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French Pages 163 [162] Year 2012
Eddy Proy
COLLECTION PLURIELS DE LA PSYCHÉ La passion et le confort dogmatiques sont sclérosants, voire parfois meurtriers, et la meilleure façon d’y échapper est d’ouvrir nos théories et nos pratiques à la lecture critique d’autres théories et pratiques. Tel est l’horizon que veut maintenir cette nouvelle collection de psychopathologie psychanalytique, sachant que ce champ ne se soutient dans une avancée conceptuelle que d’un travail réalisé avec d’autres disciplines, comme les neurosciences à une extrémité et la socio-anthropologie à l’autre. Direction de la collection D. Cupa, E. Adda Comité de rédaction C. Anzieu-Premmereur, P.-H. Keller, H. Riazuelo, A. Sirota Comité de lecture G. Chaudoye, V. Estellon, L. Hounkpatin, N. de Kernier, H. Parat, G. Tarabout
Éditions EDK 25, rue Daviel 75013 Paris, France Tél. : 01 58 10 19 05 [email protected] www.edk.fr © Éditions EDK, Paris, 2012 ISBN : 978-2-8425-4169-9 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français du Copyright, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
Roger PERRON
Eddy Proy
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Du même auteur Ouvrages Génétique de l’écriture et étude de la personnalité (avec H. de Gobineau), Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1954. La graphométrie, étude quantitative de l’écriture (avec F. Coumes et C. Daurat), Monaco, Ed. du Cap, 1960. Niveaux de tension et contrôle de l’activité, Monographies Françaises de Psychologie, n° 5-6, Paris, Ed. du CNRS, 1961. Dynamique personnelle et images. Epreuve projective thématique, Manuel, Paris, Ed. du Centre de Psychologie Appliquée, 1969. L’examen psychologique de l’enfant (avec M. Perron-Borelli), Paris, PUF, 1970 (7e éd, 1994) Modèles d’enfants, enfants modèles, Paris, PUF, 1971. Les enfants inadaptés, Paris, PUF, 1972, (6e éd., 1995). Retards et perturbations psychologiques chez l’enfant (avec R. Misès), Paris, Ed. du CTNERHI, 1984. Genèse de la Personne, Paris, PUF, 1985. Histoire de la Psychanalyse, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1988, 4e éd., 2000. Retards et troubles de l’intelligence de l’enfant (avec R. Misès et R. Salbreux), Paris, Editions Sociales Françaises, 1994. Le complexe d’Œdipe (avec M. Perron-Borelli), Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1994, 4e éd., 2005. L’enfant en difficultés. L’aide psychologique à l’école (avec J.-P. Aublé et Y. Compas), Toulouse-Paris, Privat-Dunod, 1994, 4e éd., 2005. Fantasme, action, pensée (avec M. Perron-Borelli), Editions SARP, Alger, 1997. L’intelligence et ses troubles. Des déficiences mentales de l’enfance aux souffrances de la personne, Paris, Dunod, 2000, 2e éd. 2003. Epître aux enfants qui se cachent dans des grandes personnes, Paris, PUF, coll. Epîtres, 2000. Une psychanalyse, pourquoi ?, Paris, Intereditions, 2000, 2e éd. 2005. La passion des origines. Etre et ne pas être, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel et Paris, 2003. La Raison psychanalytique. Pour une science du devenir psychique, Paris, Dunod, 2010.
Direction d’ouvrages Complexe de castration et angoisse de castration (avec A. Le Guen et A. Oppenheimer), in Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, 1991. Représentations de soi : dynamiques, évolutions, conflits, Toulouse, Privat, 1991. Autismes et psychoses infantiles (avec D. Ribas), in Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, 1994. Psychanalyse et préhistoire (avec A. Fine et F. Sacco), in Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, 1994.
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Scènes originaires (avec G. Le Goues), in Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, 1996. Psychanalyse, neuro-sciences, cognitivismes (avec C. Couvreur, A. Oppenheimer, J. Schaeffer), in Débats de Psychanalyse, Paris, PUF, 1996. La pratique de la psychologie clinique, Paris, Dunod, 1997. Construire l’Histoire (avec D. Le Beuf et G. Pragier), in Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, 1998. Psychoses (trois volumes) I : Théorie et histoire des idées ; II : Aux frontières de la clinique et de la théorie ; III : Pratiques (avec J. Chambrier et V. Souffir), in Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, 1998. Sous la direction de A. de Mijolla, en collaboration avec B. Golse, S. de Mijolla-Mellor : Dictionnaire Internetional de la Psychanalyse, Paris, Calmann-Levy, 2002 ; nouvelle édition revue et augmentée, Hachette 2005. Psychanalystes, qui êtes vous ? (avec plusieurs auteurs) Paris, Dunod, Interéditions, 2006. La recherche en psychanalyse (avec M. Emmanuelli), Monographies et Débats de Psychanalyse, Paris, PUF, 2007.
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L’auteur Roger Perron, Docteur es Lettres et Sciences Humaines, psychologue clinicien et psychanalyste. Directeur de Recherches au CNRS, il a formé à la recherche en psychologie et psychopathologie de nombreux doctorants, en particulier à l’Université Paris V, mais aussi à Genève, Bruxelles, Alger. Membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris, il a poursuivi une longue carrière de psychanalyste praticien, et activement contribué à la formation d’analystes dans le cadre de l’Institut de Psychanalyse de Paris. Praticien et théoricien du psychodrame psychanalytique, il contribue également à la formation dans ce domaine. Il s’est particulièrement intéressé aux processus de développement de la personnalité chez l’enfant et à leurs achoppements : difficultés scolaires, déficiences mentales, autismes et psychoses infantiles, etc. Deux thèmes majeurs sont à signaler, concernant l’épistémologie et la méthodologie de la recherche en psychologie clinique et en psychanalyse et la problématique œdipienne, dont cet « Eddy Proy » est un témoignage latéral.
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1. Vendredi 20 juillet. Vert 9 h 00 Yvon Sofocle Yvon Jean-Marie André Aristotelides reprend vaguement conscience, s’étire, grogne. Bouche pâteuse, mal au crâne. Il s’assied péniblement. A quelle heure est-il rentré ? Trois heures et demie ? Coup d’œil à la montre : neuf heures. Ça lui revient. Vu le cadavre de la mercière hier à dix heures. Une heure après, le petit Sallé et lui-même avaient suffisamment interrogé le voisinage pour se mettre à la recherche de deux petits cons rouleurs de mécaniques connus de tout le quartier et craints de certains. Trouvé le premier à quatorze heures, arrêté en dépit des protestations d’une mamma hurlante et d’une sœur vouant l’ensemble du corps policier à une castration radicale et définitive, sur fond des pleurs de trois petits enfants terrorisés. Ce petit idiot n’a pas tenu plus d’un quart d’heure, tout avoué, donné le nom de l’autre, son adresse, où on pouvait le trouver, tout ce que vous voulez c’est pas moi j’ai rien fait. Il avait quand même fallu du temps après, de bar blafard en hôtel louche et en bistrot crasseux, pour finalement mettre la main sur le second, vers une heure du matin. Il était un peu plus coriace que l’autre, mais guère plus. Sa superbe avait fondu, il avait tout dit : le braquage à l’ouverture de la mercerie, à neuf heures, la femme qui refuse de donner la caisse, la menace du revolver emprunté à un copain. « J’ai pas voulu, je vous jure, c’était juste pour lui faire peur, le coup est parti, je voulais pas. On a eu la trouille, on a foutu le camp ». Bénéfice : trois cents euros partagés aussitôt ; lui, il avait tout claqué pour frimer dans des bars, en donnant le reste à une pute hors d’âge. On l’avait trouvé dans un lit d’hôtel à l’heure, ronflant, abruti. Vrai ou pas vrai qu’il n’avait pas vraiment voulu tirer ? Pas d’importance. La vieille dame était morte pour trois cents euros. L’instruction, le tribunal, jugeront de ce qu’il faut faire de ces minables. Lui, Yvon Sofocle (avec un f ) Yvon Jean-Marie André Aristotelides (sans accents), il a fait son boulot de flic. Pas enthousiasmant, mais il faut bien quelqu’un pour le faire. Il considère d’un œil morne son pantalon gris bleu froissé et sa chemise bleu azur (il s’est endormi dedans). Il se lève et déplie 9
son mètre quatre-vingt cinq, ses quatre-vingt dix kilos d’os et de muscles, avec juste un peu de gras en plus autour de la taille depuis qu’il ne joue plus au rugby. Le rugby, il avait commencé tout petit, peut-être dix ans. Papa Aristotélidès (avec accents) l’emmenait de temps en temps voir un match où régulièrement il criait son enthousiasme plus fort que tout le monde ; quand son fils lui avait dit qu’il aimerait bien faire ça aussi, il l’avait tout de go emmené l’inscrire dans un club. A dix-huit ans, avec déjà son mètre quatre-vingt cinq et quatre-vingt kilos, il était devenu un bon pilier. Il avait joué quinze ans avec passion. Mais la professionnalisation, avec sa malodorante odeur d’argent, l’avait dégoûté ; flic il était, flic il resterait, sans hésitation. Son choix fait, il n’avait jamais remis les pieds sur un terrain. Il lui arrivait de le regretter (pas tellement le rugby lui-même d’ailleurs, plutôt les copains), mais un choix est un choix. Il se regarde dans le grand miroir au dessus du lavabo : encore un peu abruti de sommeil, pas rasé, avec sa tignasse noire bouclée dru, sa gueule de gitan et ses vêtements froissés, il a de quoi se faire arrêter au faciès. Ça lui est arrivé il n’y a pas très longtemps, à Barbès, un soir où il sortait d’un excellent tajine chez Ahmed, un vieux copain. Il a paisiblement exhibé sa carte aux trois flics en tenue qui se sont confondus en excuses en disant vous comprenez… Oui, oui, il comprenait. Il va dans sa cuisinette, ouvre la porte gauche du placard mural, celle qui grince, en extrait la boîte de cacao Suchard dans laquelle il met le café moulu, constate qu’il va bientôt falloir en racheter. Quatre cuillers à soupe bien pleines dans la vieille machine à café – celle-là aussi il faudra la remplacer, elle crachote vraiment trop depuis quelque temps – de l’eau à hauteur de six tasses, allumer (une petite lumière rose tremblotante) et attendre. Il va à la fenêtre, jette un coup d’œil dans la rue déjà animée et le petit square rond poussiéreux où le clochard dort sur son banc habituel, entre deux aucubas phtisiques. Grand soleil. La machine à café crachote ; il faut attendre que ça s’apaise ; quand ce ne sont plus que des râles moribonds, il est temps d’éteindre. Bizarre le clochard ce matin : parfaitement immobile. Mort ? Pourquoi pas, ce sont des choses qui arrivent, surtout aux clochards. Il boit son café très noir, très chaud, à petits coups. Il considère une fois de plus, comme quand il est vaseux, la bizarre kyrielle 10
de ses prénoms. Il raconte l’histoire, parfois, quand il est de bonne humeur. Comment son géant de père, Iannis Aristotélidès, camionneur de son état, s’était précipité fou de joie au Bureau d’Etat-Civil de la Mairie du 13e arrondissement, avait écarté d’un revers de main, comme on chasse les mouches, les trois ou quatre personnes qui attendaient au guichet, et tonitrué : « J’ai un fils ! ». Saisie de terreur sacrée par l’apparition de ce Jupiter tonnant, toute la salle s’était figée. L’employé, derrière son guichet, avait avancé un « Euh ? » respectueux, à quoi Iannis avait répondu : ‘J’ai un fils, tête de nœud, tu vois ça ! Enregistre ! On va l’appeler… Yvon… non, Sophocle, Yvon, Jean-Marie, André, et tu ajoutes : Aristotélidès, c’est mon nom, ça remonte à Périclès !’ L’employé, subjugué, avait écrit dans l’ordre ce qu’il avait entendu : Yvon, Sofocle (avec un f ), encore Yvon, c’est bien ce que le père avait dit, Jean-Marie, André Aristotelides (sans accents, il ne savait pas qu’il en fallait ; Iannis avait déclaré ensuite que ça n’avait pas d’importance, vu que des accents il n’y en avait pas du temps de Périclès). A ce moment-là, quand il raconte cette histoire, on lui demande d’habitude pourquoi ces prénoms hétéroclites. – Parce que mon père Iannis, farouche Crétois admirateur d’Athènes, aimait ce prénom, Sophocle, qu’il pensait être celui d’un grand général. Et parce que Rose, ma mère, sa femme, avait dit quelque chose comme : ‘Iannis tu déconnes. Moi je suis Bretonne, et mon fils s’appellera Jean-Marie comme mon pauvre père, André en souvenir de mon frère mort en mer, et Yvon parce que c’est joli’. Mon père faisait tout, absolument tout, ce que voulait ma mère. Un jour, son patron qui l’aimait bien, lui avait dit : ‘Avec ta femme, tu es comme Hercule aux pieds d’Omphale’, et comme il le voyait froncer les sourcils, il avait ajouté précipitamment : ‘Tu sais, Omphale, c’était une très belle femme !’ Mon père aimait raconter cette histoire. Il ajoutait parfois en regardant ma mère : ‘C’est vrai qu’elle est belle…’ Je me demande pourquoi, quand j’étais gosse, ça m’horripilait ? Face à l’employé de l’Etat-Civil, Rose avait eu d’abord le dessus, d’où ‘Yvon’, mais le fier Crétois s’était repris, et avait corrigé pour que Sophocle vienne d’abord, Yvon seulement ensuite, etc. Mais l’employé de l’Etat-Civil avait écrit exactement ce qu’il avait entendu : Yvon Sofocle (avec un f ) Yvon Jean-Marie André Aristotelides (sans accents). Rendons grâce à la conscience professionnelle de ces humbles serviteurs de l’Etat. 11
Bon, se dit-il. Je ratiocine. J’ai eu tort de boire ce verre de whisky en rentrant. Je me rase, je m’habille, je vais à La Boîte, tiens pourquoi on dit toujours ‘La Boîte’ pour parler du service ? Mais où est le couvercle je me demande, bon je vais à La Boîte, je termine le rapport sur les deux petits cons et la pauvre mercière, une mercière en plein Paris au milieu du dix-huitième arrondissement, je croyais qu’il n’y en avait plus, est-ce que c’était la dernière ? A vérifier. Mais non idiot, ça ne sert à rien, le truc est bouclé. Pourquoi je fais ce métier, bon Dieu, depuis quinze ans ? Au début ça m’amusait plutôt de pourchasser le malfrat, les babines en éveil et la queue frétillante, mais maintenant je commence à en avoir plein les pattes. Mais quoi faire d’autre ? Mercier ? Il en faut, la profession se dépeuple… Tu déconnes, Yvon-Sofocle Aristotelides… Le rasoir jetable coupe mal, ça doit bien faire une semaine qu’il sert, mais il n’y en a plus. A acheter, avec le café. C’est alors que le téléphone sonne. *
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9 h 45 Yvon Sofocle Yvon maugrée et décroche tout en cherchant le paquet de cigarettes dans la poche de la veste gris clair et fatiguée qu’il vient d’enfiler. Il faudrait quand même la donner au pressing. Ça peut bien être l’heure de la première des dix cigarettes du jour. – Ah c’est toi, Sallé. Bon, pas de panique, je serai à La Boîte dans une demi-heure. Pour ce que ça presse… Comment, pas à La Boîte, pourquoi ? Ah, une pendue ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre, d’une pendue ? Ah, le patron veut que j’y aille… Pourquoi ? A Neuilly ? Et alors… Une dame de la haute, pendue ? Me fais pas rire… Bon, on va y aller. C’est où ? L’Acropole, qu’est-ce que c’est que ça ? Ah, la maison de la pendue. L’adresse ? Je note. Ah au fait elle s’appelle comment, ta pendue ? Ro quoi ? Epelle. Roxane ? Roxane quoi ? Proy ? Proy, ça me dit quelque chose… Hein ? La femme de Eddy Proy, le PDG de… Ah oui je vois… Je vois pourquoi le patron s’y intéresse. Bon, Proy, l’Acropole, Neuilly, on s’y retrouve dans une demi-heure. Il descend sans hâte ses trois étages sans ascenseur tout en extrayant du paquet froissé une Gauloise (sans filtre) qu’il se colle 12
dans le coin (droit) de la bouche. De l’essuie-glaces de la vieille Twingo grise et un peu cabossée qu’il a garée cette nuit dans le passage piétons juste en face de chez lui, il extrait un PV mouillé à cause de l’arroseuse qui est passée à l’aube, il le roule en boule et le jette dans le caniveau. Le garçon du bar-tabac qui essuie ses tables le regarde avec réprobation. La portière s’ouvre mal ; depuis le dernier accrochage, rue des Martyrs, ça coince un peu. Il démarre sans hâte. Il a dit une demi-heure au petit Sallé, comme ça, pour faire sérieux ; avec les embouteillages, il arrivera quand il pourra, inutile de se ronger la rate. Il se dit que s’il était flic dans une série policière télévisée il foncerait à toute berzingue, sirène hurlante, en collant d’une main le gyrophare sur le toit et en pilotant de l’autre de savants slaloms qui laissent ébahis des employés de bureau timorés et des mémères outrées qui ne dépassent jamais le quarante à l’heure, et il y en a toujours deux qui dans son sillage se télescopent, et on voit bien que ça va donner une idylle à développer en marge de l’action principale, mais lui il est déjà passé, il est pressé, il s’en sort toujours indemne. On verrait à ses sourcils froncés qu’il réfléchit intensément. En fait il ne réfléchit pas, il ne pense à rien, il a sommeil. Peutêtre qu’il dort un peu en conduisant la Twingo, elle sait ce qu’elle a à faire, car quand il arrive il est un peu surpris, et sa montre lui dit qu’il a mis quarante minutes pour venir. Pas mal. C’est ça, l’Acropole ? Sacrée chaumière… Un hôtel particulier avec cariatides pour soutenir une porte d’entrée si large que sûrement elle n’y arriverait pas toute seule. Une façade lourdement Napoléon III, en retrait de l’avenue, de sorte qu’on franchit un grand jardin peuplé de roses avant de monter les six marches d’un perron majestueux, où le flic en faction salue militairement et est salué distraitement. Sofocle salue aussi les cariatides. Il préférerait leur pincer les fesses, mais elles n’en ont pas, ou si elles en ont c’est pris dans la muraille et inaccessible. Un hall d’entrée étincelant, façon Galerie des Glaces, au-delà duquel on voit un jardin, un vrai celui-là, probablement grand comme la moitié d’un arrondissement de Paris. Le petit Sallé est là. Trente et un ans, un DEA d’immunologie après quoi il a plaqué en déclarant que marner toute sa vie pour un improbable Nobel, avec un salaire de misère et d’abord pas de salaire du tout mais avec l’honneur d’être le larbin d’un patron de labo, ça il ne voulait pas. Ensuite l’Ecole de Police, sorti en très 13
bon rang, veut se consacrer à la police scientifique mais apprend sur le terrain depuis trois ans avec un Aristotelides qu’il admire : un type qui trouve la solution d’un problème, comme ça, sans avoir l’air d’y penser, ça le fascine. Une jolie femme timide, un bébé de deux ans. L’air un peu fluet, mais ne pas s’y fier : ceinture noire de judo et bon connaisseur de quelques autres sports asiatiques. On l’a vu il y a deux mois face à un malabar ricanant sûr d’aplatir ce gringalet : le petit Sallé s’est littéralement envolé, et sans qu’on ait le temps de comprendre quoi que ce soit, il était sur le dos du type à terre qui, le bras tordu derrière le dos, hurlait, et qui ensuite a quasiment tendu les poignets vers les menottes en chialant comme un môme. Quand on a demandé à Sallé s’il pouvait réellement lui casser un bras, il a eu l’air un peu étonné et répondu que oui, bien sûr, c’est une prise pas très régulière mais efficace. Efficace, pas de doute… – Bonjour patron dit-il. Venez, c’est à l’étage. Vous allez voir il y a quelque chose de bizarre. – Bonjour mon petit Sallé. Pourquoi il a toujours l’air un peu agacé quand je dis « mon petit Sallé » ? Il m’a dit un jour qu’il aimerait mieux pas, que ça fait rire. Je ne vois pas pourquoi, mais chacun ses bizarreries. Si je l’appelle comme ça, c’est que je l’aime bien. *
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11 h 00 – Montons par le grand escalier, dit Sallé, c’est un peu impressionnant mais ça ira plus vite que l’ascenseur qu’il faut aller chercher là derrière. Voilà, nous y sommes. Qu’est-ce que vous dites de ça ? C’est la salle de bains de Mme Proy. Tout en marbre. Je sais, ça ressemble plutôt à une piscine, mais c’est sa salle de bains. Elle est là. Un idiot l’a dépendue puis allongée sur ce sofa, mais elle est parfaitement morte, et tout semble montrer qu’elle était morte quand cet idiot l’a décrochée : il s’appelle Ange Tamborini, c’est le jardinier-homme de confiance-homme à tout faire, etc. des époux Proy. Je l’ai vu, un costaud dans la soixantaine, c’est logiquement possible. – Salut Jean-Marie, je t’attendais dit Barells. Jean José Barells, quarante-quatre ans, Catalan né quelque part entre Perpignan et Barcelone et par hasard du côté français, 14
aussi long et sec que Yvon Sofocle Aristotelides est large et lourd, licence et CAPES de philo, ancien champion de France du 400 mètres haies, une femme lumineuse qui a quelques années de plus que lui, qui peint joliment à l’aquarelle et qui cuisine merveilleusement, quatre enfants. La police l’ennuie, mais il la pratique avec conscience, heureusement casé dans un commissariat qui ne connaît jamais de meurtres (s’il y en a, on évite d’y mêler la police et on s’arrange en famille), a écrit un roman policier qu’il espère voir publier un jour, mais, dans l’attente d’un improbable éditeur, avec le concours épisodique et agacé de son frère professeur de littérature classique à Lyon II, il s’amuse à le traduire en grec ancien. Un peu dérouté par les nombreux prénoms qui entourent Sofocle, il a opté définitivement pour Jean-Marie. – Alors, dit-il, on t’a mis dans le coup. Remarque, je préfère. C’est un coup à emmerdes, comme ça on partagera. Pas belle à voir. Tout à fait le pendu qu’on a décroché trop tard. A première vue c’est bien de pendaison qu’elle est morte, mais allez savoir, on l’a peut-être aidée. Le légiste est venu, il attend pour s’en occuper que les gars aient fini. Les gars ce sont le photographe et deux types qui relèvent les empreintes. – Qu’est ce qu’ils cherchent ?, demande Sofocle Aristotelides, et Barells répond : – Je ne sais pas – Et eux ? – Ils ne savent pas non plus, leur boulot c’est de relever les empreintes alors ils relèvent. Qu’est-ce que tu en penses, Jean-Marie ? Jean-Marie Sofocle etc. ne pense rien. Il regarde. Une grande salle de bains toute en marbre, blanc-rosé, il trouve ça un peu écoeurant, framboise écrasée, mais bof. Salle de bains ou piscine ? Parce que, si c’est une baignoire, c’est grand, un bassin plutôt, deux marches à monter avant de descendre avec une petite échelle, mais ce qui montre que c’est une baignoire c’est la robinetterie. Rutilante… En or ? Pas possible, qui oserait une robinetterie en or ? Pour l’instant c’est plein d’une eau visiblement froide. – Regarde, dit Barells. Elle s’est pendue – ou a été pendue – avec ça, qu’elle a encore autour du cou. C’est un foulard de soie, rouge lamé d’or, immense – plus de deux mètres cinquante sans doute. Dans les deux tiroirs du haut de la commode, il y en a bien trente, tous très beaux. Celui-là, il a été roulé serré, noué solidement aux deux bouts, un nœud simple autour du cou, et accroché à cette sorte de potence que tu vois là avec une lampe, pour ça 15
elle est sans doute montée sur ce tabouret rouge. J’ai vérifié, la potence est à deux mètres cinquante du sol, c’est plausible, elle a donné un coup de pied, le tabouret a valdingué, là où tu le vois, il paraît que personne n’y a touché, et voilà, fin de Mme Roxane Proy et début d’une emmerde pour les commissaires Barells et Aristotelides. Parce que tout ça, c’est ce qu’on vient de me dire, mais je ne suis pas sûr d’y croire. Qu’est-ce que tu en penses ? Il pose la question comme ça, sans attendre de réponse. Sofocle ne dit rien. Il regarde la potence, d’où pend un luminaire chinois. Effectivement on peut y accrocher quelque chose si on y tient. Est-ce que c’est assez solide pour supporter… combien pèse-telle, disons cinquante kilos ? A vérifier. Le tabouret, assez haut – soixante centimètres ? – laqué rouge, chinois lui aussi, avec des pieds-dragons, hideux ; il est couché sur le sol, à un endroit où il est plausible que l’ait envoyé un coup de pied désespéré. Près du luminaire, un guéridon étroit et haut sur pattes, laqué rouge lui aussi, avec un très beau vase en cristal et une rose pourpre. A côté, un lavabo double, en marbre comme tout le reste, et une commode, ventrue, inévitablement laquée rouge et or. Il n’y connaît pas grand chose en meubles chinois, mais évidemment ce meublelà est un très beau meuble. Quatre larges tiroirs. Les deux du haut sont en effet pleins d’écharpes de soie. Il en déplie deux ou trois, très grandes, très belles ; on doit pouvoir se pendre fastueusement avec ça. Les deux tiroirs du bas semblent pleins de lingeries. Il regarde le petit Sallé qui répond : ‘Je vais faire l’inventaire.’ Il contourne la baignoire-piscine et jette un coup d’œil par la fenêtre – fermée qui donne sur le jardin – effectivement plus qu’un jardin, un parc avec de grands arbres. Le soleil commence à taper dur, comme pendant toute cette fin juillet, il est onze heures il va faire encore chaud. A gauche de la fenêtre, une coiffeuse, vaste, encombrée de pots, de tubes, de flacons, de tout ce que peut produire la cosmétique moderne pour entretenir chez les femmes l’illusion qu’elles ne changent pas. De part et d’autre une colonne de tiroirs assez étroits ; Sofocle regarde Sallé qui répond : ‘Je vais faire l’inventaire…’. Barells, un peu agacé, dit qu’il a regardé bien sûr, mais laissé tout en état, mais que dans le tiroir de gauche, en haut, il y a quelque chose de bien intéressant… Effectivement ; un gros carnet relié en cuir rouge – décidément… – un carnet d’adresses. Il a l’air copieusement rempli. Sofocle dit à la cantonade : ‘Il va falloir éplucher ça…’ 16
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11 h 45 Il regarde enfin Roxane Proy. Le corps est allongé sur le sofa qui occupe le dernier panneau, au pied de la baignoire-piscine. La bonne cinquantaine, belle femme certainement ; elle est vêtue comme pour sortir, avec chaussures de ville. Sofocle est grognon. Il n’a pas assez dormi. Il se rend compte qu’en montant l’escalier d’apparat, tout à l’heure, il a jeté ce qui restait de la Gauloise 1. La moitié pas encore rongée. Quand il a dit au revoir au rugby, il s’est mis à fumer. Un peu d’abord, puis un peu plus, un peu plus… Il y a un an, il a décidé que ça suffisait comme ça, il a décidé d’arrêter, avec un truc imparable : s’accorder dix cigarettes par jour, pas une de plus, et ne jamais les allumer. Ça marche. L’ennui, c’est que quand il est préoccupé, il a tendance à ronger. Il se demande s’il n’a pas remplacé une mauvaise habitude, fumer, par une autre, chiquer. Bah, on verra plus tard. Il a quand même eu tort de jeter dans l’escalier ce qui restait de la Gauloise 1 : il se trouvera bien un fin limier pour trouver ça et en faire une pièce à conviction. Il faudra que tout à l’heure en descendant il voie s’il peut récupérer son mégot (est-ce qu’on peut dans ce cas-là dire qu’il s’agit d’un mégot ?). Il farfouille dans la poche de son veston et extrait du paquet froissé la Gauloise 2 qu’il se colle au coin (droit) de la bouche. Barells sort son briquet comme on dégaine, l’allume et présente la flamme à un JeanMarie qui le regarde d’un air bovin et dit, l’esprit ailleurs : – Je ne fume pas. – Ah bon, dit l’autre un peu décontenancé. Ce type l’a toujours surpris. Ça fait un bail qu’ils se connaissent, ils ont autrefois usé leurs semelles sur les mêmes filatures. Lui, Barells, se coule des jours paisibles à la tête du commissariat le plus chic de la région parisienne, et Jean-Marie est à La Boîte. Du prestige, mais un boulot que lui, Barells, ne voudrait sûrement pas faire. Jean-Marie, lui, on dirait que ça lui plaît. Déconcertant bonhomme quand même, ne serait-ce que par cette façon d’être toujours derrière un autre prénom que celui à qui on parle. Décider une fois pour toutes de l’appeler Jean-Marie, ça simplifie. Drôle de bonhomme. Il a l’air ensommeillé, il vous regarde d’un air bovin, il dit qu’il ne pense rien, et c’est peut-être vrai qu’il ne pense pas ; seulement voilà, au bout d’un certain temps il vous dit d’un air paisible, comme ça, en passant : l’assassin, c’est le beau-frère, évidemment, 17
et en quelques phrases il vous reconstitue toute l’histoire, tellement évidente maintenant qu’il la raconte qu’on se demande pourquoi on n’y a pas pensé avant, et comment il a fait pour y penser – mais justement, est-ce qu’il y a pensé, est-ce qu’il pense jamais quelque chose, ou ça se met comme ça en place, tout seul, dans sa tête ? Barells a lu un jour quelque chose sur les calculateurs de calendriers, les types à qui on donne une date quelconque (dans le calendrier grégorien, il y a même des fortiches qui peuvent dans le julien, mais c’est plus rare) et qui disent toujours, immédiatement, quel jour de la semaine c’était, sans jamais se tromper… Ou bien le calculateur prodige, vous lui demandez la racine quatrième d’un nombre de douze chiffres, et hop, voilà la réponse, tout de suite, et juste. Si on demande au type comment il fait, il ne sait pas, c’est à peine s’il comprend la question : il sait la réponse, c’est tout, ça se fait tout seul dans sa tête, il n’a qu’à regarder le résultat. Demandez à un ordinateur la racine quatrième d’un nombre de douze chiffres, il répondra à peu près aussi vite que ce type, et juste bien sûr, mais si vous demandez à cet ordinateur comment il fait il ne sait pas ; bien sûr le type qui a fait le programme sait et peut vous expliquer, mais l’ordinateur, lui, il ne sait pas, il peut donner la solution, c’est tout. Jean-Marie doit être un type comme ça, une espèce d’ordinateur policier, il n’a pas besoin de penser. Il regarde, il entre les données, et puis il faut attendre que ça se mette en place comme il faut, et hop, voilà l’affaire est résolue. Barells se demande s’il l’envie. Il est presque surpris quand il entend, enfin, Jean-Marie qui demande : ‘Qui a découvert le corps ?’ – Colomba Tamborini. Elle a cinquante-huit ans, elle est femme de chambre-femme de confiance-gouvernante-amie de Roxane, quelque chose comme la nourrice du théâtre antique. Elle est bouleversée, j’ai eu du mal à en obtenir quelques paroles cohérentes, on va la revoir, je t’attendais pour ça, et pour voir aussi Ange, son mari. Deux Corses au service des Proy depuis toujours. – Et Eddy Proy ? – Eh bien ça c’est la cerise sur le gâteau, et c’est même sans doute pour ça qu’on te met dans le coup. Pour l’instant, il est dans les pommes ; ça devient même inquiétant, ça fait des heures, le médecin de la famille est avec lui, j’aimerais bien qu’il se réveille… Dans cette salle de bains à la Cléopâtre, ce que les Tamborini ont découvert, c’est la femme pendue, mais aussi le mari, allongé par 18
terre et inconscient. Ange Tamborini a dépendu l’une et l’a allongée sur ce divan, il a ramassé l’autre et l’a allongé sur son lit, dans la chambre d’à côté. – Bon, dit Sofocle, on va aller voir ça. Mais ici, Sallé, tu m’as dit qu’il y a quelque chose de bizarre ? – Oui, patron, la potence. Supposons qu’elle supporte le poids de quelqu’un. Si on accroche quelque chose, c’est forcément au bout à cause du luminaire, ça c’est logique. Le bras horizontal ne fait guère plus de cinquante centimètres de long ; donc la personne qui se pend est bien proche de ce guéridon, là. Or un coup de pied pour faire tomber le tabouret, ça crée nécessairement des remous. Et j’ai toujours entendu dire qu’un pendu se débat, même brièvement. Or le guéridon, le vase, la fleur, n’ont pas bougé… Alors, on peut se demander, et peut-être penser que… – Bien, dit Barells, allons voir Eddy Proy. C’est la chambre à côté, celle de droite, celle de gauche est à Madame. Une grande chambre aux murs tapissés d’une très belle paille japonaise gris-bleu très clair, aussi sobrement meublée que la salle de bains peut paraître extravagante. Allongé sur le lit, Eddy Proy encore inconscient, semble-t-il. Bel homme, la quarantaine, très brun, pantalon bleu clair et chemise blanche. Il est en train de reprendre conscience, dit l’homme assis à son chevet. ‘Je suis le Dr Parton, médecin de Roxane et Eddy Proy depuis toujours, ou presque. C’est abominable, je ne comprends pas. Evidemment, ils avaient de gros soucis depuis quelque temps, mais jamais je n’aurais cru qu’elle pourrait se suicider, et surtout pas de cette façon horrible. Quant à lui, il est inconscient. Il va falloir faire des examens, trois ou quatre jours en clinique en tous cas. Ah, voilà, je crois qu’il est en train de reprendre conscience…’ Alors, brusquement Eddy Proy se redresse, et hurle ‘Roxane !’. Ce qui explose dans ce cri, c’est une terreur abyssale, une angoisse sans nom, venue du fond de l’être, du fond des âges. Figés d’effroi et de pitié, ils sont là, immobiles, impuissants. Et vient la plainte d’un enfant qui souffre : ‘Maman, il fait noir, allume, ouvre la fenêtre, j’étouffe, maman, pourquoi il fait noir ? Parlemoi maman, je veux voir…’ La fenêtre est ouverte, la pièce inondée de soleil. Eddy Proy est aveugle. Le médecin leur fait signe : ‘Sortez’. *
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12 h 45 Ils se retrouvent au rez-de-chaussée, dans ce que Barells désigne comme le bureau d’Eddy Proy. Une vaste pièce, illuminée de soleil, qui donne sur le parc par deux portes-fenêtres ; en face, une haute cheminée en pierre blanche de Touraine ; de part et d’autre les murs sont occupés par deux grandes bibliothèques vitrées en acajou, avec des livres reliés, du genre on n’est pas sûr qu’ils soient lus. Un ameublement sobre. Un grand bureau en acajou avec deux colonnes de tiroirs de part et d’autre, deux téléphones, un sousmain, un coupe-papier en ivoire, rien d’autre, une surface nette. Un grand canapé et trois fauteuils club, le tout en cuir blond, très confortables. Des tableaux. Un grand Vlaminck. A n’en pas douter, se dit Sofocle, c’est un Vlaminck : un hameau sous la pluie, des toits bleus, quatre troncs d’arbre désespérément courbés sous la tempête à l’assaut d’un ciel orange et bleu-vert, un chemin miroitant de flaques vertes et rouges… Trois portraits de jolies femmes mousseuses, signés lisiblement Van Dongen. Un autre portrait, d’un style totalement différent, une très jeune fille d’un rose translucide qui rit, il se dit que ça ressemble bien à Renoir… Deux ou trois autres tableaux qu’il n’identifie pas et qu’il regarde distraitement. Entre les deux portes-fenêtres, deux campagnes flamandes, marronnasses et un peu tristes, dont le classicisme apprêté jure avec le reste, et de plus mal accrochées à contre-jour. Sofocle revient au Vlaminck. Pourquoi un homme comme Eddy Proy, un très important et riche homme d’affaires, a-t-il choisi ces tableaux-là ? Ça ne colle pas. Le Vlaminck est génial, mais les deux flamands seraient bons pour un obscur musée de province qui a besoin de garnir ses murs. En plus ils sont mal accrochés, comme s’il valait mieux ne pas trop les voir… Alors, qu’est-ce que ça dit de l’homme ? Est-ce que ça peut aider à éclaircir le mystère ? Mais en fait, y a-t-il un mystère ? Peut-être. Une femme se suicide, ou bien on la suicide, son mari peut-être la suicide ? Mais le mari est retrouvé inconscient, il se réveille aveugle, provisoirement sans doute, attendons ce que va dire le médecin. Un mystère peut-être, mais sûrement un beau sac de nœuds en perspective. Après tout, ces tableaux, peut-être que Proy ne les a pas choisis, peut-être qu’il s’en fichait, qu’il a laissé faire ça à un décorateur ? Mais qu’est-ce que cette histoire de tableaux vient faire là dedans, tout ça n’a ni queue ni tête… Hein, pardon qu’est-ce que tu dis Barells ? 20
– Ah, enfin Jean-Marie, tu te réveilles… Je te disais que j’ai encore dans l’oreille ce hurlement du veuf quand il a crié le nom de sa femme. J’en ai encore la chair de poule. Ce type qui se réveille, et qui retrouve la mémoire, la vision de sa femme pendue… retrouver ça, il y a de quoi hurler… – Retrouver ça et peut-être bien d’autres choses derrière, dit Sofocle – Quoi ? – Je ne sais pas, autre chose, j’ai le sentiment qu’il y a une très longue histoire dans ce cri. Une histoire où il y a sa mère. Il a crié : Maman ! – Tout le monde appelle sa mère du fond de l’abîme, dit Barells, et Sofocle répond : Oui. Il se souvient. Le petit truand derrière lequel il galopait depuis dix minutes dans le dédale d’un immense casse à Courbevoie, les coups de feu, et comment, blessé au bras, il avait laissé tomber son pistolet immédiatement englouti sans espoir de retour dans de la ferraille, comment il s’était retrouvé en face de ce type tremblant, hâve, échevelé, drogué jusqu’à la moelle, et qui, ricanant, braquait sur lui son revolver, à trois mètres. Une pensée fulgurante, en une demi-seconde, sans mots, mais qu’il avait ensuite mise en mots par quelque chose comme : Voilà, c’est fini, je meurs ici. Et, très clair, très net, le cri de détresse venu du fond des âges : Maman ! Le type avait tiré ; enfin, essayé, cet imbécile avait gaspillé toutes ses balles dans la pétarade, il s’est retrouvé, idiot, regardant d’un air stupide son revolver inutile. Pas longtemps : un formidable coup de poing, chargé de toute l’angoisse d’une mort mise en sursis l’avait expédié dans des pommes où il était encore à l’arrivée des collègues dix minutes plus tard. Oui, il peut toujours survenir un moment où on appelle maman. *
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14 h 00 – Bon, dit Sofocle, si tu veux on va aller voir les Tambou… Tambourini, c’est ça ? – Tamborini, Ange et Colomba. – C’est ça. Mais avant j’aimerais bien que tu me briefes un peu sur ces gens ; c’est dans ton secteur, tu dois savoir des choses sur eux ? 21
– Oh oui, répond Barells, d’autant plus que j’ai dû il y a trois ou quatre ans m’occuper d’une affaire un peu bizarre qu’on m’a assez vite prié de laisser tomber, ordre d’en haut. Parce que tout ce qui touche à Eddy Proy et à ses affaires touche aussi à la Défense Nationale et peut-être bien à quelques secrets d’Etat… Bon, je résume. Edouard Proy est PDG de la THEBES, en clair la Société des Thermes de Bessières-la-Grande, une petite ville de la basse vallée du Rhône réputée dès la période gallo-romaine pour sa source aux vertus supposées curatives. Le rapport avec la Défense Nationale ? Il n’y en a pas. Tout ça remonte à Tsirko Jovanovic, un Serbe qui sous l’Occupation faisait de gros bénéfices en amassant des métaux non ferreux pour le compte des Allemands. Ce Tsirko avait racheté pour presque rien cette THEBES, afin d’abriter des activités peu légales derrière une société écran. L’homme était habile. Il avait eu des ennuis à la Libération, mais s’en était bien sorti en prouvant quelques activités de résistance, vraies ou fausses, dont le fait qu’il avait caché pendant trois ans un certain Zafirin Breochev, un Juif de Bukovine qui semble avoir été un grand ingénieur. C’est ce Breochev qui a été à l’origine de la fortune de l’entreprise, notamment en inventant un procédé qui permettait d’augmenter considérablement la portée et la précision des radars, et surtout leur miniaturisation, d’où le fait qu’on a pu en embarquer dans des avions. Il semble que ce Breochev ait compris avant tout le monde les possibilités du transistor. Ça a continué sur cette lancée, d’où les liens avec la Défense Nationale… Alors ensuite… Sofocle décroche. Ce Breochev, se dit-il, ça me rappelle quelque chose… C’était du genre professeur Tournesol ou savant Cosinus ? Ah oui je vois, comme ce prof de physique-chimie, au lycée en première, le distrait, farfelu, plein d’humour, il se moquait de lui-même, le genre de savant lunaire qui ne peut pas se cuire proprement un œuf sur le plat, mais qui se passionne pour un phénomène bizarre et qui en tire une vraie découverte, et d’autres deviendront riches à sa place, mais il s’en fiche il n’y pense pas il est sur un autre problème. Ce Jovanovic qui lui a sauvé la vie, c’était peut-être un brave type… Ouais, un type qui faisait fortune en trafiquant avec les Allemands… Peut-être aussi qu’il espérait bien faire comme ça un bon placement… Alors la Défense Nationale… Une vengeance posthume de Cosinus… Oui mais… Hein, pardon, tu disais Barells ? 22
– Merci de m’écouter. Je disais que, si la THEBES est devenue un empire industriel, commercial, financier, c’est surtout grâce au fils de Tsirko, Georges Radovan Jovanovic, familièrement surnommé ‘Laïus’ à cause de son bagout. Le vieux Tsirko, qui voulait faire de ce fils unique son héritier à la tête de ses affaires, le menait à la dure, ou plutôt il le croyait. En fait le garçon a bien failli disparaître victime de la malédiction paternelle. Un beau scandale. Le petit Laïus, vers vingt ans, avait plu à un ami de Tsirko, un riche armateur grec nommé je crois Pelo… Pelop quelque chose, disons Pelopoulos ; ce type avait invité le garçon à passer une quinzaine sur son yacht, avec sa femme Melina et son fils, un adolescent nommé Christos. Lors d’une escale ce Pelomachin prend l’avion pour gérer ses affaires à Athènes, mais il a la mauvaise idée de revenir à son bateau trois jours après, sans prévenir, et il trouve sa femme au lit avec le capitaine, et, dans un autre lit, Laïus et le petit Christos. Enorme fureur du bonhomme, plus encore de se découvrir un fils séduit par un homosexuel que de trouver sa femme infidèle. Il boxe le capitaine, flanque une raclée à son rejeton, balance le petit Laïus par-dessus bord, sans danger en fait parce qu’ils étaient à quai, et il téléphone furibard à son vieux copain Tsirko. Ils se sont arrangés pour étouffer l’affaire… – Mais comment tu sais ça ? demande Sofocle – J’ai appris ça, et quelques autres détails pittoresques, lorsque j’ai participé à l’enquête sur la mort brutale de Laïus, bien plus tard. Mais je te termine l’histoire. Il semble que, après cet esclandre, le vieux Tsirko avait réussi à reprendre les rênes. Laïus est devenu sérieux. Il s’est révélé un remarquable homme d’affaires lorsqu’il a repris la direction de la THEBES à la mort de son père. C’est grâce à lui qu’elle est devenue ce qu’elle est, avec de la haute technologie, essentiellement dans les télécommunications et le nucléaire, mais on trouve aussi dans cet empire des entreprises de transports, des affaires d’épuration et de distribution des eaux, du bâtiment, de la télévision, un réseau d’hôtels de luxe, etc. A trente-cinq ans, il a rencontré Roxane Craihon, dix-huit ans, fille d’un honnête commerçant en tissus de Roanne, qu’il a enlevée à la hussarde et épousée deux semaines plus tard ici même, à Neuilly. En vingt ans ensuite il a grossi la THEBES à la dimension d’une multinationale. On ne cultive pas une telle réussite sans écraser bien des pieds au passage. Il se pourrait qu’il en soit mort. On l’a un jour retrouvé inanimé à côté de sa grosse 23
BMW, au carrefour de trois routes du côté d’Epernon. Contusion crânienne, il est mort peu après. On n’a jamais trouvé le ou les agresseurs. – Qui héritait ? demande Sofocle. – La fortune de Laïus était considérable, en propriétés immobilières et du fait d’un gros portefeuille composé notamment d’actions de la THEBES où il était majoritaire. Le couple était sans enfants. Il y a eu quelques contestations, avec des cousins, mais finalement c’est la veuve qui a hérité de l’essentiel. – Bien, et Proy dans tout ça ? – Edouard Charles Proy. Il est entré à la THEBES à dix-neuf ans comme membre du service de sécurité – en fait un gros bras utilisable en cas de coup dur – et s’y est rendu indispensable. Le climat au sein de la THEBES est devenu détestable après la mort de son président, les conflits de pouvoir ont flambé, le haut personnel a été décimé par des démissions en chaîne. La veuve de Laïus, Roxane, et son frère, André Craihon, se sont affrontés publiquement, chacun prétendant au sommet du pouvoir. Roxane est alors obsédée par la mort de son mari. Elle promet une forte récompense à qui permettra de retrouver le ou les agresseurs, persuadée que cela mettra fin à la série noire. Proy est un garçon actif, entreprenant, il se paie d’audace, il va la voir, lui promet de trouver la vérité. En fait, il ne trouvera pas les agresseurs de Laïus, mais il va réussir un coup de maître : il met en lumière le rôle d’une certaine Sfygia Phobia, une redoutable avocate d’affaires au service d’un grand groupe financier qui faisait en sous-main ce qu’il fallait pour miner la THEBES, des requins qui espéraient bien mettre la main sur ses dépouilles. Proy a fourni des preuves irréfutables de manœuvres de toute évidence illégales de cette Sfygia Phobia. Ça a déclenché un beau scandale, qui a culminé lorsque cette femme est morte d’une crise cardiaque lors d’une entrevue décisive avec Proy. Le meurtre de Laïus n’en a pas pour autant été éclairci, mais la veuve de Laïus, Roxane, a été si séduite par ce beau jeune homme que la récompense promise est devenue une invitation au mariage. Il avait 22 ans, elle 40, il n’a pas hésité ; au demeurant c’était une très belle femme… Il semble que, si improbable que cela paraisse, ce fut un mariage d’amour, et un couple heureux. – Bah, dit Sofocle, ça se voit. Il y a des femmes mûres qui fondent à la vue d’un jeune homme, et parfois un jeune homme s’amourache d’une femme assez âgée pour être sa mère. Le roi 24
Henri II, fils de François Ier, avait 19 ans quand il est tombé amoureux fou de Diane de Poitiers, qui avait vingt ans de plus que lui. Ça a duré 20 ans, jusqu’à la mort du roi. Barells le considère d’un œil surpris : il ne connaissait pas cette culture à Jean-Marie. – Oui, dit-il, tu as raison. En tous cas, pour Edouard et Roxane Proy, la différence d’âge ne les a pas empêchés d’avoir des enfants. Quatre. Anémone, qui doit avoir dans les dixhuit ans, puis Jasmine, et enfin deux jumeaux, Paul et Etienne. Eddy Proy est PDG, mais il a eu la sagesse de partager le pouvoir avec André Craihon. Les deux hommes ne s’aiment guère, mais savent qu’ils auraient tout à perdre à s’opposer. Craihon est en vacances du côté de Tarragone, on l’a prévenu, il devrait arriver bientôt. Bon, allons voir Ange et Colomba Tamborini. Ils doivent être à l’office, en train de faire du café. Tout à l’heure je n’ai pas pu en tirer grand-chose, ni d’elle sanglotante, ni de lui farouchement muré dans un énorme désir de vengeance où il semble prêt à démarrer la vendetta contre le monde entier. Quand j’ai vu ça, je leur ai demandé d’aller faire du café. Il faut toujours suggérer aux témoins trop perturbés d’aller faire du café. Et, comme Sofocle lève un sourcil interrogateur : – Oui, comment, tu ne sais pas ça ? C’est un tuyau que je dois à un vieux médecin de campagne. Il m’avait expliqué que quand il tombait dans une ferme en plein drame – un accouchement où on avait voulu faire l’économie du médecin, mais qui tournait mal, un vieux en pleine crise cardiaque, etc. – il demandait toujours aux femmes d’aller faire bouillir de l’eau : ça les occupait et il en était débarrassé un moment. Eh, bien tu vois, le café et l’eau chaude, c’est pareil. Sofocle apprécie ; il n’aurait pas vu ça comme ça, mais ça se défend. *
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15 h 00 Ange et Colomba sont effectivement à l’office, avec une forte femme qui se présente comme Maria Gonzales, cuisinière, tous trois face à un café qui refroidit. Ange est un homme sec, tout en muscles. Rigide sur sa chaise, crinière blanche, le masque figé, le regard perdu dans la contemplation d’on ne sait quoi, cet homme est un explosif en attente d’une allumette ; c’est à peine 25
s’il semble remarquer leur arrivée. Colomba, toute en rondeur, le visage bouffi de larmes, somnole dans un fauteuil Voltaire incongru dans cette pièce. Elle sursaute en les voyant, balbutie l’offre d’un café et demande : – Pourquoi, pourquoi elle a fait ça ? Ce n’est pas vrai, je ne veux pas, Monsieur le commissaire, Monsieur, Messieurs, dites-moi, pourquoi elle a fait ça ? – C’est bien ce que nous nous demandons, dit Barells. Voici mes collègues, le commissaire Aristotelides et le capitaine Sallé. Je sais, Madame, que tout ceci est très douloureux pour vous, mais il faut que nous sachions ce qui s’est passé. Colomba n’est pas très facile à comprendre, tant les expressions de sa douleur perturbent le simple récit des évènements, mais comme Barells, avec tact, la recadre périodiquement, il en ressort que les époux Proy ont passé une nuit agitée. Apparemment ni l’un ni l’autre ne se sont couchés. De sa chambre, elle entendait leurs voix, mais sans écouter bien sûr de sorte qu’elle ne peut pas savoir ce qu’ils se disaient. Un peu après six heures, inquiète de ne plus rien entendre, elle a frappé, n’a pas obtenu de réponse, est entrée et a vu Madame pendue et Monsieur par terre, elle a cru qu’il était mort. – Alors j’ai crié, alors Ange est venu et il a… euh… mis Madame sur le sofa, et emporté Monsieur sur son lit, dans sa chambre, à côté, et puis j’ai appelé le Dr Parton. – Où était exactement Monsieur Proy quand vous l’avez découvert ?, demande Sofocle. Colomba se tourne vers son mari, qui répond sans regarder personne : – Allongé par terre, sur le dos, comme s’il était tombé à la renverse, la tête contre la marche qui est au bord de la grande baignoire. – Bien, dit Barells. Il était donc un peu plus de six heures. Mais vous n’avez téléphoné à la police qu’à neuf heures. Pourquoi ? – J’étais perdue, je ne savais pas quoi faire, j’ai quand même dit à Ange qu’il faudrait peut-être téléphoner au commissariat, mais Ange m’a dit que non, que ce qu’il fallait c’était joindre Monsieur André, le frère de Madame, qui sait toujours ce qu’il faut faire. Il est en vacances en Espagne, Ange a téléphoné, ça a été difficile, finalement… raconte, Ange… Ange sort de sa rigidité, juste ce qu’il faut : – Il nous avait laissé un numéro de téléphone là-bas, j’ai appelé, mais ça a été difficile pour avoir une ligne, puis j’ai eu 26
quelqu’un qui m’a dit qu’il n’était pas là, que si c’était vraiment une urgence il fallait appeler un autre numéro, j’ai appelé là, ça a été difficile encore une fois, finalement j’ai eu Monsieur André, je lui ai dit ce qui se passait, il y a eu un grand silence, j’ai cru qu’on était coupés, mais non, il a dit : bon, je prends le premier avion possible, je pense être là ce soir, appelez la police. Voilà. – Et hier ? demande Sofocle. Ange est retombé dans son mutisme, c’est Colomba qui répond : – Depuis quelques jours Roxane – Madame, je veux dire – était tendue, préoccupée, inquiète, anxieuse, je ne sais pas comment il faut dire. Je ne sais pas pourquoi, mais elle qui m’a dit tellement de choses dans sa vie, sur sa vie, elle se contentait de me dire maintenant : ‘Non, ma pauvre Colomba, ce n’est rien, des idées que je me fais, ça va passer, ne t’inquiète pas.’ Mais ça ne passait pas, je la voyais de plus en plus triste, comme si un mauvais rêve la poursuivait. Et des rêves elle faisait. Il y a trois nuits je l’ai entendue crier, je suis allée voir, il a fallu que je la secoue pour la réveiller, elle me regardait avec les yeux de la mort, et finalement elle m’a dit : ‘C’est un cauchemar, toujours le même, je ne peux plus supporter ça…’ mais elle n’a pas voulu me dire le cauchemar. Je me suis dit que quelque chose clochait peut-être avec Monsieur, eux qui pourtant avaient l’air si unis, si heureux avant. Hier soir j’étais vraiment inquiète, surtout que vers onze heures elle m’a dit : ‘Bon va te coucher Colomba, et dis à Ange que lui aussi il peut aller se coucher.’ Elle m’a dit aussi qu’ils attendaient un visiteur, que je ne m’en occupe pas, qu’elle irait ouvrir elle-même. – Tais-toi, dit Ange. – Non, ces messieurs c’est la police, il faut que je dise. Je suis allée me coucher, mais je ne suis pas arrivée à dormir. De ma chambre, j’entendais aller et venir, et qu’ils discutaient fort, mais bien sûr je n’ai pas écouté. Et puis vers quatre heures peut-être, une auto est arrivée, Monsieur ou Madame, je ne sais pas, est allé ouvrir, un homme est entré – je ne l’ai pas vu, mais j’ai entendu la voix – et après plus rien. Si, vers cinq heures et demie l’auto qui démarre. Puis plus rien. C’est là que je suis devenue tellement inquiète que je suis allée voir, et… – Oui, dit Sofocle avec sollicitude (cette Colomba, elle pourrait être la cousine de Rose), vous avez vu… Je comprends que vous 27
soyez bouleversée. Mais dites-moi, vous avez je crois un appartement au deuxième étage ; comment êtes-vous descendue au premier ? – Par l’escalier, à cette heure-là je ne voulais pas faire de bruit avec l’ascenseur – Avez-vous vu quelqu’un ? – Euh… non… si, attendez… je crois en sortant de chez moi, au bout du couloir, quelqu’un, c’était Alex je crois, mais juste aperçu comme ça, il n’y a pas beaucoup de lumière. Mais ça ne pouvait être qu’Alex, la nuit il n’y a que lui, il a sa chambre au-dessus, au troisième. *
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16 h 30 Ils sont revenus au rez-de-chaussée dans le bureau d’Eddy Proy, par l’ascenseur (zut, s’est dit Sofocle, le mégot…). Ils y trouvent Delamotte, Figanières et Fournier. Lieutenant Hubert Delamotte, vingt-huit ans, bel homme et qui le sait, célibataire apprécié des femmes, dont il ne parle jamais mais auxquelles il pense toujours, habillé avec recherche, l’air nonchalant, travaille avec Barells depuis quatre ans. Capitaine Henri Figanières, sous les ordres de Sofocle Aristotelides, né à Tarbes, Hautes-Pyrénées, la cinquantaine fatiguée, un peu bedonnant, jambes lourdes et mal aux pieds de tant de planques et de filatures accumulées en trente-deux ans de service. Désabusé sur ce métier, mais consciencieux, attend la retraite pour aller pêcher dans la Loire, du côté de Meung où il a une petite maison. Epouse qui l’admire et cuisine un remarquable bœuf en daube. Placide fumeur de pipe. Lieutenant Stéphane Fournier, 26 ans, entré dans la police faute de mieux. Aurait voulu être pilote de chasse, mais mauvaise vue. Consciencieux, timide, parfois un peu lent à comprendre, fait souvent répéter par crainte de se tromper, admiration sans bornes pour le commissaire Aristotelides. – Bon, résumons-nous dit Barells. Une femme pendue, un mari dans les vapes et peut-être aveugle, un mystérieux visiteur nocturne. Pour l’instant tout est possible. Il se peut que Mme Proy se soit suicidée, mais il se peut aussi que ce soit un crime déguisé en suicide. Peut-être que le visiteur nocturne est l’assassin de la femme et l’agresseur du mari, mais il se peut aussi que Monsieur Proy ait tué sa femme et se soit auto-agressé ensuite pour donner le change. Il se peut qu’en fait il n’y ait pas eu de visiteur nocturne, etc. 28
– Sans compter, ajoute Sallé, que pour l’instant nous n’avons que le témoignage des époux Tamborini. Ils ont eu tout le temps de se concerter, et seule la femme a dit quelque chose, pas clair d’ailleurs. De sorte que le ou les agresseurs, c’est peut-être eux… ou quelqu’un d’autre qu’ils voudraient couvrir. Dans ces conditions il faut savoir qui d’autre vit ici, ce n’est pas possible que dans une si grande baraque et avec le train de vie qu’ils doivent avoir, tout le personnel se réduise à eux deux. Donc il faut se renseigner. – Je l’ai fait, dit avec nonchalance Delamotte qui sort de la poche de sa veste de velours jaune pâle une fiche verte un peu froissée. Outre les Tamborini, qui disposent de deux chambres et d’un petit salon au deuxième étage, il y a une cuisinière, Maria Gonzales, quarante-huit ans, au service des Proy depuis quinze ans. Elle fait la cuisine quotidienne. Lors des dîners mondains et des réceptions, trois ou quatre par mois, l’essentiel est commandé chez un traiteur chic et cher, avec les extras qui vont avec. Elle ne loge pas ici, elle est mariée à un chauffeur-livreur, ils ont deux enfants adolescents. Il y a deux hommes à plein temps pour entretenir le jardin et le parc, qui est très grand : presque un demi-hectare, vous vous rendez compte, en plein Neuilly… Le premier, Bernard Baluchant, dit « BB », la quarantaine, est un vrai jardinier professionnel, il ne loge pas ici ; l’autre, c’est Alessandros Pappasimilis, à peu près trente ans, arrivé de Chypre il y a quelques années, jardinier en second, homme à tout faire, occasionnellement chauffeur, loge dans une petite chambre au troisième étage. Ajouter à ça Victor Perier, trente et un ans, beau garçon, HEC, marié et probablement homosexuel, très discret, secrétaire particulier de Eddy Proy, qui semble en avoir fait son esclave et qu’il suit partout, dispose au rez-de-chaussée d’un bureau à côté de celui de Eddy Proy, ne loge pas ici. Ajoutez à ça Joan Campbell une Anglaise venue de Nottingham il y a vingt ans pour s’occuper des enfants, elle est toujours restée depuis, célibataire, devenue une sorte de nourrice, institutrice, gouvernante, régisseur, amie et confidente de Roxane Proy, etc. Elle a une grande chambre et un petit salon au deuxième étage ; pour l’instant, elle est dans sa famille à Nottingham, on l’a prévenue. Enfin ajouter les enfants : l’aînée, Anémone a une chambre à côté de celle de sa mère, tandis que la cadette, Jasmine, et les deux garçons, Paul et Etienne, ont chacun une chambre au deuxième. 29
En ce moment les deux garçons font de la voile en Méditerranée, Perier tente de les joindre. Les deux filles pleurent à l’étage. Voilà. Ayant dit, Delamotte remet la petite fiche verte dans la poche gauche de son beau veston, en rectifie la pochette de soie et s’assied de l’air de l’honnête et modeste citoyen qui a bien fait son travail. Sofocle lui trouve une tête à claques, mais ne dit rien, après tout ce type est à Barells, il en fait ce qu’il veut. Barells a l’air content. – Bonne moisson, dit-il, comment tu sais tout ça ? – Parce qu’il y a deux ans, je suis venu ici, vous ne vous rappelez pas patron ? Une histoire bizarre de bijoux volés, mais à peine j’avais commencé que Mme Proy les a retrouvés, elle les avait oubliés dans un sac à main en cuir de Russie, c’est bête, hein… On m’a dit merci inspecteur, à peu près comme on dit merci mon brave – Eh oui, dit paisiblement Figanières, nous dans la police on est tous comme ça, on est braves. – Bon, dit Barells, l’Intérieur, la Défense, le Garde des Sceaux, voire plus, vont nous tomber sur le râble. Il va falloir se remuer le cul. Jean-Marie, qu’est-ce que tu en penses ? Jean-Marie a envie de répondre qu’il ne pense rien. Sofocle, lui, pense au mégot de la Gauloise 1 dans l’escalier, il faudrait le récupérer. C’est idiot, il devrait penser à quelque chose de sérieux, mais quoi ? Pour gagner du temps, il se donne l’air de réfléchir. Comme ça, pour gagner du temps, il suggère que ce serait bien de voir maintenant tous ces gens que Delamotte vient de nommer. Les trois autres le regardent un peu étonnés, c’est juste ce qu’ils allaient dire. – Bonne idée, admet Barells sans excès d’ironie. On va s’y mettre, mais toi, Delamotte, tu retournes chez nous et tu regardes ce que nous pouvons avoir sur tous ces gens, mais aussi sur les Proy et en particulier sur cette histoire de pseudo-vol de bijoux. – Figanières, dit Sofocle, tu retournes à La Boîte et tu épluches tout ce que tu trouves sur ces Proy et tu demandes à Barlier de se renseigner auprès de la brigade financière sur la THEBES, enfin ce qu’ils voudront bien lâcher, dis-lui de ne pas trop insister pour l’instant. * 30
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17 h 15 Maria Gonzales est une forte femme renfrognée, déjà vue tout à l’heure à la cuisine ; elle était restée muette pendant que Colomba parlait. Elle ne voit pas ce qu’elle pourrait dire, elle ne sait rien. Elle est arrivée comme d’habitude à huit heures et demie, Ange lui a dit tout de suite à propos du drame, elle a essayé de réconforter Colomba, puis elle a commencé à préparer le déjeuner pour tout le monde comme d’habitude, encore que aujourd’hui, elle ne sait pas très bien quoi faire, ni pour le déjeuner ni, encore moins, pour le dîner. – Qu’est-ce qui va se passer après ? Hein ? Non il n’y a aucun grand dîner de prévu pour les prochains jours, ça m’avait étonnée, il y en avait toujours un en vue, j’avais demandé à Madame, hier matin, et Madame avait dit non rien, fiche-moi la paix je n’ai pas la tête à ça. C’est vrai que depuis quelque temps ça se voyait que Madame avait la tête à l’envers, elle me faisait pitié, mais je n’en sais pas plus, ça n’est pas mes oignons. Peut-être que Colomba sait de quoi il s’agit, mais Colomba ne me dit jamais rien. Elle se fige en boule d’hostilité lorsque Delamotte lui demande comment vont ses deux grands garçons. L’aîné, François, dit-il, dix-sept ans si je me souviens bien, il n’a pas eu des ennuis à propos d’une mobylette ? – Il l’avait empruntée à un copain ! – Hmm… Un copain qui a déclaré ne l’avoir jamais vu, et qu’il n’a pas reconnu… – Mais laissez-moi tranquille avec cette histoire ! De toutes façons il n’y a pas eu de plainte ! – Exact, dit sans insister un Delamotte nonchalant. Maria Gonzales salue avec réserve et sort avec dignité. Bernard Baluchant s’avère être un honnête garçon à la bonne figure ronde, qui se déclare désolé de ce qui arrive, mais sur quoi il ne peut rien dire : comme ces messieurs le savent peut-être, il ne loge pas ici. Hier c’était son jour de congé, il n’a appris les évènements qu’en arrivant tout à l’heure, à onze heures. Non, onze heures ce n’est pas son heure habituelle, c’est huit heures trente, mais ce matin il devait aller faire des courses, acheter des produits pour le jardin, et deux sécateurs. Oui, il voyait assez souvent Mme Proy, parce qu’elle s’intéresse, euh…, pardon, elle s’intéressait beaucoup au parc, et surtout au jardin, elle était une vraie spécialiste des roses. Pas récemment non, elle devait avoir des soucis, parce que quand il a voulu la voir, il y a trois jours, à propos des 31
rhododendrons, elle lui a dit qu’elle s’en fichait. Sèchement ; ça, ça ne lui ressemblait pas. – Bien, dit Barells, je vous remercie, j’aimerais voir votre adjoint, euh… – Alex ? – Oui, c’est ça Alex. – Tout de suite, Monsieur le commissaire, je crois qu’il est en train de nettoyer les rosiers. Alessandros Pappasimilis, dit Alex, est d’une toute autre apparence : il donne le sentiment d’être un costaud délabré, un homme autrefois vigoureux, mais miné par… par quoi, une hépatite, l’alcool, l’usage excessif du cannabis ? Peut-être des drogues plus dures ? Il se tient là, gauche, dansant d’un pied sur l’autre, le regard vague et fuyant. Cet homme visiblement déteste la police, face à laquelle il se trouve immédiatement sur la défensive, dans la position du suspect qui sera bientôt l’accusé malgré – ou à cause de – ses protestations. Barells lui demande ce qu’il a vu et entendu cette nuit. – Rien, je dormais dans ma chambre. Quand j’ai entendu crier, je suis allé voir, c’est tout. – Madame Tamborini dit qu’en sortant de chez elle elle vous a vu. – Où ça, quand ça ? – Dans le couloir du deuxième étage, un peu avant les cris. – Ah ça ? Ben oui, pour pisser. Parce que moi, j’ai un gourbi sous les toits, pas comme eux qui ont un appartement de bourgeois, et pour pisser moi il faut que je descende un étage, y a des chiottes communes au bout du couloir. Alors elle m’a vu, et puis après ? – Après rien, dit paisiblement Sofocle Aristotelides. Comment êtes-vous entré au service de Monsieur Proy ? – Ben, comme ça… pourquoi ? – Parce que. Répondez. – Ben, c’était il y a sept ou huit ans j’étais garçon d’étage dans un hôtel, à Limassol. Monsieur et Madame Proy ont passé là une semaine, et je ne sais pas pourquoi il s’est mis à me faire parler, je crois que l’histoire de Chypre l’intéressait. Alors je lui ai dit. Que je suis né à Kyrenia, dans le nord, que j’avais deux ans quand ces salopards de Turcs ont envoyé leur armée, que mes parents ont du foutre le camp avec mon frère aîné et moi sous le bras, qu’ils se sont réinstallés comme ils ont pu au Sud, que je n’ai jamais revu Kyrenia à cause de la ligne verte, que j’aurais aimé être ingénieur mais que c’était foutu, et que maintenant je vidais les pots de chambre. Voilà. Au moment de partir, il m’a dit : ‘Veux-tu venir avec nous à Paris ? J’ai besoin d’un garçon comme toi.’ J’étais tellement baba que je n’ai même pas demandé pour quoi faire, j’ai dit OK boss. De toutes façons, ça ne pouvait pas être pire que de vider les pots de chambre. Ah 32
si, sur le moment je me suis demandé s’il n’était pas un peu pédé, mais ça non j’ai bien vu après, pas question. Sortie d’un Alessandros Pappasimilis lourd d’hostilité intacte. – Donc, dit Sallé, nous voici avec un nouveau suspect possible, pas vraiment franc du collier, à ajouter au mystérieux visiteur nocturne, aux époux Tamborini, et alors, dans ces conditions… – Qui nous reste-t-il à voir ?, demande Sofocle, qui répond lui-même : Eh bien les enfants, il le faut bien… Et Craihon, le frère de la morte, quand il arrivera de Tarragone… Et… Ah oui, le secrétaire, euh… – Victor Perier, propose Sallé. – Oui, c’est ça, bon, appelons-le et finissons en avec ça. – Pas possible, patron, il n’est pas là. Proy l’a envoyé hier soir, vers seize heures, à l’usine de Mérignac, pour vérifier des documents, en lui disant de prendre pour ça toute sa journée, c’està-dire aujourd’hui, si nécessaire. C’est ce qu’il m’a dit quand je lui ai téléphoné là-bas vers midi, pour le mettre au courant du drame, c’est moi qui le lui ai appris, et pour lui dire de rappliquer au plus tôt. – Bien, dit Barells, on verra ça demain. En attendant, si tu veux, je crois qu’il serait bien d’aller voir où en est Proy. Eddy Proy sommeille. Le Dr Parton est encore là, il s’est adjoint une forte femme qu’il leur présente comme une infirmière qui va rester la nuit. Proy est calme, leur dit-il, mais comme hébété, totalement muet ; il semble que pour l’instant il reste aveugle. J’ai organisé son entrée demain à treize heures à l’Hôpital Américain, pour les examens nécessaires, en particulier le scanner qui va peutêtre nous permettre d’y voir un peu plus clair – oh pardon ! – dans cette histoire de cécité qui me tracasse. Mais pour l’instant il est paisible, il ne court aucun risque, laissons-le tranquille ici. Sofocle est soucieux. Il renâcle à l’idée d’avoir à interroger, à chaud, quelques heures après le drame, les enfants d’une pendue et d’un aveugle inconscient. Il a envie d’envoyer un de ses adjoints les voir, Fournier par exemple, mais ce serait un peu lâche. Au fond, attendre plutôt demain. – Dites-moi, docteur, je devrais voir les enfants du couple, mais on attendra demain ; j’aimerais bien que vous m’en parliez un peu. – Oui, si vous voulez, mais quittons cette chambre. 18 h 30 Retour au bureau d’Eddy Proy. 33
– Vous comprenez, dit Parton, pour le moment il somnole, mais je ne voudrais pas qu’il entende ce que je vais vous dire. Car, je le crains, les enfants ne sont pas exactement ce qu’aurait pu souhaiter ce couple remarquable. L’aînée, Anémone, a toujours été une petite fille difficile. Difficultés d’alimentation dès le plus jeune âge, elle ne tolérait pas le lait maternel, il a fallu tâtonner pour trouver un régime possible. De plus, troubles du sommeil, c’était un bébé qui pleurait beaucoup. Socialisation difficile, les essais de jardin d’enfants ont échoué. La situation est devenue préoccupante au niveau de la scolarité primaire qu’elle a d’abord semblé accepter bon gré mal gré, mais qui s’est heurtée vers huit ans à un refus massif, une véritable phobie scolaire plus ou moins bien compensée grâce à Joan Campbell. Et, à l’adolescence, alternance de périodes de boulimie avec vomissements et de phases d’anorexie sévère, donnant lieu à une véritable guerre des repas avec sa mère. On en est venu, à seize ans, à une hospitalisation en service spécialisé quand la chute de poids a atteint un seuil critique. En tout cela, Roxane a été une mère angoissée, très présente, trop présente sans doute, Anémone une fille qui m’a toujours donné la sensation de… comment dire, de n’être pas vraiment sortie du corps maternel. Je l’ai vue tout à l’heure : dure, froide, rigide, murée dans ce que je soupçonne être une souffrance qu’elle ne peut supporter qu’ainsi. Elle ne m’a dit que trois mots : ‘Foutez le camp !’. Si je peux me permettre de vous donner mon avis, ne tentez pas de la voir maintenant. – Je vois, dit Sofocle. Et sa sœur ? – Jasmine ? Deux ans de moins qu’Anémone, c’est-à-dire seize ans. Le jour et la nuit. Aussi blonde, rose et potelée que sa sœur est noire, sèche et dure, autant portée à rire et à s’amuser que l’autre semble vouée à une vie monastique… Elle suit d’incertaines études secondaires sans succès ni échecs notables, ce qui l’intéresse c’est la vie des stars ; elle a joué un petit rôle vers huit ans dans un film grand public, et depuis elle se prépare à être une grande vedette. Une séductrice, qui de toute évidence séduit son père, et à laquelle malheureusement je le crains Roxane, focalisée sur l’aînée, n’attachait pas assez d’importance. – Je vois, dit derechef Sofocle. Les garçons ? – Paul et Etienne, quatorze ans, jumeaux hétérozygotes… pardon, ce qu’on appelle d’ordinaire des faux jumeaux, c’est-à-dire aisément distinguables, ils ne se ressemblent pas plus que deux 34
frères ordinaires, sauf qu’ils sont nés ensemble. Ils font d’ailleurs ce qu’il faut pour qu’on les distingue, car ils passent leur temps à se quereller, parfois avec une violence qui me paraît assez inquiétante. Toujours ensemble. Remarquablement intelligents tous les deux. Vous ne les verrez pas, ils sont quelque part en Méditerranée, sur un voilier avec des amis. – Je sais. Merci docteur. 19 h 15 – Bien, dit Barells, moi je rentre à mon bureau, mais je veux qu’il y ait ici quelqu’un en permanence, toute la nuit ; Delamotte, tu restes un instant, je vais te faire relayer. Et toi, Jean-Marie, qu’est-ce que tu fais ? – Je rentre à La Boîte, une pauvre vieille mercière à ensevelir dans un rapport, sans doute être appelé par le patron qui va me dire vous comprenez, Aristotelides, cette histoire Proy, affaire délicate, agir avec efficacité, mais aussi prudence et discrétion, absolument rien à la presse, clore au plus vite, etc. Dire oui bien sûr patron, et puis aller me coucher. – Heureux homme, dit Barells. Salut. 19 h 25 Sofocle considère sa vieille Twingo en se demandant pourquoi il s’obstine à l’utiliser plutôt que de prendre une des voitures de la Boîte, comme le lui suggère Sallé. C’est vrai que ce serait plus commode. Mais celle-là elle est à moi, on se connaît, on s’aime bien, même si on a son caractère. Il s’escrime à ouvrir la portière, il se dit qu’il va peut-être falloir entrer par la droite, sale gymnastique dans ce pot de yaourt. Faire réparer ? Cabossée comme elle est, est-ce que ça vaut la peine ? Mieux vaut la jeter et en acheter une autre, plus grande, parce qu’une petite comme ça, quand on fait un mètre quatre-vingt cinq et quatre-vingt dix kilos… Est-ce que ce Eddy Proy, plutôt que de faire réparer sa vieille femme, il aurait choisi de la jeter par pendaison, pour s’en acheter une autre ? A voir. Mais on n’est pas obligé d’épouser, on peut aussi emprunter les voitures des copains. Bon, rechercher les maîtresses. Quand même, elle roule bien cette Twingo, bonnes accélérations. Est-ce que cette madame Proy avait un amant ? Des amants ? Soixante ans, il y a des femmes qui à cet âge-là accélèrent, avec une espèce de 35
surchauffe érotique, comme une protestation contre le vieillissement et la mort. A voir. Avec prudence et discrétion. Par la vitre de gauche qui s’ouvre en grinçant, il jette le mégot de la Gauloise. Combien déjà ? La Gauloise 5, ou bien 6 ? Zut, il a encore oublié de récupérer dans l’escalier le mégot 1. Tant pis, après tout si quelqu’un le trouve, ça donnera de l’exercice aux petites cellules grises d’un fin limier. Le petit Sallé par exemple, pour s’exercer à la police scientifique. Il cherche le paquet dans la poche gauche du veston froissé, en extrait une chose toute tortillée qu’il se plante dans le coin (droit) de la bouche, et démarre. Il s’arrête au premier bartabac qu’il rencontre pour s’acheter un paquet de Gauloises sans filtre (important : le filtre c’est immangeable, goût infect) et un paquet de rasoirs jetables, des jaunes, ça fait un bail qu’il n’utilise que ça. Voyons, un par semaine, cinquante-deux par an, depuis, disons vingt ans, ça ferait mille quarante rasoirs jaunes ? Pas croyable… Mille quarante rasoirs jaunes jetables ça fait quel volume si c’est rangé bien serré ? Disons comme ma voiture et moi dans cet embouteillage à la con ? Trop difficile, je renonce, avant que ça se débloque j’ai le temps de faire un somme… A La Boîte, il trouve Figanières qui avec Fournier rassemble les informations disponibles sur Eddy Proy, sa femme et leur entourage. Barlier est allé voir son vieux copain Dumesnil à la brigade financière. – Ah oui, le patron demande que vous alliez le voir dès votre retour. Sofocle va voir le patron. Hubert Alcide Georges du Moulin de la Campagne, le patron (par Hughes du Moulin de la Campagne, noblesse d’Empire, et Héloïse Berthe Ducoing-Dubois, banque d’affaires, préfectorale, sidérurgie, quai d’Orsay, armement de pétroliers et porte-containers), le patron donc, ENA, Légion d’honneur, femme puisée à la banque Rothschild, est soucieux. – Vous comprenez, Aristotelides, cette histoire Proy, affaire délicate, donc agir avec efficacité, mais aussi prudence et discrétion, donc absolument rien à la presse, donc clore au plus vite. – Oui bien sûr patron. Retour au bureau. Une demi-heure pour boucler le rapport sur la pauvre vieille mercière assassinée, sans haute bourgeoisie, sans ENA, sans Légion d’honneur, sans Hubert soucieux à cause 36
du Ministre, juste une pauvre vieille femme déjà disparue. Basta, dit Sofocle, je rentre chez moi. *
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20 h 50 Il gare la voiture sur le passage clouté devant le café, tant pis pour le regard réprobateur du garçon qui empile les chaises, impossible de trouver une place ailleurs même si la Twingo on lui a coupé la queue pour faire plus court ça fera juste une autre contravention à jeter demain ah zut il faudrait racheter du café mais c’est fermé maintenant. Il monte ses trois étages sans ascenseur. Sur le répondeur quatre messages. Un type qui lui dit qu’il a une chance extraordinaire, un tirage au sort où il a gagné des fenêtres en alu. Figanières qui dit : – Patron, le patron voudrait vous voir, je laisse ce message chez vous au cas où vous ne repasseriez pas par ici. Solange qui dit : – Je m’ennuie, on se verra un jour ? et un quatrième message : – Mon chéri je m’inquiète, j’aimerais bien que tu me dises si tout va bien, j’espère que tu ne te surmènes pas trop, et que tu n’es pas sur des choses dangereuses, rappelle-moi. Ça c’est Rose. Il lui a téléphoné avant-hier, mais… Bon il va la rappeler, mais d’abord il ouvre le placard, le frigo. C’est maigre. Des œufs et du bacon, ça va aller, comme dans les polars américains de la bonne époque, eux c’est le matin au saut du lit avec une gueule de bois qu’ils soignent au whisky, moi c’est le soir et ce sera avec du beaujolais, voilà ce que c’est d’être Français… – Allo maman ? Bon je rentre, j’ai eu ton message. Non, non, tout va bien. Je t’assure que je prends soin de ma santé. Mais non, je ne suis sur aucune affaire dangereuse, juste de la routine, quelqu’un qui s’est suicidé à Neuilly. Oui, Neuilly. C’est la banlieue ? Mais non ! Enfin si, mais non : Neuilly c’est près de Paris, tout contre, mais c’est très bien habité. De la racaille ? Non, enfin peut-être après tout mais bien habillée. Je veux dire c’est peuplé de gens riches, ce qui ne veut pas toujours dire honnêtes. Le suicide ? Bof, une enquête de routine. Et papa ? Oui tu me le passes. Papa ? Tu as passé l’après-midi à fendre du bois ? N’en fais pas trop, rappelle-toi le lumbago il y a six mois. Allez, Pov Maulette, je t’embrasse. Sofocle raccroche. Il sourit. Pov Maulette, c’est rituel avec Iannis. Quand il a été rattrapé par l’âge de la retraite, il n’avait 37
pas envie, mais on lui a dit qu’il n’y couperait pas, alors il a dit : ‘Bon, on va aller la prendre, cette foutue retraite, mais à Montlouis.’ Il y a longtemps, Iannis avait vu un vieux film de… de qui se demande Sofocle ? Grémillon je crois, ça s’appelait Le Ciel est à vous, avec Charles Vanel et Madeleine Renaud, l’histoire d’un garagiste qui bricole un moteur d’avion dans son garage, et de sa femme qui avec ça bat un record de distance. Iannis avant de faire camionneur avait passé cinq ans à l’entretien des avions d’un aéro-club près de Tours. Il n’avait jamais appris à piloter mais en avait beaucoup rêvé. Le film l’avait enthousiasmé, d’autant qu’il y a un aéro-club, et une scène avec un grand banquet où on honore la mémoire du Président qui vient de se tuer – une panne de moteur mal placée, ou quelque chose comme ça. Le défunt Président s’appelait Maulette. Et Madeleine Renaud lève son verre plein de vin de Montlouis et dit « Pov Maulette… ». Iannis était tombé amoureux de Madeleine Renaud et du vin de Montlouis, le vrai coup de foudre. Voilà pourquoi il a acheté à Montlouis, avec des économies sagement accumulées pendant quinze ans, une maison au milieu des vignes, où il vit raisonnablement heureux avec Rose. Deux œufs ou trois ? Deux, mais trois tranches de bacon. Zut, pas de pain, bon les biscottes ça suffira. Quand même, qu’estce qui est arrivé à ce Proy ? Est-ce qu’on peut devenir aveugle comme ça, en tombant à la renverse ? Il faut le voir demain avant son départ pour l’Hôpital Américain, espérons qu’il aura retrouvé la parole. Tiens à propos je n’ai pas rappelé Solange. Pas très envie. Celle-là, au téléphone, c’est incroyable, ça peut durer à peu près indéfiniment, il suffit de dire ‘Hmmm’ de temps en temps, et même ça ce n’est pas nécessaire. Elle affirme que notre histoire est finie, mais elle fait des allusions à sa solitude. Pour moi en tous cas c’est bien fini, si même ça a commencé un jour. Non, en fait, je n’ai jamais rien commencé avec Solange, c’était par désespoir, pour me raccrocher à quelque chose, mais c’était encore plus insupportable d’être objet de pitié, comme un môme dorloté par maman, que d’être tout seul. C’était, quoi, deux ans après que Jacqueline… Non, ne pas penser à ça… Si elle s’est pendue cette, comment, Roxane, pourquoi ? Après tout je m’en fous les gens ont le droit de se pendre. Evidemment si on l’a pendue c’est autre chose. Et alors, qu’est-ce qui est arrivé au 38
mari ? Une grosse légume. Oui patron, affaire délicate, agir avec efficacité, mais aussi prudence et discrétion, absolument rien à la presse, clore au plus vite… Bien sûr patron, tout ce que vous voudrez patron. Et merde, je laisse mon bacon se carboniser.
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2. Samedi 21 juillet. Bleu 7 h 00 Sofocle tâtonne à la recherche du réveil qui sonne, qui sonne interminablement, il tâtonne avec le désir sauvage d’écraser ce monstre : sonnerie, sirène de la gendarmerie, vacarme des ambulances, fracas des tôles… Une vague de désespoir remonte du fond du cauchemar dont il émerge. Non, plus jamais. Plus jamais dormir, plus jamais rêver. Jacqueline, Basile… Il se précipite sous la douche, qu’il choisit glacée, exprès, pour se réveiller. Il se rase, s’habille. Maigre, le café ; augmenté d’un peu de café soluble c’est pire. Rien à manger, que des biscottes avec du beurre un peu rance, non merci. Il écrit pour Madame Garcia, aujourd’hui c’est jeudi elle va venir pour le ménage et les courses : acheter café, huile d’olive, sucre en morceaux, spaghettis et sauce tomate, parmesan grattugiato, beurre salé, lait, papier-toilette, rasoirs jaunes, deux ou trois conserves ce que vous voulez. Il colle le papier sur le frigo avec le petit aimant qui représente SuperDupont, qui, cape au vent et béret sur le crâne, fonce d’un air féroce avec sa baguette sous le bras ; un petit cadeau de Figanières et Fournier, à qui il avait dit un jour que ce personnage de Gottlib l’amusait. Il enfile sa veste, descend ses trois étages. Tiens, pas de PV sur l’essuie-glaces de la Twingo. Le garçon du café en face lui fait un signe : eh, oui, aujourd’hui c’est un jour sans, c’est comme ça. Sofocle s’installe à la terrasse et lui demande un grand crème avec deux croissants. Bien, dit le type. Sofocle se demande ce qui est arrivé à Proy. Et elle ? Pourquoi une femme comme ça se suicide ? Et surtout pourquoi ce mode de suicide, c’est très rare que les femmes choisissent de se pendre, ça c’est une conduite d’homme, les femmes, elles, préfèrent les morts lentes, douces, aux somnifères, le temps de bien pleurer sur elles-mêmes, et peut-être de se raviser et d’appeler le 15. Bah, pas la peine de faire des hypothèses, une hypothèse c’est toujours faux par définition ! C’est ce qu’affirmait au lycée un prof de philo qui disait ça, je n’avais pas compris grand’chose à ce que ce 41
type racontait, sauf qu’en général ce n’est pas la peine de se casser la tête. Non bien sûr, ce n’est pas ça qu’il essayait de faire comprendre à ce tas de morveux que nous étions. Voyons… Ah voilà, il citait un certain… comment… Poppins ? Mary Poppins ? Non ça c’est une actrice. Ou une espèce d’écervelée que jouait une actrice. Popping ? Popper ? Oui je crois Popper, ça me revient, Karl Popper, un type qui disait que les seules hypothèses qui vaillent c’est celles qu’on peut prouver fausses. Il disait que c’était ça la vraie science. Moi je veux bien, mais allez dire ça à un tribunal. Voilà, Monsieur le Président, messieurs les jurés, j’ai longuement travaillé sur cette hypothèse que l’assassin c’est le mari, eh bien voilà maintenant je suis sûr, je m’étais gouré, ce n’est pas lui. Je vais travailler sur une autre hypothèse, et j’espère la démolir celle-là aussi. Tête du Président, indignation des jurés, fin de la carrière du commissaire Aristotelides. Il faudra que je demande au petit Sallé, un vrai savant en herbe, ce qu’il en pense. Ce prof, il avait une conception assez particulière du programme. Un fondu de Freud. Il te vous expédiait Platon et Kant en deux coups de cuiller à pot, et ensuite, Freud. Ça plaisait bien : la sexualité, y a que ça de vrai, M’sieur, disaient les garçons en se marrant, et les filles gloussaient. Mais alors, quand il se mettait à vous expliquer le complexe d’Œdipe… Sofocle sourit : sa brave vieille Rose, tout de même… et tuer Iannis, tu parles, si j’avais eu le début du commencement d’une tentation de… c’est lui qui m’aurait ratatiné avant que je voie ce qui m’arrive… Il va faire chaud. Le café avec le lait mousseux est bon, il a envie d’en commander un autre. Encore un croissant ? Son portable sonne. C’est Sallé : – Vous venez, patron ? Il y a du nouveau. Il n’a pas envie de demander quel nouveau, il dit : – Bon je serai là dans un quart d’heure. Il appelle le garçon lui demande un autre grand crème et encore un croissant. Si ça fait trente minutes au lieu de quinze, quelle importance ? Vingt minutes après, il se résigne à quitter cette terrasse accueillante, embarque avec peine dans sa Twingo cabossée et s’immerge dans la circulation. Une ambulance encadrée par deux motards se fraye bruyamment un passage dans le flot adverse. Et là, avec les sirènes des motards et le ding-ding de l’ambulance les cauchemars de la nuit reviennent comme un coup de massue. 42
Lutter de toutes ses forces contre l’envahissement par l’angoisse et le désespoir. Il termine le trajet comme un somnambule. *
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9 h 25 A La Boîte, il monte l’escalier, entre dans la grande pièce où travaillent ses adjoints ; il ne les voit pas, va pour s’enfermer dans son bureau, mais est rattrapé par un Sallé chaleureux : – Ah salut patron, on a du nouveau, et Victor Perier, le secrétaire de Proy, vous attend… Sofocle se retourne d’un bloc et le fusille d’un tonitruant : Foutez-moi la paix ! et claque la porte de son bureau. – Zut quand même, dit Sallé, ce qu’il est chiant quand il s’y met ! Moi j’arrive crevé après des heures passées à lui trouver des informations, et lui il m’engueule comme si ça ne servait à rien, comme si j’étais la merde de son clebs ! – Oui je sais bien, dit un Figanières apaisant, mais tu vois il faut être indulgent avec lui en ce moment. – Pourquoi, en ce moment ? – Parce qu’on est en juillet ; demain c’est l’anniversaire… oui, je crois, le dixième anniversaire, alors tu comprends… – Non je ne comprends rien ; qu’est-ce qu’il y a à comprendre ? – Comment, vraiment tu ne sais pas ce qui s’est passé il y a dix ans ? C’est vrai tu n’étais pas encore ici… Bon, mais après tu gardes ça pour toi. Il y a dix ans le patron avait une femme, Jacqueline, assistante-sociale, une grande belle femme, et un fils de deux ans, Basile, Yvon comme son père, Iannis comme son grand-père, et Basile parce que c’est le roi. Ils avaient une petite maison de vacances du côté de La Motte-Beuvron, elle y était allée avant lui avec le gosse, il devait la rejoindre une semaine après. Seulement il a reçu un coup de téléphone de la gendarmerie de La Motte : elle était allée faire des courses à Orléans, et comme elle rentrait chez elle en voiture, avec le petit derrière, dans un virage un con en plein sur sa gauche, elle a essayé de l’éviter, et pan dans un des arbres qui bordent la route à cet endroit-là. Morte sur le coup, le petit aussi. Le responsable, c’était un petit con qui conduisait sans permis et qui pour épater les filles jouait les Fangio au volant de la voiture de son père. Il s’en est tiré sans une égratignure, les filles aussi. Le patron était fou furieux, il partait avec son arme de service, pour massacrer le type, on l’a 43
retenu de force. Il n’en parle jamais, on ne lui en parle jamais. Maintenant tu sais. – Oui, dit le petit Sallé, je vois… Bon, mais il faut quand même aller affronter le tigre. Barlier, tu te dévoues ? Le lieutenant Georges Barlier hausse les épaules. Il a l’habitude. Quarante-trois ans, taille moyenne, corpulence moyenne, yeux gris, nez ordinaire, épaules tombantes, sans signes particuliers, mais chauve prématurément, costumes gris normalement froissés, affligé d’une femme valétudinaire qui empoisonne sa vie en se plaignant de ses maladies et en lui reprochant sa médiocre condition sociale et son faible salaire, Georges Barlier est triste. Il parle peu. Où qu’il soit, il passe inaperçu : installé dans un bistrot avec un durable Perier-citron pas loin de deux malfrats qui ne le voient pas, il peut en apprendre long… Bon, dit-il. Il frappe à la porte du patron, entre sur un rogue ‘Ouais…’, affronte un Sofocle qui s’adoucit en le voyant, et dit : – Bon patron, deux choses quand même, la première c’est que j’ai eu des renseignements à la brigade financière, précisément ça fait un moment que la THEBES traverse de grosses difficultés, au niveau achats d’entreprises osés, placements en Bourse aventureux, pénalités de retard sur le développement d’un système de télécommunications, etc. Il est de notoriété publique que les deux têtes, Edouard Proy et André Craihon, s’entendent mal sur tout ça, sans compter un certain Loquet, chef des services financiers, qui… Bon, bon, je vous fais une note sur tout ça. Mais la deuxième chose, c’est que Victor Perier, le secrétaire de Proy, est là, il vous attend depuis une demi-heure, il ne veut parler qu’à vous. – Bon, fais-le entrer. *
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9 h 45 Sofocle, sans trop savoir pourquoi, s’attendait à un frêle jeune homme poli, timide, respectueux des pouvoirs établis, etc. Or en fait ce Victor Perier est un grand gaillard viril – un peu trop ? se demande Sofocle sans savoir pourquoi – au regard direct, vêtu, très bien, sans ostentation, avec goût, comme seuls s’habillent ces grands gaillards virils au regard direct que les publicitaires photographient pour vendre des après-rasages, des parfums pour hommes, etc. Il faudra quand même que je donne mon costume 44
beige au teinturier, se dit Sofocle. Ce type m’agace. – Oui ?, dit-il en levant un sourcil. Le type s’assied avec aisance : – Commissaire, je suis revenu de Mérignac trop tard hier soir pour vous voir, mais j’ai pensé nécessaire de vous rencontrer ce matin le plus tôt possible. Il attend un mot, un signe d’intérêt, quelque chose, mais le commissaire, parfaitement neutre, regarde derrière lui sur le mur d’en face le portrait officiel du Président de la République en se demandant, une fois de plus, qui a imaginé de lui faire porter cette cravate pour cette photo. – …le plus tôt possible parce que, certes, le décès de Mme Proy est un évènement tragique, mais d’une certaine façon ce qui arrive à M. Proy ne l’est pas moins, enfin je veux dire que c’est aussi un évènement très grave. J’arrive de l’Acropole, je l’ai vu un instant, il est calme, mais il n’a semblé prêter aucun intérêt à ma présence, et je ne suis même pas sûr qu’il m’ait reconnu, savez-vous qu’on se demande s’il n’est pas aveugle ? – Je sais, dit Sofocle. – Je me demande ce que va devenir la THEBES. Oh, non pas pour ma situation personnelle, qui n’a guère d’importance, mais pour l’entreprise. En tant que secrétaire particulier de M. Proy, je peux vous dire que des intérêts considérables sont en jeu, et ceci dans un moment particulièrement délicat. De fait, si M. Proy est en incapacité pour quelque temps, c’est M. Craihon qui va prendre les rênes. Or il a de tout autres vues sur les décisions à prendre, et je crains que cela ne crée une situation irréversible… Le regard de Sofocle quitte la cravate du Président et se focalise sur le beau jeune homme, avec une expression qui signifie sans ambiguïté : Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Le beau jeune homme est intelligent : – Vous comprenez, commissaire, ce qui arrive risque de déclencher un beau tintamarre médiatique, des intérêts majeurs sont en jeu, y compris des intérêts d’Etat, vous savez que nous travaillons pour la Défense Nationale… – Et l’exportation d’armements ? Le sourire de l’autre se fige. – Bien entendu commissaire, de nos jours l’un ne peut aller sans l’autre. Les budgets en cause sont faramineux, et les commandes de la France seule ne sauraient suffire à assurer l’énorme travail de recherche-développement qui nous est nécessaire. De sorte que les contrats avec l’étranger servent les intérêts de la France. 45
Sofocle se sent une brusque envie de lui filer une paire de baffes, mais, plus neutre que jamais, se contente de demander froidement : – Et alors ? – Eh bien, il faut en tout ceci beaucoup de discrétion. – Oui, rétorque Sofocle, cette histoire c’est une affaire délicate, agir avec efficacité, mais aussi prudence et discrétion, absolument rien à la presse, clore au plus vite. Mais moi j’ai sur les bras un suicide qui n’en est peut-être pas un, et un grand patron victime d’un accident bizarre sur lequel pour l’instant je ne sais pas grand’chose. Alors dites m’en un peu plus sur les difficultés de la THEBES. – Eh bien Eddy, pardon M. Proy, est un grand homme d’affaires. Il a multiplié nos avoirs par quatre en dix ans, notamment en rachetant des entreprises en péril qu’il sait ensuite redynamiser. Bien sûr, ce n’est pas sans risques financiers, de plus inévitablement cela débouche sur des dégraissages de personnel qui, vu les réactions des syndicats, nous coûtent cher en indemnités de licenciement, en plans sociaux, etc. Des syndicats et des partis politiques de toute évidence manipulés par nos adversaires industriels et commerciaux. Ce qu’on peut craindre, c’est qu’ils ne profitent de ce drame pour avoir notre peau. Je crains que M. Craihon, qui a de grandes capacités, ne soit en l’occurrence trop prudent. Peutêtre devriez-vous le voir, et voir aussi M. Loquet ? – Je vous remercie de vos conseils, dit sèchement Sofocle, qui se lève. L’autre, un peu décontenancé, salue et tourne les talons, mais Sofocle le rappelle : – Un mot encore, je vous prie. Ce n’est pas, me dit-on, la première crise grave de la THEBES, mais la seconde. La première, c’était il y a vingt ans, elle s’était soldée par la mort de son patron d’alors, Georges Radovan Jovanovitch, premier mari de Roxane Proy. C’était peu avant l’apparition de Eddy Proy lui-même. Que pouvez-vous m’en dire ? Perier hésite, visiblement partagé entre l’envie de se taire et la tentation de parler. Il opte finalement pour un compromis : – Eh bien, pas grand-chose je le crains, ou seulement l’écho de rumeurs qui traînent à ce propos : je ne suis entré au service de M. Proy que beaucoup plus tard, vous savez. Mais vous pourriez vous informer auprès de, euh… peut-être Suzanne Vallières, qui 46
avait été je crois personnellement mêlée à ces évènements. Elle est actuellement directrice des ressources humaines au siège, à la Défense. – Merci. Sortie du beau secrétaire. Sofocle appelle Fournier par l’interphone : – Renseigne-toi sur ce type, il ne me plaît pas. Ah, vérifie aussi s’il y a bien au siège de la THEBES une certaine Suzanne Vallières, chef du personnel, et préviens-la que je viens la voir cet après-midi. Moi je vais à l’Acropole, Sallé tu viens avec moi. Et il fiche dans le coin (droit) de sa bouche la Gauloise 2 du jour. *
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11 h 15 A l’Acropole, lorsqu’il y arrive avec Sallé, il y a maintenant trois flics en faction dans le jardin aux roses. Sofocle répond distraitement à leur salut, envoie un sourire aux cariatides non callipyges, se heurte dans le hall façon Galerie des Glaces à un Ange Tamborini qui le salue froidement, et fonce au premier voir où en est Eddy Proy. Au seuil de la chambre, il est stoppé par une jolie rousse visiblement infirmière, par qui il se fait accepter, et qui lui dit qu’elle remplace la collègue de nuit, que le Dr Parton est venu tout à l’heure, qu’il a organisé le transport à l’Hôpital Américain tout proche, à 13 heures. Le malade ? Eh bien il somnole. L’infirmière de nuit m’a dit qu’il n’a pas prononcé un mot, et c’est vrai depuis que je l’ai relevée c’est la même chose, il est muet et je crois qu’il ne voit rien. Comment il va à l’Hôpital Américain ? Le Dr Parton a dit pas besoin d’ambulance, c’est tout près, il ira dans sa voiture personnelle une grosse Bentley je crois, conduite par son chauffeur, sa fille Anémone a insisté pour l’accompagner. Sofocle jette un coup d’œil sur Eddy Proy, qui semble dormir. Il demande à l’infirmière : – Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il est aveugle, s’il ne dit rien ? – Eh bien mais c’est ce que dit le Docteur… Et puis c’est vrai qu’il y a un traumatisme sur l’arrière du crâne, il est tombé à la renverse paraît-il. 47
– Traumatisme occipital, commente le petit Sallé, ça peut en effet, logiquement, donner des troubles de la vision, voire une cécité, temporaire ou définitive, je suppose qu’ils vont commencer par faire un scanner. – Merci grogne Sofocle. Bon allons voir maintenant ce M. Craihon, je suppose que maintenant il est arrivé… Effectivement, ils trouvent André Craihon dans le vaste bureau de Eddy Proy. Décidément ce Vlaminck est beau, est-ce qu’il est volable ? Il doit y avoir quand même ici des systèmes d’alarme. A vérifier, dire ça au petit Sallé. André Craihon, cinquante-sept ans, petit, râblé, costume impeccable d’hommes d’affaires, yeux durs dans un visage dur, est installé devant un bureau jonché de papiers et de dossiers. Il téléphone. A l’entrée de Sofocle et de Sallé, il lève un sourcil interrogateur, dit : – Je te rappellerai, raccroche et demande : – Messieurs ? – Je suis, dit Sofocle, le commissaire Aristotelides, et voici le capitaine Sallé. C’est tout juste si Craihon fait mine de se lever en guise d’accueil, et il aboie : – Si un constat est nécessaire, c’est du ressort du commissariat de Neuilly, du commissaire Barells ! Que venezvous faire dans ce drame familial ? – Je suis ici, dit avec sérénité Sofocle, parce qu’on m’a dit d’y être. Parce que Madame Proy, votre sœur je crois, veuillez accepter mes condoléances, est morte tragiquement, parce que votre beau-frère a été victime d’un accident qui pour l’instant le laisse indisponible pour un témoignage, mais aussi parce que, semblet-il, tout ceci est survenu dans des circonstances qui n’excluent pas une version moins simple, celle d’une agression, avec meurtre déguisé en suicide. C’est bien un Vlaminck là sur ce mur ? Et Sofocle s’assied paisiblement dans le fauteuil dédié aux visiteurs. Craihon une seconde, semble désarçonné. Mais l’homme est coriace. – Hypothèse absurde ! dit-il. Ma soeur hélas était dépressive et je craignais un tel drame depuis longtemps. Quant à mon beau-frère quoi de mystérieux dans cette chute et cette incapacité provisoire ? Messieurs, des intérêts majeurs sont en cause, et ce n’est certes pas le moment de compliquer les choses par des hypothèses extravagantes. Je suis sûr que le Ministre de l’Intérieur, qui 48
se trouve être un ami, en sera d’accord. Messieurs, j’ai beaucoup de travail. – Moi aussi, dit paisiblement Sofocle, donc ne perdons pas de temps. Vous pensez bien que si je suis ici c’est justement parce que le Ministre, un Ministre, disons de l’Intérieur, un Ministre a suggéré à mon patron de s’informer. Il est visible que, si maître que Craihon soit de ses expressions, il commence à s’inquiéter. C’est le moment de pousser l’avantage. – On me dit, poursuit Sofocle, que la THEBES traverse depuis quelque temps de grosses difficultés : de quoi s’agit-il ? – Rien de grave, les difficultés que peut rencontrer toute entreprise en forte expansion. Je ne peux pas vous dire ça en quelques minutes, d’autant que les aspects techniques sont assez complexes. Si vous y tenez, je vous ouvrirai nos services financiers et juridiques, nous n’avons rien à cacher. Sofocle sourit. – Oui, bien sûr, nous savons qu’il s’agit d’une affaire délicate. Agir avec efficacité, mais aussi prudence et discrétion, absolument rien à la presse, clore au plus vite. Soyez en assuré. Cependant, sur un plan plus personnel, vous me dites que Mme Proy était dépressive. Ce n’est jamais sans causes. Les premiers témoignages laissent supposer que quelque chose, depuis quelque temps, était survenu. De quoi, ou de qui, s’agit-il ? L’homme se ferme : – Je ne sais pas. Nous n’étions pas proches, ma sœur et moi. Il paraît évident qu’on n’en tirera plus rien. Dernière tentative cependant de Sofocle : – Un visiteur est venu ici de nuit, peu avant le drame. Savez-vous qui ? Cette fois Craihon semble réellement surpris : – Un visiteur ? Mais je ne sais pas. Je suis revenu par le dernier avion de Barcelone hier soir à 23 heures. Un visiteur ? – Je vous remercie dit Sofocle. Voici le numéro où vous pouvez me joindre… *
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12 h 50 – Viens, Sallé, dit Sofocle, il est près d’une heure, allons déjeuner. Place des Ternes il y a un restaurant pas mal, avec un patron à qui j’ai rendu autrefois quelques services, et qui depuis, considère que toute la police parisienne est son alliée. Il ne peut pas 49
s’empêcher de me saluer quand il me voit d’un énorme « Hello boss, how are you ? ! » avec l’accent de Tarbes ; la patronne me veut du bien. « Hello boss !, how are you ! » s’écrie le patron dès qu’il les voit. Effectivement avec l’accent de Tarbes, ce qui surprend Sallé, il n’aurait pas cru cela possible. La patronne, de sa caisse, leur adresse un sourire prometteur ; Sallé se demande s’il y a eu quelque chose entre le patron et cette brune épanouie. Ils s’attablent devant une entrecôte frites pour l’un (Sofocle, il lui faut bien entretenir ses quatre-vingt dix kilos), une salade composée pour l’autre (Sallé, il lui faut bien rester mince et agile pour la pratique des arts martiaux). – Appétissante la patronne, dit Sallé, comme ça, pour voir. – Giselle, répond Sofocle. Une femme plaisante. Il n’en dit pas plus. Mais il se dit que Sallé a raison, que Giselle est de celles que quand on les voit on a tout naturellement la main qui demande la permission d’aller lui claquer le baigneur, comme ça, gentiment, à l’amicale, sans que la dame se rebiffe, sans même que le mari s’en offusque, ça fait partie de la politesse. Celle-là elle a de quoi. Pas comme les cariatides. Tiens, est-ce qu’il existe des cariatides fessues ? Sûrement, mais ça doit être rare ; disons une sur dix ? Il faudrait que je rencontre combien de cariatides pour pouvoir en trouver une fessue ? Il faut d’abord savoir combien il y a de cariatides en France… en Europe ? Dans le monde ? Limitons-nous à la France. Dis-moi, Sallé, toi qui sais tant de choses : – Combien y a-t-il de cariatides en France ? Sallé vacille à peine. Il a l’habitude du patron, il est tout prêt à admettre que le patron chemine sur les voies obscures de la vérité. Sûrement c’est à cause des cariatides entre lesquelles on doit passer pour entrer à l’Acropole. Le patron doit avoir trouvé un indice. Peut-être une entrée secrète ? Sallé réfléchit. – Voyons… Ah attendez : des cariatides ou des Atlas ? Parce que les cariatides, ce sont des femmes, d’ordinaire dodues ; il faut en distinguer les Atlas, qui sont des hommes musclés. Sofocle se demande si l’idée lui viendrait de claquer le baigneur d’un Atlas. Décidément non. Il répond donc : – Non, des cariatides, combien y a-t-il de cariatides-femmes en France ? 50
Sallé aimerait bien le savoir ; c’est vrai qu’il ne pourra vraiment être un bon policier scientifique que s’il connaît les réponses à ce genre de questions. Il ne peut que répondre piteusement : – Je ne sais pas patron, mais dès qu’on est rentré à La Boîte je demande ça sur Internet, j’aurai la réponse. Mais Sofocle ne l’écoute plus. Il se dit : bizarre, Giselle ressemble un peu à la pendue, sauf qu’elle est vivante et qu’elle a bien l’intention de le rester pour l’agrément de quelques hommes encore et pour son agrément à elle. Est-ce qu’elle a des enfants ?… Dépressive, il a dit ce Craihon, je n’aime pas ce type. Dépressive ? C’est toujours ce que disent ceux qui ne comprennent pas pourquoi une femme se suicide, alors ils disent « Dépressive ! » pour avoir l’air d’expliquer, de comprendre, de justifier. J’ai connu un tyran domestique parfaitement odieux qui faisait un enfer de la vie de sa femme ; quand la malheureuse s’est jetée par la fenêtre, il a dit, étonné : « Je ne comprends pas, on avait la bonne vie, mais, ah, elle était dépressive, le docteur lui donnait des pilules… » Dépressive, cette Roxane Proy, moi je veux bien, mais elle avait de gros soucis depuis quelque temps. Qui nous a dit ça ? Son portable sonne. Il jette un coup d’œil à sa montre : quatorze heures quinze. – Allo, Jean-Marie ? C’est Barells. Où es-tu, qu’est-ce que tu fous ? Tu déjeunes ? Tu te la coules douce, mon bonhomme. Eh bien, si ça ne te dérange pas trop, apprends que Eddy Proy a disparu… – Mort ? – Non pas mort, je te dis qu’il a disparu. Evanoui, volatilisé. Il devait se présenter à treize heures à l’Hôpital Américain, pour une hospitalisation et des examens. A douze heures quarante-cinq, sous la surveillance du Dr Parton, il embarque, toujours aveugle, dans sa grosse Bentley en compagnie de sa fille Anémone et du chauffeur, Alessandros Pappa… Pappamachin. Il faut au maximum dix minutes pour le trajet. Mais à treize heures quarante-cinq, l’Hôpital téléphone à l’Acropole pour rappeler que M. Proy a rendez-vous pour des examens. Il n’est pas arrivé. A mon avis il n’arrivera jamais. – Un accident de la circulation ? – Non, c’est mon secteur, tu penses bien que c’est la première chose à quoi j’aie pensé. Pas d’accident. La voiture, avec dedans Proy, sa fille et le chauffeur, est partie ailleurs. On a kidnappé le bonhomme. Ou bien c’est lui qui a décidé de se faire la belle. Une femme tuée dans un pseudo-suicide et un mari qui se fait la belle, 51
tu vois ça ? Mais aussi le grand patron d’une grande entreprise dans la merde jusqu’au cou, il doit y avoir pas mal de gens qui se disent que c’est le moment de mettre la main dessus, etc. Je te fiche mon billet qu’il a déjà la DGSE aux basques. Moi j’ai lancé un avis de recherches. Ce serait pas mal que tu viennes. Où ? Mais à l’Acropole, on va avoir du monde à cuisiner. Sofocle résume la situation à Sallé. – Bigre, dit Sallé (c’est un de ses jurons les plus violents). On y va ? – On y va, dit Sofocle, mais laisse-moi le temps d’aller pisser. Pour gagner du temps, Sallé va payer à la caisse. On a beau être fidèle à sa femme, ça vous fait un petit quelque chose dans les régions intimes qu’une femme aussi séduisante vous adresse un tel sourire. Voyons, se demande Sallé, pourquoi cette disparition et qu’est-ce que les cariatides ont à voir là-dedans ? Giselle est un peu dépitée ; ce petit flic, il est mignon, mais d’un froid ! *
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14 h 45 Dans le bureau d’Eddy Proy, ils retrouvent Barells, Figanières et Delamotte. Barells a l’air en rogne. Figanières, du creux d’un profond fauteuil de cuir blond, se masse le pied gauche. Delamotte, qui feuillette un agenda d’un air nonchalant, arbore avec modestie un très beau blazer bleu nuit. Le Vlaminck est toujours là. Sofocle se dit que, s’il n’était pas si honnête, il le volerait bien. Au fond, s’il le volait, il ne serait plus honnête, alors, qu’est-ce qui l’empêche de voler ? Vaut mieux pas, ce ne serait pas bon pour la carrière. Tant pis, il faudra penser à acheter une reproduction, si elle existe. Voir ça au Louvre. Tiens, est ce que ce Vlaminck aurait quelque chose à voir avec la pendue ou, et, avec le disparu ? Barells est maussade. – Bienvenue, dit-il. Pendant que tu te gobergeais, moi j’avais sur le râble l’affaire du siècle : l’un des hommes les plus puissants de France disparaît mystérieusement, après avoir peut-être assassiné sa femme, à moins que tous deux aient été victimes d’un gang international, ou d’une diabolique puissance étrangère. A moins que ce ne soit un coup génial de concurrents commerciaux, sans doute des marchands d’armes, ou peut-être c’est un joli coup fourré de nos propres espions, etc. Qu’en dit le commissaire Aristotelides ? 52
Le commissaire Aristotelides n’en dit rien. Tout ça l’ennuie. Il se plante dans le coin (droit) de la bouche la Gauloise numéro 3 ? 4 ? Ça m’embête de ne pas me rappeler : voyons, la première c’était ce matin en sortant de chez moi, la deuxième… zut, je ne me souviens pas… Barells se dit qu’un type qui réfléchit avec une telle intensité, il va bien en sortir quelque chose. Effectivement, il en sort quelque chose : – Trois ou quatre ? Quatre à mon avis… – De quoi diable parles-tu ? demande un Barells intrigué à un Jean-Marie qui le regarde d’un air surpris. – Eh bien… tu me dis qu’ils ont embarqué à trois dans la voiture, à douze heures quarante-cinq. Trois… Qui en témoigne ? – Moi, dit Parton qui vient d’arriver. Eddy Proy, l’infirmière de jour et moi, nous avons quitté sa chambre à douze heures quarante. Précises. Je sais ça parce que je surveillais ma montre depuis un instant, à vrai dire j’avais hâte d’être débarrassé, même pour un instant, de la responsabilité de mon malade. Nous l’avons installé dans la voiture avec Anémone, le chauffeur a pris le volant, ils sont partis. Ils étaient trois, j’en atteste. Je suis allé à mon cabinet, c’est là que j’ai reçu le coup de téléphone du commissaire Barells. Je ne comprends rien à cette histoire. Comment un homme malade, aveugle, accompagné de sa fille, sous la conduite d’un chauffeur en qui il avait confiance, peut-il disparaître ainsi ? Je suis inquiet. J’espère que vous allez le trouver rapidement. Son état nécessite des soins. – Bien, dit Barells. Alors, trois ou quatre ? – Quatre, répond Sofocle. Ou bien Eddy Proy est parti volontairement, et ça ressemble à une fuite, il se conduit comme un coupable. Il a fait semblant d’être aveugle et inconscient, mais il sait ce qu’il fait. Mais il a besoin d’aide, plus que ce qu’il peut attendre d’une adolescente ou d’un chauffeur qui est un homme fruste. Ou bien il a été enlevé, et ça suppose une intervention extérieure, de quelqu’un qui a pensé et organisé la suite, et qui place quelqu’un dans la voiture pour s’assurer de son prisonnier. Auquel cas ils sont trois en danger. Donc ils sont partis à trois, mais un quatrième est intervenu entre ici et l’hôpital. A propos, docteur, ce matin, était-il lucide ? Voyait-il ? – A mon sens, il ne voyait toujours pas. Les premiers examens, cet après-midi, auraient dû répondre, ou commencer à répondre. 53
Quant à sa lucidité, la réponse est oui, encore que… Il entendait et comprenait ce que je lui disais, il répondait par quelques mots, mais comme quelqu’un qui sort à peine d’un très violent traumatisme. Quand je lui ai dit qu’il partait en début d’après-midi pour des examens et une courte hospitalisation à l’Hôpital Américain, il n’a rien objecté. Bien sûr on peut simuler la cécité comme la confusion, mais je connais assez cet homme pour le croire incapable d’une telle simulation. Je ne crois pas de toute façon que, l’aurait-il voulu, il était en état d’organiser une fuite. – Alors Jean-Marie, dit Barells avec humeur, qu’est-ce qu’on fait ? Jean-Marie le regarde d’un air bovin et répond : – On enquête. Son esprit vagabonde. On est en plein roman policier (ou d’espionnage ?), écrit par un auteur maladroit. Parce que toute cette histoire n’a ni queue ni tête. Pour commencer, pourquoi un homme si jeune épouse-t-il une femme tellement plus âgée que lui ? En fait, plus âgée de combien ? Il pose la question à la cantonade. – Dix-huit ans d’écart, répond Barlier, qui sort une fiche de la poche de son veston gris chiffonné (Tiens, il était là celui-là, se dit Sofocle. Barlier, l’homme invisible… Peut-être qu’il ne se matérialise que quand il parle ?) Edouard Proy est né en 1959, sa femme en 1941, donc ça fait bien dix-huit ans… Ils se sont mariés en 1981, il avait 22 ans et elle 40, ça ne les a pas empêchés d’avoir quatre enfants, dont deux jumeaux. – Quatre enfants en rangs serrés, pas mal pour une femme qui n’était plus toute jeune, dit Barells. On nous a dit que le mariage était solide. Docteur, vous les connaissez bien, qu’en pensez-vous ? – Je les connais bien en effet, répond Parton. Je suis leur médecin depuis vingt ans, en fait depuis la naissance d’Anémone. Je les considère comme des amis, et je pense que l’amitié est réciproque. Ce qui se passe est dramatique. J’ai l’habitude, professionnellement, de maîtriser mes émotions quand il le faut, mais je peux vous dire que ce drame m’affecte. Je ne comprends pas ce qui a pu pousser Roxane à un acte pareil. Depuis quelque temps elle était tendue, angoissée, elle souffrait d’insomnies torturantes. Mais quand je lui demandais ce qui n’allait pas, elle souriait tristement et refusait de répondre. Une fois, une seule, elle a dit, avec une sorte de désespoir : ‘On ne devrait jamais faire des enfants !’, ce qui m’a étonné parce que j’ai toujours pensé qu’elle aimait ses 54
enfants – trop même, peut-être. Mais elle a refusé d’en dire plus. En tout cas, c’est la dernière personne que j’aurais vue portée au suicide. Quant à Eddy – Edouard – son désespoir, je vous l’assure, n’est pas feint. Il aimait profondément sa femme. Et pour répondre à votre question, oui, le mariage était solide. Je ne crois pas que l’un ou l’autre ait, ou ait jamais eu, une liaison extraconjugale. Par les temps qui courent vous pouvez penser cela peu croyable, mais je le crois. – Bon, dit Barells, je veux bien, mais on cite des cas où un mariage improbable tient d’autant mieux la distance que les participants se donnent un peu d’aisance de façon latérale. Il faudrait interroger les proches pour savoir un peu mieux comment vivait ce couple-là ; Delamotte, tu t’en occupes. Tu vois les Tamborini, pas l’homme tu n’en tireras rien, plutôt elle, au milieu de ses larmes elle doit avoir besoin de confidences ; la cuisinière aussi, comment s’appelle-t-elle ? Maria quelque chose – Gonzales, dit paisiblement Figanieres – Gonzales, c’est ça ; et puis Victor Perier, le secrétaire joli garçon, il doit en savoir long sur la vie privée de son patron. Vas-y. – J’y vais, dit avec nonchalance Delamotte. *
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16 h 00 Sofocle ne dit rien. C’est à peine s’il a entendu, Barells connaît le métier, il sait ce qu’il faut faire. Non, ce qui le préoccupe, c’est le numéro de la Gauloise qu’il vient d’extraire de son paquet froissé. Voyons… si tout à l’heure c’était la 4, maintenant c’est la 5 ; oui mais… Il se dit que c’est idiot de se braquer là-dessus : quelle importance ? Tiens à propos, hier, celle d’hier, dans l’escalier, est-ce que quelqu’un l’a trouvée ? – Dis moi, Barells, est-ce qu’on a trouvé un mégot dans l’escalier, entre le rez-de-chaussée et le premier étage ? – Un mégot ? Non… pourquoi ? – Comme ça… excuse-moi, je vais voir. Il va voir. Il se rappelle très précisément l’endroit où hier il a jeté ce mégot, mais est-ce qu’un bout de cigarette mâchouillé ça peut s’appeler un mégot ? Rien. Quelqu’un l’a enlevé. Bon, on a fait le ménage. Il retourne dans le bureau et demande : – Qui fait le ménage dans cette maison ? 55
– Colomba Tamborini, dit paisiblement Figanières. En fait, elle supervise. La maison est très grande, elle n’y suffirait pas. Il semble que depuis quelque temps Madame Proy, plutôt que d’embaucher du personnel supplémentaire, avait jugé préférable de faire appel à une entreprise de nettoyage, qui envoie des gens que Colomba dirige et surveille. – Bon, va la voir, demande-lui si on a fait du ménage depuis le drame, et plus précisément dans l’escalier, plus précisément entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Vas-y. Figanières y va, en traînant un peu ses jambes lourdes de tant de filatures. Il revient cinq minutes plus tard. – Elle pleure, elle dit que la police a dit de ne toucher à rien, alors on n’a pas fait le ménage nulle part si c’est pas une pitié, les deux personnes que la Parisienne Place Nette envoie s’appellent Rose Balieta et Victor Sauvet ils viennent depuis trois ans quatre fois trois heures par semaine ils sont sûrement honnêtes elle a téléphoné ce matin pour dire qu’ils ne viennent pas aujourd’hui est-ce qu’ils pourront venir demain ah quel malheur… Sofocle se dit que c’est bizarre : pourquoi ce mégot a-t-il disparu ? C’est idiot, il n’a aucune importance, il faut être idiot comme moi pour y attacher de l’importance. Et pourtant, si on n’a pas fait le ménage, quelqu’un lui en a donné, de l’importance et l’a fait disparaître : qui, pourquoi ? Tiens, au fait, un mégot pris par quelqu’un à qui il n’appartient pas, est-ce que, juridiquement, c’est un vol ? Il faudrait poser la question à ce type, comment s’appelle-t-il, ce type qui est chef des services financiers de la THEBES ? Barlier dit que c’est un type à voir. – Sallé, demande-t-il, tu sais comment s’appelle le chef des services financiers de la THEBES ? Barlier l’a mentionné comme un type à voir ? Sallé est confus, il ne se rappelle pas. Figanières, paisiblement, répond à sa place : le type s’appelle Loquet. 17 h 15 Claude Loquet les reçoit au quinzième étage du siège de la THEBES, à la Défense. Curieux bureau, curieux personnage. Dans cette tour de verre et d’acier, un petit bureau encombré de classeurs, de fichiers, de meubles à tiroirs, qu’on croirait plus l’antre d’un obscur sous-chef comptable que le bureau du directeur des services financiers d’un des plus puissants groupes 56
d’Europe. Un petit homme maigre à l’âge indéfinissable, laid, chauve, vêtu presque pauvrement, qui les accueille avec une courtoisie surannée, presque humble. Sofocle lui trouve un air vaguement ecclésiastique. – Je suis, dit-il, le commissaire Aristotelides, de la Police Judiciaire, et voici mon adjoint, le capitaine Sallé. Nous enquêtons dans le cadre d’une information ouverte à la suite du décès de Madame Roxane Proy. – Hélas, répond Loquet, terrible drame. On m’a dit que M. Proy lui-même a été victime d’un accident… Mais pourquoi cette enquête ? On n’imagine pas quoi que ce soit de suspect dans cette tragédie ! Sofocle se dit qu’il y a quelque chose de gênant chez cet homme. Est-ce son maintien humble, sa voix chuchotée, sa posture détournée, l’impossibilité de saisir un regard dissimulé par des lunettes aux verres épais ? Cet homme donne l’impression de regarder à travers vous, au-delà de vous. – Non peut-être, répond-il, mais M. Proy est un personnage important, il est compréhensible que le Ministère souhaite connaître très précisément les circonstances et le contexte du drame. Une affaire délicate, où nous souhaitons agir avec efficacité, mais aussi prudence et discrétion, en espérant que rien n’en filtrera à la presse de façon inopportune, et qu’il est désirable de clore au plus vite. – Certes, certes dit l’autre. Mais en quoi puis-je vous aider ? Décidément, ce petit bonhomme au ton patelin me déplaît, pense Sofocle. – On dit que la THEBES traverse actuellement de graves difficultés. De quoi s’agit-il ? Subtilement, mais instantanément, le personnage change : c’est un homme dur, aigu, qu’on devine adversaire redoutable dans une discussion d’affaires. – Mon Dieu, répond-il, qui donc a pu vous dire cela ? Vous savez sans doute que dans le monde où nous vivons, une concurrence de plus en plus rude porte certains à répandre mensongèrement des bruits alarmistes sur telle ou telle entreprise. Non, rien de grave, je peux vous l’assurer. Simplement les difficultés que peut rencontrer une entreprise en période de forte expansion. Je ne pourrais vous dire cela en quelques mots, car ce sont des problèmes de technique financière et commerciale assez complexes. Mais nous n’avons rien à cacher, vous aurez si vous le souhaitez 57
accès à tous nos dossiers ; en tous cas, en ce qui me concerne, tous ceux qui sont de ma responsabilité. Sofocle sourit : c’est, presque mot pour mot, ce que lui a répondu Craihon. Quelles que soient leurs dissensions, ces genslà font bloc. – Merci, dit-il, nous y aurons certainement recours. Dans l’ascenseur, Sofocle dit à Sallé : – Je n’aime pas ce type à l’air chafouin. Il ressemble à… tu sais ce personnage d’un des Astérix, une espèce d’espion, Tullius… – Tullius Detritus, complète le petit Sallé – Tu te renseignes sur le personnage. Bon, maintenant allons voir la DRH, comment s’appelle-t-elle déjà ? Suzanne quelque chose ? – Suzanne Vallières, je lui ai téléphoné ce matin pour la prévenir de votre visite. *
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17 h 40 Onzième étage, secrétaire rousse : – Oui Messieurs, Madame Vallières vous attend, entrez je vous prie. Beau bureau sobrement et confortablement meublé, Madame Vallières se lève pour les accueillir : – Messieurs je vous attendais. Suzanne Vallières, belle laide, la cinquantaine, a les yeux rouges et les traits tirés. Cette femme a pleuré. – Je vous attendais messieurs. Depuis vingt ans. Asseyezvous je vous prie. Vous venez me voir parce que Roxane Proy est morte, parce que Eddy a disparu, aveugle sans doute, et parce que quelqu’un vous a dit que je le connaissais depuis très longtemps et que je l’aimais. – On m’a dit en effet Madame, que vous pourriez me renseigner sur ce qui s’est passé il y a vingt ans, que vous connaissiez Eddy Proy depuis cette époque, mais pas que… – Peu importe. Que souhaitez-vous savoir ? – Il y a à peu près vingt ans, Georges Radovan Jovanovitch a été agressé dans un bois près d’Epernon, il est mort peu après sans reprendre conscience, on n’a jamais retrouvé le ou les meurtriers. Que pouvez-vous me dire sur ce meurtre ? – Rien de plus que ce qu’on en a dit ensuite, et bien moins sans doute que ce que vous en savez. A cette époque je travaillais pour une avocate d’affaires au service d’intérêts, disons opposés à ceux de la THEBES. 58
– …qui s’appelait ? – Maître Sfygia Phobia. – Ah, je vois… – J’avais vingt-cinq ans, je travaillais dans une compagnie d’assurances, je suivais le fil d’une honnête carrière de petite secrétaire destinée à finir à soixante ans secrétaire de direction adjointe, je m’ennuyais. Un jour j’ai lu dans un magazine populaire un grand article sur une avocate d’affaires nommée Sfygia Phobia, une femme qualifiée de « flamboyante ». Non seulement on la disait d’une efficacité redoutable sur le plan juridique, mais de plus on laissait entendre que sa vie privée n’était pas moins exceptionnelle, du fait de liaisons avec des « personnalités » célèbres (le terme était volontairement ambigu). C’était illustré de photos d’une très belle femme au port altier et à la moue dédaigneuse, avec des commentaires du genre « irrésistible », « radieuse », etc., mais il y avait aussi un « beauté vénéneuse » qui m’avait séduit plus que tout le reste. Je n’ai compris que beaucoup plus tard qu’elle avait pratiquement dicté le texte de cet article, surveillé son illustration, payé pour qu’il paraisse, et veillé ensuite à ce qu’il se prolonge d’une chaude polémique journalistique sur la déontologie de ce type de publications. Sur le moment, fascinée, j’ai décidé de tout faire pour l’approcher, pour lui plaire, pour vivre comme elle, avec elle. Avec l’audace des timides, j’ai téléphoné en me présentant comme une riche héritière qui avait besoin de ses conseils. Le jour dit, je suis allée la voir, je lui ai déclaré que j’étais une petite secrétaire fauchée, mais que j’avais décidé de travailler chez elle, avec elle, sous elle, qu’absolument rien au monde ne m’en empêcherait, qu’elle me fascinait, qu’elle comptait pour moi plus que tout au monde, etc. Bref une déclaration d’amour passionnée. Ça l’a amusée, elle a dit OK ma petite, mais tu vas en baver. J’en ai bavé. Trois jours après elle me mettait dans son lit « à l’essai », m’a-t-elle dit. Moi j’étais transie d’angoisse, ça n’a pas été un succès, elle a dit « bof » et cela n’est plus jamais arrivé. J’ai souffert le martyre ensuite. Car j’ai vu, répétitivement, ce qui se passait avec les gens qui l’approchaient pour la première fois. Homme ou femme, peu importait : port altier, moue dédaigneuse, mais sourires affolants et promesses implicites, elle engageait tout son pouvoir de séduction pour que sa victime se croie l’élu, l’élue. Elle se déplaçait suivie de toute une cour dont elle extrayait de temps en temps un amant, une amante temporaire, 59
qui ensuite vivait l’enfer de la jalousie : j’ai connu au moins deux suicides. J’en ai bavé, mais je suis restée. Elle m’a chargée de travail comme un baudet, j’ai tout accepté jusqu’à sa mort. – Sa mort ? – Oui. Je suppose que c’est surtout cela qui vous intéresse. Et aussi, puisque c’est lié, ce qui concerne ses relations avec la THEBES, et comment elle a été vaincue par Eddy Proy. Dans les mois qui ont précédé la mort de Laïus – pardon, Jovanovitch, le patron de la THEBES, un homme au bagout inépuisable, de sorte qu’on l’avait surnommé ainsi – dans les mois donc qui ont précédé sa mort, la THEBES était la proie convoitée d’un très grand groupe américain qui manoeuvrait pour faire chuter dramatiquement ses actions en Bourse, de façon à la racheter et à la digérer. Il s’agissait de rien moins que de créer un quasi-monopole sur l’aviation civile et peut-être même militaire, à l’échelon du monde entier. Dans ce genre de bataille féroce, tous les coups sont permis. Sfygia était chargée des manœuvres juridiques au service de ce monstre américain. J’ai compris progressivement – car j’étais devenue la domestique préférée de Sfygia – qu’elle était en effet redoutablement efficace, mais par des moyens qui me donnaient le frisson. Elle distribuait des sommes considérables, dont il n’était pas difficile de deviner la provenance. Je l’ai mise plusieurs fois en garde, elle riait et me disait : ‘Petite cruche, occupe toi de tes fesses.’ Alors le vieux Laïus est mort. – Pensez-vous qu’il ait été assassiné dans le cadre de cette rivalité industrielle et commerciale ? – J’en ai été persuadée sur le moment, je l’ai cru longtemps, maintenant je ne sais plus. – Bien. Et concernant Eddy Proy ? Suzanne Vallières se tait. Comme si elle se recueillait dans une église. Sofocle attend : – Eddy… Vous vous demandez, Monsieur, pourquoi je vous fais ces confidences. Parce que depuis hier, depuis que j’ai appris ce qui était arrivé, je crève de chagrin, seule dans mon coin, sans parents, sans amis. Dans ce cauchemar, vous êtes le premier à vous intéresser à moi. Peut-être pensez-vous que je suis une vieille folle ridicule. Je m’en fiche. Je suis une femme qui souffre parce que l’homme qu’elle aimait est détruit, parce que peut-être il va mourir. Sofocle réagit : 60
– Je vous en prie, Madame. Je suis policier, mais je ne suis pas idiot. Si cet entretien vous est trop pénible, nous le reprendrons demain. Mais j’ai le sentiment que, pour vous comme pour moi, il vaut mieux continuer. – Je crois en effet. Donc le vieux Laïus meurt. L’hallali contre la THEBES est lancé. Sfygia jubile. Alors Eddy apparaît. Il sort de nulle part, c’est un petit garde du corps employé par le service de sécurité de la THEBES. Il n’a à peu près aucune culture juridique, ni d’ailleurs à peu près aucune culture. Mais il a vingt-deux ans, il est beau, incroyablement beau, incroyablement sûr de lui, et, la suite va le prouver, il est remarquablement intelligent. Un jour, il est chargé par son chef du service de sécurité de remettre à Sfygia, en mains propres, un dossier qui contient des pièces qui la mettent gravement en cause. C’était un élément de la bataille. Eddy, tranquillement, prend une heure à la terrasse d’un café pour lire ces pièces qu’il était censé ignorer. Quand il arrive c’est sur moi qu’il tombe. Je vous l’ai dit, il était beau, mais c’est vrai que j’étais tellement la pauvre perruche qui attend un homme… Il est entré dans le bureau d’une Sfygia sarcastique. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais une heure après il en ressortait et me disait d’un ton négligent : ‘Je crois que votre patronne a un malaise, allez voir.’ Je suis allée voir. Sfygia haletait, elle a chuchoté : ‘Le cœur…’ Je savais en effet qu’elle souffrait de troubles cardiaques sérieux, je l’incitais à se soigner, elle riait avec son air de dédain, en femme qui séduit même la mort. J’ai appelé une ambulance, elle est morte le lendemain, crise cardiaque. C’est ce qu’a dit le certificat de décès. C’est vrai bien sûr. Mais il y a autre chose aussi. Depuis quelque temps je sentais que… qu’elle était lasse de toujours jouer le rôle de celle qui triomphe parce qu’elle suscite la passion, mais n’aime personne, ce rôle d’Amazone guerrière dont les traces sont jalonnées de cadavres. Elle désirait aimer, mais ne savait pas comment on s’y prend. Elle désirait être, enfin, femme. La Sfygia combattante désirait mourir. Eddy est apparu. Il lui a suffi d’être ce qu’il était, éclatant de jeunesse virile. Sfygia a, enfin, aimé un homme. Elle est morte d’un coup de foudre. J’ai recueilli cet amour dont elle est morte, j’en ai vécu. J’ai postulé pour un emploi à la THEBES, je me suis débrouillée pour travailler dans le service du personnel parce que cela me permettait d’entrevoir parfois Eddy, je suis maintenant DRH pour tous les services centraux, je le vois aussi souvent que je veux, il m’aime bien. Mais 61
Roxane, la veuve, après ce coup d’éclat, l’avait voulu. Elle avait bien plus d’atouts que moi, il l’a épousée. C’est un mari fidèle, je ne crois pas qu’il ait jamais eu d’aventure extra-conjugale – et croyez-moi, si c’était arrivé, je le saurais. Il m’aime bien. Je ne crois pas qu’il ait jamais soupçonné que je suis une vieille imbécile amoureuse. Voilà. Sa femme est morte, s’il vit, il aura besoin de moi, chien fidèle. Je vous en prie, retrouvez-le. Sofocle se lève et dit avec déférence : – Madame, je vous remercie de votre confiance. Je vous promets de faire tout le possible. *
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18 h 10 ‘Remarquable femme, mon petit Sallé. Une certaine grandiloquence, mais qui a de la grandeur. Bon, quatrième sous-sol, on reprend la voiture, on retourne à La Boîte.’ – On va avoir les journalistes sur le dos, pronostique Sallé. Ici on a des chances de leur échapper parce qu’on va sortir incognito du parking, mais là-bas on n’y coupera pas. Je parie qu’il y en aura bien cinquante. Perdu : quand ils arrivent, il y en a bien deux cents, avec micros, blocs-notes, caméras. La mort de Roxane Proy les intéresse, mais c’est surtout la disparition d’Eddy Proy qui les excite. Ils franchissent le barrage à coups de ‘Pas de déclaration pour l’instant, pas de déclaration, excusez-moi, pas de déclaration dans l’intérêt de l’enquête…’ (ça, c’est Sallé ; Sofocle, intérieurement : ‘Foutez-nous la paix bande de cons !’). – J’ai glané quelques renseignements intéressants, dit Fournier avec hésitation (il n’est jamais sûr que ce qu’il va dire soit intéressant). Sur Eddy Proy, son entourage, son histoire. – Et moi quelques renseignements au niveau des problèmes financiers du monsieur, ajoute Barlier. Mais le patron vous réclame à cor et à cris. Apparemment, la disparition de Proy, ça fait des vagues. – Tiens, vraiment ? Bon, j’y vais, répond Sofocle. Le patron, Hubert du Moulin de la Campagne, l’accueille avec véhémence. De toute évidence, il vient de se faire passer un sérieux savon par le ministre. – Comment ! J’avais bien dit à quel point c’est une affaire délicate ! Donc qu’il fallait agir avec efficacité, mais aussi prudemment, 62
avec discrétion, donc de façon à pouvoir clore au plus vite, et, donc, surtout rien à la presse ! Et voilà que maintenant Edouard Proy a disparu ! C’est invraisemblable ! On m’a dit, il n’y a pas une heure, que nous sommes assiégés par une meute de cinquante journalistes affamés ! – Il y a une heure peut-être, patron. Maintenant ils sont deux cents : je viens de franchir le barrage. C’est tout juste si le patron ne s’arrache pas les cheveux ; en fait, se dit Sofocle, il le ferait sûrement s’il lui en restait un peu plus que la maigre couronne qui lui donne l’air d’un moine tonsuré ; ce qui lui reste, il doit vouloir le garder. Bizarre, pourquoi quand les gens deviennent chauves, c’est toujours à la périphérie que subsistent, héroïques, les derniers cheveux ? Tiens, à propos, si on retrouve la Bentley, il va falloir la passer au peigne fin, mon hypothèse d’un quatrième dans cette voiture n’est pas si bête, et en ce cas avec un peu de chance il en restera des traces, des cheveux par exemple – ah bien sûr s’il n’est pas complètement chauve… Je dis « il », mais ça peut aussi être une femme. Une femme chauve ? Ça existe sûrement, mais alors avec perruque, ça ne se sait pas. Trouver les cheveux d’une perruque ? Non, tout ça est idiot. – Alors, commissaire ? – Oh, excusez-moi patron, je réfléchissais à un indice possible… Le premier objectif, c’est de savoir s’il y a eu suicide ou meurtre, et si cette mort est liée ou non aux soucis de l’entreprise. – Je répète, dit Hubert : donc, vous en êtes où ? – Eh bien, en concertation avec Barells, de Neuilly, nous enquêtons auprès des proches des époux Proy : le couple, de toute évidence, traversait une crise grave depuis quelque temps. Nous enquêtons aussi bien sûr à la THEBES, et là aussi il semble qu’il y avait crise. Hubert se renfrogne : – Non, non, c’est un drame privé. Donc les soucis de l’entreprise, s’il y en a, c’est autre chose, ne nous en mêlons pas. Vous comprenez, mon cher Aristotelides, nous frôlons l’affaire d’Etat, donc soyez prudent… Donc moi je préfère penser que c’est un drame privé, une femme dépressive qui se suicide, un mari traumatisé, on le serait à moins, pauvre Edouard Proy, donc il fait une chute malheureuse sous le coup de l’émotion, voilà. Mais vous, qu’en pensez-vous ? 63
Sofocle se retient pour ne pas dire qu’il ne pense rien. Il disait ça volontiers autrefois. Mais il s’est rendu compte que, bizarrement, les gens trouvaient ça blessant, comme si on les jugeait trop bêtes ou pas assez importants pour mériter une réponse. Pourtant s’il dit ‘je ne pense rien’, c’est parce qu’effectivement il ne pense rien, ou rien d’utile, qu’il a l’esprit vide, ou seulement habité de vagues brumes dérivantes. Mais en y réfléchissant il s’est dit qu’en fait on pense toujours à quelque chose. Si on dit ‘je ne pense rien’, c’est qu’on pense qu’on ne pense rien, et si on a l’impression qu’on a l’esprit vide, c’est qu’il est plein de cette impression de vide. Alors maintenant quand on lui demande ce qu’il en pense, il fait ‘Hon… Hon…’, d’un air pénétré, et on le laisse ne pas penser – ou penser ? – Mais enfin bon Dieu, explose Hubert, réveillez-vous, bon Dieu ! Vous vous rendez compte qu’il s’agit d’une affaire d’Etat ? Sofocle se secoue : – C’est bien parce que ça ressemble à une affaire d’Etat que ça va être difficile, avec tous les services, français mais pas seulement, qui doivent commencer à s’agiter ferme… – Plus encore que vous ne l’imaginez. Mais faites comme si ça n’existait pas, c’est un drame privé, je le répète… Donc faites pour le mieux, prenez tous les hommes que vous voulez, c’est une priorité absolue. Et pour l’amour du ciel, retrouvez Proy… *
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19 h 05 Sofocle, cheminant vers son bureau, se dit que bien sûr on va le retrouver. Vivant ? Ça c’est autre chose… Ça va être coton pour la suite. Les Renseignements Généraux, la DGSE, la Sécurité du Territoire, trois ou quatre organismes officiels ou officieux dépendant du Ministère de l’Intérieur, du Ministère de l’Industrie, du Ministère des Finances, du Ministère de… Plus ceux qui dépendent du Premier Ministre, du Président… Plus les services de renseignements des Etats-Unis, de la Russie, de la Grande-Bretagne, de Monaco, d’Andorre ou de Saint-Marin. Tout ça va multiplier les informateurs et les informations, vraies ou fausses, de préférence fausses, les interventions, les coups fourrés, les fausses pistes… Mon mégot d’hier, dans l’escalier, il n’y en aura pas pour tout le monde… Peut-être il faudrait, quand j’y retournerai, que je refournisse ? 64
– Bon, dit Fournier, Barlier et moi on a glané des choses. Moi sur l’entourage des Proy, lui sur la boîte, la THEBES. Vous voulez quoi d’abord ? – Dîner et me pieuter avec un roman policier, répond Sofocle. Bon, mais avant, j’écoute mes fins limiers. En bref, please… Fournier ? – Euh… d’abord les parents de Eddy Proy. La mère, Ménie Roberte Proy, est institutrice, retraitée. Le père, Paul-Yves Proy, agent d’assurances, a été vingt ans maire d’une petite commune du Loiret, six ans sénateur, trois mois ministre de quelque chose, enfin trois mois je crois, je ne suis pas sûr. Le couple s’était retiré il y a quelques années à… euh…, Thouars, où ils possèdent une belle maison. Edouard est leur fils unique. Coïncidence bizarre avec ce qui se passe ici, le père est mort, d’une crise cardiaque, il y a une dizaine de jours. Or Edouard n’est pas allé aux obsèques. Evidemment, m’a dit mon informateur là-bas, parce que, euh…, il est brouillé avec ses parents, enfin, brouillé, sans doute, en tous cas ils ne se sont pas vus depuis très longtemps. À mon avis, enfin, je crois, il y a sûrement, un petit peu, quelque chose là-dessous, je n’ai pas eu le temps de creuser, mais si vous voulez je vais… – On verra dit Sofocle. Les parents de la morte ? – Ils sont morts tous les deux il y a longtemps. Le père, Jacques Craihon, et sa femme, Jacqueline, étaient commerçants à Roanne, vêtements, tissus, etc., à l’enseigne « Les Dames de France ». Quand j’ai demandé là-bas des renseignements sur le couple, le gendarme qui m’a répondu m’a dit en se marrant ‘Ah, les orthodoxes !’. Il paraît que ces gens avaient vécu autrefois à l’étranger, euh… en Grèce sans doute, ils s’y étaient faits orthodoxes. A l’époque il y avait à Roanne une petite église orthodoxe qui a disparu depuis, alors… Seulement, voilà patron, eh bien, il y a quelqu’un qu’il serait bien intéressant de voir, un petit peu. C’est un certain Charles Tiressian, un curieux bonhomme selon Bernard Baluchant, le jardinier. Une sorte de moine défroqué, alors peut-être un moine orthodoxe, un bonze, euh…, non, un pope, aveugle ou à peu près, il vit seul dans un petit pavillon au fond du parc de l’Acropole. Baluchant le rencontre parfois dans le parc quand le vieux s’y promène. Il a cru comprendre que ce vieux a été autrefois quelque chose comme le précepteur de Roxane Proy qui l’avait en affection et qui n’a jamais voulu s’en séparer. Baluchant pense qu’il en sait long. Voilà, euh… 65
– On le verra demain dit Sofocle. Barlier ? Barlier sourit tristement : – Eh bien patron, j’ai eu pas mal de renseignements à la Brigade Financière par Dumesnil, un vieux copain. Il faudra leur donner un peu de retour sur cette affaire, qui semble les intéresser beaucoup. En bref, il est évident que pour la deuxième fois de son histoire la THEBES affronte une crise grave, au niveau finances et au niveau politique. La première fois c’était il y a une vingtaine d’années, avant la mort de Radovan Jovanovic, celui qu’on appelait Laïus parce que c’était un beau parleur. Un très grand groupe militaro-industriel, ou financier, ou les deux, à ce que j’ai compris les deux, avait entrepris de mettre la main sur une belle proie, la THEBES. Il semble que, avec l’aide d’une avocate pour le moins bizarre, une certaine Sfygia Phobia, on avait fait courir des bruits très compromettants à propos de Laïus et de sa supposée homosexualité. A vrai dire c’était une histoire ancienne, lorsque Laïus avait une vingtaine d’années. Vous vous rappelez peut-être, Barells en a parlé hier : un certain Pelo… quelque chose l’avait trouvé dans le lit de son fils, un ado, il n’avait pas aimé ça du tout, c’est-à-dire que fou de rage, il avait juré que tôt ou tard il lui ferait la peau. On ajoutait que Laïus avait pris le large quelque part du côté de Marseille et qu’il y avait vécu clandestinement jusqu’à la mort de ce Pelomachin. Tout ça est peut-être vrai, peut-être faux, et aujourd’hui on n’y attacherait plus beaucoup d’importance, mais à l’époque ce bruit était de nature à couler quelqu’un. L’avocate, Sfygia Phobia, s’est attachée à le faire courir, un journal à scandales a fait des allusions, etc. Laïus s’est débattu comme un beau diable. Mais précisément il a été assassiné un soir du côté d’Epernon, au carrefour de trois routes. Enorme scandale. Il a paru évident que ses ennemis avaient tenté de régler ainsi définitivement le problème. Mais c’est là que notre Eddy Proy, est intervenu. Il était très jeune, et pourtant il a réussi à confondre l’avocate. Curieuse bonne femme, cette Sfygia. Pendant un temps elle s’était cru une vocation d’artiste lyrique. Elle plaidait avec des effets de voix rageurs qui pouvaient s’avérer redoutablement efficaces. Ses ennemis, nombreux, l’appelaient la « chienne chanteuse »… Au cours d’une entrevue décisive, Edouard Proy lui a mis sous le nez des documents prouvant son implication dans une affaire clairement délictueuse, de quoi la faire rayer du barreau et la discréditer 66
pour toujours. Elle est morte sur le coup d’une crise cardiaque, au cours même de cette entrevue. Après quoi la THEBES s’est rétablie, est sortie de crise et a repris sa croissance, sous la direction conjointe du frère de la veuve de Laïus, André Craihon, et de son nouveau mari, Edouard Proy. La deuxième crise, c’est maintenant. Je n’y comprends pas grand-chose pour l’instant, ça a l’air plutôt abracadabrant. Que ça se passe au niveau de féroces compétitions commerciales, financières, industrielles, etc., à l’échelon international, sûrement. Mais ce qui paraît bizarre aux gens de la brigade financière, c’est que la mort de Jovanovic, c’est-à-dire Laïus, qui a été tué il y a bien vingt ans, eh bien précisément c’est maintenant que ça remonte à la surface. Il est mort au moment de la première crise, mais c’est comme si sa mort était au centre de la deuxième. On dit que Proy était très inquiet à ce sujet, qu’il a demandé à une boîte de détectives privés de trouver le ou les assassins de Laïus, rien que ça… comme si de connaître enfin la vérité devait précisément résoudre tous les problèmes de son entreprise… Et précisément il disparaît au beau milieu de la crise, juste comme ce Laïus autrefois… – Bon, dit Sofocle. C’est bien les enfants. Continuez, sinon papa Sofocle va vous mettre au pain sec et vous tirer les oreilles. Moi pour l’instant je rentre chez moi, j’ai un roman policier à terminer, je suis sûr que je saurai avant l’auteur qui est l’assassin.
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3. Dimanche 22 juillet. Blanc 9 h 30 Sonnerie du téléphone. Il se dresse dans son lit, hagard. De quel cauchemar émerge-t-il, il ne sait pas, mais il se rend compte qu’il est dans son lit, chez lui, qu’il dormait, qu’il fait jour, que ce bruit est abominable. C’est le téléphone qui sonne, qui sonne, interminablement. Il se secoue, il faut arrêter ça, sortir de cette nuit affreuse, de ces rêves, oublier, ne pas savoir, Jacqueline non, je vais rappeler Solange cette conne, non ce n’est pas une conne c’est une pauvre fille désespérément seule, Rose, maman, je t’en prie, non je n’ai pas faim aide-moi aime-moi, cette sonnerie je vais la tuer non c’est idiot ! Il écrase le réveil d’un poing rageur. Que meure la bête immonde… Quel jour est-on ? Ah, dimanche, pas d’école, je veux dormir encore maman, mais reste là, je t’en prie, j’ai peur. Non, maman, ne t’en vas pas… Bon, tant pis, mais tu reviendras ? Oui patron je sais, affaire délicate, agir avec efficacité, mais aussi prudence et discrétion, absolument rien à la presse, clore au plus vite… Bien sûr patron, mais je voudrais dormir encore un peu… Cessez de me casser les oreilles avec ce téléphone… Bon d’accord, on va y aller à la Boîte puisque pour nous autres pauvres flics il n’y a pas de dimanche… Rêvez au creux de vos lits, braves gens, la police veille sur vous… Il regarde sa montre. Neuf heures et demie. Hein ? Pas possible ! A quelle heure il est rentré, à quelle heure il s’est couché, à quelle heure il s’est endormi ? Voyons ? Endormi quatre heures ? Rentré et couché, deux heures ? Avant, ah oui, traîné sans but dans des rues, avec des points fixes au café ou au whisky, alternativement, dans des bistrots autour des Champs-Elysées, téléphone coupé, n’importe quoi pour ne pas dormir, pour fuir les cauchemars qui vous guettent comme des bêtes féroces dès que vous abandonnez vos défenses. Il a quand même bien fallu rentrer, se coucher, et même dormir. Mais pourquoi tout ça ? Ne fais pas l’idiot. Tu le sais bien. Aujourd’hui c’est le 22 juillet. Il se traîne vers le téléphone il décroche. 69
– Allo patron c’est Fournier euh… je ne veux pas vous déranger, mais il fallait bien, Barlier m’a dit si, il faut, appelle le patron, il est presque dix heures. – Neuf heures trente-deux, alors ? – Ben on a retrouvé la voiture et on a le rapport du légiste. Alors on s’est dit que… euh… peut-être que… si, un petit peu… – Nom de Dieu, quoi dans la voiture et quoi dans le rapport du légiste ? Il est visible que le pauvre Fournier commence à paniquer. – Rien, enfin dans le rapport de la voiture, je veux dire rien dans la voiture, la voiture de Proy, eh bien c’est bien la Bentley de Proy, vous me suivez patron, il n’y avait rien, on l’a retrouvée près de Chalons-sur-Marne, il n’y avait rien dedans, dans la Bentley, je veux dire personne. – Et le rapport du légiste ? – Eh bien c’est un peu compliqué comme toujours, alors j’ai pensé un petit peu… enfin, tiens je vous passe Sallé c’est son rayon. Sallé est plus sobre : – Roxane Proy est bien morte par pendaison. Le légiste ne peut pas dire si elle s’est pendue ou si on l’a pendue. – Bon j’arrive. Les brumes de cette affreuse nuit commencent à se dissiper. Il regarde par la fenêtre en se grattant la poitrine, qu’il a velue. Grand soleil, ce matin encore. Va faire chaud. Madame Garcia a fait les courses : ce qu’il avait demandé, plus deux croissants. Brave Madame Garcia. Quatre cuillers à soupe bombées, de l’eau pour un très grand bol. La petite lumière rose vacille. Il met les croissants au grille-pain, réglage léger, 2. Il ne pense à rien. Il regarde à la fenêtre. Le petit square rond est toujours poussiéreux, le clochard dort encore sur son banc, entre deux aucubas phtisiques. Il se dit je ne pense à rien. Si, je pense que je ne pense à rien. A rien d’important. Mais quand même, le clochard, là, est-ce qu’il s’est réveillé depuis hier matin ? S’il est mort, depuis combien de temps ? Avec ce soleil et ce temps sec, il doit être en train de se boucaner, il va falloir combien de temps pour que quelqu’un s’en aperçoive, qu’il est mort et qu’il se boucane ? Sécher au soleil, c’est un bon procédé de conservation, de la morue par exemple ils font ça traditionnellement au Portugal, alors, si on peut boucaner de la morue, on doit pouvoir boucaner des clochards, ça doit marcher 70
aussi ? Bof, ça n’est pas une affaire pour La Boîte un clochard fumé. Merde ça crachote, elle en est à ses derniers râles, j’éteins, il va falloir la changer, en acheter une neuve, avec changement de vitesses et tout, mais celle-là ma bonne vieille lumière Rose – tiens pourquoi je dis ça avec une majuscule ? Au fond j’y tiens. Mais c’est vrai ça ne durera pas toujours hélas, il faudra bien s’en séparer. Il boit son café très noir, très chaud, à petits coups, avec les croissants. Depuis combien de temps j’ai cette vieille machine à café ? Longtemps ; c’est Lola qui l’avait achetée, en disant qu’elle ne supportait plus de me voir faire mon café avec une petite casserole. Lola, quel était son vrai nom, je ne sais plus, Lola c’était pour la scène à Pigalle. Combien de temps elle a duré celle-là ? Trois semaines peut-être… Je me souviens, je lui ai dit qu’il était temps de partir quand je me suis rendu compte qu’elle s’installait insidieusement. On commence avec des machines à café regarde mon chéri c’est tellement plus commode et on continue avec les grilles de prison de la vie bourgeoise confortable on a tout pour être heureux. Elle m’a traité de salaud elle est partie. Drôle que je me souvienne d’elle, au fond c’était une bonne fille qui avait eu des malheurs. C’est ça au fond que je ne supportais pas : elle avait eu des malheurs. Elle n’en parlait pas, mais on sentait bien qu’elle avait eu des malheurs. Quels malheurs elle avait cette Roxane Proy ? Il descend ses trois étages sans ascenseur tout en se collant la Gauloise 1 (sans filtre) dans le coin (droit) de la bouche. Tiens, pas de PV sous l’essuie-glaces de la Twingo… Bizarre. Le monde se déglingue. Le garçon du bar-tabac installe sa terrasse, il est en retard. Ah, non, c’est dimanche, c’est normal, le dimanche ils ouvrent plus tard… Donc c’est normal qu’il n’y ait pas de PV, ça réconforte que les choses reprennent leur cours ordinaire. Même la portière qui s’ouvre mal. Il démarre. Tiens, ce garçon de café, j’aurais dû lui demander s’il connaît le clochard, et qu’on aille le voir ensemble, sur son banc entre deux aucubas, pour le constat. Ce type il a dû avoir des malheurs, lui aussi, pour devenir clochard et finir boucané sur un banc. Quel genre de malheurs ? Peut-être c’était un maquereau, comme celui qui avait dû faire le malheur de Lola ? Au fond ce serait logique : à Lisbonne on boucane les morues, à Paris c’est les maquereaux… Aucun rapport avec cet Edouard Proy et sa femme… Oui, encore que… 71
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11 h 10 Il salue le gardien en faction, il salue une cariatide virtuelle, il monte ses deux étages, – Bonjour les enfants, bon alors ? – Bonjour patron, euh…, dit Fournier. – Oui, alors cette Bentley ? – C’est la gendarmerie de Chalons-sur-Marne qui l’a repérée ce matin vers huit heures, un petit peu cachée, pas trop bien, dans un petit bois. Vide. Il y a des traces de pneus, ceux de la Bentley bien sûr mais, euh…, ceux aussi d’une autre, on a relevé ça et on cherche quel genre de voiture. Il paraît évident que la fuite, ou l’enlèvement, a été organisé avec un relais prévu d’avance. Ça suppose forcément des complices. Ça ne dit pas si Proy, sa fille, son chauffeur, étaient d’accord : otages ou fuyards ? Qu’est-ce que vous en pensez patron ? – Hon, hon…, fait Sofocle, qui pense : un relais prévu d’avance, il a sûrement raison ce petit, mais est-ce que quelque chose peut-être prévu autrement que d’avance ? – Tu as sûrement raison, ça a dû être manigancé d’avance, et la question est bien : est-ce que Eddy Proy a été dans ce coup l’organisateur, le fuyard, ou bien c’est un pauvre type dans le cirage qu’on a enlevé ? Bien raisonné Fournier, tu creuses ça. Cherche s’il y a des cheveux dans cette voiture, et à qui ils appartiennent. Fournier rosit de plaisir. – Oui patron. Mais, euh…, pourquoi des cheveux ? – Comme ça, appelle ça une intuition. Sallé ? – Voici le rapport du légiste sur le décès de Roxane Proy. Six pages serrées, un régal. Ce légiste est remarquable. Très technique évidemment, mais vous verrez : il paraît établi que la mort est survenue par strangulation, avec le foulard trouvé autour du cou, le matin du 20 juillet vers six heures. Il a soigneusement cherché s’il pouvait y avoir strangulation avant l’accrochage, si j’ose dire, ou pas. Il a téléphoné en disant que si vous aviez envie de venir le voir il est toujours content de bavarder avec vous. – Ah, dit Sofocle. Bon, il y a des choses qu’il n’a pas envie d’écrire. Allons-y, mon petit Sallé. Alphonse Bertillon, quarante-huit ans, grand, maigre, amateur de plaisanteries de carabin, l’air jovial de celui que le découpage de cadavres n’affecte pas. On met un moment pour se rendre 72
compte que c’est sa façon à lui de se défendre dans la fréquentation quotidienne de la mort, surtout quand elle a été horrible. Sofocle ne l’a jamais vu que dans sa blouse grise. Il peut rester dans son laboratoire aussi longtemps que nécessaire, mais il peut aussi en disparaître pendant trois jours s’il n’y a pas d’urgence. De toutes façons son assistant, Jules quelque chose, en sait, dit-il, autant que lui, ce qui est peut-être vrai. Quand il l’avait rencontré pour la première fois, Sofocle avait levé un sourcil étonné en entendant ce type se présenter : « Alphonse Bertillon, médecin légiste, non ce n’est pas un canular je m’appelle vraiment Bertillon comme mon père, qui tenait ça de son père, etc., on est comme ça dans la famille, simplement mon père a cru drôle quand je suis né de me prénommer Alphonse je n’y peux rien, c’est peut-être quand même pour ça qu’à la fin de ma médecine j’ai choisi la médecine légale… Je suis bien Alphonse Bertillon, médecin légiste, même si ça paraît peu crédible… » La plupart du temps ça marche très bien, mais parfois, quand l’autre en face a l’air bovin de celui qui se demande pourquoi toutes ces explications, il consent à ajouter : Alphonse Bertillon, l’autre, c’est le fondateur de l’anthropologie au service de la police, l’inventeur des empreintes digitales, vers 1880. Aucun rapport avec ma famille à moi, sauf le nom. Un type charmant. Sous son air jovial, un peu fanfaron, c’est un homme triste. Selon Sallé, qui passe dans ce labo tout son temps libre, il a une femme très belle mais paraplégique depuis dix ans à cause d’un accident de ski, et une fille elle aussi médecin, mais qui n’a jamais pu se résoudre à quitter ses parents. – Ah, salut Sofocle, dit-il, tu as eu mon rapport ? Bon je sais tu vas te plaindre du jargon, mais si on veut que ce soit solide et que ça tienne le coup aux assises si ça doit aller jusque-là, on ne peut pas éviter les termes techniques. Je peux te dire le contenu de l’estomac si tu veux, et aussi qu’elle n’était pas enceinte ; oui je sais, à près de soixante ans ça paraît peu probable, mais de nos jours on ne sait jamais, j’ai vérifié. C’était une personne assez étonnante. Je ne dirais pas un corps de jeune fille, mais presque… Elle est morte entre cinq et six heures. Il semble ne faire aucun doute qu’elle est morte par strangulation, avec l’écharpe que tu as trouvée à son cou, dont j’ai trouvé des fibres profondément incrustées dans la peau. Même si je ne peux pas en jurer, je dirais que l’état des chairs et l’état des vertèbres montre que c’est bien 73
de pendaison qu’elle est morte, et non pas, comme cela s’est vu, d’avoir été étranglée par quelqu’un qui l’aurait pendue post mortem pour déguiser son crime. – Hon, hon…, dit Sofocle. Merci Alphonse, c’est évidemment important. Mais ça c’est ton rapport officiel. Qu’est-ce qu’il n’y pas dans le rapport ? Bertillon hésite. – C’est ténu, mais… Cette femme au corps de jeune fille, de toute évidence, a eu des enfants. Combien ? – Quatre, qui ont maintenant entre 18 ans et 14 ans, dont deux jumeaux, ceux de 14 ans. – Bigre, quelle vitalité pour une femme de cet âge ! Mais a-telle eu des enfants avant ces quatre-là ? – Non. Pour autant qu’on sache, non, en tous cas aucun enfant attesté de son premier mariage… – C’est ce que je croyais savoir. Mais c’est ça qui me taquine. Je parierais, moi, sur des indices dont je te fais grâce, que, avant, étant jeune, elle avait eu en fait un enfant, et peut-être même des enfants. Sofocle tire la Gauloise 3 de sa poche et la plante dans le coin droit de sa bouche. Il se demande pourquoi c’est toujours le coin droit. Il essaie le coin gauche, pour voir. Non, pas possible ! Bertillon, qui remarque cette mimique bizarre, intervient : – Tu sais, je préfère qu’on évite de fumer ici, ça risque de perturber des analyses délicates. – Mais je ne fume pas ! Tiens à propos, si tu trouvais un bout de cigarette mâchouillé, d’une cigarette qui apparemment n’a jamais été allumée, est-ce tu dirais que c’est un mégot ? – Je ne sais pas, ça dépend. Drôle de question. Attends, si ce que tu me demandes c’est : est-ce que du tabac de cette cigarette a brûlé, alors c’est facile, je pourrais te le dire : il y a forcément des goudrons dans ce qui reste. Mais si c’est juste une question de mots, quel nom donner à un bout de cigarette mâchouillé d’un tabac qui n’a pas brûlé, alors ce n’est pas de mon ressort, il faut voir un linguiste. Peut-être qu’il te dirait qu’il ne sait pas, qu’il faut consulter l’Académie, mais qu’ils vont en délibérer ça prendra du temps. Sérieusement : tu as trouvé un machin comme ça ? – Non pas vraiment, mais ça pourrait se trouver… Salut Bertillon, merci, à bientôt. 74
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12 h 30 Il retourne à son bureau en se disant que Bertillon a raison : ce qui est important, ce n’est pas comment on appelle les choses, c’est ce qu’elles sont. Ah, enfin, pas seulement. Apparemment quelqu’un a trouvé et pris le bout de ma Gauloise dans l’escalier entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Il se fout de savoir comment ça s’appelle. Ce que c’est, ça lui paraît clair : c’est un bout de cigarette. Ce qui lui paraît important, c’est ce que c’est venu faire là, qui l’a jeté là, etc. Ce qui est important, ce n’est pas le nom, c’est la chose. Même Sherlock Holmes, avec sa loupe, il savait ça. Oui, mais quand même. Bertillon, s’il jugeait utile de collectionner ce genre de choses dans son musée, eh bien pour les bouts de cigarette fumés et les bouts de cigarettes pas fumés, je suis sûr qu’il aurait deux boîtes différentes, avec des étiquettes, « Bouts de cigarettes fumés » et « Bouts de cigarettes pas fumés », dans une même grande boîte « Bouts de cigarettes », et que dans son ordinateur il créerait deux rubriques dans une même plus grande rubrique. Pas si facile de séparer les noms et les choses. Sofocle est si perdu dans ses réflexions qu’il est arrivé sans s’en apercevoir dans le bureau de ses adjoints, et que ça fait un moment qu’il regarde d’un air perplexe Fournier, qui téléphonait, mais qui sous le regard du patron commence à se décomposer : – Allo, non, oui Madame, je suis toujours là, si si je vous écoute, euh…, un petit peu, pouvez-vous me donner cette adresse, euh…, ah, ah oui quelle adresse ? Attendez… non je vous rappelle. Quelque chose qui ne va pas, patron ? Sofocle le regarde d’un air absent, puis prend enfin conscience de l’émoi de l’autre : – Si, si, mon petit Fournier. Je me demandais seulement… Bon, cette voiture de Proy, dis m’en un peu plus ? – Eh bien, euh…, comme je vous l’ai dit tout à l’heure ce sont les gendarmes de Chalons-sur-Marne qui l’ont retrouvée ce matin vers huit heures. Elle est intacte, personne dedans. Ils sont sûrement partis avec une autre voiture. De là ils pouvaient prendre la route, ou bien, euh…, prendre un train à Chalons, ou bien encore se réfugier dans les environs, ou bien… La gendarmerie de Chalonssur-Marne demande ce qu’il faut faire ; je leur ai dit de ne toucher à rien, qu’on allait envoyer quelqu’un pour les empreintes. 75
– Bien Fournier. Tu prends une voiture et tu vas voir ça là-bas. Dis-leur de continuer à chercher dans les environs, même des cadavres. Ah, emmène Jules quelque chose, tu sais l’assistant de Bertillon ; dis-lui de chercher des cheveux, et, hmm, des cigarettes ou des mégots, dans la voiture et à côté. – Oui patron, mais je sais que Proy ne fume pas, il a horreur de ça, et personne n’aurait osé fumer en sa présence. – Peut-être, mais peut-être aussi qu’un assassin, même timide, oserait fumer à côté d’un cadavre. Bon, d’abord téléphone pour savoir les trains possibles au départ de Chalons-sur-Marne depuis hier après midi quatorze heures trente. Ah et puis, attends. Tu m’as dit je crois qu’il y a dans l’entourage de Proy un bonhomme, une espèce de moine, qu’il serait intéressant de voir ? – Oui, patron, un certain Tiressian, il vit dans la propriété de Proy, une petite maison au fond du parc. – Merci, bon, file à Chalons. Figanières, tu es libre ? Viens avec moi, on va à l’Acropole, je veux voir cette espèce de moine. *
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13 h 40 Dans le hall façon Galerie des Glaces, ils tombent sur Victor Perier, le beau secrétaire. – Ah Messieurs, je suis heureux de vous voir. Je suis profondément inquiet de la disparition de M. Proy. Qu’a-t-il pu se produire ? Je ne conçois pas qu’il ait disparu volontairement, et d’ailleurs son état, le lendemain du drame, ne le permettait certainement pas. Il faisait allusion depuis quelque temps à de très puissants intérêts, des gens capables d’aller jusqu’au crime pour l’abattre. Je pensais ses craintes excessives, mais je n’objectais rien. C’est un homme remarquable, mais lorsqu’il est tendu ainsi je préfère ne rien dire. Je crains pour sa vie. Messieurs, je vous en prie, faites le maximum pour le retrouver très vite ! Le beau secrétaire semble sur le point de pleurer. Sofocle a le sentiment de se trouver en face d’un enfant qui supplie sauvez mon papa, monsieur l’agent ! Mais c’est vrai, se dit-il, si mon père à moi, Iannis, disparaissait ainsi, et si j’étais en face d’un flic qui dispose de tous les moyens de le retrouver, est-ce que je ne serais pas comme ce type en ce moment ? 76
– Soyez assuré que nous faisons tout ce qui est possible pour le retrouver. Toutes les polices de France le recherchent, et d’ailleurs depuis ce matin la recherche est étendue à toute l’Europe. Mais pouvez-vous m’en dire un peu plus sur ces gens qui cherchaient à l’abattre ? – Je ne citerais certainement pas de noms. Mais je peux dire que, aujourd’hui comme il y a vingt ans, il s’agit de rivalités entre grands groupes, et elles peuvent être féroces. Des rivalités industrielles, avec une recherche d’information qui ne recule pas devant l’espionnage industriel, et au-delà l’espionnage tout court. Et des rivalités commerciales. Tout le monde sait que pour décrocher des contrats d’armement, qui engagent des sommes énormes, il est de pratique courante d’utiliser des intermédiaires plus ou moins honnêtes et de verser des commissions, des soultes, etc., appelons ça plus crûment des pots-de-vin, toujours très substantiels. On connaît de très gros marchés qui ont été attribués à celui qui avait versé les plus gros pots-de-vin, jusqu’à dix pour cent du montant officiel du contrat, c’est énorme. Tout cela, tout le monde le sait, tout le monde le nie. Il y a vingt ans, du temps de la première crise qu’a eue à affronter la THEBES, il s’agissait d’un système de guidage du tir à bord de petits vaisseaux de guerre très rapides : sans ce système, ces bateaux n’avaient pas plus de valeur, pour le petit Etat du Moyen-Orient qui souhaitait les acheter, que des barques de promenade sur le lac Léman. Ça dépassait de loin ce contrat-là : derrière ces six vedettes, il y en avait beaucoup d’autres à vendre. Le vieux Laïus, pardon, Jovanovic, s’était battu comme un beau diable. Lorsqu’il a été assassiné il était sur le point de l’emporter, il a été assassiné, évidemment par ceux qu’il combattait. C’est le patron – pardon, c’est M. Proy qui a fini de rétablir, brillamment, la situation. – Hon, hon… Et que se passe-t-il dans la crise actuelle ? – Eh bien c’est bizarre. Dans ma situation de secrétaire particulier, j’ai le sentiment d’être en marge du maelström. Il s’agit bien sûr de missiles anti-missiles ; tout le monde sait que la THEBES est un acteur majeur sur ce marché. Tout le monde sait aussi avec qui nous sommes en rivalité sur ce terrain. THEBES a pris là une très bonne position en ce qui concerne la recherchedéveloppement et la mise en œuvre industrielle. La crise tourne évidemment autour de ça. Mais jamais M. Proy ne m’a mis au courant des détails, et ici encore je ne vous donnerai pas de noms, ici encore je suggérerais que vous voyiez M. Craihon. 77
– Vous dites que c’est bizarre. Qu’est-ce qui est bizarre ? – Eh bien, depuis quelque temps le patron semblait obsédé par l’idée de trouver enfin le ou les assassins du vieux Laïus, comme si ça devait conduire à démasquer des forces maléfiques responsables des deux crises. – Hon, hon… Je vous remercie M. Perier. J’aimerais voir si c’est possible, ce… cette sorte d’ermite qui vit, m’a-t-on dit, au fond du parc. – Ah, ce vieux prêtre orthodoxe, Tiressian, personnage bizarre. On le dit très âgé et presque aveugle. Je ne l’ai jamais rencontré personnellement, simplement aperçu lorsqu’il se promène dans le parc appuyé sur sa canne, je ne crois pas l’avoir jamais vu ici. Les Tamborini veillent sur lui et lui apportent tout ce qui lui est nécessaire. Madame Proy allait le voir quotidiennement dans sa petite maison du parc ; elle semblait lui être très attachée, j’ai cru comprendre, à certains apartés entre les Tamborini que c’était une sorte de grand-père qui veillait sur elle depuis sa naissance. M. Proy laissait faire, même si parfois il s’agaçait de l’influence du personnage sur sa femme. Je crois que M. Craihon, lui, ne l’aime pas, j’en ignore les raisons. Tout cela vient de très loin. – Intéressant, dit Sofocle. Comment pourrais-je faire pour rencontrer un si considérable personnage ? – Je ne crois pas qu’une entrée en force dans sa petite maison soit la bonne méthode. En l’absence hélas de Madame Proy, les intermédiaires obligés me semblent être les Tamborini. Plutôt elle que lui. *
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14 h 55 – Qu’en penses-tu, Figanières ? – Du bonhomme ou de ce qu’il dit ? – Les deux – Eh bien, ce Perier semble vraiment affecté par ce qui arrive à son patron. Je ne sais pas très bien qu’en penser. Un peu trop joli garçon, suave, bien habillé, bonne éducation, bonnes manières, mais est-il crédible que lui, secrétaire particulier de Proy, n’en sache pas plus au sujet des difficultés de la THEBES que les généralités qu’il vient de nous débiter ? Quant à son conseil, il est judicieux. Ce moine, ce prêtre, ce gourou, ou quoi qu’il soit, risque 78
d’être un personnage peu commode. Mal abordé, il va se fermer. Le détour par les Tamborini vaut la peine. Et il a raison aussi en disant elle plutôt que lui. Ces deux-là souffrent visiblement de la mort de Roxane Proy. Lui tout autant qu’elle, mais pas sur le même mode. Elle, ça se voit et ça s’entend, elle me fait penser aux pleureuses corses traditionnelles, mais je crois qu’elle pleure pour de bon, comme on pleure un enfant. Lui ne pleure pas, un homme ne pleure pas, il contient rigidement une souffrance aiguë. Je parie à dix contre un qu’il était depuis toujours amoureux de Roxane Proy, d’un amour caché, entier, impossible, mais vivace, qu’il va garder comme un trésor perdu jusqu’à la fin de ses jours. Colomba pleure une enfant morte, Ange pleure une femme perdue. – Tu deviens romantique, mais tu as peut-être bien raison. Bon, je vais les voir. Toi tu retournes à La Boîte, et tu épluches le carnet rouge de la morte. Spécialement les derniers jours. Il trouve Colomba à l’office, devant une tasse de café froid. Est-ce le même café qu’hier, qu’avant-hier ? Elle est seule. Stuporeuse, les yeux rouges, le regard vague. Mais elle s’anime à son apparition. – C’est mon mari que vous voulez voir ? Il est à son atelier, la resserre dans le parc. Il travaille à un meuble qu’il fabriquait quand… Il essaye de s’occuper pour ne pas devenir fou, c’est ce qu’il m’a dit tout à l’heure. Pauvre Ange, ça ne se voit pas trop, mais il est malheureux. Il y a si longtemps que… Il se taisait. Voilà, maintenant, c’est fini, elle est morte… Elle pleure, doucement. – Je comprends Madame, dit Sofocle. En fait c’est vous que je désirais voir. A première vue, il semble que c’est bien Madame Proy qui a décidé de… euh… d’en finir avec la vie, et que M. Proy est simplement victime d’une chute accidentelle. Mais, même si c’est peu probable, nous devons envisager d’autres éventualités, enfin que peut-être, il est possible que… euh… (zut, se dit-il, je commence à parler, un petit peu, comme Fournier) en fait ce soit un meurtre déguisé. Colomba sursaute : – Vous êtes fou ! Oh pardon, mais comment pouvez-vous penser une chose aussi abominable ! Roxane ! Impossible ! Roxane, que quelqu’un… Qui ? Pourquoi ? Cette fois elle sanglote. – Il faut comprendre, Madame, que nous devons être sûrs. Même si cette mort est naturelle, il est évident que les époux Proy 79
avaient depuis quelque temps de gros soucis. Quels soucis ? Il fallait qu’ils soient bien gros pour que Madame Proy décide d’en sortir de cette façon. Alors, de quoi s’agit-il ? Vous-même vous avez déclaré qu’ils ont eu une visite vers quatre heures, un homme probablement, reparti vers cinq heures et demie, et une demiheure après, inquiète de ne plus rien entendre, vous êtes aller voir et vous avez découvert le drame. Je veux savoir qui était ce mystérieux visiteur, et en quoi il pourrait être responsable du drame. – Mais je ne sais pas, Monsieur le commissaire, je ne sais pas ! – Il se pourrait que cet homme qui vit au fond du parc, comment s’appelle-t-il déjà, Tiressian je crois, puisse nous aider. Je vais aller le voir. Quel genre d’homme est-ce ? – Le père Tiressian ? C’est un saint. Il est presque aveugle C’est un prêtre orthodoxe qui a baptisé Roxane. Il était ami de ses parents, M. Jacques Craihon et sa femme, Madame Jacqueline. Ils avaient longtemps vécu à Thessalonique où ils s’étaient faits orthodoxes, je ne sais pas pourquoi. Quand ils sont venus à Roanne, ils ont découvert qu’il y avait là une petite église orthodoxe, ils y ont connu le père Tiressian qui a baptisé Roxane, et qui a été ensuite pour elle une sorte de précepteur, et moi j’étais un peu sa nourrice, un peu sa bonne d’enfants… un peu sa mère… Les pleurs reprennent, doucement. – Oui, dit Sofocle, c’est très touchant. Pensez-vous que je pourrais aller le voir ? – Oui je crois. Je suis allé le voir ce matin. Il a beaucoup de chagrin. Il m’a dit qu’il faut accepter ce que Dieu nous envoie même si c’est terrible, c’est la volonté de Dieu. Je veux bien, mais pourquoi Dieu a voulu ça ? Il n’a pas pu me le dire, il s’est contenté de me répéter que Dieu l’a voulu, et qu’il va prier. Je crois que vous pouvez y aller, mais si vous permettez il vaudrait mieux que j’aille avec vous. – Certainement, dit Sofocle. Sous le grand soleil de juillet, ils traversent le parc. De très beaux arbres, notamment un chêne d’une taille impressionnante – il devait être là bien avant qu’on ne construise Neuilly autour, se dit Sofocle -, et des rosiers, des roses partout. Qui donc m’a dit que Roxane Proy aimait les roses ?, se demande-t-il. Peut-être le jardinier, Bernard… Bernard… Bernard quoi ? Baluchon ? Non… Bernard… Bernard-l’hermite ? Non, c’est idiot, je vais voir une sorte d’ermite, mais rien à voir avec le jardinier. Enfin, 80
rien à voir, il faut voir s’il n’y a rien à voir… Parfois c’est quand on ne voit pas quelque chose qu’on devrait voir qu’on peut commencer à s’inquiéter. Tiens ça me fait penser à mon mégot disparu dans l’escalier… Un bernard-l’hermite, c’est bien une bestiole qui ne se fatigue pas, au lieu de se faire une coquille à elle, elle se loge dans une coquille vacante pour cause de décès du propriétaire. Un abri, un camouflage, ça c’est une bête douée pour l’espionnage… Un bernard-l’hermite qui se camoufle en jardinier ? *
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15 h 30 Précisément le jardinier est là, dans un massif de roses magnifiques – quelle couleur ? Jaune, orange, saumon, cuisse de nymphe émue ? – et qui les salue au passage. Pourquoi, se demande Sofocle, est-ce que j’ai l’impression que son regard me suit beaucoup plus longtemps qu’il ne faudrait ? Est-ce que ce type a une tête de bernard-l’hermite ? Il cache quoi, il se cache dans quoi ce type qui fait le jardinier ? Madame Tamborini, rappelez-moi je vous prie le nom de ce jardinier ? – Bernard. – Oui, mais Bernard quoi ? – Bernard Baluchant, Monsieur le commissaire. – Merci Madame Tamborini, qu’est-ce que vous en pensez ? – De quoi, Monsieur le commissaire ? – Du jardinier Madame. – C’est un garçon bien honnête Monsieur le commissaire. Sofocle n’insiste pas. Il se dit que ses divagations n’ont ni queue ni tête. Au lieu de travailler sérieusement, consciencieusement, comme un honnête fonctionnaire de police, à savoir ce qui a conduit Roxane Proy à se pendre (à être pendue ?) et son mari aveugle à disparaître (ou à être kidnappé ?), tu te casses la tête en te disant que ce qui est important c’est qu’on ne voit pas ce qu’on devrait voir, par exemple on ne voit pas un mégot qui n’est pas un mégot, ou on voit un bernard-l’hermite qui empêche de voir Bernard Baluchant. Tout ça est idiot. Yvon Sofocle Yvon JeanMarie André Aristotelides (sans accents), arrête de te casser la tête sur des idées fumeuses… mais peut-on vraiment se casser la tête sur de la fumée ? Ah non ça recommence, stop. Et pourtant une petite voix, grinçante, ironique, lui souffle quelque chose. Il a déjà vu ce Baluchon, non, Baluchant, quelque part, et ça a un rapport quelconque avec du renseignement. 81
Justement, il faudra se renseigner sur ce type, demander ça à Fournier. La maison du fond du parc est charmante. La maison des sept nains de Blanche-Neige. On s’attend à y trouver Grincheux ou Doc. En fait, Sofocle est impressionné par l’allure du vieil homme qui, très droit, se lève pour les accueillir. Grand, ascétique, vêtu d’une sorte de sarreau de toile grise, le masque à la fois sévère et doux. Ses yeux d’un opale transparent, comme délavés par toutes les larmes du monde, regardent flou, un peu à côté de tout. Sofocle se demande s’il conviendrait de lui baiser la main, peut-être aussi de le remercier de bien vouloir donner audience, mais il ne dit rien et laisse Colomba le présenter. – Mon père, dit-elle, voilà le commissaire, euh… – Aristotelides, dit Sofocle – C’est ça, c’est la police qui essaie de savoir ce qui s’est passé pour que Roxane… Elle pleure, doucement, sans bruit. *
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16 h 00 – Je vous attendais, dit l’homme. Roxane est morte. Je vis cette mort depuis l’éternité. Mon temps est fini. Fini depuis si longtemps que je n’ai aucun regret de mourir. Je partirai bientôt et j’irai là où je sais depuis toujours que je dois aller. Sans regret. Ce monde-ci n’en mérite pas. Je ne devrais pas souffrir. Et pourtant je souffre de la mort de Roxane comme je n’avais jamais imaginé que je pourrais souffrir, même quand je pensais à ce qu’était, ce qu’avait été, ce que serait son destin. On sait qu’une machine infernale est préparée de toute éternité, on sait qu’elle explosera, on se prépare, on vit par avance la souffrance, on se dit qu’on sera prêt, mais lorsqu’elle explose, alors la souffrance est sans commune mesure avec la souffrance qu’on avait imaginée. Je savais que vous viendriez, je vous attendais. Je ne mourrai qu’après. Vous venez me voir, monsieur Aristotelides, parce que… mais… vous êtes grec ? – Euh oui, enfin non, sinon je ne serais pas fonctionnaire de police. Mon père est crétois, ma mère est bretonne, je suis français… – Vous venez me voir, Monsieur Aristotelides, parce que vous voulez savoir la vérité. C’est la maladie des hommes. Leur malheur 82
est qu’ils veulent savoir. On peut en mourir. On en meurt. Cela dure depuis la nuit des temps. Sans doute est-ce la volonté de Dieu, nous nous acharnons à savoir ce qu’il nous cache. Je ne comprends pas. Eddy Proy s’est acharné, mais mon Dieu, tu aurais dû épargner Roxane. Sofocle se sent un peu désemparé. Ce vieux prêtre (défroqué ?) est-il une sorte de saint, un homme qui purifie le monde de toute méchanceté, un homme qui comme François d’Assise nourrit les petits oiseaux et fait rire les petits enfants, un homme dont le seul aspect vous donne envie d’être bon ? Ou bien est-ce le gourou qui ressemble tellement bien à tout cela qu’il n’est admirable que comme escroc et suborneur de femmes ? Sofocle a très envie de parier pour le saint. Mais il se dit que précisément l’art des gourous c’est de faire croire qu’ils sont des saints. Fais ton métier, commissaire Aristotelides, se dit-il. Enquête, et ne crois rien que tu n’aies vérifié. – Je vous remercie de votre accueil, dit-il. Je vous prie d’accepter mes condoléances. On me dit que vous étiez très attaché à Madame Proy. Vous la connaissez depuis sa naissance ? – Je l’ai baptisée selon le rite orthodoxe et dans la volonté de ses parents, à Roanne. J’ai été pour elle une sorte de précepteur, un second père, ou peut-être un grand père, un confesseur, un ami. Elle est morte. Je vous dirai ce que je sais. Mais cela ne dissipera en rien le mystère, vous le verrez. Permettez-moi de m’asseoir, je suis âgé et affaibli. Asseyez-vous je vous prie. Asseyez-vous, bonne Colomba. Voici. Je sais beaucoup et peu, vous pourrez en juger. Il y a une quinzaine de jours, Eddy – je veux dire Edouard Proy – a envoyé son beau-frère, André Craihon, voir un très haut fonctionnaire au Ministère des Finances, à Bercy. On vous a certainement dit que la THEBES rencontre depuis quelque temps de grosses difficultés. Roxane m’en parlait, je n’ai jamais très bien compris de quoi il s’agissait, des difficultés industrielles, commerciales, et peut-être surtout financières, bref dans l’ordre de tout ce qui fait le malheur du monde. Craihon est revenu avec, m’a dit Roxane, un étrange message : les malheurs actuels de la THEBES sont liés à ce qui s’est passé il y a vingt ans, lors d’une première crise et lorsque, au plus fort de cette crise, Jovanovic, le premier mari de Roxane et alors directeur de la THEBES, a été assassiné. Officiellement, on n’a jamais trouvé le ou les assassins. Toujours selon ce que m’en a dit Roxane, Craihon est revenu de Bercy 83
persuadé que, en haut, on en savait beaucoup plus, mais que pendant vingt ans on avait fait ce qu’il fallait pour étouffer l’affaire. Mais surtout, m’a-t-elle dit, Craihon est revenu porteur d’un message ambigu : ou bien il fallait tout faire pour que la vérité sur le meurtre de Laïus – pardon, on a tellement utilisé ce sobriquet que moi-même… – donc il fallait tout faire pour que le meurtre de Jovanovic reste une affaire secrète, ou bien au contraire il fallait découvrir le ou les meurtriers, et ce n’est qu’à ce prix que cesseraient les malheurs de la THEBES ; dans les deux cas cela supposait une énorme manipulation aux plus hauts niveaux de l’Etat. – C’est assez étrange, dit Sofocle. Tout montre en effet que les princes qui nous gouvernent se sont beaucoup intéressés à la crise qui secouait la THEBES il y a vingt ans, et dans ce cadre au meurtre de Laïus, et tout montre qu’ils s’intéressent à la crise actuelle et à ce qui frappe les époux Proy. Que des messages contradictoires émanent de là-haut ne me surprend pas outre mesure : les princes qui nous gouvernent ont leurs propres crises. Mais moi, modeste exécutant, je n’en sais pas grand’chose, et à vrai dire c’est peut-être aussi bien. Mais vous me dites, que c’est du Ministère des Finances que Craihon rapportait ce message ? Pas de l’lntérieur ? – Je ne sais que ce que Roxane m’en a dit. Il est possible que Craihon ait eu d’autres contacts, mais je n’en sais rien. – Continuez je vous prie – Toujours est-il que, lorsque Craihon lui rapporte cela, Edouard prend feu et déclare qu’il fera tout, quelles que soient les manigances des politiques, pour découvrir le meurtrier de Laïus, car il se dit convaincu que le meurtre avait été commis par un homme seul. Roxane alors a très peur. Elle le supplie d’abandonner cette lubie, mais rien n’y fait. Edouard accuse Craihon d’être l’instigateur d’une manipulation dont il espère être le bénéficiaire en le supplantant à la direction de la THEBES. Puis il vient me voir. Il était très rare qu’il vienne me voir ici, et moi-même je ne vais que rarement à l’Acropole, à des occasions solennelles et toujours en cédant aux prières de Roxane. A vrai dire, je n’ai jamais eu beaucoup de sympathie pour Edouard, mais Roxane l’aimait – je crois vraiment qu’elle l’aimait, hélas, ce fut un ressort essentiel de la machine infernale. Donc Edouard vient me voir. Il exige une vérité dont il me croit porteur. Je suis, je vous l’ai dit, convaincu que le malheur des hommes est de savoir, donc je tente 84
de le dissuader de sa funeste passion de découvrir la vérité sur le meurtre d’autrefois. Du coup, il m’accuse de faire partie d’un complot, d’avoir, ce sont ses propres termes « ourdi le crime sans y mettre les mains ». Cette accusation me blesse, je proteste, mais il continue, il me somme de lui donner tous les détails de ce que, dit-il, j’ai comploté avec Craihon. Je lui réponds que s’il y a complot, je n’y suis pour rien, et que je pense que Craihon, lui non plus, n’y est pour rien. Mais Edouard y voit une preuve supplémentaire. Il affirme avec violence que maintenant il y voit clair, que Craihon veut l’éliminer pour prendre le contrôle sans partage de la THEBES, qu’on va bientôt l’accuser d’être, lui, Eddy Proy, celui qui autrefois a tué Laïus, et que pour répandre ce bruit on compte sur moi, Tiressian. J’ai été si profondément blessé que, je l’avoue, j’ai alors perdu mon sang-froid. Je me suis mis en colère. J’ai beaucoup demandé à Dieu, par la suite de m’en pardonner, d’autant que je crains bien d’avoir par cette colère contribué à l’explosion de la machine infernale. Je lui ai dit qu’il avait bien des fautes à se reprocher en ce qui concerne son père et sa mère, qu’il était plus aveugle que moi. Oui, j’étais si en colère que je lui reprochais un bienheureux aveuglement, une méconnaissance qui était au contraire le seul rempart qui restait alors contre l’effondrement d’une paix et d’un bonheur fragiles. Dieu ne l’a pas voulu, Edouard a continué à chercher cette vérité que tout en lui refusait, Roxane en est morte et lui, où qu’il soit maintenant, en est mort ou comme mort. – Je vois, dit Sofocle qui en fait n’y voit guère plus qu’une dispute domestique en marge d’un drame bourgeois. Que s’est-il passé ensuite ? – Le lendemain, Roxane est venue me voir. Elle pleurait. Elle m’a dit qu’elle avait très peur, que son mari était comme fou, qu’il allait découvrir on ne sait quelles horreurs. Elle me dit que Edouard, après être venu me voir, a convoqué Craihon pour une entrevue qui a été absolument dramatique, il l’a accusé du complot, disant même que moi, Tiressian, j’ai confirmé ses soupçons par mon attitude ambigüe, et que dans ces conditions il va prendre les mesures les plus sévères, en le chassant définitivement de tout pouvoir sur la THEBES, et qu’il pourra bien aller crever ailleurs. Ce sont ses propres termes, m’a dit ma pauvre Roxane qui, attirée par les cris, était alors venue voir ce qui se passait. Son frère se défendait courageusement, disant qu’autrefois on avait 85
longuement enquêté sans succès sur le meurtre, et qu’aujourd’hui on ne trouverait rien de plus, mais surtout que, selon l’accord qui prévalait jusque-là entre eux deux, il avait, lui, Edouard, tous les avantages du pouvoir sans en assumer trop les risques, et que dans ces conditions, pourquoi lui, André Craihon, voudrait-il une révolution de palais ? C’est donc alors que Roxane intervient dans la querelle, elle en demande la raison. Eddy – pardon, Edouard – répond que son frère l’accuse d’être celui qui autrefois a tué Laïus. Sur le moment, m’a dit Roxane, j’ai été stupide, j’ai cru le rassurer en lui disant que c’était impossible. Et je lui ai dit ce que je ne lui avais jamais dit encore, parce que pendant ces vingt ans j’avais voulu le protéger, j’avais essayé d’oublier. – Non mon père ! crie Colomba. Je vous en prie ! je vous en supplie mon père, ne le dites pas ! Ne dites rien ! Laissez-la en paix notre Roxane maintenant qu’elle est morte ! Ne dites rien, je vous en prie… – Je le dois mon enfant. Dieu seul sait quels malheurs le silence peut encore nourrir. Roxane a dit, croyant rassurer Edouard, qu’il y a vingt ans son premier mari, Laïus, avait eu une bien mauvaise idée. C’était un remarquable homme d’affaires, doué d’une intelligence calculatrice et d’une grande éloquence – d’où son surnom, Laïus – mais aussi déplorablement porté au mysticisme flou, à une croyance infantile dans le pouvoir des astres, à la crédulité dans le savoir des voyants et des cartomanciennes, une proie trop facile pour les Cagliostro de tout acabit pourvu qu’ils aient grande allure. Il essayait de convaincre les gens en citant des réussites financières qu’il attribuait à des influences astrales heureuses et aux conseils judicieux de tel ou tel personnage extraordinaire, mais qui devaient certainement beaucoup plus à son propre sens des affaires. C’est ainsi qu’il était tombé sous la coupe d’un certain Rabindrath Tagnora – je crois que c’était son nom – rencontré dans un ashram lors d’un voyage d’affaires aux Indes. Ce personnage le fascinait. Il lui avait demandé s’il aurait un fils dont il serait fier et qui pourrait un jour reprendre ses affaires. Et ce personnage lui avait prédit que s’il avait un fils le destin en serait tragique, parce qu’il en viendrait un jour à tuer son père, c’est-à-dire lui-même, Laïus, et à… fauter… avec sa propre mère, ma pauvre Roxane. Laïus est revenu des Indes bouleversé, jurant que s’il avait un fils il le tuerait plutôt que de laisser s’accomplir un tel destin. Roxane venait de l’épouser. Quand Laïus est revenu 86
avec cette sinistre histoire, elle a été terrifiée. C’était une enfant, elle avait à peine dix-huit ans. J’ai fait de mon mieux alors pour la rassurer et pour raisonner son mari, mais il a persévéré dans cette absurdité. Et voici le drame. Roxane s’est trouvée enceinte. L’accouchement a été difficile, elle est sortie de la clinique sans son bébé, un garçon, qui souffrait, lui a-t-on dit, d’une petite malformation, de sorte que la clinique préférait le garder quelques jours. Mais elle ne le reverra pas. Car deux jours plus tard, le bébé meurt. On a parlé de mort subite du nourrisson. Mais ce qui s’est réellement passé, je ne l’ai su qu’après, et c’est terrible. Le bébé était parfaitement viable. Mais Laïus, dans sa folie, avait payé un infirmier pour faire disparaître l’enfant. Il me l’a dit un jour de grand désarroi, plusieurs années après. Il ne l’a jamais dit à Roxane, mais elle s’en doutait : il avait paru si soulagé de la mort de cet enfant… De ce jour elle a haï Laïus. On peut mieux comprendre pourquoi, ensuite, elle a tant aimé Edouard, malgré leur différence d’âge. – Si je comprends bien, dit Sofocle, cette histoire ancienne de bébé disparu, Roxane Proy l’a récemment dite à son mari, Eddy Proy, qui jusque-là l’ignorait ? – Oui c’est bien cela. – Mais pourquoi le lui dire maintenant ? – Elle était bouleversée. Je crois que ce secret lui pesait depuis longtemps. Eddy a été profondément troublé d’apprendre que sa femme avait été enceinte de son premier mariage, et que ce bébé avait disparu, mort sans doute. Il a demandé avec insistance ce que c’était que cette histoire de malformation du bébé. Mais Roxane n’en savait pas plus, c’est à peine si elle avait vu son nouveau-né. – Tragique histoire en effet, dit Sofocle. Merci M… Monsieur… euh mon père. Tout ceci m’est fort utile. Je ne voudrais pas vous importuner plus longtemps, mais sans doute je reviendrai vous voir. *
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18 h 00 Il est impressionné par cette entrevue. Un saint, un gourou, un naïf ? Dans tous les cas, il est impressionnant. Demander à quelqu’un – Sallé ? – de se renseigner sur ce bonhomme. 87
Coup d’œil à sa montre – zut, six heures j’en ai plein les bottes, je rentre. Mais d’abord téléphoner à La Boîte pour voir s’il y a du nouveau. – Allo… ah c’est toi Sallé… Bon je quitte l’Acropole, décidément, drôle de nom pour cette chaumière. J’ai vu l’ermite, un drôle de bonhomme qui connaît Roxane Proy depuis toujours, il l’a baptisée, il vit dans la maison des sept nains au fond du parc, il m’a raconté une drôle d’histoire, on fera le point demain, mais maintenant j’en ai assez je rentre chez moi. De ton côté, résumé ? – Eh bien patron j’ai trouvé ça sur Internet et auprès des Bâtiments de France, il y en a 523, plus ou moins 10 pour cent… – Hein, 523 quoi ? – Des cariatides, patron…vous m’avez demandé combien il y en a en France… eh bien il y en a 523 plus ou moins 10 pour cent, pas possible d’être plus précis. Le nombre est impair mais ça s’explique. D’ordinaire les cariatides vont par deux, mais dans certains cas l’une des deux a disparu, du fait de révolutions, vandalismes, ventes, etc., de sorte qu’on tombe sur un nombre impair. C’est logique. On n’a relevé aucun cas de destruction par dégât des eaux, séisme ou désintégration du noyau atomique, l’architecte des Bâtiments de France qui m’a donné le tuyau a ajouté ça, mais je crois qu’il plaisantait. Pas possible d’être plus précis, même sur la marge d’erreur, estimée au flair. Voilà. Mais, patron… ça a de l’importance, cette histoire de cariatides ? – Bof, dit Sofocle qui ne se souvient pas bien mais qui a le sentiment que ça doit être une histoire de fesses, je ne sais pas encore, on verra. Et du côté de la Bentley et de la disparition de Proy ? – Rien patron. Fournier a fait l’aller et retour de Chalons-surMarne. Rien. On cherche. Ou bien il est mort et on s’est arrangé pour que personne ne retrouve le cadavre, ou bien il se cache… – Bon, si on le retrouve, mort ou vif, appelez-moi chez moi. Ah, où en est Figanières avec le carnet rouge de Roxane Proy ? – Il est en train de l’éplucher, de temps en temps il pousse un petit sifflement, je n’en sais pas plus, je vous le passe ? – Non, laisse-le siffler, on verra ça demain. Salut. Coup d’œil sur le pare-brise de la Twingo. Sensation que quelque chose manque. Ah oui, la contravention qu’il n’a pas eue ce matin ! Sombre dimanche, une contravention vous manque et tout est dépeuplé ! Dommage, une contravention de Neuilly ça aurait une autre classe que les contraventions prolétaires du 88
treizième arrondissement, ça c’est de la contravention de riches, ça ne se jette pas. Au fond, les contraventions, il faudrait les garder. Comment elle s’appelait celle-là ? Elle était journaliste, rousse, spirituelle, revenue de tout, c’est ce qu’elle disait, n’empêche que quand il lui a signifié qu’il convenait de mettre fin à une liaison que ni lui ni elle ne prenait au sérieux, elle a serré les dents, elle a dit simplement « salaud ! », elle est partie, il ne l’a jamais revue. Marion elle s’appelait. A une époque où elle était très pauvre, elle avait tapissé sa chambre de journaux très astucieusement montés, une décoration de journaliste, c’était resté. Il devrait tapisser sa chambre de contraventions, une décoration de flic. La portière de la Twingo s’ouvre en criant son mécontentement. Il démarre rêveusement, conduit l’esprit ailleurs. Bizarre, l’histoire que lui a racontée ce Tiressian. Le chef d’une des plus grosses entreprises de France crédule au point de croire à un oracle extravagant, et qui tue à cause de cet oracle son premier et unique enfant, sous prétexte qu’il sera, c’est certain, parricide et incestueux ? Qui peut croire une histoire pareille ? Décidément ce Tiressian est un charlatan – ou un bonimenteur recruté pour que le commissaire Aristotelides prenne des vessies pour des lanternes ? Non, ça ne colle décidément pas avec le personnage. Il évite habilement sans la voir une camionnette conduite par un type riche en injures, arrive chez lui, grimpe ses trois étages sans s’en apercevoir. Il considère d’un œil morne son petit trois pièces, attaque la cigarette numéro… ah en fait quel numéro ? Aucune importance. Rien n’a d’importance, cet appartement vide, sans femme, sans enfant, une coquille vide, être là ou ailleurs, quelle importance ? Le bernard-l’hermite quand il squatte son appartement d’occasion, pas de femme, pas de petits bernard-l’hermite pour lui casser les oreilles, peut-être il est heureux… Comment il peut faire ? Moi je suis seul, et… Non, ne pas penser à elle, à lui. Une vague d’écœurement le submerge, sur fond insidieux de désespoir. Il dévale ses trois étages décidé à dîner dans un endroit où il y aura le maximum de bruit. *
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4. Lundi 23 juillet. Rouge 8 h 00 Il reprend vaguement conscience, s’étire, bouche pâteuse, mal au crâne. Il s’assied péniblement. A quelle heure s’est-il couché ? Tard. Pas d’importance, mais il a eu tort de boire un dernier whisky en rentrant. Surveille-toi, Yvon Sofocle (avec un f ) Yvon Jean-Marie André Aristotelides (sans accents), tu vas finir poivrot-clochard comme le type du banc, là, entre ses deux aucubas phtisiques. Tiens, est-ce qu’il est là celui-là ? Il jette un coup d’œil à la fenêtre, et à sa montre, huit heures, grand soleil, il va encore faire chaud, tiens il n’est pas là. Peut-être il était assez boucané, fumé, on l’a emporté. Fumé ? Pourquoi pas. Tiens, à la terrasse du café, un couple qui petidéjeune. Jeunes, lui chemisette à fleurs, elle robe légère à fleurs aussi, mais plus roses. Des Anglais fleuris ravis de Paris et amoureux d’eux-mêmes. Heureuse Albion. Bon, je prends la cigarette 1 ? Non, trop tôt, café d’abord. La petite lumière rose de la cafetière tremblote, il se gratte la poitrine – velue – réfléchit. Pourquoi ce sourd sentiment de catastrophe, après un sommeil malheureux probablement peuplé de cauchemars, mais lesquels il ne sait plus ? Bien sûr parce que hier c’était le 22 juillet, mais il y a aussi autre chose, le sentiment, tenace, que l’histoire de cette femme pendue et de cet homme aveugle disparu, cette histoire banale l’angoisse. Pas de raison pourtant que ça le concerne, lui, Yvon etc., plus que n’importe quelle autre histoire de meurtre, et même d’inceste. Inceste ? Mais rien ne prouve qu’il y ait eu quelque chose comme ça dans l’histoire de Eddy Proy, seulement les divagations d’un gourou hindou et la crédulité d’un riche homme d’affaires, et encore, tout ça raconté longtemps après par un bizarre prêtre – au fait, défroqué ? Il appartient à un ordre, une église, une confrérie, quelque chose comme ça ? Ou bien il a sa petite église à lui tout seul, une sorte de pape à son compte, un pape free-lance ? Se renseigner sur ce personnage. N’empêche, parfois il y a vraiment des meurtres et des incestes, ça n’est pas ça qui a manqué dans ma vie de flic. La cafetière crachote, le téléphone sonne. D’une main il se verse un café, de l’autre il décroche. C’est Rose : – Allo mon chéri, 91
je ne te réveille pas ? Je voulais des nouvelles, tu sais j’ai toujours peur que tu sois sur une affaire dangereuse. – Mais non maman, une histoire de meurtre et d’inceste, la routine… – Ah bon, ça me rassure… Tu sais ton père il n’est pas raisonnable, hier il a voulu continuer à casser du bois en plein soleil je te demande, il disait qu’ici le soleil c’est du pipi de chat, mais qu’en Crète c’est autre chose et que pourtant en Crète jamais personne n’est mort du soleil. Eh bien le soir il avait mal à la tête avec de la fièvre et ce matin il est tout rouge j’attends le docteur je suis inquiète il se fait vieux et moi aussi tu devrais le raisonner… Sofocle est agacé, Rose est comme ça, elle s’inquiète beaucoup. Mais c’est vrai que Iannis se croit invulnérable, et plus Rose lui dit de faire un peu attention à lui, et plus il en rajoute pour la défier, il joue au jeune Hercule. Le clochard, peut-être que lui aussi il était indifférent à ce qui pouvait lui arriver, il s’est laissé boucaner au soleil, et voilà si ça se trouve c’est fini on l’a emporté. – Bon, passe-le moi maman. Papa ? c’est vrai elle a raison, tu ne devrais pas travailler comme ça en plein soleil si longtemps. Comment tu te sens ?… Bien tu dis, oui, mais est-ce que je peux te croire ? En tous cas vois le médecin. Bon, je sais, tu suis le régime crétois, et quand un vrai Crétois suit le régime crétois il est en bonne santé pour toujours je sais, papa, mais quand même vois le médecin. Bon allez, Pov Maulette, je t’embrasse. Zut, le café est froid. Il faudra quand même, quand je te changerai, ma pauvre vieille, que je te remplace par une de ces jeunesses futuristes qui tiennent le café au chaud. Bon, pour l’instant je vais réchauffer en revenant à la bonne vieille technique de la casserole. Tu vois Lola je l’ai gardée ma petite casserole. Ah, Madame Garcia m’a acheté des biscottes briochées. Bonne Madame Garcia. Il beurre quatre biscottes recto-verso, avec de la confiture (groseille-cassis, Madame Garcia aime ça) recto seulement, c’est l’usage, se sert un grand bol du café qui commençait à bouillir, fait la grimace et jure parce qu’il déteste le café bouilli (ou bouillu ? Rose dit ‘café bouillu café foutu’), et jure une deuxième fois parce qu’il se brûle. Voyons… Que cette pendue ce soit un suicide, bien probable, mais… pourquoi elle s’est pendue ? Qu’est devenu son mari ? Kidnappé ou en fuite ? Quel drame s’est joué entre ces deux-là ? Un peu bizarre que tout ça arrive quelques jours après la mort 92
du vieux Proy… Bon. Quel était ce mystérieux visiteur à l’aube du 20 juillet ? Alex l’a-t-il vu en allant pisser ? Et pourquoi a-t-il disparu en même temps que son patron, avec la fille du patron en prime ? Qui a ramassé mon mégot 1 après la découverte de la pendue et de l’aveugle ? Pourquoi Eddy Proy a-t-il écarté son secrétaire la veille en l’envoyant à Mérignac ? Que faisait Craihon à Tarragone ? Est-ce que tout ça est en relation avec le meurtre de Laïus il y a vingt ans ? Le vieux Tiressian m’a raconté une histoire assez abracadabrante, mais que vaut cette histoire, et surtout qu’est-ce qu’il ne m’a pas dit ?… Pourquoi le clochard n’est-il pas sur son banc ? Comment va mon cabochard de père après son coup de soleil ?… Qu’y a-t-il dans le carnet rouge de la pendue ? Pourquoi le guéridon à la rose n’a pas bougé ? Qu’est-ce que c’est que ce pseudo-vol de bijoux il y a deux ans ?… Faut-il vraiment que je change ma cafetière, que je fasse réparer la portière, que je donne mon complet gris au pressing, que je vole le Vlaminck ? Et zut, tout ça me fatigue. Voyons, procédons par ordre comme dirait le petit Sallé. D’abord voir où en est Barells, puis le carnet rouge, puis revoir le vieux pope. *
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8 h 45 Il s’autorise la Gauloise 1, enfile son veston gris clair fatigué, descend ses trois étages d’un pas soucieux, enlève la contravention du jour de l’essuie-glaces, la roule en boule, esquisse le mouvement de la jeter mais pense à décorer son trois pièces, donc se ravise, la fourre dans sa poche, tente d’ouvrir la portière de la Twingo mais se ravise, il oblique vers le bar tabac d’en face, le garçon dit bonjour patron, il appelle tout le monde patron, et il ajoute bien patron quand Sofocle lui commande un café parce que celui de là-haut, bouilli, ou bouillu, il faudra vraiment regarder le dictionnaire, était mauvais. – Dites-moi, dit Sofocle, le clochard, là, sur son banc dans le square, vous le connaissez ? Le garçon ouvre des yeux étonnés : – Quel clochard ? – Ben, le type, là qui dort sur son banc chaque matin, il n’y est pas ce matin. – Ah, Lucien ! dit le garçon en riant. Lucien, c’est pas un clochard, c’est un type qui a des insomnies. C’est un type comme vous et moi, il était magasinier je crois, mais ça fait un bail qu’il 93
est à la retraite, comme un canasson fourbu qu’il dit. Il habite un deux pièces dans le même immeuble que vous, vous ne le connaissez pas ? Avec sa vieille jument, c’est ce qu’il dit, une vieille bonne femme toujours malade qui n’arrête pas de se plaindre et de lui crier dessus, il dort mal alors quand il fait beau comme en ce moment il s’échappe, il emporte un coussin et il vient faire un somme sur le banc dans le square. Il n’est pas là ce matin ? Tiens c’est drôle. Bah, peut-être que pour une fois sa vieille lui fiche la paix, et qu’il dort chez lui… Sofocle est désappointé. Un clochard boucané, ça avait un autre style. Il se dit qu’il faudrait obtenir une promotion pour Barlier, le pauvre, lui aussi il a sa jument… Il retourne à sa Twingo, force la portière qui proteste, et démarre. – Bonjour patron, disent en chœur Sallé et les autres. Patron, le patron veut vous voir. Ça barde là-haut. Il a donné l’ordre de nous rabattre tout ce qui peut avoir quelque chose à voir avec la disparition de Eddy Proy, qu’on n’a toujours pas retrouvé. Comme tous les journaux continuent à tartiner sur sa disparition, avec photos et tout, nous avons une kyrielle de coups de téléphone de gens excités qui sont sûrs de l’avoir vu, hier ou il y a six mois, et même je suis en train de le voir, là, sous mes propres yeux je vous dis lieutenant, venez tout de suite. Deux fois il était habillé en curé, une fois en gendarme, trois fois avec une barbe sûrement fausse, et même une fois noir comme un Sénégalais je vous jure, Monsieur le commissaire, elle m’a dit cette dame au téléphone. Bon bien sûr à chaque fois on vérifie. Ajoutez à ça quatre demandes de rançon, dont une qui exige un million d’euros, et trois revendications d’ordre politico-terroriste. La première d’un « Groupe Existentiel Révolutionnaire », qui ne le rendra qu’après avoir obtenu mille euros à titre symbolique et la publication dans cinq quotidiens d’une « Charte de combat » fumeuse. La deuxième, émanant d’un GALA, « Groupe armé pour la libération de l’Ariège », ça ressemble bien à une blague de potaches. La troisième est peut-être plus sérieuse, d’un « Groupe de combat pour la vraie foi », avec une longue citation du Livre disant de quelle horrible mort mourront les incrédules et qui se contente d’ajouter qu’exigences suivront. Il y a là quelque chose d’inquiétant qui m’a fait penser à une possible attaque chimique ou biologique dans un lieu public. J’ai passé ça à la DST. 94
– Bon c’est bien les enfants, dit Sofocle qui fiche au coin (droit) de sa bouche la cigarette 4 du jour. Figanières, tu as épluché le carnet rouge ? Figanières est assis à son bureau chargé comme d’ordinaire de paperasses, certaines doivent être là depuis des semaines. Il a déchaussé ses pieds fatigués et agite les orteils. Sofocle pense au savant Cosinus qui prenait un bain de pieds chaque fois qu’il avait à résoudre un problème ardu. Tiens, ce serait à essayer dans le cas présent. Penser à lui en parler, mais avec tact. – Oui patron, j’y travaille. Si on enlève le train-train des rendez-vous avec le coiffeur ou l’esthéticienne, les commandes au traiteur, etc., il y a peut-être des choses intéressantes. En date du 19, la veille du drame, sans indication d’heure, une note « Ber ? » avec un point d’interrogation, souligné en rouge, et avant, le 16, une autre note, « Mess ! ! ! » avec trois points d’exclamation. Dans les deux cas, ça peut faire penser à des noms abrégés, donc peutêtre des rendez-vous, je cherche des recoupements. – Bien, continue. Je vais voir le patron. Hubert du Moulin de la Campagne est nerveux. Vous comprenez mon cher, il faut absolument, je dis bien AB-SO-LU-MENT retrouver Proy, mort ou vif, mais je préférerais vif. Donc prenez tous les hommes que vous voulez mais il me faut des résultats. Il FAUT, entendez– vous ? Quand Hubert parle en majuscules, on entend les majuscules. Sofocle lui résume la situation en termes si généraux qu’il parvient à n’en pas dire grand’chose, il souligne que tout son service y travaille sans relâche, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Hubert lui renouvelle sa confiance. Retour au bureau. – Bon, les enfants, réunion. Figanières, j’ai l’impression que tu as raison, ces deux notes que tu as trouvées dans le carnet rouge désignent deux personnages importants dans notre histoire. Il faut trouver qui. On va réinterroger les Tamborini, Craihon, Perier, etc., et je vais retourner voir le pope. J’aimerais savoir si Barells a quelque chose. – Ah patron, on allait oublier : il a appelé pendant que vous étiez là-haut. Il dit qu’il faudrait revoir le médecin, il attend que vous le rappeliez. – Allo, Barells ? Salut. Mais oui, je villégiature, je me couche tôt, je me lève tard, je bois sec et je mange gras, et entre deux 95
siestes je me passionne pour une histoire policière. Je fais comme toi, en ce moment je m’en écris une assez gratinée à propos de meurtre et d’inceste, tu vois, n’importe quoi, mais moi je ne peux pas comme toi la traduire en grec, mon papa ne m’a pas appris. Bon, sérieusement ? Revoir le médecin ? Pourquoi ? Ah bon, il estime nécessaire de nous donner des informations importantes pour l’enquête ? Bon, donne-moi l’adresse. On s’y retrouve à… disons dans une demi-heure ? A tout à l’heure… *
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10 h 20 Barells l’attend au pied de l’immeuble. Bel immeuble de pierre de taille, style années 1900, à l’époque où Neuilly se peuplait de bourgeois riches et d’aristocrates ruinés, les filles des uns priées de réargenter les fils des autres et de leur faire des petits bourgeois voués au commerce, à la finance, à l’industrie, à la préfectorale et peut-être même, pour les moins doués, à l’armée. Tiens, pas de cariatides, se dit Sofocle. Troisième étage, l’étage noble. Une secrétaire digne et grise les accueille, leur dit que le Dr Parton va les recevoir tout de suite, et les conduit à un vaste salon peuplé de beaux meubles, de fauteuils confortables et d’un piano à queue. Effectivement, trois minutes après Parton apparaît, s’excuse de les avoir fait attendre et les introduit dans son cabinet. Très beau bureau Empire. – Messieurs, dit Parton, je reste douloureusement atteint par le suicide de Roxane, car je ne veux pas douter qu’il s’agisse bien d’un suicide. Je vous remercie, Monsieur Barells, d’avoir donné le feu vert pour les obsèques. Ce sera après-demain. Je ne comprends pas qu’elle ait fait cela, quelles que soient les circonstances. Je ne comprends pas non plus ce qui a pu arriver à Edouard. Qu’un homme de son caractère et de sa notoriété prenne la fuite me paraît invraisemblable, mais un enlèvement est tout aussi invraisemblable. Lorsque je vous ai rencontrés avant-hier, j’étais sous le coup de sa disparition et très inquiet parce que, dans son état, il était sous ma responsabilité médicale, puisqu’il a disparu entre le moment où je l’ai mis dans sa voiture avec Anémone et le chauffeur, et le moment où il aurait dû arriver à l’hôpital. J’étais de plus très douloureusement affecté par la mort de Roxane la 96
veille, et par la très pénible visite que je lui avais rendue le matin même à l’Institut médicolégal. Bref, lorsque je vous ai vus à ce moment-là, j’étais comme abasourdi, et guère en état de vous dire ce qu’il me paraît maintenant nécessaire de vous dire. J’ai décommandé tous mes rendez-vous de ce matin. – Je vous en remercie. Que souhaitez-vous me dire ? – Si je suis si inquiet pour Edouard c’est que c’est un homme à la fois solide et fragile. Un homme d’acier, m’a dit un jour un de ses collaborateurs avec pas mal d’ambivalence. Ce n’est pas faux : l’acier c’est dur, et c’est cassant parce que c’est dur. Je le connais depuis vingt ans, depuis que j’ai accouché Roxane de sa première fille. Je suis devenu son généraliste. C’est un homme angoissé, qui tombe périodiquement dans un état de dépression profonde où il m’appelle au secours, après quoi il se défend de l’angoisse et de la dépression par une hyperactivité très efficace. Il a besoin de parler. Je ne suis pas psychiatre, mais depuis le temps que je suis médecin je sais que le mieux qu’on puisse faire dans un cas de ce genre, c’est d’écouter, sans vaines consolations, simplement écouter cette détresse qui est au fond de chacun de nous et qui parfois remonte à la surface… Jacqueline, Basile… se dit Sofocle… Ce type est bien, est-ce que si je lui disais ?… Alors je l’écoute. – Ce qui m’a le plus impressionné avant-hier, c’est que, lorsque j’étais à son chevet, et alors que de toute évidence il avait repris conscience, il était muré dans un silence qui me donnait l’impression d’être définitif. Un silence de fin du monde. Pourtant, auparavant, il me parlait parfois, longuement, dans ses moments de dépression comme je viens de vous le dire. Il me disait son enfance de fils unique. Une mère inquiète, surprotectrice, très fière de lui. Elle évoquait une consultation à sept ans dans un centre médico-psychologique où elle l’avait conduit parce qu’il écrivait mal. On l’avait trouvé gaucher contrarié. Elle disait alors, avec la modestie et la fierté qui lui semblait convenir, que le psychologue lui avait trouvé un QI de 122, et que donc c’était un enfant surdoué. Lorsqu’elle racontait cela en le regardant avec orgueil, ce qu’elle faisait chaque fois qu’elle le pouvait, en particulier avec les mères qui venaient chercher leurs enfants à la sortie de l’école où elle était institutrice, alors il se sentait horriblement gêné, comme si elle l’avait exhibé tout nu… 97
– Et avec ça, demande Sofocle, avec cette mère institutrice encombrante et ce QI gros comme une fluxion, il réussissait à être bon élève ? – Au début oui, sauf ses difficultés en écriture. Mais il se sentait mis à l’écart, raillé par les copains qui le traitaient de chouchou à sa mémère et de lèche-bottes. Si bien qu’il s’est appliqué à être mauvais élève, ou plutôt à être l’élève médiocre qui passe inaperçu. Il y a assez bien réussi jusqu’au secondaire ; alors, sorti du royaume de sa mère, il a retrouvé un rang scolaire honorable. Il ne lui a pour autant pas échappé. Car cette mère excessive a continué à le déclarer de santé fragile, à le couvrir de chandails et de cache-nez en hiver, à multiplier les demandes de dispense de gymnastique, etc. Lui, Edouard, exaspéré par cette sollicitude paralysante, humilié par les railleries des copains, il perdait les cache-nez et ôtait les chandails dès qu’il quittait la maison. Pendant très longtemps elle a continué à le laver dans son bain comme un petit, et à le prendre dans son lit, en disant qu’elle avait peur toute seule, lorsque le père allait à Paris pour ses affaires et ses contacts politiques, ce qui arrivait assez souvent. De plus en plus mal à l’aise, il a fini par déclarer catégoriquement, à l’aube de ses treize ans, qu’il ne voulait plus. – Et le père dans tout ça ? demande Sofocle – Le père était peu présent. ‘Ma mère m’avait tellement accaparé qu’il avait fini par abandonner le terrain’, me disait Edouard, en ajoutant que d’ailleurs s’il allait souvent à Paris c’est que sans doute il y avait une autre femme. L’enfant humilié et fragilisé est devenu un adolescent révolté, avec des bagarres de rues dont il revenait vainqueur et tuméfié, des heurts violents avec le père, une mère pleurante et suppliante qui essayait de s’interposer, etc. A quinze ans il fait une fugue de huit jours, on le recherche, il est arrêté, et il est alors marqué au fer rouge, selon sa propre expression, par la violence d’un policier qui le regarde avec mépris et qui dit : ‘Ce genre de petit salaud, ça finit par tuer son père et niquer sa mère, il vaudrait bien mieux que de la sale race comme ça, ça se supprime à la naissance.’ Si bien que, à dix-huit ans, juste après un bac obtenu sans peine, il déclare qu’il va faire sa vie à sa façon, ce qui provoque un conflit très violent avec son père qui le gifle et le traite de petit con. Il rend la gifle. Scène de violences, coups, la mère fait barrière de son corps entre un père rouge de colère et un fils qui hurle ‘Je 98
vais le tuer !’. Edouard m’a raconté cela il n’y a pas très longtemps, un soir où, envahi par l’angoisse, il m’avait appelé d’urgence. Ce jour-là, m’a-t-il dit, j’ai été épouvanté par ce que j’ai ressenti de ma propre violence, j’ai senti que je pouvais réellement tuer mon père, et j’ai été dégoûté de sentir ma mère collée à moi pour m’en empêcher. J’ai quitté la maison ce soir-là, j’ai juré qu’une telle scène ne se reproduirait jamais parce que je ne les reverrais jamais, et j’ai tenu parole. – D’où si je comprends bien, ce qu’il a pu éprouver lorsqu’il a appris la mort de son père ? – En effet. Car si je vous dis tout cela c’est parce que cela permet de mieux comprendre ce qu’il a ressenti quand son père est mort d’un infarctus il y a une dizaine de jours, le 13 au soir exactement, en plein milieu d’un banquet républicain où il avait un peu trop bu. Il n’est pas allé aux obsèques de son père. Je ne le supporterais pas, m’a-t-il dit. J’avais réellement souhaité sa mort autrefois, ça revient dans mes cauchemars, et après toutes ces années c’est comme si je l’avais tué réellement. J’ai hésité à cause de ma mère qui me téléphone suppliante, mais c’est tellement cette mère qui se collait à moi en plein drame que ça non plus je ne le supporterais pas. J’ai fait dire que j’étais malade, et en fait je me sens réellement malade. Et pourtant, docteur, c’est bizarre mais je me sens comme délivré. Comme quand une catastrophe qu’on attendait depuis toujours se produit enfin, bon c’est une catastrophe, mais on se dit que maintenant c’est fait, on n’aura plus à vivre dans la peur que ça arrive. Il avait en me disant cela une curieuse expression de souffrance et de bonheur à la fois. Voilà, messieurs, ce que je voulais vous dire. Je suis bien conscient qu’il y a autre chose derrière ce drame. En particulier ce qui a pu se passer avec le notaire de Thouars, maître Messager, qui est venu le voir trois jours après la mort de son père, donc le 16. J’ignore ce qu’il a pu lui dire, mais le désarroi de Edouard en a été de toute évidence aggravé. *
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12 h 15 – Curieuse histoire, dit Barells comme ils sont tous deux attablés au restaurant de la place des Ternes où ils ont été accueillis par un sourire langoureux de Giselle et par un vigoureux ‘Hello 99
boss !’, avec l’accent de Tarbes, d’un patron néanmoins troublé parce qu’il se demandait comment il convenait de mettre ‘boss’ au pluriel. – Curieuse histoire, dit en écho Sofocle. Ce médecin me plaît. Mais enfin il nous a donné de la psychologie, alors on comprend mieux ce Proy, mais pas des faits, on ne sait toujours pas ce qui s’est passé. J’ai l’impression que ça vaut la peine d’aller voir ce notaire de Thouars. – Bien, moi je vais retourner voir d’un peu plus près cette vieille histoire de pseudo-vol de bijoux. J’ai l’impression qu’il y a là quelque chose. Au téléphone, maître Messager est circonspect. Oui, il a appris bien sûr le drame, les media ne parlent hélas que de cela. Oui, il est bien venu voir Monsieur Edouard Proy il y a une semaine, après le décès de son père, en tant que notaire du défunt. Non, il ne peut en dire plus au téléphone. Oui bien sûr, il se tient à la disposition du commissaire Aristotelides. Cet après-midi ? Bien sûr, disons seize heures trente ?… Vous avez un bon train direct à quatorze heures deux. Entendu, à tout à l’heure commissaire. 16 h 33 Le notaire n’est pas du tout ce qu’il attendait, genre notaire de province à costume trois pièces, gardien de la bourgeoisie locale depuis Louis-Philippe, conventionnellement affable mais suspicieux et lourd d’histoires d’héritage et de haines familiales. Il a trente-cinq ans peut-être, chemise à carreaux et jeans, style maître-nageur qui plaît aux filles, il s’amuse de l’étonnement de Sofocle. – J’ai repris l’étude de mon père à son décès il y a deux ans, commissaire, mais j’y travaille depuis une bonne douzaine d’années, et si étonnant que cela puisse vous paraître j’aime ce métier. Vous n’imaginez pas ce qu’on y apprend sur la nature humaine. En prenant des notes à l’occasion, je me suis constitué mon petit herbier d’entomologiste de l’espèce homo provincialis, et, j’ose à peine vous l’avouer, à vous, mais je rêve d’en tirer la substance d’un bon petit roman policier. Pas difficile sur le fond, j’ai bien assisté à une demi-douzaine de meurtres en intention sinon en effection ; non, c’est sur la mise en forme que je bute. J’aurais bien besoin de vos conseils. Sofocle reste impavide. 100
– Bon, je comprends, ce n’est pas pour cela que vous êtes venu me voir. Je suis allé à Neuilly il y a huit jours, le lundi 16 dans l’après-midi, trois jours après le décès par infarctus de mon client, Monsieur Paul-Yves Proy. J’avais d’abord téléphoné, mais j’ai vite compris que, si un notaire de province doit rencontrer un homme aussi important que Monsieur Edouard Proy, Monsieur Edouard Proy trouve naturel que ce soit au notaire de se déplacer. Ça ne m’a pas choqué, je ne suis d’ailleurs jamais mécontent de venir à Paris, pour des raisons que je ne développerai pas. L’affaire, à ce moment-là, paraissait simple : en l’absence de toute disposition testamentaire du défunt, Edouard Proy, son seul enfant, héritait de tous ses biens, pour l’essentiel immobiliers, pour un total assez rondelet. L’entrevue, ce lundi-là, a été assez brève. Il m’a paru assez indifférent en ce qui concerne l’héritage, qui, bien que rondelet, est en effet assez modeste au regard de ce que représentent actuellement ses affaires. Affecté par la mort de son père, oui, mais autrement que je ne m’y attendais. Il y avait quelque chose d’étrange chez lui, il était, bizarrement… non pas joyeux, ce serait excessif, mais… disons soulagé. Bien. L’entrevue a été brève, vingt minutes peut-être. Je suis revenu ici, à Thouars. Et là… – Oui ? – Eh bien, en cas d’héritage la première chose à faire c’est de vérifier l’état-civil des parties concernées, ce qui est tout bête, mais aussi de s’assurer qu’il n’y a pas des héritiers cachés. C’est parfois délicat, mais c’est nécessaire : si vous saviez le nombre de fils et de filles naturels, vrais ou faux, qui en cas de gros héritage sortent de dessous les cailloux comme les crabes à la marée… Et là, patatras : je découvre que Edouard Proy est fils adoptif des époux Proy, Paul Yves et Ménie Roberte Proy… – Adoptif ! – Aucun doute là-dessus. Enfant adopté à l’âge de trois mois, mère inconnue, et père évidemment encore plus inconnu. Ce qui m’étonnait, c’est que la chose avait été si soigneusement cachée que, semble-t-il, personne n’en savait rien dans la famille ou chez les amis. Même la veuve a commencé par nier lorsque je suis allé la voir. Peut-être qu’elle avait fini par oublier, mais elle a consenti à admettre l’adoption, en pleurant beaucoup, lorsque je lui ai fait valoir que, en l’état des documents disponibles, il serait juridiquement intenable de continuer à nier. Elle m’a alors raconté l’histoire, banale, d’un couple qui désespère d’avoir un enfant bien 101
à lui et qui se résout à l’adoption, en s’adressant à un organisme dont elle me donne l’adresse. Je téléphone à cet organisme, on me répond qu’on ne répondra pas par téléphone, j’insiste, on consent à me recevoir, j’y vais, c’est à Paris, et là, si on me donne sans peine la date de l’adoption, pour le reste c’est chou blanc. Le bébé, âgé de quelques jours, sinon quelques heures, avait été trouvé, à cinq heures du matin, chaudement couvert, à proximité d’un couvent, dans le cinquième arrondissement. Je suppose que si les couvents prévoyaient encore un tour pour déposer anonymement un bébé, c’est là qu’on l’y aurait mis. Le mercredi 18, j’ai téléphoné à Edouard Proy pour lui dire que je venais d’apprendre qu’il était le fils adoptif des époux Proy, que j’aurais préféré qu’il me le dise lui-même, et que, en l’état, cela compliquerait et retarderait sans doute le règlement de la succession. Il a dit ‘Ah’, puis plus rien, au point que j’ai cru la communication coupée. J’ai dit ‘Allo ?’, et là j’ai entendu à nouveau ‘Ah’, et il a raccroché. Voilà. Il avait l’air sonné. Il m’avait d’abord paru évident qu’il connaissait sa situation, mais cette étrange réaction m’a impressionné. Peut-être que ce qui lui faisait problème, c’est simplement le fait que sa situation de fils adoptif devienne publique. Mais peut-être qu’il l’ignorait lui-même, et alors je comprends mieux qu’il ait été sonné par une révélation aussi inattendue. Mais comment vous dire cela ? J’ai eu, et je garde, l’impression qu’il y avait quelque chose d’autre, quelque chose de plus, que quelque chose de terrible venait de frapper cet homme. J’ai bien envie de vous demander, commissaire, ce que vous savez là-dessus. – Eh bien, rien de précis. J’enquête. Il semble que Edouard Proy n’avait pas vu ses parents depuis très longtemps, on m’a même parlé d’une brouille radicale. – Oui, en effet. Pour ce que j’en sais, il est parti il y a plus de vingt ans, il était donc alors un tout jeune homme, et que je sache ils ne se sont jamais revus. Il n’est pas rare que parents et enfants se fâchent, se brouillent, chacun restant à ruminer ses griefs dans son coin, etc., mais une coupure aussi radicale, et apparemment aussi définitive, je n’en ai pas vu d’autre. J’en ignore les raisons, et qui en était responsable. Le père ne m’en a jamais dit quoi que ce soit, même par allusion. Il avait l’attitude d’un homme qui n’a pas d’enfant. La mère elle, à deux ou trois reprises et en l’absence de son mari, m’avait par contre dit sa douleur de cette situation. 102
Bien sûr, me disait-elle, Eddy a fait une adolescence un peu difficile, il y a eu des conflits avec son père, et moi j’ai sûrement été trop inquiète, trop protectrice, tout ce qu’on veut, mais il n’y avait pas de quoi nous renier aussi totalement, aussi brutalement même… Voyons, commissaire, que pensez-vous de tout cela ? – Hon, hon, dit Sofocle. – Bon, je vois bien que vous en savez beaucoup plus sur cette affaire que vous ne voulez bien le dire. Bah, je comprends, je suis bien placé pour savoir qu’il faut taire beaucoup de choses dans l’intérêt des familles comme nous disons nous autres notaires. Bah, j’apprendrai ça dans les journaux… Bien. Resterez-vous ici ce soir ? Si oui, je serais ravi de vous inviter à dîner… – Merci j’en serais heureux, mais je dois retourner à Paris ce soir. Mais puisque je suis ici, j’aimerais bien voir la veuve. – Madame Proy ? C’est sans doute possible. Voici son adresse et son téléphone. Je peux si vous le souhaitez lui téléphoner pour la prévenir de votre visite, puis vous conduire chez elle, c’est à la Ménisserie, à cinq kilomètres d’ici. Il est, voyons, dix-sept heures quinze, vous auriez un train à… dix-huit heures trente, ça risque d’être un peu juste, sinon dix-neuf heures quarante, un peu long parce que c’est via Saint-Pierre-des-Corps. – Je vous remercie. Allons-y. *
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17 h 35 Ménie Roberte Proy est une petite femme boulotte sans âge, bouffie de larmes. – Monsieur le commissaire, je vous en supplie, dites-moi ce qui est arrivé, dites-moi où est mon enfant, mon petit Edouard, mon Doudou comme je lui disais quand il était petit… Si vous saviez comme il était beau, mon fils, mon fils unique, où est-il maintenant ?… Et voilà, mon mari est mort, mon fils est parti, mais pourquoi, où ? Et on me dit qu’il ne voit plus, c’est horrible, j’espère bien que ça va revenir, pas qu’il est devenu aveugle pour toujours ce serait affreux… On me dit qu’il est parti mais où mon Dieu ? Avec la petite, comment, Anémone, mais c’est une enfant, elle ne saura jamais s’en occuper, mais pourquoi s’il voulait partir, pourquoi ne m’a-t-il pas demandé à moi de venir, c’est à une mère de s’occuper de son enfant qui souffre, il est en danger, tout seul, 103
et moi je suis ici. Voilà c’est arrivé, c’est arrivé ce qui m’a toujours fait si peur depuis qu’il était tout petit, c’est arrivé… Il est parti je ne sais pas où et moi je ne suis pas là pour le protéger, comme je l’ai toujours fait quand il était petit, c’était un enfant si délicat, si fragile, si beau, si vous l’aviez vu, j’ai toujours eu peur, j’ai fait tout ce que je pouvais, et c’est devenu un si beau jeune homme vous savez, si intelligent, tout le monde l’aimait. Mais pourquoi ne venait-il plus jamais nous voir, pourquoi ne voulait-il même pas que j’aille le voir ? Bon, il avait eu un moment difficile à l’adolescence, mais comme tous les enfants, c’était un garçon, il avait besoin de s’affirmer, son père était bien trop sévère, alors il s’est révolté, mais ça n’était pas grave, en tous cas moi je le comprenais. Mais il est parti, à cause de son père, enfin des disputes avec son père, mon enfant unique. Il aurait dû revenir, trouver un bon emploi ici, peut-être se marier ici, et que j’aie des petits-enfants, je m’en serais tellement bien occupée. Mais non, le malheur est tombé sur nous quand il a épousé cette femme, là-bas, c’est elle je suis sûre qui ne voulait pas qu’il revienne, mon Doudou m’aimait moi, comment il a pu se marier comme ça, à une femme comme ça, lui qui pouvait tout réussir, lui qui est devenu à Paris un homme si important. Cette femme elle est morte, un accident on m’a dit, moi je ne suis pas sûre, peut-être pour lui c’est un malheur, mais quand un enfant rencontre le malheur c’est chez sa mère qu’il doit revenir, n’est-ce pas ? Alors pourquoi il n’est pas ici ? Je ne peux pas croire qu’il est libre de faire ce qu’il veut, sinon je suis sûre qu’il serait ici en ce moment… Donc c’est qu’on l’en empêche, toutes ces histoires d’affaires de THEBES, de gouvernement, d’argent, de politique, et maintenant vous, qui venez me voir, qu’est-ce que vous voulez ? Je hais cette THEBES, elle porte malheur. Je veux mon fils ! Je vous en prie, Monsieur, je vous en prie… *
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23 h 05 Sofocle monte ses trois étages sans ascenseur en tirant un peu la patte. Mon bonhomme, si tu voulais te remettre un peu au rugby, comme ça, en amateur, ça serait plutôt dans le rôle du comique, pour faire rigoler les copains. Longue journée. Voyons, tout ça a démarré il y a trois jours seulement ? Et rien qu’aujourd’hui, 104
voyons, disparition du clochard boucané, enfin Lucien, il s’appelle Lucien, mon père qui se cogne la tête contre le soleil, confidences de Parton sur l’enfance d’Eddy Proy, ce notaire, Messager, qui m’en apprend de belles, c’était un enfant adopté, Eddy, pas le notaire. Et puis le bouquet, la mère, adoptive donc, un fleuve de paroles sur ce petit, ce Doudou si mignon, si fragile, si intelligent, je comprends qu’il ait mal tourné, ou bien tourné, tourné en tous cas, quant à son mari mort quelques jours avant c’est comme s’il n’avait jamais existé. Bon, après tout, de l’humanité ordinaire. Allez Soso, au lit ! Oui maman… *
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5. Mardi 24 juillet. Rose 7 h 00 Il baille, s’étire, jette un regard vers la fenêtre, soleil, il va faire chaud, un regard à la montre, sept heures, lève-toi mon Soso, tu vas encore être en retard à l’école, oui maman encore deux minutes et je me lève, oui patron j’arrive patron l’affaire progresse vingt-quatre heures sur vingt-quatre, oui bien sûr affaire délicate, donc nous agissons avec efficacité, mais aussi prudence et discrétion, absolument rien à la presse, on va clore au plus vite, bien sûr patron donc laissez-moi dormir encore cinq minutes patron. Il baille, s’étire, s’assoit. Quatre cuillers à soupe de café moulu, bien pleines, dans la vieille machine à café, avec de l’eau à hauteur de six tasses, ça crachote, bonne petite vieille, allez ne pleure pas je vais te garder encore un peu, on va attendre. Il va à la fenêtre, jette un coup d’œil dans la rue où le monde s’agite. Dans le petit square rond poussiéreux, entre les deux aucubas phtisiques, spectacle rassurant du clochard qui dort. Non pas un clochard, comment s’appelle-t-il ? Ah, Lucien. Bon, Lucien est revenu. Le monde est en ordre. Ah, quand même un petit changement à la terrasse du café : encore un couple qui petidéjeune, mais aujourd’hui, lui épais, la cinquantaine, l’autre lui très jeune, vêtu de blanc et de dédain blasé visible à cent mètres. Italiens, Allemands ? Je m’en fous. Beurrer quatre biscottes recto verso, avec confiture recto seulement. Le monde en ordre, vraiment ? Non. Cette histoire de femme pendue et de mari disparu qui se réjouit de la mort de son père, tout ça n’a ni queue ni tête. Hier le docteur Parton disait l’adolescence difficile de Eddy Proy, les disputes violentes avec le père, le jour où, emporté par la colère, il avait voulu le tuer. Après tout, c’est vrai, le meilleur moyen de ne plus risquer de tuer quelqu’un, c’est sans doute de ne plus jamais le rencontrer. Ça paraît fou, mais peut-être que ce Eddy Proy est un peu fou. Bien. Suivons quand même ce fil. Il se croit à l’abri du parricide. Un jour il apprend que son père est mort. Il n’a guère de chagrin, il y a si longtemps maintenant qu’ils ne se sont vus. Et, ouf ! Quelle hantise en moins ! Tout va bien. Seulement trois jours après, 107
Messager, le notaire, lui téléphone pour lui apprendre qu’en fait le mort, Paul-Yves Proy, n’est pas son père, seulement son père adoptif. Catastrophe… Tout est à refaire… Il y a quelque part un vrai père, qu’il n’a jamais vu, qu’il ne reconnaîtrait pas s’il le rencontrait, et qu’il pourrait bel et bien tuer, s’il devait un jour tuer quelqu’un, sans même savoir qu’il s’agit de son père. Et si par hasard il rencontrait une femme qui lui plaît, même une femme plus âgée que lui, après tout la pendue, Roxane, était en effet plus âgée que lui, et s’ils couchent ensemble, alors, qu’est-ce qui lui garantit que cette femme n’est pas sa mère, celle qu’il n’a jamais connue, et dont il ignore totalement le visage ? Non tout ça c’est déconnant, Sofocle tu laisses trop aller ton imagination, ces choses-là n’arrivent pas dans la vraie vie, va faire ton travail de flic au lieu de rêvasser. Bon, quand même, téléphoner aux parents. Mon père à moi il va bien, heureusement. Enfin bien… Hier il avait pris un coup de soleil, il est solide mais quand même il vieillit. – Allo, maman ? Comment va ta tête de cochon de mari ? Mieux ? Tant mieux, surveille-le quand même. Il parle de casser du bois encore aujourd’hui ? Mais en plein juillet, avec ce cagnard, on n’a pas besoin de faire du feu ! Ah, il dit que c’est pour l’hiver, et si tu lui dis de ne pas aller casser du bois il va le faire juste pour te faire enrager ? Parole, mes parents sont comme des mômes. Ecoute, je vais te donner un bon truc pour qu’il renonce à faire le zozo en plein soleil : dis-lui qu’il faut absolument qu’il aille casser du bois… Ah ? Il écoute et ça le fait rire ? Bon je t’embrasse, passe-le moi. Allo, papa ? Sérieusement, ménage-toi. Je tiens à toi, je ne voudrais pas que tu meures d’une insolation, si si, même les Crétois ça peut leur arriver, que tu meures d’une insolation juste pour avoir voulu comme Hercule épater Omphale… Hein, qui c’est ? Mais prends ton Grimal, tu sais bien, le dictionnaire de la mythologie grecque, je traduis : juste pour avoir voulu comme un ado épater les filles. Je sais ça depuis longtemps que c’est vrai que tu plais aux filles, même qu’autrefois je pensais que tu ne m’en laisserais jamais une seule, ah mais il y en a quand même deux ou trois que j’ai vues le premier ! Allez Pov Maulette, je t’embrasse… * 108
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8 h 40 À La Boîte, il réunit ses hommes. Gauloise sans filtre numéro 2. – Bon, on fait le point. J’ai vu hier Messager, le notaire de Thouars. D’après lui, Eddy Proy n’avait pas revu ses parents depuis vingt ans. Il ne paraissait pas très affecté par la mort de son père, et même, bizarrement, il avait l’air soulagé. De quoi ? Il faut voir ça. Mais le notaire a ensuite appris – tenez-vous bien – qu’en fait il était un enfant adopté, adopté par ces gens de Thouars, et là, quand Edouard l’a appris, car il semble qu’il l’ignorait, il a paru catastrophé. Voilà. – Diable ! dit Fournier qui rosit de son audace, mais continue bravement : Euh…, je veux dire, pardon patron, mais quand quelqu’un se réjouit de la mort de quelqu’un c’est en général, euh…, eh bien qu’il a intérêt à cette mort, je ne sais pas moi, pour en hériter, pour lui prendre sa femme, enfin ce genre de choses, et ça fait un petit peu un beau suspect… alors pour Eddy Proy ? – Eh bien mon petit Fournier, tu as le nez fin – le petit Fournier rougit – mais là ça ne tient pas – le petit Fournier dérougit – parce que Eddy Proy est beaucoup plus riche que son défunt père adoptif, et que quant à lui prendre sa femme, c’est sa mère, adoptive, oui, alors je veux bien mais quand même… Non il y a autre chose. Le drame qui nous occupe est survenu quelques jours seulement après cette mort, il y a un lien, mais je ne sais pas quoi et ça me tracasse. Bon. Sallé ? – J’ai vérifié s’il y a des systèmes d’alarme à l’Acropole. Oui, c’en est truffé. Des systèmes de détection comme on en trouve partout pour décourager les voleurs, les photographier, les mettre en fuite, les peindre en vert, etc., mais des systèmes perfectionnés, c’est une maison de riches. Si le mystérieux visiteur de l’aube a pu entrer sans que tout ce bazar se déclenche, on peut penser que c’est parce que c’était désactivé. Par qui ? Le plus probablement par Proy ou sa femme, puisque les Tamborini ont dit qu’ils attendaient quelqu’un. Mais dans cette maison il y a aussi des moyens de détection moins ordinaires, au moins trois micros très bien cachés, et il y en a probablement d’autres. J’en ai trouvé un dans le bureau de Proy, l’autre dans sa chambre, et encore un dans la chambre de sa femme. Autrement dit, ils étaient espionnés. Pourquoi, par qui ? Bien sûr il y a les gens qui cherchent du renseignement d’ordre commercial, industriel, financier, etc., ça c’est plutôt le micro du bureau. Et puis ceux qui espèrent trouver dans 109
la vie privée des détails croustillants bien utiles pour du chantage, ça c’est plutôt dans les chambres. Qui a fait poser ces micros ? Peut-être plusieurs services, français ou pas, alliés ou concurrents, etc. Je vais demander à Bertillon de regarder le matériel. Et qui l’a installé ? Là ça peut-être un familier, le beau secrétaire par exemple, ou un faux employé des téléphones, ou encore ces gens que la Parisienne de Propreté envoie ici faire le ménage depuis quelques mois, ou encore un des extras qui viennent servir lors des dîners mondains. Je vais voir ça. Ah, il y a aussi ce guéridon qui m’intriguait dans la salle de bains, vous savez ce guéridon avec un vase et une rose, tout ça n’a pas bougé quand Roxane s’est pendue tout à côté, ça me paraissait bizarre, pas logique. Eh bien Bertillon me dit qu’à la rigueur c’est possible si le corps qui se débat est dans une certaine orientation, etc. Il m’a fait une démonstration convaincante, avec croquis et tout. – Bon, merci mon petit Sallé, continue. Fournier ? – Eh bien, euh…, le beau secrétaire, justement, Perier. Formation HEC, licence de philosophie et licence d’anglais, au service de Proy depuis, euh…, cinq ans. Il est fasciné par son patron qui l’utilise comme secrétaire privé à son domicile, car il a par ailleurs à la THEBES une secrétaire de direction qui dirige tout un service. Il a trente et un ans, une femme professeur d’anglais dans un lycée et un petit garçon de cinq ans, et il entretient par ailleurs un petit peu une… euh… liaison homosexuelle discrète. Il dit que son père est gérant de sociétés et sa mère secrétaire de direction, alors que, en fait, son père était employé municipal, cantonnier, enfin, il était chargé de l’entretien des routes vicinales et des sentiers d’une petite commune de… euh, de la Nièvre, et sa mère faisait des ménages. S’il ment c’est parce qu’il a honte de ses parents, qu’il voit rarement. En tant que secrétaire privé de Proy, ses fonctions sont assez élastiques et évidemment confidentielles. Il doit en savoir beaucoup plus sur le drame qu’il n’a bien voulu nous en dire, il faudrait, un petit peu, voir ça. Bon, et puis Baluchant le jardinier. Honnête garçon, propre comme un sou neuf, une femme institutrice, deux enfants bien élevés, ils habitent un pavillon construit à force d’économies à Saulx-lesChartreux d’où il vient chaque jour travailler à Neuilly, une vie transparente. Enfin la Bentley, Bertillon travaille sur ce qu’on y a récolté. Il y avait effectivement des cheveux, on compare avec ceux qu’on a pu récolter à l’Acropole, dans les chambres de Proy, 110
de sa fille, d’Alex : il y a effectivement des échantillons des trois dans la Bentley, plus d’autres, Bertillon cherche ce que c’est. On ne sait toujours pas où est Proy, on cherche plutôt, euh…, vers l’Est ou en Allemagne parce qu’on a retrouvé la voiture à Chalonssur-Marne, mais il peut-être un petit peu n’importe où. Voilà. – Bien Fournier, bon travail. Fournier rosit. – Figanières ? Le capitaine Figanières ôte sa pipe de sa bouche, se rechausse, il a le sens des convenances dans le service, et il dit paisiblement qu’il a passé pas mal de temps sur le carnet rouge de Roxane Proy. Il y a là un peu de tout, pêle-mêle, des adresses, des rendez-vous, des choses à faire, de temps en temps des aphorismes relevés au hasard de conversations et de lectures, etc. – Je vous avais dit qu’à la date du 16 j’avais trouvé la notation « Mess ! ! ! », avec des points d’exclamation, je me demandais ce que c’était, mais vous venez de répondre patron : Mess, c’est le notaire, maître Messager, le 16 il a téléphoné pour dire à son mari qu’il était un enfant adopté. Mais je cherche encore la réponse à mon autre question, je me demande ce que signifie le « Ber ? » point d’interrogation, noté le 19. Ça pourrait être le nom du visiteur de l’aube, et qu’en écrivant ça elle se demande s’il viendra ou non, c’est le point d’interrogation. Qui est Ber ? Je cherche. Perier, le secrétaire, dit qu’il ne sait pas, mais je crois qu’il ment. Il ôte derechef ses chaussures et se masse les pieds. – Bien. Barlier ? Barlier, l’homme transparent, prend un peu de consistance à être ainsi mis en lumière, mais il reste triste comme en toutes circonstances. – Je suis retourné à la brigade financière voir mon vieux copain Dumesnil, et deux ou trois de ses collègues. Il se confirme que dans un monde où, au niveau des marchands d’armes, la concurrence est de plus en plus féroce, la THEBES est aux prises avec deux concurrents sans pitié, précisément un américain et un russe, des gens qui jouent à la roulette avec des milliards de dollars et accessoirement la vie de leurs ennemis et peut-être même de leurs amis, si toutefois on a des amis dans ce monde-là. Il est parfaitement possible que le ou les visiteurs de l’aube, car il y en avait peut-être plusieurs, soient venus pendre proprement Madame Proy pour faire accuser son mari du crime, mais ça ne se passe pas tout à fait 111
comme prévu, le mari intervient, il est boxé, il chute malencontreusement, le ou les visiteurs décampent, mais au fond ils ont fait leur boulot, Proy ne s’en tirera jamais. J’ai joint par ailleurs un autre vieux copain, Dubreuil, aux Renseignements Généraux, pour lui demander son avis sur les micros de Sallé, enfin je veux dire ceux qu’il a découverts. Dubreuil s’est marré, il m’a dit que des micros ils en truffaient les maisons des grands de ce monde, parce que les secrets d’alcôve ils adoraient ça, etc. En fait je n’en ai rien tiré, peut-être que sous couleur de plaisanter il dit précisément la vérité, mais ça ne nous avance pas beaucoup. Je crois qu’il serait plus intéressant de retourner voir le chef des services financiers de la THEBES, vous l’avez déjà rencontré je crois… un certain… – Loquet, dit Sallé. – Ah oui, dit Sofocle, Tullius Detritus, bonhomme antipathique. Je le vois bien trahir son frère pour un plat de lentilles. Oui, tu as raison ce type-là a une gueule de traître ; il doit en savoir un bout sur ces magouilles meurtrières, on va y aller. Bon. Des nouvelles de Barells ? – Oui, il a téléphoné hier en fin d’après-midi. Delamotte a enquêté sur le pseudo-vol de bijoux à l’Acropole, il y a deux ans. En fait, ça s’est limité à la disparition de quelques papiers personnels, des documents familiaux et des titres de propriété, les passeports de Edouard Proy et de sa femme, tout ça disparu en dépit des systèmes d’alarme, ce qui donne à penser à quelqu’un de l’entourage proche. Au fond rien de grave apparemment, seulement Roxane Proy sur le moment a cru qu’on lui avait aussi volé des bijoux auxquels elle tenait. D’où son appel au commissariat de Neuilly et l’intervention de Delamotte. Mais le temps qu’il arrive, elle avait retrouvé ses bijoux dans un vieux sac en cuir de Russie, l’affaire s’est arrêtée là. Gauloise sans filtre numéro 3. – Bon. Continuez, moi je vais à l’Acropole, Sallé tu viens avec moi. *
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10 h 30 Colomba a les yeux rouges. Ils l’ont trouvée à l’office en train de polir des cuivres. Elle s’est levée comme il convient à une domestique de grande maison en présence des puissants de ce 112
monde, mais avec une résignation douloureuse et une indifférence désespérée qui touchent Sofocle. Pendant deux secondes, il voit Rose qui l’accueillerait après lui avoir téléphoné pour lui annoncer la mort subite de Iannis. Il se secoue. – Je vous en prie, Madame Tamborini, asseyez-vous, continuez votre travail. Je passais simplement, avec mon adjoint, pour prendre de vos nouvelles, et voir s’il vous est venu à l’esprit quelque chose qui pourrait nous aider. – Hélas, Monsieur le commissaire, je voudrais bien, mais qu’est-ce que je pourrais vous dire ? Je ne sais pas, je ne comprends toujours pas pourquoi elle a fait cette chose horrible. Est-ce que vous comprenez, vous ? Et pour Monsieur, est-ce que vous l’avez retrouvé ? – Non malheureusement, Madame, mais nous avons bon espoir. Dites-moi Madame Tamborini, je vais revoir Monsieur Perier, le secrétaire. Qu’en pensez-vous ? Colomba se fait circonspecte. – Eh bien, vous savez, Monsieur le commissaire, comment dire… remarquez, je ne voudrais pas avoir l’air d’en dire du mal, mais… – Mais ? – Mais enfin il faut bien dire… Il a l’air bien poli, bien honnête, bien dévoué à son patron, mais enfin je ne sais pas ce qu’il manigance. Depuis qu’il est là, j’ai l’impression qu’il se passait des choses à l’écart de ma pauvre Roxane, elle en souffrait comme si ça l’éloignait de son mari. Ce Monsieur Perier maintenant il reste enfermé des heures dans le bureau de Monsieur, même qu’il y est en ce moment, avec Monsieur André… – Bien, je vais aller les voir. Mais d’abord dites-moi, comment va votre mari ? – Hélas mon pauvre Ange… Vous savez le pauvre pour lui aussi la mort de Roxane est épouvantable, peut-être même qu’il est encore plus malheureux que moi. Il l’aimait, voilà, le pauvre. Si vous voulez le voir, il est à son atelier, vous savez la resserre dans le parc, il y passe tout son temps, il ne veut voir personne, mais bien sûr vous il ne pourra pas… Ange est effectivement dans son atelier, assis, immobile et muet, face à un établi de menuisier jonché d’outils en désordre. Il se contente de saluer leur arrivée d’un bref signe de tête et revient à son mutisme immobile. 113
– Désolé de vous déranger, Monsieur Tamborini, dit Sofocle, mais je veux savoir ce qui s’est passé ici vendredi dernier, et pourquoi Madame Proy est morte. Si donc quelque chose vous est revenu à l’esprit depuis que nous nous sommes vus, dites-le moi, cela pourrait nous aider à savoir la vérité. – Ça ne la fera pas revenir… – Bien sûr, mais une ou plusieurs personnes sont responsables de ce qui s’est passé. Je veux savoir qui. – Comme vous voulez. Mais méfiez-vous de tout le monde. De Craihon, de Perier le secrétaire, de moi, de ma femme, de tout le monde… et même de Bébé. – Bébé ? – Oui, BB, le jardinier, Bernard Baluchant, tout le monde l’appelle BB. Je vous le dis, moi, celui-là, il est trop poli pour être honnête. – Bien, merci dit Sofocle. Il est évident qu’on n’en tirera rien de plus. Ils reviennent vers la maison. *
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11 h 20 Le Vlaminck est toujours là. Sofocle note mentalement : revoir Comment voler un million de dollars, c’est là qu’on voit ce type, comment s’appelle-t-il, Cary Grant je crois, qui trouve un moyen remarquable pour déjouer toutes les alarmes avec un boomerang, et qui réussit à voler un tableau hyperprotégé. Un tableau ? Ah non, une statuette, ça devrait marcher aussi avec un tableau de Vlaminck… Ah oui mais il me faudrait une assistante, et aussi jolie que Audrey Hepburn, ça va être la partie difficile de l’opération d’en trouver une comme ça… – Monsieur ? interroge, pincé, un André Craihon à demi levé pour les accueillir. Il manifeste sans ambiguïté son impatience d’être dérangé, surtout par cette espèce de rugbyman en contemplation devant un tableau sans intérêt. – Hon ? Pardonnez-moi, Messieurs, dit Sofocle tiré de sa rêverie, mais je réfléchissais au rôle que ce tableau a pu jouer dans le drame. Est-il volable ? – Hein ? volable ? Que voulez-vous dire ? – Eh bien c’est, si je ne me trompe, un beau Vlaminck… 114
– En effet, répond Perier… mais ? – Eh bien, si quelqu’un voulait le voler, est-ce que les alarmes fonctionneraient ? Supposons que le motif du drame, vendredi dernier, soit, en dépit des apparences, le vol. Pas nécessairement pour emporter des valeurs, ça peut-être aussi à la recherche de documents importants. Après tout je crois savoir que c’est déjà arrivé il y a deux ans, et qu’alors les alarmes n’avaient pas fonctionné ? Craihon et Perier accusent le coup. – On m’a dit qu’à l’époque on n’avait emporté ni argent ni bijoux, mais que ce qui avait disparu c’étaient des papiers de famille, des documents d’identité, etc., comme si on cherchait des renseignements personnels sur Edouard Proy et sur sa femme, pour en faire des armes contre eux. On pourrait donc supposer que le drame actuel a été déclenché par une deuxième tentative de ce genre. Qu’en pensez-vous ? Cette fois, visiblement, Craihon prend les choses au sérieux. – Non, commissaire, je crois que les alarmes sont très efficaces, et que lors d’une tentative de vol elles fonctionneraient parfaitement, à moins d’avoir été préalablement débranchées. Il y a deux ans, c’est ce que j’avais dit au commissaire Barells. Quant à un vol pour préparer un chantage ou quelque chose de ce genre, eh bien vous savez sans doute maintenant qu’il y a huit jours, Edouard a appris, par le notaire de ses parents, qu’en fait ceux-ci sont ses parents adoptifs. Il l’ignorait, nous l’ignorions tous. Ma sœur m’a téléphoné aussitôt – j’étais dans nos bureaux de la Défense – j’en ai été extrêmement surpris, je suis revenu aussitôt à l’Acropole où je suis tombé en plein drame. C’est surtout l’attitude d’Edouard qui m’a surpris : il semblait hagard, en pleine confusion mentale, il ne savait que dire ‘Alors, alors…’. Apprendre ainsi, à plus de quarante ans, qu’on n’est qu’un enfant adopté, et qu’on vous l’a toujours caché, c’est un choc, certainement, mais j’avais, et je garde, le sentiment, qu’il vivait cette découverte comme une énorme catastrophe. – Bien, mais alors, ne serait-il pas possible que des personnages mal intentionnés aient eu des soupçons sur les origines d’Eddy Proy ? Et qu’ils aient commandité la visite nocturne d’il y a deux ans, en espérant trouver des preuves de nature à provoquer un scandale ? La THEBES affronte, m’a-t-on dit, des concurrents décidés à la couler, des concurrents peu regardants sur les moyens. 115
André Craihon paraît soudain très fatigué. – Oui hélas. Je vous avoue commissaire que parfois je suis bien las. J’ai cinquante-sept ans, je me bats quotidiennement pour que la THEBES subsiste dans ce monde de requins, et le partage du pouvoir avec Edouard n’est pas toujours facile. Depuis longtemps nous vivons sur un accord tacite où je m’occupe des affaires intérieures à l’entreprise, et croyez-moi dans un groupe de cette taille c’est difficile, les requins ne sont pas seulement à l’extérieur. Lui est en quelque sorte ministre des affaires étrangères. Il a un sens des relations humaines remarquable, presque à l’égal du défunt Laïus, le premier mari de Roxane, et il est imbattable dans une joute verbale, vous avez peut-être eu vent de ce qui a sans doute sauvé la THEBES il y a vingt ans… Ce qui en tous cas a bien plu à ma sœur… – Oui, la façon dont il a démasqué une certaine avocate… – Oui, une certaine Sfygia Phobia, une crapule en jupons, qui d’ailleurs en est morte, d’un infarctus. Mais maintenant je suis fatigué. Ma sœur est morte. Je ne suis pas un sentimental, en tous cas je n’en ai pas l’air, mais je peux vous dire que si je suis resté à la THEBES après la mort du vieux Laïus, et en dépit de relations avec le jeune Edouard qui au début étaient très rugueuses, c’est pour ma sœur, une soeur que je protégeais depuis l’enfance. – Comme ce vieux moine, Tiressian ? – Oui, si vous voulez. C’est un homme remarquable, ne le sous-estimez pas. Voilà l’histoire. Toujours est-il que mercredi dernier j’ai eu le sentiment que cette fois je ne devais pas m’en mêler, qu’il fallait laisser à Edouard le temps de récupérer du choc, et à ma sœur de l’y aider. J’ai donc décidé de prendre quelques jours de vacances près de Tarragone, où j’ai une maison louée à l’année. Évidemment je ne pouvais pas savoir ce qui allait se produire. Je suis revenu dès que j’ai eu le coup de téléphone de Tamborini. Commissaire, ma sœur ne reviendra pas, mais je veux savoir ce qui s’est passé, et s’il y a des salauds derrière tout ça je veux leur peau. Et il faut retrouver Eddy. – Nous faisons tout le possible. Monsieur Perier, pouvez-vous ajouter quelque chose qui puisse nous aider ? Mais Monsieur Perier hoche la tête d’un air désolé : – Non hélas, commissaire, mais croyez bien… Sofocle se dit que le commissaire croit bien que ce type a une tête de faux-jeton, mais il salue poliment et, suivi du petit Sallé, il s’en va. 116
Gauloise sans filtre numéro 7. – Tu vois, Sallé, ce bonhomme est habile. Il étale une grande franchise, mais c’est pour mieux nous cacher quelque chose. Le pseudo-vol de bijoux d’il y a deux ans est peut-être à la base de toute l’affaire. Parce que si on cherchait de quoi détruire Eddy Proy, c’était peut-être qu’on savait ou qu’on soupçonnait son adoption. Mais c’est peut-être bien plus que ça : un événement de sa vie avant son apparition à la THEBES, autrefois, dont la révélation le détruirait. On va chercher par là. *
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17 h 00 Retour à La Boîte. – Ah vous voilà patron, dit Barlier (qui, bizarrement, semble moins transparent que d’habitude). Je viens juste d’avoir un coup de fil de Dubreuil, vous savez mon copain des RG. Eh bien, il m’en a appris de belles. D’abord qu’ils ont un informateur chez Proy, en fait chez lui, à l’Acropole. – Ça, on s’en doutait un peu… Il t’a dit qui ? – Oui, un garçon bien honnête, un garçon qui fait ça parce qu’il est bon citoyen, et peut-être aussi pour un peu d’argent, il a une femme institutrice, deux enfants bien élevés, un joli pavillon à Saulx quelque chose, construit avec un gros emprunt qu’il faut bien payer… – Hon… Ça me dit quelque chose… Baluchant, le jardinier ? – Précisément patron. Mais il faut vous dire, au niveau des RG… Barlier prend un air innocent qui cache une intense rigolade. Sallé garde l’écouteur de son téléphone collé à l’oreille gauche, mais de toute évidence il tend la droite. Figanières, d’un air innocent, masse un pied droit douloureux en regardant le plafond. Fournier, tout rose, a l’air ravi du petit garçon qui fait une niche à ses parents. – Eh bien patron, dit enfin Barlier, voilà. Le joli de la chose c’est que le jour du drame, après que vous l’ayez interrogé, ce Baluchant s’apprêtait à retourner jardiner quant, à tout hasard il a ramassé un bout de cigarette, au pied du grand escalier. C’est un garçon soigneux, il s’est dit on ne sait jamais. Alors, en garçon soigneux, comme un bon chien qui rapporte, il a donné ça 117
à son correspondant des RG. Eh bien, patron, c’est pas croyable, mais ça fait trois jours que là-bas ils s’excitent sur ce qui est peutêtre l’indice du siècle, un vieux bout de cigarette tout mâchouillé. Qu’est-ce qu’on fait ? Sofocle se fait solennel. – Hon… Mais c’est peut-être une bonne piste… Ce sont des fins limiers, aux RG. Surtout ne pas les mésestimer… Vous savez, mes enfants, ce que je vous dis toujours, c’est à quel point ce que les journaux appellent bêtement la guerre des polices nous fait du tort. Nous savons bien, nous que ça n’a jamais existé. Tout au plus de temps en temps un peu de rivalité fraternelle par-ci parlà, mais c’est déplorable, nous devons tout faire pour collaborer. Donc ne gênons pas nos collègues des RG, laissons-les chercher du mieux qu’ils peuvent, ne nous en mêlons pas. Bon, basta, à demain. Bien sûr, s’il y a du neuf, vous m’appelez. *
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6. Mercredi 25 juillet. Orange 7 h 25 Le téléphone sonne. Coup d’œil à la montre. Sept heures vingt-cinq. Il tâtonne à la recherche du téléphone. Le téléphone tombe sur la carpette. Il jure. Il tâtonne pour retrouver le téléphone. Allo… ah zut j’ai coupé la communication. Quel con ! Et rezut qu’ils aillent tous se faire foutre, je me rendors. Le téléphone sonne à nouveau. Foutez-moi la paix. Il décroche. – Ah bon, c’est toi maman, qu’est-ce qui se passe ? – Jean-Marie, mon chéri, j’ai attendu sept heures pour t’appeler, mais mon Iannis va mal, je suis très inquiète, je vais faire revenir le médecin, je me demande s’il ne faudrait pas l’hospitaliser… Ce matin il a quarante, hier soir trente-huit il s’est bien endormi je croyais que c’était fini, mais vers quatre heures voilà qu’il m’appelle, il est très rouge, il a soif, il boit bien un litre d’eau, il a quarante, il dit des choses bizarres sur la Crète où il pleut tout le temps, sur le peintre Phidias qui aurait bien dû me peindre, moi, comme ça en chemise de nuit, je te demande, et sur le général Périclès qui a conquis la Perse, voilà, tout comme s’il délirait, alors j’ai peur je ne sais pas quoi faire… – Mais maman, le médecin est venu hier ? – Oui, il a regardé, il a dit c’est une belle insolation, il a donné des pilules et une espèce de crème à mettre sur la figure, je suis allée chercher ça à la pharmacie, l’après-midi s’était pas trop mal passée mais maintenant je suis inquiète… – Bon, tu rappelles le médecin. C’est toujours Chevallier ? Bon, rappelle-le, qu’il vienne voir ça. Mais tu sais je ne crois pas que ce soit très grave, une insolation c’est comme ça, il en a pour trois ou quatre jours, après quoi il va peler, il pourra se remettre à casser du bois, mais avec un grand chapeau, et pas entre dix heures et dix huit-heures, c’est interdit par la police. Bon, téléphone-moi quand le médecin sera venu. Je t’embrasse. A tout à l’heure. Sofocle a dit ça pour rassurer Rose, mais ça ne le rassure pas, lui. Pourvu que mon brave vieux lion de père n’aille pas brusquement mourir juste pour avoir fanfaronné en cassant du bois sans 119
chapeau… Quand je pense que ce type, Eddy Proy, lui il a eu un moment de satisfaction quand il a appris la mort du sien, de père… Que deviendrait ma Rose toute seule ? C’est dur d’être fils unique… je m’occuperais d’elle bien sûr, comme le bon fils qui remplace son père, mais je ne peux pas aller vivre comme ça avec elle, à Montlouis, comme un vieux garçon. La faire venir à Paris ? Mais pas dans mon trois pièces, et puis ça pourrait arriver que je veuille vivre quelque temps avec une femme, enfin une autre femme que ma mère, alors… Bon, Yvon Sofocle avec un f Yvon Jean-Marie André Aristotelides sans accents tu déconnes, une insolation ce n’est pas si grave que ça, tu te fais du cinéma, tu ferais mieux de faire ton boulot de flic, à propos d’un homme gravement atteint et peutêtre même mort maintenant, de sa femme tout à fait morte, de leurs quatre orphelins, de la THEBES, du monde des affaires, du commerce des armes, de la finance, de la diplomatie, etc. Tiens ça fait un moment que Hubert du Moulin de la Cambrousse ne m’a pas sonné. Il me dirait, Hubert du Machin, quelque chose comme : ‘Vous comprenez, Aristotelides, cette histoire Proy, affaire délicate, donc agir avec efficacité, mais aussi prudence et discrétion, donc absolument rien à la presse, donc clore au plus vite…’ Et je répondrais : ‘Oui bien sûr patron, nous progressons vingt-quatre heures sur vingt-quatre.’ Tiens ce matin personne ne me téléphone de La Boîte. Allez Soso, lève-toi et vas au boulot… Oui maman, oui Hubert… Il va à la cuisinette, ouvre la porte gauche du placard mural, celle qui grince, il prend dans la boîte de cacao Suchard quatre cuillers à soupe de café qu’il met dans sa bonne vieille machine à café, avec de l’eau à hauteur de six tasses, il pousse le bouton. Rien… pas de petite lumière rose, même tremblotante. Zut. Vérifier que la fiche est bien enfoncée dans la prise murale. L’ôter du mur, voir si le fil n’est pas grillé. Renfoncer dans la prise murale. Réactionner l’interrupteur. Rien. Jurer un bon coup. Tu ne vas pas me faire ça, ma vieille machine à café… C’est parce que j’ai dit que j’allais peut-être te remplacer par une jeunesse qui tient le café au chaud ? Ou parce que, avant-hier, j’ai ressorti ma vieille casserole, en souvenir de Lola ? Mais enfin, j’ai bien droit à mon passé d’homme quand même ! Ne me quitte pas… allez, ne fais pas ta cabocharde, allume-toi… Ah, c’est comme ça ! Tu sais ce qui va se passer si tu continues à me faire la 120
tête ? Eh bien je vais ressortir ma vieille casserole. Ou bien aller au bistrot d’en face, ils font un café qui, euh, je ne voudrais pas te vexer encore, mais, eux, ce sont des professionnels… Allez, rallume-toi. Je te promets que si tu veux prendre ta retraite, je te garderai toujours à ta place dans le placard, derrière la porte gauche qui grince, sans te déranger. Rien. Bon. C’est ça qu’il a dit à sa femme, ce Eddy Proy ? Je te garderai toujours dans ton placard, ma vieille, même si je m’en suis maintenant trouvé une plus jeune … Au fait quelle différence d’âge entre eux ? Pas loin de vingt ans je crois. Pour ça qu’elle s’est pendue ? Non, ça ne colle pas. Avec la mort de son père, et quand il apprend que ce père n’était pas son père, il avait autre chose à penser. Il y a bien plus grave, mais quoi ? *
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8 h 15 Il mange une biscotte briochée, sans beurre recto verso ni confiture recto, comme ça, pour attendre, mais sans café ça passe mal. Toilette minima. Gauloise numéro 1. Coup d’œil par la fenêtre. Soleil. Lucien dort sur son banc, les aucubas ont besoin d’eau. Il enfile son pantalon gris bleu froissé et sa veste grise froissée, il descend ses trois étages en disant ‘Hon, hon’ parce qu’il ne pense à rien. Tiens, pas de contravention sous l’essuie-glace de la Twingo, la tapisserie murale devra attendre. De toutes façons ça va être long rien que pour un mur, une contravention ce n’est pas très grand, il faudrait les faire beaucoup plus grandes. Je pourrais peut-être lancer une action en ce sens, j’aurais sûrement contre moi les écolos qui se mettraient à compter combien d’arbres on abattrait en plus, mais je serais soutenu par les partisans de l’ordre qui diraient que la sanction serait comme ça plus visible. Il me faudrait des appuis, peut-être en passant par Hubert ? C’est une grande cause nationale, ça… ‘Ding’, fait la porte vitrée du café. – Bonjour patron, dit le garçon. Sofocle commande un grand crème et deux croissants, avec le sentiment d’être en vacances et un peu de remords pour la pauvre vieille machine à café. Le garçon apporte le grand crème et les croissants et dit voilà patron. – Dites-moi, lui demande Sofocle, Lucien, il dort tous les matins sur son banc ? 121
– Non, quand il pleut ou quand il fait froid, il dort ici. Là, vous voyez, c’est sa place, dans le coin, c’est commode pour dormir. Quand il pleut, quand il fait froid, je lui garde sa place, j’empêche qu’un client de passage s’y mette. Les clients réguliers, pas la peine, tout le monde sait que c’est la place de Lucien. Tout le monde l’a à la bonne. Il faut dire qu’avec sa femme… Remarquez, elle a des excuses. Elle est en chaise roulante. Un accident de voiture, il y a six ou sept ans. Elle s’en est tirée, paralysée. C’est lui qui conduisait. Le grand crème, brusquement, est devenu très amer. Il a de la chance, Lucien. Non, c’est idiot de penser ça. De la chance, un accident qui vous laisse paralysée, et d’être le mari d’une femme paralysée ? Une catastrophe, oui, mais c’est mieux que si c’était pire… mieux que d’être morte, mieux que d’être le mari d’une morte… Je te garderai toujours dans ton placard, ma vieille machine à café… Il finit son deuxième croissant. Il embarque dans sa vieille Twingo, direction La Boîte. *
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9 h 20 – Ah patron dit Barlier, Barells vient d’appeler. Il demande que vous le rappeliez. – Barells ? c’est Sofocle… – Ah, bonjour Jean-Marie. Merci de rappeler. Dis donc, j’avais demandé à Delamotte de creuser un peu cette histoire du vol ou pseudo-vol de bijoux chez les Proy, il y a deux ans. – Oui, de mon côté j’ai vu à ce propos Craihon, il affirme que si les alarmes dont la maison est farcie n’ont pas fonctionné, c’est que quelqu’un les avait débranchées. Je pense que le vrai but de l’opération c’était de trouver des documents sur le passé de Proy, pour le faire chanter, le compromettre, etc. Alors, qu’est-ce que Delamotte a appris ? – Eh bien, d’abord il pense comme toi. L’essentiel de ce qui a disparu, ce sont des documents personnels, et d’abord le passeport de Proy. Mais il y a de bonnes chances que ça ait été facilité par le fils de la cuisinière, Madame Gonzales, un garçon qui ne répugne pas à voler des vélomoteurs et à rendre service contre menue monnaie. Plus intéressant : l’entreprise de nettoyage La Parisienne Place Nette envoie deux employés faire le ménage à 122
l’Acropole quatre fois par semaine. Ils s’appellent Victor Sauvet et Rose Balieta. Outre leurs qualités ménagères, ils sont tous deux informateurs occasionnels des RG, qui les ont placés là. Si bien qu’ils pourraient être pour quelque chose dans ce soi-disant vol, et sans doute aussi dans d’autres évènements. De ton côté ? – Eh bien tu peux allonger la liste des informateurs des RG en y ajoutant Baluchant, le jardinier. Par ailleurs, je soupçonne que le beau secrétaire particulier de Proy, Perier, en sait beaucoup plus qu’il ne veut bien nous en dire, sur ce soi-disant vol et sur bien d’autres choses. Je vais le voir tout à l’heure à l’Acropole. Tu viendrais avec moi ? OK, bon, on s’y retrouve… Disons à dix heures et demie ? Mais je vais l’appeler pour annoncer solennellement notre visite, ça va le ramollir un peu. Je te rappelle pour confirmer. *
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10 h 35 Victor Perier les reçoit dans le grand bureau de Proy, face à des piles de documents. Il est tendu, il semble bien que, comme l’espérait Sofocle, cette visite l’inquiète. – Messieurs, que puis-je pour votre service ? – Nous dire la vérité, cesser de jouer au chat et à la souris, et d’abord nous dire pourquoi vous êtes allé à Mérignac le 19, la veille du drame ? – Mais… parce que M. Proy m’y a envoyé… – Pourquoi ? – …pour m’informer sur certaines difficultés de l’usine… – Lesquelles ? – …des difficultés avec des fournisseurs locaux… – C’était dans vos attributions habituelles ? – Euh… pas vraiment… – En fait, pas du tout, et vous seriez bien embarrassé de continuer ainsi. Monsieur Perier, cessez de me prendre pour un idiot. Eddy Proy vous a envoyé là-bas pour apprendre quelque chose qui le touchait personnellement de très près, quelque chose d’essentiel dans le drame qui s’est joué le lendemain. Quoi ? Le beau secrétaire est verdâtre. Il desserre sa cravate, pourtant impeccable. Il respire avec difficulté. – Messieurs… 123
– Alors ? – Il m’avait demandé de voir Germain Pilon. Il aurait préféré y aller lui-même, mais le temps lui manquait, parce qu’il avait quelqu’un à voir le lendemain matin très tôt et il voulait que, avant, Pilon lui dise quelque chose. Il avait confiance en moi, il m’a chargé d’aller l’interroger. – Sur quoi, et qui est Pilon ? – Germain Pilon est le comptable-chef de l’usine de Mérignac. Il est au service de la THEBES depuis vingt-cinq ans. Loquet et lui étaient autrefois alliés. Au moment de la mort du vieux Laïus, ils ont formé avec un troisième, un ingénieur du nom de Gregoriev, une sorte de conjuration pour prendre le pouvoir, et d’abord en barrant la route à Edouard Proy, qui visiblement plaisait à la veuve. C’est M. Proy lui-même qui m’a dit tout cela. Il voulait que j’aille savoir ce qui s’était passé à ce moment-là. Gregoriev est mort il y a huit ans, Loquet, comme vous le savez, est maintenant le chef de tous les services financiers de la THEBES, il l’a évidemment emporté sur Pilon, qui végète dans un emploi bien plus modeste. Monsieur Proy m’a dit, c’était, voyons, le 18, il m’a dit va là-bas, mets-y le paquet, tout ce que tu voudras, mais je veux savoir ce qu’ils ont manigancé quand le vieux Laïus est mort, il y a vingt ans. – Alors ? – Alors j’ai mis le paquet. J’ai trouvé un vieil alcoolique tremblant et plein de haine contre Loquet. Il m’a tout dit. A trois, dès qu’ils ont appris la mort du vieux, ils ont monté tout un plan de prise de pouvoir qui voulait, pour des raisons que je n’ai pas très bien comprises, qu’on dissimule le lieu exact du drame. Ce qui a été dit à la presse, et qui passe depuis comme la vérité, est qu’il a été tué un soir de mai 1980, au carrefour de trois routes dans un bois près d’Epernon. Vérité officielle diffusée en plein accord avec la police. – Mais ? – Mais tout est exact, sauf que ce n’était pas dans un bois près d’Epernon, mais dans une forêt près d’Epernay, la forêt de Moussy. Les trois conjurés se sont mis d’accord pour que l’information donnée aux média situe le meurtre loin ailleurs, en changeant Epernay en Epernon, le reste était exact. Pourquoi ils ont fait ça, je ne sais pas. Et comment ils y ont réussi je ne comprends pas… à moins que… 124
– A moins que ? – A moins que des gens beaucoup plus puissants aient trouvé intérêt à ce mensonge. En tous cas j’ai téléphoné à M. Proy le soir même, donc le soir du 19, pour lui dire ce que m’avait raconté Pilon. Il a dit ah… puis un silence de fin du monde, il a raccroché. J’ignore ce qui s’est passé ensuite. En tous cas, il est évident qu’après la mort du vieux Laïus, Loquet a tiré tous les marrons du feu, en s’arrangeant pour que les deux autres végètent dans des emplois subalternes. Voilà Messieurs. Je ne vous l’avais pas dit avant parce que je voulais préserver M. Proy. J’aime cet homme. *
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11 h 15 – Drôle d’histoire, dit Barells. Pourquoi a-t-on ainsi dissimulé le lieu exact de ce meurtre, par ce qui ressemble à une blague, Epernon au lieu d’Epernay, et surtout pourquoi la police, la justice, etc., ont prêté la main à cette sinistre blague ? Des intérêts beaucoup plus puissants ont joué, insinue ce Perier. S’agissant de la THEBES on le croit volontiers. Mais qui, pourquoi, à quel niveau ? Et puis, a-t-on menti à la veuve aussi, mais savait-elle la vérité et la cachait-elle depuis tout ce temps, ou bien croyait-elle vraiment que c’était près d’Epernon que son mari avait été tué ? On peut poser les mêmes questions en ce qui concerne Edouard Proy lui-même… En tous cas ces derniers temps il se doutait de quelque chose, il a envoyé Perier à Mérignac cuisiner ce Pilon… Pourquoi tu souris ? – Cuisiner un pilon, je trouve ça drôle… – Idiot… Proy savait bien sûr que ce Pilon, Loquet et cet ingénieur dont j’oublie le nom avaient essayé de lui barrer la route. C’est lui, Eddy Proy qui a gagné, probablement grâce à son alliance avec Craihon. L’ingénieur est mort, Pilon a été mis sur une voie de garage où il s’est saoulé, mais Loquet, lui, s’en est bien tiré, au prix de Dieu sait quelles manœuvres d’appareil. Comme Craihon te l’a dit, je crois, c’est un monde peuplé de requins. – Ouais… il faut revoir Craihon, et qu’il cesse de nous prendre pour des demeurés. Il n’est pas ici ce matin. Perier m’a dit, quand je lui ai téléphoné pour annoncer notre visite, qu’il doit venir cet après-midi. Je vais lui tomber sur le paletot sans crier gare. Tu en es ? 125
– Non, j’ai aussi un commissariat à gérer : mains courantes, querelles de ménage, tapages nocturnes, vols de vélomoteurs les grands jours, tu vois, la grande aventure. Mais tu feras ça très bien sans moi. – Bon, moi je rentre à La Boîte. Je vais demander à un de mes gars d’éplucher le vieux dossier du meurtre de ce Laïus… Au fait comment s’appelait-il vraiment, ce type ? – Jovanovic. – Bien je vais demander ça à Figanières, ça reposera ses pieds douloureux, et qu’il se fasse aider pour éplucher ce qui en a été dit dans les média, à l’époque et ensuite. Si vraiment ce qu’a raconté ce Pilon est vrai, il a fallu des intérêts très puissants pour que ce mensonge officiel tienne le coup. – Des intérêts très puissants ? Mais, Jean-Marie, il s’agit de la THEBES, de quoi tuer père et mère ! – A propos, il faut que je téléphone là-bas. – Où ça ? – Là bas, à Montlouis, mon père se paye une insolation. – Pas trop grave ? Sacré bonhomme ton père… Bon moi je retourne à mon bureau, fais-moi signe quand Figanières aura fini ses épluchures. – Allo, ah c’est toi papa ? Alors, comment vas-tu ? Plus de fièvre ? Tu pèles et tu te sens un peu groggy ? Ça t’apprendra à jouer au jeune homme. Tu es un jeune homme ? Oui, bon, bien sûr, mais c’est pour ça que moi qui suis un homme mûr il faut que je veille sur toi. Embrasse maman pour moi. Même si tu ne le mérites pas, je t’embrasse aussi, allez Pov Maulette ! *
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12 h 15 – Bien les enfants, voilà où on en est. Ça fait un moment que je me dis que d’une façon ou d’une autre la mort de Roxane Proy, plus l’accident et la disparition de Proy lui-même, tout ça découle du meurtre du vieux Jovanovic il y a vingt ans. Comme une tragédie antique en deux actes. Ce qui survient dans le deuxième est la conséquence inéluctable de ce qui s’est passé dans le premier. Ça peut prendre un an, dix ans, vingt ans, un siècle, mais ça se produit, nécessairement. Les Dieux le veulent. Ils ont soigneusement monté leur machine infernale. Ils savent qu’elle fonctionne 126
toujours. Donc Figanières, tu tires de son sommeil le dossier du meurtre de Jovanovic, tu cherches ce qu’il y a dedans et surtout ce qu’il n’y a pas dedans. Fournier, tu vas à la documentation presse pour savoir comment les journaux, les radios, etc., ont traité cette histoire Epernon-Epernay, mais surtout tu ne dis absolument à personne ce que tu cherches. Tout ça flaire de plus en plus le secret d’Etat, alors gardons-nous bien frileusement le nez propre. Barlier, toi qui commences à connaître les affaires financières de la THEBES, j’aimerais savoir comment Loquet est parvenu à sa situation actuelle, et où est son point faible. Il en a sûrement, et encore plus sûrement il a beaucoup d’ennemis, j’aimerais être bien armé quand je retournerai le voir. Sallé tu viens avec moi, on ira tirer les vers du nez de Craihon. Gauloise numéro trois. – Dites-moi les enfants, c’est bien près de Chalons-sur-Marne qu’on a retrouvé la Bentley de Proy ? Chalons-sur-Marne, c’est dans le même coin qu’Epernay ? Peut-être une coïncidence, mais je me méfie des coïncidences. Voyons. Proy jusque ces jours derniers croyait comme tout le monde, et peut-être comme sa femme aussi, que le vieux Laïus avait été tué près d’Epernon. Mais il apprend qu’en fait, c’était près d’Epernay. Bon. Il veut voir le lieu du crime à supposer qu’il ait retrouvé la vue. Donc il va là-bas, conduit par Pappasimilis, et accompagné par sa fille qui le soutient. Il va voir ça, puis il disparaît. Non, c’est idiot. On ne voit pas en quoi ce crime d’il y a vingt ans l’intéresserait maintenant à ce point. Il en avait bénéficié, bon, mais c’est de l’histoire ancienne. – Mais patron, interroge Fournier, euh…, est-ce qu’on ne pourrait pas supposer que si Proy veut retourner là-bas, c’est parce que, euh…, ce bois près d’Epernay, il le connaissait déjà ? Parce que, euh…, il se rend compte alors que l’assassin du vieux Laïus, c’était, un petit peu, euh…, lui-même ? Après tout, c’est vrai qu’il en a bénéficié, en épousant la veuve… Sofocle le regarde avec admiration : – Mon petit Fournier, c’est bien raisonné ça ! Mais pourquoi il découvrirait maintenant seulement que l’assassin qu’on n’avait jamais trouvé, c’est lui-même ? – Mais parce qu’autrefois il avait occis quelqu’un près d’Epernay. Ça il le savait bien sûr. Mais, euh…, ça ne pouvait pas être Laïus si le vieux avait été tué à Epernon. Là-dessus Perier lui 127
téléphone, après avoir vu Pilon : non, c’était à Epernay. Patatras, Proy se dit : alors l’assassin de Laïus qu’on n’a jamais trouvé, c’était moi ? La catastrophe. Maintenant ça se saura, c’est inévitable. Sa carrière est foutue. Son mariage aussi. Sans compter les enfants : apprendre que votre père est un assassin… – Hon, hon… Donc ton idée c’est que, primo, Proy avait tué quelqu’un autrefois – en fait il y a plus de vingt ans – et secundo que ce quelqu’un c’était Laïus ? C’est un peu tiré par les cheveux, mais ça se tient. Tu me vérifies tout ça. Tu retournes à la gendarmerie de Chalons, tu vas à Epernay, tu regardes la presse régionale, etc. Est-ce qu’il y a eu, ou non, un crime dans la forêt de, comment, Moussy, il y a vingt ans ? – J’y vais patron… Gauloise numéro quatre. Doucement se dit Sofocle, il n’est encore que midi, je ne dois pas dépasser dix. A cause du cancer des bronches. Le tabac, même mâchouillé ça donne le cancer. Ah, peut-être pas des bronches. De quoi ? De la langue, de la mâchoire, du gésier si j’avale, de quelque chose en tous cas nécessaire à la vie. Ah tiens, comment va papa ? Non, je ne vais pas téléphoner encore, je l’ai fait il y a deux heures, la situation n’a pas pu changer beaucoup, d’ailleurs il était tout gaillard, je deviens ridicule. Dès que cette affaire Proy est bouclée je vais à Montlouis. Presque une semaine que je suis sur cette histoire, il est temps que le célèbre Sofocle l’élucide. D’ailleurs Hubert ne va pas tarder à me le rappeler. Le téléphone sonne. – Oui patron, sur cette affaire Proy je crois que nous avons pas mal avancé. Entendu, je viens vous voir tout de suite… *
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12 h 45 – Alors patron, demande Sallé, vous avez vu le patron ? – Oui. Outre les banalités habituelles, du genre ‘le Ministre me presse, où en êtes-vous, je veux des résultats’, etc., il avait, comment dire, une couleur particulière, presque de la peur. Ce que le ministre lui signifie, et ça vient peut-être de plus haut encore, c’est bien la ritournelle ‘affaire délicate, agir avec efficacité, mais aussi prudence et discrétion, absolument rien à la presse pour l’instant, clore au plus vite’, mais en ajoutant : clore au plus 128
vite, oui, avec tout ce qu’il faudra pour que je puisse servir une belle histoire à la presse, mais surtout pas la vérité… – Ça chauffe tant que ça ? – Oui mon petit Sallé, nous avons une belle affaire d’Etat sur les bras. Mais bah, l’essentiel de l’orage va passer au-dessus de nos têtes, c’est trop gros pour nous. Viens, on va déjeuner, puis on ira chatouiller Loquet dans sa tanière, à la Défense. – Hello bosses ! s’écrie le patron du restaurant de la place des Ternes. Depuis la dernière fois il s’est renseigné, il sait que c’est comme ça qu’il faut dire au pluriel. Ça fait joli avec l’accent de Tarbes. *
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14 h 35 Sofocle va payer à la caisse, rien que pour voir de près le sourire de Giselle. Il se dit qu’elle ferait une bien jolie cariatide, mais que c’est mieux en chair et en os, en chair surtout, qu’en pierre, c’est mieux quand l’envie vous prend de lui claquer le baigneur, sûrement elle glousserait de ravissement et le patron serait fier de cet intérêt de la police parisienne pour son établissement, mais voilà, le baigneur des caissières assises, c’est comme avec les vraies cariatides, c’est inaccessible. Tant pis. – Allons-y mon petit Sallé. On va tomber sur le râble de Loquet. Zut, où ai-je garé la Twingo ? – Droit devant nous patron, à deux cents mètres, répond Sallé. Tiens une contravention sur le pare-brise, pas plus grande que d’habitude, mais avec menace d’envoi à la fourrière. C’est vrai que les contraventions il faudrait les faire deux fois plus grandes pour qu’on puisse en tapisser les murs plus commodément, mais alors quatre fois plus grandes s’il y a menace d’envoi à la fourrière, d’envoi de la voiture bien sûr à la fourrière, est-ce qu’on pourrait la faire huit fois plus grande si c’est le conducteur qu’on envoie à la fourrière ? – Oh patron, vous avez vu ?, demande Sallé à Sofocle perdu dans sa rêverie. La portière droite est cabossée… – Non, la portière gauche, même qu’elle s’ouvre mal. – Je sais bien patron, mais la droite aussi maintenant… – Ah… tiens c’est vrai, elle coince. Bon, en tirant très fort, elle s’ouvre quand même. Monte. 129
Sofocle contourne la Twingo, la portière gauche s’ouvre sans aucune difficulté, il s’installe. Alors seulement il réalise. – Tiens, c’est drôle. Un type me cabosse la portière droite qui du coup s’ouvre mal, mais ça a décoincé la gauche. Tu comprends ça, toi ? Sallé réfléchit. – Ben… peut-être qu’on pourrait appeler ça une thérapie de choc. Vous savez patron, la vieille idée que si quelqu’un devient fou parce qu’il a reçu un grand coup sur la tête, on doit pouvoir le guérir en lui donnant un autre grand coup sur la tête… – Ah comme pour redresser la tôle ? On tape dessus, mais dans l’autre sens ? Mais, dis donc, avec la tête ça ne doit pas être facile de savoir où et comment il faut taper… On tape avec quoi, un bâton ? Mais alors, Sallé, si pendant très longtemps on a donné un beau bâton blanc aux en tenue sur la voie publique, c’était à titre thérapeutique ? Il faudra demander ça à Bertillon. Lui demander si, comme thérapie, ça soignait bien dans la police. Mais quand on est médecin, ça marche ? – Eh bien d’après ce que j’ai compris, ça a été très employé, bien sûr pas avec un bâton, avec de l’électricité. On envoie au malade une décharge calculée pour, ça s’appelle un électrochoc, avec perte de conscience, convulsions et tout. Ça a fait fureur, euh enfin je veux dire ça a eu beaucoup de succès. Auprès des médecins, pas des malades. Mais je crois qu’on en est revenu, que ça ne se fait plus beaucoup. – Heureusement, tu me donnes le frisson. En tous cas, avec les portières, ça marche… 15 h 10 La Défense, tour THEBES, parking quatrième sous-sol. Huitième étage. – Messieurs ? demande la réceptionniste blonde. – Monsieur Loquet, je vous prie. – Vous avez rendez-vous ? Il a rendez-vous avec moi. Commissaire Aristotelides, et voici mon adjoint, le capitaine Sallé. La réceptionniste prend l’air inquiet et son téléphone. ‘Monsieur Loquet, c’est la police. Oui, Monsieur Loquet. Non, Monsieur Loquet. Oui, Monsieur Loquet. Monsieur Loquet dit 130
qu’il ne peut pas vous recevoir maintenant, il vous prie de revenir à dix-huit heures… Je crains que Monsieur Loquet soit mal informé, il va nous recevoir maintenant. Ne vous dérangez pas, Mademoiselle, nous sommes familiers des lieux. C’est un Sofocle en rogne qui pousse sans ménagement la double-porte matelassée d’un Loquet qui se lève suffoqué. – Messieurs, cette irruption est inqualifiable. – Eh bien ne la qualifiez pas. Mais dites-nous quelles ont été, il y a vingt ans, après la mort de Georges Radovan Jovanovic, et ensuite, vos relations avec Pilon. – Pi… Pilon, dites-vous… ? – Je vous en prie, Monsieur Loquet. J’attends mieux de vous. Nous avons, venant de lui, des indications précises sur le rôle que, après la mort de Jovanovic, vous avez joué en formant une sorte de conjuration avec ce Pilon et un ingénieur nommé… – Gregoriev, dit Sallé. – Gregoriev. Considérez, Monsieur Loquet, que, outre l’affaire en cours, concernant la mort de Roxane Proy et la disparition de son mari, je reprends l’enquête sur la mort à ce jour inexpliquée de Jovanovic. Ce que je veux savoir, c’est ce que vous savez de tout cela, et je veux savoir d’abord votre rôle personnel dans ces deux affaires. Je vous rappelle que Germain Pilon vous hait, vous le savez déjà, bien évidemment. Votre intérêt est donc de dire la vérité. En tous cas votre vérité. Le type en costume rayé et nœud papillon qui est assis en face de Loquet regarde d’un air ahuri cet espèce de costaud en tignasse et vêtements froissés qui se permet de parler ainsi. Sallé se dit que si Sofocle continue comme ça la mâchoire du type va se décrocher. Sofocle admire la façon dont Loquet réagit à son attaque brutale. Calme comme la pierre, il réfléchit. Il n’a plus du tout l’air de Tullius Detritus. – Monsieur Vallon, dit-il enfin, laissez-nous, je vous prie. Monsieur Vallon remet en place son nœud papillon et sa mâchoire et sort. – Monsieur, dit enfin Loquet, il s’agit en effet de deux drames. Croyez bien que sur un plan personnel j’en ai été et j’en reste douloureusement touché. Mais je me dois de réagir ici à la mesure de mes responsabilités dans la gestion de nos entreprises. Les 131
questions que vous soulevez ont des répercussions considérables pour nous, au plan industriel, financier, commercial. Je vous signale que la Bourse réagit très mal à ce qui nous arrive, et que les requins pullulent autour de nous. Vous comprendrez que je ne puisse rien vous dire avant d’avoir pris l’avis de nos juristes. – Dois-je comprendre que vous refusez de me répondre ? Libre à vous. Mais c’est un mauvais calcul. Les requins ne sont pas seulement autour de la THEBES. Ils grouillent aussi autour de vous, au sein même de la THEBES. Certains qui rêvent de vous couler et de prendre votre place attendent ce moment depuis longtemps, ils préparent leur offensive. Je vous ferai convoquer officiellement. Ah, j’aimerais savoir si vous avez des intérêts en Champagne… disons à Epernay ? Au revoir, monsieur. Loquet, impassible, les reconduit courtoisement à la double porte matelassée. – Eh bien, patron, dit Sallé, vous n’avez pas tout oublié du rugby ! Le type résiste bien. N’empêche qu’il va commencer à avoir peur pour de bon. Mais qui sont ces rivaux qui veulent l’abattre ? – Je n’en sais rien, mais il ne sait pas que je n’en sais rien. Lui les connaît. Bon, on pourrait voir aussi Craihon s’il est ici. Mais il est un peu tard. Laissons mijoter jusqu’à demain.
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7. Jeudi 26 juillet. Jaune 7 h 00 Il s’extirpe laborieusement d’un rêve auquel il devenait urgent d’échapper. Il ouvre un œil vers sa montre, sept heures. Vers la fenêtre, soleil derrière les persiennes, Lucien devrait être sur son banc. Ne pas bouger. Attraper avant qu’elles ne se dissipent les brumes du rêve qui traînent encore. Ah oui, une petite lumière rose tremblotante, ma cafetière bien sûr, mais pourquoi cette lumière rose était tellement angoissante que je me suis dit il faut me réveiller tout de suite ? Parce qu’en même temps c’était agréable, j’étais au lit avec Lola, on faisait l’amour, j’embrassais un sein, bien joli, elle riait et disait encore, encore, je disais oui maman, tu sais j’ai gardé la casserole. Roxane Proy était là qui riait aussi, elle nous regardait avec des yeux d’aveugle et son foulard autour du cou, un foulard rose tremblotant. C’est là que c’est devenu angoissant. Je disais papa casse-toi ! Ne reste pas là entre ces aucubas à casser du bois, tu vas griller, casse-toi va dans ton coin au bistrot et dors tranquille je m’occupe de maman. Mais Lola disait mon Soso réveille-toi. Alors je me suis réveillé… Bon, tout ça est idiot, ça n’a ni queue ni tête. La tête oui, il faudrait que je me donne dessus un bon coup de bâton, mais dans quel sens ? La queue… bon, s’asseoir et laisser se dissiper l’érection. Faire du café, aller au turbin. C’est quoi aujourd’hui ? Ah oui, Roxane Proy pendue, Eddy Proy aveugle et disparu, je crois que j’approche de la vérité. Je ferais mieux de m’occuper de ça au lieu de faire des rêves qui n’ont aucun sens. Il se lève, gratte sa tignasse, regarde la cafetière avec appréhension. Bon, pas d’enfantillages. Café moulu, quatre cuillers à soupe bien pleines, eau à hauteur de six tasses. Petite lumière rose tremblotante, ça crachote, ouf je t’aime bien, les choses rentrent dans l’ordre. Quatre biscottes beurrées recto verso, avec groseillecassis au recto. Gauloise 1. Zut, il n’en reste que quatre. En racheter. Non, après tout, si j’arrêtais ce truc idiot d’en prendre dix pour la journée et de ne pas les allumer ? Je pourrais tout simplement imaginer que je fais ça, ça me coûterait moins cher. Imaginer que 133
je prends une cigarette, que je me la mets dans le coin droit de la bouche, et que je la jette au bout d’un moment ? Non, je ne crois pas. Imaginer, ce n’est pas faire. Et puis je n’ai aucune imagination. Pourtant, quand je prends vraiment la Gauloise sans l’allumer, j’imagine bien que je la fume… Oui mais si j’imaginais que je prends une cigarette, puis que je l’allume, ce serait imaginer deux fois, ça dépasserait les capacités d’un seul Sofocle sans imagination… Coup d’œil à la fenêtre. Tout va bien, Lucien dort sur son banc entre ses deux aucubas. D’ailleurs, c’est curieux de s’en apercevoir seulement maintenant, mais à cette heure-là le banc est à l’ombre. Sofocle enfile sa veste et son pantalon normalement froissés, et descend sans hâte ses trois étages. La portière droite de la Twingo est un peu cabossée, mais pas tant que ça, d’ailleurs elle s’ouvre facilement. La gauche aussi. Décidément les choses rentrent dans l’ordre. Il démarre en se disant oui, il y a des jours où les choses sont dans l’ordre, et des jours où elles sont tellement en désordre qu’on finit par trouver ça naturel, on se dit que l’ordre du monde c’est qu’il soit en désordre. Et puis des jours où ce qui est naturel c’est que l’ordre du monde soit en ordre. Pourquoi des jours comme ci et des jours comme ça ? Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs… Qui a dit ça ? Ah oui, Cocteau, dans Les mariés de la Tour Eiffel, je crois. Qu’est-ce que la tour Eiffel vient faire là-dedans ? Il descend paisiblement de sa Twingo arrêtée depuis un bon moment à un feu rouge devenu vert puis rouge, et s’en va considérer paisiblement le conducteur de la voiture de derrière, qui avait crié un rageur ‘Eh, tu démarres, Ducon ?’. Lequel conducteur, devant ce colosse inattendu et de plus d’allure exotique, bafouille ‘Euh…, excusez-moi, vous comprenez…’. Sofocle sourit aimablement, retourne à la Twingo et fait ce qui lui était judicieusement conseillé, il démarre. *
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9 h 30 A La Boîte, il trouve Figanières entouré de dossiers, qui remet ses chaussures : – Ah bonjour patron, je fouine dans la vieille histoire du meurtre Jovanovic. 134
– Oui, intéressant ? Mais dis-moi d’abord où est Fournier ? – Fournier ? Mais à Epernay, où vous l’avez envoyé, vous vous rappelez ? – Je me rappelle. Barlier ? – A la brigade financière, où il va finir par passer sa vie… – Sallé ? – Lui, simplement, il est allé pisser il y a cinq minutes, il ne va pas tarder à revenir. Et effectivement Sallé entre, bonjour patron. Sofocle se dit que si les prévisions de la police étaient toujours aussi exactes on vivrait dans un monde d’ordre parfait. – Bon, alors Figanières, as-tu trouvé dans ce dossier des choses intéressantes ? – Peut-être. Il y est dit, très clairement, que Jovanovic est mort le 27 mai 1980 au CHU de la Pitié-Salpétrière, service des traumatisés crâniens. Il y avait été admis quatre jours avant, accompagné par son beau-frère André Craihon, qui avait fait les formalités d’admission. Selon les déclarations de Craihon lors de cette admission, et ensuite lors de l’enquête policière qui a suivi le décès, Jovanovic avait été retrouvé dans un bois par un cueilleur de champignons alors qu’il gisait inconscient à côté de sa voiture. Craihon était parti le chercher avec une ambulance et l’avait transporté à la Pitié. Tout ça paraît cohérent, mais… – Mais ? – Eh bien, ça n’est pas clair en ce qui concerne le lieu où le cueilleur de champignons l’avait trouvé, et où Craihon est allé le chercher. Une fois il est dit Epernay, plusieurs fois Epernon, et même une fois on trouve un Epernay avec la fin gribouillée et surchargée en Epernon, quelque chose comme un maquillage maladroit. Le nom du cueilleur de champignons n’apparaît nulle part, ni rien sur le lieu où il habitait, rien qui concerne l’ambulance, etc. Ça sent le dossier expurgé. – Je crois que tu as raison. Mais ça suppose qu’on y a mis les grands moyens. Je pense de plus en plus que nous avons mis le nez, nous, dans un dépôt d’explosifs. On ne va pas tarder à en entendre parler par Hubert. Prudence de Sioux recommandée. Continue à fouiller ton dossier, mais n’en parle pas en dehors du service. Le téléphone sonne : ‘Allo, patron, c’est Fournier. – Salut, où es-tu ? 135
– A Epernay, ou plutôt à côté, un bled qui s’appelle Moussy. Hier je suis, euh…, retourné à la gendarmerie de Chalons. Rien dans leurs archives en 1980 sur un homme d’un certain âge qui pourrait être le nôtre et qui aurait été retrouvé dans le coin, euh, un petit peu mort ou gravement blessé. Rien dans les mémoires non plus, personne de la brigade n’était là à l’époque. On m’a quand même indiqué un gendarme à la retraite qui était alors en service chez eux. Je suis allé le voir. Un vieux type sympathique, tout content que je vienne le voir pour parler du bon vieux temps. Il m’a dit en substance, euh, un petit peu, quelque chose comme ça : bien sûr qu’il se souvient… C’était en mai 80. Un type téléphone à la brigade pour dire qu’en revenant des champignons, à nuit tombante, il a trouvé un homme inconscient à côté de sa voiture dans le bois de Moussy. Ce bois-là, il me dit, je connais comme ma poche, vu que je suis de Moussy et que j’y ai rôdé toute ma jeunesse, à pêcher les têtards, à construire des cabanes, à jouer aux gendarmes et aux voleurs, à chercher les champignons, et même plus tard à donner des rendez-vous aux filles… Donc il fonce là-bas avec un collègue et le type aux champignons qui les emmène tout droit à la Croix-du-Diable. Ils trouvent effectivement un type allongé par terre, et ils appellent une ambulance qui emmène l’homme à l’hôpital à Epernay. Et ce vieux gendarme a ajouté : ‘Alors vous n’avez rien trouvé dans les archives de la brigade ? Ça ne m’étonne pas tellement, le chef nous avait dit après : bon, ça les gars, ça n’est pas une histoire pour nous, ce vieux type a l’air d’un grand ponte, on oublie tout ça, et d’ailleurs rien n’est arrivé, allez, on court après les voleurs de poules… Ce chef je l’aimais bien, il est mort maintenant, crise cardiaque… Voilà patron l’essentiel de ce que m’a dit ce vieux bonhomme, avec des détails sur le type, inconscient, sa voiture, etc. Je vous mettrai tout ça, un petit peu, dans mon rapport. Mais j’ai eu la curiosité d’aller voir l’endroit. C’est au carrefour de trois routes forestières et ça s’appelle en effet la Croix-du-Diable, il y a une grande croix au milieu. Ah oui, je suis aussi allé à la bibliothèque municipale, et j’ai passé une heure sur le journal local de l’époque. Effectivement, en date du 23 mai 1980, un entrefilet de quatre lignes disant qu’on a trouvé un homme victime d’un malaise et inconscient dans la forêt de Moussy, au lieudit la Croix-du-Diable, on a emmené la victime à l’hôpital d’Epernay. Rien les jours suivants. Qu’est-ce que je fais maintenant ? 136
– Tu rappliques. Bon boulot mon petit Fournier On entend littéralement Fournier rougir au téléphone. – Bien patron, deux heures de voiture et je suis là. – Bon, ça mûrit. Viens Sallé, on va voir Craihon. On a des munitions. *
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11 h 00 – Monsieur Craihon, notre enquête a sensiblement progressé depuis deux jours. Tout indique que le drame actuel – le décès de votre sœur, l’accident dont a été victime votre beau-frère, puis sa disparition le lendemain – tout cela est à relier à un autre évènement tragique, la mort de Georges Jovanovic, le premier mari de votre sœur. Tout indique aussi que vous nous en avez dit aussi peu que possible. Par exemple, vous savez que l’endroit où Jovanovic a été retrouvé inconscient, et non pas mort, le 22 mai 1980, ne se situe pas près d’Epernon, mais très loin de là, près d’Epernay, dans la forêt de Moussy, au lieudit la Croix-duDiable. Vous savez cela puisque c’est vous-même qui êtes allé le chercher pour le rapatrier à Paris et le faire admettre à la Pitié, où il est mort quatre jours plus tard. Dans quel but a-t-on ainsi menti, qui a organisé ce mensonge, pourquoi l’avez-vous accrédité, votre sœur et votre beau-frère étaient-ils au courant ? Voici un échantillon des questions que je veux vous poser à propos de cet ancien drame. Une deuxième série concernera les évènements actuels. Vous savez bien que vous ne pouvez ni refuser, ni éluder, ni simplement mentir : les témoignages réunis à ce jour ne vous le permettent pas. Nous en avons pour un moment. Je vous écoute. André Craihon se tient droit sur son siège, derrière le bureau qui fut celui d’Eddy Proy. Il regarde le parc illuminé de soleil. Il réfléchit. Sofocle attend. Cet homme n’est pas un petit malfrat qu’on peut intimider. Il dira ce qu’il choisit de dire, mais il ne mentira pas. Il sait que l’heure en est passée. Il regarde enfin Sofocle. Son maintien perd de sa raideur, et c’est un vieil homme au regard infiniment triste qui parle. – Monsieur, ce que vous venez de dire est exact. Le 23 mai 1980 au matin, j’ai reçu un coup de téléphone m’apprenant que Georges venait d’être admis à l’hôpital d’Epernay, inconscient du fait d’un grave traumatisme crânien. Je suis immédiatement parti 137
l’y chercher avec une ambulance. Il a été admis en début d’aprèsmidi à la Pitié-Salpétrière, dans un service je crois très compétent. Il n’a pas repris conscience et est mort le 27. Il y avait manifestement eu agression, mais on n’a jamais retrouvé l’agresseur. Ma sœur était alors à Cannes, elle en est revenue dans la soirée du 23 et n’a revu son mari qu’à la Pitié. Elle n’a jamais mis en doute, que je sache, la version Epernon. J’en viens à votre première question : pourquoi cette fiction d’une agression près d’Epernon, et non pas Epernay ? Laïus – pardon, Georges, mais tout le monde l’appelait ainsi, et lui-même se désignait ainsi, ce sobriquet le flattait plutôt – Laïus donc était allé à Epernay pour rencontrer, dans la plus grande discrétion, le représentant d’un très grand groupe industriel allemand homologue de la THEBES, et ceci pour tenter de transformer leur rivalité en alliance. Le but était de créer ce qui pourrait constituer la base d’un grand consortium européen capable de rivaliser avec les avionneurs américains. Cela, comme vous le savez, s’est fait par la suite. Il était convenu que la rencontre devrait rester secrète. Le délégué allemand, informé de ce qui était arrivé à Laïus, a promptement disparu. Il a été immédiatement évident, pour eux comme pour nous, qu’il fallait absolument que cet accident n’attire pas l’attention sur la présence simultanée à Epernay de Laïus et de cet homme d’affaires allemand, lui-même très connu. Sur le terrain des grandes manœuvres industrielles, commerciales, et surtout boursières, qui se seraient développées alors, il y avait là un réel danger. Et danger, sur ce triple terrain, pas seulement pour la THEBES. Il s’agissait d’enjeux nationaux ; les deux gouvernements, français et allemand, ont pris les mesures nécessaires. J’ai proposé qu’on crée une fausse piste en transformant Epernay en… pourquoi Epernon ? Je ne sais pas. Peut-être simplement par assonance, il a fallu décider très vite, j’ai proposé Epernon. A posteriori cela ne paraît pas très judicieux. Mais le mensonge parti, il a fallu le soutenir. Avec l’entier soutien des pouvoirs publics, et d’abord du Ministère de l’Intérieur, très évidemment sur instructions de plus haut. Ainsi on a conseillé à la gendarmerie de Chalons, qui était intervenue dans un premier temps, de se désintéresser de l’affaire, désormais du seul ressort de Paris. Quant à la presse, l’action a été, vous le savez sans doute, très efficace. Je suis, je crois, le seul à la THEBES à savoir la vérité. Même Roxane a toujours cru qu’il s’agissait d’Epernon. Même Eddy je crois l’a cru… Enfin… 138
– Vous hésitez ? – Oui, parce que je me demande s’il n’aurait pas appris ces jours derniers quelque chose qui a tout changé. Comme vous l’avez bien dit, le drame ancien semble se rejouer dans le drame actuel… Quant à la suite, eh bien… Laïus mort, il fallait que la THEBES survive. J’étais le seul à pouvoir la faire vivre. Du moins je le croyais. Mais ce n’a pas été si simple. Ma sœur s’était entichée de ce jeune homme, Edouard Proy, qui venait de confondre définitivement Sfygia Phobia, et ainsi, c’est vrai, de sauver la THEBES une première fois. Elle a voulu l’épouser. Très bien, après tout les femmes ont le droit de faire des bêtises. Mais le jeune Edouard, devenu Eddy Proy, a prétendu régner, et m’éliminer. La situation a été très tendue pendant quelques mois. Je ne pouvais pas céder la place purement et simplement, et la laisser à ce très jeune homme inexpérimenté, j’étais et je reste persuadé que c’eût été la fin de la THEBES. Mais ma sœur s’est braquée. Elle était, et elle est restée par la suite, majoritaire en parts, elle avait légalement les moyens d’imposer son nouveau mari. Nous sommes parvenus à un compromis : à Eddy la position honorifique et tout ce qui concernait les relations extérieures, et il s’est avéré assez remarquable sur ce plan, à moi la gestion de l’entreprise et la définition de sa politique industrielle et commerciale à long terme. Peu à peu j’ai conçu pour ce partenaire inattendu une véritable estime, et même une certaine affection. Aujourd’hui Roxane est morte, Eddy a disparu, il est peut-être définitivement incapable de reprendre ses fonctions. Ne me dites pas que vous ne savez pas ce qu’il est devenu, je sais que vous ne le savez pas, vous vous doutez bien que je suis informé en permanence des plus hautes sources. Je peux vous dire que je n’en sais rien non plus, mais que j’ai de très vives inquiétudes. Tout se passe comme si on avait voulu le faire disparaître définitivement, y compris par le moyen le plus radical, le meurtre. Vingt ans après le meurtre de Laïus l’histoire se répète. Je vais, je l’espère, continuer ma tâche jusqu’au moment où j’aurai assez formé mon successeur, et où j’aurai pu l’imposer face aux requins qui s’agitent dans le marigot. Mais je vous avoue que je suis infiniment las… Voilà. Etes-vous satisfait, commissaire ? – Satisfait, ce serait trop dire. Saviez-vous qu’Edouard Proy était un enfant adopté ? – Tiens, vous savez cela. Oui, je le savais depuis des années, et je savais aussi que ni lui ni ma sœur ne le savaient. C’était mieux ainsi. 139
– Je vous remercie, Monsieur Craihon, de votre franchise. J’espère ne plus avoir à vous importuner. Viens, Sallé, nous allons maintenant voir le docteur Parton. *
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12 h 15 – Eh bien, patron, sacré bonhomme ce Craihon… Dites-moi, c’est exprès que vous avez dit en sa présence que nous allons voir le docteur Parton ? – Oui, bien sûr, ça s’appelle tisonner le feu pour l’activer. Et oui, nous allons voir ce Parton. Je lui ai téléphoné tôt ce matin, il nous attend à quatorze heures trente. Allons en attendant place des Ternes saluer Camille, notre cuisinier tarbanglais, et sa charmante épouse. – Hello bosses ! s’écrie Camille à leur vue. J’ai aujourd’hui un de ces cassoulets ! Air horrifié de Sallé : – En milieu de journée comme ça ? Jamais ! Un jambon salade, oui… Mine dépité de Camille. Mais la balle rebondit avec Sofocle : – Ah un bon cassoulet… avec un petit Cahors peut-être ?… Camille reprend espoir, sa mine s’éclaire. – Mais hélas Camille, mon adjoint, le capitaine Sallé, l’un des meilleurs policiers de France, est un sage, qui sait ce que doit être en service le juste régime du flic à la poursuite du crime, s’il veut se garder la babine fraîche pour flairer la bonne piste. Donc, si excellent soit-il, un cassoulet, un jeudi jour jaune, et de plus absorbé comme ça, à jeun, non… pour moi ce sera poulet grillé salade, mais n’oubliez pas le riche plateau de fromages qui se doit de suivre… Camille s’en va avec des sentiments partagés, mais en concluant que, même si ce commissaire se moque peut-être un peu, sa fréquentation est un honneur, et qu’en conséquence il va soigner le plateau de fromages. – Résumons mon petit Sallé. Il y a quelques jours Eddy Proy apprend que le vieux Laïus avait été tué, autrefois, près d’Epernay et non pas près d’Epernon comme il l’avait toujours cru. Selon Fournier, s’il est catastrophé, c’est parce qu’il avait autrefois assommé quelqu’un par là-bas. Alors, se dit-il, le meurtrier de Laïus que j’ai juré de découvrir, c’est moi ? Il y a de quoi 140
être sonné. Mais il a aussi appris autre chose : qu’il est un enfant adopté, que ce Monsieur Paul-Yves Proy, sénateur-maire, exministre, qui vient de mourir, n’est pas son père, et que sa veuve, Ménie Roberte Proy, ex-institutrice, n’est pas sa mère… Alors lui revient en pleine gueule cet ancien oracle, avec ce sale con de flic qui avait prédit qu’il tuerait son père et qu’il baiserait sa mère… Ça lui avait fait tellement peur qu’il ne voyait plus jamais ses parents, pour que ça n’arrive pas. Alors bien sûr quand il apprend que ses parents ne sont pas ses parents, patatras, il a tout faux, il a une trouille bleue que la prédiction se réalise, et peut-être même à son insu, puisque ses vrais parents il ne les connaît pas. Bon, admettons. Mais ce que je ne comprends pas bien dans ces histoires embrouillées, c’est comment tout ça se relie… ça ne tombe pas juste… – Patron, dit Sallé, je me demande si… – Hon, hon… quoi ? – Je ne sais pas. Je l’ai sur le bout des méninges, comme on dit sur le bout de la langue, mais je n’arrive pas à penser ça clairement. Il y a sûrement quelque chose de commun dans tout ça, j’ai l’impression que ce Laïus est au centre de tout ça, comme s’il était ressorti de son tombeau pour déclencher le drame d’il y a huit jours. Mais je n’arrive pas à comprendre comment il s’y est pris… – Hon, hon… moi non plus. Mais je suis comme toi, je l’ai sur le bout des méninges. En attendant, mange ton jambon-salade, ça refroidit. Après quoi on va voir Parton. *
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14 h 30 Toujours pas de cariatides pour soutenir le bel immeuble bourgeois où le docteur Parton a installé son cabinet. Ça manque, se dit Sofocle, s’il y en avait, elles soutiendraient le moral du malade, tiens, moi par exemple si j’étais déprimé rien que de leur pincer les fesses j’irais mieux, peut-être même que je n’aurais plus besoin de médecin, je tournerais bride aussitôt, ça me ferait des économies et puis ça aiderait à boucher le trou de la Sécu, et le Ministère de la Santé ordonnerait l’installation de cariatides à la porte de tous les lieux médicaux… Ça s’appellerait la cariatido… cariatidothérapie. Bonne invention, à mettre à côté de la… comment appeler ça ? Bon, la bastonothérapie dont Sallé m’a expliqué 141
le principe. Ah oui, mais justement comment pincer les fesses d’une cariatide si elle n’en a pas ? Ou plutôt, soyons scientifique, si elles sont inaccessibles, au cas où elles en auraient ? – Oui, nous avons rendez-vous avec le docteur Parton, dit-il à la secrétaire digne et grise qui attend sa réponse depuis un bon moment. Non, ce n’est pas pour une consultation, et ce n’est pas un problème de couple, car ce Monsieur est le capitaine Sallé, mon adjoint, je suis le commissaire Aristotelides. Ah, bonjour docteur, pardonnez-moi de vous déranger à nouveau, mais j’ai besoin de quelques précisions dans l’affaire… – Oui, oui, commissaire, venez je vous prie. Très beau cabinet, avec le même très beau bureau Empire que lundi, il y a trois jours. Rien sans doute n’a changé depuis l’ouverture de ce cabinet, rien ne changera jamais. L’intemporalité, ça doit rassurer le vieux colonel paranoïaque en retraite, la veuve valétudinaire du banquier, la maîtresse dépressive du ministre, la grand-mère gâteuse du Président Directeur Général, etc., ça les aide à penser que le temps n’existe pas, et que donc il n’y a pas de raison de mourir. Les bureaux Empire aussi ça doit avoir une valeur thérapeutique. On appellerait ça la… – Docteur, dit Sofocle, lorsque nous sommes venus vous voir lundi, vous nous aviez surtout parlé de l’enfance d’Edouard Proy, et de ses parents. Il est bien clair que vous ne nous avez pas tout dit, et de loin, de ce que vous savez. Il est temps d’en dire plus. J’ai besoin d’en savoir plus sur ce qui a pu conduire Roxane Proy à se suicider, et d’une façon si inhabituelle pour une femme. J’ai besoin d’en savoir plus pour retrouver Edouard Proy, mort peutêtre, vivant j’espère. Alors ? Je peux vous aider en vous disant que nous savons que, récemment, Edouard Proy a appris deux choses importantes : qu’il était un enfant adopté, et que le premier mari de sa femme, Georges Jovanovic, dit Laïus, avait été tué dans un bois, non pas comme il l’avait toujours cru près d’Epernon, dans l’Eure-et-Loir, mais près d’Epernay, dans la Marne. Vous sursautez, docteur. Pourquoi ? – Epernay, dites-vous ? Mon Dieu, mais c’est terrible… – Pourquoi ? – Eh bien, en effet, il est temps que je vous raconte… Mon Dieu… Pauvre Eddy, pauvre Roxane… Je vous ai dit que parfois Eddy venait me voir dans des moments où il se sentait submergé par l’angoisse et prêt à craquer. Alors il me parlait longuement. 142
Je l’écoutais, j’intervenais très peu. Parler le soulageait, il lui est même arrivé de s’endormir un moment dans ce fauteuil que vous voyez là, je le laissais dormir, j’étais assis là à côté de lui, je me sentais comme une bonne mère – ou un bon père, je ne sais pas – qui veille son enfant apaisé. Il m’a ainsi confié, un jour, un événement dont le souvenir le tourmentait. C’était avant qu’il trouve un emploi stable dans le service de sécurité de la THEBES. Il avait alors dix-neuf ans. Après avoir quitté ses parents, pour toujours, pensait-il, il avait mené une vie aventureuse, vivant d’expédients, voire de menus larcins. Un soir, avec un vélomoteur, disons emprunté, il part ainsi à l’aventure, sans but précis, rien que le simple plaisir de profiter du printemps, c’était en mai. Dans un bois, à la nuit tombante, il rencontre un homme d’un certain âge assis dans sa belle voiture, toutes portières ouvertes, apparemment en train de prendre le frais. Ils échangent quelques mots, cet homme lui paraît sympathique. Mais bientôt il devient clair que cela se transforme en invite homosexuelle. J’ai réagi, m’a dit Eddy, d’abord avec mépris, j’ai dit bon ça va, trouvez-en un autre, moi je m’en vais, mais le type a insisté, il est devenu collant, j’ai dû me dégager. J’aurais pu simplement partir et oublier tout ça, mais là j’ai fait la connerie. Je suis devenu furieux, je l’ai tabassé. Le type est parti à la renverse, il est tombé comme une masse sur ce chemin pavé, il n’a plus bougé. Je suis parti sans le regarder. Je n’aurais même pas su le reconnaître ensuite, il faisait à peu près nuit dans ce sous-bois… Je suppose qu’il s’en est tiré, mais peut-être pas, en tout cas j’avais foutu le camp comme un môme irresponsable, et depuis je me dis, mais ce pauvre vieux pédé, il est peut-être mort faute d’assistance… Voilà ce qu’Edouard, il y a longtemps déjà, m’avait dit un jour d’angoisse et de détresse. Il avait ajouté que c’était dans une forêt, à un carrefour où il y avait une grande croix de pierre, près d’Epernay. Il essayait d’oublier. Mais quand il a appris, il y a quelques jours, que cet homme, il l’avait bel et bien tué, et que cet homme, c’était Laïus, celui dont il devait plus tard épouser la veuve, alors… – Je vois, dit Sofocle. Le remords de ce qui s’était produit autrefois, l’angoisse de ce qui allait se produire maintenant, un énorme scandale : le patron d’une des plus grandes entreprises françaises accusé de meurtre, et du meurtre de l’homme dont il avait ensuite pris le pouvoir et la femme… Quelle que soit l’issue juridique, sa vie était finie. Je vois. Mais j’ai l’impression que 143
l’histoire reste incomplète. Que sa femme, Roxane, ait été ellemême bouleversée, bien sûr. Mais pourquoi s’est-elle suicidée, et de cette façon ? Ça ne colle pas. Et cela ne s’est pas produit immédiatement. Le 19 au soir, le couple Proy sait tout cela, mais ils attendent. Ils attendent quelqu’un, un visiteur mystérieux qui viendra enfin vers quatre heures, et qui repartira vers cinq heures trente. Une heure et demie au cours de laquelle s’est produit quelque chose de capital. C’est immédiatement après qu’a eu lieu le drame. Personne semble-t-il n’a vu ce mystérieux personnage. Savez-vous quelque chose sur ce visiteur ? Parton réfléchit. – Non… Je ne vois pas. Mais vous avez raison. Au cours de cette interminable nuit du 19 au 20, ils attendaient quelque chose, comme si de ce personnage qu’ils attendaient devait venir un soulagement, ou au contraire le coup de grâce. C’est hélas le coup de grâce qui est venu. Je ne sais pourquoi, mais je me dis que peut-être vous en sauriez beaucoup plus si vous pouviez interroger Tiressian, cette sorte de moine qui vit à l’Acropole, au fond du parc. Il n’est pas facile à approcher, mais si vous le pouvez, ne le mésestimez pas. Des trois ou quatre conversations que j’ai eues avec lui en près de vingt ans, il m’a donné le sentiment d’un homme remarquable. – C’est aussi mon sentiment, je l’ai déjà vu, je vais retourner le voir. Merci docteur. – Je vous en prie commissaire, retrouvez Eddy… 15 h 30 Gauloise 6 (ou 7 ? Quelle importance ?) – Bon, viens Sallé, on va tenter de voir le vieil ermite. Direction l’Acropole, fond du parc, mais avant il faut passer par un indispensable négociateur, Colomba. Salut amical aux cariatides, dont on tapote affectueusement les rondeurs accessibles, sous le regard un peu étonné du petit Sallé. – Madame Tamborini, l’autorisation de procéder aux obsèques a été enfin donnée, je crois savoir qu’elles auront lieu demain. Nous n’avons pas retrouvé M. Proy, mais j’ai bon espoir qu’on le retrouve bientôt, et en bonne santé. Notre enquête avance. Mais j’aurais besoin de renseignements que, je crois, pourrait me donner votre vieil ami qui vit au fond du parc… – Ah, le père Tiressian ? 144
– Oui. J’ai le sentiment qu’il me recevrait plus facilement si vous veniez avec moi. – Si vous voulez, Monsieur le commissaire, j’espère que vous saurez enfin pourquoi ma pauvre Roxane est morte. Encore que, maintenant qu’elle est morte, ça ne sert plus à rien de savoir. Et même je me dis qu’elle avait peut-être raison de me dire, comme elle m’a dit trois jours avant… enfin avant… ‘Tu sais ma pauvre Colomba, il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas savoir. Des choses que, tant qu’on peut, il faut y mettre toutes ses forces pour ne pas les savoir, et que si quand même à la fin on les sait, alors c’est la catastrophe, la fin du monde’. Je ne sais pas bien à quoi elle pensait en disant ça, mais je me dis maintenant que ça, c’est arrivé. Elle est morte quand elle a su. Maintenant, ça n’a plus d’importance, elle est morte. Allons voir le père Tiressian. Le père Tiressian est assis sur un banc à côté de sa maison. Il se lève, très droit, salue d’un signe de tête et attend, digne et silencieux. Comme la première fois, Sofocle est impressionné par la noblesse de cet homme. Il est à nouveau frappé par la transparence et la couleur de ses yeux, aigue marine – ou opale ? – les yeux d’un aveugle qui verrait au-delà de tout. Il se dit que, même si cet homme se tient très droit, il est âgé, et qu’à cet âge ce n’est pas raisonnable de rester ainsi sous le soleil de juillet. Lucien a failli se boucaner, jusqu’à ce que, heureusement, il se révèle que son banc du matin est à l’ombre, mais Iannis, lui, a bel et bien pris un sérieux coup de soleil. Ah tiens il faut absolument lui téléphoner tout à l’heure. – Je vous attendais, dit enfin Tiressian. Ainsi vous savez. Mais vous ne savez pas tout. Votre puzzle est presque complet, mais il y manque la pièce finale. Vous savez de quoi a été faite cette machine infernale, mais il vous manque le détonateur. Je le connais. Vous savez qu’il s’agit du visiteur de l’aube, et vous voulez que je vous en parle. J’ai beaucoup réfléchi avant de me déterminer. Peut-être serait-il préférable que je me taise, à jamais, car bientôt je rejoindrai mon Dieu. J’ai beaucoup réfléchi parce qu’il est peut-être préférable pour les mortels de ne pas savoir. – C’est ce que j’ai dit au commissaire, mon père. – Oui, Colomba, vous êtes bonne, vous avez cette sagesse des simples, celle qu’ont perdue les hommes avides. Mais cet hommeci a pour métier de savoir, et même si aujourd’hui je me tais il finira par savoir. D’ailleurs peut-être que cette histoire révèle si 145
profondément la nature de la créature de Dieu qu’il ne lui est tout simplement pas possible de continuer à la méconnaître. Je vais vous dire ce que je sais. Entrons si vous le voulez bien. Colomba, vous pouvez entrer aussi si vous voulez, mais peut-être vaut-il mieux que vous n’entendiez pas ce que je vais dire. – Je crois que je le sais, mon père, mais je ne veux pas vous l’entendre dire, je m’en vais. – Sage Colomba… Entrons, commissaire. – Voici, commissaire. Jeudi 19 au soir, vers onze heures, Roxane m’a téléphoné. Comme vous le voyez, j’ai ici un poste téléphonique, en fait du réseau intérieur à l’Acropole. Roxane avait beaucoup insisté pour que j’en accepte l’installation. Il était très rare qu’elle ou moi l’utilisions, et encore plus rare que ce soit ainsi très tard le soir. Elle me demandait en pleurant de venir. Edouard avait découvert l’existence d’un homme qui s’appelait Berger. Ils attendaient la visite de cet homme. Maintenant, me disait-elle, qu’on savait qu’Edouard était adopté, ce visiteur pourrait peut-être dire qui étaient ses vrais parents, et cette visite allait décider de la vie et de la mort. Elle avait absolument besoin que je sois là, Edouard était d’accord. Je suis venu. Nous avons attendu, interminablement. Et vers quatre heures du matin, dans le silence de la nuit, on a entendu l’arrivée d’une voiture. Pas devant l’entrée principale de l’Acropole, mais derrière, vous savez sans doute que dans cette rue de derrière une grande porte donne accès au garage. Edouard s’est levé d’un bond pour aller faire entrer cette voiture dans le garage. Il est revenu accompagné du visiteur. Un homme qui s’est présenté comme se nommant Louis Berger, soixante-douze ans, retraité. Voici ce qu’a dit cet homme… 17 h 00 – Allo, ah c’est toi, Fournier ? Bon, Figanières est là ? Passe-le moi. Dis-moi Figanières, tu m’avais bien dit avoir trouvé dans le carnet rouge de Roxane Proy mention d’un certain Ber quelque chose. Nous avions pensé que ça pourrait bien être le visiteur de l’aube. Confirmé, il s’appelle Berger. Mais… – Eh bien patron vous tombez pile. J’ai déniché un bout de papier que je n’avais pas remarqué d’abord parce qu’il était glissé dans le rabat du carnet. C’est le numéro de téléphone et l’adresse de ce Berger, dans le quartier Belleville. – Bon. Donne. Viens Sallé, on y va. 146
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17 h 20 La Twingo monte allègrement la rue de Belleville. Bonne petite bête. Immeuble neuf. Septième étage. Sonnette. Insister, sonnette. Un homme âgé, en robe de chambre, amaigri, un peu voûté, apparaît enfin. – Messieurs ? – Commissaire Aristotelides, mon adjoint le capitaine Sallé. J’ai quelques questions à vous poser. Pouvons-nous entrer ? – Oui, bien sûr. C’était inévitable. Entrez… Je crois savoir pourquoi vous êtes ici. Il s’agit de l’affaire Proy. Vous savez que je suis allé voir Edouard Proy le matin du drame, et vous voulez savoir ce qui s’est passé alors… Bien. Asseyez-vous. Allons-y. J’ai commis il y a près de quarante ans un acte grave, au fond cela devait bien me rattraper un jour. En fait je ne crains plus guère les punitions, de toutes façons le cancer se venge déjà. Il y a une dizaine de jours, j’ai reçu un coup de téléphone impératif d’Edouard Proy, me disant qu’il voulait absolument me rencontrer. J’ai d’abord décliné, mais il a ensuite été tellement impérieux, avec menaces à peine déguisées, que j’ai accepté. Il m’a fixé un rendezvous, chez lui, à l’Acropole. Il voulait apparemment que ça reste secret, il a donc fixé l’heure : le lendemain matin vers cinq heures. J’ai accepté. Voici ce qui s’est alors passé. J’ai d’abord dit que j’étais venu à mon corps défendant, et seulement parce que j’avais subi de très vives pressions. Vous avez en effet exigé, Monsieur, ai-je dit à Edouard Proy, que je vienne vous dire tout ce que je sais. Je voudrais pouvoir me taire. Si je parle, Dieu veuille que vous ne le regrettiez pas. Parce que ce que vous me demandez de dire est terrible. Surtout si, comme je le suppose, Madame est votre épouse ? Il a confirmé, devant une femme d’une pâleur de mort. Pendant un moment, je me suis senti physiquement incapable de parler, je me suis tu longuement, j’ai supplié Proy pour qu’il me soit permis de me taire et de partir, mais il m’a menacé des pires représailles si je me taisais. Alors enfin j’ai parlé. J’ai le souvenir de l’avoir fait d’une voix neutre, comme absent de ce que je disais. Ce n’était peut-être qu’ainsi que je pouvais rapporter cette histoire terrible. Cela s’est passé il y a plus de quarante ans. J’étais alors infirmier. Je travaillais depuis cinq ans dans une clinique d’accouchement 147
parisienne. Un jour, un homme est venu me voir, et m’a fait une proposition terrible. L’un des bébés qui venait de naître, et qui se trouvait encore à la clinique, devait disparaître. J’ai cru d’abord à une plaisanterie, puis à une rocambolesque histoire d’enlèvement. Mais cet homme a précisé, durement : ‘Non, ce bébé doit mourir. Vous percevrez une somme considérable, dix millions de francs, on vous donnera les moyens de quitter la France, vous vous engagerez à ne jamais y revenir, et à ne parler jamais de cela à personne. C’est une affaire d’Etat, des intérêts considérables sont en jeu. Réfléchissez à la façon dont vous allez opérer.’ J’ai refusé avec indignation. L’homme est parti en disant : ‘Réfléchissez. Taisezvous. Je reviendrai demain. Le temps presse.’ Je n’ai pas pu m’empêcher d’y penser, minute après minute, le soir, toute la nuit. J’espérais que cet homme ne reviendrait pas, mais petit à petit je me suis mis à espérer qu’il reviendrait. Dix millions de francs, c’était une somme énorme, inconcevable. Je partirais ensuite, avec la protection qu’on me promettait… ou bien me tuerait-on moi-même pour effacer les traces ? J’étais en plein délire de roman d’espionnage. Mais cela revenait sans cesse : dix millions, dix millions… J’étais sans lien à Paris, il me serait indifférent de quitter la France. Quant à la façon dont j’opérerais… Pas difficile : j’avais par deux fois été témoin d’une mort subite du nourrisson. C’est une mort incompréhensible, imprévisible, inexplicable, sans cause connue, mais parfois liée à une apnée prolongée. Si on sait s’y prendre, on peut étouffer un bébé et même les médecins les plus compétents classent cela comme mort subite du nourrisson. J’étais sûr de savoir m’y prendre. A l’aube de ce jour terrible, l’homme m’a téléphoné. J’ai décroché mon téléphone résolu à dire non. J’ai dit oui. Bien, a-t-il dit, je suis chez vous dans dix minutes, attendez-moi. Il est venu. Il m’a dit le nom du bébé, et j’ai immédiatement vu de quel bébé il s’agissait, j’avais eu à m’en occuper. Il avait quatre ou cinq jours. L’homme a exigé que je tue cet enfant cette nuit même, car il fallait que cela se passe avant sa sortie de la clinique. Il m’a donné une petite valise contenant cinq millions de francs en billets, il a ajouté, que le lendemain matin, si j’avais tenu parole, on me donnerait cinq autres millions, différents documents d’identité et un passeport établis au nom que je porterais désormais, plus un billet d’avion pour une destination lointaine, départ dans deux jours. ‘Rappelez-vous, m’a-t-il dit, que de cette minute vous êtes 148
sous surveillance, et que nous serons toujours informés de ce que vous serez et de ce que vous ferez, où que vous soyez. Gardez le silence le plus absolu. Il sera de notre intérêt comme du vôtre de vous protéger, mais seulement si vous jouez le jeu, sinon…’ Je n’ai pas eu le cœur de tuer ce bébé. Je connaissais bien les horaires nocturnes de la clinique. Vers trois heures du matin, sans être vu de personne je crois, j’ai réussi à prendre le bébé, un garçon qui dormait paisiblement, et, sans le réveiller, à l’envelopper dans une couverture molletonnée, à sortir de la clinique avec ce paquet, et quelques rues plus loin à le poser dans une embrasure de porte. Pas n’importe laquelle : la porte d’un couvent. Je pensais qu’autrefois à la porte de certains couvents il y avait une sorte de portillon pour déposer anonymement les bébés qu’on voulait abandonner. J’espérais que là où je le mettais on le trouverait rapidement. J’ai erré dans les rues. Je suis repassé là vers cinq heures : effectivement il n’y était plus. Le lendemain je partais pour le Venezuela. J’y ai développé une chaîne de restaurants, je m’y suis marié, j’ai eu des enfants, Consuela est morte il y a deux ans, je suis revenu en France parce que j’ai un cancer et que c’est ici que je veux mourir. J’ai dit enfin à Proy et à sa femme, qui écoutait cela comme pétrifiée : ‘Je n’ai pas tué ce bébé, mais j’ai commis une vilaine action que je n’ai pas cessé de regretter. Vous avez insisté pour que je vous dise tout cela, que je n’ai jamais dit à personne. J’aurais préféré me taire. Mais je sais que je vous apporte le malheur. Parce que je sais que vous êtes Monsieur Edouard Proy, que Madame est votre femme, Roxane Proy. Là-bas, au Vénezuela je recevais la presse française, c’était mon lien avec le pays perdu. Il y a vingt ans j’ai lu dans un magazine toute une enquête sur la mort du patron d’une grande entreprise française, celle que vous dirigez aujourd’hui Monsieur. Ce magazine illustrait son enquête de plusieurs photos du mort. Je l’ai immédiatement reconnu : ce Jovanovic, c’était mon visiteur d’autrefois, cet homme dont j’avais toujours pensé, avec horreur, qu’il m’avait demandé de tuer son propre fils. Votre enfant Madame.’ Comme je m’apprêtais à partir, Proy m’a demandé, d’une voix à peine perceptible, si cet enfant présentait des signes particuliers. Oh oui, lui-ai-je dit, je vois cela encore comme le premier jour. Une malformation du pied gauche, trois doigts seulement. Voilà donc, Monsieur le commissaire, ce que j’ai dit alors. Proy m’a raccompagné jusqu’au garage où j’ai repris ma voiture. 149
Il était blême et agissait à la façon d’un automate. Voilà. Je suis prêt, si ce n’est pas prescrit, à en rendre compte. *
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18 h 45 – Allo, docteur Parton ? – Oui, commissaire Aristotelides. – Dites-moi docteur, Edouard Proy présente-t-il des signes physiques particuliers ? – Des signes physiques ? – Non… Ah, si, au pied gauche trois doigts seulement, mais ça n’a aucune importance, ce n’est pas handicapant… – Merci docteur. Non, c’est tout, merci. *
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19 h 30 A la Boîte Sofocle est accueilli avec soulagement. A son apparition, Barlier, qui revient tout juste de la brigade financière, devient moins transparent. Figanières lève le nez de son tas de papiers et remet ses chaussures. – Eh bien patron, ça s’anime, dit Fournier. Parce que, ici, euh…, ça chauffe. Le patron a téléphoné trois fois. Il vous réclame, et, euh…, je crois qu’il est en rogne, un petit peu. – Bon, j’y vais. Je ne sais pas ce qu’il me veut, mais moi j’ai des choses à lui dire. On va boucler l’affaire Proy. Ah, téléphonez à Barells, qu’il vienne s’il peut, avec Delamotte s’il peut, ça va les intéresser. – Bonjour patron. – Ah, vous voilà enfin, dit Hubert de la Campagne. Où diable étiez-vous ? – Voir divers témoins pour l’affaire Proy, je crois que nous allons pouvoir boucler. Ce que j’ai appris n’est pas rose. – Je sais, vous avez trouvé la trace de ce Berger, donc il a parlé. J’aurais préféré qu’il reste au fond de son Vénezuela, celui-là. Voyez-vous je connaissais déjà depuis pas mal de temps l’essentiel de cette histoire, mais on m’avait donné la consigne formelle de vous laisser travailler. Je n’ai pas très bien compris pourquoi, mais, entre nous mon cher, ça veut dire qu’en haut lieu on vous fait 150
sacrément confiance. Donc vous avez découvert le pot aux roses. Bien. Bon gré, mal gré ce Berger va redisparaître, pauvre bougre, il n’en a plus de tout façon pour longtemps. Bon. On a contenu la presse du mieux qu’on a pu depuis huit jours, on va maintenant leur donner une histoire simple, crédible, ça va leur permettre de boucler l’affaire, eux aussi. Roxane Proy est morte d’un accident domestique, Edouard Proy très ébranlé par cette mort tragique est parti se reposer quelque temps à l’étranger. Ça devrait passer. En fait, les média mettent déjà l’affaire en page intérieure, ils seront contents d’avaler ça, ça leur permettra de donner toute la place que ça mérite aux morts de la canicule, aux conséquences tragiques de la sécheresse pour l’élevage et l’agriculture, à une princesse monégasque, à un match de football historique, etc. Parallèlement, on va faire ce qu’il faut pour que cette version de l’histoire, convenue avec Craihon, c’est-à-dire avec la THEBES, soit acceptée par les quelques personnes qui sont réellement au courant : le médecin, les époux Tamborini, le secrétaire particulier, etc. On ne peut pas être totalement sûr que la version officielle prévaudra, mais toute la machine de l’Etat s’en occupe, croyez-moi. Vous, Aristotelides, vous dites tout ça à votre équipe, et, ah, oui, à Barells aussi. Vous comprenez, Aristotelides, cette histoire Proy, c’était une affaire délicate, il faut maintenant la clore au plus vite, mais plus que jamais, il faut agir avec efficacité, plus que jamais avec prudence et discrétion, plus que jamais il faut que personne n’y pense, comme si ça n’était jamais arrivé… – Bien sûr patron… Qui irait se soucier d’une histoire aussi abracadabrante, d’un fils qui tue son père et qui épouse sa mère ? Invraisemblable… Sofocle va vers la porte, mais Hubert l’arrête : – Ah, à propos… On a retrouvé Eddy Proy, il y a deux jours. Il est chez un ami, à Cologne, avec sa fille aînée. Il est définitivement aveugle. Il dit que si Cologne l’accepte, il y restera pendant ce qui lui reste de vie. Sa fille affirme qu’elle ne le quittera jamais. Pauvre bougre, laissons-le tranquille. Secret total là-dessus. 20 h 05 – Eh bien voilà les enfants, on fait le point. Ah salut Barells (Barells grognon), bonjour Delamotte (Delamotte en veston velours rose). Bon. J’ai vu le patron. Thèse officielle pour les média, mais aussi pour tout le monde, y compris pour tous les 151
services de police, donc vous, moi, le bureau d’à côté, ton commissariat, Barells, etc. On se persuade tous et on affirme que, je vous répète mot pour mot : ‘Roxane Proy est morte d’un accident domestique, une chute où elle s’est brisée les cervicales. Edouard Proy est très ébranlé par la mort tragique de sa femme. Soutenu par sa fille aînée, il est parti se reposer quelque temps à l’étranger. En l’attente de son rétablissement il délègue tous ses pouvoirs dans la gestion de la THEBES à son beau-frère, André Craihon.’ Voilà, on se met tous ça dans le crâne, on y croit, on oublie, on pense à autre chose. Ah, en fait Eddy Proy est à Cologne avec sa fille. Top secret, oublier ça aussi. Bien sûr la véritable histoire d’Eddy Proy et de Roxane Proy, c’est tout autre chose. Je résume. Il y a quarante ans naît un enfant, un garçon, fils de Georges Jovanovic, dit Laïus, patron de la THEBES, et de sa jeune épouse Roxane, née Craihon. Laïus, affolé par une étrange prédiction selon laquelle un jour cet enfant tuerait son père et épouserait sa mère, Laïus donc, perdant tout bon sens, décide de faire mourir l’enfant pour éviter ça. Il soudoie à prix d’or un infirmier de la clinique d’accouchement où le bébé se trouve encore pour trois jours. Cet infirmier, Berger, dit pouvoir simuler sans risques une mort subite du nourrisson. La mère, Roxane, croira en effet que son bébé est mort ainsi. Laïus, lui, croira toute sa vie que le bébé est mort en effet, tué par Berger. Il ignore que, en fait, Berger n’a pas tué l’enfant, il l’a abandonné en un lieu où un bébé inconnu pouvait être recueilli. Il est en effet recueilli, puis adopté à l’âge de trois mois par un couple sans enfants, Paul-Yves Proy et Ménie Roberte Proy. Il sera désormais Edouard Proy. Il aura une adolescence difficile, et quittera ses parents, qu’il croit être ses vrais parents, parce que, à lui aussi, c’est difficile à croire, mais c’est ainsi, on avait prédit qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Lui aussi trouve un moyen qu’il croit imparable de déjouer le destin : ne plus jamais les voir. Il s’en va. Un jour il rencontre un homme âgé qui lui fait des avances homosexuelles, Il refuse, le type insiste, il se met en colère, le boxe, le type tombe, le petit con file en le laissant inanimé. Pendant longtemps il ignorera que le type en est mort trois ou quatre jours après. Il n’a aucun moyen de faire le lien entre cet incident, survenu près d’Epernay, et la mort de Laïus que comme tout le monde ou presque il situe dans la région d’Epernon. Il essaie d’oublier. Il entre au service de sécurité de la THEBES, il s’y fait un nom pour avoir vaincu une 152
avocate marron, Sfygia Phobia, et puis, comme le patron de la THEBES est mort, il épouse la veuve. Voilà. La machine infernale, comme tu as dit Barells, est montée. Elle a explosé vendredi dernier. Les dieux s’amusent. D’abord, allumer la mèche. Eddy Proy apprend qu’il est un enfant adopté, donc qu’il a quitté les époux Proy pour rien, que la prophétie risque de se réaliser. Que le type qu’il a boxé il y a vingt ans était Laïus, premier mari de sa femme, un Laïus qui apparemment avait gardé quelque chose des goûts de son jeune âge. Que Laïus en était mort, il l’avait bel et bien tué. Explosion : il apprend que ce Laïus était son propre père, et de plus un père qui autrefois avait voulu le tuer. Aucune erreur possible, trois doigts du pied gauche en attestent. La prophétie est réalisée : il a tué son père, il a épousé sa mère. Ses enfants sont aussi ses frères et ses sœurs. Roxane et Eddy savent maintenant ce qu’ils essayaient désespérément de ne pas savoir. Elle se tue, il sombre dans la nuit. Deux façons de ne pas savoir, définitives. Voilà. Je crois que le patron a raison, et qu’ont raison les dieux dont il est le porte-parole et qui de là-haut nous gouvernent nous, pauvres flics : oublions cette histoire impossible. Occupons-nous des meurtres ordinaires, les pauvres mercières qu’on assassine, les femmes battues, les incestes ignobles commis par des pères ivres. L’humanité ordinaire, quoi… Sofocle se tait. Silence de tous. Puis Fournier : – Mais patron, quelque chose ne colle pas. Ce Berger, il n’avait pas tué le bébé, il l’avait semé dans la nature. Mais le lendemain, la clinique a bien dû s’apercevoir qu’il lui manquait un bébé ? Alors ? – Question pertinente, mon petit Fournier (Fournier rosit). Ça m’a tracassé en effet. J’ai posé la question au patron. Il a souri et m’a répondu : ‘Question pertinente, mon cher Aristotelides… Secret des Dieux… Comme vous l’a certainement dit Tiressian, un homme remarquable, il vaut mieux parfois ne pas savoir la réponse, et même ne pas penser à poser la question…’ Silence. Puis Barells : – Ça ferait quand même un bien beau roman policier. Je crois que je vais essayer de l’écrire. Mon frère m’aiderait à traduire ça en grec ancien, on s’amuserait tous les deux à faire croire que c’est une pièce inconnue qu’on vient de découvrir, une pièce due à 153
un tragique du temps de Périclès… Bien sûr je replacerais tout ça dans ce temps-là, je changerais totalement les noms, les circonstances, etc., personne ne pourra se douter qu’il s’agit de la véritable histoire d’Eddy Proy. – Eh bien Barells, tu ne manques pas d’ambition. Mais c’est une histoire totalement invraisemblable, tu ne trouveras jamais un éditeur pour publier ça ! – Qui sait ?..
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8. Vendredi 27 juillet. Vert 9 h 10 Il reprend vaguement conscience, s’étire, bouche pâteuse, mal au crâne, il n’aurait pas du boire ce grand verre de whisky vers une heure pour éteindre l’insomnie. Il s’assied péniblement. Quel jour est-on ? Ah oui, vendredi, jour vert. Ah oui, hier jeudi jour jaune bouclage de cette histoire Eddy Proy, curieuse histoire. Il se lève et déplie son mètre quatre-vingt cinq, ses quatre-vingt dix kilos d’os et de muscles, avec juste un peu de gras en plus autour de la taille. Il se regarde dans le grand miroir au-dessus du lavabo : encore un peu abruti de sommeil, pas rasé, avec sa tignasse noire bouclée dru, sa gueule de gitan, ma foi de l’allure encore. Il sourit. Coup d’œil à la fenêtre. Lucien dort sur son banc, entre ses deux aucubas, à l’ombre. Il va encore faire chaud. Il va dans sa cuisinette, ouvre la porte gauche du placard mural, celle qui grince, en extrait la boîte de cacao Suchard dans laquelle il met le café moulu. Quatre cuillers à soupe bien pleines dans la bonne vieille machine à café, de l’eau à hauteur de six tasses. Petite lumière rose tremblotante. Allez ma vieille, je t’aime bien, je te garde. Beurrer recto verso quatre biscottes, confiture recto seulement. Il boit son café très noir, très chaud, à petits coups. La vie a repris son cours normal. Gauloise sans filtre numéro 1. Aujourd’hui c’est vendredi jour vert. Toute cette histoire de femme pendue et de mari aveugle qui disparaît, ça a commencé il y a huit jours, Vendredi jour vert. Voici revenu vendredi, fin de l’histoire. Fin ? A moins que ça recommence, comme avec le petit train. Le petit train de Bérénice, ma maîtresse quand je commençais mes humanités en Grande Section de Maternelle, Bérénice mon premier amour, que j’appelais au secours, ‘Maicresse !’, quand un gros dur de six ans menaçait de me taper dessus à la récré, ou quand je pleurais sous prétexte d’un bobo mais en fait parce que Rose ma maman me manquait trop. Faute de pouvoir marier maman quand je serais devenu grand, puisqu’elle m’avait dit que ce n’était pas possible parce qu’elle était déjà mariée avec papa, j’avais décidé que plus tard j’épouserais Bérénice. Bérénice qui avait affiché le petit train sur le mur de la classe, un train 155
presque aussi long que le mur, avec une locomotive blanche pour le dimanche, et six wagons avec les noms des jours de la semaine, lundi rouge, mardi rose, mercredi orange, jeudi jaune, vendredi vert, samedi bleu… Un petit train ça tourne en rond, celui que j’avais eu pour mon Noël de cinq ans tournait sur ses rails aussi longtemps que je voulais. Des histoires comme celle d’Eddy Proy et de sa femme-mère, des histoires de meurtre et d’inceste, peut-être bien que ça aussi ça tourne en rond, ça recommence, indéfiniment… Et les enfants, cette Anémone exilée avec son père à Cologne, sa sœur Jasmine l’innocente, les deux jumeaux ces garnements qui se battent, ces enfants fils et frères, filles et soeurs du même homme, que vont-ils devenir ? Ces enfants marqués par le meurtre et l’inceste, quel destin les attend ? Blanc, rouge, rose, orange, jaune, vert, bleu, blanc, rouge, rose, orange… les jours se suivent et reviennent, toujours identiques et toujours différents… Mais, au fil de ces jours, que deviennent les enfants des hommes ? Allons, secoue-toi Sofocle, quitte cette histoire impossible et prends des nouvelles de ceux que tu aimes. Il décroche le téléphone : – Allo, maman ? Papa ?
FIN
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Clés pour des serrures rétives, en hommage à Sophocle (496-406 av. J.C.)
Eddy Proy est évidemment Œdipe Roi, comme Roxane, sœur d’André Craihon, est Jocaste, sœur de Créon ; quant à ses enfants au triste destin, lire Anémone = Antigone, Jasmine = Ismène, les jumeaux Etienne et Paul = Étéocle et Polynice. Le père d’Œdipe, Laïos chez mon illustre prédécesseur, devient ici Georges Radovan Jovanovic (surnommé « Laïus » à cause de son bagout), fils de Tsirko Jovanovic, fondateur de la THEBES (c’est-à-dire la Société des Thermes de Bessières-la-Grande), un homme avisé qui, compromis sous l’Occupation allemande, avait eu l’intelligence de préparer l’avenir en protégeant un ingénieur de génie, Zafirin Breochev (hommage ici au Savant Cosinus, pour l’état-civil Zéphyrin Brioché). La légende veut que Laïos (Laïus) ait eu, autrefois, une aventure homosexuelle avec un adolescent, Chrisippos (Christos), fils de Pelops (Pelopoulos). Les parents adoptifs d’Œdipe, roi et reine de Corinthe, Polybe et Mérope, deviennent ici Paul-Yves Proy et son épouse Ménie Roberte, retraités à Thouars. Œdipe, au cours de son errance juvénile, tue le vieux Laïos au carrefour des trois routes qui vont de Delphes à Daulie (ici, du côté d’Epernon), puis rencontre la Sphynge qui meurt lorsqu’il devine l’énigme (Sfygia Phobia, avocate d’affaires, meurt plus banalement d’une crise cardiaque lors de leur entrevue). Saluons aussi Tiresias, qui devient Charles Tiressian, moine orthodoxe, saluons enfin le messager d’une terrible révélation, qui devient maître Messager, notaire à Thouars, ainsi que le berger qui provoque l’explosion finale, et qui s’appelle… Berger. L’oracle de Delphes fut proféré à Laïus par un gourou indien, et redit plus tard à Eddy par un policier imbécile (« Ce genre de petit salaud, ça finit par tuer son père et niquer sa mère, il vaudrait bien mieux que de la sale race comme ça ça se supprime à la naissance… ») Et où Eddy Proy, aveugle, pouvait-il aller finir ses jours, sinon à Cologne ?
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Table des matières 1. Vendredi 20 juillet. Vert .............................................................. 9 2. Samedi 21 juillet. Bleu .............................................................. 41 3. Dimanche 22 juillet. Blanc ........................................................ 69 4. Lundi 23 juillet. Rouge .............................................................. 91 5. Mardi 24 juillet. Rose .............................................................. 107 6. Mercredi 25 juillet. Orange ..................................................... 119 7. Jeudi 26 juillet. Jaune .............................................................. 133 8. Vendredi 27 juillet. Vert .......................................................... 155
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Dans la même collection chez le même éditeur (par ordre de parution) Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, L’attachement, perspectives actuelles, 2000. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Psychologie en néphrologie, 2002. André Sirota, Figures de la perversion sociale, 2003. Collectif, sous la direction de Sylvain Missonnier et Hubert Lisandre, Le virtuel, la présence de l’absent, 2003. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Psychanalyse de la destructivité, 2006. Gérard Pirlot, Poésie et cancer chez Arthur Rimbaud, 2007. Collectif, sous la direction de Vladimir Marinov, L’archaïque, 2008. Marie-Claire Célérier, Après-coup, paroles de femme, paroles de psychanalyste, 2009. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Michel Reynaud, Vladimir Marinov et François Pommier, Entre corps et psyché, les addictions, 2010. Collectif, sous la direction de Clarisse Baruch, Nouveaux développements en psychanalyse, autour de la pensée de Michel de M’Uzan, 2011. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Hélène Parat et Guillemine Chaudoye, Le sexuel, ses différences et ses genres, 2011. Collectif, sous la direction de Henri Vermorel, avec la collaboration de Guy Cabrol et Hélène Parat, Guerres mondiales, totalitarismes, génocides : la psychanalyse face aux situations extrêmes, 2011. Collectif, sous la direction de Guillemine Chaudoye et Dominique Cupa, Figures de la cruauté, 2012.
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