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French Pages 202 [199] Year 2020
Einstein et Heisenberg La controverse quantique Konrad Kleinknecht Traduit par François Vannucci
17, avenue du Hoggar Parc d’Activité de Courtabœuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France
Sciences & Histoire La collection Sciences & Histoire s’adresse à un public curieux de sciences. Sous la forme d’un récit ou d’une biographie, chaque volume propose un bilan des progrès d’un champ scientifique, durant une période donnée. Les sciences sont mises en perspective, à travers l’histoire des avancées théoriques et techniques et l’histoire des personnages qui en sont les initiateurs. Dans la même collection Vous avez dit : sabbat de sorcières ? – La singulière histoire des premiers Conseils Solvay Franklin Lambert et Frits Berends, Préface par Thibault Damour ISBN : 978-2-7598-2371-0 Mieux voir les étoiles – Ier siècle de l’interférométrie optique Daniel Bonneau, Préface par Pierre Léna ISBN : 978-2-7598-2362-8 Histoire de la vulgarisation scientifique avant 1900 Guy Vautrin ISBN : 978-2-7598-2246-1 Hippolyte Fizeau – Physicien de la lumière James Lequeux ISBN : 978-2-7598-1196-0
Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2381-9 – ISBN (ebook) : 978-2-7598-2382-6 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences 2020
Avant-propos La physique du xxe siècle repose sur deux piliers fondamentaux. Dès le début du siècle, notre place dans l’Univers, l’origine et l’évolution du Cosmos, la nature de l’espace et du temps ont été consolidées par Albert Einstein en une nouvelle et révolutionnaire vision décrite mathématiquement par sa théorie de la relativité. Il a ainsi prédit un grand nombre de phénomènes cosmiques jusqu’alors inconnus qui ont été découverts empiriquement au cours du temps : déflexion de la lumière dans un champ gravitationnel, trous noirs, étirement du temps dans des objets à grande vitesse, ondes gravitationnelles. Peu de temps après, en soumettant la physique classique à une transformation radicale, Werner Heisenberg a pu expliquer le comportement des plus petits objets constitutifs de la matière. Avec sa mécanique quantique, il nous dévoile le monde des atomes, noyaux atomiques et particules élémentaires. La théorie a également permis de décrire les attributs physiques des molécules, des liaisons chimiques, des cristaux, de l’état solide et des semi-conducteurs ; elle constitue ainsi le fondement de la technologie informatique moderne. De plus, la découverte par Heisenberg du principe d’incertitude a des conséquences profondes sur la philosophie et l’épistémologie. Ces deux grands savants ont tous deux grandi à Munich, où ils fréquentèrent l’école, et tous deux étaient amateurs éclairés de musique. Malgré ces points communs, il existe des différences significatives dans leurs modes de pensée : Einstein a soutenu qu’une théorie physique doit précisément prédire les événements physiques selon les règles de la causalité. En revanche, à partir de phénomènes atomiques et subatomiques, Heisenberg a conclu qu’une théorie ne peut que décrire des processus possibles et calculer leurs probabilités. Cette controverse commença en avril 1926 lorsque Heisenberg présenta pour la première fois sa mécanique quantique lors d’un colloque de physique à l’université de Berlin avec Einstein comme auditeur ; elle continua pendant la Conférence Solvay de 1927, et se prolongea jusqu’à leur ultime conversation de 1954. L’évolution de la physique montrera que Heisenberg, avec Bohr, avait raison. Einstein ne nous a pas laissé d’autobiographie. Il pensait que de tels écrits résultaient soit du narcissisme de l’auteur, soit de sentiments négatifs envers le prochain. Nous devons donc nous limiter à sa correspondance et à ses biographies. Particulièrement authentiques à cet égard sont les descriptions de sa vie par son ami Philipp Frank, dans un livre écrit en allemand entre 1939 et 1941 aux États-Unis. Einstein lui-même y contribua par un avant-propos de 1942, il peut être considéré comme autorisé. La succession d’Einstein est conservée à l’Université hébraïque de Jérusalem et, depuis 1987, ses œuvres ont été rassemblées en plusieurs volumes publiés par Princeton University Press. De son côté, Heisenberg nous a donné un récit fascinant de sa vie de physicien et au-delà, dans lequel il décrit en particulier ses percées scientifiques. En outre, deux volumes de lettres à ses parents et à son épouse ont été publiés. Par l’intermédiaire de la Société Heisenberg, le reste de ses papiers a été transféré aux Archives de la Société Max Planck à Berlin. Sa correspondance scientifique avec son ami Wolfgang Pauli se trouve aux Archives Pauli de Genève. Ses articles scientifiques, ainsi que ses écrits plus
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généralement accessibles, sont disponibles dans ses œuvres complètes, publiées par Springer et Piper. Je tiens à remercier Mme Barbara Blum-Heisenberg d’avoir mis à ma disposition les illustrations relatives à Werner Heisenberg et de m’avoir parlé de sa relation à la musique. Hans A. Kastrup a attiré mon attention sur la lettre d’Albert Einstein envoyée à l’écrivain et philosophe Éric Gutkind concernant la religion, et Hans Sillescu et Thomas Schmieden m’ont donné de précieux conseils. Je tiens à remercier François Vannucci pour sa compétente et belle traduction française. Merci à Mme Sophie Hosotte pour la composition du livre, et pour sa collaboration toujours amicale et constructive. Munich, juin 2019 Konrad Kleinknecht
Table des matières Avant-propos
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Chapitre 1. La jeunesse d’Einstein 1.1. Le cimetière de Buchau 1.2. La famille à Ulm et Munich 1.3. L’élève du lycée Luitpold de Munich 1.4. Einstein à Aarau et Zurich 1.5. Expert auprès de l’Office des brevets de Berne
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Chapitre 2. La jeunesse de Heisenberg 2.1. Les origines de Heisenberg 2.2. Les années scolaires à Würzburg et Munich 2.3. Les mouvements de jeunesse 2.4. Les études avec Sommerfeld 2.5. Heisenberg à Göttingen et Copenhague
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Chapitre 3. Les années miraculeuses 35 3.1. Le calme avant le séisme des idées 35 3.2. L’« annus mirabilis » d’Einstein 38 3.3. Professeur à Zurich, Prague et Zurich à nouveau 51 3.4. La relativité générale et Berlin 57 3.5. La percée de Heisenberg en mécanique quantique 67 3.6. L’achèvement de la nouvelle théorie quantique 77 Chapitre 4. Les conséquences des découvertes 4.1. La cinquième Conférence Solvay de 1927 4.2. Conséquence de la théorie générale de la relativité 4.3. Enseignement et promotion 4.4. Conséquences de la mécanique quantique
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Chapitre 5. L’expulsion et les années de guerre 117 5.1. Einstein et l’Allemagne 117 5.2. Le pacifisme d’Einstein, la bombe et le rapport Franck 123 5.3. Heisenberg, les années de guerre et l’Association Uranium 135 Chapitre 6. Les affinités électives 6.1. Les femmes d’Einstein 6.2. La famille de Heisenberg
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Chapitre 7. Religion et rationalité 7.1. La religion d’Einstein 7.2. La philosophie religieuse de Heisenberg
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Chapitre 8. Le rôle de la musique
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Chapitre 9. Les dernières années 9.1. Einstein, le sage de Princeton et sa « théorie du champ unifié » 9.2. Heisenberg, conseiller de gouvernement 9.3. La dernière rencontre en 1954
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Glossaire
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Bibliographie
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Chapitre 1 La jeunesse d’Einstein
1.1. Le cimetière de Buchau Entre de grands arbres centenaires se trouve le cimetière juif de l’ancienne ville impériale et libre de Buchau, dans le duché du Wurtemberg. Depuis 1659, les Juifs de la ville et des communautés environnantes de l’Oberland souabe y enterrent leurs morts. On y dénombre plus de 800 pierres tombales ou Mazewot, les inscriptions les plus anciennes sont patinées, celles plus récentes, à partir du xviiie siècle, sont faciles à lire. Les dernières funérailles eurent lieu en 2003. Buchau était l’une des rares villes impériales dans le duché, socialement libérale, à côté de Laupheim, où les Juifs pouvaient vivre à partir du xvie siècle. C’est pourquoi nombreux furent-ils à s’y installer, venant de toute la région environnante. Jusqu’en 1760, la communauté n’avait pas de synagogue. En 1828, les Juifs devinrent citoyens du Wurtemberg avec tous les droits et devoirs afférents. Vers 1838, ils représentaient un tiers de la population de Buchau, c’était la deuxième communauté juive du Wurtemberg, composée d’environ 2 000 personnes. En 1838, une nouvelle synagogue fut construite avec l’aide financière du roi wurtembourgeois Wilhelm et du prince Maximilien von Thurn und Taxis. Elle devint connue dans toute l’Allemagne parce qu’elle était la seule à posséder un clocher, à l’image des églises baroques environnantes, en particulier l’église catholique proche du pèlerinage de Steinhausen. Le premier citoyen de Buchau portant le nom d’Einstein fut Baruch Moses Ainstein, admis dans la ville en 1665. Dans le cimetière, de nombreuses inscriptions funéraires mentionnent des membres de la famille : 99 y sont enterrés, en particulier Siegbert Einstein, un
Fig. 1-1 Pierres tombales dans le cimetière juif de Buchau, © Konrad Kleinknecht.
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petit-neveu d’Albert Einstein, qui fut maire adjoint de la ville après 1946. Le père d’Einstein, Hermann, est né le 30 août 1847 à Buchau, il était l’un des sept enfants d’Abraham et Hélène Einstein. Après avoir terminé ses études, il s’installa avec ses frères en 1869 à Ulm. Il y fit le commerce de duvet et plus tard, il dirigea l’entreprise avec ses associés Israël et Levi. En août 1876, il épousa à Cannstatt, près de Stuttgart, Pauline, fille de Julius Koch, marchand de grains et fournisseur de la cour royale du Wurtemberg. Après le mariage, le couple s’installa rue de la gare (Bahnhofstraße) à Ulm.
1.2. La famille à Ulm et Munich Albert Einstein est né le 14 mars 1879 dans la Bahnhofstraße. Sa mère nota avec inquiétude qu’il avait une grosse tête, proéminente à l’arrière. Ce n’est qu’à l’âge de deux ans et demi qu’il commença à parler ; aujourd’hui, dans une crèche, on le qualifierait d’« exotique ». Trente-trois ans plus tard, la taciturnité était oubliée et le physicien Max von Laue mit en garde un collègue avant sa première rencontre avec Einstein en disant : « Faites attention qu’Einstein ne vous tue par ses paroles. Il aime faire ça ».
Fig. 1-2 Hermann et Pauline Einstein.
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Son père Hermann était un homme contemplatif, un sentimental qui ne pouvait refuser une demande, mais qui n’était pas très entreprenant. Sa mère Pauline, née Koch, venait d’une famille aisée de Cannstatt. Elle avait de l’humour et jouait très bien du piano. Deux ans et demi après Albert, en novembre 1881, naquit sa sœur Maria, surnommée Maja, avec laquelle il fut étroitement lié pendant toute sa vie. Elle racontera ses expériences d’enfance dans une biographie. En particulier, elle remarqua la grande persévérance de son frère, quand il travaillait seul sur ses « projets ». Il s’exerçait à construire des châteaux et des forteresses à partir d’un kit de construction en pierres d’ancrage, à élaborer des figures en contreplaqué à l’aide d’une scie, et à construire des châteaux très instables avec des cartes. Le perçage de planches épaisses fut aussi plus tard l’un de ses points forts en physique. Quand on cherche des talents particuliers en mathématiques ou en physique dans la parenté d’Albert, on trouve son oncle Jakob (1850-1912). Le frère cadet d’Hermann étudia l’ingénierie électrique à l’École polytechnique de Stuttgart et découvrit les lois de l’électrodynamique, les fameuses équations écrites par James Maxwell qui furent formulées dans leur forme finale en 1864. Jakob servit comme officier du génie pendant la guerre de 1870. Après la guerre, il décida de mettre à profit ses connaissances pour fonder une entreprise à Munich dont le but était la construction de générateurs pour moteurs électriques à courant continu. Il conçut lui-même ses machines et les fit construire dans son atelier. Jakob persuada son frère Hermann de prendre une participation dans l’entreprise et de devenir directeur commercial. Hermann accepta et s’installa à Munich en juin 1880, d’abord au 3 Müllerstraße, où Jakob avait son entreprise et son appartement. L’« Usine électrotechnique » de J. Einstein & Cie proposait la « conception de systèmes de transmission électrique » ainsi que des systèmes d’éclairage électriques, à partir de dynamos, la transmission de puissance et l’électrolyse. Ce fut un succès. L’exposition internationale d’électricité de 1882, organisée par Oskar von Miller, fondateur du Musée allemand, tenue au Glaspalast de Munich, mit la nouvelle technologie au centre de l’intérêt. La société Einstein & Cie. présenta ses dynamos ainsi qu’un standard téléphonique. En 1885, les Einstein achetèrent un
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Fig. 1-3 Albert Einstein avec sa sœur Maria (Maja) en 1885, © Bildarchiv Preußischer Kulturbesitz, Berlin (BPK).
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Fig. 1-4 La maison de la famille Einstein rue Adlzreiter à Munich, © Konrad Kleinknecht.
nouveau bâtiment dans la Lindwurmstraße, ils habitaient au 14 Adlzreiterstraße, qui porte aujourd’hui une plaque commémorative. La famille au complet était réunie dans la maison, Hermann et Pauline avec Albert et Maria au bel étage, le premier, l’oncle Jakob avec son épouse Ida et le père de Pauline, Julius Koch, au rez-de-chaussée. Les deux familles dînaient ensemble, et bien sûr l’oncle Jakob parlait de son expertise, l’électrodynamique et ses applications. Albert était probablement le seul élève de 15 ans en Allemagne à entendre parler des équations de Maxwell pendant le déjeuner. Il dut remarquer le fait étrange qu’un nombre c, la vitesse de la lumière, apparaît déjà dans ces équations. Son grand intérêt était en mathématiques, où l’on pouvait vérifier directement l’exactitude des calculs. Il détenait un petit livret, sacré pour lui, contenant les propositions de la géométrie euclidienne. Une autre expérience importante vint d’une boussole que son père lui montra. La force qui fait tourner l’aiguille vers le nord fascinait le garçon. Il voulait comprendre ce phénomène mystérieux. Mais d’abord, en 1885, Albert dut aller à l’école catholique Saint-Pierre, où un régime strict régnait. La discipline ne lui plaisait pas du tout, il n’aimait pas rabâcher ce qu’il avait appris par cœur, mais voulait réfléchir par lui-même. Il était le premier de la classe et son intelligence lui valait le respect. Néanmoins, il fut le seul juif de la classe à participer à l’enseignement religieux catholique et à apprendre les récits bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testament.
1.3. L’élève du lycée Luitpold de Munich En octobre 1888, Albert entre au lycée Luitpold. Parmi ses camarades de classe se trouvaient Robert Kaulbach, membre d’une célèbre famille de peintres, et Paul Marc, le frère aîné de Franz Marc. Avec Wassily Kandinsky, Franz Marc est devenu un novateur en peinture, comme Einstein en physique ; on lui doit la fondation du Cavalier bleu. Au lycée, Einstein était un élève exceptionnel, qui brillait surtout en mathématiques.
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Fig. 1-5 Le lycéen Albert Einstein à 14 ans à Munich, © BPK, Berlin.
Il n’aimait aucune autorité et détestait la mémorisation mécanique du vocabulaire latin et grec. Mais lorsque les contenus de la culture antique étaient enseignés, il en était enthousiasmé. C’est le professeur Ruess qui l’impressionna le plus, car il sut transmettre d’une manière vivante les idées anciennes et leurs effets sur la culture allemande. Les réflexions des philosophes grecs sur la Nature et leurs spéculations sur les symétries de la géométrie et les lois mathématiques, étaient en accord avec la nature artistique d’Einstein. C’est pourquoi Albert eut toujours de bonnes ou même d’excellentes notes dans les langues anciennes. Le professeur Ruess enseignait également la littérature allemande, et Einstein se souvient surtout de la lecture de Hermann et Dorothée de Goethe. Mais les drames de Schiller avec leurs héros romantiques recueillaient aussi son suffrage. Le rejet d’Einstein de toute forme d’autorité conduisit à une relation tendue avec certains enseignants. Il avait aussi la particularité de faire sentir aux professeurs sa supériorité intellectuelle. Plus tard, quand il étudia à l’École polytechnique fédérale suisse, il se comporta de la même manière. Un de ses professeurs lui dit : « Tu es un garçon intelligent, Einstein, un garçon très intelligent. Mais tu as un gros défaut, tu ne sais pas écouter. »
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Son scepticisme à l’égard des autorités était également alimenté par la prise de conscience que les vérités religieuses de la Bible « ne pouvaient pas être justes » si l’on examine de plus près le contexte scientifique. Au lycée bavarois, l’instruction religieuse était obligatoire, il y avait un cours de « Religion israélite », auquel il participait. Cette fois, il n’était pas seulement un auditeur non impliqué, comme dans l’enseignement religieux catholique à l’école primaire, mais un participant régulier. Les parents d’Einstein ne pratiquaient pas les traditions du judaïsme, mais il fut introduit au Talmud et à l’Ancien Testament, comme auparavant à l’école primaire au Nouveau Testament. Bien sûr, les étudiants devaient assister au service dans la synagogue. Einstein pensait que c’était une obligation formelle de routine. À l’âge de douze ans, il avait lu des livres de vulgarisation scientifique, par exemple les livres folkloriques sur les sciences naturelles d’Aaron Bernstein. Il prit conscience de la contradiction entre les récits bibliques et la science. Il devint un esprit libre. La conclusion qu’il tira de cette prise de conscience fut la suivante : si l’on ment délibérément aux jeunes dans leur éducation religieuse, alors peut-être que les vérités contenues dans les manuels scolaires sont également fausses. Sa méfiance à l’égard de toute forme d’autorité se confirma. Il songea même à quitter la communauté religieuse juive après l’école secondaire, mais ce n’est que plus tard qu’il sautera le pas. Son oncle Jakob, avec qui il échangeait constamment, eut une influence considérable sur Einstein. Il soumit à Albert des devoirs de mathématiques en ajoutant qu’ils étaient trop difficiles pour le garçon. Bien sûr, Albert s’empressait de les résoudre. Lorsque son oncle mentionna le théorème de Pythagore, Albert releva le défi à 12 ans. Cela lui prit trois semaines, mais il ne lâcha pas prise avant d’avoir trouvé la solution. Il dépensait également toute son énergie pour la musique dès qu’un morceau harmonique l’émouvait. Alors qu’au cours des premières années de violon, il faut construire les conditions techniques nécessaires à la maîtrise de l’instrument, la pratique est souvent ennuyeuse et musicalement improductive. Albert n’avait guère envie de cela. Mais dès qu’il découvrit les grandes œuvres, son intérêt s’accrut, ce qui le poussa à acquérir les moyens techniques nécessaires pour les jouer, en particulier les sonates pour violon de Mozart, qu’il adorait. Son amour de la musique perdura tout au long de sa vie.
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Pendant ce temps, la compagnie d’électricité J. Einstein & Cie faisait de bonnes affaires. Albert se promenait occasionnellement dans l’usine et apprenait à appliquer la théorie de l’électromagnétisme. Lorsqu’il prenait conscience d’un problème de production, sur lequel oncle Jakob s’était cassé les dents, il trouvait la solution en peu de temps, à la grande fierté de son oncle. Afin de faire connaître leur entreprise, les Einstein posèrent une ligne entre leur usine de Lindwurmstraße et Theresienwiese, en 1885, à l’occasion de l’Oktoberfest. Les tentes du festival étaient éclairées à l’électricité grâce aux dynamos d’Einstein, mais des lampes à pétrole étaient également utilisées. Après un incendie causé par une telle lampe, lors de l’Oktoberfest de 1887, l’éclairage fut complètement converti à l’électricité dès 1888, et la société Einstein reçut la commande. La même année, la conversion de l’éclairage public du quartier Schwabing de Munich du gaz à l’électricité fit l’objet d’un appel d’offres et l’entreprise Einstein se vit à nouveau attribuer le contrat. Le nouvel éclairage fut inauguré en grande pompe en février 1889. La célébration se termina par des feux d’artifice, et Jakob Einstein remit solennellement l’ouvrage à la ville de Munich. À cette époque, l’entreprise Einstein employait 200 ouvriers, la famille s’enrichissait. Mais dès les années suivantes, de puissants concurrents apparurent sur la scène, parmi lesquels Schuckert & Co de Nuremberg, AEG et Siemens & Halske, qui utilisaient la technologie en courant alternatif. En 1892, l’ensemble du système d’éclairage public munichois fut mis au concours et tous les concurrents soumirent des offres. L’offre la plus basse de Schuckert fut acceptée, le prix demandé par J. Einstein & Cie étant beaucoup trop élevé. Après cet échec, l’entreprise Einstein dut licencier de nombreux employés, la concurrence reprit les commandes lucratives. Au cours de l’été 1894, Hermann et Jakob décidèrent de liquider leur affaire et de repartir à zéro en Italie, où vivaient des parents. Ils ouvrirent une succursale à Pavie. Après le déménagement de ses parents en Italie, Albert dut rester seul à Munich pour passer son diplôme d’école secondaire comme condition préalable à la poursuite des études. À l’automne, il entra en 7e année (aujourd’hui 11e année) du lycée. Comme il ne s’entendait pas avec le chef de classe et que les méthodes d’apprentissage trop
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formel lui semblaient insupportables, la décision de quitter l’école lui vint à l’esprit. Un motif supplémentaire pourrait être aussi qu’il deviendrait plus difficile, après la 16e année, de renoncer à la nationalité allemande (ou wurtembourgeoise) et d’éviter le service militaire. Albert obtint un certificat d’un médecin ami qui disait qu’il souffrait d’anxiété. C’est pourquoi six mois de vacances avec ses parents en Italie seraient bénéfiques. Sachant qu’il aurait besoin d’un diplôme, on lui remit un certificat de mathématiques attestant de ses connaissances extraordinaires dans ce thème, pour pouvoir s’inscrire dans un autre lycée. Il fut étonnamment facile de quitter le lycée Luitpold parce que le comportement d’Albert faisait sensation : en décembre 1894, un professeur lui demanda de partir parce que sa simple présence gâchait la discipline dans la classe. Le 29 décembre 1894, il quitta l’école et alla vivre avec ses parents en Italie.
1.4. Einstein à Aarau et Zurich Après sa fuite de Munich, Einstein rejoignit sa famille et vécut en Italie pendant six mois. Il expliqua à son père qu’il voulait renoncer à sa citoyenneté du Wurtemberg et quitter la communauté religieuse juive. À l’été 1895, il n’avait aucune idée claire de la suite à donner à sa vie. En attendant, il songeait à rejoindre l’entreprise de son père. Il abandonna cette idée lorsqu’il vit que l’entreprise ne se développait positivement ni à Pavie, ni à Milan. Il réalisa alors qu’il devait planifier son avenir professionnel. Il voulait étudier à l’École polytechnique de Zurich, l’une des meilleures universités techniques d’Europe. Son père parla à un ami vivant à Zurich, qui contacta le directeur de l’École en personne. Ceci lui permit de passer l’examen d’entrée aux études de mathématiques et physique. À cet examen, Albert brilla dans les matières scientifiques, mais sa connaissance des langues vivantes, de la littérature, de la zoologie et de la botanique était insuffisante. Il ne fut pas accepté. Un bon conseil vint du directeur de l’École polytechnique, Albin Herzog. Celui-ci était d’avis que même « les petits génies » (Wunderkinder) devaient d’abord être diplômés de l’école secondaire et il recommanda l’école
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cantonale d’Aarau. Cette école secondaire était très bien équipée, avec un laboratoire de physique et de chimie, une collection zoologique et du matériel d’illustration géographique, il y avait même un microscope disponible. Einstein eut la chance d’être accepté, et vécut comme pensionnaire dans la maison même d’un professeur, Jost Winteler, qui enseignait le grec et l’histoire. Winteler s’occupa de lui, l’emmenant avec ses deux enfants faire des excursions en montagne, et Einstein eut de nombreuses conversations avec lui sur la politique en Suisse démocratique par rapport à l’Allemagne impériale. Après un peu moins d’un an, Einstein fut diplômé à l’école cantonale. En septembre 1896, les examens écrits furent suivis par la partie orale. Dans un essai en français sur « Mes projets d’avenir », le jeune homme de 17 ans déclara vouloir étudier la physique et les mathématiques et devenir professeur de physique théorique. Pendant son séjour à Aarau, il tourna le dos à la carrière d’ingénieur de son père, à l’instar de son oncle Jakob, et découvrit sa véritable inclination qui le portait vers une vision théorique de la Nature. Il obtint son diplôme de fin d’études avec la meilleure note de sa catégorie. En géométrie et algèbre, il eut la note la plus élevée 6, en physique 5 sur 6. Il y avait une différence de notation avec l’Allemagne, ce qui plus tard conduira à une certaine confusion, et certains rapports allemands parlent d’Einstein comme d’un mauvais élève. Il était peut-être réconfortant pour les autres élèves de penser que le célèbre génie fut un échec scolaire, mais c’est le contraire qui est vrai. Pendant la période à Aarau, une relation particulièrement intime s’était développée avec la fille du professeur Winteler, Marie. Elle avait deux ans de plus que lui et aimait Albert avec enthousiasme. Mais dès qu’Einstein eut en poche son certificat de fin d’études en Suisse, il se rendit à l’École polytechnique de Zurich. Il y commença ses études en octobre 1896. Il devait s’y concentrer pleinement et il n’avait le temps pour aucune distraction. Ses études exigeaient tout son « effort mental » et il voulut échapper à d’éventuelles complications ; il évita de se rendre à Aarau lors de visites ultérieures. Le lien avec la famille Winteler est toutefois demeuré, d’autant que Maja, la sœur d’Albert, épousa plus tard le fils cadet, Paul Winteler.
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Fig. 1-6 Mileva Marić en 1900 à Zurich, © BPK, Berlin.
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L’École polytechnique de Zurich (EPF) était la seule université financée par la Confédération, contrairement aux universités gérées par les cantons. Elle occupe un magnifique bâtiment conçu par Gottfried Semper de Dresde. Einstein s’inscrivit au programme d’études « Maîtrise de mathématiques et de sciences naturelles ». Parmi la douzaine d’étudiants de cette filière se trouvait une jeune femme, la Serbe Mileva Marić. Einstein était très intéressé par les conférences du professeur Heinrich Friedrich Weber sur la thermodynamique, mais pas du tout par le cycle « Cours de physique pour débutants », qui enseignait les bases de la physique expérimentale. Il reçut une réprimande « à cause de son manque de diligence » et la pire note, 1. Il négligea également l’enseignement des mathématiques parce qu’il pensait que sa connaissance était suffisante. Pour cette raison, plus tard, il dut souvent faire appel à l’aide de mathématiciens pour formuler son travail théorique. Pendant ses études, Mileva devint rapidement plus qu’une camarade de classe compréhensive. Elle partagea ses intérêts scientifiques. Mileva alla étudier un semestre à Heidelberg. Dans les lettres qu’il lui adressait, il l’encourageait à revenir : il serait très heureux de continuer à étudier avec elle, et il lui conseillait de le rejoindre dès que possible. Après son retour, les deux continuèrent séparément leurs études, ce n’est qu’au cours de la dernière année d’études qu’ils commencèrent à utiliser le confidentiel « Tu » ; il l’appelait sa Doxerl, et elle son Johonserl. Les deux mémoires proposés par le professeur Weber portaient sur la « conduction thermique » et n’avaient « aucun intérêt pour Albert ». À l’examen écrit, Einstein obtint une moyenne de 4,91, juste suffisante, Mileva obtint 2,5, insuffisante, et ne reçut pas le diplôme. Elle dut repasser les examens l’année suivante, mais de nouveau échoua.
1.5. Expert auprès de l’Office des brevets de Berne Après son examen d’attaché à l’École polytechnique de Zurich en juillet 1900, Einstein espérait obtenir un poste d’assistant auprès de son professeur Heinrich Friedrich Weber. Il était clair pour lui qu’il voulait épouser Mileva,
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donc se posait la question de savoir comment gagner sa vie. Il avait en tête une carrière universitaire en Suisse, et il pouvait supposer que la citoyenneté suisse serait un avantage. Il était apatride depuis qu’il avait renoncé à sa nationalité wurtembergeoise et donc allemande. Il avait économisé la somme de 600 francs, nécessaire pour demander la nationalité helvétique. La commission de naturalisation de la ville de Zurich s’intéressa surtout à la situation financière du candidat. Après qu’il eut pu présenter la somme et que les autorités cantonales eurent également donné leur accord, il devint citoyen de la ville de Zurich et donc citoyen suisse en février 1901. Bien qu’il ait été examiné en vue de la naturalisation, il fut déclaré inapte physiquement à cause de varices, pieds plats et transpiration des pieds. Il fut ainsi exempté des exercices militaires qu’il avait fuis en Allemagne. De cette manière, l’image positive de la Suisse démocratique transmise par son professeur Winteler à Aarau resta intacte. Mais de nature et de langue, il restait souabe. Albert n’obtint pas le poste d’assistant espéré chez le professeur Weber, et les candidatures qu’il envoya à de nombreux instituts européens ne furent pas retenues. Il contacta Friedrich Wilhelm Ostwald à Leipzig et Heike Kamerlingh Onnes à Leiden sans recevoir de réponse. Il était complètement inconnu dans le monde universitaire et n’avait même pas décroché son doctorat. Fait remarquable, plus tard, en 1910, Ostwald fut le premier à proposer Einstein pour le prix Nobel. Il dut donc postuler pour un emploi d’enseignant. Il en trouva un premier pour une courte durée en 1901 en tant qu’aide enseignant dans un lycée de Winterthour. En automne, il eut la possibilité d’accepter un poste de professeur privé au service d’un professeur de mathématiques dans un lycée à Schaffhouse. Il devait préparer un élève à un examen en lui donnant des cours particuliers. L’activité lui laissait assez de temps libre pour écrire en deux mois une thèse sur la théorie cinétique des gaz, qu’il soumit à l’université de Zurich. Elle ne fut pas acceptée. Il ne pouvait pas la soumettre à l’École polytechnique, qui n’était pas habilitée à décerner un doctorat. Pendant ce temps, sa petite amie Mileva restait à Zurich, retournant chez ses parents en juillet 1901 dans la ville serbe de Novi Sad, qui appartenait à l’AutricheHongrie. Elle était tombée enceinte d’Albert et n’avait pas réussi l’examen diplômant lors de la deuxième tentative.
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Fig. 1-7 Einstein à l’Office des brevets de Berne en 1905, © BPK, Berlin.
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Elle savait aussi que les parents d’Albert la rejetaient en tant que belle-fille. Ils écrivirent aux parents de Mileva qu’ils la refusaient comme épouse. En octobre, Mileva rendit visite à Albert à Schaffhouse, mais séjourna dans un hôtel à Stein am Rhein par discrétion. Après deux semaines, elle retourna à Novi Sad et donna naissance à une fille en janvier 1902. Albert lui écrivit en février pour lui demander des nouvelles de l’enfant. Entre-temps, il avait appris de son ami Marcel Grossmann qu’il pouvait postuler à un poste de fonctionnaire au bureau de l’Office de la propriété intellectuelle, l’Office fédéral des brevets de Berne. Grossmann organisa une rencontre avec le directeur de l’Office, Friedrich Haller. Einstein envoya ensuite sa candidature, étant presque sûr d’obtenir le poste. Il quitta Schaffhouse en coup de vent pour s’installer à Berne. Dans cette situation, il ne voulait pas que Mileva vienne avec l’enfant à son retour en Suisse ; il craignait probablement qu’un enfant illégitime puisse compromettre sa nomination à un poste de fonctionnaire. En outre, selon le droit zurichois de l’époque, il n’était possible de reconnaître un enfant illégitime qu’au moyen d’une procédure d’adoption formelle, ce qui aurait provoqué un certain remue-ménage. L’enfant que ses parents appelèrent Lieserl est donc resté à Novi Sad. Après l’été 1903, il n’y a eu aucune lettre à son sujet. Elle était systématiquement tenue secrète, et Einstein ne parla plus jamais d’elle de sa vie. Son destin est controversé. Il est possible qu’elle ait été amenée en Allemagne et adoptée par un couple Giessler, et qu’elle ait vécu sous le nom de Marta Zolg, née Giessler, à Bietingen près de Constance jusqu’en 1980. En juin 1902, le Conseil fédéral décida finalement de l’engager à l’Office des brevets de Berne. Ce poste de fonctionnaire convenait beaucoup mieux à Einstein que l’enseignement car, en plus de son travail d’examinateur de brevets, il disposait de beaucoup de temps libre pour ses propres recherches. Il trouva également facile le travail demandé, car, en tant qu’apprenti dans l’entreprise de son père, Einstein & Cie de Munich, il s’était familiarisé avec les détails techniques des générateurs et des moteurs électromagnétiques, ce qui lui permettait de travailler facilement sur l’examen des brevets. Einstein jugea que le travail d’évaluation des demandes était extrêmement varié et lui donnait beaucoup à réfléchir. Dans une expertise reçue,
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il rejeta une demande de brevet d’AEG Berlin pour un collecteur de courant alternatif jugeant la proposition incorrecte, inexacte et peu claire. Se marier avec Mileva s’avéra difficile. Pauline, la mère d’Einstein, écrivit à une amie : « Si c’était en mon pouvoir, je ferais mon possible pour la bannir de notre entourage, elle m’est littéralement antipathique ». Le père d’Einstein, Hermann, était aussi contre le mariage. Ce n’est que sur son lit de mort à Milan à l’automne 1902 qu’il donna finalement son accord. Le mariage eut lieu en janvier 1903, sans la participation des deux familles.
Fig. 1-8 Albert et Mileva Einstein à Berne en 1905, © BPK, Berlin.
C’est ainsi que Mileva est devenue suissesse, tandis que sa fille « Lieserl » (ou Marta) Maric demeura austrohongroise. Le fils aîné Hans Albert est né à Berne en 1904, suivi du deuxième fils Édouard, né à Zurich en 1910. L’occultation de leur fille, probablement due à l’instigation d’Albert, mit à mal le mariage dès le début, comme le fils Hans Albert l’indiqua plus tard à un journaliste. Le frère ne savait rien de sa sœur, mais sa mère lui avait dit qu’il s’était passé quelque chose entre les parents, ce dont Albert était responsable.
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Avant même de prendre ses fonctions à l’Office des brevets, Einstein avait trouvé à Berne deux amis avec lesquels il pouvait lire et discuter d’articles philosophiques, scientifiques ou littéraires. L’un d’eux était un étudiant roumain en philosophie, Maurice Solovine, l’autre un étudiant suisse en mathématiques, Conrad Habicht. Les trois fondèrent l’Académie Olympia, nom donné à leur cercle de lecture où ils se rencontraient régulièrement autour d’un thé, d’une saucisse et d’un pain au fromage pour discuter. Ils lisaient des ouvrages philosophiques en rapport avec des sujets scientifiques, comme ceux de David Hume, Emmanuel Kant, Ernst Mach et Henri Poincaré, mais aussi des écrits purement philosophiques d’Arthur Schopenhauer et Friedrich Nietzsche « pour leur édification ». Influencé par Schopenhauer, qui a décrit les « femmes » comme de « grands enfants tout au long de leur vie », pour Einstein le véritable « être humain » restait l’homme. Einstein appréciait le point de vue de David Hume, représentant anglais des Lumières, selon lequel le savoir scientifique est basé sur l’expérience et peut être décrit mathématiquement. Hume a critiqué la méthode d’induction, dans laquelle une loi générale est déduite de cas individuels. Il enseignait que les observations ne montrent que les processus qui ont lieu régulièrement lorsque certaines conditions sont remplies, mais qu’il ne faut pas tirer de conclusions sur leurs causes. Le philosophe Ernst Mach a également impressionné le groupe de l’Académie Olympia par son positivisme. Il a mis à l’épreuve certains concepts fondamentaux de la mécanique newtonienne et a constaté qu’il n’y avait aucune justification empirique pour des concepts tels que « espace absolu » et « temps absolu ». Nous trouvons ici un point de départ pour la réalisation ultérieure d’Einstein que tous les systèmes de référence se déplaçant uniformément les uns par rapport aux autres sont équivalents. Einstein est d’accord avec Emmanuel Kant sur le rôle attribué à la raison humaine. Cependant, il rejette l’idée de Kant selon laquelle la raison pourrait reconnaître les lois qui s’appliquent a priori et pour toujours. Ici, la référence à l’empirisme, que les positivistes considéraient comme la base de la connaissance de la Nature, faisait apparemment défaut.
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La période passée à l’Office des brevets de Berne fut une période heureuse pour Einstein. Mileva s’occupait de la petite famille avec son fils Hans Albert, et Einstein trouvait satisfaction dans son travail d’examinateur de brevets, ce qui lui permettait de mener une vie sans soucis. Une profession pratique, écrivit-il plus tard avec du recul, était une bénédiction pour les gens de son espèce. Les personnes ayant des intérêts scientifiques profonds pouvaient s’immerger dans leurs problèmes favoris en plus de leur travail obligatoire. Einstein utilisa le temps libre dont il disposait à l’Office des brevets pour renverser le monde de la physique par la force de sa seule pensée.
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Chapitre 2 La jeunesse de Heisenberg
2.1. Les origines de Heisenberg Les parents de Heisenberg venaient d’endroits très différents. Le grand-père Wilhelm August Heisenberg était issu d’une famille d’artisans westphaliens, distillateurs et maîtres tonneliers à Detmold et à Osnabrück. Il dirigeait lui-même une serrurerie dans cette ville et s’occupait des pauvres. August Heisenberg, le père de Werner, est né en 1869 à Osnabrück. Il fréquenta la Bürgerschule et le Realgymnasium, puis il rompit avec la tradition de la famille d’artisans en s’inscrivant à l’université de Marburg en 1888. Au début, il oscilla entre philosophie et théologie jusqu’à ce que le théologien Adolf von Harnack lui conseille d’étudier la philosophie. En raison de son amour pour la musique, il s’installa à l’université de Munich, où sa connaissance de Karl Krumbacher éveilla son intérêt pour la culture grecque ancienne. Après son examen de professeur, il commença un stage pédagogique au lycée Maximilian et rencontra son futur beaupère, Nikolaus Wecklein. Après avoir été assistant à Landau dans le Palatinat bavarois, il effectua son service militaire à Osnabrück puis enseigna au lycée Maximilian de Munich, il prit ses premières fonctions de professeur titulaire à Lindau, au bord du lac de Constance, et se fiança avec la fille aînée de Wecklein. Il devait être un homme très drôle, entreprenant, qui aimait enseigner et qui avait beaucoup de succès avec ses élèves grâce à son talent pédagogique. Mais son intérêt scientifique l’amena à poser sa candidature à une bourse en archéologie de l’État bavarois. Il fut agréé et passa 1898 et 1899 en Italie et en Grèce. De retour au lycée Luitpold de Munich, il décida dès lors de se consacrer à l’étude de la culture grecque, et épousa Anna Wecklein en 1899. Son fils Erwin naquit en mars 1900, et le frère cadet Werner en décembre 1901. En 1901, August Heisenberg fut transféré
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au lycée de Würzburg. Il y enseigna le latin, l’allemand et la géographie. En outre, il poursuivit les recherches dans sa spécialité, les études byzantines, et enseigna à l’université, publiant 50 articles scientifiques. Sa femme Anna l’aida dans son travail parallèle. Elle apprit suffisamment de russe pour aider son mari à traduire des sources russes sur l’art byzantin. Annie, comme on l’appelait dans la famille, donna à son fils cadet Werner tous ses soins, son père favorisait l’aîné Erwin. Néanmoins, Werner hérita de son père sa créativité et son optimisme infatigables. August Heisenberg fit des recherches sur la culture et l’art byzantins en Turquie. Enfin, il fut nommé à la chaire d’études byzantines de Munich. August Heisenberg mourut de la typhoïde en 1930, maladie qu’il contracta lors de ses voyages en Sicile et en Grèce. Alors qu’August Heisenberg est décrit comme capricieux, sa femme Annie était une personne plutôt calme et équilibrée. Dans la famille Wecklein, on trouve des marchands, des agriculteurs, des prêtres, des artistes et des universitaires. Parmi eux, le violoniste virtuose August Zeising. Son fils Adolf participa à la Révolution de 1848 et devint membre de l’Académie bavaroise des sciences. Sa fille Magdalena épousa le philologue Nikolaus Wecklein, né en 1843. Wecklein obtint son doctorat en 1865 avec une thèse sur les sophistes grecs. Après plusieurs années aux lycées Ludwig et Maximilian de Munich, il se diplôma en 1869 avec une thèse sur les inscriptions grecques. Après des passages à Bamberg et Passau, il finit recteur du lycée Maximilian et conseiller privé. Ses petits-enfants Erwin et Werner Heisenberg ont grandi dans son école. Annie, la mère de Heisenberg devenue veuve, vécut à Munich et pendant la Seconde Guerre mondiale elle passait son temps à Urfeld dans les montagnes bavaroises. C’était une femme intelligente et instruite, même sans avoir étudié. On dit qu’elle corrigeait les œuvres latines et grecques des élèves de son mari et qu’elle suivait aussi de près ses recherches. Elle écrivait des poèmes et inventait des histoires pour ses petits-enfants. La relation avec son fils Werner est restée profonde tout au long de sa vie. Au printemps 1946, elle mourut à Bad Tölz. Werner affirma qu’il avait hérité du tempérament calme de sa mère. Mais il devait probablement à son père le « crâne épais de Westphalie ». Sa femme Élisabeth se moquait plus tard de lui en disant : « Klaxonnez toujours, je suis Westfalien. »
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2.2. Les années scolaires à Würzburg et Munich La famille Heisenberg aimait faire des randonnées le week-end dans les vignobles et les bois autour de Würzburg, en s’offrant une pause dans un café.
Fig. 2-1 La famille Heisenberg, August et Annie avec leurs fils Werner et Erwin en promenade près de Würzburg en 1907, © B. Blum-Heisenberg, Chevry, France.
On rendait visite régulièrement aux grands-parents d’Osnabrück et de Munich.
Fig. 2-2 Werner (à gauche) et Erwin avec leur grandpère Guillaume Heisenberg à Osnabrück en 1906, © B. Blum-Heisenberg, Chevry, France.
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En automne 1907, Werner est allé à l’école primaire de Würzburg. Un seul incident est à signaler : quand il subit une bastonnade donnée par un professeur dans la première classe et que ses mains enflèrent, il refusa de travailler avec ce professeur et décida de se replier sur lui-même. Cette réaction devant de fausses accusations est restée caractéristique dans la vie ultérieure de Werner. Trois ans plus tard, la famille déménagea à Munich parce que le père August fut nommé à la chaire d’études byzantines de l’Université, qui avait été créée là pour son prédécesseur Krumbacher par les rois bavarois philohelléniques. Cela signifiait le passage d’une petite ville rurale à la métropole de Bavière. La forêt et les randonnées au milieu d’un paysage vallonné disparaissaient. Werner pensait que vivre enfermé dans un appartement n’était pas un avantage. La relation avec son frère Erwin était passionnée, tous les deux étant ambitieux. Le père orienta la confrontation sur des voies intellectuelles en mettant les garçons au défi de s’adonner à une compétition ludique dans des tâches mathématiques. Werner remarqua qu’il était plus rapide dans cette discipline que son frère aîné, et à partir de ce moment il développa un intérêt particulier pour les mathématiques. Le père encouragea également l’éducation musicale des deux enfants, Erwin apprit le violon, Werner d’abord le violoncelle, puis le piano. Dès l’âge de 13 ans, Werner put déchiffrer les notes musicales, accompagner son père dans des chansons et jouer la partie piano de morceaux de musique de chambre. Un trio pour piano et les sonates constituaient le programme ordinaire. Werner envisagea même de devenir musicien professionnel. À l’automne 1911, un an après son frère, il entra au lycée Maximilien de Schwabing, dont le directeur était son grand-père Wecklein. C’était, depuis le début, un excellent élève. Un témoignage est resté : « Il a réalisé ses excellentes performances avec une aisance enjouée ; elles ne lui ont coûté aucun effort […] Il est aussi très sûr de lui et veut toujours briller. » En particulier, des connaissances en physique remarquables sont déjà mentionnées dans la classe de troisième (maintenant septième). Son intérêt semble avoir été de s’occuper de petites machines et de les construire lui-même.
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Fig. 2-3 Nikolaus Wecklein avec ses petits-fils Erwin et Werner en 1915, © B. BlumHeisenberg, Chevry, France.
Une expérience significative d’éveil pour Werner vint d’une remarque du professeur de mathématiques Wolff, que l’on peut affirmer des vérités sur des structures géométriques telles que les triangles et les carrés, et « qu’on peut traduire certains résultats non seulement en chiffres, mais aussi les prouver mathématiquement ». « J’ai trouvé cette pensée que les mathématiques correspondent d’une certaine façon aux structures de notre expérience extraordinairement étrange. J’ai essayé d’utiliser les mathématiques moi-même, et j’ai trouvé ce rapport entre les mathématiques et la réalité immédiate au moins aussi intéressant que la plupart des autres jeux […] Plus tard, j’ai commencé à apprendre dans les manuels scolaires de Göschen et autres volumes similaires quelque peu primitifs, les mathématiques nécessaires pour décrire les lois de la physique, à savoir surtout le calcul différentiel et intégral. » À la demande de Werner, son père sortit de la bibliothèque universitaire la thèse de doctorat théorique sur les nombres de Léopold Kronecker écrite en latin. Werner écrivit un petit article à ce sujet. On peut faire le parallèle de cette autoformation extrascolaire d’Heisenberg avec, chez Einstein, le « livret sacré de la géométrie », les conversations avec l’oncle ingénieur Jakob et sa lecture de livres de vulgarisation scientifique. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale interrompit cette période idyllique. Heisenberg écrit : « Quand mon père est venu dans notre chambre avec la nouvelle de la déclaration de guerre, j’ai conclu des visages
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de mes parents qu’un désastre de la pire espèce s’était produit qui nous affectait personnellement mais aussi toute la population. » Au cours de la dernière année de guerre, Werner travailla pendant quatre mois avec un groupe de garçons du même âge que lui, dans une ferme d’élevage près de Miesbach, récoltant du foin et coupant du bois. La nouvelle année scolaire commença avec la reddition des troupes impériales et l’abdication de l’empereur le 9 novembre 1918. En Bavière, après le meurtre du socialiste Kurt Eisner, la gauche établit une république sur le modèle soviétique. La « terreur rouge » fut bientôt suivie de la « terreur blanche » lorsque le Reichswehr et le corps libre du colonel Franz von Epp conquirent la ville. Werner servit quelques semaines dans un régiment de cavalerie, qui avait pris ses quartiers dans un séminaire en face de l’université. Pour se préparer à la rentrée scolaire, il alla sur le toit du séminaire où il se plongea dans l’édition grecque des Dialogues de Platon. Il lut celui intitulé Le Timée dans lequel il est question de petites particules de matière. L’idée de Platon était que les plus petites particules étaient des corps géométriques réguliers, les quatre éléments étant composés de tels corps : la terre de cubes, le feu de tétraèdres, l’air d’octaèdres et l’eau d’icosaèdres. Ceci semblait très absurde à l’écolier que les éléments de base soient des formes géométriques régulières. En outre, il fallait supposer avec Aristote l’existence d’un cinquième élément conforme au dodécaèdre pour le transparent éther. Cependant Heisenberg repensa plus tard aux petits modèles de Platon, et il en garda des exemplaires en papier sur son bureau. Au lycée, de nouvelles matières ont été ajoutées : avec les langues anciennes vint le français, et la physique mathématique complétait les disciplines classiques, mécanique, électricité et magnétisme, chaleur et optique. Les molécules du manuel dans lesquelles les atomes se reliaient par des crochets amusèrent Werner. C’était encore moins réaliste que les idées de Platon. Heisenberg était le premier incontesté de la classe, mais il restait modeste et réservé, et cela jusqu’à ce qu’il obtienne son diplôme d’études secondaires à l’été 1920. Dans son évaluation, il est dit : « Dans le domaine des mathématiques et de la physique, sa compréhension de l’ensemble n’est pas sans importance ». Mais aussi dans
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presque toutes les autres matières, parmi lesquelles les trois langues latin, grec et français, et en histoire et gymnastique, il obtint un « très bien ». Le seul sujet jugé « bon » était la langue allemande. En raison de son excellent résultat, Heisenberg fut accepté par la Fondation Maximilian de Bavière pour les étudiants particulièrement doués.
2.3. Les mouvements de jeunesse Les mouvements de jeunesse issus de l’« Oiseau migrateur » et du scoutisme attirèrent une grande partie de la jeunesse après la fin de la Première Guerre mondiale. À la chute de l’empire, une nouvelle génération voulut briser les anciennes modes et former de nouvelles normes de valeur en se tournant vers la nature en contraste avec la vie urbaine accompagnée de l’industrialisation, la musique, le théâtre et les arts. Les jeunes voulaient essayer de nouvelles formes d’éducation. Heisenberg avait déjà participé à des groupes de scouts en tant qu’élève. Plus tard il s’impliqua dans l’éducation des adultes au sein d’une association spécialisée, où il donna des cours d’astronomie et de musique en tant que bénévole étudiant. Il rejoignit un mouvement de jeunesse, la Fédération scoute bavaroise et Jeunesse de Bavière. Heisenberg devint chef d’un petit groupe, qui se réunissait et planifiait des voyages et d’autres activités ludiques. On séjournait sous la tente ou dans les premières auberges de jeunesse construites à cette époque. En août 1919, la première Journée allemande du scoutisme eut lieu au château de Prunn dans la vallée de l’Altmühltal, et le groupe de Heisenberg s’y rendit, en partie en train, en partie à pied. Les élèves, les étudiants et les jeunes rescapés de la guerre s’y retrouvèrent. La question de savoir si les jeunes devaient revendiquer le droit de façonner leur propre vie selon leurs propres valeurs fit l’objet d’un débat animé. Heisenberg fut particulièrement impressionné par la façon dont, après les discussions, le silence s’installa au milieu de la nuit et un violoniste joua la Chaconne de Bach au balcon du château. Le mouvement de jeunesse restait à prédominance masculine, ce qui correspondait à l’enseignement séparé dans les écoles. L’amitié dans un tel groupe durait toute
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la vie. Mais cela impliquait aussi que les membres du groupe ne se mariaient que tard ou jamais. L’humeur romantique des scouts s’exprimait dans le poème de Stefan George : Celui qui approche de la flamme, Reste satellite de la flamme ! Partout où son apparence parvient, Même si elle erre et tourne, Elle ne s’éloigne pas de sa cible Seulement quand les yeux l’ont perdue Le porteur la fait miroiter. S’il ne possède pas la loi du milieu Il se perd lui-même dans l’Univers. Le poème décrit non seulement l’ambiance autour du feu de camp, mais aussi la recherche d’un milieu qui unit le monde. Cela résonnait avec la conviction de Heisenberg.
2.4. Les études avec Sommerfeld Après avoir travaillé comme ouvrier agricole dans une ferme à Miesbach pendant les troubles révolutionnaires de l’après-guerre, Heisenberg commença ses études à l’Université Ludwig-Maximilian de Munich à l’automne 1920. Sa lecture de la théorie de la relativité d’Einstein et du livre d’Hermann Weyl sur l’espace, le temps et la matière l’occupèrent et il décida d’étudier les mathématiques afin de comprendre les méthodes qui étaient développées et la pensée qui s’y exprimait. Il croyait que les connaissances mathématiques qu’il avait acquises en autodidacte étaient suffisantes pour pouvoir participer au séminaire du célèbre mathématicien Ferdinand von Lindemann, tout comme Einstein avait cru qu’il serait admis à étudier à l’École polytechnique sans passer son diplôme. Lors d’un entretien, Lindemann réagit de manière irritée au souhait inopportun du jeune étudiant ; la participation au séminaire n’était en fait ouverte qu’aux étudiants avancés. Quand Heisenberg mentionna sa lecture du livre de Weyl, la patience de Lindemann était à bout. Heisenberg décida de changer de sujet et de choisir la physique théorique. Son professeur fut le physicien théoricien Arnold Sommerfeld, qui l’accueillit avec amabilité et bienveillance à l’entretien d’embauche.
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Sommerfeld était internationalement considéré comme l’un des principaux scientifiques dans le domaine de la théorie des constituants de la matière. Selon lui, le livre de Weyl était beaucoup trop difficile pour un débutant, il devait commencer par un travail modeste et minutieux en physique classique. En plus d’étudier la physique classique, l’étudiant Werner et son compagnon Wolfgang Pauli de Vienne, plus âgé d’un an, se sont intéressés aux questions actuelles de la relativité et de la physique atomique. Déjà au cours du premier semestre, les deux étudiants discutèrent des derniers développements. Quand Heisenberg demanda à Pauli ce qui était le plus important entre la relativité et la théorie atomique, Pauli répondit que la relativité restreinte était complète et n’était plus intéressante pour quelqu’un qui voulait découvrir quelque chose de nouveau. La théorie générale de la relativité, par contre, prenait son essort, et une seule expérience existait devant des centaines de pages de théorie, de sorte qu’on ne pouvait encore la considérer comme achevée. Il trouvait la physique atomique beaucoup plus intéressante parce que de multiples problèmes restaient à résoudre. Les deux étudiants maîtrisaient la physique classique avec une aisance ludique en ce qui concerne la partie théorique. Ils complétèrent leurs connaissances par des exposés expérimentaux et des stages mais avec moins d’enthousiasme. Bien sûr, Sommerfeld remarqua les dons qu’ils montraient lors de ses conférences. Toutefois, seul Heisenberg suivait régulièrement les cours, Pauli préférait s’asseoir dans les cafés jusqu’à tard dans la nuit et était donc incapable d’assister à des conférences aux heures matinales. Il demandait au professeur de ne pas essuyer le dernier tableau noir écrit le matin, et de laisser les formules en place. Il venait alors vers midi, et avec ce qu’il recueillait, il comprenait tout ce qui s’était dit. Sommerfeld savait exactement à quel point Pauli était doué. En tant que rédacteur en chef de l’Encyclopédie Sciences mathématiques, il avait demandé à Einstein d’écrire un article sommaire sur sa théorie de la relativité. Mais Einstein était trop occupé avec ses nouveaux projets de recherche. Alors il lui demanda s’il pouvait transmettre la tâche à Pauli, âgé de 20 ans. Après accord, Pauli écrivit un article en peu de temps, qui donnait une représentation globale des théories restreinte et générale de la relativité ; son article devint immédiatement une référence encore
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Fig. 2-4 Arnold Sommerfeld en 1920, © B. BlumHeisenberg, Chevry, France.
Fig. 2-5 Wolgang Pauli en 1918, © CERN, Genf.
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citée de nos jours. L’essai de Pauli de 1921 est encore considéré aujourd’hui comme l’un des meilleurs résumés de la théorie, qui renouvelle notre compréhension de l’espace et du temps. Einstein écrivit à ce sujet une lettre pleine d’éloges : « On ne sait pas ce qu’il faut admirer le plus, la compréhension psychologique du développement des idées, la certitude de la déduction mathématique, la vision physique profonde, la capacité de représentation systématique claire, la connaissance de la littérature, l’exhaustivité factuelle, la certitude dans la critique. » Pauli passa son doctorat sur le sujet que lui proposa Sommerfeld, l’ion de la molécule d’hydrogène. Heisenberg travaillait sur divers problèmes de la théorie atomique, mais pour sa thèse, Sommerfeld avait d’autres plans. Il estimait qu’avant d’aborder le sujet brûlant de la physique atomique, un étudiant devait résoudre un problème de physique classique. Peut-être considérait-il aussi que son collègue en physique expérimentale, le professeur Willy Wien, était critique à l’égard des modèles atomiques théoriques. Quoi qu’il en soit, Sommerfeld demanda à Heisenberg de clarifier les conditions hydrodynamiques de l’écoulement des liquides. L’objectif était de calculer comment la vitesse d’écoulement « laminaire » lent et uniforme dans une canalisation se transforme en écoulement turbulent. Durant l’hiver 1922-1923, Sommerfeld alla enseigner aux États-Unis, il envoya alors Heisenberg à Göttingen. Là, Heisenberg écouta les conférences de physique et de mathématiques de Max Born et Richard Courant. Au printemps 1923, Heisenberg retourna à Munich et se concentra sur le travail de sa thèse de doctorat, qu’il n’avait précédemment avancé que par intermittence. En avril, il termina son étude intitulée « Sur la stabilité et la turbulence des écoulements de fluides » et il la soumit à la faculté. Dans son travail, il traitait de deux types de flux et montrait comment la transition pouvait être caractérisée par les nombres dits de Reynolds. Par la suite, il utilisa son temps libre pour améliorer son manque de compétences expérimentales en réalisant une expérience pour mesurer la décomposition des lignes spectrales de vapeur de mercure dans un champ magnétique. Ce phénomène est appelé « effet Zeeman » d’après son découvreur.
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L’examen oral de doctorat, le Rigorosum, eut lieu le 23 juillet 1923. Alors que les examens de mathématiques et d’astronomie se passèrent très bien, l’examen en physique expérimentale révéla le manque d’intérêt de l’étudiant pour le sujet. Il ne pouvait pas répondre à des questions simples sur la résolution du microscope et le fonctionnement d’un accumulateur au plomb. Willy Wien était tellement irrité qu’il voulait laisser le candidat échouer. Seule la défense énergique de Sommerfeld sauva Heisenberg. Sommerfeld avait évalué la thèse comme excellente. Il considérait son élève comme le plus doué de tous, y compris Pauli et Debye, et il attendait des miracles de sa part. Les deux interrogateurs se mirent d’accord sur le grade final III, cum laude, c’était un résultat déprimant pour Heisenberg. Sommerfeld avait prévu une petite fête chez lui, mais Heisenberg était si abattu qu’il prit le train pour Göttingen la nuit même. Le lendemain matin, il contacta Max Born, lui demandant s’il voulait le prendre comme assistant après cet examen raté. Born lui demanda les détails des questions du professeur Wien, et ne vit aucune raison de refuser Heisenberg ; il ne douta jamais un seul instant de ses capacités exceptionnelles. Avant le début du semestre d’hiver à Göttingen, Heisenberg assista à une réunion de sciences naturelles et de médecine à Leipzig en septembre 1923, où il voulait entendre pour la première fois le célèbre Einstein parler de sa théorie de la relativité. Dès son entrée dans la salle de conférence, un jeune homme lui remit un pamphlet au sujet d’Einstein et de sa théorie. Le texte était écrit par Philipp Lenard, célèbre prix Nobel de Heidelberg, qui avait découvert les rayons cathodiques. Heisenberg connaissait l’article de son ami Pauli sur la relativité ; il savait aussi que les résultats empiriques appuyaient la théorie. Pour lui, c’était une partie intégrale et établie de la physique du futur. Il ne comprenait pas comment un professeur bien connu pouvait s’attaquer à la théorie de façon aussi peu objective avec « une passion politique maléfique ». La salle était bondée et l’orateur n’était pas visible depuis les derniers rangs. Heisenberg était si troublé par ce pamphlet qu’il ne remarqua même pas que la conférence ne fut pas donnée par Einstein, mais par Max von Laue qui le remplaçait. Einstein avait annulé sa venue en raison de la propagande antisémite.
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La première réunion entre Heisenberg et Einstein eut lieu trois ans plus tard en avril 1926 à Berlin, lorsque Heisenberg y donna une conférence sur ses idées en mécanique quantique.
2.5. Heisenberg à Göttingen et Copenhague La première visite de Heisenberg à Göttingen eut lieu à l’occasion du symposium dédié à Niels Bohr, en juin 1922, au cours du « Festival Bohr ». Pendant trois semaines, Bohr tint une série de conférences sur le sujet de la théorie quantique des atomes et la table périodique des éléments.
Fig. 2-6 Les professeurs de Göttingen : Max Born (assis) et James Franck (2e droite) avec les visiteurs de Carl Wilhelm Oseen (gauche), Niels Bohr (2e gauche) et Oscar Klein, assistant de Bohr (droite) en juin 1922, © B. Blum-Heisenberg, Chevry, France.
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Dans l’une de ses conférences, Bohr parla également d’un problème en physique atomique, le soi-disant « effet Stark au carré », que l’étudiant Heisenberg connaissait. Il contredit l’opinion de Bohr, affirmant que son assistant Kramer avait raison sur ce problème, et que les expériences soutenaient le résultat. Bohr fut impressionné et invita l’étudiant pour une promenade sur le Hainberg. Ils discutèrent des problèmes physiques et philosophiques fondamentaux de la théorie atomique moderne. Heisenberg fit remarquer que la compréhension de Bohr de la structure de la théorie n’était pas fondée sur une analyse mathématique, mais sur l’interprétation des phénomènes réels. Les résultats étaient obtenus intuitivement, plus que par dérivations mathématiques. Heisenberg fut très impressionné par la capacité de Bohr de « saisir les relations d’instinct plutôt que formellement ». Bohr réagit d’abord et avant tout en philosophe, plus qu’en physicien. Il était positif dans ses critiques, il reconnaissait volontiers les arguments des autres. Heisenberg espérait être bientôt invité à Copenhague, il ne savait pas que le mathématicien Richard Courant avait écrit à Bohr disant que c’était un jeune homme vraiment remarquable à tous égards, également humainement agréable, non seulement très imaginatif et plein de connaissances et de compétences, mais aussi capable de formuler des pensées originales et d’en donner des conférences brillantes ; il serait pour Bohr un assistant. Mais l’invitation tarda à venir. Au cours du semestre d’hiver 1922-1923 passé à Göttingen, Heisenberg trouva le temps de traiter la question de savoir comment l’atome le plus simple après l’hydrogène, celui d’hélium avec deux électrons, pouvait être calculé dans le cadre de la théorie de Bohr-Sommerfeld, ceci en plus de son travail de thèse de doctorat sur l’hydrodynamique. Dans son modèle, cependant, il travaillait avec des nombres quantiques fractionnaires par opposition à Bohr, qui semblaient mieux correspondre aux données expérimentales que le modèle de Bohr, mais contredisaient les postulats en cours. Avec Born, il essaya ensuite de calculer les états quantiques de l’atome d’hélium et de comparer avec les lignes spectrales observées, ce qui n’avait pas été possible jusqu’alors. Ils utilisaient une méthode mathématique empruntée à la mécanique céleste, le calcul dit des perturbations. Le résultat fut décevant : « Une comparaison des données théoriques et des résultats expérimentaux
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enseigne que le résultat de notre approche est complètement négatif », écrivent les auteurs, et « un calcul théorique quantique cohérent du problème de l’hélium conduit à des valeurs erronées pour les termes d’énergie ». Il était donc clair que la théorie de Bohr-Sommerfeld n’était pas correcte. Heisenberg retourna à Munich pour achever sa thèse de doctorat et écrivit à Pauli en mars 1923 : « Fondamentalement, nous sommes tous deux convaincus que tous les modèles précédents pour l’hélium sont aussi faux que tous les modèles de physique atomique. » Cependant, le travail sur l’hélium eut la conséquence positive pour Heisenberg que Born était tellement convaincu de ses qualités qu’il l’accepta comme assistant durant le semestre suivant de l’hiver 1923, malgré son examen de doctorat décevant en juillet 1923. L’université de Göttingen était un centre de mathématiques et de physique de renommée mondiale. Depuis Carl Friedrich Gauss, qui au xixe siècle fut considéré comme le roi des mathématiciens (Princeps Mathematicorum), cette tradition avait été poursuivie par Bernhard Riemann, l’inventeur de la géométrie non euclidienne, devenue incontournable pour la théorie de la relativité générale. Vers 1922, les mathématiciens David Hilbert, Richard Courant et Hermann Weyl travaillaient à Göttingen. Hermann Minkowski, qui en 1909 avait contribué à la théorie de la relativité, était mort la même année. David Hilbert était le mathématicien exceptionnel de son temps, il avait également un grand intérêt dans l’application des mathématiques à la physique théorique. Heisenberg, qui ensuite prit part à un séminaire de Hilbert sur la physique mathématique, a décrit plus tard son impression dans sa nécrologie de Hilbert en 1943, avec les mots suivants : « La position de Hilbert sur la physique et les physiciens est probablement déterminée par deux facteurs : la prise de conscience que la physique conduit toujours à des questions nouvelles et fructueuses qui ne relèvent pas uniquement de l’imagination du mathématicien, et par la conviction que les questions ne sont finalement résolues que par des méthodes de mathématiques pures. » Hilbert était très intéressé par les questions de la relativité générale et invita Einstein en juillet 1915 à donner six conférences sur le sujet à Göttingen. Einstein présenta sa version préliminaire de la théorie, puis Hilbert, indépendamment d’Einstein, trouva la formulation finale
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des équations de champ de la gravitation, qu’il présenta à l’Académie de Göttingen et publia en décembre 1915. Einstein commenta ce travail dans une lettre à son ami Heinrich Zangger : « La théorie est d’une beauté incomparable. Mais seul un collègue l’a vraiment comprise, et celui-ci essaye de se l’approprier. » Les chaires de physique de Göttingen étaient tenues par Max Born, James Franck et Robert Pohl. Max Born avait auparavant étudié l’optique et la relativité, mais il s’intéressait à la théorie quantique de Bohr-Sommerfeld, qui était en effervescence, et comment elle affecterait la physique des réseaux cristallins. Après Wolfgang Pauli, qui avait été l’assistant de Born après avoir terminé son doctorat à Munich, et s’était rendu à Hambourg, Heisenberg devait maintenant continuer son travail sur la théorie atomique. Dans le semestre d’hiver 1923, il prit ses fonctions à Göttingen, à un moment où l’inflation de la monnaie se propageait en Allemagne. Au contraire de Munich, l’atmosphère de travail au sein du groupe de Göttingen était moins ouverte à la discussion et moins animée. Mais Heisenberg bénéficia de l’expertise mathématique de l’Institut. Il écrivit à sa famille que, fondamentalement, il n’y avait que des mathématiciens autour de lui. Après l’échec de la théorie de Bohr-Sommerfeld pour l’hélium et l’effet Zeeman, de nouvelles idées étaient nécessaires. Peu de temps après son arrivée, Heisenberg et Born développèrent des idées fondamentales sur la théorie atomique. Comme il l’écrit dans une lettre à Pauli, les modèles mécaniques de l’atome avec des électrons en orbite autour du noyau ne devaient avoir qu’une signification symbolique. Il appliqua ce principe à un exemple particulier, l’effet Zeeman, dans lequel les lignes spectrales d’un atome se séparent dans un champ magnétique extérieur, une ligne spectrale se divisant en trois. Certains atomes donnaient même plus de trois lignes, ce qu’on a appelé l’effet Zeeman anormal. Il écrivit une longue lettre à Niels Bohr au sujet de calculs effectués pour ce problème, et Bohr l’invita à venir à Copenhague pour en discuter. Il put accepter cette invitation en mars 1924, après le semestre d’hiver. Dans ses discussions avec Bohr, il parla d’abord de questions philosophiques fondamentales que posent la théorie quantique et la définition des termes. Ensuite, Bohr développa une nouvelle idée sur l’émission et l’absorption du rayonnement dans le domaine atomique.
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Dans la théorie classique, le rayonnement était un phénomène ondulatoire, dans l’explication d’Einstein de l’effet photoélectrique, le rayonnement agit comme une particule, le photon. Un nouvel invité à l’Institut, John Slater, avait apporté avec lui l’idée de considérer « à la fois onde et particule, les particules étant tirées le long des ondes, pour ainsi dire », comme Heisenberg le rapporte dans une lettre. En outre, il introduisait un champ de rayonnement virtuel à travers lequel les atomes pouvaient communiquer les uns avec les autres. Bohr et son assistant Kramer reprirent cette idée et développèrent une théorie du rayonnement du nom de ses trois auteurs, BKS. Cela suscita une controverse parmi les physiciens quantiques jusqu’à ce qu’elle soit réfutée par une mesure. Lors d’une randonnée le long de la Riviera danoise dans le nord de la Zélande, Bohr montra une attitude sceptique envers son jeune invité. Tous deux s’accordaient pour dire qu’ils étaient encore loin de résoudre les problèmes de la physique quantique. Bohr lui-même nota plus tard : « Nos discussions ont porté sur de nombreux problèmes de physique et de philosophie, et un accent particulier était mis sur la demande d’une définition claire des concepts en question […] Nous avons parlé du fait que les abstractions mathématiques pourraient s’avérer utiles ici, comme dans la théorie de la relativité. » Un an plus tard, pendant le séjour de Heisenberg sur l’île d’Heligoland, ces idées se sont avérées extrêmement fructueuses. Mais Bohr invita d’abord Heisenberg, qu’il décrit dans une lettre à Rutherford comme « très ingénieux et sympathique », à venir à Copenhague pour une plus longue période en automne. Max Born accepta et laissa Heisenberg rejoindre Copenhague en septembre 1924. Au début, le travail sur la théorie atomique ne fit aucun progrès. Mais un doctorant de James Franck, Wilhelm Hanle de Göttingen, découvrit un nouvel effet dans lequel le rayonnement résonnant des atomes de mercure et de sodium était polarisé dans de faibles champs magnétiques. Bohr expliqua l’effet dans la théorie classique, mais laissa Heisenberg effectuer le calcul, et il publia ses résultats sous le titre Sur l’application du principe de correspondance à la question de la polarisation de la lumière fluorescente.
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Selon la mémoire de Heisenberg, Bohr fut alors en mesure de formuler le cœur du problème avec une clarté inimitable, mais prit peur devant l’abstraction mathématique. En décembre 1924, Pauli envoya à Bohr son travail sur le nombre d’électrons permis dans les différents états quantiques des atomes, et ce fut une bombe : Pauli avait attribué quatre au lieu de trois nombres quantiques à chaque électron, et il avait postulé que « il ne peut jamais y avoir deux ou plusieurs électrons équivalents pour lesquels les valeurs des quatre nombres quantiques sont identiques ». Le quatrième nombre quantique s’avéra plus tard être le moment angulaire intrinsèque ou spin de l’électron. Selon le principe d’exclusion de Pauli, la répartition des électrons dans chaque groupe du tableau périodique est déterminée de manière simple et correcte. Pauli n’en connaissait pas encore la raison, qui se vérifia plus tard comme dérivée des statistiques dans les systèmes de plusieurs électrons. Pauli écrivit à Bohr que son principe d’exclusion contredisait le principe de la correspondance entre la physique classique et quantique cher à Bohr, mais qu’il n’était pas plus extravagant que le point de vue précédent. Durant ses derniers mois à Copenhague, Heisenberg traita de nouveau de « son » effet Zeeman et réussit à rassembler les différents formalismes dans une description unique, puis en avril 1925, il retourna en Allemagne.
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Chapitre 3 Les années miraculeuses
3.1. Le calme avant le séisme des idées Arrêtons-nous un instant sur la situation des deux génies au moment où ils étaient sur le point de révolutionner le monde de la physique. Tous deux sont nés dans des villes moyennes du sud de l’Allemagne, l’un en Souabe, l’autre en Bavière. Tous deux ont fréquenté une école primaire bavaroise, l’une catholique, l’autre protestante, tous deux ont appris à jouer d’un instrument de musique, l’un le violon et l’autre le piano, et ont pratiqué la musique toute leur vie. À Munich, ils ont tous les deux fréquenté un lycée humaniste. Pendant les années scolaires de Heisenberg, vingt ans après Einstein, les programmes des deux lycées étaient restés essentiellement les mêmes ; à part les langues anciennes grecque et latine, le français était la seule langue étrangère vivante enseignée. Les deux avaient particulièrement aimé un professeur qui enseignait les mathématiques. Tous deux étaient fascinés par les lois de la géométrie ; Einstein révérait le « Livret sacré de la géométrie », Heisenberg était subjugué par l’idée de Platon qu’il n’y a que cinq corps réguliers et que ceux-ci peuvent être composés de triangles ou de carrés. Tous deux étaient convaincus que derrière les phénomènes de la Nature se cachent des lois qui peuvent être décrites mathématiquement. De ce fait, tous deux avaient acquis des connaissances mathématiques et scientifiques en autodidacte, qu’ils considéraient nécessaires pour comprendre les lois de la Nature. La maison parentale de Heisenberg était marquée par les sciences humaines, on y discutait de la littérature et de l’art grec et byzantin. Einstein, en revanche, fut influencé par les conversations scientifiques du compétent oncle Jakob, qui lui expliqua les lois de l’électrodynamique au moment des repas. Ainsi, l’élève Albert pouvait déjà jouer avec des idées aussi abstraites et absurdes que celle de
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monter sur un faisceau lumineux et d’observer un autre faisceau voyageant parallèlement. Déjà à cette époque, il savait qu’il y avait un nombre étrange en électrodynamique, la vitesse de la lumière c. Les études d’Einstein à l’École polytechnique de Zurich s’inscrivaient tout à fait dans le cadre de la physique classique, et son mémoire avec le professeur Weber sur un sujet de thermodynamique l’ennuya. Après avoir gâché son temps comme professeur à Schaffhouse et Winterthur, il devint, à 26 ans en 1905, fonctionnaire à l’Office fédéral des brevets à Berne et se maria avec Mileva, une jeune fille de Novi Sad, et le premier fils, Hans Albert, était déjà annoncé. Pour lui personnellement et aussi socialement, ce furent des moments tranquilles où il pouvait consacrer son temps libre aux questions profondes et discuter des dernières publications de physique avec ses deux amis de l’Académie Olympia. En dehors d’eux, il n’avait pas de contacts universitaires, et sa connaissance des problèmes de la physique moderne venait d’articles trouvés au hasard. Depuis ses années d’école et ses discussions avec l’oncle Jakob, il était fasciné par la production et la propagation de la lumière dans l’espace. La base de sa pensée était la conviction qu’une volonté se manifestait dans les phénomènes de la Nature, qu’il appelait en plaisantant « le Vieil Homme ». Il ne l’imaginait pas comme un Dieu personnel, mais dans le sens du philosophe Baruch Spinoza comme « l’Être absolument infini », d’où proviennent des propositions géométriques et des lois strictes de la Nature valables toujours et partout. Vingt ans plus tard, pour Heisenberg, les idées d’Einstein étaient connues et discutées dans tous les milieux. L’intérêt de Heisenberg alla dans une direction différente, se concentrant sur la compréhension de la construction des atomes. Il avait 23 ans dans l’année prolifique de l’été 1925, alors assistant de Max Born à Göttingen. Il eut la chance d’avoir les scientifiques les plus éminents de son temps comme interlocuteurs, à commencer par son directeur de thèse Arnold Sommerfeld à Munich, Max Born comme promoteur de son habilitation à Göttingen, Niels Bohr avec qui il put échanger, Wolfgang Pauli comme camarade d’études, critique inlassable et grand producteur d’idées. Après la période politiquement troublée qui suivit la défaite de la Première Guerre mondiale, la perspective d’un « avenir radieux » apparaissait avec la République de Weimar.
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Au cours de ses études avec Sommerfeld, l’intérêt de Heisenberg se focalisa sur la structure de l’atome. Niels Bohr avait proposé un modèle selon lequel les électrons chargés négativement dans l’atome circulent sur des orbites autour du noyau atomique chargé positivement. Seulement certaines orbites étaient possibles, que Bohr déterminait par des conditions dites « quantiques ». Le modèle ressemblait à un système planétaire de Kepler, dans lequel la gravité était remplacée par la force électrique qui devait assurer l’attraction entre l’électron et le noyau. Le professeur d’Heisenberg, Sommerfeld, généralisa et améliora considérablement le modèle atomique de Bohr en essayant avec succès d’adapter le modèle aux lignes spectrales réelles de la lumière émise observée. Que le modèle soit incompatible avec la physique classique, tous les physiciens l’ont compris, parce que lorsque les électrons se déplacent sur des trajectoires circulaires, ils sont accélérés par la force électrique et émettent des rayons X selon les lois de l’électrodynamique. En conséquence, ils perdent de l’énergie et finissent par s’écraser sur le noyau atomique. Les atomes de Bohr sont donc instables. Le physicien avait imposé des conditions à ces orbites, mais ces conditions n’étaient nullement justifiées, elles étaient inventées de manière ad hoc. Un grand nombre de physiciens essayèrent d’améliorer le modèle de Bohr-Sommerfeld en faisant des hypothèses supplémentaires, mais certaines contradictions avec les lois connues de la physique subsistaient. Lorsque les deux étudiants Heisenberg et Pauli firent une escapade en 1921 au lac Walchen en Bavière, ils discutèrent naturellement de la théorie atomique. Ils cherchaient à comprendre la construction des atomes en analysant la lumière émise quand les atomes sont excités par des méthodes appropriées. Ce domaine de l’analyse spectrale semblait la clé pour comprendre le monde atomique. Les randonneurs réchauffés par la marche arrivèrent à la conclusion que ces orbites de Bohr des électrons ne peuvent pas du tout être utilisées. Toutes les tentatives pour sauver le modèle par des améliorations étaient inutiles, il fallait une approche complètement nouvelle pour formuler une théorie cohérente. Mais personne ne voyait à quoi cela pouvait ressembler. La conviction de Heisenberg restait que la Nature devait être telle qu’elle puisse être décrite mathématiquement.
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3.2. L’« annus mirabilis » d’Einstein Après son embauche à l’Office fédéral des brevets et son mariage avec Mileva en 1903, Einstein eut une vie insouciante. Le travail obligatoire au bureau lui donnait assez de temps pour ses études personnelles. Il discutait des livres de base en physique et en philosophie ainsi que des dernières publications de physique avec ses amis Maurice Solovine et Conrad Habicht. Le petit Hans Albert était pris en charge par Mileva, qui dirigeait le foyer. En 1905, deux des trois membres de l’Académie Olympia quittèrent Berne. Heureusement, l’ami d’Einstein, Michele Besso, arriva à l’Office des brevets et servit de nouvel interlocuteur. Avec lui qui était ingénieur mécanicien, Einstein put travailler sur l’articulation des problèmes scientifiques. Besso lui offrait un public attentif, une « table d’harmonie », comme il l’écrivait. Mais, même s’il y eut interaction, ce n’était pas une véritable collaboration scientifique, Einstein le remercia dans l’article sur « l’électrodynamique des corps en mouvement » pour une stimulation précieuse. Néanmoins, Conrad Habicht, qui travaillait comme professeur dans un lycée du canton de Graubünden, lui manquait et il se plaignit de n’avoir pas reçu sa thèse de doctorat. Il lui promettait quatre œuvres en retour, dont il recevrait bientôt des exemplaires gratuits. Ces quatre travaux d’Einstein ont été publiés en 1905, et ils ébranlèrent les fondations de la physique.
L’effet photoélectrique Son premier article traite « du rayonnement et des propriétés énergétiques de la lumière ». Il est très novateur, comme il l’écrivit à Habicht. Einstein y analyse le phénomène découvert 60 ans plus tôt par le physicien français Becquerel. Alexandre Edmond Becquerel aimait expérimenter avec la lumière du Soleil en plein air, souvent avec son père Antoine César Becquerel. En 1839, il remarqua un phénomène étrange : une batterie produisait plus d’électricité lorsqu’elle était exposée au Soleil. Son observation ne suscita pas alors beaucoup d’intérêt. Ce n’est qu’en 1887 que Heinrich Hertz découvrit que la lumière ultraviolette frappant l’une des deux plaques métalliques sous vide et mises sous tension électrique provoquait des
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étincelles. Après la découverte de l’électron comme porteur du courant électrique, J.J. Thomson reconnut que, dans l’expérience de Hertz, les électrons étaient extraits du métal par la lumière UV et il appela le phénomène « effet photoélectrique ». En 1902, Philipp Lenard fit l’observation décisive, à Heidelberg, que les électrons émis avaient exactement la même énergie à faible intensité lumineuse ou intensité très élevée. L’énergie des électrons ne dépendait pas le moins du monde de l’intensité, dit la publication. Cela contredisait la théorie ondulatoire. En revanche, l’énergie des électrons augmentait lorsque l’on utilisait de la lumière bleue, violette ou ultraviolette plutôt que de la lumière verte. Cela signifie que l’énergie des électrons est proportionnelle à la fréquence de la lumière incidente. Pour la plupart des métaux utilisés, on constata également que la lumière rouge ne pouvait pas extraire d’électrons même si l’intensité de la lumière était augmentée. Dans sa thèse de doctorat, Einstein supposa d’abord que la lumière devait être comprise comme un phénomène d’onde dans lequel l’énergie est une fonction continue de l’espace selon la théorie de Maxwell, comme le lui avait déjà expliqué son oncle Jakob au temps de l’école, et dont il avait maîtrisé les mathématiques depuis. Dans son travail, il écrit que la théorie ondulatoire de la lumière s’avère être une excellente façon de représenter les phénomènes optiques. Cependant, il faut garder à l’esprit que les observations optiques se réfèrent à des moyennes temporelles, mais pas à des valeurs instantanées. On pourrait ainsi reprendre l’idée de Max Planck, qui avait expliqué la loi de l’émission du rayonnement électromagnétique, qui s’applique aussi bien au rayonnement thermique qu’au rayonnement lumineux, en considérant la lumière comme une séquence de petits paquets d’énergie, le « quantum ». Si l’on adopte la « vision heuristique » selon laquelle des processus élémentaires individuels ont lieu dans l’effet photoélectrique, dans lequel l’énergie n’est transmise que par petits paquets, on peut expliquer les observations de Lenard. Einstein postule maintenant que dans l’effet photoélectrique, la lumière incidente, qui avait auparavant été imaginée comme une onde, se compose d’un flux de quanta ou particules. Ces « photons » sont de petits paquets d’énergie dont la valeur dépend de la couleur de la lumière. Ils extraient les électrons faiblement liés du métal. L’énergie d’un électron est alors celle du photon diminuée du travail
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d’extraction du métal. Et l’énergie d’un seul quantum lumineux est la fréquence de l’onde lumineuse multipliée par le nombre h, le quantum d’action de Planck. Avec son idée, il pouvait expliquer pourquoi la lumière ultraviolette peut extraire les électrons, mais pas la lumière rouge : les photons ultraviolets ont plus d’énergie que les rouges. Le « point de vue heuristique » d’Einstein fut fortement critiqué par les experts. Les célèbres physiciens berlinois gravitant autour de Planck, qui proposeront en 1913 Einstein à l’Académie prussienne, n’étaient pas convaincus par l’hypothèse quantique. Planck lui-même remarquait que Einstein « avait fait des contributions remarquables à toutes les questions importantes de la physique moderne, mais parfois il dépassait les bornes, par exemple dans son hypothèse quantique de la lumière ». Planck chercha la signification du quanta non pas dans la propagation dans le vide, mais dans l’interaction avec la matière, où la lumière est absorbée et émise. En effet, les lois de Maxwell sont strictement valables pour la propagation de la lumière dans le vide. Le physicien expérimental Robert Andrews Millikan, qui passa dix ans à étudier les lois de l’effet photoélectrique en laboratoire, écrivit que l’équation photoélectrique d’Einstein semblait décrire correctement les résultats expérimentaux, mais la théorie semi-corpusculaire avec laquelle Einstein dérivait cette équation était pour lui complètement intenable. Elle contredisait tout ce que nous savons sur l’interférence de la lumière. Si la lumière est envoyée à travers deux espaces étroits et rapprochés, un motif ondulé, le motif d’interférence, est observé sur une feuille de papier placée derrière les espaces. Ce motif est le même que celui produit par la superposition de deux vagues d’eau et montre que la lumière est une onde. Cependant, si la lumière se compose de petits corpuscules, cette interférence ne peut être expliquée. Ce n’est qu’après plus de dix ans que les résultats expérimentaux devinrent suffisamment précis et que l’hypothèse du quantum de lumière fut généralement acceptée. La raison de cette résistance était l’aversion de la plupart des physiciens au paradoxe selon lequel la lumière devait être une onde lorsqu’elle se propage dans le vide, mais une particule lorsqu’elle frappe la matière. En fait, avec cette hypothèse, Einstein créa un premier exemple de la dualité entre l’onde et la particule, qui 20 ans plus tard joua un rôle fondateur en mécanique quantique.
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Avec la reconnaissance de la communauté physique, la voie était libre pour l’attribution du prix Nobel à Einstein en 1921 « pour la découverte des lois de l’effet photoélectrique ». L’application technique de l’effet photoélectrique pour convertir l’énergie lumineuse tombant sur la surface de la Terre en énergie électrique devint possible dès que William Shockley, Walter Brattain et John Bardeen eurent inventé le transistor fait de silicium semi-conducteur. L’électron extrait par l’effet photoélectrique pouvait alors être utilisé pour engendrer une tension électrique. En 1954, la première cellule solaire en silicium fut construite et testée.
La thèse de doctorat et le mouvement brownien La deuxième œuvre, qu’Einstein présenta comme thèse de doctorat en juin 1905 à l’université de Zurich, fut acceptée et publiée dans Annalen der Physik en 1906. Il y traite de la structure atomique de la matière. Einstein fit l’hypothèse que la dureté de l’eau augmente lorsque des molécules d’une substance soluble sont introduites dans le liquide. En utilisant l’eau sucrée comme exemple, il calcula la taille des molécules de sucre à partir de laquelle l’eau change la viscosité. La constante d’Avogadro ou constante de Loschmidt N, le nombre de molécules par mole, et la taille entrent dans le calcul. Pour chaque élément et chaque composé chimique, la taille de la mole peut être dérivée du poids atomique, par exemple, une mole d’hydrogène (H2) pèse 2 grammes, une mole d’eau (H2O) 18 grammes, une mole de carbone (C) 12 grammes. Les calculs d’Einstein donnèrent un nombre de molécules par mole et donc une taille des molécules. En dehors d’une erreur de calcul, qu’il ne découvrit que cinq ans plus tard, il aboutit à l’ordre de grandeur correct de la constante d’Avogadro. Une autre étude du mouvement brownien traitait d’un sujet similaire. Si de petites particules sont introduites dans un liquide, elles provoquent des tremblements. Ce mouvement peut être observé au microscope, par exemple avec des graines dans l’eau. Einstein calcula l’amplitude de ces oscillations, qui augmentent avec la température. Il constata également que plus les particules
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en suspension dans la solution sont petites, plus les fluctuations sont importantes. Mathématiquement, on peut alors « extrapoler », c’est-à-dire calculer comment se produit le mouvement des molécules invisibles dans le liquide, et estimer leur nombre et leur taille. Dans ce travail, Einstein put également dériver les lois du « mouvement moléculaire brownien », qu’il envoya pour publication aux Annalen der Physik. Le mouvement de Brown fut ensuite étudié expérimentalement par François Perrin et d’autres chercheurs. Les expériences soutenaient l’idée que les atomes et les molécules étaient des objets réels, et pas seulement des hypothèses de travail, idée qui n’était pas encore généralement acceptée à l’époque.
La nouvelle vision de l’espace et du temps Un quatrième article, publié dans les Annalen der Physik en juin 1905 sous le titre « De l’électrodynamique des corps en mouvement », changea notre vision du monde. Les ondes électromagnétiques, y compris la lumière, qui se propagent dans l’espace à grande vitesse selon les équations de Maxwell, posent aux physiciens du xixe siècle des problèmes majeurs. Ils connaissaient les vagues d’eau et les ondes sonores dans l’air. Dans ces exemples, des molécules oscillent périodiquement à une certaine fréquence. Ils se demandaient alors quel milieu vibre périodiquement dans le cas d’une onde lumineuse, quelle substance matérielle exécute cette ondulation. Maxwell lui-même était convaincu qu’une telle substance devait exister. Il écrivit : « Il ne fait aucun doute que l’espace interplanétaire et interstellaire n’est pas vide, mais empli d’une substance ou d’un corps qui est certainement le corps le plus grand et le plus uniforme dont nous ayons connaissance. » Cette substance était appelée éther, un nom déjà utilisé par les Grecs pour décrire le cinquième élément. Cet éther était supposé remplir tout l’Univers et restait immobile par rapport aux étoiles fixes ; les ondes électromagnétiques se propageaient en lui. À l’endroit où se trouve la source lumineuse, l’éther doit être secoué comme un matériau élastique, et cette secousse doit se propager à la vitesse de la lumière.
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Quand la Terre se déplace à travers cette substance, la présence de celle-ci devait affecter la vitesse de propagation de la lumière. Dès 1881, le physicien américain Albert Michelson, qui travaillait au laboratoire Helmholtz de Berlin, tenta de mesurer cet effet. Afin d’éviter les vibrations causées par le trafic routier, il installa son appareil optique à l’observatoire astronomique de Potsdam. Il construisit un interféromètre qui portera plus tard son nom. Dans le plan horizontal, le dispositif avait deux tubes à vide de même longueur, perpendiculaires l’un à l’autre, avec des miroirs aux extrémités, sur lesquels les rayons lumineux se réfléchissaient. Dans l’un des bras de l’interféromètre, le faisceau lumineux se dirigeait dans la direction du mouvement de la Terre, dans l’autre il était perpendiculaire. Si la Terre traversait un éther stationnaire et que la lumière se propageait à l’intérieur de cet éther, les temps de parcours de la lumière dans les deux bras devaient être différents. Cependant, la mesure ne montra aucune différence dans les temps de propagation. Plus tard, des mesures plus précises faites par Michelson et Morley en 1887 purent réfuter l’hypothèse d’un éther en repos absolu. Au cours de ses recherches, Einstein avait déjà lu un ouvrage de Wilhelm Wien en 1899, dans lequel il spéculait sur les questions de l’éther. Einstein écrivit de Milan à Mileva le 28 septembre 1899 pour lui dire qu’il avait contacté le professeur Wien à Aix-la-Chapelle sur un article de 1898 traitant de la question. Ce travail décrit dix expériences sur l’éther avec des résultats négatifs, y compris l’expérience de Michelson et Morley, dans laquelle les deux temps de propagation d’un faisceau lumineux sont mesurés dans la direction du mouvement terrestre et perpendiculaire à celui-ci. La différence dans les temps de propagation devait être mesurable en utilisant des interférences lorsque la lumière se propage dans l’éther, écrivait Wien. Cependant, selon les idées de la théorie de l’éther, la vitesse de la Terre doit se soustraire à celle de la lumière lorsque la lumière est émise dans la direction du mouvement terrestre. Einstein connaissait donc le résultat de l’expérience de Michelson et Morley, et c’était aussi une base pour ses réflexions en 1905, bien qu’il n’ait pas mentionné l’expérience dans la publication. Jusqu’en 1950, il prétendit à tort qu’il ne l’avait appris qu’après 1905. En 1931, il loua Michelson pour ses merveilleuses expériences, qui
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ouvrirent la voie au développement de la relativité en découvrant une faille insidieuse dans la théorie de l’éther. Les « merveilleuses » expériences ont montré que la vitesse de la lumière est la même dans toutes les circonstances, ce que les physiciens appellent « dans tous les systèmes de référence ». Qu’elle soit parallèle ou perpendiculaire au mouvement de la Terre, la vitesse de la lumière a toujours la même valeur de 300 000 kilomètres par seconde. Ce qui était nouveau avec une vitesse constante, c’est que les vitesses ne semblaient plus s’additionner ou se soustraire, contrairement à notre conception antérieure de l’espace et du temps. Einstein ne fut pas le seul à avoir remarqué la contradiction entre le résultat de Michelson et la théorie de l’éther. Déjà auparavant, l’Irlandais George Francis FitzGerald avait supposé que la seule hypothèse pouvant résoudre la contradiction, serait un changement de longueur des corps, selon qu’ils se déplacent parallèlement ou perpendiculairement à l’éther, si la Terre traverse l’éther fixe. Quelques années plus tard, le Néerlandais Hendrik A. Lorentz en vint à la même hypothèse qu’un corps ayant une longueur L dans une orientation parallèle au mouvement de la Terre change cette longueur quand il est tourné à 90 degrés perpendiculairement au mouvement de la Terre. De cette façon, la théorie de l’éther pouvait être maintenue. Lorentz alla beaucoup plus loin : il examina deux systèmes de coordonnées ou « systèmes de référence », l’un attaché à l’éther et l’autre qui se déplace avec la Terre. Depuis Galilée, on connaissait l’idée de relativité entre deux systèmes se déplaçant l’un par rapport à l’autre. Si je suis dans un train à l’arrêt et que je vois par la fenêtre un deuxième train sur la voie latérale qui se met soudainement à bouger, cela peut vouloir dire que mon train commence à bouger dans la direction opposée. Cela dépend du système de référence dans lequel je décris le mouvement, dans mon train ou dans l’autre train. Dans cette description des mouvements, les vitesses s’additionnent : si je marche vers l’avant dans le train, ma vitesse s’additionne à celle du train, si je marche vers l’arrière, ma vitesse par rapport à la Terre se soustrait de celle du train. L’heure que je lis sur ma montre est la même que celle de l’horloge de la gare. Ces relations entre la description du système de référence au repos et celle du train en mouvement sont appelées transformations galiléennes,
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et Lorentz découvrit qu’il devait les abandonner s’il voulait garder l’idée d’éther. Les longueurs dans la direction du mouvement relatif des deux systèmes de référence deviennent plus petites, les corps se contractent. Il constata qu’il fallait une mesure de temps différente dans le système en mouvement. Il appelait le temps dans le système au repos « temps général » et le temps dans le système mobile « temps local ». La totalité des transformations entre les coordonnées dans le système au repos et dans le système en mouvement est aujourd’hui appelée transformations de Lorentz. Il ne pouvait les justifier sur des principes fondamentaux. Un autre précurseur d’Einstein, le Français Henri Poincaré, aborda également la notion du temps. En 1898, il déclarait que nous n’avions « aucune intuition quant à l’égalité de deux intervalles de temps ». La simultanéité de deux événements et l’égalité de deux intervalles de temps doivent être définies de telle sorte que la formulation des lois de la Nature devienne aussi simple que possible. Il connaissait les transformations de Lorentz et les trouva être la solution la plus satisfaisante. Quelques années plus tard, il va au-delà de l’idée d’heure locale en l’interprétant comme une réalité physique. Il considérait deux observateurs, A et B, se déplaçant l’un par rapport à l’autre à des vitesses uniformes et synchronisant leurs horloges avec des signaux lumineux. Sa conclusion aboutissait à dire que tous les processus du système de référence de l’observateur B, que mesure l’observateur A, sont ralentis par rapport à la mesure de B, mais aussi pour les processus du système de référence A, qui sont mesurés par B. Il poursuivit : en raison du principe de relativité, l’observateur ne peut décider s’il est au repos ou en mouvement. Poincaré eut également la vision qu’il était nécessaire d’inventer une nouvelle mécanique dans laquelle la vitesse de la lumière serait une limite insurmontable. Ce sont déjà les prémisses de la théorie de la relativité. Finalement, en 1905, Poincaré montra mathématiquement que la séquence de deux transformations de Lorentz est de nouveau une transformation de Lorentz, un résultat qu’Einstein trouva quelques semaines plus tôt à Berne.
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La relativité restreinte d’Einstein Einstein envoya son travail « Électrodynamique des corps en mouvement » en juin 1905 à l’éditeur Paul Drude des Annalen der Physik. Il y rompt radicalement avec les vieilles idées de lumière, d’espace et de temps. Il fut le premier à bannir de la physique l’éther du xixe siècle. Les ondes électromagnétiques devaient se propager dans le vide. Deuxièmement, il postula que la vitesse de la lumière était une constante naturelle immuable. De ces deux postulats, il déduisit que l’espace et le temps changent quand on est dans un système de référence en mouvement. Selon les propres termes d’Einstein, la raison en est la suivante : « Les tentatives infructueuses pour vérifier un mouvement de la Terre par rapport au “milieu léger” conduisent à supposer que la notion de repos absolu n’est pas limitée à la mécanique, mais aussi à l’électrodynamique […] Nous voulons faire de cette hypothèse (dont le contenu sera appelé “principe de relativité” dans ce qui suit) une condition préalable et en outre introduire la condition, qui n’est apparemment pas incompatible avec elle, que la lumière dans le vide se propage toujours avec une certaine vitesse V, indépendamment de l’état du mouvement du corps émetteur. Ces deux conditions préalables sont suffisantes pour arriver à une électrodynamique simple et sans contradiction des corps en mouvement sur la base de la théorie de Maxwell. » Pour l’observateur sur Terre, l’horloge dans une fusée envoyée dans l’espace tourne plus lentement que la même horloge restée au sol. Comme il n’y avait pas alors de fusées, Einstein clarifia le paradoxe par deux horloges situées à l’équateur et au pôle Nord : « Une horloge située à l’équateur terrestre doit fonctionner à un rythme très faiblement inférieur à celui d’une horloge située à l’un des pôles de la Terre, qui a exactement les mêmes caractéristiques et qui est autrement soumise aux mêmes conditions. » La notion de « simultanéité » doit également être redéfinie. Comment déterminer la simultanéité d’événements qui se déroulent à différents endroits ? Les observateurs doivent échanger des signaux qui peuvent être transmis au maximum à la vitesse de la lumière. Il n’y a donc pas
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de sens absolu au mot simultanéité. L’observateur dans un système de référence I considère deux événements comme simultanés, tandis qu’un autre dans un système II, en déplacement relatif, juge qu’ils ne sont pas simultanés. Les longueurs sont aussi affectées. Mais contrairement aux hypothèses de FitzGerald et Lorentz, ce n’est pas l’objet qui est censé se contracter par l’effet de forces électromagnétiques, mais l’espace lui-même change dans le système mobile. Einstein dériva ensuite les transformations de Lorentz de ses principes. Le principe de relativité, qui a donné son nom à la théorie, signifie que deux systèmes de référence qui se déplacent uniformément l’un par rapport à l’autre ont les mêmes propriétés. On peut donc décrire les processus de deux trains autant dans le système de référence d’un train que dans celui de l’autre train ou de la gare au repos. Cependant, il faut noter que le temps dans les deux systèmes de référence évolue différemment. Selon l’observateur, l’attente du passager dans le train est plus lente que celle sur le quai de la gare. C’est le fameux étirement ou dilatation du temps dans le train en mouvement. Une énigme de l’époque étudiante d’Einstein donna une autre idée : le jeune Albert avait imaginé ce qu’il adviendrait s’il traversait l’espace sur un faisceau de lumière rouge, un deuxième faisceau de lumière bleue étant parallèle à celui-ci. Que verrait-il ? Puisque l’autre rayon de lumière a la même vitesse de propagation, il s’arrêterait par rapport à l’observateur Albert, et donnerait l’impression d’un nuage bleu sans direction. Puisque c’est impossible, l’idée qu’un corps massif puisse se déplacer à la vitesse de la lumière est évidemment fausse. Cela résulte également des transformations de Lorentz. La vitesse de la lumière est une limite insurmontable pour les corps massifs, comme Poincaré l’avait soupçonné. Une autre conclusion spectaculaire de la théorie de la relativité est le paradoxe des jumeaux de Langevin. L’un des deux jumeaux entreprend un long voyage interplanétaire à grande vitesse, tandis que l’autre reste sur Terre. Lorsque le voyageur revient, il est plus jeune que son frère qui est resté à la maison, c’est-à-dire que tous les processus biologiques dans le corps du voyageur sont vraiment plus lents que ceux de celui qui est resté en arrière. Ce paradoxe a été confirmé beaucoup plus tard expérimentalement avec deux horloges atomiques, dont l’une a fait
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le tour de la Terre dans un avion supersonique et l’autre est restée plaquée au sol. La théorie restreinte de la relativité unit l’espace et le temps. L’espace tridimensionnel et le temps forment un espace quadridimensionnel, c’est l’espace de Minkowski. Les relations entre les coordonnées de l’espace et du temps dans un système de référence au repos et un autre système relativement mobile sont données par les quatre transformations de Lorentz. Rétrospectivement, Einstein tenta de distinguer sa contribution de celle de ses prédécesseurs dans une lettre adressée à Carl Seelig en février 1955 : « Il ne fait aucun doute que la relativité restreinte, si l’on examine son évolution, était mûre pour une découverte en 1905. Lorentz avait déjà réalisé que, pour l’analyse des équations de Maxwell, la transformation plus tard nommée d’après lui était essentielle, et Poincaré approfondit cette connaissance encore plus loin. En ce qui me concerne, je ne connaissais que l’œuvre importante de Lorentz de 1895, mais pas son œuvre plus tardive, ni l’étude ultérieure de Poincaré. En ce sens, mon travail de 1905 était indépendant. Ce qui était nouveau, c’était la prise de conscience que la transformation de Lorentz va au-delà de la connexion avec les équations de Maxwell et concerne l’essence de l’espace et du temps en général. L’idée que l’invariance de Lorentz était une condition générale pour toute théorie physique était également nouvelle. » Il n’est pas tout à fait clair pourquoi Einstein nie ici avoir connu le travail de Poincaré, bien qu’il ait été lu par les trois amis à l’Académie Olympia. C’est peut-être parce que la relation entre les deux chercheurs n’était pas des meilleures. Poincaré écrivit un jour dans une opinion d’expert pour l’université de Zurich : « La plupart des chemins qu’il prend sont des impasses. » Poincaré n’a jamais accepté la forme d’Einstein de la relativité restreinte. En retour, Einstein n’a pas contribué à l’anthologie publiée dans Acta Mathematica en l’honneur de Poincaré en 1919, malgré des invitations répétées à le faire, et dans un article de journal pour le New York Times en 1920, il se réfère seulement à Lorentz et lui-même comme auteurs de la relativité spéciale, nullement à Poincaré.
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Masse et énergie En septembre 1905, Einstein présenta un autre travail à Annalen der Physik comme un supplément à la théorie restreinte de la relativité. Einstein tira une conclusion supplémentaire de sa théorie : la masse peut être convertie en énergie. La formule qui a changé le monde était : E = mc2. Einstein en a donné une signification en 1905 de la façon suivante : « Si un corps émet l’énergie E sous forme de rayonnement, sa masse diminue de E/c2. Ici, il n’est évidemment pas important que l’énergie extraite du corps se transforme simplement en énergie de rayonnement, de sorte que nous sommes amenés à la conclusion plus générale : la masse d’un corps est une mesure de son contenu énergétique. » Et plus loin, il écrit : « Une diminution notable de la masse devrait avoir lieu avec le radium. La pensée est plaisante et captivante ; mais je ne sais pas si le Seigneur n’en a pas ri, et ne me conduit pas par le bout du nez. » Le contenu énergétique E d’une masse m a la valeur énorme mc2, où c est la vitesse de la lumière soit 300 000 kilomètres par seconde. Si un gramme d’hydrogène pouvait être entièrement converti en énergie, il produirait autant de chaleur que 4 000 tonnes de carbone. Cependant, les lois de la Nature ne permettent pas ce processus en raison de la préservation du nombre d’éléments nucléaires constitutifs. En 1937, Hans Bethe et CarlFriedrich von Weizsäcker ont cependant reconnu qu’un processus similaire, que nous appelons fusion nucléaire, est possible et a lieu dans notre Soleil et dans toutes les étoiles : dans les processus de fusion, l’élément hélium est créé à partir de l’hydrogène à des températures de l’ordre de 15 millions de degrés Celsius, libérant ainsi chaleur et énergie radiative. La différence entre les masses des états initial et final est convertie en énergie selon la célèbre équation d’Einstein. Les processus de fusion nucléaire dans le Soleil sont à la base de l’énergie solaire. Sans ce phénomène, c’est-à-dire sans la transformation de la masse en énergie, notre vie sur Terre ne serait pas possible. L’importance de la théorie de la relativité pour notre vie devient ainsi évidente.
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En 1938, Otto Hahn et Fritz Strassmann découvrirent la deuxième possibilité de convertir la masse en énergie : le noyau lourd de l’élément uranium se sépare en deux fragments lorsqu’il est irradié par des neutrons lents. Ici aussi, les particules résultantes sont un peu plus légères que la matière initiale, et la perte de masse est convertie en chaleur. Einstein avait anticipé un tel processus en parlant d’une diminution notable de la masse de radium. L’énergie libérée et présente dans l’énergie cinétique des fragments créés et des neutrons de la fission est environ 50 millions de fois supérieure à celle de la combustion chimique d’un atome de carbone. Einstein disait : « La découverte du feu nucléaire est la plus grande invention de l’humanité après l’exploitation du feu. »
Les réactions au résultat révolutionnaire Remarquable est le fait que le rédacteur en chef de la principale revue de physique, Paul Drude, ait accepté tous les travaux d’Einstein pour publication. C’était encore un inconnu dans le monde scientifique, lui-même n’était pas sûr que de telles œuvres révolutionnaires seraient acceptées. Un des corédacteurs, Max Planck, les lisait en même temps, et de manière curieuse, il eut des réserves sur l’hypothèse quantique de la lumière, même si elle fut inspirée par son propre travail. Max Planck, d’autre part, fut le premier à reconnaître l’importance de la théorie de la relativité et à l’aider à percer contre le scepticisme général. Déjà le 23 mars 1906, six mois après la parution de l’œuvre novatrice d’Einstein, Max Planck donna ce que Max von Laue considérait comme une conférence « inoubliable » sur la théorie de la relativité à une rencontre de la Société allemande de physique. Au printemps 1906, il écrivit une lettre à Einstein pour louer son travail. Ce fut le début d’une amitié qui durera des décennies. Lors d’une conférence en Amérique, Max Planck compara la théorie de la relativité à la révolution copernicienne. Tout comme Copernic nous a arrachés à l’idée que la Terre était au repos, après Einstein, nous avons dû nous séparer de l’idée d’un temps absolu et d’un espace absolu.
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3.3. Professeur à Zurich, Prague et Zurich à nouveau Après l’explosion de sa créativité au cours de l’année miraculeuse 1905, Einstein reçut son doctorat en 1906 avec une thèse sur la taille des atomes soumise à l’université de Zurich. Il ne se plaignait pas de son activité de « vénérable escroc suisse avec un salaire décent », qui lui laissait du temps pour préparer ses munitions en vue de la bataille de physique et aussi de « balayer le violon ». Mais son but était de devenir professeur à l’université, et il voulait retourner dans le monde académique. Comme étape intermédiaire, il envisagea de postuler à un poste d’enseignant et demanda à son ami Marcel Grossmann comment faire. Mais une demande d’admission à la Kantonsschule de Zurich échoua. Un autre moyen d’atteindre le but était l’habilitation. Son travail l’avait rendu célèbre, et le professeur Alfred Kleiner de l’université de Zurich lui conseilla de faire ses preuves à l’université de Berne afin d’acquérir de l’expérience en enseignement. Après quatre mois de consultation, la faculté des sciences naturelles de l’université de Berne rejeta sa demande parce que la condition formelle de sa propre thèse d’habilitation n’était pas remplie. Ainsi, Einstein dut d’abord présenter un nouveau document inédit afin de devenir enfin professeur en 1908. Il fut autorisé à donner des conférences sans être employé à l’université. Il assuma ces fonctions en plus de son travail au Bureau des brevets afin de se qualifier. Au début, il donna des conférences à 7 heures du matin, avant son travail au bureau et devant trois auditeurs, plus tard, il déplaça ses horaires dans la soirée. En 1909, une procédure de nomination eut lieu à l’université de Zurich pour une chaire extraordinaire en physique théorique. Deux candidats furent présélectionnés, Friedrich Adler, un maître de conférences de l’université, et Einstein. La majorité des membres de la Commission appartenait au Parti social-démocrate, tout comme Adler. C’était un partisan du positivisme d’Ernst Mach et, en même temps, du matérialisme dialectique de Marx et Engels. Il avait écrit une polémique contre Vladimir Ilitch Ulyanov, dit Lénine, qui vivait à Genève en ce temps-là et qui avait condamné la philosophie d’Ernst Mach comme réactionnaire et incompatible avec le matérialisme
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dialectique. Quand Adler apprit qu’il devait être choisi, il protesta avec les mots : « Si un homme comme Einstein est disponible pour notre université, il serait indécent de me nommer. Mes compétences en tant que chercheur en physique ne peuvent pas être mises au niveau de celles d’Einstein. » Einstein fut alors nommé.
Fig. 3-1 Albert et Mileva à Zurich en 1910, © BPK, Berlin.
Pour débuter, on lui offrit un salaire inférieur à celui de l’Office des brevets, et il dut se battre pour atteindre le niveau précédent. D’un autre côté, il était bien sûr heureux de se débarrasser de ses huit heures passées au bureau des brevets et de pouvoir se consacrer à ses intérêts de recherche en plus de ses conférences régulières. Cependant, il devait aussi participer à la vie de la faculté. Il y avait un travail administratif qui ne l’intéressait pas parce que cela ne lui coûtait que du temps et l’empêchait de poursuivre ses recherches. La compensation était qu’il pouvait vivre à nouveau à Zurich. Son nouveau poste l’obligeait à adapter sa vie de bohème à l’habitude bourgeoise d’un professeur zurichois. Cela ne se réussit pas facilement. La famille Einstein emménagea dans la maison où vivait Friedrich Adler avec sa famille. Il retrouvait son ancien concurrent
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pour le poste de professeur. Les Einstein s’entendaient bien avec eux, dit Adler, « ils pratiquent une économie bohème semblable à la nôtre ». Peu de temps après, Adler devint rédacteur en chef d’un journal social-démocrate à Zurich et abandonna la science. Il retourna en Autriche où il fut choisi comme secrétaire du parti. Par convictions politiques, il assassina le Premier ministre autrichien d’alors. Einstein s’offrit comme témoin de l’intégrité de sa personne. Adler fut d’abord condamné à mort, puis à l’emprisonnement dans une forteresse, et amnistié en 1918. Les conférences d’Einstein à Zurich étaient plus suivies qu’à Berne, et les auditeurs étaient de « vrais » étudiants. La préparation d’une telle conférence demande beaucoup de travail, surtout la première fois, et cela s’applique probablement aussi à Einstein. Il essaya d’être stimulant pour les étudiants. Cela réussit, et lorsque la rumeur se répandit qu’Einstein avait reçu une offre de Prague, les étudiants écrivirent à la Direction de l’éducation qu’il fallait faire au mieux pour garder ce chercheur et maître de conférences exceptionnel à l’université. Lorsque l’offre arriva réellement, Einstein accepta l’appel sans donner aux Zurichois l’occasion de négocier. Peut-être le fait qu’il devenait professeur titulaire à Prague et membre votant de la faculté joua-t-il un rôle dans sa décision. Prague était la plus ancienne université d’Europe centrale, fondée en 1348 sous le nom d’Universitas Carolina par Charles IV, donnant des conférences en latin. Au xviiie siècle, l’allemand était devenu la principale langue d’enseignement, bien que la majorité de la population parlât tchèque. À partir de 1882, l’université fut divisée en une partie allemande et une partie tchèque. Le premier recteur de l’université allemande fut Ernst Mach, dont Einstein avait lu l’œuvre. À cette université, à l’automne 1910, le poste de professeur de physique théorique fut déclaré vacant. Le physicien Anton Lampa, un fervent adepte de la philosophie de Mach, vit l’occasion de nommer un physicien qui était proche des idées de Mach, et convainquit la faculté, c’est-à-dire le Collège des professeurs, de nommer Einstein. La dernière décision en Autriche-Hongrie devait cependant être prise au niveau de l’empereur FrançoisJoseph à Vienne, qui était d’avis qu’un professeur ne pouvait être nommé que s’il appartenait à une communauté religieuse reconnue. Bien qu’Einstein ait été sans religion
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depuis sa fuite de Munich, il était convaincu qu’il appartenait à nouveau à la « foi mosaïque ». Après son entrée en fonction, Einstein ne participa pas aux conflits en cours entre les parties allemande et tchèque de l’université et considérait ces luttes avec l’œil d’un spectateur amusé. Une grande partie des professeurs allemands étaient d’origine juive. L’assistant employé par Einstein venait également d’une famille d’agriculteurs juifs. C’est de lui qu’Einstein apprit que dans les communautés villageoises, les fermiers et les marchands juifs parlaient tchèque dans la vie quotidienne, mais seulement allemand le jour du chabbat. Les Juifs de Prague étaient une minorité respectée qui, avec la minorité allemande, se distinguait de la majorité tchèque et avait peu de contacts avec elle. Einstein fit également connaissance pour la première fois avec un groupe sioniste groupé autour du bibliothécaire Hugo Bergmann, avec Franz Kafka et Max Brod comme membres. À Prague, ils essayèrent de créer leur propre vie culturelle juive dans l’art, la littérature et la philosophie, libérale, non orthodoxe, et voulaient rester ouverts à d’autres courants, notamment philosophiques allemands. Bergmann essaya de gagner Einstein au sionisme, mais à ce moment-là, le problème ne l’intéressait pas encore. La rencontre avec Einstein conduisit Max Brod à façonner la figure de Johannes Kepler dans son roman Le chemin de Tycho Brahé vers Dieu d’après le personnage d’Einstein. La juxtaposition des deux astronomes contient le conflit entre l’ancien, fier de son expérience, qui ne veut pas abandonner complètement la vision traditionnelle du monde, et le nouvel esprit créatif, qui réussit à résoudre le mystère du mouvement planétaire en abandonnant la vieille idée que la Terre est au centre du monde. Tycho envie Kepler pour la manière naturelle, décente et humaine avec laquelle Kepler est devenu célèbre. Cependant, il l’a aussi qualifié d’insensible et de froid. Tycho exprime sa réserve : « Vous ne vous souciez de rien, vous allez tout droit sur votre chemin sacré […] vous ne servez pas vraiment la vérité, mais seulement vous-même, c’est votre pureté et votre intouchabilité. » Sur la question de savoir si l’ancien système géocentrique doit être maintenu pour l’amour des princes et de la Bible, les esprits se divisent, mais Kepler ne connaît pas
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ces scrupules : « Nous devons seulement plaire à la vérité et à personne d’autre » est sa confession, ainsi que celle de Brod, devant l’écroulement du monde géocentrique. Dans la théorie de la relativité d’Einstein, Brod vit une révolution similaire. Mais Einstein lui-même était déjà en train d’élargir sa théorie. Il pointa ses faiblesses alors que le monde commençait à l’adopter. La théorie ne concernait que les systèmes de référence en mouvement uniforme, c’est-à-dire n’incluait pas les forces. Mais que se passe-t-il sous l’influence de forces, par exemple la gravité ? Il se demanda si un faisceau lumineux s’écarte de sa direction sous l’effet de la gravité et constata que, selon son principe d’équivalence, il devait en être ainsi. Il suggéra que le phénomène pourrait être observé grâce à des étoiles fixes proches du Soleil pendant une éclipse totale. Le séjour d’Einstein à Prague ne dura qu’un an. Il avait un bel Institut et un bureau spacieux avec vue sur un grand parc fréquenté par des promeneurs. Lorsque le physicien autrichien Philipp Frank lui rendit visite, il fit cette remarque sarcastique : « Vous y voyez la partie de la folie qui n’est pas concernée par la physique quantique. » C’était le jardin de l’hôpital psychiatrique qu’ils regardaient. Malgré les conditions confortables de l’Institut, Einstein estimait que la vie n’y était pas aussi agréable qu’en Suisse. « La population est largement incapable de parler allemand et est hostile aux Allemands. Les étudiants sont également moins intelligents et moins ambitieux qu’en Suisse », écrit-il à Lucien Gavan. Einstein était également horrifié par les normes formelles de comportement de la monarchie impériale et royale, il détestait « la noblesse, la pompe et le système des castes ». Il souhaitait donc un retour à Zurich. Entretemps, l’École polytechnique de Zurich fut transformée en École polytechnique fédérale suisse (EPF), véritable université habilitée à délivrer des doctorats, et offrant les meilleures conditions de travail, puisqu’elle n’était pas financée par un seul canton, comme l’université de Zurich, mais par toute la Confédération. Einstein travailla à sa nomination à l’ETH avec ses amis Marcel Grossmann et Heinrich Zangger. Zangger écrivit au président fédéral Forrer, des avis d’experts du monde entier furent obtenus et une nouvelle chaire de
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physique théorique fut créée spécialement pour Einstein. En janvier 1912, il fut nommé le premier professeur de physique théorique à l’ETH Zurich. Il n’était pas obligé de donner des conférences générales pour les débutants ou d’organiser des travaux pratiques, il n’avait à donner que des séminaires occasionnels ou des conférences pour quelques étudiants avancés. Il avait les meilleures conditions de travail et un salaire élevé. Néanmoins, son séjour à l’ETH ne dura qu’un peu plus d’un an. Les grands noms de la physique voulaient l’attirer à Berlin. Max Planck et Walter Nernst se rendirent à Zurich pour lui faire une offre. Une nouvelle société, la Société Kaiser Wilhelm (KWG), fondée à l’initiative de l’empereur Wilhelm II, offrait la possibilité de le faire. Des chercheurs exceptionnels devaient être recrutés comme membres de la Société pour se consacrer à leurs recherches sans aucune obligation d’enseignement. C’était un honneur pour les banquiers, les industriels et les commerçants de devenir membres de la Société et de donner des sommes importantes pour la recherche scientifique. La mission des deux émissaires était de convaincre Einstein de venir à Berlin. Bien qu’il n’y ait pas encore d’Institut de physique, Einstein deviendrait secrétaire honoraire permanent, puis directeur de l’Institut Kaiser Wilhelm de physique à créer, membre de l’Académie prussienne des sciences et professeur sans obligations d’enseignement à l’université de Berlin fondée par Wilhelm Humboldt. Son premier salaire devait venir de l’Académie et un second du banquier Leopold Koppel. Les deux Berlinois lui décrivirent de façon frappante les avantages de travailler à Berlin. Il pourrait se consacrer entièrement à ses recherches, libre de tâches d’enseignement, mais profiterait pour son travail des discussions avec les nombreux physiciens, mathématiciens et chimistes locaux importants. Einstein demanda un délai de réflexion de 24 heures, que les délégués et leurs épouses utilisèrent pour excursionner au Mont Rigi, avec la vue imprenable sur le lac des Quatre-Cantons. Lorsque le train arriva à la gare de Zurich le soir, Einstein agita un mouchoir blanc, signe d’approbation convenu. Einstein rejoignit Berlin.
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3.4. La relativité générale et Berlin Einstein arriva à Berlin au printemps 1914. Qu’est-ce qui le poussa à échanger sa position princière dans sa chère Zurich contre une position tout aussi exceptionnelle à Berlin ? Depuis son séjour à Aarau, il avait appris à apprécier les avantages de la Suisse démocratique par rapport à l’Empire allemand. Soudain, Berlin devenait plus attractif, si attractif qu’il ne donna même pas aux autorités suisses l’occasion de le persuader de poursuivre des négociations. L’une des raisons était certainement la grande importance de la science et en particulier de la physique à Berlin. Dans une lettre à sa cousine Elsa, Albert souligne « l’honneur colossal » que cette réputation signifiait pour lui et la liberté que lui offrait la position totalement indépendante à l’Académie. La renommée mondiale de Max Planck, l’inventeur de la théorie quantique, le grand nombre de chercheurs célèbres présents à l’université de Berlin, la profonde estime dans laquelle les scientifiques jouissaient du public de la capitale impériale, tout cela faisait de Berlin un haut lieu de la recherche scientifique. De plus, il obtenait des conditions de travail adaptées à ses besoins, sans obligations d’enseignement, sans travail administratif, mais avec tous les droits au sein de la faculté. Einstein considéra cela comme une occasion de consacrer la plus grande part de son temps à achever son difficile travail sur la théorie de la relativité générale. En réalité, le site de l’Institut Kaiser Wilhelm pour la physique était son propre appartement. Ce n’est que bien plus tard qu’un Institut fut construit avec des fonds venant de la Fondation Rockefeller. Les conditions idéales de travail à Berlin auraient probablement suffi pour justifier le déménagement. Un autre point crucial fut le mariage brisé avec Mileva dont il voulait se séparer, et un nouvel amour naissant pour sa cousine Elsa, avec qui il était ami depuis son enfance. Le père d’Elsa, Rudolf Einstein, était un cousin du père d’Albert, Hermann. Ses ancêtres venaient de la même famille Einstein de Buchau. Elle avait divorcé de son mari Max Löwenthal en 1908, vivant avec ses deux filles à Berlin dans la maison de ses parents. Einstein l’avait déjà revue pendant son séjour à Prague lors d’une visite à Berlin en avril 1912 et était immédiatement tombé amoureux.
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Il était devenu si amoureux pendant ces quelques jours qu’il avait peine à l’exprimer, écrivait-il de Prague à l’époque. Einstein arriva seul à Berlin en mars 1914, Mileva et les enfants ne suivirent qu’en mai. Il devint vite si inconfortable de vivre dans l’appartement de Dahlem qu’il fallut se séparer et déménager, tout d’abord Albert, puis Mileva avec les enfants pour rester chez des amis et des parents. À l’époque, le mariage n’était que formel. À l’été 1914, Einstein décida de se séparer de Mileva. Son ami Michele Besso vint de Zurich pour prendre femme et enfants, et Einstein vint leur dire au revoir à la gare. Le lendemain, il écrivit à Elsa que la dernière bataille avait eu lieu, qu’il avait pleuré au départ du train, mais qu’il savait que c’était la dernière fois. C’était le mieux à faire, même si les enfants lui étaient complètement enlevés. Il dit à Elsa qu’elle détenait maintenant la preuve qu’il était capable de sacrifices pour elle. Après le départ de Mileva, Einstein se sentit libéré pour reprendre le travail sur la théorie générale de la relativité. Depuis la publication de la relativité restreinte en 1905, quand les opinions sur cette théorie étaient divisées dans le monde entier, il était clair pour lui qu’elle était incomplète. Car il n’y avait développé des concepts que sur un monde sans forces, dans lequel les objets se déplaçaient en ligne droite et de façon uniforme. Dès alors, il commença à réfléchir à la façon dont les conditions changent lorsqu’une force agit sur les corps. Et, pour lui, parmi les forces, la gravité était celle à considérer prioritairement dans l’espace et sur Terre. Pendant sept ans, il travailla sur la formulation d’une théorie de la gravité. En novembre 1907, deux ans seulement après l’année miraculeuse de 1905, s’asseyant sur sa chaise à l’Office des brevets, il eut une inspiration. Plus tard, il écrira de cette journée : « Soudain, j’ai eu une idée. Quand une personne est en chute libre, elle ne sentira pas son propre poids. J’en fus stupéfait. Cette simple expérience de pensée m’a profondément marqué. Cela m’a conduit à la théorie de la gravité. » De cette expérience de pensée, Einstein tira un principe sur la base duquel il put construire la théorie générale de la relativité : le principe d’équivalence. On peut comprendre ce principe si l’on poursuit l’« idée » d’Einstein. Dans une première expérience, un ascenseur de dimensions cosmiques, dont la corde est
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cassée, tombe librement. À l’intérieur, des physiciens qui font leurs expériences en toute tranquillité. Ils sortent leurs stylos, leurs pièces de monnaie et leurs clés de la poche et les laissent libres. Mais il ne se passe rien : les stylos, les pièces de monnaie et les clés flottent dans l’air parce que, selon la loi de Newton, tous se meuvent à la même vitesse. Les physiciens peuvent croire qu’ils se sont éloignés du champ gravitationnel de la Terre et flottent dans le vide. En effet, ils ne peuvent pas décider s’ils sont dans un ascenseur qui tombe ou en apesanteur dans l’espace. Dans la seconde expérience de pensée, les physiciens sont dans une fusée dans l’espace, qui est poussée vers le haut par ses moteurs lui donnant une accélération constante : ils sentent une force vers le bas, tous les objets tombent sur le sol. Les physiciens ne peuvent pas dire s’ils sont debout dans une fusée se tenant immobile sur Terre ou dans une fusée se déplaçant à une accélération constante dans l’espace libre. Une force descendante agit dans les deux cas, qu’il s’agisse de la gravité ou de la force d’inertie causée par le mouvement de la fusée. Le principe d’équivalence que l’on peut en déduire stipule que la masse gravitationnelle et la masse inertielle d’un corps sont équivalentes et indiscernables. De ce seul principe, plusieurs conséquences fondamentales peuvent être tirées sans théorie mathématique. L’une d’elle est la déviation de la lumière dans le champ gravitationnel. Si un faisceau lumineux est envoyé horizontalement d’une paroi latérale de la fusée accélérée vers le haut vers la paroi opposée, le faisceau lumineux se courbera vers le bas lorsqu’on le regarde de l’extérieur, car la fusée s’est déplacée vers le haut pendant le temps du parcours. En raison de l’équivalence de l’accélération et de la gravité, cela signifie que le faisceau lumineux est également attiré par une masse dans un champ gravitationnel. Ceci pourrait être observé lors d’une éclipse solaire en examinant des étoiles visibles près de la périphérie du Soleil. On peut tirer une deuxième conclusion du principe d’équivalence : une petite décélération des horloges situées dans un champ gravitationnel fort. Le principe d’équivalence stipule en effet que la gravité équivaut à l’accélération d’une fusée, et dans une fusée accélérée, les horloges vont plus lentement. Mais lorsque les horloges ralentissent, le nombre d’oscillations par seconde change également, cela fait varier la fréquence d’une
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onde lumineuse. Une ligne spectrale d’un atome dans un champ gravitationnel fort change sa fréquence et donc sa couleur : du violet au bleu, ou du bleu au vert, ou du vert au jaune et au rouge. Cela s’applique aux raies spectrales émises par la surface du Soleil et ce décalage gravitationnel vers le rouge pourrait être mesurable. Cependant, il est beaucoup plus petit que le décalage Doppler de la lumière des étoiles qui s’éloignent de la Terre. Quand il était professeur à Prague, Einstein ne pouvait pas se consacrer complètement au développement de la théorie de la relativité en raison des nombreuses obligations de conférences et de réunions de la faculté, qu’il trouvait ennuyeuses. Mais au moins, il pouvait parler à son ami mathématicien Georg Pick des méthodes mathématiques à utiliser pour résoudre son problème. Pick connaissait bien l’extension de la géométrie euclidienne à la géométrie différentielle des mathématiciens Bernhard Riemann, Gregorio Ricci-Curbastro et Tullio Levi-Cività. Dans ce cadre mathématique, l’espace peut être courbé, la somme des angles d’un triangle ne vaut plus 180 degrés. C’est ce type de mathématiques qu’Einstein devait affronter. Il trouva le temps de calculer la conséquence la plus importante du principe d’équivalence, la déviation de la lumière des étoiles dans le champ gravitationnel du Soleil, et de publier le résultat dans Annalen der Physik en juin 1911. Lors d’une éclipse solaire totale, la position des étoiles visibles proches du cercle solaire doit se déplacer vers l’extérieur pour l’observateur terrestre. Einstein calcula cette déviation. Il publia la valeur calculée du changement d’angle : 0,87 seconde d’arc ; il découvrira peu de temps avant la publication que le calcul était erroné car toujours basé sur la théorie de Newton, complétée par le principe d’équivalence. Cela ne le dérangeait pas. Sa maxime était : « Celui qui n’a jamais commis d’erreur n’a jamais rien essayé de nouveau ». Einstein suggéra que des astronomes se penchent sur ce problème et le vérifient expérimentalement, même si ces considérations semblaient « aventureuses ». Plus tard, après l’achèvement de la relativité générale, Einstein découvrit que la valeur calculée était fausse et, selon la théorie finale, devait être deux fois plus grande. Après son retour de Prague à Zurich en 1912, Einstein se lança dans l’élaboration mathématique de sa théorie gravitationnelle. Comme nous le savons aujourd’hui de son journal scientifique, il essaya d’utiliser les
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mathématiques des espaces courbes dont il avait entendu parler à Prague. Cela s’avéra extrêmement délicat parce qu’il n’avait pas les outils mathématiques pour le faire. C’est ainsi qu’il se tourna vers son ami Marcel Grossmann, devenu professeur de mathématiques à l’EPF et qui l’initia au « calcul tensoriel » de la géométrie différentielle. Ici, la géométrie euclidienne, connue depuis l’école, est étendue. Dans un plan euclidien, par exemple une feuille de papier, deux parallèles se rencontrent « à l’infini », la somme des angles d’un triangle vaut 180 degrés et la distance minimale entre deux points est la longueur de la droite joignant les deux points. Ce n’est plus le cas lorsque le papier est courbé et prend la forme d’une surface sphérique. Alors la ligne de connexion la plus courte entre deux points n’est pas une ligne droite mais la ligne géodésique. En conséquence, l’espace tridimensionnel peut également être courbé, tout comme l’espace quadridimensionnel de Minkowski, dans lequel la théorie de la relativité restreinte s’applique. Bien sûr, cela est difficile à imaginer et se décrit seulement mathématiquement de manière exacte. Les distances entre deux points dans ces espaces sont déterminées par une métrique, et c’était l’idée d’Einstein que cette métrique dépendait des masses présentes dans l’espace. Dans son journal de Zurich, Einstein montre qu’il avait déjà découvert la forme correcte des équations de la gravité en 1912, mais qu’il les avait rejetées. Il recommença la recherche des « bonnes » équations à partir de zéro et tomba dans une phase de frénésie créative. Il débroussailla le calcul tensoriel, se refusant toutes distractions telles que les invitations à des conférences. Il n’avait jamais été aussi tourmenté de sa vie, et la théorie restreinte était en comparaison un jeu d’enfant, écrivait-il à Max Planck. Il lui faudra encore trois années de travail acharné et de nombreuses erreurs de parcours pour arriver à la forme finale de la théorie. Les travaux furent interrompus par le déménagement à Berlin et la séparation d’avec Mileva. Après cela, la voie était à nouveau libre pour un travail intensif et continu de célibataire. Il ne se ménageait pas, travaillait comme un bœuf, fumait comme une cheminée, mangeait sans réfléchir et dormait irrégulièrement, comme il le disait à sa petite amie Elsa. Encore une autre année et il aperçut le bout du tunnel : il avait trouvé une forme achevée des équations recherchées.
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Le 25 novembre 1915, Einstein présenta son résultat sur « Les équations de champ de la gravitation » à l’Académie prussienne et conclut triomphalement et soulagé avec la phrase : « Avec cela la théorie générale de la relativité est finalement complète comme une construction logique cohérente. » La théorie créait une nouvelle idée de l’espace et du temps : l’espace, conclut Einstein, possède une géométrie qui est déterminée par les masses qui l’emplissent. Ce sont les masses qui créent la courbure de l’espace. Einstein répéta les conséquences expérimentales qui sortent de la théorie : il pouvait expliquer les déviations de l’orbite elliptique de la planète Mercure. L’orbite n’est pas une ellipse fermée, mais le point de l’orbite le plus proche du Soleil, appelé le « périhélie », voyage autour de l’astre d’une petite quantité angulaire par siècle. La majeure partie de cette anomalie peut s’expliquer par l’influence des autres planètes, mais il reste une autre contribution. Einstein put calculer que ce reste de la rotation du périhélie s’explique exactement par la relativité générale, alors qu’il est inexplicable dans la mécanique de Newton-Kepler. La deuxième conclusion spectaculaire de la théorie était la déflexion de la lumière dans le champ gravitationnel du Soleil calculée plus tôt. Les trajectoires de la lumière passant près du Soleil ne sont pas des lignes droites, mais elles sont attirées vers l’astre. La déviation angulaire selon la théorie finale était deux fois plus grande que dans les travaux antérieurs et devait être observable lors d’une éclipse solaire. Pendant la guerre, il ne fallait pas penser à une telle expédition, mais on savait qu’en mars 1919, une éclipse solaire totale offrirait des conditions d’observation particulièrement favorables, car des images d’étoiles très brillantes se tiendraient à proximité du Soleil. Trois semaines seulement après l’armistice de novembre 1918, Arthur Eddington annonça à la British Astronomical Association que la Société prévoyait deux expéditions pour observer cette déviation de lumière. Eddington était un quaker, une communauté religieuse qui essaya pendant la guerre de ne pas développer de haine contre l’ennemi allemand. Pour lui, la science était un pont pour la compréhension entre les peuples, et la confirmation de la théorie d’un érudit allemand offrait une occasion de rapprochement. Ainsi, à la suggestion d’Eddington, l’Astronomical Association de Londres
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équipa des expéditions vers deux endroits où l’éclipse solaire pouvait être observée. Selon les calculs, l’ombre de la Lune devait migrer de l’Amérique du Sud vers l’Afrique de l’Ouest. C’est pourquoi une expédition se rendit sur l’île Príncipe dans le golfe de Guinée, alors colonie portugaise, et l’autre à Sobral dans le nord du Brésil. Eddington lui-même participa à la première expédition. Bien que le temps ce jour-là, le 29 mai 1919, ait été défavorable, et qu’au début de l’éclipse totale la couronne du Soleil fut partiellement cachée par les nuages, les astronomes purent utiliser les 300 secondes de l’exposition pour impressionner 16 plaques photos. Sur de nombreuses photographies, des étoiles importantes étaient cachées par les nuages, mais sur une plaque, cinq étoiles brillantes étaient visibles, ce qui était suffisant pour mesurer la déflexion. Les astronomes de l’expédition du Brésil ramenèrent également des plaques photos utilisables. De retour à Londres, les astronomes comparèrent les images des étoiles lors d’observations antérieures dans le ciel nocturne et durant l’éclipse solaire. Il s’avéra que les étoiles vues sur les plaques photographiques étaient en effet plus éloignées les unes des autres que sur les photos de nuit sans Soleil. Les déplacements mesurés à partir des deux observations n’étaient que de deux centièmes de millimètre. Converties en mesure angulaire, on obtint des déflexions de 1,6 ou 1,98 seconde d’arc, avec une incertitude d’environ 0,3 seconde d’arc. Le résultat correspondait assez bien avec la prédiction d’Einstein de 1,7 seconde d’arc. Le 6 novembre 1919, la Royal Society et la Royal Astronomical Society annoncèrent une réunion conjointe pour divulguer les résultats des deux expéditions d’observation. Lors de cette réunion, l’Astronome Royal annonça que les observations des expéditions confirmaient la théorie de la gravitation d’Einstein. Lors de cette cérémonie traditionnelle devant le portrait d’Isaac Newton, la société scientifique, et bientôt le monde, apprit soudain qu’après 200 ans de règne, la mécanique de Newton devait être modifiée à cause d’une théorie développée en Allemagne ennemie. Le président de la Société royale, Sir J.J. Thompson, ouvrit la séance en ces termes : « L’enseignement d’Einstein est l’un des plus grands accomplissements de l’humanité ». Au cours de la session, cependant, il admit qu’il n’avait pas compris les détails de la théorie.
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Le lendemain, le London Times s’ouvrait avec le titre : « Révolution en science. Nouvelle théorie de l’Univers. La vision de Newton s’effondre ». Le New York Times annonça également la nouvelle en première page : « Les lumières dans le ciel ont toutes bougé ». Les journaux allemands suivirent avec un certain retard. En première page du Berliner Illustrirte Zeitung de décembre, le texte disait, sous une image d’Einstein : « Une nouvelle grandeur dans l’histoire du monde : Albert Einstein, dont les recherches sont une révolution complète de notre vision de la Nature, équivalente à celle d’un Copernic, Kepler ou Newton. »
Fig. 3-2 Couverture du Berliner Illustrirte de 1919 : une nouvelle envergure du monde.
Isaac Newton était détrôné, Einstein devenait tout d’un coup une figure mondialement célèbre, et chaque parole qu’il prononçait était reçue avec empressement par la presse sur n’importe quel sujet. La grande publicité de la théorie de la relativité reposait aussi sur le fait qu’après quatre années de guerre et de révolutions en Russie et en Allemagne, le public était profondément perturbé et avait maintenant l’impression que, même dans la science, l’ancien ordre était ébranlé. À la suite d’un malentendu, les journalistes inventèrent le slogan « Tout est relatif », qui ensuite fut interprété comme une « réévaluation de toutes les valeurs ». La situation politique de 1919 s’inscrivait dans le droit fil de ces interprétations « grand public ». La théorie générale de la relativité, qui avait été brillamment confirmée par les expériences sur la déflexion de la lumière, était basée sur le principe dit d’équivalence. Beaucoup d’autres conclusions de la théorie n’étaient pas encore vérifiables à ce moment-là. Ce n’est qu’au cours du siècle que toutes les implications de l’édifice de la pensée sont devenues évidentes.
Conclusions sur la relativité générale Les conclusions de ce magistral accomplissement sont d’une portée majeure : il est maintenant possible de décrire l’évolution de l’Univers, et il s’est avéré qu’il était en expansion. Ceci est démontré par le décalage vers le rouge des lignes spectrales émises par les étoiles découvertes par les astronomes Milton Humason et Edwin Hubble, en 1927 et 1929 respectivement. Plus elles sont
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éloignées, plus elles s’éloignent rapidement de nous et plus la lumière qu’elles émettent est décalée vers le rouge dans le spectre des longueurs d’onde. Notre positionnement n’est pas décisif, mais au contraire, chaque emplacement est égal dans l’Univers fini mais illimité ; aucun point n’est central. Les galaxies s’éloignent les unes des autres à une vitesse proportionnelle à leur distance, comme deux points à la surface d’un ballon qu’on gonfle. Si cela est correct, les galaxies devaient à l’origine être proches les unes des autres. D’après la vitesse d’expansion connue, on estime que c’était le cas il y a environ 13,7 milliards d’années. C’est à cette époque qu’eut lieu le « Big Bang ».
Fig. 3-3 Einstein dans sa bibliothèque en 1921, © BPK, Berlin.
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De plus, il résulte de la théorie générale de la relativité qu’une très grande masse peut capter la lumière définitivement, c’est-à-dire qu’il peut exister des « trous noirs », ce qui a été récemment confirmé. Au centre de notre Voie lactée se trouve un trou noir de 3,8 millions de masses solaires autour duquel tournent les étoiles voisines, comme l’a observé Reinhard Genzel du Max Planck Institute for Extraterrestrial Physics à Munich à l’aide de télescopes infrarouges. La découverte du rayonnement du fond cosmique par Penzias et Wilson en 1965 a donné une autre indication claire du Big Bang. Ce rayonnement micro-ondes frappe la Terre de toutes les directions. Sa température correspond à 2,7 degrés au-dessus du zéro absolu –273 degrés Celsius. On le considère comme formé de photons refroidis d’un âge primitif lointain, environ 380 000 ans après le Big Bang. Ces photons nous racontent comment se sont constitués les amas de matière. La température de ce rayonnement montre de minuscules fluctuations de 1/100 000 degrés. On en conclut combien de matière du genre de celle que nous connaissons était présente à l’époque : elle ne représente que quatre pour cent de la masse totale de l’Univers. Le reste, dont nous ne soupçonnons pas encore la nature, est constitué de matière « noire » non rayonnante et, comme on l’a découvert ces dernières années, de la mystérieuse « énergie noire ». Ces résultats sur l’origine de l’Univers ont complètement changé notre vision du monde. La philosophie et la théologie traitent aussi de ces questions. En outre, la théorie de la relativité a aussi des effets très pratiques : les particules de courte durée, qui sont produites par les rayons cosmiques à une altitude de 10 kilomètres dans la haute atmosphère, arrivent à la surface de la Terre grâce à la dilatation temporelle, alors qu’elles auraient dû se désintégrer sur des distances beaucoup plus courtes ; nous pouvons construire des machines qui accélèrent les particules à une vitesse proche de la lumière ; le système GPS par satellites ne pourrait fonctionner sans les corrections de la théorie de la relativité ; la masse dans les centrales nucléaires se transforme en chaleur et électricité. Einstein lui-même a résumé ainsi la théorie générale de la relativité : « Dans le passé, on pensait que si on enlevait tous les objets de la salle de Noël, on aurait une pièce vide. Maintenant
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nous savons : si nous éliminons toutes les masses, il n’y a plus d’espace. » Il soupçonnait un plan derrière les lois de la Nature, et il voulait le découvrir. Il cherchait à « comprendre comment le Vieil Homme fit le monde ».
3.5. La percée de Heisenberg en mécanique quantique Alors qu’Einstein s’était occupé des structures les plus grandes et avait dressé la physique du cosmos sur une nouvelle base, Werner Heisenberg s’intéressait aux plus petits éléments constitutifs de la matière, les atomes, et depuis ses études avec Sommerfeld, il était convaincu que l’idée de Bohr de faire orbiter les électrons autour du noyau atomique ne pouvait être correcte. Même les extensions du modèle atomique par Sommerfeld, auquel il avait lui-même participé en tant qu’étudiant, ne changeaient pas la difficulté fondamentale que les principes physiques élémentaires étaient violés dans cette approche : les orbites n’étaient maintenues stables que par le fait que Bohr complétait la mécanique de Newton avec des conditions quantiques arbitraires. Chaque électron devait prendre sa propre orbite bohrienne, caractérisée par des nombres quantiques ad hoc. Et même si les conditions quantiques étaient acceptées comme postulats, il y avait beaucoup de difficultés à interpréter les spectres de raies émis par les atomes. Heisenberg ne pouvait expliquer certains phénomènes que par l’utilisation de nombres quantiques fractionnaires en place de nombres entiers, comme le supposait Bohr. De plus, si l’on examinait le comportement des atomes dans un champ magnétique, de nouvelles difficultés surgissaient. Les spectres de lignes observées dans le spectrographe changeaient, les raies se séparaient et se décalaient, comme l’avait découvert le physicien néerlandais Zeeman. L’interprétation de l’effet Zeeman occupa Heisenberg pendant longtemps. Il appelait ce sujet son « légume de Zeeman » dans lequel il s’empêtrait. Les difficultés étaient encore plus grandes lorsque, non seulement un seul électron était en orbite autour du
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noyau, comme dans l’atome d’hydrogène, mais que deux électrons orbitaient autour du noyau d’hélium. Comment ces deux électrons devaient-ils interagir ? Paul Dirac, qui réussit à prouver le lien entre la théorie de la relativité et la mécanique quantique, écrivit plus tard : « Certains ont essayé de décrire l’atome d’hélium en proposant une théorie de l’interaction des orbites de Bohr, et sans doute ils auraient continué leurs efforts dans cette direction si Heisenberg et Schrödinger n’étaient apparus. Ils auraient simplement compté pendant des décennies avec des orbites bohriennes en interaction, et beaucoup de gens se seraient préoccupés de cette tâche et auraient indépendamment changé les hypothèses pour comparer les résultats des calculs avec les dernières données expérimentales. »
Conservation d’énergie et effet Compton Même le doyen des théoriciens de la physique nucléaire, Niels Bohr, à Copenhague, que tous les jeunes physiciens admiraient comme une autorité, ne savait pas comment procéder. En février 1925, il dit lors d’une conférence : « Dans nos tentatives de développer une interprétation atomique des phénomènes directement observables […], nous avons dû abandonner les idées sur lesquelles reposait la description précédente des phénomènes naturels. Nos concepts actuels ne nous permettent pas de décrire les processus atomiques qui suivent la loi de conservation de l’énergie si centrale en physique classique ». Il se demanda si ce principe sacré ne devait pas être partiellement abandonné. Bohr spécula que la loi ne devrait s’appliquer qu’aux valeurs moyennes statistiques, mais pourrait être violée dans des processus élémentaires individuels, et publia un article théorique dans ce sens avec ses assistants Kramers et Slater. L’un des processus élémentaires à disposition était la diffusion de rayons X sur les électrons, ce qu’on appelle l’effet Compton. La lumière change de longueur d’onde. Si l’hypothèse d’Einstein sur la nature quantique de la lumière était correcte, c’est-à-dire l’existence de paquets d’énergie lumineuse sous forme de photons, et si l’énergie et la quantité de mouvement ou impulsion (produit de la vitesse par la masse) étaient échangées dans chaque processus élémentaire, cela pourrait être
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vérifié expérimentalement. Walther Bothe et Hans Geiger à Berlin eurent l’idée de détecter le photon diffusé ainsi que l’électron impliqué et de déterminer si ces deux partenaires de la réaction étaient produits simultanément. Ils inventèrent la « méthode des coïncidences », qui valut à Bothe le prix Nobel en 1954. L’expérience montra qu’énergie et impulsion étaient conservées dans le processus élémentaire individuel et que l’hypothèse de Bohr était une fausse voie. Néanmoins, ce dernier continua à soutenir que « la nature corpusculaire de la radiation manque d’une base suffisante ». Wolfgang Pauli à Hambourg fut heureux de voir confirmée la nature quantique de la lumière et la conservation de l’énergie dans l’effet Compton. Ainsi la théorie de Bohr-Kramers-Slater (BKS) ne pourrait plus entraver les progrès de la physique. Mais lui non plus n’avait pas la solution. Une fois de plus, la physique était dans une impasse, ce qui valut la boutade de Pauli : « Quoi qu’il en soit, c’est beaucoup trop difficile pour moi, et je voulais être un acteur de cinéma ou autre chose d’équivalent, et ne jamais entendre parler de physique. Mais maintenant, j’espère que Bohr nous sauvera avec une nouvelle idée. Je le lui demande d’urgence. » Il écrivit ainsi à l’assistant de Bohr, Ralph Kronig, en mai 1925. Pourtant, la solution ne devait pas venir de là, mais de Göttingen et de Heligoland.
Frénésie créative à Heligoland À 23 ans, le jeune Heisenberg, qui était assistant de Born et déjà professeur à Göttingen, souffrait d’un persistant rhume des foins au printemps 1925. Afin de s’éloigner le plus possible des buissons fleuris, il se rendit en juin sur l’île d’Heligoland en mer du Nord. C’est là qu’il entra dans une véritable frénésie créative. Dans ses souvenirs, il compara cette expérience avec l’une de ses randonnées en montagne. Au fur et à mesure qu’on monte, le brouillard devient de plus en plus épais, on se retrouve dans un enchevêtrement confus de rochers et d’acacias, dans lesquels on ne voit plus son chemin. Néanmoins, on grimpe plus haut, le brouillard devient plus dense, mais davantage de lumière descend du ciel. Et après une dernière abrupte ascension, on atteint le col au-dessus de la mer de brouillard dans le Soleil de la Connaissance.
Fig. 3-4 Heisenberg en 1925, © B. Blum-Heisenberg, Chevry, France.
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L’idée fondamentale de Heisenberg, surgie à Heligoland, était d’ignorer complètement les orbites d’électrons et de se référer exclusivement à des grandeurs observables, c’est-à-dire toutes les fréquences d’oscillation et les intensités de la lumière émise par les atomes, en un mot les spectres des raies mesurées dans le spectrographe. Il avait déjà essayé à Göttingen d’appliquer ce principe à l’atome le plus simple, mais le problème s’était avéré trop difficile à l’époque. Maintenant, il cherchait un système plus simple, où il pourrait utiliser la méthode mathématique. Il choisit le pendule qui apparaît comme un modèle de vibrations dans de nombreux atomes et molécules, on l’appelle l’oscillateur anharmonique. Heisenberg se focalisait sur les quantités observables qui jouent un rôle dans le problème, par exemple l’emplacement d’une particule et sa vitesse ou son impulsion. Il se souvenait probablement de son examen de doctorat, où la limite de résolution du microscope se déduisait dans le fait qu’un objet plus petit que la longueur d’onde de la lumière avec laquelle l’objet était éclairé ne pouvait être « vu » en détail. Si l’on voulait mesurer l’emplacement et l’impulsion d’un objet dans cette expérience de pensée, cela jouait évidemment un rôle de mesurer d’abord l’emplacement, car on déplaçait alors l’objet par le quantum de lumière nécessaire, puis de déterminer l’impulsion, ou si on faisait les opérations dans l’ordre inverse. Le produit des deux mesures ou « opérations » était donc différent si l’ordre des mesures était changé. Le temps de localisation de l’objet n’était pas égal au temps de mesure de l’impulsion. Les deux observables n’étaient pas interchangeables. Pour des opérations simples, il n’y a pas de problème, elles sont interchangeables, a × b équivaut à b × a. Mais si on dispose de quatre nombres, comme les éléments d’une « matrice » A, et qu’on définisse des règles de multiplication pour ces matrices, alors les matrices A et B ne sont plus interchangeables. Le produit n’est pas commutatif. Heisenberg arriva à cette idée alors qu’il ne savait pas encore ce que les matrices signifiaient en mathématiques. Il était en mesure de calculer l’oscillateur anharmonique avec sa nouvelle mécanique, mais il ne savait pas encore si sa nouvelle méthode s’avérait cohérente, et en particulier si le théorème de conservation d’énergie restait valable dans cette nouvelle mécanique.
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C’est ainsi qu’il décrivit ses efforts : « Je travaillais de plus en plus sur la question de la validité de la conservation de l’énergie, et un soir, j’étais si avancé que je pouvais déterminer les termes individuels de la matrice d’énergie […]. Lorsque les premiers termes vraiment confirmèrent le théorème de l’énergie, je ressentis une certaine excitation, de sorte que je fis des erreurs encore et encore avec les calculs suivants. Il était donc presque trois heures du matin avant que le résultat final du calcul soit devant moi. La loi de conservation d’énergie s’avérait vérifiée dans tous les termes […] Au début, j’étais profondément choqué. J’avais le sentiment que je regardais à travers la surface des phénomènes atomiques jusqu’à un niveau de fondations profondes d’une étrange beauté intérieure, et cela me donnait presque le vertige de penser que je devais maintenant poursuivre cette richesse de structures mathématiques que la Nature avait répandue devant moi. » Heisenberg quitta avec enthousiasme sa maison à l’aube et grimpa sur un rocher à l’extrémité sud de l’île pour attendre le lever du Soleil. Paul Dirac, qui était d’un an plus jeune que Heisenberg, et qui à ce moment-là réfléchissait également à la physique des atomes, déclara plus tard : c’était « l’idée fondamentale de Heisenberg, à savoir que l’on doit appliquer une algèbre non commutative ». Rétrospectivement, Dirac s’exprima de façon euphorique en 1968 : « J’ai la plus grande raison d’admirer Heisenberg. Lui et moi étions étudiants chercheurs au même moment, à peu près du même âge, et nous travaillions sur la même question. Heisenberg a réussi là où j’ai échoué. À ce moment-là, une grande quantité de données spectroscopiques s’étaient accumulées, et Heisenberg a trouvé la bonne façon de les comprendre. Il a ouvert l’âge d’or de la physique théorique, et quelques années plus tard, tous les étudiants de deuxième ordre ont trouvé facile d’obtenir des résultats de première classe. »
Remise de diplôme à Göttingen Après dix jours passés à Heligoland, Heisenberg s’arrêta chez Wolfgang Pauli à Hambourg, le 18 juin 1925, sur le chemin de retour vers Göttingen, où il fut encouragé à
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continuer dans la direction qu’il défrichait. À Göttingen, il présenta ses résultats à Max Born et poursuivit son idée. Il répondit à une objection de Pauli selon laquelle la mécanique classique n’est plus valable : « Si quelque chose comme la mécanique classique s’appliquait dans le monde de l’infiniment petit, on ne comprendrait jamais qu’il y ait des atomes ». Le 24 juin, il écrivit une lettre de 5 pages à Pauli, dans la deuxième partie de laquelle il explique sa nouvelle idée à son ami, en restant toujours très prudent : « Je n’ai presque aucune envie d’écrire sur mon propre travail, parce que tout n’est pas encore clair pour moi et je n’ai qu’une idée approximative de ce qu’il sera ; mais peut-être que les idées de base sont bonnes après tout. Le principe est le suivant : lors du calcul de quantités telles que l’énergie, la fréquence, etc., seules des relations entre des quantités qui peuvent être contrôlées en principe sont pertinentes. » Il continua le calcul de l’oscillateur anharmonique, comme il l’avait analysé sur l’île d’Heligoland, jusqu’à la formule pour les valeurs énergétiques des états quantiques. « Je te serais très reconnaissant de bien vouloir m’écrire pour me faire part des arguments en faveur de cette formulation. Mis à part la condition quantique, je ne suis pas encore tout à fait satisfait de l’ensemble du schéma. » Deux semaines après cette première lettre, Heisenberg termina le manuscrit de son travail révolutionnaire, « Sur la réinterprétation quantique des relations cinématiques de la mécanique », et l’envoya avec une deuxième lettre à Pauli à Hambourg. Il était maintenant convaincu qu’il pouvait complètement tuer les orbites des électrons de Bohr et les remplacer convenablement. Il demanda à son ami de renvoyer le manuscrit dans deux ou trois jours avec ses critiques, car il aimerait soit le terminer, soit le brûler pendant les derniers jours de son séjour à Göttingen. La relation de confiance entre Heisenberg et Pauli était si étroite qu’ils s’envoyaient réciproquement tous leurs travaux pour une lecture critique avant publication. La lettre de réponse est perdue, mais Pauli, autrement impitoyablement critique, dut renvoyer le manuscrit immédiatement avec des commentaires encourageants, car Heisenberg le montra à Max Born dans les premiers jours de juillet et publia son travail avec l’accord de ce
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dernier. Dans cet article, il propose « d’abandonner complètement l’espoir d’observer des quantités jusqu’alors inobservables (comme la position, le temps d’orbite de l’électron) » et d’admettre « que l’accord partiel des règles quantiques avec l’expérience est plus ou moins fortuit ». Après ce règlement des conditions quantiques de Bohr, il tentait d’obtenir : « une mécanique théorique quantique analogue à la mécanique classique, dans laquelle seules des relations entre des grandeurs observables sont pertinentes ». Il commença l’article avec une première phase définissant les concepts cinématiques de la mécanique quantique ; il suivait ainsi les travaux d’Einstein sur l’électrodynamique des corps en mouvement. Einstein avait également attaché de l’importance à l’expression des équations de l’électrodynamique en termes de quantités mesurables. Heisenberg conclut son travail par une modeste remarque : « La question de savoir si une méthode de détermination des données théoriques quantiques par des relations entre des grandeurs observables […] pourrait être considérée comme satisfaisante, […] ne sera révélée que par une étude mathématique approfondie de la méthode, utilisée ici de façon superficielle. » Max Born écrivit à Einstein le 15 juillet 1925 sur ses brillants jeunes collègues, Heisenberg, Jordan et Hund : « Je dois faire un effort pour les suivre dans leurs discussions […] Le nouveau travail de Heisenberg, qui apparaît bientôt, semble très ésotérique, mais est certainement juste et profond. » Göttingen avait dépassé Copenhague et Munich en physique quantique. Au cours des mois suivants, Born réalisa « soudain » que la méthode de Heisenberg correspondait à un calcul mathématique entre des matrices qu’il connaissait. Un travail à trois commença, dans lequel Max Born travailla avec Heisenberg et Pascual Jordan, sur la base des idées de Heisenberg, pour développer une mécanique théorique complète des atomes, mathématiquement saine, que les trois auteurs appelèrent « mécanique quantique ». Le premier à saluer la méthode de Heisenberg avec chaleur fut Pauli, qui avoua que la mécanique de Heisenberg lui redonnait joie et espoir dans l’avenir. L’école de Bohr
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établie à Copenhague, qui était encore réticente à abandonner ses modèles, trouva cela plus difficile à accepter. Mais la nouvelle théorie se répandit rapidement.
Entretien avec Einstein D’un seul coup, Heisenberg devint célèbre et les professeurs du bastion de la physique de Berlin voulurent savoir ce qu’il fallait penser de la nouvelle théorie quantique. Einstein était curieux de connaître le « gros œuf quantique » de Heisenberg, comme il appelait sa théorie. Il avait écrit à Mme Born : « Les pensées de Heisenberg et Born laissaient tout le monde dans l’expectative, leur sens faisait réfléchir tous les théoriciens […] Au lieu d’une résignation ennuyeuse, une tension unique est entrée dans notre sang. » Il avait des réserves sur certains points de la nouvelle théorie, mais il n’écrivit pas à l’inventeur de l’idée ou à son correspondant Max Born, mais à Pascual Jordan, le plus jeune de la clique de Göttingen. Heisenberg, bien sûr, lut la lettre et répondit le 16 novembre 1925, donnant à Einstein, « professeur estimé », une chance de comprendre qui était l’auteur réel de la nouvelle théorie : « J’ai été très heureux de votre lettre si amicale à Jordan ; et comme je me sens un peu responsable du séisme causé par cette nouvelle théorie, je voudrais répondre aux objections de votre lettre. » Il aborda les différents points et mentionna que Pauli avait réussi à dériver la formule de Balmer pour le spectre de l’atome d’hydrogène sur la base de la nouvelle mécanique, « et les calculs sont à peine plus longs que dans la théorie précédente. Même si la tentative de nouvelle théorie donne lieu à des complications majeures de calculs, on pourrait au moins imaginer que la Nature ne veut pas faire de rabais ». Il continuait : « Je ne sais pas si les hypothèses de base de la théorie vous sont hostiles dès le début, mais il m’a semblé qu’une issue de cette accumulation de difficultés dans les dernières années de la théorie quantique ne trouverait pas de solution, si on ne se concentre pas exactement sur les quantités observables ; le fait de perdre la raison des phénomènes si complètement,
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me semblait aussi très négatif et pendant un moment je n’ai pas osé publier ce machin. Mais j’ai soulagé ma conscience en pensant qu’il n’y aurait certainement pas d’atomes si nos conceptions de l’espace-temps étaient même à peu près correctes dans de très petits espaces […] Avec les nombreuses salutations du Professeur Franck, je suis votre sincèrement dévoué W. Heisenberg. » Mais les physiciens berlinois voulaient en savoir plus, et Heisenberg fut invité par Max von Laue en avril 1926 pour donner une conférence aux grosses têtes réunies au colloque de physique de Berlin. Heisenberg s’était soigneusement préparé à cette rencontre avec l’élite de la science et présenta sa théorie en essayant de définir les nouveaux termes inhabituels aussi clairement que possible. Après la conférence de deux heures et la longue discussion avec l’auditoire, Einstein l’invita chez lui pour discuter plus en détail des nouvelles idées. Einstein reconnut immédiatement le point essentiel : Heisenberg voulait abolir complètement les orbites des électrons, bien qu’on puisse voir de telles traces dans une chambre à brouillard. Heisenberg raconta la conversation dans ses mémoires, La partie et le Tout. Il répondit que les trajectoires des électrons dans l’atome ne pouvaient pas être observées, mais seulement les transitions entre les états quantiques des électrons, et la totalité des données spectroscopiques servait de substitut aux orbites d’électrons. Einstein fit valoir qu’il ne pouvait pas sérieusement fonder une théorie physique uniquement sur des quantités observables. Heisenberg répondit qu’Einstein lui-même avait utilisé ce principe pour justifier la théorie de la relativité quand il eut défini le temps comme quelque chose mesuré par des horloges. Selon la mémoire d’Heisenberg, Einstein rejeta l’argument. Il avança qu’il peut être d’une valeur heuristique de se rappeler ce que l’on observe réellement, mais du point de vue du principe, il est faux de vouloir fonder une théorie uniquement sur des quantités observables. Parce qu’en réalité, c’est exactement l’inverse. Seule la théorie décide de ce qui peut être observé. Nous devons connaître les lois de la Nature pratiquement si nous voulons prétendre observer quelque chose. Seule la théorie, c’est-à-dire la connaissance des lois de la Nature, permet de déduire le processus sous-jacent de l’impression sensorielle. Heisenberg fut très surpris par l’attitude d’Einstein, et la conversation tourna autour de l’interprétation des
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idées du physicien et philosophe Ernst Mach. En fin de compte, les deux hommes ne purent se mettre d’accord, Heisenberg suggéra comme compromis que la structure mathématique de la nouvelle mécanique était déjà en ordre, mais que le lien avec le langage ordinaire n’avait pas encore été établi. Un autre différend apparut au cours de la discussion : Heisenberg parla de ce que nous savons de la Nature, tandis qu’Einstein insistait sur le fait que nous devons parler de ce que la Nature fait vraiment. Cette différence est profonde : Einstein avait l’idée que la théorie devait saisir la réalité de la Nature, tandis que Heisenberg se sentait obligé, par ses observations du comportement des systèmes atomiques, d’exiger seulement que la théorie décrive correctement les mesures. Le point de vue d’Einstein est celui de la physique classique du xixe siècle : une théorie physique décrit la réalité des processus dans la Nature et nous permet de prédire le cours exact des événements. Les processus sont déterminés sans ambiguïté. Si on connaît aujourd’hui l’orbite céleste d’une planète autour du Soleil, on peut calculer où elle sera dans dix ou cent ans. Comme on connaît la date de naissance de Goethe, « le 28 août 1749 à midi avec la cloche sonnant douze heures à Francfort-sur-le-Main », on peut calculer la position du Soleil à telle époque, ainsi que les constellations qui étaient dans le ciel au moment des Ides de mars 44 quand César fut tué. Avec l’impact élastique de deux balles, on peut calculer exactement, à partir des conditions avant l’impact, où chacune des balles volera après l’impact. Dans le monde quantique, ce déterminisme est aboli. Lorsqu’un quantum de rayons X entre en collision avec un électron stationnaire, les lois de conservation de l’énergie et de l’impulsion s’appliquent toujours, mais il n’est pas possible de prédire où l’électron entré en collision et le rayon X diffusé se dirigeront après la collision. La conversation dura très longtemps et se termina avec la question : quels critères doivent être valables pour certifier une théorie en physique, seulement la vérification par des expériences ou la simplicité et la beauté des formes mathématiques comme critères de vérité esthétique et comme une forme d’économie de la pensée ? Les questions soulevées sur le contenu réel d’une théorie et sur le déterminisme dans les processus élémentaires ont fait l’objet de controverses au cours des années suivantes,
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souvent avec Bohr et Heisenberg d’un côté et Einstein de l’autre. Le changement de paradigme dans la théorie des atomes a été une étape majeure que certains n’étaient pas prêts à franchir.
3.6. L’achèvement de la nouvelle théorie quantique En octobre 1925, Wolfgang Pauli écrivit avec enthousiasme à Ralph Kronig à Copenhague au sujet de la mécanique de Heisenberg qui, comme il disait, lui « redonnait espoir », mais il ne put retenir ses critiques selon lesquelles elle ne résoudrait pas toute l’énigme et il fallait la libérer du flot des études de Göttingen. En colère, Heisenberg, qui dut lire la lettre, envoya à son ami un « sermon brutal en bavarois », lui demandant d’arrêter de s’exciter. Pauli prit le sermon au sérieux et se mit à lire attentivement le travail des trois hommes et à calculer les niveaux d’énergie de l’atome le plus simple, celui d’hydrogène, comme un exemple parfait pour l’application de la théorie. Les scientifiques de Göttingen n’avaient pas encore été en mesure de résoudre ce problème, mais Pauli, avec sa souveraine capacité mathématique, réussit en une semaine. Heisenberg était ravi de la rapidité avec laquelle Pauli avait obtenu ce résultat important. Les opposants à la mécanique quantique, y compris Einstein à l’époque, furent stupéfaits lorsque Wolfgang Pauli réussit à calculer les niveaux d’énergie de l’hydrogène à partir des nouveaux concepts. Encore plus important pour Heisenberg fut le travail de Paul Dirac publié à Cambridge en décembre 1925 sur les équations fondamentales de la mécanique quantique. Lors de son voyage en Angleterre durant l’été, Heisenberg avait laissé le manuscrit de ses premiers travaux sur la nouvelle mécanique à son hôte Ralph Fowler, qui l’avait transmis à son doctorant Dirac avec la question : « Qu’en pensez-vous ? » En peu de temps, Dirac développa une formulation alternative, mathématiquement cohérente de la théorie, qui faisait le lien avec la mécanique classique. Il envoya les prémisses de son travail à Heisenberg, qui lut avec le plus grand intérêt cet « exceptionnellement beau travail sur la mécanique quantique ».
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L’équation de Schrödinger En mars 1926, huit mois après la publication révolutionnaire de Heisenberg, une autre version alternative de la physique quantique, la « mécanique ondulatoire » d’Ernst Schrödinger, professeur à Zurich, apparut. Schrödinger était parti de l’idée du théoricien français Louis de Broglie que chaque particule, y compris l’électron, possède une propriété d’onde. Dans deux communications à Annalen der Physik sur la quantification comme problème aux valeurs propres, Schrödinger développa cette idée en montrant que l’on peut construire les orbites bohriennes des électrons en exigeant que la circonférence de l’orbite soit un multiple entier de la longueur d’onde, c’est-à-dire que les ondes électroniques entrent en résonance. Comme avec une corde vibrante, il y a des oscillations sans nœud, mais aussi avec un ou plusieurs nœuds. Lorsque Schrödinger présenta cette idée lors du Colloque de Zurich, son collègue Peter Debye fit remarquer qu’une équation d’onde devait être établie pour ce phénomène. Schrödinger la réalisa, et cette équation offrit une solution élégante pour l’atome d’hydrogène ; elle permit le calcul des états énergétiques comme valeurs propres de l’équation différentielle. Les lignes spectrales émises par les atomes pouvaient être interprétées comme des battements de fréquences caractéristiques des états énergétiques, tout comme des fréquences différentielles apparaissent sous forme de battements lorsque deux notes sont jouées simultanément au violon. Les résultats du calcul correspondaient, mais la mécanique quantique de Heisenberg et la mécanique ondulatoire de Schrödinger étaient complètement différentes. Les deux approches avaient une chose en commun, « que l’orbite de l’électron lui-même n’a pas d’importance dans la structure atomique, et encore moins l’emplacement de l’électron sur son orbite », comme l’écrivit Schrödinger. Heisenberg estima que le contenu des travaux de Schrödinger devait être étroitement lié à la mécanique quantique, et Schrödinger confirma. Toutefois, il était soucieux de distinguer son travail de celui des représentants de Göttingen. Dans sa deuxième communication, il cita les travaux de Heisenberg et le travail des trois hommes avec une explication très alambiquée : « À ce stade, je ne veux pas ignorer le fait que Heisenberg, Born et Jordan ainsi que d’autres chercheurs exceptionnels (il pense à Dirac) tentent actuellement d’éliminer le problème
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quantique, qui a déjà signé des succès si remarquables de sorte qu’il est difficile de douter qu’il contient une part de la vérité. La tentative d’Heisenberg tend à être extrêmement proche de la tentative actuelle. […] Dans la forme elle est si toto genere différente que je n’ai pas encore réussi à trouver le lien de connexion. […] La force du programme de Heisenberg réside dans le fait qu’il permet de donner les intensités des raies, une question jusqu’ici restée complètement inaccessible dans notre méthode. La force de la procédure actuelle réside dans le point de vue physique directeur, qui comble le vide entre la mécanique macroscopique et celle microscopique. » Avec cette explication, Schrödinger reconnut la priorité de Heisenberg, mais il souligna que sa mécanique ondulatoire était plus descriptive et équivalente à la mécanique quantique. Il espérait que sa théorie pourrait être interprétée classiquement comme une équation d’onde et qu’il pourrait éviter les nouveaux termes peu familiers tels que les sauts quantiques. Cela signifie que les électrons d’un atome passent d’un état d’énergie supérieure à un état d’énergie inférieure par sauts, l’atome émettant la différence entre les deux énergies sous forme de quantum de lumière. Tous les physiciens insatisfaits de la nouvelle terminologie de la mécanique quantique, et en particulier du rejet de la vision déterministe du monde, comme Wilhelm Wien ou Einstein, ont vu une issue dans l’équation de Schrödinger. Après une conférence donnée par Schrödinger à Munich le 23 juillet 1926, Wien était enthousiaste et déclara que la thèse des sauts quantiques avait apparemment été remplacée par quelque chose de raisonnable. Heisenberg avait voyagé spécialement de Copenhague à Munich pour cette conférence et, avec Sommerfeld, déclarait son désaccord. Wilhelm Wien considérait comme un affront de ne pas revenir à pleines voiles au pays de la physique classique, comme Heisenberg l’a écrit plus tard. Il dit à Pauli : « Schrödinger jette tout ce qui est théorie quantique pardessus bord, à savoir l’effet photoélectrique, les collisions de Franck, l’effet Stern-Gerlach, alors il n’est pas difficile de faire une théorie. » Et Sommerfeld renchérissait : « La mécanique ondulatoire est une micromécanique admirable, mais elle ne résout en rien les énigmes quantiques fondamentales. »
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Schrödinger à Copenhague Le rejet par le physicien expérimentateur Wien, après la conférence de Schrödinger, déprima Heisenberg de telle manière qu’il se résolut à demander l’aide de Bohr qui invita Schrödinger au nom de l’Académie danoise. Schrödinger accepta, heureux de parler de « questions difficiles et brûlantes ». Il arriva à Copenhague dans la première semaine d’octobre 1926. Une conversation passionnée de huit jours s’ensuivit entre Bohr et Schrödinger, dans laquelle Bohr essaya de convaincre son jeune interlocuteur que ses ondes de matière n’étaient en aucun cas un moyen d’éviter des sauts quantiques dans les atomes. Sur ces faits, Schrödinger fut si désespéré qu’il avoua que si ces sauts quantiques devaient perdurer, il regrettait de jamais avoir abordé le problème. La réponse de Bohr caractérise l’homme : « Mais Schrödinger, nous sommes si reconnaissants que vous vous soyez occupé du problème. » Les adversaires se séparèrent amicalement en octobre 1926. Bohr et Heisenberg étaient convaincus qu’ils avaient gagné, tandis que Schrödinger resta opposé aux sauts quantiques. Dans une lettre à Pascual Jordan datée du 12 avril 1926, Pauli avait déjà montré que les deux théories étaient en fait équivalentes. Paul Dirac démontra également en détail l’équivalence entre mécanique quantique et mécanique ondulatoire dans ses travaux d’août 1926.
L’interprétation probabiliste de Born Max Born proposa une nouvelle interprétation de la fonction d’onde de Schrödinger. Alors que Schrödinger proposait que ses ondes électroniques représentent directement la particule en mouvement, Born fit valoir que la fonction d’onde Ψ était le champ principal, qui se propage selon l’équation de Schrödinger et détermine une probabilité d’occupation d’une orbite. Le mouvement des particules suit les lois de probabilité, mais la probabilité elle-même se propage conformément à la loi causale. Cette interprétation fut acceptée par Bohr.
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La relation d’incertitude Après le départ de Schrödinger de Copenhague en octobre 1926, Bohr et Heisenberg étaient convaincus qu’ils étaient sur la bonne voie pour comprendre la mécanique quantique. Heisenberg vécut à l’Institut de Bohr comme assistant. Au cours de la journée, Bohr était occupé par l’administration de l’Institut et l’enseignement, Heisenberg devait donner des conférences et participer à des séminaires. Les discussions sur la signification physique de la théorie commençaient lorsque Bohr arrivait dans la mansarde de Heisenberg à 10 heures du soir, souvent avec une bouteille de sherry. Puis les discussions se poursuivaient jusqu’après minuit. L’idée de Bohr était de laisser l’onde et les particules coexister sur un pied d’égalité, même si cela contredisait la logique mathématique, tandis que Heisenberg soutenait sa mécanique quantique insistant sur le fait que la théorie devait trouver une interprétation claire pour les quantités physiquement observables. Pendant deux mois, une lutte acharnée s’engagea pour trouver la « bonne » interprétation entre les deux physiciens. Tandis que Bohr se concentrait sur les concepts philosophiques et leur signification physique, Heisenberg était préoccupé par la façon dont la théorie pourrait décrire les observations. Bohr était connu pour parler souvent de façon peu claire afin de donner à ses interlocuteurs libre cours à leurs pensées. Lorsque le sujet devenait particulièrement difficile, il tenait parfois sa main devant sa bouche. Les discussions sans fin ne débouchaient pas sur un résultat clair et fatiguaient les deux jouteurs. Le deuxième assistant de Bohr, Oskar Klein, remarqua que Bohr était « très fatigué ». Ainsi, Bohr décida de partir en vacances prolongées en Norvège pour skier à la fin du semestre, à la mi-février 1927. Cette décision fut une libération pour les deux adversaires. Heisenberg, resté à Copenhague, était très heureux de réfléchir seul. Il écrivit à ses parents : « Au cours des deux dernières semaines, j’ai systématiquement organisé mes pensées pour mon usage privé et maintenant je vois clairement quel problème je veux résoudre […] jusqu’à présent, j’étais bien trop stupide pour progresser. » Il se souvint de la conversation avec Einstein à Berlin, qui avait dit : « Seule la théorie décide ce qui peut être observé ». Le trajet d’un électron dans une chambre à
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brouillard n’était pas directement observable, mais seulement les gouttelettes d’eau le long du parcours, qui sont infiniment plus grandes qu’un électron. La localisation de la particule n’est connue qu’approximativement, c’est-àdire avec une imprécision, de même que sa vitesse. Existet-il un lien entre ces deux incertitudes ? Un court calcul montra qu’elles étaient régies par ce que l’on appelle maintenant les relations d’incertitude de la mécanique quantique. Le produit des deux incertitudes ne peut pas devenir nul, mais prend approximativement la valeur du quantum d’action, la constante dite de Planck h. Juste une semaine après le départ de Bohr, Heisenberg écrivit à Pauli dans une lettre manuscrite de douze pages en date du 23 février 1927 ses réflexions sur la signification de la mécanique quantique mathématiquement achevée. Il y expliquait à son ami en huit points ce qui l’intéressait : « La question de la position de l’électron doit être remplacée par celle-ci : Comment déterminer l’emplacement x de l’électron ? Si la position est exactement connue, l’impulsion p (ou la vitesse) est complètement incertaine en raison des propriétés de la mécanique quantique. Les considérations correspondantes peuvent être répétées pour toutes les paires de variables canoniques auxquelles une telle relation d’échange s’applique. » Il est ainsi apparu clairement que la position et l’impulsion d’une particule ne peuvent pas être déterminées en même temps de manière arbitraire et exacte. Heisenberg avait déjà mené des réflexions heuristiques sur le processus de mesure avec un microscope. Cependant, il n’y avait toujours pas d’énoncé quantitatif sur ce que « arbitrairement exact » en mécanique quantique devait signifier. Heisenberg pouvait mathématiquement déduire que le produit des incertitudes de la position et de l’impulsion doit être supérieur au quantum d’action h divisé par 2 fois π, soit h/2π ou ℏ. Cette relation d’incertitude signifie que l’inexactitude des grandeurs observables n’est pas due au manque de précision des instruments de mesure, mais est une propriété fondamentale du monde physique. La lettre se termine par la phrase : « Parce que toutes les expériences sont soumises aux lois de la mécanique quantique et donc à ses limitations, la mécanique quantique induit l’imprécision de la loi causale. »
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Pauli réagit positivement aux considérations de Heisenberg avec la remarque : « La lumière se lève sur la théorie quantique ». Entre-temps, Heisenberg avait déjà préparé la publication « Sur le contenu descriptif de la cinématique quantique » et l’envoya à nouveau à Pauli avec la demande habituelle de lecture critique et de retour en quelques jours. À la mi-mars 1927, Bohr revint de ses vacances d’hiver. Il fut impressionné par le travail qu’Heisenberg avait fait pendant les quatre semaines de son absence. Le deuxième assistant de Bohr, Oskar Klein, commenta : « En ce temps-là, Bohr louait Heisenberg comme un Messie ». Il fut d’accord pour que Heisenberg envoie son article pour publication à l’éditeur de Zeitschrift für Physik.
Fig. 3-5 Premier manuscrit sur la relation d’incertitude, © B. Blum-Heisenberg, Chevry, France.
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Fig. 3-6 Deuxième manuscrit sur la relation d’incertitude, © B. Blum-Heisenberg, Chevry, France.
À la mi-avril, Bohr écrivit à Einstein : « Cet article donne probablement une contribution extrêmement significative à la discussion des problèmes généraux de la théorie quantique […] Le fait que la limitation de nos concepts coïncide si exactement avec la limitation de notre capacité d’observation permet, comme Heisenberg le souligne, d’éviter les contradictions. » Un mois plus tard, l’humeur de Bohr s’assombrit. Il s’était rendu compte que le travail de Heisenberg s’imbriquait dans le travail général qu’il avait lui-même envisagé sur la structure conceptuelle de la théorie quantique, dans laquelle il voulait présenter son principe de « complémentarité » entre le point de vue des ondes et celui des particules ou corpuscules. Cela enclencha une grave crise humaine entre les deux partenaires. L’interprétation
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philosophique qualitative de Bohr était en contradiction avec la formulation mathématique de Heisenberg de la relation d’incertitude. Il s’agissait d’un conflit basé sur différentes perceptions de la réalité, probablement aussi sur le fait que Heisenberg progressait dans une région que Bohr considérait comme son territoire personnel.
Fig. 3-7 Caricature d’Incertitude, © Claus Grupen.
Lorsque les épreuves revinrent de chez l’éditeur, Bohr demanda des modifications du texte. Heisenberg refusa, mais il ajouta un supplément se référant à Bohr et soulignant que ses recherches avaient permis d’approfondir et d’affiner la présente analyse. Ce travail sur les relations d’incertitude fut le deuxième à propager la renommée de Heisenberg.
La réaction d’Einstein Alors que Bohr et Oskar Klein travaillaient sur la complémentarité dans la propriété de Bohr à Tisvilde, Heisenberg représenta le directeur de l’Institut et eut le temps d’écrire des lettres. Le 19 mai, il écrivit à Einstein qu’il avait entendu parler par le biais de Born et Jordan d’un ouvrage de Einstein dans lequel il prétendait qu’il est possible de connaître les trajectoires des particules plus précisément que selon la relation d’incertitude. Il demanda une relecture du travail, parce qu’il voulait apprendre à connaître les pensées d’Einstein, et s’il
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existait de nouvelles expériences pouvant décider qui de Schrödinger ou de la mécanique quantique avait raison. Einstein avait en effet soumis un document à l’Académie prussienne le 5 mai 1927 intitulé : « La mécanique ondulatoire de Schrödinger détermine-t-elle le mouvement d’un système complètement ou seulement dans un sens statistique ? » Heisenberg remercia Einstein pour sa réponse et fit remarquer : « Si je comprends bien votre point de vue, vous voulez dire que, bien que toutes les expériences se déroulent comme l’exige la mécanique quantique statistique, il sera également possible plus tard de parler de trajectoires certaines d’une particule. » L’espoir d’Einstein ne devait pas se réaliser, du moins, il retira son article un peu plus tard, de sorte qu’il ne fut pas imprimé. La conviction de Heisenberg cependant était que « Les récents développements de la physique atomique ont définitivement établi l’illégitimité ou du moins l’inexistence de la loi causale ». La mécanique quantique de Heisenberg et la mécanique ondulatoire de Schrödinger furent également les thèmes principaux de deux grandes conférences tenues en 1927 : la conférence sur le 100e anniversaire de la mort du pionnier italien de l’électricité, Alessandro Volta, organisée en grande pompe par le gouvernement fasciste de Mussolini en septembre à Côme, et la cinquième conférence Solvay en octobre à Bruxelles, où tous les grands physiciens de l’époque furent réunis.
Fig. 3-8 Pauli, Heisenberg et Fermi à la conférence de Côme en 1927, © CERN, Genf.
Chapitre 4 Les conséquences des découvertes
4.1. La cinquième Conférence Solvay de 1927 En octobre 1927, la Conférence Solvay eut lieu à l’Hôtel Métropole de Bruxelles. C’était la cinquième conférence d’une série initiée en 1911 et financée par le chimiste et industriel belge Ernest Solvay, à la suggestion de Walter Nernst de Berlin. Après ses succès à la tête d’une entreprise chimique, Solvay avait développé une théorie de la gravité et de l’électricité et voulait attirer l’attention des experts sur cette théorie. Nernst suggéra qu’il convoque une conférence d’éminents physiciens pour discuter des problèmes actuels de la physique. C’est ainsi que naquit cette série de conférences, à laquelle ne furent conviés qu’environ 25 scientifiques de renom. Lors des conférences de 1921 et 1924, le ressentiment après la guerre était si grand qu’aucun scientifique allemand n’y était invité. En octobre 1927, « Électrons et Photons » fut choisi comme thème, et la conférence devait traiter des développements de la théorie quantique. Les avancées les plus importantes dans ce domaine avaient été réalisées en Allemagne, en Autriche et au Danemark, et cette fois-ci Einstein, Born, Heisenberg, Bohr et Schrödinger étaient invités. Le président du comité de la conférence, Hendrik A. Lorentz demanda d’abord à Einstein qui choisir comme rapporteur. Einstein suggéra Heisenberg et Franck à cause de « l’originalité indépendamment de la personne », ou, si seulement les théoriciens étaient considérés, Heisenberg, Born, et Schrödinger pour la mécanique ondulatoire. Les nouvelles théories quantiques étaient le thème central de la conférence, et tous les physiciens importants de l’époque contribuèrent.
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Fig. 4-1 Les participants à la conférence Solvay de 1927, © CERN, Genf.
Lors de la réunion sur les théories quantiques, présidée par Hendrik Lorentz, trois thèmes étaient prévus sur lesquels de Broglie, Born et Heisenberg, puis Schrödinger devaient parler. De Broglie expliqua pourquoi les particules matérielles ont aussi une nature ondulatoire. Born et Heisenberg présentèrent leur théorie de la mécanique quantique. Le résumé de Born se lit comme suit : « On peut voir que la mécanique quantique fournit des valeurs moyennes exactes, mais pas un seul résultat strict. Le déterminisme ne peut plus s’appliquer sans restriction. » Heisenberg termina avec la phrase : « La vraie signification de la constante h de Planck est donc qu’elle établit la mesure universelle de l’indétermination introduite dans les lois de la Nature par le dualisme onde-particule. » Schrödinger, de son côté, souligna que sa théorie ondulatoire était plus descriptive que la mécanique quantique.
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Le lendemain, dans la session « Discussion des idées proposées », Niels Bohr parla de son principe de complémentarité, dans lequel il fit du dualisme entre onde et particule la base de l’interprétation de la théorie quantique. De l’avis de Bohr, nous pouvons considérer le même processus dans la Nature de deux façons différentes. Les deux façons de voir les choses s’excluent logiquement l’une l’autre, néanmoins, elles se complètent, et seules les deux façons examinées ensemble donnent une image complète du processus. Avec cette interprétation de la théorie, Bohr renonçait à la raison certaine de la logique, le « soit – ou » ne devait plus s’appliquer à la description des phénomènes quantiques. Commence alors le débat ouvert par le combatif Einstein. Un an et demi plus tôt, alors qu’il parlait avec Heisenberg à Berlin, il avait formulé sa critique de la mécanique quantique, et son attitude n’avait pas varié depuis lors. Einstein dit dans son discours : « Je suis conscient du fait que je n’ai pas pénétré assez profondément dans l’essence de la mécanique quantique ». Il avait de fortes réserves, en particulier, il n’aimait pas le fait qu’avec la théorie seules les probabilités des processus élémentaires pouvaient être calculées. La physique n’était donc plus déterministe, on ne pouvait plus prédire le cours exact des processus à partir d’un état initial connu d’un système physique, comme en mécanique classique ainsi d’ailleurs qu’en mécanique relativiste. Pour lui, il était impensable que « Dieu joue aux dés avec le monde ». Mais il ne pouvait pas formuler une alternative à la mécanique quantique, il avait retiré sa tentative esquissée dans ses travaux du 5 mai 1927. Dans les jours qui suivirent, la discussion sur l’interprétation de la théorie quantique se poursuivit au cours de discussions animées. Parmi les participants, une partie voulait maintenir le déterminisme traditionnel et la revendication à la réalité de la physique classique avec Einstein en tête, ils s’appelèrent les « réalistes ». L’autre groupe, avec Bohr comme principal porte-parole, accompagné de Born, Heisenberg et Dirac, fit valoir que la mécanique quantique ne permet que de calculer des probabilités pour les processus élémentaires, et que la théorie ne décrit que ce que nous savons sur les processus, pas comment les processus ont « vraiment » lieu. On leur donna le nom d’« instrumentistes » parce qu’ils insistaient sur le fait que nous ne savons que ce que nous observons et mesurons.
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Einstein imagina des expériences de pensée qui réfuteraient l’interprétation des probabilités et les relations d’incertitude. Déjà au petit-déjeuner, il présentait à Bohr et Heisenberg une première expérience de pensée. Sur le chemin de la salle de conférence, le problème était précisément défini, et au cours de la journée des discussions se poursuivaient entre physiciens, ce qui conduisait au fait que, le soir au dîner, Bohr pouvait prouver que l’expérience proposée par Einstein ne contournait pas les relations d’incertitude. Le lendemain matin, Einstein venait déjeuner avec une nouvelle expérience de pensée plus compliquée que la précédente, mais qui devait subir le même sort. Le jeu fut répété plusieurs fois jusqu’à ce que l’ami d’Einstein, Paul Ehrenfest, l’accusa d’être tout aussi têtu dans ses arguments contre la nouvelle théorie quantique que les adversaires d’Einstein le furent contre la théorie de la relativité. Ehrenfest décrivit la controverse à ses étudiants de Leyde : « C’était merveilleux pour moi d’assister aux dialogues entre Bohr et Einstein. Comme aux échecs. Einstein sortait toujours de nouveaux exemples. Dans une certaine mesure, c’était un mouvement perpétuel pour briser la relation d’incertitude de Heisenberg. Bohr toujours recherchait des arguments au milieu d’un sombre nuage de fumée philosophique et réfutait exemple après exemple. Einstein ressortait comme le diable de sa boîte, frais tous les matins. Oh, c’était délicieux. Mais je suis presque sans réserve en faveur de Bohr et contre Einstein. » Pour Einstein, toute sa vision du monde était en jeu. Selon sa conviction, la théorie physique doit décrire un monde objectif qui existe indépendamment de nous dans l’Univers. La théorie permet de prédire l’évolution future à partir des connaissances de l’état actuel. Que cela ne soit plus possible dans la description du monde des atomes n’était pas acceptable pour lui. Il considérait la théorie quantique comme un phénomène temporaire qui pourrait être complété à l’avenir. Niels Bohr s’est opposé à son credo « Dieu ne joue pas aux dés » en disant : « Mais ce n’est pas à nous de dicter à Dieu comment il gouverne le monde. » Lors des entretiens en marge des conférences, Heisenberg dit à Einstein : « Si je comprends bien votre point de vue, vous sacrifieriez la simplicité de la mécanique quantique pour le principe de causalité ». Et plus tard : « Je n’aime pas vraiment demander plus qu’une description physique de la relation avec l’expérience. »
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Les deux théories, la relativité et la mécanique quantique, sont devenues la base de la physique moderne du xxe siècle. Elles restent toujours valables dans leurs domaines propres, la théorie de la relativité dans la compréhension de l’Univers global et la mécanique quantique dans le micro-monde des atomes, des molécules et des particules élémentaires. Il n’a pas encore été possible de rapprocher les deux théories.
Fig. 4-2 Maison des personnages illustres, © Claus Grupen.
4.2. Conséquence de la théorie générale de la relativité Après que la théorie générale de la relativité eut commencé sa marche triomphale à travers le monde avec la confirmation spectaculaire de la déviation de la lumière dans le champ gravitationnel du Soleil, les nominations du monde entier pour le prix Nobel à Einstein s’accumulèrent. Bien que seulement cinq candidatures aient été reçues en 1919, ce nombre passa à huit en 1920, quatorze en 1921 et dix-sept en 1922, et au total Einstein fut nommé 62 fois. Enfin, en 1922, il reçut le prix pour 1921, mais curieusement, pas pour la théorie de la relativité, mais pour l’explication de l’effet photoélectrique et l’hypothèse des photons, son travail de 1905. Pour Einstein, il s’agissait maintenant de tirer toutes les conséquences de la relativité générale.
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Décalage gravitationnel vers le rouge L’une des conséquences de la théorie était le décalage vers le rouge des lignes spectrales dans le champ gravitationnel du Soleil, mentionné à la section 3.4. Dans le champ gravitationnel, les horloges doivent ralentir et les longueurs d’onde de la lumière doivent augmenter, c’est-àdire être décalées vers la partie rouge du spectre. Einstein convainquit l’astronome Erwin Finlay-Freundlich de se consacrer à cette expérience. Freundlich entreprit avec succès la construction d’un observatoire solaire sur le Telegrafenberg à Potsdam. Il convainquit l’architecte Erich Mendelsohn, qu’il connaissait, de concevoir et construire la « Tour Einstein ». La construction fut financée pour moitié par le gouvernement prussien et pour moitié par une Fondation Albert Einstein, subventionnée par l’industrie allemande. Dans la tour, un télescope de 14 mètres de focale fut installé, les spectrographes mesurant les longueurs d’onde furent montés dans le bâtiment plat horizontal. La longueur d’onde d’une ligne spectrale émise par la surface solaire devait augmenter de deux millionièmes par rapport à la même ligne émise sur Terre. Cependant, il devint rapidement évident que des influences perturbatrices, telles que la turbulence du plasma sur la surface solaire, parasitaient le faible effet de la gravité. Les expériences de Potsdam échouèrent. Einstein ne continua pas la recherche de l’effet, qui ne pouvait être séparé des effets d’interférences et ne fut mesuré avec une certaine précision qu’après 1970. La découverte de Rudolf Mössbauer permit ensuite de mettre au point une méthode alternative pour mesurer ce décalage gravitationnel. En 1958, il découvrit que les noyaux atomiques qui sont piégés à basse température dans leur réseau cristallin ne subissent pas de recul s’ils émettent un quantum de lumière pendant un saut quantique. Ce quantum correspond à des rayons X durs. Par conséquent, la longueur d’onde de ce rayonnement peut être déterminée à partir de toutes les longueurs d’onde de noyaux atomiques similaires, et le rayonnement peut être absorbé ou réabsorbé par le même noyau atomique en faisant le saut quantique inverse. Les deux physiciens Robert Pound et Glen Repka utilisèrent l’effet Mössbauer pour mesurer l’influence de la gravité sur la Terre. Ils placèrent une source de rayonnement gamma de l’isotope Fe57 sur le sol d’une tour de 22 mètres de haut.
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Au sommet de la tour, ils placèrent un autre spécimen du même isotope pour absorber le rayonnement de la source située au sol. Sans l’influence de la gravité, le récepteur au sommet de la tour absorberait le rayonnement parce que les longueurs d’onde d’émission et d’absorption seraient exactement les mêmes. Mais la gravité modifie la longueur d’onde de l’émission au niveau du sol : elle devient supérieure à la longueur d’onde nécessaire pour absorber le rayonnement dans l’échantillon placé au sommet de la tour, donc n’est pas absorbée. Pour faire correspondre la longueur d’onde, Pound et Repka ont lentement déplacé la source vers le haut. Chacun sait par expérience personnelle que la sirène d’une ambulance donne un son plus aigu lorsqu’elle se déplace vers l’observateur ; c’est l’effet Doppler : la fréquence augmente, la longueur d’onde sonore diminue. De même, en déplaçant la source gamma vers l’absorbeur au sommet de la tour, la longueur d’onde est réduite. À une certaine vitesse, la longueur d’onde correspond à nouveau au récepteur, il y a résonance. À partir de la vitesse de résonance de la source, quelques millimètres à l’heure, le décalage vers le rouge peut être mesuré, causé par la différence de gravité correspondant à une différence de hauteur de 22 mètres. Le résultat confirma la valeur calculée à partir de la théorie générale de la relativité.
L’évolution de l’Univers et le Big Bang Dès le début, Einstein vit la possibilité d’utiliser sa théorie de la gravitation pour calculer l’origine et l’évolution de l’Univers. L’idée de base à partir de laquelle il a commencé en 1916 était un Univers statique infiniment étendu. Le seul problème était qu’un tel Univers ne pouvait pas être stable : soit il devait s’effondrer du fait de la gravitation entre étoiles, soit la matière se dispersait sous forme de gaz dans un espace infini. Pour obtenir une solution statique à partir des équations de la relativité générale, Einstein aurait dû faire des hypothèses irréalistes. Mais il découvrit une issue : l’Univers devait maintenant être fini, mais illimité, comme la surface d’une sphère, et avec ces hypothèses, des solutions existaient. À son grand étonnement, cependant, il découvrit alors que ces solutions n’étaient pas statiques, mais variables dans le temps, contrairement à sa ferme conviction d’un
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Univers statique, comme une sphère emplie de matière. Pour sauvegarder ce scénario, il analysa les équations et constata qu’il y avait une constante d’intégration qu’il avait mise à zéro mais qui pourrait avoir une valeur finie. C’est ainsi qu’en 1917 il introduisit cette constante dans les équations et l’appela « constante cosmologique ». Il pouvait ainsi obtenir un Univers statique et détermina son rayon à dix millions d’années-lumière, une valeur beaucoup trop faible, comme nous le savons aujourd’hui. Plus tard, Einstein appela la constante cosmologique sa « plus grande erreur ». Tandis qu’Einstein s’en tenait à son idée d’un Univers statique, d’autres cosmologistes prirent un chemin différent. Le Néerlandais Willem de Sitter à Leyde et le Russe Alexander Friedmann à Leningrad trouvèrent des solutions aux équations décrivant un Univers en expansion. En septembre 1922, Einstein rejeta la publication de Friedmann en disant que le résultat était suspect, c’est-àdire faux. Huit mois plus tard, il dut admettre qu’en fait il avait eu tort, des solutions statiques et dynamiques étaient possibles. Néanmoins, Einstein insista sur sa thèse que seule la solution statique était physiquement significative, parce que les étoiles observables à l’époque ne se déplaçaient que lentement ou pas du tout. Tant qu’il n’y avait pas de données expérimentales contredisant sa thèse, il jugea les modèles d’un Univers en expansion « horribles ». Cela ne changea que lorsque l’astronome américain Edwin Hubble observa que certaines galaxies s’éloignaient de nous. Leur vitesse de fuite peut être mesurée à partir du décalage vers le rouge des lignes spectrales de la lumière stellaire. Lorsque les étoiles s’éloignent, la longueur d’onde de la lumière visible augmente, la fréquence diminue, tout comme le son de la sirène d’une ambulance devient plus grave lorsque la voiture s’éloigne. Hubble utilisait un certain type d’étoiles variables, les céphéides dites delta. Dans ces étoiles variables, une relation exacte existe entre la luminosité absolue et la durée de la pulsation. Si la luminosité absolue est connue, il est possible de déterminer la distance à l’étoile par une observation depuis la Terre. Plus la luminosité apparente est faible, plus l’étoile est éloignée. Après six ans d’observations astronomiques, Hubble avait mesuré la distance et la vitesse de fuite de 24 galaxies spirales. Dans sa publication de 1929, il déclarait : « Plus elles sont éloignées, plus elles s’éloignent rapidement de nous et plus la lumière
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qu’elles émettent est décalée vers le rouge du spectre électromagnétique ». Cela signifie que l’Univers est en expansion. Einstein dut également admettre que l’idée d’un Univers statique était erronée. L’astronome belge Georges Lemaître fit un pas de plus. Notre emplacement n’est pas significatif, mais chaque position est équivalente dans l’Univers fini mais illimité. Chaque galaxie s’éloigne des autres avec une vitesse proportionnelle à sa distance, comme deux points à la surface d’un ballon qu’on gonfle. Si tel est le cas, les galaxies devaient être, au début de notre monde, proches les unes des autres. Lemaître disait même que toute la masse de l’Univers devait alors être concentrée dans le volume d’un atome. D’après la constante de Hubble, qui décrit l’expansion de l’Univers et qui est très bien connue aujourd’hui, on calcule que cela était réalisé il y a environ 13,7 milliards d’années. C’est à cette époque qu’eut lieu le « Big Bang », la naissance de notre Univers.
La matière noire La découverte du rayonnement de fond cosmologique par Penzias et Wilson en 1965 donna également une indication claire du Big Bang. Ce rayonnement micro-onde frappe la Terre de toutes les directions. La température de ces photons correspond à 2,7 degrés au-dessus du zéro absolu –273 degrés Celsius. Nous les considérons comme les particules de lumière refroidies depuis un âge primitif très lointain, environ 380 000 ans après le Big Bang. Ils nous racontent comment se sont formés les amas de matière. La température de ce rayonnement montre de minuscules fluctuations de l’ordre du centième de millième de degré. On en déduit combien de matière, similaire à celle que nous connaissons finement, était présente à l’époque : elle ne représente que 4 % de la masse totale de l’Univers. Le reste, dont nous ne connaissons pas encore la Nature, est constitué de matière « noire » non rayonnante et, comme on l’a découvert ces dernières années, de la mystérieuse « énergie noire ». L’existence de la matière noire résulte de l’observation que, dans les galaxies spirales, les étoiles de la périphérie tournent autour du centre plus vite qu’on ne le calcule avec les lois de Kepler de la mécanique céleste. Il doit donc y avoir de la matière gravitationnelle en excès au
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centre de la galaxie, qui n’est pas déterminée en comptant les étoiles visibles. Jusqu’à présent, on ne sait pas de quels composants massifs, mais non lumineux, se compose cette matière sombre. Elle représente un quart de la masse de l’Univers. La nature de l’énergie noire est encore plus mystérieuse, son existence est incertaine. L’hypothèse est basée sur l’observation de supernovæ d’un certain type Ia, dont la luminosité absolue est toujours la même, de sorte que l’on peut déterminer leur distance par la luminosité apparente mesurée sur Terre. Si l’on mesure la vitesse de fuite des galaxies hôtes de ces supernovæ par le décalage vers le rouge, on constate que ces galaxies non seulement s’éloignent de nous, comme Hubble l’a déjà remarqué, mais que leur vitesse de fuite augmente, c’est-à-dire que l’expansion est accélérée. Un tel phénomène peut être décrit dans les équations de la relativité générale par la constante cosmologique d’Einstein, si elle est positive. La valeur de cette constante qui correspondrait aux observations est minuscule, 10–17 grammes par mètre cube. La raison pour laquelle la constante a cette valeur est complètement inconnue ; Einstein l’avait mise à zéro à l’origine.
Trous noirs et supernovæ De plus, il résulte de la théorie générale de la relativité qu’une très grande masse peut capturer la lumière définitivement, il peut exister des « trous noirs ».
Fig. 4-3 Einstein disparaît dans un trou noir, © Claus Grupen.
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Le premier indice théorique fut trouvé par l’astrophysicien Karl Schwarzschild pendant la Première Guerre mondiale. Il avait lu les travaux d’Einstein et essayé d’appliquer la théorie à une sphère liquide incompressible. L’approche selon laquelle le matériau de cette sphère ne peut pas être comprimé est réfutée par l’existence des étoiles, qui deviennent plus denses vers le centre des galaxies. Schwarzschild trouva une solution à ce problème dans le cadre de la théorie gravitationnelle. Mais pour les couches les plus profondes du Soleil, la théorie échoua, il n’y avait pas de solution pour la région à moins de 3 kilomètres du centre. Ce rayon est appelé le rayon de Schwarzschild. La gravitation dans cette zone intérieure est si forte que rien ne peut s’échapper de la zone, pas même la lumière : l’intérieur est absolument opaque. Personne ne s’intéressait à ce paradoxe jusqu’à ce que Fritz Zwicky et Walter Baade, en 1933, émettent l’hypothèse que les explosions de supernovæ pourraient produire des étoiles à neutrons extrêmement denses. Les neutrons non chargés pourraient s’entasser de manière aussi dense que les éléments constitutifs des noyaux atomiques. Les supernovæ signent la mort des étoiles à la fin de leur cycle de vie, lorsque le combustible nucléaire est « épuisé » quand s’achève la fusion nucléaire. Dans la plupart des étoiles, l’hydrogène fusionne d’abord pour former l’hélium, puis l’hélium pour former le carbone, et enfin le fer se crée. Si la masse de l’étoile est supérieure à huit masses solaires, l’étoile s’effondre en une étoile à neutrons ou un trou noir. L’existence de ces phénomènes exotiques n’a été prise au sérieux que lorsque l’astronome néerlandais Maarten Schmidt du California Institute of Technology utilisa un télescope réflecteur sur le mont Palomar en 1963 pour observer la lumière visible d’une source de rayonnement radio connue sous le nom 3C273. Il détermina la distance du décalage vers le rouge des lignes spectrales et la luminosité du signal radio. Il découvrit que l’objet se trouvait loin de la Voie lactée, mais qu’il avait encore une énorme luminosité : il ne pouvait pas être une étoile « normale ». Il l’appela objet quasi stellaire ou « quasar ». L’énergie émise par un quasar est des milliards de fois supérieure à celle d’une étoile. Quelques années plus tard, Boris Zeldovich suggéra que le mécanisme expliquant cette énergie pourrait être l’absorption de gaz et d’étoiles par un trou noir. La matière s’accumule dans un disque autour du centre,
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Fig. 4-4 Image de la galaxie Messier 87 avec un trou noir supermassif.
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tourne de plus en plus vite en perdant de l’énergie par rayonnement jusqu’à disparaître à l’intérieur du rayon de Schwarzschild. Le centre de notre Voie lactée possède lui-même un trou noir massif, comme l’a découvert Reinhard Genzel du Max Planck Institute for Extraterrestrial Physics. Genzel voulait « voir » le centre de la Voie lactée, qui est couverte de nuages de poussières interstellaires. Il développa une technique qui lui permit d’observer le rayonnement infrarouge à travers la poussière. Dans les environs du point central, il observa une série d’étoiles et constata que ces étoiles n’étaient pas « fixes », mais en mouvement. Après 15 ans d’observation, il put prouver qu’elles se déplaçaient sur des orbites elliptiques autour d’un trou noir : les paramètres orbitaux des étoiles montrèrent qu’il devait y avoir un objet massif ayant 3,8 millions de masses solaires au centre, pour maintenir les étoiles sur de telles orbites. Une nouvelle observation en avril 2019 a rendu un trou noir « visible » pour la première fois. Les radiotélescopes du monde entier ont travaillé ensemble dans le cadre de la collaboration Event Horizon Telescope pour observer les ondes radio à une longueur d’onde de 1,3 millimètre dans le centre de la galaxie M87. Cette galaxie est un disque en rotation de gaz ionisé qui se déplace à une vitesse pouvant atteindre mille kilomètres par seconde en émettant des ondes radio. Au milieu de cette galaxie se trouve une zone opaque, le trou noir supermassif, dont la masse a été déterminée à six milliards de masses solaires. Il avale l’équivalent de 90 masses terrestres par jour.
Les ondes gravitationnelles Autre conséquence de la relativité générale, Einstein calcula dès 1916 l’émission d’ondes gravitationnelles par des masses accélérées. Il considérait qu’il était impossible d’observer ce minuscule effet. Il croyait même, en 1936, avoir trouvé la preuve que les ondes gravitationnelles n’existaient pas. Il écrivit à Max Born : « Avec un jeune collègue, j’ai trouvé le résultat intéressant qu’il n’y a pas d’ondes gravitationnelles, même si cela était considéré comme sûr en première approximation. » Alors que dans la théorie de la gravité de Newton, l’effet de force d’une masse sur une autre masse distante
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se produit instantanément, cela n’est pas possible dans la théorie de la relativité, car l’effet du champ à un endroit éloigné arrive avec un retard, déterminé par le temps de propagation qui se fait à la vitesse de la lumière. En électrodynamique, il y a des charges positives et négatives, à partir desquelles un dipôle peut être formé. Un dipôle oscillant peut émettre des ondes électromagnétiques comme une antenne. En revanche, la gravité n’a que des masses positives et pas de dipôle. Le rayonnement ressemble alors mathématiquement à un quadrupôle. Toutes les masses accélérées émettent ces ondes, mais leur effet est si faible que la preuve se heurte à d’énormes difficultés. Les ondes sont, comme les ondes électromagnétiques, transverses, perpendiculaires à la direction de propagation, mais c’est l’espace lui-même qui varie. Lorsqu’une onde gravitationnelle traverse le détecteur, la distance entre deux points perpendiculaires à la direction de propagation de l’onde augmente ou diminue transitoirement. Les changements de longueur attendus sont si faibles que seuls quelques physiciens ont osé imaginer une expérience. Le premier fut Joseph Weber de l’université du Maryland, qui construisit des cylindres en aluminium pesant plusieurs tonnes, dans lesquels il mesura les vibrations les plus faibles. Afin de minimiser les perturbations causées par le mouvement thermique des atomes, les cylindres étaient refroidis à la température de l’azote liquide. En fait, il trouva des vibrations simultanées dans six dispositifs de détection de ce type en 1969, mais la communauté considéra l’observation comme une coïncidence accidentelle. Il n’était pas évident non plus de savoir quel énorme événement cosmique une onde gravitationnelle de cette amplitude aurait pu révéler. L’année suivante, Rainer Weiss du Massachusetts Institute of Technology proposa une méthode alternative plus sensible pour mesurer ces ondes gravitationnelles. Il envisagea d’utiliser un interféromètre de Michelson. Avec un tel dispositif, Michelson et Morley avaient prouvé avant 1900 que la vitesse de la lumière était la même dans la direction du mouvement de la Terre et perpendiculairement à celle-ci, ce qui contredisait l’idée que la lumière se propage dans un éther matériel. Au lieu d’utiliser une source de lumière conventionnelle, le détecteur d’ondes gravitationnelles devait fonctionner avec un faisceau laser. Le faisceau est divisé par un miroir semi-transparent H en deux faisceaux perpendiculaires.
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Chacun est réfléchi par un miroir et les deux se rencontrent à nouveau en H. Les deux ondes électromagnétiques se chevauchent, elles « interfèrent ». Si la longueur des deux trajets de faisceaux est exactement identique, les ondes s’additionnent et donnent une image lumineuse. Cependant, si l’un des trajets du faisceau est plus court d’une demi-longueur d’onde, les ondes se compensent et l’image est sombre. Une onde gravitationnelle qui traverse le détecteur modifie les distances dans les deux bras de l’interféromètre perpendiculairement à la direction d’arrivée de l’onde gravitationnelle, ce que l’image d’interférence devrait indiquer. Cependant, le groupe américain n’eut pas au départ les moyens de construire un grand interféromètre. Le groupe munichois de Heinz Billing eut plus de chance : en 1975, il put construire un interféromètre d’une longueur de bras de trois mètres, et en 1983 un dispositif d’une longueur de bras de 30 mètres, en surmontant les difficultés techniques pouvant provenir de la stabilité du laser, des suspensions de miroirs, de la stabilité mécanique des bras de l’interféromètre… Le groupe américain du California Institute of Technology reçut un financement pour un interféromètre de 40 mètres en 1980, mais il était clair que la sensibilité requise ne pouvait être atteinte qu’avec des bras de longueur kilométrique. Le groupe allemand avec des physiciens de Glasgow et le groupe américain firent une demande pour de tels projets, mais les fonds en Allemagne n’étaient suffisants que pour un projet de 600 mètres. Ainsi Geo600 fut approuvé en 1994 et achevé en 2005 près de Hanovre sous la direction de Karsten Danzmann avec la participation de physiciens britanniques. Dans cette expérience, la sensibilité des techniques fut augmentée à un point tel qu’un changement de longueur d’un millième du diamètre d’un noyau atomique pouvait être détecté. Bien que le projet américain LIGO ait reçu son premier financement en 1988, il dut faire face à de nombreuses difficultés. Ce n’est qu’en 1994, sous une nouvelle direction, que le projet prit de l’ampleur. En 1997, deux interféromètres de 4 kilomètres de longueur furent mis en service à Livingston en Louisiane et Hanford dans l’État de Washington. Mais rien de spectaculaire ne s’est produit. Même avec une sensibilité améliorée entre 2007 et 2009,
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Enhanced LIGO n’apporta aucun signal d’onde gravitationnelle jusqu’en 2011. Ce n’est que lorsque Danzmann et son groupe installèrent leurs améliorations décisives de Hanovre dans le détecteur américain LIGO, au cours des quatre années suivantes de 2011 à 2015, que la sensibilité augmenta suffisamment pour que le succès devint assuré. Avec le détecteur désormais appelé Advanced LIGO, le laser le plus stable, la suspension améliorée sans vibrations des miroirs et la technologie laser appelée « lumière comprimée » firent la différence. Le premier jour de fonctionnement, le 14 septembre 2015, pendant la nuit aux États-Unis, avec le détecteur amélioré surveillé depuis Hanovre, le physicien d’astreinte enregistra à 10 h 50 CET un signal d’une clarté surprenante. Le changement de longueur des bras de l’interféromètre, d’abord au site de Livingston fut observé, il signait l’arrivée d’une onde d’environ 0,2 seconde. La fréquence de l’onde était de 30 hertz au début, puis elle augmenta régulièrement jusqu’à atteindre 300 hertz à la fin. Puis tout s’est soudainement tu.
Fig. 4-5 Signal de l’onde gravitationnelle GW150914, collaboration LIGO (gauche) ; émergence de l’onde (à droite) ; Strain indique le changement relatif de longueur des bras à l’arrivée de l’onde.
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Le signal à Hanford arriva, identique, sept millisecondes plus tard. L’un des deux bras de l’interféromètre, dans chacun des détecteurs LIGO, changea sa longueur relative d’une quantité infime, soit le millième du diamètre d’un proton, particule élémentaire dont la taille vaut un milliardième de micromètre. En cherchant le processus à l’origine de ce rayonnement, les chercheurs de LIGO ont rapidement trouvé ce qu’ils convoitaient. Ils avaient analysé à l’avance les événements attendus, et le signal reçu correspondait exactement à la simulation d’un événement spectaculaire : deux trous noirs tournant l’un autour de l’autre, émettant des ondes gravitationnelles et perdant ainsi leur énergie. Ils gravitent en orbite de plus en plus rapidement jusqu’à ce qu’ils finissent par fusionner pour former un seul trou noir. Une comparaison exacte des données avec la simulation montre en outre que les deux trous noirs mis en jeu avaient des masses de 36 et 29 masses solaires, respectivement, et que le trou noir résultant atteignait 62 masses solaires. La somme des masses des deux trous noirs qui fusionnèrent est de 65 masses solaires, donc une différence de trois masses solaires fut convertie en énergie évacuée par les ondes gravitationnelles, en accord avec l’équation E = mc2 d’Einstein. Cette énergie est 100 fois plus grande que l’énergie rayonnée par toutes les étoiles réunies de l’Univers. Le premier événement d’onde gravitationnelle a été nommé GW150914, d’après la date de sa découverte. Un deuxième événement similaire, GW151226, a été enregistré le 26 décembre 2015. Ainsi, cent ans après la formulation de la relativité générale, une dernière pierre angulaire s’est révélée qui sous-tend la théorie d’Einstein. Les découvertes sur l’origine de l’Univers ont complètement changé notre vision du monde. Niels Bohr écrivit à ce sujet : « Grâce à l’œuvre d’Albert Einstein, l’horizon de l’humanité s’est élargi à l’infini et, en même temps, notre image de l’Univers a atteint une unité et une harmonie dont on ne pouvait que rêver jusqu’à maintenant. »
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4.3. Enseignement et promotion Heisenberg à Leipzig Au cours de l’été 1927, lorsque Heisenberg était assistant de Bohr à Copenhague, il fut recruté pour la deuxième fois à un poste de professeur à Leipzig. Le néerlandais Peter Debye, professeur de physique à Zurich depuis 1920, avait quitté Zurich pour Leipzig et voulait Heisenberg avec lui. L’ETH Zurich, quant à elle, dût trouver un successeur à Debye. La faculté opta également pour Heisenberg et, lors de la conférence de Côme, une offre de l’ETH Zurich lui fut présentée. Sur le chemin de retour de Côme, il rendit visite au président de l’ETH Zurich, où Paul Scherrer et Hermann Weyl l’informèrent des conditions de travail et exprimèrent leur intérêt à travailler avec lui. Mais Debye à Leipzig ne baissa pas les bras et exhorta le ministère de Dresde à faciliter les négociations. « La participation de Heisenberg à Côme a une fois de plus clairement montré que, de l’avis général, le centre du développement moderne doit se déplacer à Leipzig. » En novembre, Heisenberg choisit Leipzig, et l’ETH Zurich nomma Wolfgang Pauli à sa place, qui lui accepta immédiatement. Heisenberg quitta Copenhague et prit ses nouvelles fonctions de professeur titulaire à l’université de Leipzig. Il y donna sa conférence inaugurale le 1er février 1928. En tant que jeune professeur à l’université, Heisenberg fut, à partir de 1928, la principale attraction pour les étudiants les plus talentueux et les jeunes scientifiques venus d’Europe et d’Amérique. Le domaine de travail le plus intéressant à l’époque était la mécanique quantique nouvellement défrichée. Et où mieux l’apprendre que chez le jeune inventeur lui-même ? Heisenberg initia « l’esprit de la Linnéstraße ». Les doctorants les plus célèbres étaient le Suisse Félix Bloch, qui obtint son doctorat en janvier 1929, Edward Teller de Hongrie, Rudolf Peierls et Carl-Friedrich von Weizsäcker. Bloch arriva à Leipzig en 1927. Il raconta plus tard : « J’ai été son premier élève, et j’ai donc bénéficié de beaucoup de temps de sa part. J’ai immédiatement pris part aux séminaires et suis entré dans une relation très étroite avec Heisenberg. Je l’admirais énormément […] Heisenberg m’a conseillé d’une manière très amicale : Vous devriez voir ce qui arrive à la théorie des électrons des métaux en mécanique quantique ? »
Fig. 4-6 La conférence inaugurale de Heisenberg à Leipzig en 1928, © B. BlumHeisenberg, Chevry, France.
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Bloch appliqua donc la mécanique quantique à la physique de la matière solide sous la direction de Heisenberg, établissant ainsi la physique théorique de l’état solide. Heisenberg écrivit dans son rapport de thèse : « À mon avis, le travail de Bloch dans son ensemble est une contribution très précieuse à la théorie des métaux ; il devrait constituer une base beaucoup plus solide que les théories précédentes pour des recherches plus approfondies. » Bloch, habilité par Heisenberg en 1931, écrivit plus tard sur son passage avec lui à Leipzig dans une lettre à Heisenberg : « Ce sont parmi les périodes les plus heureuses qui ont précédé ces événements (son expulsion en 1933 par les nationaux-socialistes). Beaucoup de souvenirs se réfèrent à des conversations tout à fait profanes tenues dans des chalets de ski au milieu des Alpes bavaroises ou dans d’autres circonstances reposantes. Ils ne sont pas moins précieux pour moi que nos conversations sur la physique. » L’amitié s’est poursuivie même après la guerre. Lorsque Bloch reçut le prix Nobel de physique en 1952, il écrivit à Heisenberg : « Pendant toutes les années mouvementées qui se sont écoulées depuis la dernière fois que je vous ai vu, je n’ai jamais perdu le sentiment d’attachement profond pour tout ce que vous m’avez donné. » Heisenberg a été l’aimant qui attira non seulement les étudiants et les doctorants, mais aussi de jeunes scientifiques. Les jeunes physiciens les plus talentueux se pressaient à son séminaire sur « La structure de la matière ». La liste des invités étrangers comptait plus de 50 noms au cours de ces années. Les lettres du jeune Italien Ettore Majorana permettent de se faire une idée de « l’esprit de la Linnéstraße » que Heisenberg réussit à créer dans son Institut. Majorana vint à Leipzig en janvier 1933. Là, il s’occupa des forces nucléaires et plus tard de particules neutres sans masse dont Pauli avait postulé l’existence afin de « sauver » la conservation d’énergie dans les désintégrations bêta, les neutrinos. Dans la désintégration bêta, un électron, la « particule bêta », est émis par le noyau atomique, et il semble que le principe de conservation de l’énergie soit violé. En supposant une particule invisible, le neutrino, émis en même temps que l’électron, Pauli offrait un moyen de conserver l’énergie.
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Fig. 4-7 Heisenberg et ses étudiants en 1930. De gauche à droite, Giovanni Gentile, Rudolf Peierls (à l’avant), George Placzek, Gian Carlo Wick, Werner Heisenberg (à l’avant), Félix Bloch, Victor Weisskopf, Fritz Sauter, © B. BlumHeisenberg, Chevry, France.
L’écrivain Leonardo Sciascia décrit l’état d’esprit de l’Institut dans son livre La disparition de Majorana : « La rencontre avec Heisenberg fut, à notre avis, l’événement le plus important de la vie d’Ettore Majorana (1906-1938), plus sur le plan humain que scientifique. Bien entendu, ceci se base sur ce que nous savons des documents de sa vie. Parce que cela réveille en nous l’idée d’une autre rencontre plus significative. » Majorana arriva à Leipzig le 20 janvier 1933. Le 22 janvier, il écrivit à sa mère : « J’ai reçu un accueil très chaleureux à l’Institut de Physique. J’ai eu une longue conversation avec Heisenberg, qui est une personne exceptionnellement polie et sympathique. » Et un mois plus tard : « Dans le dernier colloque, une réunion hebdomadaire d’une centaine de physiciens, mathématiciens, chimistes, etc., Heisenberg parla de la théorie nucléaire et m’a beaucoup félicité pour le travail que j’ai fait ici. Nous sommes devenus très amis à la suite de nombreuses discussions scientifiques et de quelques parties d’échecs. L’occasion en est offerte durant la réception qu’il donne chaque mardi aux professeurs et étudiants de l’Institut de physique théorique. » Sciascia résume ainsi son impression de l’effet que suscita Heisenberg : « La raison, comme nous le pensons rétrospectivement, réside dans le fait que Heisenberg a vécu le problème de
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la physique, ses recherches s’inscrivaient dans un vaste et dramatique contexte de pensée. C’était, c’est le moins qu’on puisse dire, un philosophe. »
Fig. 4-8 Partie de ski avec Félix Bloch en 1933, © B. Blum-Heisenberg, Chevry, France.
En janvier 1933, la situation politique s’assombrit et le NSDAP prit le pouvoir. Beaucoup de collègues et d’étudiants de Heisenberg se préparèrent à quitter l’Allemagne. Néanmoins, les amis physiciens passèrent des vacances de ski insouciantes pendant les vacances de Pâques dans un refuge montagnard sur le Großer Traithen, une montagne dans le Mangfallgebirge de Bavière. Outre Heisenberg et Bohr, son fils Christian, Félix Bloch et CarlFriedrich von Weizsäcker étaient présents. En rinçant la vaisselle, Bohr arriva à la conclusion étonnante qu’avec de l’eau de rinçage sale et des chiffons sales, il est possible d’essuyer la vaisselle et finalement de rendre les verres propres. C’est la même chose avec la physique : nous avons des termes linguistiques peu clairs et une logique limitée, et pourtant, en fin de compte, nous pouvons faire des déclarations claires sur la Nature.
La « physique allemande » Après la prise de pouvoir par les nationaux-socialistes et l’arrivée de Hitler à la Chancellerie du Reich en 1933, ainsi que la mort du président Hindenburg le 2 août 1934, certains idéologues nazis parmi les physiciens, en particulier le prix Nobel Philipp Lenard de l’université de Heidelberg et le président de l’Institut des techniques physiques et de la Communauté de recherche allemande, Johannes Stark, ont commencé à polémiquer contre les progrès en physique, c’est-à-dire la relativité et la mécanique quantique. Stark voulait prendre la responsabilité de la physique et la réorganiser. La physique « allemande » ou « aryenne » avait le même contenu par rapport à la physique classique, seule la théorie de la relativité était rejetée comme juive, tout comme la mécanique quantique. Parmi leurs collègues, Lenard et Stark étaient isolés. Max von Laue empêcha Stark d’être admis à l’Académie prussienne. Mais celui-ci avait reçu l’appui du NSDAP et des organisations qui lui succédèrent. Malgré tout, Heisenberg souligna à maintes reprises dans ses conférences que la théorie d’Einstein de la relativité est la base naturelle pour la poursuite des recherches. Il fut particulièrement clair dans sa conférence à l’Assemblée des scientifiques le
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17 septembre 1934 à Hanovre sur les changements dans les fondements de la science naturelle. Il souligna l’importance fondamentale de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique, et corrigea les distorsions résultant de la « contestation des opinions quotidiennes ». Il souligna également le rôle de la physique théorique, qui « a parfois été déformée sur la place publique allemande ces derniers temps ». Cette défense de la nouvelle physique, ostracisée par les représentants de la « physique allemande », fut jugée à l’étranger comme une mesure courageuse. Wolfgang Pauli écrivit à Heisenberg de Zurich. « Votre conférence dans le domaine des sciences naturelles qui a été publiée a suscité beaucoup d’enthousiasme de ma part et d’ailleurs, tant du point de vue du contenu que de la tactique. Félicitations ! » En 1937, l’organe du SS « Corps Noir » publia un article sur « les juifs blancs en science ». Heisenberg y fut directement attaqué comme un défenseur des scientifiques juifs et comme un suppôt du judaïsme dans la vie intellectuelle allemande. Stark décrivit Heisenberg comme l’« Ossietzky de la physique », une comparaison discutable quand on sait que le prix Nobel de la paix, Ossietzky, fut enfermé et torturé dans un camp de concentration et mourut des conséquences. Un responsable du parti écrivit à l’idéologue en chef du NSDAP, Alfred Rosenberg, que le camp de concentration était sans aucun doute le bon endroit pour Heisenberg. Mais la réputation du physicien restait assez solide pour repousser de telles attaques. En janvier 1937, Heisenberg trouva enfin la femme de sa vie à l’une des nombreuses soirées musicales de Leipzig. La jeune Élisabeth Schumacher faisait son apprentissage de libraire à Leipzig. Les deux se marièrent en avril de la même année. Heisenberg avait le talent d’encourager les étudiants. Mais l’apogée de la physique à Leipzig était menacée depuis la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes. Elle prit fin lorsque les membres juifs du groupe tournèrent le dos à l’Allemagne. On se sentait isolé chez Heisenberg.
Fig. 4-9 Élisabeth et Werner Heisenberg en 1937, © B. Blum-Heisenberg, Chevry, France.
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Le professeur Einstein Einstein, quant à lui, était un combattant solitaire à tout point de vue, un « loup des steppes », comme il se faisait appeler en référence au roman de Hermann Hesse. Cela se révéla à maintes reprises par le fait qu’Einstein n’était pas intéressé par l’enseignement et la construction d’un groupe d’étudiants, il chercha plutôt la plus grande liberté possible pour sa recherche à Zurich, Prague, puis Berlin. Le poste qu’il occupait à l’Académie de Berlin était particulièrement adapté à ses besoins. Il n’avait pas de fonctions d’enseignement, pas de bureau à l’Académie, pas de secrétaire. Les rendez-vous réguliers étaient limités au colloque de physique à l’université et aux réunions de la classe de mathématique-physique de l’Académie. Einstein n’a donc jamais supervisé un doctorant, ni pendant cette période, ni plus tard aux États-Unis. Il travaillait habituellement seul à la maison et menait une vie solitaire, toujours anxieux de ne pas perdre de temps sur des choses secondaires. Transmettre ses idées de physique à des élèves plus jeunes était une chose insignifiante pour lui. Très peu de ses articles ont été écrits en collaboration. Un exemple est le travail avec Podolsky et Rosen sur le soi-disant paradoxe EPR, qui traite de l’enchevêtrement en mécanique quantique de deux photons où il est question de « l’effroyable effet de distance » entre eux. Ce travail devait montrer un paradoxe en mécanique quantique, qu’Einstein considérait comme une situation impossible, mais qui joue aujourd’hui un rôle important en cryptographie quantique.
4.4. Conséquences de la mécanique quantique Le prix Nobel Conséquence directe de la cinquième Conférence Solvay de 1927, l’importance de la mécanique quantique et la relation d’incertitude furent de plus en plus reconnues et les premières nominations pour le prix Nobel furent reçues à Stockholm. Mais ce n’est qu’après les propositions de Planck, Bohr, Einstein et Pauli que le Comité Nobel prit
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une décision. Le prix de 1932 alla à Werner Heisenberg seul, « pour l’invention de la mécanique quantique, dont l’application a conduit, entre autres, à la découverte de la forme allotrope de l’hydrogène ». Le prix de 1933 fut attribué à parts égales à Erwin Schrödinger et Paul Adrien Maurice Dirac « pour la découverte de nouvelles formes prometteuses de la théorie atomique », c’est-àdire des formes alternatives de la mécanique quantique. La classification de l’importance relative des contributions des trois scientifiques peut être vue, par exemple, dans la proposition de Wolfgang Pauli, reproduite ici. Il juge, premièrement, que le travail de Heisenberg précède celui de Schrödinger, et deuxièmement, que la création de Heisenberg est la plus originale. La deuxième grande réalisation de Heisenberg est l’établissement du principe d’incertitude et la réalisation de son importance.
Conséquences philosophiques La mécanique quantique, selon l’interprétation de Copenhague, a également des implications sur des questions philosophiques d’épistémologie. Dans une conférence à la Société Kant de Kiel à l’été 1928 sur les problèmes épistémologiques de la physique moderne, Heisenberg souligna que dans le passé, les sciences naturelles étaient étroitement liées à la philosophie, et qu’alors, chaque scientifique important, Démocrite, Aristote, Kepler, Newton, était en même temps un philosophe. Il regrettait que les deux disciplines soient à ce jour séparées l’une de l’autre. Cela s’explique en partie par le fait qu’il est souvent impossible d’établir une distinction nette entre sujet et objet lorsqu’il s’agit de questions générales. Il expliquait ensuite au public sa relation d’incertitude selon laquelle la position et l’impulsion des objets microscopiques ne peuvent pas être déterminées en même temps de manière arbitraire et exacte. Il continuait : « Cette observation implique une interaction entre l’observateur et l’objet qui affecte l’objet […] Une connaissance précise de la vitesse exclut une connaissance précise de la localisation : elle lui est complémentaire. Autrement dit : la description causale d’un système est complémentaire de la description spatio-temporelle. Car la description spatiotemporelle doit être observée. »
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Fig. 4-10 Nomination au prix Nobel de Pauli, page 1, © CERN, Genf.
Heisenberg exprima sa pensée en quelques mots : « Si nous voulons décrire le lieu et le temps d’un événement, nous devons l’observer expérimentalement. Si nous perturbons le système par une mesure, nous ne pouvons plus suivre son lien de causalité. »
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Fig. 4-11 Nomination au prix Nobel de Pauli, page 2, © CERN, Genf.
Il ajoutait qu’il s’agissait d’une remarque philosophique générale : « Il se peut que le concept de complémentarité de Bohr convienne aussi pour mettre en lumière le dualisme entre le corps et l’âme. Le philosophe d’aujourd’hui supposera que la connaissance d’un processus mental est complémentaire de la connaissance du processus physique correspondant,
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puisque les deux connaissances s’excluent. […] Car pour déterminer les processus chimiques des cellules du cerveau par exemple, il faut perturber l’organisme de telle manière qu’on ne peut plus parler d’une observation neutre des processus mentaux. » La mécanique quantique exigeait un nouveau concept de la réalité : alors qu’au xixe siècle, l’idée prévalait que la Nature existait indépendamment du fait que nous l’observions ou non, qu’elle était réelle au-delà de la connaissance humaine, l’observation du monde atomique nous force à reconnaître qu’il y a interaction entre observateur et objet, que les objets changent du fait de leur observation, et que nous ne pouvons connaître les grandeurs physiques des objets que lorsque nous les mesurons. L’idée visuelle d’un atome n’était plus le modèle planétaire de Bohr, mais un noyau atomique entouré d’électrons dont la probabilité de localisation ressemble à celle d’un nuage.
Fig. 4-12 La nouvelle image de l’atome, © P. Schmüser, Hamburg.
Applications de la mécanique quantique Immédiatement après la formulation finale de la mécanique quantique, l’application de la théorie à tous les problèmes de physique atomique, moléculaire et de l’état solide commença. Heisenberg lui-même initia le traitement des corps solides en élaborant sa théorie du ferromagnétisme. Son premier doctorant, Félix Bloch, fonda la théorie du solide basée sur la mécanique quantique aux structures périodiques des atomes. En peu de temps, la mécanique quantique commença sa marche triomphale dans le monde de la physique, et de nombreuses applications techniques suivirent. Aujourd’hui, environ deux tiers de la production industrielle dérive de la mécanique quantique. Quiconque regarde la télévision, écoute la radio, utilise Internet avec un ordinateur ou un lecteur de CD ou un pointeur laser, ou un téléphone portable,
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photographie avec un appareil photo numérique ou numérise un document, exploite les technologies quantiques. Il en va de même pour les appareils à rayons X, les tomographes à résonance magnétique et les traitements contre le cancer par rayons X. La cryptographie quantique peut également être utilisée pour crypter les données pendant leur transmission.
Le magnétisme Le premier intérêt de Heisenberg à Leipzig fut la théorie du ferromagnétisme. C’est le phénomène dans lequel les métaux tels que fer, cobalt et nickel amplifient le champ magnétique de plusieurs ordres de grandeur dans un champ externe. Ceci est dû au fait que les électrons des atomes de ces matériaux s’alignent le long d’un champ extérieur pour former des aimants élémentaires. La théorie classique ne pouvait pas expliquer le phénomène. Mais compte tenu des forces d’échange quantique, les forces électriques entre les électrons du réseau cristallin sont suffisamment fortes pour provoquer un alignement collectif des aimants élémentaires et une amplification énorme du champ magnétique externe. Pour parvenir à ce résultat, comme le montra Heisenberg, chaque atome du réseau cristallin doit être entouré d’au moins huit voisins, et les électrons responsables du magnétisme doivent être dans la troisième enveloppe du nuage d’électrons autour de l’atome. Le fer, le cobalt et le nickel répondent à ces deux critères.
Semi-conducteurs, circuits intégrés et ordinateurs Aujourd’hui, tous les appareils électroniques sont basés sur la technologie des semi-conducteurs. Alors que les conducteurs électriques sont constitués de métaux tels que le cuivre ou l’aluminium et que de nombreux matériaux ne conduisent pas du tout le courant mais sont utilisés comme isolants, il existe un groupe de matériaux tels que le silicium ou l’arséniure de gallium dont la conductivité électrique peut être contrôlée de l’extérieur par des potentiels électriques. Par conséquent, ces matériaux peuvent servir de commutateurs et de mémoires d’information. Les propriétés des semi-conducteurs
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peuvent être déterminées par des calculs de mécanique quantique. Le premier de ces commutateurs a été le transistor, et le développement technique permet aujourd’hui d’implanter des milliards de ces transistors sur une puce de silicium de la taille d’un timbre. Ces circuits intégrés et ces mémoires constituent la base de tout ordinateur, portable, tablette ou téléphone cellulaire.
Ordinateurs quantiques, cryptographie quantique La mécanique quantique permet également une nouvelle façon de construire des ordinateurs utilisant des états quantiques. Le développement de telles machines informatiques augmenterait considérablement la vitesse de calcul, car la logique quantique permet l’exécution simultanée d’un grand nombre d’opérations informatiques. L’utilisation de techniques quantiques pour le codage de la transmission des données est encore en développement. Si les données sont ainsi cryptées par l’envoyeur, seul le destinataire peut les décrypter. Il peut également être averti si un tiers tente d’intercepter la transmission.
Le laser Les sources de lumière que nous connaissions avant 1900, le Soleil, la bougie, la lampe à huile, la lampe à incandescence, sont des corps chauds qui émettent un rayonnement thermique avec la lumière. La couleur que nous voyons correspond à la température du corps rayonnant. Pour le Soleil, la couleur jaune correspond à la température de surface de 6 000 degrés Celsius et une longueur d’onde d’environ 500 nanomètres. La lumière du Soleil contient également d’autres longueurs d’onde, tout le spectre de l’ultraviolet aux ondes courtes du rayonnement thermique infrarouge. Cependant, à la transition entre deux états quantiques d’un atome, seule une lumière d’une longueur d’onde est émise. Un atome à l’état excité, dont l’énergie est supérieure à celle de l’état fondamental, peut passer à l’état énergiquement inférieur de deux manières : soit spontanément (de façon aléatoire) en émettant un quantum de lumière dont l’énergie correspond à la différence entre les deux états, soit « stimulé » par une lumière incidente.
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Un grand nombre d’atomes peuvent être amenés dans le même état excité si on fournit suffisamment d’énergie aux atomes grâce à un arrangement de miroirs appelé résonateur ; c’est ce qu’on dénomme le pompage optique. Alors, tous les atomes excités peuvent être poussés vers un saut quantique simultané. Cela résulte en une lumière très amplifiée, appelée Laser. Une lumière très intense d’une couleur donnée est émise et les photons se déplacent tous dans la même direction, le long de l’axe du résonateur. Cette lumière très intense, monochromatique, groupée, fut d’abord disponible comme source lumineuse rouge, puis le phénomène fut généralisé avec des lumières verte et bleue. Les applications sont innombrables : lecture de CD et stockage de données sur CD, découpe de la cornée de l’œil, sciage de pièces massives, transmission de données et appels téléphoniques par fibres optiques de verre, imprimantes laser, pointeurs laser, géodésie pour les interféromètres utilisés pour l’étude des ondes gravitationnelles ou la spectroscopie d’atomes.
Supraconductivité Certains matériaux conduisent le courant électrique à basse température sans aucune perte, la résistance électrique disparaît complètement lorsque la température tombe en dessous d’une certaine valeur critique. C’est un effet de mécanique quantique. La « température de transition » pour la plupart des supraconducteurs, tels que le niobium et le plomb ou un alliage niobium-titane, est de quelques degrés au-dessus du zéro absolu –273 degrés, donc l’hélium liquide doit être utilisé comme milieu de refroidissement. Certains matériaux céramiques nouvellement découverts, appelés pérovskites, deviennent déjà supraconducteurs à des températures plus élevées, de sorte que le refroidissement à l’azote liquide suffit. La mécanique quantique explique ce comportement aléatoire et donne des indications sur la direction dans laquelle il faut chercher pour trouver de nouveaux supraconducteurs à température encore plus élevée. L’explication quantique décrit la supraconductivité par le fait que des paires d’électrons se déplacent à travers le réseau cristallin sans résistance, comme l’ont découvert les théoriciens Bardeen, Cooper et Schrieffer. Contrairement à la conduction électrique normale, qui est causée par le mouvement des électrons dans la « bande
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de conduction » du métal, ici deux électrons à moments angulaires intrinsèques ou « spins » opposés forment une paire. Toutes ces paires ont un spin zéro, elles obéissent aux statistiques de Bose-Einstein et peuvent coexister dans le même état quantique et se déplacer de manière synchrone comme les photons du laser. Les bobines magnétiques supraconductrices qui engendrent des champs extrêmement intenses sont nécessaires pour l’imagerie médicale par résonance magnétique et pour les accélérateurs de particules de haute énergie. Les aimants conventionnels ne sont pas adaptés à ces applications en raison des pertes d’énergie trop élevées qui ne produisent que de la chaleur.
Imagerie par résonance magnétique
Fig. 4-13 Un exemple d’application ; résultat d’une IRM.
Les composants du noyau atomique sont les protons chargés et les neutrons neutres. Comme les électrons de la coquille atomique, les deux composants ont leur propre moment angulaire ou « spin ». Le proton possède en outre un moment dipolaire magnétique, il est comme l’électron un aimant élémentaire, sa valeur est environ mille fois inférieure à celle de l’électron, car le proton est mille fois plus lourd. Le proton n’est pas ponctuel comme l’électron, mais étendu, et les moments magnétiques de ses constituants, les quarks, s’additionnent. Dans un champ magnétique externe, les aimants élémentaires des protons s’alignent le long de ce champ, soit dans la direction du champ, soit à l’opposé. Si on utilise un champ électrique alternatif de haute fréquence pour fournir à l’atome autant d’énergie qu’il en faut pour renverser le moment magnétique du proton, on obtient un signal électrique qui permet de déterminer la position du proton. Cette méthode est appelée résonance magnétique nucléaire ou RMN. Elle est utilisée en imagerie par résonance magnétique (IRM) pour obtenir des images très précises des tissus mous du corps. Contrairement aux radiographies, les os sont à peine visibles parce qu’ils contiennent peu d’eau, tandis que la masse cérébrale et le cartilage des articulations sont parfaitement représentés.
Chapitre 5 L’expulsion et les années de guerre
5.1. Einstein et l’Allemagne Les relations d’Einstein avec l’Allemagne ont connu des hauts et des bas. En 1954, un an avant sa mort, il écrivit une courte biographie qui commence par ces mots : « Je suis né Allemand à Ulm en 1879. J’ai passé ma jeunesse à Munich, où j’ai fréquenté le lycée. Après un court séjour en Italie, je suis allé en Suisse en 1895, puis de 1896 à 1900, j’ai étudié les mathématiques et la physique à l’École polytechnique fédérale suisse de Zurich. » Sept ans avant la naissance d’Einstein, le royaume du Wurtemberg était devenu membre du Reich allemand, mais avait toujours le privilège que ses citoyens possédaient la citoyenneté du Wurtemberg. Quand Einstein quitta le lycée de Munich pour aller vivre à Milan, l’une des raisons fut d’éviter la menace du service militaire. Sa demande d’admission à l’École polytechnique fédérale de Zurich ayant été refusée avant son baccalauréat, il dut terminer ses études secondaires au lycée d’Aarau. Pendant ce temps, il demanda son exemption de la citoyenneté du Wurtemberg, qui fut agréée en janvier 1896. Pendant les cinq années suivantes, il demeura apatride et après ses études, il demanda la nationalité helvétique. Le 21 février 1901, il obtint la nationalité zurichoise et donc suisse. En 1913, Einstein devint membre à plein-temps de l’Académie prussienne des sciences en passant par les étapes intermédiaires de Berne, Zurich, Prague et encore Zurich, devenant ainsi un citoyen prussien et allemand « de jure ». Pendant la guerre, alors qu’il travaillait intensivement sur la théorie générale de la relativité, faisant des
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progrès décisifs, son état de santé se détériora. Le divorce d’avec Mileva, le mode de vie irrégulière d’un célibataire endurci, le manque de nourriture, qui n’était pas compensé par des colis occasionnels de Suisse, le diminuèrent physiquement. Après la défaite de l’Allemagne de 1918, les amis zurichois, en particulier le professeur Heinrich Zangger, virent une chance de le récupérer. Ils réussirent en août 1918, un appel pour un double poste de professeur à l’ETH et à l’université de Zurich revint à Einstein. Il le refusa. Dans une lettre à Michele Besso, il justifie son refus : « Mais si vous pouviez voir à quel point de belles relations se sont développées entre mes prochains collègues, en particulier Planck, et moi, et comment ils sont tous venus et viennent toujours me rencontrer, et si vous réalisiez que mes travaux n’ont été efficaces que grâce à l’empathie trouvée ici, alors vous comprendriez que je ne peux décider de quitter cet endroit. » Planck et Nernst avaient été les premiers à prendre Einstein au sérieux en tant que scientifique, en reconnaissant l’importance de son travail, et à l’aider à être reconnu dans le monde scientifique. Il ne l’avait pas oublié. Le 8 février 1918, il avait déjà écrit à Hedwig Born : « Vivre à côté de Planck est une joie. » Les problèmes personnels d’Einstein se résolvèrent en cette année 1919. Le divorce d’avec Mileva fut acté en février, et quatre mois plus tard il épousa Elsa à Berlin. Peut-être cela explique-t-il pourquoi il ne déménagea pas à Zurich. Il rencontrait régulièrement des collègues, par exemple lors de la visite du prix Nobel américain Robert Andrews Millikan à Berlin en 1931. Après l’abdication de l’empereur Guillaume II, le 9 novembre 1918, et la révolution des conseils ouvriers et militaires, Einstein fut enthousiasmé par la fin de l’empire et l’évolution vers la Constitution de Weimar. Il écrivit à sa mère : « Jusqu’à présent, tout s’est bien passé, même de façon impressionnante. Je suis très heureux de la tournure des choses. Maintenant, je suis encore plus heureux ici ». Avec Max Born et Max Wertheimer, il se rendit au bâtiment du Reichstag pour suivre des délibérations politiques. Devant le conseil étudiant, il plaida pour une démocratie parlementaire et contre le système des conseils soviétiques.
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Fig. 5-1 Einstein avec Nernst, Planck, Millikan et von Laue en 1931, © BPK, Berlin.
Quand Arnold Sommerfeld lui écrivit : « J’entends dire que vous croyez aux temps nouveaux et à la perspective de travailler avec nous », il répondit : « Il est vrai que j’espère quelque chose de cette époque. Je suis fermement convaincu que les Allemands, riches de leur culture, pourront bientôt être aussi fiers de leur patrie, avec plus de raisons, qu’avant 1914 ». L’observation de la déflexion de la lumière dans le champ gravitationnel du Soleil par les expéditions de la Royal Astronomical Society britannique qui vérifièrent de manière spectaculaire la théorie générale de la relativité, constituait bien sûr aussi un événement politique. La théorie gravitationnelle d’un Allemand avait détrôné Newton, comme l’avait dit un journal. Einstein était devenu une célébrité mondiale. Il écrivit dans le London Times en 1919 : « Aujourd’hui, en Allemagne, on me considère comme un “érudit allemand”, en Angleterre, on m’appelle un “Juif suisse”. Mais si jamais je devais être présenté comme une “bête noire”, je serais un “Juif suisse” pour les Allemands et un “érudit allemand” pour les Anglais. » En novembre 1922, le Comité Nobel décerna à Einstein le prix de physique, mais il était en voyage et ne put venir à la cérémonie de remise des prix. Il y eut indécision pour savoir qui devait le représenter en Suède entre les ambassadeurs d’Allemagne et de Suisse. Finalement l’Ambassadeur d’Allemagne fut choisi, l’Académie prussienne
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Fig. 5-2 Avec Elsa au Japon en 1922, © BPK, Berlin.
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ayant donné l’information selon laquelle l’acceptation d’un poste à l’Académie valait « de jure » la nationalité allemande. À son retour en 1922, Einstein doutait de l’intérêt d’avoir acquis la nationalité allemande, mais il accepta le fait accompli. Maintenant, il avait la double nationalité. Lorsqu’en 1925, il demanda à l’ambassade de Suisse à Berlin de lui accorder un passeport diplomatique pour siéger comme membre de la Commission de coopération intellectuelle de l’Union européenne, et se rendre à Genève et en Amérique du Sud pour la Société des Nations, on le lui refusa. Il reçut un passeport diplomatique allemand parce que le ministère des Affaires étrangères attachait de l’importance au fait qu’Einstein voyage en tant qu’Allemand. L’émergence du national-socialisme et de l’antisémitisme faisait d’Einstein une cible de choix pour les slogans de haine. Tandis que Max von Laue, Max Planck et Werner Heisenberg présentaient la théorie de la relativité dans les conférences comme une avancée majeure et un chapitre indispensable de la physique moderne, une faction de professeurs rejetait la théorie comme étant juive et polémiquait contre elle. C’était en particulier le cas de Philipp Lenard, professeur à l’université de Heidelberg, et Johannes Stark président de l’Institut de physique technique de Berlin, qui voulaient créer une « Physique allemande ». L’optimisme d’Einstein sur le développement de la République de Weimar disparut. Le 17 juillet 1931, il écrivit à Max Planck qu’il avait l’intention d’abandonner la citoyenneté allemande tout en conservant son poste à l’Académie des sciences. Berlin n’était plus, malgré le poids d’Einstein, Planck, Laue, Nernst et Haber, l’un des plus grands centres de recherche en physique. Göttingen et Leipzig influençaient davantage les progrès de la mécanique quantique. Einstein alla encore plus loin en septembre 1932, informant le ministère prussien qu’il s’était engagé à aller à Princeton pendant le semestre de l’hiver 1932-1933. « Ces obligations sont, bien entendu, assujetties aux conditions de mon emploi à titre de membre de l’Académie des sciences. La question est donc posée de savoir si le maintien de mon emploi à l’Académie en vertu des nouvelles conditions est possible ou souhaité. »
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En décembre 1932, Einstein voyagea avec Elsa en Amérique. En janvier 1933, Hindenburg nomma Hitler chancelier du Reich et permit ainsi au parti NSDAP de prendre le pouvoir, ce qui transformait la démocratie en dictature. Le 23 mars 1933, le Reichstag adopta la résolution dite « Loi habilitante ». Einstein réagit de manière décisive. Il écrivit une déclaration forte contre les actes de violence et d’oppression, et l’envoya à la disposition de la Ligue internationale pour combattre l’antisémitisme. Le 28 février 1933, alors qu’il rentrait par bateau, il présenta sa démission à l’Académie, ce qui fut lu à la session du 30 mars 1933. Pendant 19 ans, l’Académie lui avait donné l’occasion de se consacrer au travail scientifique sans aucune obligation professionnelle, mais : « Je trouve inacceptable, dans les circonstances actuelles, ma position vis-à-vis du gouvernement prussien ». Après son voyage en Amérique, Einstein ne retourna pas en Allemagne, mais demanda le 4 avril 1933, depuis Ostende, la résiliation de la citoyenneté prussienne (allemande). Les réactions en Allemagne ont montré que la plupart des gens n’avaient pas encore réalisé à quel point l’antisémitisme du régime nazi était dangereux pour les citoyens juifs. Même les Juifs allemands critiquèrent Einstein. Einstein retourna en Amérique après un séjour en Belgique. Il arriva à New York en octobre 1933 et s’installa à Princeton. Deux ans plus tard, il emménagea chez lui, au 112 rue Mercer, et déclara qu’il ne reviendrait jamais en Allemagne. Il est possible qu’Albert Einstein se soit de nouveau rendu dans son pays natal en juin 1952, contrairement à ce qu’il affirme. Une lettre du 20 juillet de cette année-là envoyée au directeur du musée du château de Büdingen (Hesse) le suggère. Un témoin contemporain est Rainer Lott, alors âgé de 22 ans, étudiant en physique, à qui j’ai parlé en septembre 2015 à Murnau. Il étudia pendant son premier semestre à l’université de Giessen et, un soir, rentrant à Büdingen, il rencontra un ami proche, Erhart Karrer, qui était de deux ans plus jeune et allait encore à l’école secondaire. Ce jour-là, celui-ci avait guidé son professeur d’allemand Josef Neupärtl et Einstein à travers la ville médiévale de Büdingen. Bien sûr, Rainer Lott fut impressionné. Quand son père Friedrich Karl Lott est rentré à la maison, il dit à son fils qu’il avait rencontré
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deux hommes sur la place entre la porte de Jérusalem et le restaurant Stern, alors qu’il se rendait dans les bois, l’un était son professeur, le Dr Josef Neupärtl, l’autre un professeur en visite. M. Neupärtl l’avait présenté par son nom. Le visiteur venu de la Suisse lui avait posé des questions sur sa profession. Sur l’information qu’il était géomètre au bureau d’arpentage, Einstein lui dit : « Nous avons presque la même profession. » Les deux messieurs visitèrent également le musée du château princier. Le 5 juillet, le directeur du musée, qui n’était pas présent le jour de la visite, écrivit à Einstein à Princeton regrettant de ne pas avoir été présent lors de sa visite. Pour approfondir ses impressions, il lui envoya un guide du château. Einstein le remercia, le 20 juillet 1952, pour sa lettre et le guide joint.
Fig. 5-3 Lettre d’Einstein au Dr Dielmann de 1952, © Schlossmuseum Büdingen.
« Votre lettre amicale et le guide de bon ton m’ont rappelé notre idyllique visite. Un morceau du Moyen-Âge montrait son côté le plus attrayant. Mes remerciements pour cette gentillesse. Avec une excellente estime. Albert Einstein »
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5.2. Le pacifisme d’Einstein, la bombe et le rapport Franck Depuis sa jeunesse, Einstein avait eu une forte aversion pour toute contrainte à laquelle il était confronté, que ce soit à l’école ou à travers des doctrines scientifiques ou religieuses qu’il considérait erronées, et il détestait surtout l’armée avec sa structure de commandement et son devoir d’obéissance. Il était donc logique pour lui de fuir la confusion de Munich pour se réfugier en Italie. Heureusement pour lui, après sa naturalisation suisse, il n’eut pas à accomplir son service militaire obligatoire car il fut exempté. Son image positive de la Suisse n’en souffrit pas. Après avoir répondu à un appel de Berlin, malgré ses réserves contre le militarisme prussien, il ne participa pas au soutien politique à la guerre, pour se consacrer à l’élaboration de sa théorie générale de la relativité. Quand la guerre fut perdue et que l’empereur eut démissionné, il vit une grande opportunité. « La grande chose qui s’est produite, écrivait-il à sa sœur, c’est qu’on m’a permis d’en faire l’expérience ! […] Avec nous, le militarisme et la politique du conseil secret ont été complètement éliminés ». Et à sa mère : « Maintenant, je me sens bien ici. La défaite a fait des miracles. Parmi les universitaires, je suis une sorte de “socialiste senior” ». Il s’engagea politiquement pour la social-démocratie. Il avait aussi des sympathies envers les communistes de Russie et d’Allemagne. Il était membre de la Fédération de la Nouvelle Patrie depuis 1915, qui par la suite a pris le nom de Ligue allemande des droits de l’homme. En 1918, le groupement exigea la libération des prisonniers politiques, la liberté de réunion et d’expression ainsi que de la presse, le suffrage universel et le secret pour les élections d’une Assemblée nationale, et finalement « l’éradication des besoins humains par la socialisation des moyens de production », bref l’instauration d’une société socialiste. C’était une pétition sous la forme d’un télégramme envoyé au chancelier du Reich et aux ministres. Le programme du parti fut élaboré et signé par un comité composé de Magnus Hirschfeld, Einstein, Max Wertheimer, Heinrich Mann, le comte Georg Graf von Arco et Käthe Kollwitz. En juin 1924, Einstein demanda une audience au chancelier du Reich, le Dr Marx, qui fut accordée cinq
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jours plus tard. Il prônait la libération d’Erich Mühsam, le principal acteur communiste du gouvernement soviétique bavarois, qui avait été condamné à 15 ans de prison. Un an plus tard, Mühsam fut libéré de manière anticipée. En 1923, Einstein rejoignit la Société des amis de la Nouvelle Russie, il fut membre du Comité central. L’appel de la Société se lit comme suit : « L’Allemagne et la Russie, économiquement et socialement dépendantes l’une de l’autre, auraient le plus grand intérêt à se rapprocher […] afin d’éliminer les effets dévastateurs de la guerre mondiale. Les intellectuels des deux pays doivent se réunir pour former une communauté culturelle. » Le ministère fédéral des Affaires étrangères émit une note disant que l’attitude politique du rapprochement devait être comprise dans le sens d’une attitude positive envers le communisme. Dans le même sens, Einstein appartenait au conseil d’administration de « L’Aide Rouge », une organisation émanant du KPD. L’Aide rouge faisait partie de l’Assistance internationale du travail (AIH), dont la branche allemande avait été fondée par le KPD en 1925. Les premiers présidents furent Wilhelm Pieck et Clara Zetkin. En 1927, Einstein fut même élu au Comité central de l’AIH. « En fait, la politique s’est constamment développée du côté bolchevique », écrivit-il à Max Born le 17 janvier 1920. Il rendit hommage au communiste polonais-allemand Karl Radek, qui avait participé à la conférence du parti fondateur du KPD, et que Einstein jugeait compétent dans son travail. Il fit même l’éloge de Lénine : « En Lénine, j’adore un homme qui a mis toutes ses forces dans la réalisation de la justice sociale en se sacrifiant complètement. » Lorsqu’un groupe d’intellectuels européens critiqua le procès politique en Union soviétique contre « les 48 parasites », il signa dans un premier temps, mais par la suite regretta sa décision, ne considérant plus la critique de l’Union soviétique comme correcte. Avant les élections au Reichstag de 1932, il avait appelé, avec Heinrich Mann et Käthe Kollwitz, les présidents du SPD et du KPD, Otto Wels et Ernst Thälmann, et le président du syndicat ADGB, Theodor Leipart, dans une lettre ouverte, à former un front uni anti-fasciste et à dresser des listes communes de candidats. Ce fut sans succès.
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Fig. 5-4 Affiche de l’appel aux partis SPD et KPD, ©Archiv der Preußischen Akademie der Künste, Berlin, Signatur PrAdK 1545.
Bien des années plus tard, en 1944, il écrivit à Max Born : « On devrait rire amèrement aujourd’hui en se remémorant 1918 quand on croyait un jour pouvoir faire des démocrates honnêtes de ces gens ». Tous deux étaient naïfs comme des hommes de 40 ans. En plus de son travail dans les associations politiques, Einstein participa également de plus en plus à des mouvements sionistes. Il fut membre du conseil d’administration de la Fédération juive pour la paix et son épouse Elsa travaillait au sein du Comité des femmes de la Fédération. Dans un message à la communauté juive, il appela à l’établissement d’une « taxe volontaire juive pour la paix » afin d’assurer la participation effective des Juifs à l’œuvre de paix. Ses voyages en Amérique de 1921 et 1931 furent des campagnes publicitaires pour la fondation d’un État juif en Palestine prônant un pacifisme strict. Sa visite s’accompagna d’une hystérie populaire, l’intérêt du public et la couverture médiatique furent sans précédent. Lors des banquets de la Campagne pour la Palestine, dont Einstein était l’orateur principal, des sommes considérables furent récoltées pour la colonisation de la Palestine.
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Pendant ce temps, Einstein prônait le « pacifisme militant », appelant à l’objection de conscience « quelle que soit l’évaluation des causes de la guerre ». Même quand un peuple est attaqué, il n’a pas droit à la défense. Cela changea dès que les nationaux-socialistes prirent le pouvoir en Allemagne. Il explique alors : « Dans les circonstances actuelles, parce que l’Allemagne utilise manifestement tous les moyens de la guerre, la France et la Belgique sont en grave danger et dépendent de leurs forces armées. En tant que Belge, je ne refuserais pas le service militaire, mais je l’accepterais volontiers avec le sentiment de servir la civilisation européenne. » Ses amis pacifistes étaient horrifiés qu’il ait abandonné ses principes à la première occasion où son pacifisme était confronté à la réalité. Romain Rolland écrivit à Stefan Zweig le 15 septembre 1933 : « Einstein, en ami d’une cause, est plus dangereux qu’un ennemi. Il n’a de génie que dans sa science. Dans d’autres domaines, il est un imbécile […] Ses déclarations en faveur de l’objection de conscience en Amérique il y a deux ans étaient absurdes et non fondées […] Faire croire aux jeunes que leur objection de conscience pouvait arrêter la guerre était d’une naïveté criminelle […] Maintenant il fait demi-tour et trahit les objecteurs de conscience avec la même témérité dont il les a soutenus hier… Il est seulement fait pour ses équations. » La guerre mondiale imminente et la découverte de la fission de l’uranium par Otto Hahn et Fritz Strassmann ainsi que le calcul de l’énorme énergie libérée lors de la fission par Lise Meitner et Otto Frisch inquiétèrent les physiciens. Immédiatement après la découverte en Allemagne, Enrico Fermi répéta les expériences à Chicago et confirma les résultats. Avec le physicien hongrois Leo Szilard, qui s’était enfui aux États-Unis, Fermi tenta de créer une réaction en chaîne dans un petit réacteur. Pour ce faire, les neutrons produits lors de la fission de l’uranium devaient ralentir afin de provoquer de nouvelles fissions. L’eau ne convenait pas pour freiner les neutrons parce qu’elle les absorbait. Szilard eut l’idée d’utiliser du graphite de haute pureté. Il fallait s’assurer que le graphite n’était pas contaminé par le bore, élément absorbant les neutrons. Cependant, les moyens d’approvisionnement en uranium et en graphite faisaient défaut. Szilard et son collègue Eugène Wigner étaient convaincus que les États-Unis
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devaient développer une arme contre l’Allemagne. Afin d’avoir une chance de faire comprendre cette proposition au Président américain, Szilard voulait engager le physicien le plus connu et le plus éminent du monde par une lettre au Président des États-Unis. Szilard se rendit donc à Long Island, le 12 juillet 1939, avec Wigner pour rencontrer Einstein. Celui-ci déclara qu’il n’avait même pas pensé à la possibilité de construire une bombe à uranium, mais accepta d’offrir son autorité pour une telle lettre dont il prenait la responsabilité. Szilard conçut donc une lettre et rendit visite à Einstein une deuxième fois le 2 août 1939. Cette fois, celui qui conduisait la voiture était un ancien doctorant de Heisenberg, Eduard Teller. Einstein était prêt à écrire au Président américain, même s’il avait toujours eu des convictions pacifistes et refusé de construire des armes. On craignait que les Allemands ne produisent une telle bombe les premiers. Il critiqua seulement le fait que le projet de lettre était trop long et en partie incompréhensible. Il voulait une version plus courte avec un message clair. Il dicta un court brouillon en allemand à Szilard. Au cours des jours suivants, Szilard traduisit le texte et y apporta des améliorations. Deux versions, l’une longue et l’autre courte, furent finalement écrites, que Szilard envoya à Einstein le 2 août 1939. Einstein renvoya les deux versions signées, tout en préférant la version longue. Par l’intermédiaire d’un ami, journaliste autrichien et ancien député au Reichstag, Gustav Stolper, Szilard apprit que la meilleure façon de garantir que la lettre serait réellement lue par le Président était de la faire remettre personnellement par une personne ayant un accès direct. Une de ces personnes était Alexander Sachs, que Stolper connaissait, et qui était prêt à défendre la cause. Sachs était banquier d’affaires chez Lehman Brothers. Il avait écrit la partie économique des discours de campagne de Roosevelt en 1932 et était connu du Président pour son travail au sein de divers comités gouvernementaux, le plus récent étant le Comité national des politiques, depuis 1936. Szilard remit la version finale de la lettre à Sachs afin qu’il puisse la présenter personnellement au Président. Mais il fallut presque dix semaines pour que Sachs ait l’occasion de livrer la lettre d’Einstein à Roosevelt. Entretemps, l’Allemagne avait attaqué la Pologne le 1er septembre 1939. Robert Jungk raconte dans son livre, Plus lumineux que mille Soleils, cette rencontre dramatique du
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11 octobre 1939 : Roosevelt, assis dans un fauteuil roulant dans son bureau de la Maison Blanche, reçut Sachs. Pour s’assurer que le Président lirait le contenu de la lettre au lieu de la mettre de côté et de l’oublier ensuite parmi la pile d’autres documents à traiter, Sachs la lui lut, avec un mémorandum supplémentaire de Szilard. L’effet de la rencontre d’une heure ne fut pas aussi décisif que Sachs l’avait prévu et espéré. Roosevelt était épuisé par une trop longue écoute et ne voyait pas la nécessité d’aborder la question. Il répondit que c’était très intéressant, mais à ce stade, il était trop tôt pour que son gouvernement réagisse. Quand Sachs lui dit au revoir, le Président l’invita à déjeuner le lendemain matin. Cette nuit-là, Sachs ne put dormir. Il réfléchit fébrilement à la manière de convaincre Roosevelt de la nécessité d’agir. Entre onze heures du soir et sept heures du matin, il quitta son hôtel trois ou quatre fois pour méditer dans un parc voisin. « Que pouvais-je dire pour convaincre le Président dans cette affaire, alors que cela semblait pratiquement sans espoir ? Soudain, j’ai eu une idée, je suis retourné à l’hôtel, je me suis douché et j’ai appelé la Maison Blanche. » Roosevelt était assis seul à la table du petit-déjeuner. Il demanda ironiquement à Sachs qui entrait : « Alex, quelle idée intelligente as-tu maintenant ? Combien de temps ça va te prendre pour me l’expliquer ? » Sachs répondit qu’il ne prendrait pas longtemps. Il voulait juste lui raconter une histoire. Pendant les guerres napoléoniennes, un inventeur américain, Robert Fulton, vint voir l’empereur français et lui proposa de construire une flotte de navires à vapeur avec lesquels il pourrait conquérir l’Angleterre, indépendamment du vent et de la météorologie. Des bateaux sans voiles ? C’est absurde ! Napoléon renvoya Fulton. L’historien anglais, Lord Acton, fit remarquer que l’Angleterre avait été sauvée par la myopie de son adversaire. Si Napoléon avait eu plus d’imagination, l’histoire du xixe siècle aurait été bien différente. Quand Sachs eut terminé, le Président garda le silence pendant quelques minutes. Puis il écrivit quelques mots sur une feuille de papier et la remit au domestique qui servait à table. Après un certain temps, celui-ci revint avec un paquet qu’il déballa soigneusement sous l’œil de Roosevelt. C’était une bouteille d’ancien cognac français Napoléon que la famille Roosevelt conservait dans la cave depuis de nombreuses années. Silencieusement, il
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ordonna au garçon de remplir deux verres, leva son verre et souhaita santé à Sachs. Puis il dit sèchement : « Alex, ce que tu veux, c’est que les nazis ne nous fassent pas sauter ? » Sachs : « Précisément. » C’est alors que Roosevelt appela son attaché, le général Edwin « Pa » Watson, et lui dit, en se référant aux documents d’Einstein et de Szilard, les fameux mots : « Pa, cela exige une action ! » Le même jour, Watson appela le directeur du National Bureau of Standards, M. Lyman Briggs, et ordonna la formation d’un comité composé de représentants de l’armée et de la marine, ainsi que de physiciens, pour discuter du problème de l’uranium. Le Président informa immédiatement Sachs de la décision et celui-ci repartit satisfait. Ainsi le programme pour la construction de la bombe était arrivé au point de non-retour. La lettre au président américain Franklin D. Roosevelt a la formulation suivante : Albert Einstein Old Grove Rd. Nassau Point Peconic Long Island, August 2nd, 1939 F.D. Roosevelt President of the United States White House Washington, D.C. Cher Monsieur ! Certaines des nouvelles œuvres manuscrites de Enrico Fermi et Leo Szilard m’amènent à penser que l’élément uranium peut être transformé en une nouvelle source d’énergie importante dans l’avenir immédiat. Certains aspects de la situation semblent nécessiter l’attention et, au besoin, l’intervention rapide du gouvernement. Je considère donc qu’il est de mon devoir de vous fournir les faits et recommandations suivants : Au cours des quatre derniers mois, les travaux de Joliot en France et de Fermi et Szilard en Amérique ont permis de déclencher des réactions nucléaires en chaîne dans une grande masse d’uranium, ce qui potentiellement peut engendrer d’énormes quantités d’énergie et de nouveaux éléments tel le radium. Il semble maintenant presque certain que cela se produira dans un avenir très proche. Le nouveau phénomène conduirait également à la construction de bombes, et il est concevable, quoique moins certain, que des bombes d’un nouveau type puissent ainsi être produites
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avec une force explosive extrêmement élevée. Une seule bombe de ce type qui serait transportée sur un navire et qui exploserait dans un port pourrait très bien détruire tout le port et une partie des zones environnantes. Peut-être de telles bombes seraient trop lourdes pour être transportées par avion. Les États-Unis ne disposent que de quantités modestes de minerais d’uranium à faible teneur. Le Canada et l’ex-Tchécoslovaquie, par contre, ont de bons gisements. La meilleure source de minerai reste le Congo belge. Compte tenu de cette situation, vous jugerez peut-être souhaitable de maintenir un contact constant entre le gouvernement et le groupe de physiciens travaillant en Amérique pour produire une réaction en chaîne. On pourrait peut-être y parvenir en nommant un tiers de confiance qui pourrait éventuellement agir à titre officieux. Ses fonctions comprendraient : - assurer la liaison avec les organismes gouvernementaux et les tenir au courant de l’évolution de la situation ; faire des propositions d’action gouvernementale, en veillant tout particulièrement à assurer un approvisionnement suffisant en minerai d’uranium pour les États-Unis ; - accélérer les travaux expérimentaux actuellement financés par des ressources limitées provenant de laboratoires universitaires, si nécessaire, réunir des fonds supplémentaires par le biais de contacts avec des particuliers disposés à soutenir le projet ; peut-être aussi attirer la coopération de laboratoires industriels qui disposent des installations techniques appropriées. J’ai été informé que l’Allemagne avait cessé de vendre de l’uranium provenant des mines tchécoslovaques qu’elle avait rachetées. Le fait que cette action ait eu lieu si tôt peut s’expliquer par le fait que le fils du secrétaire d’État au ministère allemand des Affaires étrangères, von Weizsäcker, est lié à l’Institut Kaiser Wilhelm de Berlin, où certaines des expériences sur l’uranium sont en cours de développement. Votre très dévoué A. Einstein Le 19 octobre 1939, Roosevelt remercia « mon cher Professeur » Einstein, pour sa lettre et son contenu très intéressant et important. Il jugea le contenu si important qu’il mit immédiatement en place un comité composé du président du National Bureau of Standards et de représentants des forces armées et de la marine, qui devaient s’occuper prioritairement des possibilités de la proposition d’Einstein concernant
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l’élément uranium. Le Président nomma un comité ad hoc, qui se réunit pour la première fois le 21 octobre, avec neuf participants : Lyman J. Briggs, le président du National Bureau of Standards et son assistant, le conseiller de Roosevelt Alexander Sachs, le physicien Richard Roberts, les physiciens hongrois Leo Szilard, Eugene Wigner et Eduard Teller, le colonel Keith F. Adamson pour l’armée et le commandant Gilbert C. Hoover pour la marine. Szilard parla immédiatement d’une bombe qui pourrait avoir la puissance explosive de 20 000 tonnes de TNT. Certains membres du comité étaient sceptiques, mais quand Hoover demanda de combien d’argent les physiciens avaient besoin, Teller cita une somme de 6 000 $ pour l’achat de graphite de haute pureté pour servir de modérateur au réacteur de Fermi. Cette somme était beaucoup trop faible, comme Szilard l’écrivit à Briggs quelques jours plus tard ; le graphite seul coûtait 33 000 dollars. Le premier rapport du Comité au Président mentionna d’abord et avant tout l’utilisation d’un petit réacteur pour propulser des sous-marins. La question de savoir si une bombe d’une grande puissance destructrice était possible devait être clarifiée par des recherches de base, pour lesquelles un soutien approprié était recommandé. Il ne se passa pas grand-chose dans les mois qui suivirent, Einstein écrivit une deuxième lettre à Roosevelt le 7 mars 1940, qui devait être acheminée par Sachs. Dans cette lettre, il mentionna que Szilard lui avait montré un manuscrit sur une éventuelle réaction en chaîne dans l’uranium, soulevant la question de savoir si la publication de cet article devait être empêchée. Sachs remit la deuxième lettre d’Einstein à Roosevelt le 15 mars, et le 5 avril, le Président ordonna l’élargissement du comité sur l’uranium. Le début du projet Manhattan pour la construction de la bombe peut être daté du samedi 6 décembre 1941. Vannevar Bush, directeur du Bureau de la recherche et du développement, et James B. Conant, président du Comité national de recherche sur l’armement, demandèrent au Comité sur l’uranium à réorganiser les travaux. L’enrichissement du matériau de la bombe U235 devait maintenant être traité par deux méthodes indépendantes, la diffusion de gaz et la séparation électromagnétique. Le signal de départ pour la construction de la bombe fut donc donné à un moment où l’Amérique n’était pas encore impliquée dans la guerre.
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Un jour plus tard, le Japon attaqua la flotte américaine à Pearl Harbour. La dynamique du projet uranium s’accéléra. La percée définitive eut lieu avec la première preuve d’une réaction en chaîne auto-entretenue dans le réacteur expérimental qu’Enrico Fermi mit en service à Chicago en décembre 1942. Avec les moyens fournis par le Comité, c’est-à-dire l’armée, l’uranium et le graphite pouvaient être achetés en quantités suffisantes : 5,4 tonnes d’uranium naturel, 45 tonnes d’oxyde d’uranium et 360 tonnes de graphite de haute pureté. Avec ces matériaux, Fermi et Szilard réussirent à déclencher une réaction en chaîne contrôlée avec des neutrons lents. Conjointement, ils obtinrent un brevet américain pour un tel réacteur en décembre 1944. Le reste de l’histoire est connu. Les bombes américaines utilisèrent la séparation et l’enrichissement de l’isotope fissile U235, dont l’uranium naturel U238 contient seulement 0,7 %, mais aussi la production de plutonium, autre élément fissile, dans des réacteurs de grande puissance avec séparation chimique. Ces deux processus furent menés à bien avec des efforts considérables afin de produire la masse critique de matière fissile nécessaire à la fabrication d’une bombe.
Fig. 5-5 Usine de séparation isotopique de Oak Ridge.
Le projet Manhattan employa jusqu’à 150 000 travailleurs, ingénieurs et chercheurs et coûta deux milliards de dollars, soit environ 27 milliards d’aujourd’hui. L’historien américain Robert S. Norris avance même le chiffre de 600 000 personnes. D’énormes usines furent construites : à Oak Ridge dans le Tennessee, une installation de séparation isotopique de 170 000 mètres carrés
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utilisant la diffusion gazeuse de l’hexafluorure d’uranium et l’enrichissement ultérieur de l’U235 dans un spectromètre de masse électromagnétique Calutron, à Hanford, État de Washington, plusieurs réacteurs de puissance pour la production de plutonium et une usine pour la séparation du plutonium utilisé dans les barres de combustible à Chicago, ainsi que le laboratoire secret de Los Alamos pour la fabrication de bombes avec Robert Oppenheimer comme directeur scientifique et le général Leslie Groves comme commandant militaire. On disait toujours aux scientifiques qu’ils étaient en concurrence avec un projet allemand, même si les services secrets britanniques, et donc américains, savaient par les rapports de l’espion allemand Paul Rosbaud (alias le griffon) à quel point les activités de l’Association Uranium allemande étaient infimes en comparaison. À la fin de la guerre, les physiciens allemands n’avaient même pas réussi à déclencher une réaction en chaîne dans un réacteur d’essai. En 1940, Einstein reçut la citoyenneté américaine, le 12 avril 1945, Harry S. Truman devint président des ÉtatsUnis après la mort de Roosevelt. Le 9 mai, l’Allemagne capitulait sans condition. Au moment où l’objectif de guerre était partiellement atteint, un groupe de scientifiques, le Comité sur les problèmes politiques et sociaux, s’organisa à l’université de Chicago parmi les participants au projet Manhattan pour le développement de la bombe. Le groupe fut initié par James Franck, l’ancien collègue de Max Born à Göttingen, qui, comme la plupart des émigrés allemands, travaillait sur le projet après avoir obtenu la citoyenneté américaine. En 1942, en tant que directeur du département de chimie du laboratoire de métallurgie de l’université de Chicago, il commença à travailler sur l’extraction du plutonium pour la construction de bombes atomiques, mais après la reddition de l’Allemagne, lui vinrent des objections morales à l’utilisation d’armes nucléaires, en particulier à l’intention déclarée de bombarder une ville japonaise. Il fonda donc le Comité et, avec les autres membres, il élabora un argumentaire détaillé pour s’opposer au largage. Il fit valoir qu’en lâchant la bombe sur une ville, les États-Unis « perdraient le soutien du public dans le monde » et « provoqueraient la course aux armements ». Au lieu de cela, il recommanda que la « nouvelle arme » soit essayée devant les représentants de tous les pays des Nations unies sur un territoire inhabité.
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À la grande déception de Franck, la pétition ne fut pas signée par de nombreux scientifiques de Los Alamos, l’autre grand laboratoire du projet Manhattan. Ni Fermi ni Oppenheimer, ni Bethe ni Feynman, ni Teller ni Weisskopf ne mirent leur nom. Le général Groves avait utilisé une ruse administrative pour empêcher la diffusion du rapport à Los Alamos. La signature du pacifiste Einstein est également absente du document. Son grand poids politique aurait peut-être pu faire une différence. Au total, 70 scientifiques signèrent le document. La résolution, qui est entrée dans l’histoire sous le nom de Rapport Franck, fut remise personnellement par Franck le 12 juin 1945 au Secrétaire adjoint américain à la Guerre, George Harrison à Washington, cherchant à éviter la catastrophe ultime d’une explosion sur une ville japonaise. C’était juste deux mois avant que la bombe atomique ne soit larguée sur Hiroshima le 6 août. Harrison qui était assistant du ministre de la Guerre Henry L. Stimson, fut nommé au comité intérimaire secret mis sur pied par le président Harry S. Truman en mai 1945 pour le conseiller sur l’énergie nucléaire. La commission discuta le 21 juin de l’utilisation des bombes atomiques et confirma sa recommandation antérieure de les utiliser le plus tôt possible et sans avertissement contre le Japon et, ce faisant, d’atteindre les installations militaires et les bâtiments résidentiels pour faire autant de dommages que possible. L’effet du Rapport Franck fut éclipsé par l’opinion de quatre scientifiques du projet Manhattan, Enrico Fermi, Arthur Compton, Ernest Lawrence et Robert Oppenheimer, qui recommandèrent le bombardement et célébrèrent avec enthousiasme à Los Alamos l’annonce de la destruction d’Hiroshima. Quand, dans l’après-midi du 6 août 1945, les stations de radio américaines rapportèrent le largage de la bombe sur Hiroshima, Helen Dukas, la secrétaire d’Einstein, entendit la nouvelle et se souvint de « l’affaire Szilard » quand il avait discuté avec Einstein en 1939. Quand Einstein se leva de sa sieste, elle lui raconta ce qu’elle avait entendu. Einstein dit seulement : « Oh malheur ». Lorsque Szilard lui rendit visite peu après, ils parlèrent des événements survenus à Long Island six ans auparavant. Quand ils discutèrent de la lettre qu’Einstein avait envoyée à Roosevelt, Einstein dit : « Vous voyez, les vieux Chinois ont raison. Il est impossible de prédire les conséquences de ses propres actions. La seule chose qu’on peut faire, c’est ne rien faire du tout. »
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Il regretta ensuite son engagement en faveur de la bombe atomique : « J’ai fait une grosse erreur en signant la lettre au président Roosevelt recommandant la fabrication de la bombe atomique. Si j’avais su que les Allemands ne réussiraient jamais, je n’aurais pas levé le petit doigt. » Et le 20 décembre 1948, il écrivit à Carl Gustav Jung : « Je me suis toujours opposé à la violence, mais mes théories ont malheureusement mis le plus terrible potentiel de violence entre les mains de l’humanité, et c’est un lourd fardeau pour moi. » Ce ne sont pas seulement les théories qui ont rendu la bombe possible, mais aussi les lettres au président Roosevelt. Lorsque le philosophe britannique Bertrand Russell lança plus tard un appel contre la course aux armements nucléaires, Einstein le signa, le 11 avril 1955, une semaine avant sa mort. Huit autres scientifiques éminents signèrent l’appel, publié le 9 juillet 1955, dont Max Born et le chimiste Joseph Rotblat, qui avait travaillé sur le projet Manhattan et l’avait abandonné en 1944. C’est lui qui fonda la première conférence Pughwash contre la course aux armements nucléaires en 1957.
5.3. Heisenberg, les années de guerre et l’Association Uranium Les développements politiques et l’annexion par Hitler d’une grande partie de la Tchécoslovaquie renforcèrent les craintes d’une guerre imminente. Au printemps 1939, Heisenberg cherchait donc pour sa famille une maison dans les montagnes où sa femme et ses enfants pourraient s’enfuir si les villes étaient détruites. La fille Wilhelmine du peintre Lovis Corinth offrit un chalet que son père avait construit pour les vacances d’été. Il était situé à Urfeld, sur le versant sud du lac de Walchen, à une centaine de mètres au-dessus de la route où les étudiants Wolfgang Pauli, Otto Laporte et Werner Heisenberg avaient discuté de la théorie quantique pendant une randonnée à vélo. La maison devint un refuge pour la famille.
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Voyage en Amérique Compte tenu de la situation politique incertaine et de la menace de guerre, Heisenberg se rendit en Amérique en juin 1939. Il y avait beaucoup d’amis et ressentait le besoin de les revoir. « On ne savait pas si on se reverrait. Si je restais capable de participer à la reconstruction après la catastrophe, j’espérais leur aide », écrit-il dans son autobiographie. Il voyagea donc sur le paquebot Mauritanie de Liverpool à New York. Il rencontra de vieilles connaissances à Chicago et finalement donna une série de conférences à l’université Purdue pendant plusieurs semaines. Il avait dix fois plus d’auditeurs qu’à Leipzig et était traité fabuleusement de toutes les manières. Enfin, le chef du département lui fit une offre concrète. Heisenberg écrivit à sa femme : « La lumière et l’ombre sont incroyablement claires. J’aurais dix fois plus d’étudiants intelligents ici que j’en ai là-bas. Mon travail en profiterait probablement aussi. Mais nous ne sommes pas chez nous ici. Les enfants parleraient anglais et grandiraient dans une atmosphère étrange. C’est pour ça qu’on doit rester à la maison. » Mais il vit également d’autres avantages à l’Amérique : lorsque le chef de l’atelier de mécanique invita tout l’Institut, étant traité comme égal aux professeurs, Heisenberg remarqua que la véritable force de l’Amérique résidait dans le fait que les différences de classe n’existaient pas. Néanmoins, il rejeta l’offre. À l’école d’été d’Ann Arbor, il rencontra Enrico Fermi, qui avait déjà émigré d’Italie aux États-Unis à la fin de 1938. Samuel Goudsmit et un doctorant de Fermi, Max Dresden, participèrent également à la réunion. Fermi et Goudsmit lui suggérèrent de rester aux États-Unis. « Qu’espérez-vous en Allemagne ? » demanda Fermi. « Vous ne pouvez pas empêcher la guerre, et vous aurez à répondre de choses que vous ne voulez pas faire et dont vous ne voulez pas partager la responsabilité. Si vous pouviez faire quelque chose de positif en partageant toute la misère de là-bas, je comprendrais votre attitude. Mais la probabilité que ce soit le cas est infiniment faible. Ici, vous pouvez recommencer à zéro. »
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Heisenberg répondit que depuis son premier voyage aux États-Unis en 1929, il restait confronté à la « tentation constante » d’émigrer. Il avait eu plusieurs offres intéressantes d’universités américaines, notamment des universités de Harvard en 1934 et Columbia en 1938. Mais il avait décidé de rester en Allemagne et plus tard, après la guerre, de travailler avec la jeune génération pour s’assurer qu’il y ait à nouveau une bonne science en Allemagne, et il ajouta : « J’aurais l’impression de commettre une trahison si je laissais tomber ces jeunes maintenant. Eux peuvent émigrer moins facilement que nous. Ils ne trouveraient pas une position aussi aisément, et il me semblerait injuste si je voulais simplement exploiter cet avantage pour moi-même. Pour l’instant, j’ai l’espoir que la guerre ne durera pas longtemps. » Fermi attira ensuite son attention sur les conséquences possibles de la fission de l’uranium ; il travaillait depuis le printemps 1939 à la mise au point de la réaction en chaîne produisant de l’énergie qui pourrait également être utilisée à des fins militaires, développement qui serait certainement rapidement encouragé par les deux parties pendant la guerre. Il fallait s’attendre à ce que les physiciens nucléaires du pays dans lequel ils vivaient soient obligés par le gouvernement de participer à cet effort. Heisenberg répondit qu’il était bien conscient de ce danger, mais qu’il avait l’impression que la guerre serait terminée avant qu’il y ait une application technologique de l’énergie nucléaire. Le 30 juillet 1939, à New York, Heisenberg dit « adieu au monde des roches artificielles pour se rendre dans les montagnes plus amicales proches de la Nature ». George Pegram, doyen de la faculté de physique de l’université Columbia, essaya de le persuader de rester pendant qu’il était encore au port, le laissant désemparé sur le quai. Heisenberg retourna à la maison d’Urfeld, où il passa le mois d’août en famille. De là, il voulut participer à une conférence à Zurich et écrivit à son ami Pauli le 24 août, lui demandant de lui envoyer le programme de la conférence et de prendre des dispositions à Zurich pour que ses honoraires promis par Paul Scherrer soient déposés à l’Hôtel Excelsior, parce qu’il partait sans argent. Apparemment, Heisenberg ne s’attendait pas à ce que la guerre, la « catastrophe » attendue, arrive si tôt.
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Déclenchement de la guerre et l’Association Uranium La réunion n’aura pas lieu. La Seconde Guerre mondiale éclata le 1er septembre 1939, et les troupes allemandes entrèrent en Pologne. Heisenberg s’attendait à être enrôlé dans les troupes de montagne à Sonthofen, où il avait déjà participé à des exercices militaires en 1936 et en 1938. Mais les choses furent différentes. Apparemment, un différend naquit entre deux ministères au sujet de son affectation. Le 15 septembre, Peter Debye lui dit, de Berlin, qu’il allait être nommé dans un bureau des armées ou quelque chose du genre. Le 20 septembre, il fut appelé à Berlin par un organisme scientifique, mais fut ensuite renvoyé à Leipzig. Au cours de ces semaines, le physicien expérimental Kurt Diebner, qui travaillait au Bureau de l’armée de terre, convoqua une réunion de physiciens nucléaires de premier plan pour étudier les possibilités d’utiliser la fission de l’uranium, découvert par Otto Hahn et Fritz Strassmann en 1938, afin de construire un réacteur ou une bombe. Étaient présents le supérieur de Diebner, le Dr Basche, et un groupe de physiciens qui se sont appelés plus tard l’Association Uranium, parmi lesquels Paul Harteck de l’université de Hambourg, Erich Bagge du Bureau des armées et Karl Wirtz du Kaiser Wilhelm Institute de Berlin. Heisenberg n’était pas invité. Lorsque Basche demanda à Harteck s’il pouvait prendre en charge la gestion de l’ensemble du projet, il refusa, faisant valoir qu’un tel projet était d’une ampleur qui ne pouvait pas être gérée par de petits groupes universitaires, chacun fort d’un seul professeur. Cela nécessitait la collaboration de techniciens, d’ingénieurs, de physiciens expérimentaux avec la participation de l’industrie. En discutant de la question de savoir qui d’autre pourrait être invité à participer, Harteck nomma le physicien expérimental Gustav Hertz comme le meilleur homme. En 1935, celui-ci fut privé de son droit d’organiser des examens à l’université technique de Charlottenburg, en raison de son ascendance juive. Il devint chef du département de recherche de Siemens et Halske à Berlin. Il avait mis au point un procédé d’enrichissement isotopique des gaz nobles qui pouvait être utilisé pour séparer l’isotope U235 de l’uranium naturel. Le minerai devait être dissous dans de l’acide fluorhydrique et converti en hexafluorure
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d’uranium gazeux. Le procédé fut ensuite utilisé dans le cadre du projet Manhattan, dans une immense usine à Oak Ridge. Mais la proposition de Harteck de donner à Hertz un rôle de premier plan dans le projet fut rejetée. Au lieu de cela, Bagge proposa son directeur de thèse, Heisenberg, qui n’était pas idéalement adapté en tant que théoricien pour développer une nouvelle technologie, mais qui avait une grande réputation comme prix Nobel. Heisenberg n’avait jamais effectué une expérience auparavant, il n’avait aucune connaissance des détails pratiques, expérimentaux ou organisationnels, et d’ailleurs n’était pas intéressé. Son travail « vrai » fut toujours l’analyse théorique. C’était la mauvaise personne pour le projet. Quelques semaines plus tard, Heisenberg fut appelé au Bureau des armées à Berlin. De cette façon, il évitait le service militaire, il devenait « indispensable ». On lui demanda d’explorer et d’appliquer l’utilisation de la fission de l’uranium avec d’autres physiciens nucléaires de premier plan. L’Institut Kaiser Wilhelm de physique (KWI) à Berlin-Dahlem devint le centre de recherche sur l’uranium dépendant du Bureau de l’armée. Le directeur de cet Institut, le Néerlandais Peter Debye, fut confronté à l’alternative d’accepter la citoyenneté allemande ou de prendre congé. Il émigra aux États-Unis en janvier 1940, et devint professeur invité de chimie à l’université Cornell. Kurt Diebner du Bureau des Armements, physicien expérimental, fut nommé son représentant et directeur du projet uranifère de Berlin. Bien que le KWI soit un centre de recherche sur l’uranium, les activités de l’Association Uranium étaient fragmentées sur cinq sites. Les Instituts de Leipzig, Dahlem, Hambourg et Heidelberg et la Heeresforschungsstelle Gottow près de Kummersdorf dans le Brandebourg, tous travaillèrent en petits groupes, chacun avec un professeur ou un responsable et quelques assistants. Heisenberg devait contribuer comme conseiller scientifique de l’Institut de Berlin. Il se rendait donc de Leipzig à Berlin au début de chaque semaine, et donnait ses conférences à Leipzig dans la deuxième partie de la semaine travaillant théoriquement sur le projet uranium. Lors de la fission du noyau d’uranium par des neutrons lents, deux ou trois neutrons rapides sont produits en plus de deux fragments nucléaires moyennement lourds, de sorte qu’il est possible d’utiliser à nouveau les
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neutrons secondaires pour provoquer une fission successive et déclencher une réaction en chaîne. Pour cela, les neutrons rapides de la fission doivent être ralentis par diffusion élastique sur les atomes d’un « modérateur » approprié. Dès le 6 décembre 1939, Heisenberg documenta ses résultats sur la théorie d’une réaction en chaîne dans un rapport sur les possibilités de production d’énergie à partir de la fission de l’uranium. Il mentionna une machine utilisant de l’uranium naturel et de l’eau lourde ou du « carbone pur » comme modérateur. Il anticipait l’idée d’un réacteur nucléaire. Il n’aimait pas le travail à Berlin : « On y parlait beaucoup et on y faisait peu de vrais progrès », écrivait-il à sa femme en juillet 1940 à Munich. En septembre, en tant que représentant de l’Académie de Leipzig, il écrivit : « J’ai rarement été aussi horrifié par les professeurs allemands que je l’ai été à la dernière réunion. Et puis, il y avait le ton impudemment arrogant des Prussiens ; c’était vraiment quelque chose à fuir. Si je ne savais pas qu’il y avait d’autres gens ici, je croirais que le tact et la culture n’ont pas vraiment pénétré au-delà des frontières de Rome. » Un an plus tard, il fit son rapport : « Je gaspille mon temps avec de petites choses, il n’y a pas non plus de sujet sur lequel on pourrait concentrer ses efforts […]. Demain, je retourne à Berlin, où je vais m’asseoir et ne rien faire d’intelligent. » Et en mai 1943, il répéta de Berlin : « Ce sera probablement mauvais pour nous deux tout le temps jusqu’à la fin de la guerre. Pour toi, parce que le travail ne peut pas être fait, et pour moi, parce que je suis seul et que je dois surtout faire un travail qui n’a aucun sens […]. En cas de besoin, je laisserais tout en plan ici sans hésitation, après tout, c’est complètement trivial. » Puis en juillet : « Les jours passent ici sans qu’on ne fasse rien d’utile, à l’Institut ou à l’extérieur, c’est toujours la même chose ». Dans les années 1940 à 1942, Heisenberg essaya de découvrir comment une réaction en chaîne pouvait être mise en fonctionnement à Leipzig par des expériences avec des neutrons et de l’uranium afin de construire une machine générant de la chaleur, il avait en tête un réacteur expérimental. Pour ce faire, il fallait ralentir les
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neutrons rapides libérés lors de la fission ; plus ils étaient lents, plus vite ils pouvaient être capturés par un noyau d’uranium et enclencher la fission. Dans ces expériences, le couple Robert et Klara Döpel l’assistait. En juillet 1940, il rapporte qu’il apprit à sceller les tuyaux métalliques de façon étanche à l’air pour construire des tubes de comptage à neutrons. « L’occasion d’apprendre les bases de la physique expérimentale m’est très agréable », écrit-il à Élisabeth, mais il ne se sentait pas un vrai physicien expérimental. On ne peut le comparer à un maître de l’art de l’expérimentation comme l’était Enrico Fermi. Comme substances possibles pour ralentir les neutrons, appelées « modérateurs », l’eau lourde et le graphite de haute pureté furent choisis. Walter Bothe et Peter Jensen, de l’Institut Kaiser Wilhelm pour la recherche médicale d’Heidelberg, étudièrent l’aptitude du graphite. En janvier 1940, ils documentèrent leur résultat sur l’absorption des neutrons dans le graphite, trouvée si grande qu’ils conclurent que le graphite n’était pas approprié. Comme nous le savons aujourd’hui, la mesure était erronée, la valeur mesurée pour l’absorption était deux fois plus élevée que celle connue aujourd’hui. En raison de ces mesures, le graphite fut exclu comme modérateur. Seule l’eau lourde restait donc. Dans un petit dispositif sphérique comportant des couches d’uranium naturel et de l’eau lourde, Heisenberg fut en mesure de détecter une petite augmentation du nombre de neutrons irradiés au début de 1942. La même année, Enrico Fermi, à Chicago, réussit à déclencher une réaction en chaîne auto-entretenue dans un réacteur suffisamment grand avec un modérateur en graphite ultra-pur, un succès que l’Association Uranium ne savait évidemment pas. Fermi profitait du budget de l’armée pour se procurer l’uranium et le graphite de haute pureté nécessaires, ceci grâce à la lettre d’Einstein à Roosevelt et au très actif comité pour le projet Uranium. Vers le milieu de 1941, Heisenberg réalisa que la construction d’une bombe était possible en principe, mais que les difficultés d’enrichissement en U235 fissile ou la production et la séparation du plutonium étaient si grandes que la réalisation d’un tel projet en Allemagne ne pouvait pas être envisagée. Néanmoins, la question demeure de savoir si une bombe pouvait être construite dans un avenir plus lointain, en particulier aux États-Unis qui bénéficiaient d’une capacité industrielle supérieure.
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Pour Heisenberg, Niels Bohr resta la grande figure paternelle pendant près de 20 ans et son mentor avec qui il pouvait discuter des questions les plus difficiles. Il pensa donc pouvoir parler ouvertement avec lui. Il était si naïf qu’il supposait que rien n’avait changé dans leur amitié avec la guerre. Mais c’était une erreur : l’Allemagne occupait le Danemark, et pour Bohr, Heisenberg représentait l’ennemi, de plus le physicien danois avait des ancêtres juifs et devait craindre pour sa survie. Heisenberg demanda donc à aller à Copenhague, occupé par les troupes allemandes, pour assister à une conférence sur le rayonnement cosmique organisée par l’Institut culturel allemand de la ville. Bohr boycottait cet Institut, mais la réunion donna à Heisenberg l’occasion de lui parler. Il le rencontra dans son Institut, chez lui et lors d’une promenade dans le parc où il n’avait pas peur de la surveillance de la Gestapo. Heisenberg ne pouvait en aucun cas parler directement de sa collaboration au projet secret sur l’uranium, cela aurait été une trahison. Il utilisa donc des allusions indirectes, espérant que Bohr les comprendrait comme signifiant que la construction d’une bombe atomique n’était pas prévue en Allemagne. Mais la réaction de Bohr fut brusque : dès que Heisenberg aborda le sujet, il interrompit la conversation ; la mission avait échoué. Bohr ne pouvait pas croire que Heisenberg agissait de sa propre initiative, mais soupçonnait qu’il avait été envoyé par des agences gouvernementales allemandes pour le sonder. La conséquence fut que Bohr, lors de son voyage en Amérique en 1942, raconta la visite aux physiciens de Los Alamos et leur fit savoir que les Allemands avaient un programme sur l’uranium. Il montra également une esquisse donnée par le jeune physicien J.H.D. Jensen, aux experts en bombes Edward Teller, Hans A. Bethe et Enrico Fermi. Le croquis montrait la forme d’un chapeau, c’est-à-dire d’un réacteur, de sorte que Fermi s’exclama en regardant le croquis : « Mais ils ne peuvent pas lancer un réacteur à Londres. » Le processus enclenché pouvait-il être stoppé par la petite communauté de physiciens nucléaires qui refusait de construire une telle arme ? Le 4 juin 1942, le président de la société Kaiser Wilhelm, Albert Vögler, convoqua une réunion à la Maison Harnack de Berlin pour examiner l’utilité du projet uranium pour la guerre. Les scientifiques du projet, dont Otto Hahn, Werner Heisenberg, Kurt Diebner,
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Paul Harteck, Carl-Friedrich von Weizsäcker et Karl Wirtz, furent invités, ainsi que de hauts responsables militaires et ministériels, conduits par le ministre de l’Armement et des munitions du Reich, Albert Speer. Heisenberg présenta une conférence sur l’utilisation de la fission nucléaire pour la production d’énergie et à des fins militaires. On demanda aux physiciens si une bombe pouvait être construite avec de l’uranium. Cela aurait nécessité un enrichissement de l’isotope U235 fissile, présent dans l’uranium naturel à hauteur de 0,7 % ou l’extraction du plutonium dans un grand réacteur de puissance et la séparation chimique du plutonium obtenu. Les deux projets nécessitaient de nombreuses années de recherche et un énorme effort financier, audelà des moyens imaginables. Quand Speer demanda aux physiciens de combien d’argent ils avaient besoin, le théoricien von Weizsäcker osa donner un chiffre : 43 000 reichsmarks. Speer et le maréchal Milch se regardèrent avec incrédulité et secouèrent la tête devant cette naïveté. Speer avait prévu une dépense de 100 millions de reichsmarks. Il reprocha à Vögler de l’avoir invité à une réunion aussi inutile. Heisenberg fut invité à soumettre un projet plus réaliste. Il estima le coût à 350 000 reichsmarks pour l’année 1942, comptant le personnel et les coûts matériels. Weizsäcker voulait 75 000 reichsmarks supplémentaires pour la théorie. Speer était encore outré par l’insignifiance des exigences « dans un domaine d’une telle importance stratégique ». Il l’estimait à 1 ou 2 millions de reichsmarks. Pourquoi Heisenberg avait-il tendance à garder le projet petit ? Il a probablement vu l’énorme dépense de personnel, de ressources et de temps qu’exigerait l’extraction de matières fissiles par séparation isotopique, et il avait peur d’en assumer la responsabilité. Il n’était même pas clair quel processus de séparation de l’U235 serait un succès. Il savait qu’Hitler rejetterait tous les projets d’armement dont le développement prendrait plus d’un an. Heisenberg déclara de façon réaliste que la durée du développement d’une bombe serait d’au moins deux ans avant le début de la mise en œuvre technique. À la demande renouvelée de M. Speer, il prolongea la période à trois ou quatre ans, après un examen plus approfondi. Speer accepta cette évaluation, et donc à l’automne 1942, il décida de ne pas donner suite. Au lieu de cela, Speer approuva le développement d’un « brûleur
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à l’uranium générateur d’énergie » pour les sous-marins de la marine. L’Institut Kaiser Wilhelm pour la physique fut ensuite rétrocédé dans son intégralité à la Société Kaiser Wilhelm par le Bureau des armements. Les physiciens impliqués pouvaient continuer à supposer qu’ils ne seraient pas enrôlés pour le combat actif sur le front. Pour Carl-Friedrich von Weizsäcker, ce fut la raison de formellement s’engager dans le projet Uranium, bien qu’il n’ait pas participé aux expériences. Deux semaines après la réunion du 4 juin 1942, le feld-maréchal Milch ordonna la production en série de la fusée V1. Ce grand projet du groupe Peenemünde autour de Wernher von Braun dévora tous les moyens de production disponibles. Le projet de réacteur d’uranium se poursuivit avec une très faible priorité. Kurt Diebner quitta l’Institut et se rendit avec quelques employés à Gottow, au laboratoire de l’armée, où il fit ses propres expériences sur le réacteur à uranium en concurrence avec Heisenberg. Heisenberg le remplaça en tant que représentant de Debye parti en congé, il fut nommé directeur du KWI et chef de la recherche sur l’uranium à Berlin en juin 1942. Le groupe ne comprenait pas plus d’une douzaine de scientifiques, dont Horst Korsching et Karl Wirtz, Erich Bagge et Fritz Bopp. Carl-Friedrich von Weizsäcker accepta le poste de professeur de physique théorique à l’université « Reich » de Strasbourg en Alsace, occupée par l’Allemagne. Heisenberg eut une longue conversation avec lui en octobre 1943, dont il rend compte à son épouse : « Fondamentalement, je ne m’entends pas du tout avec lui ; cette façon de tout prendre en principe et d’imposer partout la “décision finale” m’est totalement étrangère. Weizsäcker peut dire des phrases telles que “les gens” passeraient de l’expérience de la culpabilité et de la punition à une autre façon de penser, c’est-à-dire la nouvelle foi qu’il confesse luimême […] Je m’oppose farouchement à lui pendant de telles discussions. » Ici, s’exprime clairement la différence politique entre Heisenberg et Weizsäcker. Mais Heisenberg ne considérait pas les travaux expérimentaux et administratifs sur le réacteur à uranium du KWI qui lui avaient été assignés, comme étant son principal intérêt. En juin 1942, il se plaint dans une lettre à Élisabeth qu’il ne « progressait pas dans son propre
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travail ». Son « propre travail », si important pour lui, consistait d’une part en une nouvelle théorie des particules élémentaires basée sur le concept de la matrice de diffusion ou matrice S, et d’autre part l’étude et l’interprétation des rayons cosmiques. Il donna des conférences sur ces sujets lors d’un voyage en Suisse en novembre 1942 à Zurich, Bâle et Berne. D’autres voyages, au cours desquels il prit conscience de son « propre travail », le conduisirent à Budapest en avril 1941, à Bratislava en mars 1943 et à Utrecht et Leiden en octobre de la même année. En 1941 et 1942, Heisenberg dirigea un séminaire au KWI sur l’étude des rayons cosmiques. À l’occasion du 75e anniversaire d’Arnold Sommerfeld, il compila une anthologie d’ouvrages sur le sujet, dont la première édition fut détruite lors d’un raid aérien. Chaque fois qu’il en avait l’occasion, Heisenberg participait aux réunions de la Société du Mercredi à Berlin, une communauté informelle de 16 scientifiques, médecins, artistes, militaires et hauts fonctionnaires respectés. Ils se réunissaient alternativement dans la maison de l’un des membres, par exemple chez le chirurgien Ferdinand Sauerbruch. Le 12 juillet 1944, à l’invitation de Heisenberg, la Société se réunit à la maison Harnack de la Société Kaiser Wilhelm. Heisenberg donna une conférence sur la production d’énergie dans le Soleil. Huit jours plus tard, le 20 juillet 1944, l’attentat de Stauffenberg contre Hitler eut lieu à la Wolfsschanze, un quartier général de l’armée près de Rastenburg en Prusse orientale. De nombreux membres de la Société, dont le général Ludwig Beck, l’ambassadeur Ulrich von Hassell, le diplomate Friedrich Werner von der Schulenburg, le maire de Leipzig Carl Goerdeler, l’économiste Jens Jessen et le ministre des Finances Johannes Popitz furent arrêtés et exécutés pour avoir soutenu l’attentat. Les autres membres se réunirent une dernière fois le 26 juillet pour dissoudre la Société. Heisenberg fut particulièrement choqué par l’exécution du fils de Max Planck, Erwin. Il avait écrit et commenté des plans pour un nouveau gouvernement. En décembre 1944, Heisenberg entreprit une tournée de conférences particulièrement dangereuse en Suisse. À l’invitation de son ami Paul Scherrer de l’ETH Zurich, il parla de sa théorie de la matrice de diffusion. Il ne savait pas que Scherrer, en collaboration avec les services secrets américains et son représentant Allen Dulles, avait autorisé un agent nommé Moe Berg, arrivé des États-Unis, à
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s’asseoir au deuxième rang de la salle du séminaire. Moe, un ancien joueur de baseball, avait un pistolet chargé à l’intérieur d’un sac et l’ordre de tirer sur Heisenberg s’il trouvait la moindre indication que Heisenberg fabriquait la bombe. Il ne put rien apprendre de précis à la conférence, de sorte qu’après le colloque, il se joignit à l’invitation de Scherrer pour une réunion dans son appartement. Au cours des discussions, il essaya d’obtenir plus d’informations en posant des questions, mais Heisenberg ne parla que de théories physiques. Cependant, il exprima clairement son opinion qu’il s’attendait à la défaite imminente de l’Allemagne. De cela, Moe Berg conclut que Heisenberg ne travaillait pas sur une arme nucléaire. Il accompagna Heisenberg sur le chemin de retour à son hôtel, où il aurait pu lui tirer une balle sans se faire remarquer, mais apparemment il s’était forgé une opinion et en avait décidé autrement. La soirée eut quand même des conséquences : un informateur aurait signalé à la Gestapo que Heisenberg avait fait des déclarations « défaitistes » en Suisse. Le supérieur de Heisenberg, Walter Gerlach, fut chargé d’enquêter sur cet incident. Gerlach se limita à réprimander Heisenberg et lui conseilla d’être plus prudent. Le rôle de Paul Scherrer dans cet épisode est ambivalent. Probablement, il ne connaissait pas les plans de l’assassinat, mais alors dans quel but introduire un tel agent ? Et pourquoi inviter Berg chez lui ? Pendant le séminaire, Heisenberg pensa que Berg était un étudiant suisse, et il en parla à sa femme à son retour. Seulement après la guerre il apprit la vraie identité de Berg. La relation entre Heisenberg et Scherrer resta néanmoins intacte, et Mme Scherrer demanda à Heisenberg de parler aux funérailles de son mari.
Le réacteur à uranium Bien qu’Enrico Fermi ait pu produire une réaction en chaîne critique dans son réacteur uranium-graphite à Chicago en 1942, les progrès en Allemagne furent extrêmement difficiles. Il n’y avait pas assez d’uranium en Allemagne pour les trois groupes concurrents : le KWI de Berlin, le groupe de Hambourg sous l’autorité de Paul Harteck, et le groupe à Gottow de Kurt Diebner. Ensemble, ils étaient quelques dizaines de scientifiques et
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de techniciens. En raison des résultats de mesures d’absorption avec un graphite impur, seule l’eau lourde fut utilisée comme modérateur. Mais l’approvisionnement en ce matériel fut difficile et son manque se révéla fatal. Le seul producteur mondial était la société norvégienne Norsk Hydro à Vemork, qui obtenait de l’eau lourde par distillation grâce à l’abondante énergie hydraulique. La Norvège était occupée par les troupes allemandes depuis juin 1940. En février 1943, un commando norvégien-britannique détruisit les réservoirs à l’intérieur de l’usine gardée, détruisant toute l’eau lourde accumulée. Après la restauration des installations, un escadron de 140 bombardiers B-19 américains détruisit complètement l’usine en novembre 1943, le reste de l’eau lourde devait être transporté en Allemagne, mais un groupe de résistance norvégien réussit, avec l’aide britannique, à introduire une charge explosive sur le ferry qui faisait le transport vers le sud en février 1944, de sorte que le bateau coula avec passagers et équipage. Selon Kurt Diebner, la principale raison de l’échec du projet de réacteur fut la destruction de l’usine d’approvisionnement d’eau lourde. En raison des raids aériens sur Berlin, le KWI pour la physique et le KWI pour la chimie furent transférés à Hechingen et Tailfingen dans le Wurtemberg pendant l’été 1944. À la fin de l’année 1944, le projet de réacteur à uranium suivit, il devait être réassemblé dans une ancienne cave à vin sous l’église du château de Haigerloch près de Hechingen. Au début de l’année 1945, le réacteur de Haigerloch atteignit presque le point critique, c’està-dire l’état dans lequel une réaction auto-entretenue se produit. Cependant, la quantité d’eau lourde disponible n’était pas suffisante. Parallèlement, le groupe de Diebner à Gottow obtint une propagation des neutrons de 100 %, mais aucune réaction en chaîne auto-entretenue. Là aussi, il manquait l’eau lourde. Heisenberg prit assez de temps entre-temps pour continuer « son » travail de physique théorique et pour faire de la musique de chambre. Il écrivit, fin septembre 1944 : « J’ai même progressé d’une manière décente. Il est en fait absurde de vouloir poursuivre des études scientifiques dans ces conditions, mais je pense toujours que c’est beau. Je fais aussi de la musique avec une ponctualité pédante. » Dès le printemps 1945, il participa en tant que pianiste à un concert public à Hechingen.
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Du point de vue des scientifiques et des techniciens impliqués, le projet servit surtout à les sauver du service militaire. Ceci peut être conclu d’une lettre de Heisenberg écrite à son épouse le 1er février 1945 : « Dans notre association de physique nucléaire, la lutte intérieure des amateurs de Thuringe contre le KWI fut lancée, ce qui est probablement lié à la vague menaçante de la conscription et du danger d’un envoi à l’Est. » Comme le front se rapprochait de plus en plus de l’Ouest, Heisenberg décida d’enterrer les blocs d’uranium et, en avril 1945, il partit à vélo pour un voyage de 270 kilomètres vers sa famille qui vivait à Urfeld. Fin avril 1945, les membres d’une unité spéciale américaine de la mission « Alsos » dirigée par le colonel Boris T. Pash et le physicien Samuel A. Goudsmit atteignirent Hechingen et Haigerloch peu avant les troupes françaises. Goudsmit fut surpris de voir à quel point toutes les installations expérimentales étaient petites et discrètes. Il écrivit dans son livre Alsos : « De toute évidence, tout le projet uranifère allemand avait une portée ridiculement petite. Le laboratoire central se composait seulement d’une petite cave souterraine, dans une partie d’une usine textile, de quelques pièces d’une ancienne brasserie […] Par rapport au projet américain, tout cela n’était que peu de chose. Nous nous demandions si notre gouvernement n’avait pas dépensé plus d’argent pour notre mission d’espionnage que les Allemands n’en avaient dépensé pour l’ensemble du projet Uranium. » Le projet américain Manhattan avait employé environ 150 000 personnes à son apogée, le projet de réacteur allemand, quelques dizaines. Les scientifiques allemands encore présents à Hechingen, Bagge, Korsching, von Laue, von Weizsäcker et Wirtz, furent capturés par les Américains. Ils cherchèrent aussi Heisenberg et apprirent qu’il s’était enfui. Le colonel Boris T. Pash partit donc avec une petite unité à Urfeld, où il arrêta Heisenberg le 3 mai 1945. Avec les scientifiques de Haigerloch ainsi que Gerlach, Diebner, Harteck et Otto Hahn, il fut amené à Farm Hall en Angleterre et interné. Les conversations des dix physiciens capturés ont été interceptées et enregistrées. Les protocoles ont été publiés par la suite. Lorsque la nouvelle du bombardement dévastateur d’Hiroshima fut connue
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le 6 août 1945, les physiciens allemands ne croyaient pas que ce pouvait être une bombe atomique. Puis ils ont lentement commencé à réaliser, et Heisenberg entreprit un calcul. Hans A. Bethe, le directeur du département théorique de Los Alamos, conclut des conversations enregistrées que Heisenberg ne savait pas à l’époque comment calculer la masse critique d’uranium hautement enrichi. De cela, il déduisit que Heisenberg ne travaillait pas sur la bombe pendant la guerre. Edward Teller, le père de la bombe à hydrogène, dit même que Heisenberg « non seulement s’est opposé à la construction de la bombe », mais qu’il l’a sabotée. Quelques heures après l’annonce de l’explosion au-dessus d’Hiroshima, Heisenberg appela le groupe, déclara que c’était une bombe atomique et donna une fausse explication. Cela montre que « Heisenberg n’a jamais sérieusement pensé à la bombe atomique. Face à la réalité, il s’est comporté comme un débutant. Non seulement Heisenberg n’a pas voulu réussir, mais il n’a pratiquement pas abordé les questions essentielles ». Le physicien Manfred Popp a examiné les documents allemands confisqués puis restitués par les services secrets américains après la guerre et est arrivé à la conclusion : « qu’Heisenberg a utilisé son rôle dans l’organisation pour ralentir le cours des choses ». Par d’habiles tactiques, on ne lui imposa pas l’ordre formel de développer une arme nucléaire. Dans ses propres mots, cela signifie : « on ne nous a pas demandé de fabriquer une bombe ». Il limita les travaux de 1942 à un réacteur d’essai, qui n’a jamais été mis en service, tout en réduisant la taille du projet. Les Américains démantelèrent le réacteur d’Haigerloch et apportèrent aux États-Unis tout l’appareillage avec l’uranium, l’eau lourde et de nombreux documents, y compris des lettres scientifiques privées de Madame Curie, Bohr et Einstein à Heisenberg. Heisenberg résuma les activités de l’Association Uranium comme suit : « Nous avons eu la chance pendant la guerre que le travail sur l’armement nucléaire s’est avéré impossible parce que cela aurait pris beaucoup trop de temps. Je pouvais rapporter la vérité : en principe, on peut déjà fabriquer des bombes atomiques, mais toutes les procédures, que nous connaissons, sont si coûteuses qu’il faudrait des années et des milliards de dollars pour y arriver. »
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Chapitre 6 Les affinités électives
6.1. Les femmes d’Einstein La personnalité intéressante d’Einstein et ses conversations pleines d’esprit étaient extrêmement attirantes pour les femmes. Déjà pendant ses années de lycée à Aarau, la fille de son enseignant, Marie Winteler, était tombée amoureuse de l’adolescent de 16 ans. Elle avait deux ans de plus et se considérait comme son « insignifiant petit trésor » qui ne pouvait rivaliser intellectuellement avec Albert. Comme il aimait faire appel à ses services, il lui envoya son linge sale pendant les premiers mois après son départ d’Aarau, qu’elle lava et lui renvoya. Mais quand il s’installa à Zurich, ses études et sa recherche prirent le dessus, et il rompit, évitant d’autres visites, afin de ne donner aucun espoir à Marie. Une autre raison était son amitié pour Mileva Maric, une étudiante plus âgée de trois ans et demi venant de Novi Sad en Serbie. Avec elle, il pouvait aussi parler de sujets de physique, il l’appréciait comme une « créature égale, forte et indépendante » et bientôt sa passion pour elle se fortifia. Les lettres qu’ils s’écrivirent durant cette période de 1897 à 1903 sont pleines de tendres confessions amoureuses. Une caractéristique de Mileva apparaît déjà au cours de ces années : elle était très jalouse de toutes les autres femmes avec lesquelles Albert était en relation. Quand Mileva étudia pendant un semestre à Heidelberg, il écrivit une lettre de quatre pages à sa « chère Fräulein » lui demandant de lui écrire si jamais elle s’ennuyait. Elle répondit presque poétiquement qu’elle errait maintenant sous des chênes allemands dans la belle vallée du Neckar, qui cache pourtant honteusement ses charmes dans « un brouillard aussi épais qu’un maillet ». Son père lui avait donné du tabac pour Albert, « il voulait tellement emplir la bouche de quelque chose de notre pays de brigand […]. Il faut bien que vous veniez un jour le visiter ». À la fin de
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la lettre, elle mentionna une « belle » conférence de Philipp Lenard sur la vitesse et le libre parcours des molécules. La réponse d’Albert et toutes les lettres qui suivent sont semblables à celles de Mileva : un mélange de remarques drôles et spirituelles et de rapports sur les conférences et séminaires. Puis il lui donne le conseil de « venir ici le plus tôt possible » ; elle ne le regretterait pas. Elle pourrait retravailler le matériel manquant des conférences sur la base de « nos » notes, c’est-à-dire les siennes et celles de son ami Marcel Grossmann. La lettre atteint son but, Mileva revint après un semestre. À partir de ce moment-là, ils furent souvent ensemble, et il annonçait sa visite par lettre : « Si ça ne vous dérange pas, je viendrai lire chez vous ce soir ». À Milan, dans la maison de ses parents, il montra à sa mère Pauline une photo de Mileva, et d’abord elle fut impressionnée, « c’était juste une fille intelligente ». Il envoya à son amie les salutations « de la part de ma vieille dame ». La première impression de la mère allait bientôt changer, parce qu’elle ne répondait pas aux attentes de la classe moyenne supérieure de Pauline envers une bellefille. Albert, pour sa part, trouva sa mère un peu étroite d’esprit et « philistine », c’était son expression préférée de la bourgeoisie, qu’il avait reprise de Schopenhauer. Il trouva étrange que « les liens naturels les plus étroits de la famille s’enfoncent progressivement dans l’amitié habituelle au fil du temps, et l’un est si incompréhensible à l’autre qu’on ne peut en aucune façon sentir en soi ce qui touche l’autre ». Cependant, avec sa bien-aimée Doxerl, ils se comprenaient parfaitement. En août 1899, il lui écrivit dès la pause semestrielle à Mettmennstetten près de Zurich, que dans la paix heureuse des vacances, ses études étaient variées, « et non paresseuses comme nous avons l’habitude de le faire dans notre famille ». Apparemment, ils vivaient parfois ensemble. La lettre poursuivait en disant : « Vous êtes un type important et vous avez beaucoup de vitalité et de santé dans votre petit corps ». Dans le dialecte souabe, le mot « type » (hauptkerl) exprime le plus grand éloge. Vint ensuite l’allusion obligatoire à la physique, avec des aperçus fondamentaux qui indiquaient déjà l’année 1905 : « Je suis de plus en plus convaincu que l’électrodynamique des corps en mouvement, telle qu’elle se présente actuellement, ne correspond pas à la réalité, mais peut être représentée plus simplement. L’introduction du nom “éther” dans les théories électriques a conduit à l’idée d’un milieu dont
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on pourrait discuter du mouvement sans, je crois, pouvoir associer un sens physique à cette affirmation. Je pense que les forces électriques ne peuvent être définies directement que dans l’espace vide, comme le souligne Hertz. » Cela montrait que pour Einstein l’électrodynamique de Maxwell, qu’il avait déjà apprise de son oncle Jakob quand il était lycéen à Munich, était une préoccupation constante. Il connaissait le travail de Heinrich Hertz sur les ondes électromagnétiques et il se préparait à supprimer le concept d’éther. En parcourant un traité de Wilhelm Wien, il put réfléchir sur l’expérience de Michelson et Morley dans laquelle la thèse de l’éther était réfutée. Il s’est ensuite plaint des ragots ennuyeux de proches qui viennent lui rendre visite, en particulier d’une tante de Gênes, « véritable monstre d’arrogance et de formalisme stupide ». Avec Mileva, d’autre part, « nous nous comprenons si bien au sujet de nos deux âmes obscures et aussi pour partager café et saucisses ». De retour à Zurich, après les vacances, Einstein se rapprocha d’elle, sans vivre chez elle, « pour éviter les mauvaises langues ». Quand Albert accompagna sa sœur Maja à Aarau pour commencer ses études à l’école de formation des enseignants, il prit soin de ne pas retomber amoureux de Marie Winteler, car « si je la revoyais plusieurs fois, je deviendrais certainement fou, je le sais et j’ai peur d’elle comme du feu ». Après avoir réussi son examen d’enseignant en juillet 1900, Albert se rendit à la résidence d’été de sa mère et de sa sœur à Melchtal. Il avait décidé d’épouser sa Doxerl et en avait parlé à Maja au préalable. À son arrivée, sa mère lui demanda tout à fait innocemment : « Et bien, que va devenir ta Doxerl ? ». La réponse du fils fut laconique : « Ma femme », et cela évoque une scène dramatique. La mère pleurait et se plaignait qu’il brisait sa carrière et bloquait son chemin dans la vie, parce que Mileva ne pouvait pas se marier « dans une famille décente ». Elle était un livre comme lui, et arrivée à 30 ans, c’était une vieille sorcière. Le séjour d’été devint une torture pour lui, car il devait « flatter » ses connaissances et sa famille. Le sujet du conflit, Mileva, continuait à couver, mais il resta voilé par le fait qu’Albert divertissait musicalement les invités. Albert était également sûr qu’il gagnerait, parce que ses parents étaient d’humeur flegmatique et avaient moins d’entêtement dans tout leur corps qu’il n’en avait dans son petit doigt. Son amour n’était pas
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diminué par la résistance de la famille. Depuis la station d’été où il écrivait à sa Doxerl, il disait que seul, il se sentait comme s’il n’était pas tout à fait lui-même. De retour à Zurich, Einstein chercha un travail. En Suisse, en Allemagne et en Italie, il posa sa candidature à des postes d’assistant dans des écoles supérieures, techniques et des universités. Mais ni son mentor, le professeur Weber, ni le physicien mathématicien Emanuel Hurwitz ne lui donnèrent une chance à Zurich. Il écrivit à Wilhelm Ostwald, à Eduard Riecke à Göttingen, à l’Institut polytechnique de Stuttgart, il essaya d’obtenir un emploi à Milan par l’intermédiaire de son ami Michele Besso, mais sans succès. « Bientôt, j’aurai honoré tous les physiciens de la mer du Nord à la pointe sud de l’Italie avec ma demande », écrivait-il à Mileva. Ce n’est qu’en avril 1901 que le brouillard se dissipa avec l’offre d’un stage de deux mois à l’Institut polytechnique de Winterthur. Pendant ce temps-là, Mileva, qui n’avait pas réussi l’examen d’enseignant, se préparait à Zurich pour le repasser en juillet 1901, encore sans succès. Déjà en avril, elle avait remarqué qu’elle était enceinte. Mais dans leur correspondance, il ne posa pour la première fois la question du « garçon », du « fils » et de « ton travail de doctorat », que fin mai. Entre-temps, il parla avec enthousiasme d’un travail de Philipp Lenard à Heidelberg sur l’émission de rayons cathodiques à partir d’électrodes métalliques par la lumière ultraviolette. L’impression de ce résultat « le remplit d’un tel bonheur et d’un tel désir » qu’il voulait absolument le partager avec Mileva. Après que Mileva ait échoué à ses examens pour la deuxième fois, elle rentra chez elle à Novi Sad. Là, elle subit un choc : les parents d’Albert avaient envoyé une lettre à ses parents en refusant catégoriquement le mariage. Maintenant, elle s’inquiétait : Albert tiendrait-il toujours sa promesse ? Entre-temps, il était employé par une école privée de Schaffhouse pour préparer un élève à son diplôme d’études secondaires. Mileva décida de lui rendre visite pour s’assurer de son amour. Mais pour ne pas provoquer de remous, elle passa la nuit à Stein am Rhein, commune voisine, où elle demeura plus de deux semaines. Elle lui rendit visite à Schaffhouse et s’attendait à ce qu’il vienne à Stein am Rhein. S’il ne venait pas, elle serait « temporairement très en colère ». Après deux semaines à Stein am Rhein, elle retourna à Novi Sad pour accoucher dans la maison de ses parents.
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Elle souhaitait une fille qu’ils appelleraient Lieserl ; lui aurait préféré Hanserl, mais il tint son désir secret. Le seul problème à résoudre, écrivait-il en novembre, c’est « la question de savoir comment nous pourrions prendre notre Lieserl avec nous ; je ne veux pas que nous ayons à le donner à d’autres mains ». En janvier 1902, l’enfant naquit à Novi Sad. Un an et demi plus tard, il fut mentionné pour la dernière fois dans une lettre parce qu’il souffrait de la scarlatine. D’autres documents n’ont pu être trouvés, Einstein a caché l’existence de sa fille jusqu’à la fin de sa vie et a obligé ses exécuteurs testamentaires à garder le secret. Ce n’est qu’après la mort de Mileva, en 1948, que sa belle-fille Frieda EinsteinKnecht a retrouvé les lettres d’amour de l’époque, lorsque l’appartement de la Huttenstraße à Zurich fut vidé. Elles n’ont pu être publiées qu’en 1987 par Robert Schulmann et Jürgen Renn en raison de la résistance des administrateurs de la succession d’Einstein. La plupart des historiens supposent que Lieserl a été donnée en adoption à Novi Sad, mais il n’y a aucune preuve certaine. Un nouvel indice est apparu en 2015 dans des lettres d’un Allemand vivant au Canada, Helmut Lang, envoyées à l’auteur. Lang a vécu de sa naissance en 1956 à 1974 avec sa grand-mère Marta Zolg, née Gießler, à Bietingen, un quartier de Gottmadingen près de Constance. Il avait appris d’elle qu’elle était la fille d’Einstein. Selon cette histoire, l’enfant né Marta Maric à Novi Sad en janvier 1902 fut emmené en coche à Nordrach près d’Oberhamersbach en Forêt Noire en décembre 1903 et y fut enregistré le 7 janvier 1904 comme fille du fermier Michael Gießler (1864-1928) et de son épouse. Au cours de sa formation dans un hôtel de Francfort, de 1918 à 1928, elle apprit sous le sceau du secret qu’Albert (elle l’appelait le « gros animal ») était son père et que ses parents naturels l’avaient laissée en adoption en ForêtNoire. Après l’émigration des propriétaires juifs de l’hôtel en Israël en 1928, elle vécut à Bietingen au bord du lac de Constance avec son mari Ernst Zolg et eut trois enfants. Elle travaillait dans l’entreprise horticole de son mari. Elle est décédée en 1980 à Bietingen à l’âge de 78 ans. Il est difficile de déterminer si Einstein, ou un mandataire agissant en son nom, cherchait sa fille Marta lors de la visite déjà mentionnée à Büdingen en 1952 (section 5.1). Elle vivait réellement à Bietingen, mais dans le dialecte souabe, les noms de lieux se ressemblent, Biedinge.
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Fig. 6-1 Louise Gießler (droite) avec leur sœur adoptée Marta, née Maric en 1916, © Helmut Lang.
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Peut-être Einstein se souvenait-il que sa fille vivait dans un endroit de ce nom en 1930 ? Mileva et Albert se marièrent en 1903 sans la participation des deux familles. Le père Hermann Einstein avait donné son consentement avant sa mort le 10 octobre 1902. Mais pour la jeune épouse, l’événement traumatisant d’avoir abandonné son enfant fut un premier choc qui eut un effet durable sur le jeune mariage, comme son fils Hans Albert, né en 1904, l’indiqua par la suite à un journaliste. Un autre fils, Eduard, né en 1910, avec ses problèmes physiques et psychologiques, était également un problème pour sa mère. Pendant ce temps, Albert rencontrait secrètement sa petite amie de jeunesse Marie Winteler. Il n’était pas fait pour le mariage. Dans les années qui suivirent, l’ascension fulgurante d’Einstein au rang de physicien de renommée mondiale commença, et Mileva s’occupa de la maison et des enfants. Elle participait aux différentes étapes du succès de son mari sans se plaindre : Berne, Zurich, Prague, Zurich à nouveau ; elle se sentait partout chez elle. Quand Einstein accepta l’offre tentante de Berlin, l’hostilité dans le couple s’exacerba, mais Mileva suivit encore bien qu’elle se sente isolée dans la capitale et ne pouvait pas imaginer y vivre. Elle avait remarqué qu’Albert était en relation avec sa cousine Elsa à Berlin depuis un certain temps. Il avoua à Elsa qu’il essaierait de passer quelques jours avec elle, mais « sans ma croix ». Il parlait de Mileva, dont il abrégea plus tard le nom par un signe « † » et qu’il appelait le « pot le plus aigre ». Albert pensa d’abord à un ménage à trois, avec Mileva comme épouse et Elsa comme amante. Mais Elsa voulait qu’il divorce dès novembre 1913. Quand Einstein prit ses fonctions à l’Académie en mars 1914, il dut voyager seul. Mileva résista au déménagement et tomba dans la dépression. Elle ne connaissait personne à Berlin, mais elle connaissait Elsa, et le déménagement prévu de sa belle-mère Pauline à Berlin lui faisait également peur. Sur avis médical, elle se rendit d’abord à Locarno pour se reposer, avant de suivre avec les enfants à Berlin en mai. Elle ne voulait rencontrer aucun des nouveaux collègues, Planck, Nernst, Haber. Einstein n’avait aucune compréhension pour sa timidité et son insécurité. La vie de famille dans un appartement à Dahlem ne signifiait plus rien. Ils finirent par déménager. À ce moment-là, Albert était déjà séparé de Mileva. Il lui avait précisé les règles de conduite qui furent écrites noir sur blanc en juillet, stipulant les
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conditions dans lesquelles il était prêt à vivre à nouveau avec elle. En plus de l’entretien de son linge, de son bureau et de sa chambre à coucher, il exigeait trois repas servis dans sa chambre. Mileva devait renoncer à toute relation personnelle avec lui, à moins qu’un entretien ne soit absolument nécessaire pour des raisons sociales. Ni tendresse ni accusations n’étaient permises, elle devait quitter sa chambre immédiatement s’il l’exigeait. La séparation de l’été 1914 est la conséquence d’une relation perdue. Accompagnée de l’ami Michele Besso, venu exprès de Zurich, Mileva quitta Berlin avec les enfants et Einstein leur dit au revoir en pleurant sur le quai de la gare. Albert croyait avoir trouvé son bonheur personnel avec sa cousine Elsa, ils se connaissaient depuis l’enfance. La douleur de la séparation fut rapidement surmontée, car Elsa lui offrait une alternative. Il lui écrivit après avoir dit au revoir à sa famille à la gare : « Toi, ma chère Elschen, tu vas maintenant devenir ma femme et te convaincre qu’il n’est pas difficile de vivre à côté de moi. Je sais que tu comprends. Après tant d’années, tu pourras à nouveau diriger une maison librement, et tous t’honoreront. […] Écris-moi vite et sois profondément embrassée par ton Albert. Salutations à Ilse & Margot de la part du beau-père ! »
Fig. 6-2 Einstein avec Elsa et sa belle-fille Margot en 1927, © BPK, Berlin.
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Au début, cependant, il se sentait souverainement réconforté de savoir qu’il avait redécouvert son « château de la paix spirituelle » et qu’il vivait contemplativement, seul dans son grand appartement. « La décision de m’isoler a été une bénédiction », écrivait-il à son ami Ehrenfest. Outre les rendez-vous hebdomadaires au Colloque de physique le mercredi à l’Académie, et le jeudi toutes les deux semaines à la Société de Physique, il travaillait désormais dans la solitude sur la relativité générale et tomba dans une extase créatrice dans laquelle il ne prêtait plus du tout attention à son environnement quotidien, se nourrissant irrégulièrement et travaillant nuit après nuit. Le déclenchement de la guerre et l’enthousiasme du peuple firent de lui un pacifiste opportuniste. « L’incroyable a maintenant plongé l’Europe dans l’illusion », écrit-il à Ehrenfest. Mais il se réconfortait par la dérision : « Pourquoi ne pourrait-on pas vivre heureux comme un serviteur dans la maison de l’insensé ? » Et il se jeta dans le travail, bien que ses collègues considéraient le problème de la gravité comme insoluble. Il y travaillait depuis sept ans, et « la série de mes œuvres gravitationnelles est une chaîne d’aberrations », comme il l’admit plus tard. En octobre 1915, il déclara que ses derniers résultats publiés dans les rapports de session de l’Académie prussienne n’étaient pas tenables, et qu’il devait revenir à ses précédentes équations de champ. Il s’avéra qu’il empruntait maintenant la bonne voie, comme cela a été décrit à la section 3.4. Ce fut un grand succès. Il écrivit qu’il « travaillait comme un cheval, fumait comme une cheminée et ne mangeait presque rien ». En parallèle, la nourriture s’était également raréfiée. En décembre, il confessa à son ami Besso qu’il était « satisfait, mais assez brisé ». La frénésie créatrice se poursuivit, en 1916, jalonnée par dix publications successives, par exemple sur les ondes gravitationnelles, la solution Schwarzschild de l’équation cosmologique et l’effet Einstein-de Haas. Mais le succès eut un prix : Einstein tomba malade, avec des problèmes d’estomac et de foie, il dut suivre un régime. Même les colis de nourriture de parents suisses n’aidèrent pas. C’est alors qu’Elsa, qui ne pouvait auparavant agir que de loin, intervint. À l’été 1917, elle le convainquit de déménager et de venir habiter dans son quartier. Elle vivait avec ses deux filles dans la maison de ses parents au 5 Haberlandstraße, à
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l’étage inférieur. De là, elle pouvait cuisiner pour lui après son déménagement, pendant les mois où il dut rester au lit à cause de son ulcère à l’estomac. Ce n’est qu’en avril 1918 qu’il put sortir à nouveau. La jaunisse qu’il avait contractée n’était pas encore guérie en mai 1918. Elsa insista de plus en plus pour qu’il divorce enfin d’avec Mileva. Après plusieurs tentatives, régulièrement rejetées par Mileva, la troisième tentative finalement aboutit. Après de longues négociations sur les arrangements financiers, Mileva accepta de divorcer à l’été 1918. Dans l’accord, elle obtint la garde des enfants et l’argent du futur prix Nobel, qu’Einstein était certain de recevoir. En février 1919, Mileva poursuivit Albert pour adultère devant un tribunal de Zurich. Le tribunal approuva un compromis, imposant à Albert, considéré comme coupable, la condition de ne pas se marier pendant deux ans. Mileva resta avec ses fils Hans Albert et Eduard à Zurich. Quand Einstein reçut le prix Nobel en 1922, il ne transféra qu’un quart de l’argent qu’elle utilisa pour acheter la maison de la Huttenstraße 62, prétendument « pour économiser des impôts ». Sept ans plus tard, il transféra un autre quart, investissant le reste de la somme auprès d’une banque américaine, les intérêts allant à Mileva, mais l’administration restant entre ses mains. Mileva vécut dans la Huttenstraße jusqu’à sa mort en 1948.
Fig. 6-3 Einstein dans la chambre de la tour, rue Haberland à Berlin en 1927, © BPK, Berlin.
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Quatre mois après l’audience de divorce à Zurich, Einstein épousa Elsa à Berlin. À cette époque, elle avait 43 ans et lui 40. Le couple emménagea avec les filles d’Elsa, Ilse et Margot, dans l’appartement d’Elsa, Haberlandstraße 5. Deux pièces supplémentaires furent aménagées à l’étage supérieur comme salles d’étude pour Einstein, dont la « chambre de la tour ». Elsa correspondait à bien des égards à la bourgeoise si méprisée par Albert, les Philistins, comme il les appelait pour paraphraser Schopenhauer. Elle materna son « Albertle », elle était fière de lui et d’être mariée à un homme important. Charlie Chaplin fit remarquer à son sujet qu’elle était une femme « à quatre seins » qui était heureuse d’être l’épouse d’un grand homme et n’en faisait aucun secret. Avec ses soins, la santé d’Albert s’améliora, comme il l’écrivit à Besso en 1920. Il se laissait dorloter et aimait recevoir des invités dans l’appartement, c’était un bohémien dans une maison bourgeoise. Cependant, pour Elsa, vivre avec Albert signifiait beaucoup de privations. Le travail avait la priorité absolue, la vie de famille n’ayant aucune importance. Elsa écrivait : « Il entre dans son bureau, descend, joue quelques accords au piano, se penche un peu, retourne dans sa chambre. Ces jours-là, Margot et moi, on se fait rares. On met quelque chose à manger sur la table et on prépare son manteau au cas où il voudrait sortir. » Déçue, elle écrivit à Ehrenfest que la volonté d’Albert était insondable. Un invité de la maison a fait remarquer que l’on n’avait pas l’impression qu’il subsistait beaucoup d’affection intime dans le ménage. La chambre d’Elsa était à côté de celle de ses filles, tandis que celle d’Albert était au bout du couloir. L’aversion fondamentale d’Albert pour le mariage ne changea pas beaucoup au cours de la relation. Un de ses bons mots est cynique : « La vie, c’est comme fumer, surtout le mariage ». Einstein savait qu’il n’était pas apte à la vie en couple et, à l’occasion d’un hommage à son ami Michele Besso, il écrivit : « Ce que j’admire chez lui en tant qu’être humain, c’est qu’il a réussi à vivre de nombreuses années en paix et en harmonie avec une femme. C’est un accomplissement dans lequel j’ai échoué deux fois avec humilité ».
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Plus tard, il exprima une pensée plus radicale : « j’ai survécu à deux femmes et aux nazis ». Sa liberté s’accrut après avoir emménagé dans sa maison d’été à Caputh, sur le lac Schwielower, à l’ouest de Berlin, en 1928. Il y passait les mois d’été à naviguer et à nager.
Fig. 6-4 Maison d’été d’Einstein à Caputh, © Konrad Kleinknecht.
Là, il recevait la visite d’amis, par exemple Betty Neumann, Johanna Fantova, Estella Katzenellenbogen. Surtout Grete Lebach était l’une des intimes d’Einstein à Berlin. Il aimait naviguer avec elle sur le bateau « Tümmler », que des amis lui avaient offert pour ses 50 ans. Quand la visite de Grete à Caputh était annoncée, Elsa préférait aller à Berlin pour faire des courses, et elle dormait en ville.
Fig. 6-5 Einstein en bateau à voiles avec Grete Lebach à Caputh, © Ullstein-Bild.
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Après l’émigration en 1933 et avoir emménagé dans leur propre maison à Princeton en 1935, Elsa mourut en 1936. Einstein eut alors une liaison passionnée avec la Russe Margarita Konenkova. C’était une espionne soviétique, ce qu’il ne savait pas. Cependant il ne pouvait révéler aucun secret, car il n’était pas impliqué dans la fabrication de la bombe. Une autre fille d’Einstein est née en 1942, elle venait d’une relation avec une danseuse de boîte de nuit de New York, comme l’a écrit sa belle-fille Margot à Hedwig Born après sa mort en 1955. Cette fille a également été donnée en adoption. Il s’agit probablement de Evelyn Einstein (1941-2011), une fille adoptée par le fils Hans Albert Einstein à Berkeley, et qui prétendit toute sa vie avoir pour père naturel Albert.
6.2. La famille de Heisenberg Werner Heisenberg a grandi sainement à Würzburg et Munich avec son frère Erwin. Pendant ses années d’études, il se concentrait sur son travail, les filles ne jouaient aucun rôle dans sa vie. Il vécut ses inclinations sentimentales au sein de son groupe de jeunes amis, lors de randonnées en montagne ou dans l’Altmühltal, toujours accompagnées de musique et de conversations philosophiques. Des amitiés étroites l’ont mis en contact avec des étudiants du même âge et des compagnons de randonnée pédestre. Son but était de faire l’expérience de la Nature en plein air, et de comprendre son être profond. Après ses études secondaires, il commença ses études avec Sommerfeld à Munich. À l’âge de seulement 20 ans, il termina sa thèse de doctorat et réussit l’examen du Rigorosum, ce qui est inhabituel. Il n’avait pas le temps et probablement aussi aucun intérêt pour les amourettes. Alors que son camarade d’études, Wolfgang Pauli, passait ses soirées et ses nuits dans les bars, Heisenberg était un lève-tôt. Après son doctorat à Munich, il travailla comme assistant de Max Born à Göttingen, et les rapports avec ses parents fournissent des informations à ce sujet. La première rencontre avec Niels Bohr, le grand modèle admiré, au Festival Bohr 1922 à Göttingen, le séjour à Copenhague, l’habilitation 1924 à Göttingen, la percée de la mécanique quantique en 1925 à Heligoland, la découverte de la relation d’incertitude en 1927 à Copenhague,
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tout cela s’accomplit en quelques années. La chaire de professeur à Leipzig en 1928 fut la conséquence logique de ces grands succès, et le couronnement fut bien sûr l’attribution du prix Nobel pour l’année 1932 décerné en octobre 1933. Sa mère l’accompagna à la cérémonie de remise des prix à Stockholm. Il avait 31 ans et n’était toujours pas engagé. Ce n’est qu’alors qu’il commença à s’intéresser aux femmes. Carl-Friedrich von Weizsäcker, son doctorant de dix ans plus jeune, avait une sœur cadette, Adelheid, dont Werner tomba amoureux. Mais les parents nobles von Weizsäcker ne considéraient probablement pas la classe moyenne de la famille Heisenberg à la hauteur, et Adelheid n’avait que 16 ans. Ce n’est que quelques années plus tard que la musique lui fit connaître sa femme. Lors d’une soirée musicale à Leipzig en janvier 1937, il jouait la partie de piano du deuxième trio de Beethoven. Dans le mouvement lent Largo con espressione, son regard rencontra celui de la jeune libraire Élisabeth Schumacher. Dans son autobiographie, il en parle avec beaucoup de pudeur : « et le mouvement lent du trio de Beethoven en sol majeur est devenu, de mon côté, la poursuite de ma conversation avec elle ». Après seulement deux semaines, ils célébrèrent leurs fiançailles, et trois mois plus tard, ils étaient mariés. Neuf mois plus tard, les jumeaux Anna Maria et Wolfgang naquirent, suivis de cinq autres enfants, Jochen en 1939, Martin en 1940, Barbara en 1942, Christine en 1944 et finalement Verena en 1950. Le déclenchement de la guerre en 1939 sépara les époux et, au cours des huit années suivantes, ils ne purent passer que la moitié du temps ensemble. Pendant qu’il attendait sa convocation à Leipzig, Heisenberg fut envoyé à Berlin et renvoyé à Leipzig pour travailler sur le projet Uranium. Sa femme déménagea avec les enfants à la ferme d’Urfeld, au-dessus du lac Walchen, pour continuer à vivre au mieux malgré toutes les circonstances difficiles du temps de la guerre. La correspondance, à l’époque de la séparation, témoigne de façon impressionnante de sa vie sous la dictature. Outre les problèmes quotidiens, on échangeait sur la littérature, la musique, Storm, Stendhal, Schubert, et bien sûr l’éducation des enfants était également un thème récurrent. Heisenberg ne parle pas de la recherche sur le projet secret autour de l’uranium, mais souvent de sa
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« propre science », pour laquelle il a toujours trop peu de temps. Par cela, il entend les problèmes de la physique théorique qui l’occupait à l’époque, c’est-à-dire la diffusion des particules élémentaires, et l’étude des rayons cosmiques. Les lettres fournissent également des informations sur les raisons pour lesquelles Heisenberg n’a pas accepté les offres de l’Amérique : bien qu’il fût évident que la vie aux États-Unis aurait été plus facile pendant la guerre, et bien qu’il pût prétendre avoir des conditions scientifiques idéales, il ne pouvait imaginer abandonner sa patrie et laisser ses enfants grandir dans un environnement culturellement différent. On ne sait pas si Élisabeth et Werner discutèrent sérieusement pour ou contre l’émigration. Quoi qu’il en soit, ils ont finalement décidé de rester ensemble en Allemagne.
Chapitre 7 Religion et rationalité
7.1. La religion d’Einstein Albert Einstein, dans la famille duquel la religion ne joua pas un rôle majeur, reçut une instruction religieuse catholique à l’école primaire de Munich puis une instruction religieuse « israélite » au lycée. Il découvrit que les récits bibliques de la Création du monde ne concordaient pas avec son image de la Nature tirée des écrits scientifiques populaires, et commença à douter de la Bible. Il ne croyait que ce qu’il avait compris. En outre, il rejetait toute coercition de l’autorité, y compris celle des communautés religieuses. Il était très réticent à participer aux cultes et à croire en certains dogmes obligés. C’est pourquoi il décida, déjà au lycée de Munich, de se retirer de la communauté religieuse juive, ce qu’il fit après son départ pour l’Italie. Cependant, les développements politiques, l’antisémitisme et la persécution des Juifs l’amenèrent à devenir un prosélyte convaincu et éloquent du sionisme. Après la fondation d’Israël, on lui demanda même de devenir Président du jeune pays. En apparence, on pourrait le considérer comme religieux si l’on considère, comme Friedrich Dürrenmatt l’a souligné lors d’une conférence à l’ETH Zurich en 1979, ses citations fréquentes du nom de Dieu. « Einstein parlait si souvent de Dieu que je le soupçonnais presque d’être un théologien déguisé ». Mais ses croyances religieuses étaient différentes, il était sceptique quant à l’idée d’un Dieu personnel. En 1929, il répondit à la question « Croyez-vous en Dieu ? » par un télégramme à Herbert S. Goldstein de New York : « Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l’harmonie des lois de la réalité, et non en un Dieu qui se livre au destin et aux actions des êtres humains. »
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Cette vision d’un Dieu qui apparaît dans les lois de la Nature correspond à l’ancienne idée du Dieu « Arpenteur » qui mesure le cercle du monde à l’aide d’une boussole, comme l’enlumineur médiéval de Reims l’a décrit en 1250. Dans cette optique, Einstein et Heisenberg se rapprochent. Après que ce télégramme ait été connu, il y eut une forte protestation en Amérique. Surtout son rejet d’un Dieu personnel lui valut la vindicte des pieux Américains. Mais il ne s’écarta pas de son opinion et argumenta théologiquement :
Fig. 7-1 Le Dieu mesureur, Bible moralisée, 1250, Reims.
« Si cet Être est Omnipotent, alors tout événement, toute action ou pensée humaines, tout sentiment et tout effort humains sont son œuvre. Comment peut-on penser que devant un Être aussi omnipotent, l’homme est responsable de ses actes et de ses aspirations ? Dans la récompense et dans la punition, Il se juge lui-même, pour ainsi dire. Comment cela est-il compatible avec la justice et la bonté qui lui sont attribuées ? » Beaucoup plus tard, un an avant sa mort, Einstein écrivit une lettre répondant aux questions urgentes de l’auteur et philosophe Éric Gutkind, qui lui avait envoyé en 1952 son livre : Choisir la Vie, l’appel biblique à la révolte. Le livre sioniste interprète le judaïsme comme l’avantgarde de l’humanité. La lettre d’Einstein à Gutkind est disponible sur Internet. Il a été vendu aux enchères chez Bloomsbury Auctions à Londres en 2008 et revendu sur Ebay en 2013 pour plus de 3 millions de dollars. Dans cette lettre, il explique en détail ce qu’il pense de Dieu en particulier, et de la religion en général : Princeton, 3. I. 54. Cher M. Gutkind ! Encouragé par la suggestion répétée de Brouwer, j’ai lu beaucoup de choses dans votre livre ces derniers jours, et je vous remercie chaleureusement pour l’envoi. Ce que j’ai particulièrement remarqué, c’est ceci : En ce qui concerne l’attitude factuelle à l’égard de la vie et de la communauté humaine, nous sommes en grande partie semblables l’un et l’autre : il s’agit d’un idéal personnel qui vise la libération des désirs égocentriques, l’embellissement et le raffinement de l’existence, l’accent étant mis sur ce qui est purement humain, la chose sans vie ne devant être considérée que comme un moyen qui ne peut se voir attribuer une fonction dominante. Mais sans les
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encouragements de Brouwer, je n’aurais jamais pu m’impliquer d’une manière ou d’une autre profondément dans votre livre, car il est écrit dans une langue qui m’est inaccessible. Pour moi, le mot Dieu n’est rien d’autre qu’une expression et un produit des faiblesses humaines, la Bible une collection de légendes vénérables mais notoirement primitives. Aucune interprétation, aussi subtile soit-elle, ne peut me faire changer d’avis. Ces interprétations raffinées sont naturellement très variées et n’ont pratiquement rien à voir avec le texte original. Pour moi, la religion juive authentique, comme toutes les autres religions, est une incarnation d’une superstition primitive. Et le peuple juif, auquel j’aime appartenir et à la mentalité duquel je suis profondément attaché, n’a pour moi aucune dignité autre que tous les autres peuples. D’après mon expérience, il n’est pas meilleur que les autres groupes humains, même s’il est protégé contre les pires excès par un manque de pouvoir. Sinon, je ne peux rien percevoir d’« élu » en lui. En général, je trouve douloureux que vous revendiquiez une position privilégiée et cherchiez à la défendre à travers deux murs d’orgueil, l’un extérieur en tant qu’homme et l’autre intérieur en tant que juif. Comme personne, vous revendiquez, pour ainsi dire, une dispense de la causalité autrement acceptée, comme juif, un privilège pour le monothéisme. Mais une causalité limitée n’est plus du tout une causalité, comme notre merveilleux Spinoza l’a reconnu en toute acuité. Et la conception animiste des religions de la Nature n’est pas abolie en principe par la revendication d’un monopole. À travers de tels murs, nous ne pouvons atteindre qu’une certaine illusion de soi, mais nos efforts moraux ne sont pas promus par eux. Plutôt le contraire. Maintenant que j’ai exprimé très franchement nos différences de convictions intellectuelles, il est clair pour moi que nous sommes essentiellement très proches, quant aux évaluations du comportement humain. Le diviseur n’est qu’un accessoire intellectuel, ou ce que la langue freudienne appelle « rationalisation ». Par conséquent, je pense que nous nous comprendrions très bien si nous parlions de choses concrètes. Avec mes remerciements et mes meilleurs vœux A. Einstein Deux mois plus tard, en mars 1954, il répéta cette confession en d’autres termes : « S’il y a quelque chose en moi qu’on pourrait appeler religieux, c’est une admiration illimitée pour la structure du monde autant que notre science peut la révéler. »
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7.2. La philosophie religieuse de Heisenberg Heisenberg a grandi dans une famille protestante. Il suivit l’instruction religieuse de cette confession, fut confirmé et marié à l’église. Il a parlé de sa foi religieuse dans son livre La partie et le Tout. Lors d’une discussion sur les philosophies positivistes à Copenhague en 1952, avec Bohr et Pauli, il dit : « Nous savons que la religion doit être un langage d’images et de paraboles qui ne peut jamais représenter exactement ce que l’on veut dire. Mais en fin de compte, la plupart des anciennes religions ont probablement le même contenu, les mêmes faits, qui doivent être représentés dans des images et des paraboles et qui sont au cœur de la question des valeurs. Mais la tâche reste de comprendre ce sens, car il est apparemment une partie cruciale de notre réalité. » Et plus loin : « Est-il complètement inutile de penser, derrière les structures d’ordre du monde à grande échelle, à une conscience dont elles en sont l’intention ? ». Ici, la pensée de Heisenberg rencontre celle d’Einstein, qui parle souvent de Dieu comme de « l’Ancien » et dit reconnaître son plan derrière les lois mathématiques merveilleuses de la Nature. Einstein s’exprime avec son ironie caractéristique, pour dire que ces lois ne sont pas chaotiques, mais transparentes pour nous : « Le Seigneur Dieu est subtil, mais il n’est pas malveillant. » Heisenberg de son côté continue : « La question des valeurs – c’est la question de ce que nous faisons, de ce que nous nous efforçons de faire, de la manière dont nous devrions nous comporter […] C’est la question de la boussole que nous devrions suivre quand nous cherchons notre chemin dans la vie. Cette boussole a reçu des noms très différents dans les différentes religions et visions du monde : le bonheur, la volonté de Dieu […], et j’ai l’impression que dans toutes les formulations il s’agit des relations des êtres humains avec l’ordre central du monde. » Quand Pauli lui demanda s’il croyait en un Dieu personnel, Heisenberg répondit que, pour lui, l’ordre central, son mot symbole pour désigner Dieu, pouvait être présent avec la même intensité que l’âme d’un autre être humain. Et notre éthique occidentale garde toujours son fondement dans le christianisme.
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Durant l’année sombre 1942, Heisenberg écrivit un essai complet sur l’ordre de la réalité, dans lequel il organisa toutes les branches de la science et des arts dans une grande image de sa vision du monde. Il ne fut pas publié parce qu’il pouvait être compris comme une critique des conditions politiques. Ce n’est qu’après sa mort qu’on a publié ce travail. La musique joua également un rôle central dans cette recherche. Sa fille Barbara Blum écrivit : « Pour lui, la musique, comme les mathématiques, signifiait une porte d’entrée vers la connaissance de ce qu’il appelait l’ordre central. Il y voyait l’efficacité de “Celui à qui nous nous relions dans le langage de la religion” et qu’il percevait sans doute comme le Bien, en contraste avec tout ce qui était confus et chaotique. » Tout au long de sa vie, Heisenberg s’est senti confronté à la tâche de « pénétrer dans une compréhension de la réalité qui inclut les différents contextes comme faisant partie d’un monde unique et ordonné de manière significative ». Il était bien conscient que le langage est finalement inadéquat : « La capacité de l’homme à comprendre est illimitée, mais on ne peut pas parler des dernières choses. Alors la musique elle-même doit parler. » Un ami de Heisenberg a dit de lui : « Là où, pour certains, la religion commence, pour Heisenberg la musique fait son entrée. »
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Chapitre 8 Le rôle de la musique
Einstein a grandi dans une maison où sa mère Pauline aimait la musique et jouait bien du piano. C’est sans doute elle qui l’envoya suivre des cours de violon à l’âge de six ans. Les bases du violon nécessitent une suite d’exercices techniques très poussés. Le garçon Albert n’aimait pas du tout cette servitude, et apparemment les professeurs n’avaient pas le talent suffisant pour surmonter la période aride des premières années de pratique qui amène à la perspective de la vraie musique. Ce n’est qu’à l’âge de 13 ans, lorsqu’il entendit pour la première fois une sonate pour violon de Mozart, qu’Einstein eut le désir de reproduire une telle musique. Comme il s’était rendu compte que ses capacités techniques n’étaient pas à la hauteur, il commença à pratiquer sérieusement. Plus tard, lorsque le célèbre violoniste virtuose Joseph Joachim donna un concert à Aarau, Albert trouva la partition des pièces annoncées et voulut les connaître avant le concert en les jouant lui-même. Il s’est donc essayé à la sonate en sol majeur de Brahms, la « Chanson de la pluie » op. 78, une œuvre difficile. À l’examen de musique au moment de son Abitur, il interpréta un adagio d’une sonate de Beethoven, que le maître jugea « comprise ». Cela montre qu’Einstein avait acquis une compétence considérable. Curieusement, il était aussi d’usage à l’époque d’interpréter la voix chantée d’œuvres, par exemple de Franz Schubert ou de Robert Schumann, au violon. Einstein semble avoir particulièrement apprécié les chansons de Schumann dont les paroles légèrement ironiques ont été écrites par Heinrich Heine. Plus tard, dans les années 1920, Max Planck l’invite chez lui à Grunewald pour exécuter de la musique de chambre. Planck était un pianiste presque professionnel et organisait régulièrement des soirées musicales, tantôt avec des virtuoses connus comme le violoniste Joseph Joachim, tantôt avec des amateurs, par exemple Einstein en violoniste et Erwin, fils de Planck, en violoncelliste
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pour jouer des trios avec piano. Lorsque des solistes célèbres venaient à Berlin pour une tournée de concerts, ils voulaient faire la connaissance du célèbre physicien et Einstein en profitait pour inviter les musiciens professionnels à des concerts privés. Il joua une fois avec un pianiste, probablement Planck, et le violoncelliste russe Piatigorsky, violoncelliste solo de l’Orchestre philharmonique de Berlin sous la direction de Furtwängler dans les années 1925 à 1929. Une fois la pièce terminée, Einstein demanda à Piatigorsky comment lui semblait son jeu. Piatigorsky lui répondit : « Relativement bien ! ». Lise Meitner fut invitée en tant qu’auditrice à une de ces soirées musicales chez Planck. Planck, Einstein et un violoncelliste professionnel jouèrent le trio de Beethoven en si bémol majeur, le trio de l’archiduc. Elle écrivit : « Cela semblait merveilleux, malgré quelques petites gaffes d’Einstein ». Einstein était visiblement rempli de la joie de la musique et un sourire s’épanouissait sur son visage tandis que Planck dit, la main sur le cœur : « ce merveilleux 2e mouvement ! » À Berlin, Einstein allait régulièrement au concert. Il assista au fameux premier concert de Yehudi Menuhin avec l’Orchestre philarmonique de Berlin sous la direction de Bruno Walter. Âgé de 13 ans, Menuhin joua trois concertos pour violon de Bach, Beethoven et Brahms en une soirée, un programme impensable aujourd’hui. Einstein était tellement enthousiasmé par le jeu de Menuhin qu’après le concert, il lui rendit visite dans sa loge, le prit dans ses bras et s’exclama : « Maintenant je sais qu’il y a un Dieu au ciel ». Même après son émigration à Princeton, Einstein cultiva ses compétences musicales. Pour lui, l’aspect émotionnel de la musique était la chose essentielle, pas la logique interne d’une composition. Les structures en musique, comme en physique, ne peuvent qu’être devinées, mais pas entièrement comprises. Il écrivit : « L’esprit humain ne peut pas comprendre cette réalité cachée, mais ne peut s’en approcher que partiellement, par intuition. » Einstein aimait aussi jouer des sonates de F. Schubert, L. Beethoven et J.S. Bach à Princeton. Il aimait particulièrement les sonates pour violon de Mozart, qu’il exécutait avec le pianiste Robert Casadesus. Einstein rencontra le compositeur tchèque Bohuslav Martinu en 1943
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à Princeton. Il lui remit un exemplaire dédicacé de son livre, L’évolution de la physique. Sachant qu’Einstein jouait du violon, Martinu composa cinq pièces pour violon et piano, cinq Madrigals H. 297, qu’il dédia à Einstein. Il dut bien sûr faire quelques concessions à la capacité musicale limitée du physicien violoniste amateur. La partie de violon est techniquement simple, et Martinu essaya également d’aller dans le sens de la compréhension musicale d’Einstein en utilisant des harmoniques simples sous une forme conventionnelle. La partie piano des pièces est beaucoup plus difficile, car elle était destinée au virtuose Robert Casadesus. Les deux musiciens ont ensuite joué l’œuvre chez un particulier. Martinu était également intéressé par la physique moderne, il lut et commenta des textes d’Einstein et de Max Planck, mais il admit n’avoir jamais pleinement compris la théorie de la relativité. La famille Heisenberg avait une longue tradition musicale. Dans son bureau était accroché le portrait de son ancêtre August Zeising, élève de Louis Spohr et violoniste de renom à son époque. Le père de Heisenberg aimait la musique et chantait avec enthousiasme les airs les plus difficiles. Le jeune Werner commença à prendre des leçons de piano à l’âge de cinq ans et rapidement atteint un niveau tel qu’il put accompagner son père au cours de chansons et d’airs d’opéra. C’était un musicien doué, comme en témoigne le répertoire qu’il avait acquis relativement rapidement dans sa jeunesse. Pendant qu’il travaillait à la ferme de Miesbach, dans le cadre du service civique, il lui restait encore assez d’énergie pour interpréter les rhapsodies de Liszt et pour répéter au piano une sonate pour violon de Grieg. Le jour de ses 21 ans, il écrivit à son frère de Göttingen qu’il avait joué les Préludes de Chopin toute la soirée et qu’il avait, pour la première fois, accompagné Max Born : « Nous avons joué avec deux pianos un concerto pour piano de Mozart et un de Beethoven, le premier piano jouant la partie du soliste et le deuxième prenant en charge la partie orchestrale. Surtout le concerto de Beethoven, que je ne connaissais pas encore, était incroyablement beau ». Il ressort du post-scriptum qu’il put déchiffrer ce concerto à première vue. De 1932 à 1936, sous la direction d’un professeur de Leipzig, il travailla sur plusieurs concertos pour piano
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de Beethoven, qu’il mémorisa également, et s’attaqua au contrepoint et à la fugue. En 1932, il essaya même d’écrire une fugue. Heisenberg était particulièrement intéressé par les travaux analytiques concernant la musique, car il reconnut des structures mathématiques similaires à celles existant en sciences naturelles. Il le dit ainsi : « Il en est de même des représentations de la réalité très éloignées des sciences naturelles exactes, comme la musique ou les beaux-arts qui révèlent, en y regardant de plus près, des ordres internes étroitement liés aux lois mathématiques. Ces ordres peuvent apparaître aussi clairement que dans une fugue de Bach ou une banale bande symétrique ornementée. Ils ne peuvent être perceptibles qu’à travers un équilibre particulier, une beauté immédiatement évidente d’un guidage mélodique […]. Un examen plus approfondi révèle toujours des symétries mathématiques simples, similaires à celles traitées par les mathématiciens en théorie des groupes. » Dans son livre L’ordre de la Réalité, il parle de la prise de conscience de l’autre monde, d’un monde supérieur : « Cela vaut aussi, surtout de nos jours, pour beaucoup de gens qui n’appartiennent à aucune communauté religieuse et qui ont rencontré l’autre monde pour la première fois, par exemple, dans les harmonies d’une fugue de Bach ou dans l’illumination du savoir scientifique ». Heisenberg n’attachait pas d’importance à la virtuosité ; son point fort résidait dans son toucher doux et sensible, particulièrement évident sur son piano à queue Blüthner et idéal pour la musique de chambre. Pour lui, la musique était communication. De Copenhague, où il eut du mal à s’installer, il écrivit à ses parents : « Ce soir, je veux jouer avec un jeune physicien les sonates de Beethoven pour violoncelle et piano. Je suis sûr que tout ira bien. On ne peut vraiment pas vivre sans musique. Mais quand on écoute de la musique, on a parfois l’idée absurde que la vie a un sens. » Où qu’il aille, il jouait avec ses amis et ses collègues à Leipzig et Berlin, avec Max Born à Göttingen et chez les Bohr à Copenhague. En 1929, lors de l’un de ses voyages en Amérique, il joua avec des collègues à Boston et à Montréal, également avec Karl Klingler à Berlin et Denes Zsigmondy à Munich. Dans la famille, tous les enfants
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apprirent à jouer d’un instrument de musique, violon, alto, violoncelle, flûte ou piano. Faire de la musique ensemble faisait partie de la vie. À l’occasion de son 60e anniversaire, l’Orchestre symphonique de la Radio bavaroise réalisa son souhait de jouer un concerto pour piano de Mozart avec des musiciens professionnels dans l’instrumentation originale. Le concert fut diffusé sur les ondes. Les temps les plus forts de musique en famille ont été les représentations du motet « O Jésus mon frère » de Bach et la cantate BWV 202 « Dissipez-vous, ombres lugubres », et pour le 65e anniversaire de Heisenberg, la Sinfonia concertante en mi bémol majeur et le Concerto pour piano en ré mineur de Wolfgang Amadeus Mozart avec un orchestre complet au milieu d’un cercle d’amis.
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Chapitre 9 Les dernières années
9.1. Einstein, le sage de Princeton et sa « théorie du champ unifié » Après son émigration en Amérique, la renommée internationale d’Einstein devint un mythe. Il représentait l’icône du scientifique par excellence, chaque enfant connaissait son visage avec l’image insolente où il tire la langue au photographe et au monde. Cela était dû en partie à la popularité de la théorie de la relativité et à la fascination des gens pour l’infini de l’Univers ainsi qu’au mystère de l’origine du monde. Einstein est apparu alors comme le Moïse descendant de la montagne et apportant avec lui les tablettes de la loi du mouvement céleste des étoiles et des planètes. Son message reste mystérieusement enveloppé dans des formules mathématiques, pas vraiment comprises. Cela lui donnait un caractère mythique, toute parole sur n’importe quel sujet était déclarée d’une sagesse indéniable. De plus, Einstein se montra capable d’exprimer des relations compliquées de façon amusante ou moqueuse dans des bons mots pour le public. Certains de ces aphorismes sont devenus des formules, comme celui de l’infinité de la bêtise humaine comparée à celle de l’Univers, ou l’apodictique « Dieu ne lance pas les dés » avec lequel il voulait, en vain, réduire à l’absurde les découvertes de la mécanique quantique. Il a formulé ce rejet à plusieurs reprises sous diverses formes, par exemple en 1942 lorsqu’il écrivit : « Il semble difficile de regarder le Seigneur dans les cartes. Mais qu’il lance les dés et utilise des moyens télépathiques, comme on l’attend de lui par la théorie quantique actuelle, je ne peux pas le croire un seul instant. »
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Cette maxime, avec laquelle il refusa d’accepter le nouveau concept de réalité donné par la physique quantique, explique également le développement ultérieur de ses travaux scientifiques. Einstein continua à travailler sans relâche sur sa théorie des champs, qui tentait d’unifier les deux théories « classiques » de l’électrodynamique et de la gravitation en une théorie commune. Il échoua dans cette tâche en dépit de plusieurs tentatives. Wolfgang Pauli avait déjà commenté ironiquement son entêtement en 1932 par ces mots : « La nouvelle théorie des champs d’Einstein est morte. Longue vie à la nouvelle théorie des champs d’Einstein ». Einstein lui-même se rendit compte que ses efforts étaient vains. Il écrivit : « Toutes mes tentatives pour adapter les fondements théoriques de la physique à ces nouvelles découvertes ont complètement échoué. C’était comme si le sol sous mes pieds se dérobait sans qu’aucune fondation solide ne se révèle. » Toujours en 1948, après la mort de Max Planck, il remarqua avec résignation : « Malgré des succès partiels remarquables, le problème est encore loin d’être résolu. » La raison de l’échec de ces efforts vient en partie du fait qu’Einstein ignora complètement tous les nouveaux développements qui avaient à voir avec la mécanique quantique de Heisenberg et de Schrödinger. Il s’agit notamment de la découverte de la désintégration bêta des noyaux atomiques, c’est-à-dire l’émission d’électrons et de neutrinos à partir du noyau, mais aussi de l’étude des forces fortes entre les constituants du noyau atomique, protons et neutrons, et de la découverte de nouvelles particules élémentaires dans le rayonnement cosmique. Dès 1934, Enrico Fermi publia une théorie de la désintégration bêta dans le cadre de la mécanique quantique dans Zeitschrift für Physik : « Tentative d’une théorie des rayons bêta ». Il introduisit une nouvelle force « faible » en analogie avec l’électrodynamique, ouvrant ainsi la porte à une théorie unifiée des trois forces fondamentales : électrodynamique, forces nucléaires faible et forte. La seule force qui ne peut toujours pas être incorporée dans ce schéma est la gravité. L’échec d’Einstein est donc compréhensible. Soixante ans plus tard, il s’est avéré que la tentative de décrire la gravité dans le cadre de la mécanique quantique, de la « quantifier », est extrêmement difficile. Mathématiquement, cela nécessite une fuite dans un monde à 11 dimensions. Il est
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donc presque impossible de faire des prédictions vérifiables à partir d’une telle théorie. La perception publique d’Einstein en tant que sage de Princeton, qui avait une réponse à chaque question de la vie, n’a pas été affectée par le fait qu’il est devenu un outsider scientifique. Il avait une énorme correspondance, répondant aux questions des étudiants ainsi qu’à celles des chefs d’État. Son interlocuteur de niveau comparable à Princeton était Kurt Gödel, avec qui il se promenait souvent après le déjeuner. Sa deuxième épouse Elsa était décédée en 1936, un an après avoir emménagé dans sa propre maison au 112 de la rue Mercer. Sa première femme Mileva mourut à Zurich en 1948 ; sa sœur Maja, qui avait déjà quitté son mari Paul Winteler en 1939 et s’était installée avec Albert à Princeton, mourut en 1951 ; Einstein resta seul survivant. Sa secrétaire Helen Dukas et son fidèle Otto Nathan demeurèrent avec lui, et il les nomma administrateurs. Les relations avec son fils Hans Albert, professeur à Berkeley, et sa belle-fille Frieda, restaient tendues. Quant à son fils cadet, Eduard, il dut être hébergé à l’hôpital psychiatrique Burghölzli de Zurich, où l’ami Carl Seelig s’occupa de lui.
9.2. Heisenberg, conseiller de gouvernement Déjà, pendant les années de guerre, Heisenberg pensa au futur après la défaite. Le 28 avril 1944, il écrivit à Élisabeth : « Il y a de nombreuses indications d’une invasion imminente, on ne peut que souhaiter qu’elle survienne bientôt », et quatre jours plus tard, après une longue discussion avec son ami Carl-Friedrich Bonhoeffer, professeur en chimie physique, il précise : « J’ai très peur d’étouffer dans l’entreprise de renouveau des prochaines années. Si nous survivons à la guerre, j’aurai peut-être encore dix ans pour espérer participer activement à la science. J’aimerais l’avoir pour moi tout seul, c’est-àdire pour nous, mais aussi j’aimerais remplir mes devoirs pour le bien du public. Nous avons tous perdu tant d’années à cause de la guerre, et on doit réfléchir soigneusement à ce qu’on va faire ces prochaines années. Si nous étions à Munich, je pourrais parfois, si je voulais réfléchir seul, aller à Urfeld pour quelques jours. »
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Fig. 9-1 Einstein à Princeton en 1946, © BPK, Berlin.
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Ceci fut écrit par Heisenberg, âgé de 43 ans, qui estimait de façon autocritique que sa créativité scientifique diminuait, mais qu’il prévoyait des tâches importantes dans la reconstruction de la science après la guerre. Cependant, il fut d’abord arrêté et interné avec les autres membres de la Société Uranium à Farm Hall en Angleterre. Là, les scientifiques allemands apprirent ce qu’ils ne pouvaient pas croire au début, que les Américains avaient développé une bombe atomique et l’avaient lâchée sur le Japon. Cela avait été considéré comme irréaliste en Allemagne en raison des coûts énormes, ce pourquoi les physiciens n’avaient pas sérieusement travaillé sur le sujet. Heisenberg commença à réfléchir à ce que pourrait être son futur rôle. Il refusa à nouveau les offres d’aller en Amérique et son intention était de rester à l’Institut Kaiser Wilhelm si l’occasion se présentait. Lorsqu’il fut libéré de son internement à Farm Hall en Angleterre, le 3 janvier 1946, il vint, avec Otto Hahn, von Laue, von Weizsäcker et Wirtz, à Göttingen, dans la zone d’occupation britannique. La puissance occupante britannique fut la seule ayant permis de remplacer la Société Kaiser Wilhelm par la fondation d’une nouvelle Société Max Planck dans sa zone. Dans cette zone d’occupation, le colonel Bertie Blount, officier de liaison de l’autorité militaire pour la science, se montra très conciliant avec les demandes allemandes. Grâce à la médiation du Conseil scientifique allemand, fondé en janvier 1946 avec l’accord du gouvernement militaire britannique, il fut possible de fonder l’Institut des Techniques physiques à Braunschweig et la Société allemande de physique dans la même zone. En octobre 1946, l’autorisation fut accordée de créer plusieurs nouveaux Instituts Kaiser Wilhelm, de physique, physico-chimie et recherche médicale, autrefois situés à Berlin, sur le site d’une ancienne station expérimentale aérodynamique de Göttingen. La société Kaiser Wilhelm est devenue la nouvelle Société Max Planck à Göttingen en février 1948. Heisenberg s’assigna la tâche de faire du nouvel Institut Max Planck pour la physique un centre de recherche en physique expérimentale et théorique, pour participer à la reconstruction des structures de recherche largement détruites en Allemagne ; il voulait aussi conseiller le gouvernement. En plus de la recherche théorique, l’Institut participa à des études sur les rayons cosmiques et la
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physique des particules élémentaires. Au cours des premières années de l’après-guerre, 1946-1948, Heisenberg développa une approche à la théorie de la supraconductivité, une théorie statistique de la turbulence, et contribua à la théorie des particules élémentaires. En plus de diriger son Institut et de continuer ses propres travaux scientifiques, Heisenberg se consacra avec beaucoup d’énergie au renouvellement de la recherche scientifique en Allemagne de l’Ouest et, en particulier, à la réalisation de ses idées de politique scientifique. Le 9 mars 1949, la Société Max Planck et les académies scientifiques ouest-allemandes fondèrent le Conseil allemand de la recherche. Heisenberg en devint président avec 15 scientifiques participants. Le Conseil de la recherche fut chargé par le gouvernement fédéral de représenter la science allemande dans les affaires internationales. Il réussit à faire accepter la République fédérale d’Allemagne au sein de l’Union internationale des conseils scientifiques et de l’UNESCO. L’Association du Conseil de la recherche et de la Communauté de la science allemande fondée par les Länder devint ensuite la Fondation allemande pour la recherche (DFG). Ici aussi, Heisenberg fut élu au Comité exécutif. L’une des tâches les plus importantes de Heisenberg fut de rétablir les relations internationales des scientifiques allemands. Il accepta lui-même une invitation à donner des conférences dans les universités britanniques dès 1947 et visita Niels Bohr à Copenhague. Heisenberg dirigea la délégation allemande lors des négociations pour la fondation du Centre européen de recherche, le CERN créé à Genève en 1952, et signa l’acte fondateur au nom de la République fédérale d’Allemagne. En tant que président du Comité de politique scientifique du CERN, il joua un rôle décisif dans la planification du programme de recherche. Le premier directeur général du centre fut Félix Bloch, son ancien doctorant à Leipzig. Heisenberg considérait « la science comme un moyen de compréhension entre les peuples », comme il l’a souligné dans un discours aux étudiants de Göttingen. À son initiative, le gouvernement fédéral créa la Fondation Alexander von Humboldt, dont il fut nommé président par le chancelier Adenauer le 10 décembre 1953. Pendant plus de vingt ans, il veilla à ce que de jeunes scientifiques du monde entier puissent collaborer avec des collègues allemands dans des Instituts de recherche allemands.
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Lorsque la République fédérale devint souveraine en vertu des traités de Paris de 1955 et adhéra à l’OTAN, la recherche en physique nucléaire put également être reprise. En octobre 1955, le chancelier fédéral Adenauer créa la Commission fédérale des questions atomiques, Heisenberg devint président du Comité pour la physique nucléaire. Il soutint la construction du premier réacteur de recherche allemand à Garching, près de Munich, dirigé par Heinz Maier-Leibnitz, qui fut mis en service en octobre 1957. Toutefois, son soutien à l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire ne l’a pas empêché, avec d’autres scientifiques, de s’opposer vigoureusement au projet du chancelier Adenauer de doter la Bundeswehr d’armes nucléaires tactiques. Avec d’autres scientifiques de renom, il rédigea une déclaration contre la possession et la mise au point d’armes nucléaires. Cette déclaration de Göttingen du 12 avril 1957 portait les signatures des initiateurs Werner Heisenberg et Carl-Friedrich von Weizsäcker et d’autres physiciens importants, dont Max Born, Walther Gerlach, Otto Hahn et Max von Laue. En conséquence, le gouvernement abandonna l’idée. Lors de la réunion annuelle des lauréats du prix Nobel à Lindau sur le lac de Constance, Heisenberg rencontra ses collègues des années 1930, Max Born, Otto Hahn et Lise Meitner.
Fig. 9-2 Heisenberg à Lindau en 1962 avec Otto Hahn, Lise Meitner et Max Born, © B. Blum-Heisenberg, Chevry, France.
En plus de toutes ces tâches politiques et administratives, Heisenberg se consacra à la recherche d’une théorie cohérente des champs quantiques des particules élémentaires. Il espérait trouver une telle solution dans les équations de champ non linéaires. En étroite collaboration avec Pauli, il développa en 1958 l’« équation non
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linéaire du spineur », avec laquelle il espérait décrire les propriétés de toutes les particules élémentaires. Le calcul des conséquences empiriques de cette « formule universelle » s’est toutefois avéré difficile, et lorsqu’une prédiction concrète a été réfutée par des expériences, la théorie fut rejetée. Heisenberg critiqua les développements parallèles des théoriciens américains, le modèle des quarks et l’unification de l’électromagnétisme et de la force faible, même s’il connaissait et utilisait les symétries qui soustendent le modèle des quarks. Ces développements ont conduit à la percée de l’actuel modèle standard de la physique des particules élémentaires, brillamment confirmé au CERN par les découvertes des bosons W et Z en 1984, et de la particule de Higgs en 2012. Heisenberg n’a pas vécu assez longtemps pour voir le succès final de la théorie basée sur sa mécanique quantique.
9.3. La dernière rencontre en 1954 Les deux théories clés, la relativité et la mécanique quantique, sont devenues la base de la physique moderne du xxe siècle. Elles étaient et sont toujours hégémoniques dans leurs domaines, la théorie de la relativité dans la compréhension de l’Univers et la mécanique quantique dans le micro-monde des atomes, des molécules et des particules élémentaires. Il n’a pas encore été possible de rapprocher les deux théories. Déjà en mars 1955, Einstein écrivait dans une note autobiographique : « Il semble douteux qu’une théorie des champs puisse expliquer à la fois la structure atomique de la matière et du rayonnement ainsi que les phénomènes quantiques ». À l’automne 1954, Heisenberg rendit visite à Einstein dans sa maison de Princeton. Au cours d’une longue conversation autour d’un café et d’un gâteau, Einstein s’intéressa à l’interprétation de la mécanique quantique, qui continuait à l’inquiéter, autant que 27 ans auparavant à Bruxelles. Heisenberg lui dit que la théorie quantique, avec ses étranges paradoxes, est le fondement même de la physique moderne. Mais Einstein ne voulait pas accorder un rôle aussi fondamental à une théorie statistique. « Mais je ne peux pas croire que Dieu lance les dés », conclut Einstein devant son interlocuteur. Il ne pouvait pas se résigner au fait que la théorie quantique renonçait à décrire la réalité de la physique classique.
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Heisenberg lui répondit : « En théorie quantique, les lois de la Nature traitent du changement temporel du possible et du probable. Mais les décisions qui mènent du possible au probable ne peuvent être enregistrées que statistiquement, elles ne peuvent plus être prédites. »
Fig. 9-3 Et pourtant Dieu lance les dés, © Claus Grupen.
D’autres développements ont ensuite aidé la percée de la mécanique quantique, car les expériences sur les « inégalités de Bell », idées développées par le théoricien irlandais John Bell au CERN, ont montré qu’il n’existe pas de théories alternatives. Six mois après cette dernière rencontre entre les deux grands savants, en avril 1955, Einstein mourut à Princeton à l’âge de 76 ans. Lors des funérailles, l’un des participants, Otto Nathan, cita un extrait de l’épilogue de Johann Wolfgang Goethe sur le poème « La cloche » de Schiller, écrite après la mort du poète : « Parce qu’il était à nous ! Comme le mot fier pour écraser une douleur intense ! […] Pendant ce temps, son esprit continue à progresser dans l’éternité du vrai, du bon, du beau. » Werner Heisenberg quant à lui est décédé en février 1976 à Munich, à l’âge de 74 ans. Les découvertes des deux génies de la physique survivront au fil des siècles.
Glossaire
Atome : le plus petit composant d’un élément chimique, il se compose du noyau atomique chargé positivement et de la coquille d’électrons chargés négativement. Becquerel, Alexandre Edmond : physicien français (1820-1891), découvreur de l’effet photoélectrique et de la radioactivité. Bêta : nom historique de l’électron. Voir aussi Désintégration bêta. Bethe Hans Albrecht : physicien germano-américain (1906-2005), a étudié à Francfort et obtenu son doctorat à Munich auprès de Sommerfeld. Il a développé une théorie du passage des particules rapides dans la matière. Émigré en Amérique à l’université Cornell, il calcule en 1938 le cycle de fusion du carbone (cycle CNO) dans le Soleil. Directeur du département théorique du projet Manhattan à Los Alamos, il collabore sur la bombe à hydrogène en 1950. Prix Nobel 1967 pour le cycle CNO. Bloch Félix : physicien suisse (1905-1983), premier doctorant et assistant de Heisenberg à Leipzig jusqu’en 1933, fondateur de la physique quantique du solide, citoyen américain en 1939. En 1942-1943, il collabore au projet de bombe américaine. En 1954, premier directeur général du Centre européen pour la recherche nucléaire, le CERN, à Genève. Prix Nobel 1952. Bohr Niels : physicien danois (1885-1962), inventeur d’un modèle atomique (1912) pour expliquer le tableau périodique des éléments, professeur de Heisenberg et avec lui fondateur de l’interprétation de Copenhague en mécanique quantique, prix Nobel 1922. Born Max : physicien allemand (1882-1970), professeur à Göttingen, a développé la représentation matricielle et l’interprétation des probabilités en mécanique quantique, prix Nobel 1954. Broglie Louis (de) : physicien français, postule la nature ondulatoire de l’électron, prix Nobel 1929. Centrale nucléaire : réacteur de production d’énergie électrique à partir de la fission de l’uranium. Curie Marie, née Sklodowska : physicienne franco-polonaise (1867-1934), découvreuse du radium, prix Nobel de physique 1903, prix Nobel de chimie 1910. Désintégration alpha : noyau de l’atome d’hélium, constitué de deux protons et de deux neutrons. Désintégration bêta : conversion d’un noyau atomique avec émission d’un électron et d’un antineutrino. Diebner Kurt : physicien allemand (1905-1964), chef du groupe de travail du Bureau des armées de terre au sein de l’Association Uranium pour la construction d’un réacteur test à Gottow. Dirac Paul Adrien Maurice : physicien anglais (1902-1984), a développé une formulation alternative de la mécanique quantique après avoir lu les travaux de Heisenberg et a montré l’équivalence de la mécanique matricielle de Heisenberg avec la mécanique ondulatoire de Schrödinger, prix Nobel 1933.
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DPG : Société allemande de physique, dont le siège est à Bad Honnef, la plus grande société scientifique du monde avec 50 000 membres. École polytechnique fédérale de Zurich : Université financée par la Confédération, fondée en 1855, droit d’attribution de doctorats à partir de 1908, rebaptisée École polytechnique fédérale de Zurich (EPF) en 1911. Ehrenfest Paul : physicien autrichien (1880-1933), ami d’Einstein, a travaillé à Göttingen et à SaintPétersbourg sur la mécanique statistique, professeur à Leiden. Souffrant de dépression il se suicida. Einstein Albert : physicien né en 1879 à Ulm, mort en 1955 à Princeton (États-Unis), découvreur de la théorie de la relativité et de la nature quantique de la lumière. Fonctionnaire à l’Office des brevets de Berne, 1902-1909 ; professeur à l’université de Zurich, 1909-1911 ; puis université allemande de Prague, 1911-1912 ; ETH Zurich, 1912-1914 ; Académie prussienne, 1914-1933 ; Institute of Advanced Studies, Princeton 1934-1955 ; prix Nobel 1921. Électrodynamique : théorie des forces électromagnétiques que subissent les charges en mouvement et propagation des ondes lumineuses. Électronvolt (eV) : énergie qu’un électron gagne en traversant une tension électrique de 1 volt. Énergie : quantité universellement obtenue dans les systèmes mécaniques (travail, unité newton-mètre), dans les systèmes thermodynamiques (chaleur, unité joule) et dans les systèmes électromagnétiques (watts secondes, kilowattheures). Énergie nucléaire : énergie thermique dégagée lors de la fission d’un noyau d’uranium. Fermi Enrico : physicien italien (1901-1954), théoricien et expérimentateur, a travaillé à Pise, Göttingen, Florence et Rome sur les applications de la mécanique quantique aux solides, a formulé la théorie de la désintégration bêta radioactive et a inventé le nom « neutrino » pour la particule neutre de la désintégration bêta postulée par Pauli. En 1938, il émigre aux États-Unis en raison du danger que les lois antisémites du gouvernement Mussolini font peser sur sa femme juive. En 1942, il construit avec Szilard un réacteur nucléaire à uranium à Chicago avec du graphite comme modérateurs et déclenche la première réaction en chaîne autonome. Il a joué un rôle important dans la construction de la bombe atomique américaine, prix Nobel 1938. Fusion de l’hydrogène : conversion en hélium à haute température avec libération d’énergie, source d’énergie du Soleil. Gamma : rayonnement électromagnétique de haute énergie (rayons X durs), produit lors de la désintégration des noyaux atomiques excités. Goudsmit Samuel Abraham : physicien américano-hollandais (1902-1978), découvreur avec George Uhlenbeck du spin électronique. À partir de 1927, professeur au Michigan, durant la guerre au Laboratoire des rayonnements du MIT. En 1945, directeur de la mission des services secrets américains Alsos pour espionner le projet allemand sur l’uranium. Graphite : forme cristallisée du carbone pur, tendre et gris-noir, utilisé dans les crayons, les électrodes et comme modérateur dans les réacteurs nucléaires. Gravité : force attractive entre les masses, base du mouvement planétaire autour du Soleil.
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Hahn Otto : chimiste allemand (1879-1968), découvre la scission de l’uranium lourd en deux fragments par analyse chimique avec Fritz Strassmann en 1938 ; après la Seconde Guerre mondiale, président de la Société Max Planck, prix Nobel de chimie en 1944. Heisenberg Werner : physicien allemand (1901-1976). Il étudia avec Sommerfeld à Munich. Assistant de Born à Göttingen, il reçut son habilitation en 1924. Dans l’île d’Heligoland, il eut l’intuition de la mécanique quantique. En 1926, il rend visite à Bohr à Copenhague, relations d’incertitudes en 1927, professeur à Leipzig en 1928, prix Nobel en 1932 pour « la création de la mécanique quantique ». Il travaille ensuit à la théorie des particules élémentaires et pendant la guerre sur le projet allemand de fission de l’uranium. Incarcéré à Farm Hall en 1945, il se consacre ensuite à la politique de la recherche. Helmholtz Hermann von : physicien allemand (1821-1894), a formulé le théorème de la conservation de l’énergie. Hume David : philosophe et historien écossais (1711-1776), représentant de l’empirisme. Isotopes : différentes versions d’un même élément chimique, qui ne diffèrent que par leur masse. Jordan Pascual : physicien allemand (1902-1980), co-auteur avec Born et Heisenberg de la célèbre formulation mathématique de la mécanique quantique en 1925. Kepler Johannes : physicien et astronome allemand (1571-1630), astronome de la cour de l’empereur Rodolphe II, découvre les orbites elliptiques des planètes et les lois de l’optique. Laue Max von : physicien allemand (1879-1960), découvre la diffraction des rayons X par les cristaux en 1912, prix Nobel 1914. Lenard Philipp : physicien allemand (1862-1947), découvre les rayons cathodiques et étudie l’effet photoélectrique, prix Nobel 1905, professeur à Heidelberg, combattit la théorie de la relativité comme inimaginable et juive, propagea une « physique allemande ». Lorentz Hendrik Antoon : physicien hollandais (1853-1928), précurseur de la théorie de la relativité, inventeur des transformations qui portent son nom, prix Nobel 1902. Mach Ernst : physicien et philosophe autrichien (1838-1916), cofondateur du positivisme. Majorana Ettore : physicien italien (1906-1938), étudiant de Fermi à Rome, il visita Heisenberg à Leipzig en 1933, il a inventé une théorie où le neutrino est sa propre antiparticule. Matrice : disposition carrée ou rectangulaire de nombres à laquelle s’appliquent les règles mathématiques d’un groupe. Maxwell James Clerk : physicien écossais (1831-1879), inventeur des lois de l’électrodynamique en 1864. MeV (méga-eV) : unité d’énergie. Neutron : composant électriquement neutre du noyau atomique, stable dans le noyau, instable comme particule libre. Nombre quantique : les états quantiques d’un électron dans l’atome sont ordonnés dans le modèle de Bohr par trois nombres naturels qui correspondent à l’énergie ; un quatrième nombre quantique fractionnaire correspond au moment angulaire de l’électron. Nucléon : composant du noyau atomique, proton ou neutron.
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Einstein et Heisenberg
Ondes gravitationnelles : ondes émises par des masses variables se propageant à la vitesse de la lumière et raccourcissant ou allongeant l’espace à son passage. Particule élémentaire : constituant de base de la matière. Pauli Wolfgang : physicien autrichien (1900-1958), ami d’étude de Heisenberg, a formulé le principe de l’exclusion des électrons dans l’atome, prix Nobel 1945. Photon : particule ou quantum de lumière. Photovoltaïque : génération de tension électrique directement à partir de la lumière solaire avec des cellules solaires de silicium ou en arséniure de gallium. Planck Max : physicien allemand (1858-1947), expliqua les couleurs (fréquences) du rayonnement d’un corps noir chaud en postulant que l’énergie ne peut être échangée qu’en minuscules paquets, les quanta ; introduisit le quantum d’action h, prix Nobel 1918. Proton : particule stable, chargée positivement du noyau atomique. Radioactivité du noyau atomique : émission spontanée de rayonnement ou de particules élémentaires chargées. Radium : élément instable de numéro atomique 88 qui émet un rayonnement radioactif pendant sa désintégration. Rayons X : rayonnement lumineux invisible à haute énergie qui pénètre les tissus du corps et sert à rendre visibles les os et les poumons, découvert par Conrad Röntgen à Würzburg en 1895. Saut quantique : transition d’un atome d’un état avec une certaine énergie à un autre état par émission ou absorption d’un quantum de lumière. Schrödinger Erwin : physicien autrichien (1887-1961), inventa en 1926, après Heisenberg, une seconde forme de mécanique quantique, la mécanique ondulatoire ; l’équation de Schrödinger est plus facile à manipuler que la mécanique matricielle, prix Nobel 1933. Siemens Werner : physicien et ingénieur allemand (1816-1892), inventeur du générateur. Sommerfeld Arnold : physicien allemand (1868-1951), a considérablement étendu et amélioré le modèle atomique de Bohr, professeur de Heisenberg et Pauli. Spin : moment angulaire intrinsèque d’une particule élémentaire qui peut s’aligner dans deux directions dans le champ magnétique. Szilard Leo : physicien hongrois (1898-1964), a étudié à Berlin de 1919 à 1922 et a reçu son doctorat sur un sujet thermodynamique. Émigré en Angleterre en 1933, il eut l’idée de la réaction en chaîne dans les transformations nucléaires ; 1938, en Amérique, construction du premier réacteur à uranium avec Fermi et première réaction en chaîne autonome. Moteur du projet de bombe américaine, il persuade Einstein en 1939 d’écrire des lettres à Roosevelt pour construire une bombe, tente en vain en 1945 d’empêcher les bombardements du Japon en signant le rapport Franck avec 70 autres scientifiques. Teller Eduard : physicien hongrois (1908-2003), a étudié au TH Karlsruhe et a reçu son doctorat de Heisenberg à Leipzig. Il émigra aux États-Unis via l’Angleterre en 1933, travailla sur la bombe atomique à Los Alamos et, après 1950, développa la bombe à hydrogène.
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Uranium : élément lourd avec 92 protons et 92 électrons ; l’élément avec 146 neutrons dans le noyau (uranium 238) est stable ; l’élément avec 143 neutrons (uranium 235) peut fissionner par des neutrons lents, c’est le combustible des réacteurs nucléaires. Volt : unité de tension électrique. Volta Alessandro : physicien italien (1745-1827). Watt : unité de puissance électrique : une source de tension qui délivre un courant de 1 ampère à 1 volt fournit 1 watt. Watt James : physicien anglais (1736-1819), inventeur de la machine à vapeur. Weizsäcker Carl-Friedrich von : physicien et philosophe allemand (1912-2007), a étudié avec Heisenberg et Friedrich Hund, puis travaillé de 1940 à 1942 théoriquement sur le projet Uranium allemand, s’est rendu en 1942 à la Reichsuniversität Strasbourg en France occupée. Après 1945, il s’est tourné vers la philosophie et la politique. Wien Wilhelm : physicien allemand (1864-1928), inventeur de la loi sur le déplacement du rayonnement thermique, prix Nobel 1911. Zeeman Pieter : physicien néerlandais (1865-1943), découvre la division des lignes spectrales de la matière lumineuse dans un champ magnétique externe, prix Nobel 1902.
Bibliographie
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Einstein et Heisenberg
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