la besogne pour les locataires des nouveaux appartements que j’installe. Pas de placard : cela leur évitera la peine d’ouvrir et d’en refermer inutilement les portes ou d’en déplacer les étagères. Pas de commode aux tiroirs délicats : ils ne seront pas tentés de les malmener pour en étudier la résistance. Pas de chaises, mais un banc rustique à toute épreuve... Ils n’auront pas à calculer pour l’arrangement... Pas ou peu de fenêtres : ils seront moins tentés de regarder à l’extérieur. Pas d’électricité : ils n’auront pas à en essayer les boutons. Des murs nus, avec quelques meubles standard soi­ gneusement étiquetés pour que le locataire soit renseigné méthodiquement sur leur utilisation. La science supprimera le tâtonnement et organisera la vie sans que le locataire ait seulement à intervenir. Il ne sera pas dis­ trait par l’accessoire et pourra se livrer ainsi immédiatement au travail productif qu’on attend de lui.» C’est ce qu’on fait pour l’enfant. Dans le but de lui éviter un tâton­ nement qu’on considère comme une étape inutile, on le place dans un milieu aux possibilités d’expérience tâtonnée excessivement réduites, et délimitées d’avance, organisées méthodiquement, afin de réduire au maximum les risques d’erreur. On ferme la porte avec défense d’y toucher; on brouille les vitres pour qu’on ne soit pas tenté de rêver au spectacle émouvant du ciel profond. L’enfant n’a plus qu’à se référer aux étiquettes.

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A ce compte, il perdra en effet l’habitude de l’expérience tâtonnée; il respectera de bonne heure les barrières que vous avez scientifiquement disposées, et, sur ce chemin uni, marchera avec une apparente sûreté. Si le monde devait être à l’image de ce montage pédagogique, tout serait parfait : l’enfant aurait acquis la préparation suffisante. Ou si, mieux, le montage était vraiment à l’image de la vie, s’il en avait la variété, la richesse et la générosité, le problème serait résolu. Ni l’une ni l’autre de ces éventualités ne sont la réalité, et c’est ce qui nous vaut l’impuissance de l’école à influencer de façon déterminante la formation des jeunes générations. Il faut mettre fin à cette erreur, liquider cette inadaptation qui sert seulement l’orgueil et la ladrerie des adultes. Et une ladrerie bien mal comprise, comparable à celle du directeur d’usine qui ne sait pas faire pour ses bureaux d’étude les sacrifices d’organisation qui s’imposent, ou qui forme de jeunes apprentis sans les préparer à la tâche précise qu’il en attendra. Il est embarrassé par l’industriel à la page qui voit hardiment la nécessité pour ses ingénieurs d’agir sur la réalité, à même le travail complexe de l’usine, et qui améliore les techniques, perfectionne les mécanismes afin que les ouvriers réalisent avec toujours plus d’efficience et de maîtrise, les plans des ingénieurs. Nous enrichirons nous aussi le milieu scolaire d’un matériel le mieux adapté possible à l’expérience tâtonnée de l’enfant. La liste en sera for­ cément limitée. Nous parerons à cette limitation en faisant déborder le milieu scolaire sur le riche et complexe milieu de la vie, qu’il soit nature, champs, artisanat, ou usines, selon les régions et les saisons. Comme le locataire qui ne se contente pas de faire le tour de son nouveau logement, mais se met longuement à la fenêtre, en examine les abords, puis s’en va visiter les jardins et les rues avoisinantes, pour les reconnaître, pour repla­ cer son nouvel appartement dans un milieu qui lui deviendra familier, et au sein duquel il saura réagir, en toutes circonstances, avec un maximum de sûreté. Mais scruter l’appartement, l’aménager ensuite méthodiquement et harmonieusement, ne sauraient être des buts définitifs. On s’installe, on aménage pour satisfaire avec plus de succès aux besoins primordiaux de la vie. Si on est dans un pays froid, on se préoccupera plus spécialement des fermetures et du chauffage; dans un pays chaud, on veillera à l’aéra­ tion, à la défense contre les vents, ou contre les rayons trop violents du soleil; on n’oubliera pas de s’intéresser tout spécialement à l’instal­ lation de la salle à manger et de la cuisine, de la réserve et de la cave, afin que soit satisfait au maximum le besoin d’alimentation. On choisira pour dormir la salle qui y paraîtra le plus favorable. Si l’on doit travailler dans la maison, on installera bureaux et ateliers en fonction de ce travail.

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Ainsi cette prospection, cette expérience tâtonnée, cet aménagement n’étaient que les préliminaires, que les préparatifs pour les gestes qui sont appelés à satisfaire aux grands besoins vitaux des individus. Il y a d’ailleurs chevauchement et imbrication de ces diverses étapes : on com­ mence l’aménagement avant d’avoir absolument terminé la prospection de l’appartement; on commence à travailler avant d’avoir achevé l’amé­ nagement qu’on s’occupera à parfaire ensuite aux moments de liberté. S’il est indispensable de ne pas escamoter ces diverses étapes, il serait plus illogique et plus dangereux encore de s’attarder exagérément à chaque palier du devenir. Si le locataire vit de ses rentes, il peut passer des jours et des jours à sonder et à aménager son appartement, à changer les meu­ bles de place, à ouvrir et à fermer les tiroirs, à condition que quelqu’un travaille pour lui, qu’une cuisinière fasse son marché et prépare son dîner, que d’autres hommes poursuivent les besognes de création et de défense dont il est parvenu, par habileté, par ruse ou par puissance, à se faire dis­ penser. Mais l’enfant n’est en aucun cas cet égocentrique retraité et pas davantage le capitaliste profiteur, à moins qu’une éducation déplorable ne l’y ait prédisposé. Il doit, et il veut de bonne heure, se livrer lui-même aux tâches exigées par la satisfaction des besoins, et c’est le propre de la fonction travail. Cette comparaison avec les soucis et les besognes successifs du nouveau locataire va nous permettre une classification des activités enfantines dont l’application pédagogique nous sera précieuse :

1. Période de prospection tâtonnée, pour connaître d’abord. L’enfant expérimente, cherche, examine, pour se familiariser avec le monde qu’il habite, pour en repousser le plus loin possible le mystère et l’inconnu qui sont par eux-mêmes une menace permanente de danger, d’atteinte à la puissance et au potentiel de vie. Cette période prend fin vers la première année, quand l’enfant com­ mence à marcher et que ses mains sont ainsi libérées pour agir à leur tour sur le monde. Elle dure d’autant plus que l’individu est lent, maladroit et déficient dans sa prospection. Certains anormaux en restent à ce stade sans pouvoir jamais aménager leur organisme : ils regardent pour regarder, remuent pour remuer, expérimentent même, mais seulement pour expé­ rimenter. 2. Période d’aménagement. L’enfant s’installe peu à peu dans son appartement. La période d’expérience tâtonnée n’est point close. Elle durera toute la vie. Mais l’enfant ne se contente plus de connaître pour connaître, de remuer une pierre pour essayer ses forces ou voir ce qu’il y a dessous, de sortir un tiroir par simple curiosité prospective. Il com­ mence à organiser sa vie et ses expériences tâtonnées s’agglutinent inconsciemment autour des grands besoins physiologiques et des trou­

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blants mystères de la vie dont l’obscurité menace son potentiel de puis­ sance et fausse ses réactions vitales. Besoin de connaître pour distinguer d’abord ce qui peut servir de ce qui paraît momentanément inutile à la vie : l’enfant tâte, renifle, soupèse et enfin goûte pour juger si c’est man­ geable. Besoin de scruter le monde pour écarter les dangers, éloigner l’ignorance et l’erreur qui nuisent à la sécurité indispensable : l’enfant remue les pierres, s’en sert pour attaquer et se défendre, se familiarise avec les bâtons, avec l’eau, le feu, le sable, avec les éléments divers de la nature, avec les bêtes, avec les créations de l’homme aussi. Besoin d’acquérir et de conserver puissance et supériorité en s’essayant à maî­ triser la nature, les animaux ou les autres hommes. Pendant cette période d’aménagement, il ne faut pas encore demander à l’enfant d’activité spécialisée sous forme de travail. Il peut certes mener à bien quelques besognes simples, qui ne le retiennent pas trop long­ temps : donner un coup de balai, aller faire une petite course, mettre le couvert. Mais il rencontre encore trop d’obstacles; il est encore sollicité et troublé par trop d’inconnu pour qu’il puisse persister dans son occu­ pation. Ce n’est pas que lui manquent ni la ténacité, ni le don de se concentrer sur un sujet, toutes qualités qui font la valeur exceptionnelle de son aménagement. Il est seulement comme le locataire qui ne peut pas travailler convenablement chez lui parce que son aménagement n’est pas encore terminé : tantôt ce sera un meuble qui se trouve en travers du passage, ou un objet qui ne sera pas à sa place, ce qui nécessite d’éner­ vantes recherches; tantôt l’éclairage sera insuffisant, ou des bruits sus­ pects susciteront l’arrêt brusque des gestes essentiels et une rassurante prospection supplémentaire. Le travail ne pourra être effectif et efficient que lorsque sera terminée cette période d’aménagement. Bien sûr, il n’y a pas coupure brusque, passage subit de l’une à l’autre de ces périodes. Le locataire, malgré les difficultés, peut commencer à travailler dans un local mal aménagé, qu’il continuera ou non d’adapter à ses besoins. Il en est de même pour l’enfant. A un certain moment, l’enfant peut se livrer à certains travaux qu’il risque seulement de ne pas mener à bien si s’impose quelque activité d’aménagement. Cette période durera d’autant plus longtemps qu’est lent et imparfait cet aménagement. Certains individus n’y parviennent jamais; ils s’habituent plus ou moins à travailler dans le désordre et l’imperfection, mais ils seront encore, à tout instant, gênés par cette imperfection. Les individus efficients, au contraire, franchissent relati­ vement vite cette étape et peuvent alors se donner entièrement à un travail ordonné et motivé. Il faudra tenir compte de ces considérations dans le choix des activités qu’on proposera aux enfants pour les différents âges. Facilitez aux bébés cette prospection tâtonnée dont la richesse sera la plus sûre garantie du développement ultérieur. Si l’enfant n’a pas pu

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s’y livrer selon ses besoins, si on l’a isolé anormalement dans un local pauvre et sombre, c’est tout le comportement ultérieur qui en pâtira. Et que d’insuffisances sur ce point, dans les vieux quartiers des villes notam­ ment, où l’enfant n’a guère pour domaine que la pièce délabrée d’un taudis et la cour vide et rejetante. Nous avons connu une fillette de 4 ans, tirée d’un taudis parisien, qui n’avait jamais mangé à une table — ce qui ne serait pas forcément une tare — et qui n’avait jamais vu la lune... Comment voulez-vous que de tels enfants puissent ensuite aménager logiquement leur vie? Et à ce deuxième stade d’aménagement, qui dure jusqu’aux environs de quatre ans, laissez encore l’enfant se livrer à de multiples expériences apparemment inutiles. Elles sont les essais préparatoires de l’oisillon qui agite ses ailes, essaye son équilibre, fortifie ses muscles pour tenter bientôt l’aventure. N’exigez pas, à cet âge, une activité trop complexe, comprenez que l’enfant a besoin encore de s’arrêter à tout instant, de regarder autour de lui, de s’essayer dans de multiples directions, de répéter minutieusement les gestes réussis pour les fixer dans son mécanisme vital, comme le loca­ taire qui va de pièce en pièce, qui manœuvre et remanœuvre le commu­ tateur, ouvre, ferme et rouvre la croisée, pour adapter vraiment son corps au logement qui ne lui sera d’un vrai secours que lorsqu’il sera comme le prolongement de lui-même. C’est ce qui explique que l’activité de l’enfant à ce degré doive être caractérisée par : — la persistance de la prospection tâtonnée; — la pratique de relations permanentes avec le milieu ambiant pour l’aménagement de la personnalité; — la répétition des actes réussis pour en imprégner l’organisme; — l’essai de premiers travaux qui seront d’autant mieux réussis que l’organisme sera bien aménagé. Certains anormaux, ayant franchi péniblement et imparfaitement l’étage de la prospection, se lanceront péniblement dans l’aménagement. Certains n’y parviendront jamais et, hésitants et désadaptés, seront tou­ jours handicapés pour se livrer au travail spécialisé. D’autres monteront jusqu’à la répétition, mais s’y tiendront comme si leur édifice fragile nécessitait une constante et permanente mise au point. Les individus normaux ou surnormaux franchiront rapidement ou même brûleront ces étapes pour affronter très vite les activités qui sup­ posent une certaine maîtrise de soi et du milieu ambiant.

3. La période du travail. Vers 4-5 ans, l’enfant a déjà longuement prospecté autour de lui; il a réussi un embryon d’organisation de sa vie qui lui permet déjà des réactions d’une qualité supérieure. Après avoir subi le milieu ambiant, puis organisé le cadre de ses réactions, il part

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maintenant vraiment à la conquête du monde, pour asservir ce milieu à son potentiel de vie. Il prend la destinée à bras le corps... Il s’envole du nid, timidement d’abord, voletant de branche en branche, pour domi­ ner bientôt l’espace. C’est l’étape du travail qui commence. Elle reste naturellement imbri­ quée intimement dans les étapes précédentes. Certains anormaux n’y parviennent jamais ou seront tout juste capables de besognes mécaniques qui ressemblent en tous points à la destinée de l’écureuil qui, autrefois, dans sa cage, faisait, en grimpant sans cesse, tourner sa roue. Ils ne sau­ ront pas davantage jouer ou s’en tiendront à quelques jeux mécaniques où n’entre aucune spiritualité. Il arrive aussi que l’enfant, que l’adulte même, retournent volontiers par instant aux activités des étapes précédentes. Comme le locataire se plaît à visiter les lieux où il a vécu longtemps, surtout dans le jeune âge, et où il retrouve tant de souvenirs dynamiques, familiers. Même entré dans la période du travail, l’enfant donc s’appliquera encore, pendant de longs moments, à aménager, et à certains moments même fera de la pure prospection. Si, notamment, le travail ne lui donne pas satisfaction, il régressera, par compensation, vers les étages inférieurs, comme le loca­ taire qui, ne trouvant pas à l’extérieur la satisfaction qu’exige sa nature, rentre plutôt à la maison, s’y attarde, et passe ses soirées et ses dimanches à prospecter encore et à continuer l’aménagement; ou qui se place tout simplement à la fenêtre, ou sur le palier, pour voir défiler l’extérieur... Ces réserves faites, on sera étonné peut-être que nous ne placions pas, entre l’étape d’aménagement et celle du travail, cette étape qu’on dit partout absolument spécifique à l’enfance : le jeu. C’est que pour nous jeu et travail se confondent, le jeu n’étant qu’une forme de travail mieux adaptée que le travail arbitraire des adultes aux nécessités fonctionnelles des enfants, et se déroulant dans un milieu et à un rythme vraiment à leur mesure. Ce faisant, nous avons mis à part le travail besogne, que l’organisation familiale ou sociale exige de certains individus sans autre considération que le profit du groupe ou des éléments privilégiés. Nous réservons le beau nom de travail à toute activité qui a pour but de satisfaire des besoins fonc­ tionnels de l’individu et qui est, à ce titre, recherchée naturellement par l’enfant qui a franchi l’étape d’aménagement et qui se préoccupe alors de dominer le milieu pour accroître son potentiel de puissance. Nous avons qualifié de travail-jeu cette activité et de jeu-travail, celle que l’enfant réalise plus ou moins empiriquement toutes les fois qu’il ne peut se livrer à un travail-jeu fonctionnel. Mais, au fond, les stimulants de ces deux variétés de travail sont les mêmes, et c’est ce que nous nous sommes appliqués à rappeler dans notre livre «L’Education du travail». Cette précision nous vaut une meilleure conception pédagogique du jeu qui cesse d’être l’activité soi-disant spécifique de l’enfance, et du travail

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qui universalise son domaine. Il suffît que ce travail réponde vraiment aux besoins fonctionnels des enfants. C’est là une préoccupation majeure de toute notre pédagogie et la raison d’être de nos techniques. Dans notre comportement éducatif, nous aurons à tenir le plus grand compte de ces trois étapes. La première de ces étapes reste du domaine familial et nous n’y insis­ terons pas plus longuement. Mais l’enfant qui arrive à l’école mater­ nelle en est encore, sinon à 100 %, du moins à 50 % dans la période d’aménagement. A la base, donc, richesse de l’expérience et de la prospection tâtonnée, de bonne heure utilisée pour l’aménagement de la personnalité par l’épreuve répétée et tenace de tous les recours-barrières et la prise de conscience de la position de l’individu au sein du milieu ambiant auquel il doit ajuster ses réactions vitales. Ensuite, travail-jeu fonctionnel et, à défaut, jeu-travail fonctionnel. Par eux, l’enfant, comme le jeune chat, discipline ses mains, ses mus­ cles, son cerveau pour satisfaire ses besoins naturels et exalter son sen­ timent de puissance. C’est par le travail seul qu’il peut éprouver chaque jour, à chaque moment, cette sensation euphorique de l’être qui domine toujours davantage les éléments, qui remporte d’incessantes victoires pour accroître sa puissance et la souveraineté de son torrent de vie. Par les complications qu’elle a apportées dans le jeu des rapports : individu-société — besoins individuels, profit — satisfaction et jouis­ sance, la civilisation actuelle a grandement contribué à avilir cette notion éminemment noble et constructive de travail. Cet avilissement a suscité le recours à d’autres stimulants : l’autorité, le jeu (dans ses formes les plus décadentes et que nous avons ailleurs caractérisées et stigmatisées), la jouissance et la perversion qui essayent de contrebalancer l’accroisse­ ment de vitalité né de la simple satisfaction des besoins; le profit capi­ taliste, avec son corollaire l’oppression qui fait du travail une chaîne, et du travailleur une victime et un esclave. Et c’est là un courant qu’il sera, nous le savons, difficile de remonter aujourd’hui. A tel point qu’il faudrait accoler sans cesse à ce mot de travail un indicatif qui en marque ou l’éminence ou l’abjection. Et pourtant, comme elle est éclatante cette vertu salvatrice du travail ! La maman la connaît bien déjà : elle peut laisser sa marmaille inoccu­ pée si elle a le bonheur de se trouver dans un milieu aidant : maison ouverte sur la rue familière d’un village, ferme au milieu des champs, près d’un bois que traverse un ruisseau. Les marmots y trouveront les possibilités idéales de prospection et d’aménagement; ils se livreront à quelque travail utile ou, à défaut, se passionneront à des jeux-travaux formatifs. Il n’y aura ni bruit, ni pleurs, ni batailles, ni désordre, mais des cris de joie, des courses et des chants, des brassées de fleurs, des yeux clairs et de la saine fatigue.

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Les choses sont, hélas, différentes quand la famille est confinée dans un espace réduit rejetant : les enfants se livrent alors aux expériences tâtonnées qui leur sont essentielles, mais avec les seuls éléments qui les permettent : couteaux, feu, eau, course à travers les meubles. Il en résulte nécessairement du bruit, des accidents, de la casse, du désordre, des cris, des pleurs. La mère réagit comme elle peut, en essayant tour à tour la récompense, la menace, la punition... Elle offre le goûter qui amène un instant de répit, puis l’enfer recommence. Si on supprime ces dernières possibilités d’expérience tâtonnée et de travail, alors c’est pire encore : dans la pièce nue qui lui est comme une prison, l’enfant est véritablement réfugié dans la salle d’attente. Et nous avons déjà étudié quelques-unes de ses réactions qui en montrent suffi­ samment le danger. La mère intelligente sent, d’instinct, les causes intimes du drame et elle sait y parer en suscitant du travail : la grande fillette va allumer le feu; les petits aideront à laver les légumes ou iront chercher du bois; les grands soigneront les bêtes, bêcheront le jardin, sèmeront, planteront, arroseront. Dans la mesure où ces travaux se présentent, non comme des besognes mais comme des travaux-jeux, naissent un ordre constructif, une harmonie productive, une paix, non dans l'immobilité mais dans l’action, la satisfaction subconsciente des besoins impérieux des enfants. La joie dans le travail crée alors harmonie, efficience et bonheur. Il en est exactement de même à l’école. Si nous parvenons à plonger les élèves dans une atmosphère de travail-jeu, si l’un écrit, l’autre dessine, ou découpe, ou compose à l’imprimerie, ou cherche un document, ou prépare une conférence, notre classe est comme un merveilleux atelier de joie et d’effort, dans l’exaltation bénéfique de la puissance et du poten­ tiel de vie. Il suffit qu’un groupe d’élèves ne puisse pas satisfaire son besoin de travail, ou que vous vous croyiez autorisé à imposer une « besogne », pour que cesse le charme et que vous retourniez dans l’impasse du désordre, dont vous ne sortirez ni par la discipline ni par votre « autorité ». Des éducateurs vous diront : le travail est peut-être bien, en effet, le moyen idéal de parvenir à cet ordre supérieur. Mais il n’est pas toujours en notre pouvoir de l’organiser et de le permettre. Et nous avons d’autres obligations aussi. La pédagogie nous a heureusement enseigné qu’il est d’autres ressources qui permettent d’atteindre ce même intérêt et cette même paix. Illusion et illusion dangereuse. Si la mère est dépassée par le bruit et le désordre, elle peut rétablir provisoirement silence et harmonie en racontant une histoire passionnante, ou en offrant un gâteau, en amenant un plat de châtaignes ou un panier de fruits, en étalant sur la table images et photographies... Les enfants se taisent un moment, tant que dure la diversion.

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Les pédagogues en proie aux enfants font de même... Les histoires, les contes sont la suprême ressource des minutes creuses, et l’école en fait une consommation effrayante sur laquelle il y aurait bien des réserves à faire. Les gâteaux coûtent trop à offrir mais les bons points, les notes, les classements, les tableaux d’honneur sont autant de stimulantes pro­ messes qui tiennent un instant en haleine, comme les gestes lents de la maman qui coupe les tranches de pain du goûter et y étend mollement la confiture. Mais l’école a su, en plus, inventer les jeux perfectionnés, qui n’apprennent peut-être rien aux enfants — on s’en rend bien compte — mais qui du moins les « occupent », les passionnent (mais que vaut cette passion?) et réservent à la classe paix et tranquillité. Elle a aussi les livres, le cinéma, la radio... N’est-elle pas vraiment en mesure de suppléer avec succès à la défectueuse organisation du travail? Mais qui ne voit d’emblée à quel point ce ne sont là que procédés mineurs, d’une efficacité toute apparente d’ailleurs — et essentiellement provisoire, qui ne résout ni le problème de la formation ni celui de la vie. Ils sont la morphine qui calme le malade, pendant un temps plus ou moins long selon la dose de drogue, mais qui n’atteint nullement les causes orga­ niques du désordre, du déséquilibre et de la douleur. La réaction qui suit n’en est que plus funeste... L’enfant, sur le quai, est fasciné un instant par le roulement cadencé des roues et le défilé mécanique des portières animées de grappes humaines. Ou bien il oublie son échec et son impuis­ sance au jeu nostalgique d’un accordéon qu’anime un voyageur accroupi sur ses valises. Mais il n’en reste pas moins sur le quai : Dès que le train a cessé de défiler, quand s’est tue la musique et qu’a fini d’opérer le charme, le voyageur se retrouve bel et bien sur le quai gros-jean comme devant. Ce long détour nous a permis de comprendre maintenant la valeur de notre

vingt-quatrième loi :

Du

TRAVAIL COMME CORRECTEUR DES RÈGLES DE VIE ERSATZ

Travail-jeu, ou, à défaut, jeu-travail sont le processus naturel de satis­ faction par l'individu de ses besoins essentiels. Dans la mesure où la famille et l’école parviennent à en organiser la possibilité, l’enfant acquiert la puis­ sance, s’embarque avec élan et harmonie dans le sens de son torrent de vie. Toute erreur ou toute défectuosité dans l’organisation de ce travail se traduit par l’échec ou l’impuissance, par le refoulement sur le quai ou dans la salle d’attente, et la naissance de règles de vie ersatz d’autant plus virulentes que l’erreur et l’échec sont plus sensibles. Les palliatifs les plus ingénieux ne sont que des palliatifs, toujours dange­ reux par quelque côté. La voie royale reste dans l'organisation pratique du travail.

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Quelques souvenirs personnels illustrent la permanence de cette loi. Dans l’Ecole que j’ai fréquentée au début du siècle, il y avait bien peu d’activités susceptibles de répondre à nos besoins. Et c’était d’ailleurs bien là le dernier souci des instituteurs d’alors. Ce n’étaient que mornes exercices, résumés à copier et à réciter, prières à psalmodier, textes plus ou moins intelligibles à lire en ânonnant. Nous donnions à cette besogne l’attention strictement indispensable, mesurée exclusivement à la rigueur de l’autorité. Mais, sitôt que cette autorité se relâchait, nous étions rejetés dans le pur désordre; nous étions là, vraiment, sur le quai, sans aucune possibilité de réaliser un tant soit peu de cette vie neuve qui nous agitait. Ajoutons à cela que nous étions assis de façon fort incommode sur des bancs de bois où les muscles s’ankylosaient, où les jambes ballantes ne trouvaient point d’appui à leur portée, où les coudes se fatiguaient à s’appuyer au-dessus de leur niveau naturel. Alors, chacun, ou presque, se livrait à quelque pratique ersatz dont le souvenir avait plus marqué son esprit que les leçons arides du maître : l’un suçait son doigt, l’autre rongeait ses ongles, d’autres encore se grattaient la tête pour y trouver les poux, se fouillaient le nez avec obstination, jusqu’à le faire saigner parfois, exprès, avec un crayon, écrasaient des mouches, ou se livraient à l’onanisme sous une de ses multiples formes. Et ce qu’il y avait de tout à fait caractéristique, c’est ceci. Notre école était mixte. L’instituteur s’absentait assez souvent, soit pour aller régler quelque affaire dans son appartement au premier étage, soit pour aller à la mairie à l’étage en dessous. Aussitôt les garçons — et pas seulement un ou deux parmi les plus vicieux, mais la plupart d’entre eux — se dressaient sur leur banc pour agiter leur sexe. Cela — nous insistons làdessus — ne produisait nullement l’effet d’immoralité qu’on suppose. On ne sentait aucun besoin sexuel proprement dit à l’origine de cette exhibition. Mais vraiment, que pouvaient faire de plus intéressant et de plus viril ces enfants rejetés sur le quai? Dès qu’on entendait les pas de l’instituteur, tout rentrait apparemment dans l’ordre; mais quel ordre ! De telles pratiques n’étaient nullement particulières à notre petite école du début du siècle, et il ne faudrait pas en déduire une exceptionnelle perversion. Ces pratiques ne sont nullement, comme on les a souvent considérées, les conséquences de la perversion des enfants, mais la seule ressource qui reste à des êtres que la vie scolaire a rejetés sur le quai. Nous ne disons pas cela par une quelconque croyance mystique à la pureté native des enfants. Mais nous avons constaté à l’expérience que ces pratiques vicieuses cessent plus ou moins complètement dans la mesure où l’enfant est « engagé » dans une activité qui répond à son sens organique de la vie. Elles cessaient chez nous dès que nous étions sortis de l’école et que nous étions repris par des jeux-travaux passionnants ou par des travaux-jeux à la mesure de nos besoins. Ce n’était nullement la sur­ veillance adulte qui nous corrigeait mais la vie et l’action. La surveillance,

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au contraire, lorsqu’elle est froidement inhibitrice, ne sait que repousser sur le quai et engager ainsi, indirectement, à la satisfaction cachée de ces vices ersatz. Quand nous réalisons aujourd’hui, dans notre école, l’atmosphère de travaux-jeux au service de la personnalité, dans l’humus fécond d’un milieu social aidant, toutes ces pratiques ersatz d’auto-jouissance dis­ paraissent totalement. L’instituteur peut laisser ses élèves seuls pendant des minutes et même des heures. Si tout est prévu pour qu’ils puissent travailler, sans être malencontreusement rejetés sur le quai, on ne les verra jamais se livrer à aucune de ces pratiques vicieuses, même et surtout si l’école est mixte. Mais qu’il y ait la moindre erreur, le moindre accroc dans le fonction­ nement du mécanisme, qu’un enfant ne parvienne pas à se réaliser, que l’autorité de l’éducateur s’affirme hors de propos pour pallier quelque faiblesse du système éducatif, alors reparaissent immédiatement les ten­ dances des élèves à s’abîmer dans le recours aux règles de vie ersatz. Et cela nous permet alors d’affirmer comme une loi les conditions de prévention des pratiques sexuelles déplorables et les possibilités qui nous restent de les corriger lorsque l’erreur adulte les a fait naître, les a déve­ loppées et déjà ancrées dans le comportement. Et ce sera justement là un des meilleurs fleurons de cette éducation du travail que nous préco­ nisons que cette moralisation organique de tout le processus de vie des enfants, cette montée fonctionnelle vers l’ordre, l’harmonie, la sincérité au service de la puissance vitale.

IV.

AUTRES RÈGLES DE VIE ERSATZ

Pour bien faire comprendre le processus de naissance, de développe­ ment ou de correction de ces règles de vie ersatz auxquelles l’individu, vaincu par la vie, resté sur le quai ou refoulé dans la salle d’attente, est contraint d’avoir recours, nous avons envisagé immédiatement la forme la plus grave, non pas tant, nous l’avons dit, par sa nature véritable que par la fatalité de culpabilité, d’interdiction, de perversion qui pèse sur elle du fait d’une compréhension déplorable des vrais mobiles des enfants. Nous allons aborder maintenant l’examen d’autres règles de vie ersatz qui sont en tous point comparables à celles-ci — tant par leur origine que par leur évolution et leurs conséquences — mais qui sont considérées comme licites, donc moins nocives, parfois même recommandées ou conseillées. Ce rapprochement générique nous éclairera davantage encore sur l’erreur dont la notion de perversion charge la sexualité naissante et sur la portée possible et la signification des phénomènes que nous allons aborder. La famille de ces règles de vie ersatz est malheureusement prolifique et complexe. D’aucuns dénieraient peut-être les liens de parenté dont nous avons révélé les fondements, et dont la considération est de toute première importance pour le comportement de l’éducateur. Il y a d’ailleurs entre ces membres de la même famille comme une relation permanente de descendance. Une pratique refoulée sans que dis­ paraissent les circonstances qui l’ont suscitée, ou nécessitée, donne nais­ sance à une habitude, à une manie nouvelle, plus grave ou plus anodine, selon les circonstances. C’est comme un courant où se malaxent les impu­ retés qui peuvent se décanter, se déposer, ou être repoussées vers la rive — mais qui parfois aussi s’agglomèrent, se combinent, se liguent jusqu’à obstruer et empuantir le lit du courant. Le difficile est alors de remonter vers les sources, de retrouver, par delà ce cheminement complexe, l’origine 6

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vraie de ces impuretés pour procéder enfin au nettoyage essentiel qui s’impose. Nous vous aiderons à retrouver cette commune origine; nous pensons pouvoir vous conseiller utilement pour le nettoyage. A vous de remonter impitoyablement vers les sources au lieu de vous contenter d’explications superficielles et de traitements de surface qui ne sont que des palliatifs, pas toujours hélas sans dangers. Dans la liste que nous donnons nous esquisserons cette filiation, sans prétendre cependant établir un trajet immuable et définitif dans un domaine si complexe et à tel point lié aux erreurs d’éducation et à l’in­ fluence du milieu, familial, scolaire, et social. Sur le schéma général que nous donnons, il y aurait à établir ensuite pour chaque individu un profil particulier, selon les considérants spéciaux qui ont contribué à le modeler. Et cette réserve situe loyalement la portée de nos observations. Nous compléterons d’abord la trame que nous avons amorcée : nous avons indiqué comme règles de vie ersatz :

la succion du doigt, l’auto-jouissance sexuelle. Nous compléterons par :

l’intérêt anormal porté aux fonctions d’excrétion qui est lié d’ailleurs avec

la perversion du goût et l’excitation des diverses sensations. Il faut signaler ici non seulement la défécation — qui peut aller jusqu’à la coprophagie — et les jeux plus ou moins anodins liés à la fonction uri­ naire, mais aussi l’habitude de gratter son nez ou de lécher sa morve; de se gratter la tête et de lécher ou manger les exsudats qu’on en ramène ; de ronger ses ongles; de se gratter le corps jusqu’à s’écorcher, de se sucer le bras jusqu’à la cuisson, de se piquer jusqu’au sang avec une épingle. Il est à remarquer que, tout comme pour l’auto-jouissance sexuelle, c’est toujours lorsqu’ils sont plus ou moins brutalement et définitivement rejetés sur le quai que les enfants se livrent à leur vice plus ou moins clandestin. S’ils ne peuvent pas se livrer à l’onanisme, à l’école par exemple, ils rongeront leurs ongles ou lècheront leur morve — parce qu’il faut absolument qu’intervienne une solution. Nous avons là pour ainsi dire les règles de vie génériques. A l’usage, les unes s’atténuent et disparaissent, tandis que d’autres au contraire s’intensifient, se diversifient, s’enflent jusqu’à dominer le comportement.

AUTRES RÈGLES DE VIE ERSATZ

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Nous citerons quelques formes encore d’auto-jouissance, non pour épuiser la question mais pour montrer la valeur permanente et générale de ces observations. L’excitation anormale de diverses sensations conduit à la goinfrerie, à la voracité et à la gourmandise. Cette évolution a, sans nul doute, une origine physiologique détermi­ nante qui fait que l’enfant rejeté sur le quai est orienté vers cette satisfac­ tion de son besoin de puissance plutôt que vers telle autre. Il ne serait donc pas indifférent de rechercher et d’étudier quelles sont ces causes détermi­ nantes, pour les éliminer si possible, ou les atténuer. Nous citerions notam­ ment l’alimentation artificielle du nourrisson qui ingurgite de trop grandes quantités d’une boisson qui ne lui est pas spécifique, qui donc est de digestion plus lente et, de ce fait, surcharge et dilate l’estomac, lequel a besoin ensuite de plus grandes masses de nourriture pour que soit vraiment satisfait le besoin de s’alimenter. Et plus on mange, plus l’estomac tarde à se déclarer satisfait. Il est même des individus et des enfants chez qui ne fonctionne plus du tout cette clé qui ferme l’estomac assouvi, et qui mangeraient sans arrêt. Cette goinfrerie tient une grande place dans la vie, surtout pendant les périodes troublées et désaxées où les risques d’échecs et les refoule­ ments sur le quai sont si communs. Elle évolue fréquemment en besoin de boire, d’ingérer quelque chose qui réchauffe et procure l’indispensable excitation. Et la preuve que c’est là le type des règles de vie ersatz, c’est qu’elle est caractéristique chez ceux qui sont restés sur le quai, au propre et au figuré. On a manqué son train et on est là, sans but et sans intérêt, replié sur ses propres ennuis. Comme le joueur qui, lorsqu’il vient de per­ dre, boit un coup, pour se venger, dirait-on, mais ce verre de vin lui redonne l’euphorie artificielle dont il a besoin. On pensera peut-être que c’est aller chercher bien loin l’origine de l’alcoolisme, ou du moins de la manie de boire. Pas d’erreur pourtant puisque le remède toujours prévient et guérit cette tare (s’il est encore temps) : que l’individu soit entraîné, enthousiasmé par un travail-jeu prenant, il ne pense plus à boire et la nourriture la plus simple lui suffit pourvu qu’elle calme sa faim. C’est bien parce qu’il était refoulé sur le quai qu’il avait recours à ses vices pour retrouver, ne serait-ce qu’un instant, l’illusion de la puissance convoitée. Ce besoin de boire, d’éprouver l’indispensable excitation du palais, puis de l’estomac et des intestins est aussi accentué par d’autres pratiques dont il faut chercher l’origine dans le comportement familial au cours des premières années. L’enfant n’a pas obtenu les satisfactions essentielles que réclament ses besoins normaux : il a encore faim ; ou bien il voudrait sortir et respirer, ou remuer, agir, expérimenter, éprouver les éléments autour de lui; peut-être s’est-il heurté à quelque obstacle momentanément infranchis­

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sable : défaite dans une bataille ou une compétition, chute, peur, infé­ riorité manifeste vis-à-vis de ses camarades. Il pleure parce qu’il est pro­ visoirement vaincu, sur le quai. Il y aurait bien des manières — que nous avons indiquées — d’aider l’enfant à retrouver puissance et satisfaction de soi, ne serait-ce que l’offre d’un travail-jeu qui exalterait cette exigeante puissance. Ce serait le remède efficace et définitif, mais qui nécessite mesure, attention, don de soi et volonté éducative. La maman connaît malheureusement un ersatz bien plus pratique : voilà un bonbon, ou un morceau de sucre, ou une sucette, ou même parfois un doigt de vin ou une goutte d’eau de vie. L’enfant en éprouve, comme à l’auto-jouissance sexuelle à laquelle ces pratiques sont liées de très près, une excitation et une satisfaction artificielles qui remplacent un instant la satisfaction naturelle et normale à laquelle il n’a pu atteindre. L’habi­ tude deviendra bien vite règle de vie, et d’autant plus exigeante et tyranique qu’elle semble à l’origine licite, recommandable, et comme telle vraiment intégrée à la vie courante. L’enfant n’ose pas sortir ou sent la peur l’envahir : « Donne-moi un bonbon alors I... » Il a été frappé et pleure : « Une barre de chocolat !..... Il n’aime pas ce plat : « Donne-lui une tartine de confiture !... » Mais que l’enfant soit dominé par l’exaltation d’un travail-jeu qui lui procure une suffisante satisfaction de son besoin de puissance, ou qu’il soit accaparé seulement par un jeu-travail, il n’a plus besoin alors du secours des règles de vie ersatz qui sont dépassées et dominées par un rythme de vie supé­ rieur, créateur et vainqueur... Le processus, on le voit, est bien toujours le même. L’adulte, lui, n’ose plus prendre la sucette — et ma foi ce ne serait guère au fond qu’une question de mode ! — ou manger des bonbons ou des tartines de confiture. Alors il suce du chewing-gum, ou bien il chique, ou fume. Et le diagnostic est invariable : quand l’homme est tout entier accaparé par l’intérêt d’un travail-jeu, ou par la fièvre d’un jeu-travail, il crache sa chique ou ne pense plus à fumer. Mais dès que le voilà rejeté sur le quai, un besoin impérieux réclame une satisfaction qui procure l’exaltation factice — à défaut de l’autre — du besoin de puissance. L’homme chique ou fume. Et il chique ou fume avec d’autant plus de rage qu’il est rejeté avec plus d’inhumain mépris sur le quai ou dans la salle d’attente. Il s’énerve parce que les affaires n’ont pas marché comme il le désirait : « Grillons une cigarette » ! Il est là, assis, impatient et inquiet parce qu’un invité tarde au rendez-vous : cigarette sur cigarette !... Il ne sait quelle contenance prendre en face d’un individu ou d’un événement : il sort sa blague à tabac. Il n’y a rien d’aussi caractéristique à ce sujet que de suivre le manège du voyageur qui vient de monter à grand-peine dans un compartiment et qui s’installe pendant que le train démarre. Comme il a failli échouer, qu’il est encore sous le coup de l’émotion et qu’il ne trouve pas autour de lui

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l’aide sympathique qui lui permettrait de rétablir son équilibre, il sort sa boîte de cachou, ou roule une cigarette. L’ersatz compense la déficience et donne l’illusion de puissance.

LES TICS ET ACCIDENTS NERVEUX

Pourquoi les individus rejetés sur le quai ou repoussés dans la salle d’attente évoluent-ils vers des règles de vie si diverses, que l’un se livre à l’auto-jouissance sexuelle, l’autre à la boulimie, la boisson ou le tabac — ou s’obstine à ronger ses ongles ou sucer son doigt? Le processus déterminant est encore là celui de l’expérience tâtonnée. L’enfant en difficulté essaye un peu de tout, comme la ménagère qui man­ que d’huile en temps de crise essaye successivement des divers ersatz qu’on lui recommande. Elle tâtonne, elle expérimente ! Et entrent en considéra­ tion non seulement la saveur, les dangers possibles d’intoxication, l’usage plus ou moins avantageux qu’elle en fait, mais aussi le prix, la facilité de se la procurer, la réclame qui l’aiguille dans son choix, ou tout sim­ plement peut-être la plus ou moins grande sympathie qu’elle éprouve pour l’épicière qui le lui offre. Tout cela entre en ligne de compte; tous ces arguments sont examinés et pesés par la ménagère, tout à fait incons­ ciemment il est vrai. Les expériences sont faites de même instinctivement et sans le moindre parti-pris d’objectivité. Il faut bien se décider si on veut manger ! Alors on fixe son choix, tout simplement peut-être parce que le dit produit est en vente chez l’épicière voisine... Et on s’y tient ensuite, « parce qu’on sait ce qu’on a et on ignore ce qu’on trouvera », qu’on n’aime pas le doute et le risque, qu’on a besoin, pour la facilité du comportement, que le choix se cristallise au plus tôt en une règle de vie qui ne nécessitera plus aucun effort de décision. Quand on ira chez son épicière, on demandera prosaïquement l’ersatz d’huile « qu’on prend d’habitude »... On ne va pas se déranger, n’est-ce pas, pour aller chez un autre commerçant et avoir un autre ersatz qui ne vaut peut-être pas mieux. Le commerce et la propagande connaissent la faiblesse de ces ten­ dances mineures des humains : ils s’appliquent à canaliser la clientèle dans des règles de vie qu’ils savent tenaces et fidèles, serait-ce même pour une marque de dentifrice ou une lame de rasoir. L’enfant procède de même, inconsciemment. Il est là, sur le quai, et il faut à tout prix, pour vivre — et il veut vivre — reconquérir un minimum de puissance, ou du moins l’illusion de cette puissance. Il va à l’un ou l’autre ersatz selon l’inclination congénitale ou physiologique. Nous l’avons dit : une démangeaison inopportune, ou une irritation aux parties sexuelles peut l’aiguiller vers la satisfaction érotique; une inflam­ mation accidentelle du tube digestif l’inclinera à la gourmandise; une

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mauvaise alimentation initiale déclenchera la dilatation d’estomac et prédisposera à la boulimie... Et puis il y a aussi le hasard qui a voulu qu’on goûte à tels bonbons à tel moment critique; l’inconscience de la maman qui s’est rabattue aveuglément sur l’ersatz qui allait peu à peu s’imposer; le manque d’aide dans le milieu familial ou social et l’impossibilité de trouver dans la nature la satisfaction compensatrice indispensable. Si, on le voit, les déterminantes du choix de l’ersatz sont complexes comme résultat de l’expérience tâtonnée, la cause elle-même du besoin est toujours la même, et c’est sur ce point que nous devons sans cesse remettre l’accent : l'enfant était rejeté sur le quai. De cette conception profonde découlent tous nos enseignements pédagogiques. L’enfant est, bien souvent, resté sur le quai par impuissance physio­ logique ou maladie. Si les parents avaient prévenu ou corrigé cette défi­ cience par une technique thérapeutique ou alimentaire plus naturelle et plus efficiente, l’enfant n’aurait eu ni irritation, ni démangeaison, ni fra­ gilité stomacale. Si, du moins, la maman avait compris l’état d’incertitude, de trouble et d’infériorité où se trouvait son enfant, elle aurait pu l’aider à ressaisir une ligne de vie normale, lui ouvrir peut-être un compartiment pour éviter le dangereux refoulement sur le quai. Elle aurait entraîné son fils vers un travail-jeu ou un jeu-travail qui l’auraient replacé dans le torrent normal de la vie... Les recours aux lignes de vie ersatz auraient été superflus. Et même quand l’enfant a goûté aux jouissances ersatz qui sont comme le signal du déséquilibre vital, il n’est pas encore trop tard pour réagir, à condition qu’on fasse appel aux seuls efficaces remèdes : l’activité par le travail dans un milieu aidant.

La ménagère a bien fixé son choix sur une certaine huile ersatz. Mais si demain elle apprend qu’on peut encore trouver de l’huile véritable à la ville voisine, elle n’hésitera pas à s’imposer le déplacement pour se procurer cette satisfaction naturelle : manger de l’huile vraie ! Parce qu’elle a encore, dans le palais, dans l’odorat, dans ses habitudes, dans tout son corps, la sensation de cette huile et qu’elle n’est pas encore suffisamment habituée à l’ersatz qu’elle vient d’essayer. Mais qu’elle en soit réduite pendant des mois et des années à un ersatz qui la satisfasse, même si l’emploi en est dangereux, elle s’y tiendra lorsque reparaîtra l’huile véri­ table en vous donnant cette déconcertante explication : « Oh 1 nous sommes habitués à cette huile qui fait aussi bien que l’huile naturelle... Pourquoi changer? » C’est le même raisonnement aveugle que tient l’enfant chez qui le recours accidentel est devenu règle de vie, et qui s’y tient, contre toute démonstration.

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Mais encore faut-il que l’huile donne un minimum de satisfaction et qu’elle ne présente pas trop d’inconvénients. Si, à l’usage, elle se révèle trop chère, si le jeu n’en vaut pas la chandelle, si on lui attribue, à tort ou à raison, des malaises ressentis plus ou moins graves, ou si on vous en interdit radicalement l’emploi, alors on tâtonne vers d’autres ersatz. C’est ce que fait l’enfant. Il avait essayé de la jouissance sexuelle, mais on la lui a interdite en l’effrayant à tel point sur ses funestes effets qu’il n’a pas osé continuer. Il aimerait les bonbons mais il ne peut pas en acheter. Il n’en reste pas moins sur le quai, contraint de se rabattre sur une quelconque solution, bonne ou mauvaise. Et cette solution, pour qu’elle soit possible, doit être si bien dissimulée ou travestie que l’autorité inflexible ne puisse en reconnaître l’origine coupable. L’enfant est resté sur le quai ; il n’a pu trouver place dans les compar­ timents devant lesquels il s’est obstinément présenté; l’employé l’a bru­ talement arraché de la portière où il s’accrochait désespérément; ou bien il s’est trompé de direction et a dû revenir sur ses pas, gros-jean comme devant. Il s’était réfugié dans la salle d’attente où il avait trouvé un moyen, solitaire ou non, d’atteindre au maximum de puissance, une raison, provisoire au moins, de durer et de lutter, et l’employé l’en a chassé encore. On l’a surveillé avec une telle minutie policière, on l’a à tel point traqué et effrayé que le séjour même dans cette gare lui devient intolérable. Que faire alors? Mourir?... Si, avant, on essayait de se sauver! Qui sait: en se cachant, en se déguisant, en essayant de monter à contre-voie, en fai­ sant le malade, ou même le mort, comme ces insectes qui savent si par­ faitement simuler l’immobilité lorsqu’ils sont en danger! Ce sont ces essais, en général très laborieux, qui se traduisent par des accidents aussi incompréhensibles que graves, et qui sont si bien masqués que l’individu lui-même est comme pris au piège. Ce sont les tics, de la face notamment, le bégaiement plus ou moins accentué pouvant aller jusqu’à la mutité; les tremblements, la danse de Saint-Guy; les maladies plus ou moins mystérieuses qui obligent enfin le chef de gare à s’intéresser au patient étendu sur le quai et qui transforment momentanément un milieu rejetant et impitoyable en milieu aidant et sympathique; les crises nerveuses plus ou moins accentuées; les inexplicables complications diges­ tives ou intestinales ; certains signes de paralysie, les phobies alimentaires ou vestimentaires, et même l’énurésie. Dans ce domaine si délicat, l’individu tâtonne encore, essaye de diverses solutions pour s’en tenir à celles qui paraissent réussir et qui sont alors fixées en règles de vie. Je dis bien : paraissent ! car ce ne sont jamais que des solutions de désespoir. Dans une ville bombardée la nuit, les victimes tâtonnent, elles aussi, d’un abri à l’autre, à la recherche de la plus grande sécurité. Et parfois devant une cave éventrée, nous qui voyons les choses du dehors, froide­ ment, nous nous étonnons que la victime se soit obstinée à rester dans

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cet abri léger alors qu’elle avait à quelques pas un blockhaus à toute épreuve. Mais si elle est restée ainsi dans un abri trop faible, c’est sans doute qu’elle n’a pas pu faire autrement, ou qu’elle ignorait la proximité du blockhaus, ou qu’elle a jugé trop dangereux de continuer ses tâton­ nements. La solution adoptée n’était peut-être pas la meilleure. C’est du moins celle que, tout compte fait, elle a jugé la meilleure, sinon elle aurait évidemment cherché ailleurs. Il en est de même pour ce qui concerne la santé physiologique et psy­ chique. Et cette nécessité de l’expérience tâtonnée, et l’urgence de trouver une solution qui permette à la vie de continuer, expliquent l’imperfection, l’irrationnel, le baroque parfois des solutions adoptées. Ce raisonnement va nous permettre d’apporter quelques clartés dans le débat qui sépare les thérapeutes des psychologues. Les premiers, de par leur formation, sont enclins à ne voir que la maladie, d’ailleurs étiquetée et définie, dans laquelle ils ne distinguent que les causes exclusivement matérialistes, sans rapport avec le comportement individuel et social. Si l’enfant a un tremblement nerveux, s’il se prend à bégayer ou s’il souffre d’énurésie, c’est que tel organe est malade, qu’un microbe est venu mystérieusement fausser le fonctionnement du mécanisme — ce qui, nous le verrons, n’est pas totalement faux, mais n’en est pas moins trop exclusif, trop absolu, comme si l’individu ainsi atteint n’était qu’un assemblage anonyme d’organes et de rouages, abstraits du milieu, et si les causes extérieures ne pouvaient pas, ne devaient pas influer sur le fonctionnement interne... Aussi les médecins sont-ils déroutés devant ces malades rebelles à leur traitement, qui semblent se plaire dans leurs affections, fuyant devant les diagnostics impossibles, sujets à de déroutantes guérisons miracu­ leuses. Les psychologues, eux, auraient tendance à croire que, pour des raisons subconscientes qu’ils ne peuvent d’ailleurs démêler que très impar­ faitement mais qui seraient indépendantes du mécanisme physiologique, l’individu s’enfonce dangereusement dans certaines tares tenaces qui sont les névroses. Il est bon qu’ils aient ainsi mis l’accent sur l’influence subconsciente dans le déclenchement et l’évolution de ces accidents. Nos observations vont nous permettre de mieux démêler les voies de ces complexes névro­ tiques, et donc d’intervenir plus efficacement, soit pour les prévenir, soit pour les atténuer ou les guérir. Il nous faut donc considérer:

1. L’atmosphère de trouble, de désespérance, donc d’extrême urgence qui préside à cette suprême expérience. On s’étonnera moins alors de cer­ taines anomalies incompréhensibles, ni du fait que l’individu se soit ainsi égaré, comme de parti-pris, dans des chemins impossibles qui ne mènent qu’à des impasses.

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2. La tare physiologique : quand on pousse un moteur loin au-delà de ses possibilités, c’est toujours la partie faible qui craque la première. Si les pistons sont quelque peu usés, ce sont eux qui lâcheront; si le carbu­ rateur est déréglé, c’est lui qui provoquera la panne par étouffement et asphyxie. Ces tares pourtant n’étaient rien à l’origine, qu’une sorte de faiblesse relative qui aurait fort bien pu se compenser et se corriger par une marche normale, et ne se seraient peut-être jamais aggravées sans l’erreur qui a désaxé la machine tout entière. L’enfant est là, bouleversé, sur le quai. Une crispation brusque du visage, plus accentuée d’un côté, l’obsède par sa répétition nerveuse. En d’autres circonstances il n’y aurait pas même pris garde comme à tant d’autres bobos qui sont la monnaie courante de la vie. On passe cent fois par un chemin familier sans remarquer la moindre anomalie dans la forme des arbres ni dans leur projection vigoureuse sur le fond sombre du ciel. Mais il suffit d’être effrayé pour que ces profils et ces ombres se muent en fantômes apocalyptiques. L’enfant, effrayé, inquiet, menacé, pour­ chassé, interprète tragiquement une crispation anodine. Il y voit soit une nouvelle menace, soit un moyen peut-être de rétablir son équilibre et de surmonter les obstacles. Il prête à cette crispation une attention maladive qui a pour effet d’en accentuer le processus. Le tic est né. Si l’individu l’interprète comme un moyen bénéfique, il s’y tiendra et le tic deviendra règle de vie. Ou bien, dans ce même état de crainte et de désespérance, l’individu sentira tout à coup comme une certaine difficulté à remuer la langue. Il interprétera cette déficience comme une conséquence de sa détresse ou peut-être même comme une punition surnaturelle pour des crimes ima­ ginaires dont il charge sa conscience traquée. Il en résultera un tic qui tendra à passer en règle de vie : le bégaiement. Ou bien l’enfant sentira, devant sa détresse, comme à l’apparition d’un fantôme, son cerveau se vider, ses membres trembler. Il s’évanouira. Mais cet évanouissement sera interprété par l’enfant comme une conséquence de sa triste situation d’étemel rejeté. Si on l’a ramassé, emmené au chaud dans un coin abrité; s’il a vu des gens s’intéresser à son sort — enfin ! — il croira inconsciemment peut-être avoir trouvé une solution à sa détresse. Et il y a de grandes chances pour qu’un processus qui a relativement réussi là où avaient échoué tant d’autres, soit repris mystérieusement par l’organisme et mué en règle de vie. Telle est l’évolution complexe.

Si l’enfant n’avait pas éprouvé cette contraction nerveuse de la face, ou la difficulté insolite à remuer sa langue, il n’y aurait sans doute eu ni tic ni bégaiement, malgré l’état de détresse sur le quai. L’enfant aurait cherché ailleurs une solution. Si son organisme n’avait été ni las ni surmené, si son cerveau était resté solide, ses nerfs et son cœur sans faiblesse,

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l’enfant n’aurait pas succombé à cette sorte d’évanouissement qui s’est ensuite répété et fixé. Il aurait cherché ailleurs encore. Nous pouvons alors donner quelques indications salutaires sur la prévention ou la cure des tics, manies, accidents nerveux ou devant les­ quels la médecine s’avère si totalement impuissante et pour le traitement desquels la psychanalyse a monté une thérapeutique dont la complexité et la délicatesse sont pratiquement désespérantes. Notre action se produira alternativement ou simultanément dans trois directions différentes.

1. Si nous évitons que l’individu soit refoulé obstinément, brutalement, sur le quai, chassé de la salle d’attente; si nous savons l’aider à trouver en toutes circonstances des solutions normales aux graves problèmes posés par la vie, il y a de grandes chances pour que ne prennent racine en lui ni tic, ni manie, ni névrose. Si vous voyez ces accidents se dessiner, n’attendez pas davantage pour réagir, non pas par une interdiction maladroite qui ne ferait que précipiter le processus, mais en corrigeant les erreurs dont ces accidents sont le signal. Il faut à tout prix dans ces cas-là aider les enfants à se réembarquer, leur réaliser des occasions de succès et de triomphe, veiller à la permanence de leur sentiment de puissance. Nous avons donné suffisamment de conseils à ce sujet pour que chacun, dans ces circonstances délicates, s’essaye à rectifier comme il le doit la position et l’usage des recours-barrières dont nous avons révélé la fonction déterminante. 2. Si les circonstances vous obligent à forcer votre moteur, veillez tout particulièrement à son parfait fonctionnement. Rectifiez et renforcez à temps les pièces déficientes qui pourraient lâcher. Peut-être ainsi par­ viendrez-vous malgré tout au sommet de la montée où vous pourrez enfin souffler. Plus que jamais de même soignez le corps de votre enfant; évitez la dégénérescence des organes; évitez l’excitation, l’erreur alimentaire ou respiratoire; tâchez de conserver les plus puissantes possible l’énergie et l’harmonie vitales. Il ne saurait y avoir de guérison sans la disparition du déséquilibre physiologique fonctionnel qui a aiguillé le tâtonnement sur des voies dangereuses où on ne rencontre qu’ersatz, illusion et impuis­ sance. 3. Il se peut malheureusement que vous soyez impuissant à rétablir la fonction aidante de recours-barrières dont quelques-uns, nous le savons, échappent à vos possibilités. Les enfants sont sur le quai et vous ne par­ venez pas à les réembarquer. Il ne vous reste vraiment à vous aussi qu’un recours : la règle de vie ersatz.

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Seulement, au lieu de laisser l’enfant se livrer à une laborieuse expé­ rience tâtonnée pour essayer de trouver une solution acceptable, vous pouvez l’aider et le guider dans la recherche des règles de vie qui, même ersatz, sont les moins nocives, vers celles qui lui permettront encore d’atteindre à l’exaltante puissance. Votre enfant est sur le quai. Vous pouvez l’accompagner dans la salle d’attente, ou au café, ou vous énerver avec lui à faire maniaquement les cent pas. Mais vous pourriez peut-être aussi le conseiller plus utilement, l’entraî­ ner vers d’autres possibilités que nous allons maintenant étudier.

V.

DES RÈGLES DE VIE ERSATZ

QUI PEUVENT ÊTRE BÉNÉFIQUES

A. LE JEU L’individu était sur le quai. S’il était seul, si son corps était las, il s’est assis tristement, recroquevillé sur lui, physiologiquement et psy­ chiquement, à écouter son cœur battre, à s’épouvanter d’une douleur dans la poitrine, d’une brûlure à l’estomac ou d’une contraction de la face. Ou bien il s’est mis à manger, ou s’est dirigé vers la buvette... ou vers les cabinets d’aisance. Ou bien il s’est réfugié dans la salle d’attente et nous avons vu toute la complexité des conséquences de ce faisceau possible d’aventures. Mais il se peut que l’individu, bien équilibré, ne souffre d’aucune des tares qui le prédisposent à l’une quelconque de ces solutions maléfiques. Il est là sur le quai, mais il sent en lui suffisamment d’allant encore pour reconquérir la puissance. Il n’éprouve ni le besoin de manger, ni celui de boire, et il y a trop de vie en lui pour qu’il aille passivement s’enfermer dans la salle d’attente. Mais que faire? La vraie vie lui est provisoirement fermée. Qu’à cela ne tienne ! Il va imaginer qu’il s’embarque, qu’il agit, qu’il lutte, qu’il reconquiert la puissance, qu’il domine à nouveau et qu’il remplit malgré tout sa destinée. L’enfant se met à jouer, en réalisant comme il peut, dans un milieu à sa mesure, avec les éléments dont il peut disposer, les gestes vitaux et essentiels qu’il n’a pu accomplir dans le milieu normal. C’est le jeutravail, ersatz du travail-jeu, dont nous avons donné ailleurs les caracté­ ristiques spécifiques, et qui dégénère facilement sous l’effet de l’exemple, de l’excitation physiologique ou du désordre psychique, en jeu de com­ pensation psychique, en jeu à gagner, et finalement en jeu-haschich dont

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nous avons dénoncé la nocivité aussi dangereuse et aussi tenace que celle des pires règles de vie ersatz que nous venons de passer en revue Si, après quelques instants de jeu, l’individu parvient à se rembarquer et à réaliser malgré tout l’essentiel de sa vie, tout est bien. Sinon, il restera sur le quai à jouer, réalisant ainsi en imagination, comme en un rêve brumeux, dans le monde de sa création, avec des mimiques, un compor­ tement, un rythme adéquats, un mode de vie à l’écart de la vie véritable, mais qui va souvent parallèlement à elle, jusqu’à se confondre avec elle parfois, qui n’est pas tout à fait la vie, mais qui en procure, en réduction pourrait-on dire, les mêmes satisfactions de puissance et de supériorité. Cette règle de vie, à défaut de mieux, est malgré tout bénéfique car elle évite à l’individu refoulé sur le quai le péril des déviations vicieuses que nous avons examinées. Que viennent des possibilités acceptables de vraie vie, donc tout à fait voisines de celles que réalisait le jeu-travail, on abandonnera le jeu pour accéder au travail; la règle de vie basée sur le jeu-travail glissera imperceptiblement vers la règle de vie basée sur le travail. C’est ce qui nous a fait considérer le jeu-travail comme un ersatz, un substitut du travail-jeu, souhaitable toutes les fois que le travail-jeu ne peut être réalisé, et susceptible de sauver l’enfant de tous les dangers que lui fait frôler sans cesse l’erreur croissante des recours-barrières. On comprend alors que ces recommandations ne puissent s’appliquer au jeu qui dégénère en jeu de compensation psychique, en jeu à gagner ou en jeu-haschich. Ces derniers conduisent à une règle de vie dange­ reuse et maléfique, tout à fait comparable aux règles de vie névrotiques précédentes. Comparez l’acharnement au gain du mauvais joueur, l’autojouissance de l’enfant obsédé par certains jeux-haschich, aux pratiques érotiques et à la satisfaction boulimique, et vous comprendrez la nécessité de placer toutes ces manifestations sur un même plan, avec les mêmes causes, les mêmes moyens possibles de prévention et de cure.

B. SUPERSTITION ET RELIGION

L’individu resté sur le quai, en proie à une angoissante agitation, obsédé par cette sorte de vide produit par l’échec et l’impuissance, dominé par la cloison de nuit qui barre l’avenir, n’est peut-être porté vers aucune des réactions que nous venons d’étudier. Mais il se met à marcher de long en large en faisant sonner et en comptant ses pas, il accorde une importance exagérée à certaines coïncidences, fait trois pas, puis trois pas encore, puis trois pas et 1 L’éducation du travail, op. cit.

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il se persuade que quelque chose va se produire quand il aura fait ainsi trois fois trois pas. Et, effectivement, une machine siffle. Simple coïncidence évidemment, mais en laquelle l’individu inquiet croit discerner une action possible sur la nature ambiante, une influence sur la marche des événements, l’une et l’autre susceptibles de lui redonner puissance et supériorité. Une machine arrive avec un souffle déchirant qui le remue jusqu’aux entrailles. L’individu, plus affolé que jamais, croit sa dernière heure venue et se recommande à toutes les forces qu’il suppose susceptibles de le sauver. Il arrête sa respiration et se dit qu’il ne la reprendra que lorsque la machine sera arrêtée. Si ce recours réussit accidentellement, l’individu sera per­ suadé d’avoir découvert un moyen de puissance qu’il s’appliquera à mettre en pratique dans les circonstances difficiles de la vie. Ou bien, il aura recours en pensée à sa mère absente, ou morte, à son père, ou à telle personne affectionnée, et il croira détenir une force à laquelle il fera appel une autre fois au moment du danger. Ou bien il regarde le ciel et croit deviner dans les nuages des signes familiers, ou au contraire des figures fantastiques, plus ou moins issues des rêves. Il marche et la lune semble le suivre; ou bien il s’adresse en complice à son ombre fidèle qui, elle, ne l’abandonne point. Il se recom­ mande tour à tour à ces virtualités de puissance. Si le recours s’avère efficace, il s’y tient; et plus il semble efficace, plus il s’y tient. L’homme est ainsi fait qu’il n’est pas exigeant en fait d’expérience tâtonnée, surtout en ce domaine. Il y a tant de mystères autour de lui, tant de barrières rejetantes ! Il suffit qu’il rencontre une aspérité de roc, une brindille ferme où se raccrocher... Il oublie bien vite tous les tâton­ nements, tous les échecs successifs et répétés, pour ne plus considérer que le succès qui, une fois par hasard, a couronné l’expérience. Cela suffît à expliquer le candide tâtonnement de l’enfant dans le domaine de l’appel aux puissances mystérieuses toutes les fois que l’ont refoulé les puissances véritables; et la persistance à travers les âges de toutes les pratiques empiriques, de toutes les traditions formulées et fixées dans des gestes, des proverbes, des incantations, des règles de vie ou des sortilèges magiques. Tout est valable. Par la loi du pur hasard, il arrive toujours quelque­ fois où le sortilège a réussi, où le proverbe a dit vrai. On en oublie du coup l’infinité des fois où la magie a échoué. Et plus le danger est grand, moins on est exigeant. Les individus qui possèdent force et puissance et qui vont leur vie, peuvent sourire des pauvres êtres qui ont été refoulés sur le quai et qui implorent, invoquent et prient. S’ils étaient eux-mêmes dans un abri autour duquel pleuvent les obus qui peuvent les emporter d’un moment à l’autre, ils essayeraient bien, eux aussi, de tous les recours sans exception : rappeler le souvenir protecteur de la mère, ou de la sainte vierge qui en est comme l'idéalisa­

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tion, implorer Dieu ou ses saints, prier, faire le signe de la croix, se punir soi-même, ou crier éperdument... Si par hasard cela réussissait! Je crois qu’on a tort de considérer sur un plan trop intellectuel, trop savamment psychique, trop idéalisé le problème des recours de l’individu aux forces mystérieuses qui l’entourent — recours dont la religion est l’aboutissant. Il faut y voir avant tout des tentatives de l’individu refoulé sur le quai ou repoussé dans la salle d’attente pour retrouver le minimum de puissance indispensable que lui refusent les recours-barrières ordinaires de la nature, de la famille ou de la société. En vertu du principe permanent de sécurité dans la recherche de la puissance, dans la crainte de se retrouver à nouveau sans recours sur le quai, l’individu se cramponne à la première lueur entrevue, au premier essai qui réussit : animisme, superstition, formules d’incantation, tradi­ tionalisme, pratiques magiques sont autant de moyens pour l’enfant de retrouver ou de conserver la puissance. Offrez-lui un moyen plus effi­ cace de retrouver ou de conserver cette puissance, il abandonnera alors les pratiques antérieures. Mais il y a là une tournure générale d’esprit qui joue et rend laborieuse cette évolution. Autant de secondes qui séparent l’éclair du grondement profond du tonnerre. J’écoute mon cœur et j’essaye d’arrêter ma respiration pour voir si cet effort intérieur ne par­ viendrait pas, qui sait? à écarter le danger. Ou bien je fais des gestes d’invocation; je prononce telles paroles qu’on m’a recommandées comme efficientes; j’allume un cierge et je prie Dieu ou ses saints; je menace la force aveugle, ou je lui promets au contraire récompense, fidélité, servilité, si elle m’épargne; je propose un vrai marché... J’essaye de multiples recours pour donner la préférence une autre fois à celui qui m’aura semblé réussir. Pendant que j’invoquais tel saint, le ciel s’est ouvert et un rayon de soleil a filtré à travers les nuages pour venir illuminer le saint dans sa niche. Et le tonnerre s’est arrêté de gronder. Je suis persuadé alors de l’effet magique des prières balbutiées, des invocations adressées, des pro­ messes faites. Je fais connaître autour de moi le résultat merveilleux du moyen employé, comme on indique avec complaisance et orgueil aux malades les remèdes qui ont apparemment réussi. Il se trouvera toujours des individus croyants ou habiles, ou les deux à la fois, pour spéculer sur ce besoin de sécurité et créer tout un organisme de prévention et de défense contre les risques que n’a encore su couvrir l’ingéniosité indivi­ duelle, familiale ou sociale. Et c’est, au fond, impitoyablement simple, toute l’histoire des religions. On dit parfois que la religion est un besoin profond de l’individu. C’est quelque peu jouer sur les mots. Il y a le besoin profond de l’être menacé par le mystère ou l’inconnu et qui, refoulé sur le quai, en est réduit à tout essayer pour reconquérir la puissance et sortir de l’impasse. Que s’ouvre l’impasse, et cessent aussi le recours et le besoin religieux. On dira peut-être que l’homme, aussi loin que le pousse son génie, se heurtera toujours à

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quelque impasse, mais c’est alors une tout autre façon de considérer le problème religieux. La réalité, c’est que magie et superstition reculent inexorablement à mesure que s’avance la connaissance, que croît la sécurité, qu’augmentent les chances pour les individus de conquérir et de conserver la puissance qui est l’élément vital de leur devenir. L’enfant a peur du tonnerre; il invoque les puissances occultes pour s’en garantir. Mais le jour où il sait que le tonnerre lui-même ne présente aucun danger, il craindra seulement la foudre, ce qui est rationnel. Et si l’expérience lui a montré avec certitude qu’il n’a rien à redouter de la foudre dans une maison surmontée d’un paratonnerre, il ne craindra plus l’orage; il pourra même éprouver une certaine jouissance à sentir l’orage autour de lui tout en se trouvant à l’abri de ses atteintes, comme on éprouve une égoïste jouissance à contempler, par delà les vitres d’un appartement confortable, l’ouragan tordre les arbres et la pluie inonder le chemin. Le pauvre voyageur qui reçoit l’ondée essaye peut-être lui aussi des incantations magiques, ou bien il invoque Dieu ou les saints pour ne pas sombrer dans l’aventure. Celui qui est à l’abri n’éprouve point le besoin de prier puisqu’il n’est nullement menacé par les éléments. Notre voyageur inquiet éprouve lui aussi la satisfaction du triomphe s’il est à l’abri sous un bon parapluie ou sous un vaste imperméable, ou s’il roule dans une auto bien fermée qui se rit des éléments, jusqu’au moment où le moteur inondé se refuse à marcher, auquel cas le chauffeur inexpert, impuissant à réparer la panne, invoque à son tour Dieu et les saints, saint Christophe son gardien tutélaire, la chance ou son nombre favori, ou telle pratique incantatoire qui lui a précédemment réussi. Ce que nous venons de dire à propos de l’orage est valable pour toutes les circonstances de la vie. Vous entendez un bruit insolite dans la maison. Vous devinez un danger que vous ne parvenez pas à identifier. Vous êtes là, sur le quai, impuissant et indécis. Tout le processus d’expérience tâtonnée recommence alors, depuis la pratique magique jusqu’à la prière formelle, la promesse aux saints, ou la messe qui apaisera les esprits. Mais que vous parveniez à découvrir l’origine du bruit, pour le faire cesser ou pour vous prémunir du moins contre tout danger consécutif, le besoin religieux s’éteint du même coup. La connaissance a vaincu l’empirique magie. C’est parce que notre connaissance est encore imparfaite, c’est parce qu’elle ne fait que reculer le mystère, que le besoin religieux, le besoin d’un recours, d’un appel, d’un essai de domination par des procédés non logiques, non scientifiques, se présentent encore à notre esprit. Il n’y a pas lieu de nous glorifier de cette nécessité où nous sommes de chercher dans les circonstances graves, une illusoire puissance. Et il est dangereux, et quelque peu humiliant d’attribuer à de tels recours — même s’ils se couvrent de noms prestigieux — une exaltante efficacité. 7

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Ceci, diront les vrais religieux, n’est que le petit côté, trop humain, nous le savons, du problème. La religion pour nous, c’est autre chose encore, de plus haut, de plus noble, de plus divin et de plus efficace. Et nous le concédons. On est là, sur le quai, impuissant. On n’a plus aucun moyen rationnel, aucun moyen pratique de se rembarquer dans la vie. Naturellement l’inconnaissable et l’inconnu nous effrayent; le mystère qui nous entoure pèse sur nous comme un invisible ennemi qu’on ne sait comment atteindre pour l’attaquer, le vaincre ou l’implorer. Nous avons dit la démarche du tâtonnement suscité par ce trouble. Ce trouble peut être dépassé et vaincu par la connaissance. Mais, à défaut de ce moyen sûr de la connaissance, à défaut du processus pour ainsi dire scientifique, il peut y avoir une autre attitude qui tient de la connaissance intuitive ou synthétique, de la divination, presque de l’ins­ tinct, et qui est susceptible de devancer parfois, d’approcher et d’atteindre la mystérieuse connaissance. Le locataire est inquiet dans son appartement nouveau au sujet de ce réduit mystérieux qui est comme une menace permanente à sa sécu­ rité. Il y aurait, bien sûr, la solution matérialiste et scientifique, éblouis­ sante dans ses conclusions : qu’on parvienne à trouver la clef du réduit, à ouvrir la pièce, à l’éclairer d’une lumière suffisante pour en scruter à loisir tous les recoins, il n’y aura plus aucun doute et le locataire, après avoir pris les mesures précises de sécurité qui s’imposent peut-être, pourra aller dormir tranquille parce que la connaissance lui aura donné la sécurité, ou du moins la possibilité d’atteindre rationnellement cette sécurité. Notre sécurité individuelle et sociale avance de même à mesure que la connaissance scientifique objective fait reculer le mystère, et notam­ ment le mystère essentiel de la création, de la vie et de la mort. Mais ce mystère n’a encore fait que reculer. On a entr’ouvert la porte du réduit; un rayon de lumière passe parfois par l’entrebâillement; les plus hardis chercheurs tentent de s’aventurer à l’intérieur, mais ils n’en ont point encore sondé l’insondable profondeur, gênés qu’ils sont encore par la foule des timorés qu’affole ou que trouble l’intrépidité des chercheurs et qui essayent sans cesse de refermer le réduit pour y emprisonner et y circons­ crire le mystère et l’inconnu. En face de cette situation dominée par l’impuissance relative de notre compréhension scientifique, il y a trois positions possibles : L’automobiliste amateur est inquiet et soupçonneux devant son auto qui ne veut plus avancer. Il tâtonne comme nous tâtonnons devant les grands mystères de la nature, devant les mystères de la génération surtout, de la vie et de la mort. Peut-être se contentera-t-il d’amorcer une prière, d’invoquer saint Christophe, de faire appel à sa chance ou de « toucher du bois ». Et comme

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il arrive parfois que l’auto reparte effectivement — non par la grâce certes de saint Christophe ou de la chance mais parce qu’entre temps un peu d’essence a filtré dans le carburateur — le chauffeur aura recours à ce procédé pour se dépanner à la prochaine occasion. Cet homme représente le type, en voie malgré tout de disparition, qui se contente de l’appel exclusif à son dieu ou à sa chance, ou aux forces occultes pour trouver la solution des graves problèmes qui lui sont posés. Mais la plupart du temps le chauffeur suivra les conseils de la sagesse : « Aide-toi, le ciel t’aidera !... » Et, sans négliger peut-être l’invocation aux forces supérieures, il se mettra en mesure de se dépanner lui-même. Alors, il touche une pièce, puis l’autre, vérifie le carburateur, la magnéto, l’arrivée d’essence et la circulation d’huile. Si un de ces tâtonnements réussit à redonner puissance et vie au moteur, notre homme s’orientera spontanément, la prochaine fois, vers le tâtonnement qui a réussi. Mais comme il se peut que la panne ne soit pas strictement localisée, le nouvel essai se trouvera peut-être infructueux. D’où nouveau tâtonnement, aboutissant à nouveau à un résultat provisoire, même s’il est l’effet du pur hasard... Et voilà deux expériences qui ont réussi, qui, dans le sou­ venir, se valent comme possibilités de succès et qui se joindront à d’autres expériences réussies pour offrir au comportement un clavier empirique, mais sans rien qui l’unisse ou le synthétise. La masse de nos contemporains en est là, qu’elle penche davantage vers les solutions religieuses plus ou moins influencées de rationalisme, ou qu’elle se dise rationaliste pour faire un ultime recours, en cas de détresse, aux expériences religieuses ou occultes non encore définitivement dépassées. Que vienne par contre un vrai mécanicien, ayant atteint la maîtrise parfaite de sa science, soit par ses études, soit par sa conception intuitive des lois qui réglent et dominent le mécanisme du moteur automobile. Il scrute le mouvement dans sa synthèse vitale ; il compare avec ce qu’il sent de son unité nécessaire; il fait jouer un tour de manivelle qui crée une vie artificielle, comme une épreuve dont l’ouvrier déduit le vice fatal. Il s’arrête, va toucher telle pièce ou tel engrenage où il a cru distinguer un mouvement anormal. Encore un tour de manivelle : il compare avec ce qu’avait donné le tour de manivelle précédent et décide, assuré : voilà le mal ! Ce mécanicien est l’image des hommes supérieurs qui, parce qu’ils comprennent et dominent le monde par une sûre technique de vie savent y conformer en toutes occasions leur comportement individuel et social. La conséquence éducative de ces considérations c’est que vous n’aurez pas fait grand progrès tant que vous n’aurez produit que des hommes des première et deuxième catégories. Si, par contre, l’individu sur le quai peut pénétrer le sens de la vie comme le mécanicien domine le fonction­ nement de sa machine; s’il peut, par sa compréhension scientifique et

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rationnelle du processus social, acquérir une technique de vie supérieure, alors, la machine démarrera puissamment à l’assaut intrépide des invin­ cibles sommets.

C. ARTS ET LITTÉRATURE

Nous n’en avons pas encore fini avec notre série des ersatz. On est refoulé sur le quai. Au lieu de se rendre au W.-C. ou à la buvette, d’invoquer le ciel ou ses succédanés, on peut se renfermer sur soi, scruter sa propre personnalité pour y découvrir quelque raison encore de vivre, de lutter, de triompher pour durer. Le locataire qui s’est accidentellement blessé et ne peut quitter son logement, en fait et refait le tour lentement, en examinant les recoins les plus cachés, trouvant un plaisir insoupçonné à des découvertes qu’il n’avait eu l’occasion de réaliser : le fini original d’un meuble, l’intérêt d’un livre qu’il rencontre là, par hasard, sur un rayon, ou le souvenir troublant que cette lettre surgie du fond d’un tiroir rappelle à sa conscience ou à son affectivité. Ou bien il colle le nez à la vitre humide et trouve au paysage un charme nouveau qui ne l’avait jamais touché avec une telle intensité. Cet inventaire de ses richesses intimes peut contribuer à contrebalancer sa déficience momentanée pour lui redonner le potentiel de puissance qui lui permettra d’affronter victorieusement la vie. Il en est de même de l’individu. S’il n’avait pas été, à quelque moment, refoulé sur le quai, il n’aurait peut-être jamais eu l’occasion de procéder à cet inventaire profond des possibilités qu’il porte en lui et de réfléchir sur les virtualités exhaustives de son être. A quelque chose, dit le proverbe, malheur est bon... pourvu qu’on triomphe, ajouterons-nous. S’il garde, en effet, trop longtemps la chambre, notre locataire sera amené à appliquer son esprit à des détails qui prennent anormalement à ses yeux de reclus une place éminente et qui risquent de fausser le com­ portement en face de la vie. Quand nous ne savons que faire, il nous arrive de prendre la montre et de regarder les aiguilles tourner, ce qui est bien vite désespérant. Alors on ouvre le boîtier et on s’amuse un instant du balancement saccadé de l’ancre ou de la marche cahotante des méca­ nismes. Mais cela ne saurait nous mener bien loin. Il est vrai que la nature humaine est un organisme autrement com­ plexe et subtil, si attrayant que l’on peut pendant des jours et des jours, sans se lasser, dérouler les méandres de sa vie intérieure, inventorier ses souvenirs, se délecter dans ce monde infini des sensations qui fut le royaume d’un Proust, et que l’homme essentiellement actif forcément méconnaît et néglige.

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Seulement, le danger que courent le locataire retenu dans sa chambre et le voyageur refoulé sur le quai c’est que, tout comme l’enfant désabusé qui se livre à son onanisme clandestin, ils éprouvent un certain plaisir à organiser ainsi une vie solitaire, en dehors des obsédantes complications de la vie habituelle, mais qui ne manque pourtant pas de satisfactions. Il fait froid dehors, le vent souffle; on voit par la fenêtre les gens affairés et on éprouve un certain bien-être égoïste à se trouver seul, tranquille, à l’abri des éléments déchaînés, avec la possibilité de réaliser soi-même, par ses propres ressources, le minimum de puissance que vous refuse la vie. A la satisfaction virile des besoins véritables pour l’acquisition de la puissance organique, on substitue ainsi progressivement une jouissance intime dont on devine alors la qualité d’ersatz avec toutes ses caractéris­ tiques et ses dangers. Cet ersatz, nous pourrons donc dans la pratique éducative nous en accommoder dans une certaine mesure. A condition que nous ne le laissions pas se fixer en étroite et misanthrope ligne de vie. Et nous allons voir comment peut se réaliser l’évolution nécessaire. On est sur le quai, replié sur soi et l’on croit faire des découvertes qu’on éprouve le besoin d’exprimer avec plus ou moins d’heureuse véhémence. On parle pour soi d’abord, ou bien on chante ou on siffle, ou bien l’on sort son couteau et l’on taille et grave un morceau d’écorce arraché à un vieux tronc abandonné; ou bien on dessine des images sur le sable du bout de sa canne. De connaître ainsi, d’approfondir sa peine, de la mesurer et de l’extérioriser semble la rendre plus supportable. La douleur fait crier et crier vous soulage ; le silence et la peur nous oppressent : siffler anime le silence et le rend comme familier. Quand on dessine du bout de son bâton, on dirait que les soucis s’enfuient de notre être vers cette pointe qui réalise subconsciemment un peu de nos rêves et de nos espoirs. Et l’avan­ tage de cette extériorisation c’est qu’elle constitue un retour, timide et indirect, vers le milieu, une tendance à se réembarquer par une voie détournée qui peut se révéler salutaire. Ces considérations nous dicteront une des lignes les plus efficaces de notre comportement éducatif, pour ce qui concerne du moins ses vertus correctives et curatives. Nous y verrons peut-être comme un des moyens les plus sûrs de sortir de l’impasse, de vaincre la névrose naissante, pour retrouver l’harmonie et la puissance. Nous encouragerons donc les individus restés sur le quai à extérioriser ainsi leurs émotions, leur trouble, leurs craintes, leurs espoirs, leurs hési­ tations. Cette confession sera déjà, par elle-même, une libération; le trouble cessera d’être solitaire ; même s’il reste provisoirement sur le quai, l’individu n’y sera plus seul; la satisfaction, quelque anormale qu’elle demeure, ne sera plus solitaire; elle tendra à se socialiser, à s’idéaliser et il ne dépendra que de nous de l’aiguiller vers l’impétueux torrent de vie.

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Cette extériorisation sera d’autant plus salutaire qu’elle risque d’être appréciée, comprise et sentie par d’autres individus qui ont toujours, à quelque moment de leur existence, peiné eux aussi sur le quai, s’ils n’y sont pas intégralement demeurés. Par ce biais, par cet ersatz intelligem­ ment utilisé, nous rejoignons la communauté; nous retrouvons la voie royale sur laquelle il nous suffira de nous raffermir, nous nous évadons du quai, nous échappons à la hantise de la salle d’attente. Lorsque l’enfant chante, danse, dessine, peint, grave, raconte, ora­ lement ou par écrit, c’est cette extériorisation qui se réalise, et qui explique les vertus profondes, insuffisamment appréciées des techniques d’expres­ sion artistique dont nous avons été les initiateurs : la rédaction libre, et pas seulement celle qui se contente de décrire ou de narrer, mais qui est la confession intime de troubles, de croyances, de craintes, de souffrances ou de joie — le poème-chant qui est comme une explosion fonctionnelle, comme l’aboiement du chien, ou le cri lugubre du renard dans la nuit — le dessin, projection fidèle sur le papier d’un monde intérieur désaxé ou déséquilibré — la gravure qui est maîtrise et domination, pour des fins d’expression affective, de la matière inerte — le mouvement, la danse, et le travail en général qui sont eux aussi, par un détour sensible, prise de conscience d’une insondable virtualité de puissance. Il ne s’agit nullement, par ces techniques, de substituer à l’éminence des exemples adultes l’imperfection des réalisations enfantines, ni même de mettre prématurément en vedette le talent inné de quelques artistes en puissance. C’est là pour ainsi dire un enseignement humain, une révéla­ tion non négligeable de cet appel instructif à des forces sourdes qui bouil­ lonnaient sans jamais pouvoir trouver la faille par où s’écouler et s’épa­ nouir. Mais ce qui compte plus encore pour nous par delà ces exaltantes réussites, ce qui autorise la généralisation de nos techniques d’extériorisa­ tion artistique, même lorsqu’il n’en résulte aucun chef-d’œuvre, c’est cette vertu intense de libération, cette possibilité pour tous les êtres, même les plus déshérités, de s’évader du quai où ils sont refoulés, et cela, par une voie qui est un ersatz mais qui peut, grâce à nous, rejoindre les grandes lignes de puissance et de vie. La victoire sera complète si s’opère cette jonction, si l’expression artistique est ce vol intuitif et majestueux qui permet de quitter le quai aride et désespérant pour atteindre merveilleusement les lignes essen­ tielles d’action. Si l’individu refoulé dans la salle d’attente se contente en effet de la satisfaction intime que lui procure son art, s’il évite jalousement de prendre son vol vers les zones habitées où il se réintégrerait à la vie, alors nous n’avons fait que changer la nature de l’ersatz sans le faire servir à l’harmonie et à l’équilibre indispensables. On dira peut-être que ce refus de quitter le quai, cette obstination à bouder la vie et l’action ambiante, à s’isoler superbement, nous a valu

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la plupart des grandes œuvres artistiques, conçues et réalisées dans une souffrance incomparable, en un déséquilibre qui frisait souvent la folie, ou qui y menait immanquablement. C’est effectivement le sort de quel­ ques-uns de nos plus grands génies, et les chants les plus émouvants, les musiques les plus divines, les tableaux supérieurs ont été en effet avant tout le chant de désespoir et de gloire de l’individu refoulé, puis son hosanna lorsqu’il a découvert la voie secrète et intime de l’évasion. Cette observation nous pousse davantage encore à ne rien négliger des possibilités humaines que recèle l’expression artistique dont nous avons parlé. L’exemple exaltant de quelques génies solitaires ne change cependant en rien notre jugement sévère sur la pratique de l’ersatz et sur la nécessité de conduire cette pratique vers l’harmonie et la puissance de la vie. Le génie qui se révèle et s’affirme dans le déséquilibre et la souffrance a malheureusement, de tous temps, été rejeté d’un monde banal et terre à terre où ses visions généreuses ne trouvaient point d’emploi. Mais on ne sait pas ce qu’il aurait donné — peut-être de plus exaltant encore, mais sur un autre plan — s’il avait pu s’épanouir et s’affirmer dans un milieu aidant et sympathique, à même l’harmonieuse construction humaine, par la magie du travail qui devrait être le suprême moyen d’expression sociale. Nous avons au moins une preuve dans notre histoire que notre désir ne saurait être une pure utopie : ce sont les cathédrales. Pour leur construction, pour leur décoration, — plus que leur décoration, leur vie, expression d’une époque — des génies inconnus se sont révélés simultanément dans diverses parties de notre territoire, qui, en d’autres temps, auraient été brutalement refoulés sur le quai, ridiculisés et torturés, et qui ont trouvé là la possibilité de prendre leur envolée divine vers l’harmonie et la puissance. Nous ne cultiverons donc pas à l’école — ni dans la famille — dans l’expression artistique, l’ersatz solitaire et misanthrope. Nous en orien­ terons toujours l’évolution vers l’intégration à la vie et au milieu, vers l’harmonie et la puissance, loin du quai, loin de la salle d’attente. Et il nous restera toujours, hélas ! une part suffisante de doute, d’inquiétude et de souffrance pour féconder les âmes qui ont besoin, pour vibrer à leur rythme supérieur, de l’épreuve surhumaine où sombrent aujourd’hui tant d’innocentes victimes. Compte tenu de cet écueil, on comprendra que nous considérions l’expression artistique comme un des ersatz bénéfiques qui, à défaut d’embarquement, permettent néanmoins de quitter le quai, par une voie qui rejoint la puissance et l’harmonie de la vie.

Il y a malheureusement, plus souvent que notre salutaire orientation éducative, une tendance mercantile à exploiter cet ersatz, à satisfaire, pour des fins de seule auto-jouissance, ce besoin d’expression artistique

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des individus restés sur le quai. Tout comme des exploiteurs de la détresse sociale ont ouvert dans les gares des cafés où ils attirent et retiennent, par l’anormale excitation, des individus qui en oublient de se réembarquer. A cet individu resté sur le quai et qu’une belle musique élèverait jusqu’aux zones de puissance et de vie, on offre des accords amollissants, sans spiri­ tualité, qui endorment toutes ses velléités de redressement. A son besoin de profonde expression corporelle, on substitue l’abrutissante monotonie du bal. A la libération par le chant, le dessin ou l’écriture, de son psy­ chisme refoulé, on oppose la passivité de l’audition musicale, la rebutante copie des œuvres graphiques des adultes, et la lecture de ce qu’ont écrit les autres. Cette substitution est, par elle-même, une fausse culture de l’ersatz, une perversion et une déviation d’une des rares possibilités qui restaient à l’individu pour s’évader de la salle d’attente et rejoindre le torrent de vie. C’est toujours, hélas ! le même principe : le malade est là, inquiet et vaincu. Le premier geste de son entourage n’est point de chercher la cause profonde de son mal pour essayer de l’en dégager, mais de supprimer la conscience de ce mal par l’octroi d’un stupéfiant. Et le malade s’habitue si vite à ce bien-être factice qui en résulte qu’il reculera de plus en plus devant la cure héroïque de son mal pour s’abîmer dans le haschich qui n’est jamais qu’une défaite. On pratique de même, en grand, avec les individus refoulés sur le quai. Avec les enfants, surtout, dès l’école. Ils sont désaxés et troublés, on n’essaye point de descendre avec eux jusqu’à l’origine de leur trouble et de les aider à reconquérir l’équilibre et la santé. On trouve bien plus commode et bien plus efficace momentanément d’administrer un stupé­ fiant qui n’est qu’une forme intellectualisée de l’ersatz : on fait regarder des images ; on raconte une histoire prenante, on fait lire un livre intéres­ sant. L’enfant s’habitue à ces pratiques qui lui donnent l’illusion de la puissance, qui lui font oublier momentanément sa situation de refoulé, qui endorment sa souffrance. Acquisitions vaines pourtant : dès qu’il sort du rêve, dès que cesse d’agir le stupéfiant et qu’il se retrouve aux prises avec les mêmes inéluctables problèmes que pose la vie, l’enfant est à nouveau lamentablement refoulé sur le quai, toujours plus impuissant à réagir et à se réembarquer. C’est ce qui explique que l’instruction traditionnelle influe si peu sur le comportement véritable des enfants, qu’elle accentue au lieu de les corriger les refoulements et le déséquilibre, qu’elle éloigne de l’action et enfonce dans l’ersatz. On jugera effectivement des méfaits de la scolastique dans ce domaine en considérant combien d’enfants ont acquis à l’école la manie de la lectureévasion. On les a déshabitués de la création personnelle et du contact avec le monde ambiant en fonction de leur propre devenir. Ils ont éprouvé du plaisir à lire des histoires. Ils continuent à lire des histoires. Et ils ne sont

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pas exigeants; ou plutôt ils le sont à l’envers: ils repoussent d’avance tout ce qui suppose réflexion et réaction logique et loyale en face des vrais problèmes de la vie ; ils ne feraient pas même le geste de gravir les marches de la portière qui s’ouvre pour les recevoir. C’est si commode de rester sur le quai, ou de s’en aller dans la salle d’attente, et là, de se livrer à cet autre vice solitaire qu’est la manie de la lecture. De cet ersatz qui pouvait mener à la libération on a fait le pire des ersatz, qui enlève toute volonté, accentue le déséquilibre, fixe dans leur situation de définitifs refoulés des individus qui auraient pu encore et dû rejoindre la majesté de la vie. Certes les hommes qui produisent cette littérature ersatz sont res­ ponsables comme le sont ceux qui l’éditent et l’exploitent, comme sont responsables ceux qui offrent et exploitent le stupéfiant. Mais les orga­ nismes qui participent à cette redoutable intoxication le sont tout autant : et l’Ecole actuelle est parmi ces organismes. L’Ecole dira, pour sa défense, qu’elle ne recommande jamais et ne tolère que de bons livres, œuvres artistiques et morales des meilleurs de nos écrivains et de nos penseurs. C’est un correctif non négligeable, certes, mais qui, bien souvent, n’en manque pas moins son but à cause de la technique défectueuse à l’origine. L’enfant n’est pas habitué à créer par lui-même, à s’extérioriser, à s’exprimer, ce qui, nous l’avons vu, serait le seul moyen pour lui de s’évader de son infériorité et de son impuissance. On se contente de mettre entre ses mains un mécanisme, la lecture, dont on lui révèle les possibilités dans le domaine de l’auto-jouissance qu’on appelle culture. L’enfant aura tendance à utiliser exclusivement la lecture pour cette auto-jouissance et écartera égoïstement toutes lectures qui nécessitent un effort spécial ou une réflexion qui lui semble superflue et inutile. Si l’erreur de l’Ecole ne fait pas plus de mal c’est que, par bonheur, les techniques employées ne sont parvenues qu’exceptionnellement à donner à l’enfant le besoin et le goût de la lecture. La vie, qui continue malgré l’école, les jeux, les travaux hors de la maison, les multiples inté­ rêts qui s’offrent normalement à toute nature fraîche et riche, atténuent l’envahissement des mauvais livres. Dans la pratique, nombreux sont les élèves qui se contentent de lire les pages des manuels dont on leur impose la mémorisation, comme ils étudiaient leur catéchisme. Il en résulte plutôt la sainte horreur des livres, qui est à peu près générale. Ce sont malheureusement les individus déjà refoulés sur le quai, ceux qui n’ont pu réaliser, ni à la maison, ni dans la famille, ni dans un champ, un minimum au moins de l’activité qui leur était essentielle, ceux qui n’ont même pas pu se passionner au jeu, ceux qui, neurasthéniques avant l’âge, se promènent seuls pendant les récréations, ne jouent pas et ne crient pas, comme s’ils portaient en eux déjà toute la peine adulte, ce sont ceux-là qui se jettent sur la lecture comme sur l’ersatz qui compensera passagè­ rement au moins leur impuissance et leur permettra de s’évader dans un

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monde moins tyrannique. Ceux-là alors se mettent à lire avec une sorte de rage n’importe quoi d’abord, puis exclusivement les livres qui leur procurent l’auto-jouissance dont ils ont besoin. Et c’est vraiment un remède pire que le mal, dont nous avons dit ailleurs toutes les tristes conséquences. Il en résulte la nécessité pour l’école de renverser radicalement le processus d’acquisition de l’écriture, de la lecture et de la culture qui en sera l’aboutissement.

DU CHOIX ET DE L’UTILISATION INTELLIGENTE DES ERSATZ PAR LA SUBLIMATION Vers

les sommets

!

Nous ne prétendons pas avoir ainsi passé en revue tous les procédés, toutes les règles de vie ersatz auxquels peuvent avoir recours, selon les nécessités et les circonstances, les individus refoulés sur le quai. Il y aurait notamment à examiner selon les mêmes critères la tromperie, le mensonge, la tricherie, le vol. Nous laissons aux lecteurs le soin de procéder euxmêmes à ce travail selon la méthode critique et constructive que nous venons d’employer pour ces règles de vie essentielles. Mais notre tâche n’est point encore terminée. Nous avons dit qu’il était des circonstances dans la vie où il n’était malheureusement pas en notre pouvoir d’aider efficacement les individus à se rembarquer. Devonsnous alors jeter le manche après la cognée et les abandonner à leur détresse en leur laissant gravir, au gré de leur propre expérience, le triste calvaire de leur anéantissement? Parmi les multiples solutions auxquelles peut avoir recours le mal­ heureux, parmi ces règles de vie ersatz qui sont tout ce qui lui reste comme perspectives de puissance, n’y en a-t-il pas de moins nocives que les autres et qu’on peut recommander comme un moindre mal? Et qui sait, parmi ces voies tortueuses qui s’offrent, n’y en aurait-il pas quelquesunes qui seraient susceptibles peut-être de ramener l’individu à la dignité et à la puissance, dans la majesté du torrent de vie? C’est cette classification que nous allons tenter, ce sont ces voies de la libération que nous tâcherons de discerner parmi les lignes ersatz. Pis-aller, certes. Mais l’éducation, dans notre monde vieilli, compliqué de tant d’expériences contradictoires, n’est-elle pas souvent l’utilisation de ces pis-aller au service des redressements qui s’imposent?

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Nous placerons au bas de notre échelle des valeurs en fait de règles de vie ersatz :

1. Les règles de vie ersatz solitaires : a) Parmi ces règles de vie ersatz, quelques-unes sont, à tort ou à raison, chargées d’une maléfique interdiction et considérées comme dégra­ dantes, comme antisociales, anti-humaines et dangereuses d’ailleurs pour la santé (onanisme, coprophagie). b) Il faut les éviter le plus possible et, à tout prendre, leur préférer une autre catégorie d’ersatz considérée comme licites : succion du doigt, sucette, rongement des ongles, gourmandise cachée, jeu solitaire, men­ songe, vol, lecture 1. 2. Les règles de vie ersatz non solitaires:

a) b) c) d) e) f) g)

l’amour de l’argent; la goinfrerie; l’alcoolisme; le tabac et les stupéfiants; le jeu en groupes; la superstition et la magie; la religion formelle. 3. Les règles de vie ersatz susceptibles d'évoluer favorablement :

a) l’amour de la musique; de la peinture; de la littérature en tant que moyens d’auto-jouissance. b) l’expression artistique qui est envolée vers les sommets. Il reste, en art, en littérature, comme dans les formes supérieures de la vie sociale, une zone exaltante et bénéfique, où l’individu, par son repliement sur soi, par la « réflexion » de ses pensées, par l’examen attentif de son propre comportement, par ses créations imaginatives et idéales, s’élève à un niveau supérieur jusqu’à retrouver soit intuitivement, soit scientifiquement, soit empiriquement et pratiquement, les grandes et 1 Parmi tant d’autres règles de vie ersatz plus ou moins déplorables, nous cite­ rons : la coquetterie, le désir de paraître, le besoin de luxe, de se déguiser, de mentir, de se vanter, de se présenter autre qu’on est pour essayer de retrouver la puissance perdue — l’envie, le désir de s’approprier le bien d’autrui qu’on n’a pu acquérir par ses propres moyens. On distingue dans ces diverses tendances les caractéristiques de la délinquance qui entre alors tout à fait dans le cadre de notre psychologie intuitive. On en aperçoit du même coup les remèdes possibles — toujours les mêmes.

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profondes lignes de vie, les chemins splendides qui conduisent à la com­ munion, non seulement avec les hommes, mais avec la création tout entière. L’homme alors peut heureusement remonter la pente où il avait glissé, et, par-dessus les tares congénitales les plus sévères, par-delà les faiblesses humaines, les échecs et les impuissances, rejoindre le grand torrent de la vie avec une compréhension nouvelle et une décision originale qui n’en sont pas moins dans le sens de la destinée. Pour des causes diverses, par suite de multiples refoulements, de fausses positions des recours-barrières, ou de l’attitude accaparante ou refoulante des éléments familiaux et sociaux, vous êtes repoussé peu à peu à l’écart du courant, peut-être même contre le courant. Vous vous trouvez dangereusement entraîné dans des lignes de vie qui s’en vont au hasard des circonstances, dans le dédale de vallées enchevêtrées, d’où vous n’entendez plus les bruits familiers du torrent de la destinée, d’où vous ne distinguez plus les lignes essentielles qui convergent vers le fleuve. Ou bien vous vous êtes prématurément arrêté sur le bord de la mare, pour jouir de l’heure qui passe, sans oser seulement jeter un regard vers les cieux. Ou bien vous allez, ballotté par les flots, vous accrochant déses­ pérément à toutes les branches qui se présentent, hélas aussi frêles que vous-même; ou vous êtes resté simplement sur le quai, impuissant et vaincu, ou bien vous vous êtes, suprême recours, réfugié dans la salle d’attente. Vous ne devez pourtant pas encore désespérer. Il vous reste la possi­ bilité merveilleuse, et qui est la noblesse de notre nature supérieure, de descendre au fond de vous, de sentir battre la vie, de vous mettre à l’unisson du rythme ambiant, de vous élever alors, par la pensée, par l’imagination, par la connaissance, par la bonté, par la communion avec la nature, par les mystérieuses correspondances dont l’Art est l’expression, jusqu’à une zone idéale, d’où vous dominerez l’humain enchevêtrement de lignes de vie désordonnées et terre à terre; d’où vous apercevrez à nouveau la vallée principale que vous aviez accidentellement quittée, et dont vous gardez le nostalgique souvenir. Vous sentez ses appels et d’un bond surhumain vous redressez votre marche, même si vous devez pour cela remonter le courant. Vous avez d’un geste violent renversé les fausses barrières accidentelles qui insidieusement vous avaient conduit vers l’isolement. Vous avez, à cette hauteur intérieure, reconnu l’erreur des mares glauques posées à l’écart de la vie et avec la majesté de l’aigle, vous êtes revenu plonger en plein courant, dans le flot que vous avez enfin dominé. Et si, par hasard, vous risquez d’être à nouveau repoussé vers les bords, retenu par les branches de la rive ou arrêté paresseusement, à l’orée des vallées inharmonieuses, jusqu’aux mares trop paisibles, il vous suffira de reprendre votre envol pour retrouver à nouveau vos essentielles lignes de vie.

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Alors vous comprendrez l’illumination libératrice. L’illumination du vrai religieux, qui, par-dessus et par-delà les croyan­ ces et les rites, s’élève jusqu’à la communion avec la grande et exaltante destinée de l’homme, ou participe de la splendeur d’un dieu qui est pour lui l’expression suprême de cette élévation et de cette communion. L’illumination de l’artiste, qui, par-dessus la fange où il traîne parfois lamentablement son corps dégénéré, s’élève à une hauteur de vie où ne sont plus valables aucune des communes mesures humaines, ni tradition, ni famille, ni bien-être, ni richesse, ni souffrance physique — puisqu’il a atteint les splendides sommets. L’illumination de l’écrivain et du penseur dominés par leurs créations ou leurs prospections; l’illumination du savant, du chercheur; l’illumina­ tion de l’artisan qui passe ses jours et ses nuits à parfaire une œuvre à laquelle il sacrifie sa situation, son bien, sa renommée, sa famille, mais qui a comme saisi un morceau de ciel dans ses mains, et participe à une envolée magique par-delà les contingences marâtres vers l’idéale commu­ nion; l’illumination de l’individu conscient, qu’il soit ouvrier, paysan, militant, qui laisse s’exalter en lui ce besoin d’altitude et de montée, et qui, s’arrachant à la monotonie des barrières, parvient de même à dominer sa vie. Tant que vous ne vous élevez pas au-dessus des barrières pour retrou­ ver la ligne de votre destinée, tant que vous ne participez pas, si peu que ce soit, de cette illumination, vous restez dans l’ersatz, quel que soit le clinquant qu’on utilise pour exploiter votre faiblesse. Tout art, toute litté­ rature, toute philosophie, toute religion qui ne vous élèvent pas au-dessus des barrières jusqu’à la communion suprême avec les hommes, qui ne vous font pas retrouver vos lignes de vie, restent des ersatz, qui peuvent vous permettre de patienter, de durer, de jouir, mais qui ne vous empêchent pas de vous en aller à tâtons dans des dédales contre lesquels vous butez lamentablement parce qu’ils vous dominent et vous subjuguent. Ce manque de ligne, ce défaut d’altitude, ce cheminement tortueux et indécis, c’est la marque de l’ersatz. Comme ces chemins plus ou moins agréables, plus ou moins capricieux qui serpentent par les plaines infinies et dont vous ne voyez jamais l’aboutissement, que vous suivez parce que vous ne pouvez faire autrement, mais avec un arrière-goût persistant d’inquiétude, d’insatisfaction et de doute. Avec quel cœur, au contraire, vous grimpez au petit jour le sentier en lacets de la montagne. Il est encore tout bordé de cerisiers sauvages ou d’épine-vinette quand il quitte les vieux chalets qui dorment dans la quié­ tude de l’aube naissante. Des murs l’enserrent, des tournants l’humanisent. Puis les murs disparaissent; l’aridité de la haute montagne donne du large à la draille qui monte et serpente parmi les champs de violettes sauvages. En bas, dans la vallée, vont se rapetissant et à mesure, dirait-on, s’estompant, les vulgaires soucis humains. Les vaches que le berger pousse

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maintenant hors des étables semblent des jouets que manœuvre insen­ siblement une main invisible. Les voix irritées des gens et des bêtes se fondent en une rustique résonance dans la splendeur de l’altitude. On n’en continue pas moins à monter avec plus de cœur encore. Parce qu’on voit là, à notre portée, le sommet où doit aboutir notre ascension et d’où nous dominerons splendidement la vallée. Nous redescendrons ensuite, pourvus de richesses puisées aux hautes altitudes, et nous pourrons nous replonger dans l’air moins riche de la vallée, là où règne l’ersatz à la mesure de l’impuissante détresse des humains, l’ersatz des besognes sans élan ni horizon, des soucis mineurs, des relations pessimistes de tant d’individus qui, partis pour une exaltante aventure, ont été rejetés trop tôt vers la monotonie et l’impasse du quai. Il appartient aux parents et aux éducateurs d’aider efficacement les enfants à sortir de cette impasse. Si les circonstances où vous êtes placés, si la profondeur du mal dont souffrent déjà vos enfants ne vous permettent pas d’envisager et de réussir les solutions préventives et correctives que nous avons préconisées; si déjà l’activité rebute leurs natures prématuré­ ment vieillies ou trop profondément désillusionnées, si vous n’avez pu leur offrir le travail qui peut-être leur aurait permis de se réaliser et de conquérir la puissance, ne désespérez cependant pas, et essayez tel autre cheminement que nous vous avons indiqué dans la voie des ersatz. En vous référant à la liste que nous avons donnée, tâchez de substituer progressivement aux ersatz les plus maléfiques d’autres ersatz moins nocifs : Aux ersatz solitaires, substituez si possible des ersatz qui supposent la compagnie d’autres enfants. Usez s’il le faut provisoirement de la gour­ mandise, tolérez, dans les circonstances difficiles, un brin de stupéfiant; facilitez et suivez la montée qui mène à la grande communion des hommes. Mais ne vous attardez point à tous ces ersatz; n’attendez pas qu’ils aient pris racine en règles de vie et entraînez vos enfants vers l’expression artistique sous l’une de ses multiples formes, depuis la pureté et l’amour du beau — que vous ne laisserez pas dégénérer en coquetterie — jusqu’à la recherche des satisfactions qu’apportent le chant, la musique, la pein­ ture, la lecture, le bon cinéma. Et ne vous arrêtez pas en si bon chemin. Ne vous satisfaites pas de cette jouissance passive, même si elle est de nature artistique. Orientezvous virilement vers l’art qui est langage intime, extériorisation de com­ plexes psychiques, reflet de notre éminente nature, mais aussi langage universel; grimpez vers les cimes. Alors, mais alors seulement, et quelle que soit l’aridité du départ, vous remettrez vos enfants dans le bon che­ min, vous leur ferez retrouver la puissance dans la suprême harmonie. Ces considérations valent de même pour établir une sorte de hiérarchie des valeurs pédagogiques. Tâchez d’abord de sauvegarder et de renforcer ce besoin de vie et d’harmonie des enfants en organisant l’Ecole et le travail selon les conseils

DES RÈGLES DE VIE ERSATZ BÉNÉFIQUES

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que nous avons donnés et qui peuvent, dans la plupart des cas, être sou­ verains. Mais il ne dépend pas de vous que certains individus, soit qu’ils se trouvent handicapés par une infériorité congénitale, soit qu’ils aient été contraints de réagir anormalement à un milieu rejetant, restent cepen­ dant refoulés et, comme tels, voués aux ersatz. Soyez prudents dans l’emploi de procédés qu’une science imparfaite, et trop souvent intéressée comme l’est toute science dans une société imparfaite, vous a présentés parfois comme nobles et souverains. Ne fixez pas vos enfants dans la jouissance passive des conquêtes d’une civilisation dont les valeurs sont éphémères et dans l’admiration béate de génies momentanés. Mais faites-les participer à la grande expérience humaine dont ils seront demain les continuateurs. Aidez-les à se réaliser, à faire éclore en eux cette curiosité profonde qui suscite la critique, la recherche et l’expérience permanentes. Ne craignez pas de vous déranger vous-mêmes pour les réveiller au petit jour dans les chalets paisibles, accompagnez-les non seulement dans le chemin civilisé qui court à flanc de coteau, mais aussi dans l’héroïque et l’exaltante montée vers les cimes. C’est à cette hauteur que vous réussirez enfin les cures psychologiques et pédagogiques qui vous honorent et vous récompensent, c’est à cette altitude que vous éveillerez la profonde intelligence qui domine l’erreur. Nous résumerons, et nous terminerons ce long examen des règles de vie ersatz, par notre

vingt-cinquième loi : D’une hiérarchie des valeurs, des règles de vie ersatz, ET DES POSSIBILITÉS QUI RESTENT DE RETROUVER LA PUISSANCE

L’individu qui peut, par les moyens normaux précisés dans les lois précédentes, conserver et exalter sa puissance, ne reste pas sur le quai et n'a donc pas à envisager des règles de vie anormales pour en sortir. Il est malheureusement bien des cas où les conditions physiologiques et l’attitude accaparante ou rejetante des recours-barrières empêchent l’individu de se réaliser selon ses vraies lignes de vie. Comme il ne veut pas sombrer, il est contraint alors d’avoir recours à des règles de vie ersatz. Si aucun recours sympathique ne l’aide ni le conseille, il en est réduit à se livrer à une empirique expérience tâtonnée qui, selon les circonstances, peut l’entraîner aux pratiques les plus maléfiques qui tendent malheureu­ sement à s’ancrer dans le comportement pour dégénérer enindélébiles règles devie. Il appartient aux parents et aux éducateurs qui n’ont pas su, ou pas pu éviter le refoulement, d’aider du moins les enfants à s’orienter vers les règles de vie les moins dangereuses, jusqu’à les conduire si possible vers

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celles qui leur permettront encore de se libérer et de retrouver la puissance. D’où la nécessité pour les éducateurs d’être familiarisés avec la hiérarchie des valeurs de ces règles de vie. Sauf dans des cas exceptionnels, il est toujours possible de faire monter les enfants — et d’autant plus facilement qu’ils sont plus jeunes — dans cette hiérarchie, pour les conduire vers la jouissance artistique qui est comme la sublimation des auto-jouissances des degrés inférieurs, et, par delà la jouis­ sance artistique, jusqu’à l'expression et à la réalisation artistiques qui sont l’exaltante envolée vers les sommets pour retrouver les lignes de vie et recon­ quérir la puissance.

VI.

L’INDIVIDU EN FACE DU PROGRÈS ET DE LA CULTURE

C’est, avons-nous dit dans notre cinquième loi, à la rapidité et à la sûreté avec lesquelles l’individu profite intuitivement ou expérimentale­ ment des leçons de ses tâtonnements, que nous mesurerons son degré d’intelligence. Si la prospection des éléments vitaux qui nous entourent a été mal faite — que ce soit par déficience congénitale ou par mauvaise position des recours-barrières — si les relations entre ces éléments ne se sont pas précisées et définies au cours de l’expérience tâtonnée, le mécanisme du comportement est faussé. L’enfant des villes, beaucoup trop limité dans ses tâtonnements, traverse une rivière. Il pose son pied sur une pierre ronde et luisante, glisse et tombe dans l’eau. Echec, avec toutes ses conséquences, qui ont parfois plus d’importance qu’on ne croit. Le petit campagnard, lui, a fait depuis son plus jeune âge, des expériences tâtonnées répétées et il a une connaissance parfaite des qualités d’une telle pierre par rapport à l’usage qu’il veut en faire. On aura peut-être bien expliqué au petit citadin, par le recours même des lois physiques ou mécaniques, que le pied, sur­ tout chaussé de gros souliers cloutés, trouve difficilement un point d’appui sur une pierre ronde, que le pied doit s’y poser selon un angle favorable, que l’eau et la mousse rendent la pierre glissante. Mais c’étaient là des notions qui étaient restées pour lui tout intellectuelles et discursives, qui ne s’étaient nullement intégrées au comportement. L’enfant avait bien placé dans sa mémoire cette connaissance, mais faute d’expérience la liaison fonctionnelle ne s’était pas établie entre le fait et la réaction qu’il appelle. L’individu doit aller chercher le renseignement. Mais pendant ce temps un trou se produit dans le courant et c’est l’échec. Le petit citadin dirait : « On me l’avait pourtant bien expliqué, mais... ». Le petit campagnard, s’il pouvait analyser sa supériorité, affirmerait : « On ne 8

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m’avait rien expliqué, mais ce n’est pas la première fois que je passe sur des pierres semblables; j’ai commencé moi aussi par glisser, puis j’ai rectifié mes gestes, et maintenant je sens, dans mes yeux et dans mes pieds, dans tout mon corps, les réactions vitales qui s’imposent. » A l’origine, nous l’avons dit, il n’y a de connaissance que par l’expé­ rience tâtonnée. C’est par elle que se précisent toujours davantage en nous — nous ne disons pas seulement dans notre esprit, car cette prise de conscience est autrement complexe et synthétique — les caractères essentiels des objets et des êtres qui nous entourent ainsi que les normes de relations entre eux d’une part, entre eux et nous d’autre part. Ce qu’on appelle présomptueusement la méthode scientifique n’est elle-même qu’un processus de tâtonnement qui s’est révélé efficace. La connaissance de propriétés inconnues, la découverte de corps, de dépendances, de rela­ tions qui enrichissent chaque jour le fonds commun de la science ne sont que le résultat du tâtonnement, servi bien sûr par une curiosité, une volonté, une compétence particulières mais qui ne sont, à tout prendre, ni plus tenaces ni plus caractéristiques que l’obstination totale et exclusive avec laquelle l’enfant expérimente dans les flaques de la ruelle. C’est lorsque les objets et les êtres sont connus, que leurs attributs et leurs relations ont été notés expérimentalement et fixés dans l’expé­ rience des hommes, que la science peut alors remplacer le tâtonnement, le rejeter et le dépasser. Et c’est peut-être en effet, c’est sans doute la seule supériorité que nous ayons sur les animaux. L’animal poursuit ses expériences tâtonnées avec une subtilité et une obstination que nous pourrions souvent lui envier. Il établit des relations entre les choses : d’un bruit il déduit intuitivement la présence d’un dan­ ger; une trace de pas, une diffuse émanation, lui révèlent une image agréable, amie ou hostile. L’expérience tâtonnée joue à plein. Seulement, il n’a à sa disposition aucun moyen de fixer, pour son comportement personnel ou pour le comportement des autres, les résultats de cette expérience tâtonnée, qui ne peuvent donc se transmettre que par l’exem­ ple. C’est comme une construction que l’individu monterait laborieuse­ ment, avec toutes les ressources de connaissance, d’ingéniosité et d’intel­ ligence dont il dispose, mais qui s’écroulerait et disparaîtrait avec lui. Le nouveau venu, en s’inspirant de l’exemple de ses anciens, doit alors recons­ truire intégralement, avec les mêmes possibilités, mais sans aucune autre, la même maison qui s’évanouira à nouveau avec lui. Seule interviendra une certaine adaptation en ce sens que l’allure, les matériaux, la structure, la hauteur de la construction peuvent varier légèrement selon les modi­ fications qui se produisent, soit dans la physiologie des individus, soit dans le milieu extérieur. Le nouveau-né qui s’est imprégné physiologiquement de la demeure qu’il habite, qui se l’est rendue comme substantielle, qui a bénéficié plus tard de l’exemple de ses ascendants, est dirigé dans son comportement

l’individu en face du progrès et de la culture

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par une sorte d’expérience syncrétique qui est l’instinct. Mais que fasse défaut un élément de l’expérience, que la maison soit ravagée partielle­ ment par un cataclysme, que manquent les matériaux habituels, que la montée harmonieuse soit gênée par un obstacle, l’individu, privé d’expé­ rience pour répondre à ces accidents, est obligé de tâtonner pour trouver une solution qui comble le vide, rétablisse la nécessaire harmonie vitale par un minimum d’adaptation qui sera évolution. Or, avant qu’il ait refait laborieusement toutes ses expériences, qu’il soit parvenu par son tâtonnement au niveau normal d’organisation de son espèce, le cycle de la vie va se refermant, les actes essentiels de repro­ duction et de perpétuation ont été accomplis. L’individu fixe alors ses essais réussis en des règles de vie auxquelles il se tiendra prudemment, puisqu’elles ont permis, plus ou moins parfaitement, les fonctions vitales de l’espèce, les seules qui importent. Si, aujourd’hui encore, sous l’effet d’un cataclysme inconcevable, toutes les réalisations humaines disparaissaient comme disparaissent, l’hiver, dans nos pays, les nids des oiseaux, et que l’enfant nouveau-venu se trouve à pied-d'œuvre, sans autre moyen que sa propre force et le souvenir diffus des réalisations de ses parents; si chaque création deman­ dait pour lui de multiples tâtonnements ; s’il devait arracher de ses mains les pierres des carrières, casser les branches à la seule force de ses muscles, redécouvrir expérimentalement toutes les lois de l’équilibre, de la force et de la mécanique, la maison ne monterait ni bien vite ni bien haut. L’isolé s’y adapterait au mieux, se reproduirait, élèverait ses enfants, puis arrêterait son tâtonnement, dans la conscience presque physiologique de l’être qui a accompli l’essentiel de sa destinée. L’embryon de maison s’écroulerait et les enfants reprendraient obstinément la même besogne, avec les mêmes ressources et les mêmes possibilités. Malgré toute leur intelligence possible, ils ne risqueraient pas de s’élever bien haut au-dessus d’une forme de vie spécifique à l’espèce, s’adaptant seulement aux lentes ou brusques modifications du milieu extérieur. Les choses ont changé le jour où, on ne sait sous quelle inspiration merveilleuse, due sans doute aussi à un hasard, à une expérience réussie que l’individu inquiet a répétée, l’outil est apparu. Après de multiples tâtonnements, l’homme s’est rendu compte qu’une pierre dure, tenue dans sa main velue mais fortement musclée, pouvait servir pour donner forme à d’autres pierres, pour en détacher des éclats, pour blesser plus profondément les animaux, pour entamer la puissance invincible des grands troncs. Avec cette aide, il parvient à monter sa maison plus solidement, plus vite et plus haut. Du coup, la maison achevée comme l’exigeait la spé­ cificité de la race, l’homme avait encore du temps de libre avant sa fixation définitive et son déclin. Il essayait alors, en tâtonnant, de renforcer et

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de surélever sa construction personnelle. La maison s’écroulait bien avec lui, mais pas totalement cependant parce qu’elle possédait déjà des assises plus stables et plus méthodiques. L’enfant s’était saisi de l’outil; il en avait deviné et compris toutes les virtualités. Dans son esprit fruste, des comparaisons s’ébauchaient et déjà il comparait la résistance du bois et du calcaire, à celle du silex ou de la coquille. Par hasard, un jour, en fendant une roche, il avait obtenu un éclat tranchant qui n’était plus seulement marteau, mais qui devenait lame propre à couper et à scier. Grâce à ce perfectionnement technique, il pouvait monter sa maison plus solide, et à une plus vive allure. Il lui restait alors plus de temps encore de libre que, dans son besoin inné d’expérience, il consacrait à renforcer et à surélever sa cons­ truction. On peut comprendre ainsi la naissance et la démarche du progrès en fonction exclusive de l’outil au service du besoin d’élévation et de recherche qui caractérise l’homme en face de la nature. Que ce soit l’outil qui ait fait la civilisation, cela nous paraît incon­ testable. Et il nous paraît normal de marquer les étapes du progrès non par l’évolution d’une quelconque pensée abstraite, par la magie d’une idée, mais par la lente et expérimentale perfection des outils : la pierre taillée, la hache, la pierre polie, le travail de l’os, l’élevage du renne, l’utilisation du bronze, du fer, de l’étain ou de l’or, l’attelage, la naviga­ tion, l’emploi du verre, de l’eau, de la vapeur, de l’électricité : c’est tout cela qui forge effectivement la lente évolution de la civilisation, qui permet à l’homme de s’élever toujours plus haut, en parcourant à une vitesse sans cesse accrue l’étape de nécessaire initiation, en accélérant le tâton­ nement, en en systématisant les conclusions pratiques et les enseignements. La pensée de l’homme n’est que le faisceau des relations qui se sont nouées autour de lui et en lui, à la suite des innombrables expériences tâtonnées, par la reproduction systématique des expériences réussies. Il n’y a pas trace en cela de produit mystérieux de la pensée, d’hypothé­ tique chimie ou de mécanique strictement cérébrale. Supprimez à l’enfant cette expérience tâtonnée qui débute à la naissance, isolez-le dans un réduit sans possibilité d’expérience, et vous verrez ce que deviendront et sa pensée et sa pure spiritualité. La culture, et les signes complexes par lesquels elle se manifeste, ne sont qu’une systématisation extraordi­ nairement différenciée de cette lente et longue et subtile expérience. Seulement le processus a perdu de sa raideur matérielle et technique à la découverte, et par l’utilisation toujours plus poussée, de ces autres outils que sont la mimique, la parole et l’écriture — moyens qui accélèrent jusqu’à l’excès le processus du tâtonnement. Si l’adolescent de la préhistoire avait dû, pour réaliser sa hache rudimentaire imitée de l’outil des adultes, essayer longuement de toutes les pierres, de la tendre à la dure, que de temps perdu pour le rythme de

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l’expérience et la vitesse de construction de l’organisme humain! Mais l’homme a conduit son élève jusqu’à la carrière de silex qu’il avait décou­ verte après de laborieux tâtonnements; il lui a mis dans les mains le calcaire tendre puis le silex de fer, et les relations expérimentales qui avaient demandé au père des années de tâtonnement ont été acquises en quelques minutes par le fils. Première conquête de l’éducation ! Après une longue période de tâtonnements, l’homme est parvenu à exprimer par le geste une idée qui nécessitait auparavant son propre déplacement. L’enfant va dans la direction indiquée, cherche et trouve le silex. Economie nouvelle dans l’effort d’expérience tâtonnée. Puis l’homme perfectionne son geste et l’accompagne d’un langage articulé qui parvient à exprimer, comme dans un éclair, des rapports dont l’expression par l’action aurait demandé de laborieuses manœuvres. Nouvelle accélération dans l’expérience tâtonnée qui permet la montée toujours plus majestueuse et à un rythme sans cesse accru de la cons­ truction personnelle. Une étape nouvelle est franchie lorsque l’homme parvient à fixer dans la matière l’expression d’une pensée qui est le résultat de sa propre expérience. Remarquez que l’outil par lui-même pourrait être considéré comme le premier graphisme; il exprime et fixe dans la matière un effort intelligent, fruit d’une lente et obstinée expérience tâtonnée. Mais l’outil, l’outil primitif, n’est qu’un graphisme simple. A l’étape nouvelle de l’écriture ce sont des rapports plus subtils, des expériences plus complexes, des « pensées » qui se trouvent exprimées et fixées dans la matière, puis transmises aux générations à venir. Du coup, la portion de l’édifice qui reste debout à chaque génération va s’accroissant sans cesse. L’individu qui, comme les animaux, partait d’abord à zéro, part à 2 à l’ère de l’outil primitif, à 5 à celle de l’outil perfectionné, à 20 à l’ère du langage, à 50 à la période de la pensée gravée dans la matière. Le progrès est vraiment en marche. Mais une telle évolution ne se fait pas sans risques. Ils sont de diverses sortes. L’outil, instrument spécifique du progrès et de la civilisation, n’a comme fonction, nous l’avons vu, que d’accélérer l’expérience tâtonnée pour une réussite plus rapide dans l’adaptation des actes essentiels à la vie. Autrement dit, chaque individu n’en doit pas moins construire luimême cet édifice symbolique qui est l’image de sa propre vie. Et le cons­ truire lentement, péniblement, au rythme de son espèce s’il doit refaire toutes les expériences tâtonnées de ses ascendants. Il ira d’autant plus vite dans cette construction qu’il aura des outils plus perfectionnés qui lui permettront de franchir à une allure accélérée les étapes de la néces­ saire, de l’indispensable expérience.

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Mais il y a une évidente tentation : c’est que l’individu soit poussé à partir tout simplement de l’expérience d’autrui, qu’il considère comme sûre et définitive. Un pan de mur plus ou moins important reste de l’œuvre de l’individu qui a fini sa course. On part de là comme si ce pan de mur était un accident naturel du sol, une colline d’où l’on domine, déjà, la vallée et dont on ne se préoccupe point de vérifier la solidité ni l’orien­ tation. Cette tendance pourtant à se hisser aveuglément sur le pan de mur n’est point naturelle à l’homme qui est essentiellement méfiant parce qu’il se sent faible et qu’il soupçonne — comme les animaux d’ailleurs — sous chaque nouveauté un piège ou un danger. Il ne construira sur ce pan de mur qu’après l’avoir éprouvé, bien ou mal, et en avoir fait minutieusement le tour. La civilisation contribue à atténuer cette méfiance. Elle fait du pan de mur une sorte de tremplin à partir duquel l’homme atteint plus rapi­ dement les fruits de la science. Et l’enfant y pose un pied inquiet, ajuste son équilibre, se hisse sur les pierres branlantes et parvient aux branches généreuses de l’arbre. Cette réussite lui donne confiance en la solidité et l’utilité du pan de mur qu’il utilisera alors comme base de sa propre construction, sans l’avoir repensé, rebâti, réassuré. Il s’étonnera un beau jour de voir l’édifice que, pour aller plus vite, il avait monté audacieuse­ ment haut, branler sur sa base vermoulue et fragile, au point de nécessiter peut-être des étais plus ou moins efficaces et harmonieux, à moins qu’il ne s’écroule partiellement ou totalement. Nous insisterons alors sur le danger qu’il y a, à l’école, à partir ainsi — malgré la tendance évidemment contraire des enfants — de l’acquis antérieur, considéré comme définitif et sûr, qu’on impose comme assise sans le scruter, sans le repenser et le revivre; le danger qu’il y a à croire que le progrès parviendra à éviter ainsi aux hommes le minutieux tâton­ nement dans la construction de leur personnalité. Notre vie nous est bien trop personnelle; notre expérience, nul ne la fait à notre place, et nul pourtant ne peut s’en passer; notre cellule vivante, nul ne la forge et ne la produit pour nous; jusqu’ici la science ne parvient pas à changer le processus de naissance et de croissance, du germe à l’embryon, jusqu’à l’épanouissement de l’être. Elle peut nous aider à nous développer avec plus de sûreté et de vigueur — et ce n’est pas une négligeable conquête — elle nous permet de monter plus haut peut-être. Mais c’est nous qui montons. La science ne pose point sous nos pieds un inutile et fallacieux tabouret ni un dogme infaillible. Toute autre conception du progrès est anormale et irrationnelle, donc profondément dangereuse. Nous ne poserons point un tabouret merveilleux sous les pieds des enfants pour leur donner l’illusion qu’ils ont miraculeusement grandi, même si par ce truchement ils pouvaient atteindre plus tôt les fruits qu’ils convoitent. Nous ne négligerons par contre aucune des ressources

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que l’expérience passée met à notre disposition pour accélérer la construc­ tion de leur personnalité, sans nuire ni à la solidité, ni à l’harmonie de l’édifice. Il y a là plus qu’une nuance. Cette constatation est propre à boulever­ ser toute la méthode pédagogique, comme nous le verrons. Il est une autre constatation, peut-être plus subtile, mais d’une impor­ tance encore plus considérable pour l’évolution du processus éducatif. L’enfant, nous l’avons dit, est naturellement soupçonneux. Il possède l’essentiel de l’esprit scientifique tel que le définit Cl. Bernard. Son inquiétude, son trouble en présence de l’inconnu et du nouveau marquent une tendance innée qui se traduit par un impérieux besoin d’expérimen­ tation et de connaissance. C’est cet esprit qui le pousse à démonter les objets qu’il a reçus en étrennes, à crever le tambour, à fouiller le ventre du cheval mécanique, à dévisser les roues de l’auto. Il a besoin de connaître pour assurer inébranlablement ses fondations personnelles, et nous devons cultiver cette tendance, l’utiliser, la raviver lorsqu’elle est émoussée, parce qu’elle est, nous l’avons vu, au centre dynamique de notre devenir. Or, notre civilisation fait justement, au contraire, et de bonne heure, violence à ce besoin. On entre dans une maison nouvelle : l’enfant a peur, il ne se sent pas en sécurité parce qu’il ne la connaît pas. Sa peur dispa­ raîtrait, ou du moins s’atténuerait s’il pouvait à loisir faire, en compagnie d’autres enfants, l’exploration de la maison, de la cave au grenier, ou s’il l’avait vu construire, ou si, mieux, il avait participé à cette cons­ truction. Vous voulez vous rendre avec bébé à la ville voisine. Aller à pied est bien trop pénible pour votre enfant. Vous empruntez un véhicule qui accélère l’acte à accomplir. Seulement, l’enfant a peur de monter dans la voiture ; et cette peur est naturelle : elle est la réaction défensive à un manque de connaissance, l’appréhension instinctive de l’individu qui est hissé brusquement sur un pan de mur qui n’est pas de sa construction et dont il n’a pas éprouvé expérimentalement la solidité. Vous faites violence; l’enfant se débat et pleure, puis il est pris au sautillement cadencé du cheval, au tintement des grelots, et surtout à cette enivrante accélé­ ration du défilé des ombres au bord de la route, accélération qui lui donne un euphorique sentiment de puissance et de conquête. S’il s’agit d’une auto, les choses sont encore plus caractéristiques. L’enfant éprouve une peur convulsive à s’engouffrer dans le monstre et nous avons dit le sens vital de cette réaction. Ah ! si, au préalable, il a vu son père monter et remonter l’auto, s’il connaît — ou croit connaître — le secret de ce vrombissement; si, surtout, il a contribué quelque peu à créer la vie de cet outil merveilleux, alors il en usera avec le même naturel que lorsqu’il traîne un camion rudimen­ taire de sa fabrication.

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Sinon, l’enfant a peur, et une peur qui peut avoir des conséquences organiques et psychiques qu’il ne faut pas sous-estimer. Et puis il est pris à l’enchantement divin de la vitesse; il arrive sans fatigue, comme en un conte de fées, à la ville où il cueille les fruits savoureux qu’il n’aurait pu atteindre sans le pan de mur. Il ne regrettera plus la crise de l'embarque­ ment; il recherchera peut-être même, maladivement, un frisson qui est payé par une si totale victoire. L’habitude se transformera en règle de vie. Le réflexe de l’appréhension et de la peur sera faussé. L’enfant mon­ tera avec la même intrépidité sur tous les pans de murs, puisque cela réussit si bien et si vite ; il ne se préoccupera plus de bâtir son propre mur, d’asseoir sa construction; et il partira de la construction d’autrui, tout à la griserie de puissance dont il a éprouvé les prémisses. L’individu ainsi formé n’aura plus conscience de cette nécessité fonc­ tionnelle pour l’homme de construire son propre édifice. Ebloui par la griserie de puissance qu’ils procurent, il profitera comme ils s’offrent de tous les outils que lui sert la civilisation, avec comme seul critère les avantages immédiats qu’ils procurent. Il monte un édifice désaxé qui va trop haut, qui jette ses branches à droite et à gauche — sans se soucier des assises ni de l’équilibre de l’ensemble. C’est comme un stupéfiant qui a dangereusement annihilé la conscience vitale, qui a émoussé les réactions instinctives au seul bénéfice d’une jouissance, ou d’une puissance, qui montent en flèche pour retomber un jour lamentablement. Et cette montée en flèche modifie radicalement le sens, la conception et le rythme de la vie; elle nécessite une nouvelle adaptation, comme une nouvelle théorie de la puissance. Le paysage, vu dans un défilement de 100 à l’heure, change du tout au tout; les arbres, les ruisseaux, les gens même qu’on croise n’ont plus la même allure, comme s’ils étaient des arbres, des ruisseaux, des gens différents. Ces sensations particulières aux hommes de notre siècle créent nécessairement un type nouveau, caractéristique de notre siècle de la machine et de la vitesse. Ce n’est point cette évolution qui est pour nous effrayer, mais seu­ lement une sorte d’erreur organique qui déséquilibre tout l’édifice et contre laquelle nous devons nous prémunir. Ce ne sont point la vitesse ni la puissance qui nous inquiètent, mais seulement cette anormale et mauvaise montée en flèche qui ne nous dit rien qui vaille. Nous voudrions que l’homme puisse monter ainsi, avec la même audace et la même majesté, mais non pour retomber; que cette montée soit une conquête véritable pour une meilleure et plus totale réalisation de notre destinée. Réaliser sa destinée, tout est là, toujours. Et l’homme, même dans le tourbillon de la vie mécanique, le sent bien. Il souffre plus que jamais du déséquilibre, contre lequel il réagit comme il peut, par les moyens du bord, y compris les névroses et la dégénérescence. Mais il est, hélas ! bien trop enfoncé dans l’erreur pour se rendre compte qu’il ne corrigera ce déséquilibre qu’en assurant ses bases ; ou s’il en a l’intuition il ne peut

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se résoudre à retourner ainsi à ses humbles et essentielles fondations. Il préfère trembler sur sa flèche branlante, avec l’espoir enfantin qu’elle tienne autant que lui. Laisserons-nous happer nos enfants par la même griserie et par la même erreur pour les voir un jour eux aussi désaxés et inquiets sur leur flèche branlante, ou ferons-nous à temps, et nous le pouvons, le redres­ sement éducatif qui s’impose pour asseoir vraiment les fondations humai­ nes et permettre une indestructible montée vers l’idéal et la puissance? Pour cela évitons de laisser l’enfant subjugué par l’outil, qu’il soit langage, écriture, image ou machine. Ne servons pas son adaptation amollissante aux conquêtes les plus audacieuses du progrès. C’est l’outil qui doit s’adapter à l’individu. Celui-ci repoussera alors, laissera tomber — en vertu du principe d’expérience tâtonnée — ceux de ces outils qui ne servent pas sa destinée, ou qui présentent de trop graves risques de dangers ou d’erreurs. Il asseoira d’abord sa construction et pourra alors monter haut et puissamment, sans perdre l’équilibre, sans éprouver le vertige ni l’appréhension qui naissent d’une assise trop frêle, sans s’accro­ cher indifféremment à droite et à gauche, au hasard des rencontres qui ne font parfois que précipiter le déséquilibre et la chute. Nous avons notre édifice à construire, et, de bonne heure, on nous hisse sur des pans de murs pour que nous ne perdions pas notre temps à asseoir nos fondations, à construire des murs épais, à les réunir par des voûtes à toute épreuve. Le progrès ne nous permet-il pas de bondir immé­ diatement, et sans effort jusqu’au premier étage ! Heureusement, l’enfant, qui ne peut s’accommoder de cet escamotage, revient patiemment et obstinément à la préparation minutieuse de ses fondations. Il sort de l’école où vous peinez à le hisser sur un échafaudage inextricable de règles et de formules; il quitte votre demeure trop moderne où l’on n’a plus même à faire flamber une allumette pour obtenir lumière et chaleur; il descend de l’auto qui est comme le symbole du rythme nouveau. Et vous vous étonnez de le voir, malgré la splendeur des con­ quêtes dont il bénéficie, s’attarder à des expériences rudimentaires, à des essais, à des comparaisons — dans le ruisseau, dans les champs, ou en compagnie des animaux qui, eux, n’ont rien changé à leur mode de vie; vous êtes surpris de le voir mettre en doute, jusqu’à tenir pour nuis et non avenus, les principes que vous lui avez inculqués. C’est que ceux-ci n’étaient que des mots, des pans de murs, dont il n’a nullement éprouvé, à l’expérience, la solidité. Il faut, pour vivre, qu’il construise sa propre vie... Il quitte votre appartement confortable et s’en va dans le sable ou dans la forêt construire un embryon d’abri... Assurer ses fondations ! Il a besoin d’aller, en cachette, frotter une allumette, et faire un vrai feu... Asseoir ses fondations I... Il descend d’auto et retrouve avec une émou­ vante fidélité, dans un coin du jardin, le camion rudimentaire de sa cons­ truction... Asseoir les fondations, toujours !

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Et c’est sans doute parce que, malgré vous, en cachette souvent, l’enfant parvient tant bien que mal à asseoir ses fondations, à construire son propre édifice, que les dangers sont moins grands de cette montée en flèche suscitée par l’utilisation chaotique des outils produits par la science humaine. C’est dans la mesure où l’enfant a pu poursuivre lentement ses expé­ riences qu’il gardera équilibre et bon sens — qui ne sont nullement antinomiques d’audace. On reconnaît toujours à leur comportement, à leur solidité fonctionnelle et à leur assurance les individus qui, à la faveur d’un milieu aidant, ont pu ainsi asseoir leurs fondations. Seulement comme le rythme de construction précipité ne parvient que très accidentellement à étouffer le rythme naturel d’expérience tâtonnée, il se produit comme une évolution parallèle de deux modes de vie, de construction de deux édifices. Il y a plus souvent décalage entre un comportement, des règles de vie imposées par le milieu extérieur et le cheminement normal et naturel d’une activité qui essaye, par les moyens qui lui restent, de combler les vides, de rattraper les erreurs, de rétablir l’équilibre rompu. C’est ce décalage qui sera à l’origine de cette sorte de dualité qui marque tant de nos contemporains. Ils se sont saisis avec une maîtrise admirable des outils qui leur ont été offerts et qu’ils ont travaillé avec intelligence et audace à perfectionner. Et ils s’élèvent ainsi très haut. Seulement, quand ils lâchent un instant leurs outils et qu’ils se penchent à la fenêtre de leur édifice pour regarder au-dessous ou à côté d’eux, ils sont pris de vertige et de trouble parce qu’ils se sentent comme détachés de leurs racines et ne retrouvent plus leurs fondations. Et leur com­ portement dénote ce déséquilibre, ce manque d’assise, ce défaut de bon sens. C’est là un fait trop général à ce jour pour que nous insistions longue­ ment : un tel est un mécanicien d’une habileté supérieure, qui manœuvre ces outils que sont les machines comme s’ils faisaient partie de sa vie. Il y montre une logique, une conception rationnelle, une philosophie exem­ plaires. Et pourtant ce technicien d’élite reste dans le privé, ou dans la rue, hors de son travail, profondément illogique, irrationnel, incompréhensif, dominé par des instincts primitifs. Parce qu’il s’est hissé prématurément sur un pan de mur qu’il a négligé de rebâtir et de reconstruire. Tel autre est un homme d’une intelligence exceptionnelle, qui occupe un poste envié dans l’Université, écrit des livres techniques ou philoso­ phiques, possède des diplômes, fait des cours. Et pourtant, hors de son travail, il est victime de ce même décalage, de cette même irrationalité, de la même incompréhension, du même manque de sagesse et d’équilibre. Il s’est, lui aussi, hissé sur un pan de mur. Ce n’est que si notre homme supérieur a pu, à loisir, assurer les bases de sa personnalité; s’il a pu, s’étant avisé des causes réelles de son désé­ quilibre, redescendre jusqu’à ses fondations, pour refaire sa personnalité

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et la bâtir selon un équilibre harmonieux; ce n’est que dans ce cas-là qu’il y a unité dans sa personnalité. Les qualités constatées dans la manœuvre, la compréhension et le perfectionnement des outils s’étendent alors au comportement général de la vie. L’individu peut se mettre à la fenêtre de sa construction; il peut regarder à droite et à gauche: plus de vertige; les lois de l’équilibre qui sont valables au sommet sont réalisées de même à la base et dans le milieu. Et inversement, il y a harmonie, unité et sagesse. Comprend-on alors que nous accordions une importance aussi décisive à la pédagogie qui permettra à chaque individu de construire sa vie, avec une accélération maximum, grâce à la magie des outils qu’il a à sa dis­ position, d’édifier sa personnalité au lieu de se hisser imprudemment sur des pans de murs qui lui permettent effectivement d’atteindre plus tôt les fruits de la science mais qui n’en compromettent pas moins les prin­ cipes mêmes de sa vie, de sa croissance, de son équilibre et de sa puissance, dont l’épanouissement seul importe. Il y a un troisième grave danger qui découle de ce dernier et qui ne fait qu’accroître les risques de vertige et de décalage. L’individu qui a construit lui-même sa personnalité s’est comme approprié, nous l’avons vu, les outils dont il use. Ces outils sont alors pour lui ce qu’ils sont essentiellement : des prolongements de la main et des doigts, qui permettent d’aller plus loin, d’agir avec plus de puissance, tant dans l’attaque que dans la défense. Dans cette appropriation, l’homme garde naturellement comme principal souci de conserver l'équilibre sans lequel, même avec des prolongements à ses mains, il ne serait qu’un pauvre infirme. Et ce besoin d’équilibre est instinctif et général, aussi bien au mental et au psychique qu’au physique. L’homme alors, dominé par cette notion d’équilibre, sait rejeter les outils qui nuisent à cet équilibre et perfectionner ceux qui le servent. Si, au contraire, il a anormalement perdu cette notion essentielle d’équilibre et d’harmonie, il se saisira inconsidérément de tous les outils qui lui apportent la puissance, une puissance qui reste illusoire et passa­ gère car que peut être la puissance sans l’équilibre? Dans cet état d’anar­ chie et de dysharmonie, ses outils cessent d’être le prolongement de ses mains; ils ne sont plus au bout de ses mains; ce sont comme des créations autonomes, extérieures à lui, indépendantes de sa personnalité, indiffé­ rentes à son devenir, qui ont leur vie propre, leurs réactions indépendantes de son comportement. Vous entrez dans le hall d’une usine : l’ingénieur qui vous accompagne connaît intimement le mécanisme de l’entreprise qu’il a créée, qu’il anime et dirige; il la sent comme il sent son propre corps. Il appuie sur une manette, et c’est comme si un prolongement merveilleux de sa main réalisait à distance sa volonté et ses ordres. Vous voyez des machines

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qui tournent, d’autres qui frappent, d’autres qui liment, d’autres qui semblent malaxer on ne sait quelle mixture. Mais vous ignorez tout de la puissance individuelle ou collective de ces machines; vous ignorez leur action et leur réaction. Nombre d’ouvriers, ou de contremaîtres n’en savent pas plus que vous, dominés qu’ils sont par le geste mécanique que leur impose un machinisme séparé de leur vie et qui ne participe aucunement de leur personnalité. On sent toutes les conséquences humaines de cet état de fait. Mais il y a plus grave. A l’origine, quand l’homme apportait un perfectionnement à son outil, c’était sa propre main qu’il perfectionnait; il ne cherchait, il ne réalisait que dans le sens de ce perfectionnement personnel. Du moment que la machine devient une pièce indépendante de notre vie, nous pouvons nous amuser à la perfectionner dans n’importe quelle direction. L’essentiel, c’est qu’elle aille plus vite, qu’elle tire plus fort, qu’elle monte plus haut. Quant à savoir si cet accroissement de puissance peut nous servir, c’est une considération qui ne nous atteint plus : la machine, détachée de notre main, s’en va vers sa destinée mais c’est malheureusement une destinée aveugle. Et nous voilà au centre du grand drame de notre société : la machine domine, asservit et broie l’homme dans un but d’exclusif profit, ajoutant constamment à son déséquilibre, le montant très haut, mais si haut qu’il perd pied, qu’il ne retrouve plus ses racines, qu’il ne se retrouve plus lui-même, et qu’il s’en va à l’aventure, au gré des mécanismes, vers l’iné­ vitable catastrophe que suscite la société capitaliste. On comprendra que nous nous méfiions d’un tel désordre et que nous essayions de mettre debout une pédagogie basée sur le travail, qui redonne à l’enfant le sens profond de l’outil d’abord, de la machine ensuite, qui les raccroche au bout de ses mains où il pourra les diriger et les dominer, pour s’en servir à la construction de sa personnalité puissante et équilibrée dans une société humaine où la machine sera instrument de puissance et de libération. Nous ne jetons nullement l’anathème, comme le font certains théo­ riciens effrayés d’un déséquilibre dont ils n’ont point pénétré les vraies raisons, sur les outils ou les mécanismes. Ils sont l’élément et le moteur du progrès; ils sont à l’origine de notre élévation au-dessus de l’animal. Notre intelligence n’est que le reflet des relations nouvelles qu’ils per­ mettent et de notre puissance accrue sur le milieu. Nous nous appliquons seulement, répétons-le, à les raccrocher au bout de nos mains. Ou mieux, nous ferons en sorte qu’ils ne se décrochent plus. Et ce n’est pas par une quelconque opération de l’esprit que nous y parviendrons, mais par l’obstiné et lent exercice de nos mains qui, dans un milieu riche et aidant, le milieu social que nous aiderons à préparer, feront le tour des choses familières d’abord, puis y adapteront lentement les outils simples, puis

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les machines plus compliquées, mais de telle sorte que chaque acquisition technique soit une augmentation personnelle de puissance, une montée équilibrée dans le sens de notre destinée. Et il nous faut réussir. C’est à dessein que nous nous sommes attardés à cette explication sensible, presque matérielle, de la naissance, de l’utilisation, de la per­ version des outils créés par l’homme. Nous comprendrons mieux mainte­ nant certaines subtilités qui accompagnent la naissance, l’utilisation et la perversion de cet autre outil qu’est le langage, avec ses corollaires, l’écriture et l’imprimerie. On leur veut trop souvent une origine essentiellement noble, fruit de notre intelligence, de notre esprit, de notre idéal. Mots que tout cela : les choses sont heureusement plus simples. Nous ne referons pas ici le long historique de l’évolution de la mimique, des gestes, de la parole articulée et de l’écriture à travers les siècles. Nous insisterons seulement sur ce fait : A l’origine, mimique, gestes, cris et paroles sont employés exclusive­ ment pour prolonger la personnalité, pour lui donner suprématie et puis­ sance. C’est comme une émanation de nous-mêmes, un instrument pré­ cieux qui nous permet d’atteindre plus loin et plus haut, et plus profond qu’avec les plus merveilleux outils. Et longtemps la parole, le « verbe », a gardé cette vertu et cette valeur de personnalité, comme un outil rare qu’on soigne et qu’on n’emploie qu’à bon escient, de peur de l’user et de l’affaiblir. La parole, c’est une portion de nous-mêmes, et la plus noble, que nous lançons en avant, ou en haut, pour chercher un point d’appui comme résonance. Et, dans sa forme émouvante et supérieure, elle a conservé cette éminente caractéristique, notamment chez les poètes qui, par delà la perversion de la langue extériorisent, par leurs chants, comme une tranche de leur personnalité, une émanation de leur cerveau et de leur cœur qui s’en va, chaude et vivante, éveiller la vibration sympathique d’autres cerveaux, d’autres cœurs et d’autres vies. Mais il est arrivé au langage la même aventure qu’à l’outil et la parenté que nous leur avons reconnue nous rendra plus sensible cette similitude de destin. Tant que la connaissance intime de l’outil ne pouvait être acquise qu’à même le travail effectif, l’explication ne pouvait pas emprunter d’autre forme que l’action elle-même. Comme chez l’enfant qui, ne pouvant encore parler avec une suffisante clarté, vous prend par le bout du doigt pour aller vous montrer et vous expliquer, par l’observation directe et par l’action, ce qu’il ne peut parvenir à vous faire comprendre autrement. C’est, en défini­ tive, le moyen le plus sûr. Mais il est lent : il nécessite votre présence et votre effort personnel; il ne sera plus sans vous ni après vous; et il n’est d’ailleurs pas toujours possible. Toutes considérations qui, à ce stade, nuisent à l’accélération de l’expérience.

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Lorsqu’on parvient à expliquer par le geste, la mimique, le dessin, la parole ou l’écriture, on peut s’éviter le déplacement; on peut économiser l’action matérielle, ce qui est plus rapide, sinon plus sûr, et flatte en tout cas la tendance de l’homme à l’économie d’effort pour un maximum de puissance. Alors, l’expression par le geste, la parole ou l’écriture, tend à remplacer peu à peu l’action elle-même. Et il se trouve malheureusement des gens habiles pour déformer et exploiter cette incontestable conquête. Le vice n’a fait que s’accroître et s’aggraver. La parole et l’écriture notamment sont devenus des outils universels, dont la perfection, la sub­ tilité, et l’idéale noblesse ont peu à peu détrôné la splendeur de l’action elle-même. C’est comme un outil merveilleux et docile, qui s’offre à nous en toutes occasions et que nous avons tendance à emprunter indifférem­ ment pour la solution de toutes les difficultés. A tel point que langage, écriture et lecture sont devenus comme antinomiques d’action : ceux qui parlent bien tiennent à honneur de garder les mains blanches; ceux qui possèdent le don de manier la langue écrite se spécialisent dans le seul travail de penseur, d’écrivain, et éventuellement de gratte-papier; d’autres lisent tellement qu’ils en délaissent tout travail. Les uns et les autres oublient que leur spécialité n’est pas, quoi qu’il y paraisse parfois, une activité essentielle, qu’ils ne boivent, ne mangent, n’aiment, ne se repro­ duisent pas par la parole et l’écriture. Le divorce est né entre la réalité des choses, le travail effectif et l’expression orale et écrite. Il n’ira qu’en s’approfondissant jusqu’à séparer parfois totalement l’action de son expression, le geste de son substitut, le travail de sa raison d’être. Le divorce n’était encore ni si total ni si dramatique tant qu’il ne s’agissait que de la parole. Si insidieuse qu’elle puisse devenir, elle n’en reste pas moins intégrée à la vie, parce qu’elle s’apprend à même la vie, se corrige et se perfectionne à l’expérience de la vie. Pendant longtemps d’ailleurs, l’enfant préfère l’action à la parole. Il parle beaucoup lorsqu’il ne veut pas, ou ne peut pas agir. Donnez-lui l’occasion de procéder pratiquement à l’expérience tâtonnée qui lui est indispensable, de se réaliser par un travail qui réponde à ses nécessités fonctionnelles, il sera aussi sobre de vaines paroles que l’est le berger derrière ses bêtes ou le paysan à même ses champs. Le lan­ gage-outil aidera la vie mais ne s’y substituera pas. Les choses sont autrement graves pour ce qui concerne l’écriture, l’imprimé et la lecture. On présente d’emblée à l’enfant un outil dont il ne conçoit ni le sens ni l’utilité. Vous le faites miroiter à ses yeux, vous l’agitez, vous le démontez, vous l'embellissez, vous le faites fonctionner pour engager l’enfant à en apprendre le maniement. Mais lui ne sait pas au juste à quoi servent ces signes qui dansent sur la page; il n’en distingue point les rapports avec son propre devenir et son développement.

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Il parvient pourtant à saisir les images, puis les idées abstraites qu’exprime l’écriture imprimée, mais il ne les situe nullement sur le plan de la vie. Vous parviendrez peut-être à le familiariser avec le maniement de cet outil; il peut y acquérir même une certaine maîtrise, mais il ne s’en servira point pour monter son propre édifice. Là, il a ses méthodes à lui, plus ou moins empiriques. Et dans la pratique, effectivement, la masse des individus qui sont passés par l’école, où ils ont apparemment appris le mécanisme et le maniement de l’outil, ne s’en servent jamais pour cons­ truire leur vie : vous ne les verrez jamais écrire leurs pensées ou leurs obser­ vations, à moins qu’ils n’aient, seuls, repensé leur culture, et réappris en autodidactes le sens et l’usage de l’outil. Il leur suffit de savoir noter plus ou moins maladroitement les dimensions d’une pièce, la date d’un semis, ou la dette d’un ami (c’est pourquoi, d’ailleurs, le calcul est parmi les techniques les plus appréciées de celles que dispense l’école); il n’écrit jamais, ou ses lettres sont banales et stéréotypées parce que l’outil véritable lui fait défaut. Et s’il lit, c’est pour se griser de ce clinquant qu’on a fait briller à ses yeux, pour s’évader dans les constructions anormales et inhumaines que seuls les mots permettent, et non pour fortifier et enrichir sa vie. Ce fossé creusé par une fausse conception de l’outil, nous devons tâcher de le combler par une nouvelle conception de l’éducation fondée sur l’expérience tâtonnée et le travail, par l’emploi d’outils qui restent le prolongement de la main, intégrés au destin de la personnalité. Il ne peut pas y avoir notamment, on le comprend, d’apprentissage séparé de la langue, de l’écriture, de la lecture de l’imprimé. Il y aura seu­ lement, à l’aide de ces outils, montée toujours accélérée de la personnalité humaine, dans l’harmonie individuelle et sociale.

Mais il y a un nouveau danger... Toute route n’est-elle pas parsemée d’écueils ? Nous avons dit que l’expérience tâtonnée se poursuit par comparaison, intuition, empirique, ou rationnelle et scientifique, des rapports entre objets d’abord, entre éléments de l’action ensuite, et que l’action tend à se développer dans le sens des essais qui ont réussi, et dont la répétition se fixe en règle de vie. Si l’enfant s’aventure dans un champ de neige qui ne porte pas et qu’il s’enfonce jusqu’aux hanches, il prendra conscience, physiologiquement pour ainsi dire, des qualités de la neige et des rapports existant entre les qualités de la neige et les gestes qu’il doit faire pour avancer. Et il règlera ses réactions en conséquence. Nous avons dit que cette connaissance ne le quittera plus parce qu’elle se sera inscrite dans ses réactions physio­ logiques et dans son comportement. A cet enfant empêtré dans la neige, vous pouvez indiquer, par des signes de la main, qu’il doit se tirer vers la trace voisine où il enfoncera moins. Le geste peut être accompagné d’un cri à peine différencié qui

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donne à l’enfant une idée de la direction à prendre. Tout comme le berger qui, perché sur son rocher, dirige par ses gestes et ses : Ohô ! atchi !... ii... rrr!... son chien qui s’en va loin dans la vallée pour ramener des bêtes indociles. L’enfant s’appuie sur votre expérience pour sortir d’une difficulté dont il risquait de ne pas triompher ou dont il aurait triomphé moins rapidement. Vous pouvez aussi l’aider au préalable par le dessin, si vous êtes en mesure de représenter sur le papier un enfant qui, perdu dans la neige, retrouve la trace salvatrice. L’enfant comprendra les rapports exprimés comme s’il avait fait lui-même l’expérience. Votre aide s’inscrit parfaite­ ment dans le processus de son comportement. Si vous avez suffisamment perfectionné l’outil du langage et que l’enfant comprenne ce que vous lui dites, vous exprimez par la parole des rapports dont seule l’expérience pouvait lui révéler la réalité. Vous lui expliquez qu’il fait trop chaud, que la neige ne porte pas, qu’il va s’enfon­ cer jusqu’au genou, qu’il ne gagne donc rien à essayer de traverser par ce champ vierge encore et qu’il a tout avantage à suivre sagement la trace. L’enfant pèse les rapports ainsi exprimés et s’oriente vers la solution qui lui paraît la plus favorable. Mais c’est là que l’opération devient délicate. En donnant vos explications à l’enfant, vous visez à supprimer l’expérience qu’il allait faire, à économiser cette expérience afin de par­ venir plus vite au but qui vous paraît le plus important. Si l’enfant comprend parfaitement ce qu’expriment vos mots; si ceux-ci trouvent en lui une résonance qui est déjà la conséquence d’expé­ riences antérieures, alors tout est bien. Mais quand vous dites : « Il fait trop chaud, la neige ne porte pas », vous exprimez un complexe de rapports que vous supposez acquis chez l’enfant : si l’enfant s’est enfoncé préala­ blement dans la neige molle; s’il a glissé au contraire sur la neige dure du matin ; s’il a vu le skieur s’empêtrer lui aussi dans une neige mouillée qui colle aux skis, alors l’enfant saura exactement ce que signifie ce raccourci : « Ne porte pas ». Quand vous le formulerez, les rapports effectifs surgiront automatiquement : l’outil aura son plein effet. Et malgré tout, l’enfant émettra encore des doutes : « Est-ce bien exact ? » L’opinion que vous lui présentez est la conséquence de rapports que vous avez constatés vous-même. Il ne l’admettra que si l’expérience lui a prouvé qu’elle est ordinairement conforme à la réalité. L’enfant alors fait l’économie d’une expérience grâce à cet outil qu’est le langage. Ou bien il ne vous croit que sous réserves, pour cette fois, et continue ensuite son expérience tâtonnée. C’est que certains rapports qui nous semblent tout simples restent pendant longtemps pour lui des mystères : pourquoi la neige fond le jour; ...pourquoi enfonce-t-on moins si on a sous

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les pieds une large surface portante... Il a fallu des centaines de générations pour parvenir à une conception scientifique de ces rapports. Il est donc normal que l’enfant doute et expérimente. Notre rôle sera justement d’accélérer ce processus de prise de possession de rapports qui, en leur phase dernière, atteignent à la définitive sûreté scientifique. Au lieu de laisser l’enfant tâtonner sans aide ni directive, au gré de coïncidences plus ou moins fortuites et d’observations empiri­ ques, empiriquement interprétées, nous mettons à sa disposition les expériences que nous estimons essentielles et concluantes; nous faisons l’économie des tentatives notoirement erronées et infructueuses. Nous ne supprimons point l’expérience tâtonnée : nous l’aidons, nous la facilitons, nous en précipitons les conclusions. Si on dit par surcroît à l’enfant : « En de telles circonstances, des hommes ont procédé ainsi et ils sont parvenus à tel résultat », il pourra accélérer encore son tâtonnement et ses découvertes. Si l’enfant s’aventure seul dans la forêt, il risque de tâtonner longtemps, parfois toute une vie avant d’accéder à la splendeur de la plaine. Et il n’y aura pas progrès. Mais si quelqu’un est là près de lui, l’aidant dans sa marche et ses observations, lui montrant les lueurs prometteuses, lui rappelant la finalité des grands chemins sans l’empêcher pourtant de se perdre distraitement parfois sous les ombrages, et l’accompagnant dans ses explorations capricieuses, il parviendra à la lisière dans un temps record, fort d’une incommensurable richesse, conscient de rapports, de dépen­ dances, d’idées qui seront autant de solides échelons pour l’organisation puissante de sa vie. Mais qu’il est délicat d’accélérer ainsi un processus essentiel sans ris­ quer de brûler les étapes ! A force d’utiliser et de manœuvrer les mots, on leur accorde comme une personnalité. L’enfant est d’abord quelque peu dérouté par cette sorte de passe-passe et c’est pourquoi il exige pendant longtemps la chose derrière le mot, comme pour bien s’assurer des vertus de l’étiquette : porte, tête, œil, main. Ce qui n’est d’ailleurs, en définitive, qu’un jeu sans difficulté. Mais il est des mots qui ne sont plus que des étiquettes et derrière lesquels il est difficile, parfois impossible, de placer un objet sensible ou une expérience simple. Ces mots sont comme des outils au deuxième degré, qui expriment des rapports, des réactions dont l’enfant n’a pas encore une conscience expérimentale. Nous disons : la bonté par exemple. Dans la pratique du comportement, la chose n’est certainement pas inconnue à l’être qui en est encore au stade du tâtonnement en face du langage. Mais il ne s’agit encore là que d’un complexe intuitif, qui est l’aboutissement d’expériences diverses, de sen­ sations indéfinissables auxquelles l’enfant mesure le degré de bonté des êtres qui l’entourent. L’étiquette seule ne lui dit rien. Elle est un outil 9

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encore inconnu qu’on intercale d’autorité dans son comportement didac­ tique et qu’il nous sera difficile de relier à l’abstraite idée de bonté. Dans les meilleures conjonctures, si même l’enfant a cette conscience diffuse des rapports synthétisés par l’étiquette, le mot n’exprime jamais l’intégralité des qualités possibles. C’est comme l’eau mobile et vivante de la rivière qu’on voudrait faire tenir dans un seau où elle perd les qua­ lités qui lui sont essentielles de fluidité, de limpidité, de mouvement. Cette opération ne serait jamais qu’illusoire et superficielle. Elle n’est acceptable que si l’on a du moins la notion de cette approximation et si l’on va en conséquence rechercher dans le courant limpide de la rivière les sens profonds de la bonté. Le mot, on le voit, est toujours limitatif, parce qu’il donne une forme figée et déjà définitive à un programme de vie dynamique, à la conception d’un rapport de qualité qu’un rayon de soleil, qu’une vibration différente suffisent à modifier. Dans tous les domaines, la différenciation, la spécialisation sont comme une rançon du progrès. A l’origine, l’outil n’était pas spécialisé : la massue servait à de multiples usages parce qu’elle était la seule conquête. Mais à mesure que l’ingéniosité de l’homme l’a perfectionnée, elle l’a aussi spécialisée, et l’outil n’était plus le même pour soulever une pierre, pour couper un arbre ou fracasser le crâne des ennemis. Il fallait alors choisir l’outil adéquat au but, en changer parfois au cours de l’action, avoir pra­ tique et conscience de cette adaptation. Processus instinctif d’ailleurs : l’outil, prolongement de la main, se lie par réflexe, comme conséquence de l’expérience tâtonnée, au geste et à l’usage qu’il permet avec un maximum de succès. Il peut même, dans certains cas, s’identifier à ce geste et en devenir comme le symbole permanent : la hache du bûcheron, la flèche du chasseur, etc... Le mot-outil a subi la même destinée. Il attache son sort à un certain usage, à un objet particulier ou à une forme subjective de rapports et de relations : il en devient le symbole et l’emblème et on ne peut plus l’en détacher. Ainsi le mot de bonté est spécialisé pour moi dans un certain emploi qui m’est relativement personnel, lié aux circonstances qui ont présidé à l’expérimentation et à l’usage de ce concept-outil. Ce que je conçois à travers ce mot n’est point ce que vous concevez, vous. Et c’est pourquoi dans la pratique courante du langage, la mimique, le geste, l’intonation en sont le complément nécessaire. Dans la pratique du langage écrit, donc dépouillé de tous ces adjuvants sensibles, il faut, pour être parfaitement compris, adjoindre au mot de bonté une variété plus ou moins riche de qualificatifs, de comparaisons, de périphrases, qui adaptent au maximum le mot-outil à l’usage précis auquel nous le destinons. Et malgré toutes ces précautions, l’approximation n’est encore qu’imparfaite, à tel point que nous éprouvons le besoin de pousser l’adap­ tation de l’outil par l’emploi de dessins, de clichés, d’images, qui traduisent

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et remplacent la mimique et le geste. Devant les difficultés permanentes d’adaptation du langage parlé ou écrit, il y a même eu, depuis un quart de siècle, une sorte de retour systématisé vers la mimique par l’emploi du cinéma qui parvient à exprimer, par l’image animée, nombre de rela­ tions si subtiles qu’on ne trouvait jamais des expressions-outils suscepti­ bles de s’y adapter parfaitement. Le cinéma pourrait être en ce sens — mais il est chargé, hélas ! de tant d’autres dangers — une sorte de correctif à l’imperfection du langage, à sa fixation prématurée et à son excessive spécialisation. Car le grave danger c’est justement cette fixation dans le mot d’une pensée subtile et mobile qui en est comme limitée, réduite, refroidie, et donc trahie. Quand on dira bonté, le mot traduira l’usage d’une certaine bonté, une catégorie spéciale de rapports, mais non l’intégrité et la diversité vivante de ces rapports. Nous penserons au seau d’eau et non plus à la rivière. L’erreur est en marche. Elle va influer péjorativement sur notre pensée qu’elle rétrécit et immobilise et pétrifie. D’autant plus que cette pétri­ fication est apparemment une incomparable commodité. Nous ne pouvons pas nous saisir de la rivière, mais le seau d’eau est là, à notre portée; nous pouvons le manœuvrer, le conserver, l’utiliser à notre gré, et sans risque majeur. Les mots constituent ainsi comme une réserve de seaux d’eau. Et leur collection finit par se substituer au déroulement subtil, complexe et insaisissable de toutes les rivières de la vie. Tant que vous avez conscience que vous conservez et manœuvrez des seaux d’eau, vous pourrez du moins rectifier et élargir la notion qu’ils symbolisent. Mais langage, et surtout écriture sont, dans notre processus d’expériences, une telle réussite formelle qu’on sacrifie bien vite à leurs avantages la perfection de l’expression qu’ils supposent. Les mots devien­ nent des seaux d’eau, exclusivement. Les hommes alors apprennent à jongler avec ces seaux d’eau, oubliant que la vie est autrement large et capricieuse — et féconde en possibilités et en enseignement. Mais c’est un moyen commode, et qui donne des résultats tangibles pour un minimum de peine : les seaux sont là, alignés ; on peut les compter, scruter, mesurer, interpréter leur contenance, leur contenu et leurs qualités. On établit entre eux des relations toutes for­ melles qui se haussent à la dignité de systèmes; on les combine pour obtenir des variétés nouvelles; on devient expert dans l’art de manœuvrer ces seaux d’eau. Seulement, on oublie que ces seaux d’eau ne sont plus la vie, que les rapports que vous avez édifiés, reconnus ou cités entre eux ne sont point les rapports véritables, que les combinaisons tentées, les systèmes ima­ ginés ne renferment qu’une portion de vérité, qu’une fraction pétrifiée de vie et que, de ce fait, toutes les conclusions, si subtiles soient-elles,

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des jongleurs de seaux et de mots restent essentiellement sujettes à cau­ tion. Il faut alors qu’apparaisse de temps en temps quelque esprit suffi­ samment hardi et iconoclaste pour oser dire aux penseurs et aux savants qu’ils jonglent avec des seaux d’eau, pour renverser ces seaux et retrouver le cours vivifiant de la rivière. Mais l’homme, comme l’enfant qu’on dérange dans ses jeux, maudit et pourchasse le perturbateur, ramasse ses seaux en bougonnant, les remplit à nouveau et recommence à échafauder des systèmes. Il y a des mots qui ont une destinée encore plus anormale. Ils sont comme une branche qu’on détache de l’arbre vivant, une pierre qu’on arrache au rocher et auxquels on attribue une vie particulière, bien vite indépendante de l’arbre ou du rocher. Ces mots deviennent comme des statues qu’on révère et qu’on redoute, des icones qu’on invoque, des signes qui sont totalement détachés de notre propre vie, qui ont acquis, en dehors de nous, une valeur éminente, chargée d’un pouvoir mystique autonome. Et c’est toute l’histoire du mot tabou, du mot ou de la phrase prière, de l’invocation du sorcier, de la malédiction des méchants ou de la bénédiction des prêtres. Cette déviation a précédé la déviation philo­ sophique et scolastique dont nous avons parlé, mais l’origine en est cepen­ dant la même : c’est une déformation et une spécialisation maléfique du mot-outil qui acquiert une sorte de vertu personnelle, absolument détachée de son sens originel; c’est la terre vivante et fertile devenue statue. L’illuminé, qui a conscience de cet escamotage, qui sent, dans le mot, sa notion générique d’outil au service de la vie, dénonce la trahison de l’idée et tente de revenir à la communion intime avec la grande rivière de la vie. Il a contre lui, toujours, la masse cohérente de tous les magiciens de la langue, qu’ils soient d’église ou laïcs, ou même ennemis des religions et superstitions. Tous commettent l’erreur, la plupart du temps incons­ ciente, nous le savons, de séparer le mot de la vie, de l’agiter, de l’organiser dans un mécanisme à part qui est seulement la vie arbitraire des mots et des concepts étriqués et laborieux qu’ils représentent, puis de venir vous dire avec prétention et autorité : voilà la vie, voilà l’analyse scien­ tifique de la nature humaine, voilà la psychologie et la philosophie, voilà la culture ! Cette erreur, qui est à la base de la fausse science, explique que ces mêmes hommes, qui sont parvenus à jongler avec les seaux d’eau avec une perfection, un esprit de système et une logique qui nous éblouissent, restent souvent si illogiques, si imparfaits, si incompréhensifs dans la vie véritable. Ils sont logiques dans leur culture, ils sont rationnels dans les conclusions qu’ils déduisent de leurs spéculations. Mais il est plus facile d’être logique et raisonnable quand on place et déplace, et compare et mesure des seaux d’eau que lorsqu’on se retrouve à même le courant du flot insaisissable.

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On voit où se trouve le vrai danger. Et l’on comprend alors la nécessité pédagogique de corriger cette erreur essentielle, pour parvenir à une culture qui soit un jour la vraie science de vie, une science pratique, humaine, et qui ajoute sans cesse à la puissance de l’homme en face de la nature.

Il nous sera facile et simple maintenant de déduire de notre démonstration les grandes lignes maîtresses de notre comportement éducatif. L’école actuelle est essentiellement le domaine des seaux d’eau... C’est peut-être, c’est sans doute un progrès sur l’initiation magique ou le règne de l’église qui étaient l’âge d’or des mots-tabous, des motsprières, des mots-statues et des mots-icones. Mais ce n’est qu’un progrès formel, et non un progrès en profondeur, donc efficace et définitif. La vie est si diverse, dit-on, et si changeante qu’il faut bien, à quelque moment, en fixer le cours si l’on veut la saisir et l’expliquer. On comprendra mieux le seau d’eau que la rivière. Tous ces rapports trop subtils que nous parvenons difficilement à identifier, même nous, adultes, nous allons les isoler, les étiqueter, les classer, les aligner, et nous viendrons les prendre quand nous en aurons besoin. Nous risquerions de nous égarer dans cet enchevêtrement de sentiers qui sillonnent la plaine : nous allons mettre des écriteaux partout pour pouvoir nous guider. Opération qui ne sera pas récusable en soi, si l’enfant est allé luimême puiser les seaux d’eau à la rivière, s’il a éprouvé le courant de celle-ci, s’il en a sondé le fascinant mystère, s’il en connaît la fluidité, le diversité et la mobilité; s’il l’a vue suivre agrestement les petits canaux herbeux qui portent la fraîcheur dans la plaine; s’il l’a entendue gronder les jours d’orage et pilonner les murs de la rive de sa charge de pierres et de troncs informes qui s’en allaient à la dérive. S’il a senti ces aspects divers de la rivière, alors il n’y a plus danger à isoler ces seaux, à les étudier, à en mesurer les qualités parce que l’esprit les inclut, intuitivement ou scienti­ fiquement, dans le grand complexe vivant qui seul importe. L’enfant a justement besoin d’un maximum d’outils semblables qui sont prolongement de ses mains, instruments de sa permanente expérience. Ce sera le rôle de l’éducation de mettre à sa disposition ces outils, toujours plus différenciés, toujours plus riches. C’est par eux que l’individu ira précisant ses rapports qu’il sent confusément, mais qu’il a besoin de tourner et de retourner, de scruter et de sonder, pour aller toujours plus avant dans la connaissance, pour se libérer toujours un peu plus du mys­ tère et monter en puissance dominatrice. L’école, malheureusement, ne s’avise point de ces préliminaires pré­ cautions. Elle croit utile de masquer à l’enfant la rivière de la vie; elle prétend le soustraire à la complexité d’un déroulement qui ne serait pas de son âge. Elle apporte là, dans une salle jalousement fermée, loin des

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rives convoitées, ces seaux d’eau dont elle enseigne les noms, les défini­ tions, les étiquettes, les caractéristiques, les rapports réciproques, les lois qui régissent leurs réactions mutuelles. Elle raisonne longuement sur l’origine, l’évolution, le processus, le finalisme de ces rapports. Et l’on fait des découvertes, effectivement. Et l’on va séparant toujours davan­ tage les mots de la vie, jusqu’à créer un jargon spécifique, des théories scolastiques, des concepts philosophiques qui ne sont pas faux en soi, mais qui sont trop séparés du cours de la rivière pour l’influencer de quel­ que façon que ce soit. C’est tout à fait l’histoire de l’école dont nous avons déjà parlé, qui fonctionne à ce premier étage, dans un milieu, selon des normes et pour des buts qui ne sont point ceux de la vie. D’où hiatus, décalage, survivance parallèle de deux processus sans interraction fonctionnelle, ce qui explique qu’on puisse avoir une école et une philosophie scolastiques apparemment évoluées, dans une société désordonnée et sans philosophie. Notre école primaire, elle, est humblement reléguée, comme il se doit, au premier étage, d’où l’on entend du moins les bruits de la rue, où l’on accède assez facilement, au besoin, par les fenêtres ou les gouttières. Et quand on se penche au dehors, on voit encore les choses et les êtres tout proches avec le minimum de déformation. Mais les philosophes, qui sont montés à un deuxième étage ! Les voilà parfaitement isolés et coupés du désordre ambiant ! Pour y atteindre il faut être initié à leurs secrets, comprendre leur langue spéciale, tout émaillée de mots barbares, surchargée de seaux de plus en plus petits et nombreux, qu’on ne trouve même pas sur un dictionnaire. Et des sommi­ tés raisonnent sur ces seaux, sans penser même qu’ils ont été puisés à une quelconque rivière. Ils sont, disent-ils, désintégrés du réel, et ils s’en vantent comme d’une supériorité incontestable : là-haut plus aucun de ces bruits d’une nature fantasque dans ses manifestations; le brouhaha de la rue lui-même ne monte qu’assourdi et indistinct. Et quand ces surhommes regardent en effet dans le vide ils jouissent égoïstement du spectacle d’une méprisable fourmilière qui, en bas, s’affaire et s’agite, sans raison et sans but... Eux, ils ont vraiment l’impression d’être à michemin du ciel et l’on comprend qu’ils en tirent la vaniteuse outrecuidance de se croire parfois plus près de Dieu. Ils sont là avec leurs seaux. Ce qu’ils découvrent, ce qu’ils expé­ rimentent, ce qu’ils formulent, ne vaut que dans le domaine scolastique de leurs seaux. Si on les ramène au bord de la rivière, ils sont perdus... C’est naturellement la faute à la rivière !... Que viennent ces hommes simples qui se refusent à abandonner la rivière où s’agite et vit la foule de leurs semblables, qui se méfient de la trahison des seaux et préfèrent aller eux-mêmes, sur la rive, puiser dans leurs mains généreuses l’eau fraîche et claire. Ce sont eux qui découvrent les vraies voies de la connaissance, qui s’initient et initient leurs sem­

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blables au sens de la rivière, à son rythme, à ses moyens, à ses buts et remontent parfois candidement le courant jusqu’aux sources pures et majestueuses qui rayonnent une étonnante illumination. Ceux-là n’usent point de langage secret et professionnel; ils parlent la langue du peuple ; ils sentent et pensent avec le peuple. Ils découvrent, par des voies tout à la fois rationnelles et intuitives, des relations inconnues. Et les faux philosophes et les faux savants qui redoutent la profondeur de leur bon sens feignent de les ignorer d’abord, puis les ridiculisent, les méprisent, les attaquent et les martyrisent, pour trahir ensuite et esca­ moter leur exemple, pour attirer leur enseignement vers ce deuxième étage où, loin de la rivière, ils pourront à nouveau le disséquer et l’accommoder, en leur jargon, à leur longue et exclusive expérience des seaux d’eau. Reconnaissons, à la décharge de ces hommes de science ou de lettres que, dans leur deuxième étage, autour de leurs seaux d’eau, ils font tout de même quelques découvertes. Nous regardions la rivière couler et nous nous souciions fort peu d’en isoler les éléments. Eux, ils ont pris des seaux d’eau qu’ils ont emportés dans ce qu’ils appellent leurs laboratoires. Et ils ont fait d’indubitables constatations : ils ont constaté qu’un seau et un seau font deux seaux, et encore un, trois, que les rapports entre objets qui se ressemblent sont une valeur constante qui est valable au rez-de-chaussée. Ils ont examiné cette eau qui est dans les seaux et ils en ont découvert les qualités de fluidité, de limpidité, d’évaporation, de condensation, de solidification, qui, vérifications faites, existent de même au rez-de-chaussée. Ils ont considéré alors qu’ils se trouvaient là sur un terrain solide, où ils pouvaient établir des rapports valables pour la rivière elle-même. Ces hommes de science avaient alors trouvé un moyen d’appréhender la nature avec sûreté et succès ; ils ne voyaient plus de limite à leur possi­ bilité de connaître et d’inventer, sinon de créer, et jusque dans l’intimité microscopique de la matière leurs recherches s’en furent grossir les forces démoniaques qui détournèrent le cours de la rivière. Mais le sage au bord de la rivière disait encore : que m’importe qu’ils sachent compter leurs seaux d’eau ou les galets de la rive; ou qu’ils m’apprennent de quoi est fait ce flot, pourquoi il s’évapore dans la mare et se solidifie l’hiver, s’ils ne m’ont pas livré le secret de la vie de la rivière, s’ils n’ont pas trouvé d’autre moyen d’expliquer le courant que de l’immo­ biliser et de le dessécher; s’ils n’ont fait que collectionner des nombres, des formules et des barrages, à la place de l’intuition sensible d’une vie qui déjoue encore tous les calculs.

Nous insistons quelque peu sur toutes ces choses, essentiellement primaires, nous ne le nions pas, pour faire comprendre la nature de cette impuissance de l’école en face de la vie et pour essayer d’aiguiller les efforts des éducateurs vers 'des comportements plus efficaces.

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Nous nous méfierons des seaux d’eau et de la fausse science dont ils sont l’origine. Nous n’enfermerons plus nos élèves dans un premier ou un troisième étage avec seulement des seaux d’eau et des flacons qui leur donnent l’illusion de la vie et de leur puissance en face des éléments. Non pas que cette science des seaux d’eau soit forcément inutile ou même dangereuse. Elle ne porte pas en elle-même la clé de l’amélioration sociale. Cette clé, elle est au rez-de-chaussée, dans la rivière même, dans la nature et dans la vie. Nous donnerons comme règle générale : d’abord s’imprégner de cette atmosphère bénéfique, en sentir la beauté et les vertus, s’y baigner pour que l’impression de sa rude caresse, la profondeur de sa limpidité, la fraîcheur des gorgées que nous en aurons bues, nous empêchent à jamais de nous en abstraire. Alors, nous pourrons aller puiser des seaux d’eau et les tirer sur la rive, ou même les emporter dans une salle isolée. Et là, nous compterons et nous mesurerons, et nous analyserons parce que c’est simple et reposant d’exercer ainsi son esprit sur des morceaux de réalité, parce qu’ainsi on a l’impression de grignoter cette réalité, et qu’on espère trouver par ce biais un moyen pratique de parvenir à la suprême connaissance et à la divine puissance. Mais nous ne manquerons pas de retourner le plus sou­ vent possible avec nos seaux à la rivière, pour éviter que notre eau empri­ sonnée ne se corrompe et ne prenne des qualités et des défauts qui ne sont point dans sa nature. Nous plongerons nos seaux dans le courant. Les découvertes que nous avons faites dans le silence de notre chambre laboratoire, nous irons les confronter avec les exigences de la vie, pour les étalonner si nécessaire et les ajuster au rythme complexe du courant individuel et social. La science des seaux d’eau sera alors vraiment au service de notre culture et de notre destinée. Est-il bien nécessaire de traduire maintenant en langage de science ou d’école notre raisonnement d’intuitif bon sens? La science ne vient pas des mots. Elle monte des choses et de la vie. Sinon elle est toujours une abstraction et une erreur. Il importe peu, pour la destinée des hommes et la marche souhaitable du progrès, qu’enfants et adultes sachent jongler avec les nombres s’ils n’ont au préalable une notion parfaite et vivante des réalités que ces nombres expriment. On peut avoir de parfaits calculateurs qui sont, soit de parfaits imbéciles, soit des amoraux ou des immoraux, ou des voleurs, des marchands, des exploiteurs anti-sociaux. De ceux-là, on peut dire : « Si du moins ils n’avaient jamais appris à compter ! » Il importe peu à l’harmonie individuelle et sociale que l’homme connaisse les noms et qualités de tant d’objets de la nature, qu’il sache analyser tel produit, ou même en réussir une étonnante synthèse, si ces qualités et ces attributs sont extérieurs à son devenir, comme des pions qu’on manœuvre pour une réussite indifférente à notre destinée. Et s’il

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emploie ses connaissances et ses découvertes à créer le mal, à servir les exploiteurs de la misère, à étouffer la vie, on peut dire aussi : « Si du moins il n’avait jamais été initié à cette science 1 » Il n’importe pas davantage que l’homme connaisse les noms et les caractéristiques des défauts et des vertus, qu’il sache la définition de la bonté, de la générosité, de l’humanité, et du mensonge, de l’hypocrisie, de la duplicité et de l’égoïsme, si le contenu de ces mots n’est pas inti­ mement lié à son propre comportement, s’il peut être savant en philoso­ phie et en morale et se conduire avec plus d’inconscience encore que s’il n’avait jamais appris à jongler avec ces seaux d’eau corrompue. De lui on dirait aussi : « Maudite soit l’éducation qui lui a appris ces mots, qui lui a enseigné à isoler ces concepts mais qui a négligé de l’aider à comprendre et à pratiquer une vie utile et digne ! » Parodiant une image de l’Evangile, nous pourrions dire : L’Ecole et la science actuelle nous conseillent : « que votre main gauche ignore l’usage et le but des outils qu’a créés votre main droite et qui suivent leur destinée matérielle, inintelligente et aveugle ! » Nous vous disons au contraire : « Malédiction à qui désobéit ainsi aux lois de sa nature et croit toute action indistinctement valable, comme si la pensée avait une destinée autonome, intelligemment et rationnellement orientée; comme s’il suffisait de détacher le rocher de la montagne sans se soucier de ce que sera son dévalement accéléré ! Que vos deux mains également intéressées tiennent toujours bon l’outil et qu’elles se sachent engagées totalement dans tous les actes qu’elles suscitent ! » Cet engagement c’est le travail tel que nous l’avons défini. Hors de là, tout n’est qu’illusion, déclenchement de forces aveugles qu’il faudra néces­ sairement endiguer parce qu’elles désagrègent parfois, jusqu’à la dégéné­ rescence, notre devenir individuel et social. Nous partirons donc de ce principe pédagogique : les mots, les concepts plus ou moins logiques qu’ils expriment, ne sont un enrichissement que s’ils sont le résultat et le prolongement de notre expérience personnelle, incorporés à notre vie, liés à notre devenir. Il n’y a qu’un moyen d’accé­ der à la vraie science, qui est puissance : c’est de partir humblement de la base, de l’expérience tâtonnée empirique, puis de l’expérience tâtonnée méthodique et scientifique, et d’accéder à la préhension graduelle et intime des outils et du langage qui est le plus merveilleux des outils, par un processus accéléré qui permet à chaque individu d’édifier sa propre personnalité avec un maximum de dignité et de puissance. De ce point de vue, tout est à changer dans la méthode de notre enseignement, et c’est à ce redressement que nous nous employons. Tout est à changer dans l’enseignement de la langue. Les scoliâtres prétendent partir de la pensée formelle, prestigieusement fixée dans des seaux d’eau plus ou moins riches, plus ou moins pleins, plus ou moins neufs,

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brillants et sonores, mais que l’enfant s’étonne de trouver loin de la berge et qu’il ne comprend point. Nous renversons le processus. Nous partons exclusivement du langage parlé familier, dont l’acquisition empirique et sensible est évidemment préalable à l’écriture et à la lecture. Puis, nous montons, par expérience tâtonnée, du graphisme primitif — le dessin — à l’écriture qui n’en est que l’évolution, pour accéder à la lente identification des signes et de leur contenu, à l’expression manuscrite qui est l’usage pratique, pour des fins personnelles, de l’outil nouveau qu’on s’est graduellement approprié. Nous atteignons enfin à la reconnaissance des mots et expressions, à l’identification de pensées par le truchement des signes, ce qui est pro­ prement lecture, c’est-à-dire communion avec la pensée d’autrui — suprême enrichissement ! Que la chose soit techniquement possible et pratique, des expériences multiples nous en apportent la certitude. Même redressement à opérer dans l’enseignement des sciences, au cours duquel on impose communément aux enfants la connaissance for­ melle de mots et de rapports systématisés en lois, mais qui sont comme extérieurs à sa propre expérience et à sa propre science. Expérience tâtonnée empirique, puis expérience tâtonnée aidée et dirigée. La géné­ ralisation ne sera plus une opération préalable de l’abstraction intellec­ tuelle, mais la conclusion logique de l’expérience tâtonnée; les lois seront l’expression normale de rapports redécouverts, sentis, intégrés à l’être. Alors, l’enfant ne se contentera plus d’apprendre et de « savoir » les sciences. Il vivra, il rebâtira pour se l’approprier la connaissance logique qu’elles permettent d’acquérir. Et qu’on ne croie pas que ce procédé soit exagérément long, que s’il doit balbutier ainsi, l’enfant ne parviendra jamais à se hausser jusqu’aux éminentes constructions supérieures de l’esprit. On oublie que, dans ce domaine aussi, joue la loi de l’accélération. Parce qu’on est contraint à l’école de s’attarder à la compréhension formelle de lois qui sont inintelli­ gibles à quiconque ne possède point la conscience des rapports qu’elles expriment, on en conclut que la connaissance de ces lois ne peut être qu’une lente et laborieuse acquisition de l’esprit ou de la mémoire. Et on oublie une forme pourtant normale du processus : les rapports entre les objets ou les actes jaillissent intuitivement, comme des éclairs qui illu­ minent brusquement tout le champ d’investigation. Il en est d’eux comme d’une infinité de mots dont on sent la signification bien avant d’être en mesure de la formuler, à tel point que parfois cette formulation peut troubler et désaxer la compréhension synthétique. L’école éblouie et déroutée ferme timidement les yeux sous l’illumination de l’éclair, pour chercher ensuite, péniblement, par ses pauvres moyens, quelques lueurs dans la nuit de l’orage. Nous, nous profiterons de l’illumination de l’éclair pour faire un bond en avant, un bond qui sera une conquête si nous savons,

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par une méthode nouvelle, en jalonner et en exploiter le processus. La loi, la formule, sont aboutissement avant d’être moyen. Elles sont des outils éminemment précieux à qui a pu les saisir à pleines mains pour s’en servir selon ses besoins. Tous les instituteurs sentent d’ailleurs la nécessité de ce redressement; ils voient bien, dans la pratique quotidienne, que, dans le processus inversé et anormal, les mots n’ont qu’une prise fragile, les lois ne parviennent pas à se raccrocher à l’expérience et à la pensée des enfants, ou s’y raccro­ chent de travers pour déclencher ensuite de fausses interprétations. Toute la faillite de l’enseignement scientifique découle de cette fausse manœuvre. Partir humblement et obstinément de l’expérience, de la vie, aider à la comparaison intuitive, puis formelle, des rapports qu’on pourra pro­ mouvoir ensuite à la permanence de lois, c’est préparer, dans les esprits, l’épanouissement du véritable esprit scientifique qui est bien, lui, un définitif accroissement de puissance et de force en face de la nature aveugle. Même observation pour ce qui concerne les mathématiques, qui ne sont que la notion, précisée par la mesure, de certains rapports entre les objets. Mais ces rapports ne se formulent pas de l’extérieur. Si on ne les a sentis, si on ne les a découverts intuitivement dans un éclair, ils resteront toujours un jeu mal accroché, dont on peut se rappeler plus ou moins précisément le fonctionnement, mais qui ne s’est pas intégré aux réflexes et aux règles de vie. C’est l’histoire de l’individu qui a étudié sur la carte une contrée ou un village. Il peut se diriger s’il a la carte en mains ou s’il en conserve dans les yeux une image fidèle, et encore avec le risque de graves et définitives surprises. Il connaît le village de l’extérieur. S’il a vécu dans ce village, s’il l’a parcouru en participant à toute la richesse intime qu’il recèle, le plan du village s’est comme inscrit dans son comportement, dans ses pas, dans ses gestes, dans ses réactions. Il peut rester des années sans y revenir : il suffira qu’il reparaisse à l’entrée pour que se déclenche automatiquement le mécanisme subtil qui le diri­ gera avec sûreté. Il y a la même différence de profondeur et d’efficience entre l’enseigne­ ment formel des mathématiques et la compréhension profonde de la nature et de ses lois. Tant que l’enfant n’a pas compris avec tout son être, on sent, dans son comportement, comme un flottement, une indécision qui masquent imparfaitement un anormal appel à la mémoire. Lorsqu’il est pris de curiosité, par contre, on sent une force qui se libère, et les notions les plus subtiles et les plus ardues trouvent alors une définitive assise. Placer l’expérience tâtonnée, l’expérience aidée et dirigée, le travail qui en est la forme sociale, à la base de notre formation mathématique

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sera bien, on le voit, une accélération et une conquête. Il suffira de préciser la technique de cet enseignement renouvelé, de préparer le milieu et les outils qui permettront cette rénovation.

Même redressement pour la géographie et l’histoire. On formule prématurément des rapports et des lois; on déduit l’habitat du climat, le commerce de l’hydrographie, la culture du sous-sol; on jongle en his­ toire avec de complexes considérants économiques et politiques. Autant de seaux d’eau que l’enfant ne reconnaît nullement et dont il est loin, en conséquence, de comprendre les relations possibles que vous êtes con­ traints d’inculquer par un exclusif, mais fallacieux et dangereux appel à la mémoire. On s’étonne même qu’on ait persisté si longtemps dans une erreur de méthode aussi patente. Nous partirons de l’expérience tâtonnée, que nous aiderons et con­ seillerons; des faits tels qu’ils sont, qu’on tourne et retourne pour les connaître, les reconnaître et se les intégrer, nous ferons jaillir les rapports qui seront formulés en règles et en lois. L’acquisition sera normale, défi­ nitive, dominée et comme domestiquée par la personnalité à la recherche de sa puissance et de son équilibre.

Musique et dessin : On a prétendu enseigner la musique de l’extérieur, par la règle, comme application d’une théorie qui n’était pour l’élève que la momi­ fication, dans une série de mots sans signification, de l’harmonie profonde, du rythme par lequel la vie individuelle participe au courant merveilleux qui l’entraîne. L’initiation musicale ne sera plus l’A.B.C. qu’on croit simple et qui n’est jamais qu’anormalement isolé de la vie. Nous partirons, nous l’avons déjà dit, du jaillissement intime, de cette sensation naturelle d’une harmo­ nie qui balbutie par les cris, les bruits et les chants. Nous placerons l’enfant dans l’atmosphère musicale où il fera ses premières armes; nous le laisserons tâtonner; nous l’aiderons à s’imprégner de connaissances en préparant et en accélérant son tâtonnement. Entre temps, nous l’enver­ rons le plus souvent possible puiser à la rivière quelques seaux d’eau qui n’auront pour lui alors rien de mystérieux mais qui l’aideront à accéder aux lois de la musique. Ces lois lui seront donc comme personnelles; il ne les « saura » pas ; il les sentira et il les vivra ; elles seront des outils perfectionnés qui seront des auxiliaires précieux pour cette extériorisation du moi dont nous avons vu l’importance fonctionnelle. Et quelle méconnaissance scolastique en face du dessin ! Cette rivière mobile et chatoyante qui se déroulait en l’enfant et dont les signes et les couleurs, à fleur de peau, n’attendaient que leur forme spontanée d’expression, l’Ecole l’ignorait et la proscrivait impitoyable­ ment. Dans son deuxième étage, soigneusement fermé au murmure loin­

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tain du ruisseau, elle entraînait les enfants à jongler avec des seaux d’eau venus d’ailleurs, on ne sait d’où : droites, courbes, perspectives, ombres. Et l’enfant se demandait ce que signifiaient ces « exercices », sans penser seulement qu’ils pouvaient avoir quelques rapports avec la technique des graffiti qu’il crayonnait en cachette sur ses cahiers, inscrivait sur le sable, ou gravait sur le bois dur des vieux troncs. Nous retournerons au cours normal de la rivière, au jaillissement de la vie, et nous laisserons celle-ci s’épanouir et s’exprimer dans toute sa mer­ veilleuse synthèse, sans mots, sans lois. Il n’y a rien là à dire que d’offrir papiers, crayons, couleurs et pinceaux. Ce qui se réalise n’est point de notre domaine, mais du domaine exclusif de l’enfant. Nous tâcherons certes d’accélérer le tâtonnement, de faciliter des rapprochements, de susciter et de systématiser des rapports. Nous emmènerons prudemment l’élève puiser à la rivière quelques seaux d’eau qui l’aideront à préciser certaines connaissances formelles. Mots, technique, théorie seront alors des outils efficaces pour l’épanouissement de l’expression artistique par le dessin, but suprême, trop longtemps négligé, de cette discipline. Ces redressements, nous travaillons à les réaliser pratiquement, tech­ niquement, dans nos classes. Ils constituent la révolution pédagogique la plus essentielle qui ait été entreprise depuis que les hommes parlent d’éducation. Nous avons, et nous aurons, nous ne l’ignorons pas, beaucoup à faire. — Parce que nous attaquons par la base le lourd édifice d’une tra­ dition millénaire dont nous avons vu l’emprise automatique sur les règles et les techniques de vie de ceux qui l’ont subie. Il faudra que nous mon­ trions, par la pratique, la supériorité de nos conceptions pour que, lente­ ment, les individus s’orientent vers des règles de vie plus efficientes, qui procurent plus de satisfaction et de puissance. — Parce que la méthode scolastique flatte la tendance à la super­ ficialité et au succès facile qui en impose. Intégrer la culture dans le comportement vital reste effectivement une opération complexe qui n’a chance de réussir totalement que là où on aura pu accrocher le processus normal dès sa base. Ajoutez à cela que la science des seaux d’eau est pour l’instant la seule officielle, celle que sanctionnent les examens et qui ouvre la voie aux « situations » sociales, et constitue donc, de ce fait, une réussite non négligeable. Toutes considérations qui n’enlèvent rien à la solidité et à la logique de notre analyse, mais nous invitent à rester circonspects et prudents dans l’estimation des obstacles que nous ren­ contrerons et de la relativité humaine du redressement préconisé. Une espérance cependant : le règne de la scolastique semble approcher de sa fin. Des hommes nouveaux montent, qui ont été formés par la vie là où avaient échoué les procédés trop classiques. Ils dépassent en vraie intelligence, en bon sens, en subtilité de réactions tous les scoliâtres figés

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dans leurs règles; ils brisent le cadre formel des mots pour s’appuyer exclusivement sur la vie et l’action. Mais, parvenus à un certain niveau, ils s’excusent de ne pas connaître ces mots et ces règles, de n’avoir pas appris, dans des deuxièmes étages, à jongler avec de mystérieux seaux d’eau dont l’inconnu les attire. Ces outils spéciaux des scoliâtres, ils n’en réalisent point la vanité, que nous avons dénoncée; ils ont tendance à les respecter comme ils ont respecté les icônes jusqu’au jour où ils ont été persuadés de leur inutilité, de leur impuissance et de leur nocivité. Si nous ne nous hâtons pas de les aider à prendre conscience de la supé­ riorité de leur initiation naturelle et normale, si nous n’ouvrons devant eux les voies supérieures de la vraie science, ces hommes hardis, qui sont à l’aube d’une nouvelle culture à base d’action créatrice, risquent de se laisser prendre encore une fois à la majesté froide des vieux temples et à l’illusion de techniques périmées. C’est en période de crise qu’il faut tâcher d’administrer les remèdes rationnels. Après il est souvent trop tard.

Oui, dira-t-on, c’est bien de toujours parler de synthèse et de dénoncer l’illusion des mots et des méthodes qui dissèquent exagérément la vie sous prétexte de mieux l’appréhender. Pourtant la vie est si vaste; elle devient chaque jour plus complexe et plus diverse, à tel point qu’il n’est plus au pouvoir de l’homme éphémère d’en saisir et d’en dominer l’éternel déroulement. Elle est en notre siècle comme un fleuve si rapide, avec un courant si violent qu’on en est étourdi et qu’on n’a plus le loisir ni la possibilité de rien voir de ses généralités, de rien sentir de sa puissance, de rien deviner de ses virtualités. Il n’y a semble-t-il qu’un procédé pra­ tiquement possible : accepter de suivre ceux qui ont, à temps, retiré du courant quelques seaux d’eau qu’ils gardent jalousement dans leurs tem­ ples. Au contact de cette rivière impétueuse ce ne sera que stérile désordre, qu’erreur, ignorance et doute. Allons vers l’ordre formel et l’abstraite connaissance ! N’y aurait-il pas d’autre solution que ce réenchaînement dans le désespoir ? Il est certain que nous ne pouvons pas prétendre initier nos enfants à la complexité de toutes les sciences actuelles. Mais nous nous appuierons, pour la méthode préconisée, sur un principe qu’on a beaucoup trop négligé. Les seaux d’eau sont divers de forme, de couleur, de nature. Seul peut pénétrer leur parenté originelle celui qui a su, par une sorte d’abstraction supérieure, les subordonner à leur contenu, en tirant à la forme sa révé­ rence. On se contente la plupart du temps de les classer et de les compter, ce qui est effectivement commode et sûr. Il n’y a que cette science du nombre qui, pour les profanes — et nous englobons sous cette dénomination tous ceux qui n’ont pas pénétré le

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sens profond de leur étude — puisse établir un fragile, mais évident trait d’union entre les sciences. Et c’est pourquoi le nombre prend, dans notre civilisation, une place aussi éminente. Nous ne négligerons point cette science du nombre qui est une effective conquête. Mais nous ne négligerons pas, pour cela, le contenu des seaux. Nous tâcherons de reconnaître ce contenu, d’en retrouver la filiation, de redécouvrir la rivière dont il participe. Nous aurons alors un nouveau fil d’Ariane qui nous aidera à approfondir cette science des contenus. C’est cette opération délicate que nous prétendons réussir. Il suffit que, par le redressement préconisé, qui place à la base de toute formation l’expérience tâtonnée accélérée, nous ayons la compré­ hension intime, la connaissance profonde d’une science quelle qu’elle soit, pour que nous soyons, du même coup, préparés à mieux comprendre les autres sciences qui, sous des mots et des formules différents, obéissent aux mêmes processus de développement et de croissance. Cette unité cosmique dont les grands intuitifs ont la notion lumineuse, nous l’acquerrons de même par le détour de l’expérience. Les diverses techniques scolastiques parlent chacune leur langue plus ou moins bar­ bare; elles s’enorgueillissent d’avoir chacune leur seau d’eau. Nous recherchons, nous, une langue commune, comme un rayon X qui, par delà l’enveloppe des seaux, découvre l’identité originelle du contenu. Nous aurons alors en main la clef simple et efficace de toutes les sciences. Nous pourrons alors rassurer les éducateurs quant à la pratique de cette expérience tâtonnée accélérée qui est le fondement de toute con­ naissance. Il n’est pas indispensable que l’enfant pousse à fond et dans tous les domaines sa prospection; s’il a suffisamment exploré son jardin, comparé les résultats de ses observations à ceux de l’exploration de jardins voisins, à l’expérience d’explorations identiques pratiquées par d’autres dans les lieux éloignés, l’enfant en déduira de lui-même, ou avec notre aide, les rapports communs, en distinguera les dissemblances, formulera les lois générales qui règlent l’organisation et la vie des jardins. Cette connaissance sera d’autant plus parfaite, et d’autant plus riches seront les enseignements, que l’enfant aura pu disposer, pour les confronter avec ses expériences, des résultats d’expériences d’autrui, résultats consignés dans les monuments, dans les dessins, les livres, dans les images fixes ou animées. Quand il aura exploré sa maison, ou son propre corps, qu’il aura confronté ses découvertes avec celles faites, en d’autres circonstances, dans d’autres maisons et sur d’autres corps, qu’il aura éprouvé ces rap­ ports, étalonné les règles, il aura la possibilité pratique de connaître toutes les maisons et tous les corps dont les principes fondamentaux sont identiques. Il y a là, plus qu’une masse de connaissances, une clé, une habitude d’esprit, une norme de comportement qui passent bien vite en règle puis en technique de vie.

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Tant que le mécanicien ne s’est pas imprégné du secret du moteur, cette unité vivante à laquelle doivent concourir selon des lois immuables toutes les pièces du mécanisme, il sera comme l’écolier devant la science scolastique : il voit des mots, des seaux d’eau et des pièces. Il cherche à se rappeler, à apprendre par cœur au besoin — avec le secours de pro­ cédés mnémotechniques — les mots et les rapports qu’on lui a enseignés. L’apprenti-mécanicien démonte le carburateur, donne un tour de vis à droite ou à gauche, visse tel boulon, lime une pièce, parce qu’il a vu son patron procéder ainsi ou qu’on lui a conseillé de toucher tel mécanisme lorsqu’il constate tel bruit: si la fumée est épaisse, il y a excès d’huile; si le moteur s’engorge il y a excès d’essence; les ratés indiquent un allu­ mage défectueux. Mais pourquoi ces causes produisent-elles de tels effets ? Ah ça, c’est une autre affaire ! Et c’est pourtant la seule qui importe : le mécanicien qui sent la vie de son moteur ressent intimement ce que signifie ce bruit ou ce claquement; on dirait qu’il voit la vie circuler dans l’organisme et qu’il possède, de ce fait, la compréhension originelle, l’intuition supérieure des lois de la mécanique. L’essentiel est que vous atteigniez à cette sorte de participation intime à l’essence même de la vie, que vos élèves soient imprégnés du processus normal de croissance et d’enrichissement qui les fait monter de l’expérience tâtonnée au comportement scientifique. Mais ce sont eux qui montent, avec votre aide, au premier ou au deuxième étage où se trouvent entreposés vos seaux d’eau; ce n’est plus la science formelle qui les hisse jusqu’au mystère de ces temples où ils se trouvent désaxés et perdus. Qu’ils y accèdent par l’escalier des sciences physiques ou naturelles, par l’escalier de l’histoire ou de la géographie, par l’escalier des mathé­ matiques, l’essentiel est qu’ils y montent par une voie normale, qu’ils puissent en redescendre sans perdre le contact avec la réalité vivante, qu’ils ne soient pas éblouis et hypnotisés par les alignements de seaux d’eau. L’essentiel est qu’ils aient construit sur des assises solides, par un processus logique et harmonieux, leur propre personnalité. Cette cons­ truction peut être de pierre, de bois, de brique, de ciment armé ou même de blocs de glace, selon les régions et les climats. Elle n’en est pas moins, dans les meilleures conjonctures, parfaite dans sa forme, dans son équi­ libre et son adaptation à sa destination spécifique; elle n’en est pas moins une harmonie vivante et personnelle. On ne demande point à l’architecte qui veut par sa science réaliser cette même harmonie, d’associer nécessairement pierre, bois, brique et ciment, comme si la conjonction de tous les matériaux connus était indis­ pensable à l’équilibre de l’ensemble. Le mélange inconsidéré de ces divers matériaux serait tout au contraire une erreur et un danger. Il est bon que la maison, qu’elle soit de pierre, de bois, de brique ou de ciment, soit montée le plus rapidement possible, avec un minimum

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de peine pour un maximum de réussite, de solidité dans la puissance. Mais il n’est pas nécessaire qu’on y emploie non plus les mêmes outils perfectionnés. Les outils varient, pour s’y adapter, selon le matériau employé, la nature du terrain, les possibilités du milieu. Ainsi en va-t-il de l’éducation des enfants et des hommes. Nous n’avons plus le droit, ni la possibilité de poursuivre aujourd’hui un illusoire encyclopédisme. Nous n’engagerons pas l’enfant à construire sa vie en exigeant qu’il utilise simultanément et concurremment, tous les matériaux ou toutes les techniques, fruit de la longue science des hommes, qu’il fasse dans la vie une salade de pseudo-sciences, de physique, de chimie, de littérature, de calcul et d’art. Nous mettrons à sa disposition la plus grande richesse possible de matériaux, avec les techniques appro­ priées, et les outils essentiels qui les permettent. Puis nous le laisserons choisir les matériaux, les techniques et les outils qui lui conviennent le mieux, qui, à l’usage, lui paraissent les mieux adaptés à ses possi­ bilités physiologiques, intellectuelles, familiales et sociales. L’un avan­ cera ainsi sa construction par le biais de la littérature, tel autre par celui des sciences, tels autres encore par celui de l’histoire, de la géographie, ou de l’art. L’essentiel est qu’ils parviennent au sommet de la construction, qu’ils y trouvent sécurité et puissance, qu’ils incorporent à leurs réactions fonctionnelles vitales le processus de montée qui les a fait accéder aux étages supérieurs où réside la culture, qu’ils s’assimilent non pas la forme ni les tabous et les idoles de cette culture, mais ce qu’elle porte en elle, ce qu’elle doit porter de vivifiant dans son idéale humanité. Que cette diversité ne vous épouvante point. Elle est tout simplement la loi de la vie; il est inconcevable que l’Ecole ne s’en soit point encore avisée et qu’elle continue à pousser les enfants selon des méthodes uni­ formes, par une nourriture faussement standardisée, vers une destinée uniforme aussi, comme si tous les individus étaient appelés à jouer le même rôle. L’Ecole les abandonne à 13, 14 ou 15 ans, et, en vertu de cette même expérience tâtonnée que nous rencontrons partout, l’un devient commerçant, l’autre commis-voyageur, d’autres paysans, écrivains, prê­ tres ou instituteurs. Et ils peuvent parfaitement exceller chacun dans leur spécialité, et devenir des hommes malgré leur spécialisation. « Il faut de tout pour faire un monde. » Il suffit d’éviter la fausse, dangereuse et prématurée spécialisation qui n’est que limitation et rétrécissement. Bien sûr, si l’enfant est arbi­ trairement confiné dans un milieu familial, social ou scolaire qui lui impose une seule activité, avec un matériau unique pour construire sa personna­ lité; s’il n’a pas le loisir de tâtonner pour adapter lentement la réalité à ses besoins, alors il ignore ce qui se fait à côté de sa spécialisation. Vous l’aurez acculé à monter sa maison en bois, qu’elle lui convienne ou non. Il sera persuadé qu’on ne peut monter les maisons qu’en bois. Il aura 10

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tendance à se confiner dans cette croyance étiquetée qui se fixera en règle et en technique de vie faussement spécialisée. Mais s’il est mêlé de bonne heure à un milieu où chaque individu évolue, selon les méthodes qui lui sont propres, pour parvenir, par d’autres voies que lui, avec d’autres matériaux et des outils différents, à la même har­ monie adaptée à sa nature particulière, il prend conscience, par la pra­ tique, de cette complexité de la vie, de cette diversité de voies qui mènent à la culture. Il pourra d’ailleurs s’y essayer si ça lui chante. Mais, bien souvent, il lui suffira de sentir que chacun autour de lui, bien qu’avec des matériaux et des outils différents, élève sa propre construction selon les mêmes lois générales et profondes, qui sont les lois de la vie, et que cette diversité est indispensable à l’harmonie sociale et cosmique comme la diversité des voix du chœur en fonction de la perfection dans l’hymne commun. Ces constatations logiques concordent heureusement avec les décou­ vertes que nous avons faites pratiquement, pour ainsi dire empiriquement. Elles expliquent que nous recommandions la richesse du milieu édu­ catif, des possibilités sans cesse accrues d’activité fonctionnelle, et l’organisation complexe du travail scolaire adapté à la diversité des natures et des besoins. Dans les écoles anciennes, tous les enfants devaient, au même moment, s’occuper aux mêmes devoirs, selon les mêmes rythmes prétendument scientifiques, avec les mêmes matériaux faussement standardisés, des outils d’une extraordinaire indigence. Comme si un gouvernement central exigeait un jour que, à la même heure, tous les villages de France se mettent à construire des maisons de brique ou de ciment armé, sans tenir compte que là le bois est à pied d’œuvre et plus chaud, le sable et le gravier longs à amener; qu’ailleurs au contraire c’est la pierre qui est là, à portée de la main, majestueusement éternelle. Nous partirons du principe de variété et d’adaptation qui est le propre de toute vie : nous installerons dans notre école moderne — nous ne disons pas école « nouvelle », ce qui nous paraît prétentieux et d’ailleurs inexact— les ateliers du bois, ceux de la pierre et ceux de la brique ou du ciment armé; nous y introduirons les outils les plus propres à faciliter la cons­ truction avec chacun de ces matériaux, avec le maximum de célérité et de sûreté. Nous sommes là pour expliquer l’emploi des matériaux et l’usage des outils. Nous appelons à l’aide au besoin certains spécialistes. Nous montrons des modèles. Puis nous travaillons tous ensemble, selon nos tendances propres et nos possibilités. Et l’un monte sa maison de bois et l’autre sa maison de pierre ; un troisième gâche du ciment pendant que son voisin trouve plus pratique de manœuvrer les briques. L’enfant compare sa propre construction avec les constructions voisines ; il tâtonne avant de se fixer dans une forme. Le voisin lui demande de l’aide, ou bien il s’arrête un instant pour le regarder travailler. C’est à qui mon­

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tera le plus vite, le plus solidement, le plus harmonieusement son édifice. Et celui qui a réussi sa construction de bois est aussi satisfait et fier, il a autant confiance dans sa réussite et sa puissance que celui qui ose une armature hardie en ciment armé. L’ensemble produira l’harmonie désirée. Tel enfant est plus particulièrement attiré vers les sciences. Mettons-le dans son élément; plaçons-le au centre du musée, à diriger et à organiser les recherches. Tel autre se passionne pour la géographie : il administrera notre riche et abondant fichier. Tel autre calcule avec facilité : aidons-le à perfectionner ses techniques. Les uns et les autres découvriront ainsi les vraies voies qui mènent vers les sommets; ils seront des maîtres; ils domineront leur vie ; ils auront accédé au deuxième ou au troisième étage, mais leurs pieds seront solidement ancrés dans la complexité du monde vivant de la nature et du travail. Ce n’est pas nous qui posons les problèmes; nous ne faisons que les traduire en clair, en nous appliquant de notre mieux à n’en point trahir les éléments au cours de la dissection, de la schématisation et du réor­ donnancement que nous devons pratiquer pour les rendre intelligibles. Mais ils sont ce qu’ils sont, complexes encore, concrets, pratiques, subjectifs. L’Ecole les a jusqu’à ce jour obstinément escamotés, en les rem­ plaçant par des caricatures de problèmes aux solutions apparemment simples mais aussi dévitalisées, décrochées du milieu, privées de sève et de vie. Nous nous attaquons, nous, à résoudre les vrais problèmes. Et si nous n’y réussissons pas toujours, nous préférons encore cette provisoire impuis­ sance dont nous avons conscience à la fatuité satisfaite des scoliâtres recro­ quevillés parmi leurs stériles collections de seaux d’eau.

VII.

CONCLUSION

Nous terminerons cette longue étude — bien incomplète encore — en résumant l’essentiel des observations faites et des conseils donnés à tous ceux qui ont la charge de mener enfants ou élèves vers l’équilibre, la puissance, et donc le bonheur. 1. La santé et l’harmonie physiologique sont déterminantes dans le pro­ cessus de vie des individus. Vous en tiendrez le plus grand compte : — dans votre propre vie, avant la naissance même des enfants, pour que ceux-ci ne soient pas handicapés par les conséquences de vos erreurs; — dans l’organisation du milieu familial ou social où l’enfant sera appelé à vivre et par lequel il sera définitivement marqué pendant la prime enfance au cours de laquelle il ne peut prétendre encore plier l’ambiance à ses besoins; — dans la vie ensuite de l’enfant, par l’accomplissement normal de ses fonctions essentielles : alimentation, respiration, élimination, qui sont à la base non seulement de son harmonie physiologique, mais aussi de son équilibre psychique et social. Ne vous préoccupez pas d’obtenir de vos enfants des grimaces, des mots ou des expressions prématurés, ni même des pas hâtifs. Si votre enfant est fort, normalement alimenté, en parfait équilibre physiologique, vous aurez planté les poteaux inébranlables sur lesquels se fixeront indélébilement les fils qui seront la voie splendide des facultés supérieures. 2. Nous avons montré par quels processus laborieux l’être humain construit sa vie : nous avons reconnu l’expérience tâtonnée à la base de toute activité et nous avons vu les essais réussis de cette expérience se répéter automatiquement pour devenir indélébiles règles de vie, puis techniques de vie définitives.

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Vous organiserez donc le milieu du tout jeune enfant pour lui per­ mettre, dans les meilleures conditions possibles, la pratique de cette expérience tâtonnée. 3. La nouveauté et l’originalité de notre effort de recherche sont justement de mettre en évidence l’importance des premiers fonctionne­ ments de l’organisme humain, tant au point de vue physiologique que psychique et social. Ces premières réactions vont conditionner toute la vie à venir; vos erreurs, vos insuffisances, vos fausses manœuvres se répercuteront — en s’amplifiant et s’aggravant — en défauts sociaux, en mauvaises habitudes, en vices, en névroses, en déséquilibres et en souffrances. C’est pourquoi nous n’insisterons jamais assez sur la sollicitude dont le jeune enfant avant quatre ans doit être le centre, tant de la part des parents que de la société. Les éleveurs le savent bien. C’est pendant que la bête est jeune, vivante et fraîche, lorsqu’elle mesure et adapte obstinément ses réactions aux nécessités ambiantes et à ses propres possibilités, qu’ils l’apprivoisent et la forment. Après, ils vous le diront, il sera trop tard. Pour vous aider et vous guider dans cette tâche, nous préconisons : a) l’institution de Réserves d’enfants; b) la rénovation et une meilleure adaptation à la vie des écoles maternelles. 4. La montée de l’individu ne se fait pas sous l’influence d’impératifs plus ou moins catégoriques, qu’ils soient intelligence, affectivité ou raison. Nous avons remis en lumière un principe que la science analytique avait tendance à croire dépassé : le besoin souverain pour l’individu, à tous les degrés et à tous les âges, de croître, de monter, d’acquérir la puissance pour réaliser sa destinée. La vie devient alors un processus complexe de recherche active de cette puissance essentielle et indispensable. Ce sont les modalités de ce processus que nous synthétiserons dans notre Profil vital dynamique que nous publierons prochainement en com­ plément de cette étude. En notant, chez l’individu, les limitations physio­ logiques ou les oppositions plus ou moins surmontables du milieu — physique, familial ou social — nous aurons le schéma des combats — victorieux ou non — que l’individu aura à mener pour réaliser sa destinée et satisfaire son besoin vital de puissance. Munis de ce Profil vital nous pourrons alors aider efficacement les enfants à triompher des obstacles pour réaliser une vie plus harmonieuse et plus utile. 5. Cette conception originale et sûre du processus vital nous a permis d’esquisser les voies nouvelles de la pédagogie, que nous résumerons comme suit :

CONCLUSION

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a) Primauté de la première éducation, totalement négligée jusqu’à ce jour dans les considérations pédagogiques. b) Influence déterminante pour la destinée de l’équilibre physiologique dont la recherche doit devenir comme une branche latérale de la pédagogie. c) Avant cinq ans, réalisation pratique d’un milieu le plus riche pos­ sible pour que puisse s’exercer dans des conditions optima l’expérience tâtonnée. d) Possibilité ensuite d’accélérer cette expérience tâtonnée par la prise en mains progressive des outils qui sont la lente conquête de la civilisation et des moyens effectifs d’une plus grande puissance. e) A partir de sept ans, l’enfant, qui a terminé l’aménagement de sa personnalité, réagit sur le monde extérieur; il le fait par le travail : travailjeu et, à défaut, jeu-travail, qui deviennent alors les éléments vraiment constructifs de la personnalité, intelligence et psychisme compris. f) A tous les échelons, l’école doit prendre l’attitude aidante et tout faire pour permettre à l’enfant de triompher des difficultés pour conserver intact et satisfaire son besoin de puissance. Elle tâchera surtout d’éviter que l’enfant reste sur le quai ou soit dangereusement refoulé dans la salle d’attente. g) Dans la pratique pourtant, soit impuissance ou fausse manœuvre de l’école, soit position défectueuse des recours-barrières familiaux, sociaux ou des individus, la pédagogie aura bien souvent à résoudre les problèmes difficiles d’enfants qui, restés sur le quai, sont plus ou moins atteints dans leur besoin de puissance, ou qui, refoulés dans la salle d’attente, ont dû faire appel au suprême recours de règles de vie ersatz plus ou moins pernicieuses. La tâche, nous ne le cachons pas, est toujours excessivement délicate. Notre profil vital et les instructions pratiques qui l’accompagnent, aide­ ront à orienter les éducateurs dans cette voie corrective salutaire. Nous dirons seulement ici que les deux voies royales de salut restent : — le travail — travail-jeu fonctionnel — qui est comme l’extério­ risation matérielle ou idéale d’une personnalité qui gagnera toujours à se réaliser, ne serait-ce que par éclairs; — l’art, expression supérieure qui est communion avec les grandes forces vitales, envolée suprême vers les buts essentiels et permanents de la destinée. h) Le langage, l’écriture, l’imprimé, l’image, ne sont que des outils dont l’individu doit s’incorporer la maîtrise au cours d’expériences tâtonnées accélérées, au service de la construction harmonieuse de sa personnalité. L’école ne doit point en poursuivre l’acquisition par des moyens extérieurs aux individus, comme si ces techniques avaient une valeur en soi, anormalement liées qu’elles seraient à la splendeur d’une intelligence et d’une pensée qu’on a artificiellement dénaturée et désin­ carnée. C’est à même la construction harmonieuse de l’individu que

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devra se faire l’acquisition de ces techniques. Cela suppose tout un ensemble de méthodes pédagogiques nouvelles dont nous poursuivons l’adaptation. C’est toute notre conception du processus de civilisation qui est à reconsidérer, comme sera à reconsidérer la fausse science qui a trop long­ temps étayé un monde croulant. Nous devons, éliminant radicalement toutes entités intellectualistes impuissantes à expliquer et à ordonner notre comportement, redonner leur dignité et leur valeur fonctionnelle aux considérations matérielles, physiologiques et de milieu; replacer tout notre processus vital sous le signe de l’expérience permanente et complexe qui est seule souveraine; grouper autour de quelques idées simples, de bon sens, admises par les plus sincères et les plus dynamiques des hommes de science et lumineu­ sement révélées par les sages, la complexité croissante de nos réactions éducatives : sentir, pour les corriger, les raisons d’impuissance et d’échec et découvrir les voies libératrices de notre pédagogie. Nous ne disons pas que le Profil vital que nous publierons sous peu en conclusion de cette étude, vous permettra de sonder définitivement le secret des destinées, ni que vous pouvez prétendre, par nos conseils, réaliser la perfection pédagogique, redresser toutes les erreurs de vos enfants, les conduire infailliblement vers la réussite. Cela ne dépend pas d’ailleurs entièrement de vous. Il y a des réalités qui nous dépassent parce qu’elles ne sont plus seulement à l’échelle humaine mais à l’échelle sociale et parfois à l’échelle cosmique. Il restera toujours des forces pour dominer l’humble destinée de l’homme. Il est, sur le chemin de la vie, des rochers inaccessibles auxquels il est inutile de venir buter inlassable­ ment. Tout ce que nous pouvons, et devons faire, c’est de les mesurer du regard et de l’expérience, de continuer notre voie en les évitant, ou parfois même en les utilisant, à moins que nous ne puissions en commencer victorieusement l’escalade par les gradins qu’y ont péniblement creusés des générations d’hommes, et que nous aurons d’ailleurs à continuer, même si notre génération ne peut prétendre à l’exaltant privilège de la victoire. L’essentiel c’est que, dans notre marche en avant, nous soyons éclairés ou guidés par quelque lumière sûre. Se tromper n’est rien si on a du moins, après coup, conscience de cette erreur. Echouer n’est grave que si on ne parvient pas à déceler les causes de l’échec. Mesurer et apprécier les raisons de notre impuissance momentanée est déjà une victoire. S’organiser techniquement pour réduire progressivement et méthodiquement l’imper­ fection, telle est la meilleure et la plus sûre des fonctions pédagogiques. Au terme de ce travail ce n’est pas à l’absolu de nos conquêtes mais à la relativité de nos prétentions que vous devez mesurer la profondeur de nos recherches et l’efficacité de nos conseils.

CONCLUSION

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D’autres iront plus loin et plus sûrement que nous dans cette ascension pour laquelle nous nous sommes humblement appliqués à creuser les marches de départ et à élaguer selon nos possibilités le sentier qui monte vers la puissance de l’homme. La vie est une conquête. Elle n’est une lutte qu’à cause de nos com­ munes erreurs. C’est par un effort commun que nous devons travailler à ouvrir aux générations qui viennent

le chemin de la vie.

Imprimé et Suisse - Printed in Switzerland

TABLE DES MATIÈRES

Les règles de vie ersatz................................................................................ Introduction.......................................................................................................... L’auto-jouissance..................................................................................................... Conséquences pédagogiques.......................................................................... L’auto-jouissance sexuelle.......................................................................... Conséquences pédagogiques.......................................................................... Conséquences des erreurs concernant l’origine des complexes sexuels.......................................................................................................................... Conséquences pédagogiques..........................................................................

22 25

La sexualité comme règle de vie ersatz.......................................... Conséquences pédagogiques..........................................................................

29 36

III. L’école, source de règles de vie ersatz................................................

45

IV.

Autres règles de vie ersatz.......................................................................... Les tics et accidents nerveux.....................................................................

81 85

V.

Des règles de vie ersatz qui peuvent être bénéfiques .... 93 Le jeu......................................................................................................................... 93 Superstition et religion..................................................................................... 94 Arts et littérature ...................................................................................................... 100 Du choix et de l’utilisation intelligente des ersatz par la sublimation...................................................................................................................... 106

VI.

L’individu en face du progrès et de la culture...................................... 113

I.

II.

5 5 9 11 14 19

VII. Conclusion......................................................................................................................149

Achevé d’imprimer et de brocher en février 1971 dans les ateliers Delachaux et Niestlé s. a., Neuchâtel (Suisse)

Autres ouvrages du même auteur parus dans la même collection :

LES DITS DE MATHIEU L’auteur a observé les enfants en liberté et découvert les moyens de les développer en les mettant dans des conditions de vie où leur être trouve à se satisfaire et à s'épanouir.

L'ÉDUCATION DU TRAVAIL Contrairement aux psychologues et aux pédagogues traditionnels, Freinet nous apprend que ce n'est point le jeu qui est naturel à l’enfant, mais le travail.

LA MÉTHODE NATURELLE I. L'apprentissage de la langue II. L'apprentissage du dessin Celui qui utilise la méthode naturelle, basée sur le Tâtonnement expérimen­ tal, n'a pas besoin du bâton et des friandises pour stimuler ses élèves. « Avec nos enfants qui ont soif de travail, écrit C. Freinet, nous n'avons pas à manier la récompense, pas plus que la punition ».

ESSAI DE PSYCHOLOGIE SENSIBLE I. Acquisition des Techniques de Vie constructives II. Rééducation des Techniques de Vie ersatz Dans ces deux volumes qui constituent l'essentiel de la réflexion théorique et de la pratique pédagogique de C. Freinet, l’auteur étudie la construction de la per­ sonnalité selon la loi naturelle la plus décisive : le tâtonnement, auquel a recours tout ce qui naît, grandit, se reproduit et meurt.