Ecoarchie : Manifeste pour la fin des démocraties capitalistes néolibérales 2365122973, 9782365122979

Cet ouvrage propose une critique des discours capitalistes et notamment néolibéraux, ainsi que leur généalogie reposant

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Ecoarchie : Manifeste pour la fin des démocraties capitalistes néolibérales
 2365122973, 9782365122979

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ÉCOARCHIE

Éditions du Croquant 20 route d’ Héricy 77870 VULAINES SUR SEINE www.editions-croquant.org [email protected] Diffusion-distribution : CDE-SODIS © Éditions du Croquant, juin 2021 ISBN : 9782365122978 Dépôt légal : juin 2021

ÉCOARCHIE Manifeste pour la fin des démocraties capitalistes néolibérales

Albin Wagener

Table des matières Introduction���������������������������������������������������������������������������������������������������������� 7 Chapitre 1. Insuffisances et limites des mesures écologiques����������������������������������������������������������������������������������������13 Chapitre 2. La démocratie capitaliste : un obstacle sérieux��������������������������������������������������������������������������������������������������35 Chapitre 3. La triade mythologique : individualisme, liberté et sécurité���������������������������������������������������������������57 Chapitre 4. Écoarchie : un système politique post-démocratique et post-capitaliste���������������������������������������������������������������������������������������������������89 Post-scriptum���������������������������������������������������������������������������������������������������115

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Introduction Depuis plusieurs années maintenant, les rapports successifs du GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), créé en 1988 et regroupant 195 États dans le monde, alertent à propos des changements climatiques et des impacts potentiels et avérés sur nos modes de vie, nos modes de production, notre économie et les conflits qu’ils pourront susciter. Depuis plusieurs années, des conférences internationales réunissent des chefs d’État et personnalités politiques de tous bords, afin de tenter de coordonner une action internationale concernant l’environnement : des espoirs prometteurs du protocole de Kyoto en 1997, en passant par le fiasco désolant de l’accord de Copenhague en 2009, jusqu’aux insuffisances désarmantes de l’accord de Paris en 2015, toutes ces tentatives se soldent par d’inquiétants échecs. En tentant du bout des lèvres de s’engager pour la cause climatique, les États hésitent entre effets d’annonce, voltefaces, bonnes intentions et priorités économiques néolibérales. Pis encore, malgré les efforts des scientifiques pour faire preuve de pédagogie, afin de faire comprendre les enjeux du réchauffement climatique et sensibiliser les populations à propos de l’émission délétère de CO2, malgré les nombreux travaux conduits en dehors même du périmètre du GIEC pour compléter les recherches concernant les effets sociaux, politiques et économiques, le scepticisme prévaut. Dans les médias, négationnistes climatiques accusent les scientifiques de réchauffisme ; l’on met ainsi côte à côte des chercheurs spécialistes de leur domaine et des personnalités qui ne connaissent strictement rien aux travaux scientifiques, mais ont l’intention ferme de verbaliser leur opinion. En proposant une valeur égale à la science et à l’opinion dans la sphère publique, les médias participent à une décrédibili7

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sation de la recherche et à l’essor de théories conspirationnistes, aussi farfelues que dangereuses. En tant que chercheur en systémique des interactions et en analyse de discours, ayant proposé une théorie systémique du discours1, j’ai eu envie d’écrire ce livre en proposant une analyse basée sur des travaux qui croisent les domaines de recherche précités, ainsi que des études qui mêlent sciences sociales, sciences politiques et sciences climatiques. Comment se fait-il que, malgré un nombre alarmant d’actions pédagogiques, de mouvements activistes et de preuves scientifiques, nos sociétés appuient sur l’accélérateur au lieu d’appuyer sur le frein ? Pourquoi une activiste comme Greta Thunberg devient-elle le sujet de moqueries, qui en disent beaucoup plus sur ceux qui les profèrent que sur le changement climatique ? Pourquoi le GIEC est-il constamment soupçonné de fraudes, de falsifications ou de malhonnêteté ? Pourquoi ceux qui souhaitent proposer des mesures se voient taxés de réchauffisme et sont qualifiés de dangereux propagandistes, à la limite du fanatisme religieux ? Mon hypothèse est simple : notre système démocratique capitaliste n’est pas fait pour absorber l’ensemble de mesures draconiennes que demande la réalité du changement climatique, tout simplement parce que c’est notre système qui en est à l’origine. Il est impossible de demander à une voiture à essence de rouler avec un autre carburant, tout simplement parce que son moteur n’est pas fait pour ça. C’est la même chose pour les démocraties capitalistes : l’intégralité de nos sociétés est contenue et structurée selon ce modèle, et intégrer des mesures écologiques ou environnementales draconiennes reviendrait à supprimer ce modèle. Le problème, c’est que ce modèle est présenté comme le seul possible : il est imposé par des pays puissants à ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre, et il nous a toujours été vendu, depuis la guerre froide, comme l’idéal à atteindre pour toutes les sociétés. 1. Albin Wagener, Discours et système, Bruxelles, Peter Lang, 2019.

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L’objectif était que le marché et la démocratie nous rendent libres, ensemble : libres de nous exprimer, libres de consommer ce que nous voulons, libres de choisir. Faire changer un système de l’intérieur est souvent une option prise par celles et ceux qui souhaitent mettre en œuvre, petit à petit, des actions significatives. Mais ce système ne peut pas changer de l’intérieur : il est fait pour tenir les économies du monde entier en son sein, en les interreliant de manière extrêmement tendue. En remettant en question ce système, nous commettons l’impensable : nous soumettons les foules au chaos du chômage, nous prenons le risque de l’instabilité des monnaies, nous faisons fuir les entreprises et leurs emplois, et nous imposons une pensée différente qui s’oppose par nature même à l’orthodoxie de la démocratie capitaliste, que nous prendrons le temps de décrire dans le présent ouvrage. Dans ce cas, il est évident qu’un changement écologique intégral, qui invite à repenser toute notre existence et notre mode de vie, sera perçu comme du fanatisme religieux qui ne mérite pas d’avoir droit de cité. Pis encore, il sera considéré comme une parole dangereuse, inaudible, fantasque et non réaliste – puisque le réalisme est, bien sûr, du côté de ceux qui souhaitent maintenir le système en place. En qualifiant tout ce qui rentre en confrontation avec ce système démocratique capitaliste de religion ou de dogme, les tenants de ce système essaient de faire croire que le leur n’est pas idéologique – alors que toute opposition le serait, par nature. Ce paradigme est le signe évident d’un phénomène d’autodéfense des démocraties capitalistes. Celles-ci doivent en effet se défendre, puisque les mesures nécessaires à l’adaptation au changement climatique remettent en question jusqu’à leur légitimité même. Aucune « mesurette » ne pourra être suffisamment efficace pour pouvoir faire changer les choses, et le subterfuge optimal, pour les démocraties capitalistes, revient à faire peser l’intégralité du risque lié au changement climatique sur les individus eux-mêmes, sommés de consommer différemment 9

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– puisque c’est le prisme ultime par lequel nous sommes censés pouvoir changer les choses. Notez que l’on ne demande pas aux entreprises de produire différemment, mais aux consommatrices et aux consommateurs de consommer différemment. Le combat est perdu d’avance : les entreprises ont pour elles des campagnes marketing, des stratégies publicitaires, du lobbying installé depuis longtemps et la question de l’emploi. La consommatrice et le consommateur n’ont qu’une chose pour eux : leur conscience, ou leur éthique. Bref, des choses qui pèsent bien peu dans l’économie de marché. Le but de ce livre est simple : essayer de comprendre les phénomènes qui empêcheront toujours les changements nécessaires. Enrayer le changement climatique demande énormément d’efforts, alors même que l’humanité est entraînée dans un développement exponentiel depuis la première révolution industrielle, inspirée par des pays occidentaux qui ont érigé une idéologie en doxa incontournable et indéboulonnable. Enrayer le changement climatique demande de repenser notre rapport à la nature, notre rapport aux autres espèces, et notre rapport à l’idée que nous nous faisons de notre propre espèce. Cela demande de repenser notre place dans le monde, alors que nous avons pour conviction d’être une espèce nettement au-dessus des autres, puisque notre évolution a montré que nous étions capables de construire des monuments, d’imaginer des habitations, d’inventer des techniques et de bâtir des civilisations. Cela exige de nous un exercice d’humilité impensable, et impossible à faire dans le système dans lequel baignent nos sociétés. Une révolution, surtout lorsqu’il y a urgence, ne peut pas se faire grâce à une constellation de mesurettes lentes et aux effets incertains. Une révolution ne se fait pas avec des taxes sur le carbone, une taxe sur l’avion, une interdiction des pailles en plastique ou la mise sur le marché de moteurs électriques – d’ores et déjà tant controversés. Une révolution ne se fait pas avec des accommodements raisonnables, surtout lorsqu’il s’agit de pac10

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tiser avec un système qui est précisément à l’origine de la crise climatique. Un système dont les menus efforts reposent sur une promesse en laquelle il est impossible de croire : en prenant doucement quelques mesures, année après année, l’emballement climatique cessera et le système lui-même deviendra docile, humble et à l’écoute des problèmes posés par une planète qui ne cesse d’être bouleversée sous le coup de nos activités. Je fais un pari simple : nous ne parviendrons pas à enrayer le changement climatique dans un système qui n’exige de nous que de petits aménagements de notre vie quotidienne, sans prendre la mesure du problème et imposer des lois claires. Et nous-mêmes, en tant qu’actrices et acteurs de ce système, biberonnés que nous sommes à ses chimères de réussite et d’exaltation individuelle, nous ne pourrons pas faire changer les choses en jouant à celui qui consommera le moins de plastique, et qui passera son temps à juger et scruter ses voisins si ceux-ci ont le malheur de ne pas faire les mêmes choix que nous. En nous invitant à surveiller et punir l’autre, pour reprendre l’expression popularisée dans les travaux de Foucault, on fait reposer les changements écologiques nécessaires sur des individus dopés à la censure et à l’auto-censure. En d’autres termes, l’individu devient seul responsable et seul acteur face à une problématique qui le dépasse, dans un système qui se défausse de tout en continuant à produire comme avant, à réguler l’économie comme avant, à spéculer comme avant et à faire les mêmes choix politiques qu’avant. Les démocraties capitalistes sont à bout et ont offert tout ce qu’elles avaient à offrir. Nous assistons peut-être à leur fin, ou en tout cas à leur affaissement durable : un affaissement qui vient littéralement de l’intérieur, et d’une conception de l’environnement envisagée comme une ressource à exploiter, et non comme un ensemble au sein duquel nous devons apprendre à vivre, en pleine harmonie avec ce que nous sommes et ce que nous partageons avec les autres espèces. Cet affaissement proviendra peut-être de la hausse des émissions de CO2, de la surproduction de viande 11

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animale ou de l’exploitation de minerais et du manque d’eau. Mais pour faire changer les choses, il faut imaginer l’après. Il faut imaginer un système en dehors de ce système. Il faut oser penser l’impensable, à savoir que la démocratie capitaliste n’est peut-être pas l’alpha et l’oméga de l’évolution politique et économique des sociétés modernes, et qu’il y a peut-être d’autres manières d’envisager la gouvernance sociale et les échanges entre les individus, les entreprises et les États. Il faut penser le régime qui doit succéder à la démocratie capitaliste, et c’est une urgence à laquelle il convient de ne pas se soustraire. Penser l’écologie au sein de la démocratie capitaliste revient à envisager qu’en mettant une biche sur un territoire de prédateurs affamés, ceux-ci seront nécessairement attendris par la pauvre bête sans défense et feront en sorte de préserver sa survie. Ce fonctionnement est tout simplement antinomique avec ce qui fait les démocraties capitalistes, et c’est ce que nous allons nous efforcer de démontrer au cours du présent ouvrage. Nous en profiterons, bien évidemment, pour expliquer pourquoi nous associons démocratie et capitalisme, là où d’autres penseurs et chercheurs pensent qu’il est possible d’envisager une démocratie sans capitalisme. Nous pensons que c’est tout simplement impossible, et que toute la force de la duperie capitaliste a été de nous faire penser que la démocratie lui est indépendante – alors que ses développements lui sont irrémédiablement liés.

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Chapitre 1 Insuffisances et limites des mesures écologiques Depuis plusieurs années, nous attendons de nos parlementaires et représentants que ceux-ci pensent, rédigent et votent des lois qui permettraient d’aller dans le bon sens. Depuis plusieurs années, nous espérons que nos députés ignoreront les lobbys, alors qu’une part importante de leur métier consiste à cohabiter avec eux. Depuis plusieurs années, nous espérons que les évidences scientifiques, les enquêtes inquiétantes et les recherches avérées ne pourront que les convaincre d’agir et de faire ce qui est censé être bon pour nous, citoyens. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, ceux qui représentent les citoyens ne les écoutent pas  : ils écoutent ceux qui leur disent ce qui est censé être bon pour les citoyens. Et ceux-là ne sont ni des scientifiques, ni des journalistes : il s’agit de membres de véritables lobbys. Si l’assertion peut sembler un brin conspirationniste, il n’en est rien. Selon Karam Kang2, pour ne citer que son étude parue dans la très sérieuse Review of Economic Studies, le lobbying intensif auprès des politiques permet au secteur de l’énergie d’obtenir des rendements nets entre 137 et 152 %. Les principaux intéressés auraient donc tort de s’en priver. Évidemment, tous les groupes d’intérêt se retrouvent organisés en lobbys pour avoir une influence directe sur la législation  : c’est finalement l’un des fondamentaux démocratiques, et il n’y a pas nécessairement de mal à ce que des groupes tentent d’avoir une influence sur les lois qui sont votées. Tout comme il existe des lobbys économiques, il existe des lobbys sociaux. De ce point de vue, le jeu paraît égal. 2. Karam Kang, « Policy influence and private returns from lobbying in the energy sector », Review of economic studies, vol. 83, n° 1, 2016, p. 269-305.

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Mais lorsque l’on parle de lobbys à caractère purement économique, l’enjeu est totalement inégal par rapport à un lobby qui tentera de faire avancer la cause des personnes handicapées, par exemple. Pour un lobby à caractère économique, les enjeux ne sont pas les mêmes : on fera pression en parlant d’emplois, de rendements financiers directs, d’investissements économiques et de croissance. Des arguments qui sont nécessairement pertinents pour des députés, dont la majorité reste enfermée dans le dogme indépassable de la démocratie capitaliste – démocratie capitaliste au sein de laquelle ils ont été élus et qu’ils sont donc sommés de servir. Pour Maja Kluger Rasmussen3, qui a étudié le fonctionnement des lobbys des affaires au Parlement européen, le constat est clair : les effets sur les décisions législatives sont importants à l’échelle européenne. Même son de cloche du côté d’Eileen Keller4, qui montre la manière dont les lobbys des affaires sont capables d’agiter, de manière médiatique et publique, des arguments percutants lorsque les tractations ne sont pas assez rapides : tout le lobbying ne se passe pas de manière dissimulée, et certains lobbyistes avancent au contraire au grand jour, en jouant sur des peurs et des conflits potentiels. Car ces lobbyistes obéissent ici à une idéologie dopée par des intérêts propres. Et ce sont ces intérêts propres qui vont ensuite influencer une législation qui, pourtant, concerne tout le monde, sans que les intérêts des citoyens soient pris en considération de manière prédominante. Difficile, dans ces conditions, de faire passer des mesures qui permettraient une prise en compte non pas simplement meilleure, mais totale, de l’environnement : dans un contexte de crise climatique mondiale, il n’est pas possible de se contenter d’aménagements, alors que la situation exige une modification pro3. Maja Kluger Rasmussen, « The battle for influence : the politics of business lobbying in the European Parliament », Journal of Common Market Studies, vol. 53, n° 2, 2014, p. 365-382. 4. Eileen Keller, « Noisy business politics: lobbying strategies and business influence after the financial crisis », Journal of European Public Policy, vol. 25, n° 3, 2016, p. 287-306.

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fonde de nos modes de vie et d’organisation – et nous y forcera, avec ou sans notre consentement. D’après les rapports du GIEC, la main de l’être humain est partout où le changement climatique fait des ravages, et cela commence avec une extinction massive d’espèces à un rythme absolument inédit. Qu’il s’agisse de la prestigieuse revue Nature5 ou de la percutante Science Advances6, pour ne citer que ces journaux scientifiques, les études s’enchaînent et se retrouvent publiées à un rythme important. L’enjeu pour la recherche est considérable : il s’agit de mesurer les mécanismes et les impacts de phénomènes qui s’accélèrent de manière exponentielle, et de tenter de sensibiliser à ces immenses bouleversements. Pourtant, les études sérieuses ne manquent pas  : contrairement à ce qu’affirment les négationnistes ou les sceptiques du changement climatique, il ne s’agit pas de religion, mais bel et bien de science. Et le problème avec la recherche et son fonctionnement par hypothèses, preuves, vérifications et contre-vérifications, c’est que l’on ne peut pas uniquement y faire mention quand cela arrange nos arguments, puis la dénigrer lorsqu’elle n’épouse pas notre opinion. C’est précisément pour cela que j’ai fait le choix, pour le présent ouvrage, de prendre d’abord appui sur des études issues des sciences dites « dures » dans cette première partie : elles permettent d’aller directement à la source des données, de leur récolte et de leur interprétation, afin de pouvoir constater les faits qui permettront ensuite de nourrir une pensée informée et humaniste.

5. Anthony D. Barnosky, Nicholas Matzke, Susumu Tomiya, Guinevere O.U. Wogan, Brian Swartz, Tiago B. Quental, Charles Marshall, Jenny L. McGuire, Emily L. Lindsey, Kaitlin C. Maguire, Ben Mersey & Elizabeth A. Ferrer, « Has the Earth’s sixth mass extinction already arrived ? », Nature, 471, 2011, p. 51-57. 6. Gerardo Ceballos, Paul R. Ehrlich, Anthony D. Barnosky, Andrés García, Robert Mitchell Pringle & Todd M. Palmer, « Accelerated modern human-induced species losses: Entering the sixth mass extinction », Science Advances, vol. 1, n° 5, 2015, e1400253.

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L’un des premiers problèmes concerne notre consommation importante de viande et de produits liés à l’élevage intensif – y compris les produits laitiers. Dans un article paru dans Climatic Change, Fredrik Hedenus, Stefan Wirsenius et Daniel Johansson7 mettent en exergue l’importance de la réduction de consommation de viande et de produits laitiers pour faire face au changement climatique. Dans un autre travail de recherche, ce sont Joop de Boer, Hanna Schösler et Jan Boersema qui le soulignent  : la consommation de viande est rigoureusement incompatible avec les défis des bouleversements qui nous attendent – et qui ont déjà commencé. Mais ils complètent cette affirmation par un intéressant travail d’étude à propos d’un échantillon de consommatrices et de consommateurs néerlandais  : leur demander de manger moins de viande constituerait un argument contre-productif, créant chez ces derniers soit du scepticisme (pour les plus réfractaires au changement climatique), soit une sensation de frustration résignée (pour les plus convaincus). C’est ici limpide : en passant par le filtre de la consommation, soit l’acte de libération par excellence des démocraties capitalistes, il est possible de voir à quel point il est difficile de prendre acte des modifications nécessaires pour faire face aux bouleversements climatiques. Dans Nature Climate Change8, on pointe du doigt le rôle des ruminants dans l’émission de gaz à effet de serre, et la nécessité d’agir politiquement pour en réduire le nombre – ce qui permettrait de manière nette de laisser également plus de surface pour la reforestation. Mais ces articles ont beau briller par leur rigueur et l’évidence des faits ainsi constatés : ils restent lettre morte lorsqu’il s’agit de voter les lois permettant de contribuer à l’atténuation de la catastrophe annoncée. 7. Fredrik Hedenus, Stefan Wirsenius & Daniel J.A. Johansson, « The importance of reduced meat and dairy consumption for meeting stringent climate change targets », Climatic Change, vol. 124, n° 1-2, 2014, p. 79-91. 8. William J. Ripple, Pete Smith, Helmut Haberl, Stephen A. Montzka, Clive McAlpine & Douglas H. Boucher, « Ruminants, climate change and climate policy », Nature Climate Change, vol. 4, n° 2-5, 2014.

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Dans un tout autre registre, nos comportements énergétiques se retrouvent, eux aussi, mis à rude épreuve. Nous savons désormais que les systèmes de refroidissement et de réfrigération consomment énormément d’énergie, et que cela a un impact significatif sur le réchauffement climatique. Le problème, c’est qu’avec la montée des températures, nous risquons de recourir plus souvent à des systèmes d’air conditionné, comme le précisent Morna Isaac et Detlef Van Vuuren9  : preuve qu’il nous est difficile d’agir avec une vision globale, lorsque nous prenons uniquement en considération notre situation individuelle, notre besoin de confort et que nous érigeons notre expérience personnelle en loi universelle. Si nous avons chaud, comme le marché nous permet de nous refroidir et qu’il en va de notre liberté de posséder ce confort, les jeux sont faits  : ceux qui le peuvent se ruent sur les systèmes de climatisation et les ventilateurs pour consommer encore plus d’énergie, une énergie qui réchauffera d’autant plus l’atmosphère terrestre. Le problème est que l’industrie du froid dans l’alimentation, selon une étude de Stephen John James et Christian James10, fournit elle aussi de l’eau au moulin du réchauffement climatique ; le risque est que la machine s’emballe et que notre mode de production et de consommation, en raison de la hausse des températures, nous invite à utiliser de plus en plus de dispositifs de rafraîchissement. Un raisonnement qui peut paraître intuitif du point de vue de l’immédiateté, mais qui aurait des conséquences cruellement dévastatrices au long terme, comme on peut s’en douter. Peut-être pourrait-on alors toucher les citoyennes et les citoyens en parlant de la santé  ? Patrick Kinney11 met en garde 9. Morna Isaac & Detlef P. Van Vuuren, « Modeling global residential sector energy demand for heating and air conditioning in the context of climate change », Energy Policy, vol. 37, n° 2, 2009, p. 507-521. 10. Stephen John James & Christian James, « The food cold-chain and climate change », Food Research International, vol. 43, n° 7, 2010, p. 1944-1956. 11. Patrick L. Kinney, « Climate change, air quality, and human health », American Journal of Preventive Medicine, vol. 35, n° 5, 2008, p. 459-467..

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contre l’augmentation du risque de pathologies liées au réchauffement climatique, en raison de la dégradation de la qualité de l’air : une évolution qui pourrait avoir des effets sur la santé financière des systèmes de santé des États, si l’on essaie d’utiliser l’argument du porte-monnaie. De surcroît, avec l’augmentation de la population des zones urbaines, Karin Lundgren et Tord Kjellstrom12 précisent que le problème pourrait être particulièrement plus grave dans les villes, bien évidemment. Mais lorsque nous posons cette problématique, nous oublions que cela pose un problème de discrimination sanitaire et sociale : si les personnes en bonne santé peuvent plus facilement supporter des fortes chaleurs, Carol Farbotko et Gordon Waitt13 rappellent qu’il n’en est rien pour les individus à la santé plus fragile, qui se retrouvent dans une position fortement vulnérable en période de canicule. Je pourrais poursuivre dans le même registre  : citer des études on ne peut plus sérieuses. Je pourrais évoquer les difficultés liées au recyclage des batteries de voitures électriques14, mentionner la manière dont le recul effarant des glaciers témoigne de l’accélération du changement climatique15, souligner l’impact de ces bouleversements sur la sécurité alimentaire16 ou encore mettre en relief les inquiétudes liées à la chute des pluies et à

12. Karin Lundgren & Tord Kjellstrom, « Sustainability Challenges from Climate Change and Air Conditioning Use in Urban Areas », Sustainability, vol. 5, n° 70, 2013, p. 3116-3128. 13. Carol Farbotko & Gordon Waitt, « Residential air-conditioning and climate change : voices of the vulnerable », Health Promotion Journal of Australia, vol. 22, n° 4, 2018, p. 13-15. 14. Roger Sathre, Corinne D. Scown, Olga Kavvada & Thomas P. Hendrickson, « Energy and climate effects of second-life use of electric vehicle batteries in California through 2050 », Journal of Power Sources, vol. 288, 2015, p. 82-91. 15. Mark B. Dyurgerov & Mark F. Meier, « Twentieth century climate change : evidence from small glaciers », Proceedings for the National Academy of Sci-

ences of the United States of America, vol. 97, n° 4, 2000, p. 1406-1411.

16. Tim Wheeler & Joachim Von Braun, « Climate change impacts on global food security », Science, vol. 341, n° 6145, 2013, p. 508-513.

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l’érosion des sols17 et à la croissance végétale mondiale, malgré les efforts de reforestation, en raison du déficit important de vapeur d’eau18. Je pourrais tirer la sonnette d’alarme face au risque de conflits importants et de modification considérables des flux migratoires en raison de ce même bouleversement climatique19. Je pourrais continuer très longtemps, en enchaînant les sujets d’inquiétudes, en mettant à disposition nombre d’études toutes plus sérieuses les unes que les autres, afin de vous convaincre que changer les choses est plus qu’impérieux. C’est précisément le travail du GIEC : permettre le croisement et la transdisciplinarité des études pour montrer à quel point le phénomène du changement climatique est systémique, touche un nombre incommensurable de sujets, et demande des réponses claires, voire radicales, précisément en raison de la complexité du problème. Alors, pourquoi est-ce si dur  ? Pourquoi avons-nous, souvent en toute bonne foi, autant de difficultés à faire évoluer nos comportements, et à comprendre les risques que nous faisons encourir à notre génération et à celles qui nous suivent  ? Selon Robert O’Connor, Richard Bord et Ann Fisher20, le problème viendrait non pas des risques eux-mêmes, mais de la perception que nous en avons. Pour ces chercheurs, il s’agit d’une question de connaissance  : c’est en ayant suffisamment d’informations sur 17. Mark Nearing, « Potential changes in rainfall erosivity in the U.S. with climate change during the 21st century », Journal of Soil and Water Conservation, vol. 56, n° 3, 2001, p. 229-232. 18. Wenping Yuan, Yi Zheng, Shilong Piao, Philippe Ciais, Danica Lombardozzi, Yingping Wang, Youngryel Ryu, Guixing Chen, Wenjie Dong, Zhongming Hu, Atul K. Jain, Chongya Jiang, Etsushi Kato, Shihua Li, Sebastian Lienert, Shuguang Liu, Julia E.M.S. Nabel, Zhangcai Qin, Timothy Quine, Stephen Sitch, William K. Smith, Fan Wang, Chaoyang Wu, Zhiqiang Xiao & Song Yang, « Increased atmospheric vapor pressure deficit reduces global vegetation growth », Science Advances, vol. 5, n° 8, 2019, eaax1396. 19. Rafael Reuveny, « Climate change-induced migration and violent conflict », Political Geography, vol. 26, n° 6, 2007, p. 656-673. 20. Robert E. O’Connor, Richard J. Bord & Ann Fisher, « Risk perceptions, general environmental beliefs, and willingness to address climate change », Risk Analysis, vol. 19, n° 3, 2006, p. 461-471.

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les causes du réchauffement climatique et l’explication de leurs mécanismes que les citoyennes et les citoyens auraient tendance à changer leurs comportements pour tenter d’infléchir l’augmentation dudit réchauffement – sans toutefois, malheureusement, évoquer les États ou les grandes entreprises. D’après cette étude, il ne s’agit donc pas d’une question de croyance ou d’appartenance politique, mais bel et bien de sensibilisation et de culture générale ou savante concernant les questions soulevées par les changements liés au climat. Pis encore : au-delà de la question de la perception du risque, il n’est pas évident d’effectuer les modifications nécessaires lorsque notre confort de vie se retrouve directement atteint. De ce point de vue, Alison Kwok et Nicholas Rajkovich21 mettent en lumière le besoin de résoudre le paradoxe du confort de vie et des contraintes liées au réchauffement climatique dans la construction de nouveaux bâtiments. Mais qu’en est-il alors du politique ? Y aurait-il un lien entre la prise de conscience liée au réchauffement climatique et les choix politiques des États ? Une autre étude, publiée dans American Journal of Preventive Medicine met en exergue la manière dont le champ politique participe au maintien des barrières qui empêchent les citoyens de prendre conscience des changements à faire, du point de vue du mode de vie22. Dans cette étude, six chercheurs expliquent que les politiques publiques se doivent d’éliminer les obstacles économiques, structurels et sociaux qui empêchent de faire les choix nécessaires à la lutte contre le changement climatique, en proposant des alternatives économiques accessibles. Les auteurs vont plus loin en indiquant que faire reposer les choix comportementaux sur les individus seuls, pour lutter contre le changement climatique, ne peut se faire qu’en pré21. Alison G. Kwok & Nicholas B. Rajkovich, « Addressing climate change in comfort standards », Building and Environment, vol. 45, n° 1, 2010, p. 18-22. 22. Jan C. Semenza, David E. Hall, Daniel J. Wilson, Brian D. Bontempo, David J. Sailor & Linda A. George, « Public perception of climate change : voluntary mitigation and barriers to behavior change », American Journal of Preventive Medicine, vol. 35, n° 5, 2008, p. 479-487.

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sence de facteurs contextuels très favorables, et certainement pas de manière isolée. En d’autres termes, si aucun effort n’est fourni par l’industrie, le commerce et les politiques, les efforts individuels n’ont que peu de sens et sont perçus négativement. Sans sécurité économique, sans éducation suffisante et sans situation sociale rassurante, les individus ne sauraient être tenus pour seuls responsables du changement climatique, comme l’a d’ailleurs déjà exposé Jean-Baptiste Comby23 – surtout quand l’économie, l’éducation et la santé sociale dépendent également des choix politiques effectués par les États. Comment en effet se dire qu’il faut acheter bio et local, lorsque les émissions de CO2 continuent de croître en raison de l’immunité accordée aux grands groupes multinationaux par les décideurs politiques ? Comment étendre sa connaissance sur les facteurs déclencheurs du changement climatique, quand Internet et les librairies pullulent d’ouvrages non documentés, fallacieux et négationnistes sur l’importance du réchauffement climatique ? Comment éviter de se rafraîchir lorsque l’on a chaud, continuer de faire des efforts quand notre voisin n’en fait pas, changer son alimentation lorsque l’on n’a pas les moyens de pouvoir se nourrir décemment ou prendre en compte les changements lorsque l’on a l’impression que ce sera moins pire ici, plutôt qu’ailleurs ? De nombreuses figures emblématiques, comme Naomi Klein ou Jean-Marc Jancovici, s’engagent pleinement afin de sensibiliser aux causes du réchauffement climatique, afin d’encourager les citoyens à pouvoir pousser aux portes du pouvoir des femmes et des hommes politiques qui pourront agir de manière efficace et pertinente. Malheureusement, l’ampleur mondiale du problème nécessiterait une coordination internationale qui dépasserait les enjeux locaux et les manœuvres politiciennes électoralistes, ou encore les intérêts économiques à court-terme, comme cela se trouve être le cas pour les États-Unis au moment où nous écrivons 23. Jean-Baptiste Comby, « A propos de la dépossession écologique des classes populaires », Savoir / Agir, vol. 33, n° 3, 2015, p. 23-30.

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ces lignes24. D’après Anthony Leiserowitz25, le problème se retrouve encore complexifié par le fait que les perceptions liées au changement climatique sont directement influencées par un ensemble de facteurs psychologiques et socio-culturels, liés à la construction même d’un État et de la culture dans laquelle baignent ses citoyens – sans compter le fait que les médias en continu mettent eux-mêmes sur le même plan expertise scientifique et opinion conspirationniste, ce qui provoque un véritable déficit d’information et une difficulté pour les citoyens à encourager leurs représentants à confectionner des lois bonnes pour l’environnement, comme l’ont brillamment démontré Alexander Petersen, Emmanuel Vincent et Anthony Westerling26. Dans tous les cas, c’est bien l’expérience personnelle, les valeurs et les représentations qui vont avoir un impact significatif, en plus des facteurs éducatifs, économiques, médiatiques et sociaux que nous avons déjà cités. En d’autres termes, le rapport à la nature ou à l’environnement va fortement fluctuer en fonction d’un ensemble de facteurs psychologiques et sociaux qui se reflètent dans la sphère publique : religion, place accordée à la nature dans la société, place des espèces animales, culture de l’individu, culture du groupe, modèle social et familial sont autant de variables qui bougent fortement d’une personne à une autre, en fonction également de l’exposition à certains médias, et qui vont là encore influencer sa perception du changement climatique. Pour le résumer en quelques mots : il s’agit d’un problème ontologiquement systémique. Qu’est-ce que cela signifie exac24. Aaron M. McCright & Riley E. Dunlap, « Defeating Kyoto : the conservative movement’s impact on U.S. climate change policy », Social Problems, vol. 50, n° 3, 2003, p. 348-373. 25. Anthony Leiserowitz, « Climate change risk perception and policy preferences : the role of affect, imagery, and values », Climatic change, vol. 77, n° 1-2, 2006, p. 45-72. « 26. Alexander Michael Petersen, Emmanuel M. Vincent & Anthony LeRoy Westerling, « Discrepancy in scientific authority and media visibility of climate change scientists and contrarians », Nature Communications, vol. 10, n° 3502, 2019, https://doi.org/10.1038/s41467-019-09959-4.

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tement  ? La systémique a largement été popularisée par Edgar Morin en France, tout en ayant été également théorisée par Henri Atlan, Ludwig Von Bertalanffy ou encore les travaux de Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, pour ne citer qu’eux. Tous ont un point commun : ils permettent d’envisager une méthodologie d’analyse et de conceptualisation qui intègre la complexité, l’incertitude et les interrelations entre éléments et événements. La systémique n’a pas pour vocation, bien sûr, de remplacer les disciplines et les sciences en tant qu’hyperspécialisations nécessaires ; elle les complète en permettant d’adopter une distance à propos des phénomènes, quels qu’ils soient. Les systèmes constituent des ensembles constitués d’éléments distincts, qui entretiennent entre eux des relations complexes. Ces relations permettent au système de conserver une forme d’équilibre – appelée homéostasie. La systémique est utilisée dans un ensemble assez vaste de concepts et de domaines d’études : on parle ainsi de système solaire, de système nerveux, de système digestif, ou les systèmes familiaux et relationnels popularisés par l’École de Palo Alto, par exemple, et l’approche novatrice de Paul Watzlawick dans les années 1970. L’ensemble de cette approche permet d’éviter les analyses linéaires et figées, qui ont trop souvent tendance à mettre les situations dans des boîtes préfabriquées ou de ne montrer qu’une partie du problème étudié. Ainsi, avec le modèle systémique, tout devient évolutif et mouvant : la conservation d’un ordre parfait et stable ne peut être qu’illusoire, tout comme l’est l’isolation d’une cause unique entraînant des effets clairement visibles. Il s’agit bien ici d’étudier un phénomène dans son ensemble, avec une philosophie qui condamne à l’interdisciplinarité. Ainsi, plusieurs variables sont importantes lorsque l’on évoque la notion de système : - Un système est toujours composé de plusieurs éléments ; - Dans un système, ces éléments entretiennent entre eux des relations mutuelles ;

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- Dans un système, les relations mutuelles entre ces éléments forment un tout auto-organisé ; - Le système, ainsi que ses éléments, entretiennent également des relations avec le contexte interne au système, ainsi qu’avec le contexte externe au système. En constatant ceci, nous pouvons tout à fait appliquer le modèle systémique à la situation qui nous préoccupe, à savoir les interactions entre les différents éléments qui affectent aujourd’hui le système-monde, notamment ses institutions de sens (pour reprendre les travaux de Luc Boltanski27), et donc parler de systémique interactionnelle – ou de systèmes interactionnels, pour décrire les rapports qui agitent démocratie capitaliste et écosystèmes en péril. En effet, un système interactionnel sera composé des variables suivantes28 : - Plusieurs éléments se trouvent en interaction ; - Des relations sont entretenues entre ces instances interactionnelles, de manière inconditionnelle, même lorsque celles-ci ne sont pas immédiatement visibles ; - Les relations entre ces éléments forment un tout qui s’auto-organise, ou tout simplement qui suit le cours de son histoire, au gré des évolutions des institutions et de leurs relations. À partir de là, pour que le système puisse fonctionner correctement, celui-ci va être soumis à un certain nombre de principes ou de lois, non pas qu’il faille imaginer notre modèle complexe comme un ensemble rigide, mais plutôt comme une sorte de matrice souple qui se situe nécessairement dans un espace-temps donné, et donc soumis à des contraintes minimales : - Des contraintes exercées par les éléments les uns sur les autres : histoire commune des institutions et de leurs relations, 27. Luc Boltanski, De la critique : précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009. 28. Albin Wagener, Systémique des interactions : communication, conversations et relations humaines, Paris, L’Harmattan, 2019..

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relations idéologiques, degré d’impact économique et social – pour ne citer que ces exemples ; - Des contraintes exercées par les éléments sur le système luimême : chaque élément étant soumis à sa propre sphère sociale, culturelle ou économique par exemple, il peut finir par mettre en péril l’équilibre le système en suivant des intérêts qui lui sont propres et ne sont pas nécessairement adaptés à l’homéostasie du système en lui-même ; - Des contraintes exercées par le système sur les éléments  : étendue de l’espace de l’interaction, du temps donné, nature du contexte relationnel, implications économiques, sociales et culturelles, etc. Ces contraintes ne sont bien évidemment pas des règles qui déterminent tout l’avenir de l’interaction, loin s’en faut. Elles permettent, cependant, de saisir de manière intégrale les données de base qui ont une influence sur la situation et sur la relation entre les éléments du système. In fine, les éléments du système vont, en fonction de leurs intérêts et de leur rôle au sein du système, donner plus ou moins d’importance, de valeur ou de poids à ces règles de base. Cela étant, cette importance, cette valeur ou ce poids sont nécessairement déterminés par l’histoire des éléments et par les habitudes ou valeurs de la société ou du groupe auxquels ils appartiennent. Fort heureusement, cette diversité est également permise à travers deux forces qui animent et font vivre le système, le font respirer et le font bouger pour pouvoir sans cesse se reconfigurer : - La force de complémentarité, qui permet aux éléments de pouvoir se compléter et donner du sens à la diversité de leurs intérêts, en donnant libre cours aux spécificités de chaque élément et en les alliant, le cas échéant, de façon équilibrée, sans que cela fasse éclater le système ;

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- La force d’antagonisme, qui représente justement l’autre face de la complémentarité, et qui implique que les éléments soient nécessairement différents et ne soient jamais exactement identiques (ce qui est de toute façon impossible), tout en permettant malgré tout de rendre saine cette tension par la coexistence pacifique, afin de garantir un équilibre systémique. Dès que les conditions sont réunies pour que ces deux forces puissent agir sur le système et en permettre l’existence, on peut dire que le système interactionnel fonctionne de façon équilibrée. À partir de cette brève description, et avant que je me permette de la compléter par d’autres explications systémiques pour mieux saisir la complexité de l’ensemble, il est déjà aisé de saisir la pertinence de l’analyse systémique dans le cas de la crise écologique qui secoue la planète et qui s’apprête à modifier durablement nos sociétés, ainsi que notre économie. Si le système global (le système planétaire ou « système-monde », puisqu’il pourrait convenir de l’appeler ainsi) se retrouve en situation de déséquilibre, c’est probablement parce que des éléments inhérents au système sont en train de le mettre en déséquilibre. Toutefois, si l’on suit la logique systémique que je vais détailler ci-après, mettre à mal l’équilibre d’un système ne signifie pas qu’un système va nécessairement s’effondrer, mais que celui-ci doit trouver une nouvelle forme d’équilibre en résolvant le problème posé par le ou les éléments qui lui sont inhérents, et ce de manière plus ou moins ferme. Puisque l’augmentation de dioxyde de carbone dans l’atmosphère est observée par nombre d’études scientifiques, et que l’hypothèse de l’empreinte humaine ne cesse de se confirmer, notamment depuis l’éclosion de la révolution industrielle, il paraît assez évident de parler de déséquilibre – puisque l’une des espèces du système, en l’occurrence l’espèce humaine, est en train d’influer sur un état général. Évidemment, je parle d’abord de dioxyde de carbone, mais je pourrais également évoquer la pollu-

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tion liée au plastique29, aux métaux lourds30 ou à l’élevage bovin31, pour ne citer que ces exemples éloquents. Précisément, la méthodologie systémique devient d’autant plus éclairante lorsqu’un système subit des déséquilibres qui risquent de l’inviter à se réorganiser afin de survivre, avec des possibilités de changement radical. C’est précisément là, au sein des interactions entre les éléments, que les choses deviennent importantes et délicates  : à travers la production, la circulation et la réception de messages et d’informations, le système va pouvoir bouger et s’engager dans des évolutions parfois totalement insoupçonnées. Pour cela, il faut préciser que la circulation de l’information au sein du système est systématiquement soumise à deux pôles contraires : - Le bruit, qui représente en fait des perturbations qui empêchent la transmission de l’information ou la modifient, ou qui empêchent le fonctionnement équilibré (ou homéostasique) d’un ou plusieurs éléments du système, ou du système lui-même ; - La redondance, qui inclut les répétitions et les habitudes que l’on peut retrouver dans la circulation des informations ou dans les éléments eux-mêmes, et qui permet de créer ce que l’on appelle de la prévisibilité : ne pas changer d’habitude de consommation, par exemple, obéit à cette loi. Il faut ici indiquer que les éléments du système constituent eux-mêmes des hyposystèmes (soit des systèmes dans le sys29. Amy L. Lusher, Ann Burke, Ian O’Connor & Rick Officer, « Microplastic pollution in the Northeast Atlantic Ocean : validated and opportunistic sampling », Marine Pollution Bulletin, vol. 88, n° 1-2, 2014, p. 325-333. 30. Yujun Yi, Zhifeng Yang & Shanghong Zhang, « Ecological risk assessment of heavy metals in sediment and human health risk assessment of heavy metals in fishes in the middle and lower reaches of the Yangtze River basin », Environmental Pollution, vol. 159, n° 10, 2011, p. 2575-2585. 31. John Lynch & Raymond Pierrehumbert, « Climate impacts of cultured meat and beef cattle », Frontiers in Sustainable Food Systems, vol. 3, 2019, p. 1-5.

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tème). Par exemple, si nous tentons d’analyser la crise climatique à travers le prisme d’un système-monde, pour reprendre les travaux d’Immanuel Wallerstein32, il ne faut pas oublier que des micro-mondes existent dans ce système-monde, à savoir le système de la démocratie capitaliste, par exemple,  au sujet duquel nous reviendrons plus en détails. Il convient ici de se poser d’utiles questions : pourquoi ce besoin de prévisibilité et de redondance dans le système, besoin que nous vivons dans nos sociétés et dans nos vies quotidiennes ? Et pourquoi organisons-nous nos sociétés justement pour prévenir l’inconnu tout en reproduisant encore et toujours les mêmes schémas de pratique ? Tout simplement parce que les êtres humains (en tant que systèmes eux-mêmes, et comme éléments de systèmes sociaux plus larges, selon les travaux de Niklas Luhmann33) se retrouvent en situation de stress quand une proportion trop importante de bruit se fait jour dans leur environnement. C’est également le cas du système-monde, ce qui peut éclairer de manière assez utile l’ensemble des dysfonctionnements observés à l’échelle de la planète. De fait, notre cerveau fonctionne de manière économique (ou paresseuse) et préfère se reposer sur des éléments déjà connus, pour aller plus vite dans le traitement de l’information. Ce phénomène, appelé «  néguentropie  », montre que nous fonctionnons afin de dépenser le moins d’énergie possible. Ainsi donc, nous allons nécessairement nous attendre à ce que nous connaissons dans une situation sociale, et nous pouvons avoir pour réflexe de fuir les situations inconnues ou qui demanderaient trop de changements. En effet, toute irruption de bruit ou d’inconnu va nous demander énormément d’énergie pour analyser, comprendre et construire une représentation d’éléments nouveaux, et pour les inclure ensuite dans nos vies. 32. Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde : introduction à l’analyse des système-monde, Paris, La Découverte, 2006. 33. Niklas Luhmann, Politique et complexité : les contributions de la théorie générale des systèmes, Paris, Editions du Cerf, 1999.

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Ceci est d’autant plus vrai que l’un des principes de base de la systémique, à savoir l’auto-organisation, est à l’œuvre dans chacune des interactions, de la plus individuelle à la plus sociale ou écologique : c’est aussi pour cela que, parfois, nous ne faisons ni ne disons toujours ce que nous pensions faire ou dire. Pris dans le contexte de l’interaction, avec un but à atteindre, nous n’avons pas toujours le réflexe de « changer la donne » ou de dire ce que nous avons à dire de la façon dont nous le souhaitons : la force auto-organisationnelle du système nous entraîne, dans un esprit d’économie d’énergie, et il nous faut donc mobiliser de l’énergie pour nous sortir des contraintes prévisibles de la relation. Ainsi, changer les habitudes des démocraties capitalistes de l’intérieur représente en soi une tâche éminemment titanesque, puisque les contraintes et lois du système risquent nécessairement de se retourner contre celles et ceux qui souhaitent changer la donne. Faire bouger les choses est donc quelque chose de complexe, car le système interactionnel a besoin d’auto-organisation pour fonctionner, et pour que les éléments eux-mêmes puissent agir en fonction du contexte de l’interaction. Il s’agit au fond d’habitudes de fonctionnement, qui sont faites pour nous rendre la vie facile, mais qui peuvent nous faire persister dans des relations dysfonctionnelles, par exemple, ou dans des rapports de domination et d’exercice abusif de pouvoir. Si la redondance, l’auto-organisation et la prévisibilité nous entraînent autant et nous font parfois perdre de vue nos objectifs – ou, à tout le moins, nous persuadent de ne finalement rien changer –, c’est parce que nous sommes cognitivement construits pour traiter l’information rapidement, avec une économie d’énergie maximale. Il faut par exemple savoir que, du point de vue de la cognition, l’être humain, tout comme n’importe quel élément systémique qui se retrouve face à une situation inconnue, tente immédiatement (sans le savoir consciemment, et en un temps extrêmement réduit) de faire référence à d’autres situations analogues, afin de pouvoir réagir plus vite. Pour Paul Watzlawick, toutes ces informations et ces schémas prédéfinis (ou au moins 29

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partiellement prédéfinis) se retrouvent dans ce qu’il nomme un « réservoir stochastique », dans lequel nous puisons afin de donner plus de prévisibilité et de sécurité à notre vie sociale, institutionnelle, politique, économique – et écologique34. Ainsi, devant une situation inédite, afin de maintenir l’équilibre d’un système en place, les individus puisent de manière intentionnelle (mais pas forcément consciente) dans leur réservoir stochastique pour tenter de trouver la situation connue la plus proche, et en extraire certains mécanismes, pour aller plus vite. Ainsi donc, tout réservoir stochastique contient des représentations, des versions de stéréotypes en action, et toutes les idées reçues ou construites à propos du monde et des autres éléments du système. Savoir que nous avons ce réservoir est une bonne chose : savoir ce qu’il contient et comment ce contenu est formé en est une autre ! Ainsi donc, si nous ne sommes pas nécessairement en mesure de modifier nos habitudes concernant les mesures à prendre du point de vue écologique, et qui sont pourtant largement partagées, notamment dans les travaux scientifiques et rapports du GIEC, c’est parce que les habitudes sont plus fortes, et que l’ensemble des représentations que nous avons à propos de la viande et de sa consommation par exemple, y compris les représentations culturelles, sociales et éducatives qui y sont liées, sont contenues dans un réservoir stochastique qui nous fait fonctionner de manière circulaire. Autrement dit, nous tournons en boucle et préférons trouver moult artifices pour éviter de réduire notre consommation de viande, plutôt que de nous soumettre à une analyse raisonnée et factuelle de la manière dont la viande impacte le changement climatique. Comme l’ont montré Erik De Bakker et Hans Dagevos35, c’est notamment parce qu’il existe un gouffre entre le citoyen et le consommateur, gouffre largement or34. Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin & Don De Avila Jackson, Une logique de la communication, Paris, Seuil, 1979. 35. Erik De Bakker & Hans Dagevos, « Reducing meat consumption in today’s consumer society : questioning the citizen-consumer gap », Journal of Agricul-

tural and Environmental Ethics, vol. 25, n° 6, 2012, p. 877-894.

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chestré par le système de démocratie capitaliste dans lequel nous évoluons, qui se charge précisément de faire évoluer les individus dans un univers totalement délirant. Dans cet univers, l’éthique nécessaire du citoyen et la liberté ressentie par le consommateur sont très souvent largement incompatibles, tout simplement parce que les citoyens sont constamment ramenés à leur statut de consommateur. Et au passage, il est intéressant d’observer le silence des politiques concernant le problème de la consommation de viande, pour ne parler que de ce scandaleux exemple  ; leur silence coupable tend à montrer que leur objectif est plus de flatter le consommateur que de sensibiliser le citoyen. Et c’est, bien sûr, sans évoquer ce que cette consommation de viande dit de la représentation que nous avons de l’animal, de son statut36 au sein des démocraties capitalistes, jusqu’aux relations que nous construisons avec lui. De surcroît, si nous parlons d’exploitations animales lorsque nous évoquons les élevages agro-industriels, cela en dit déjà long : aucun discours n’est innocent, et le terme d’exploitation, précisément, est central dans le lexique des démocraties capitalistes. Bien évidemment, nous y reviendrons. Comme je l’ai déjà précisé, les systèmes peuvent entrer dans des phases de déséquilibre. En systémique, il existe trois stades pour qualifier ces processus de déséquilibre, qui peuvent se succéder en escalade ou désescalade, et qui apparaissent sous les formes suivantes : - Premier stade, la fluctuation  : on commence à observer quelques «  vagues  » dans la manière dont le système fonctionne, et on commence à sentir que quelque chose de « déstabilisant » est en train de se produire, avec des effets de bruit et d’affectation entre certains éléments du système et dans certaines de ses zones ; 36. Steve Loughnan, Nick Haslam & Brock Bastian, « The role of meat consumption in the denial of moral status and mind to meat animals », Appetite, vol. 55, n° 1, 2010, p. 156-159.

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- Second stade, la nucléation  : c’est le moment où les mouvements de fluctuation commencent à se regrouper pour former ce que nous appelons une tumeur systémique, qui commence à concentrer de l’énergie et qui prend une place propre dans le système, absorbant ainsi une partie des ressources de son équilibre, avec symptômes de plus en plus importants pour les éléments du système ; - Troisième et dernier stade, l’amplification : la tumeur se met à grossir et prend le risque de gangréner le système interactionnel jusqu’à l’éclatement de ce dernier, comme cela pourrait être le cas dans le cas du changement climatique et de ses multiples conséquences. Lorsque l’on parle ici de système-monde face au changement climatique, il s’agit de clarifier un point : il s’agit plus de sauver la biodiversité, et ce faisant l’espèce humaine, que de sauver la planète – comme on l’entend trop souvent. La planète, dans sa gigantesque capacité de résilience, a déjà survécu à des cataclysmes en réinjectant de la vie là où elle avait presque totalement disparu. En d’autres termes, elle survivra à un effondrement de notre civilisation, et même à une catastrophique réduction de la biodiversité – non pas que cela soit pour autant souhaitable, loin s’en faut. Ma remarque a pour objectif d’apporter une précision importante  : si nous agissons pour contrer les effets du réchauffement climatique, il faut peut-être d’abord le faire pour notre peau et pour celle du vivant. C’est un paradigme complexe dans lequel il nous faut alors entrer, puisque les êtres humains, citoyens-consommateurs des démocraties capitalistes, ont depuis des siècles une vision utilitariste de leur écosystème. Il faudra pourtant leur faire comprendre qu’ils ne sauveront ni la planète, ni la biodiversité, s’ils ne comprennent pas d’abord que leurs actions ont pour but de se sauver eux-mêmes. De ce point de vue, la médiatisation de ce sujet fausse d’emblée le problème et se loge, comme toujours, dans un paradigme de toute puissance de l’espèce humaine : comme si notre espèce, 32

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suprêmement plus puissante que toutes les autres, pouvait à la fois sauver la vie marine, la vie terrestre et la planète tout entière. Une telle acception trahit la représentation que nous avons de notre environnement et le délire de toute puissance dans lequel nous sommes embarqués. A terme, si l’ensemble de la biodiversité se retrouve dramatiquement affectée par le bouleversement climatique que subit notre planète, en grande partie en raison de l’activité humaine, nous en serons également violemment affectés. Tout simplement parce que nous faisons partie de la biodiversité, même si notre évolution technique et culturelle a fini par nous persuader du contraire, et que notre identité d’espèce a été largement construite autour de ça, siècle après siècle. Évidemment, il sera aisé de me répondre que dans certaines cultures, cela n’est pas le cas et que l’harmonie entre être humain et environnement est appliquée de manière évidente : c’est indéniable, mais totalement insuffisant. D’authentiques exceptions anthropologiques ne peuvent pas nier le fait que le système politique et économique dominant, à savoir celui de la démocratie capitaliste qui a fini par s’installer durablement sur chaque continent de la planète comme seul modèle de fonctionnement, est le promoteur principal d’une hiérarchie d’exploitation verticale entre l’être humain et l’ensemble de l’environnement qui l’entoure.

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Chapitre 2 La démocratie capitaliste : un obstacle sérieux Pourquoi les mesures nécessaires ne peuvent-elles être prises ? Pourquoi l’ensemble des travaux scientifiques, qu’ils émanent du GIEC ou de collègues dont le sérieux scientifique n’est plus à démontrer, comme j’ai essayé de l’illustrer, ne donnent lieu à aucun ensemble de mesures politiques d’urgence ? Et lorsqu’une figure militante comme Greta Thunberg émerge dans le champ public, pourquoi ses opposants font feu de tout bois afin de critiquer la personne et la forme de ses messages, tout en évitant toujours, et soigneusement, de parler du fond ? En d’autres termes : qu’est-ce qui empêche le fait que l’urgence climatique soit prise au sérieux, malgré les preuves tangibles qui s’amoncèlent sur les bureaux des dirigeants politiques et de leurs collaborateurs ? Mon hypothèse est relativement simple, même si elle mérite un ensemble de développements que je vais tenter d’expliciter ici : toute transition écologique d’urgence ne peut se faire dans le système démocratique actuel, tel qu’il est fondamentalement structuré. Un tel diagnostic peut paraître choquant  : comment diable la démocratie, modèle politique certes perfectible mais vendu comme étant proche de la perfection, pourrait être la cause de ce blocage ? Selon moi, la réponse est nette : le modèle démocratique contemporain, tel qu’il est construit et répandu dans le monde, est intimement lié au modèle économique capitaliste. Je vais même plus loin  : jusqu’ici, depuis la Seconde Guerre mondiale, aucune démocratie n’a pu fonctionner dans la durée sans être directement accrochée, dans son modèle même, au système économique capitaliste et à sa variable néolibérale plus récente. 35

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En d’autres termes, c’est la logique de marché qui constitue en vérité le noyau même du régime politique ; en érigeant ainsi le modèle démocratique contemporain comme seul rempart possible contre les dictatures ou les postures fascistes, on fait du modèle politique actuel l’alpha et l’oméga du monde libre – une liberté qui s’exerce surtout sur les marchés. En affirmant que le marché, dans sa déclinaison capitaliste, représente le noyau des démocraties contemporaines, je pars du principe que les choix économiques de certains ont une influence sur la vie politique de tous, et que le fait politique, dans le sens où celui-ci est en capacité de dicter, dessiner et redessiner les choix socio-économiques, est désormais soumis aux émoluments capricieux d’un marché qui échappe à toute maîtrise politique – en écrivant cela, j’enfonce pratiquement une porte ouverte, puisqu’il n’est nul besoin d’être grand clerc pour le constater, notamment à travers le choix en matière de législations et de politiques publiques. La raison de cette relation quasiment fusionnelle entre économie de marché capitaliste et régime démocratique contemporain est simple et relativement utilitaire  : le marché a besoin d’individus libres de choisir ce qu’ils vont consommer, quand, comment et sous quelle forme. Si la démocratie contemporaine permet la liberté de tous, en termes d’accès à la possession de biens, c’est dans un esprit de filiation directe avec les premières réflexions philosophiques et économiques autour de la propriété privée. Cependant, si l’on assure aux citoyennes et aux citoyens une liberté qui peut s’exprimer par l’appropriation, la possession ou la consommation de biens et de services (une liberté de pouvoir d’achat), et que cette liberté est considérée comme fondamentalement démocratique alors qu’elle est, en réalité, purement économique, alors toute tentative d’intervention sur la logique de marché peut vite être perçue comme une entrave aux libertés fondamentales. Un tel mécanisme, parfaitement bien implanté, rend toute transition verte impossible  : comment limiter la consom36

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mation de viande animale fortement polluante, alors que les citoyens-consommateurs percevront cela comme une interdiction grave ? Comment rationner la consommation d’eau potable, alors que les citoyens-consommateurs sont habitués à l’utiliser quand bon leur semble, avec l’achat pur et simple comme unique contrepartie  ? Comment demander de réduire les déplacements en automobile, quand ce bien de consommation est souvent vanté comme le symbole ultime de liberté du citoyen-consommateur moderne, puisqu’il permet une réelle liberté de déplacement, et ce à n’importe quel moment ? Pour mieux comprendre la perversité de ces implications, je propose de détailler d’une part le fonctionnement actuel du modèle économique capitaliste, puis d’autre part le modèle politique démocratique. J’insiste sur le fait que ces deux ensembles ne sont pas dissociables in fine, ce qui explique la quantité importante de situations paradoxales dans lesquelles nous nous retrouvons aujourd’hui. Parmi toutes celles qui me viennent à l’esprit, il en est une qui me semble particulièrement pertinente, à savoir celle du commerce en ligne et du commerce de proximité. En effet, les débats font souvent rage concernant l’ouverture des magasins le dimanche ; la polémique a été particulièrement nourrie lorsque la chaîne de supermarchés Géant a, par exemple, expérimenté en 2019 l’ouverture de l’un de ses magasins le dimanche après-midi, à Angers. Comme les salariés ne sont pas autorisés à travailler le dimanche, le supermarché concerné avait eu recours à une société externe pour assurer une présence sur site. Nombre d’opposants se sont alors rassemblés devant ce magasin, en dénonçant un recul du droit du travail, et en demandant que cette question soit débattue. Toutefois, comment diable peut-on s’offusquer de l’ouverture d’un magasin le dimanche après-midi, quand dans le même temps, nous sommes habitués à pouvoir commander n’importe quoi et n’importe quand sur les sites marchands, Amazon en tête  ? Peut-on à la fois être contre l’ouverture d’un magasin le dimanche après-midi, fusse-t-il un supermarché, lorsque l’on commande ses cadeaux de Noël sur Internet un samedi soir, sans 37

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se poser une seule fois la question de ce que cela signifie du point de vue politique – c’est-à-dire du point de vue du modèle de société choisi ? Il est relativement aisé, dans ce cas précis, de cerner le paradoxe dans lequel nous nous retrouvons tous piégés : d’un côté, nous souhaitons une intervention politique sur une situation qui concerne effectivement le droit du travail et le modèle de société, mais de l’autre, il y a belle lurette que nous en avons sacrifié les enjeux, parfois sans même en avoir conscience, en adoptant un comportement de pur confort que nous estimons être simplement pratique. En d’autres termes, nous ne percevons plus les impacts collectifs de nos choix individuels – ce parce que nos choix individuels sont économiques et semblent se trouver en dehors du champ politique, alors que les impacts collectifs sont, quant à eux, bel et bien politiques au sens plein du terme. Il ne tient qu’à nous de faire des choix en toute conscience de ces impacts ; mais cela demande de ne plus considérer la sphère économique comme une sphère à part, alors qu’elle participe à déterminer les évolutions du champ social et politique – et que tout choix économique est, d’abord et surtout, un choix ontologiquement politique. L’un des principaux atouts des démocraties réside, notamment, dans le fait que celles-ci disposeraient d’une sphère publique au sein de laquelle peuvent s’exercer des libertés fondamentales. Dans son travail de réappropriation critique des travaux de Jürgen Habermas, Nancy Fraser présente un point de vue nettement plus complexe, qui évite l’idéalisation de cette prétendue sphère publique, qui permettrait une expression égalitaire de chaque parole, sans enjeu de pouvoir ou distinction de classe. Selon elle, il ne faut pas négliger le poids de la mise en place des démocraties contemporaines selon des conceptions bourgeoises de la participation et de la sphère publique : « Je préconise que la théorie critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement se fixe quatre objectifs. Tout d’abord, cette théorie devrait faire apparaitre les moyens 38

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par lesquels l’inégalité sociale corrompt la délibération au sein des publics dans les sociétés capitalistes tardives. Deuxièmement, elle devrait montrer comment l’inégalité affecte les relations entre les publics dans les sociétés capitalistes tardives, comment les publics sont différemment responsabilisés ou segmentés, et comment certains sont enclavés ou subordonnés aux autres contre leur volonté. Ensuite, une théorie critique devrait expliquer comment le fait de qualifier certains sujets et intérêts de “privés” limite le champ des problèmes et la façon de les aborder, ce qui peut être contesté dans les sociétés contemporaines. Enfin, la théorie devrait montrer comment le rôle plus que mineur de certaines sphères publiques dans les sociétés capitalistes tardives prive “l’opinion publique” de force pratique. »37 Le positionnement de Fraser est intéressant en ce qu’il montre que l’une des constituantes les plus emblématiques des démocraties contemporaines, à savoir la sphère publique, représente en réalité un territoire de luttes d’influences et d’intérêts majeurs, qui peut permettre aux classes ou segments dominants d’exercer une stratégie de fabrique du consentement, pour reprendre les théories de Walter Lippman38, critiquées plus tard par Edward Herman et Noam Chomsky39. En pointant du doigt le poids proéminent des inégalités sociales, les relations de domination entre groupes sociaux, la séparation entre privé et public et l’absence de force pratique de ce qu’on peut appeler « opinion publique », Fraser étrille l’idéal naïf de la démocratie égalitaire. Pour aller plus loin, elle s’attaque en réalité à la liberté d’expression et plus exactement à la manière dont celle-ci est manipulée et mise 37. Nancy Fraser, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement », Hermès, La Revue, vol. 31, n° 3, 2001, p. 125-256, traduit de l’anglais par M. Valenta, p. 149. 38. Walter Lippmann, Public Opinion, New York, Harcourt, Brace & Company, 1922. 39. Edward Herman & Noam Chomsky, Manufacturing Consent, New York, Pantheon Books, 1988.

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en scène dans une sphère publique qui n’est pas exempte de tout enjeu. Il convient ici de le rappeler distinctement  : l’un des axes fondamentaux du modèle démocratique contemporain consiste en sa garantie de liberté d’expression – avec, nécessairement, des variables suivant les États, leurs histoires respectives et les traditions de leurs modèles politiques. Cependant, comme Fraser le souligne elle-même, liberté d’expression ne veut pas dire liberté d’action – d’autant que cette liberté d’expression n’a jamais été aussi licencieuse qu’aujourd’hui, dans la mesure où absolument tout peut circuler dans la sphère publique, des fake news les plus éhontées aux commentaires les plus iniques sur les sujets d’actualité. C’est d’ailleurs, peut-être, l’un des problèmes du modèle démocratique actuel  : il s’incarne en effet dans une version extrémiste de la liberté d’expression, puisque la liberté d’action se retrouve de plus en plus restreinte – notamment par le modèle économique capitaliste, ce que je me permettrai de développer plus avant dans ce chapitre. Le modèle démocratique contemporain se défend notamment grâce à un espace quasiment infini de libre circulation d’expressions discursives, à savoir ce qu’on appelle communément le Web 2.0 – soit, pour faire court, une version d’Internet qui s’incarne à travers l’émergence et le succès croissant des réseaux sociaux numériques. Plus avant, le modèle démocratique contemporain se maintient en favorisant l’élection de ce que je me permets d’appeler des « archidémocrates », qui représentent très précisément le jusqu’au-boutisme ou l’extrémisme de la liberté d’expression : Donald Trump, Jair Bolsonaro, Boris Johnson ou Emmanuel Macron en sont des exemples parfaitement intéressants, à des degrés divers bien sûr, dans des contextes tout à fait différents, mais issus du même terreau. Toutefois, et c’est peut-être là l’un des paradoxes les plus ahurissants du modèle démocratique contemporain, cette liber40

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té d’expression n’est tolérée que dans la mesure où elle ne remet pas en question le cadre démocratique  : la démocratie, en tant que modèle, ne saurait être remise en question sous peine d’une accusation aisée de fascisme, dans la mesure où le régime démocratique contemporain est communément considéré comme le meilleur (ou le moins pire) possible – alors même que l’on oublie la relative jeunesse du modèle démocratique contemporain et sa mise en place historique sous contrainte économique capitaliste. À partir du moment où un tel raisonnement, simple mais efficace, est considéré comme évident, toute attaque ou remise en question du modèle démocratique ne peut qu’être l’objet de fascistes. J’en profite ici pour lever immédiatement un doute qui pourrait émerger : non, ce livre n’a pas pour objet de légitimer les régimes fascistes ou la fin de la liberté d’expression, mais de dénoncer la manière dont le modèle démocratique contemporain donne l’impression d’une incarnation parfaite de la liberté d’expression, alors même que les dés de la sphère publique se retrouvent pipés par des enjeux de pouvoir qui se placent très souvent, d’ailleurs, du côté économique. En d’autres termes, il s’agit ici de postuler le fait que la démocratie contemporaine ne doit pas être considéré comme l’alpha et l’oméga de l’incarnation parfaite d’un modèle politique qui permettrait la liberté absolue des citoyens d’une société, sans enjeu de pouvoir ni interférence médiatique. Cet idéal, probablement noble mais très imparfaitement mis en œuvre, constitue en lui-même un authentique leurre, ou plutôt une source collective de fabrique de contentement, tout en représentant une déclinaison perverse de la fabrique du consentement. Mais dans ce cas, comment se matérialise ce lien, de nature ontologique, entre le modèle démocratique contemporain et l’économie capitaliste, dans sa coloration néo-libérale de plus en plus répandue ? Pour Wendy Brown, ce lien a notamment été permis par des échanges de plus en plus forts entre sphère politique et sphère économique, dans ce qu’elle appelle la démocratie libérale – soit précisément la démocratie qui permet la libération 41

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de l’individu à travers la liberté d’expression dans la sphère publique : « Plus simplement, la démocratie libérale a ouvert, au cours des deux siècles derniers, une modeste brèche éthique entre économie et politique. Même si la démocratie libérale fait siennes nombre de valeurs capitalistes (les droits de propriété, l’individualisme, les postulats, hobbesiens qui sous-tendent tout contrat, etc.), la distinction formelle qu’elle établit entre les principes moraux et politiques d’une part et le système économique de l’autre a également servi de rempart contre l’horreur d’une vie intégralement régie par le marché et mesurée par ses valeurs. Cette brèche, la rationalité néo-libérale la referme en soumettant chaque aspect de la vie politique et sociale au calcul économique : plutôt que de se demander, par exemple, ce que le constitutionnalisme libéral permet de défendre, ce que les valeurs morales et politiques protègent et ce dont elles préservent, on s’interrogera plutôt sur l’efficace et la rentabilité promues – ou empêchées – par le constitutionnalisme. »40 Dans une telle optique, comment peut-on une seule seconde imaginer que la prise en compte de l’urgence du changement climatique puisse intervenir de manière paisible et constructive, dans un authentique dialogue fructueux, alors que cette même urgence commande que les fondements même du lien structurel entre démocratie contemporaine et économie capitaliste soient intégralement revus voire défaits, notamment en raison de la version néo-libérale de ce lien ? Plusieurs auteurs ont abondamment critiqué le tournant communicationnel de l’expression démocratique, comme nous 40. Wendy Brown, « Néo-libéralisme et fin de la démocratie », Vacarme, vol. 29, n° 4, 2004, p. 86-93,, p. 91.

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l’avons illustré à travers la libre expression totale permise par le Web 2.0 : en d’autres termes, la licence permise au sein de la sphère publique a trouvé un fabuleux allié avec le développement d’un Internet qui permet une version absolutiste de la liberté d’expression, tout en échappant souvent aux lois qui permettent de régir les rapports entre les individus et éviter, notamment, les agressions envers autrui. Pour Jodi Dean41, l’acception collective du terme même de démocratie, ou plutôt de l’impression que nous en avons, se retrouve parasitée par une confusion importante entre libre expression et stratégies de communication. En d’autres termes, rien ne permet à première vue, si ce n’est une lecture critique, de distinguer les intérêts de ceux qui utilisent leur droit à la liberté d’expression dans la sphère publique. Ainsi, toujours selon Jodi Dean, la sphère publique devient un véritable marché de la liberté d’expression : tendances, économie de l’énonciation, stratégie de persuasion et fabrication du consentement y côtoient opinion privée, argumentations élaborées et actualité médiatique. Au sein de la sphère publique, des logiques de popularité et d’impopularité se mettent à l’œuvre au gré des tendances, des récits et des nouvelles ; je l’affirme, nous vivons en fait dans un marché de la libre expression qui n’a de la démocratie que les atours, garantis notamment par le fait que nous soyons appelés périodiquement aux urnes pour élire des représentants qui agiront à notre place – rares fenêtres de libre expression politique, qui se referment bien vite le temps des mandats. De surcroît, ce théâtre démocratique fonctionne selon un pacte absolument invérifiable dont les citoyens-électeurs sont systématiquement les premières victimes : les représentants du peuple sont élus selon un principe de confiance aveugle qui, en cas de déception, ne peut être corrigée que par une nouvelle élection, elle-même basée à nouveau sur ce même principe. Ce cercle vicieux ne permet rien d’autre qu’une mise en scène de la démocratie en plusieurs temps distincts, interreliés 41. Jodi Dean, Democracy and other neoliberal fantasies : communicative capitalism and left politics, Durham, Duke University Press, 2009.

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et largement détournés de la volonté du peuple et de la capacité des citoyens à pouvoir intervenir dans la vie politique elle-même : - Le temps de l’élection, qui se prépare au sein de la sphère publique, et qui permet ensuite aux représentants de légitimer leur action sur la simple et seule base d’un moment électoral bordé dans le temps, influencé par des stratégies médiatiques et nourri par des logiques économiques qui n’ont pas toujours nécessairement le bien commun comme ligne d’horizon ; - Le temps de la sphère publique, de manière constante, pendant et en dehors des élections, qui permet la mise en place d’un marché de la liberté d’expression sans autre liberté d’action que celle permise par les temps électoraux ; - La confiscation structurelle de l’action politique initialement destinée au peuple puisque, pour être lucide, seuls les temps électoraux permettent une action politique relative, dans la mesure où les citoyens-électeurs votent pour des représentants qui agiront politiquement à leur place, en fonction de programmes souvent oubliés, de promesses déçues et de désirs ou besoins flattés et excités au sein de la sphère publique. Pour Jodi Dean, l’illusion de la démocratie, réduite à sa simple incarnation de liberté d’expression publique, est renforcée par un fantasme de l’abondance de messages, de contributions et de commentaires ; en d’autres termes, à partir du moment où quelque chose est écrit ou prononcé sur les réseaux sociaux ou sur un plateau télé gorgé d’éditorialistes de renom, l’impression de démocratie se retrouve renforcée ou flattée pour les citoyens-électeurs. Mais si la démocratie n’est que l’incarnation d’un marché de la libre expression, sur le modèle du marché de l’économie capitaliste et de sa coloration néo-libérale contemporaine, c’est parce que la démocratie contemporaine partage son ADN avec le modèle économique capitaliste. Cette origine commune et on-

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tologique avait déjà été dépeinte par Francis Fukuyama42 au début des années 90, donc suite à l’effondrement du bloc soviétique, dans la mesure où il note clairement les corrélations historiques empiriques entre développement économique capitaliste et mise en place du modèle démocratique, comme d’autres avant lui par ailleurs. En développant cette hypothèse, il prend notamment le modèle de l’Europe, et le développement économique des États qui ont, peu à peu, mis fin à des régimes fascistes ou, du moins, non démocratiques : en citant le Portugal ou la Grèce, puis l’ensemble des pays du bloc de l’Est, il note que le développement démocratique tel que nous le connaissons est immanquablement assorti du développement d’une économie de marché capitaliste au sein des États concernés. Cependant, le développement de Fukuyama a une limite : il note également que des régimes dictatoriaux ont connu des développements économiques importants – mais il omet de préciser que ces développements ne se font jamais sous l’égide d’une économie de marché capitaliste au sein d’États aux régimes moins libéraux. Malgré cela, le constat de Francis Fukuyama est sans appel : s’il peut exister des régimes durs avec une relative bonne santé économique, il n’existe pas de démocratie contemporaine absolue (c’est-à-dire permettant la liberté d’expression au sein d’une sphère publique) sans économie de marché stabilisée, soit permettant une authentique croissance capitaliste. Pour Wolfgang Merkel43, si le constat de départ est également partagé, il y a en revanche un problème relationnel relativement toxique entre démocratie et capitalisme. Ce problème relationnel existe en raison d’un réseau d’affinités et de congruences qui relient capitalisme économique et démocratie contemporaine  : la compétition (c’est le cas sur les marchés et entre partis politiques, bien sûr), le besoin de prévisibilité (la stabilité po42. Francis Fukuyama, « Capitalism & democracy : the missing link », Journal of Democracy, vol. 3, n° 3, 1992, p. 100-110. 43. Wolfgang Merkel, « Is capitalism compatible with democracy ? », Zeitschrift für vergleichende Politikwissenschaft, vol. 8, 2014, p. 109-28.

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litique d’un côté, la stabilité des marchés de l’autre), et la liberté (d’expression d’un côté, de consommation de l’autre). D’une certaine façon, les faiblesses du modèle démocratique contemporain sont même protégées par le développement d’une économie capitaliste, comme le rappelait déjà Philippe Schmitter en 199444. Pour lui, si la démocratie semble être devenue le seul idéal de modèle politique possible, il n’en reste pas moins que celle-ci renferme d’authentiques dangers qui l’éloignent considérablement de la perfection : son hégémonie idéologique est loin d’être un atout, et la promesse de programmes politiques réalisés risque, à terme, de décevoir les citoyens qui pourraient alors être tentés par des régimes nettement moins progressistes. J’abonde dans ce sens, d’autant que trente-cinq ans plus tard, les craintes de Philippe Schmitter semblent avoir été relativement prémonitoires. En allant plus loin, il détaille également une taxonomie des dilemmes qui agitent les démocraties contemporaines, en tentant de les décrire pour mieux en percevoir les dangers. Ainsi, il propose la liste des dangers internes suivants : - L’oligarchie, mal bien connu ; - Le parasitisme, ou syndrome du passager clandestin, qui risque d’inviter les bénéficiaires de la démocratie à profiter des bénéfices de celle-ci sans nécessairement s’impliquer dans son fonctionnement ; - L’instabilité et l’incohérence induites par les cycles politiques, qu’il s’agisse de coalitions ou de changements de majorité, ce qui risque de produire un ensemble inconsistant de mesures politiques au gré des programmes et des intérêts ; - L’autonomie fonctionnelle des institutions démocratiques, qui n’obéissent pas aux critères élémentaires de la démocratie contemporaine, tout en existant au sein du régime (Schmitter donne l’exemple de l’armée ou des banques centrales) ; - Enfin, l’interdépendance qui ne permet pas aux représentants élus par le peuple de prendre des décisions sans devoir tenir 44. Philippe C. Schmitter, « Dangers and dilemmas of democracy », Journal of Democracy, vol. 5, n° 2, 1994, p. 57-74.

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compte d’un ensemble complexe d’intérêts économiques, politiques et internationaux interdépendants, qui peut limiter considérablement la prise de mesure et le vote de lois. Schmitter poursuit sa taxonomie par une liste des dangers qui viennent de l’extérieur, même si parfois, cette distinction intérieur/extérieur peut paraître quelque peu discutable : - Les frontières et les identités des peuples et des nations, qui peuvent constituer un frein à l’idéal (ou l’idéologie) démocratique dans sa version absolue ; - Le capitalisme et ses systèmes de production, d’accumulation et de distribution (Schmitter note d’ailleurs à cette occasion les liens intrinsèques entre capitalisme et démocraties contemporaines) ; - Surcharge et ingouvernabilité, notamment parce que les citoyens-électeurs ne sont pas que des individus démocratiques, mais des individus soumis à des humeurs, à des tendances et, évidemment, à des pressions économiques qui vont grandement influencer leur lecture de l’implication démocratique (le vote pour les partis d’extrême-droite, par exemple, le démontre assez aisément) ; - Corruption et délabrement, notamment en raison d’une proximité trop grande d’intérêts économiques et d’intérêts politiques, ou encore de la reproduction des élites et de l’oligarchie qui pourrait s’installer ; - Enfin, sécurité et insécurité extérieures et intérieures, notamment dans les cas de guerres ou bien encore d’attentats. Avec l’ensemble de ces dangers, il convient de noter que la démocratie contemporaine n’est peut-être pas le modèle idéal et absolu que l’on a parfois tendance à imaginer ; ainsi donc, c’est d’abord notre foi dans la démocratie représentative comme meilleur modèle possible, notamment parce que les démocraties succèdent historiquement à des régimes autocratiques ou dictatoriaux, qui lui permet d’exister. 47

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Mais alors, quid ici de l’écologie ou encore de l’urgent besoin de réaction face à l’incroyable violence des changements climatiques à venir ? Si le modèle démocratique présente autant de dangers ou de vicissitudes liées à sa consanguinité avec l’économie de marché capitaliste, il est aisé de voir que les mesures écologiques nécessaires pour changer de modèle de société semblent littéralement vouées à l’échec. Comment faire voter des individus contre l’intérêt propre de leur confort personnel en termes de consommation  ? Comment permettre à des partis politiques et aux femmes et aux hommes qui les représentent de proposer un programme qui ira à l’encontre d’un certain nombre de parti-pris économiques habituels de l’économie de marché capitaliste – notamment la fameuse idéologie de croissance ? Ici, on le voit bien : avec de telles limites dépeintes d’ailleurs par des chercheurs en sciences politiques, il semble difficile, voire carrément impossible (n’ayons pas peur de l’écrire) de pouvoir mettre en place une réelle transition écologique, au sens plein du terme, dans un système démocratique contemporain. C’est précisément l’enjeu de la thèse que je défends ici : si nous voulons effectuer une transition écologique, il faut également proposer une authentique transition politique – et par là même penser un modèle politique post-démocratique qui nous fera nécessairement sortir du modèle démocratique dont nous avons pour l’instant l’habitude, et que nous avons érigé en perfection absolue du vivre-ensemble politique et social. Pour aller plus loin, il serait illusoire de réfléchir à la question politique sans penser à la question économique – notamment parce que plusieurs travaux établissent clairement la nette consanguinité entre démocraties contemporaines et économie de marché capitaliste. Dans ce cas, il paraît important de déterminer la manière dont fonctionne le modèle économique capitaliste, qui repose avant tout sur le principe même d’exploitation, et ce dans une triade fondamentale :

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1. L’exploitation des ressources pour générer des produits ou des services qui ont une valeur marchande, quelles que soient ces ressources. Animaux, surfaces agricoles, minerais, idées créatives, savoir-faire et compétences se retrouvent tous concentrés dans une idéologie de ressources à exploiter. Bien évidemment, l’environnement est une des victimes de ce postulat, qui se rapporte à une idéologie de l’être humain comme dominant par rapport à la Nature et aux animaux, dans un esprit d’objectification de ce qui permet le progrès économique et l’augmentation du capital ; 2. L’exploitation des forces de travail pour fabriquer produits et services (les fameuses ressources humaines), en liant travail et capacité à survivre par la contrepartie de ressources financières. Pour être plus clair, puisque l’être humain a besoin de survivre dans ce monde grâce à l’obtention d’une rémunération, le système économique capitaliste permet l’octroi de cette rémunération en échange de la location de sa force de travail (qu’il s’agisse d’une force manuelle ou intellectuelle, d’ailleurs) ; 3. L’exploitation des dispositions cognitives et affectives pour consommer les produits et les services, à travers des stratégies de communication et de marketing. L’exploitation du temps, de l’état mental et des architectures de signification permettent par exemple à telle production de se diffuser de manière adéquate. Par exemple, l’agencement des rayons, le choix de musique, la diffusion d’odeurs, la définition de la luminosité ou de la température dans les supermarchés sont autant de stratégies qui exploitent les failles cognitives et émotionnelles afin de susciter l’envie de consommer. En d’autres termes, le principe même d’exploitation constitue un authentique pivot de l’économie capitaliste, si ce n’est son système nerveux central. Cette déclinaison se retrouve d’ailleurs, comme en miroir, dans l’application contemporaine du modèle démocratique :

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1. L’exploitation des besoins anthropologiques fondamentaux qui nécessitent l’organisation politique d’une société (au-delà même des besoins nécessaires à la survie de l’être humain), à savoir notamment la sécurité, l’accès à l’éducation et aux soins, ainsi que les besoins élémentaires qui régissent toute organisation sociale humaine (accompagnement de la naissance et de la mort, transmission des connaissances et savoir-faire, répartition du travail, etc.) ; 2. La mise en place de forces d’organisation ou d’institutions qui permettent en apparence de garantir les libertés de chacun, pour légiférer et administrer ces besoins fondamentaux : justice, police, transports et autres institutions chargées de permettre et réguler une circulation souple et plus ou moins transparente des informations entre individus et institutions, dans un souci d’organisation sociale et politique optimale ; 3. La mise en place d’espaces de circulation et de débats d’idées, médiatiques ou non, locaux ou non, qui donnent une impression de liberté de manière ponctuelle  : périodes électorales, liberté supposée de la presse (malgré le fait que celle-ci se retrouve entre les intérêts de groupes privés) et profusion médiatique exploitent toutes ensemble les failles cognitives et affectives des citoyens, ce qui fait écho aux travaux de Didier Maillat sur la manipulation cognitive45. Le fait qu’économie et démocratie fonctionnent en miroir sur un certain nombre de paramètres exploitables de l’environnement, que celui-ci soit externe (ressources minières, terres à cultiver, animaux à élever, etc.) ou interne (ressources cognitives et affectives des individus, besoins anthropologiques élémentaires) n’est vraisemblablement pas le simple fruit du hasard ; ceci montre qu’économie capitaliste et démocratie contemporaine, dans la version que nous connaissons, partagent en réalité un ADN commun. 45. Didier Maillat, « Constraining context selection : on the pragmatic inevitability of manipulation », Journal of Pragmatics, vol. 59, n° 2, 2013, 9. 190-199.

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Dès 2000, Christopher Gunn46 dénonçait le rapport problématique entre économie de marché et traitement démocratique de l’économie, en soulignant le fait que le respect même des valeurs dites démocratiques au sein des espaces de travail se retrouvait mis en danger par les lois du marché, dans la logique capitaliste que nous connaissons. Vingt ans après, il faut bien admettre que l’histoire lui aura donné raison : en octobre 2019, au moment des émeutes qui opposent à Hong Kong manifestants et pouvoir du régime chinois, l’éditeur de jeux vidéo Blizzard Activision préféra censurer l’un des participants au tournoi mondial du jeu vidéo Hearthstone, sous prétexte qu’il marquait un soutien actif au mouvement de protestation. Dans ce cas de figure, force est de constater que la logique de marché (l’expansion de Blizzard Activision en Chine lui permet littéralement de survivre) fait fi des principes démocratiques tant agités, mais toujours aussi rapidement piétinés lorsque les intérêts financiers se manifestent. Dans cette histoire comme dans tant d’autres, il existe une hiérarchie nette entre économie capitaliste et avatars de la démocratie contemporaine : en fait, dans nos sociétés, c’est bel et bien la première qui prime sur la seconde, même si cette dernière sert malgré tout de doudou pour se convaincre du fait que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Cela fait plusieurs décennies que nous sommes en mesure de constater les limites du modèle démocratique contemporain. De fait, un marché politique ouvert ne constitue pas pour autant une démocratie, de la même manière que des marchés ouverts ne sont pas nécessairement synonyme d’une société industrialisée. Ceci me permet de pointer l’un des paradoxes du modèle démocratique contemporain : le fait que plus une démocratie s’installe, moins les gens sont motivés pour participer aux décisions, aux votes ou à tout autre type d’implication politique essentielle. Pour cela, il faudrait repenser un régime politique qui puisse dépasser cette perte de sens collective, et qui permette de libérer les indi46. Christopher Gunn, « Markets against economic democracy », Review of Radical Political Economics, vol. 32, n° 3, 2000, p. 448-460.

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vidus du joug capitaliste et de ses logiques de groupes de pouvoir, afin de les reconnecter à la nature et aux évidences environnementales. En effet, dans la logique des démocraties capitalistes néolibérales, les individus sont considérés comme des ressources politiques ou électorales, à mobiliser et exploiter en fonction du rythme des respirations démocratiques. Ceci est loin d’être anodin et représente probablement l’un des nombreux points névralgiques du problème. Je reviendrai plus tard sur ces constats lorsque j’évoquerai l’illusion de liberté, mais il me semble ici nécessaire de pouvoir mettre en exergue le fait que les individus et les groupes d’individus, y compris au sein d’une démocratie, peuvent être considérés comme des ressources à exploiter par d’autres. Cet état de fait transforme les citoyens-consommateurs en des objets de luttes d’influence, qui s’exercent par ailleurs à tous les niveaux : spectacles médiatiques, circulation d’information, débats publics et conversations entre proches sont autant de terrains de jeux pour les luttes d’influences que se livrent partis, groupes d’intérêts privés, lobbys et autres acteurs puissants des démocraties contemporaines – sachant que nous définissons ces acteurs puissants comme des acteurs ayant la capacité économique d’exercer une influence dans le débat démocratique, ce qui démontre une fois de plus les liens étroits et incontournables entre économie capitaliste et démocratie contemporaine. Pourquoi en effet se priver de financer tel média ou tel parti, à partir du moment où ceuxci peuvent faire pencher la balance en la faveur d’idéologies, de mesures, de lois ou de programmes qui font fructifier les affaires de celles et ceux qui souhaitent exercer une influence dans le jeu démocratique, sans toutefois y participer directement ? Pour David Beetham, auteur d’une très intéressante étude parue en 1993, au lendemain de la chute de l’URSS, le constat est clair : point de démocratie contemporaine sans économie de marché à tendance capitaliste. Il isole en effet quatre théorèmes

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traditionnels néolibéraux qui relient économie de marché et démocratie, et les détaille comme suit47 : - Le théorème de nécessité, dans la mesure où le marché représente selon lui une condition nécessaire pour la démocratie ; - Le théorème d’analogie, soit le fait que la démocratie est mieux comprise si l’on utilise l’analogie du marché pour l’étudier ; - Le théorème de supériorité, qui implique le fait que le marché est bien plus démocratique que le politique ne le sera jamais ; - Le théorème du handicap, dans la mesure où la démocratie politique peut menacer ou handicaper les opérations du libre marché. Les recherches de Beetham sont éloquentes et parlent d’elles-mêmes : il n’y aurait donc pas d’alternative autre que celle de l’économie de marché pour la survie des démocraties ; pis encore, celles-ci ne seraient que des avatars imparfaits du libre marché. Beetham poursuit en proposant une approche critique, qui tenterait de répondre à ces quatre paradigmes traditionnellement néo-libéraux. Tout d’abord, la relation entre marché et démocratie est plutôt ambivalente, avec des effets négatifs et positifs, mais Beetham ne parvient pas à réfuter le fait que démocratie contemporaine et économie de marché soient consubstantielles dans nos société modernes. Dans un second temps, il réfute la comparaison entre démocratie et marché, mais de manière relativement imparfaite  : même s’il souligne le fait que l’espace public fonctionne de manière différente au marché (dans la mesure où les logiques sont différentes), il n’en reste pas moins que cet espace public constitue en vérité le marché même de la démocratie, soumis à un ensemble de logiques d’inflations et de luttes d’intérêt. Pour ce qui concerne le caractère démocratique du marché, Beetham objecte le fait que justement, il est du rôle du politique de 47. David Beetham, « Four theorems about the market and democracy », European Journal of Political Research, vol. 23, 1993, p. 187-201, p. 188.

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limiter les inégalités inhérentes à la logique de marché ; selon lui il faut donc plus de politique, mais cela n’inclut pas nécessairement avoir recours à plus de processus démocratiques (et encore une fois, cela pose la question de la liberté d’action et de pensée des acteurs démocratiques). Enfin, Beetham critique le théorème du handicap en arguant du fait que le modèle de l’économie de marché capitaliste représente en fait une idéologie uniforme qui ne souffre que peu d’opposition (on pourra lui opposer qu’il en est de même, actuellement, pour les avatars imparfaits des démocraties contemporaines). Quoiqu’il en soit, David Beetham est forcé de constater la difficulté de dénouer les liens entre économie de marché capitaliste et fonctionnement démocratique contemporain. Si son article a été écrit en 1993, il reste plus que jamais actuel dans cette première moitié du XXIe siècle, où l’irruption des nouveaux médias, des réseaux sociaux et des technologies numériques de communication a accéléré la conception de l’espace public démocratie comme un véritable marché des programmes, des idéologies, des opinions et même des vérités – puisqu’il est désormais question de fake news et de post-vérité. Comme nous avons pu le constater ici, il est illusoire de penser que démocratie contemporaine et économie de marché capitaliste n’auraient absolument aucun lien  : l’histoire récente, dans les pays occidentaux comme ailleurs, montre qu’il n’y a pas de démocratie sans économie capitaliste, et que l’économie capitaliste peut par ailleurs fort bien s’accommoder d’une absence de démocratie réelle (comme en Chine), alors que l’inverse n’est tout simplement ni vrai, ni réaliste, ni constaté. Il suffirait par ailleurs de se tourner vers les exemples de démocraties socialistes à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, en Europe de l’Est, pour vérifier le fait que sans économie de marché, la mise en place de démocraties aux libertés garanties semble pour le moins peu évidente. Pis encore, le jeu démocrate, à tout le moins au sein des sociétés occidentales et ailleurs, est calqué sur l’économie de marché ca54

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pitaliste : véritable place financière où s’affrontent toutes les tendances et toutes les inflations, la sphère publique démocratique est en proie à des luttes violentes d’influence, d’inflation de telle idéologie ou de telle tendance politique, d’intérêts privés concurrents et de médiatisation plus ou moins déformante pour pouvoir «  vendre  » ou en tout cas «  faire adhérer  ». Dans cette logique, je ne vois pas bien comment d’authentiques mesures écologiques d’ampleur, face à l’urgence climatique, pourraient se prendre alors même que la plupart des intérêts économiques, et donc démocratiques, n’ont aucun intérêt à ce que celles-ci se matérialisent. Tout simplement parce que leur logique n’est pas morale ou éthique, ou encore basée sur une idée de bien commun, mais sur une logique de biens privés dont les intérêts et l’expansion doivent aller croissants – ce qui sous-tend par ailleurs une idéologie de croissance impropre pour une écologie radicale.

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Chapitre 3 La triade mythologique : individualisme, liberté et sécurité Au sein des démocraties irriguées par l’économie capitaliste, l’inflation de la pensée néolibérale a définitivement placé la liberté de l’individu sur le devant de la scène – une liberté qui ne saurait s’exercer sans que sa sécurité soit bien évidemment garantie. Ce paradigme s’exprime à travers plusieurs cas bien concrets ; dans le monde numérique, par exemple, le citoyen-consommateur est libre de pouvoir commander ce qu’il veut quand il le désire, à condition de transmettre des données qui seront stockées, cryptées et réutilisées pour la propre sécurité de ses informations personnelles, bien évidemment. Ici, la question de sécurité est synonyme d’un sentiment de confort  ; il s’agit de faire disparaître toute trace potentielle d’insécurité et d’instabilité, pour permettre au citoyen-consommateur de savourer paisiblement tout ce que la démocratie capitaliste peut lui offrir. Le fait que l’individu soit central dans ce modèle n’est évidemment pas innocent : in fine, c’est bien l’individu qui va opérer les choix qui permettent à l’économie capitaliste de fonctionner. Ainsi, c’est bien l’individu qui va confirmer ses choix et actes d’achat au moment d’endosser son rôle de citoyen-consommateur ; c’est également lui qui va glisser le bulletin de vote dans l’urne, tout comme il glisse sa carte bancaire dans le terminal de paiement. Pour influencer ses choix, un certain nombre de techniques de communication, de publicité et de marketing sont mises en œuvre, souvent en se basant sur d’abondantes recherches en neuromarketing ou en sciences cognitives, pour ne citer que ces disciplines qui se retrouvent, hélas, souvent complices malgré elles. Les travaux de Mark Wil-

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son, Jeannie Gaines et Ronald Hill48 proposent d’ailleurs de rester en alerte sur la question de la liberté du consommateur, notamment son consentement. Notons par ailleurs que, tout comme il est possible de fabriquer l’illusion du choix et de la décision libre grâce à certaines astuces liées au neuromarketing, il est également tout à fait possible de fabriquer l’illusion du consentement, ce qui ne résout vraisemblablement pas le problème. De ce point de vue, les recherches d’Emily Murphy, Judy Illes et Peter Reiner49 proposent même de mettre en place un code éthique de neuromarketing, pour la protection et la sécurité des consommateurs ; décidément, liberté et sécurité sont souvent citées de pair, y compris dans les études sur la consommation. Le simple fait que des chercheurs s’inquiètent du besoin d’un positionnement éthique concernant ce que l’on appelle peut-être un peu abusivement le neuromarketing, à savoir le fait d’utiliser des techniques de stimulation neurologique afin d’influencer le choix des consommateurs et leur donner l’illusion que ce choix vient d’eux-mêmes, en dit long sur la débâcle politique dans laquelle nos sociétés se retrouvent engagées. En définitive, les questions de sécurité et de liberté se retrouvent enchevêtrées dans l’entretien d’une double illusion  : il serait en effet relativement naïf de penser que nous sommes en permanence libres de nos choix, ou que nous sommes définitivement hors de portée de tout événement insécurisant. Et pourtant, le modèle démocratique capitaliste entraîne les citoyens-consommateurs dans cette quête à la fois sisyphesque et fondamentalement absurde, qui flatte des instincts que l’on pourrait qualifier de régressifs, au sens où ils font appel à des besoins quasiment enfantins.

48. R. Mark Wilson, Jeannie Gaines & Ronald Paul Hill, « Neuromarketing and consumer free will », The Journal of Consumer Affairs, vol. 42, n° 3), 2008, p. 389410. 49. Emily R. Murphy, Judy Illes & Peter B. Reiner, « Neuroethics of neuromarketing », Journal of Consumer Behaviour, vol. 7, n° 4-5, 2008, p. 293-302.

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Selon que l’on se place sur le terrain de l’économie de marché ou de la vie démocratique purement citoyenne, les illusions de liberté et de sécurité sont entretenues suivant des procédés spécifiques, assurés par la préservation de contextes singuliers. Au sein du modèle économique capitaliste par exemple, l’illusion de liberté est entretenue de la manière suivante : - Liberté de choix, grâce à une grande variété de produits et de marques pour répondre à des besoins de consommation, le tout étant garanti par un marché organisé pour permettre l’éclosion de cette variété et de permettre ainsi au consommateur de trouver le produit qui lui correspond le mieux (en fonction de son éthique, de ses besoins, de ses valeurs, de ses envies, etc.) ; - Liberté de consommer, dans la mesure où le choix permet ensuite la consommation des biens et des services, de manière quasiment infinie. Ainsi, la transition numérique du commerce permet de programmer des livraisons à toute heure de la journée, pour une grande variété de biens, et de commander sans limite de temps ou de contraintes (mis à part la contrainte financière) ; - Liberté de se consacrer à des loisirs, pour lesquels il faut également se positionner en tant que consommateur : je ne parle pas ici d’activités intimes qui permettent de retrouver du temps pour soi, mais bel et bien de loisirs de masse. Parcs d’attraction, villages vacances ou places de cinéma pour blockbusters sont autant d’exemples de l’irruption du divertissement au sein du marché de la consommation ; - Liberté d’afficher des goûts personnels, et donc de pouvoir exprimer son identité à travers des actes de consommation (ce que les travaux de Marilyn Halter ont d’ailleurs permis de mettre en exergue50) : les vêtements, les accessoires de mode, le véhicule et autres avatars des processus d’identification donnent l’impression au consommateur qu’il se réalise en tant qu’individu à travers ces actes d’achat ; 50. Marilyn Halter, Shopping for Identity: the Marketing of Ethnicity, New York, Schocken Books, 2000.

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- Liberté d’entreprendre, dans la mesure où n’importe quel citoyen-consommateur peut décider lui aussi d’entrer sur le marché en créant une activité qui lui permettra d’atteindre des cibles potentielles et de proposer des biens ou des services qui répondent à des besoins (ou de créer ces besoins, le cas échéant). Les consommateurs sont par ailleurs fréquemment encouragés à aller eux aussi tenter leur chance sur le terrain de jeu du marché (ce qui entretient par ailleurs, en cas de succès, l’idée du self made man individualiste sur laquelle je reviendrai par ailleurs). On le voit bien : l’économie de marché capitaliste, dopée par une conception néolibérale de l’individu sur laquelle il conviendra de s’appesantir un peu plus loin, offre un gigantesque univers d’épanouissement pour permettre aux consommateurs de se sentir libres de leurs décisions, maîtres de leurs choix et convaincus de leur singularité totale. Peu importe qu’une multitude de services et de biens a priori si différents soient en fait détenus par quelques groupes qui tendent à uniformiser un certain nombre de pratiques sociales : le citoyen-consommateur est sommé d’être libre, et on lui ordonne d’actionner ses leviers de liberté au sein de l’économie de marché. Cette économie de marché capitaliste permet d’ailleurs, en retour, de stimuler le consommateur dans sa liberté de choix en lui garantissant que ceux-ci seront nécessairement placés sous l’égide de la sécurité, à travers les déclinaisons suivantes : - Sécurité de traçabilité, grâce à des instructions prétendument lisibles et claires sur les emballages ou les étiquettes de produits achetés. Dans ce cas de figure, une profusion d’informations est mise à disposition du consommateur, sans que la fiabilité ou la véracité de ces informations soient garanties  ; ce qui compte, c’est que la transmission d’informations donne l’illusion de traçabilité et de transparence ; - Sécurité en termes de qualité, puisque l’industrie et le marché subissent de manière consentante un arsenal de contrôles et de processus qui vont permettre de donner au consommateur 60

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l’illusion d’une qualité maîtrisée d’un bout à l’autre de la chaîne de production – j’écris bien « illusion », dans la mesure où les scandales sanitaires à répétition montrent bien que la sécurité qualitative est interprétée à géométrie variable en fonction de ce que les industriels perçoivent de la part des consommateurs, et en fonction bien sûr d’intérêts économiques bien compris ; - Sécurité en matière de provenance des biens et des services, ce qui permet d’ailleurs de créer ou recréer un véritable climat d’illusion d’authenticité (celle-ci ne constituant qu’un avatar identitaire de l’illusion de sécurité, en ce qu’elle part du postulat que ce qui est perçu comme authentique est nécessairement de qualité), alors même qu’il est quasiment impossible de retracer la provenance de l’intégralité des composants qui entrent dans la fabrication d’un bien ; - Sécurité, enfin, en matière de législation. C’est d’ailleurs ici que s’active l’un des nœuds les plus intéressants entre démocratie et capitalisme, puisque pour qu’il y ait législation, il faut passer par un dialogue avec les acteurs du modèle politique démocratique. Dans ce cadre, la législation peut devenir un outil marketing particulièrement intéressant pour l’économie de marché, puisque le citoyen-consommateur pourra avoir tendance à se diriger vers des biens ou services dont la production et la circulation sont encadrées. Sur le marché de l’économie capitaliste, liberté et sécurité sont donc garanties par un certain nombre de mécanismes qui sont censés rassurer le consommateur et l’enjoindre à exprimer sa créativité et sa liberté à travers un acte à la fois symbolique, pragmatique et révélateur : l’acte de consommation. L’acte de vote démocratique peut, en revanche, sembler bien moins immédiatement révélateur et libérateur pour le citoyen-consommateur  ; il peut sembler en effet plus intéressant d’endosser le rôle de consommateur que celui de citoyen, du point de vue de l’immédiateté des rétributions et des sentiments de satisfaction. Pour autant, dans un dualisme complémentaire entre 61

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économie capitaliste et modèle politique démocratique, les démocraties permettent elles-aussi de garantir ces mêmes illusions de liberté et de sécurité, afin de maintenir les citoyens dans leur rôle d’ouvriers du système politique en place. Ainsi donc, dans les démocraties, le paradigme de la liberté fondamentale constitue l’un des plus importants, ce en raison de l’influence importante de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. Ici, l’illusion de liberté peut être entretenue de la manière suivante : - Le droit de vote, bien évidemment, qui est l’un des piliers des démocraties contemporaines et qui peut être obligatoire ou non. Ce droit est bien évidemment limité, puisqu’il permet aux citoyens de voter pour des candidats et des partis qui ont les capacités de se structurer et le pouvoir de se présenter aux élections ; à partir du moment où un candidat ou une organisation sort du système gauche-droite contemporain ou propose une parole susceptible d’être moins audible médiatiquement, le droit de vote s’en trouve indirectement impacté ; les citoyens ont le droit de voter pour les candidats que le système démocratique et les habitudes médiatiques lui présentent ; - La liberté de parole et d’expression, qui représentent un bien commun particulièrement important dans les démocraties contemporaines, et qui permettent de créer un véritable marché de l’opinion – particulièrement depuis l’incarnation numérique hyper-narrative51 de la communication sur les réseaux sociaux. Cette liberté fragmente les registres de parole, qui se retrouvent très souvent exprimés suivant le régime de l’opinion, au mépris des degrés d’expertise, de contexte ou encore d’intentions des locuteurs ; - La liberté de la presse, également extrêmement représentative du degré d’aboutissement démocratique contemporain, présente une forme de juxtaposition avec l’économie de marché capitaliste. En effet, les différents types de journaux ou de pu51. Albin Wagener, « Hypernarrativity, storytelling, and the relativity of truth : digital semiotics of communication and interaction », Postdigital Science and Education, vol. 2, n° 1, 2019, p. 147-169.

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blication se retrouvent en compétition sur un marché, et se retrouvent au centre d’enjeux entre groupes médiatiques privés ou de logiques purement économiques. Cette liberté est donc purement et simplement conditionnée au fait qu’elle se soumette à l’ordre du marché ; - La liberté de manifester, et plus largement de contester ou de protester, qui peut se retrouver diluée au sein des conditions de liberté de parole et des contraintes de la liberté de la presse. Dans ce cas de figure et en France tout particulièrement, cette liberté est fonction des événements et des contraintes de l’ordre politique  : il est plus facile d’admettre des manifestations pacifiques de protestation suite à un attentat (le cas de Charlie Hebdo) que des manifestations de protestation contre le coût de la vie (le cas des gilets jaunes), sans parler du fait que, traditionnellement, les manifestations sont acceptées lorsqu’elles sont organisées par des contre-pouvoirs politiques qui s’inscrivent dans la logique de l’ordre démocratique (le cas des manifestations organisées par les syndicats). Est entendu, quoiqu’il en soit, que la liberté de manifester est tolérée tant que celle-ci ne menace pas l’ordre établi, qui interviendra précisément au nom de la sécurité. Dans ce dernier cas, il est aisé de discerner les liens parfois paradoxaux, voire pervers, entre liberté et sécurité. Ainsi, la liberté peut être exprimée publiquement, tant que la sécurité collective ou individuelle n’est pas compromise – ou plus exactement, tant que le pouvoir démocratique élu en place ne perçoit pas cette liberté comme une menace à sa sécurité. Les libertés des démocraties contemporaines, si elles ont bien sûr le mérite et la nécessité d’exister, ne sont pas exemptes de défauts, de contraintes, d’enjeux de pouvoir, de relations hiérarchiques paternalistes et de liens avec l’économie capitaliste. Quant à la sécurité, elle se retrouve directement soumise à un ordre politique – et aux libres appréciations de celles et ceux qui l’exercent :

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- La sécurité se trouve avant tout garantie par la constitution de corps de défense. Ainsi armée, police et gendarmerie constituent autant d’institutions chargées d’intervenir en cas de menace pour la sécurité – menace souvent perçue et définie par les pouvoirs publics comme une menace pour la liberté des citoyens et donc, in fine, pour la démocratie. De ce point de vue, par exemple, l’irruption des attentats fondamentalistes dans la vie publique démocratie depuis les années 2000 a souvent permis aux gouvernants d’introduire des mesures liberticides, précisément pour assurer la sécurité des citoyens et donc préserver la démocratie… et son illusion de liberté ; - Les législations votées par les parlementaires et appliquées par les institutions judiciaires ont, quant à elle, pour objectif de pouvoir assurer la sécurité de tous en encadrant un certain nombre de libertés  : liberté d’expression, liberté de manifester, liberté d’informer ou encore liberté d’aller et venir. Dans ce cas de figure, la sécurité est invoquée afin de permettre de structurer un cadre pour l’environnement social et éviter tout débordement qui pourrait le menacer. La codépendance entre liberté et sécurité, en tant que principes fondamentaux des démocraties contemporaines, est ici particulièrement vive et visible. Les citoyens peuvent le mesurer de manière assez claire en suivant les errements de l’actualité politique : il convient ici de spécifier que les principes de liberté et de sécurité ne sont pas totalement immanents à nos institutions et ne sont jamais déconnectées des individus qui écrivent et votent les lois, des individus qui tentent d’influencer les individus qui écrivent et votent les lois, des individus qui appliquent les lois ou encore des individus qui exercent le pouvoir pour garantir l’ordre démocratique. Je me permets ici de revenir sur la notion de liberté. Pour le citoyen-consommateur, notamment grâce à l’expression et aux actes que permet l’économie de marché capitaliste, la liberté représente une sorte d’horizon indépassable de la vie démo64

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cratique : elle en est l’une des vertus cardinales, là où les régimes totalitaires restreignent de manière violente et insoutenable les libertés élémentaires des individus, parfois jusque dans leur chair. Il ne s’agit pas ici de dire que la liberté représenterait un concept somme toute accessoire, ou qu’il faille en imaginer la fin pure et simple. Mais il convient cependant d’interroger ce qu’est la liberté  : que représente-t-elle pour nous et surtout, qu’en faisons-nous ? Si la liberté se résume au droit de vote et à la liberté d’expression, alors il faut bien évidemment la conserver, même si c’est fondamentalement insuffisant ; mais pour autant, est-ce que la liberté doit s’exprimer de manière aussi licencieuse au sein de l’économie de marché capitaliste ? Sommes-nous condamnés à faire du marché le seul terrain de jeu débridé d’expression de notre liberté, au fur et à mesure de notre historique d’achats, par ailleurs plus ou moins compulsifs, ou de prises de possession  ? Qu’est-ce que la liberté du citoyen-consommateur quand celleci repose sur l’exploitation de populations vulnérables et laborieuses ou bien sur celles d’animaux élevés dans la maltraitance la plus insoutenable ? D’une certaine manière, la liberté est devenue une valeur tellement fondamentale des démocraties contemporaines que plus personne ne questionne la manière dont elle est vécue, pensée ou agie. Sa nécessité enivrante fait d’elle un impensé à la fois éthique, philosophique et politique, sans même parler de sa dimension économique. Plusieurs travaux ont d’ailleurs montré, comme ceux de Michael Stroup52, que la liberté économique est plus importante que les principes fondamentaux des démocraties contemporaines, lorsqu’il s’agit de mesurer l’effet sur le développement d’aides sociales. Pour autant, ces recherches sont contredites par les travaux de David Miller et de ses collègues sur l’utilisation du concept de liberté au sein des économies de marché et du monde de la finance53, ou encore par les travaux radicaux 52. Michael D. Stroup, « Economic freedom, democracy, and the quality of life », World Development, vol. 35, n° 1, 2007, p. 52-66. 53. David W. Miller, The Liberty Reader, New York, Routledge, 2017.

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de Robert Prasch sur les liens entre libéralisation des marchés et répression des individus. À ce titre, Prasch54 indique d’ailleurs que la liberté économique est désormais corrélée à ce qu’il appelle la « docilité apprise », qui implique de se soumettre à des méthodes de management, des injonctions paradoxales ou des dissonances éthiques afin de pouvoir obtenir de quoi exercer sa liberté de citoyen-consommateur au sein du marché. Pour lui, cela est notamment lié au fait qu’un marché libre implique nécessairement un principe de libre concurrence et libre compétitivité (tout comme au sein des marchés de l’opinion en démocratie, par ailleurs)  ; cette liberté n’est donc pas une notion liée à un épanouissement des individus, mais plutôt à l’exercice de contraintes insidieuses qui peuvent produire du stress, de la violence et un sentiment de déflation éthique au sein des sociétés. De façon ultime, sécurité et liberté, tout comme le modèle politique démocratique et l’économie capitaliste, se tournent vers l’individu comme ultime institution responsable, comme le précise Prasch : « Afin d’établir un niveau de légitimité politique nécessaire pour gouverner de manière efficace, l’opinion populaire doit adhérer à l’idée que le système économique, dans sa forme la plus habituelle, ne peut entièrement répondre aux besoins légitimes du public. Admettre que des problèmes structurels existent et que ceux-ci nécessitent des changements significatifs en matière d’allocation du pouvoir, des opportunités et des récompenses est tout simplement impossible. A part quelques cas extrêmes qui peuvent être (idéalement) ciblés par des œuvres de charité privées, tous les problèmes associés aux besoins d’emploi, de santé et d’aides sociales, etc. doivent être repensés comme des problèmes associés à des défauts de personnalité qui ne peuvent eux-mêmes qu’être attribués aux échecs de prévoyance, de témérité ou de moralité individuelles. Dans 54. Robert E. Prasch, « Capitalism, freedom and democracy reprised ; or, why is the liberalization of capital associated with the increased repression of individuals ? », Journal of Economic Issues, vol. 45, n° 2, 2011, p. 277-288.

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cette perspective, les individus représentent la seule cause de leurs problèmes. Il en découle donc que si des solutions durables peuvent être imaginées, il est nécessaire de changer les individus eux-mêmes. La validité de ces affirmations ne se trouvent bien évidemment pas dans leur réalisme ou leur cohérence, mais dans leur réitération. Les publicitaires savent bien qu’une histoire simple, qui présente une narration familière et qui est racontée de manière répétée, gagne en réputation et en crédibilité. Si un récit pratique et émotionnellement satisfaisant émerge d’une grande variété de sources, de manière plus ou moins simultanée, il va devenir familier. »55  Tel est donc le glissement auquel invite le piège de la liberté comme garantie absolue permise par l’économie capitaliste et les démocraties néolibérales : si l’individu est le centre des décisions en matière d’achat, de possession et de consommation, il reste également le centre de tout en cas de problème. Pour revenir par ailleurs au sujet principal du présent ouvrage, l’hypothèse de Prasch trouve un écho particulièrement éloquent dans le cas des réactions du marché économique aux bouleversements climatiques, puisque la quasi-totalité de la responsabilité décisionnelle et éthique liée à la nécessité d’un changement de modèle semble reposer sur le consommateur, et non sur les industries qui émettent le plus de CO2 dans l’atmosphère terrestre. D’autres chercheurs interrogent la notion de liberté au sein des démocraties capitalistes : tandis que Frederic Pryor propose une critique de la relation de causalité entre économie capitaliste et essor des libertés démocratiques56, Kellye Testy souligne que la liberté, à la fois économique et démocratique, reste à géométrie très variable en fonction des communautés concernées, notamment les femmes 55. Ibid, p. 285, ma traduction. 56. Frederic L. Pryor, « Capitalism and freedom ? », Economic Systems, vol. 34, n° 1, 2010, p. 91-104.

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et les minorités57. Toutefois, les travaux de Rohit Varman et Ram Manohar Vikas vont plus loin encore : pour eux, la liberté dans le champ de la consommation reste un privilège très marqué, tout en constituant le but ultime de l’accès à la liberté pour les individus, qui doivent également être considérés comme des ouvriers du système économique actuel58, puisque l’existence même du capitalisme économique implique des ressources pour la production de biens et de services – y compris, bien évidemment, les ressources humaines que nous constituons tous. Cet état de fait conduit Varman et Vikas à proposer une critique judicieuse des interrelations entre liberté, consommation et capitalisme : «  La liberté comme idéal des Lumières est toujours nécessaire et pertinente dans le monde contemporain. (…) Pour les consommateurs, la consommation offre une opportunité d’affirmation de l’identité et d’exercice de la liberté. À l’avenir, dans un monde libre, les loisirs et la consommation constitueront probablement les premiers moteurs d’existence, et ces conditions poseront également un problème en matière d’exploitation, de réification de redondance hégémonique. Cependant, souhaiter simplement que ces contraintes disparaissent dans un monde où la consommation est médiée par le marché ne résoudra pas la crise. Il est important de souligner ici que toute résolution sensée de cette crise ne pourra faire l’économie d’une analyse plus approfondie du capitalisme comme système de production, et pas simplement un système symbolique de commande de

57. Kellye Y. Testy, « Capitalism and freedom : for whom ? : feminist legal theory and progressive corporate law », Law and Contemporary Problems, vol. 67, n° 4, 2004, p. 87-108. 58. Rohit Varman & Ram Manohar Vikas, « Freedom and consumption : toward conceptualizing systemic constraints for subaltern consumers in a capitalist society », Consumption Markets & Culture, vol. 10, n° 2, 2007, p. 117-131.

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biens. En outre, cette analyse devra aussi se focaliser sur la question des relations injustes et inégalitaires pour ce qui est de la production (…). »59  Ici, il me semble que les travaux de Varman et Vikas permettent de mettre l’accent sur ce qui nourrit l’économie capitaliste et lui permet d’exister, à savoir le concept de ressource, sur lequel je reviendrai un peu plus loin. En effet, afin de permettre la promesse de liberté de consommation, si tant est que toutes les classes sociales et les communautés puissent y avoir accès et que les représentations sociales en présence leur permettent d’avoir la capacité d’accéder à des produits et services qui leur correspondent véritablement, il faut bien que ce système économique repose sur une architecture d’exploitation et de production qui entraîne la présence de biens et de services sur le marché. Une telle critique ne saurait par ailleurs faire l’économie du parfum colonialiste ou néocolonialiste qui souffle sur l’économie de marché capitaliste  : comme l’affirmait James Blaut il y a plus de trente ans, l’essor du capitalisme et sa diffusion hégémonique sont indissociables de l’impérialisme colonialiste des États européens60. À ce titre, il est important de décoloniser la réflexion liée à la critique du capitalisme économique et de la liberté de consommation, tant elle se retrouve segmentée d’une part non négligeable du problème  : capitalisme et colonialisme sont consubstantiels. C’est par ailleurs ce qu’écrit Gyan Prakash en 199661, en exhortant à repenser la critique du capitalisme à la lumière de l’esclavagisme et du travail forcé (sans même parler du labeur sous-payé), qui sévissent encore et toujours dans la plupart des régions du globe, et qui sont entretenus par le besoin de fournir aux consommateurs des démocraties occidentales cette 59. Ibid, p. 129, ma traduction. 60. James M. Blaut, « Colonialism and the rise of capitalism », Science & Society, vol. 53, n° 3, 1989, p. 260-296. 61. Gyan Prakash, « Colonialism, capitalism and the discourse of freedom », International Review of Social History, vol. 41, n° S4, 1996, p. 9-25.

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fameuse illusion de liberté. De ce point de vue, Prakash invite de manière urgente à une décolonisation radicale de la pensée critique du capitalisme62, tout en citant par ailleurs Stuart Hall dans le corps de son article : «  Puisque la servitude dans les colonies constituait l’image aliénée du travail libre des métropoles, puisque la servitude constituait la forme que la relation capital-travail était contrainte d’assumer dans son processus d’universalisation, alors la servitude coloniale doit être incluse dans la problématique du travail libre. Puisque l’esclavage et la servitude contiennent l’histoire déplacée de la liberté, alors l’histoire de la non-liberté dans les colonies doit être écrite dans l’histoire de la liberté des métropoles. Une telle réécriture de l’histoire de la servitude contribuerait à le re-narrativisation du récit dominant que Stuart Hall, de manière éloquente, définit dans un autre contexte comme une stratégie qui déplace l’histoire de la modernité capitaliste de sa centralité européenne vers ses “périphéries” dispersées tout autour du globe ; de la transition du féodalisme au capitalisme (qui a joué un rôle si cardinal, par exemple, pour le marxisme occidental) vers la formation du marché mondial, pour utiliser un terme commode du moment ; ou plutôt de nouvelles manières de conceptualiser la relation entre ces différents “événements” – de l’intérieur vers l’extérieur et vice-versa, les frontières perméables de l’émergente modernité capitaliste “mondiale”. »63 La question devient alors éminemment complexe : lorsque l’on parle d’illusion de liberté et de sécurité, c’est aussi parce que cette mythologie fonctionne en vase clos, tant elle ignore de manière criminelle les impacts que ces illusions ont sur les classes la62. Ibid, p. 23-24, ma traduction. 63. Stuart Hall, « When was ‘the post-colonial’ ? Thinking at the limit », in Iain Chambres & Lidia Curti (eds), The Post-Colonial Question : Common Skies, Divided Horizons, p. 242-260, London, Routledge, 1996, p. 250, ma traduction.

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borieuses qui produisent les biens et services que nous sélectionnons sur le marché. Ces classes existent bien évidemment dans les démocraties occidentales contemporaines, mais il est important de souligner ici que l’essor de ce modèle économique n’aurait pu se faire sans l’exploitation, pour ne pas dire le pillage d’une majorité écrasante de populations très majoritairement non blanches tout autour du globe, de leurs environnements, de leurs terres, de leurs forces vives, de leurs trésors et de leurs vulnérabilités – sans même parler des tragiques et cruelles exactions commises au nom du progrès politique et économique. Penser une critique de l’incapacité démocratique capitaliste à faire face aux bouleversements climatiques ne saurait être pertinent sans prise en compte de sa dimension postcoloniale dans toute sa complexité, notamment parce qu’à mon avis, étant donné la dimension planétaire des défis, il faudra un inventaire humaniste radicalement exhaustif pour parvenir à se préparer aux nécessaires dispositifs de résilience. Par ailleurs, c’est précisément à travers la dimension ontologiquement coloniale du capitalisme moderne, ainsi que de son avatar néolibéral, qu’il est possible de comprendre pourquoi le modèle même de la démocratie capitaliste semble totalement insoluble dans le paradigme de l’urgence réactionnelle nécessaire face aux changements climatiques. Pour rappel, j’entends par démocratie capitaliste ce modèle dualiste où fonctionnement politique et fonctionnement économique se retrouvent interreliés dans une forme d’idéal hégémonique absolu vers lequel toutes les sociétés du monde devraient converger, afin de garantir la liberté et la sécurité des individus, dans la mesure où l’individualisme constitue l’un des points cardinaux du modèle. L’une des incitations principales pour cet individu citoyen-consommateur, c’est de pouvoir consommer comme bon lui semble, dans quelque contexte que ce soit. Il est évident que seule une petite partie de la population mondiale peut jouir de ce privilège. L’une des difficultés concernant ce modèle individualiste propre aux démocraties néolibérales contemporaines est qu’il 71

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repose, entre autres, sur l’exploitation évidente des émotions et des affects. Il ne s’agit bien évidemment pas ici de dire que les émotions constituent en elles-mêmes un élément mauvais qui n’aurait pas sa place dans la vie politique, économique ou médiatique, mais plutôt de signaler qu’elles sont ici exploitées en tant que ressources permettant d’obtenir des effets de façon relativement concrète. Ainsi, sur le simple marché de la consommation, au-delà des besoins nécessaires que tout individu doit pouvoir combler (se nourrir, se loger, se vêtir, se chauffer), plusieurs leviers de consommation reposent sur le déclenchement d’envies. Il convient ici de rappeler ici les propositions de Nico Frijda : «  Les émotions peuvent être des états qui nous emportent. Elles peuvent nous emporter à penser d’une certaine manière et à agir sans se soucier des conséquences. Elles peuvent bâtir et détruire nos relations personnelles et modifier notre vie, bouleversant ce qu’elles rencontrent dans leur cours, déracinant les gens et les situations, comme un fleuve. Le plus singulier, le plus marquant dans les émotions, et ayant le plus de conséquences pour la conduite et la construction de la vie, c’est d’être des états de motivation. »64  Les travaux de Frijda sont conséquents, dans la mesure où ils permettent de comprendre la manière dont les émotions agissent sur notre cognition, en activant des réseaux de neurones qui jouent un rôle déterminant dans notre sensibilité aux stimuli et nos prises de décision quotidiennes, y compris celles qui paraissent les plus anodines – et qui, pourtant, renferment en ellemême une authentique charge politique. De ce point de vue, toute notre vie quotidienne devient politique  : le choix du nouveau smartphone, la répartition des tâches à la maison, la manière de 64. Nico H. Frijda, « Passions : l’émotion comme motivation », in Jean-Marc Colletta & Anna Tcherkassof (eds), Les émotions. Cognition, langage et développement, p. 15-32, Sprimont, Mardaga, 2003, p. 15.

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parler à ses enfants et la cuisine de certains plats possèdent tous une résonnance politique à la fois nette, insidieuse et terriblement efficace. Lorsque Frijda explique que les émotions constituent des états de motivation, c’est qu’elles représentent la source de nos décisions ; cette source est à la fois neurologique, cognitive et psychologique. Dans ce sens, les liens émotionnels structurent de manière assez radicale notre monde social, politique et économique ; c’est également ainsi que les représentations se font et perdurent, et que les statuts que nous accordons aux choses, sur la base de signes plus ou moins non conscients, sont activés ou réactivés de manière parfois automatique, comme l’indiquent par ailleurs les travaux de John Searle : «  En accordant un statut à quelque chose, nous lui attribuons une fonction fondée sur ce statut, (…) [en] permettant d’attribuer un statut à des choses qui n’en ont pas intrinsèquement, et ensuite de conférer, en l’associant à ce statut, un ensemble de fonctions qui ne peuvent s’exercer qu’en vertu de l’acceptation collective du statut et de sa fonction correspondante. »65 En d’autres termes, les émotions constituent une ressource plutôt formidable : logées et activables au sein même de l’individu, elles peuvent ensuite se faire écho au niveau social en créant, défaisant et séparant des communautés, au gré des besoins économiques et politiques. Force est de constater que les démocraties contemporaines néolibérales, qui perçoivent toute donnée comme ressource, accordent une place non négligeable à la ressource émotionnelle – en tant que tenant d’une révolution radicale par rapport aux bouleversements climatiques, je dois bien admettre que je réagis moi-même en fonction d’un marché de l’émotion et que, pour paraphraser Frijda, ce sont bien mes émotions d’effroi et d’insatisfaction qui, à l’origine, m’ont fait agir pour rédiger le présent propos. 65. John R. Searle, Liberté et neurobiologie, Paris, Grasset, 2004, p. 87.

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Pour aller plus loin sur ce point qui me paraît essentiel, dans la mesure où il explique l’implantation profondément enracinée de l’individualisme comme condition à la fois incontournable et relativement impensée (ou mal pensée) du modèle démocratique néolibéral contemporain, il est intéressant de faire référence aux travaux de Léna Dormeau en la matière. En effet, tout en faisant écho aux travaux de Michel Foucault66 et Byung-Chul Han67, elle propose une intéressante théorie de l’ontopolitique qui permet de dépasser et transcender la biopolitique du premier et la psychopolitique du second, pour atteindre l’un des nœuds gordiens du système démocratique néolibéral contemporain dans son expression la plus cristalline. Ainsi, Dormeau précise et définit l’ontopolitique de la façon suivante : « (…) Nous voudrions ici tenter de découpler la volonté de puissance néolibérale, largement individualisée même dans son exercice, et les pratiques de soi qui viennent converger avec cette volonté. Il existe, selon nous, une forme d’immanence dans ces pratiques, une saisie personnelle, volontaire et “libre” de toutes les potentialités que propose et met en place le capitalisme néolibéral. Nous posons cette idée que chaque individu possède intrinsèquement une part auto-aliénante, auto-consentante, qui le rend perméable et potentiellement réactif à tous ces schèmes stimuli-réaction dans lesquels il se trouve délibérément inséré. La force principale du néolibéralisme ne serait alors pas tant de soumettre l’individu via des injonctions d’auto-optimisation intériorisées, mais bien de lui bâtir un cadre sur-mesure au sein duquel le sujet se soumettrait volontairement en se rendant attentivement et affectivement disponible à la réception de tous les stimuli de son contexte. »68 66. Michel Foucault, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 1994. 67. Byung-Chul Han, Psychopolitique, le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, Paris, Circe, 2016. 68. Léna Dormeau, « Histoire d’émotions néolibérales : pédagogie d’une émancipation individuelle, dialectique d’une aliénation collective », Cahiers d’his-

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Ainsi donc, la capacité d’aliénation des démocraties contemporaines néolibérales ne se fait pas dans un schéma horizontal certes complexe mais dualiste qui séparerait le pouvoir exercé et les individus soumis, mais plutôt dans un écosystème toxique auquel les individus participent, par ailleurs de façon plus ou moins consciente, au travers de ce que Dormeau nomme une coagulation aliénante. En prenant notamment la peine d’analyser avec finesse les techniques de développement personnel et l’essor d’une version low-cost de la psychologie positive, Dormeau explicite la manière dont les émotions sont toutes sollicitées afin de faire de l’individu le véritable entrepreneur de son bonheur personnel, de son épanouissement relationnel et de ses réussites professionnelles : ainsi, selon elle, l’aboutissement individualiste du néolibéralisme transforme les émotions négatives (les échecs subis, par exemple) en émotions totalement pathologiques, exploitées par ailleurs par l’industrie du bien-être, qui achève de toucher l’individu dans son intimité la plus vulnérable – et par làmême la plus précieuse et la plus monnayable, puisqu’il n’y a plus qu’un pas entre l’expression du sentiment de fragilité et sa transformation en données immédiatement valorisables dans le processus de numérisation totalisante de la démocratie néolibérale contemporaine. En tant qu’états neurologiques, cognitifs et psychologiques nous reliant au monde et alimentant chacune de nos prises de décision, y compris celles perçues comme strictement rationnelles, les émotions s’inscrivent au cœur de cette problématique puisque, comme l’écrit Frédéric Lordon, « les affects ne sont pas autre chose que les effets des structures dans lesquelles les individus sont plongés »69. De ce point de vue, l’individu a besoin de ses émotions pour pouvoir être relié au monde : à partir du moment où le néolibéralisme parvient à intoxiquer ce lien entre nous-mêmes et notre environnement, fusse-t-il social ou écologique, alors son impact toire, vol. XXXVI, n° 2, 2019, p. 129-149, p. 142. 69. Frédéric Lordon, La société des affects : pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013, p. 112.

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devient littéralement totalitaire, et l’ontopolitique néolibérale parvient à s’appliquer de manière quasiment parfaite. Selon moi, ce piège se referme notamment parce que les démocraties néolibérales, dans leur projet d’individualisation d’atomisation de la vie économique et politique, a utilisé le vaisseau de l’idéal de liberté comme cheval de Troie de manière plutôt habile. Ainsi donc, la liberté est devenue une valeur si fondamentale que la manière dont elle est vécue, pensée ou agie n’est même plus remise en question. Bien évidemment, il ne s’agit pas ici de prétendre qu’il convienne d’annihiler purement et simplement la liberté individuelle, tout au contraire : il s’agit de lui redonner sa juste place, et de ne pas transformer ce qui constituait un idéal humaniste, par ailleurs tout à fait anthropocentré du point de vue philosophique et politique et terriblement dévastateur et violent dans les entreprises coloniales qu’il a générées dans sa version moderne, en une notion capricieuse qui se rapproche plus d’une forme de licence soumise à des volitions qui n’auraient d’authenticité que la prétention. De fait, si la liberté démocratique néolibérale équivaut à une liberté de polluer, quel est donc l’intérêt d’une telle liberté qui n’est pas pensée comme constituante d’un tout, comme un ensemble d’actions dont les conséquences ont des répercussions au sein de ce tout, et comme une expression libre qui entre nécessairement en interaction avec d’autres libertés ? De manière plus radicale, doit-on continuer de penser que la liberté devrait rester une valeur aussi cardinale et indépassable, en se réifiant progressivement dans un carcan totalement impensé et instrumentalisé dans un modèle politique et économique qui, de surcroît, n’en propose qu’une version édulcorée qui n’en aurait plus que l’arôme artificiel ? À mon sens, il y a là un véritable défi à la fois philosophique et politique, puisqu’il s’agirait ici de ne pas tomber dans le piège rhétorique dualiste auquel enjoint toute la rhétorique démocratique néolibérale dominante, à savoir le fait que si l’on remet en question le concept de liberté, c’est qu’on est pour l’oppression des peuples – tout comme le fait de remettre en question

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la version contemporaine de la démocratie reviendrait à se positionner dans le camp des fascistes les plus infréquentables. L’individu consommateur-citoyen est un paradigme créé par la démocratie capitaliste néolibérale : il est considéré et structuré comme libre, tout simplement parce que le marché a besoin d’individus qui évoluent dans une version illusoire, régressive et infantilisante de la liberté, afin de permettre au marché de fonctionner grâce à une multitude d’actes de consommation, sans que cette version de la liberté ne souffre aucun questionnement sur les conséquences éthiques de ces actes de consommation. De ce point de vue, l’individu consommateur-citoyen libre représente le pivot du système, entretenu grâce à l’illusion de liberté et de sécurité. Sécurisé sur sa possibilité de liberté et de ses arômes artificiels, il peut alors librement (sic) s’exprimer et agir au sein d’un système de consommation ou un système d’élection. Dans les deux cas d’ailleurs, notons que l’individu consommateur-citoyen n’exprime sa liberté que par des actes permis soit par le marché, soit par la démocratie électorale : à aucun moment, cette liberté ne sera sollicitée pour agir sur les systèmes de consommation et d’élection et pour pouvoir les réfléchir, les modifier et les restructurer. C’est bien pour cela que j’estime que la liberté dont nous ont affublés les démocraties héritières du plan Marshall constitue un leurre, ou plutôt une sorte de doudou qui s’exprime finalement de manière relativement restreinte, et jamais (ou très rarement) en lien avec d’autres questionnements – comme le rapport aux autres libertés individuelles, la liberté de faire structurellement évoluer le système, ou la liberté de désobéir à ces systèmes. De ce fait d’ailleurs, ceux qui entreprennent le chemin de la liberté de désobéissance sont souvent durement sanctionnés, puisque désobéir au marché s’accompagne de sanctions financières, là où désobéir au refus du système démocratique néolibéral tel qu’il est mis en place s’accompagne de sanctions judiciaires. Ainsi, en dehors des systèmes de consommation et d’élection, donc en dehors de ce que le marché et la démocratie contem77

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poraine veulent bien lui accorder, l’individu consommateur-citoyen peut tout à fait s’exprimer, mais pas agir : ce qui est attendu de lui, ce sont des actions d’achat et de vente, ou des actions de vote ou de candidature – en d’autres termes, il doit se conformer à ce que le marché janusien de l’économie et du politique attend de lui. En ce sens, on voit bien à quel point le néolibéralisme colonise progressivement toutes les sphères de la vie intime et sociale, et en quoi le concept d’ontopolitique de Dormeau est plus que pertinent pour décrire le fonctionnement de cet écrasant et intoxiquant système. Dans cette perspective, l’individu est séparé de la société stricto sensu, du groupe d’appartenance et encore plus de la nature, bien évidemment : il existe seul, tantôt parce qu’il s’exprime sous un régime d’opinion simple (peu importe que l’expression soit vraie ou fausse, puisque la maxime de qualité ne vaut pas dans ce régime) et tantôt parce qu’il agit de façon exclusivement marchande (là encore, sans maxime de qualité, puisque c’est ici la maxime de quantité qui prévaut). En d’autres termes, libre à chacun d’agir et de parler, tant qu’il s’agit de ne pas changer le système. Au sein de l’enclos, tout est mis en œuvre pour que la vie puisse être satisfaisante, pour peu que l’on se plie aux conditions établies au sein du marché politique et économique. La seule condition est que cette vie satisfaisante s’appuie uniquement sur les capacités de l’individu consommateur-citoyen à pouvoir désirer, assouvir ses besoins, modifier son comportement et rentrer dans un ensemble de normes. Ce paradigme est basé sur la flatterie d’un instinct : celui du plaisir de posséder, de prendre possession et de jouir de la possession. Qu’il s’agisse de la jouissance de savourer une tablette de chocolat ou une bonne bière après une dure journée de labeur (notons ici que la soumission au système est récompensée par un stimulus d’affect), de la jouissance de conduire sa rutilante nouvelle voiture, de la jouissance de partir en week-end en résidence secondaire ou de la jouissance de regarder une série en streaming, le principe reste le même : à la fin d’une dure journée de soumission, de travail et de stress, le système permet la jouissance à celles et ceux qui en ont les moyens – ultimes gâte78

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ries d’une docilité au sein de laquelle nous naissons et dont il est ensuite relativement difficile de se départir. En d’autres termes, ce système néolibéral repose sur la satisfaction instinctive du désir de jouir à travers la possession, fusse-t-elle éphémère, grâce aux émotions positives et régressives ainsi générées. Pour autant qu’une critique de ce système soit salutaire, il est important de la reconnecter aux enjeux liés à l’écologie et aux bouleversements climatiques en cours et à venir. De mon point de vue, l’écologie, ou tout du moins sa version radicale et nécessaire eu égard à la gravité de la situation, n’est pas et ne sera jamais soluble dans la démocratie capitaliste néolibérale – soit le régime politico-économique hégémonique vendu comme réalisation ultime des sociétés civilisées dans le monde. En réalité, l’une des premières difficultés liées à l’inclusion de l’écologie dans un modèle démocratique néolibéral bercé dans une illusion de liberté et de sécurité tient au rôle même de la nature – ou plutôt au rôle que l’on veut bien lui laisser. Dans le système dans lequel nous vivons, la nature est considérée comme une ressource à exploiter et sera donc toujours en bas de l’échelle du pouvoir, comme un ensemble de choses objectivées ou inanimées au sommet duquel se serait hissé l’être humain, dans tout son potentat – entendons ici le prototype d’un être humain démocratique, néolibéral et occidentalo-centré. La nature, c’est donc avant tout un grand ensemble de ressources : des ressources de minerais pour produire les téléphones portables, des ressources carnées destinées à l’élevage, des ressources céréalières pour produire de l’alimentation industrielle, des ressources paysagères pour constituer des expériences touristiques, des ressources hydrologiques pour produire de l’énergie, des ressources d’émerveillement pour les zoos - ou encore certains humains transformés en ressources, car non-occidentaux et racisés, renvoyés au statut de population exploitable et proche de la nature, comme le montrent les cruautés de l’esclavage. En ce sens, la nature est, de manière quasiment systématique, considérée comme une ressource qu’il convient d’exploiter. Comme la démocratie capitaliste néolibérale est structu79

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rée comme une organisation verticale fondamentale avec l’être humain pour sommet, l’inclusion même de l’écologie ne saurait fonctionner tant que la nature est considérée non pas comme une constituante élémentaire de notre existence même, mais comme un environnement dominé par la civilisation, surtout occidentale. Pour que cela puisse fonctionner, il conviendrait de renverser cet ordre, et mettre l’environnement et la nature au-dessus du reste, dans une logique d’horizontalité qui doit se plier à la prééminence de la nature et de l’environnement  ; c’est ce que j’appelle l’écoarchie, et que je définirai plus précisément dans la quatrième partie du présent ouvrage. Au sein du modèle démocratique néolibéral, lorsque l’écologie est autorisée, elle l’est pour le moment exclusivement de la manière suivante : - Au sein de l’économie capitaliste, elle est considérée comme un segment de marché, identifié par une stratégie de marketing et des actes de consommation. Cet état de fait permet la mise en place de labels bio (dont on sait désormais qu’ils ne sont pas exempts de tout reproche et s’adressent à certaines catégories de la population), la mise en place de gammes de produits spécifiques, et la mise en place de rayonnages physiques dans les supermarchés. Dans cette perspective, le modèle marchand absorbe l’écologie non pas comme une nécessité ontologique, mais comme une opportunité commerciale supplémentaire qui répond aux besoins d’une catégorie de la population. - Pour ce qui est du système politique démocratique, l’autorisation de l’écologie se fait bien sûr par le biais de bribes de programmes et de formations qui jouent malgré tout le jeu du système qui les héberge. Au-delà de cela, la législation autorise les dispositions écologiques uniquement lorsque les intérêts marchands sont en jeu ou que la pression sanitaire se fait trop scandaleuse ; si l’application de dispositifs législatifs permet de créer des segments et de vendre un certain nombre de produits et services, il n’y a aucun problème. Dès qu’une de80

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mande contrevient à des intérêts économiques, comme pour le glyphosate vendu et fabriqué par Monsanto, les démocraties arguent du fait que la menace pour la sécurité sanitaire des individus citoyens-consommateurs n’est pas prouvée. Dans ces deux cas de figure, les principes de liberté et de sécurité sont systématiquement mis en avant pour encadrer l’inclusion de la dimension écologique dans la démocratie néolibérale et ses marchés commerciaux et politiques. Ainsi, l’illusion de liberté et de sécurité est entretenue et les gestes se fondent parfaitement dans un système qui ne change pas et s’empresse de travestir certains de ses éléments constitutifs en avatars de l’écologie politique. Un autre fait témoigne de la force de la logique individualiste dans l’inclusion de l’écologie dans le modèle démocratique néolibéral  : les écogestes permettent notamment de faire reposer la responsabilité de la transition écologique sur l’individu, imaginé comme pilier du système marchand et comme pilier du système électoral, qui permettent tous deux de maintenir le système. Ainsi donc, nous revenons au panoptique foucaldien et à la logique de la surveillance et de la punition : si l’écologie se réalise, ce sera donc d’abord grâce à l’individu citoyen-consommateur, et non pas grâce au système, qui met en place tout un ensemble de garde-fous pour que l’écologisation de la société ne puisse pas se réaliser. Ainsi donc, le consommateur est condamné à acheter des produits bio, à préférer le vrac à l’emballage ou à faire l’effort d’aller directement vers les producteurs pour se fournir en produits responsables ; de la même façon, c’est au citoyen de ramasser les mégots par terre, de trier ses ordures ménagères ou encore de participer à des opérations de nettoyage de parcs et jardins. En vertu d’un cynisme qui force l’admiration, le système démocratique néolibéral loue et encourage ces initiatives, puisqu’elles permettent de détourner l’individu des contraintes systémiques qui empêchent les bouleversements nécessaires à l’écologisation radicale des sociétés, tout en le culpabilisant de ses réflexes de 81

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consommation – réflexes bien évidemment encouragés et induits par l’architecture même du système. Derrière ces autorisations grotesques et ce vernis vert permis par le système démocratique néolibéral se cache l’institutionnalisation d’une logique scandaleuse, qui est selon moi à rapprocher de la logique coloniale puis néocoloniale dont a enfanté le système démocratique capitaliste, puis néolibéral. Encore une fois, à partir du moment où la nature est perçue comme un ensemble de ressources qu’il convient d’exploiter (on parle d’ailleurs bien de ressources naturelles), le problème est de devoir parvenir à inverser la chaîne hiérarchique de valeurs. Il ne faut pas que la nature, pas plus que la main d’œuvre humaine d’ailleurs, soit soumise à l’économie ; il convient que l’exact inverse puisse être mis en place, à savoir que c’est bien le principe même de primauté environnementale qui puisse régir la marche de l’organisation des sociétés et de leurs économies – plus idéalement, on pourra dire qu’il faut que le concept même de ressource finisse par disparaître, puisque son couplage avec le concept d’exploitation est visiblement incontournable. Dans un tel système, la notion de privilèges doit être intégralement interrogée, dans la mesure où elle est consubstantielle du principe d’exploitation des ressources voulu et promis par le capitalisme néolibéral tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il existe des privilèges sociaux qui permettent l’exploitation d’une classe par une autre : des privilèges d’accès à l’éducation, des privilèges d’accès à la culture ou encore à certains biens. Il existe également des privilèges de distribution sociétale entre communautés, et le système patriarcal permis par le capitalisme (ne dit-on d’ailleurs pas qu’un chef d’entreprise doit gérer son affaire en « bon père de famille » ?) induit des privilèges indéniables par rapport aux femmes, aux communautés racisées, aux citoyens non hétérosexuels et à ceux qui souffrent d’un handicap, d’une fragilité psychologique et psychiatrique ou de toute autre forme de vulnérabilité, fusse-t-elle simplement liée à des critères pure82

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ment générationnels – je pense ici aux enfants et aux personnes âgées, par exemple. Je le réaffirme : cette notion de répartition des privilèges est tout à fait fondamentale. En effet, dans un système mondial bouleversé par les changements climatiques, elle resurgit de manière excessivement cruelle dans les commentaires de citoyens occidentaux. En d’autres termes, d’aucuns prétendent, plus ou moins discrètement, que le changement climatique sera une épreuve lointaine et indolore, puisque les populations les plus touchées sont les plus pauvres (donc les plus vulnérables) et qu’au fond, leurs vies valent moins que la vie des citoyens des sociétés démocratiques occidentales. Combien de fois ai-je entendu ce type d’argument : « OK, peut-être que le Bangladesh sera amené à disparaître, mais de toute façon ils sont pauvres et nous avons les moyens, ici en Europe ou en Amérique du Nord, de nous protéger du changement climatique. » Comme si le changement climatique représentait tout simplement quelque chose dont on pouvait se protéger et qui s’arrêtait aux frontières, condamnant par là-même au fatalisme historique les peuples qui doivent subir, en plus des violences coloniales de nos sociétés prédatrices, les caprices d’un avenir incertain encouragé par les pratiques de nos sociétés. C’est à la fois naïf, humainement infect et irréaliste. Je le souligne ici : il existe des privilèges climatiques. Certaines sociétés, souvent les moins polluantes d’ailleurs, sont malheureusement les plus exposées à un système déréglé par les pays qui ont pollué le plus depuis un siècle et demi. Cette injustice profonde risque malheureusement de se creuser encore un peu plus dans les années à venir. Ce que nous entrapercevons est alors sombre  : une petite portion de la population mondiale est ainsi responsable d’un véritable éco-génocide à échelle planétaire, dans lequel j’inclus bien évidemment les personnes qui vont y laisser la vie, mais également toutes les autres espèces animales et végétales. Là encore, il s’agit d’un concept qui, me semble-t-il, devrait être approfondi et exploré, du point de vue du droit a mi83

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nima : oui, des éco-génocides sont en cours, vont avoir lieu et ont d’ailleurs déjà eu lieu depuis les débuts des exactions coloniales occidentales – ils sont distincts des écocides par leur ampleur et leur inclusion intégrale dans le programme d’un néolibéralisme de croissance. N’oublions pas que la crise syrienne, par exemple, n’est pas du tout exclusivement liée à des problématiques politiques, religieuses ou communautaire  : ce qui a déclenché la guerre civile en Syrie, dans ce début de 21e siècle, ce sont bel et bien des questions d’alimentation et de pauvreté directement liées aux changement climatique et notamment à des problèmes d’ordre hydrique70. Il sera sans doute bon de le garder en mémoire au cours des années qui viennent. Revenons toutefois à la notion de privilège. Très concrètement, sans nous en rendre compte, nous vivons dans un environnement socio-économique qui permet aux privilèges écocides de prospérer. Nous ne nous en rendons pas compte, car les effets de ces privilèges écocides semblent lointains, autant temporellement que géographiquement, lorsque l’on se positionne d’un point de vue occidental. Pourtant, ils existent bel et bien. Notre quotidien en est jalonné, et nos actions les plus anodines le démontrent aisément. Ces privilèges se maintiennent et prospèrent à partir du moment où nous sortons de la zone de ce qui est essentiel à notre vie pour dériver vers le superflu, le superfétatoire ou le luxueux. Je m’explique : à partir du moment où notre liberté d’expression s’épanouit le plus parfaitement au sein de la logique de marché et de consommation, alors nous y trouvons des sources de privilège qui dépassent rapidement ce dont nous avons réellement besoin. En d’autres termes, alors que notre liberté inconditionnelle et humaine pourrait s’exprimer dans nombre de domaines infiniment plus épanouissants (rapport à la nature et aux autres, sport, culture, arts, à partir du moment où ces domaines ne sont pas eux aussi confisqués par la logique marchande des démocraties néolibérales contemporaines), nous lui laissons libre cours au 70. Jan Selby, Omar S. Dahi, Christiane Fröhlich & Mike Hulme, « Climate change and the Syrian civil war revisited », Political Geography, vol. 60, 2017, p. 232-244.

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sein du zoo marchand dont nous sommes à la fois les gardiens et les bêtes de foire. Lorsque nous utilisons une machine à café à capsules en sachant pertinemment que leur recyclage est quasiment impossible et que leurs effets polluants ne sont plus à démontrer, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous installons des machines à café dans les gares, les universités et les bureaux, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous emportons nos plats, achetés au restaurant ou chez un traiteur, dans un emballage en plastique, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous préférons aller au supermarché au lieu de faire nos courses dans plusieurs endroits chez des producteurs locaux, ou bien dans un marché local couvert, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous changeons de smartphone tous les deux ans, en raison d’un programme criminel d’obsolescence programmée dont nous sommes les bienheureux complices en raison de notre sensibilité à la mode et aux tendances, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous mangeons des tomates en hiver, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous mangeons des fruits venant de pays lointains alors qu’ils ne poussent pas sur nos terres, comme les bananes, les avocats ou les ananas pour ce qui est de l’Europe, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous achetons de nouveaux vêtements fabriqués par une industrie textile extrêmement polluante en fonction des modes, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous possédons une dizaine de paires de chaussures, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous laissons l’eau couler et que nous passons un quart d’heure sous la douche, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous aménageons notre appartement avec diverses sources de lumière, en mêlant éclairages directs et indirects au gré de nos goûts esthétiques et de nos envies d’architecture intérieure, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous mangeons de la viande chaque jour et à chaque repas, parce que nous y sommes habitués et que c’est devenu un impératif habituel des sociétés capitalistes de consommation, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque 85

nous sommes connectés en permanence aux réseaux sociaux et aux boîtes mail pour ne rater aucune information, alors même qu’internet et les dispositifs numériques produisent une pollution colossale dont nous peinons à saisir l’ampleur, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous estimons qu’il est plus commode d’avoir plusieurs voitures par famille alors que nous aurions l’opportunité de prendre les transports en commun, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous achetons des plats préparés, conservés dans nos supermarchés grâce à des réfrigérateurs extrêmement énergivores, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous prenons l’avion par pur divertissement, à des prix qui détruisent les conditions de travail et de sécurité de professions entières tout en laissant une empreinte carbone des plus alarmantes, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous roulons à toute vitesse sur l’autoroute pour arriver plus rapidement à notre destination ou par simple goût de la sensation que cela procure, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque que nous nous rendons dans un parc aquatique artificiel, qui gaspille des quantités inimaginables d’eau, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous allons au zoo par pur loisir ou pour montrer à nos enfants la diversité des espèces présentes, alors même que ceux-ci ne connaissent même pas les espèces locales, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous consommons des biens fabriqués à l’autre bout du monde et acheminés dans des containers à travers les océans, sur des géants marins excessivement polluants, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous pratiquons la surpêche et l’élevage sans tenir compte des périodes de reproduction et des seuils nécessaires au renouvellement des populations de poissons, tout simplement pour pouvoir manger du saumon ou du cabillaud à n’importe quel moment de l’année, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous commandons en ligne des biens marchands, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, et que nous choisissons une livraison express, nous jouissons d’un privilège écocide. Lorsque nous débattons à propos de la réalité ou non du changement climatique, ou de son 86

origine anthropique alors même que les catastrophes frappent déjà aux portes des différents États, y compris occidentaux d’ailleurs, alors nous jouissons à nouveau, sans vergogne, d’un privilège écocide. Bien évidemment, je pourrais poursuivre tant la liste est longue. Et même s’il ne s’agit pas ici de culpabiliser les lectrices et les lecteurs, je tiens à souligner à quel point nos comportements quotidiens ont un impact sur les bouleversements qui s’annoncent et sont déjà présents – et à quel point ceux-ci sont imbriqués dans un système qui nous inclut tout en nous dépassant très largement. Je ne suis moi-même pas exempt de reproche d’ailleurs, puisque je vis moi aussi dans ce système, et je sais que je jouis moi aussi de privilèges écocides, soit périodiquement, soit constamment, parce que j’y suis habitué et parce que le système socio-économique actuelle nous conforte dans ces habitudes. Néanmoins, tout comme nous sommes responsables des impacts des privilèges écocides dans nous jouissons, il est aisé de renverser la vapeur en décidant de ne pas succomber à ces sirènes superficielles – même si cela ne saurait régler l’intégralité du problème. Il est assez simple, en effet, de faire l’exact inverse des actions que je viens de citer, et de leur permettre de devenir des habitudes automatiques qui n’auront plus rien de privatif à terme – tout comme d’ailleurs les privilèges écocides ont eux-mêmes longtemps été absents de nos comportements avant de devenir des habitudes incontournables et auxquelles il paraît parfois, aujourd’hui, difficile de renoncer. Mais pour cela, il faut sortir, quel qu’en soit le prix, de la logique d’illusion de liberté et de sécurité que nous permet le marché et qui nous est dictée par une société de consommation qui a plus besoin de consommateurs dépensiers que de citoyens encouragés à exercer leurs droits démocratiques – si tant est que ces droits se réduisent simplement à des élections rythmées par un calendrier qui nous échappe totalement.



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Chapitre 4 Écoarchie : un système politique post-démocratique et post-capitaliste Face à l’ensemble de ces défis, la proposition est à la fois radicale et simple, complexe à mettre en œuvre mais essentielle pour la survie de notre espèce. Elle doit permettre de remettre l’être humain en rapport avec son environnement, en partant de principes simples. Ces principes doivent ensuite permettre une organisation sociale et économique en accord avec ceux-ci. Ils doivent également sortir d’une accélération dangereuse des activités économiques et technologiques humaines, en produisant une critique salutaire de nos manières de consommer et d’utiliser un ensemble d’outils dont nous n’avons probablement que modérément besoin. En effet, le modèle économique capitaliste se défend par l’accélération d’innovations technologiques au service du progrès. Bien sûr, dans un ensemble non négligeable de cas, ces innovations technologiques sont importantes et doivent permettre des avancées essentielles : je pense notamment au domaine de la santé, pour ne citer que celui-là, et des progrès réalisés dans le cas de détection de maladies ou d’interventions chirurgicales. Ce dont je veux parler ici est plus en rapport avec l’essor récent du numérique, qui permet certes bon nombre de prouesses en termes de partage d’informations et d’organisation de communautés, mais qui produit également son lot inutile et grotesque d’objets connectés gadgétisés, produits à grands renforts de prêts ou de subventions, là où ces derniers demeurent absents de sujets bien plus urgents – comme l’éducation, par exemple. Plus avant, illusion de progrès par l’intelligence artificielle et opportunités économiques du big data constituent des avatars de ce sursaut de sens que le modèle économique capitaliste tente de se donner 89

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et de nous offrir, tout en mettant en scène une lutte entre États et GAFAM, toile de fond d’autant plus illusoire que cette dyade permet d’entretenir utilement des intérêts communs bien compris, pour ce qui est de la circulation des données à propos des citoyens, par exemple. Le pilier principal de l’écoarchie est simple : la nature prévaut, de manière transcendantale et intégrale, sur les décisions sociales, économiques et politiques que les sociétés décident de mettre en œuvre. Cela implique, bien sûr de réécrire les constitutions, modifier l’organisation des régimes, la structuration de la chaîne de décisions et l’architecture administrative du local au national. Car à partir du moment où nous estimons que l’espèce humaine fait partie d’un tout, que son existence n’est possible et valable que dans ce tout et qu’il convient de respecter notre environnement écologique et notre planète dans la manière dont nous l’habitons, alors nous devons repenser la manière dont nous faisons société et dont nous avons pour objectif de l’organiser politiquement. De façon alors évidente, l’environnement devient premier, et sa préservation ainsi que son équilibre sont des fondamentaux incontournables – tout simplement parce que cet environnement est ce qui permet l’existence et la survie de l’espèce humaine dans toute ses diversités et son intégralité. Dès lors, ce qui est environnemental ne peut pas être décidé par vote ou par effet de mode : dans un régime écoarchique, les éléments et dispositions de nature environnementale sortent du registre du libre choix ou du libre vote, et deviennent tout simplement des fondamentaux, noyaux inamovibles de l’écoarchie. Nos sociétés et leurs expressions politiques doivent alors se réorganiser autour de ces noyaux. L’intérêt général suprême est celui de l’environnement (nature, ressources, espèces, animaux), et donc de nousmêmes, puisque nous en faisons partie. Puisque les démocraties néolibérales capitalistes ne sont pas capables de prendre cela en considération, comme nous venons de le démontrer, il faut donc l’ériger avec force au centre de la sphère politique, sans que cela ne puisse être remis en question. Si cela est perçu comme une vio90

un système politique post-démocratique et post-capitaliste

lence, alors il faut simplement convenir du fait qu’il s’agisse d’une violence nécessaire : est-ce si violent que cela de garantir la qualité de l’air que nous respirons, des sols que nous cultivons ou des environnements au sein desquels nous souhaitons vivre ? Celles et ceux qui estiment qu’il y a là violence ne peuvent en retour que constater l’archaïque et destructrice violence qu’ils font subir non seulement à l’environnement, mais également, in fine, à l’espèce humaine elle-même, dans sa diversité et son unicité d’espèce naturelle. Mettre l’environnement écologique au centre, c’est impliquer que l’ensemble de nos décisions structurelles, organisationnelles et économiques doivent graviter autour de ce centre, ou de ce noyau. Il s’agit de quelque chose sur lequel il est impossible de revenir et au sujet duquel nous ne pouvons pas transiger, tout comme nous ne saurions pas transiger à propos de l’existence ou non de la planète que nous habitons, ou à propos de l’oxygène dont nous avons besoin pour respirer. Concrètement, cela doit impliquer, par exemple, les principes suivants : - L’environnement naturel et écologique dans son intégralité doit être préservé et protégé des conséquences nocives des activités humaines ; - Aucune décision politique, économique et sociale ne peut être prise si celle-ci menace ou attaque l’intégrité de l’environnement écologique de notre société ; - Le droit à la nature doit être inscrit de manière claire dans une constitution, et accessible à toute citoyenne et tout citoyen ; - Les stratégies de consommation énergétique mises en œuvre doivent obéir également au principe d’écoarchie et à son application stricte ; - Pour se nourrir, les sociétés doivent également utiliser des moyens et des outils qui ne mettent pas en péril l’environnement écologique, de quelque manière que ce soit ;

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- La gestion des déchets et le rejet de matières diverses ne peuvent être validés s’ils mettent en péril ou menacent l’équilibre environnemental ; - Toute espèce animale est considérée comme partie prenante de l’environnement, au même titre que l’espèce humaine et ses sociétés, ce qui implique qu’elles doivent être traitées avec décence et considération ; - L’équilibre environnemental implique des places définies pour chaque chose au sein d’un système organisé  : chaque action doit garantir l’harmonie et l’équilibre interdépendant des éléments du système ; - Les manières de vivre, de se déplacer et de progresser dont disposent les sociétés humaines doivent également être envisagées uniquement dans un principe fondamental de primauté de l’écologie environnementale. D’autres propositions peuvent et doivent évidemment être matérialisées et protégées juridiquement, mais il n’en reste pas moins que le principe fondamental de respect et préservation de l’environnement écologique doit incontestablement prévaloir. Il s’agit là du cœur principal du projet écoarchique. À partir du moment où l’on pose ce principe comme fondamental pour un nouveau type de régime, il est évident que des répercussions vont se faire jour concernant le concept de liberté, tel que vécu et habité au sein des démocraties capitalistes. Il convient ici de le mettre en exergue : la manière dont nous exerçons notre libre-arbitre, utilisé dans une pure logique de marché, devient obsolète. Cela signifie que nous risquons tous de ressentir une réduction de ce que nous avons pris pour une liberté fondamentale : celle de consommer n’importe comment, comme on le souhaite, n’importe comment et sans aucun souci éthique. Cette liberté-là, et cette liberté-là uniquement, doit disparaître, parce qu’elle est à la fois nocive pour notre environnement et pour nousmêmes, en tant que société. Cela signifie-t-il pour autant que l’écoarchie représente un régime où le concept même de liberté 92

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n’a plus aucune place, et que l’on s’orienterait ainsi peu ou prou vers une dictature verte ? Ce reproche pourra nous être adressé, probablement abondamment : cette fameuse liberté débridée de consommer est pourtant la source de bien des inégalités, bien des violences et bien des dérives, pas seulement pour l’environnement écologique, mais également pour nous-mêmes en tant qu’êtres humains. Opter pour l’écoarchie, c’est aussi opter pour un monde moins inégalitaire, qui remet la liberté à sa juste place ; ainsi, la liberté n’est plus un absolu mobilisable à chaque instant indépendamment des contextes, mais un concept qui s’exerce de manière responsable et inconditionnelle, certes, mais toujours en lien avec d’autres concepts. Dans cette optique, la liberté des uns ne doit pas avoir pour fonction de restreindre celle des autres, de limiter leur épanouissement ou bien encore de les condamner à une vie de labeur, de soumission et d’humiliation. Dans cette optique, il me paraît important d’appuyer l’écoarchie sur un autre concept, compagnon de celui de liberté, à savoir la dignité – un concept par ailleurs déjà étudié du point de vue juridique, puisqu’on le retrouve notamment dans l’arsenal des droits humains71 mais également dans les études des organisations et du travail72, sans même bien sûr parler de la santé. Mais comment définir la dignité, et comment la mettre en relation avec la liberté ? Selon nous, la dignité ne doit pas nécessairement être envisagée dans une optique kantienne, qui placerait l’être humain au-dessus de toute chose, dans une hiérarchie relationnelle des dignités dans notre monde. Au contraire, nous pouvons mettre en œuvre une conception des égales dignités. Dans ce cadre, la dignité a été largement débattue et critiquée, comme le précise Gilbert Hottois73 ; cela tient largement à l’aspect polymorphe du concept et à la manière dont il est souvent utilisé dans certains argumentaires, comme une excuse 71. Christopher McCrudden, « Human dignity and judicial interpretation of human rights », European Journal of International Law, vol. 19, n° 4, 2008, p. 655724. 72. Andrew Sayer, « Dignity at work : broadening the agenda », Organization, vol. 14, n° 4, 2007, p. 565-581. 73. Gilbert Hottois, Dignité et diversité des hommes, Paris, Vrin, 2009.

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ou plutôt comme un écran qui empêche de penser la suite. Si on le retrouve surtout dans des registres liés à la santé, Hottois remarque que certains pays d’Europe, notamment les pays germaniques, inscrivent le concept de dignité dans leur constitution : « En ce qui concerne la dignité humaine, les pays germaniques – tels que l’Allemagne ou l’Autriche – soulignent avec force qu’elle à prendre comme l’indication d’une valeur intrinsèque et universelle de l’être humain dans tous ses états (…), et qu’il convient en outre de l’étendre aux animaux dans la mesure où ils ne sauraient être considérés comme des objets. »74 Cette conception me paraît particulièrement intéressante pour la mise en place d’une écoarchie. Cependant cette définition, primordiale en ce qu’elle inclut le bien des humains comme des animaux, constitue un point essentiel sur lequel il ne peut être possible de transiger dans une écoarchie, puisque de la place des animaux découle également la conception de la nature et sa perception comme ressource (dans le système que nous connaissons actuellement) ou non. Jacques Fierens, du point de vue juridique, fait remarquer que la dignité peut être particulièrement utile et pertinente, puisqu’elle doit permettre de remettre au cœur de la société ceux qui se situent aux marges de celle-ci : « Il ne suffit pas que le débat existe, il faut encore que tous y prennent part, y compris et surtout ceux dont la dignité est la plus compromise : les humiliés, les torturés, les pauvres, les étrangers, les personnes socialement exclues pour quelque raison que ce soit. La dignité ne protège que ceux qui ont accès à la parole, en ce compris la parole publique. Pour pouvoir débattre, il faut être citoyen au sens que nous a dit Hannah Arendt, sans quoi, effectivement, la consécration du respect de la dignité humaine au titre de 74. Ibid, p. 22.

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principe de droit ne sert à rien. Avoir accédé au langage signifie non seulement avoir appris à parler, mais aussi avoir la possibilité d’être écouté. Aristote l’avait compris il y a déjà vingt-quatre siècles, en liant citoyenneté et logos, mais il ne pensait pas encore que ce langage devait être celui de tous les êtres humains en pleine égalité de droit, que la citoyenneté devait être celle de tous. Ce principe – cette axia, cet “axiome”, cette dignité par l’égalité de droit – ne sera acquis sur le plan théorique qu’à une époque beaucoup plus récente, avec les Lumières en philosophie et avec les révolutions américaine et française en droit. L’acquis n’est certainement pas définitif. »75 Si je passe autant de temps sur le principe de dignité, qui peut paraître plutôt éloigné du propos écologique ou environnemental, c’est précisément parce qu’il y est au contraire, selon moi, consubstantiel. La dignité est essentielle pour le respect de chaque être humain dans sa diversité, mais dans le respect de chaque animal également, de chaque plante, de chaque écosystème, de chaque environnement – et, in fine, de cette si petite planète que nous habitons. En ce sens, si la liberté ne peut être définie qu’en rapport avec la dignité, il est pour moi essentiel d’y apporter la précision suivante, pour ce qui est de la mise en place d’une écoarchie : la liberté doit être conceptualisée et exercée dans la mesure où elle se place dans le respect et la reconnaissance de la dignité de chaque entité de l’environnement, de chacune et de chacun. Dans ce cadre-là, la liberté est donc aisément mise en œuvre : elle n’est pas remise en question, et elle se nourrit au contraire de ses fondamentaux les plus emblématiques. À ce titre, liberté de parole, de religion, de préférence sexuelle, de vote, d’opinion, de préférence culturelle et professionnelle (pour ne citer que cellesci) sont toutes non seulement garanties, mais encouragées  ; en revanche, et ce de manière nette, la liberté ne peut plus s’exercer 75. Jacques Fierens, « La dignité humaine comme concept juridique », Journal des tribunaux, vol. 121, n° 6064, 2002, p. 577-582.

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à partir du moment où elle représente un danger pour la dignité d’une ou plusieurs composantes de l’écosystème. Entendons par là que si une liberté exercée représente une menace potentielle pour la reconnaissance de la dignité de chacune et de chacun, elle doit cesser en écoarchie. Dans le cas des confinements que nous avons tous connus, liés à l’épidémie du coronavirus covid-19, le fait par exemple de se commander un Uber Eats en livraison porte atteinte à la dignité du coursier qui est obligé de travailler pour pouvoir se nourrir, dans un système qui garantit non pas sa dignité (et certainement pas sa liberté, d’ailleurs !), mais son oppression, en tant que ressource laborieuse, à une structure de marché purement capitaliste. On notera d’ailleurs ici que la liberté de celui qui commande son repas entrave la liberté du travailleur, souvent condamné au régime d’auto-entrepreneur par ailleurs (donc minimalement couvert par la protection sociale nécessaire à chacune et à chacun), et que sa dignité comme sa liberté sont donc menacées par cette action. Dans un moment aussi emblématique que les confinements que les sociétés ont connus en raison de l’épidémie de Covid-19, il y va donc de la responsabilité de chacun d’exercer sa liberté dans un cadre éthique qui assure la reconnaissance de l’égale dignité de toutes et de tous. Plus avant et sans pour autant soutenir ses actions et prises de position au sein de Terra Nova et de son idéologie complice du capitalisme, Thierry Pech met en lien dignité humaine et éthique de la relation, dans un article qui permet de revenir sur les débats juridiques liés au concept – débats nombreux, par ailleurs. Dans ce sens, la dignité ne constitue plus simplement une caractéristique de tout être vivant pris dans un écosystème, en ce qu’il est et pour ce qu’il est ; elle devient une valeur qui s’exprime à travers la relation à l’autre, dans le regard de l’autre et dans la considération socialement portée à toutes et à tous : « La dignité humaine ne peut donc se saisir que sur le visage de l’autre, et non dans la pure abstraction du su96

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jet de droit. Ou, plus exactement, elle se manifeste dans le surgissement de cet autre singulier sur une scène de reconnaissance partiellement instituée. L’apparence concrète d’individus vraisemblables impose à l’institution la reconnaissance d’un sujet qui n’est pas réductible aux items du chacun, mais qui porte pourtant devant les autres l’image de l’humanité tout entière. La dignité en appelle à la reconnaissance collective d’un être singulier qui se plie aux règles et à la syntaxe d’une scène collective. Elle est donc indissociable d’une capacité à paraître devant les autres, à comparaître au sens propre du terme, c’est-à-dire à se rendre coprésent aux autres. »76 En étendant cette réflexion de dignité humaine à une dignité écologique, saisie dans un système qui met en relation un ensemble d’êtres et de phénomènes, alors il est possible de voir à quel point les interactions entre humains, écosystème et espèces animales et végétales deviennent particulièrement centrales. Car même si Pech évoque ici la question de l’humanité et des individus vraisemblables, la reconnaissance écologique et environnementale doit pouvoir s’appliquer, par extension, à toutes les parties des écosystèmes : peu importe alors les espèces, les préférences, les qualités ou les critères esthétiques. Il convient de vivre avec, de vivre pour et par, de vivre entre, de vivre de, de vivre grâce à – bref, de vivre au sein d’un tissu de relations fines, fragiles et fortement tissées, qui assurent la survie d’un écosystème entier. Il en va de même pour la société humaine  : en remettant la question de la dignité au cœur du projet politique de société qu’elle sous-tend, l’écoarchie assure également de facto la reconnaissance équitable de chaque être, sans aucune distinction de classe, de genre, de couleur de peau, de préférence sexuelle ou que sais-je encore. Ces diverses spécificités deviennent tout simplement des expressions riches et nourrissantes d’une même espèce, et la commune hu76. Thierry Pech, « La dignité humaine. Du droit à l’éthique de la relation », Ethique publique, vol. 3, n° 2, 2001, p. 1-34, p. 25.

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manité de toutes et de tous assure la reconnaissance de la dignité de chacune et de chacun. Par ailleurs, ces travaux autour de la notion de dignité rentrent relativement bien en écho avec l’écoféminisme, qui permet déjà depuis une trentaine d’années de repenser différemment les rapports à la nature et aux rapports entre hommes et femmes77. Dans ce sens, l’écoféminisme doit permettre de penser la réorganisation d’une société en dehors des marqueurs traditionnels patriarcaux et anthropocentrés78. Il ne s’agit pas pour moi, pour être clair, d’inscrire l’écoarchie dans une hiérarchie qui classifie les communautés ou les groupes d’individus : tout au contraire, le seul principe vertical doit être celui de l’environnement écologique, quand l’horizontalité prévaut ensuite pour l’ensemble des rapports sociaux et de la place de chacun au sein de la société. Nous revenons alors au principe de dignité en tant que tel : la reconnaissance doit être littéralement inconditionnelle, quelles que soient les préférences et choix de vie des uns et des autres. Cela veut dire respecter chacune et chacun d’où qu’elle ou il vienne, sans discrimination ni hiérarchie de valeurs. Cela veut aussi dire qu’il s’agit de pouvoir organiser la société en fonction de sa diversité, et en fonction de la représentativité des groupes, sans jamais céder au communautarisme : la communauté sociale et sociétale, politique donc, s’inscrit dans un tissu finement interconnecté d’individus, qui ont pour vocation à pouvoir s’inscrire dans une logique d’écosystème. La société est une, ensemble, en tant que somme de ses parties et des relations entre ses parties  : pour que le système social fonctionne de manière équilibrée, il faut que les relations entre les parties fonctionnent tout aussi sainement. Dans ce cas de figure, selon moi, seul un principe invariant et incompressible de reconnaissance de la dignité de chacune et de chacun doit garantir la qualité de ces relations et la capaci77. Irene Diamond & Gloria Feman Orenstein, Reweaving the world : the emergence of ecofeminism, San Francisco, Sierra Club Books, 1990. 78. Norie Ross Singer, « Toward intersectional ecofeminist communication studies », Communication theory, vol. 30, n° 2, 2020, p. 1-22.

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té à penser ensemble, collégialement, une organisation politique qui respecte l’environnement dans lequel nous nous trouvons et grâce auquel nous évoluons. En d’autres termes, et pour le dire de manière plus simple, remettre l’être humain en rapport avec l’environnement, c’est partir du principe que chaque vie compte en rapport avec cet environnement. Il s’agit donc de sortir de logiques patriarcales en ouvrant définitivement l’équité de facto de toutes et de tous ; il s’agit également de déposséder les groupes et classes qui dominent de leurs privilèges et de l’exercice de leur pouvoir écrasant et discriminant – ce qui nécessite de repenser de manière radicale l’organisation des démocraties occidentales et de leurs déclarations de bons sentiments, souvent privatisées par ces mêmes groupes dominants, et qui ne sauraient suffire face à l’urgence des actions à mettre en place. À la place de « liberté, égalité, fraternité », on pourrait ainsi préférer « dignité, équité, reconnaissance  » - ici, la reconnaissance fait explicitement référence aux travaux d’Axel Honneth79. En outre, remettre l’environnement au centre de toute chose, c’est également tirer un trait sur les logiques d’exploitation, et donc d’enrichissement et d’accumulation de capital. Il s’agit donc bel et bien de sortir de l’économie capitaliste, et surtout de son interprétation néolibérale qui part du principe, pour le dire rapidement, que les régulations posent problème, que l’État n’est donc pas indispensable et que la liberté totale de toutes et de tous suffira à générer de l’autorégulation dans une logique de marché. Penser de la sorte, c’est faire bien évidemment fi des inégalités sociales, éducatives, culturelles et politiques qui animent malheureusement les sociétés capitalistes. Mais il s’agit de sortir également de la logique de marché, quelle qu’elle soit. En effet, nous appliquons cette logique de marché et de consommation à beaucoup de choses, y compris les identités culturelles, les identités communautaires et d’autres encore. Cela ne signifie bien évidemment pas que les préférences ou les appartenances so79. Axel Honneth, Kampf um Anerkennung (La lutte pour la reconnaissance) [1992], Paris, Editions du Cerf, 2000.

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ciales doivent s’effacer : elles n’ont simplement pas pour vocation à entrer en compétition dans un espace public, ou à s’afficher de manière guerrière sur les réseaux sociaux, comme nous le voyons trop souvent. Entendons-nous bien : la diversité existe et ne doit pas devenir invisible, mais il n’y a aucune raison de laisser prospérer des luttes de salon qui ne reflètent ni les problématiques réelles des individus, ni l’état de ce que la société pourrait devenir. En repartant à zéro, en garantissant la dignité de chacune et de chacun, la logique de marché qui a même fini par s’emparer des dimensions intimes de nos vies se doit de disparaître. Les désaccords doivent pouvoir exister et pouvoir s’exprimer de manière saine et respectueuse, mais la logique actuelle, qui vise à fragmenter nos sociétés par des postures identitaires, est directement influencée par une possession néolibérale de son cœur même : tout comme les biens de consommation sont en compétition sur un marché, les biens d’intimité le deviennent aussi, pour le plus grand malheur de tous. Il ne s’agit pas ici non plus d’ignorer le pourquoi de ces luttes, et la légitimité de leur émergence afin de permettre précisément d’obtenir la reconnaissance de toutes et de tous  ; mais la manière dont ces luttes sont contraintes d’être mises en scène reproduit très exactement la logique néolibérale contre laquelle elles semblent pourtant s’ériger. Pour éviter la contamination d’une telle logique et briser les logiques de domination de certains groupes sur d’autres, il me semble impérieux de légitimer et normaliser une analyse intersectionnelle des rapports humains et de changer radicalement de modèle socio-économique, en établissant deux secteurs qui peuvent être définis comme suit, mais qui ne doivent pas pouvoir s’appliquer selon une logique capitaliste néolibérale : - Un secteur non marchand, qui se doit de garantir les besoins anthropologiques centraux à toute société, à savoir : la transmission (éducation, école, enseignement), l’entraide (handicap, vieillesse, aide aux plus démunis), la santé (de la naissance au décès), la garantie d’équité (justice), la recherche libre, les transports et déplacements, la garantie de sécurité, la garan100

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tie de logement (y compris la consommation d’énergie qui y est nécessairement liée), les arts et la culture. Ce secteur, c’est celui de la commune humanité : il vise à permettre à l’État de pouvoir garantir ces besoins ontologiques et d’assurer la vie prospère de sa population, en garantissant un accès à toutes et à tous à ces biens, dans le but de construire une société heureuse, loin des sirènes de la compétitivité et dans le respect de chacune et de chacun. Ce secteur non marchand peut être organisé en fonction des territoires, mais j’y reviendrai par après, en évoquant l’organisation d’un État écoarchique. - Un secteur marchand, quant à lui, qui reste libre à partir du moment où il respecte une législation stricte qui garantit le fait que l’environnement soit toujours premier, et que l’équité de toutes et de tous reste bel et bien garanti (y compris en termes de revenus), sans que l’enrichissement de quelquesuns finissent par déséquilibrer la société toute entière, comme nous le connaissons actuellement. Au sein de ce secteur, les individus, peuvent sélectionner les modalisations des besoins anthropologiques centraux, à savoir : les types de nourriture, les types de vêtements, les moyens de locomotion, les loisirs, les croyances, les types d’habitation, les objets artisanaux ou technologiques, les outils – en bref, tout ce qui permet une expression individuelle ou collective en forme de « variation sur le même thème ». Il s’agit ici du secteur des diverses diversités, qui doit permettre à ceux qui le souhaitent de monter leurs projets, tout en s’inscrivant au cœur des principes de l’économie écoarchique telle que définie par la prévalence de l’environnement écologique et la garantie de l’équité de tous. Bien évidemment, cette division théorique entraînera nécessairement des phénomènes de percolation : certains éléments peuvent passer d’un secteur à l’autre – par exemple, pour ce qui est de l’éducation, il est clair qu’il est possible de choisir des matériels différents qui peuvent provenir du secteur marchand. Cela étant, il s’agit ici de représenter deux pôles qui vont permettre d’animer de manière nette une nouvelle version économique de la société, 101

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qui ne ferme jamais la porte au progrès, à partir du moment où l’on est bien certain que celui-ci sert l’évolution de l’humanité au sein d’un environnement – et non pas que cette humanité ou cet environnement servent le progrès pour ce qu’il est, comme ce que nous connaissons actuellement. Pour pouvoir mettre en place cette segmentation polarisante entre secteur marchand et secteur non marchand, il convient également de définir le rôle d’un État écoarchique. En effet, ce rôle doit être repensé par rapport à ce que nous connaissons actuellement, notamment la course au démantèlement des fonctions primordiales des États, notamment celles qui sont liées à la protection et à l’accompagnement des citoyennes et des citoyens. Dans un système écoarchique, pour revenir à la notion d’environnement écologique, alors une hiérarchie des valeurs claire doit être établie, qui propose une inversion totale de l’ordre que nous connaissons actuellement. Alors que dans l’univers néolibéral, la mondialisation constitue l’aboutissement ultime, la société écoarchique doit repartir du local, soit du terreau qui permet la subsistance, la vie et l’épanouissement des individus. En termes d’organisation politique, il faut donc également repenser la manière dont un État est structuré. Le rapport au local est réintroduit au-delà de l’aspect purement folklorique  : il devient un terreau ou un terroir, qui doit encourager un découpage politique différent, avec la restructuration d’une administration en fonction de ce découpage. Dans ce cas de figure, les prérogatives ou compétences des différentes couches d’un État doivent également être repensées. D’une certaine façon, c’est aussi la hiérarchie entre le national et le local qui doit être repensé : à partir du moment où l’environnement écologique s’arroge une position centrale, alors le premier cercle concentrique doit redevenir celui du local, puisque c’est bien celui qui est le plus directement en lien avec cet environnement écologique. Du point de vue de l’expression et de la représentation populaire, ce sont donc bien les différentes localités qui 102

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doivent être servies par l’État, et non l’inverse. Cela signifie un assainissement et un dégraissage de l’État, non pas de ses missions les plus capitales pour les citoyens (santé, école, administration territoriale), mais d’un certain nombre de postes et de missions qui n’ont pour seul objectif de renforcer le pouvoir de l’État sur le territoire, plutôt que de servir les citoyens. Il ne s’agit pas ici de faire preuve de poujadisme, ou de libéralisme nord-américain malvenu  : entendons-nous bien, je n’écris pas qu’il faut moins d’État. L’État et les moyens publics sont particulièrement importants dans une écoarchie, mais ils doivent être réorganisés pour pouvoir permettre à la fois une couverture locale et territoriale, mais également une animation des liens entre les territoires, plutôt que de les placer en concurrence. Revenir au local, c’est également permettre un découpage territorial qui tient compte des terroirs linguistiques et culturels des différentes régions. On pourrait, à ce titre, imaginer un découpage comme suite : - Les communes, où les citoyens élisent leurs représentants et participent aux décisions ; - Les départements, où les communes se regroupent pour partager des compétences qui permettent une meilleure distribution des missions et des services pour garantir l’équité de tous ; - Les régions, réinterprétées comme des ensembles historiquement et culturellement cohérents (ce qui impliquerait par exemple, notamment, de se reposer très sérieusement la question de la présence de Nantes hors de Bretagne, ou de Cholet hors de la Vendée, pour citer des exemples de l’Ouest de la France), qui sont constitués de regroupement de territoires intercommunaux et qui disposent d’une assemblée d’élus aux compétences élargies ; - L’État, enfin, qui est porté en unité et en cohérence par les régions. Afin de garantir un fonctionnement citoyen optimal, il convient d’abord que le vote ne soit plus un simple droit, mais également un devoir : si l’État dispose d’obligations évidentes en103

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vers ses citoyennes et des citoyens, l’inverse doit également être vrai pour que le système politique puisse fonctionner de manière écoystémique, en activant la reconnaissance de toutes et tous par toutes et tous. Ainsi, du point de vue de la représentation, nous pourrions imaginer les organes suivants : - Une assemblée dite nationale, constituée pour moitié de citoyens tirés au sort (et dont l’emploi doit être garanti par la législation au moment où leur mandat finit par expirer), et de représentants des régions, que les assemblées régionales élisent. Cette assemblée disposerait du pouvoir législatif le plus élémentaire ; - Une assemblée dite territoriale, constituée d’élus des territoires régionaux et départementaux, qui aurait pour objectif de pouvoir contrôler, vérifier et valider les dispositions législatives de l’assemblée nationale, dans une perspective bicamérale classique et dont l’histoire a pu montrer qu’elle était efficace ; - Un État avec un gouvernement élu directement par les citoyennes et les citoyens, qui dispose d’un premier ministre aux pouvoirs exécutifs élargis, et d’un président à l’aura plus symbolique, à la manière d’un Président à l’allemande, qui serait alors élu par les deux assemblées (territoriale et nationale). En outre, comme j’ai pu le préciser par ailleurs, si les régions disposent d’assemblées propres, c’est également parce qu’il faut pouvoir clairement déléguer un certain nombre de compétences dans les régions, afin d’imaginer une disposition plus écosystémique et fédérative pour les différents territoires. Au-delà même du système fédéral que l’on peut observer dans d’autres pays, comme l’Allemagne et les États-Unis, les régions disposent bel et bien d’une influence nette sur la manière dont l’État pourra conduire ses affaires pendant la durée des différentes mandatures. En outre, les citoyens doivent être régulièrement consultés concernant les différentes avancées législatives, notamment au niveau régional et au niveau territorial, si l’assemblée territoriale estime que les travaux de l’assemblée nationale nécessitent un 104

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retour vers les citoyens et un référendum, ou bien si un nombre minimal de citoyens décide de mettre en place une demande de référendum – le nombre reste à déterminer en fonction de divers critères, et il ne s’agit pas dans cet ouvrage de proposer une approche purement programmatique qui serait nécessairement limitée. Plus avant, la question des compétences se pose également pour les différents territoires. Quid des régions et des territoires intercommunaux  ? Quid de l’État  ? Ces questions nécessitent probablement des réflexions et des débats, plutôt que des solutions toutes faites. À partir du moment où la centralité et la prévalence de l’environnement écologique est respectée, l’ensemble de l’organisation des sociétés humaines et de leur vie politique les regardent de manière assez évidente. Cependant, je me risque à pouvoir livrer les hypothèses suivantes, qui nécessiteront d’être affinées et confirmées pour pouvoir porter un véritable projet politique à la hauteur de l’ambition écoarchique : - L’État doit pouvoir gérer tout ce qui permet une équité totale dans la reconnaissance et la dignité de toutes et de tous, à savoir possiblement : la justice, bien sûr ; la santé, sans hésitation  ; un socle commun d’éducation (dans son organisation au niveau national), avec en revanche des libertés variables de contenus et d’évolution de ces contenus aux niveaux local ; la fiscalité, la politique monétaire, et notamment la capacité de redistribuer les richesses économiques produites dans une variété importante de territoires ; la sécurité nationale ; la recherche, et notamment la mutualisation de ses moyens et retombées, dans la mesure où elles permettent le progrès de la société ; plus largement, la garantie de services administratifs centraux qui facilitent les démarches et la vie des citoyennes et des citoyens ; tout ce qui touche à l’écoarchie bien évidemment, et notamment la mutualisation des ressources alimentaires par exemple ou encore la stratégie en matière d’énergie (qui doit à mon avis être nationalisée), la préservation des es105

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paces sauvages, et d’autres sujets qui touchent directement à la nature. - Les collectivités, quant à elles, ont suffisamment de latitude pour pouvoir s’organiser directement sur les sujets suivants : l’économie, puisque chaque territoire dispose bel et bien de spécificités qui lui sont propres ; l’agriculture, pour les mêmes raisons ; la culture et les sports ; les contenus des programmes d’éducation ; le logement ; la sécurité territoriale. Il ne faut pas avoir peur ici de l’écrire : il y a un réel besoin de retour également à une authentique et intelligente stratégie de nationalisation – comme l’a d’ailleurs parfaitement bien démontré la crise mondiale liée au Covid-19 et aux nombreux enjeux de délocalisation et de mondialisation sur la santé de toutes et de tous, ainsi que de la sécurité en matière d’emploi. Au niveau international, les coopérations entre États doivent se faire en fonction des principes d’écoarchie et de bien humain : le secteur marchand, sur lequel je vais revenir, est fonction des particularités de chaque État, et les accords signés entre États doivent également obéir aux impératifs qui découlent du local. Hors de question, donc, de continuer à faire des ponts d’or à une Union Européenne par exemple qui, si elle a été bâtie pour de belles raisons, n’en a pas moins été fort mal bâtie – tout en persévérant par ailleurs dans ce sens avec une détermination qui force l’admiration ou le dégoût. De ce point de vue, le virage vers un État-Souveraineté, non pas en tant qu’incarnation nationaliste extrémiste mais en tant qu’entité cohérente et souveraine, est absolument indispensable. A partir du moment où l’on part du local pour aller vers le national, et que le national doit servir le local, ce national ne peut pas avoir pour vocation de diluer ses principes et ses raisons d’être dans un maelström international, surtout si celui-ci a pour seul objectif d’entretenir une logique prédatrice de marché, héritée d’un capitalisme à l’ADN colonialiste et aux incarnations néolibérales enracinées dans l’exploitation des masses par une poignée de privilégiés. Seule la dimension d’un État-Sou106

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veraineté fort et serein, conscient de son socle de valeurs, de ses principes politiques et de la richesse de ses diversités locales et régionales, sans repli sur lui-même ni programme extrémiste ou expansionniste, peut alors nourrir cette démondialisation – et donc, par là même, une décroissance salutaire. Comme l’écoarchie remet reconnaissance, dignité et équité au cœur même de l’ État-Souveraineté, celui-ci ne saurait se laisser emporter par de ridicules dérives extrémistes ; en outre, il se doit de permettre la subsistance économique sans excès, le progrès sans exploitation, les partenariats internationaux sans dilution, la production sans création de besoins superflus, et l’existence légitime de l’espèce sans destruction. Seul un État-Souveraineté qui aura retrouvé de sa puissance et de sa légitimité pourra assurer la reconnaissance et la distribution des partages inter-territoriaux, l’hospitalité de celles et ceux qui adhèrent à ses valeurs, et l’organisation de stratégies politiques à grande échelle pour pallier les différences entre territoires. Il s’agit encore une fois de partir du local pour aller vers le national, puis ensuite vers l’international – et non l’inverse. La hiérarchie de distribution des compétences et des priorités se retrouve alors inversée, pour le bien des citoyennes et des citoyens, et non pas de nébuleuses de corporations multinationales aux intérêts exclusivement financiers, comme nous le connaissons actuellement. De facto, et ce n’est pas incompatible avec la réappropriation d’une souveraineté propre à un État-Souveraineté apaisé, remettre l’humain en rapport avec l’environnement, c’est partir du principe que chaque vie compte bel et bien par rapport à cet environnement, dans une logique d’écologie. Sans mysticisme naïf ni spiritualisme béat, cela signifie donc que chaque vie dispose fondamentalement de son droit propre à la dignité, qu’il s’agisse des animaux que nous devrons consommer de manière bien moins fréquente, des organismes qui nous entourent ou, bien sûr et sans réserve, des vies humaines qui animent et font vivre nos sociétés. Dans ce sens, il s’agit là aussi de sortir des logiques de domination traditionnelle, qu’elles soient patriarcales, occidentales ou 107

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coloniales, sans inverser ces logiques de domination vers d’autres groupes : l’horizontalité devient donc une valeur incontournable, puisque la seule logique de verticalité ou de centralité s’applique à l’environnement écologique. Dans ce sens, s’il y a bien des attaches à des terroirs culturels et linguistiques qui sont propre à des régions géographiques historiquement chargées et riches de leurs valeurs, il ne doit pas y avoir de possibilité de discrimination en fonction des genres, des origines, des couleurs de peau ou des classes sociales de toutes et de tous. Peu importe les préférences de toutes et de tous, tant que l’équité est garantie dans un souci de respect, de reconnaissance et de dignité. Hors rapport à l’environnement écologique, l’horizontalité doit donc valoir pour tous afin de nourrir les logiques de reconnaissance, même si chaque acteur social opère à une place qui lui est propre. Dans cette perspective, les langues et cultures régionales doivent être respectées, encouragées et extradées de toute logique de domination d’un : celui-ci ne saurait être pensé comme une entité qui aurait pour vocation d’uniformiser l’intégralité les pratiques de chaque territoire, mais plutôt de les fédérer et de les faire dialoguer. Dans cette perspective aussi, les minorités doivent être préservées au titre des diversités de l’humanité, et toutes les marges sociales doivent être régularisées dans une inclusion qui autorise la reconnaissance, la dignité et l’équité, tout en respectant les nécessités des citoyennes et des citoyens en fonction de leur singularité : ainsi, une attention spécifique doit être portée aux publics en situation de fragilité (situation de handicap, personnes âgées, enfants), afin que ceux-ci puissent s’épanouir dans une place juste et reconnue par toutes et tous, et que la reconnaissance de la vulnérabilité devienne une force pour nos sociétés. Il doit y avoir, pour ces sujets, un consensus évident : il convient en revanche, bien évidemment, aux citoyennes et aux citoyens de ce système politiques, ainsi qu’à leurs représentantes et à leurs représentants, de déterminer les contours, les contenus et les modalités d’application d’un tel pacte social.

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À partir du moment où la logique politique et économique de l’écoarchie s’extrait mécaniquement de l’éthique de l’exploitation incarnée par le capitalisme et par son expression néolibérale, le besoin de possession peut s’affaisser graduellement, puisque celle-ci n’est plus centrale dans l’épanouissement des personnes. Dans ce sens, l’envie d’avoir ce qu’autrui possède s’exprimera nettement moins, puisque l’État et les instances territoriales permettent également d’assurer une équité pour toutes et tous, afin que les besoins fondamentaux soient assurés sans réserve. A ce titre, les questions de sécurité deviennent infiniment moins prégnantes, et doivent également être portées au niveau technologique  : hors de question, par exemple, de laisser prospérer un marché des données personnelles, qui obéisse à une logique d’exploitation et de marchandisation. Sans verser dans un modèle anarchique, puisqu’il s’agit bien ici de défendre une matrice politique, la sécurité de toutes et de tous se retrouve donc garantie par la justice bien sûr, mais sans avoir besoin de contrôler les corps et les individus. En effet, à partir du moment où notre société sort d’un modèle qui a pour dynamique centrale l’exploitation des ressources et des êtres, elle peut de facto se libérer d’un modèle qui encourage les contextes criminogènes et les dérives dangereusement inégalitaires. Il ne s’agit bien sûr pas ici d’être angéliste, puisqu’il y aura toujours des crimes et des délits de natures diverses qui nécessiteront une intervention de la justice, garantie comme viscéralement indépendante dans la politique écoarchiste : néanmoins, il me semble qu’en sortant de la logique cardinale délétère du capitalisme néolibéral, et en remettant l’environnement écologique au cœur de la question, le respect et l’application progressive des valeurs de reconnaissance, d’équité et de dignité devront permettre, petit à petit, de résoudre une partie des problématiques liées à la sécurité et à son importance dans la vie de chacune et de chacun. Comme je l’ai précisé auparavant, un engagement citoyen cohérent par rapport à un État-Souveraineté écoarchique, qui s’appuie sur une logique d’écosystème, doit transformer le droit 109

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de vote en devoir de vote, dans les moments politiques qui le nécessitent. Cela étant, une polarisation aussi nette (droit/devoir) ne peut pas tenir compte de l’extrême variété des populations citoyennes. Dans ce sens, il est nécessaire de conceptualiser un système à plusieurs étages, et avec des cohérences qui lui sont propres, en fonction des élections et des publics citoyens qui s’y engagent. Comme je l’ai proposé pour l’assemblée nationale, une partie des représentants doit être tirée au sort ; ce tirage au sort doit permettre une absolue garantie d’horizontalité systématique, en fonction des catégories de population (âge, sexe, provenance, profession), en fonction de critères démographiques, sociologiques et économiques. Pour ce qui est de la notion de carrière politique, tant sacralisée en France, il convient de la repenser intégralement et sans détour  : les administrateurs et les autres acteurs politiques ne doivent pas être en capacité d’en faire une carrière, mais accéder à des fonctions le temps d’un mandat, avant de revenir à ce que l’on pourrait trop rapidement appeler la vie civile. Ainsi, c’est une représentativité forte, assortie d’une variété de l’engagement citoyen, qui doivent être soutenues par l’écoarchie. Évidemment, certains postes politiques sont bel et bien soumis à élection, comme je l’ai précisé antérieurement, mais les missions liées à ces postes doivent être exercées dans une logique de pure coordination, et non d’exercice jouissif du pouvoir. À partir du moment où la chaine d’importance est inversée, et où les citoyennes et les citoyens, inscrites et inscrits dans un territoire local, priment sur la centralité du niveau national, alors l’exercice du pouvoir politique ne peut plus être pensé ou exercé comme avant. Bien évidemment, il faut être lucide : les peuples cherchent souvent des figures d’identification, qui peuvent permettre d’incarner des projets et des actions. Cela étant, ces figures ne doivent pas avoir pour vocation de s’inscrire durablement dans le paysage politique et de le phagocyter jusqu’au népotisme le plus outrancier ou à l’immobilisme le plus toxique ; à moins que les citoyennes et les citoyens souhaitent reconduire, de manière claire, certaines ou certains responsables en fonction de leurs résultats 110

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et de leur implication, les mandats doivent nécessairement être de durée limitée, et ne pas permettre aux uns et aux autres de se représenter perpétuellement, obscurcissant ainsi l’horizon de la représentativité citoyenne et de la diversité des politiques à mener. Dans une logique écoarchiste, à partir du moment où les organisations et partis politiques appliquent bel et bien le primat de l’environnement écologique, les programmes peuvent bien évidemment varier – et c’est même salutaire pour la vitalité politique et citoyenne de l’État et de ses territoires. Si l’écoarchie repose sur un système de valeurs et de mécanismes institutionnels qui doivent avoir la bienveillance pour principe actif, il n’en reste pas moins que sa mise en place nécessitera un ensemble d’actions incontournables. Tout d’abord, il s’agit de remplacer le système existant par le système écoarchique, ce qui peut se faire de manière douce, ou de manière plus brutale. Sans être un fanatique des moments violents dont regorge l’histoire humaine, je suis aussi relativement réaliste  : aucune révolution politique ou économique ne s’est faite sans conséquences parfois dommageables, et il faut ici probablement s’y attendre, tant l’écoarchie propose une remise en question radicale des valeurs qui fondent nos sociétés démocratiques capitalistes depuis maintenant une poignée de siècles. Certaines personnes auront à perdre dans ce changement de système : mais ces personnes représentent surtout le petit nombre d’individus qui profitent très largement du capitalisme néolibéral, en trônant tout en haut de la chaîne de domination et d’exploitation. En soi, il s’agit donc d’un problème mineur, et il est clair que l’écrasante majorité de la population y trouvera son compte. Autre aspect incontournable : la proposition de système écoarchique est une proposition de schisme politique et économique, mais le but de cet ouvrage n’est en aucun cas de détailler un programme électoral précis. Et justement  : c’est précisément parce qu’en fonction des besoins écosystémiques locaux et territoriaux, un certain nombre de mesures, de lois ou de projets devront être pensés et réfléchis avec les citoyennes et les citoyens, de manière directe. Les principes 111

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institutionnels qui doivent régir l’écoarchie n’ont pas vocation à se substituer aux programmes politiques des candidates et des candidats, ou aux implications citoyennes ; ils en garantissent au contraire l’autonomie et la créativité, dans le respect des valeurs et principes maintes fois décrits dans le présent ouvrage. D’autre part, le recentrage sur un État-Souveraineté souverain et serein pose également la réappropriation progressive des moyens et des ressources sur un territoire politiquement acteur de son avenir. Il s’agit, en effet, de mettre l’outil financier au service du progrès humain et d’une culture de l’épanouissement progressif, en lien avec l’environnement écologique ; pour le moment, nous vivons plutôt dans un système qui a clairement opté pour l’inversion de ces valeurs, avec l’ensemble des sociétés et des écosystèmes qui se retrouvent mis au service du fonctionnement de la finance. Une telle prise de position écoarchique nécessite donc des mesures fortes pour replacer sur le territoire l’ensemble des moyens de production nécessaires à la subsistance, à la survie et à l’évolution de ce territoire national : cela ne signifie pas qu’il faille se replier ce soir et cesser toute collaboration avec d’autres pays, bien évidemment, mais simplement que le rôle premier d’un État et bel et bien de garantir son autonomie propre, autant que faire ce peut, ou dans le cas contraire de tisser suffisamment d’accords respectueux et équitables pour sous-tendre des échanges justes et positifs pour toutes et tous. Dans ce cas, il faudra proposer des plans d’investissement institutionnel et économique de redynamisation des territoires et de remobilisation citoyenne, afin de permettre l’éclosion d’un modèle de consommation qui repose sur un équilibre des secteurs marchand et non marchand, et qui s’inscrive dans une logique de fonctionnement durable, circulaire et en position de responsabilité par rapport aux valeurs de reconnaissance, de dignité et d’équité. Bien évidemment, je le répète ici, ce modèle se soumet bel et bien à la prévalence de l’environnement écologique et de ce que cela implique en terme d’interactions entre humains et écosystèmes directs et lointains ; en bannissant le terme de ressources, qu’il faudra d’ailleurs réinventer, c’est aussi 112

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notre rapport philosophique à la nature qu’il convient de bouleverser profondément, en ne la considérant plus comme un gigantesque réservoir de biens de consommation, mais comme une véritable compagne d’interactions, duquel du reste notre survie dépend de manière intégrale et inconditionnelle. Les secteurs de l’agriculture ou de la pêche, pour ne citer qu’eux, se retrouveront directement impactés et devront être accompagnés dans une logique de transformation profonde : d’autres secteurs devront être réinterrogés concernant leur bien-fondé, notamment la gadgétisation technologique ou la course obstinée vers le tout numérique qui, outre des dérives éthiques, présentent un ensemble d’écueils économiques, environnementaux et sociaux qui génèrent inégalités, destructions et absurdités abominables. C’est, entre autres, pour empêcher ce type de dérives de poursuivre leur course que l’écoarchie doit être mise en place, en tant que système équilibré, solide, sûr de ses valeurs mais intransigeant quant à leur respect.

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Post-scriptum Le but de ce manifeste était de proposer une analyse critique de notre système politique et économique, en prenant appui sur des travaux divers, aussi bien scientifiques que philosophiques, afin de pouvoir proposer un raisonnement structuré, loin de l’opinion personnelle ou de l’idéologie. Bien évidemment, le principe d’écoarchie ne doit pas non plus être accusé de scientisme : s’il se base sur les articles de recherche que j’ai cités, c’est pour pouvoir légitimer son approche et montrer qu’elle est ancrée dans un réel vérifiable, plutôt que d’envisager ensuite une gestion scientiste de la société. C’est important de le préciser ici, car l’écoarchie doit permettre de remettre au cœur de la question les relations humaines dans leur ensemble, ainsi que les relations entre l’humanité et ses environnement écologiques directs. En d’autres termes, il s’agit de pouvoir penser les sociétés non pas comme des entités séparées, uniquement conditionnées par des choix politiques contingents et des trajectoires historiques, mais comme une chaîne de structures humaines interreliées, et toutes plongées dans un même environnement écologique planétaire. Mais pour pouvoir penser un nouveau système politique et économique, il faut s’attarder sur ce qui dysfonctionne dans nos sociétés, tout comme les choix politiques et économiques qui les animent depuis maintenant deux siècles environ. Selon moi, les critiques actuelles, notamment face à l’urgence climatique, prennent souvent pour cible le capitalisme et/ou le néolibéralisme, afin d’en dessiner les limites. Ces critiques sont partiellement juste, mais elles oublient que l’économie n’est en soi pas le problème : qu’il y ait des entreprises qui opèrent dans des secteurs marchands, constitués de dirigeants et de salariés, n’est pas problématique en soi et doit pouvoir se trouver dans n’importe quel régime politique. En revanche, que ces entreprises soient 115

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soumises à des logiques d’exploitation et de capitalisation, de paradigme omnipotent de la ressource, ainsi qu’aux caprices des marchés financiers qui n’ont pour seul organe la spéculation et l’accumulation de richesses, cela pose problème. Pointer du doigt les marchés financiers est pertinent, mais totalement insuffisant ; tout comme pointer du doigt le secteur privé est hors de propos, si l’on ne comprend pas les raisons pour lesquelles le secteur marchand privé a évolué tel que nous le connaissons aujourd’hui. Le capitalisme est bien évidemment un fautif originel concernant le système que nous connaissons, et notre vision destructrice des environnements écologiques est ontologiquement liée à l’essor de ce modèle socio-économique, désormais omniprésent sur le globe. Pourtant le capitalisme n’est pas le seul responsable  : l’éthique coloniale sur lequel il repose, qui suppose la conquête des biens, des territoires et des personnes dans une simple logique de jouissance de la possession et de l’exploitation, puis de la transformation en richesse privatisées, est largement responsable du monde dans lequel nous vivons et des inégalités structurelles qui le handicapent désormais. En outre, le capitalisme colonial, tel que nous le connaissons depuis plusieurs décennies, ne serait rien sans l’idéologie néolibérale, qui fait de l’individu l’alpha et l’oméga de la puissance économique, en tant que zone d’influence et de potentialité – oubliant de fait les relations entre individus, nécessaires à la préservation d’un tissu social digne de ce nom. Comme j’ai tenté de le démontrer, la définition de l’individu comme citoyen-consommateur est capitale pour comprendre le paradoxe au sein duquel nous nous retrouvons tous piégés  : elle montre également à quel point l’exercice contemporain de la démocratie a été souillé, jusque dans sa chair et dans ses institutions, par cet idéal néolibéral qui permet l’expression la plus extrémiste du capitalisme colonial tel que nous le connaissons aujourd’hui – même si certains de ses thuriféraires en souhaiteraient probablement une version plus vile et plus jusqu’au-boutiste encore. Notre ennemi n’est pas la finance, car la finance n’est que l’une des nombreuses composantes de la planète capitaliste 116

Post-scriptum

néolibérale ; mais il faut également affirmer, sans en avoir peur et en étant parfaitement clair dans les termes, que la démocratie contemporaine représente un obstacle non négligeable pour la mise en place d’une politique qui prendrait en considération les dangers grandissants liés au bouleversement climatique – et je parle ici des dangers qui concernent bien sûr l’espèce humaine, mais également l’ensemble de la biodiversité. Sommes-nous entrés dans une ère d’anthropocène ou de capitalocène ? Les débats font rage à ce sujet ; je préfère me dire que nous sommes en plein capitalocène, car c’est bel et bien le système économico-politique moderne au sein duquel nos sociétés prospèrent, qui est responsable de la destruction de notre planète. L’espèce humaine en tant que telle n’est pas ontologiquement mauvaise et n’a pas pour objectif premier de détruire sa planète, tout du moins pas consciemment : si notre espèce est en train de peser bel et bien sur les bouleversements qui agitent notre petit globe, c’est avant tout en raison du modèle d’organisation qu’elle a choisi, plutôt qu’en raison de sa nature propre. Mais pour sortir du capitalocène, faut-il pouvoir encore en délimiter les contours, en comprendre les ressorts et en saisir les limites, afin d’imaginer ce qui doit être après. Et cet après, souhaitons-le, pourrait être un écocène, qui permettrait à l’espèce humaine de se repositionner à sa juste place, non pas en surplomb de son environnement écologique direct – ce qui, rappelons-le, constitue d’autant plus une absurdité que nous ne pouvons tout simplement pas vivre dans la planète qui nous a vu naître et prospérer. Non, tout au contraire : c’est un système basé sur l’harmonie qu’il nous faut viser, en mettant les moyens pour y arriver. Oui, c’est vrai : cela demande un changement de paradigme considérable. Cela exige de nous tous que nous changions nos modes de vie, et cela n’est pas simple. Celui qui écrit ces lignes est loin d’être un exemple en la matière, d’ailleurs  : malgré tous les petits efforts que nous pouvons faire, et qui font d’ailleurs peser sur les individus des contraintes qui sont d’abord encouragées 117

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par le système et ses entités les plus colossales, il est impossible d’être bons partout. Tout simplement parce que nous n’avons pas toujours le temps pour le faire : nous avons tous des impératifs économiques, des familles à nourrir, des situations personnelles plus ou moins compliquées, des loisirs qui nous permettent de respirer et de nous évader, des positions sociales, des héritages culturels, des terroirs éducatifs et j’en passe. Notre diversité est comme piégée dans ce grand système de la démocratie capitaliste néolibérale, qui nous encourage à être libres et à être nousmêmes, même si cette liberté induit la création d’inégalités et la production d’attaques directes contre notre écosystème. Aveugles et sourds, nous gesticulons et ramenons tout à notre bouche, pour tout pouvoir goûter, constamment et sans discernement. Et il est vrai que la société dans laquelle nous vivons ne nous laisse pas le choix. Quand on a la chance de pouvoir avoir le luxe d’écrire un ouvrage, comme c’est mon cas, la situation est sans commune mesure avec celle d’une personne qui doit enchaîner plusieurs petits boulots pour pouvoir nourrir une famille nombreuse, avec des temps de trajet infinis entre le travail et la maison, en étant peut-être seule pour le faire. L’écoarchie doit pouvoir aspirer à remettre de l’équité, de la reconnaissance et de la dignité dans les rapports humains, et cela ne doit pas être un vain mot. Oui, bien sûr qu’il existe des situations sociales diverses, qui créent des inégalités si importantes qu’il est impossible de les combler avec des politiques sournoises et tièdes, qui n’ont pas pour but de les faire disparaître, mais simplement de les réduire. C’est d’ailleurs un terme qui revient très souvent dans les programmes politiques des dernières décennies : il s’agit systématiquement de réduire les inégalités, comme si l’on avait abandonné totalement l’idée de les faire disparaître. Comme si l’équité de traitement devait demeurer une douce et naïve utopie, et comme si le système avait, au fond, besoin d’inégalités pour se maintenir. Car quand l’on n’a rien et que l’on voit, à la télévision ou sur internet par exemple, des individus qui jouissent de leurs possessions, alors on a envie de les posséder à leur tour. On envie leur bon118

Post-scriptum

heur matériel apparemment, et surtout le fait que la jouissance de la possession matérielle exprime au fond une certaine forme de nonchalance par rapport aux lendemains et aux contraintes économiques  ; alors on a envie de posséder à son tour, et cette envie de posséder va nous pousser à travailler plus, à mettre de côté, à faire des emprunts ou à trouver des stratégies de gain détournées (y compris du trafic). Tout cela nourrit le système dans lequel nous vivons, car ce système a besoin d’inégalités pour permettre à la consommation d’augmenter, et à l’exploitation de se poursuivre. Exploitation des matières premières pour produire, mais également exploitation des classes laborieuses pour assurer la mobilisation d’une main d’œuvre à moindre coût, qui devra se contenter des quelques deniers que l’on lui alloue pour qu’elle puisse consommer à son tour. C’est peut-être naïf, mais il m’est d’avis que ce cercle vicieux doit pouvoir être brisé. Mais pour être brisé, il faut un changement de cap si radical que cela demandera probablement à nos sociétés de passer par une période de crise brutale pour pouvoir ensuite se reconstruire autrement  : on ne change pas intégralement de système politique et économique en un claquement de doigts, surtout si tous les pays ne le font pas en même temps. Pourtant, cette idée de l’écoarchie doit faire son chemin à travers le monde, nourrir des velléités ici ou là, s’incarner différemment en fonction des pays et de leurs terroirs, s’inspirer des histoires et des cultures locales pour rebâtir des projets nationaux qui pourront, enfin, se réconcilier avec leurs citoyennes et leurs citoyens. Les démocraties contemporaines avaient été soi-disant pensées pour pouvoir assurer le bonheur et la liberté de leurs citoyennes et de leurs citoyens : elles en sont devenues les prisons dorées où se logent des tombereaux d’injonctions. Même être libre de choisir tout, tout le temps, de changer de vie, d’acheter telle technologie ou d’être différent de tout le monde représente une terrible injonction en soi : au lieu de simplement vivre et d’être au monde, aux autres et au temps présent, le risque est alors de se lancer dans une quête effrénée du soi et de l’identité, qui en plus de détruire psychologi119

quement les êtres, à petit feu, finit par disloquer les liens sociaux, à fragmenter la société et à en disloquer les communautés. Les démocraties contemporaines sont devenues un véritable marché des choix et des préférences de toutes et de tous, où l’identité et l’originalité de l’individu compte plus que le destin des peuples, l’humanité des projets et le lien avec cet environnement écologique qui nous a pourtant donné naissance. Il est grand temps, à présent, de faire quelque chose à partir de ces paradoxes. Analyser est important et capital, bien sûr, pour mieux saisir les failles et les transformer ; proposer un projet politique, social et économique alternatif est capital, pour dessiner un horizon vers lequel se projeter. Mais c’est insuffisant, puisqu’il faut désormais agir. Au moment où j’ai démarré l’écriture de ce livre, nos sociétés étaient secouées par des débats écologiques vigoureux et grandissants, avec l’apparition de figures internationales comme Greta Thunberg, pour ne citer qu’elle. Entretemps, le Covid-19 est apparu, avec son lot de morts, de périodes de confinement, de libertés bafouées, d’errements politiques et de promesses non tenues. Cette crise sanitaire expose, enfin peut-être, les béances du système démocratique capitaliste et néolibéral tel que nous le connaissons : il y aura vraisemblablement un après dont il est encore difficile de saisir les contours, au moment où se termine la rédaction de cet ouvrage. Mais cette crise nous rappelle que la mondialisation néolibérale peut tuer, que la dilution des liens entre homme et nature représente une menace, et que les choix politiques et économiques qu’on fait nos sociétés sont à mille lieues de pouvoir proposer une réponse structurée et nourrie face aux défis du changement climatique. Elle nous rappelle également, cette crise, qu’elle n’est que la première d’une longue série de crises plus graves encore : car si nos sociétés se retrouvent bouleversées, si nos économies se retrouvent à l’arrêt, si nos politiques se retrouvent défaillantes et ce pour un simple virus, cela n’est probablement rien par rapport aux prochaines crises qui se dessineront. Et cette perspective, si elle peut sembler anxiogène, doit également pousser à la motivation pour agir. Le temps de l’ac120

tion n’est pas à envisager pour une période ultérieure ; il est urgent, il est immédiat, il est dans le hic et nunc. Nous avons besoin d’écoarchie. Maintenant, plus que jamais.  

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