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French Pages [520] Year 2005
TL UVIC-MCPHERSON
750
Didier Lechat
«Dire par fiction» Métamorphoses du je chez Guillaume de Machaut, Jean Froissart et Christine de Pizan
HONORÉ
CHAMPION PARIS
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ÉTUDES CHRISTINIENNES Sous la direction de Bernard Ribémont
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«DIRE PAR FICTION »
Dans la même collection
. PIZAN, Christine de. Le livre du corps de Policie. Édition critique avec introduction, notes et glossaire par Angus J. Kennedy. 1998. . OUY, Gilbert. Gerson bilingue. Les deux rédactions, latine et française, de quelques œuvres du chancelier parisien. 1998. . Sur le chemin de longue étude. Actes du colloque d'Orléans, juillet 1995, réunis par Bernard Ribémont. 1998. . PIZAN, Christine de. Le livre de l’advision Cristine. Édition critique par Christine Reno et Liliane Dulac. 2001. . QUILLET, Jeannine, D'une cité l'autre. Problèmes de philosophie politique médiévale. 2001. . Au champ des escriptures. II Colloque international sur Christine de Pizan. Lausanne, 18-22 juillet 1998. Études réunies et publiées par Éric Hicks, avec la collaboration de Diego Gonzalez et Philippe Simon. 2000. . LECHAT, Didier. «Dire par fictions. Métamorphoses du je chez Guillaume de Machaut, Jean Froissart et Christine de Pizan. 2005. . QUILLET, Jeannine. De Charles V à Christine de Pizan. 2004.
Didier LECHAT
«DIRE
PAR FICTION »
Métamorphoses du je chez Guillaume de Machaut, Jean Froissart et Christine de Pizan
PARIS
HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR 2005 www.honorechampion.com
Diffusion hors France: Éditions Slatkine, Genève www.slatkine.com
© 2005. Éditions Champion, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. ISBN: 2-7453-0935-8 ISSN: 1279-8193
À Françoise
REMERCIEMENTS Le travail qui suit est la version remaniée et abrégée d’une thèse, soutenue devant un jury composé de Madame Emmanuèle Baumgartner, directrice de thèse, de Mesdames Jacqueline Cerquiglini-Toulet et Laurence Harf, et de Monsieur Philippe Ménard. Je souhaite d’abord exprimer ma très vive gratitude à Madame Emmanuèle Baumgartner, pour la disponibilité et le soutien dont elle fit preuve à mon égard, et pour la précision de ses avis, qui me furent d’une immense utilité. Ma reconnaissance va également aux membres du jury, Mesdames Jacqueline Cerquiglini-Toulet et Laurence Harf, Monsieur Philippe Ménard, pour l’attention qu’ils ont bien voulu prêter à ce travail et pour les précieux conseils qu’ils m’ont donnés. Je n’oublie pas l’accueil chaleureux et la confiance que m’ont témoignés mes collègues du Département de littérature française de l’Université de Caen pendant les années de préparation de cette thèse, et je leur en sais gré. Je tiens aussi à remercier Madame Liliane Dulac, pour les avis et les informations bibliographiques qu’elle m’a fournis sans compter, et Messieurs Jean Dufournet et Bernard Ribémont, qui ont accepté de faire publier ce travail.
INTRODUCTION Bien des différences séparent le «dit» du début du Moyen Âge de celui du XIV* siècle; les études consacrées à cette forme littéraire — autant qu'il soit permis de la considérer comme un tout — prennent toutes en considération l’espèce de ligne de fracture qu’on peut situer vers le milieu du XIV° siècle’. L’une des évolutions les plus flagrantes du dit à partir de cette date est son allongement: originellement bref, le dit se rapproche de plus en plus, quand Guillaume de Machaut s’en empare, des proportions du «roman »?. Il est toutefois une constante des dits, quelle que soit la période à laquelle ils ont été composés : tous font une place essentielle au je, au point que Jacqueline Cerquiglini-Toulet en vient à énoncer comme une loi que «le dit est un discours qui met en scène un je, le dit est un discours dans lequel un je est toujours représenté». Cette caractéristique, déjà observable dans bon nombre d'œuvres du même type avant Guillaume de Machaut, s'accompagne de plusieurs nouveautés, propres à la fin du Moyen Age. Le je qui s’ex-
! Pour une histoire du dit avant la période que nous considérons, se reporter à Monique Léonard, Le «Dit» et sa technique des origines à 1340, Paris: H. Champion (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge, n° 38), 1996. Sur l’évolution du dit après cette époque, voir Daniel Poirion, « Traditions et fonctions du dit poétique au XIV: et au XVe siècle », et Jacqueline Cerquiglini, «Le clerc et l’écriture: le Voir Dit de Guillaume de Machaut et la définition du dit», articles tous deux contenus dans: Grundriss der Literaturen des Mittelalters, Heidelberg: Carl Winter Universitätsverlag, Begleitreihe, vol. 1, 1980, pp. 147-150 et pp. 151-168. ? Jacqueline Cerquiglini, dans l’article cité à la première note, estime la longueur moyenne des dits de Machaut, sans prendre en compte Le Voir Dit, à environ 3200 vers; les dits les plus importants de Froissart font, selon la même étude, à peu près 4500 vers. Ajoutons que la notion de «genre» ne convient guère aux catégories littéraires du Moyen Âge, et qu’elle est peut-être encore moins opératoire pour le dit que pour tout autre. Sur le sens originel du mot «roman» — récit en langue romane -, et sur son évolution au fil du Moyen Âge, se reporter à Emmanuèle Baumgartner, Le "Récit médiéval, Paris: Hachette (coll. « Contours littéraires »), 1995.
+ Art. cit., p. 160. Malgré quelques réserves, Monique Léonard admet aussi que
«l’expression de cette sensibilité personnelle neuve, parfois même les débordements de cette subjectivité, paraissent constituer l’un des aspects originaux du dit au XIII siècle », op. cit., p. 184. Voir les pp. 158-188 de cet ouvrage sur «Le je de l’énonciation ».
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prime dans les dits de Machaut, de Froissart, ou de Christine de Pizan, entremêle au récit apparemment autobiographique de son expérience des pièces lyriques qu’il est censé avoir composées et déclamées luimême, ou qui sont référées à d’autres instances énonciatrices présentes
dans la narration. Cette pratique, désignée par les critiques modernes comme celle de l’insertion lyrique, fait du dit un genre lyrico-narratif, c’est-à-dire une forme composite. Deuxième trait dominant dans le dit du XIV° siècle, il se spécialise thématiquement dans le domaine de la
casuistique amoureuse, s'inscrivant par cet aspect dans le sillage du Roman de la Rose, et il emprunte plus spécialement à ce dernier texte des artifices allégoriques et le cadre du songe. Troisième spécificité, qui nous ramène, nous allons le voir, à l’écriture à la première personne: les auteurs de dits que nous aborderons font grand usage de micro-récits, qu’ils enchâssent dans leur histoire-cadre tout comme ils insèrent dans celle-ci des pièces lyriques. Ce sont ces micro-récits qui retiendront plus particulièrement notre attention, sans que cela nous dispense de nous intéresser aux autres composantes du genre — poèmes insérés, cadre du songe -, et aux liens que ces différentes strates des textes entretiennent
entre elles. Quelques explications sur le choix des termes s'imposent avant d’aller plus loin. En évoquant l’emploi de micro-récits à l’intérieur des dits, nous voulons pointer du doigt une spécificité qui apparaît pour la première fois chez Machaut, et qui se retrouvera chez ses successeurs et imitateurs comme Jean Froissart et Christine de Pizan. Mais l’expression de micro-récit est bien sûr une facilité de langage ; elle sert de terme générique pour recouvrir les différentes variétés d'histoires — tirées de la Bible, de la mythologie ou de l'Histoire — désignées par les auteurs de
toutes sortes de noms: «exemples », «contes », «fables », «gloses », ou encore «fictions ». Ce dernier terme rend tout particulièrement compte de la façon dont les auteurs retravaillent leur matière première, et des fonctions nouvelles qu’ils assignent aux récits insérés. Comme nous aurons l’occasion de le redire plus en détail dans le premier chapitre, le terme de fiction émerge en langue française au XIII siècle, et son emploi en tant que quasi synonyme du mot «fable » s’affirme au cours du XIV°
siècle, dans l’Ovide moralisé
ainsi que chez certains des
auteurs que nous étudierons. Les occurrences de ce mot sont révélatrices d’une conception nouvelle de l’activité poétique et du rôle de l’auteur. Les tâtonnements lexicologiques par lesquels la langue médiévale désigne celui qui crée en littérature montrent une prise de conscience progressive : du terme de « faiseur » on passe bientôt à celui de «poète », appliqué pour la première fois à un auteur de langue vulgaire à propos de Guillaume de Machaut, sous la plume d’Eustache
INTRODUCTION
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Deschamps. Les mots «poète » et «fiction» se rencontrent, par le biais de leurs étymologies: le poète, c’est-à-dire «celui qui fabrique, qui compose des vers», n’est autre que celui qui fait usage de fictions, ou, en d’autres termes, d’«inventions », de «trouvailles forgées de toutes pièces ou à partir de matériaux retravaillés ». Les premiers théoriciens de la poésie française, c’est-à-dire les auteurs de traités de seconde rhétorique, ne s’y trompent pas: ils emploient à leur tour, au XV° siècle, le terme de fiction. Ce mot signe uné prise de conscience des pouvoirs créatifs que renferme la langue vulgaire, il témoigne de la place grandissante faite à l’artifice en poésie. En d’autres termes, le mot de fiction, dans les textes qui nous intéressent, est bien plus qu’un synonyme de fable, même s’il désigne la plupart du temps, comme ce dernier, des micro-récits mythologiques. Certes, la fiction est d’abord un matériau légué par la tradition et susceptible de remplois, d’analogies diverses avec telle ou telle narration à laquelle on l’intègre. Mais le mot fiction renvoie de surcroît à des pratiques littéraires de récriture, de création poétique consciente de ses pouvoirs, et elle est un des révélateurs d’une tendance nouvelle de l’écriture au XIV° siècle:tendance que nous pourrions résumer comme une forme de réflexivité, un effort de
l’auteur pour penser son activité en même temps qu’il l’exerce. Nous pouvons déduire de ces observations qu’en nous concentrant sur les récits, principalement mythologiques, enchâssés dans les œuvres lyrico-narratives de la seconde moitié du XIV° siècle, nous rencontrerons deux modes d’articulation distincts entre le je et les fictions. D’un premier point de vue, les micro-récits présenteront des rapports avec la situation ou la destinée du je héros de la narration, par un système d’analogies directement hérité de la pratique de l’exemplum. D'un second point de vue, les fictions seront le terrain d’élection des réflexions de
l’auteur, ou du je présent dans le texte sous le visage d’un poète, sur son art. Ces deux grandes rubriques se subdivisent elles-mêmes en un certain nombre d’aspects plus précis, et sont parfois susceptibles de se recouper, en raison de la fréquente superposition des statuts d’amant et de poète que peut occuper le je. Les récits enchâssés sont par exemple les supports tout désignés pour exprimer un art d’aimer, ou pour illustrer les relations que le poète entretient avec ses destinataires, plus spécifiquement avec son dédicataire, quand il en existe un explicitement désigné à l’intérieur du texte.
# Voir à ce sujet Daniel Poirion, « Jacques Legrand: une poétique de la fiction», Littérales (Cahiers du Département de Français de Paris X-Nanterre), 4, 1988, pp. 227234.
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L’étonnante malléabilité des matériaux narratifs tirés de traditions historiques ou mythologiques n’est cependant pas un phénomène entièrement neuf. Il convient de le rattacher à différents antécédents. La vogue de la mythologie, et l’adaptation en général des exempla au propos du dit, résulte entre autres d’une influence du Roman de la Rose, à l’intérieur duquel Jean de Meun surtout fait grand usage de héros tout droit tirés des Métamorphoses. Il n’est pas inutile de rappeler aussi, en tête de toute étude d’œuvres du XIV° siècle, le regain d'intérêt que connaissent à cette époque les œuvres de l’ Antiquité, notamment sous la forme de traductions. Ce siècle pré-humaniste* doit beaucoup aux initiatives de Charles V: mise en français de La Cité de Dieu de saint Augustin par Raoul de Presles, des Faits et Dits Mémorables de Valère Maxime par Simon de Hesdin puis Nicolas de Gonesse, pour ne citer que trois noms prépondérants. Avant même que ce retour vers les Anciens soit programmé institutionnellement, d’autres entreprises avaient remis au goût du jour plusieurs grands textes latins. Jean de Meun a légué à la postérité, en plus de sa continuation du roman laissé inachevé par Guillaume de Lorris, une œuvre de traducteur dont il faut au moins retenir La Consolation de Philosophie de Boèce; mais lorsque nous pensons aux adaptations qui ont précédé Machaut, Froissart et Christine de Pizan, c’est essentiellement vers l’Ovide moralisé que notre regard se tourne. L’existence de cette monumentale traductionallécorisation des Métamorphoses — auxquelles se greffent d’autres matériaux mythologiques d’origines diverses — est certainement le facteur explicatif, à double titre, du remploi des récits mythologiques dans les œuvres que nous étudierons. Cette somme, qui date environ de 1328 d’après son éditeur, était d’une part un exemple du remploi très libre qu’on pouvait faire de récits de l’Antiquité; elle ouvrait donc la voie à de nouveaux usages, en particulier à des mises en résonance de la mythologie avec des récits à la première personne. D'autre part, le 5 Sur la notion d’humanisme au Moyen Âge, voir: L'Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XII: au XIV: siècle, Actes du colloque organisé par le Centre de Philologie et de Littératures romanes de l’Université de Strasbourg du 29 janvier au 2 février 1962, A. Fourrier éd., Paris: Klincksieck, 1964; Pratiques de la culture écrite en France au XV: siècle, M. Ornato et N. Pons éds., Actes du colloque international du CNRS (Paris, 1992) organisé en l’honneur de Gilbert Ouy (Textes et Études du Moyen Age, 2), Louvain-la-neuve, 1995. $ Ovide moralisé, poème du commencement du quatorzième siècle publié d’après tous les manuscrits connus par C. de Boer (avec la collaboration de Martina G. de Boer et Jeannette Th. M. van'’t Sant pour les tomes 3 et 4), Amsterdam: J. Müller, puis N. V. Noord-Hollandsche Uitgevers-Maatschappij, 5 vols. 1915-1938; reprint à Wiesbaden: Dr. Martin Sändig oHG., 5 vol., 1966-1968.
INTRODUCTION
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succès de cette œuvre a permis une immersion du public cultivé des cours dans la mythologie classique: le maniement d’allusions mythologiques devenait accessible aux amateurs de littérature courtoise, même non-latinistes. Concentrer notre intérêt sur les récritures de récits mythologiques à l’intérieur d'œuvres composées à la première personne nous a dicté le choix de notre corpus et nous a fixé des impératifs méthodologiques. La justification du choix des œuvres étudiées restera ici elliptique, nous n’indiquerons que les principes généraux qui ont présidé à notre sélection, et nous nous permettons de renvoyer, pour une présentation plus détaillée, aux introductions des chapitres concernant chaque auteur. L'étude conjointe de Guillaume de Machaut, Jean Froissart et Christine de Pizan n’a rien pour surprendre: ces auteurs ont déjà fait l’objet de synthèses. Au premier rang de ces travaux, il faut citer l’ouvrage de Daniel Poirion, Le Poète et le Prince, l’évolution du lyrisme de Guillaume de Machaut à Charles d'Orléans’, qui embrassait néanmoins une perspective plus vaste que la nôtre, celle des XIV° et XV° siècles. Notre choix du dit au lieu du lyrisme, et le fait — lié au premier — de ramener la période que nous considérons à la deuxième moitié du XIV* siècle et aux premières années du XV° nous ont fait renoncer à aborder plusieurs auteurs qu’envisageait pourtant Daniel Poirion. Les auteurs qui suivent chronologiquement Christine de Pizan ne font en effet plus le même usage de la première personne que les trois auteurs que nous avons choisis. Il est vrai qu’ Alain Chartier se représente, dans La Belle Dame sans mercy par exemple, comme le transcripteur des échanges entre un amant et sa dame, d’une manière somme toute assez proche du mode d'écriture qu’adoptent Machaut dans La Fontaine amoureuse ou Froissart dans La Prison amoureuse. Mais l’effet de miroir qui se produit de la sorte entre le poète et l’amant, tous deux habités par un même «sentement», n’est pas compliqué de jeux intertextuels ou de récritures mythologiques. Dans une autre de ses œuvres, lorsque Chartier recourt à la vision allégorique, dans Le Quadrilogue invectif, la perspective est bien subjective, le songe politique présente plus d’un point commun avec certaines œuvres de notre corpus — notamment avec L’Advision Cristine et Le Livre du Chemin de long Estude de Christine de Pizan -,
et cependant l’emploi des exemples, historiques bien plus que mythologiques, est radicalement différent de celui que pratiquent ses prédécesseurs. Les modèles légués par les Anciens ne servent pas à Alain 7 Daniel Poirion, Le Poète et le Prince, l’évolution du lyrisme de Guillaume de Machaut à Charles d'Orléans, Paris: PU.F, 1965; Genève: Slatkine reprints, 1978.
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Chartier à bâtir son identité mais à exercer une influence sur ses destinataires. Des raisons différentes nous ont fait écarter Eustache Deschamps et Charles d'Orléans. Le caractère éclaté de leurs œuvres, qui ne fait pour ainsi dire pas de place au récit, les éloigne nettement du type d'écriture que nous étudions chez Machaut, Froissart et Christine. Il est vrai que des figures mythologiques et allégoriques sont présentes dans les pièces à formes fixes de ces auteurs, mais leur emploi lyrique entre dans une tout autre perspective et constituerait un objet de recherche à lui seul. Le statut social de Charles d'Orléans, poète er prince, est un facteur supplémentaire de dissemblance par rapport aux écrivains professionnels dont nous traitons. Du point de vue chronologique, seul Eustache Deschamps appartient vraiment à la période que nous considérons, à la différence d’Alain Chartier et de Charles d'Orléans. Aussi bien ne l’avonsnous pas exclu de notre démarche: son approche théorique dans L'Art de Dictier nous a paru nécessaire à considérer au seuil de notre travail, au même titre que le Prologue de Machaut, Les règles de la Seconde Rhétorique, ouvrage anonyme du début du XV° siècle, et L'Archiloge Sophie de Jacques Legrand, véritable soubassement de la création poétique pour nos auteurs, même si les deux derniers traités cités sont postérieurs à la composition des œuvres qui forment notre corpus. Ces textes se font l’écho de conceptions déjà en vigueur depuis plusieurs années, au moment où ils voient le jour, et ils constituent un témoignage primordial sur la poétique de la fiction, ou de la facticité, que nous nous efforcerons de mettre en évidence dans les œuvres de Machaut, Froissart et Christine. Enfin, il est une caractéristique que partagent nos trois auteurs, liée à leur statut d’écrivains professionnels, et qui justifie pleinement qu’on les envisage ensemble: il s’agit du soin particulier qu’ils ont tous trois apporté à la transmission de leurs œuvres. Machaut, le premier, supervise la copie de ses compositions dans des manuscrits d'œuvres complètes, ou manuscrits anthologies, imité en cela par Froissart, puis par Christine de Pizan, qui fait un véritable commerce de ses livres et se place à la tête de maisons d’éditions avant la lettre. Phénomène historique, pourrait-on nous objecter, qui ne présente pas de rapport direct avec le contenu des œuvres. Et pourtant, ce nouvel âge du livre* coïn* Voir à ce sujet deux ouvrages fondamentaux: Sylvia Huot, From Song to Book, the Poetics of Writing in Old French Lyric and Lyrical Narrative Poetry, Ithaca and London: Cornell University Press, 1987; Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la Mélancolie, la fréquentation des livres au XIV- siècle (1300-1415), Paris: Hatier, 1993.
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cide avec une prise de conscience, une mutation du point de vue de l'identité de l’auteur, qui ne restent pas sans retentissement sur la représentation que deux clercs —- Machaut et Froissart — et une «laïque au pays des clercs »” — Christine — donnent d'eux-mêmes. La sélection parmi les œuvres de Machaut, Froissart et Christine a
été dictée par un double critère :emploi de la première personne et présence de récits enchâssés en rapport avec l’auto-représentation. Ces paramètres nous ont amené à nous pencher surtout sur les dits composés par Guillaume de Machaut à la fin de sa carrière, c’est-à-dire à peu près entre 1349 et 1365: Le Jugement dou Roy de Navarre, Le Confort d'ami, La Fontaine amoureuse et Le Livre du Voir Dit. Le corpus à retenir chez Jean Froissart est très clairement délimité par les deux facteurs que nous avons énoncés. Il s’agit pour l’essentiel de ses trois dits amoureux les plus longs, qui sont, comme chez Machaut, ses derniers textes dans cette veine, L’Espinette amoureuse (1369), La Prison amoureuse (1372) et Le Joli Buisson de Jonece (1373). Le choix est plus dif-
ficile en ce qui concerne Christine. Un glissement s’opère chez elle, de sorte que le rôle joué par les récits mythologiques ou historiques chez ses prédécesseurs s’observe moins dans ses dits que dans d’autres œuvres, y compris là où on s’y attendrait le moins, c’est-à-dire dans des œuvres morales, philosophiques ou politiques. Cette raison, ajoutée à l’extrême prolixité de Christine, nous a fait renoncer à l’exhaustivité au sujet de ce troisième auteur. Nous avons préféré nous concentrer sur une période significative, et particulièrement riche, de son activité littéraire, comprise entre 1400 et 1405. Prenant pour point de départ le Dit de la Rose et le Dit de la Pastoure, nous nous sommes ensuite intéressé au Livre de la Mutacion de Fortune, à L'Advision Cristine, au Livre du Chemin de long Estude et au Livre de la Cité des Dames. La méthode que nous avons suivie s’est naturellement d’abord fondée sur les recherches menées jusqu'ici et sur leurs acquis. L’étude pionnière de Daniel Poirion a ouvert la voie à de nombreux travaux sur le XIV° siècle. La définition de la poésie lyrique de la fin du Moyen Âge par Daniel Poirion comme «une activité, à la fois personnelle et collective, qui nous met en étroit rapport avec le milieu culturel et la vie
sociale »!° reste le cadre indispensable à toute approche de cette littérature. Il ne fait aucun doute que les dits de Guillaume de Machaut, de ? La formule est de Joël Blanchard, «Christine de Pizan: une laïque au pays des clercs», «Et c'est la fin pour quoy sommes ensemble» (Mélanges Jean Dufournet), Jean-Claude Aubailly, Emmanuèle Baumgartner, Francis Dubost, Liliane Dulac, Marcel Faure éds, Paris: Champion, 1993, t. 1, pp. 215-226.
10 Daniel Poirion, Le Poète et le Prince, op. cit., p. 8.
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Jean Froissart et de Christine, ainsi que la plupart des œuvres en prose de cette dernière — et non pas seulement leurs poésies lyriques — doivent être lus à la lumière de ces données socioculturelles. Tel est le fondement d’approches un peu plus récentes, celle de Pierre-Yves Badel en particulier, envisageant Guillaume de Machaut et Jean Froissart comme
des poètes de cour'!. La perspective adoptée par Pierre-Yves Badel se place dans le sillage des théories critiques de la réception élaborées
notamment par Hans Robert Jauss'”. Les centres d’intérêt mis en évidence par ces travaux — interaction entre l’auteur et son horizon d’attente, devenir des œuvres antérieures dans le creuset de nouvelles formes — ont retenu notre attention au sein du corpus que nous avons sélectionné. Cette attitude nous a orienté dans deux directions: nous avons, d’une part, continuellement essayé de garder présentes à l’esprit les conditions de production des œuvres que nous lisions; et nous nous sommes efforcé de déceler dans les phénomènes de récriture, c’est-àdire de réception des textes antérieurs, ce qui relevait d’une connivence avec le public auquel s’adressait chacun de nos trois auteurs. Cette tâche était rendue de toute façon indispensable, indépendamment de tout parti pris théorique, par la forme que prennent bon nombre des œuvres que nous avons retenues. La place du destinataire, qu'il s'agisse d’un dédicataire précis ou d’un milieu aristocratique plus vaste, est fréquemment inscrite dans le texte et l’identité du je se définit, différentiellement, par rapport à celle de ses destinataires. Ce contexte social de l’acte d’écriture apparaît notamment dans les dits qui relèvent du sous-genre du «confort», comme Le Confort d'ami et La Fontaine amoureuse de Machaut, ou encore La Prison amoureuse de Froissart, qui répond à sa façon à la demande d’un commanditaire noble. L’interaction entre auteur et destinataire se précise et prend plus d’espace encore quand l’acte de composition du livre lui-même est représenté, par un effet de mise en abîme, à l’intérieur de l’œuvre, comme c’est le cas chez Machaut dans La Fontaine amoureuse et Le Voir Dit, mais aussi, à un moindre degré, dans Le Jugement dou Roy de Navarre, et dans la plupart des dits de Froissart. Dans d’autres textes encore, chez Christine notamment, le projet littéraire se trouve, au sein même de
!! Pierre-Yves Badel, Le Roman de la Rose au XIV: siècle. Étude de la réception de l’œuvre, Genève: Droz (Publications romanes et françaises, 153), 1980.
7? Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris: Gallimard, 1978 (pour la traduction française; textes publiés pour la première fois en langue allemande en 1972, 1974 et 1975). Recueil d’articles dont il faut compléter la lecture, à propos du Moyen Age, par: «Littérature médiévale et théorie des genres», Poétique, 1, 1970, pp. 79-101.
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l’œuvre, rattaché à une intention ou à des circonstances bien précises: scènes de lecture, par exemple, qui ouvrent Le Chemin de long Estude ou La Cité des Dames, et par le biais desquelles est signifiée comme une crise de conscience, ou crise d’identité de l’auteur. Dans le domaine d'investigation concernant les relations entre le je et ses lecteurs, l’étude des fictions est primordiale, comme nous essaierons de le montrer. Certes, les récits mythologiques ne sont pas les seules séquences des œuvres à prendre en considération pour éclairer la conception que Machaut, Froissart et Christine se font de leur statut, et ce type d’interrogations a déjà été amplement abordé, plus systématiquement que nous ne le ferons, notamment par Jacqueline Cerquiglini-Toulet qui consacre d'importants chapitres de son ouvrage sur Le Voir Dit au métier d’écrivain” et à la fonction que Machaut assigne au clerc dans son œuvre. Mais il nous a paru intéressant d’envisager le plus complètement possible les masques fictifs dont se pare quelquefois l’auteur et de chercher le sens profond que pouvaient prendre ces «intéguments ». Deuxième approche dictée par la délimitation du corpus et par l’interrogation à laquelle nous entendons le soumettre: l’étude des fictions, au sens de récritures de récits d’origines diverses — bibliques, histo-
riques et mythologiques —, suppose leur confrontation aux modèles dont elles s’inspirent. Sous un premier aspect, cette démarche commence par l’identification des sources de telle ou telle fable :élucidation déjà grandement avancée par la critique. Les éditeurs des textes qui nous intéressent ont bien montré les ressemblances entre les passages mytholo-
giques de certains dits amoureux et l’Ovide moralisé*; ces mises en évidence permettent de conclure sans aucun doute que cette somme en langue vulgaire joue au XIV® siècle le rôle de réservoir. Tous les auteurs puisent à cette adaptation, sans la nommer, comme s'ils se servaient directement d’Ovide. Le recours à un ouvrage de seconde main dans ce cas bien précis, qui correspond à l’immense majorité des récits enchâssés auxquels nous aurons affaire, est corroboré par d’autres cas, notamment chez Christine, qui fait grand usage de traductions, de compila# Jacqueline Cerquiglini, «Un Engin si soutil»…., op. cit., cf. notamment la deuxième partie («Un signe faillé: le poète», pp. 105-155) et le chapitre II de la quatrième partie («Le métier d'écrivain», pp. 211-221).
4 Ernest Hœpffner, au cours de son travail d'édition des dits de Guillaume de Machaut, n’a eu que tardivement connaissance de l’Ovide moralisé; quant à Paulin Paris, éditeur du Voir Dir, il ignorait complètement l’existence de cette œuvre en 1875. Mais deux articles ont signalé de bonne heure les liens qui unissaient les œuvres de Machaut à cette somme mythologique: Cornelius De Boer, «Guillaume de Machaut et l’Ovide moralisé», Romania, 43, 1914, pp. 335-352; Antoine Thomas, « Guillaume de Machaut et l’Ovide moralisé», Romania, 41, 1912, pp. 382-400.
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tions, voire de traductions de compilations: œuvres de Valère Maxime ou de Boccace mises en français tout au début du XV° siècle. Cette observation modifie inévitablement l’appréhension des «sources », car elle interdit de s’en tenir à de simples filiations entre auteurs, ou à la question des influences exercées par un auteur ou une œuvre sur d’autres. Nous risquons toujours de méconnaître un des maillons de la chaîne par laquelle une tradition ou un récit concernant un héros est parvenu jusqu’à Machaut, Froissart ou Christine. Qui plus est, la confrontation d’un récit à son modèle — faut-il dire sa source, son hypotexte?! —, même si elle peut nous livrer de précieux renseignements par le jeu de ressemblances et de différences qu’elle révèle, ne suffit pas à rendre compte du nouveau sens dont un auteur recharge la tradition. Un cas limite se rencontre chez Jean Froissart, sous la forme de fables prétendument empruntées à Ovide, qui ne sont en fait que le pur produit de son imagination. Par là, Froissart nous alerte sur une hiérarchie de valeurs: la référence à une autorité est une manière de lester l’œuvre qu’il compose d’un certain poids, mais plus que cette fausse garantie, c’est la nouvelle fonction assignée à la fable qui compte. Bref, les œuvres du XIV° siècle, comme d’autres parmi celles qui les ont précédées, appellent notre attention sur ce que nous pourrions désigner, après Roger Dragonetti, comme le «mirage des sources »'. Ces réserves étant faites, elles ne doivent cependant pas décourager l’analyse, et elles ne sauraient dispenser, dans tous les cas où une parenté avec un texte antérieur est avérée, d’une comparaison détaillée. Telle est la méthode que nous avons appliquée dans de nombreux cas, au moins comme point de départ de nos analyses, nous attachant à la lettre des textes, procédant même à ce que nous pourrions appeler des «micro-lectures ». C’est en effet par leurs détails que les micro-récits — exemples bibliques, anecdotes tirées de l’histoire romaine ou d’un passé plus proche, fables mythologiques — tirent l’essentiel de leur sens. Nous avons voulu ne jamais perdre de vue le nouveau contexte dans lequel
ces données de la tradition se trouvaient insérées: contexte étroit de l’œuvre, ou histoire-cadre, dans laquelle le récit est remployé, contexte large de l’œuvre tout entière d’un auteur — approche autorisée par l’existence de manuscrits d'œuvres complètes copiés sous la supervision des auteurs eux-mêmes —, voire contexte plus étendu encore des œuvres contemporaines, ou pouvant être considérées comme telles. C’est à © Terme forgé par Gérard Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris: Seuil, 1982 (repris dans la coll. «Points Essais », 1992, n° 257).
1 Roger Dragonetti, Le Mirage des sources, l’art du faux dans le roman médiéval, Paris: Seuil, 1987.
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partir d’une lecture à deux dimensions que l’usage des micro-récits et leurs rapports avec l'identité que se bâtit le je prennent sens. Un premier temps doit être dévolu à l'inventaire des modifications que l’auteur apporte à ce qu’on pourrait appeler la vulgate, c’est-à-dire le récit tel qu'il est attesté par ailleurs, et si possible dans un texte identifiable comme source. II s’agit d'étudier comment a été effectuée la récriture: abrègement, élagage, stylisation, ou, au contraire, dilatation, survalorisation de certains points, ajout de détails. Un second temps consiste à observer quelles résonances l’auteur obtient, grâce à la récriture: écho entre le cas qu’il évoque et son cas personnel, inscription parfois plus complexe dans un paradigme qui peut s’étendre sur toute une œuvre ou entretenir des relations avec d’autres textes. Pour ne prendre que quelques exemples, il apparaît vite à la lecture des dits de Machaut et de Froissart que les allusions à Narcisse et à Pygmalion sont à mettre en perspective avec l’emploi que Guillaume de Lorris et Jean de Meun faisaient de ces personnages au sein du Roman de la Rose. Les nuances qu’ils apportent à la récriture des récits concernant ces héros sont porteuses du sens qu’ils souhaitent donner à leurs dits, au plan de l’éthique courtoise, de leur conception de l’art poétique, ou de la représentation qu’ils livrent d'eux-mêmes. Vu le rôle de compendium de connaissances que joue Le Roman de la Rose au XIV® siècle pour le public auquel nos auteurs s’adressent'”?, il ne fait pas de doute que nous touchons là à l’intertextualité de leurs œuvres". Des rapprochements s’imposent aussi entre les différents emplois d’une même figure mythologique d’une œuvre à une autre du même auteur :Machaut convoque le personnage de Morphée dans Le Voir Dit et renvoie luimême à la présentation qu’il fait de ce dieu dans La Fontaine amoureuse; Christine, lorsqu'elle réutilise à des fins diverses, selon le
7 L'ouvrage cité de Pierre-Yves Badel le démontre amplement. 15 Sur l’application de cette notion à la littérature du Moyen Âge, se reporter au numéro
41 de la revue
Littérature
(«Intertextualités
médiévales»,
1981). Michael
Riffaterre, dans «L’intertexte inconnu », donne de ce terme la définition suivante, qui nous paraît s'appliquer à notre enquête: «[l’intertextualité est] un phénomène qui oriente la lecture du texte, qui en gouverne éventuellement l’interprétation, et qui est le contraire de la lecture linéaire. C’est le mode de perception du texte qui gouverne la production de la signifiance, alors que la lecture linéaire ne gouverne que la production du sens», op. cit., pp. 5-6. Tous les articles de ce recueil sont utiles à qui veut se faire une idée très précise du concept et de ses applications, citons-en deux qui nous intéressent plus spécialement: Nancy Freeman Regalado, «“* Des contraires choses ”: la fonction
poétique de la citation et des exempla dans Le Roman de la Rose de Jean de Meun », op. cit, pp. 62-81; Douglas Kelly, «Les inventions ovidiennes de Froissart: réflexions intertextuelles comme imagination», op. cit., pp. 82-91.
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contexte, l'exemple de Sémiramis, invite le lecteur à la confrontation des passages en question dans son œuvre. Il n’est pas rare d’être explicitement aiguillé par l’auteur vers une autre de ses œuvres. Ces regards portés vers d’autres textes sont une incitation naturelle à des lectures intertextuelles. L’attitude interprétative que nous adoptons de la sorte à l’égard des micro-récits ne fait que répondre à une sollicitation incluse à l’intérieur des textes et ne dépend pas d’un jeu de libres associations. Un facteur supplémentaire canalise la lecture que l’auteur attend de ses lecteurs. Il s’agit de la terminologie dont il se sert pour nommer les récits insérés — «exemple», «conte», «comparaison», «fiction», «glose» —, qui sont autant d’indices sur la fonction assignée aux personnages ou aux histoires ainsi désignés à notre attention. Une partie de notre tâche consistera à cerner le sens de ces différents termes et à en examiner les emplois, parfois canoniques, parfois teintés d’ironie. Venons-en à l’ordre que nous avons adopté dans les pages qui suivent. Traiter séparément chacun des trois auteurs nous est vite apparu comme une nécessité, sans que jamais cela ne nous empêche de faire le va-et-vient entre eux. Pourquoi aborder successivement des auteurs que nous soumettons à une même interrogation? Tout d’abord pour des raisons de simple chronologie: les périodes de production littéraire envisagées chez chacun de ces trois auteurs se succèdent, presque sans chevauchement. Les œuvres de Guillaume de Machaut considérées s’échelonnent de 1349 à 1365; celles de Jean Froissart datent de 1369, 1372 et 1373; le corpus choisi chez Christine appartient aux toutes premières années du XV° siècle. Certes, quelques textes contredisent cette assertion, notamment Le Paradis d'Amour de Froissart que nous aborderons en raison des rapports étroits qu’il présente avec La Fontaine amoureuse de Machaut, et qui a été très probablement composé peu de temps après 1361. On pourrait aller jusqu’à affirmer que nos trois auteurs sont grosso modo contemporains, bien qu’on ne connaisse pas avec exactitude leurs dates de naissance et de mort — Guillaume de Machaut 1307-1377; Jean Froissart 1337 ?-1404?; Christine de Pizan 13647-14307? —; néanmoins les dits du premier de nos trois auteurs, Machaut, peuvent être considérés comme un tout achevé au moment où Froissart compose les siens, et la pleine activité de Christine est encore nettement plus tardive. Surtout, une autre raison nous invite à étudier chaque auteur pour lui-même: il n’existe pas vraiment de dialogue entre eux. L'influence, pourtant très sensible, que Guillaume de Machaut exerce sur ses successeurs reste continuellement de l’ordre du non-dit, et elle n’ouvre la possibilité à aucun effet en retour. Les rapports qui unissent nos trois auteurs les uns aux autres ne se laissent bien sûr pas réduire à quelques mots, mais ils obéissent toutefois en grande partie à
INTRODUCTION
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un désir de dépasser les autres, à ce qu’on pourrait désigner comme une concurrence littéraire. C’est en tout cas ce qui ressort clairement de la confrontation entre Guillaume de Machaut et Jean Froissart: le second cherche dans bien des cas à surpasser son maître ;de là vient le fait qu’il ne le cite jamais nommément, alors qu’il multiplie les allusions au Roman de la Rose, modèle plus éloigné, par rapport auquel les rapports de rivalité ont moins lieu d’être. Le souci de se faire valoir par rapport aux autres a amené chaque auteur à imiter, certes, ce qui avait connu le succès chez ses prédécesseurs, mais aussi à renouveler autant que possible les modes d’écriture qu’utilisait tel ou tel avant lui. De la sorte, on peut dire que chacun invente ses propres solutions aux problèmes que pose l’auto-représentation, et que chacun des trois auteurs que nous traiterons se caractérise par une « manière » bien à lui, par des signes distinctifs qui pourraient être appelés des marques de fabrique. Cette dernière observation se complique d’un paramètre supplémentaire dans le cas de Christine, dont la situation dans le monde des lettres n’est pas comparable à celle de Machaut et de Froissart. Au sein même des œuvres de Machaut, Froissart et Christine, il serait vain de vouloir ramener les micro-récits à quelques emplois spécifiques à un auteur, ou à des usages uniformément répandus parmi les différents textes d’un même auteur. L’assouplissement des matériaux divers qu'ils utilisent ne se fait que très progressivement, et n’est compréhensible que s’il est chaque fois rattaché au projet que s’est fixé l’auteur. À l’exemple d’un Kevin Brownlee étudiant les diverses facettes de l’identité poétique de Guillaume
de Machaut'”,
nous
nous
sommes
efforcé de retracer les étapes d’une évolution, la maturation d’une poétique. «Poétique de la fiction» dont les changements peuvent se mesurer en fonction de deux axes, abscisse et ordonnée que nous indiquerons pour chaque œuvre: identité du je dans le texte (poète, amant poète, consolateur…), et glissements successifs par rapport aux emplois antérieurs des fictions (axe dont on pourrait faire coïncider l’origine avec l’usage traditionnel de l’exemplum). En observant dans les textes le jeu entre l’ancien et le nouveau, c’est
à la fois la conception que les auteurs se font de leur rôle et de leur poé1 Kevin Brownlee, Poetic Identity in Guillaume de Machaut, Madison: The University of Wisconsin Press, 1984. Il convient toutefois d’ajouter que notre perspective est à la fois plus limitée et plus vaste que celle de cet universitaire. Plus limitée parce que nous nous concentrons essentiellement sur les masques dont se revêt le poète. Perspective plus vaste, d’un autre côté, parce que nous sommes amené à prendre en compte des textes que K. Brownlee n’intègre pas à son ouvrage: Le Jugement dou Roy de Navarre, notamment, pour ce qui concerne Machaut, et les œuvres de Froissart et de Christine,
qui ne font pas partie de son objet d’étude.
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«DIRE PAR FICTION »
tique que nous chercherons à éclairer. Mais cette recherche nous conduira à mettre en évidence, plus généralement, les modalités par lesquelles les auteurs de cette période chargent leurs œuvres de sens et engagent leurs destinataires à une lecture qui est elle-même une activité: réception subtile, re-création ou reconstruction du sens.
CHAPITRE I
DIT ET POÉTIQUE DE LA FICTION Les différents dictionnaires étymologiques ou historiques s’accordent à situer l'émergence du mot «fiction » en langue française au XIII siècle’. Le dictionnaire de Tobler et Lommatzsch fournit deux séries d'exemples en rapport avec ce mot, correspondant à deux acceptions essentielles. Dans la première série, liée à la notion de mensonge, le mot est synonyme de tromperie, duperie, mystification, par exemple dans cette citation extraite du Dit de la Queue de Renard: «Pour ce que j’ai fet mencion/ De renardie et de fiction». Dans la deuxième acception, faisant jouer elle aussi la notion d’invention, les connotations de faux-
semblant se trouvent atténuées, le mot est synonyme de fable ou de légende. C’est plus particulièrement à ce sens-là du mot que fait penser son emploi chez les poètes des XIV et XV siècles, comme nous allons nous en rendre compte. La vitalité du mot est sensible à travers la famille de dérivés que relève le dictionnaire de Godefroy: adjectifs «fict» et «fictoire » (un exemple tiré d'Alain Chartier, Livre de l’Espérance); adverbes «fictement» et «fictionnellement » (un exemple tiré
de René d’Anjou, Mortifiement de vaine plaisance). S’interroger sur la fiction n’est donc rien de moins qu’interroger la notion de création littéraire, d’art poétique ou d’invention. Le mot invention n’est pas sans rappeler les termes les plus anciens par lesquels on désignait le poète dès le XII
siècle: troubadour
ou trouvère, celui qui trouve.
Trouver,
mot
emprunté au latin tropare, c’est faire usage de tropes, c’est donc une activité qui consisteà «fabriquer», mais les auteurs qui nous retiendront lui préfèrent souvent le verbe «feindre» (du latin fingere). À
travers les évolutions qu’ils font subir au vocabulaire de la création poétique, les auteurs de la fin du Moyen Âge attirent notre attention sur dif1 Dans le Dictionnaire historique de la langue française, publié sous la direction d’Alain Rey (Paris, 1992), on peut lire: «fiction n. f. est un emprunt (1223) au latin
impérial fictio «action de façonner, création» et par figure «action de feindre et son
résultat », terme juridique en bas latin et «tromperie » en latin médiéval; fictio dérive de fictum, supin de fingere «inventer » (cf. feindre)»
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férents points, ils suscitent des questions. Il conviendra d’abord de s’interroger sur les moyens auxquels recourt l’activité poétique. Que cache la notion de fiction, d’objet fabriqué ? Mais à ce questionnement doit en être associé un autre, sur les finalités des artifices poétiques :dans quelle perspective sont-ils mis en œuvre ? Nous serons amené, dans les pages qui vont suivre, à nous demander comment les poètes légitiment leur création littéraire. S’expliquent-ils sur ce qui fonde leur compétence à produire des fictions? A cette approche interne de la création, qui sera notamment éclairée par l’étude du Prologue de Guillaume de Machaut, il faut ajouter un éclairage extérieur, portant sur l’objet poétique proprement dit. Quels modèles formels ou quelles règles les poètes et les poéticiens fixent-ils à leur création littéraire? Enfin, il sera nécessaire de se pencher sur les buts que les auteurs de cette époque assignent à un art qu'ils présentent sous le jour de l’artifice, à une poésie qui flirte continuellement avec le mensonge. Celle-ci répond-eille à un projet esthétique, qui consisterait essentiellement à plaire? Ou bien obéit-elle à une ambition didactique, qui ferait jouer la fiction avec la vérité? Ces interrogations font partie de celles auxquelles nous devons pouvoir répondre en examinant ce qu’on appelle communément les arts poétiques. D'autant plus que l’époque à laquelle les dictionnaires d’ancien français font remonter les premiers emplois du mot «fiction», et les auteurs cités en exemple, sont contemporains des premières tentatives de formalisation des pratiques poétiques en langue vulgaire. Aux premiers essais théoriques, nous associerons une œuvre au statut spécifique: le Prologue de Guillaume de Machaut. Il s’agit d’un texte particulièrement éclairant pour le corpus d’œuvres que nous avons choisi puisqu'il s’apparente à la forme du dit, genre dans lequel Machaut et ses successeurs se sont illustrés. Le Prologue de Machaut est écrit à la première personne et nous renseigne sur le processus de fabrication des dits, eux aussi écrits à la première personne le plus souvent. «Fiction» est donc un mot relativement neuf en langue française quand les auteurs d’Arfs de Seconde Rhétorique* l’associent à la notion 2? Nous reprenons le titre générique donné par Ernest Langlois aux sept traités qu’il édita en 1902, auxquels il convient d’ajouter, dans notre perspective, le Prologue placé par Guillaume de Machaut en tête de ses œuvres (Œuvres, E. Hoepffner éd., Paris: Firmin-Didot, S.A.TE, t.1, 1908, pp. 1-12; également dans: Guillaume de Machaut: Poésies lyriques, V. Chichmaref éd., 2 vol., Paris: Champion, 1909, pp. 3-13) et L'Art de Dictier d'Eustache Deschamps (Œuvres complètes, marquis de Queux de SaintHilaire et Gaston Raynaud éds., S.A.TEF, t. 7, 1891, pp. 266-292). C’est d’après cette dernière édition que nous citons le texte de Deschamps, mais il faut mentionner une édition plus récente :Eustache Deschamps, L'Art de dictier, Deborah M. Sinnreich-Levi
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2
de poésie, comme c’est le cas de Jacques Legrand. Un grand nombre de ces arts de rhétorique sont exclusivement consacrés aux techniques de versification, ils fournissent des modèles de pièces lyriques, des répertoires de rimes, ils ne sauraient vraiment prétendre au statut d’arts poé-
tiques. Rares sont ceux qui procurent plus qu’une aide à la mémoire et qui amorcent une réflexion sur la pratique poétique, sur ses finalités, ou même qui en tentent une définition.
[. POÉTICIENS-POÈTES, LES NOCES DE MUSIQUE ET RHÉTORIQUE En revanche, lorsqu'une définition de la poésie est donnée, le terme de «fiction» vient sous la plume de certains auteurs. On en trouverait une première attestation, à propos de la poésie en langue vulgaire, dans le traité de Dante du début du XIV siècle. II définit la poésie, dans le De
Vulgari Eloquentia, comme une «fictio rhetorica musicaque posita »°. Certes, la définition ne concerne pas spécifiquement le domaine français, et le terme apparaît, qui plus est, dans sa forme latine, mais l’idée exprimée 1ci se retrouvera chez bien d’autres auteurs. La poésie est le résultat d’une alliance, ou pour mieux dire d’un mariage, entre deux des sept arts libéraux. La rhétorique, qui appartient au frivium, S’associe à la musique, composante du quadrivium. Le mot fictio s’entend bien comme «invention » («trouverie » dans la traduction d'André Pézard) ou comme fabrication; et inventer consiste à fusionner trouvailles rhé-
toriques et trouvailles musicales. Cette fiction-là est essentiellement celle de la chanson, comme l’indique Dante tout au long du deuxième livre du De Vulgari Eloquentia, en empruntant de nombreux exemples à différentes poésies en langue vulgaire, notamment à celles des troubadours et des trouvères. éd. et trad. [traduction en anglais], East Lansing (Mich.): Colleagues Press, 1994. La
rhétorique dont ces textes traitent concerne la versification en langue vulgaire, elle est seconde par rapport à l’art de persuader et de dissuader, cf. à ce sujet: WF. Patterson, Three centuries of French Poetic Theory (1328-1630), Ann Arbor: University of Michigan Press, 1935, 2vols. 3 Livre II, chapitre IV. Formule traduite par André Pézard par: «trouverie façonnée par l’art de rhétorique et de musique » (Dante, Œuvres complètes, Paris: Gallimard,
«Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 601). 4 Cf. l’article de Roger Dragonetti, «le mariage des arts au Moyen Âge», Littérature et musique, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis n° 28, Bruxelles,
1982, pp. 59-73; repris dans: La Musique et les lettres, études de littérature médiévale, Genève: Droz, 1986, pp. 43-57.
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«DIRE PAR FICTION »
1.1. Le Prologue de Guillaume de Machaut, fiction d’une vocation poétique C’est sous le patronage de rhétorique et musique que se place Guillaume de Machaut dans le Prologue qu’il met en tête de certains de ses manuscrits’. Nature, prenant la parole pour inciter Machaut à composer de «nouviaus dis amoureus plaisans », lui délègue trois de ses enfants : «Nommé sont Scens, Retorique et Musique » (v. 9). Mais avec le Prologue de Machaut, point d’aboutissement de son œuvre, composé vers 1371, nous avons affaire à l’expérience unique d’un poète, présentée comme vécue, non pas à une tentative de théorie généralisante. Les indices qu’on peut déceler sur sa conception d’un art poétique sont rattachés à la personne de Guillaume, sous la forme précisément d’une sorte de fiction. Le dialogue fictif de Machaut avec Nature et Amour, sous la forme de quatre ballades, chacune précédée d’une brève introduction en prose, nous renseigne sur les origines de son œuvre. Celle-ci est placée sous l’impulsion des enfants de Nature: Scens, Rhétorique et Musique, qui lui fournissent la «pratique » de son art; et sous celle des enfants d’ Amour: Doux Penser, Plaisance et Espérance, qui lui procurent sa «matière ». La genèse de l’œuvre est narrativisée, elle apparaît plutôt comme une généalogie, les allégories de Nature et d’ Amour sont des figures maternelles, qui envoient leurs enfants à Guillaume et qui jouent à son égard le rôle de mères nourricières. Nature, dès l’instant où elle s’adresse au poète, ne lui rappelle-t-elle pas un temps originel: Vien ci a toy, Guillaume, qui fourmé
T’ay a part, pour faire par toy fourmer Nouviaus dis amoureus plaisans. (Prol., I, vv. 3-5)
La création poétique, « former des dits », désignée du même terme que la «formation » du poète par Nature, est à son tour engendrement. Le recours aux figures de Nature et d'Amour et la forme dialoguée adoptée dans les quatre ballades qui ouvrent le Prologue donnent au texte toutes les apparences d’un dit. Machaut prend en réalité le modèle de la fiction pour traiter de sa vocation poétique. L’artifice du Prologue est porté à son comble par les futurs qu’emploient Nature et Amour lorsqu'ils s’adressent à Machaut. Nature présente ses enfants comme les auxiliaires à venir du poète:
$ Il s’agit des mss. B.N.F fr. 1584 et B.N.F fr. 22545, désignés respectivement comme les mss. À et F dans la nomenclature adoptée par la critique à la suite d’E. Hæœpffner (Œuvres de Guillaume de Machaut, op. cit., intr. p. XLIV).
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Et Musique te donra chans Tant que vorras [...] (Prol., I, vv. 14-15)
Le futur devient prophétique dans la troisième strophe de cette première ballade: Ti fait seront plus qu’autre renommé. (Prol., I, v. 19)
Futurs dépourvus de toute valeur prospective, puisque, rappelons-le, le Prologue est composé par Guillaume à la fin de sa vie, au moment où il supervise la copie de ses œuvres complètes. Autrement dit, le dialogue initial de Guillaume avec Nature, puis avec Amour, crée une mise en perspective de l’œuvre tout entière. Pers-
pective temporelle :Machaut se place dans un moment fictivement originel, celui de l’impulsion initiale dont toute l’œuvre découlera, alors qu’il est d’ores et déjà un poète reconnu, glorifié entre autres par Eustache Deschamps’. Perspective profane aussi, les interventions de Nature et d’ Amour dispensent en quelque sorte Machaut des préceptes religieux si souvent répétés en tête des prologues. Nature, en lui garantissant sa renommée future, lui permet d’affirmer son orgueil d’auteur d’une manière détournée, et lui évite de sacrifier au lieu commun de l’humilité convenue. L'aspect profane de l’inspiration et de l’art poétique de Guillaume réapparaît dans la partie proprement narrative du Prologue, c’est-à-dire dans la séquence écrite en couplets d’octosyllabes, par opposition aux quatre pièces lyriques du commencement. S’il rappelle le rôle de la musique dans l’office religieux* et l’existence d’une musique paradisiaque, qui sert de moyen de communication immédiate entre les anges, c’est pour mieux affirmer le rôle spécifique qu’elle remplit dans son art. 6 Nous citons le Prologue d’après l’édition d’E. Hoepffner, Œuvres de Guillaume de Machaut, t. 1, 1908, pp. 1-12. Le chiffre romain indiqué en premier renvoie à la séquence du texte (ballades numérotées de I à IV, séquence en octosyllabes numérotée V). Dans les citations, sauf indication contraire, c’est nous qui soulignons. 7 Par exemple dans la ballade CXXVII (Œuvres complètes d’'E. Deschamps, S.A.T.E t. 1, 1878, p. 248) à l’occasion de la remise par Machaut d’un manuscrit du Voir Dit à un puissant commanditaire :«Les grans seigneurs, Guillaume, vous ont chier,/ En voz choses prannent esbatement./ Bien y parut a Bruges devant hier/ A Monseigneur de Flandres proprement/ Qui par sa main reçut benignement/ Vostre Voir Dit sellé dessur la range/ Lire le fist, mais n’est nul vraiement/ Qui en dit fors qu’a vostre louenge » (vv. 9-16).
8 «Puet on penser chose plus digne/ Ne faire plus gracieus signe/ Com d’essaucier Dieu et sa gloire,/ Loer, servir, amer et croire,/ Et sa douce mere, en chantant» (Prologue, op. cit., V, vv. 105-109).
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Elle bannit la mélancolie et elle est à la source d’une joie poétiquement féconde : Et musique est une science Qui vuet qu’on rie et chante et dance [...] Partout ou elle est, joie y porte; Les desconfortez reconforte, Et nès seulement de l’oïr Fait elle les gens resjoïr. (Prol., V, vv. 85-86 et 91-94)
À l'exemple du psalmiste David (V, vv. 126-134), il fait succéder celui, tout païen, d’Orphée ramenant Eurydice des Enfers, charmant les arbres et les rivières sur son passage (V, vv. 135-146). L'association de David et d’Orphée comme modèles du poète musicien se retrouve dans Le Dit de la Harpe’. Ce mélange de références biblique et antique est très proche, là encore, de la technique adoptée par Machaut dans ses œuvres lyrico-narratives. Il achève de s’inscrire dans une tradition courtoise par la prière proche de l’explicit du Prologue: Or pri a Dieu qu’il me doint grace De faire chose qui bien plaise Aus dames |[...] (Prol., V, vv. 176-178).
L'adresse à Dieu est en quelque sorte déceptive, les véritables destinataires des œuvres de Machaut sont plutôt les pratiquants de la fin'amor. On s’aperçoit aisément que le Prologue place le poète au cœur de la fiction, dans les deux sens que peut prendre cette expression. Il est au centre de la fiction comme acteur dans le récit: le Prologue a la forme d’une «aventure » retracée à la première personne. Il est aussi celui qui crée, c’est-à-dire qu’il se représente clairement dans l’attitude de celui qui assume l'élaboration de l’œuvre, ou l’artifice poétique. C’est de ce point de vue surtout que le Prologue apparaît comme l’affirmation d’une conception nouvelle du poète. La prise de conscience de son art par le poète, le rapport nouveau qu’il entretient avec son œuvre, ont été décelés aussi à travers les enluminures qui ornent le manuscrit B.N.F fr. 1584, dans une étude pénétrante de Françoise Ferrand!°. Celle-ci ? Guillaume de Machaut, Dit de la Harpe, K. Young éd., Essays in Honor of Albert Feuillerat, H. M. Peyre éd., New Haven: Yale University Press, 1943, pp. 1-20. 10 Françoise Ferrand, «Les portraits de Guillaume de Machaut à l’entrée du prologue.….», Le Portrait (études recueillies par J.-M. Baïlbé), Publications de l’Université de Rouen, 1987, pp. 11-20. De la même auteur :« Regards sur le Prologue de Guillaume
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décrypte le portrait de Guillaume dialoguant avec Amour et Nature comme une «contre-dédicace », substituée à l’habituelle représentation du destinataire du texte. Mais elle voit aussi dans l’invention poétique un acte «contre-nature », qui contribue à la création, tout en recourant
aux catégories du savoir médiéval, comme l’indique le bonnet universitaire que porte l’allégorie représentant «Scens» dans l’enluminure. Enfin, elle interprète la venue d'Amour auprès de Guillaume comme
une «contre-annonciation ». Et de conclure que «l’artiste [...] à travers le portrait qu’il propose de lui-même, prend une dimension nouvelle: il devient un médiateur qui, doué de pouvoirs surnaturels, coopère à l’œuvre de Nature et d’ Amour; il est le mondain dieu d'harmonie, pour reprendre la belle expression de son disciple Eustache Deschamps ». Cet éclairage original du Prologue par l’iconographie d’un manuscrit particulièrement riche recoupe en réalité ce qui a déjà été observé par un certain nombre d’autres critiques, qui ont tous insisté sur le rôle particulier du «Scens », composante personnelle dans la triade Scens, Rhétorique et Musique. Scens est la faculté reine par laquelle le poète
affirme son pouvoir créateur. Shirley Lukitsch!' voit en lui une sorte d’ingenium qui dicte à l’auteur le choix d’une fiction ou d’images particulières, autrement dit elle y reconnaît une faculté qui harmonise et
coordonne. Jacqueline Cerquiglini définit à son tour le Scens comme «l’outil qui dispose l’esprit du poète à la composition, c’est-à-dire qui lui donne à la fois une forme et qui l’instruit dans l’art de composer »"*. L'acte créateur met en œuvre cet «engin», son efficacité se mesure à la joie qui l’accompagne si l’on en croit la conception que propose Guillaume. En définitive, le Scens se déploie dans l’acte de «fabrication poétique », si l’on ose ce pléonasme. Par l’acte créateur, le poète
s’approprie personnellement la faculté que lui a accordée Nature, il exerce pleinement ce don. Telle est l’innovation essentielle du Prologue de Machaut, elle ne consiste pas en recommandations formelles précises. Tout au plus mentionne-t-il en passant les formes lyriques qu’il compte exploiter*ou les types de rime auxquels le vir-
de Machaut», Guillaume de Machaut poète et compositeur, actes du colloque-table
ronde organisé par l’Université de Reims, 19-22 avril 1978, Jacques Chailley, Paul Imbs et Daniel Poirion éds., Paris: Klincksieck, 1982, pp. 235-2309. ll Shirley Lukitsch, «The poetics of the Prologue. Guillaume de Machaut’s conception of the purpose of his art», Medium Ævum, 52, 1983, pp. 258-271. 2 Jacqueline Cerquiglini, «Un engin si soutil», Guillaume de Machaut et l'écriture au XIV: siècle, Paris: Champion, 1985, p. 18. 13 «Doubles hoquès et plaisans lais,/ Motès, rondiaus et virelais/ Qu’on claimme chansons baladées,/ Complaintes, balades entées» (Prologue, op. cit., V, vv. 13-16).
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tuose s’entraînera!#, mais l’art proprement dit est une transmutation de la «matière », moins évidente que cela à définir: Car Scens y est qui tout gouverne En chambre, en salle et en taverne;
Dous Penser et bonne Esperance Li font avoir douce Plaisance Et li amenistrent matiere, Dont il fait a plus lie chiere Et de plus joli sentement Que cils qui vit dolentement. (Prol., V, vv. 159-166)
Le clair-obscur qui entoure la forge du poète est savamment entretenu par Guillaume. Il reprend à son compte les recommandations proférées par Nature. Elle emploie le verbe «faire » ou le substantif « fait » pour désigner l’acte créateur ou la création poétique: Ti fait seront plus qu’autre renommé [...] Pour ce vueil que soies engrans D'’en faire assez, petis, moiens et grans.
Orfay tost, si t’y aplique. (Prol., I, v. 19 et vv. 23-25)
C’est le verbe «faire» qu’il utilise à son tour, dans la ballade suivante, à cinq reprises en l’espace de vingt-sept vers, tout en faisant entrer en jeu la notion de subtilité: Dont drois est, quant vous m’ordenez A faire dis amoureus ordenez, Qu'’a cefaire je me soutive. Et je vueil bien estre a ce fait donnez, Tant qu’en ce mont vous plaira que je vive. (Prol., Il, vv. 5-9)
Dans la séquence du Prologue en octosyllabes, Machaut a tendance à généraliser les propos qu’il tenait auparavant. Il continue d’énoncer les conditions propices à la composition poétique et à décrire les dispositions qu’elle suppose. Même s’il ne s’exprime plus exclusivement à la première personne, c’est toutefois encore le verbe « faire » qui est systématiquement utilisé : Et s’on fait de triste matiere, Si est Joieuse la maniere
# «L’un est de rime serpentine/ L'autre equivoque ou leonine/ L'autre croisie ou retrograde/ Lay, chanson, rondel ou balade ;/ Aucune fois rime sonant/ Et quant il li plaist, consonant » (Prologue, op. cit., V, vv. 151-156).
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Dou fait, car ja bien ne fera Ne gaiement ne chantera Li cuers qui est pleins de tristesse. (Prol., V,vv. 43-47)
Si l’on ne devait retenir qu’une seule image du Prologue, ce serait sans doute celle du poète comme «faiseur». Le mot ne figure pas chez Machaut, mais il apparaîtra dans L'Art de Dictier chez Eustache Deschamps”, et il ne semble pas abusif de supposer un rapport entre la fiction de Machaut et la théorisation de Deschamps une petite vingtaine d'années plus tard. Guillaume de Machaut n’indique pas ici comment composer telle ou telle pièce lyrique, il n’édicte aucune règle concernant le dit, alors même que le mot «dit » revient plusieurs fois pour désigner le type d’œuvre auquel il emploiera ses efforts. Contrairement à ce
qu’on observe dans les artes poeticae du XII° ou du XII siècle!f, les conceptions de Guillaume ne s’illustrent pas par un recensement des figures ou par des conseils à propos de l’agencement des parties du discours, elles n’instruisent pas dans l’art de mener un récit ou une description, n1 dans celui d’articuler une argumentation. La réflexion de
Guillaume de Machaut prend les allures d’un récit et se concentre plus particulièrement sur les conditions de la création poétique: apprentissage, facultés mises en jeu, sublimation des sentiments. En ce sens, l’ex-
ploration amoureux des récits ments sur
du Prologue mérite d’être prolongée par l’étude des dits de Machaut eux-mêmes, et plus spécifiquement par l’analyse mythologiques qu’ils contiennent, souvent riches d’enseigneles conceptions que l’auteur se fait de son art. L'art poétique
des auteurs que nous étudions n’est pas cantonné dans des traités; l’in-
terrogation sur les moyens de la création poétique, propre à beaucoup d'écrivains du XIV° siècle, est la plupart du temps indissociable de l’acte créatif lui-même. Il est pourtant des œuvres dans lesquelles Machaut fournit des modèles lyriques à l’apprenti poète. C’est le cas dans le Remede de
15 Le terme «faiseur» apparaît en trois occurrences dans L’Art de Dictier, p. 271:
«les faiseurs [de musique naturelle}», p. 276: «selon ce qu’il plaist au faiseur» et encore p. 287: «selon la volunté et le sentement du faiseur». Le mot est significativement appliqué à Guillaume lui-même dans la ballade CXXIV sur la mort de Machaut: «Apres voz faiz, qui obtendra le chois/ Sur tous faiseurs? [...]» (vv. 4-5), où le rejet souligne l’adéquation entre le terme et la personne (Œuvres complètes d'E. Deschamps, S.ATE, t. 1, 1878, p. 245). À la même famille appartient «faititre», dans la ballade CXXUHI (t. 1, p. 243): «Clers, musicans, faititres en françois [...]/ Demenez dueil, plourez car c’est bien drois/ La mort Machaut, le noble rethorique » (v. 2 et vv. 7-8). 16 Cf. Edmond Faral, Les Arts poétiques du XII et du XIII: siècle, Recherches et
documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, Paris: H. Champion, 1923.
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Fortune, dit dans lequel l’auteur illustre chaque forme fixe, lai, complainte, chanson royale, ballade, virelai ou chanson balladée et rondelet, par des modèles uniques, sans qu’une seule pièce ne reprenne jamais les mètres ou les dispositions de rimes d’une autre. La volonté didactique qu’on décèle aisément dans ce cas est certes différente du travail réflexif par lequel Machaut se penche sur son activité littéraire dans le Prologue, mais il nous faudra rester attentif au fait que les œuvres de Guillaume de Machaut s’accompagnent souvent d’une réflexion sur les moyens de son art. Nous l’observerons notamment dans La Fontaine amoureuse et dans Le Voir Dit. Cette évolution des œuvres poétiques dans le sens de la réflexivité se poursuit chez Jean Froissart et Christine de Pizan. Dans le Prologue apparaît toutefois une synthèse plus condensée qu'ailleurs: là comptent surtout la représentation que Machaut donne de lui-même, la place centrale qu’il assigne au poète comme fabriquant de poésie, et la mobilisation de « Scens » par le poète, de sa subtilité pour exercer son art. Le mot de fiction n’apparaît pas dans le Prologue”, mais le verbe «faire » en est un signe avant-coureur, pas très éloigné du latin fingere, «façonner», «fabriquer», ou au sens figuré «représenter [à autrui]», «imaginer ». 1.2. L'Art de Dictier d’Eustache Deschamps,
la Poésie «musique naturelle» C’est Eustache Deschamps qui, le premier, énonce les principes de la composition poétique en français, dans un traité en prose qu'il intitule L'Art de Dictier et qu’il date très précisément du 25 novembre 1392. C’est à lui qu’on accorde généralement la première place chronologique en faisant abstraction du Prologue de Machaut à cause des spécificités que nous avons rappelées : aspect narratif et personnel en particulier, qui l’éloignent de la formalisation au sens strict. Eustache a néanmoins été précédé, dans le domaine de la langue d’oc, par l’entreprise des Leys d’Amors\*, qui codifie la création lyrique et fixe, à l’usage des trouba-
17 Aussi bien les emplois du mot sont-ils assez rares à l’époque où écrit Guillaume de Machaut, et très peu fréquents dans les textes qui l’inspirent: on ne rencontre pas le mot dans Le Roman de la Rose, et il n’apparaît qu’exceptionnellement dans /'Ovide moralisé (1328). Notons toutefois, dans cette dernière œuvre, une occurrence intéressante du terme dans une longue digression sur la poésie et son infériorité, aux yeux de l’auteur, par rapport à la vraie philosophie: «Cestes [=les Muses] en vaine fiction! Metent lor estude et lor cures./ Cestes ont pour les creatures/ Lor Creatour mis en oubli[...}», op. cit., livre V, vv. 2689-2692 (édition citée, t. 2, p. 245). 18 Ouvrage dont le principal rédacteur initial fut Guilhem Molinier, mais qui connut plusieurs rédactions différentes entre 1330 et 1356.
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dours, les exigences en vigueur dans les compétitions poétiques toulousaines au XIV° siècle. Du reste, la mise par écrit des règles de composition d’un certain nombre de formes fixes, si elle à attendu Eustache Deschamps, correspond dans le Nord de la France aussi au succès de concours poétiques préexistants, proches de leurs modèles méridionaux”. Les jeux de société sous forme de compétitions poétiques trouvent un écho dans certaines œuvres de notre corpus : amende poétique à laquelle le je protagoniste du Jugement dou Roy de Navarre de Machaut est condamné, «concours des souhaits » dans Le Joli Buisson de Jonece de Froissart. C’est à des pratiques de compétitions littéraires qu’on doit
la plupart des Arts de Seconde Rhétorique publiés par Ernest Langlois”. Les questions de chronologie relative des traités qui nous sont parvenus ne doivent pas masquer qu’ont probablement existé d’autres «arts » ou d’autres «règles» qui se sont perdus”. Un peu comme pour Machaut faisant semblant de recevoir des recommandations de Nature et d’ Amour dans son Prologue, alors que son œuvre est derrière lui, ces arts de seconde rhétorique sont autant un point d’aboutissement qu’un préalable à la création poétique. L'espèce de retard qu’ils accusent par rapport à la pratique littéraire nous autorise à chercher dans ces textes de la fin du XIV° ou du début du XV° siècle des témoignages sur les conceptions de l’art poétique qui avaient cours dans la seconde moitié du XIV® siècle, c’est-à-dire à l’époque où Guillaume de Machaut et Jean Froissart écrivaient leurs dits. L'influence de Guillaume de Machaut sur les Arts de Seconde Rhétorique est assez perceptible. L'expression «noble rhétorique» par laquelle Eustache Deschamps le désigne dans le vers refrain de la ballade CXXIIT devient à son propos une épithète obligée. Notamment
19 Ceci est explicite dans L'Art de Dictier, grâce aux allusions que fait Eustache Deschamps aux «puys d'amour», par exemple à la p. 271 (L'Art de Dictier, op. cit.): «Ceuls qui avoient et ont acoustumé de faire en ceste musique naturele serventois de Nostre Dame, chançons royaulx, pastourelles, balades et rondeaulx, portoient chascun ce que fait avoit devant le Prince du puys, et le recordoit par cuer » (les italiques sont de l’éditeur). 20 ]] faut placer à part le chapitre « Des Rimes », extrait de L’Archiloge Sophie, dû à Jacques Legrand et publié en première position par E. Langlois (en raison de l’antériorité de ce texte par rapport aux autres traités). La formalisation tentée par Jacques Legrand, qui nous intéressera tout particulièrement, s’inscrit dans un projet encyclopédique nettement différent de celui que se sont fixé les autres auteurs de traités. 21 E, Langlois en faisait déjà la remarque dans l'introduction de son recueil: «entre [les traités] que je publie, on trouvera des ressemblances que l'identité des sujets n’explique pas complètement, et qui, lorsqu'elles ne proviennent pas d’une imitation directe, supposent des modèles communs que nous n’avons plus ».
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chez l’auteur des Règles de la Seconde Rhétorique, où Machaut est cité parmi les premiers poètes à avoir marqué les lettres, juste après Guillaume de Lorris et Jean de Meun: «maistre Guillaume de Machault, le grant retthorique de nouvelle fourme, qui commencha toutes tailles nouvelles et les parfais lays d'amour »”?.Toutefois, le nom de Machaut n’apparaît nulle part dans L'Art de Dictier. Seul hommage muet du disciple à son maître: deux rondeaux donnés en exemple à la fin du traité
sont attribuables à Machaut”. Eustache Deschamps semble même se démarquer de son prédécesseur en distinguant nettement la musique proprement dite, partie du guadrivium, de la poésie. Il appelle la première «musique artificielle » et la seconde « musique naturelle»*. Nous retiendrons surtout de cette dissociation la tentative de Deschamps pour donner une place à la poésie en langue vulgaire parmi les arts libéraux dont il rappelle en tête de son traité les définitions et les fonctions. Mais la place à part entière qu’il fait à la «musique naturelle » signifie aussi que le poète, tel qu’il le conçoit, ne connaît pas nécessairement la musique artificielle, c’est-à-dire celle que l’on note et qu’on interprète vocalement ou au moyen d’instruments: [bien] que les faiseurs d[e musique naturelle] ne saichent pas communement la musique artificiele ne donner chant par art de notes a ce qu’ilz font, toutevoies est appellée musique ceste science naturele, pour ce que les diz et chançons par eulx faiz ou les livres metrifiez se lisent de bouche, et proferent par voix non pas chantable [...]. (Art de dictier,
p.271)
C’est dire qu'Eustache Deschamps n’a plus en tête le modèle idéal de Machaut, poète musicien, mais qu’il se place au contraire d’un point de vue général. À cet égard L'Art de Dictier répond bienà un autre projet que le Prologue, son but didactique apparaît nettement, les futurs poètes sont constamment dans la ligne de mire de l’auteur.
2 Recueil d’E. Langlois, op. cit., p. 12. 2% Il s’agit des pièces numérotées 10 et 16 dans l’édition de V. Chichmaref, qu’on retrouve aux pages 286 et 287 de L'Art de Dictier, op. cit. # Roger Dragonetti donne une explication savante de cette distinction en la rapprochant de la théorie de Boèce dans le De Musica: la musique humaine (dite naturelle
par Deschamps) serait un maillon intermédiaire entre la musique mondaine (ie. musique des sphères) et la musique instrumentale. Analyse développée dans: ««La poésie... cette musique naturelle», essai d’exégèse d’un passage de L'Art de Dictier d’Eustache Deschamps», Fin du Moyen Âge et Renaissance, mélanges Robert Guiette, Anvers, 1961, pp. 48-64; repris dans: La Musique et les lettres. Études de littérature médiévale, Genève: Droz, 1986, pp. 27-42.
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Malgré ces différences de statut entre le texte de Machaut et celui de Deschamps, tous deux présentent l’inspiration poétique sous la même double impulsion d’ Amour et de Nature. La poésie se fait: [...] de volunté amoureuse a la louenge des dames [...] selon les materes et le sentiment de ceuls qui en ceste musique s’appliquent. (Art de dictier, pp. 270-271)
On y reconnaît, presque dans les termes de Guillaume, la « matière »
livrée à la subtilité de l’auteur”. Quant à l’appellation de «musique naturelle », qui a soulevé tant d’interrogations chez les spécialistes, elle souligne bien sûr le rôle de Nature. Eustache Deschamps rappelle, sous l’apparente platitude du pléonasme, que les destinataires de son traité sont: [..] ceuls que nature avra encliné ou enclinera a ceste naturele musique. (Art de dictier, p. 272)
Sous l’affadissement et le prosaïsme de cette nature, qui était encore une allégorie douée de parole chez Machaut, se cache en réalité une sorte de paradoxe, ou une gageure que se serait fixée Eustache: il se propose en fait d’enseigner à ses lecteurs ce qui, de son propre aveu, ne s’apprend pas. La musique naturelle dont il est question a sa source au cœur de l’individu: L'autre musique est appellée naturele pour ce qu’elle ne puet estre aprinse a nul, se son propre couraige naturelment ne s’i applique. (Art de dictier, p. 270)
C’est ce qui explique que L’Art de Dictier, s’il est bien différent du
Prologue, est néanmoins indissociable, lui aussi, du je à travers lequel une conception poétique s'exprime”: Et de ceste musique naturele, et comment homme, depuis qu’il se met naturelment a ce faire, ce que nul, tant fust saiges le maistre ne le dis25 Il n’est pas indifférent que La Louange des Dames soit le titre donné par Machaut lui-même à un vaste recueil de ses poèmes non «notés ». 2% Le mot «naturele» est souligné par l’éditeur. 21 Est-ce cette dimension personnelle qui a échappé à quelques uns de ses lecteurs ? On a longtemps reproché à Eustache Deschamps d’être piètre pédagogue, de s’exprimer en phrases enchevêtrées, et de fournir des modèles sans aucun commentaire. C’est la substance d’un article de Georges Lote, «Quelques remarques sur L’Art de Dictier d’Eustache Deschamps », Mélanges E. Hoepffner, 1949, pp. 361-369. Le commentateur porte le même jugement sur l’approche de Machaut dans Le Remede de Fortune et sur les auteurs d’Arts de Seconde Rhétorique.
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ciple, ne lui sçavroit aprandre, se de son propre et naturel mouvement ne se faisoit, vueil je traictier principaument, en baillant et enseignant un petit de regle ci après déclarée [...].(Art de dictier, p. 272)
Les hypothèses avancées dans le début de la phrase («ce que nul, tant fust saiges...») indiquent l’impossibilité d’un savoir désincarné, détaché d’une expérience naturelle et personnelle. Elles justifient l’entreprise de Deschamps en son nom propre («vueil je traictier ...»), et aussi le recours à sa production poétique personnelle à titre d'exemple, en même temps qu’elles expliquent la relative humilité du projet («un petit de regle...»). Certes Eustache Deschamps ne donne pas à ses considérations poétiques la forme pseudo-autobiographique que prend le Prologue de Machaut, mais il est clair, cependant, que la place accordée au je dans le processus de création est plus importante qu’il n’y paraissait au premier abord. On comprend peut-être mieux maintenant, à la lumière de L'Art de Dictier, la filiation qui existe entre le «savoir-faire» poétique qu’évoque Machaut et le «poète-faiseur » dont Deschamps brosse le portrait. Cette mise en avant du je et du rôle de Nature, ou du naturel, dans la création poétique sont probablement les manifestations les plus frappantes d’une poétique nouvelle, qui prend ses distances par rapport aux arts poétiques latins des grammairiens, même si ceux-ci ne sont jamais nommés. Dans un article éclairant sur les arts de seconde rhétorique, Éric Méchoulan* rapproche ce qu’Eustache Deschamps appelle «musique naturelle » de la langue maternelle, par opposition à la langue latine: [...] il est un élément qui n’a pas été relevé: le parallèle avec la langue. La définition de la musique «naturelle » est négative: cette musique ne peut être apprise. Exactement comme la langue maternelle que l’on ne peut apprendre que de manière pratique, sur les genoux de sa nourrice, et qui est dépourvue de règles. Cette opposition se marque très bien dans [Les Règles de la Seconde Rhétorique]: la musique peut être découverte, inventée et réglée par un homme, mais la «mesure de parler» est un don, elle vient directement de Dieu. L’intéressant ici est que les valeurs
sont retournées :c’est le non-grammatical, ce qui échappe à la règle, au savoir, qui se trouve valorisé, et non plus la savante grammaire. Telle est la grande nouveauté épistémologique de ces traités.
# Éric Méchoulan, «Les Arts de rhétorique du XV: siècle: la théorie masque de la
theoria?», Masques et déguisements dans la littérature médiévale, études recueillies par M.-L. Ollier, Paris: Vrin, 1988, pp. 213-221.
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Le rapport entre les arts de seconde rhétorique et les problèmes spécifiques que pose la mise par écrit d’une poésie en langue vulgaire sont en effet très perceptibles, ne serait-ce qu’à travers les exemples du «e» muet ou des rimes masculines et féminines, si souvent abordés par les
auteurs de ces traités. En rendant plus évidente une des fonctions de ces ouvrages, on explique du même coup les prétendues lacunes qu’on leur a reprochées, notamment leur incapacité à se constituer en «arts poétiques» complets, qu’on a souvent considérée comme une infériorité par rapport à leurs antécédents latins. L’attachement tout particulier que les auteurs de traités français témoignent les uns après les autres pour la musique, qu’il s’agisse de la musique instrumentale ou de la musique des mots, révèle une conception très formelle de la poésie. C’est dans ce souci de la forme qu’on est le plus enclin à déceler un parti-pris de fiction, au sens d’artifice. Les fictions du je qu’on peut identifier dans L’Art de Dictier sont à entendre dans le sens de fictions conçues par le je, pièces dont le je est la source plus que l’objet. Leur aspect artificiel est tout particulièrement mis en valeur par l’attention que Deschamps porte précisément aux phénomènes de la conception et de l’apprentissage, comme 1l l’indique dans le dernier paragraphe de son traité: Item semblablement et finablement pourra sçavoir un chascun qui de son noble couraige avra la musique naturele bien estudié faire et amender, par cest present art, avecques son noble engin, toutes manieres de balades, rondeaulx, chançons baladées, serventois, sotes chançons,
laïz, virelais et pastourelles, eu regart aux exemples et articles cy dessus escrips [...]. (Art de dictier, p. 291)?
En revanche, Deschamps n’éclaire pas les fictions poétiques au sens de «récits», ou de «représentations », qu’il s’agisse ou non de représentations du je. Les allusions mythologiques, historiques ou bibliques,
qu’on rencontre pourtant dans certains poèmes cités en exemple”, ne font l’objet d’aucune recommandation, d’aucune formalisation. Du reste, le verbe «dicter» que Deschamps utilise dans son titre n’est pas 2% Les mots soulignés le sont par l’éditeur. 30 Exemple d’énumération pourtant bien intéressant par son syncrétisme, la ballade citée à la p. 280: «S’Ector li preux, Cesar et Alixandre,/ Deyphile, Tantha, Semiramis,/ David, Judas Machabée, qui tendre/ À subjuguer vouldrent leurs ennemis,/ Josué, Pan-
thasilée,/ Ypolite, Tamaris l’onourée,/ Artus, Charles, Godefroy de Buillon,/ Marsopye, Menalope, dit l’on/ Et Synope, qui eurent cuers crueux,/ Revenoient tout en leur region,/ Du temps qui est seroient merveilleux ». Il s’agit là d’une variation sur le thème des neuf preux, auxquels sont ajoutées neuf preuses, apparu pour la première fois dans les Vœux du Paon de Jacques de Longuyon (1312). Cf. J. Huizinga, L’Automne du Moyen Âge, Paris: Petite Bibliothèque Payot, 1980 (pour cette traduction), pp. 73-74.
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exactement à rattacher aux œuvres lyrico-narratives que nous désignons comme des dits*!. Les règles de composition qu’il énonce à propos des rythmes, des mètres et des rimes ne concernent que les formes fixes, il s’agit pour l’essentiel d’une esthétique du fragment. En définitive, bien des points séparent l’esthétique prônée dans L’Art de Dictier de celle qui avait cours jusqu'alors. Esthétique musicale d’abord, cherchant à exploiter les harmoniques nouvelles d’une langue pour laquelle ne sont pas faits les arts de versifier latins, elle s’oppose aux arts poétiques qui rapprochent l’art littéraire de la peinture, comme c’est le cas dans L’Ars Versificatoria de Matthieu de
Vendôme”. Cet ouvrage de la fin du XI siècle est représentatif des arts poétiques en latin dans lesquels l’ornement et l’amplification tiennent une grande place, avec comme procédé de prédilection la description, «objet suprême de la poésie » pour reprendre la formule d’Edmond Faral. Esthétique du fragment et de la brièveté ensuite, qui se démarque, par cet aspect aussi, des recommandations antérieures. Il est en effet intéressant de noter, dans la définition qu’Eustache Deschamps donne de la rhétorique au début de L'Art de Dictier, l'apparition de la notion de brièveté comme critère d’appréciation littéraire: RETHORIQUE est science de parler droictement, et a quatre parties en soy a lui ramenées, toutes appliquées a son nom; car tout bon rethoricien doit parler et dire ce qu’il veult moustrer saigement, briefment, substancieusement et hardiement. (Art de dictier, p. 267)*
Cette vertu du bon rhétoricien figurait d’ores et déjà dans une ballade intitulée «Comment tout homme de pratique doit parler selon rhétorique », où elle prend même la première place: Qui bien sçavoir veult l’art de theorique, Avant qu’il soit bon rethoricien,
JTIL. poins fault avoir en sa pratique: Parler briefment, en substance et en bien,
Hardiement, saigement, et que rien Ne soit obmis qui a son fait affiere*. 31 Sur le sens de «dictier » ou «ditier», voir Monique Léonard, op. cit., pp. 49-52. Le verbe est d’un usage très ancien en français et veut d’abord dire «dicter [à un copiste]», puis «rédiger», «composer». Chez Eustache Deschamps, le sens du verbe est «rimer »,
«composer des vers ».
% Cf. Edmond Faral, Les Arts poétiques du XII: et du XIIF- siècle, Recherches et documents sur la technique littéraire au Moyen Age, Paris: Champion, 1923. # Les italiques sont de l'éditeur. # Ballade MCCCLXVII, S.A.T.E, t. 7, 1891, p. 208).
vv.
1-6 (Œuvres
complètes d’'E. Deschamps,
Paris,
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Notion de brièveté dont nous nous garderons de surestimer l’importance dans l’immédiat, vu les proportions qu’atteignent certains dits, genre considérablement allongé par les auteurs du XIV* siècle. L'aspect fragmentaire est un principe auquel Deschamps s’est montré plus fidèle que tout autre écrivain de son temps. La brièveté n’est cependant pas un souci étranger à nos auteurs: il pourrait en particulier expliquer le recours aux fictions enchâssées qui offrent souvent en raccourci une image de l’histoire-cadre ou de certaines conceptions — poétiques, amoureuses — de l’auteur.
II. SECONDES RHÉTORIQUES, «FEINDRE ET FAIRE FICTIONS » À la manière d’Eustache Deschamps, mais avec beaucoup plus de
prolixité, l’auteur anonyme des Règles de la Seconde Rhétorique”, rédigées elles aussi en prose, fournit à ses lecteurs des exemples poétiques, qu’il emprunte aux bons auteurs. Il s’efface en effet, dans l’incipit de son ouvrage, derrière l’évocation des poètes célèbres, qu’il appelle «les premiers rethoriques », les énumérant par ordre chronologique, et allant jusqu’à établir parfois entre eux des généalogies fantaisistes (« Aprèz vint Eustace Morel [i.e. Deschamps], nepveux de maistre Guillaume de Machault»). Il ne s’agit donc pas de conseils prodigués par un praticien, fondés sur l’expérience personnelle d’un poète. Toutefois, même si E. Langlois repousse jusqu’à 1432 la date possible de composition de ce
traité*, celui-ci présente bien des similitudes avec L'Art de Dictier. Il en est même plus proche que les considérations poétiques de Jacques Legrand dans L’Archiloge Sophie, ouvrage du tout début du XV° siècle. L'auteur des Règles de la Seconde Rhétorique répertorie les formes, d’une manière bien plus fouillée que Deschamps. Non seulement il classe ce qu’il appelle les «tailles », c’est-à-dire les modèles lyriques, 35 Ernest Langlois, Recueil d'Arts de Seconde Rhétorique, Paris :Imprimerie natio-
nale, 1902, pp. 11-103 [nous abrégeons le titre des Règles de la Seconde Rhétorique en RSR dans les références de citations]. 36 ]] établit une fourchette entre 1411 et 1432. Mais le terminus a quo de 1411 correspond pour lui à la mort de Froissart (cité parmi les «réthoriques » du passé) alors qu’on s’accorde aujourd’hui plutôt à la situer vers 1404. Quoi qu’il en soit, retenons que Les Règles de la Seconde Rhétorique datent du premier tiers du XV: siècle, jusqu’à plus ample informé. Mais elles se présentent comme le réceptacle des pratiques poétiques passées, et c’est là l’essentiel: «Et affin que quiconques voulra soy introduire a faire aucuns diz ou balades, il convient que on les face selon ce que donnerent les premiers rethoriques [...]»> (op. cit., p. 11).
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mais il ajoute des listes de rimes et abécédaires de toutes sortes, qui alourdissent considérablement son livre. C’est une manière de s’inscrire dans la conception du poète-artisan que nous décelions déjà chez Machaut et Deschamps, et que nous retrouvons à l’œuvre ici dans les mêmes termes, notamment avec la récurrence du mot «faiseur»’, ou encore avec l'expression «ouvrier de rethorique »*.
2.1. Les Règles de la Seconde Rhétorique, répertoire d’auteurs, de tailles et d’exemples mythologiques Néanmoins, nous rencontrons dans ce cas une conception plus large de l’activité poétique, qui ne se borne pas exclusivement à la composition des lais, ballades, rondeaux et autres formes fixes. Tant dans l’énumération initiale d’auteurs dignes d’attention que dans les sujets abordés au fil du traité, l’auteur élargit l’horizon littéraire qu'il envisage. Tout en citant Machaut, Deschamps et Froissart, poètes qui se sont illustrés dans la poésie lyrique, il les intègre dans une liste où entrent les
auteurs successifs du Roman de la Rose: Guillaume de Lorris et Jean de Meun. Ce dernier est aussi mentionné en tant que traducteur d'ouvrages de Boèce, ses traductions étant considérées comme une partie de son œuvre littéraire propre. Jean Le Fèvre, autre traducteur, se trouve égale-
ment nommé et honoré du nom de «poète »* pour avoir mis à la portée des lecteurs français Les Lamentations de Matheolus et des textes faussement attribués à Ovide“. Bref, Les Règles de la Seconde Rhétorique placent l’art d’écrire sous les auspices d’un patrimoine littéraire où le critère de la langue l’emporte sur les critères formels. Cette observation confirme les idées avancées par E. Méchoulan sur le lien qui unit ces arts de rhétorique à la codification des œuvres littéraires écrites en 7 «Aprèz vint Jaquemart le Cuvelier, de Tournay, qui fut faiseur du roy de France, Charles le Quint.
Aprèz vint Hanequin d’Odenarde, faiseur du comte de Flandres » (/bid., p. 13). # Jbid., p. 48. # C’est un glissement intéressant par rapport à la terminologie d'Eustache Deschamps, qui désignait par exemple Chaucer: «Grant rranslateur, noble Geoffroy Chaucier» (vers refrain de la ballade CCLXXXV, Œuvres complètes, S.A.TE, t. 2, 1880, p. 139). Il est vrai que l’un «translate » de français dans une autre langue vulgaire, tandis que Jean Le Fèvre convertit une œuvre latine en français. # L'auteur semble croire que le De Vetula, traduit par Jean Le Fèvre, serait d’Ovide, alors qu’il s’agit d’un poème latin de Richard de Fournival, datant du XIIIe siècle. Sur l'importance du De Vetula dans l'imagerie médiévale d’un «Ovide chrétien », auquel les lecteurs de l’époque ne prêtaient pas forcément foi, se reporter à: Paule Demats, Fabula. Trois études de mythographie antique et médiévale, Genève: Droz, 1973, pp. 125-127.
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langue vernaculaire. Mais on peut voir aussi dans la présence des traducteurs au panthéon des Règles de la Seconde Rhétorique un élément préparatoire aux exemples mythologiques et bibliques dont il sera abondamment question en certains passages. L'apparition du nom d’Ovide, même, ou surtout, si elle est une référence erronée, est à cet égard signi-
ficative. L'ouvrage ne se contente pas d’inventorier des formes, mètres ou rimes, il fournit aussi ce que l’auteur appelle des éléments de « poétrie ». Cette partie de son travail, en fait répartie en trois moments différents des Règles de la Seconde Rhétorique, correspond plus exactement à ce que nous appellerions aujourd’hui «art poétique ». Par cet aspect, les Règles de la Seconde Rhétorique s’apparentent à la partie de L’Archiloge Sophie consacrée à la rhétorique, dans laquelle Jacques Legrand évoque l’emploi qu’on peut faire des exemples mythologiques et bibliques. Comme pour les recommandations formelles, l’auteur adopte un style énumératif, 1l procède par longues listes. Avant d’en venir à l’usage possible des exemples, il ouvre sa « poétrie » par l’évocation des plus anciens poètes, sorte de double biblico-mythologique de la liste initiale qui ouvre le traité, où se trouvaient énumérés les auteurs récents de langue française. Comme dans le cas de Machaut-Deschamps, le modèle généalogique préside à cette énumération qui commence avec Adam et Eve pour arriver rapidement à Jubal: Jubal est tenus d’aucuns poetes le premier per de melodie et qui fist les instrumens organistres, et aussi il fut premier fevre, pour cause que les fais de Caïn sont et furent anullez par son pechié. (RSR, p. 39)
L'auteur emprunte ensuite un certain nombre de raccourcis historico-mythologiques, passant de Calliope à Orphée, sans spécifier leur lien de parenté, puis à Euclide, Zéphyr et Pygmalion. Revient néanmoins avec une certaine insistance l’image du poëète-forgeron, ou orfèvre, si l’on peut ainsi traduire le mot «fèvre » qui apparaît à propos de Jubal et qui se profile à nouveau derrière la figure de Pygmalion: PYMALION fut l’un des plus sutis qui onques fust quant de forgier et entaillier ymages, et pour le temps souverain peintre, et aussi menoit tous instrumens et chantoit bien [...].(RSR, p. 40)
On sait la fortune qu'avait déjà trouvée le personnage de Pygmalion, analogue du poète-narrateur dans le Voir Dit de Guillaume de Machaut, modèle sous-jacent de certaines inventions mythologiques chez Froissart, dans La Prison amoureuse
par exemple. La représentation de
Pygmalion en sculpteur, peintre et musicien entérine l’usage que nos
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auteurs ont fait de ce héros, artiste dont les talents se voient démultipliés. Progressivement, l’auteur des Règles de la Seconde Rhétorique se détache du fil directeur qu’il s’était apparemment fixé, qui consistait à «avoir cognoissance d’aucuns poetes et de pluseurs pers de melodie [...] affin de ne mettre et atribuer leurs faits a autres »*'. Il n’envisage plus les exemples mythologiques ou autres sous l’aspect de modèles, de poètes initiateurs, mais plutôt en tant que matière poétique. Ainsi Pâris, Jason, Narcisse, Saturne ou Jupiter donnent-ils lieu à des récits relativement étoffés, où les personnages évoqués ne s’illustrent pas nécessairement par leur vocation poétique. En revanche, il clôt son tour d’horizon par l’exemple ovidien plus détaillé de Pyrame et Thisbé, dont l’aventure est largement relayée dans la tradition médiévale, depuis le lai du même nom du XII° siècle“? jusqu’à Froissart et d’autres. Dans le cas de ces deux amants célèbres, le résumé procuré par l’auteur des Règles de la Seconde Rhétorique intègre la possible insertion de poèmes lyriques: Et quant la belle Thibée vint prèz de la fontaine, si fut desconfortée, pour ce qu’elle ne trouva pas Piramus, lors s’assist en l’atendant, et pour son anuy passer commençay un lay d’amours.[...]. [Pirame] vint courir sur le lion et l’ocist, et quant 1l ot mis le lion a oultrance, et 1l li souvint comme s’amie estoit morte pour l’amour de luy, il commença un lay mortel. (RSR, p. 48)
Autrement dit, Les Règles de la Seconde Rhétorique font preuve d’une vision de la création littéraire plus synthétique que la majorité des autres arts de seconde rhétorique. D’une part, elles se font l’écho indirect des dits à insertions lyriques, dans le sens où certains exemples mythologiques fournissent un cadre narratif et prévoient des possibilités de greffe poétique sous forme de lais attribués à un personnage du récit, par exemple. Mais, d’autre part, à côté des considérations métriques purement formelles, elles envisagent l’emploi des exemples bibliques, historiques et mythologiques. Dans cette perspective, les personnages en question ne sont pas nécessairement destinés à devenir actants dans un récit, ils peuvent jouer un rôle plus modeste, fonction qu’une simple allusion peut remplir. Au même titre que telle ou telle disposition strophique caractérise le lai, la ballade ou le rondeau, telle ou telle figure mythologique signifie à elle seule une vertu, un vice, une attitude spéci#1 RSR, p. 39 (extrait de la rubrique placée en tête de la première série d'exemples). # Voir Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, Trois contes du XII: siècle français imités d’Ovide, Emmanuèle «folio », n° 3448), 2000.
Baumgartner
éd. et trad. Paris: Gallimard
(collection
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fique. C’est le sens des équivalences qu’établit l’auteur par une formule récurrente : Par Almena est entendue pulchritude, laquelle vaut autant a dire que beauté [...] Par Jupiter est entendu argu, malice et operacion magicienne [...]
Par Demophons est entendu fainte amour, comme entendu amour desdaigneuse. (RSR, pp. 65-66)
par Narcisus est
Le procédé se trouve ici réduit à son expression la plus schématique, et il n’est pas tout à fait nouveau. Il s’agit d’une sorte d'homologation des mythes à la lumière des principes chrétiens, ce qu’on appellerait une «moralisation » au sens où l’entendait par exemple l’auteur de L’'Ovide moralisé au début du XIV® siècle. Dans ce traité se trouvent par conséquent envisagées, d’une manière plus ou moins dispersée, les articulations possibles entre différentes sortes de «fictions », bien que le mot n’apparaisse pas dans le texte. «Fictions poétiques », au sens de pièces forgées par le poète, susceptibles d'occuper une place dans un récit. Fictions au sens de « microrécits », au premier rang desquels viennent ceux concernant les personnages empruntés à la Bible, à Ovide, ou à l'Histoire, capables de remplir diverses fonctions dans le domaine lyrique ou dans une narration. Sans que ces fictions poétiques soient jamais rattachées explicitement à un je, ou à un projet poétique gouverné par une première personne, un usage littéraire se dessine derrière ces énumérations de rimes ou d’exemples mythologiques, c’est celui du remploi de matériaux préexistants. Certes, l’invocation d’auteurs anciens n’est pas nouvelle, elle est principe d’autorité par excellence, notamment dans l’art de persuader. Mais la petite monnaie mythologique que frappe l’auteur des Règles de la Seconde Rhétorigue autorise diverses nouvelles finalisations des exemples: moralisation bien sûr, mais aussi, même si cela n’est pas explicite, récriture dans un cadre plus personnel comme
celui du dit.
2.2. L’Archiloge Sophie de Jacques Legrand, fictions et vérité
Jacques Legrand, dans L’Archiloge Sophie”, s'interroge plus que l’auteur des Règles de la Seconde Rhétorique sur la pertinence et les finalités du remploi des fables. C’est chez lui qu’apparaît et qu’est pro4 L'Archiloge Sophie, Evencio Beltran éd. (édition suivie de celle du Livre des Bonnes Meurs), Paris: Champion (Bibliothèque du XV: siècle, XLIX), 1986. L'œuvre qui nous intéresse (citée d’après l’édition d’E. Beltran, dont le titre est abrégé dans nos références par AS), que nous appellerons par la suite L’Archiloge, occupe les pages 25 à 261 du volume.
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blématisé le terme de fiction. Il convient cependant de commencer par situer ses propos sur la poésie et la rhétorique à l’intérieur de son projet général. Le programme que s’est fixé Jacques Legrand à l’aube du XV° siècle, incomplètement accompli, consiste à livrer aux lecteurs ignorant le latin les rudiments du savoir scientifique, c’est-à-dire l’essentiel de ce qu’il faut connaître des sept arts libéraux. C’est à cette ambition déjà que répondait son ouvrage en latin, le Sophilogium, mais L'Archiloge est plus qu’une simple traduction de son aîné, il en serait plutôt une editio amplior pour reprendre l’expression qu’utilise Evencio Beltran dans son introduction. L'ouvrage n’a pas été mené jusqu’à son terme puisque des sept arts libéraux ne sont retenus que ceux du frivium: grammaire, logique et rhétorique, ainsi qu’une seule des composantes du quadrivium: l’arithmétique“. En d’autres termes, Jacques Legrand n’envisage pas seulement les procédés poétiques. Contrairement aux manuels de versification, il fait preuve d’une ambition didactique générale et cherche à inspirer l’amour de la sagesse, ou du savoir, les deux notions étant à peu près équivalentes. Dans un article où il éclaire la source des exemples mythologiques cités par Jacques Legrand”, E. Beltran insiste sur le contexte dans lequel s’inscrit cette poétique. L'œuvre lui apparaît comme l’entreprise de vulgarisation conduite par un Augustin prédicateur et enseignant, où la poésie « n’a d’autre prétention que de ‘‘guider” les lecteurs vers l’amour de la sagesse [.. et où] les arts libéraux sont donc subordonnés à la philosophie, qui à son tour est au service de la théologie ». Dans cette optique, la justification de l’emploi des mythes païens en poésie apparaît comme un passage obligé. C’est à cette fin qu’est utilisée la notion de fiction, en un premier sens quasi synonyme de poésie: poetrie est science qui aprent à faindre et a faire fictions fondees en raison et en la semblance des choses desquelles on veut parler. (AS, p. 149)
La redondance entre «feindre» et «faire fictions», l’origine commune des mots et le martèlement allitératif en «f» sont autant de
signes d’une réétymologisation latine du mot grec poésie/poetrie“. # C’est assez dire que l’édition tronquée d’un seul chapitre de L'Archiloge, «Des Rimes», par E. Langlois, ne peut rendre compte de «l’art poétique» de Jacques Legrand. # Evencio Beltran, «Une source de L’Archiloge Sophie de Jacques Legrand: L’Ovidius moralizatus de Pierre Bersuire », Romania, 100, 1979, pp. 483-501. # Ce que confirme la dernière phrase du paragraphe: «Et de fait son nom se demonstre, car poetrie n’est autre chose a dire nemais science qui aprent a faindre ».
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L'essentiel, dans la perspective augustinienne du texte, réside dans la mise en relation de l’artifice poétique, « faindre », avec la transmission d’une vérité, «fictions fondees en raison..….». Ici se trouvent nettement
dissociés fiction et mensonge: Si dois savoir que la fin de poetrie n’est mie mentir ou laide chose reciter, mais sa consideracion tent a faire fictions fondees en la semblance des choses des quelles on parle. Et n’est mie chose a croire que Virgille et Ovide et les autres poetes, qui estoient moult sages, cuidassent que Argus eust cent yeulx [...].(AS, p. 150)
Derrière l’affirmation selon laquelle Ovide et Virgile n’étaient déjà plus les dupes des mythes qu’ils transmettaient à la postérité peuvent s'identifier plusieurs justifications plus ou moins rationnelles des récits mythologiques, déjà anciennes au temps de Jacques Legrand”. Mais surtout, à ce premier argument en faveur des fictions, l’auteur en ajoute un second: 1l observe que les écritures saintes, et les Pères de l’Eglise
recourent à la fiction dans un but didactique: Et de telles fictions aucunefoiz usent les sains docteurs, comme
tes-
moingne le Livre du commencement des sciences. Et de fait saint Ambroise en son tiers Livre des offices raconte la fable du roy Ganges, le quel trouva un anel, par le quel il estoit invisible, et par lequel anel il voioit toutes choses. Ceste fable cy saint Ambroise loue en disant que, non obstant qu’elle ne soit mie vraie, toutefois verité se puet par ycelle entendre. (AS, p. 154)
De cette double argumentation semble découler le plan adopté ensuite par Jacques Legrand. Comme l’auteur des Règles de la Seconde Rhétorique, il livre à son lecteur des listes d'exemples, présentés comme autant d’«allégations » possibles, faites pour être citées en telle ou telle occurrence, indiquée en exergue au-dessus du nom de chaque
47 Trois explications principales sont avancées: 1°) évhémériste, ou tradition historique qui consiste à décrypter les figures mythiques comme des transformations de personnages ayant réellement existé ;2°) néo-platonicienne, ou tradition physique, qui voit dans les divinités païennes des forces élémentaires ou des planètes; 3°) stoïcienne et épicurienne, ou tradition morale, qui interprète les entités mythologiques comme les déguisements ou revêtements (integumenta) de diverses forces morales, conceptions
abstraites etc. Voir à ce sujet: Jean Seznec, La Survivance des Dieux Antiques, Paris: Flammarion, 1980 (1*®° édition: Londres,
pp. 7-12.
1940); mêmes
indications dans Paule Demats, op. cit.,
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personnage#. Une première série d’allégations est inspirée de la mythologie païenne. Il s’agit en apparence d’emprunts aux Métamorphoses, qui proviennent en réalité de l’Ovidius moralizatus de Pierre Bersuire. Une seconde liste tire ses exemples des livres de la Bible, comme l’in-
dique l’en-tête du chapitre: Cy après s’ensuivent les hystoires plus essenciales de la Bible prouffitables pour dicter selon les propos qui aviennent, comme il est dessus dit. (AS, p. 211)
Jacques Legrand n’était pas poète lui-même”, c’est une différence sensible de point de vue par rapport à Machaut ou à Deschamps. Les seules pièces en vers français connues de lui sont celles qu’il a insérées dans L'’Archiloge. Tout au début de l’œuvre, en particulier, il a placé un prologue de quarante-deux vers racontant l’union de Philo et de Sophie. Ce prologue présente un double intérêt. Le premier concerne le projet d’ensemble de l’œuvre, que nous avons déjà caractérisé, et qui se trouve explicité par cette brève allégorie: incitation à l’amour de sapience. Le second touche plus précisément à l’emploi des fictions car ce prologue en est la seule illustration fournie par Jacques Legrand lui-même. Il utilise dès le commencement de son ouvrage, avant d’en avoir explicité ou théorisé le sens, le terme de «ficcion» pour désigner son prologue. En bon pédagogue, il redouble l’allécorie versifiée, aussitôt achevée, d’une longue explicitation en prose: Ceste ficcion presente signifie comme un chascun qui veult a grande perfection venir doit estre Philo, c’est assavoir amoureux de Sophie, autrement dicte sapience. (AS, p. 27)
S’ensuivent des éclaircissements systématiques sur la généalogie de Sophie, la franslatio de sapience d’ Athènes jusqu’à Paris, l’étymologie
même du nom de Paris”. À l’évidence cette fiction est bien représentative de la fonction essentielle que Jacques Legrand assigne aux figures 4 La première allégation se présente ainsi: DISSIMULATION SATURNUS est le plus ancien des dieux, et est paint viel, triste et pale (p. 157). # D’après les indications fournies par E. Beltran (article cité, p. 489, note), Jacques Legrand aurait composé deux vies de saints en vers latins. «Pour le français il nous a laissé dans L’Archiloge Sophie une vingtaine de quatrains et un prologue en vers de douze syllabes: sorte d’allégorie didactique entre Philo et Sophie ». 50 Modèle généalogique que nous rencontrions déjà dans le Prologue de Machaut, ou dans Les Règles de la Seconde Rhétorique, dont le nouvel objet révèle toutefois un changement de perspective: non plus généalogie des poètes mais des philosophes.
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mythologiques ou bibliques: elle est avant toute chose porteuse de vérité. Le poème est encadré par l’explication qui le suit et par un incipit proverbial, apparemment universellement valable: Sans amer nul ne peut a honneur venir: Sy doit estre amoureux qui grant veult devenir. (AS, p. 26)
Bref, la valeur didactique de l’allégorie se trouve solidement assurée. Sorte de captatio benevolentiae, la fiction du prologue rend probablement plus attrayante l’approche des arts libéraux. Peut-être Jacques Legrand n’apporte-t-il pas explicitement les réponses à toutes les questions que nous serions en droit de nous poser. Pourquoi est-il préférable d’exprimer une vérité au moyen de fables? Quel surplus apportent ces «allégations » par rapport à un raisonnement ou une argumentation abstraite ? Quelques éléments sont néanmoins avancés dans le chapitre 27 intitulé: «Des poetes solempnelz et de leur renommee ». Le premier argument, répété sous diverses formes, trouve probablement son expression la plus parlante dans un emprunt de Jacques Legrand à un commentateur du «livre de consolation»: «poetrie est nombree entre les chamberieres de sapience »*'. Vertu introductive ou médiatrice, si l’on peut dire, qui rend tout à fait compte du rôle rempli par la fiction initiale de L’Archiloge. Philo, amoureux de Sophie, serait le portier de l’œuvre. De là provient la nécessité de discriminer les fables «bonnes et raisonnables » de celles qui sont «deshonnourables [...] contraires a vertus et a verité». Pour proposer cet amendement, Jacques Legrand invoque une nouvelle autorité, celle de Macrobe*. Une seconde fonction est explicitée au chapitre 28, « De allegacion par la quele tout langage se pare », 1l s’agit de donner de la «couleur» à la poésie. Les fictions apparaissent comme un des ornements du discours, ce qu’indique le verbe «se parer» dans le titre du chapitre en question. 51 L'Archiloge, op. cit., p. 153. On aura reconnu dans «le livre de consolation » La Consolation de Philosophie de Boèce. Le commentateur en question serait saint Thomas d’Aquin d’après l’annotation d’E. Beltran. 52 Jbid., p. 154. Sur la justification de l’emploi des fables par Macrobe dans son Commentaire sur le Songe de Scipion, des éclaircissements importants sont apportés par Paule Demats (op. cit.), chapitre I: «Fable et vérité: les origines antiques », les pages 16-37 sont consacrées aux grammairiens Macrobe et Servius: «{[Macrobe] écarte successivement les fictions simplement agréables [.….] et les fictions agréables et utiles [...] pour ne conserver que lés fables qui par leur sujet reposent sur un fond de vérité solide, mais dont le développement relève de la pure fiction. À de tels récits, le nom de fabulae ne saurait plus convenir: «cela s’appelle narration fabuleuse, non pas fable »» (p. 19). Cette observation vaut aussi comme argument en faveur du terme de fiction, entendu,
comme on le voit, dans un sens différent du mot fable.
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Il n’est plus question seulement d’introduire à un enseignement, ce qui renvoyait à l’articulation fiction/vérité, et à la place de la fiction dans son contexte. L'Archiloge ajoute que les allégations participent à la qualité esthétique d’un discours ou d’un récit («tout langage»). La notion de qualité est en cause dans les tournures comparatives suivantes : «par [allegacion] tout langage se demonstre meilleur, plus sou-
verain et plus auctentique»”. Troisième motivation, moins avouée mais pourtant perceptible à travers les comparatifs que nous venons de citer, le désir de rivaliser avec les auteurs anciens. Les allégations, ou exemples mythologiques et bibliques, permettent de rendre l’œuvre que l’on exécute meilleure qu’elle ne le serait sans ces ornements, ils apportent une plus-value; mais elles la rendent aussi meilleure et «plus souveraine » que les œuvres qui l’ont précédée. N'est-ce pas une des significations que prennent les généalogies, ou les rappels si fréquents, chez Jacques Legrand et dans les Règles de la Seconde Rhétorique, des auteurs anciens et de leur renommée? Virgile, par exemple, est classé parmi les « poetes solempnelz » dans L’Archiloge où il est aussi désigné comme «tres souverain poete » à deux reprises, à quelques lignes d’in-
tervalle*. L’étymologie que Jacques Legrand prête, après d’autres, au nom de Virgile, place le poète latin sur un axe vertical qui mène directement au ciel, ou à Dieu: Le quel Virgille fut ainsi nommé pour tant que sa mere songa que elle enfanteroit une verge, la quelle toucheroit au ciel [...]. De ce Virgille nous lisons qu’il fut tres grant philosophe, tres grant nigromancien et tres souverain poete, et fist moult de merveilles [...]. (AS, p. 152)
L’étymologie habituellement donnée au nom d’Ovide, ovum dividens, renvoie à l’image d’un œuf contenant les quatre éléments”; comment ne pas percevoir aussi, dans l’œuf en train de se diviser, l’embryon et l’origine d’une lignée? L’antériorité et la précellence de Virgile, comme celles d’Ovide, font de ces poètes des pères en poésie. Mais elles font aussi d'eux des modèles à dépasser, en même temps qu’on les «translatera» dans une nouvelle langue et dans de nouveaux contextes.
% L’Archiloge, op. cit., p. 156. C’est nous qui soulignons. ADIDAS 2; 5 Lieu commun relevé par P. Demats dans les commentaires médiévaux en latin des Métamorphoses, op. cit., p. 109.
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III. DIT ET POÉTIQUE DE L’ARTIFICE
L'étude successive des quatre premiers textes français dans lesquels s’élabore un «art poétique » nouveau nous permet à présent de reconstituer certains des principes qui sous-tendent la création poétique au XIV°
siècle®. La pertinence de la notion de fiction se vérifie aussi bien chez les poètes-poéticiens que chez l’auteur des Règles de la Seconde Rhétorique où chez Jacques Legrand, qui nous apparaissent plutôt comme des théoriciens, moins proches de la pratique poétique que leurs glorieux prédécesseurs. Le rapprochement insistant que L’Archiloge établit entre poésie et artifice, même s’il prend une dimension plus frappante qu'ailleurs, est sans aucun doute une constante de ces textes. Nous serions tenté de reprendre à notre compte l’une des remarques par lesquelles Daniel Poirion conclut un article sur Jacques Legrand: Ce qui frappe surtout dans cette poétique de la fiction, c’est le recours à la notion de facticité pour définir l’art littéraire. En un sens, on accepte l’idée que le discours littéraire est inauthentique, du moins dans ses fables, ses «allégations » qui lui servent de support et d'ornement’.
Mais la notion de facticité est déjà à l’œuvre dans le Prologue de Machaut*, une trentaine d’années auparavant, et elle se retrouvera aussi, appliquée aux récits mythologiques et aux poésies à formes fixes, dans les Règles de la Seconde Rhétorique, reflet des pratiques littéraires d’une époque à peu près contemporaine de Jacques Legrand. Le passage en revue de ces différents traités, surtout en y incluant L’Art de Dictier,
fait surgir une conception commune de la poésie, dans certains de ses modes d’expression, et du récit, lorsqu'il remploie des matières anciennes. En dépit de la fixité des formes dans un cas, et des contraintes de la tradition dans l’autre, à moins que ce ne soit précisément à cause de cette fixité et de ces contraintes, poésie et narration mythologique apparaissent l’une et l’autre comme des fictions, résultat d’un acte créateur ou recréateur. Le point commun de ces deux modes d’expression retient tout particulièrement notre attention car il permet 56 Nous laissons volontairement de côté les cinq derniers traités publiés par E. Langlois dans son Recueil d'arts de Seconde Rhétorique, qui s’échelonnent entre le
deuxième tiers du XV: siècle et le premier quart du XVE. Ils sortent de la période concernant les trois auteurs qui nous intéressent (Christine de Pizan meurt vers 1430). 57 Daniel Poirion, «Jacques Legrand: une poétique de la fiction», Littérales, 4 (Théories et Pratiques de l'écriture au Moyen Âge), 1988, pp. 227-234. 58 Le mot «factice » est rattaché par son étymologie au verbe «faire », synonyme de «créer un poème ».
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d’envisager les deux pans des œuvres lyrico-narratives dans une seule perspective, de réduire leur apparente hétérogénéité à un seul principe originel. La place faite au je dans les quatre œuvres étudiées est en revanche assez variable. Elle semblerait s’amenuiser au fil du temps, à mesure que l’art poétique se constitue en théorie et, paradoxalement, à mesure que le mot fiction émerge dans les textes. Comment concevoir la fiction sans mentionner le sujet par lequel elle est maniée ou utilisée, celui qui en est la source ? L’ellipse n’est qu’apparente, elle est surtout due, chez Jacques Legrand tout spécialement, à l’accentuation d’un autre aspect: la finalisation, surtout didactique, des récritures mythologisantes. Tout en citant certains auteurs latins, Jacques Legrand dissocie d’une manière révélatrice leurs noms du patrimoine mythologique qu’il met ensuite à la disposition de ses contemporains. À l’exemple de Macrobe,
qu'il cite, et d’un certain nombre d’autres ouvrages mythographiques””, il semble considérer les Anciens comme les dépositaires provisoires, ou les médiateurs d’une matière indéfiniment réutilisable et malléable. Cette sous-évaluation du rôle créatif du poète ancien explique peut-être en partie le peu de place faite au je du poète futur, effacé derrière le nouveau projet de moralisation. Aussi bien, la préoccupation de ces auteurs ne se porte pas spécifiquement sur la catégorie de textes qui retiendra notre attention. Il est mêime à remarquer que les mots «dit» ou «dictier» n’ont pas le sens étroit d'œuvres lyrico-narratives, ce n’est en tout cas pas leur signification dans les traités que nous avons lus. «Dictier» désigne chez Eustache Deschamps l’art de composer des poèmes faits pour être dits, par opposition à ceux que l’on chante ou qui s’accompagnent de mélodies instrumentales. «Dit» est un terme aux significations bien plus nombreuses encore dans L’Archiloge, où sont baptisés de ce nom jusqu’à sept genres littéraires différents: comédie, tragédie, invection, satire,
fable, histoire, argument®’; les sous-genres poétiques tels que bucoliques, héroïques, élégies etc. entrent à plus forte raison dans le domaine du dit°’. Bref, le mot a une valeur générique bien éloignée de toute par#® Cf. P. Demats, op. cit., passim. Par exemple: «Ces fabulae ne sont plus perçues, comme autrefois, dans leurs relations aux poètes faiseurs de fables, mais uniquement dans le rapport, d’ailleurs variable, qui les lie de longue date à des vérités de toutes sortes » (p. 25).
60 «Les autres poetes estoient nomméz comedes, pour tant que leurs dis se chantoient communement a heure de disner et de comessacion; les autres poetes estoient nomméz satires pour tant que de leurs dis et de leurs chans ilz saouloient les escoutans [...]J». L’Archiloge, op. cit., p. 151. GJbid. p.152;
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Ge)
ticularité énonciative, il n’est pas plus lié à un mode d’expression à la
première personne qu’à un autre. Les mots dit et dittier servent aussi à désigner les œuvres des auteurs anciens auxquels renvoient fréquemment les poètes. Au début du Chemin de long Estude, Christine de Pizan raconte que la lecture de Boèce l’a un jour tirée de l’état de mélancolie dans lequel elle était plongée, elle désigne la Consolation de Philoso-
phie comme un dit. Plus tard dans le même récit, la Sibylle de Cumes se présente en songe à Christine et fait allusion dans les mêmes termes à l’œuvre de Virgile: «De moy parla en ses dictier» (v. 630), « Ainsi le recorde en son dit» (v. 634).
Il est vrai toutefois que le mot désigne aussi une catégorie de textes, en particulier quand il entre dans la composition du titre d’une œuvre, où quand il est utilisé aux moments stratégiques du prologue et de l’explicit. Affirmer que cette catégorie de textes est impeccablement définie serait beaucoup s’avancer, mais elle présente tout de même quelques caractéristiques qu’il nous faut rappeler. Anthime Fourrier, dans la préface d’une édition de textes brefs de Froissart et de Machaut*, a tenté de tracer les contours de ce corpus, tout en avouant l'embarras qu’on éprouve à l’approche d’un ensemble si hétéroclite, par les sujets abordés, la longueur et la forme des œuvres en question: [non pas] constellation ordonnée, mais plutôt [...] nébuleuse ou, si l’on
préfère, non pas un écrin, mais un fourre-tout :questions de casuistique amoureuse, événements historiques, enseignement moral, propagande idéologique
ou simples
faits divers,
allégorie, requête, complainte,
polémique, nécrologie, hagiographie, autobiographie, on y trouve de tout.
Outre l’ouvrage déjà cité de Monique Léonard — dont l’enquête s’arrête cependant au seuil de la période qui nous intéresse — deux articles
6 Là encore Jacques Legrand est éloquent: « Oultre plus dois savoir que en poetrie le poete aucunefoiz parle tout seul, et ainsi fait Virgille en ses Georgiques, autrement dictes caracteres ;et aucunefois le poete ne parle point nemais en personne d’autrui, et lors celles poetrie sont nommees dragmatiques ». L’Archiloge, op. cit., pp. 151-152. 6 Christine de Pizan, Le Chemin de longue Étude, Andrea Tarnowski éd. et trad., Paris: Librairie Générale de France (Livre de Poche, collection «Lettres Gothiques »
n° 4558) 2000. Vers 279 («son dit»). Le terme commute avec «traictié » (v. 284) pour désigner la même œuvre. 6 Anthime Fourrier éd., «Dits» et «Débats» de Froissart, avec en appendice quelques poésies de Guillaume de Machaut, Genève: Droz, T.L.F n°274, 1979. Discussion sur les termes de «dit», «dittié» et «traitié » aux pp. 12-22.
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du Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters® apportent des précisions importantes sur le dit à la fin du Moyen Age. Jacqueline Cerquiglini définit deux «lois» propres au dit du XIV° siècle. Son hypothèse de départ est que: «le dit est un genre qui se définit par son jeu au second degré, en d’autres termes, le dit est un genre qui travaille sur le discontinu ». Cette discontinuité n’est pas seulement celle de la narration et du lyrisme, elle peut par exemple faire aussi entrer dans l’œuvre des parties en prose, c’est le cas avec les échanges épistolaires dans Le Voir Dit, et dans l’œuvre de Froissart imitée de ce modèle, La Prison amoureuse. Ce premier trait de définition, on le voit, se rattache aisément à la facticité de la création poétique, mise en lumière par les arts poétiques que nous avons étudiés. Il fait cependant jouer l’œuvre littéraire avec les frontières de la fiction, car la discontinuité permet de réintroduire par moments la réalité dans la fiction littéraire. L'exemple des lettres est à cet égard instructif, cellesci se présentent a priori comme des fragments arrachés à une situation de communication réelle. La notion de montage qui sous-tend le dit attire l’attention sur l’écriture de ces œuvres, nettement distinctes par cet aspect des dits qui existaient au XIIF siècle. La deuxième loi relevée par Jacqueline Cerquiglini tient au rôle joué par le je: «le dit est un discours qui met en scène un je, le dit est un discours dans lequel un je est toujours représenté ». Ce je se différencie de celui qu’on rencontre dans d’autres types d’œuvres, par exemple dans les prologues de romans de Chrétien de Troyes, il laisse apparaître en filigrane le visage du clerc. À ce titre le Roman de la Rose entrerait avec raison dans le genre en question. La présence de ce je engage les rapports de l’œuvre avec le didactisme et avec l’actualité. L'auteur de l’article cité résume joliment cette capacité en désignant le dit comme une «forme intégrative » qui permet l’enchâssement et la parenthèse. Nous voici, d’une certaine façon, ramenés au point de départ, c’est-à-dire à la discontinuité. Disons plutôt que la discontinuité et la représentation du je au cœur du dit sont les deux faces indissociables d’un même type d'écriture. Concernant la première loi, c’est-à-dire la discontinuité et la notion de montage, nous pouvons déceler quelques indices de sa mise en œuvre dans la manière d’aborder les «tailles » et les exemples mytholo-
S Grundriss der Romanischen
Literaturen des Mittelalters, Begleitreihe, vol. 1,
Heidelberg : Carl Winter Universitätsverlag, 1980. Daniel Poirion, « Traditions et fonctons du dit poétique au XIV° et au XV: siècle», pp. 147-150; Jacqueline Cerquiglini, «Le clerc et l’écriture: le Voir Dit de Guillaume de Machaut et la définition du dit»,
pp. 151-168.
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giques, dans les Règles de la Seconde Rhétorique. Nous avons signalé au passage, à travers l’exemple de Pyrame et Thisbé, l’une des articulations possibles des poèmes lyriques sur l’axe du récit. Mais la poétique du mythe, qui inclut des mythes de poètes, ouvre aussi la voie à des mises en abîme, pour le moins à des analogies entre le je du poète et certaines figures exemplaires. La discontinuité serait aussi à rapprocher de l'esthétique du fragment ou de la brièveté développée par Deschamps dans L’Art de Dictier. Il n’envisage pas le montage de ces formes entre elles, ou à l’intérieur d’une structure plus vaste, mais il associe pour la première fois rhétorique et brièveté. Ce dépouillement peut être un critère esthétique, recherche du beau sans ornement. Il peut aussi être lié à une fonction nouvelle du texte, dans lequel s’affaiblirait l’aspect persuasif. C’est le sens d’une recommandation adressée au poète par l’allégorie d’Espoir, dans le Voir Dit, elle lui conseille de plaider sa propre cause de la manière la plus concise possible auprès de sa dame: Cuides tu, se Dieus te doinst joie, Que bonne dame se resjoie Quant elle oit un bon advocas Qui bien scet proposer son cas Et qui subtilment li parole Et bien scet polir sa parole Et qui par droit li vuelt prouver Qu'il doit en li merci trouver? Certes nenil, ains li anuie
Plus tost que ne fait longue pluie, Se ce n’est une flateresse Ou une droite ruseresse;
Car quant une dame de pris, Qui a d’amer le cuer espris, Voit tellez gens, petit les prise Et tout leur affaire desprise. Mais onqgues si bien ne dittas Com a briés mos tes maulz dit asff. La tradition courtoise dont se réclame un certain nombre de dits modifie les rapports de l’auteur avec la parole de persuasion, donc avec la réalité et la vérité.
6 Guillaume de Machaut, Le Livre du Voir Dit, (Le Dit véridique), édition critique
et traduction par Paul Imbs, introduction, coordination et révision par Jacqueline Cerquiglini-Toulet, index des noms propres et glossaire par Noël Musso, Paris: Librairie Générale de France (Livre de Poche, collection “Lettres Gothiques” n° 4557), 1999,
vv. 2196-2213. C’est nous qui soulignons.
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Cela nous amènera naturellement à envisager le rôle du je mis en scène dans le dit par rapport aux différents éléments constitutifs de l’œuvre. La désigner comme une «forme intégrative » laisse supposer que le je remplit une fonction organisatrice par rapport aux composantes lyriques et narratives du texte, dont il faudra étudier les modalités dans les différents cas d’espèce énumérés par Anthime Fourrier et repérables dans beaucoup d'œuvres: casuistique amoureuse, contenu moral ou idéologique, allégorie. Tout en constituant le soubassement de la création poétique, les œuvres de réflexion sur la poésie que nous avons abordées ne rendent pas compte précisément des questions techniques, et encore moins des enjeux, que soulèvent les deux lois du dit que nous venons de rappeler. En revanche, la définition du dit qui est ainsi esquissée incite fortement à chercher dans les œuvres elles-mêmes les réponses aux problèmes de l'articulation fiction/vérité, de l’esthétique de la fiction, de ses nouvelles finalisations possibles, des liens qu’elle entretient avec le je. En même temps qu’il intègre différents types de discours et de récit, le dit contient souvent en lui-même des réflexions sur sa construction, sur sa fabrication pourrait-on dire. L’enchâssement et la parenthèse cités par Jacqueline Cerquiglini comme des virtualités caractéristiques de ce type de texte ne manquent pas, en certains cas, d’ouvrir l’œuvre au métadiscours. C’est à ces remarques sur le dit contenues en lui-même que nous nous attacherons, entre autres, pour compléter les renseignements tirés de sources extérieures à notre corpus proprement dit. Malgré le décalage observable entre les arts poétiques et les œuvres que nous étudions, nous sommes à présent en mesure de dégager quelques lignes directrices qui gouvernent la création poétique dans les œuvres qui nous intéressent, les dits. Ce type d’œuvres lyrico-narratives apparaît et se transforme parallèlement à l’émergence d’une réflexion en langue vulgaire sur les ressources poétiques de la langue vulgaire. Cette coïncidence nous semble pouvoir rendre compte, pour une large part, de la place importante accordée au poète au cœur de son œuvre. Plus exactement, la prise de conscience par les poètes et les poéticiens des ressources spécifiques que contient leur langue, des problèmes de versification qui lui sont propres, leur fait réactiver l’image du poèteartisan, du faiseur. De là provient aussi l’importance que prend la notion de nouveauté. Lieu commun de la lyrique courtoise, lié à l’esthétique d’une poésie formelle avant tout, la nouveauté acquiert cependant une autre dimension quand cette exigence s’applique aux proportions du dit. Chaque auteur entre alors en compétition avec ses prédécesseurs. Rivalité littéraire avec les auteurs anciens, ou avec les contemporains, simple recherche de se dépasser soi-même, parfois. C’est le cas de
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Machaut dans sa dernière œuvre lyrico-narrative, le Voir Dit, où il crée pour la première fois un nouveau montage associant narration en octosyllabes, poésies à formes fixes et prose. La nouvéauté finit par remettre en cause la définition même du dit, par ses proportions, par les interventions répétées de l’auteur, par la composition inhabituelle de son titre. Par une sorte de surenchère, Froissart tente d’enrichir cette expérience innovante, par différents biais, notamment en créant une sorte de combinatoire mythologique dans La Prison amoureuse. Les dits sont des fictions du je au sens où ils sont forgés de toutes pièces par un poète-faiseur. Mais ce je s’avance masqué; sa plus grande fiction c’est lui-même, disséminé et fragmenté en autant de figures mythologiques, ou autres, qui lui permettront de dire sa vérité. Les fictions sont chambrières de sapience, pour reprendre la belle expression de Jacques Legrand; elles sont plus que cela dans les dits, qui ne sont jamais seulement didactiques. Les fonctions qu’elles occupent donnent une image kaléidoscopique du je, sujet et objet de l’œuvre.
IV. L'INTERTEXTUALITÉ DU ROMAN DE LA ROSE Il est bien connu, depuis les travaux de Pierre-Yves Badel, que le Roman de la Rose‘, œuvre du XII siècle, a exercé une influence décisive sur toute la littérature française du siècle suivant, en particulier sur les poètes de cour, et nous ne pouvons que souscrire à l’une des remarques par lesquelles s’ouvre le chapitre consacré à Guillaume de Machaut: «l’examen des œuvres montre que Le Roman de la Rose a rendu comme obligatoires des procédés et des thèmes, en sorte qu’il n’est pas possible
au XIV siècle d’être poète, sans tenir compte de cet acquis »%. L’omniprésence de ce modèle interdit par elle-même d’indiquer exhaustivement tout ce que Machaut, Froissart ou Christine lui empruntent, au plan des
«procédés » et des «thèmes », et il ne saurait être question de répéter, ou même de résumer, ce qu’a déjà traité P-Y. Badel. D'autant que cela nous éloignerait de notre objet: l’insertion et la finalisation des fictions de 67 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, Félix Lecoy éd., Paris: Champion, 3 vols., 1965-1970 (CFMA n° 92, 95 et 98).
8 Pierre-Yves Badel, Le Roman de la Rose au XIV: siècle. Étude de la réception de l'œuvre, Genève:
Droz (Publications romanes
et françaises, 153), 1980, p. 83. Voir
aussi Sylvia Huot, The Romance of the Rose and its Medieval Readers, Cambridge : Cambridge University Press, 1993 (notamment ch. 7: «Poet of Love and Nature: Guillaume de Machaut and the Rose», pp. 239-272).
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toutes sortes dans les dits, en rapport avec une modalité d’énonciation spécifique, l'emploi de la première personne. Mais, avant de rapprocher le traitement de certains récits par Machaut ou ses successeurs des textes généralement identifiés comme leurs «sources», notamment l’Ovide moralisé quand il s’agit de fictions mythologiques, nous devons examiner les liens qui rattachent certaines de ces histoires à l’œuvre de Guillaume de Lorris et Jean de Meun. Des parentés existent, et elles méritent d’autant plus d’être étudiées que Le Roman de la Rose fait, lui aussi, grand usage d’exempla, et qu’il est une œuvre écrite à la première personne, contrairement à l’Ovide moralisé par exemple. Nous nous limiterons donc à quelques interrogations précises, en nous appuyant, entre autres, sur les analyses nombreuses que les commentateurs ont consacrées à l’emploi des mythes, à la nature du je, et aux rapports de l’un avec l’autre, dans Le Roman de la Rose. Nous tâcherons d’éclaircir ce que les auteurs du siècle suivant, et Machaut surtout, en ont retenu, les transformations qu’ils ont pu apporter à leur modèle.
4.1. L’arrière-plan du Roman de la Rose : un Olympe médiéval Pareil rapprochement ne s’impose pas pour toutes les œuvres que nous aborderons. Le statut du je, dans Le Jugement dou Roy de Navarre et Le Confort d'ami, est l'obstacle essentiel à des comparaisons réellement pertinentes: dans le premier cas, le poète-protagoniste est surtout représenté en tant qu’auteur, c’est à ce titre qu’il est incriminé par les allégories ;dans le second la thématique courtoise est reléguée au second plan, et le je est une sorte de maître à penser, un conseiller du prince. Même si Guillaume prétend, à la fin du Jugement dou Roy de Navarre, avoir composé ce «livret» pour l’amour de sa dame, cette fonction de poète-amant est conventionnelle et elle est largement éclipsée par la personnalité du «clerc» durant le débat qui constitue le plat de résistance. Du reste, aucun de ces deux dits ne comporte à proprement parler de trame narrative: rien ne leur donne, dans l’ensemble, cet air de famille
avec Le Roman de la Rose que l’on décèle en revanche au premier coup d’œil dans La Fontaine amoureuse, où même dans une œuvre plus ancienne comme Le Dit dou Vergier (1338). Le témoin-participant de La Fontaine amoureuse, ou l’amant-protagoniste du Voir Dit, tout comme celui de L’Espinette amoureuse où du Joli Buisson de Jonece de Froissart, tous étroitement mêlés à une intrigue amoureuse, sont plus proches du je inventé par Guillaume de Lorris, du moins superficiellement. Le Roman de la Rose s’est imposé à Machaut dès les premières de ses œuvres Où 1] recourt aux exemples mythologiques, à travers l’espèce de sélection que les auteurs, Jean de Meun surtout, ont effectuée dans
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Olympe. Certes, Guillaume de Machaut s’est abondamment servi de l’Ovide moralisé, cela a été démontré depuis longtemps, mais n’est-il pas significatif qu’il remploie souvent des héros'ovidiens dont la destinée avait déjà été rappelée par Jean de Meun, alors que l’adaptation-traduction du début du XIV® siècle mettait à sa disposition la totalité des personnages des Métamorphoses et un certain nombre de matériaux provenant des Héroïdes? La remontée vers les sources est en partie influencée par les choix de Jean de Meun. Les couples mythiques de Didon et Énée, de Jason et Médée, par exemple, cités notamment par les allégories du Jugement dou Roy de Navarre, entrent dans une argumentation tout à fait anti-courtoise à l’intérieur du Roman de la Rose: ils sont invoqués par la Vieille comme des exemples déplorables, et font
prodiguer à cette dernière des conseils cyniques sur la nécessité de ne
pas donner tout son amour à un seul être*”. L’arrière-plan intertextuel du Roman de la Rose, en l’occurrence, s’il était présent à l’esprit des lec-
teurs contemporains de Machaut, avait de quoi jeter une ombre sur la vision un peu éthérée de l’amour que Paix et Franchise entendaient défendre en citant ces héros. Le discours de la Vieille contredit, sans l'intervention directe de Guillaume, les propos des dames de Bonneürté dans Le Jugement dou Roy de Navarre. Bref, si Machaut n’emprunte pas directement sa matière à Jean de Meun, il en a été à coup sûr un lecteur attentif, et l’imprégnation qu’a laissée cette œuvre en lui oriente sa lecture et ses récritures de l’Ovide moralisé.
4.2. Mythologie et identité poétique Quantà la figure d’Orphée dont Machaut fait usage, entre autres, dans Le Confort d'ami, elle est aussi un exemple mythologique présent
dans Le Roman de la Rose”. Bien plus: Jean de Meun, le premier, laisse entendre qu’il serait un nouvel Orphée, supérieur à son prédécesseur.
C’est ce que démontre habilement Kevin Brownlee”! à travers l’étude ® Le Roman de la Rose, op. cit. t. 2, vv. 13143-13180 (Didon et Énée); vv. 1319913232 (Jason et Médée).
7 Le nom d’Orphée n’apparaît qu’une seule fois dans Le Roman de la Rose, à l'intérieur d’une tirade qui assimile création littéraire et procréation. Le passage, situé dans le discours où Genius délivre sa «définitive sentence», porte condamnation contre Orphée, dont les préférences homosexuelles sont jugées contre nature (cf. op. cit., t. 3, vv. 19599-19670, notamment; mention d’Orphée comme «exception anormale» au
v. 19621). Jean de Meun disqualifie de la sorte le poète mythique, et ne s’y compare implicitement que pour s’assurer la supériorité.
71 Kevin Brownlee, «Orpheus’ Song Re-sung: Jean de Meun’s Reworking of Metamorphoses, X », Romance Philology, 36, 1982, pp. 201-209.
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des exemples d’Adonis’? et de Pygmalion”=. Ces récits sont tous deux tirés du dixième livre des Métamorphoses — où ils se situent à l’intérieur du chant d’Orphée - et leur remploi, dans un ordre différent de celui du
modèle, les remaniements dont ils sont l’objet, sont autant de moyens pour Jean de Meun de rivaliser avec le poète par excellence. Deux éléments incitent à ausculter de près ces fictions, selon K. Brownlee: premièrement, le fait que ces histoires ovidiennes soient les seules directement rapportées par Jean de Meun (elles ne sont pas insérées, pour une fois, dans le discours d’une figure allégorique). Deuxièmement, l’autoportrait que l’auteur brosse de lui-même en tant que chanteur et écrivain en langue vulgaire — au moment célèbre où il explique qu'il a pris le
relais de Guillaume de Lorris”* — achève de nous convaincre de l’intention de Jean de Meun de se mesurer au modèle antique du poète-musicien. Ce qui nous paraît le plus intéressant n’est pas que Jean de Meun, puis Guillaume de Machaut, se soient tour à tour identifiés à Orphée: la perche n’était pas très difficile à saisir, et Machaut n’avait probablement pas besoin d’exemple pour imaginer pareil rapprochement. En revanche, le fait d’adapter des récits mythologiques, de les intégrer à de nouveaux projets, et surtout d’affirmer son identité poétique à travers la récriture de ces matériaux — comme le montre bien le cas d’Orphée -—,
est une voie ouverte par les auteurs du Roman de la Rose et suivie par Guillaume de Machaut, nous aurons l’occasion d’y revenir à propos des fictions de Narcisse et de Pygmalion. Autrement dit, l’intertextualité du Roman de la Rose, au sens très général de l’influence qu’il exerce sur les auteurs qui viennent après lui, est à prendre particulièrement en considération du point de vue des relations que ce texte entretient lui-même avec les œuvres antérieures, celle d’Ovide, en l’occurrence. L’intertextualité, redéfinie par Michael Riffaterre comme «un phénomène qui oriente la lecture du texte, qui en gouverne éventuellement l’interpréta-
tion, et qui est le contraire de la lecture linéaire »”, est déjà à l’œuvre dans Le Roman de la Rose ; ce facteur, bien connu en lui-même mais un peu négligé jusqu'ici quand on s’est intéressé aux rapports entre cette œuvre et Guillaume de Machaut, complique la notion d’intertextualité, ou la porte au carré, dirons-nous. 72
Le Roman de la Rose, op. cit., t. 2, vv. 15645-15737. 7 Jbid.,t. 3, vv. 20787-21184. # Ibid., t. 2, vv. 10607-10617. % Michael Riffaterre, «L'intertexte inconnu», Littérature, 41, 1981 (Intertextualités médiévales), pp. 4-7. La totalité des articles de ce numéro de Littérature serait à citer pour la mise au point précise de la notion et son application au champ médiéval.
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4,3. L’intertextualité à l’œuvre
L’apport essentiel du Roman de la Rose serait en quelque sorte une initiation à l’art de remployer les matériaux littéraires, selon des modalités moins clairement visibles que celles de la «moralisation » d’Ovide du début du XIV* siècle, certes, mais non moins pertinentes pour les dits
amoureux. Nul besoin de revenir longuement sur l’importance de l’intertextualité dans les dits de Machaut: jeu de la lecture sur l’écriture, si caractéristique de la littérature du XIV* siècle, littérature «secondaire », tout entière convaincue de ne plus avoir rien de neuf à inventer”°. Même si les auteurs du Roman de la Rose sont bien loin de craindre l’épuise-
ment de la matière littéraire, contrairement aux poètes du siècle suivant, ils sont cependant à l’origine d’une œuvre qui puise abondamment, elle aussi — ou elle la première — à diverses sources plus ou moins anciennes. 4.3.1. Fonctions des exemples : un modèle et ses limites L’intertextualité au sein du Roman de la Rose a d’ores et déjà fait
l’objet d’une étude importante”, dans laquelle Nancy Freeman Regalado se penche plus particulièrement sur Jean de Meun. La deuxième partie du roman contient en effet une soixantaine d’exempla et 80 citations d’auteurs, alors que Guillaume de Lorris ne cite qu’une seule autorité, celle
de Macrobe, et n’emploie qu’un seul exemplum, celui de Narcisse. Certaines des observations de l’auteur se montrent tout à fait opératoires à propos de Guillaume de Machaut. Premièrement, les exempla, explique N. Freeman Regalado, ont d’abord une fonction illustrative. Deuxième-
ment, une certaine dissonance avec le sujet exemplifié peut augmenter le sens de l’analogie, remarque dont on trouvera quantité d’applications
chez Machaut”#. Troisièmement, les récits gagnent encore en signification quand Raison pousse le lecteur à les comprendre comme des intéguments ;mais la promesse souvent renouvelée d’un dévoilement final du
sens est sans cesse différée, et elle est au bout du compte éludée”. Ce renvoi à une élucidation ultérieure, en revanche, ne se rencontrera plus 7% Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie, La fréquentation des livres au XIV: siècle, Paris: Hatier, 1993 («La tristesse du déjà dit», cf. spécialement les pp. 57-69). 77 Nancy Freeman Regalado, «“Des contraires choses”: la fonction poétique de la citation et des exempla dans Le Roman de la Rose de Jean de Meun», Littérature, 41, 1981 (/ntertextualités médiévales), pp. 62-81. 78 Voir notamment l'emploi de l’exemple de Balthasar dans Le Confort d'ami (deuxième partie du chapitre suivant). 79 Art. cit., pp. 69-70.
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chez nos auteurs du XIV: siècle. Retenons toutefois que la signification de ce que Jean de Meun désigne comme des «contraires choses » demande à être découverte par le lecteur, qu’elle suppose une collaboration entre celui qui lit et le texte. Les «contraires choses » permettent en particulier à Jean de Meun de «parler littéralement de la partie de l” œ périence humaine qui échappe au langage, l’expérience érotique > conclut l’auteur de l’article à propos des mythes de Saturne et de Vénus, remarque qui s'applique aussi au récit concernant Pygmalion chez Machaut, comme nous allons le voir. La fonction des exempla, dans Le Confort d'ami notamment, bien qu’il s’agisse d’un sujet totalement différent, n’est-elle pas une transposition dans le domaine politique de ce qu’elle était dans Le Roman de la Rose, à savoir une manière de s’exprimer apertement ?Les convenances à respecter ne sont pas celles de la pudeur, dans l’œuvre de Machaut, 1l s’agit plutôt de ne pas déplaire au prince par des reproches trop directs; mais les récits bibliques à propos des rois de l’ Ancien Testament et les anecdotes mythologiques permettent d'envisager explicitement, apertement, la problématique de la faute et du repentir. Si le propos est recouvert d’un vêtement fictif, intégument, il n'empêche pas pour autant l’auteur d’en tirer ensuite les avertissements profitables pour son destinataire. La collaboration du lecteur avec le texte, si elle peut toujours se prolonger au-delà des intentions avouées de Machaut, est cependant aiguillée à l’intérieur même de l’œuvre dans certaines directions bien précises. 4.3.2. Jean de Meun lecteur de Guillaume de Lorris :
Narcisse et Pygmalion
Il ne faudrait pas pour autant ramener l’usage des récits mythologiques dans Le Roman de la Rose à la seule fonction d'exemple, au sens strict, c’est-à-dire ne voir en eux que l'illustration d’un enseignement moral ou amoureux. Il est des personnages mythologiques dont l’histoire offre des affinités particulières avec l’« auteur » — contentons-nous pour le moment de ce terme vague —, et dont la vie reflète en partie une conception de l’art poétique. Nous avons rapidement évoqué un premier cas, avec Orphée, mais nous pensons aussi aux deux exemples mythologiques qui se répondent d’une extrémité à l’autre de l’œuvre, de la partie de Guillaume de Lorris à celle de Jean de Meun: Narcisse et Pygmalion®". Les liens qu’enCOBTD ICONE $!_ Cette question a suscité deux articles fondamentaux :Daniel Poirion, «Narcisse et Pygmalion dans Le Roman de la Rose», Essays in honor of Louis Francis Solano,
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tretient l’exemple de Pygmalion avec celui de Narcisse appartiennent à la catégorie de l’intertextualité, quoique d’une manière assez spécifique
puisqu'ils tiennent au phénomène littéraire de la «continuation »*?, et ne sont en définitive qu’un cas particulier de la fonction de glossateur remplie par le second auteur. Rappelons la manière dont ces deux récits s’intègrent à l’œuvre et leurs composantes essentielles. Le récit concernant Narcisse est découvert par le je à l’intérieur de son rêve. Il est entré dans le jardin de Déduit, et il remarque, sous un pin, une fontaine (vv. 1423-1436) sur le marbre de laquelle S, gravée en «petites lettres » (v. 1434) l’histoire de Narcisse. Le récit® proprement dit explique comment Écho, dont l’amour avait été dédaigné par Narcisse, obtient vengeance en priant Dieu: le jeune homme, en se penchant un jour au-dessus de cette fontaine, éprouve pour sa propre image un amour impossible à assouvir, dont il ne tarde pas à mourir. L’histoire fait de cette «Fontaine d’Amors » (v. 1595) un monument au sens propre, c’est-à-dire un lieu
de mémoire, et représente au je le danger qui le guette s’il plonge son regard dans ce « miroërs perilleus » (v. 1569). Une comparaison rapide avec la version d’Ovide® révèle quelquesunes des transformations les plus évidentes: accroissement important du rôle; joué par la nymphe Écho, c’est à elle que Guillaume de Lorris attribue l’origine de l’aventure-châtiment de Narcisse; disparition totale des paroles de Narcisse, réduit à une présence muette; changement du sens que prend l’exemple, condamnation de l’orgueil, bien plus que de l’amour de soi; suppression ou omission de la métamorphose propre-
R. J. Cormier et U. T. Holmes éds., Chapel Hill: The University of North Carolina Press, 1970, pp. 153-165; Roger Dragonetti, «Pygmalion ou les pièges de la fiction dans le Roman de la Rose», Mélanges Bezzola, Berne: Francke, 1978, pp. 89-111, repris dans: La Musique et les Lettres, études de littérature médiévale, Genève: Droz, 1986, pp. 345-367. Il convient de leur ajouter une étude plus récente où les deux héros mythologiques sont confrontés à d’autres récits ovidiens du Roman de la Rose, Sylvia Huot, «The Medusa Interpolation in the Romance of the Rose: Mythographic Program and Ovidian Intertext», Speculum, 62, 1987, pp. 865-877. 82 Cf. Gérard Genette, Palimpsestes…, op. cit., pp. 263-264 et p. 269, pour un très rapide aperçu des deux parties de l’œuvre comme hypotexte et hypertexte. 8 Le Roman de la Rose, op. cit., t. 1, vv. 1437-1508. 8 Les Métamorphoses, I, 339-510.
85 L'importance d’Écho et l’association du mythe à une condamnation de l’orgueil dans les versions médiévales ont bien été mises en évidence par Louise Vinge, The Narcissus Theme in Western European Literature up to the Early XIXth century, Lund:
Gleerups, 1967 (notamment: ch. 3, « The XIIth c., Ætas ovidiana »; ch. 4, «The XITIth c., À Lesson in Love»).
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ment dite du héros en fleur. Ces modifications confèrent à l’histoire son statut d’exemplum, c’est-à-dire qu’elles permettent ensuite à l’auteur de tirer un enseignement, qu’il adresse d’ailleurs aux dames, en inversant donc les rôles du récit, et en incitant à ne pas imiter le comportement du héros: Dames, cest essample aprenez, qui vers vos amis mesprenez ; car se vos les lessiez morir, Dex le vos savra bien merir.
Du point de vue des relations intertextuelles avec Guillaume de Machaut, cette fontaine d'amour servira de modèle et donnera même l’un de ses deux titres à La Fontaine amoureuse, mais nous nous réservons pour l'étude spécifique de cette œuvre la comparaison des deux textes. Relevons cependant tout de suite un élément souvent indiqué par la critique, dont la portée dépasse le seul cas de Narcisse ou de sa fontaine, et présente un intérêt particulier pour l’étude de Guillaume de Machaut: le récit retenu par Guillaume de Lorris — rappelons en passant qu’il s’agit du seul emprunt de cet auteur à Ovide — présente une certaine harmonie avec le contexte dans lequel il prend place, et le héros choisi n’est pas sans apporter un certain éclairage sur les aventures du je en train de rêver. C’est ce qu’ont suggéré tour à tour Daniel Poirion®’ et Sylvia Huot. Cette dernière, surtout, s’est attachée à montrer l’analogie qui existe entre le désespoir de Narcisse et celui du héros de Guillaume de Lorris. Le destin de Narcisse hante le héros: lorsque Raison lui suggère de «se mirer » en elle, elle se présente implicitement comme un substitut au «miroir périlleux »; Richesse avertit à son tour l’ Amant des dangers qui le guettent, il risque d’être en proie à un désir impossible à satisfaire, qui rappelle celui de Narcisse*. Il faut en conclure que Narcisse n’est pas seulement un exemple pour les amants courtois en général, mais qu’il est aussi un miroir dans lequel se reflète en raccourci la destinée du je. Du moins met-il sous nos yeux, par avance, un risque qui menace le je: celui que présente depuis toujours le lyrisme courtois, parfois qualifié d’«art de ne pas aimer ». Autant dire que le récit mythologique, dès ce premier emploi qu’en fait Guillaume de Lorris, rayonne 86 Le Roman de la Rose, op. cit., t. 1, vv. 1505-1508.
#7 Daniel Poirion, «Narcisse et Pygmalion.….», art. cit., p. 155: «N'oublions pas que le récit de la quête amoureuse est fait à la première personne, et que l’auteur s’identifie avec le jeune damoiseau. Narcisse n’est pas un simple épouvantail, c’est le signe d’une tentation ». 88 Sylvia Huot,
«The Medusa Interpolation.….», art. cit., pp. 866-868.
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bien au-delà de son contexte immédiat, et concentre en lui-même certaines des significations essentielles de l’œuvre. Ces observations se confirment quand on se reporte au mythe de Pygmalion, tel que le récrit Jean de Meun, qui est assez explicitement utilisé comme réponse au mythe de Narcisse. Cette double mise en contact — des récits mythologiques avec le sens de l’œuvre, et des récits mythologiques entre eux — est particulièrement riche de développements ultérieurs, dans les dits amoureux du XIV° siècle. Le récit concernant Pygmalion n’est qu’un remploi des Métamorphoses parmi une multitude, chez Jean de Meun, bien plus prolifique que Guillaume de Lorris dans ce domaine, mais il occupe un statut particulier qui oblige à lui prêter plus d’attention qu’aux autres. D’une part, il s’agit d’un des eux seuls récits mythologiques de cette seconde partie à être pris directement en charge par l’auteur (l’autre est le récit d’Adonis, nous l’avons dit). D’autre part, la majorité des exempla mythologiques sont réduits à des sortes d’allusions, d’une dizaine ou d’une douzaine de vers, tandis que le récit de Pygmalion est une amplification de quelque 400 vers*° d’un passage des Métamorphoses qui n’en compte qu’une cinquan-
taine”. Mieux encore, dès le début de ce récit, un parallèle est explicitement tracé entre Pygmalion, amoureux d’une statue qu’il a sculptée, et Narcisse. Le rapprochement s'inscrit dans un discours au style direct prêté au personnage lui-même, et 1l s’agit, comme on pourrait s’en douter, d’une invention, ou d’une addition, par laquelle Jean de Meun amplifie sa matière: Puis que Pygmalion oi non et poi sus mes .Il. piez aler, n’oï de tele amour paler. Si n’ain je pas trop folement, car, se l’escriture ne ment,
maint ont plus folement amé. N’ama jadis ou bois ramé, a la fonteine clere et pure,
Narcisus sa propre figure, quant cuida sa saif estanchier ? N'’onques ne s’en pot revanchier, puis an fu morz, selonc l’estoire, qui oncor est de grant memoire”.
8 Le Roman de la Rose, op. cit. t. 3, VV. 20787-21184. 90 Les Métamorphoses, livre X, 243-297. 9 Le Roman de la Rose, op. cit., t. 3, vv. 20840-20852.
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Mais avant de compléter cette observation préliminaire, indiquons le contenu que Jean de Meun donne à ce récit, et la place qu’il occupe dans le roman. L'histoire de Pygmalion se situe tout à la fin de l’œuvre, au moment où un dernier assaut, qui sera victorieux, est livré contre la tour où est enfermé Bel Accueil et où la Rose est retenue prisonnière. Vénus donne le signal, et s’apprête à décocher une flèche en direction d’une meurtrière, sorte de reliquaire qui contient une «ymage» (1. e.: une sculpture); on comprendra ensuite que la meurtrière en question est le passage obligé pour qui veut atteindre la rose. Le je rêvé, accoutré en pèlerin, s’aidera de son bâton pour pénétrer cette ouverture et atteindre l’objectif de sa quête, en une métaphore transparente de l’acte sexuel. Avant d’en arriver à cette conclusion, l’évocation de l’«ymage » est le catalyseur de la parenthèse mythologique à propos de Pygmalion, créateur d’une sculpture qui fut, elle aussi, l’objet d’une vénération particulière. Mais l’articulation lexicale du récit au contexte, grâce au terme d’image, ne doit pas cacher une affinité plus profonde entre l’exemple mythologique et le récit allégorisé qui s’y enchaîne. Tous deux sont un encouragement à «cueillir la rose », à passer à l’acte, même si l’auteur se refuse à expliciter le sens de l’exemple — contrairement à ce que pratiquait Guillaume de Lorris avec Narcisse —, remettant cela à plus tard par une astuce dilatoire et déceptive dont il est coutumier : Bien orroiz que ce senefie ainz que ceste euvre soit fenie?2.
L'histoire en elle-même est bien connue : Pygmalion, «antaillierres » (& e.: sculpteur, v. 20787) de talent, crée une statue si parfaite qu’il conçoit pour elle un amour impossible. Il passe par un état proche de la folie :il étreint la statue d’ivoire et croit sentir un corps vivant contre lui, il la pare de toutes sortes d’étoffes et de bijoux, il joue de toutes sortes d'instruments, chante et danse autour d’elle, ces différentes phases sont à chaque fois l’occasion de longues énumérations par lesquelles Jean de Meun allonge son récit, il développe aussi beaucoup les monologues au
cours desquels Pygmalion se parle à lui-même ou s’adresse à sa statue. Enfin, un jour où sont rendus des hommages spécifiques à Vénus, il prie la déesse de donner vie à la statue, et il est exaucé. L'union parfaite qui s’ensuit entre les deux êtres est couronnée par une descendance: Jean de Meun se contente alors de résumer Ovide. Cette conclusion du récit n’est pas sans rappeler la tirade de Genius sur l’art et la procréation.
2 Jbid., vv. 2183-2184.
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Les correspondances qui existent entre Narcisse et Pygmalion sont assez nombreuses, et ont été relevées par les critiques dont nous avons cité les articles. Bon nombre d’effets de symétrie très concertés chargent le texte de sens: la digression consacrée à Pygmalion est située après la description de la Fontaine de Vie, alors que le récit de Narcisse précède celle de la Fontaine d'Amour; la mythologie antique est dans les deux cas associée au mythe du Paradis, jardin de Déduit de forme carrée chez Guillaume de Lorris, parc du bon berger de forme circulaire
chez Jean de Meun””; le premier exemple débouche sur la mort du héros, suscitée par la prière d’Echo, tandis que le second donne vie à un objet inanimé, grâce à la prière de Pygmalion à Vénus”. Ce dernier aspect est une manière de faire entrer chacun des récits mythologiques en résonance avec le projet spécifique de chacun des deux auteurs et avec leurs conceptions de la pratique poétique. Activité poétique indissociable d’une idéalisation courtoise de la femme, et donc d’une mise à distance de l’objet aimé, chez Guillaume de Lorris. Création littéraire associée à l’acte sexuel et à la procréation chez Jean de Meun. L’enseignement amoureux — leçon de morale dans un cas, «édu-
cation sexuelle » dans l’autre, selon une expression de D. Poirion — se double toujours d’une sorte d’art poétique. Guillaume de Machaut et ses successeurs s’en souviendront, eux qui recourent souvent à la mythologie, soit dans le cadre casuistique du débat amoureux, soit pour problématiser les rapports de l’auteur avec son œuvre, ou les relations du poète avec le prince, question nouvelle que posera la poésie de cour du XIV siècle, mais intimement liée à l’art poétique. 4.3.3. Guillaume de Machaut lecteur du Roman de la Rose
Il n’est pas indifférent que les mythes auxquels les auteurs du Roman de la Rose ont fait un sort soient ceux de Narcisse et de Pygmalion, et nous verrions volontiers une confirmation de la lecture attentive de cette œuvre par Guillaume de Machaut dans la succession de ses deux derniers dits amoureux: La Fontaine amoureuse et Le Voir Dit. Nous ne ferons naturellement qu’esquisser ici des directions qui nécessiteront
des approfondissements par l’étude systématique des récits mythologiques dans chacune de ces œuvres. La première est explicitement placée sous le signe de Narcisse, par l'intermédiaire de la fontaine :la promenade du poète et du prince dans un jardin plus beau que le paradis terrestre (vv. 1369-1370) les amène %3 Daniel Poirion, «Narcisse et Pygmalion..….», art. cit., p. 160. %4 Sylvia Huot, « The Medusa Interpolation…», art. cit., p. 868.
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jusqu’à une fontaine. Sur un pilier d’ivoire est sculptée, et non plus écrite, l’histoire de Narcisse: Car sus un grant piler d’ivoire Estoit assisëé [la fontaine], ou l’istoire De Narcisus fu entaillie Et si soutieument esmaillie
Que par ma foy ! y m’estoit vis, Quantje le vi, qu’il estoit vis. (FA, vv. 1307-1312)
Fontaine qui joue le même rôle d’avertissement que dans Le Roman de la Rose, puisque tout individu qui boit de son eau tombe instantanément amoureux (vv. 1408-1410). Narcisse est mentionné ici à titre de
première victime des maléfices de cette fontaine, l’intertextualité avec Le Roman de la Rose est transparente. Guillaume de Machaut glisse cependant plusieurs modifications d'importance: le sculpteur de ce pilier d’ivoire n’est autre, dans sa version, que Pygmalion lui-même (v. 1397). Le matériau utilisé est semblable à celui dans lequel a été sculptée Galatée, et le poète se plaît à indiquer que le personnage lui paraît vivant au premier coup d’œil. Aïnsi, d’une certaine manière, le danger de mort que comportait la contemplation de soi se trouve conjuré par le pouvoir recréateur de l’art: le Narcisse de La Fontaine amoureuse est mort, mais à la différence de celui de Guillaume de Lorris 1l semble vivant à travers sa représentation sculptée; le Pygmalion de Machaut, en revanche, contrairement à celui de Jean de Meun, ne possède que de grands talents de sculpteur, mais n’a pas le pouvoir de donner vraiment la vie. Nous sommes en face d’un cas complexe de remploi, qui superpose les héros mythologiques essentiels du Roman de la Rose, et qui
% Il faut supposer, pour que pareille rencontre ait un sens, que Machaut a bien eu entre les mains un exemplaire «long » du Roman de la Rose, c’est-à-dire comportant à la fois la partie attribuée à Guillaume de Lorris et la continuation de Jean de Meun. Cela n’invalide pas les observations intéressantes de Sylvia Huot sur les échos qui existeraient entre La Fontaine amoureuse et une version «courte » du Roman de la Rose: texte de Guillaume de Lorris suivi d'un rapide dénouement ajouté par un continuateur anonyme (continuation brève reproduite en note dans l’édition du Roman de la Rose d’Ernest Langlois). Cf. The Romance of the Rose and its Medieval Readers, op. cit., pp. 242 et sg. Remarquons toutefois qu’en une occasion où Le Roman de la Rose est explicitement cité par Guillaume de Machaut, c’est précisément à titre d'œuvre particulièrement longue, mise sur un pied d’égalité avec le Lancelot (Le Voir Dit, op. cit., lettre VIL p. 162, c’est Toute Belle qui s’adresse à Guillaume: «[...] se ce que vous m’escrisiés tenoit autant comme li Rommans de la Rose ou de Lancelot, il ne m’en enuieroit mie à lire.….»). Aurait-il choisi cet exemple s’il s’était agi d’un roman de quelque 4000 vers, comme le texte auquel S. Huot fait allusion, longueur somme toute ordinaire ?
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condense, ou plutôt transforme certains enseignements de l’œuvre du XIIF siècle. Le Voir Dit apparaît plutôt, quant à lui, comme une vaste récriture de l’histoire de Pygmalion. Ce personnage mythologique est sollicité bien
moins explicitement que Narcisse dans La Fontaine amoureuse”, quoique — à moins qu’il faille dire parce que — le canevas du récit, si on le résumait en quelques phrases, ne pourrait manquer de faire penser à l'aventure du sculpteur. Un homme de lettres presque vieillard reçoit d’une jeune admiratrice une lettre par laquelle elle lui demande des conseils en matière poétique. S’ensuit une idylle où sentiments amoureux et échanges littéraires sont indissociables. L'œuvre en train de se faire, par l’échange de lettres en prose et de pièces lyriques insérées dans le texte, forme un tout avec l’histoire d’amour. L'éducation sentimentale est aussi une initiation à l’art poétique. Bref, le poète est ce qu’on appellerait aujourd’hui en langage courant le Pygmalion de la jeune fille. Là encore cependant, la conclusion du livre ne coïncide pas avec l’enseignement que Jean de Meun cherchait à traduire par le récit de Pygmalion, car l’idylle n’est que de courte durée dans Le Voir Dit. C’est moins à la jeune fille que le vieux poète donne vie qu’à l’œuvre littéraire, et l’on pourrait même dire qu’il inverse la proposition démontrée par l’histoire du sculpteur: à partir d’une relation amoureuse avec une personne vivante 1l crée une œuvre exceptionnelle, sans précédent, et médite sur les moyens de son art. Cette importance croissante du monde des représentations se retrouve notamment, au plan du récit, dans la place accordée par le poète à un portrait (désigné comme une «image ») de Toute Belle: l’œuvre a tendance à se substituer à la personne aimée, et non l'inverse”. La prépondérance de l’art et de ses pouvoirs artificiels est soulignée, comme dans La Fontaine amoureuse. % Le nom de Pygmalion n’apparaît qu’à trois reprises dans Le Voir Dit, dont deux fois dans des insertions lyriques (op. cit., v. 5956 et v. 6453). La première référence au sculpteur contient peut-être une part d’ironie: le poète s’extasie sur une lettre et un rondel que lui a fait parvenir Péronne, c’est-à-dire sur une de ces pièces qui font d’elle son élève à l’intérieur de l’œuvre. Et pour exprimer le regain d’amour que cela suscite en lui, il affirme qu’il repousserait toute autre femme, y compris Galatée, qu’il cite en premier: «Quant j’oÿ sa rescription/ Se l’ymage Pymalion,/ Polixena la Troÿaine,/ Deyamiré, et belle Helaine,/ La belle roÿne d’Irlande/ Me priaissent en ceste lande/ Que je par amours les amasse,/ Certes toutes les refusasse », op. cit., vv. 4180-4187.
9 Observation corroborée par la remarque de Daniel Poirion: «La dame du Voir Dit représente trop bien la création poétique pour que son existence n’apparaisse pas
comme une merveilleuse coïncidence. En fait c’est un fantasme du poète, et l’on songe à la prison devant laquelle se désespérait Guillaume de Lorris, et où l’on devine déjà la Belle Dame sans Merci. L’idole du Voir Dit, objet d’une adoration fétichiste qui la fait habiller et parer comme la statue de Pygmalion dont nous parle Jean de Meun, résume
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Ces aperçus elliptiques n’ont bien sûr pas valeur de démonstration; mais les figures de Narcisse et de Pygmalion, érigées par les auteurs du Roman de la Rose en exemples ou contre-exemples du poète, n’en demeurent pas moins à l’arrière-plan de certaines œuvres de Guillaume de Machaut, tout comme certains exemples de prédilection de Machaut feront l’objet de récritures de la part de Froissart ou de Christine, comme moyens de penser et de remodeler indéfiniment les rapports de l’auteur avec sa création.
4.4. Du Je du Roman de la Rose à la pseudo-autobiographie
Il est un point commun entre les dits de Guillaume de Machaut ou de Froissart et Le Roman de la Rose que nous n’avons jusqu’à présent qu’effleuré, et qui mérite d’être examiné de plus près: toutes ces œuvres relèvent de l’écriture à la première personne. Cette apparente ressemblance recèle néanmoins bien des nuances, qui ne sont pas sans retentissement sur l’insertion des fictions et le rôle qui leur est assigné dans les œuvres. L’intertextualité joue avec une autre dimension des textes, que nous pourrions appeler momentanément, en attendant mieux, d’un terme qui ne convient en fait ni au Roman de la Rose n1 aux dits: leur
aspect «autobiographique »*. Le début du Roman de la Rose présente en effet la nouveauté, parmi
les récits de quête composés à la même époque, d'identifier le je-auteur, celui qui raconte l’aventure, et le je-amant, celui auquel les événements narrés sont arrivés. Les premiers vers sont une entrée en matière tout à fait habituelle, dans laquelle est invoquée l’autorité d’un auteur ancien, Macrobe, pour authentifier la vérité du récit qui va suivre; plus inattendu est le fait que le personnage dont il est question ensuite ne forme qu’un avec l’instance d’énonciation auctoriale, dans les vers célèbres: El vintieme an de mon aage, el point qu’ Amors prent le paage
l’inexorable solitude de la création poétique ». Cf. «Le monde imaginaire de Guillaume de Machaut», Guillaume de Machaut poète et compositeur, actes du colloque-table ronde organisé par l’Université de Reims (19-22 avril 1978), J. Chaiïlley, P. Imbs et D. Poirion éds., Paris: Klincksieck, 1982, pp. 223-234 (passage cité pp. 224-225). 8 On peut se reporter, pour une première approche de la question à William Calin, «The Poet at the Fountain :Machaut as Narrative Poet», Machaut's World: Science and Art in the Fourteenth Century, Madeleine Pelner Cosman et Bruce Chandler éds., New York: N. Y. Academy of Sciences, 1978, pp. 177-187; étude traduite en français, «Problèmes de technique narrative au moyen âge: Le Roman de la Rose et Guillaume de Machaut», Mélanges Pierre Jonin, Aix-en-Provence CUER MA(diff. Paris: Champion), 1979, pp. 125-138.
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il
des jones genz, couchier m’aloie une nuit, si con je souloie [... ]°°
On est néanmoins tenté de relever aussitôt l’espèce de généralité qui sous-tend cette première personne du singulier, ramenée dès le départ à un cas universel, comme l'indique l’âge symbolique de vingt ans et la mention au pluriel des jeunes gens («el point qu’ Amors prent le paage/ des jones genz»). Cette impression que la destinée du je contient en elle un aspect de la condition humaine — la phase d'initiation à l’amour -, loin de se dissiper, se confirmerait plutôt du fait que l’expérience rapportée s'inscrit dans un rêve. Le songe est présenté d'emblée comme l’annonce — qui se serait produite dans le passé — d'événements qui se sont réalisés depuis, et dont le je-auteur aurait donc eu confirmation, en les vivant, entre le moment du rêve et le moment de l’écriture, situé, lui, au moins cinq ans plus tard («il a ja bien .V. anz ou mais», v. 46). Le songe, inauguré par la formule stéréotypée «avis m’iere...» (v. 45), se confond avec la totalité du roman, et met le je en face de son avenir, à la manière des visions des prophètes dans la Bible. Si bien que le rêve, même s’1l relate en partie l’expérience du je du prologue — disons du narrateur plutôt que de l’auteur —, ne représente pas celle-ci d’une manière platement conforme au vécu d’un individu spécifique. Il s’agirait plutôt d’une «biographie idéale », pour reprendre l’expression proposée par Paul Strohm'®. En d’autres termes encore, le je du rêve serait une sorte de je archétypal'”'. Le clivage du je, dont nous n’avons indiqué ici que quelques aspects”, ôte toute pertinence à la notion moderne d’autobiographie. La définition proposée par Philippe
%9 Le Roman de la Rose, op. cit., t. 1, Vv. 21-24.
100 Paul Strohm, « Guillaume as Narrator and Lover in the Roman de la Rose», The
Romanic Review, 59, 1968, pp. 3-9 («The dream represents a kind of ideal biography which happens to touch on the Narrator’s own experience at several points », p. 8). 101 Cf. Jean Batany, Approches du Roman de la Rose, Paris: Bordas, 1973: «le rêve
est à la fois cause et annonce du destin [...]; et il met en contact le poète avec une expérience particulière, concrète, mais qui, du fait qu’elle est un archétype, est l’expérience générale de la notion abstraite d’amour », p. 51. 12 Se reporter pour une étude plus poussée à Evelyn Birge Vitz, «The I of the Roman de la Rose», Genre, 6, 1973 n° 1, pp. 49-75. L'auteur de l’article distingue au moins quatre je différents: le je du rêveur (celui qui a fait le rêve, et qui a 20 ans); le je héros du rêve; le je de la vie réelle (auquel les événements annoncés dans le rêve sont
arrivés); le je narrateur, qui organise le récit. L'auteur hésite à affirmer qu’il en existerait un cinquième dans la première partie du roman, un je auteur, caractérisé, comme on l’a suggéré parfois, par son ironie à l’égard du récit. Il est évident, en tout cas, qu’on ne saurait identifier Guillaume de Lorris à aucun des quatre premiers je.
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Lejeune!%3, sur laquelle on s’accorde généralement, met en effet l’accent sur le caractère non fictif du je qui s'exprime dans une autobiographie, et sur l’identité entre l’énonciateur et le sujet de l’énonciation: «récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier
sur l’histoire de sa personnalité ». Caractère non fictif du je et identité, même à quelques années de distance, entre l’instance énonciatrice et le sujet dont elle parle — si l’on veut bien mettre de côté l’opposition vers/prose, anachronique pour le Moyen Âge -, sont deux critères que ne remplit pas Le Roman de la Rose. D'autant moins que le problème du je se corse, du fait de la continuation de l’œuvre par Jean de Meun. Si tant est qu’on éprouve un peu de difficulté à discerner l’ Amant de Guillaume de Lorris, cette hésitation n’est plus permise dans la deuxième partie du roman, où l’on ne saurait confondre le héros de l’aventure avec Jean de Meun. Jamais dans les dits de Guillaume de Machaut ou de Jean Froissart ne se retrouvera pareille dissociation entre le je-auteur et le je-amant ou je-protagoniste. Non pas que Jean de Meun soit avare de parenthèses sur sa propre identité, tout au contraire il délivre dans le récit bon nombre d’informations sur sa formation intellectuelle, sur sa position dans les courants d’idées de son époque”, alors que nous ne savons rien de Guillaume de Lorris'®; mais cette présence de Jean de Meun ne nous fait que mieux mesurer l’écart qui le sépare du «héros». Michel Zink fait très justement observer que la présence de l’auteur, si l’on peut reformuler ainsi son propos, est proportionnelle à la distance qui le sépare du je-amant; plus l’instance énonciatrice est distincte du je dont elle rapporte le rêve, plus 1l lui est loisible d’apparaître dans l’œuvre: [...] Guillaume de Lorris, dont le point de vue subjectif fonde l’œuvre
tout entière, ne nous y apprend rien de sa vie et de lui-même; il ne nous livre même pas son nom, que nous ignorerions sans Jean de Meun. L’investissement subjectif de ce dernier dans l’œuvre est en revanche très faible. Mais il multiplie les renseignements sur lui-même, sa naissance,
son origine, sa formation, l’écoulement du temps, non celui, intériorisé,
13 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris: Seuil, 1975. 1# Cf. notamment,
Daniel
Poirion, Le Roman
de la Rose, Paris: Hatier (coll.
«Connaissance des lettres »), 1973, se reporter à l’avant-propos, pp. 3-6. "5 L'expérience du rêveur est en quelque sorte située par Guillaume de Lorris en dehors du temps. Cf. Emmanuèle Baumgartner, «The Play of temporalities, or The Reported Dream of Guillaume de Lorris», Rethinking the Romance of the Rose, Text, Image, Reception, Kevin Brownlee et Sylvia Huot éds., Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1992, pp. 22-38.
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de sa propre vie, comme le fait Guillaume de Lorris, mais celui objectif de l’histoire, avec la mention des quarante ans qui le séparent de Guillaume de Lorris. Ainsi, au début du siècle, Guillaume de Lorris participe encore, dans une certaine mesure, de l’abstraction courtoise. À la fin du siècle, Jean de Meun, contemporain de Rutebeuf, fonde sa créa-
tion poétique sur les circonstances extérieures de sa vie, conformément à la poétique nouvelle!®.
Ce rapprochement saisissant entre modalités d’écriture à la première personne et conditions historiques de la création littéraire mérite d’être retenu pour l’étude des dits du XIV® siècle. Nous pourrons observer en particulier que le sort du je, même quand celui-ci est réduit à une silhouette un peu conventionnelle, est associé dans les œuvres de Machaut
au devenir collectif, par exemple au sein du Jugement dou Roy de Navarre, dans lequel les dégâts de la peste sont rappelés comme une image emblématique de l'instabilité universelle. L'écriture à la première personne, dès l’époque où écrit Jean de Meun, comme l’indique Michel Zink, mais plus encore au siècle suivant, ne saurait se produire indépendamment du contexte historique où elle émerge. En ce sens, les auteurs de dits amoureux, et de dits politiques à plus forte raison, sont les héritiers de Jean de Meun. Mais là où Guillaume de Machaut se distingue du continuateur du Roman de la Rose, c’est qu’il n’aura pas la même distance raisonneuse
à l’égard du je dont il retracera les aventures”. Sorte de fusion de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun'%, le je des dits de Guillaume de Machaut ne présente plus l’aspect clivé du je du Roman de la Rose: il est à la fois le je-amant de Guillaume de Lorris et le je plus précisé-
106 Michel Zink, La Subjectivité littéraire, Paris: PU.F, 1985, p. 133.
107 Rappelons la mise en garde essentielle de Pierre-Yves Badel: «À lire les poèmes du XIV: siècle, on s’aperçoit que, si longs fussent-ils, ils ne faisaient qu’assimiler les acquis du siècle précédent. Non sans y faire un choix au demeurant, puisque — on s’en tiendra à ce point critique — la chaire de Genius était désertée. Il s’avérait que, contrairement à une opinion reçue, Guillaume de Lorris ne fermait pas un âge et que Jean de Meun n’en ouvrait pas un, que le premier paraissait après coup avoir génialement anticipé sur ce que fut l’idéal chevaleresque des cours illustrées par Machaut, Charles d'Orléans ou René d'Anjou, mais que le second n’avait pas eu d’émules de sa passion de savoir, de découvrir, d’écrire hors des sentiers battus, au risque de s’égarer ». Op. cit., introduction, p. VIII.
18 Fusion qu’on peut analyser comme celle du trouvère (poète-amant) et du clerc (poète savant). Cf. Karl D. Uitti, «From Clerc to Poète : The Relevance of the Romance of the Rose to Machaut’s World», Machaut's World: Science and Art in the Fourteenth Century, Madeleine Pelner Cosman et Bruce Chandler éds., N. Y. Academy of Sciences: New York, 1978, pp. 209-216.
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ment situé dans une réalité historique de Jean de Meun. Il faut noter, de surcroît, un effet en retour de cette partie liée avec l'Histoire sur le Jeamant: il ne pourra plus présenter, en tout cas pas au même degré, le caractère archétypal du je en train de rêver une expérience tout à la fois singulière et universelle. L'aspect multiple du je du Roman de la Rose se trouve ainsi aboli. Le songe n’occupe du reste ni la même place ni la même fonction dans les dits de Guillaume de Machaut, ni dans ceux de Froissart, que dans Le Roman de la Rose. Le récit ne se confond jamais tout entier avec le songe, chez ces auteurs, contrairement à ce qui se produit dans l’œuvre commencée par Guillaume de Lorris. Chez ce dernier, le rêve contient l’aventure du je, ou du moins permet de la restituer métaphori-
quement'”. Tandis que dans La Fontaine amoureuse, où dans L'Espinette amoureuse, par exemple, le songe est une expérience parmi d’autres. Ces considérations pourraient sembler nous éloigner de notre préoccupation initiale, alors qu’elles forment un tout avec les questions d'emploi de la première personne. Nous avons déjà indiqué à quel point la fiction du songe est indissociable, chez Guillaume de Lorris, de l’authentification du récit, mais aussi de l’universalité de l’enseignement qu’on peut en tirer. L'intégration du songe dans un récit-cadre, dans La Fontaine amoureuse notamment, change la signification du rêve, et modifie du même coup la position du je dans l’œuvre. Jean Rychner l’a bien montré, en s’intéressant davantage à ce qui sépare les dits de Machaut du Roman de la Rose qu’à ce qui les réunit: Jamais n’apparaît [dans Le Roman de la Rose] le niveau de réalité à partir duquel le songe pourrait être vu comme un produit de l’imagination ou, à plus forte raison, comme unjoli tour de l’art [...]. Comme le même poète [dans La Fontaine amoureuse] prétend en même temps au premier rôle dans le récit sous la forme d’une première personne, un jeu s’instaure,
fondamental
dans
les
dits
de
Machaut.
Il consiste
à
confondre en une seule identité l’auteur et le je de la narration, sans délégation de pouvoir à ce dernier, sans réserver la place d’un «narrateur » intermédiaire entre l’auteur et le lecteur. Paradoxalement en apparence, l'existence d’un «narrateur » dans Le Roman de la Rose (rien n’y lie nécessairement Guillaume de Lorris à l’amant) était une des garan1® Cf. Jean Rychner, «Le Mythe de la Fontaine de Narcisse dans Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris», Le Lieu et la formule, Hommage à Marc Eigeldinger, Neuchâtel: À la Baconnière (Paris, diff. Payot), 1978, PP. 33-46. Pour cet auteur, le songe est une métaphore continuée, la figure d’une expérience vécue: «Guillaume, le narrateur, placé dans une situation douloureuse tout à fait réelle, a raconté ce qui l’avait amené là en termes figurés, et son récit métaphorique d’une aventure vécue est conduit à partir de la réalité», p. 34.
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ties de sa vérité. Le rêve et le rêveur y étaient pris dans la même vision créatrice et accordés l’un à l’autre dans l’unité significative de l’œuvre. L'identité «biographique » du je introduit, elle, un ferment de discorde, puisque le niveau de réalité où ce je est officiellement «le poète Guillaume de Machaut » ne peut être en même temps celui de l’aventure ou du songe. La prétention à plus de réalité chasse la vérité!!0,
La conclusion de Jean Rychner nous paraît fondamentale dans notre perspective, car elle rassemble dans une même perception l’écriture à la première personne et l’emploi de fictions plus ou moins «empruntées » au Roman de la Rose. Bien qu’il ne s'intéresse pas, dans son article, aux fictions mythologiques ou historiques, son propos sur l’aspect ostensiblement artificiel de l’écriture poétique de Guillaume de Machaut pourrait parfaitement s’y appliquer. Les prolongements qu’il apporte à sa réflexion sur l’apparence «biographique » de l’œuvre, et le fait qu’il ne s’agit que d’une feinte supplémentaire sont également de la plus haute importance pour éclairer les liens entre Guillaume de Machaut et Le Roman de la Rose, comme nous nous sommes efforcé de le faire jusqu’à présent, à notre façon. Comment ne pas voir, en effet, que l’apparente simplification apportée par Guillaume de Machaut, que nous appelions fusion du je-amant ou je-protagoniste et du je-auteur, qu’on pourrait aussi désigner comme une assimilation du trouvère et du clerc, va en réalité dans le sens d’une sophistication ? Il s’agit en fait de l’élaboration d’une persona littéraire, qui perd sans doute l’universalité du je qui rêve à l’intérieur du Roman de la Rose, mais qui n’en gagne pas pour autant en réalité. On s’aperçoit bien, en observant ce qu’il doit aux artifices de ses prédécesseurs et ce qui l’en sépare, que le résultat de cette alchimie n’est pas plus chez Guillaume de Machaut que dans Le Roman de la Rose un je réel, dont on pourrait soutenir qu’il assume son autobiographie. Le caractère artificiel du je, dans tous les cas, est à ranger parmi les facteurs explicatifs du commun recours de ces auteurs aux fictions de toutes sortes, qu’elles servent à éclairer une expérience amoureuse ou les rapports de l’artiste avec son œuvre. Concluons sur ce point en retenant une définition élaborée depuis déjà plusieurs années, sur laquelle l’étude détaillée de La Fontaine amoureuse et du Voir Dit nous amènera à revenir: l’emploi de la première personne qui crée l'illusion d’une identité entre auteur et narra-
10 Jean Rychner, «La flèche et l’anneau», Revue des Sciences Humaines, 183, 1981 n° 3 (Moyen Âge flamboyant XIV:-XV: siècles), pp. 55-69 (passage cité, pp. 65-
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teur, tout en empêchant une lecture purement autobiographique, peut
être commodément
désigné comme
une pseudo-autobiographie
Quoique Laurence de Looze applique ce concept au Roman de la Rose, il nous semble qu’il est plus adapté encore à Guillaume de Machaut. L'auteur de l’article en question ne manque d’ailleurs pas de donner des indications qui conviennent tout particulièrement au corpus de Machaut: la pseudo-autobiographie serait la forme par excellence qui permet de problématiser les rapports de l’écriture avec la vérité; la pratique de l’anagramme tient une place non négligeable dans le jeu que l’auteur cultive avec son lecteur, l’empêchant par ce moyen de décrypter son texte comme immédiatement autobiographique. En définitive, Le Roman de la Rose ne peut être rangé qu’avec bien des précautions parmi les «sources» des œuvres de Guillaume de Machaut, en tout cas pour ce qui concerne celles que nous nous sommes proposé d’étudier. Sans doute exerce-t-1l une influence plus nette sur certaines œuvres de ses débuts: Le Dit dou Vergier (1338), ou Le Dit
dou Lyon (1342)'"°. Le premier de ces dits raconte un rêve du poète-narrateur, et rapporte les discours que lui tient le dieu d’ Amour; le second
raconte l’entrée du poète dans un jardin, isolé du reste du monde par sa localisation dans une île, dont l’accès est réservé aux seuls amants
loyaux'®, L’imitation du Roman de la Rose par Machaut dans ses premiers dits doit nous inciter à nous demander ce qu’il advient ensuite de ce modèle. Mais dans les œuvres où l’identité poétique de Guillaume de Machaut se sophistique et où il emploie massivement des récits mythologiques, bibliques et historiques, Le Roman de la Rose semble relégué dans les lointains, si l’on veut bien mettre de côté l’exception notable de La Fontaine amoureuse. Cette mise à distance n’est cependant qu’une 111 Première approche par G. B. Gybbon-Monypenny, «Guillaume de Machaut's Erotic Autobiography: Precedents for the Form of the Voir Dit», Mélanges Frederick Whitehead, W. Rothwell, W. R. J. Barron, D. Blamires et L. Thorpe éds., Manchester University Press, 1973, pp. 133-152; typologie plus poussée, élaborée à propos du Remede de Fortune, par Laurence De Looze, « Pseudo-autobiography and the body of poetry in Guillaume de Machaut’s Remede de Fortune», L'Esprit Créateur, 32, 1993 n° 4, pp. 73-86. Voir enfin la synthèse récente: Laurence De Looze, Pseudo-autobiograph} in the fourteenth Century, Juan Ruiz, Guillaume de Machaut, Jean Froissart and Geoffrey Chaucer, Gainesville/Thallahassee/Tampa..….: University Press of Florida, 1997. M2 À dire vrai, le mode de structuration allégorique des dits en général, et de ces deux-ci en particulier, trouve son prototype dans Le Roman de la Rose, «{[dont] le dit est en quelque sorte une formule réduite », selon l'expression de Daniel Poirion («Tradi-
tions et fonctions du dit poétique.….», art. cit.). 13 Sur l’intertextualité du Roman de la Rose dans cette œuvre, voir Kevin Brown-
lee, Poetic Identity.…., op. cit., p. 173.
DIT ET POÉTIQUE DE LA FICTION
747
apparence. Le modèle est moins visiblement prégnant, mais il exerce toutefois
une
influence
en profondeur,
dont nous
retiendrons
deux
aspects essentiels. Premièrement, l’œuvre de Jean de Meun -— celle de Guillaume de Lorris
dans une
moindre
mesure,
pour des raisons évidentes
— est
comme un filtre, une lentille optique à travers laquelle sont lues et relues les sources plus récentes de récits mythologiques. Jean de Meun a effectué un tri parmi les exempla hérités de la tradition, et il a chargé ceux qu’il a retenus d’un sens spécifique. Si les allégorisations chrétiennes de l’Ovide moralisé sont présentes à l’esprit du public cultivé — et cela est particulièrement pertinent pour une œuvre à contenu fortement religieux comme Le Confort d'ami —, celui-ci ne saurait ignorer, dans certains cas, l’emploi de ces mêmes exemples par Jean de Meun. Remarque qui s'applique surtout dans le contexte plus courtois d’œuvres comme Le Jugement dou Roy de Navarre, La Fontaine amoureuse, où encore Le Voir Dit. Deuxièmement, l’emploi des fictions, c’est-à-dire de récits brefs insérés dans l’œuvre, mais aussi de l’artifice
du songe, occupe une place essentielle dans Le Roman de la Rose, indissociable du recours à la première personne, qui se retrouve assez naturellement dans les dits du XIV° siècle, eux aussi référés à un je. Toutefois, le centre de gravité des textes se déplace, et l’attention de plus en plus soutenue que l’auteur porte aux moyens poétiques qu’il met en œuvre, mais aussi les conditions socio-historiques de production des dits, qui contraignent le poète à penser ses rapports avec le prince, amènent un certain nombre de modifications. Nous en aurons confirmation avec La Fontaine amoureuse et Le Voir Dit, dans lesquels l’insertion des fictions mythologiques connaît des raffinements qu’ignorait Le Roman de la Rose. Narcisse et Pygmalion étaient sans doute déjà des récits mythologiques dans lesquels s’inscrivait une dimension réflexive de la création poétique chez Guillaume de Lorris et Jean de Meun; cet aspect plus ou moins crypté dans Le Roman de la Rose est promis à un développement plus explicite dans les dits de Guillaume de Machaut, et un peu plus tard dans ceux de Jean Froissart.
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». Machaut n’a cependant pas réservé tout à fait sans raisons ce titre à son dernier dit amoureux, et nous devrons nous interroger sur le sens de cette notion de vérité en 77 Daniel Poirion, Le Poète et le Prince... op. cit., p. 199. 7 Le thème de l'écart social entre Guillaume et sa dame apparaît comme une source de mélancolie dans les vers 1265-1268 (p. 142).
DE L'EXEMPLUM AUX «SUBTIVES FICTIONS »
183
éclairant plus particulièrement la place nouvelle accordée au je dans le contexte de cette œuvre, et les fonctions remplies par les micro-récits, amplement exploités. Un détour s’impose toutefois, avant de traiter Le Voir Dit pour lui-même, afin de préciser la filiation qui rattache cette œuvre à quelques-unes de celles qui l’ont précédée, conformément au principe diachronique qui guide notre démarche. Nous l’avons jusqu'ici suggéré, Le Voir Dit est plus un aboutissement qu’une rupture; nous souhaitons à présent signaler les liens plus spécifiques qu’il entretient avec trois œuvres antérieures de Machaut: le Remede de Fortune, Le Jugement dou Roy de Navarre, et La Fontaine amoureuse. 4.1. L'apprentissage du voir dire 4.1.1. Le Remede de Fortune
Parmi les dits dans lesquels on pourrait reconnaître «le tome premier des Confessions de Machaut, dont Le Voir Dit serait le tome second »’?”, le Remede de Fortune est probablement celui qui mérite le plus d’attention. Aucune autre œuvre de Machaut ne contient autant d’informations précises — données pour vraies — sur son auteur, sa formation intellec-
tuelle”*, ses premières amours, que le Remede de Fortune. I ne faudrait cependant pas ignorer l’intention fondamentale de ce texte, indiquée par le titre: il s’agit de fournir au lecteur les moyens d’accepter son sort, conformément à un modèle antique dont Machaut s'inspire abondamment ici et dans les conforts ultérieurs qu’il composera, La Consolation de la Philosophie de Boèce”"'. Certes, Machaut a toujours à cœur dans Le Voir Dit de tirer de son expérience des réflexions valables pour d’autres, comme l’atteste incidemment le terme de «traité » qu’il utilise
à propos de chacune de ces deux œuvres”; mais la place qu’occupe l’aventure personnelle reste tout de même secondaire, dans le Remede de Fortune, par rapport à la méditation sur les pouvoirs de Fortune. Les proportions changeront, dans Le Voir Dit, sans pour autant que la préoc2? L'expression est de Prosper Tarbé, au sujet du Dit de l’Alerion, et elle est réutilisée par Paul Imbs, qui se propose d’en vérifier la justesse, op. cit., p. 132 et p. 145.
20 Remede de Fortune, op. cit., VV. 2610 et sgq., p. 96, dans le discours d’Espérance, par exemple.
31° Voir à ce sujet E. Hæpffner, édition citée, t. 2, pp. XVITI-XXXIT; Douglas Kelly, Medieval Imagination, op. cit., pp. 121-123 notamment, sur le mélange entre didactisme et investissement personnel.
22 Remede de Fortune, op. cit., Vv. 4257-4259: «Mais en la fin de ce traitié/ Que j'ay compilé et traitié/ Vueil mon nom et mon seurnom mettre »; Le Voir Dit, op. cit., vv 518-519: «Le Voir Dit veuil je qu’on appelle/ Ce traitié que je fais pour elle».
184
«DIRE PAR FICTION »
cupation de généraliser disparaisse. On a souvent observé que la figure de Fortune réapparaissait à la fin du Voir Dit, une comparaison du traitement réservé à cette personnification dans chacune des deux œuvres pourra nous éclairer sur l’évolution qui les sépare. Dans le Remede de Fortune, l’allégorie éponyme est d’abord l’objet d’une évocation au sein d’une longue complainte, forme lyrique com-
plexe, hétérométrique, qui s’étend en l’occurrence sur 36 strophes”. C’est en fait par une association d’idées que Guillaume est amené à penser à Fortune: Amour soumet tout être humain à des sentiments contradictoires, car nous dépendons tous, dans ce domaine comme dans les autres, de l’instabilité de Fortune. Guillaume procède en deux temps nettement distincts : il dépeint les aléas de Fortune en termes généraux, proverbes et séries d’antithèses se succèdent, le colosse au pied d’argile vu en songe par Nabuchodonosor sert de support à une glose sur les incertitudes du sort; ensuite seulement, dans une deuxième moitié de la complainte exactement de la même longueur que la première (18 strophes), Guillaume évoque sa situation individuelle, faisant cette fois-ci grand usage d’énoncés à la première personne du singulier. Un autre
long passage est encore consacré à cette figure: il s’agit du moment où Espérance, substitut de la Philosophie boècienne dans le Remede de Fortune, explique à Guillaume, en réponse à ses questions, sous quels traits les Anciens représentaient Fortune. À ce portrait succède une sorte de plaidoirie, dans laquelle Espérance prend la défense de Fortune, expliquant entre autres que celle-ci préside aux destinées de tout un
chacun’, et rappelant ensuite à Guillaume qu’il n’a personnellement pas trop à se plaindre de son sort. Dans Le Voir Dit, il est aussi question de Fortune à deux reprises, dans un passage qui a dû connaître un certain succès auprès du public si l’on en juge par le sort que lui a réservé la tradition manuscrite: deux codices reproduisent cette «digression», seul morceau de l’œuvre qu’ils reprennent", comme un développement autonome. Pareille destinée d’un texte a valeur de lecture, elle suppose que l’extrait en question présente un intérêt pour ses contemporains indépendamment de son contexte, mais peut-être pas indépendamment du Remede de Fortune qui figure, lui, dans ces mêmes manuscrits. La comparaison est intéres7% Remede de Fortune, op. cit., vv. 905-1480, pp. 33-54. 24° Jbid., vv. 2403-2856, pp. 87-105.
7 Jbid., vv. 2555-2558, «Ne pour toy seul ne fu pas faite,/ Ne pour toy ne sera deffaite/ Sa roe qui se fait congnoistre/ Entre les mondeins et en cloistre.»
#9 Il s’agit des mss X [= Berne, 218] et J [= Paris, Arsenal, 5203]. Voir à ce sujet E. Hœpffner, édition citée, t. 2, p. XVIII.
DE L’'EXEMPLUM AUX «SUBTIVES FICTIONS »
185
sante du double point de vue de la pseudo-autobiographie — évolution de la place faite à l’anecdote personnelle — et de la pratique de la citation des Anciens. Du reste, un autre facteur incite à la confrontation: dans Le Voir Dit, Fortune apparaît dans un contexte qu’on pourrait dire saturé d’autoréférences: Guillaume de Machaut multiplie dans cette séquence de l’œuvre plus qu'ailleurs — bien que cette habitude soit assez spécifique de ce livre — les allusions explicites ou implicites à certains de ses dits antérieurs. C’est ainsi qu’il a mentionné pour la cinquième fois, juste avant d’en arriver au développement sur Fortune, La Fontaine amou-
reuse””; mais il fait aussi un clin d’œil au Dit de l’Alerion, aussitôt après s'être livré à la première partie de son développement, en ajoutant que sa dame n’est pas seulement comparable à Fortune, mais qu’elle lui fait aussi penser au faucon s’attaquant en cours de route à une proie dif-
férente de celle qu’il avait initialement choisie". Le fait d’encadrer la comparaison de Toute Belle à Fortune par des citations plus ou moins transparentes de ses œuvres n’est-il pas, de la part de Machaut, une manière d'attirer le regard du lecteur sur les effets d’intertextualité qu’il cultive au sein de sa production littéraire personnelle ? Fortune n’est plus ici l’objet d’une évocation pour elle-même, elle est mentionnée au sein d’une comparaison. Guillaume s’appuie d’abord sur une image qu’il prétend avoir trouvée au hasard d’une lecture de détente, allégation d’une coïncidence qui atténue à sa façon l’aspect
pesant et clérical de l’allusion””: Et toute voie doit confort Querir cilz qui ha desconfort; Si que pour moi desanuier Prins un livret a manier Qu'on appelle Fulgentius, S’i trouvai Tytus Livyus Qui de Fortune descrisoit L’ymagé, et ainsi disoit... (VD, vv. 8181-8188)
Ensuite vient une description de l’«image» en question, censée avoir été conçue par les matrones de Rome ; quatre cercles sont disposés autour d’une dame, et ils sont englobés dans un cinquième, chacun des 37 Le Voir Dit, op. cit., v. 8127, p. 710. 28 Jbid., pp. 338-340. 2% Cette manière d'intégrer naturellement une source savante à son propos, en rappelant les circonstances d’une lecture deviendra une habitude chère à Christine, cf. par exemple le début du Chemin de long Estude ou de La Cité des Dames.
«DIRE PAR FICTION »
186
cing cercles contient une sorte de maxime en latin que Guillaume reproduit en français dans son texte. L'originalité de cette évocation tient à l'adaptation que Machaut fait de sa source savante, bien que les noms de Fulgence et de Tite-Live soient en l’occurrence des autorités factices”*”. Translation double, du sens visuel vers l’écrit d’une part, du latin vers le français d’autre part. Transformation à laquelle s’ajoute ensuite une double élaboration, intellectuelle et poétique, Guillaume compare sa dame à Fortune, et invente à cette fin cinq «responses » correspondant aux cinq cercles énumérés auparavant: S’applicai ma pensee toute À comparer ma dame chiere A Fortune et a sa maniere; Et la comparai par tel guise Com je cy aprés le devise. (VD, vv. 8250-8254)
Ainsi l’image de Fortune et les préceptes qui lui sont associés par la sagesse des nations sont-ils intimement mis en relation avec l’aventure personnelle du poète, ou plus exactement avec la « variableté»*" supposée de sa dame. L’emprunt aux autorités — ou pseudo-autorités — a moins valeur d'enseignement universel que de caution: elle permet à Guillaume de vérifier la vérité de son propos particulier, comme le rappelle à six reprises le refrain placé à la fin de chaque «responce » et de la strophe conclusive: S’1l est voirs ce qu’on m'en a dit, Autrement ne di je en mon dit?#.
L'exercice de style qui consiste à développer les détails d’une analogie n’en reste pas là: 1l suscite une réaction, transmise à Guillaume par
un messager de la dame”. Le passage du Voir Dit consacré à Fortune prend de la sorte l’allure d’un diptyque”*. L'homme chargé de remettre #% Peut-être faut-il déceler un indice de « poétisation» dans ce renvoi apparemment sérieux à une source qui, en réalité, n'existe pas, comme le suggère Kevin Brownlee, op. cit., note 82 du ch. IV, p. 245.
#1 Le Voir Dit, op. cit., v 8341, p. 722. #? Jbid., vv. 8269-8270, 8285-8286, 8301-8302, 8317-8318, 8335-8336, 83498350. #3 Jbid., vv. 8590-8793, pp. 750-762.
#* C'est sous cette forme de diptyque que les deux passages, extraits de leur contexte, apparaissent dans les mss K'et J. Notre vérification n’a été faite que dans le ms J [= Arsenal, 5203], mais il est régulièrement présenté comme une copie très fidèle de K par tous les connaisseurs de la tradition manuscrite de Machaut. Les extraits du Voir Dit
DE L’EXEMPLUM AUX «SUBTIVES FICTIONS »
187
une lettre au poète prend la parole et se lance dans une contestation toute cléricale de la comparaison faite par Guillaume: Si que sa cause [i. e. la cause de Toute Belle] veuil deffendre, S’un petit me volés entendre, Et pour ce comparer vous veul À Fortune, car a mon veul
Tres bien comparer vous y puis; Et vesci comment je la truis. Li paien anciennement La figuroient autrement Que vous ne l’avés figuré, Car en escript la figure hé. (VD, vv. 8600-8609)
La tirade, qui prend les apparences d’une disputatio universitaire, repose sur une double remise en cause: c’est plutôt à Guillaume qu’à Toute Belle qu’on devrait comparer Fortune, et l’image retenue par Guillaume n’est pas conforme à la tradition, selon son interlocuteur. Suit une description de la déesse aux deux visages, puis une comparaison de Guillaume aux cinq fontaines qui se trouvent au cœur de la cité sur laquelle règne Fortune. Comparaison établie en cinq strophes, selon un schéma qui rappelle les cinq «responces » préalablement fournies par Guillaume. Bref, l’image de Fortune, et surtout les possibilités herméneutiques qu’elle renferme pour éclairer et gloser l’aventure des personnages, sont l’objet d’une discussion, d’un dialogue différé. L’allégorie sert de caisse de résonance à l’histoire-cadre, alors qu’elle occupait une fonction ordonnatrice dans le Remede de Fortune. Le chiffre cinq lui-même, étroitement lié à Fortune dans les deux panneaux du dip-
tyque, n’est pas sans rappeler un certain nombre d’étapes ou d’épisodes du récit, fréquemment regroupés par cinq comme cela a été démontré en
détail par J. Cerquiglini’*. Cette dernière tire de cette observation une se trouvent tout à la fin du ms de l’ Arsenal (folios 147 à 151, dans un codex qui en comporte 161 au total). Ils correspondent, dans l’édition citée de P. Imbs, d’une part aux vv. 8189-8493, pp. 712-734 [=f° 147 v°/f° 149 v°], d’autre part aux vv. 8606-8851, pp. 752-764 [=f° 150 r°/f° 151 v°]. Le copiste a donc volontairement omis les lettres XLII (de Guillaume), XLIII et XLIV (de la dame) qui s’intercalent normalement dans
ce passage, soulignant ainsi le dialogue entre Guillaume et son contradicteur, au détriment des échanges qui se produisent entre l’amant et sa dame.
#5 Jacqueline Cerquiglini, «Un Engin si soutil».…., op. cit., p. 54-55. La naissance de l’amour est annoncée par cinq messagers successifs, auxquels correspondent les cinq messagers de la fin, par lesquels est annoncé le désamour; cf. aussi pp. 77-78: «cette sémantisation [du cinq] dans Le Voir Dit est d’abord idéologique. Elle renvoie aux quinque lineae amoris, théorie qui traverse tout le Moyen Age». Sur l'importance du
cing du point de vue du rythme du récit, voir aussi les pp. 80-84 du même ouvrage.
«DIRE PAR FICTION »
188
analyse de la structure de l’œuvre tout entière, et identifie dans la roue de Fortune ce qu’elle désigne, d’après la terminologie d'Henri
Meschonnic, comme une «forme-sens »”*°. Le mode d’insertion de l’allégorie, ses mises en rapport successives avec les personnages acteurs et auteurs de l’histoire, le fait qu’elle soit l’objet d’une joute oratoire, en font un miroir dans lequel se concentrent et se réfléchissent bien des aspects du Voir Dit, et du «voir dire». Non seulement la manière dont Fortune est présentée fait écho à la structure générale du dit, mais elle offre aussi des similitudes avec le traitement de certaines fictions: objets de récritures et de relectures, au sein même de l’œuvre, élément fondamental dans le dialogue qui s’instaure entre les personnages, comme nous allons le voir. L'importance accordée au livre — comme source de connaissances, de maximes et d’images —, particulièrement développée par rapport aux passages du Remede de Fortune dans lesquels il est aussi question de cette allégorie, est en outre une sorte de mise en abîme de la pratique qui s’instaure dans Le Voir Dit: signe que la vérité de l’œuvre réside dans l’acte d’écriture et de compilation plus
que dans toute autre chose”. Il est un dernier point qui rattache Le Voir Dit au Remede de Fortune: en même temps qu’ils fusionnent en un seul personnage le poète-narrateur et l’amant, ces deux ouvrages
sont aussi l’occasion,
pour Machaut, de prodiguer un enseignement poétique. Le Remede de Fortune, comme chacun sait, contient des spécimens de chaque forme
lyrique: lai, complainte, chant royal, ballade, rondeau. Par cet aspect de répertoire, la fonction première du texte — fonction consolatrice annoncée par le titre — est redoublée de ce qu’on pourrait appeler un art de seconde rhétorique avant la lettre. Le Voir Dit, à sa manière, est aussi un traité sur le lyrisme, une sorte de laboratoire, à la nuance près que les conseils dispensés par le maître sont adressés à une personne précise : en réponse à la sollicitation de Toute Belle. La première lettre de celle-ci à Guillaume est explicitement une demande d’aide en matière littéraire, en même temps qu’une louange des talents de poète et de musicien du destinataire :
#6 Jbid., pp. 56-63. #7 Cf. Sylvia Huot, From Song to Book..., op. cit., p. 286: «By accepting his identity as author and his association with the written world, Guillaume relinquishes his desire for a truly lyrical mode of writing, one embedded within and dependent upon an amorous engagement. We may read this as a subtle acknowledgment of the fictionality of the Voir Dit [...], the love relationship is generated from the poetic text, and not vice versa ».
DE L'EXEMPLUM AUX «SUBTIVES FICTIONS »
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Treschiers sires et vrais amis, je me recommende a vous tant comme je puis et de tout mon cuer. Et vous envoie ce rondel; ef s’il y a aucune chose a faire, je vous pri que vous le me mandés. Et qu'il vous plaise a faire .L. virelay sur ceste matere, et le vous plaise a moy envoier noté.….[= accompagné d’une composition musicale] (VD, lettre I, p. 72)
Bref, c’est devenu un lieu commun de le dire, l’aventure courtoise est indissociable de l’échange littéraire, le service d’amour rendu par
Guillaume à sa dame est aussi un service poétique. Comme dans le Remede de Fortune, Machaut se livre à une réflexion sur les moyens de son art, mais à la différence de ce qui se produisait dans l’œuvre antérieure, l’art de seconde rhétorique contenu dans Le Voir Dit est directement rattaché aux péripéties de la diégèse. De surcroît, l'aspect réflexif du Voir Dit ne touche pas seulement à la création lyrique. En accompagnant son récit d’une «histoire du livre en train de se faire », Machaut ne délivre pas seulement des conseils sur l’art de composer un rondeau, un virelai, ou telle autre pièce à forme fixe, il ne se contente pas non plus d’indiquer à sa destinatrice, de temps en temps, où il en est de la mise en ordre des lettres et de la rédaction du récit. Il appelle également l’attention de ses lecteurs sur l’usage qu’il fait des récits mythologiques, historiques ou bibliques — ces trois domaines sont mis à contribution -, qu’il désigne pour la première fois, dans une parenthèse métadiscursive de l’œuvre, du terme de «fictions »: Ores vient le fort, et les beles et subtives fictions dont je le [= votre livre] pense a parfaire, par quoi vous et li autre le voiés volentiers et qu’il en soit bon memoire a tous jours mais. (VD, lettre XXXV, p. 566)
Le terme de fiction, utilisé uniquement en cette occurrence dans l’œuvre, marque une avancée par rapport au vocabulaire habituel de Machaut, notamment si on le compare à «exemple ». Il est visiblement associé à l’idée de fabrication («parfaire [votre livre]»), et à celle d’un
renouvellement, d’un raffinement lié au remploi d’une matière ancienne («subtives fictions»), susceptible de se voir apporter un
surplus de sens”. Bref, le passage cité suggère que la réflexion menée par Machaut sur son «art de dictier », presque naturellement liée à celles de ses œuvres où il se représente en tant qu’amant et poète, se trouve #8 L'expression nous est suggérée par l’avant-dernière phrase de la lettre I: «Je vous pri, treschiers et bons amis, qu’il vous plaise a moy envoier de vos bons diz notez, quar vous ne poés faire service qui plus me plaise», op. cit., p. 72.
# Voir, pour la notion de «subtilité», l'introduction de l’ouvrage de Jacqueline Cerquiglini, «Un Engin si soutil»….., op. cit., pp. 7-11.
«DIRE PAR FICTION »
190
étendue à des questions nouvelles, qui n'étaient pas posées — et n’avaient sans doute pas lieu de l’être — dans le Remede de Fortune. 4.1.2. Le Jugement dou Roy de Navarre
Parmi les exempla dont fourmille Le Jugement dou Roy de Navarre, il en est un qui est en quelque sorte une esquisse de la pseudo-autobiographie rapportée par Machaut dans Le Livre du Voir Dit. I s’agit du fait divers que nous avons désigné comme «le clerc d'Orléans» (cf. $ 1.5.3.). Certes, le cadre de l’histoire n’est pas du tout le même: l’action se déroule d’abord en Provence, et ses fonctions amènent le clerc à s’expatrier à Orléans, tandis que Guillaume et sa dame évoluent dans un
espace qui va à peu près de Reims à Paris”; rien ne prouve absolument, dans Le Voir Dit, que Toute Belle renonce à Guillaume pour se marier, alors que c’est la destinée qu’est censée suivre la jeune fille aimée par le clerc d'Orléans; enfin, et surtout, un élément fondamental s’ajoute à l’écart de condition sociale, dans Le Voir Dit, le poète est nettement plus âgé que l’être qu’il aime. Toutefois, le schéma général des deux histoires offre bien des ressemblances : amours faites de connivence culturelle, lien essentiellement épistolaire, brusque passage de l’union des cœurs à la déception. Machaut s’est-il seulement rappelé cette historiette du Jugement dou Roy de Navarre au moment où il a écrit Le Livre du Voir Dit? Nul ne peut le dire. Les similitudes qu’elle présente avec le canevas narratif du dernier dit amoureux de Machaut doit cependant nous inciter à poser deux questions. Quels rapports, autres que thématiques, peuvent exister encore entre ces deux œuvres ? Le fait que le scénario du Voir Dit apparaisse prémonitoirement — sous une forme, il est vrai, très simplifiée — dans un dit où il est employé à titre d’exemplum doit-il nous porter à analyser l’histoire de Guillaume et de Toute Belle comme une histoire exemplaire, chargée d’une signification qui dépasse le simple cas des personnages ? La seconde question mérite un trop long développement pour que nous y répondions immédiatement, et elle suppose en particulier que nous examinions les relations tissées entre l’histoire des amants et les micro-récits qui lui sont à leur tour associés; nous nous contenterons pour le moment de mentionner les liens qui unissent Le Voir Dit au Jugement dou Roy de Navarre, en nous
# Quelques indications de lieu, par exemple: une visite de Guillaume auprès du duc de Normandie le fait séjourner à Crécy, près de Meaux (op. cit., vv. 3301-3475, pp. 310-326); la dernière rencontre des amants se produit au cours d’un pèlerinage à Saint-Denis, et les amène à recevoir la bénédiction du Lendit (ibid., vv. 3476-3613,
pp. 326-334).
DE L’EXEMPLUM AUX «SUBTIVES FICTIONS »
191
intéressant plus particulièrement aux leçons que Machaut a pu retenir de son œuvre de 1349 dans l’art de dire le vrai. Nous l’avons indiqué en étudiant Le Jugement dou Roy de Navarre: la première de ses œuvres dans laquelle Machaut fait un usage massif des fictions, sous forme d'exemples, est aussi celle où apparaissent en proportions inédites des allusions à la réalité contemporaine, notamment dans le prologue où est brossé un tableau des temps de peste. L’alliance entre événements historiques et récits fictifs est donc une particularité du Voir Dit dont on peut faire remonter l’origine au Jugement dou Roy de Navarre. Les rapports entre éléments empruntés à la réalité contemporaine et diégèse ont cependant évolué, dans le sens d’une complication croissante. Il faudra aussi, dans un second temps, examiner les liens qui unissent les faits historiques aux récits brefs insérés dans la diégèse. L’ampleur donnée au Livre du Voir Dit fait proliférer les références aux faits vrais, qui permettent accessoirement de situer le récit dans son contexte historique: allusions à un hiver inhabituellement rigoureux (1362-1363), aux bandes de brigands qui sévissent sur les routes ; identification possible du roi auquel Guillaume s’adresse en rêve avec
Charles V, sacré en 1364. Autrement dit, les allusions à tel ou tel événement ou personnage ne sont pas cantonnées dans l’espace du prologue, contrairement à ce qu’on observe dans Le Jugement dou Roy de Navarre. Un entrelacs plus savant est créé par Machaut, mais le rapport d’analogie que l’on pouvait déceler dans le jugement de 1349 entre le dérèglement collectif dont la peste est le signe et la mélancolie dont
souffrait le poète se retrouve entre les calamités ou dangers de toutes sortes et les obstacles d’autre nature — moraux, sociaux, psychologiques — qui entravent les relations des amants du Voir Dir. Les faits réels, indépendants de la volonté des personnages, et les péripéties de leur aventure, liées à leurs désirs et à leur comportement, sont deux séries en
apparence disjointes””, mais qui suivent des chemins secrètement parallèles, comme le remarque J. Cerquiglini: Les indices qu’on lit [dans Le Voir Dit], nombreux, d’un bouleversement du monde, d’une crise radicale de la vérité interviennent en effet 31 Un rapide recensement de ces éléments, dépourvu toutefois de références précises au texte, figure chez William Calin, À Poet at the Fountain.., pp. 173-174. 252 C’est du moins ce que le poète feint de croire quand il s’adresse au roi, à l’intérieur d’un songe: «Mais toutes ces maleürtés,/ Ces(t) pestilences, ces durtés/ Ne font a
moi ne froit ne chaut,/ Car par ma foi il ne m’en chaut,/ Mais ce me fait pene et anoy/ Que je ne voi ma dame n’oy,/ Ne que nouvelles de li n’ai [...]», Le Voir Dit, op. cit. vv. 5486-5492, p. 488.
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de manière contrapuntique. Les routiers, par exemple, la peste, servent de toile de fond à la relation amoureuse, expliquant et emblématisant les difficultés de la communication entre la dame et le poète. Ils ne sont pas directement au centre de l’œuvre. L'originalité de Machaut est de rabattre l’ensemble de ces problèmes très présents chez lui sur la question amoureuse?$?,
Comme dans Le Jugement dou Roy de Navarre, Guillaume de Machaut retient surtout les calamités de son temps, et il n’est pas indifférent de relever parmi celles-ci la nouvelle « mortalité », recrudescence
de peste que les historiens situent dans la période 1360-1363", à laquelle les personnages font allusion chacun leur tour. L’épidémie est, à chaque fois, évoquée comme un obstacle, une complication qui rend l'avenir et les déplacements incertains””, qui ralentit l'exécution d’un
projet*. Propagation de la peste et désamour semblent aller de pair. N'’est-il pas révélateur que le moment où Guillaume mentionne les empêchements que crée la «mortalité » (p. 572) coïncide avec celui où il annonce aussi la place grandissante qu’il compte faire à ses «subtives fictions» (p. 566, lettre XXXV)? Les fictions en question viennent combler le vide laissé par une histoire d’amour qui s’effiloche, du moins est-ce une analyse que bon nombre de critiques ont avancée depuis longtemps. Mais ne sont-elles pas aussi un moyen de se distraire d’une quarantaine forcée, à la manière des personnages du Décaméron de Boccace,
reclus volontaires
qui se racontent
des nouvelles
pour
passer le temps”? La mise en rapport des fictions avec le cadre historique ne doit pas être sous-estimée. D'une part, les récits mythologiques — nous tenterons de le montrer plus en détail par leur analyse successive — deviennent un mode de communication entre les personnages, et sont pour eux un moyen indirect d’exprimer, de subtiliser, voire de sublimer les sentiments qu’ils éprouvent: les récits de Circé et Picus, de Polyphème et Galatée sont des histoires de jalousie qui ne sont pas sans rapports avec l’état psychologique Jacqueline Cerquiglini, «Un Engin si soutil»…., op. cit., p. 165. Alain Demurger, Temps de crises, temps d'espoirs…., op. cit., pp. 15-17.
# Le Voir Dit, op. cit., lettre XX VIII (de la dame), p. 458. #6 Jbid., lettre XXXV (de Guillaume), p. 572. #7 Si l’on admet la suggestion selon laquelle il existe dans les deux cas des rapports entre les temps de peste et le recours à des récits brefs distrayants, il faudrait alors réviser le rapprochement si souvent établi entre le prologue du Jugement dou Roy de Navarre et celui du Décaméron. On pourrait se demander si, du point de vue de la situation de communication induite par l'épidémie, le Décaméron n'est pas plus proche du Livre du Voir Dit.
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de Guillaume au moment où ils se situent. Mais, d’autre part, ces récits
sont étroitement connectés aux conditions socio-historiques dans lesquelles vivent les personnages. C’est même la raison d’être — seule raison explicitement avouée dans le texte — des exemples de Circé et de Polyphème que nous venons de citer, pour nous en tenir à ces cas précis. Le secrétaire qui évoque ces mythes devant Guillaume cherche en fait à dissuader le vieux poète de s’exposer aux périls que comporterait un voyage en période troublée. Les enchantements de Circé, la prouesse de Picus, le chant merveilleux de Canéus [= Canens] ne seraient d’aucun secours contre les intempéries et autres dangers qui guettent Guillaume s’il se met en route: Mais de Circé l’enchantement Ne de Piquus le hardement Ne de Caneüs le chanter Ne porroient si enchanter Le vent, le froit et les Compagnes Qui sont au bois et aus champagnes, Qu'il vous menassent la seür Sens avoir aucun maleür. (VD, vv. 6734-6741)
La conclusion de l’histoire de Polyphème, rapportée aussitôt après, est tout à fait similaire. Les cruautés du géant ne sont rien en comparaison de ce qui attend Guillaume sur les grands chemins: Mais je vous promet et vous jur Qu'il [= Polyphème] ne vous merroit pas si dur, Se vous estiés entre ses mains,
Con li pilleur, dont il ha mains En ce pays, ne d’anemis Que dyable nous ont tramis;
Que on ne puet corps d’omme miner Pis que par mort faire finer. Aussi li frois, li vens qui vente Qui plus errache qu’il ne plante, Car il fait les arbres tumer Et plungier les coques de mer Vous aroit mort en moult po d’eure. (VD, vv. 7160-7172)
Certes, la leçon que le secrétaire tire de ces récits n’intervient qu’en conclusion de son discours, et le lecteur ne devine pas nécessairement à l’avance comment la fable renouera avec son contexte de départ: sans doute est-ce même un fait exprès si les échos entre l’histoire de Guillaume et Toute Belle et celles d’amants célèbres prennent le dessus.
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La manière dont les fictions sont intégrées à la diégèse apparaît toutefois à présent avec plus de clarté: elles sont, d’une certaine façon, rattachées aux circonstances dans lesquelles vivent les personnages. Elles visent, dans les exemples que nous avons mentionnés, à présenter des dangers sous un jour effrayant, et jouent un rôle de verre grossissant par rapport aux calamités. Fonction que n’auraient pas su remplir les exempla du Jugement dou Roy de Navarre, nettement dissociés du contexte historique. Mais, tout en détournant les personnages des réalités menaçantes du monde, et en freinant, par voie de conséquence, l’élan qui les pousse l’un vers l’autre, ces récits mythologiques éclairent les relations de Guillaume et de sa dame, et les font progresser dans le dévoilement du sens de leur histoire. L’étagement des significations, si l’on peut s’exprimer ainsi, ne se fait donc pas sur le mode de l’enchâssement, comme c'était le cas dans Le Jugement dou Roy de Navarre où l'Histoire (prologue) encadrait une diégèse (Guillaume rencontrant dame Bonneürté), progressant ellemême à l’aide d’exempla. Le Voir Dit se présente plutôt comme un entrelacement sans fin où les micro-récits sont mis en relation avec les phénomènes sociaux, historiques, climatiques, tout en étant secrètement porteurs du sens de l’aventure amoureuse, et d’une conception esthétique. Il est un autre point commun entre Le Voir Dit et Le Jugement dou Roy de Navarre: la présence de figures allégoriques avec lesquelles Guillaume dialogue donne occasionnellement aux débats intérieurs du
poète l’apparence d’une «psychomachie »”*, Machaut ne surcharge pas cette fois-ci ces échanges de digressions mythologisantes, il réservera aux micro-récits des modes d’insertion différents, moins mécaniques que dans le jugement composé une quinzaine d’années plus tôt; mais ce dialogisme replace toutefois le je en position d’amant-poète selon un scénario que l’on a déjà rencontré dans Le Jugement dou Roy de Navarre: le je est mis à l’amende par Espérance, qui s’estime lésée après les services rendus dans la polémique où elle a fièrement combattu Honte, et la dette de l’amant ne peut être payée que par une com-
position poétique, qui prend la forme d’un lay**. Il est à remarquer que, pour la première fois, la composition poétique n’est pas exclusivement destinée à Toute Belle, même si elle lui est ensuite adressée par lettre. Plus encore que le statut d’amant-poète, c’est celui d’auteur qui est ici en jeu, comme dans le jugement où Guillaume de Machaut obéissait aux Cf. notamment, les assauts de Honte (op. cit., vv. 2082-2153, pp. 218-222), auxquels succèdent les paroles consolatrices d’Espoir (ibid., vv. 2166-2266, pp. 222-228).
Il s’agit de l'insertion qu’on trouve dans Le Voir Dit, op. cit., pp. 384-400.
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injonctions du roi de Navarre en composant Le Lay de Plour. La réaffirmation de sa compétence d’écrivain dans ce passage, et le clin d’œil au Jugement dou Roy de Navarre, dans lequel, nous l’avons vu, le statut d’auteur responsable de ses écrits est évoqué plus explicitement que partout ailleurs dans l’œuvre de Guillaume de Machaut, ne sont pas insignifiants: nous sommes exactement au milieu du Voir Dit, ou du moins à son point de bascule entre ce qu’on identifie généralement
comme les première et deuxième parties du récit. L'intervention de Machaut-auteur, artificiellement ressuscité par Espérance, éclipse le Guillaume-narrateur. Pour mieux dire, Guillaume apparaîtra dans la suite du récit, plus encore que ça n’était le cas jusqu’alors, comme la création/créature de Machaut. Mais à sa façon, le lay met aussi à distance la dame aimée, en célébrant le triomphe d’Espoir sur Désir,
comme le démontre l’analyse du poème que fournit K. Brownlee*". Bref, ce regard oblique lancé en direction du Jugement dou Roy de Navarre est comme le signal annonciateur d’une tendance qui ira en s’accentuant jusqu’à la fin du livre: une évolution se dessine subrepticement à l’intérieur du Voir Dit, par laquelle l’auteur Machaut prend une place croissante. À mesure que l’amant-narrateur — Guillaume — s'éloigne de Toute Belle, et que celle-ci lui donne des signes de son désamour, le rôle de Machaut-auteur augmente: la multiplication des parenthèses métadiscursives sur l’élaboration de son livre et la part essentielle faite aux fictions sont d’autres indices de ce progressif mouvement de balance. 4.1.3. La Fontaine amoureuse
La mise à l’amende de l’auteur par Espérance ne doit cependant pas masquer les différences importantes qui séparent Le Voir Dit des œuvres antérieures de Machaut. L’épisode en question n’a pas valeur de remise en cause de sa compétence, il ne vise pas à lui faire racheter une faute qu’il aurait commise en tant qu’auteur. Le Livre du Voir Dit ne nous met plus en face d’un jeune homme inexpérimenté, que tanceraient des figures allégoriques mécontentes de ses œuvres. Machaut se représente tout au contraire comme un vieux poète, et surtout comme le protégé de
patrons éminents, même si le livre qu’il est en train d’écrire n’est dédié à aucun d’entre eux. Nombreuses sont les occasions où Guillaume de Machaut mentionne les seigneurs au service desquels 1l travaille, en des 260 Cf. Kevin Brownlee, Poetic Identity.…., op. cit, «Le Voir Dit: Midpoint Sequence», pp. 123-127.
21 Jbid.,p.125.
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termes qui ne sont pas sans rappeler l’heureuse collaboration et l’estime mutuelle du prince et du poète dans La Fontaine amoureuse. Ces allusions se glissent tout particulièrement dans les lettres en prose, espace le plus propice aux effets de réel, au métadiscours, et donc aux réflexions de Machaut sur son métier d’écrivain. Ainsi indique-t-il l’existence d’un ou de plusieurs seigneurs, sans précision de nom, pour
lesquels il fait copier ses ouvrages®. Dans un autre passage, l'intérêt que portent plusieurs seigneurs à l’aventure vécue par Machaut confirme sa réputation d’écrivain établi, qui lui avait valu, rappelons-le, l’admiration enthousiaste de sa dame: Des nouveles de par deça, s’il vous plaist savoir, pluiseurs grans signeurs scevent les amours de vous et de mi, et ont envoié par devers moy un chapellain qui est moult mes amis, et m’ont mandé que par li je leur envoie de vos choses et les responses que je vous ay fait, especialment Celle qui onques ne vous vid; si ai obeÿ a leur commandement, car je leur ai envoié pluiseurs de vos choses et des mieues. (VD, lettre XXV,
p. 422)
Comme par une mise en abîme, la curiosité des personnages nobles en question porte sur la première pièce lyrique envoyée à Machaut par sa dame («Celle qui onques ne vous vit...»), rondeau lui-même motivé par la renommée littéraire du poète. À partir de ce stade de l’histoire se manifeste donc un public potentiel; l’activité professionnelle de Machaut fera tôt ou tard sortir Le Livre du Voir Dit de la sphère purement privée. Le rappel par Machaut, à ce moment précis, de son statut social semble bien indiquer que la conception de l’œuvre est indisso-
ciable d’un horizon d’attente, comme le remarque K. Brownlee**. Il n’est de surcroît pas indifférent, dans notre perspective, d'observer que cette émergence d’un public précède de peu l’apparition du premier micro-récit —- emprunt à l’historien Valère Maxime -—, qui rapporte les 2? Faisant allusion au volume qui contient ses «œuvres complètes », dans la lettre X, il nous renseigne sur les conditions de reproduction de ses manuscrits. Des «cahiers » séparés les uns des autres sont répartis entre différents copistes afin de satisfaire plus vite la commande d’un noble protecteur : «Ma trés souveraine dame, je vous eusse porté mon livre pour vous esbatre, ou toutes les choses sont que je fis onques; maïs il est en plus de .XX. pieces, quarje l’ai fait faire pour aucun de mes signeurs», op. cit., p. 188. Pratique qui rappelle l'institution de la pecia dans les universités des XIII: et XIV siècles, cf. Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, L'apparition du livre, Paris: Albin Michel, 1958 (collection «L'évolution de l'humanité», 1971), p. 24 et sg.
** Kevin Brownlee, Poetic Identity.…., op. cit., p. 129: «lt is significant that [the discussion of the making of the Voir Dir] begins by focusing on Guillaume’s identity as professional poet, intensely concerned with the business of patronage ».
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exploits de Sémiramis?f*, L’ornement de l’œuvre par des fictions, mode éprouvé de sophistication des dits depuis déjà longtemps, pour Machaut, n’est probablement pas étranger au souci de plaire, de flatter les amateurs cultivés. N'oublions pas que certains protecteurs de Guillaume de Machaut sont nommés à l’intérieur du Voir Dit. Ceux-ci sont directement liés à la couronne de France, il s’agit du duc de Bar, l’un des gendres de Jean le
Bon”, et du dauphin, futur Charles V. Les allusions à ce dernier montrent que Machaut côtoie les plus grands, tout comme il se présentait en familier de Jean de Berry dans La Fontaine amoureuse: Quar de la partir me couvint Au commandement d’un seigneur [= Charles] Qu'en France n’a point de grigneur Fors un [= Jean IT] - Dieu le gart ou il maint
Et a grant joie le ramaint !— (VD, vv. 1672-1676)
En d’autres circonstances encore, l’écrivain professionnel Machaut est associé aux plaisirs que s’offre la noblesse, et il bénéficie des largesses du dauphin. Il le raconte en des termes qui ne sont pas sans rap-
peler la scène finale de La Fontaine amoureuse’. La fréquentation des grands, ainsi représentée comme une habitude de Guillaume, est une composante non négligeable de son identité d’écrivain dans Le Voir Dit. La reconnaissance de ses talents, suggérée en filigrane, place l’aventure avec Toute Belle dans le droit fil de l’expérience « vécue » de La Fontaine amoureuse. D’autres éléments encore incitent à rattacher ces deux œuvres l’une à l’autre: notamment l’apparition de Vénus aux deux amants, mais aussi — voire surtout — les allusions explicites à La Fontaine amoureuse que Machaut glisse lui-même dans son texte.
L'apparition de Vénus se produit au terme de l’ultime rencontre des amants :Guillaume a passé sept jours (v. 3823) à proximité de chez son amie, et cette dernière l’a prié de venir prendre congé le lendemain matin. C’est en ces circonstances peu propices au rêve — Guillaume est censé avoir réveillé la jeune fille, v. 3901 — que Vénus va se manifester, dans une «nuée obscure » (v. 3995), non sans avoir été auparavant invo264 Le Voir Dit, op. cit., pp. 436-446, le récit proprement dit occupe les vv. 48194882.
265 Jhid., lettre XXXIIL: «Plaise vous savoir que j’ai esté si enbesongniés de faire vostre livre, et sui encores, et aussi des gens du roy et de Monsigneur le duc de Bar, qui a geu en ma maison, queje n’ai peu entendre a autre chose.» p. 558.
266 Jbid., vv. 3314-3326, à comparer avec les vers 2835-2838 de La Fontaine amoureuse.
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quée par Guillaume. Le voile pudique dont la déesse enveloppe les amants et les sensations délicieuses — olfactives notamment, odeurs de baume et d’encens — qui accompagnent cet épisode, ne sauraient vraiment dissimuler l’érotisme de la scène, certes présentée courtoisement comme un «miracle » (v. 3998), mais aussi comme la satisfaction bien réelle d’un désir: Et la fist miracles ouvertes Si clerement et si appertes Que de joie fui raemplis; Et mes desirs fu acomplis — Si bien que plus ne demandoie Ne riens plus je ne desiroie. (VD, vv. 3998-4003)
Nous n’ignorons pas les problèmes d'interprétation que laissent subsister des énoncés pareillement sibyllins. Mais le contexte dans lequel se situe ce passage, et les effets intertextuels dont il joue permettent de mieux en saisir le sens. Premièrement, l’intervention de Vénus répond à une prière formulée par Guillaume: ceci n’est pas sans rappeler l’épisode concernant Pygmalion dans Le Roman de la Rose. D'autant plus que cette apparition de la déesse est liée, dans Le Voir Dit, à un phénomène créatif : certes, il ne s’agit pas ici de donner vie à une sculpture inanimée, mais le «miracle » suscite, en même temps qu’il se produit, la
fabrication d’une chanson balladée””. Autrement dit, Vénus n’est pas seulement protectrice des amants et dispensatrice de plaisirs, elle est aussi l’inspiratrice première de la création littéraire, ou de la transsubstantiation littéraire du vécu. Deuxièmement, même si la vision se produit à l’état de veille, elle présente une similitude étonnante avec le songe de La Fontaine amoureuse — au cœur duquel Vénus joue aussi un rôle essentiel, rappelons-le —, car elle frappe simultanément Guillaume et sa dame. Le jeu de question/réponse entre les amants, aussitôt après la scène, est à cet égard très éloquent: Avez vous bien apperceü La deesse que j’ai veü? [...] Bien ai veü sa descendue Et son alee et sa venue. (VD, vv. 4088-4089 et 4104-4105)
Assez clairement, Toute Belle a pris la place qu’occupait le prince dans La Fontaine amoureuse. Vénus scelle une fois encore une collaboration poétique, à quelques nuances près bien sûr: à présent ne sont plus #7 Le Voir Dit, op. cit., vv. 4028-4031 : «Et si dura longuettement/ Tant que je os fait presentement,/ Ains que Venus s’en fust alee,/ Ceste chanson qu'’est baladee ».
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dissociés le poète et l’amant, mais la figure une de l’amant-poète est en quelque sorte complétée par un double féminin, puisque la femme aimée se trouve être aussi poétesse. Enfin, il est un dernier aspect par lequel Machaut rattache les deux œuvres l’une à l’autre: ce sont les allusions explicites qu’il fait à La Fontaine amoureuse à l’intérieur du Voir Dit. Les deux premières occurrences dans lesquelles est mentionné le dit dédié à Jean de Berry se situent dans des lettres de Guillaume, et elles renvoient à un exemplaire du livre que le poète fait copier pour sa bien-aimée : Je vous fais escrire l’un de mes livres que j’ai fait derrainement, que on appelle Morpheus. (VD, lettre IV, pp. 124-126)
C’est seulement dans le second cas que sont indiqués les deux titres de l’ouvrage, et que l’auteur envoie réellement le livre à sa destinataire : Je vous envoie mon livre de Morpheus, que on appelle La Fontaine Amoureuse. (VD, lettre X, p. 186)
Il est aussi question dans ces deux lettres du portrait de la dame: le poète le réclame en même temps qu’il promet un exemplaire de sa dernière œuvre, et il envoie celui-ci, une fois que la copie en est achevée, au moment où il reçoit le portrait demandé. On ne saurait mieux souligner la place prépondérante que joue l’identité d’auteur de Guillaume de Machaut dans la mise en route du processus amoureux. La stratégie de séduction qu’il déploie face à cette jeune fille tombée amoureuse de ses talents littéraires consiste à prendre la pose: ce qu’il enverra en échange du portrait, comme échantillon de sa personnalité, ne sera rien d’autre qu’un texte. Bien plus tard dans le récit, la longueur du livre que Guillaume est en train de tirer de son aventure avec Toute Belle est
mesurée à l’aune du dit précédent”: détail qui révèle, là encore, à quel point se mêlent le vécu et l’invention littéraire. Mais surtout, les autres références à La Fontaine amoureuse le montrent bien, l’œuvre antérieure joue en quelque sorte le rôle de mode
d'emploi par rapport à l’ultime dit amoureux de Machaut”*”. Cela est tout particulièrement vrai à propos des rêves que font les personnages: Guillaume et sa dame pensent tous deux à Morphée quand ils voient
28 Jhid., lettre XXXI, p. 522: «Je sui si embesongniés de faire vostre livre que je ne puis a rien entendre, et sachiés que je en ai fait autretant IT. fois comme tient Morpheus». 29 «Morpheus sera ainsi comme une longue préface au Voir Dit», selon l’expression de Paul Imbs, cf. Le Voir Dit…., op. cit., p. 165.
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l’autre apparaître en songe. C’est le cas d’abord de la jeune femme, inquiète d’avoir vu Guillaume malade dans un de ses rêves, elle se montre ainsi une lectrice attentive du maître: Et toute la nuit fui aveuc vous en cest estat. De coi je fui tout le jour en grant merancolie, car je doubtoie que vous n’eüssiés eu aucun essoine. Et me souvint de Morpheus. Et quant il me souvenoit que je vous avoie gari, j'en restoie un po plus lie, et tout le jour fui en celle pensee. (VD, lettre XXIX, p. 506)
À son tour, racontant à son amie le songe où apparue vêtue de vert — couleur interprétée comme ment, et donc considérée comme un présage Guillaume se réfère à Morphée. L’allusion n’est sans une certaine ironie:
son «image » lui est un signe de changede désaffection -, toutefois pas maniée
Et a mienuit fis alumer chandelles pour regarder se c’estoit vray; et quant je vi le contraire, je le baisai et prins a rire, et dix que Morpheus se moquoit de mi, et m’endormi, toute nuit, en pensant a vous. Et, par ma foy, se vous aviés loué Morpheus .X. milles mars d’or, si ne vous porroit il mieus servir qu’il vous sert; car si tost comme la chandele est estainte, il saut en place et se figure en toutes manieres qui me doient et peulent plaire. (VD, lettre XXXI, p. 520)
Comme le signifient ces citations, la valeur de vérité des songes est chargée d’incertitudes dans Le Voir Dit. Mais n’est-ce pas, au bout du compte, ce que disait aussi La Fontaine amoureuse”? Le fait de renvoyer à son livre sur Morphée, dans une ultime allusion”, est une manière de rapprocher les rêves faits par les personnages du Voir Dit du songe consolateur adressé à Jean de Berry, c’est-à-dire d’un pur produit poétique. Nous avons vu à quel point Machaut insiste sur son art de faiseur, dans le Livre Morpheüs ;la mention de cet ouvrage, en des endroits où pourrait aussi bien être nommée quelque autorité antique — Ovide, par exemple —, n’invite-t-elle pas à lire les songes du Voir Dit, et donc l’œuvre tout entière, comme
des artefacts? Il nous semble que cette
autoréférentialité, plus développée dans Le Voir Dit que nulle part ailleurs dans son œuvre, contredit secrètement la prétention du livre à la vérité autobiographique. Enfin, la récurrence du titre Morpheüs, qui l’emporte sur la désignation allégorisante de Fontaine amoureuse, attire plus particulièrement notre attention sur la composante mythologique de l’œuvre. Ce que 7 Ibid., vv. 8125-8128, p. 708-710: « Qui ne scet qui est Morpheüs,/ Dont longuement me suis teüs,/ Lise l’Amoureuse Fontaine,l Si le sara a po de paine».
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Machaut retient de cette matrice, c’est avant tout le personnage de Morphée, c’est-à-dire l'emblème d’une assimilation nouvelle: celle de la poésie à la mythologie, et plus spécialement encore de la poésie aux mythes de métamorphose. Ceux-ci, plus nombreux que dans La Fontaine amoureuse, ne Sont pas pour rien dans la différence de volume qui rend Le Voir Dit trois fois plus long que le dit précédent. 4.2. Nouveauté du Voir Dit
Dans les vers par lesquels s’ouvre Le Voir Dit, Guillaume dédie son œuvre à sa dame, qu’il désigne d’emblée du nom de Toute Belle. Celleci l’a sauvé d’une situation qui lui est coutumière, et que l’on observait déjà dans l’incipit de La Fontaine amoureuse: il était, avant que cette jeune fille se manifeste, en proie à un profond accès de mélancolie. Ainsi le livre se présente-t-il comme la trace écrite d’un «confort» qui aurait été apporté au poète par une femme: Quar j’estoie descongneüs Et de joie despourveüs. Mais doucement sui confortés Par elle, et fu mes confors telz. (VD, vv. 43-46)
C’est dire qu’une des différences majeures qui sépare cet ouvrage des dits précédents de Machaut réside dans l’effacement de la figure du prince. Nul doute qu’en se présentant lui-même comme bénéficiaire d’un confort, Guillaume se démarque des deux dits qu’il a composés dans les années qui précèdent: conforts destinés successivement à Charles de Navarre et à Jean de Berry. Conséquence immédiate de ce changement de statut de Guillaume: le narrateur, l’amant, le personnage inscrit dans la diégèse et le poète lyrique ne forment plus qu’un. Fusion du clerc et de l’amant-trouvère qui n’est pas sans faire penser à la quête rapportée à la première personne par Guillaume de Lorris, et qui autorise pleinement S. Huot à intituler un des chapitres de son ouvrage sur les lecteurs médiévaux du Roman de la Rose consacré à Guillaume de
Machaut: «Reliving the Rose, Allegory and Irony in the Voir Dit». La description même de la jeune fille par le premier messager venu de la part de celle-ci auprès du poète laisse clairement apparaître l’intertexte sous-jacent: Briefment, c’est la rose vermeille
Qui n’a seconde ne pareille. (VD, vv. 131-132) 21 «Le Roman de la Rose revécu.…», cf. Sylvia Huot, The Romance of the Rose and 1ts Medieval Readers, op. cit., pp. 256-267.
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L'expression de «rose condensé («briefment»), terme d’une énumération dans le discours du second
vermeille» est une image qui a valeur de comme l’indique sa place dans le texte, au des vertus de la dame. Elle trouve un écho messager, qui s’achève ainsi:
Car c’est la flour de tout le monde, Brief, tous li biens en li habunde. (VD, vv. 458-459)
La réaction de Guillaume face à cet éloge de la dame est elle aussi un clin d’œil en direction de Guillaume de Lorris, grâce à la rime archicodée «songe: mensonge», mais elle signale aussi une nuance par rapport au modèle du siècle précédent: Quantje l’oÿ, je me sengnay Et mon cuer en joie baignay Quant il si forment m’affermoit Qu'’elle en moy son cuer enfermoit ; Et vi bien que pas n’estoit songe Le dit de l’autre ne mensonge. (VD, vv. 463-468)
Le jeu sur les rimes du Roman de la Rose annonce une interversion des rapports entre rêve et état de veille. Machaut, contrairement à Guillaume de Lorris, ne tire pas la vérité de son récit d’une prémonition acquise dans un songe. Le Voir Dit rapporte une expérience censée avoir été vécue, à l’intérieur de laquelle les songes tiendront, il est vrai, une certaine place, mais 1ls brouilleront l’appréhension de la réalité plutôt qu’ils ne l’éclairciront, nous y reviendrons. Le Roman de la Rose, lui, se présente dans sa totalité comme une vision prémonitoire expérimentée dans le sommeil, dont le je aurait eu confirmation dans la vie réelle, sans pour autant que l’expérience vécue soit racontée dans le texte. L’enchâssement du songe dans la diégèse, qui le fait du même coup devenir un élément du vécu, est une transformation que Machaut avait déjà fait subir à son «modèle » dans La Fontaine amoureuse, rappelons-le. Les allusions au Roman de la Rose dans le début du Voir Dit révèlent une des intentions de l’auteur: l’aventure qui s’esquisse entre lui et «la rose vermeille/ qui n’a seconde ne pareille » sera l’occasion d'exprimer un
art d’aimer””. Art d’aimer dont l’idéologie doit beaucoup à la tradition littéraire, notamment au De Amore d’ André le Chapelain, comme l’a
montré J. Cerquiglini”, mais dont l’enseignement n’est pas dissociable 77 Cf. la rime appelée par le mot «rose », dans le roman auquel la fleur donne son nom: «ce est li Romanz de la Rose] ou l’art d’ Amors est tote enclose », op. cit., vv. 37-38, p. 2.
7% Jacqueline Cerquiglini, «Un Engin si soutil»…, op. cit., p. 94.
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de l’expérience individuelle, donnée pour vécue? Par cet aspect singulier, l’histoire d’amour rapportée dans Le Voir Dit est bien éloignée de l'éducation sentimentale et sexuelle contenue dans Le Roman de la Rose à l’usage de tous ceux qui passent «el point qu’Amors prent le paage/ des jones genz»””. Le fait de mener sa réflexion sur l’amour à partir d’une expérience personnelle est une manière, pour Machaut, d'appliquer aux dimensions d’une œuvre lyrico-narrative le principe de composition maintes fois proclamé à propos de la poésie lyrique: écriture inspirée par son «sentement ». Ce choix donne un véritable sens à l’adjectif «nouveau » par lequel Machaut qualifie d'emblée Le Voir Dit: Vueil commencier chose nouvelle, Que je feray pour Toute Belle. (VD, vv. 11-12)
Il ne faut pas s’en tenir à l’aspect stéréotypé de l’expression, sorte de
lieu commun
destiné à capter l’attention du lecteur’, Guillaume
précise un peu plus loin sa pensée en énumérant les composantes qui lui manquaient jusqu’à ce que Toute Belle se manifeste à lui: Si que parfondement pensoie Par quel maniere je feroie Aucune chose de nouvel Pour tenir mon cuer en revel. Mais je n’avoie vraiement Sans, matiere ne sentement De quoy commencier le sceüsse. (VD, vv. 57-63)
74° Cf. à ce sujet, le chapitre de Paul Imbs sur «Guillaume de Machaut, docteur de l’amour honnête », op. cit., pp. 197-212; voir aussi ses conclusions sur le genre du dit tel que le pratique Machaut: «il n’enseigne que ce qu’il a éprouvé, il ne donne de réponse qu’à des questions qui se sont posées d’abord à lui-même, et la sagesse qu’il enseigne, même si elle a l’allure d’une sagesse ancienne et reçue du dehors, n’est assumée et enseignée que parce que l’expérience personnelle du poète en a confirmé la pertinence », pp. 214-215. 75 Le Roman de la Rose, op. cit., Vv. 22-23.
26 L’affirmation par laquelle un trouvère ou un troubadour prétend créer quelque chose de neuf est aussi vieille que la poésie en langue vernaculaire. Cf. par exemple la canso de Guillaume
IX: «Farai chansoneta nueva...»,
Les Troubadours,
anthologie
bilingue, Jacques Roubaud éd. et trad., Paris: Seghers, 1971, p. 64. Le terme «nouveau » n'implique pas nécessairement l’idée d’innovation ou de renouvellement, il signifie plus simplement que la pièce ou l’œuvre en question est inédite. C’est encore dans cette acception, nous semble-t-il, qu’il faut entendre les paroles de Nature adressées à Guillaume dans son Prologue: «...fourmé/ T’ay a part, pour faire par toy fourmer/ Nouviaus dis amoureus plaisans ». Op. cit., [, vv. 3-5.
«DIRE PAR FICTION »
204
Le «sentement», condition indispensable pour vivifier le «sens » du poète, s’exprime dans Le Voir Dit non seulement dans les pièces lyriques insérées — à l'exemple de ce qu’on rencontrait déjà dans La Fontaine amoureuse —, mais aussi, et c’est une réelle nouveauté, dans les lettres en prose qu’échangent les amants. Hybridation véritablement nouvelle”, par laquelle deux aspects déjà présents dans les œuvres antérieures sont portés à un degré de subtilité supplémentaire: la composante pseudo-autobiographique d’une part, la réflexion de Machaut sur son œuvre d’autre part, métadiscours pris sur le vif, ou qui feint de l'être. Une des fonctions essentielles des lettres du Voir Dir, outre le fait qu’elles permettent de nombreux effets de réel et comptent pour beaucoup dans la prétention de l’œuvre à la restitution authentique d’une histoire « vraie », est de recueillir la plupart des réflexions métadiscursives auxquelles se livrent aussi bien Guillaume que sa dame. Différence notable par rapport à La Fontaine amoureuse : dans le dit de 1360, nous l’avons vu, la manière
dont s’instaure
la collaboration
poétique du
prince et de Guillaume s’exprime le plus souvent indirectement, même s’il est, en certaines occurrences, explicitement question de la rétribution du second par le premier. L’éclairage indirect des rapports entre mécène et écrivain professionnel trouvait en particulier sa source dans les récits mythologiques: identification possible du rôle d’intermédiaire du poète à celui que remplit Morphée, habilitation poétique à travers le songe où se rejoue le jugement de Pâris. Il n’en va plus de même dans Le Voir Dit. Certes, les fictions peuvent là encore être porteuses d’une signification sur la fabrication du texte, son inspiration, mais l’essentiel à ce sujet est exprimé dans les lettres des amants-coauteurs de l’œuvre. À de nombreux points de vue, Le Voir Dit est un aboutissement dans l’œuvre de Guillaume de Machaut, une espèce de somme. Cela se vérifie tout particulièrement dans l’emploi des micro-récits :la manière dont ils sont insérés dans l’histoire-cadre et la fonction que chacun remplit offrent un éventail de tous les emplois de la fiction élaborés jusqu’alors par Machaut. Depuis l’exemplum démonstratif, tel qu’il est exploité dans le laboratoire que constitue — au moins à cet égard — Le Jugement dou Roy de Navarre, jusqu'aux récits mythologiques dont l’auteur suggère les décryptages possibles, tous les statuts de la fiction 77° La pratique de l’insertion lyrique est déjà présentée comme «nouveauté », à peu près dans les mêmes termes, par Jean Renart, dans Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, op. cit., vv. 8-12: «Car aussi com l’en met la graine/ Es dras por avoir los et pris,/ Einsi a il chans et sons mis/ En cestui Romans de la Rose,/ Qui est une novele chosel...}».
DE L’'EXEMPLUM AUX «SUBTIVES FICTIONS »
205
se retrouvent dans Le Livre du Voir Dit. Peut-être même Machaut invente-t-1l une subtilité nouvelle, celle de la «fiction absente», qui informerait l’histoire-cadre plus que ne le font les récits explicitement convoqués dans le dit: nous pensons à l’histoire de Pygmalion, qui n’est pas racontée dans Le Voir Dit, maïs qui n’est toutefois pas sans présenter des analogies intéressantes avec l’aventure de Guillaume et Toute Belle. C’est à l’inventaire raisonné des emplois de micro-récits dans Le Voir Dit, et à l’analyse de leurs fonctions, que nous en arrivons mainte-
nant. 4.3. L'usage classique de l’exemplum
Quelques parenthèses assez courtes jouent dans l’œuvre un rôle argumentatif. Les trois cas en question, qui sont très éloignés les uns des autres à l’intérieur du dit, jalonnent l’aventure amoureuse. Ils sont une sorte de glose, dans trois phases nettement distinctes de l’histoire: les sentiments de Guillaume se définissent d’abord comme un amour sans réserve; le temps des épreuves liées à l’éloignement vient ensuite; en dernier lieu interviennent le désamour et la mélancolie de l’amant. Quoique le second cas, dans lequel apparaissent des points de comparaison littéraires —- mythologiques en particulier —, soit le seul où l’auteur utilise le terme d’exemple, il nous semble que les trois passages méritent cette dénomination, en raison de leur statut voisin. 4.3.1. Le destrier, le chevalier et la dame
Le premier des trois exempla se situe dans ce que les critiques s’accordent à appeler la première partie de l’aventure, celle pendant laquelle l’amour est dans sa phase ascendante. Il s’agit d’un moment situé entre la deuxième et la troisième visite de l’amant à la dame de ses pensées. Pour mieux dire, Guillaume l’amant-acteur est éclipsé, dans cette phase du récit, par Machaut l’auteur professionnel: la séparation des amants est due au fait que le poète s’est rendu auprès de son «droit signeur », le
duc de Normandie”, c’est-à-dire le futur Charles V. Autre indice non négligeable de son statut d’écrivain, bien plus étroitement relié à l’aventure amoureuse et à sa mise en récit, le poète mentionne pour la première fois la conception d’un livre qu’il tire de son expérience vécue, dans une lettre qui précède immédiatement le passage où apparaît l’exemplum:
78 Le Voir Dit, op. cit., vv. 3361-3362, p. 320.
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Je ne vous envoie rien de rondelet, car il ha tant de gent a ceste court et de noise, et tant m’i ennoie que je y puis peu faire de nouvel: toutevoies je fais adés en vostre livre ce que je puis. (VD, lettre XVII, p. 316)
L'emploi de points de comparaison exemplaires pour définir à ce moment du récit les qualités de celle qu’il aime n’est probablement pas étranger à la fonction d’écrivain de Machaut, telle qu’elle est rappelée dans le contexte proche. La lettre XVIII, dans laquelle la dame rassure son ami éloigné d’elle par ses obligations de poète de cour, suscite en effet chez celui-ci un raisonnement tout rhétorique. Il commence par se rappeler les qualités de sa dame: extrême beauté, et surtout extrême bonté, vertu morale qui doit être placée au-dessus de l’apparence physique. Il fournit, à la suite de cette sentence, trois illustrations de son propos général: celui d’un beau destrier, qui ne vaut rien «s’il ha mauvaise maniere» (vv. 3389-3400); celui d’un beau chevalier, qui ne mérite aucune estime «s’il s’en fuit d’une bataille » (vv. 3401-3416);
celui d’une belle dame, enfin, qui ne mérite aucun amour «s’elle se jette en diffame» (vv. 3417-3430). Et de conclure, en revenant à ce qu'il annonçait déjà avant cette savante gradation ternaire: Pour ce di veritablement Que li sages communement Aiïment les gens pour leur bonté Assez plus que pour leur biauté. (VD, vv. 3431-3434)
Mais, contrairement à l’usage le plus courant de l’exemplum — y compris dans l’emploi qu’en faisait Machaut lui-même dans Le Jugement dou Roy de Navarre -—, l’auteur ne s’en tient pas à un énoncé général, il applique le précepte universel à son cas particulier, manière de rabattre une pratique cléricale sur l’expérience personnelle : Dont se je l’aim et Belle et Bonne (Et chascuns bons ce nom li donne),
On ne me doit mie reprendre Se de fin cuer l’aim sans mesprendre. (VD, vv. 3437-3440)
Telle est bien, en somme, l'originalité du Voir Dit que rend manifeste cet usage de l’exemple: il fait sortir la casuistique amoureuse du champ impersonnel qu’offrent les débats et jugements en tous genres, pour l'intégrer dans une aventure singulière. C’est encore ce que font ressortir les deux usages suivants de l’exemplum, dans des contextes toutefois différents.
DE L’EXEMPLUM AUX «SUBTIVES FICTIONS »
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4.3.2. La série d’amants célèbres
La seconde occasion où Machaut recourt à l’exemple, ou plus exactement à une série d’exemples, se situe bien plus tard dans le récit, dans la deuxième partie de l’histoire, c’est-à-dire celle du désamour. Le passage se trouve même, pour être plus précis, vers la fin de ce que K. Brownlee identifie comme la première des deux sous-parties de ce
désamour””. Moment placé sous le signe de la séparation et de la souffrance ;Guillaume se plaint à lui-même et réfléchit aux remèdes qu’il pourrait apporter à la situation en la confrontant à celles qu’ont traversées des couples d’amants célèbres. La terminologie se fait ici plus précise que dans les autres cas, on retrouve en deux occurrences des traces du vocabulaire le plus classique: J'ai les oreilles et les temples Toutes plaines de telz exemples [....] A toutes ces choses musoie, Et es exemples me miroie. (VD, vv. 6369-6370 et 6391-6392)
Coïncidence plus frappante encore: parmi les six cas énumérés, quatre figuraient déjà dans Le Jugement dou Roy de Navarre. Rappelons rapidement les noms énumérés par Machaut: il fait successivement allusion à Pyrame et Thisbé (vv. 6316-6328), Léandre et Héro (vv. 63296334), Lancelot et Guenièvre (vv. 6335-6340), au fils de Pierre de Toussac (vv. 6341-6347), Pâris et Hélène (vv. 6348-6349 et 6357-6358),
à la châtelaine de Vergy (vv. 6350-6356), ainsi qu’aux métamorphoses des dieux, sans précision de noms (vv. 6359-6368). Les premier, deuxième, troisième et cinquième couples étaient déjà présents dans le débat argumenté qui opposait Guillaume à un certain nombre de figures allégoriques dans Le Jugement dou Roy de Navarre. C’est dire que l’on retrouve ici le mélange de modèles littéraires anciens et modernes, enrichi toutefois d’une histoire contemporaine”, et d’une référence collective plus vague qui laisse en quelque sorte la liste ouverte.
79 Ce critique voit en effet, dans la phase du désamour, se répéter à deux reprises le cycle satisfaction-désunion-réconciliation («contentment-estrangement-reconciliation»). Cf. Kevin Brownlee, Poetic Identity.….., op. cit., p. 127 et p. 141. 20 L’anecdote concernant le fils de Pierre de Toussac reste obscure. P. Paris rapproche ce nom de Charles Toussac, «échevin de Paris, et grand partisan des idées d’Etienne Marcel ». Mais on ne sait du personnage que mentionne Machaut que ce que celui-ci veut bien nous en dire: le jeune homme en question se serait fait enfermer dans un sac et se serait ainsi fait porter par un «ribaut », pour le plaisir de passer sous les yeux de celle qu’il aimait sans être vu d’elle.
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«DIRE PAR FICTION »
Comme dans l’usage précédent de l’exemple, nous sommes dans un moment de l’œuvre où il est fortement question de la conception du Voir Dit puisque la dernière lettre signée Guillaume est celle où 1l annonce les «subtives fictions », et où il indique aussi à sa destinataire le titre que
portera leur création commune : Et aussi vostre livres ara nom Le livre du voir dit, si n’i veuil ne doi
point mentir. (VD, lettre XXXV, p. 566-568)
Dans cette lettre déjà, Guillaume se choisissait un comparant mytho-
logique en la personne de Tantale”*!, laissant entrevoir la part grandissante qu’il fait aux références livresques à mesure que la rédaction de son propre livre prend le pas sur l’aventure amoureuse. Certes, les amants célèbres mentionnés seulement sous forme d’une liste ne sauraient être confondus avec ce que l’auteur désigne comme des «fictions », terme qui suppose qu’une place plus importante soit laissée au récit. Mais ils constituent comme un signe avant-coureur des développements plus longs, et plus complexes, consacrés ensuite à des personnages mythologiques. La série d’exempla évoqués par Machaut remplit au moins deux fonctions. Premièrement, elle est à la source d’un va-et-vient constant
entre le répertoire des héros connus et le propre cas de Guillaume; la conclusion que ces «miroirs » lui inspirent n’est guère optimiste: Pour ce di, et si n’en doubt mie, Sans lober et sans tricherie,
Que s’a un en voi bien chéoir J’en voi a .XII. meschëoir. (VD, vv. 6371-6374)
Les exemples ne s’avèrent pas vraiment consolateurs; l’éthique amoureuse qu’en tire l’amant — mais le visage du clerc se devine sous ce masque — recommande une «voie moyenne », comme c’est souvent le cas chez Machaut. Il conclut, à propos de leur séparation et de l’impossibilité où ils se trouvent de se rencontrer, qu’il ne faut se voir ni trop ni trop peu. Deuxièmement, la série d’exemples devient matière à remploi dans la suite du Voir Dit: elle ouvre la voie à une utilisation plus systématique des héros du passé, et se prête à des jeux littéraires multiples, qui deviendront la base même de la complicité entre les amants. Aussitôt après avoir mentionné les amants célèbres, Machaut insère dans son #1 «[...] et ressemble Tantale, qui muert de soif et qui est en l’iaue jusques au menton et ne puet boire », op. cit., p. 570.
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livre deux pièces lyriques conçues chacune sur le même modèle stro-
phique**. Celles-ci sont présentées comme le résultat d’une compétition poétique qui aurait opposé Machaut à un certain Thomas, chacune des deux pièces reprenant le même vers refrain, étroitement lié à la thématique déployée dans le récit, celle de l’éloignement des amants: «Je voi assez, puis que je voi ma dame ». Ce qui nous frappe surtout, c’est la prolifération de référents mythologiques — mais aussi bibliques -, à si peu de distance de l’énumération d'exemples à laquelle Guillaume vient de procéder. Ainsi se trouve complétée, dès le premier vers de la ballade de Thomas,
sur laquelle s’ouvre l'insertion, la liste des emprunts au
Jugement dou Roy de Navarre: «Quant Theseüs, Hercules et Jason/ Chercherent tout et terre et mer parfonde/ Pour accroistre leur pris et leur renon [...]». Relevons aussi l’une des rares mentions explicites de Pygmalion et de son «image», dans la deuxième strophe de la pièce dont Guillaume de Machaut assume la paternité, au milieu d’une bigarrure où se mêlent Absalon, Ulysse, Samson et Dalila, Salomon, Phébus,
Vénus et Jupiter. Sans doute la colonisation de ces «ballades jugées »*** par les référents mythologiques et bibliques trahit-elle l’un des enjeux de cette rivalité poétique: jongleries dans lesquelles le maniement des noms propres, tant de leurs signifiés que de leurs signifiants, tient une place de premier plan. Cet aspect — véritable poétique des noms — mériterait une étude pour lui-même, que nous ne saurions poursuivre ici; il nous apparaît toutefois comme une virtualité du lyrisme que la présence
de fictions au sein du Voir Dit remotive*. Mais les exempla cités par Guillaume dans la partie du récit composée en octosyllabes trouvent un écho encore plus précis dans les lettres en prose qui suivent, où le problème de la séparation des amants est à nouveau posé et à nouveau comparé à certaines des situations littéraires qu'avait mentionnées l’auteur: Mon doulz cuer et ma tresdouce amour, je croi que li uns des grans biens et la milleur fortune qu’ Amours et Fortune donnent aus amoureus est d’amer prés de lui, et li plus grans meschiés est amer loing [...]; si pense
#2 Le Voir Dit, op. cit., pp. 588-590. Il s’agit de ballades: 3 strophes de 8 vers (4 décasyllabes, 1 heptasyllabe, 3 décasyllabes), fondées sur le retour de quatre rimes: ABABCCDD.
283 Jbid., lettre XXXVII, p. 592. C'est-à-dire ballades soumises à un jugement. 284 I] est bien d’autres pièces lyriques dans Le Voir Dit au sein desquelles les noms propres — bibliques, historiques, mythologiques — sont utilisés. Citons plus particulièrement la complainte jointe par Toute Belle à une de ses lettres (la trente-deuxième), dans laquelle elle fait allusion à Sémiramis, personnage mentionné au préalable par Guillaume au cours d’une parenthèse cléricale. Op. cit., pp. 524-536 pour la complainte, la référence à Sémiramis apparaît au v. 5838.
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tant comment on y porroit mettre remede que c’est une des plus grans pensees que j'aie, mais je n’i voi tour s’il ne vient de vous. Et, mon tresdoulz cuer, vous savés comment Pyramus et Tysbé, que on avoit enfermé en divers lieus pour ce que il ne se veyssent, quirent voie par quoi il se peussent veoir ;comment Leandon passoit un bras de mer a no pour aler veoir sa dame, que autrement n’i pooit aler; et comment la chastellaine de Vergi quist voie pour aler veoir son ami; et comment Lancelos passa le pont de l’espee; et tout ce faisoient pour amour de leurs dames. (VD, lettre
XXX VII, p. 592 et p. 594)
On remarquera que la série est raccourcie””, ou stylisée, de sorte qu’un ordre chronologique se compose dans cette «redite», allant de l’ancien vers le moderne. La transition avec le cas de Guillaume et de sa dame apparaît du même coup comme une succession, non plus seulement comme une analogie. Ils ne sont plus tout à fait des amants vivant dans le monde réel, et se comparant à des modèles littéraires ; ils deviennent eux-mêmes les descendants des héros mythologiques, comme l’indiquent ces lignes de Guillaume immédiatement enchaînées à la dernière citation que nous avons faite: Et, mon tresdoulz cuer, comment que je ne soie si bon comme il furent,
il n’est chose en ce monde que mes corps peust souffrir que je n’entrepreysse a faire a vostre commandement et par quoi je vous peusse veoir. (VD, lettre XXX VII, p. 594)
Bref, les exempla nous apparaissent ici comme un des matériaux de prédilection des «redites », à l’intérieur du Voir Dit. Nous avons cité, en tête de ces pages les vers dans lesquels Guillaume de Machaut justifie le titre qu’il donne à son œuvre, excusant d’avance les répétitions qui pourraient se produire; il rattache directement celles-ci au pacte de transparence qu’il conclut avec la dame de ses pensées et, par voie de conséquence, avec ses lecteurs futurs. Nul doute que les reprises de noms célèbres, les échos par lesquels ceux-ci se répondent d’une lettre, ou d’une pièce lyrique, à celles que rédige ou compose en retour un autre personnage, participent de cette élaboration du sens par retouches
et réponses successives’. % Manquent, par rapport aux exempla proprement dits: le cas du fils de Pierre de Toussac, l’allusion — très elliptique, il est vrai — à Pâris et Hélène, ainsi que les métamorphoses ovidiennes par lesquelles s’achevait l’énumération.
#9 Cf. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, «Le “Voir Dit” mis à nu par ses éditeurs, même..….», art. cit., pp. 362-380 («La redite »): «Redite, mais qu’il faut comprendre, nous semble-t-il, avec le sens médiéval du préfixe re, c’est-à-dire comme une distribution du dire entre différents modes: prose, octosyllabes narratifs, vers lyriques. Chaque
DE L'EXEMPLUM AUX «SUBTIVES FICTIONS »
211
4.3.3. L'exemple de la fauconnerie Il est un troisième et dernier passage qui relève de la pratique de l'exemple. Nous y avons déjà fait allusion, car il s’inscrit dans l’assez long développement consacré à Fortune, à la fin du Voir Dit (cf. 4.1.1.). Il s’agit d’une sorte d’ajout à la composition poétique par laquelle Guillaume donne cinq «responses» aux cinq cercles de Fortune. La parenthèse en question se présente sous une forme narrative, elle est introduite par une expression que nous avons relevée, dans d’autres contextes, comme un des embrayeurs possibles de l’exemplum: Et seur ce vous dirai un compte, Que j’oÿ compter a un conte Qui m'est sires et grans amis, Et qui toute s’entente a mis En l’esbatement des faucons. (VD, vv. 8351-8355)
Comme suffisent à le faire deviner ces quelques vers, l’anecdote repose sur une métaphore animalière. Par cette brève introduction, Machaut rappelle en outre doublement son statut d’auteur. D’une part, il se présente comme le familier d’un noble connaisseur dans l’art de la vénerie, et grâce à ce détail se trouve rappelé, en filigrane, que Machaut évolue, en tant qu’écrivain, dans le sillage des grands. Mais d’autre part, et surtout, l’emploi d’un oiseau de proie comme comparant de la dame aimée ne saurait manquer de rappeler une œuvre antérieure de Machaut, tout entière fondée sur ce principe: Le Dit de l’Alerion. Guillaume indique d’abord comment un fauconnier expérimenté rappelle son oiseau, quand ce dernier prend le change (vv. 8359-8364), il envisage ensuite les deux termes d’une alternative: soit l’oiseau est de «très bonne nature » et il revient au premier objet qu’on lui avait fixé, son maître le récompensera alors en lui donnant en pitance le cœur de l’oiseau chassé (vv. 8365-8384); soit le faucon continue de poursuivre
une autre proie que celle indiquée par le chasseur, et il sera vitupéré, l’oiseau qu’il rapportera sera confisqué sans qu’on lui donne aucune nourriture (vv. 8385-8400). Dans un second temps, l’amant-narrateur
tire argument de l’attitude du fauconnier pour justifier la sienne à l'égard de sa dame. Il estime qu’elle n’a pas été envers lui aussi loyale qu’elle aurait dû (vv. 8401-8406), et conclut par une nouvelle alterna-
tive: soit elle se corrige et tout rentre dans l’ordre (vv. 8407-8410); soit mode, chaque forme dit de son côté, redit, un moment du texte, mais de par la forme même différente, ne dit pas la même chose. Écriture non linéaire mais fondamentalement polyphonique [...]», p. 367.
«DIRE PAR FICTION »
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elle refuse d’entendre raison, et il leur faut rompre définitivement (vv. 8411-8420). L'exemple redit à sa manière ce qu’exprimait déjà, allégoriquement, l’analogie établie entre Toute Belle et Fortune: nouvelle manière de broder sur le thème de l’inconstance. Modalités distinctes du dire, toutefois — pour paraphraser l’expression de J. Cerquiglini -, qui ne
forment pas un pléonasme#*”: les «responses » aux cinq cercles exprimaient un regret personnel, les yeux du poète y étaient tournés vers le passé, tandis que l’exemplum envisage plutôt l'attitude morale à adopter dans l’avenir. Il sert, à ce titre, de transition entre l’insertion lyrique et la lettre en prose qui suit, dans laquelle Guillaume adresse ses reproches directement à sa destinatrice. Le rapport étroit de l’image retenue avec un domaine d’activité aristocratique, typique d’un certain milieu social, place de surcroît la relation des amants au centre d’un faisceau de regards extérieurs. Ce dernier aspect nous apparaît comme un facteur explicatif essentiel de l’usage des fictions en général, à l’intérieur du Voir Dit: celles-ci établissent et renforcent le lien de connivence entre l’auteur et son public, c’est-à-dire entre Machaut et ses destinataires autres que Toute Belle. Les allusions faites par Machaut à son statut d’auteur, ou les clins d’œil intertextuels qu’il lance en direction de ses dits antérieurs — qu’il s’agisse du Dit de l’Alerion ou du Jugement dou Roy de Navarre auquel il empruntait précédemment une liste d’amants célèbres — ne doivent donc rien au hasard. Ce sont autant d’indices de la primauté progressive que prend la fonction d’auteur, sur celle d’acteur du récit. Tout comme dans le contexte du premier exemplum — celui du destrier, du chevalier et de la dame -, une lettre succède à l’exemple de l’oiseau de proie et informe Toute Belle de l’état d'avancement du livre. Mais tandis que la lettre XVII mentionnait pour la première fois la conception d’un livre, nous trouvons dans la lettre XLIT une plainte de Guillaume qui laisse entrevoir le tarissement de son inspiration, et donc la fin de son œuvre,
faute de «matière »: Et certes je ne fis rien en vostre livre puis Pasques et pour ceste cause ne ne pense a faire: puis que matere me faut. (VD, lettre XLII, p. 730)?58
#7 Confirmation que les deux types de comparaison n'étaient pas perçus comme redondants par les contemporains de Machaut: l’exemple de la fauconnerie est conservé dans les mss J et X où n’est copié que le passage consacré à Fortune, alors que les lettres des amants intercalées entre les deux pans du diptyque n’y figurent pas.
% Il s’agit de la deuxième occasion où Machaut formule pareil regret. Cf. aussi p. 516 (lettre XXX): «Maïs puis que matere me fault, il me couvient laissier euvre ».
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Assertion toutefois ambiguë, démentie par les longues comparaisons allégorique et animalière que Guillaume vient d’établir entre Toute Belle et Fortune, puis entre Toute Belle et le faucon; assertion contredite au sein de cette même lettre, à peine quelques lignes plus loin: Je vous envoie ce que j’ai fait depuis de vostre livre. (VD, lettre XLII, p. 730)
Comment faut-il alors comprendre ce que Machaut présente comme une pénurie de matière? Certes, le livre sera mené à bien par l’auteur, soucieux de lui donner une forme achevée. Notons cependant que parmi les rares pièces lyriques insérées dans la fin du récit, aucune n’est référée à Guillaume: l’extinction de la matière semble coïncider avec celle de la voix lyrique. Tel est le sens d’une réponse faite par Guillaume à un des losengiers qui se succèdent chez lui: Et s’arai perdu ma sciance, Car (ja) mais ne ferai sans doubtance Balade, rondel, virelai, Biau dit, biau chant n’amoureus lai. (VD, vv. 7480-7483)
L'observation s’applique à sa manière à l’inspiration poétique de la dame : les doutes exprimés par l’amant sur sa loyauté déclenchent chez elle larmes et soupirs, lui inspirant une chanson balladée qu’elle ne parvient pas à finir: il s’agit d’une pièce en heptasyllabes ayant pour refrain «Cent mille fois esbahie,/ Plus dolente et courecie/ Sui que nulle vraiement». Après deux strophes, le poème s’interrompt, et l’amant-narrateur commente en ces termes l’inachèvement de la ballade: Hé las, la douce debonnaire Le tiers ver ne pot onques faire, Tant estoit lasse et adolee, Triste, dolante et esplouree. (VD, vv. 8488-8491)
L’impuissance créatrice à laquelle se heurte la dame à son tour n’estelle pas un signe définitif d’épuisement de la matière? Pour autant, la
part du livre où se raréfient les insertions lyriques n’est pas privée de tout contenu; les récits enchâssés — mythologiques en particulier — sont
un des plus sûrs moyens par lesquels est comblé ce manque”. Un prin2 Paul Imbs rattache ces «remplissages » à «une préoccupation d’artiste qui ne peut pas laisser à l’état de fragment même très avancé une œuvre qui pour mériter de figurer dans la collection de ses œuvres antérieures doit être littérairement formellement achevée...», op. cit., p. 247.
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«DIRE PAR FICTION »
cipe de vases communicants accroît la part des fictions à mesure que diminue le nombre des insertions lyriques, ou bien — ce qui revient au même —, à mesure que faiblit l’amour des deux coauteurs-personnages l’un pour l’autre.
4.4, Comparaisons cléricales et allégories Les deux récits que nous abordons à présent se situent tous deux au début de la seconde partie du Voir Dit, c’est-à-dire dans la phase où les amants se désunissent progressivement. Ils font partie des premiers symptômes auxquels se reconnaît l’extinction progressive de la veine lyrique dans Le Voir Dit, comme le résume J. Cerquiglini: «sur le versant du désamour, les stations qu’a codifiées la lyrique courtoise sont moins nombreuses |...]. L'écriture sourd alors d’un autre lieu, la mytho-
logie »”*. Les deux premiers micro-récits auxquels ce propos s’applique sont ceux de Sémiramis et de Hébé;: ils ont un statut spécifique, assez différent des fictions qui suivent, mais distinct aussi de ce que nous avons appelé les exempla classiques. Nous ne sommes plus ici seulement en présence d’allusions plus ou moins brèves subordonnées à une logique démonstrative; nous avons plutôt affaire à un remploi ad usum proprium, c’est-à-dire à une mise en relation explicite, effectuée par Guillaume lui-même, entre son expérience personnelle et des cas similaires tirés des textes antiques. Première remarque qui s’impose: les personnages de Sémiramis et de Hébé sont l’occasion de véritables récits, proches de ce qu’on désigne en ancien français du terme de « fable » — encore que le premier se donne pour historique —, ou de ce que Machaut appellera lui-même
«fiction», quoique le mot n’apparaisse que plus loin dans l’œuvre”. Comme les micro-récits qui suivront, ceux-ci remplissent à l’évidence la fonction de substitut: ils sont une manière agréable de pallier le manque de matière, de combler le vide laissé par l’absence de rencontres entre les amants. Mais on ne saurait pour autant ramener leur rôle à celui de simple ornement. Deuxième point qui distingue ces récits de tous les autres : ce sont les seuls à être directement et totalement pris en charge par Guillaume. Les suivants seront soit insérés dans un rêve, soit intégrés dans le discours
Jacqueline Cerquiglini, «Un Engin si soutil».…, op. cit., p. 34. #1 Il est question de Sémiramis aux pp. 436-446 (vv. 4813-4972), et de Hébé aux pp. 466-468 (vv. 5080-5123), alors que la lettre XXXV, dans laquelle sont annoncées les «subtives fictions », commence p. 564.
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tenu par un autre personnage?”?. Comme nous allons le voir, les modalités par lesquelles le micro-récit est rattaché à l’histoire-cadre sont dans les deux cas particulièrement explicites. Le travail d’interprétation de ces «fictions » est clairement assumé par Guillaume lui-même, alors qu’un certain flou herméneutique entoure les récits mythologiques ultérieurs, tout particulièrement quand ils s’inscrivent dans des rêves. Bref, les histoires de Sémiramis et de Hébé sont le premier seuil d’une double progression. D’une part s’esquisse une transformation du protagoniste Guillaume: l’amant-narrateur cède ici le pas au clerc et laisse percevoir sa conversion; du statut de poète lyrique, il passe à celui de clerc artisan, faiseur d’un livre. D'autre part, la sollicitation du lecteur est plus grande. Plus on avance dans le livre, plus le cercle de ses destinataires potentiels s’accroît. N'est-ce pas à ce public élargi que Machaut adresse plus spécialement les emprunts littéraires, et les récritures de tous ordres, dont il émaille la fin de son ouvrage? Si tel est bien le cas, les deux premiers micro-récits tiendraient lieu d'initiation: le lecteur est invité par ceux-ci à devenir l’interprète subtil des suivants. 4.4.1. Sémiramis
L'histoire de Sémiramis occupe à double titre un statut spécifique à l’intérieur du Voir Dit: elle est le premier de ces récits brefs insérés dans l'aventure de Guillaume et de sa bien-aimée””; elle est aussi unique par son origine puisqu'elle est le seul exemple historique de toute l’œuvre, anecdote à propos de laquelle Machaut cite l’autorité d’un historien-
compilateur latin”. Machaut commence par rapporter dans ses propres termes le «conte »
tel qu’il l’a trouvé, dit-il, chez Valère Maxime””. C’est ensuite seulement
qu’il explique le lien qu’il établit entre Sémiramis et sa dame””*. Sémira22 Deux fictions font ainsi partie du discours dissuasif du secrétaire de Guillaume, au moment où s'engage un débat sur l'opportunité de se mettre en route pour aller
rendre visite à sa dame. Ce sont les histoires de Circé et Picus, d’une part, de Polyphème et Galatée d’autre part.
23 Christine, lectrice de Machaut au moins aussi attentive que Froissart, s’est peutêtre souvenu de cette place à part de Sémiramis quand elle en a fait, à son tour, la «première pierre » du Livre de la Cité des Dames.
24 Mentionnons toutefois une autre allusion à l’histoire romaine, qui n’a pas le même statut: Guillaume de Machaut consacre quelques vers à rappeler le sort de Jules César transmué en étoile par les dieux après sa mort. Il prophétise à Toute Belle un sort similaire. Op. cit., vv. 6175-6202, pp. 552-554. 25 Le Voir Dit, op. cit., vv. 4813-4882, pp. 436-440.
2% Jhid., vv. 4883-4942, pp. 440-444.
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mis, reine de Ninive, apprend d’un messager qu’une rébellion s’est déclarée contre elle à Babylone. Elle est en train de se coiffer quand elle apprend la nouvelle et elle n’a tressé qu’un seul côté de sa chevelure. Elle jure à ce moment de ne finir de se coiffer que lorsqu'elle aura écrasé le soulèvement. Quand la chose est faite, son peuple élève à sa gloire une statue en cuivre la représentant à la tête de son armée, une tresse faite et l’autre défaite. Le récit est plutôt allongé par rapport à la
source explicitement invoquée par Machaut””; Sémiramis n’est plus tant présentée comme un exemple d’emportement, dans le nouveau contexte du Voir Dit, que comme une femme éprise de justice, accessible à la pitié: Garder voloit son heritage;
Et moult amoit ses bons amis, Mais fort haoit ses ennemis; Et trop plus amoit sans doubtance Misericorde que venjance, Car elle estoit franche et piteuse Et dou mal d’autrui dolereuse. (VD, vv. 4828-4834)
Une insistance spéciale est aussi portée sur la statue conçue à la gloire de cette reine héroïque. C’est le monument, statue érigée pour perpétuer le souvenir de la reine, qui sert de transition entre l’exemple et son interprétation. L'exemple historique est alors redoublé d’une allégorie: le poète se compare à une cité dont sa dame est la souveraine. « Allégorisation » est sans doute le terme le plus pertinent pour définir la manière dont Machaut procède ici, tant il souligne lui-même les articulations entre récit et glose. «Comparer » est le maître mot de sa démarche en deux occurrences, une première fois au seuil du récit, une deuxième fois lorsqu’on passe du récit à son interprétation: Et certes, quant bien l’ymagine, Je la compere a la roÿne Qu'on appelloit Semiramis [...]
7 Cf. Valère Maxime, Factorum et Dictorum Memorabilium (Actions et paroles mémorables), Pierre Constant éd. et trad., Paris: Garnier, 2 vols., 1935. Sémiramis est
mentionnée parmi les
«exemples étrangers » (1. e. : non romains) de haine et de colère
(«De Ira et Odio»), au chapitre 3 du livre IX (édition citée, vol. 2, p. 312). C’est néces-
sairement à une source latine que Machaut emprunte sa matière en l'occurrence; la traduction de Valère Maxime en français — que Christine a certainement connue et utilisée - ne sera entreprise que plus tard par Simon de Hesdin pour le compte de Charles V et sera achevée vers 1400-1401 seulement par Nicolas de Gonesse.
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Or veuil ma dame comparer A Semiramis, qui parer Ne volt son chief ne sa figure. (VD, vv. 4813-4815 et 4883-4885)
Le terme est l’un des embrayeurs les plus fréquents de ce qu’on
appelle couramment l’allégorie statique*”, c’est-à-dire par exemple la comparaison point par point d’une personne à un objet”. Composante allégorique supplémentaire, le récit concernant Sémiramis est transposé en un combat « par personnages »: l’amant est assailli par Désir, Mélancolie, Doutance de perdre sa mie, Longue demeure, Longue attente du voir, Pensée dolente... Mais aussitôt que sa dame a connaissance de ces attaques, par lettres interposées, elle fait rentrer les choses dans l’ordre grâce à Espérance. Les gens de cette dame, que sont Franchise, Pitié, Fine douceur, Vraie amitié, Loyauté, Raison et Mesure, fabriquent alors une statue à son image qui lui vaut le surnom de Toute Belle (vv. 4935-4936). Dès lors, le passage n’apparaît plus seulement comme une digression, ou une simple illustration du rapport entre l’amant et sa dame. Situé presque exactement au milieu de l’œuvre, il place au cœur du Voir Dit l’explication du surnom donné à la femme aimée. La convention courtoise du pseudonyme, garantie de l’anonymat de la dame, se trouve astucieusement mise en récit. Par-delà l’explication fournie en toutes lettres par l’auteur, que peut signifier le micro-récit sur les rapports de Guillaume et de sa bien-aimée? Certes, l’interprétation allégorisante que le clerc-poète donne du récit représente la dame comme une consolatrice de son amant. Ne pourrait-on toutefois s’étonner que la première fiction utilisée par Machaut ne concerne pas — contrairement à ce qui se produira dans la plupart des cas suivants — un couple d’amants célèbres : la femme dont il est question est veuve; qui plus est, elle fait preuve de qualités viriles comme la fermeté au combat. N°y a-t-1l pas là le signe 28 L'expression est empruntée à Marc-René Jung, Études sur le poème allégorique en France au Moyen Age, Berne: Editions Francke (Romanica Helvetica, 82), 1971. Cf. introduction, p. 20.
29 Cf. un exemple chez Guillaume de Machaut, le Dit de la Harpe, dont voici les vers initiaux :«Je puis trop bien ma dame comparerl/ A la harpë, et son gent corps parer/ De .XXV,. cordes que la harpe a [...]}», op. Jean Froissart, dans L'Orloge amoureus: quant Amours, qui en mon coer se loge,/ aperçoi une similitude.», op. cit., vv. 1-4,
cit., vv. 1-3, p. 3. Exemple très similaire chez «Je me puis bien comparer à l’orloge,/ Car
M'i fait penser et mettre y mon estude,/ Gi p. 83. À l’intérieur même du Voir Dit, l’allé-
gorisation bâtie autour de Fortune est introduite par le même terme: «S’applicai ma pensee toute/ À comparer ma dame chiere/ À Fortune et a sa maniere,/ Et la comparai par tele guise/ Com je cy aprés le devise ». Op. cit., vv. 8250-8254, p. 716.
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d’un changement dans les rapports des amants? La dame endosse, à travers l’analogie, le rôle chevaleresque: l’identité de Guillaume s’en trouve, à sa manière, modifiée. Dans le début du Voir Dit, quelques détails révélaient un désir de Guillaume : celui de s’égaler à des modèles chevaleresques. Au détour de deux lettres étaient mentionnés par l’amant, comme modèles d’identification, les personnages arthuriens de
Lancelot et de Tristan*”. L'histoire de Sémiramis abolit cette possible répartition des rôles, et lui en substitue une autre, plus conforme aux statuts sociaux respectifs des personnages. L’interversion des rôles est sans doute moins sexuelle que sociale, si l’on en juge par le contexte: bon nombre d'initiatives sont prises par Toute Belle en raison de son rang social supérieur à celui de Guillaume; manière de rappeler à ce dernier son «estat» de clerc. L'écart entre les amants, signifié depuis le
début de l’œuvre — notamment par les portraits de condition”? —, se trouve consolidé, ou réaffirmé, au moment stratégique où se déclare le désamour. La fiction de Sémiramis est de surcroît éclairée par son contexte immédiat. Elle est encadrée par deux lettres en prose. Celle qui la
précède est une lettre envoyée par la dame au poète”, où elle le rassure en donnant des nouvelles de sa bonne santé et où elle se félicite de savoir son destinataire «en joie et en revel ». La lettre qui suit est destinée à Toute Belle et contient bon nombre de remarques précieuses sur la
composition du livre*”. Au récit en vers et à son allégorisation succèdent des confidences apparemment moins déguisées, auxquelles la prose ajoute encore une certaine authenticité. Toutefois des rapprochements s’imposent entre le registre de la prose épistolaire et celui de la fiction. Sans que Machaut le dise explicitement, on peut voir un lien entre la statue de Sémiramis et le portrait de Toute Belle que détient le poète. C’est d’ailleurs le même terme d’«ymage» qui désigne l’un et l’autre. La statue de Sémiramis est l’objet d’une célébration collective, et le portrait de Toute Belle est à présent dévoilé par le poète à ceux qui lui rendent visite et veulent connaître le visage de son inspiratrice (cf. lettre XXVITI). Ce dévoilement, consenti au préalable par la dame, expose la relation des amants et leur échange littéraire aux regards d’un certain public aristocratique, et élève même leur aventure au rang * Lettre VI, op. cit., p. 154. Dans la lettre X sont répétés les noms de Lancelot et Tristan, associés à peu près dans les mêmes termes à la notion de loyauté, op. cit., p. 186.
"! Jacqueline Cerquiglini, «Tension sociale et tension d’écriture..….», art. cit.
p.122.
*® Le Voir Dit, op. cit. lettre XXVI, pp. 430-436.
4 Jbid. lettre XXVII, pp. 446-452.
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d'exemple. C’est bien aussi ce qu’exprime Machaut en formulant dans sa lettre le souhait «que on parle de [leurs] amours jusques a cent ans cy aprés, en tout bien et en toute honneur» (p. 450). Significativement, la seule autre allusion à l’histoire romaine glissée dans Le Voir Dit — moment où est promis à Toute Belle un sort comparable à celui de Jules César dans l’au-delà — est associée, elle aussi, à la notion de postérité et d’immortalité : Et tout ainsi com le biau monde Vo grant bonté qu’est pure et monde Enlumine, enluminerés Quant des dieus la [= au firmament] mise serés:
Ainsi serés glorefïye, Dame, aprés ceste mortel vie. (VD, vv. 6195-6200)
Le micro-récit concernant Sémiramis apparaît bien comme le signe d’un basculement à l’intérieur du Voir Dit: un déplacement se produit, par lequel l’intérêt de Guillaume se reporte, plus visiblement que jusqu'ici dans l’œuvre, sur la composition du livre, son écriture”. Retrouver la paix — qu’il s’agisse de la cité de Babylone ou de l’état psychologique de l’amant — et acquérir la gloire — militairement pour Sémiramis, littérairement pour Guillaume — sont à coup sûr les points communs qui rattachent l’écriture du dit, telle qu’elle est présentée dans la lettre, à la fiction de Sémiramis. Pour conclure sur le récit de Sémiramis, il ressort de la glose faite par Machaut lui-même, et des interprétations auxquelles il nous incite entre les lignes, l’impression que le statut de Guillaume change, et que son attitude à l’égard de l’œuvre se modifie du même coup. Le rôle rêvé de chevalier-poète esquissé au début du dit restera un fantasme. Le clerc prend le dessus: il est détenteur et remanieur des autorités classiques, maître d’œuvre du livre à deux voix, comme le montre la lettre XXVII. Le commentaire l’emporte sur le récit, comme l’a écrit J. Cerquiglini; le monde des représentations, l’artifice en général, l’emportent sur la réalité: en témoigne la place croissante qu’occupe dans la suite de l’œuvre le portrait de Toute Belle, phénomène dont l’histoire de Sémiramis et de sa statue est emblématique. C’est par exemple l’«ymage »
84 Cf. Jacqueline Cerquiglini, «Un Engin si soutil».…., op. cit., p. 224: «[...] la datation n’est pas signe d’une plus grande adéquation au réel, d’une plus grande authenticité, elle est la marque de l’écriture. [...] On comprend alors de quel ordre est la réticence des critiques face à la seconde partie du Voir Dir. Tous les traits qui ont arrêté ces derniers :digressions, recours à la mythologie sont des faits d'écriture. Au récit, en effet, se substitue le commentaire, au plaisir immédiat, le plaisir retardé ».
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de Toute Belle, non pas la dame elle-même, qui apparaît en songe au
poète dans le deuxième rêve qu’il rapporte au sein du Voir Dir”. Une inversion du mythe de Pygmalion semble se produire: là où le sculpteur s’éprenait de son œuvre et obtenait qu’elle devînt créature vivante, Guillaume sublime son amour pour une femme réelle en une création littéraire. 4.4.2. Hébé et Ilolaus
Par plusieurs Hébé est comme très proches l’un deux de la même
aspects, l’histoire du rajeunissement de Iolaus un doublet de celle de Sémiramis: ces deux récits de l’autre à l’intérieur du livre, et ils se présentent manière binaire, rappel de l’histoire proprement
par sont tous dite
d’abord*", interprétation par Guillaume ensuite*”. L'introduction de l’exemple mythologique se fait dans des termes identiques à ceux que nous avons observés dans le cas précédent, proches, là encore, de ceux d’une allégorisation: Si que je puis comparison Faire, sanz nulle mesprison, De Hebe et de ma dame gente. (VD, vv. 5080-5082)
Bien que Machaut ne cite dans ce cas aucune source, contrairement à ce qu’il pratiquait pour Sémiramis, 1l est assez clair que cette inspiration mythologique doit nous faire tourner nos regards vers Les Méta-
morphoses et plus encore vers l’Ovide moralisé*®, C’est là, sans aucun doute, que le poète a puisé sa matière, au prix d’un contresens entrevu
par P. Paris”®”. Cette fable, qui ouvre la série des récits mythologiques dans Le Voir Dit, confirme la prédilection de Machaut pour les récits de
S Le Voir Dit, op. cit., vv. 7765-8106, pp. 682-708. 206 Jbid., vv. 5083-5103, p. 466.
407 Jbid., wv. 5104-5123, pp. 466-468. 38 Ovide moralisé, op. cit., livre IX (tome 3 de l'édition citée), vv. 1388-1400,
pp. 254-255, et vv. 1437-1450, p.256 (récit); vv. 1413-1436, pp. 255-256 (allégorisation: lolaus est le «nouvel amant» de la sainte Église, celui qui rajeunit la foi en détrônant la «vieille mescréantise »).
*® Machaut fait, par erreur, de Iolaus un fils de Callirhoé, alors que celle-ci obtiendra une métamorphose de ses fils dans le sens inverse: ils seront vieillis — non pas rajeunis, contrairement à ce qu’écrit P. Paris dans la note p. 210 de son édition — pour venger plus vite la mort de leur père. Pour une explication de cette erreur par le texte de certains mss de l’Ovide moralisé, cf. C. de Boer, «Guillaume de Machaut et l’Ovide moralisé», art. cit., pp. 340-341.
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métamorphoses ;goût que nous avons vu s’affirmer progressivement au fil des dits antérieurs. Métamorphose dont l'essence poétique est indiquée dans le texte même, car elle est présentée comme un phénomène contre nature: — Comment que nulz ne puet faillir Qu'il puist vivre sans enviellir, Car a Nature chascuns paie Son droit, son treü et sa paie,
Et qui autrement le feroit, Nature trop s’en plainderoit: Mais ma dame de sa noblesse Le fait comme mere et deesse. (VD, vv. 5114-5121)
Cette régénération de l’amant, tout comme la consolation dont il semblait être le bénéficiaire dans la comparaison qu’il faisait de sa dame à Sémiramis, est entachée de facticité. Elle est, elle aussi, liée à des arti-
fices: l’«ymage» de la dame fait l’objet d’une vénération proche de
l’idolâtrie””, et la ballade que la dame a joint à sa dernière lettre est l’une des sources de joie qui font éprouver à Guillaume l’impression de rajeunir: Or avés vous oÿ comment Celle qui m’a en son comment M'envoia lettres et joiaus Et reliques et dis nouviaus. Et certes je I[es] aouroie Et si chierement les tenoie Comme se fust mon Dieu terrien. (VD, vv. 5060-5066)
Le fait même de rajeunir replace Guillaume dans une position somme toute conventionnelle: celle de l’amant inexpérimenté épris d’une dame inaccessible, schéma auquel contrevient l’écart d’âge des personnages du récit. Autrement dit, cette métamorphose a pour plus sûr effet de déréaliser la situation dans laquelle se trouvent les person310 Là encore, on ne peut manquer de penser à l’histoire de Pygmalion, qui serait — si l’on peut dire — revécue à l’envers: la dame, qui se tient éloignée de Guillaume «pour doubte de la mortalité », fait parvenir à son amant «un petit fremaillés » qu’elle a porté au bras pour qu’il le passe au cou de l’«ymage ». Le mot désigne-t-il un portrait ou une statue? L’hésitation est permise: le terme est le même que pour la Galatée sculptée du Roman de la Rose. L'affection se reporte insensiblement de la personne réelle sur sa représentation. Cf. lettre XXVIIL op. cit., p. 458, à comparer avec les vv. 20937-20960 du Roman de la Rose (op. cit., t. 3, pp. 129-130), dans lesquels Pygmalion couvre sa statue de bijoux («.IL. fermaux d’or au col li baille », v. 20950, notamment).
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nages-auteurs du livre. Cette irruption de la culture savante — disons cléricale — signale un passage au second degré: ce n’est plus l’amour qui est source de joie mais sa sublimation littéraire, ce n’est plus la femme qu’adore Guillaume mais son portrait, les «reliques » que lui lègue sa dame.
4.5. Fictions insérées dans un songe Les micro-récits que nous abordons à présent se distinguent de ceux que nous venons de traiter par la façon dont ils s’inscrivent dans l’œuvre. Ils ne sont plus directement pris en charge par l’amant-narrateur; soit ils appartiennent au discours d’un autre personnage — c’est le cas des récits concernant Circé, puis Polyphème, que nous réservons pour plus tard -, soit ils s’intègrent à l’intérieur de ce qu’on pourrait désigner comme un autre type de fiction: un songe. Complication supplémentaire :l’insertion d’une aventure mythologique dans un songe est chaque fois référée à l’intervention d’un tiers: c’est par une personne autre que l’amant qu’est racontée l’histoire. Ce type de micro-récits n’a donc pas grand-chose à voir, par la fonction qu’il remplit dans le livre, avec les comparaisons/allégorisations cléricales bâties autour de Sémiramis et de Hébé. Comme nous avons déjà pu nous en rendre compte à travers les lectures du Roman de la Rose et de La Fontaine amoureuse, le cadre du songe fait jouer, chaque fois qu’il est employé, les notions de vrai et de faux, il est source d’un questionnement herméneutique. Le sens d’une fiction inscrite dans un songe ne saurait par conséquent apparaître avec l’immédiateté et la netteté qu’il peut parfois revêtir à l’état de veille.
4.5.1. Métamorphoses de la femme de Loth et de Polydectès Les deux premiers récits de ce type sont jumeaux, ils étayent l’un et l’autre une seule et même idée formulée à l’intérieur du discours que tient à Guillaume en songe le «Roï qui ne ment». Il ne faut pas s'étonner que ces récits laissent subsister certaines ambiguïtés, car le songe se nourrit des doutes dans lesquels était plongé l’amant avant de s’endormir. Le rêve découle d’une incertitude, et ne résoudra pas vraiment celle-ci. Guillaume, en l’absence prolongée de nouvelles de sa dame, se demande si celle-ci ne se détourne pas de lui. Changement d’attitude dont il imagine une manifestation extérieure à travers une sémantique des couleurs vestimentaires: il craint que sa dame s’habille en vert, signe d’inconstance, au lieu de bleu. Le passage de l’état de veille au sommeil opère un double glissement. Ce qui n’était
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qu’hypothèse devient certitude, mais c’est l’«ymage», non la dame elle-même, qui est vêtue de vert: Qu’en dormant un songe songai, Et veü dedens mon songe hai Qu'en aourant ma douce ymage Son chief tournoit et son visage,
Ne regarder ne me daignoit, Dont mes cuers trop fort se plaingnoit, Et tout estoit de vert vestie, Que nouvelleté signifie. (VD, vv. 5188-5195)
Se détournant de cette apparition qui l’afflige, Guillaume se retrouve au milieu d’une noble assemblée de «dames, chevaliers,/ Damoiselles
et escuiers» (vv. 5218-5219), présidée par un personnage couronné d’un chapelet de violettes. Il se rend compte qu’il s’agit du jeu du «Roi qui ne ment»: chacun adresse au souverain une question, dont le poète nous passe l’énumération. La suite du rêve se subdivise en fait en deux parties :au cours de la première, c’est le poète qui s’adresse au roi et qui lui prodigue un certain nombre de conseils de bon gouvernement'; dans la seconde, l’amant expose son cas personnel et s’enquiert de l’interprétation qu’on peut donner au silence de sa dame, ainsi qu’à la
couleur verte dont il a vu son « ymage» se vêtir’?. C’est en réponse à cette demande que le roi prend la parole à son tour; ses conseils paraissent frappés au coin du bon sens, et tournent quelque peu en dérision les craintes de l’amant:
Et de ce mal qui te maistroie Et qui t’a si mal atourné Pour l’ymage qui t’a tourné Son chief, et de sa vesteüre De bleu qu’est muee en verdure Qui signifie fausseté, Biaus amis, c’est grant nicetté Dou penser, car il le te semble, Tu dors et paroles ensemble, Et si m'est avis que tu songes: On ne doit pas croire ses songes. Raisons est que tu la veÿsses Ainçois que d’elle(s) te plaingnisses. (VD, vv. 5527-5539) 311 Le Voir Dit, op. cit., vv. 5244-5375, pp. 474-482. Cette séquence n’est pas sans rappeler les indications du même ordre données dans Le Confort d'ami. 312 La demande est entrecoupée par une parenthèse sur les malheurs du temps, elle se présente donc en deux segments: vv. 5382-5433, pp. 482-484, vv. 5486-5503, p. 488.
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En d’autres termes, l'interlocuteur de Guillaume lui recommande de ne pas se fier à ses impressions de rêveur et d’attendre son réveil pour juger sainement de la situation. Sous l'ironie qui fait qualifier l’attitude de l’amant de «nicetté» (ï. e. : naïveté) — tout comme s’il était véritablement redevenu un jeune innocent, semblable à Iolaus rajeuni par Hébé -—, demeure une ambiguïté indécidable: ce roi censé ne jamais mentir met l'amant en garde contre la fausseté des rêves («On ne doit pas croire ses songes », v. 5537), mais il s'exprime lui-même à l’intérieur d’un songe ! C’est précisément à ce moment où les repères herméneutiques se brouillent que sont cités par le roi qui ne ment les exemples de la femme de Loth et de Polydectès. La situation des micro-récits — insertion dans un songe, à l’intérieur d’un discours rapporté — a de quoi rappeler un scénario déjà utilisé par Machaut dans son dernier dit en date: La Fontaine amoureuse. Le jeune homme — ou vieil homme — naïf auquel une figure d’autorité inculque une leçon de mythologie n’est pas sans évoquer la narration/relecture du jugement de Pâris par Vénus, au sein d’un rêve, dans ce que Machaut désigne aussi comme le Livre Morpheüs. Toutefois, la progression qui se dessine dans Le Voir Dit est inverse de celle qu’on pouvait observer dans La Fontaine amoureuse: le savoir clérical était d’abord appris à Guillaume, comme s’1l s’agissait au départ de l’apanage du prince ou des divinités de l’Olympe, et les modèles de l’Antiquité semblaient à la fin de l’œuvre maîtrisés par le poète; tandis que Le Voir Dit fait faire à Guillaume le chemin contraire: il est le premier à manier l’allusion cléricale avec les cas de Sémiramis et de Hébé, mais le doute amoureux qui le gagne progressivement lui fait perdre — au moins en apparence — la faculté d’éclairer sa propre expérience au moyen de récits anciens. Il est un autre aspect par lequel ce premier songe fait penser à La Fontaine amoureuse : comme dans le confort destiné à Jean de Berry, le rêve est un moyen de poser, voire de résoudre, le problème de la communication entre des amants
séparés l’un de l’autre;ce qu’exprime Guillaume dans sa requête au roi en des termes très proches de ceux de la complainte de l'amant: J’aim une dame par amours Sur toutes. Or est mes demours Loing d’elle, dont petit la voi Et po souvent vers li envoi; N'il n’est personne qui li die Mon amoureuse maladie Ne qui a li me ramentoive Pour mal que pour elle reçoive. (VD, vv. 5388-5395)313 #3 À comparer avec le début de la strophe IV de la complainte de l'amant: «Encor
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Les rôles sont toutefois renversés: c’est le roi qui occupe ici la fonction de consolateur, non le poète à l’égard du chevalier. La fonction des récits mythologiques n’est pas non plus la même que dans le dit de 1361. Les histoires de Céyx et Alcyoné ou de Danaé et Jupiter promettaient aux amants des retrouvailles, alors que les métamorphoses de la femme de Loth et de Polydectès se veulent — plus restrictivement — une réponse rassurante sur l’éventuelle « variableté » de Toute Belle. Le roi qui ne ment répond en substance aux inquiétudes de Guillaume en lui rappelant plusieurs cas de métamorphoses, et en lui disant qu’il aurait bien plus de raisons de s’émerveiller de pareilles «mutations», s’il en était témoin, qu’il n’en a de s’étonner d’un simple changement de couleur de robe. D'autant, ajoute-t-il, qu’une attitude de froideur de la part de celle qu’il aime pourrait aussi s'expliquer par une faute qu’il aurait commise. On s’en aperçoit, les récits invoqués par le roi n’ont qu’une place relativement accessoire dans son argumentation. Ils sont mentionnés comme points de comparaison par rapport à une «mutation» dont ils relativisent l'importance. Ils remplissent en revanche un rôle non négligeable dans le rapport qui s’instaure entre conseilleur et conseillé, car ils placent le «roi qui ne ment» dans une position d’autorité. C’est en particulier l’effet que produisent, à plusieurs reprises, les citations de ses sources par le roi: l'exemple biblique, rattaché à «Josephus»*"*, n’est lui-même qu’une façon de rendre plus crédibles les fables païennes tirées d’Ovide, nommé deux fois (v. 5551 et v. 5606). L'œuvre du poète latin
acquiert des lettres de noblesse supplémentaires dans la qualification dont elle se voit honorée : «Ovides le dit en ses fables/ En ses moralité[s] veritables» (v. 5606-5607). C’est encore une manière que le roi a d’affir-
mer sa compétence en matière de clergie qu’on découvre un peu plus loin dans le même discours, lorsque celui-ci procède à une énumération d’inventeurs célèbres partant de Jabel et Jubal pour arriver aux sept sages de Rome et à Pythagore (vv. 5628-5701, pp. 496-500): façon de se replacer lui-même dans une filiation de sages, et de rappeler aussi à Guillaume qu’il appartient à cette lignée d’inventeurs, ne serait-ce qu’en raison des perfectionnements qu’il a apportés à l’art musical*!. En indiquant par cette réactualisation du topos de la translatio studii son appartenance — y a chose qui m’est plus dure,/ Car je m’en vois, et si n’est creature/ Qui ma dolour doie a ma dame pure/ Ramentevoir [..]», La Fontaine amoureuse, op. cit., Vv. 283-286, p. 50.
34° «Josephus nous dist et raconte.….», op. cit., v. 5554, p. 492; «Et tantost elle fut muee/ En sel, c’est verité prouvee,/ Car en sa forme et sa figure/ Estoit de sel son estature,/ Josephus le tesmoingne et dit», ibid., vv. 5584-5588, p. 494. Citation identifiée par
P. Paris comme un emprunt au De Antiquitatibus Judæor.
315 Telle est l'interprétation généralement admise des vers dans lesquels sont men-
226
«DIRE PAR FICTION »
et, par la même occasion, celle de Guillaume — au monde des inventeurs, des artistes et des sages, le roi qui ne ment signifie au poète la prééminence de la clergie sur les futilités de l’amour, c’est l’une des conclusions qu’il apporte à sa tirade: — Dont il m’est vis que petit euvres, Quant ainsi ies envoleppés D’amourettes et attrapés. (VD, vv. 5703-5705)
Peut-être y a-t-il un rapport entre ces remontrances morales adressées par le roi à Guillaume et les récits — l’un biblique, l’autre mythologique — dont le conseilleur orne son discours. Le syncrétisme dont fait preuve le rapprochement entre la femme de Loth et Polydectès est fondé sur plusieurs analogies entre les deux histoires : chacune retrace la métamorphose d’un être humain en statue, l’une de sel, l’autre de pierre. Mais toutes deux sont aussi, cela nous paraît avoir été trop souvent
négligé, des exemples de châtiment. La femme de Loth transgresse l’interdit posé par les anges au moment où elle fuit Sodome: Mais li angle(s) leur deffendirent
Et de par Dieu moult bien leur dirent Qu’adés devant eulz en alassent Et derrier eulz ne regardassent. La fame Loth mal se garda, Car derrier elle regarda Et tantost elle fut muee En sel, c’est verité prouvee. (VD, vv. 5578-5585)
Quant à Polydectès, 1l est puni par Persée du mépris et de la médisance qu’il témoignait à ce dernier: Politetus le [= Persée] desprisoit
Et partout de li mesdisoit, Mais en pierre si le mua Qu’onques puis ne se remua, Par le chief Gorgon qu’if[l] gardoit. (VD, vv. 5598-5602)
Rappelons que l’Ovide moralisé*"* fait de Polydectès, dans l’allégorisation de ce mythe, le représentant des hommes pécheurs qui restent tionnés les successeurs de Jubal, inventeur de l’art de musique: «Et s’aucuns y ont amendé,/ Je ne leur ai pas commandé». Op. cit., vv. 5652-5653, p. 498. *$ On peut supposer que pour ce récit comme pour le reste de la matière ovidienne, Machaut a recouru à l’Ovide moralisé. Cf. livre V (édition citée, t. 2), vv. 1585-1593
pour l’anecdote; vv. 1630-1647 pour l’allégorisation.
DE L'EXEMPLUM AUX «SUBTIVES FICTIONS »
223]
sourds aux commandements de Dieuñ!7: par là, c’est non seulement son châtiment, maïs aussi son crime qui fait de lui l’analogue de la femme de Loth. Pareille convergence de sens d’un exemple biblique et d’un récit mythologique est assez rare chez Guillaume de Machaut, mais cela est généralement signe d’un avertissement fort, d’ordre moral, comme nous en avons observé quelques cas dans Le Confort d'ami. L'idée selon laquelle les récits rapportés par le roi ont une portée prophétique est consolidée par le contexte: le discours en question est une réplique aux conseils donnés au prince par le poète, il obéit à un principe implicite de réciprocité; le fait qu’il s’agit d’un songe personnellement adressé à Guillaume laisse entendre que tout, à l’intérieur du rêve, est chargé de sens à propos de sa destinée. Du coup, les métamorphoses de la femme de Loth et de Polydectès entrent peut-être en résonance avec la mise en garde du roi qui ne ment. Elles pourraient signifier à Guillaume qu’il lui faut faire meilleur usage de ses compétences d’écrivain, faute de quoi il s’exposerait à la réprobation divine. Se laisser tout entier absorber par l’amour, sans chercher à en extraire un profit quelconque, est aux yeux du roi qui ne ment une forme coupable d’abêtissement qui rend toute sagesse et tout savoir inefficaces, même ceux des plus grands philosophes: Mais se trestuit juré t’avoient Que tresbien te conseilleroient De ceste dame qui t’assote, Et si eüsses Aristote, Senecque, Virgile, Caton, Salemon, Boesse, Platon, Et aussi tous les advocas Qui sont en ce monde, en ce cas Ne te saroient consillier. (VD, vv. 5708-5716)
Ainsi est proposée à Guillaume, à travers les exemples de la femme de Loth et de Polydectès, une alternative: soit 11 se laisse littéralement pétrifier dans l’attitude d’un amant inquiet qui délaisse ses talents de clerc; soit il s’identifie plutôt au rôle du créateur, celui qui, à l'exemple des divinités païennes, métamorphose les êtres. Ce dernier modèle était déjà objet d'identification pour le poète dans La Fontaine amoureuse, en la personne de Morphée, dieu polymorphe par excellence. Machaut lui donne un alter ego sous les traits de Persée: 317 «Par Polidethus puet l’en prendre,/ [...l’homme qui] trespasse sourdes oreiles/ Les devins amonestemens/ Et despit ses comandemens ». Ovide moralisé, op. cit., livre
V, vv. 1630 et 1637-1639 (t. 2, p. 223).
«DIRE PAR FICTION »
228 Aussi li dieu les gens muoient En quelque forme qu’il voloient, Et les deesses ensement,
Car on véoit appertement Les uns mués en forme d’arbre,
Les autres en pierre de marbre. Perseüs, qui par l’air voloit Se mlojoit en ce qu'il voloit. (VD, vv. 5590-5597)
Détail assez inattendu, et qui semble être de l’invention de Machaut,
d’un Persée capable de prendre des apparences diverses”. Il est enfin à noter que les pouvoirs de ce héros, à l’instar de la métamorphose biblique dont il est question juste avant, sont une nouvelle fois une inversion de ce qu’a obtenu Pygmalion par l’intermédiaire de Vénus. L’«art» de Persée fige ses victimes en statues, contrairement à celui de Pygmalion, imitateur si talentueux de la vie qu’il s’égale finalement à la Nature. Si les fictions rapportées par le roi qui ne ment contiennent un enseignement sur l’art, la leçon serait alors assez proche de celle qu’on pouvait déjà retirer des fables de La Fontaine amoureuse : la poésie est un art de l'illusion, du trompe-l’œ1l. Manière bien spécifique à Machaut de contredire la conception d’un Jean de Meun. La polémique se dit en termes voilés, le fantôme de Pygmalion est encore éclipsé par un autre modèle, cité incidemment — mais non par hasard, pensons-nous — parmi les noms d’inventeurs égrenés par le roi: Chus, li fil Cham filz de Noé
Qui premiers en l’Arche a noé, Fut cilz qui trouva la science Que l’en appelle ningromance ; Et fist une ymage fondise Par tel maniere et par tel guise Que l’ymage li respondoit A tout ce qu'il li demandoit,
*$ Peut-être l’Ovide moralisé apporte-t-il à ce sujet quelques éclaircissements. Dans le livre IV, qui précède celui où est racontée la métamorphose de Polydectès, il est abondamment question de Persée. Héros «ingénieux» par excellence («Volant, por aventure querre./ Par tout vait moustrant ses merveilles/ Qui sont a toutes non pareilles », op. cit., 1. IV, vv. 5645-5647); il est aussi celui grâce à qui jaillit la fontaine de sapience et de clergie, sous le coup de sabot de Pégase (ibid., vv. 5707-5713). À travers les allégories se profile la figure d’un Persée détenteur du savoir. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que la capacité de ce personnage à se transformer lui-même et à métamorphoser les autres fasse de lui chez Guillaume de Machaut une figure emblématique de la clergie.
DE L'EXEMPLUM AUX «SUBTIVES FICTIONS »
229
Et ce fut la premiere ymage Qu’onques fut, ce dient li sage. (VD, vv. 5658-5667)
Chus [= Kouch], petit-fils de Noé, n’anticipe-t-il pas génialement sur l’art poétique de Machaut — plus spécifiquement encore sur celui qu'il déploie dans Le Voir Dit où une «ymage » donne précisément la réplique à l’amant —, ainsi rapproché de la «nigromance» (1. e.: de la magie), et non plus de la procréation ? 4.5.2.
Coronis et le corbeau de Phébus
Le deuxième cas de fiction insérée dans un songe, on va le voir, n’est
pas sans rapports thématiques avec le premier: là aussi la fonction avouée de la fable est d’éclairer l’amant en proie à un accès de jalousie, mais un surplus de sens se laisse percevoir. Comme Machaut semble en avoir pris l’habitude depuis La Fontaine amoureuse, le récit mythologique est l’un des espaces propices à l’expression plus ou moins déguisée de ses conceptions poétiques. Le choix de traiter ensemble ies deux récits inscrits dans des songes nous amène à passer de la femme de Loth et de Polydectès à Phébus et Coronis, c’est-à-dire à la dernière fiction du Livre du Voir Dit. Entre les deux rêves en question se situent les récits concernant Circé et Polyphème, auxquels nous reviendrons ensuite. L'histoire de Phébus et de Coronis étant placée presque à la fin de l’œuvre, 1l serait légitime de s’attendre à y découvrir une sorte de «définitive sentence ». L’attention du lecteur est, de surcroît, attirée par la longueur exceptionnelle de cette séquence mythologique: elle occupe pour ainsi dire toute la durée du rêve, alors que les récits insérés dans le discours du roi qui ne ment ne remplissaient qu’une partie très réduite du premier songe; elle est l’une des plus développées de tout le livre*”, autant dire de toute l’œuvre de Guillaume de Machaut; et, surtout, elle est la seule à connaître une
amplification par rapport à son modèle, l’Ovide moralisé”?. Comme dans le premier rêve, la fable n’est pas l’objet d’une «vision» directe, elle est intégrée dans le discours d’un personnage. Pour être plus exact, ça n’est pas même un personnage qui rapporte l’histoire, c’est l’«ymage » de Toute Belle qui est censée s’exprimer et illustrer son propos d’un exemple mythologique. Ce mode d’insertion hautement sophistiqué se complique en outre d’un système d’enchâsse9 Le Voir Dit, op. cit., vv. 7719-8058, pp. 686-704, soit: 340 vers. La fiction la plus longue du Voir Dit est cependant celle de Polyphème. 30 Cornelis de Boer, «Guillaume de Machaut et l’Ovide moralisé», art. cit. p. 351.
«DIRE PAR FICTION »
230
ments successifs, ou de récits gigognes: à l’intérieur de l’histoire apparaissent des personnages, ou des animaux, qui racontent leurs propres aventures, et font entrer celles-ci en résonance avec l’expérience des autres actants du récit. Mises en abîme, analogies, effets de miroir inci-
tent le lecteur à mettre à son tour l’histoire du corbeau de Phébus en relation avec l’histoire-cadre de Guillaume et de sa dame. Résumons tout d’abord, aussi brièvement que possible, le contenu de l’histoire telle qu’elle est rapportée dans Le Voir Dit. Elle est précédée, dès l’instant où Guillaume s’endort, d’une apparition de l’ymage de Toute Belle, qui se plaint d’être délaissée par celui qui, naguère encore, l’adorait”". Celui-ci a en effet enfermé le portrait de Toute Belle dans un coffre (v. 7571-7575, pp. 666-668), par dépit; sa jalousie ayant été attisée par les insinuations de cinq losengiers successifs. L'histoire du corbeau de Phébus est censée illustrer, selon l’ymage de Toute Belle, les méfaits de la médisance. Il s’agit d’un récit de métamorphose qui retrace les circonstances dans lesquelles le plumage du corbeau, jadis de couleur blanche, serait devenu noir. Phébus était amoureux de Coronis, mais celle-ci s’est éprise d’un autre, et elle a été surprise dans les bras d’un jeune homme par le corbeau. L’oiseau, animal favori de Phébus, s’envole aussitôt à tire d’aile, bien décidé à avertir son maître de cette infidélité*??., Mais il rencontre en chemin la corneille, à laquelle il raconte l’aventure; celle-ci lui conseille de n’en rien dire à Phébus, car elle a appris à ses dépens que
toute vérité n’est pas bonne à dire”. A cet endroit du récit s’intercale, conformément à l’ordre du texte-
source, le récit de la corneille*”*. Celle-ci était l’oiseau préféré de Pallas jusqu’au jour où elle l’informa d’une nouvelle qui la fit tomber en disgrâce. Pallas avait été courtisée par Vulcain, et le dieu aurait répandu malgré lui sa semence dans la terre en la poursuivant de ses assiduités. De cette fécondation accidentelle serait né un enfant sans mère, «Eurithomon»
[=Erichtomios], dont Pallas aurait néanmoins pris soin en le
confiant aux «trois sœurs Cyroperiennes » [=filles de Cécrops]. L’en-
fant, dont le corps n’a qu’à moitié forme humaine (il a une queue de serpent), est enfermé dans un coffre et il est expressément interdit aux trois jeunes filles qui l’ont en garde d’ouvrir cette boîte. Mais une des trois, Aglaros, cède à la curiosité et ouvre le coffre. Telle est la transgression dont la corneille est involontairement témoin; acte qui lui fait 1 Le Voir Dit, op. cit., vv. 7665-7718, pp. 682-686.
32 Jbid., vv. 1719-7772, pp. 686-688. 3% Jbid., vv. 7773-7802, pp. 688-690. 4° Jbid., vv. 7803-7914, pp. 690-696.
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251
du même coup découvrir l’existence d’Erichtonios. Croyant se faire apprécier de Pallas, la corneille dénonce l’indiscrétion, mais elle ne s’attire que le mécontentement de sa maîtresse. Pallas bannit la corneille et lui préférera désormais la chouette. Le corbeau refuse de suivre les recommandations de la corneille. I] poursuit son chemin, arrive chez Phébus, et l’avertit de l’infidélité de
Coronis””. Phébus délaisse alors sa harpe, s’arme de son arc et décoche une flèche mortelle à sa bien-aimée. En expirant, celle-ci lui apprend qu’elle est enceinte de lui. Phébus extrait son fils du ventre de Coronis, et permet ainsi la naissance d’un deuxième enfant sans mère: « Esculapius » [=Esculape]*. Regrettant ensuite son crime, il punit le corbeau
en changeant la couleur de son plumage”. C’est depuis ce temps-là que le corbeau est noir au lieu d’être blanc. Une glose explicite est apportée au récit par l’«ymage », à l’intérieur même du songe. L'enseignement à retirer de la fiction repose, dans cette conclusion, sur une identification entre Guillaume et Phébus, d’une part, entre Toute Belle et Coronis, d’autre part. En prêtant foi aux allégations des médisants, l’amant risque de commettre un tort irréparable envers sa dame: Se Vo Et Et
vous les [= les médisants] volés croire ainsi, dame occirrés de soussy; puis vous en repentirés cent fois encor maudirés
La journee et ceulz qui le dirent Et les oreilles qui l’oïrent, Le lieu, le damage et la perte Qu’evident sera et apperte; Si com Phebus, mais c’est a tart! (VD, vv. 8071-8079)
Bon nombre de critiques” ont néanmoins relevé depuis longtemps la flagrante discordance entre la leçon qui est tirée de l’histoire et la fable elle-même. De meilleurs exemples pouvaient sûrement être trouvés pour calmer les soupçons de Guillaume sur la loyauté de Toute Belle ; le récit met au moins autant — sinon plus — en évidence l’infidélité de Coronis que les méfaits de la médisance. Pour apprécier tout le sens de cette longue insertion mythologique, et dépasser l’explication quelque peu décevante qui en est fournie, il convient de la comparer 35° Jbid., vv. 7915-7966, pp. 696-700. 26 Jbid., vv. 7967-8032, pp. 700-704. 27 Jbid., vv. 8033-8058, p. 704.
#8 Par exemple, William Calin, À Poet at the Fountain…., op. cit., p. 194.
«DIRE PAR FICTION »
232
assez en détail à son modèle de l’Ovide moralisé*?, et d’observer quels sont les passages dont Machaut accroît l'importance, ainsi que ceux qu’il abrège ou qu’il supprime, s’il en existe. L’abrègement le plus manifeste concerne le cœur du récit, c’est-àdire l’histoire enchâssée de la corneille. L'oiseau rappelle, dans l’Ovide moralisé, le moment où il est devenu le favori de Pallas: cette amitié
remonte à un épisode au cours duquel la corneille n’était encore qu'un être humain, une jeune fille que Neptune priait d’amour. C’est pour l’aider à échapper aux poursuites de Neptune que Pallas l’a transformée en oiseau, lui permettant ainsi de s'envoler”. Cette récapitulation concernant l’existence de la corneille avant sa métamorphose est totalement occultée dans Le Voir Dit. Les autres suppressions portent sur un nombre de vers bien plus limité, mais la récriture modifie, voire contre-
dit, parfois le sens du modèle”. Plus révélateurs sont encore les passages que Machaut retouche par rapport à la traduction-adaptation d’Ovide ou ceux qu'il conserve en dépit de leur apparente superfluité. Travail de récriture dont les manifestations peuvent être classées sous deux rubriques: celles concernant le personnage de Phébus, et celles concernant les naissances sans mères d’Erichtonios et d’Esculape.
L'identification de Phébus à Machaut — déjà rendue manifeste par la glose conclusive que nous avons citée — est consolidée par l’accentuation au cours du récit d’un certain nombre de détails qui ne sont mentionnés que très incidemment dans l’Ovide moralisé. Il est notamment question des talents de Phébus en tant que harpiste en trois occurrences de l’histoire, telle que la rapporte Machaut, alors que le mot «harpe »
n'apparaît qu’une seule fois dans la version-source**. Le premier des trois passages en question se situe tout au début du récit, lorsque le Cf. Ovide moralisé, livre IL, vv. 2130-2454, édition citée t. 1, pp. 217-224. #0 Cf. Ovide moralisé, livre II, vv. 2283-2324, op. cit., t. 1, p. 221.
#1 Un exemple: la plainte de Coronis en train de mourir compte 14 vers dans l’Ovide moralisé (vv. 2383-2396); elle ne s’étend plus que sur 10 vers dans Le Voir Dit (vv. 7997-8006). Dans le premier texte, Coronis s’avoue coupable: « Biaus douz amis, je pers la vie,/ Mes j'ai bien la mort deservie.»; dans le second, elle adresse des reproches à Phébus: «Lasse dolante,/ Bien voi que la mors m'est presente,/ Et si n’ai pas mort desservi». L’atténuation de la responsabilité de Coronis est bien compréhensible dans la nouvelle perspective où Machaut inscrit l’histoire: la fable est un plaidoyer en faveur de la dame et Coronis, alter ego de Toute Belle, ne mérite pas le sort que lui réserve Phébus/Guillaume.
#? C'est au moment où Phébus apprend l’infidélité de Coronis que l'instrument de musique est mentionné: « Sa harpe des mains li cheï», Ovide moralisé, livre IL, v. 2362 (OpICIE tp
222);
DE L’EXEMPLUM AUX «SUBTIVES FICTIONS »
233
corbeau est présenté ##; le deuxième est le plus développé, et peut être assimilé à un ajout de l’invention de Machaut, il s’agit de l’instant qui précède l’annonce de la mauvaise nouvelle: Phebus estoit en une sale D'or, d’argent et de pierrerie Bien et richement entaillie. Dou son qui de sa harpe yssoit Moult doucement restentissoit La sale et tous li lieus d’entour,
N'il n’i avoit chambre ne tour Dont on ne le peüst oÿr. Li blans corbiaus a resjoÿr Se prist moult fort quant il entend. (VD, vv. 7932-7941)
La dernière mention de l’instrument correspond à très peu de chose près à ce qu’on peut lire dans l’Ovide moralisé: Et sa harpe qui souef sonne De ses mains cheï a ses piés. (VD, vv. 7972-7973)
La multiplication de ces allusions au statut de musicien de Phébus ne saurait être fortuite, elle fait écho à la compétence reconnue de Machaut dans ce domaine. Les talents de musicien de l’auteur ont déjà été rappelés, nous l’avons dit, dans le premier songe, à l’occasion d’une énumération d’inventeurs prononcée par le roi qui ne ment. L'activité de composition musicale de Machaut est fréquemment présentée comme un complément de la création poétique, en particulier dans les lettres où 1l s'engage à «noter » [= mettre en musique] telle ou telle pièce lyrique. Mais quelques vers dans lesquels il est question des compétences de musicien de Machaut sont surtout à remarquer pour ce qui est de l’assimilation Phébus /Guillaume : il s’agit du début du songe. Dans les récriminations de l’«ymage » est rappelée l’époque où l’amant interprétait des chants en l’honneur de sa dame: Hé ! las ! vous me soliés parer De chansonnettes amoureuses, D'or et de pierres precieuses Et de dras d’or d’outre la mer; Or volés delaissier l’amer. (VD, vv. 7690-7694)
33 «Phebus l’amoit [= le corbeau] moult chierement/ Et y prenoit esbatement/ Plus qu’en son arson n’en sa harpe,/ Dont il s’esbat souvent et harpe», Le Voir Dit, op. cit., vv. 7725-7728, p. 686.
«DIRE PAR FICTION »
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Comment ne pas voir une analogie entre le poète qui renonce à son chant et Phébus laissant tomber sa harpe”? Identification du poète au dieu de la musique d’autant plus plausible qu’elle apparaît dans une
autre œuvre de Machaut: le Dit de la Harpe**. Du coup, Phébus n’est pas l’alter ego de Guillaume du seul point de vue de l’amour et des relations avec sa dame, il est aussi une figure du poète, c’est-à-dire de celui qui sublime son expérience, lui donne forme artistique. Mais il y a plus: à travers l’histoire de Coronis et de Phébus se rejoue une des questions centrales posées par Guillaume de Machaut dans Le Voir Dit, celle des rapports entre l’art et la vérité. Assez paradoxalement, dans une œuvre dont le projet affiché est de dire la vérité, l’enseignement majeur que transmet la dernière insertion mythologique est qu’il ne faut pas toujours dire le vrai. La leçon prend une tournure proverbiale dans le discours de la corneille: «Tous voirs ne sont pas biaus a dire» (v. 7779, p. 690). Précepte repris par Phébus, à sa manière, au moment où il punit le corbeau. La rumeur rapportée par l’oiseau est qualifiée de «jenglerie», c’est-à-dire de bavardage — voire de mensonge —, et seuls sont retenus les méfaits de la parole répandue à tort et à travers: Et dist: “En signe de memoire Sera ta blanche plume noire [...] Ne sera jamais autrement, Pour ta mauvaise jenglerie Qui m’a tolu la druerie De la plus belle de ce monde. Et puet estre qu’elle estoit monde De ce fait, et que menti m'as”. (VD, vv. 8037-8038 et 8042-8047)
Comme l’indiquent les deux derniers vers de cette citation, la vérité même du propos tenu par le corbeau est remise en cause par Phébus. Ce que recherche l’amant, si l’on en croit ce récit, est bien moins la vérité que la préservation de l’amour. Cette conclusion nous paraît d’autant plus importante qu’elle est un ajout de Machaut par rapport à l’Ovide moralisé, dans lequel Phébus n’adresse aucun discours à l’oiseau. La moralisation de la fable est assumée par l’auteur, non pas déléguée à un
des personnages de la fable, dans le texte-source**. La moralisation | % Dans le Dit de la Harpe, le poète se propose de comparer sa dame à une harpe et il se présente lui-même comme un harpiste en puissance («Et pour itant vueil aprendre a harper», op. cit., v. 9). Ses modèles illustres sont Orphée, David et Phébus (ibid., Vv. 77-82).
# Dans l’Ovide moralisé, l’allégorisation se trouve aux vv. 2455-2622 (op. cit., t. 1, pp. 224-228). C’est donc l’auteur qui met en garde contre la médisance, par
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effectuée par Phébus dans Le Voir Dit entre, de surcroît, en résonance avec quelques interventions auctoriales mettant à l’avance en garde contre les méfaits du trop parler: Mais il [= le corbeau] faurra a son entante. Il ressemble au cyne qui chante Et resjoÿt contre sa mort; Car cilz est trop folz qui s’amort A dire chose qui desplaise A son signeur quant il est aise. Et vraiement trop parler nuit, N'onques ne de jour ne de nuit Ne fu janglerie en saison. (VD, vv. 7943-7951)
Bref, ce qu'il nous semble essentiel de retenir de la récriture de Machaut est la méfiance qui se trouve ainsi développée à l’égard de la vérité ; sorte de palinodie par rapport à l’art poétique de la sincérité et de l’exhaustivité qu’il mettait en avant au début, dans le premier passage où 1l mentionne le titre de l’œuvre. De la sorte se trouve suggérée une conception de l’art bien différente de la simple transcription du « vrai» ou de la réalité vécue. Un dernier détail achève de faire de Phébus le représentant d’un art «subtil». Se repentant d’avoir tué Coronis, il embaume son corps et parvient à lui faire garder l’apparence de la vie: Le corps fist aromatizer D'’oingnement qu’on doit moult prisier, Fait par maniere si subtive Qu'elle semble encor toute vive. En temple Venus la deesse La fist mettre a moult grant richesse. (VD, vv. 8019-8024)
L'écart est particulièrement remarquable par rapport à la version de
l’Ovide moralisé, dans laquelle le corps de la jeune femme est brûlé**. Métamorphose des pouvoirs du poète Phébus : il n’est plus le harpiste au chant inspiré par l’amour, il s’est transformé en une sorte de magicien; l’art du vrai est devenu art du faux. exemple dans les vers 2501-2508: «[...] pour jenglerie a conter,/ Ne puet nulz en grant
pris monter./ Nulz ne doit amer jengleour,/ Ne soi croire en losengeour./ Qui s’i croit il est deceüs./ Pluiseur s’en sont aperceüs/ Que faulz losengiers et jenglerres/ Est assez plus mauves que lerres». 36 «Grant honor et riche servise/ Li fist, a l’usage de lors,/ Si aromatisa le cors,/ Puis l’ardi, et plus biau qu’il pot/ Enterra la cendre en un pot», Ovide moralisé, livre IT, vv. 2440-2444, op. cit., t. 1, p. 224.
«DIRE PAR FICTION »
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C’est aussi au compte de l’art poétique de Guillaume de Machaut que l’on peut porter les deux allusions à des naissances sans mères,
celles d’EÉrichtonios et d’Esculape**”’. Il est frappant qu’au cœur de chacune des deux fables — s’il est permis d’en dénombrer deux: celle du corbeau et celle de la corneille — se retrouve un élément narratif commun. Certes, l’écho n’est pas fabriqué de toutes pièces par Machaut, il existait déjà dans son modèle. Mais le fait même de conser-
ver les deux récits alors qu’ils font double emploi” et l’insistance particulière sur quelques points fait de ces récits de naissances comme les résonateurs des conceptions de Guillaume de Machaut sur l’art. La naissance d’Erichtonios est qualifiée de deux manières différentes dans Le Voir Dit: créature «sans mère» (v. 7857, p. 694), mais aussi «contre nature » (v. 7856). Cette dernière expression est ajoutée par Machaut et fait ressortir un dénominateur commun à plusieurs des récits de métamorphoses qu’il sélectionne: celles-ci sont dues à un artifice, ou du moins elles contreviennent aux règles de la nature, cela était
déjà clairement exprimé à propos du rajeunissement de Iolaus. Il est tentant de faire un rapprochement entre la conception artificielle — ou contre nature — d’un enfant et l’élaboration d’un livre. Surtout lorsque, comme c’est le cas du Voir Dit, l’ouvrage en question est censé résulter de la collaboration d’un homme et d’une femme. Les exemples mythologiques semblent vouloir dire que le processus de création de l’œuvre survit à la disparition de la dame: Toute Belle se dérobe, ou semble se dérober, à l’amour de Guillaume dans la fin du Voir Dit; mais du désir sans réciprocité du poète pour la femme aimée — à l’exemple de ce qui se produit dans l’histoire de Vulcain et Pallas — naît une œuvre aussi semblable au vrai que la vie elle-même. On trouve une trace du pouvoir surnaturel — ira-t-on jusqu’à dire «magique »? — de ces naissances sans
#7 Cet aspect de la fiction a été étudié par Jacqueline Cerquiglini dans:
«Un Engin
si soutil».., op. cit., pp. 152-155. Les quatre pages sur la naissance sans mère comme modèle de compréhension de la naissance de l’écriture dans Le Voir Dit fournissent une démonstration plus détaillée que la nôtre, qu'il nous paraît superflu de refaire. Nous nous contentons d’en citer la conclusion, dont nous rapprochent nos propres analyses: «À l'inverse donc des naissances normales, où deux engendre un, l'écriture fille de l’un, l’un faillé, le poète, est toujours double. Elle est le même et l’autre, l’amant et la dame, la nature et l’amour. L'écriture pour Guillaume de Machaut n’est pas mimesis, écriture
naturelle, mais poiesis, écriture hermaphrodite». L'identification de Phébus à Guillaume que nous avons cru détecter dans le texte, et les pouvoirs attribués à ce personnage, nous semblent s’articuler avec cohérence à cette interprétation. _ FT : k : % J, Cerquiglini cite des cas contemporains de Machaut où ces exemples sont sim-
plifiés, voire ramenés à un seul récit. Op. cit., p. 153.
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mères dans les vertus prêtées par le mythe à Esculape, chirurgien doué au point de ressusciter les morts: Esculapius ot a non, Et si sceut plus de surgerie Que nul homme qui fust en vie, Car il faisoit les mors revivre, Si comje le truis en mon livre. (VD, vv. 8028-8032)
4.6. Discours argumentatif, fictions à double-fond Revenons à présent aux fictions que nous avons laissées de côté, qui sont une fois encore au nombre de deux. Il s’agit de récits étroitement associés l’un à l’autre, reliés seulement par une brève transition, qui s'inscrivent dans un discours argumentatif tenu à Guillaume par son secrétaire, personnage secondaire dont le rôle se modifie au fil de l’ac-
tion”. Cette insertion d’histoires mythologiques dans une tirade dite par autrui ne Va pas sans quelque ambiguïté toutefois, car ces fables viennent dans le livre aussitôt après l’annonce par Guillaume lui-même des «subtives fictions» dont il souhaite compléter son œuvre (lettre XXXV, p. 566). Les récits en question — celui de Picus et de Circé d’une part, celui de Polyphème et Galatée d’autre part — sont donc ceux qui méritent le plus sûrement la désignation de fiction, et nous devons prendre garde à leur statut double: fictions à deux visages, ou à doublefond. Elles sont en apparence les auxiliaires d’une argumentation savamment construite en quatre parties", et semblent participer d’une stratégie dissuasive de la part d’un contradicteur de Guillaume. Mais si nous prenons un peu plus de recul, nous ne saurions ne pas voir que ces illustrations d’un discours spécifique — comment convaincre Guillaume de ne pas se mettre en route pour rejoindre sa bien-aimée —, sont aussi illustrations ou miroirs de l’histoire-cadre, artifices annoncés et pris en charge par l’amant-auteur du Voir Dit. Le cas présent ne peut que nous conforter dans l’impression que nous retirions des fables passées en revue jusqu'ici: elles sont très généralement porteuses d’un double sens. Le sens avoué, ou explicite, qui déçoit parfois ou qui laisse entrevoir un léger décalage entre le propos et
3% Du rôle d’adjuvant enthousiaste aux amours de Guillaume et Toute Belle dans la première partie du livre, le secrétaire passe à celui d’opposant, ou presque, comme le fait remarquer Kevin Brownlee, Poetic Identity.…., op. cit., note 72 du ch. IV, p. 244 («Once again, Part 2 of the VD works to subvert Part 1.»).
M0 Jbid., pp. 142-143.
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son illustration#!, se double d’un sens implicite. Ce dernier se laisse décrypter de trois façons différentes: d’abord à partir des failles que contient la première interprétation de la fiction, donnée par Guillaume ou par tel autre personnage (le roi qui ne ment, le secrétaire...); mais aussi en tenant compte des écarts qu’engendre le processus de récriture par rapport aux versions connues de telle ou telle histoire; enfin en prêtant attention aux connexions qu’entretient l’histoire enchâssée avec l’histoire-cadre. Ces observations en appellent directement une autre: le bond qui doit faire passer le lecteur de l’explicite à l’implicite du texte s'accompagne d’une seconde modification en ce qui concerne l’application des micro-récits. L'enseignement que transmettent ces fictions, précisément parce qu’il n’est pas entièrement probant dans le domaine amoureux, se déplace et se reporte dans le champ de la création, de la conception d’une œuvre littéraire. Le récit concernant Circé et Picus, et plus encore celui de Polyphème et Galatée, nous apparaissent eux aussi comme des histoires à double-
fond. La deuxième, en particulier, est sans doute celle qui exploite de la manière la plus complexe les virtualités de la fable; aucun de ceux qui se sont penchés sur Le Voir Dit ne s’y est trompé, mais les problèmes posés n’ont pas toujours rencontré la même attention. Paulin Paris, quand il publia l’œuvre, gêné par la longueur exceptionnelle de cette insertion mythologique — la plus longue du livre — a tout simplement pratiqué une ablation en supprimant la fin, c’est-à-dire la «chanson de
Polyphème »*. Les critiques, au contraire, se sont tous intéressés de près à ce récit, plus qu’à tout autre même**. Nous tenterons une nou-
#1 Rappelons, pour plus de clarté, certaines des distorsions que nous avons relevées: l’histoire de Sémiramis est censée traduire le réconfort que l’amant puise auprès de sa dame mais elle démontre l'impossibilité pour Guillaume de faire devenir réalité son aspiration au rôle de chevalier-poète ;l'exemple de Coronis, destiné à tranquilliser l’amant sur la loyauté de sa bien-aimée est en fait un récit d’infidélité.
#? P. Paris prend la précaution d'indiquer cette coupure, ce qu’il ne fait pas systématiquement cependant (voir sa note, p. 294 de l’édition en question). Son dédain pour les remplois de la matière ovidienne, maintes fois relevé par la critique, provient en particulier du fait qu’il prenait par erreur ces emprunts pour des traductions directes d'Ovide. L'éditeur de l’Ovide moralisé, Cornelius de Boer, ainsi qu’Antoine Thomas (voir les articles cités) ont corrigé dès 1912 et 1914 ces erreurs d’appréciation.
* Voir William Calin, op. cit., pp. 180-181 ; Kevin Brownlee, op. cit., pp. 142-143: Jacqueline Cerquiglini, op. cit., pp. 166-168; aperçus auxquels il convient d'ajouter l’article plus récent de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Polyphème ou l’antre de la voix dans leVoir Dit de Guillaume de Machaut», L'Hostellerie de Pensée, Études sur l'art littéraire au Moyen Age offertes à Daniel Poirion par ses anciens élèves, Michel Zink et Danielle Bohler éds., Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1995, pp. 105-118.
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velle approche de ces récits, à propos desquels nous utiliserons bien sûr les résultats mis en évidence par les commentateurs contemporains, sans toutefois reprendre leurs démonstrations. 4.6.1. Circé, Picus et Canens
Nous avons déjà pu remarquer que les récits enchâssés vont souvent par paire dans Le Voir Dit: Sémiramis et Hébé sont deux allégorisations prises en charge par l’auteur pour éclairer les bienfaits — assimilables à des métamorphoses — que sa dame lui apporte; deux songes sont rapportés, à l’intérieur desquels des récits sont censés lever certaines inquiétudes de l’amant-rêveur, récits eux-mêmes dédoublés — femme de Loth et Polydectès ;histoires du corbeau et de la corneille —, soit mis à la suite l’un de l’autre, soit enchâssés. Cette binarité, que
nous retrouvons dans le discours du secrétaire de Guillaume, n’est probablement pas fortuite :elle est une des modalités de ce que nous avons déjà désigné, après J. Cerquiglini, comme des «redites ». Redite n’est pas redondance, et la mise en regard de récits deux à deux nous apparaît comme une incitation supplémentaire à les scruter. De la mise ensemble de deux histoires jaillit parfois un surplus de sens, une analogie souligne sans intervention de l’auteur tel ou tel détail significatif ; nulle part une démarche comparative ne nous semble plus s’imposer que dans le cas des fictions utilisées par le secrétaire de Machaut. Dans l’adaptation que Machaut donne de l’histoire de Circé et Picus, bon nombre de partis pris s’expliquent par le désir de faire ressortir quelques points communs entre ce récit des Métamorphoses et celui qu’il insère aussitôt après, mais aussi, bien entendu, entre ces deux fables et l’histoire-cadre. Les deux récits que retient Machaut dans cette séquence du Voir Dit sont explicitement subordonnés à une même visée argumentative, mais ils sont traités très inégalement. Dans la tirade du secrétaire, les
exemples ovidiens sont rattachés aux périls qui menacent Guillaume s’il se met en route: les bandits de grands chemins sévissent et pourraient le retenir en otage plusieurs jours; des intempéries sans précédent — vent et neige, nous sommes en novembre — s’abattent sur le pays; Guillaume est de surcroît sujet à des accès de goutte. Malgré ses pouvoirs d’enchanteresse, Circé ne suffirait pas à sortir Guillaume de toutes les passes
difficiles qu’il aura à franchir, l’avertissement est lancé avant même que le secrétaire raconte l’aventure ovidienne: Ne vous porroit elle [= Circé] conduire, Tant sceüst bien ses charmes cuire,
Que ne vous en repentissiez
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«DIRE PAR FICTION »
Et en grant peril ne fussiez De corps, de membre ou de chevance, Ou d’avoir aucune grevance. (VD, vv. 6670-6675)
Ce raccord des fables — celle de Circé, mais aussi celle de Polyphème — aux circonstances historiques, météorologiques et autres est assuré à nouveau à la fin de chaque insertion”. Polyphème, lui, ne sera pas envisagé comme un possible secours face à l’adversité, mais au contraire comme un danger presque négligeable — il s’agit bien sûr d’une hyperbole, vu ce qui est dit de la cruauté du géant — en comparaison de ce qui attend le voyageur sur les routes. Mais, en dépit de leur fonction rhétorique semblable, les deux fables ne sont pas récrites selon les mêmes modalités : la première est considérablement raccourcie par rapport à son modèle, tandis que la seconde, selon les termes de J. Cerquiglini, «prend, à l’image du personnage, une place et une importance gigan-
tesques »**. Le récit concernant Circé et Picus occupe 282 vers dans l’Ovide
moralisé*” et il est ramené à 58 vers seulement dans Le Voir Dir. Les parties du texte-source qui disparaissent sont essentiellement la scène au cours de laquelle Circé tente de séduire Picus, grâce à un prodige qu’elle accomplit à la faveur d’une partie de chasse”, ainsi que la recherche de Picus par ses compagnons, et la métamorphose de ceux-ci
en bêtes sauvages par la magicienne””. Ainsi élaguée, l’histoire présente des analogies plus frappantes avec celle qui suivra et avec le cas de Guillaume et de sa dame. Le schéma de l’action est nettement ramené à une situation triangulaire — Circé, Picus et Canens, femme aimée de ce dernier —, semblable à ce qu’on retrouve dans le récit qui suit: Polyphème est amoureux de Galatée, mais elle est elle-même éprise d’un autre, Acis. Bref, le motif qui ressort de cette juxtaposition
** Passage omis par le copiste dans le ms. F et emprunté par Paul Imbs au ms. A (nous ne citons cependant pas en italiques, contrairement à l'usage en vigueur dans cette édition). Se reporter sur ce point à l'introduction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet (op. cit., pp. 28-30).
# Cf. les vv. 6734-6741, p. 618 et vv. 7160-7172, p. 644 déjà cités dans les pages consacrées à la filiation entre Le Jugement dou Roy de Navarre et Le Voir Dit (4.1.2).
#$ Jacqueline Cerquiglini-Toulet, p. 105. #7 #$ * 0
«Polyphème ou l’antre de la voix..….», art. cit.
Ovide moralisé, livre XIV, vv. 2675-2956, op. cit, t. 5, pp. 77-84. Le Voir Dit, op. cit., vv. 6676-6733, pp. 616-618. Ovide moralisé, livre XIV, vv. 2751-2894 (soit 144 v.). Jbid., vv. 2895-2956 (soit 62 v.).
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est celui de la jalousie, préoccupation qui coïncide avec celle de Guillaume à l’instant de son histoire où se situent ces fables. Indice certain qu’une intention différente de celle du secrétaire préside à la mise en série de ces exemples. En même temps que le paradigme de la jalousie — encore illustré par le cas de Phébus et Coronis —, le récit concernant Circé et Picus en ouvre un autre, plus inattendu peut-être : celui de la laideur. Il n’est en effet pas indifférent que dans la version courte que Machaut propose soit néanmoins mentionnée avec insistance la beauté de Picus avant sa métamorphose, beauté éphémère qu’anéantit ensuite Circé par dépit: Et si fu de façon si gente, Si biaus, si cointes, si jolis,
Si gens, si apers, si polis Et pleins de si tresbon affaire Com Nature le savoit faire [...] Si que Piquus mué pour ce a En un oisel de lait plumage Qu'on treuve souvent en boscage. (VD, vv. 6679-6683 et 6703-6705)!
Détail d’autant plus intéressant qu’il correspond à une modification par rapport à ce qu’on peut lire dans l’Ovide moralisé: le plumage du pic prend les couleurs du manteau que portait le personnage, le pourpre de la ceinture est la teinte du corps et l’or de la frange devient une sorte
d’aigrette dorée*”. Par sa laideur, le pic peut être défini comme le premier d’une série de trois oiseaux qui connaissent un sort semblable, les deux autres étant le corbeau de Phébus et la chouette de Minerve,
remplaçante de la corneille. Dans chacun de ces trois scénarios un dieu est malheureux en amour: amours à sens unique dans les cas de Circé,
qui aime sans être aimée, et de Pallas, qui est aimée sans partager ce sentiment ; infidélité de l’être aimé, en ce qui concerne Phébus. Et à chaque fois le drame se solde par la transformation d’un être beau en une créature laide, ou par la préférence accordée à un animal d’aspect déplaisant: le beau Picus devient oiseau «de lait plumage »; le corbeau, qui «jadis plume blanche/ Havoit plus que la noif sur branche»**, prend une couleur noire et se caractérise après sa métamorphose par un chant 31 Même remarque que dans la note 132 à propos des vv. 6679-6683. Les italiques sont ajoutées par nous. 32 Ovide moralisé, livre XIV, vv. 2884-2889.
33 Le Voir Dit, op. cit., vv. 7719-7720, p. 686. Un peu plus loin, Machaut spécifie qu’il s’agit d’un bel animal par une litote: «Brief en li n'avoit riens de laït,/ Car il estoit plus blans que lait», ibid., vv. 7723-7724, p. 686.
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disgracieux («II ne fait que jangler et braire », v. 8058); quant à la corneille, ex-favorite de Pallas, elle est supplantée par la chouette Qui n’est belle, gente ne nette, Ains est orde, vilz et beccue Et sa face est toute coquë. (VD, vv. 7894-7896)
Ces mutations dans le sens de la laideur sont comme la conséquence de la discorde amoureuse. Relation de cause à effet trop systématique pour être dépourvue de sens; l’évolution des situations amoureuses va de pair avec des changements d’ordre esthétique. Sous cet aspect encore, le récit concernant Picus est comme une introduction à la fiction plus longue de Polyphème, géant caractérisé par ses dehors repoussants et par son chant disharmonieux. Le temps de l’idylle était scandé par le chant séducteur de Canens, épouse du roi Picus et sorte d’Orphée féminin auquel obéissent les éléments: Caneüs si tresbien chantoit
Que les montaignes enchantoit Et les roches faisoit mouvoir
Par son tresdoulz chanter pour voir; Les chaisnes, les cedres, les pins,
Les amangdeliers, les sapins Et tous li arbres l’enclinoient Quant son tresdoulz chanter ooïent. (VD, vv. 6716-6723)
Assimilation de la femme aimée à la « déesse du chant» (v. 6713) qui
n’est pas sans évoquer les talents de poétesse de Toute Belle, et la collaboration harmonieuse des amants dans le domaine poétique, au moment de leur entente. L’histoire de Polyphème illustrera le cas de figure inverse: amour sans réciprocité, lié — cause ou effet ?Cause er effet?— à une musique discordante. L'opposition au chant de Canens, déjà remarquée par la critique, est particulièrement flagrante: En sa main tient une flahute De .C. rosiaus dont il flahute;
Mais quant il la vuelt fort sonner, Mer et terre fait ressonner Entour lui .IIL. lieues ou .IIIL.: Ainsi se scet li vers esbatre;
Mais loing et prés tous ceulz qui l’oient De son encontre se desvoient. (VD, vv. 6790-6797)
Sous les dehors d’une digression, ou d’un récit faisant quelque peu double emploi, l'insertion narrative à propos de Circé et Picus apparaît
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en fait comme une pièce qui trouve sa place logique dans le puzzle mythologique conçu par Machaut. Elle est la matrice à partir de laquelle plusieurs thèmes de l’histoire-cadre — la jalousie, les rapports entre l’amour et le beau, la sublimation poétique du vécu — se déploient, en dehors du dialogue Guillaume/Toute Belle. Les échos obtenus par l’auteur entre les récits qu’il retient, grâce à l’adaptation des matériaux mythologiques, aiguillent le lecteur sur la voie d’un sens second. Tels sont les indices qui nous serviront encore de point de départ pour l’analyse du récit le plus long, celui ce Polyphème. 4.6.2. Polyphème, Galatée et Acis Une première remarque s’impose: l’utilisation de ce récit est une des plus complexes de tout Le Voir Dit. Pourtant, l’attitude de Machaut à l’égard de sa source prend deux tournures bien distinctes, qui recoupent la subdivision de l’histoire en deux séquences successives. Une première partie, plus proprement narrative, résulte d’un travail de recomposition sophistiqué **. La seconde partie, qu’on pourrait qualifier de lyrique — quoiqu'il s’agisse d’un lyrisme bien étrange, nous le verrons —, n’est en fait que la transcription très fidèle de «la chanson de Poly-
phème » telle que Machaut l’a trouvée dans l’Ovide moralisé””. La provenance des matériaux remployés par Machaut est aujourd’hui clairement identifiée: 1l s’agit pour l’essentiel du livre XIII de l’Ovide moralisé**, auquel il convient d’ajouter un passage du livre
XIV”, pour ce qui touche à l’aveuglement de Polyphème par Ulysse, comme l’a relevé J. Cerquiglini**. Le récit ainsi recomposé n’est plus référé au point de vue de Galatée — contrairement à ce qu’on peut lire au livre XIII de l’Ovide moralisé —, ni à celui d’ Achéménide — narrateur de la colère de Polyphème au livre XIV —, il est entièrement pris en charge par le secrétaire de Guillaume et il se subdivise en quatre sous-parties que l’on peut résumer comme suit. Un premier temps est dévolu à la présentation du géant (vv. 67426797). Il est avant tout défini par sa cruauté: c’est un dévoreur d'hommes, il coule les bateaux qui passent à sa proximité et fait preuve 34 Le Voir Dit, op. cit., vv. 6742-6917, pp. 620-630 (soit 176 vers). 355 Jhid., vv. 6918-7145, pp. 630-642 (soit 228 vers). 3 Ovide moralisé, livre XIII, vv. 3689-4147, édition citée t. 4, pp. 456-467. La chanson de Polyphème oceupe à elle seule les vers 3834-4064. 37 Jhid., livre XIV, vv. 1751-1952, édition citée t. 5, pp. 55-60.
8 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, «Polyphème ou l’antre de la voix..….», art. cit., p. 106.
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de déloyauté. Au physique, il se caractérise par son extrême laideur, détaillée en un intéressant portrait. Enfin sont mentionnés les accessoires dont il fait usage, qui sont à sa mesure: un pin et un «aviron » de cent pieds dont il se sert pour diriger ses troupeaux, une flûte de cent roseaux qui permet d’esquisser une première fois son identité de musicien-chanteur. Une deuxième séquence est consacrée à l’amour du héros pour Galatée (vv. 6798-6817). Aussitôt que ce sujet est abordé est indiqué que Galatée en aime un autre, du nom d’Acis. Le meurtre de celui-ci est rappelé, et il est dit que la fureur du géant ne se serait pas arrêtée là si celle qu’il aimait n’avait réussi à lui échapper en se réfugiant dans une grotte. C’est dans ce passage du récit que Polyphème est nommé pour la première fois (v. 6812); sa colère le pousse orgueilleusement à s’en prendre à Jupiter et à Vénus. La troisième étape rapporte l’acte par lequel Ulysse prive le cyclope de son œil (vv. 6818-6871). D'abord est mentionnée la prédiction de
Télèphe, et le mépris que lui témoigne le géant. Ensuite est raconté
l’acte lui-même et la rage que celui-ci déclenche chez la victime”. Le quatrième moment, de loin le plus long, n’est autre que la chanson de Polyphème, qui vient conclure le récit dans la version qu’en donne le secrétaire de Guillaume. Somme toute, le rapport que le secrétaire établit entre le géant et les dangers qui menaceraient Guillaume s’il prenait la route pour rejoindre sa dame est plus évident que dans le cas de Circé et Picus. La cruauté de Polyphème envers les hommes peut à bon droit être comparée à celle des brigands de grands chemins: Mais je vous promet et vous jur Qu'il [=le géant] ne vous merroit pas si dur, Se vous estiés entre ses mains,
Com li pilleur, dont il ha mains En ce pays, ne d’anemis Que dyable nous ont tramis. (VD, vv. 7160-7165)
Détail qui resserre les liens analogiques entre récit mythologique et situation réelle, le secrétaire mentionne le froid et le vent qui «[...] fait les arbres tumer/ Et plungier les coques de mer » (vv. 7170-7171), ce qui n’est pas sans rappeler les deux premiers vers par lesquels le personnage de Polyphème est introduit:
*? Une ultime parenthèse mythologique est consacrée à Énée qui évita la roche du géant dans son périple vers la Lombardie (vv. 6872-6889).
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Se vous estiés or sur la roche Du jaiant qui les nez arroche. (VD, vv. 6742-6743)
Mais l’essentiel n’est probablement pas là, et il faut bien constater que la longueur de l’histoire est hors de proportion avec le profit argumentatif que veut en tirer celui qui la raconte, surtout si l’on tient
compte du fait que cette fiction vient à la suite de celle de Circé et pourrait sembler superfétatoire, du seul point de vue de sa fonction persuasive. Il est clair, en revanche, que sous les deux aspects des rapports amoureux et de l’art poétique, le récit de Polyphème et Galatée entre en résonance avec l’histoire-cadre et présente aussi des similitudes avec la fable concernant Circé et Picus. Le schéma est triangulaire, comme dans la fiction précédente, à ceci
près que le rôle du jaloux est tenu par un homme. L'identification Polyphème/Guillaume s’en trouve donc facilitée. Le déploiement du champ sémantique de la laideur et le fait que le héros principal joue de la flûte sont encore deux autres facteurs qui unissent cette histoire à la précédente, et qui renforcent l’identification de Polyphème à Guillaume. Pour ce qui est de la laideur, tout d’abord, nous avons indiqué que ce motif apparaissait déjà à propos de Picus, transformé en oiseau de laid plumage ; le thème revient, sur le mode majeur cette fois, avec le portrait monstrueux du géant, auquel Machaut accorde une importance toute particulière, sans commune mesure avec ce qu’on rencontre dans l’Ovide moralisé: Sa crine locue et diverse Pigne des gros dens d’une herce. Un seul oeil ha emmi le front, Grant et gros, orrible et parfont; Com(me) feu rouge e[s]t soubz la paupiere; Ha plus dou tour d’une paviere. Si surcil sont de tel façon Com de la pel d’un heriçon. Ou crues de son nés se j’estoie Tous armés, bien y muceroie. La barbe est au corps afferans Qui ressemble dens de cerens,
Qu'elle est poingnans et rude et grosse. Sa bouche ressemble une fosse Puant com charongne de mors Qu'il a mengié, occis et mors. (VD, vv. 6760-6775)
Ces indications ne sont pas sans raviver le souvenir du portrait — très dépréciatif — que Guillaume brosse de lui-même au début de l’œuvre:
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Je suis petis, rudes et nyces et desapris, ne en moi n’a scens, vaillance,
bonté ne biauté par quoi vos doulz yeus me deussent veoir ne regarder [..] Et s’en veés tous les jours pluseurs meilleurs et plus biaus, sans nulle comparison, que je ne suis, qui rien ne sui encontre vous. (VD, lettre VI, p. 150 et p. 152)
Certes, rien n’est bien précis dans cet autoportrait, et l’on décèle aisément ce qu’il renferme d’humilité convenue, de flatterie indirecte pour la destinataire ;mais il renvoie aussi à la différence d’âge des personnages — et donc au décalage inévitable qui les sépare, en termes de séduction -, écart que la fable de Polyphème pousse à l’extrême. C’est aussi sous l’angle de l’hyperbole qu’il faut lire la description de l'œil unique du cyclope, enfoncé sous une arcade sourcilière particulièrement effrayante, possible allusion au fait que Guillaume se dépeint lui-même comme un homme borgne: Et se vos doulz cuers s’acorde a vos douces paroles, vous vous penriés bien prés de demourer; et aussi, s’il vous souvenoit bien de vostre borgne vallet. (VD, lettre XIII, p. 282)
Sans doute le mot «borgne » est-il polysémique en ancien français: il peut à la fois définir quelqu'un qui ne voit que d’un seul œil —- comme en français moderne —, et désigner une personne affectée de strabisme. C’est cette dernière acception qui a été retenue par l’enlumineur du ms. B.N.F fr. 1584 responsable des deux portraits de Guillaume de Machaut au sein de tableaux allégoriques — en étroit rapport avec le texte du Prologue — représentant son élection poétique par Amour et par Nature. On y reconnaît le clerc à sa tonsure, voûté par l’âge, les yeux convergeant l’un vers l’autre. Qu'importe si Machaut louchait pour de bon ou non, ce que montrent les enluminures en question, et ce qui est à retenir, c’est que Machaut a fait de ce détail une composante de sa persona, permet-
tant de jouer sur certaines identifications mythologiques*°. Les autoportraits de clercs se plaignant d’avoir perdu un œil, de Rutebeuf à Jean Molinet, en passant par Guillaume de Machaut et Eustache Deschamps, ont été analysés par J. Cerquiglini qui reconnaît là un topos à deux facettes: handicap révélateur d’une déficience plus profonde, ou d’un
*% Ajoutons au modèle du borgne, incarné par Polyphème, le contre-modèle d’Argus dont Thomas, lors ieus Argus ne que je voi ma
Guillaume se démarque dans la ballade qu’il compose en réponse à d’une espèce de contestation poétique: «Ne cure n’ay par nul tour,/ Des de joie grignour,/ Car pour plaisance et sans aÿde d’ame/ Je voi assez, puis dame.» (Le Voir Dit, op. cit., vv. 6449-6452, p. 590).
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247
autre ordre, d’une part; mais aussi regard plus aiguisé sur le monde,
obliquité du point de vue qui fait toute sa subtilité*®!. Symboliquement, le fait que le géant ne possède qu’un œil, même s’il le rattache lointainement à la famille des clercs — figure assez mal dégrossie du lyrisme —, est plutôt signe de son manque de clairvoyance. On en a plusieurs confirmations dans le récit, jusqu’à ce que cette demi (ou fausse) perception des choses devienne cécité complète: refus d’admettre l’absence de réciprocité dans les sentiments que lui porte Galatée ;auto-contemplation satisfaite à l’intérieur de la chanson, Polyphème se penchant au-dessus de l’eau se trouve beau; mépris manifesté à l’égard de la prédiction de Télèphe, qui pourtant se réalisera. Un développement tout particulier est donné à l'illusion dont Polyphème est victime au sujet de son physique, à l’intérieur de sa chanson. Certes, il s’agit de la partie du texte empruntée par Machaut à l’Ovide moralisé pratiquement sans aucune retouche, mais ce passage tire néanmoins un surplus de sens de son contexte, car il entre en résonance avec le portrait du géant donné auparavant, qui était — rappelons-le — reconstitué de toutes pièces par l’auteur: Mes vien, [Polyphème s’adresse à Galatée], si trai hors de la mer Ton biau chief, car dignes d’amer Suije bien, (car) je l’ai congneü: J'ai mon corps et mon vis veü En l’iaue ou je me sui mirés: Je sui biaus et bien atirés, Moult me pleut, quant je me miroie, La grandeur du corps que j’avoie. Esgar queje sui grans donsiaus: Ne sai quel dieu qui est es ciaus, Ce dites vous entre vous gens,
N'est pas ne si biaus ne si gens Ne si grans, ce m'est 1l avis. J'ai grant cosme que tout le vis Aveuc les espaules me coeuvre. Qui bien m'’avient. Car c’est laide euvre De cheval sans come et sans crins. [...]
Si est laide chose et villaine Homme sans barbe ;bien m'’avient Le poil qui en mon cuir se tient,
Qui est long et bien redrecié, Ainsi com soies hirecié. %1 Jacqueline Cerquiglini, «Le Clerc et le Louche: Sociology of an Esthetic», Poetics Today, 5, 1984 n° 3, pp. 479-491.
«DIRE PAR FICTION »
248 J'ai un seul oeil en mi le vis, Mais bien m’avient, ce m'est avis,
Car je l’ai grant et gros et large Ainsi comme reonde targe. (VD, vv. 7060-7076 et 7081-7089)
On s’aperçoit nettement que les éléments énumérés ici, qui sont l’objet d’autant d'erreurs d’appréciation de la part de Polyphème, font écho à la liste donnée une première fois (vv. 6760-6775, déjà cités). Les
éléments étaient indiqués à peu près dans le même ordre — cheveux, œil, barbe, auxquels était ajoutée la mention du nez et de la bouche, organes placés tous deux sous le signe de la cavité monstrueuse —, et apparaissent rétrospectivement comme des pierres d’attente, des indices préparatoires permettant au lecteur de mieux mesurer ensuite l’erreur de cet anti-Narcisse. Pareil effet de symétrie témoigne du souci de Machaut d’articuler et de faire se répondre les diverses parties de sa fiction, qu’elles soient tirées telles quelles d’une source quelconque ou refondues et adaptées à un nouveau contexte. Autre similitude, d’ordre «socio-professionnel» si l’on peut dire, Guillaume et le géant s’illustrent par leurs talents de musicien et de chanteur. Polyphème, quand il veut passer le temps, s’adonne en effet à la flûte, mais les sons qu’il en tire sont si discordants qu’ils ont pour résultat d’éloigner tous ceux qui passent aux alentours (vv. 6790-6797, déjà cités), cela est répété à deux reprises: Et quant deduire se voloit, De sa flahute flajoloit Et de ses .C. roisiaus ensemble, Si que tous li pays en tremble, Ce sembloit a ceulz qui l’ooient, Que plus que foudre le doubtoient. Si que li mauffés chante et note En son flajol ne sçai quel note. (VD, vv. 6906-6913)
En d’autres termes, la musique produite par Polyphème a des effets répulsifs, exactement contraires aux séductions qu’exercent les mélodies d’un héros comme Orphée. Une distorsion semblable à celle qui affecte sa perception de lui-même s’empare de ses rapports aux êtres et aux choses, créant l’inverse des effets habituels du lyrisme. La dégradation du chant, comme dans le cas du corbeau à l’intérieur de l’histoire de Phébus, est le reflet ou la conséquence d’une discordance universelle. Polyphème incarne une des figures possibles du lyrisme, J. Cerquiglini l’a montré par le détail: lyrisme primaire, de désaccord au monde. Elle souligne, par-delà ce qui les oppose, les similitudes entre les deux modèles de poètes lyriques offerts dans la fin du Voir Dit:
DE L'EXEMPLUM AUX «SUBTIVES FICTIONS »
249
D'un côté, Guillaume de Machaut propose comme modèles les poètes de l’espoir, l’homme sauvage, du côté du rude, ou Orphée du côté du
subtil ;de l’autre les poètes du désir: Polyphème ou Phébus*?.
La démonstration tout entière serait à citer, contentons-nous d’y renvoyer pour ce qui est de l’analyse fouillée de l’esthétique pratiquée par Polyphème: jeux phonétiques qui imitent des sons grinçants, chanson que l’on ne saurait faire entrer dans aucune catégorie répertoriée, lyrisme de la laideur. Autant dire que Polyphème représente une limite, un extrême que Machaut ne rejoint pourtant pas dans Le Voir Dit. Ce qui nous frappe particulièrement est la manière dont le personnage est bâti: tout l’oppose, point par point, à un certain nombre de héros mythologiques qui ont servi de modèles à l’amant ou au poète, à
un moment ou un autre du Voir Dit, voire dans d’autres œuvres de Machaut. Anti-Orphée et anti-Phébus du point de vue poétique, il est aussi un anti-Narcisse et un anti-Pygmalion, en tant qu’amant. L’opposition aux modèles de poètes lyriques est la plus évidente, nous l’avons indiquée et nous n’y revenons pas. Polyphème est un anti-Narcisse dans le sens où, se penchant au-dessus de l’eau pour s’y mirer — dans une attitude bien proche de celle de Narcisse —, il ne prend pourtant pas conscience de sa laideur. L’autosatisfaction dans laquelle le plonge la contemplation de lui-même a des effets contraires à ceux qu’une même impression produisait sur l’homme aimé d’EÉcho: au lieu de le détourner d'autrui, sa beauté fantasmée lui fait croire qu’il est irrésistible et suscite une folie meurtrière. Comme par un fait exprès, la tradition renferme dans le nom du rival de Polyphème — Acis — une trace phonétique raccourcie du nom de Narcisse, contre-modèle par excellence. Le géant est aussi un anti-Pygmalion. D’abord en raison de l’esthétique qu'il fait sienne, cultivant l’art de la laideur sur sa propre personne et dans ses compositions, contrairement à l’idéal de beauté parfaite que poursuit et qu'’atteint le sculpteur. Mais aussi à cause des meurtres qu’il commet, qui
le font apparaître comme une source de mort, non comme un catalyseur de vie. Notons, de surcroît, que dans ses invectives multiples, le Polyphème de Machaut s’en prend aussi aux dieux et plus spécialement à Vénus: Jupiter manace et Venus,
Et dist qu’il les estranglera, S’il les attaint, et mengera, Quant par amours le font amer Et se n’i puet trouver qu’amer. (VD, vv. 6813-6817)
3 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, «Polyphème ou l’antre de la voix...», art. cit., D'AMNE
«DIRE PAR FICTION »
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Manière de s’inscrire contre Pygmalion, qui obtint que sa création prît vie en adressant une prière à Vénus. Enfin — quoiqu'il ne s’agisse là encore, comme dans le cas d’Acis, que d’une rencontre onomastique offerte par la tradition —, le nom de celle qu’il aime, Galatée, est le même que celui de la statue de Pygmalion. Certes, la statue n’est que très exceptionnellement ainsi désignée dans les textes du Moyen Age, mais la couleur blanche qui donne son étymologie au nom propre est une caractéristique bien connue de l’œuvre de Pygmalion, taillée dans l’ivoire, et c’est une spécificité de la Galatée de Polyphème rappelée en plusieurs occurrences de la chanson: Dame debonnaire et benigne, Plus blanche que plume de cysne Ou de caillé frés en foisselle [...] [elle est plus] flechissable Que n’est verge d’osiere blanche Ou que li vins de vigne blanche. (VD, vv. 6940-6942 et 6959-6961)
Il n’y a rien d’impossible, vu la présence fantomatique de Pygmalion dans Le Voir Dit et les multiples avatars de ses contre-modèles, à imaginer que l’auteur a voulu laisser percevoir dans la figure de Polyphème un anti-Pygmalion. Sous les dehors d’un amant délaissé, atteint de toutes sortes de désordres, et préférant son chant dissonant à toute compagnie humaine, n’est-il pas une représentation extrême de l’état de Guillaume dans la phase du désamour qu’il traverse? Le poète, reportant son intérêt de la femme aimée sur le monde des représentations — portrait de la dame, livre en train de se faire —, est lui aussi un antiPygmalion. Guillaume et Polyphème se rejoignent sur ce point. Polyphème est un être susceptible de prendre diverses formes, et capable d’un certain mimétisme: 1l prend physiquement l’apparence caverneuse de l’antre qu’il habite. Les rapprochements auxquels il se prête avec différentes figures mythologiques le montrent encore, et J. Cerquiglini fait une observation du même type : «Polyphème, comme le suggère l’étymologie de son nom: “ qui parle toutes les langues indis-
tinctement ”, est une figure de l’indistinction »*®, En cela, il rappelle un autre héros polymorphe, choisi comme possible modèle d'identification du poète dans La Fontaine amoureuse: Morphée. Polyphème est son double maléfique. L’extension particulière donnée par Machaut au récit s'explique par la ductilité de ce matériau mythologique; plus que
*% Jacqueline Cerquiglini-Toulet, «Polyphème ou l’antre de la voix...», art. cit. p. 114.
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d’autres encore, il se prête aux réinterprétations et aux superpositions de sens. Bien que la dette de Machaut envers l’Ovide moralisé soit ici la plus manifeste — à travers la chanson de Polyphème -, c’est aussi dans la récriture de cet exemple que l’auteur affirme le plus sa liberté. Peutêtre faut-il même voir dans la partie recopiée — la plus reconnaissable pour le public de Machaut, familier de l’Ovide moralisé — la caution de celle qui a été reconstruite. La leçon ne passera pas inaperçue aux yeux de Froissart, qui mélange volontiers mythes du répertoire et pseudomythes de sa création. À sa manière, Machaut montre la voie de l’invention. Une évolution particulièrement nette ressort du parcours que nous avons suivi parmi les œuvres de Machaut. Le Voir Dit, tout en faisant usage d’exempla au sens le plus ordinaire du terme, apporte quantité d'illustrations de ce que Guillaume de Machaut appelle les «subtives fictions ». En ce sens, conclure sur Le Voir Dit équivaut à synthétiser les diverses pratiques de cet auteur dans l’emploi des micro-récits. Le terme de fiction, mot rarissime dans les dits amoureux de Guillaume de Machaut, met l’accent sur l’acte d’appropriation et de renouvellement dont les matériaux légués par les Anciens font l’objet. L’adjectif «subtil» s'applique au moins tout autant à l’emploi poétique des micro-récits en question qu’au décryptage attentif que ceux-ci supposent de la part de leurs lecteurs. L’essentiel du Voir Dit n’est pas dans l’aventure pseudo-autobiographique d’un vieillard amoureux, et la «définitive sentence » des fictions — leur sens ultime, si l’on préfère —, nous l’avons souvent observé, ne réside pas dans les liens explicites qu’elles entretiennent avec l’histoire-cadre. Au sein du dit, le rôle des fictions est de redire: redire les joies et le malheur de l’amant, son attitude de dévotion à l’égard de l’être aimé, sa jalousie... Il est un indice frappant des jeux de miroir entre le je et ses alter ego mythologiques: le redoublement de bon nombre des récits. Une apparente redondance unit fréquemment deux fictions jumelles. C’est le cas de Sémiramis et Hébé, de la femme de Loth et Polydectes, des deux situations triangulaires enfin: Circé, Picus et Canens, d’une part; Polyphème, Galatée et Acis, d’autre part. Ces duplications de microrécits montrent qu’en redisant l’histoire, la fiction ne répète pas exactement ce que les lettres et le récit nous ont appris;elle dépasse le plan anecdotique de l’histoire-cadre pour délivrer un message d’une autre nature. Le constat d’échec auquel l’auteur est amené du point de vue de son histoire d’amour avec Toute Belle se redouble d’une revendication: l’art poétique de Machaut dans Le Voir Dit - comme c'était le cas dans La Fontaine amoureuse — se définit comme une «nigromance », une activité de sublimation capable de rivaliser avec la vie.
DS?)
«DIRE PAR FICTION »
Le lyrisme et la magie déployés par Phébus, tout comme le lyrisme dissonant de Polyphème sont les remedia amoris inventés par Machaut. Les fictions écrivent donc, en contrepoint à l’histoire d’amour ratée, l’histoire réussie du livre en train de se composer, de l’acte poétique observé sur le vif.
CHAPITRE III
JEAN FROISSART : RECRITURES ET TROMPE-L’ŒIL Il est assez naturel de traiter les dits amoureux de Froissart à la suite de ceux de Machaut, d’abord pour de simples raisons de chronologie. Cette option amène, certes, à dissocier les deux auteurs; toutefois cette solution est dictée par les faits :une influence très nette de Machaut sur Froissart est observable, mais cette influence est unilatérale et reste nondite, elle n’est l’objet d’aucune réflexion métadiscursive de la part de celui qu’on pourrait désigner — provisoirement — comme l’«imitateur » de Guillaume de Machaut. Reprécisons-le d’abord, l’œuvre poétique de Jean Froissart est postérieure à la période d’activité de Guillaume de Machaut dans le domaine des dits amoureux. Les débuts de Froissart dans ce genre littéraire datent à peu près de 1361, moment vers lequel on situe la composition du Paradis d'Amour', c’est-à-dire peu de temps après que Machaut a composé La Fontaine amoureuse. Toutes les autres œuvres qui retiendrons notre attention ont été écrites après le Voir Dit, dernier dit amoureux de Machaut, composé vers 1365: L’Espinette amoureuse daterait selon son éditeur de 1369, La Prison amoureuse de la deuxième moitié de 1372 ou du début de 1373°, Le Joli Buisson de Jonece de 1373".
! Jean Froissart, Le Paradis d'Amour, Peter F. Dembowski éd., Genève: Droz (TLF n° 339), 1986, pp. 40-82. L'éditeur du texte place la rédaction de l’œuvre «entre le commencement de 1361 et la fin de 1362» (op. cit., p. 13). ? Jean Froissart, L'Espinette amoureuse, Anthime Fourrier éd., Paris: Klincksieck, 1963 (seconde édition entièrement revue, 1972). Sur la date, voir les pp. 32-34. Nous
abrégeons le titre de cette œuvre, dans les références de nos citations, sous la forme :EA. 3 Jean Froissart, La Prison amoureuse, Anthime Fourrier éd., Paris: Klincksieck,
1974. Sur la date, voir les pp. 28-29. Titre abrégé en PA à la suite des citations. 4 Jean Froissart, Le Joli Buisson de (TLF n° 222), 1975. L'auteur lui-même songe qu’il rapporte au début de l’œuvre vv. 859-860, p. 76. Titre abrégé en JBJ à
Jonece, Anthime Fourrier éd., Genève: Droz
fournit une indication de date, en situant le dans la nuit du 30 novembre 1373, cf. op. cit., la suite des citations.
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254
Autant dire que les ouvrages lyrico-narratifs d’une certaine ampleur” de Jean Froissart sont contemporains de la vieillesse de Guillaume de Machaut: période où ce dernier n’écrit plus — sa dernière œuvre, La Prise d'Alexandrie, date de 1369 —, mais où ses dits bénéficient encore, sans aucun doute possible, d’un très grand succès. Bon nombre d’aspects des dits amoureux de Froissart ne prennent leur sens que par rapport à l’œuvre de Guillaume de Machaut, sans pour autant que le nom de Machaut apparaisse jamais sous sa plume. Christine, quand elle emprunte un modèle à Machaut, procède à la manière de Froissart, c’està-dire sans signaler sa dette. Il faut attendre Eustache Deschamps et les arts de seconde rhétorique pour que le nom de Guillaume de Machaut soit explicitement invoqué à titre d’autorité, en matière poétique®. Néanmoins, Froissart est un témoin précieux de la réception qu’a connue son prédécesseur :on ne copie un écrivain, ou on ne rivalise avec lui - même,
ou surtout, Sans le dire —, que si celui-ci connaît le succès. Le phénomène a été mis en évidence et étudié une première fois voilà déjà de nombreuses années par Jakob Geiselhardt’, sans pour autant que cette recherche ait suscité beaucoup de travaux prenant simultanément en compte les deux auteurs*. Assurément, il ne s’agit que d’une influence * Nous avons délibérément exclu de notre corpus les dits plus courts contenus dans: Jean Froissart, «Dits» et «Débats», Anthime Fourrier éd., Genève: Droz (TLE n° 274), 1979. Nous n'avons pas non plus retenu L’Orloge amoureus, publié par P. FE Dem-
bowski dans le même volume que Le Paradis d'Amour, op. cit., pp. 83-111. Ce dernier texte relève de ce qu’on est convenu d'appeler, après Marc-René Jung, l’allégorie statique. Œuvre à part, en raison du mètre utilisé — le décasyllabe, comme dans une œuvre de Machaut du même type: Le Dit de la Harpe —, de l’absence d’insertions lyriques, et de l’absence de toute allusion à la mythologie. Rappelons l'existence de deux ballades d’Eustache Deschamps sur la mort de Guillaume de Machaut, premier exemple dans l’histoire des lettres françaises de tombeau littéraire, poèmes auxquels le même vers sert de refrain:
«La mort Machaut, le
noble rethorique » (dans ses Œuvres complètes publiées par le Marquis Queux de SaintHilaire et Gaston Raynaud, Paris: Firmin-Didot, SATE, t. 1, 1878, ballades 123 et 124, pp. 243-246). Voir aussi les Règles de la Seconde Rhétorique, dans: Ernest Langlois, Recueil d'Arts de seconde rhétorique, Paris: Imprimerie Nationale, 1902. Dès le début de l’ouvrage sont cités en exemple un certain nombre de poètes;à la suite de Guillaume de Lorris, Jean de Meun et Philippe de Vitry est mentionné «maistre Guillaume de Machault, le grant retthorique de nouvelle fourme, qui commencha toutes tailles nouvelles, et les parfais lays d’amours », op. cit., p. 12. 7 Jakob
Geiselhardt,
Machaut
und Froissart,
Ihre literarischen
Beziehungen,
Weida i. Th., 1914. * Citons toutefois quelques uns des articles traitant de Machaut et Froissart; outre l'ouvrage de Daniel Poirion, Le Poète et le Prince…., op. cit., d’autres études ont porté sur les relations entre écrivain professionnel et commanditaires nobles. Voir notamment: Nigel Wilkins, «A Pattern of patronage: Machaut, Froissart and the Houses of
JEAN FROISSART : RÉCRITURES ET TROMPE-L ŒIL
255
unilatérale, exercée par Machaut sur Froissart, sans aucun effet en retour.
L’empreinte de Machaut est flagrante en ce qui concerne l’usage de l’allégorie et de la mythologie, la place du je dans l’œuvre, mais aussi pour ce qui est de la structuration du dit: la mode de l’insertion lyrique est systématiquement adoptée dans les ouvrages de Froissart que nous avons retenus, et La Prison amoureuse offre même un exemple de reprise du panachage plus complexe dont Le Voir Dit fournit le modèle, mélange d’octosyllabes, de pièces lyriques et de lettres en prose. Nous serons amené à revenir souvent sur les liens étroits qui unissent telle ou telle œuvre de Froissart à tel dit amoureux de Machaut, car la critique s’est parfois arrêtée à quelques ressemblances d’ordre général — comme la présence de lettres en prose dans un des dits de chacun de ces deux auteurs, exemple que nous venons de citer —, sans toujours prêter assez d’attention au fait que se mêlent simultanément les influences de plusieurs œuvres de Machaut dans certaines créations de Froissart. Le remploi d’un type d'écriture — récit à la première personne, ou pseudoautobiographie —, et de certains matériaux — situations allégorisées, insertion de fictions —, sont à rattacher à une problématique plus sophistiquée que lorsque nous nous intéressions à Guillaume de Machaut seulement: perspective dans laquelle l’originalité et l'innovation prennent plus de place. L’intertextualité — qui jouait déjà un rôle essentiel dans la compréhension, mais aussi dans le plaisir, que le public devait retirer des œuvres de Machaut — est une composante du dit que Froissart porte au carré, et dont il extrait sans doute de nouveaux effets de sens. Bien sûr, l'influence de Guillaume de Machaut ne saurait occulter
l’importance que revêtent d’autres œuvres, notamment Le Roman de la Rose et l’Ovide moralisé, pour la lecture et l’interprétation des dits de Jean Froissart. Le songe comme cadre du récit et l’identification du poète à la figure de l’amant dans Le Paradis d'Amour sont, à l’évidence — pour ne dire que quelques mots de l’œuvre où cela frappe le plus — des éléments qui proviennent de Guillaume de Lorris”. Toutefois, ces caracLuxembourg and Bohemia in the Fourteenth Century», French Studies, 38, 1983, pp. 257-284; Douglas Kelly, «The Genius of the patron: the Prince, the Poet and Fourteenth-Century Invention», Studies in the Literary Imagination, 20, 1987 (R. B. Palmer éd., Chaucer's French Contemporaries: The Poetry/Poetics of Self and Tradition), pp. 77-97. Mentionnons aussi Rosemary Morris, «Machaut, Froissart, and the Fictionalization of the Self», Modern Language Review, 83, 1988, pp. 545-555. ? Le début du songe coïncide avec le commencement de l’œuvre, vv. 31-32: «Je
m’endormi ne précède «Plaisance, failli.» Op.
en tels pensees/ Que chi vous seront recensees.»; le réveil de l’amant-poète que d’une cinquantaine de vers la fin du Paradis d'Amour, vv. 1683-1685: ce m’est vis, m’atouce;/ Pour ceste cause tressalli/ Adont mon songe cit., p. 40 et p. 81.
256
«DIRE PAR FICTION »
téristiques apparaissaient déjà dans Le Dit dou Vergier de Machaut; l’air de famille qui rattache ces textes l’un à l’autre prime sur la parenté que Froissart entretient avec Le Roman de la Rose, comme cela a été
remarqué par J. Geiselhardt'°. Notons au passage que ces œuvres constituent, chacune de son côté, la toute première tentative de Machaut ou de Froissart dans cette veine, comme si ces auteurs en apprentissage étaient restés très proches du modèle par excellence du songe allégorique. Les traces les plus flagrantes!' laissées par Le Roman de la Rose prennent, dans les œuvres suivantes de Froissart, la forme que leur a donnée Machaut dans ses propres textes. Le songe, ou la vision, ne serviront bientôt plus de cadre au récit dans sa totalité, mais ils constitueront seulement des étapes dans la révélation d’une destinée: celle du prince commanditaire dans La Prison amoureuse, celle du je amant-poète dans L'Espinette amoureuse et Le Joli Buisson de Jonece. Bref, l’intertexte du Roman de la Rose est à envisager, dans le cas de Froissart, à travers un filtre: l’adaptation de cet hypotexte donnée par Machaut, notamment, nous le verrons, dans La Fontaine amoureuse et Le Voir Dit.
Ces remarques préliminaires s’appliquent aussi à l’usage que fait Froissart de la mythologie en général, et plus particulièrement aux récritures que lui inspire l’Ovide moralisé, véritable répertoire de fables dont le succès auprès du public cultivé n’a fait que s’accroître au fil du XIV* siècle. Il ne fait pas de doute, pour nous en tenir à un seul exemple, que l'insertion du jugement de Pâris au début de L’Espinette amoureuse ne prend tout son sens qu’au sein d’un panorama littéraire assez étendu. Certes, l’histoire de Pâris est bien connue — elle l'était déjà au Moyen Age, bien avant que ne se répande l’Ovide moralisé —, et son remploi par Froissart est en soi porteur de sens, même sans tenir compte des œuvres de ses contemporains. Mais le public des cours auquel le poète adresse ses dits est le même que dans le cas de Machaut; chacun de ces deux auteurs a notamment entretenu des rapports étroits avec la famille de Luxembourg. Jean l’ Aveugle, auquel Guillaume de Machaut a dédié Le Jugement dou Roy de Behaingne, est présenté comme un modèle d’héroïsme par Froissart au seuil de La Prison amoureuse, dit lui-même indissociable de la destinée d’un autre membre de la même lignée,
OP Ci ANT ll Il convient d’indiquer dès à présent que les allusions au Roman de la Rose sont nombreuses chez Froissart, et qu’elles ne se limitent pas à la reprise de quelques artifices somme toute assez répandus, comme le songe. L'auteur multiplie même les clins d’œil et pratique la citation d’une manière plus appuyée que Machaut, citations parfois littérales.
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Wenceslas de Brabant!?. La mort de Jean de Luxembourg à la bataille de Crécy est rappelée en une cinquantaine de vers!3, avatar poétique d’un épisode de la Guerre de Cent Ans restitué plus en détail dans les Chro-
niques*.Ces quelques indications suffisent à montrer que l’«horizon d’attente» de Machaut et de Froissart est le même* et que les lecteurs ou les auditeurs de L’Espinette amoureuse — pour revenir à l’exemple du jugement de Pâris qui nous servait de point de départ — étaient à coup sûr en mesure d'apprécier le jeu des allusions, des ressemblances et des écarts que Froissart cultivait par rapport à La Fontaine amoureuse à moins de dix années de distance de son concurrent. Il serait cependant excessif, et inexact, de réduire la production lyrico-narrative de Jean Froissart au simple statut d’imitation; comme l'écrit Anthime Fourrier dans la préface de son édition de La Prison amoureuse: «on a l'impression que, s'inspirant [...] de Machaut, Froissart a voulu, en suivant la même piste, rivaliser avec son illustre devancier en faisant mieux et autrement: émule et non point épigone »". Précisons, avant d'aborder ce corpus en détail, quelques uns des changements essentiels que Froissart apporte à ce «genre» littéraire. Deux différences notables par rapport à l’art poétique de Guillaume de Machaut frappent immédiatement le lecteur: premièrement la place faite au je n’est pas exactement la même, elle rapproche davantage l’œuvre de Froissart de ce que nous appellerions en termes modernes l’«autobiographie », disons du moins que l'illusion autobiographique se trouve accrue ; deuxièmement, la part réservée aux récits mythologiques 1? Sur les liens entre La Prison amoureuse et les événements historiques - démêlés du duc de Brabant avec Juliers de Gueldre, bataille de Baesweiler, captivité de Wences-
las de Brabant —, se reporter à l'introduction d’A. Fourrier, op. cit., pp. 20-28. 5 La Prison amoureuse, op. cit., vv. 65-108, pp. 39-40. Sur les liens de Machaut et de Froissart avec les lignages de Luxembourg, Brabant, Bohême, se reporter à l’article cité de Nigel Wilkins, «A Pattern of patronage...». Pour ce dernier, la circulation des artistes et des œuvres dans ce milieu ne fait aucun doute, art. cit., p. 257.
4 Jean Froissart, Chroniques, Siméon Luce éd., Société de l'Histoire de France, 1869, t. 3, $ 270. 5 Le Dit dou bleu Chevalier de Froissart révèle un autre point de contact entre les milieux où évoluent les deux auteurs: cette œuvre courte (504 vers) traite en effet des
souffrances psychologiques endurées au cours de sa captivité par l’un des otages français retenus en Angleterre en vertu du traité de Brétigny. Le chevalier en question, dont le poète n’indique pas le nom, est en tout cas un compagnon d’infortune de Jean de Berry, auquel est dédié par Machaut dans les mêmes circonstances La Fontaine amoureuse. Cf. Jean Froissaït, «Dits» et «Débats»…., op. cit., intr. pp. 52-60, texte pp. 155170. Voir aussi Normand R Cartier, «Le Bleu Chevalier. Guillaume de Machaut, Froissart», Romania, 87, 1966, pp. 289-314.
16 La Prison amoureuse, op. cit., intr. p. 16.
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est augmentée, et surtout le traitement des fictions, le rôle qu’y tient l'invention, sont considérablement modifiés. Sous le premier aspect, celui de l’apparence autobiographique, une distinction s’impose immédiatement entre deux sous-ensembles: Le Paradis d'Amour et La Prison amoureuse sont des œuvres à l’intérieur desquelles l’aventure du je est pour ainsi dire inexistante”, ou réduite à sa plus simple expression, même si la fiction du poète-amant, inspiré par son propre «sentement », y est maintenue ; L'Espinette amoureuse et Le Joli Buisson de Jonece, qui forment une espèce de diptyque, sont en revanche deux dits dans lesquels l’illusion du vécu se trouve poussée à son paroxysme. Ces deux derniers textes se présentent en effet comme la transcription par un je narrateur de sa propre expérience: initiation amoureuse dans la première des deux œuvres, renoncement aux futilités de l’amour dans la seconde, pour en schématiser le contenu. Le poète ne se fait dans aucun de ces deux cas l’interprète d’un prince: c’est sa propre histoire qu’il est censé rapporter. Le récit est chargé de détails anecdotiques, surtout dans L’Espinette amoureuse, qui donnent à l’aventure un aspect personnel. Froissart semble même multiplier à plaisir les effets de réel, prétendument puisés dans sa mémoire, comme l’énumération des jeux auxquels il se livrait enfant (vv. 151-248), ou la traversée en mer qui le fait accoster en Angleterre quand il décide de s'éloigner du pays où vit celle qu’il aime (vv. 2469-2524). II est des allusions encore plus précises à la réalité vécue par Froissart en tant qu’écrivain professionnel, dans Le Joli Buisson de Jonece: répondant aux injonctions de Philosophie, le je narrateur, qu’on ne peut pas ne pas identifier à Froissart, énumère les personnages historiques au service desquels 1l a travaillé (vv. 230-373). La liste est longue et permet de reconstituer la carrière de l’homme de lettres. C’est à la même fierté
17 À propos de la seconde de ces deux œuvres, A. Fourrier esquisse une comparaison Froissart/Machaut: «II y avait encore un semblant d'’intrigue dans Le Voir Dit de Machaut; il n’y en a plus dans La Prison amoureuse de Froissart». Op. cit., p. 15. Assertion qui serait toutefois peut-être à nuancer: La Prison amoureuse est un de ces ouvrages qui contient en lui-même l’histoire de sa conception (celle-ci résulte d’une collaboration entre le poète et un prince, poète lui-même et commanditaire), et qui ressemble plus à La Fontaine amoureuse, de ce point de vue, qu’au Voir Dit. Certes, on ne saurait considérer l’histoire du livre en train de se faire comme une «intrigue» au sens strict, mais du moins peut-on l’envisager comme une représentation par lui-même de l’écrivain professionnel dans l’exercice de ses fonctions.
# Alice Planche, «Culture et contre-culture dans L'Espinette amoureuse de Jean Froissart: les Ecoles et les Jeux », L'Enfant au Moyen Age, Littérature et Civilisation, Aix-en-Provence, CUERMA, Université de Provence, 1980, pp. 389-403.
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d’auteur que doit être rattachée l’énumération, dans cette œuvre, des poèmes qu’il a composés jusqu’alors/”?. Pourtant, un certain nombre de facteurs empêchent le lecteur de céder tout à fait au mirage autobiographique. Il convient de placer au premier rang de ces indices le type de signature auquel recourt l’auteur dans ses dits amoureux. C’est au moyen d’une anagramme qu’il glisse son nom et celui de sa dame à la fin de L’Espinette amoureuse, par exemple, en accompagnant cette énigme d’un vœu ironique à destination du lecteur: «Or doinst Diex que vos pourpos [= déchiffrer les anagrammes] faille »
(v. 4189)”. Par un moyen différent, les noms de l’auteur et du commanditaire sont masqués dans La Prison amoureuse: le prince qui demande au poète de mettre ses talents à son service signe, dès sa première lettre, au moyen d’une «devise» [i. e.: un emblème] qu’il gardera tout au long de l’œuvre, il ne se désigne jamais autrement que du nom de Rose, même si un certain nombre d’éléments permettent de reconnaître, entre les lignes, le personnage ayant réellement existé de Wenceslas de Brabant. Le je poète, écrivain de métier, organisateur de l’œuvre et lui-même amant dont les aventures sont rapportées en contrepoint à celles du prince, se choisit une «devise » similaire: «Flos » (vv. 888-890), terme
duquel il se désigne sans se nommer vraiment, mais qui signale par son origine latine l’identité de clerc de son utilisateur. On mesure la différence qui sépare ces façons de signer — anagrammes ou sorte de pseudonymes — de celle, non cryptée, placée en tête des Chroniques, qui situe bien plus précisément l’auteur dans la réalité socio-historique: Et pour ce que où temps advenir on sace de verité qui ce livre mist sus, on m'’apelle sire Jehan Froissart, prestre net de le ville de Vallenchiennes, qui mout de paine et de traveil en euch em pluiseurs mannierres ainchois que je l’euisse compillé ne acompli, tant que de labeur de ma teste et de l’exil de mon corps?!. ® Le Joli Buisson de Jonece, op. cit., vv. 443-457, p. 62: «Voirs est q’un livret fis jadis/ Qu’on dist l’Amoureus Paradis! Et ossi celi del Orloge,/ Ou grant part del art d’Amours loge;/ Apriés, l'Espinete amoureuse,/ Qui n’est pas al oÿr ireuse;/ Et puis l’Amoureuse Prison,/ Qu'en pluiseurs places bien prise on,/ Rondiaus, balades, virelais,/ Grant fuison de dis et de lais ;/ Mais j’estoie lors pour le tamps/ Toutes nouveletés sentans/ Et avoie prest a le main/ A toute heure, au soir et au main,/ Matere pour ce dire et faire ». Pareille liste n’est pas sans rappeler le célèbre prologue du second des romans de Chrétien de Troyes: Cligès, A. Micha éd., Paris: Champion (CFMA n° 84), 1957 (voir les vv. 1-7). 2 Froissart glisse également son nom, sans appeler toutefois l’attention du lecteur sur cette nouvelle anagramme, dans Le Joli Buisson de Jonece, op. cit., vv. 930-931,
pp. 78-79: «[...] Je me voel retraire al ahan./ Frois a esté li ars maint an». 21 Jean Froissart, Chroniques. Dernière rédaction du premier livre, G. T. Diller éd., Genève: Droz (TLF n° 194), 1972. Prologue Il. 19-23.
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Le cryptage anagrammatique ou pseudonymique des noms fait partie des éléments qui doivent nous retenir d’identifier hâtivement le je narrateur des dits à l’auteur de ces œuvres. Autre aspect jouant dans le même sens: les représentations très contrastées que le je donne de luimême dans L'Espinette amoureuse et dans Le Joli Buisson de Jonece ne peuvent être prises exactement comme des autoportraits qui correspondraient à la réalité du moment où Froissart écrit. Dans L’Espinette amoureuse, le poète raconte son premier émoi sentimental, particulièrement précoce si on l’en croit, puisque celui-ci se serait produit dès le temps où il sortait de l’enfance. Le souvenir de cet amour est encore intact chez le poète au moment où 1l compose son œuvre: N'est heure qu’il ne m’en souviegne. Vous avés esté premerainne, Aussi serés daarainne. (EA, vv. 3904-3906)
Assez curieusement, le je qui commence une œuvre nouvelle, quelque quatre ans plus tard seulement, se présente au seuil du Joli Buisson de Jonece comme un vieillard ou du moins comme un homme qui n’aurait plus longtemps à vivre: Des aventures me souvient Dou temps passé. Or me couvient,
Entroes que j’ai sens et memore, Encre et papier et escriptore, Kanivet et penne taillie,
Et volenté apparellie Qui m’amonneste et me remort, Que je remonstre avant me mort Comment ou Buisson de Jonece Fui jadis, et par quel adrece. (JBJ, vv. 1-10)
Attitude qu’il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre et qui appartient plus à une tradition littéraire — celle des adieux au monde ou du tes-
tament fictif, dont Jean de Meun et Villon” fournissent des exemples majeurs avant et après Froissart —, qu’à une réalité vécue. Il semblerait, en somme, qu’il faille s'affranchir de l’impression autobiographique que procurent les œuvres en question, le critère de l’adéquation entre ce qui est rapporté dans des textes de ce type et le vécu n’étant guère opé2 Le Testament Maistre Jehan de Meun, Silvia Buzzetti- Gallarati éd., Alessandri: Edizioni dell’Orso, 1989.
# Le Testament Villon, Jean Rychner et Albert Henry éds., Genève: Droz (T.L.F n° 208 et 209), 2 vols., 1974.
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ratoire. Comme c'était le cas chez Guillaume de Machaut, un certain nombre de détails ne prennent sens qu’à l’intérieur d’un code, d’un système de conventions littéraires et sociales ;c’est le cas par exemple de tout ce qui rappelle, dans les portraits que le narrateur brosse de luimême, son «estat» de clerc. À la couardise face au combat, ou face à l’épidémie de peste, qui signifiait chez Machaut son statut de clerc, par opposition au statut de chevalier, vont correspondre un certain nombre d’attitudes du même genre chez Froissart. C’est le sens qu’il faut donner aux détails d’apparence autobiographique par lesquels le je narrateur se différencie des personnes exerçant d’autres métiers, par exemple quand il se refuse à aider les marins au cours d’une tempête, tout absorbé qu’il est par la composition d’un poème: Bien me sovient del aventure,
Mes qu’onques j’en fesisse cure Ne qu’a cordes le main mesisse Ne de riens m’en entremesisse, Ensi me voelle Diex aidier Quant j'en arai plus grant mestier ! Mes a mon rondelet pensoie Et aparmoi le recensoie [...] (EA, vv. 2519-2526)
La même remarque s’applique à l’espèce de confession à laquelle Froissart se livre au début du Joli Buisson de Jonece; il avoue s'être
essayé sans succès au négoce et il en conclut qu’il est aussi peu fait pour le commerce que pour la guerre: Si me mis en le marcandise,
Ou je sui ossi bien de taille Que d’entrer ens une bataille Ou je me trouveroie envis ! (JBJ, vv. 94-97)
Rien n’interdit de croire qu’il s’agit d’un souvenir réel, renvoyant à une activité que Froissart aurait effectivement exercée, mais tout porte à penser que dans l’espace stratégique de l’œuvre — qu’on pourrait appeler le prologue — où se situe cette indication, celle-ci contribue à donner une image spécifique du je, l’image d’un clerc. Impression consolidée par le développement typiquement clérical auquel se livre
le poète aussitôt après: dans les vers 111-136, l’auteur cite l'exemple
# Le fait de ne pas travailler de ses mains rappelle la pose adoptée par Rutebeuf et participe d’un topos: «Je ne sui pas ouvriers des mains » ( «Le Mariage Rustebeuf», v. 98, Poèmes de l’infortune, J. Dufournet éd., Poésie :/Gallimard, p. 66).
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historique des Romains, qui tâchaient de dépister le plus tôt possible les talents des enfants pour les faire parvenir à l’excellence dans le domaine auquel leur nature les prédisposait, pour étayer l’idée selon laquelle chacun doit cultiver ses dons, sans dévier de sa vocation. Comme chez Guillaume de Machaut, les autoportraits que Jean Froissart dessine dans ses dits sont des «portraits de condition », informés par des conventions pour une large part. La particularité de Froissart est sans doute d’entourer les représentations qu’il livre de lui-même d’un luxe inhabituel de détails anecdotiques, qui créent l’illusion référentielle. La deuxième différence notable que Froissart introduit dans le dit réside dans l’usage qu’il fait de la mythologie. Encore ne faudrait-il pas dissocier trop catégoriquement l’emploi des fables de l’écriture à la première personne, et même de l’aspect autobiographique des œuvres de Jean Froissart. L'emploi de fables, dont le narrateur souligne les analogies avec sa destinée personnelle, n’est-il pas un des moyens par lesquels l’attention du lecteur est attirée sur l’esthétisation de l’expérience ? Partant, c’est le processus d’écriture, de recréation par l’art poétique, qui est mis en avant, plus que l’aventure donnée pour vécue. Il ne peut échapper à aucun lecteur de Froissart que celui-ci accorde une place essentielle aux récits de l’Antiquité, et plus spécialement aux fables ovidiennes.
Il est, sous cet aspect, nettement influencé par la
mode lancée par Guillaume de Machaut, surtout dans La Fontaine amoureuse et Le Voir Dit. Les micro-récits occupent un espace grandissant au fil des créations de Froissart, au point de faire écrire — à tort ou à raison — à l’éditeur du dernier de ces textes: «le seul regret qu’on puisse avoir, c’est que Froissart ait quelque peu abusé dans Le Joli
Buisson de Jonece du procédé de l’emprunt mythologique »*. Plutôt qu’à l’aune d’une notion esthétique — celles d’«abus» ou de «surcharge » — c’est en nous interrogeant sur les fonctions que remplissent les récits insérés dans les ouvrages lyrico-narratifs de Froissart que nous serons le plus sûrement en mesure de les juger. Plus encore que par le nombre de vers qu’il consacre aux récits mythologiques, Froissart affirme sa singularité par une pratique unique, et entièrement nouvelle par rapport à Guillaume de Machaut: il forge pour les besoins de ses œuvres des fables «à la manière » des Métamorphoses dont on chercheraïit en vain la source, car elles sont imaginées de toutes pièces. Cette originalité, que nous appellerons, à la suite de Douglas Kelly, les «inventions ovidiennes de Froissart»*, apparaît # Le Joli Buisson de Jonece, op. cit., p. 28. *# Douglas Kelly, «Les inventions ovidiennes de Froissart: réflexions intertextuelles comme imagination», Littérature, 41, 1981, pp. 82-92.
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pour la première fois dès Le Paradis d'Amour, pour devenir dans tous les dits suivants une espèce de marque de fabrique. Dans Le Paradis d'Amour, l'invention se résume à la présence d’un nom propre seulement, celui d’'Enclinpostair, mentionné par Froissart comme un des fils de Morphée”. Cette fantaisie pourrait sembler sans importance si elle ne constituait un clin d’œil en direction de La Fontaine amoureuse de Machaut. La mention de Morphée, dieu avec lequel le poète entre en contact grâce aux interventions successives de Junon, Eole et Iris — qui sont autant de relais de sa prière —, ne peut être fortuite :elle est à coup sûr un jeu intertextuel
avec
le maître en la matière, Guillaume
de
Machaut. Du coup, l’innovation dont Froissart accompagne son allusion nous paraît emblématique des inventions qui deviendront ensuite monnaie courante chez lui: de même qu'Enclinpostair est fils de Morphée, divinité du sommeil rajeunie par Machaut dans son Livre Morpheüs, les inventions ovidiennes de Froissart seront à considérer comme les descendantes des récits mythologiques dont Machaut avait fait, quelques années auparavant, un de ses matériaux de prédilection. L'invention ovidienne, d’un usage d’abord ponctuel dans L’Espi-
nette amoureuse”, occupe une place de tout premier plan dans La Prison amoureuse, sous la forme d’un assez long récit: celui de Pynoteüs et Neptisphelé”. Cette longue insertion mythologique, de 673 vers dans une œuvre qui en comporte un total de 3899, représente même la contribution essentielle du je à la conception de l’œuvre, puisqu’elle constitue la réponse apportée par le poète à la demande que le princecommanditaire lui avait adressée de composer «un petit dittié amoureus, qui se traitast sus aucune nouvelle matere qu’on n’aroit onques veü ne oÿ mise en rime[.….]»*. Le récit concernant Pynoteüs et Neptisphelé est en quelque sorte une mise en abîme de la création poétique, un «dittié» à l’intérieur du «dittié », pour reprendre les termes mêmes qui
7 Le Paradis d'Amour, op. cit., vv. 26-32, p. 40: «Et li douls diex [=Morpheüs] fist son coumant [= obéit au commandement de Junon, priée de transmettre le message du poète],/ Car il m’envoia parmi l’air/ L’un de ses fils, Enclinpostair/ Sitost qu’en ma cambre entrés fu,/ Je ne sçai le pertuis par u,/ Je m’endormi en tels pensees/ Que chi VOUS seront recensees ».
% Une seule histoire ovidienne est de l’invention de Froissart dans L'Espinette amoureuse : celle de Papirus et Ydorée, op. cit., vv. 2673-2724, pp. 127-129. Cet exemplum imaginaire côtoie des récits attestés dans la tradition, comme le jugement de Pâris.
% La Prison amoureuse, op. cit., vv. 1316-1988, pp. 84-103. À l’histoire de Pynoteüs, il convient d’ajouter la parenthèse mythologisante bien plus courte, mais elle aussi de l’invention de l’auteur, concernant Bellorophus, vv. 164-175. 30° La Prison amoureuse, op. cit., lettre V, Il. 44-46, p. 82.
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le définissent sous la plume de Froissart’!. Nous pouvons retenir par avance que La Prison amoureuse compte parmi les œuvres les plus riches du point de vue de la réflexion de Froissart sur son art, puisqu'elle représente le seul cas où la fabrication même du livre se trouve mise en récit, et où des lettres en prose — espace propice à la métadiscursivité, nous l’avons déjà relevé à propos du Voir Dit - accompagnent et glosent le travail de collaboration littéraire entre le poète et le prince. Il est à remarquer que, dans cette œuvre, le poète définit autant son art sous l’aspect lyrique que sous l’angle de la création ou du remploi de fables. Enfin, pour clore ce rapide survol chronologique des dits de Froissart et pour tracer succinctement l’axe de progression de l’auteur dans l’art d'inventer des fictions, il nous faut indiquer la prolifération de ce type de récits dans l’ultime dit amoureux de Froissart: Le Joli Buisson de Jonece. Dans cette dernière œuvre, les histoires pseudo-ovidiennes sont au nombre de quatre: c’est tout d’abord celle du berger Thelephus [=Télèphe], racontée au poète par Vénus à l’intérieur d’un songe (vv. 1008-1103);
ce
sont
ensuite
les récits
concernant
deux
couples
d’amants imaginaires, Ydrophus et Neptiphoras (vv. 2015-2092) puis Architelés et Orphane (vv. 2102-2209), rapportés par Jeunesse: enfin intervient le cas de Cepheüs [= Céphée] et Héro (vv. 3216-3241), au sein
d’une longue liste d’amants malheureux énumérés par Désir. Certes, ces fictions côtoient de nombreuses autres références mythologiques plus conformes à la vulgate — les exemples d’Achille et Polyxène (vv. 625714) ou d’Actéon (vv. 2232-2288), notamment —, et parmi les amants célèbres cités par Désir réapparaissent bien des noms du répertoire mis
à la mode par Le Roman de la Rose ou par Guillaume de Machaut: Phébus et Daphné, Orphée, Léandre et Héro, Pygmalion, Narcisse, Pâris et Hélène. Encore convient-il d'ajouter que parmi ces derniers, deux héros subissent un traitement particulier: Orphée est présenté comme l’amoureux de Proserpine, non pas d’Eurydice (vv. 3164-3191); quant à Narcisse, loin de se montrer dédaigneux à l’égard de la nymphe Echo, il est censé l’avoir aimée et avoir péri à sa suite, inconsolable de l’avoir perdue (vv. 3252-3335). Ces distorsions flagrantes par rapport à la tradition sont un usage de la mythologie intermédiaire entre l’invention et le remploi fidèle. Ainsi la palette mythologique de Froissart se trouve-t-elle, dans sa dernière œuvre, enrichie de multiples composantes dont il nous reste à analyser les fonctions. *! Sur la prédominance du mot «dittié» chez Froissart, alors qu’on rencontre presque systématiquement le terme «dit» chez Machaut, se reporter aux remarques terminologiques d’A. Fourrier dans son introduction au volume «Dits» et «Débats», op. cit, pp. 12-22.
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I. UN UNIVERS LIVRESQUE
Une spécificité des dits de Jean Froissart né peut manquer de frapper le lecteur, dès le premier abord: il s’agit de la multitude des références littéraires dont l’auteur parsème ses œuvres. Certes, nous l’avons vu, l’intertextualité était déjà une dimension essentielle dans les textes du même genre signés Guillaume de Machaut. C’est à bon droit, par exemple, que l’on a placé ces deux auteurs dans le sillage du Roman de la Rose: ils donnent des aperçus concordants sur ce que fut la réception
de l’œuvre de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun au XIV® siècle”? Nous venons, de surcroît, d'indiquer la place prépondérante que tient la mythologie dans les quatre dits les plus longs de Froissart: là encore, nul doute que l’influence de Machaut a été décisive. Néanmoins, les rapports que Froissart entretient avec les auteurs — que ceux-ci soient lointains, comme Ovide, ou proches, comme Guillaume de Lorris et Guillaume de Machaut -—, se doublent d’un discours sur l’activité de
lecture ou sur l’usage des litres. Par cet aspect, Froissart occupe une position que nous pourrions dire charnière entre Guillaume de Machaut et Christine: il innove par rapport au premier, qui ne se représente luimême que très occasionnellement un manuscrit entre les mains, et il ouvre la voie à la seconde, chez laquelle la lecture, et plus encore l’acte
de compilation, jouent un rôle essentiel”. Or, les scènes de lecture qu’on rencontre dans les dits de Froissart, tout particulièrement dans L’Espinette amoureuse, ou les indications que le poète nous fournit sur l’interaction lecture/écriture, notamment dans La Prison amoureuse, sont de
précieux indices sur sa conception de la création littéraire. Les passages en question, sur lesquels nous allons nous arrêter à présent, devraient nous permettre de préciser les liens que Froissart établit entre trois termes : premièrement l'expérience vécue, ou donnée pour telle, deuxièmement les connaissances ou l'initiation dans tel ou tel domaine acquises par la lecture, troisièmement la restitution pseudo-autobiographique d’une expérience par des moyens narratifs et lyriques.
#2 Pierre-Yves Badel, Le Roman de la Rose au XIV: siècle.…., op. cit., pp. 82-94. # Rappelons l’un des rares moments où Guillaume de Machaut fait allusion à une lecture: il s’agit du passage situé à la fin du Voir Dit dans lequel il invoque la description de Fortune par Tite-Live, op. cit., vv. 8235-8247, p. 716. En revanche, Christine de Pizan, «fille d’estude », se dépeint souvent en position de lectrice, au début du Chemin de long Estude ou de La Cité des Dames, mais aussi dans L’Advision Cristine, lorsqu’elle se remémore sa période de formation intellectuelle.
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1.1. La lecture: un préliminaire à l’expérience et à l'écriture dans L’Espinette amoureuse Dans L'Espinette amoureuse plus que dans aucun autre de ses dits, Froissart multiplie les allusions plus ou moins explicites aux œuvres qu’il a lues: celles-ci n’apparaissent pas seulement comme des autorités, même si c’est encore une des fonctions que remplissent certains noms d’auteur — ceux de l’Antiquité, Ovide en tête —, elles sont aussi intégrées à la diégèse elle-même, et certains livres, dans leur matérialité d’objet, tiennent une place à l’intérieur de l’action. A. Fourrier, éditeur du texte, a déjà recensé les nombreuses allusions à «toutes les œuvres importantes en vers et en prose qui avaient paru avant son temps ou à son époque même »*. Il convient toutefois, dans notre perspective, de réordonner l’énumération à laquelle il procède, en distinguant les ouvrages qui servent en quelque sorte de «matrice» à L’Espinette amoureuse — et dont le titre n’est pas nécessairement cité —, ceux auxquels ne sont faites que de brèves allusions — par la mention de noms propres de personnages, notamment —, et ceux qui tiennent un rôle dans l’histoire des amants :lectures communes, livres échangés. Les œuvres-matrices, nous l’avons dit, sont essentiellement Le Roman de la Rose et les ouvrages de Machaut. Si la présence de ce dernier reste assez diffuse, l’intertexte du Roman
de la Rose est en
revanche repérable dès les trois premiers vers du dit, à travers l’expression «péage d'amour», directement empruntée au prologue placé par Guillaume de Lorris en tête de son œuvre. Bien d’autres détails trahissent cette influence, sans que le titre du livre apparaisse. Tout porte, par exemple, à penser au Roman de la Rose quand le narrateur, se remémorant ses goûts littéraires de jeunesse, confesse: Ne vosisse que rommans lire. Especiaument les traitiers D'amours lisoie volentiers [...] (EA, vv. 314-316)#.
* L'Espinette amoureuse, op. cit. intr. p. 35-36. # «Pluiseur enfant de jone eage/ Desirent forment le peage/ D’Amours paiier LP», op. cit., vv. 1-3, p. 49. Cf. Le Roman de la Rose, op. cit., Vv. 21-22: «EI vintieme an de mon aage,/ el point qu’ Amors prent le paage/ des jones genz[...]». Autre référence au prologue du Roman de la Rose, à l’intérieur du Joli Buisson de Jonece, lorsque l’auteur, se remémorant ses œuvres passées, définit ainsi l’Orloge amoureus: «Ou grant part del art d’ Amours loge », op. cit., v. 446, p. 62. *% Dans cette citation et les suivantes, sauf indication contraire, c’est nous qui ajoutons les italiques.
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Renvoi d’autant plus plausible à l’œuvre de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun que le narrateur rappelait, quelques vers plus tôt seulement, sa prédilection pour les jardins: Et especiaument chil estre Ou a fuison de violiers,
De roses et de pioniers Me plaisoient plus en regart Que nulle riens, se Diex me gart. (EA, vv. 304-308)
Comment ne pas reconnaître là le lieu tout désigné par les codes littéraires pour les rencontres et quêtes amoureuses allégorisées, «à la
manière » du Roman de la Rose”? Au reste, observons que le titre de j’œuvre-mère se trouve ainsi disséminé, glissé comme par malice, en l’espace de quelques vers. Ces clins d’œil sont pour Froissart une manière discrète d’assumer sa dette envers l’œuvre du siècle précédent. Le rapport que Froissart tisse avec Machaut est un peu plus ambigu, moins révérencieux, il s’y mêle une rivalité due à la proximité dans le temps. C’est sans doute la raison pour laquelle les allusions aux dits du maître n’apparaissent pas sous la forme de citations ou de souvenirs de lectures. Dans le contexte immédiat qui précède la mention des «traitiers d’amours », le je poète nous explique en des termes extrêmement proches de ceux qu’on rencontre dans le Prologue de Machaut qu’il fut éduqué par Amour et Nature: En ceste douce noureture Me nourri Amours et Nature: Nature me donnoit croissance Et Amours, par sa grant poissance, Me faisoit a tous deduis tendre. (EA, vv. 297-301)
Mais une pareille assertion n’a pas le même sens qu’un aveu d’admiration pour l’œuvre d’un prédécesseur. Cette discrète récriture de la scène d’élection poétique imaginée et mise en tête d’un de ses manuscrits par Machaut a pour effet de placer le je poète sur un pied d’égalité avec l’autre auteur dont il est implicitement question. Il existe bien trop de ressemblances entre L’'Espinette amoureuse et certains dits de Machaut pour qu’il s’agisse de simples coïncidences. Contentons-nous 37 Relevons un dernier exemple de ces renvois quasi explicites. Au cours d’une des toutes premières rencontres avec sa dame, le jeune homme cueille une rose de préférence à toute autre fleur: «[...] En un jardin alai jeuer,/ Ou ot esbatemens pluisours/ De roses, de lis et de flours/ Et d’autres esbas mainte cose./ Et la une vermelle rosel Cuellai sus un moult vert rosier», op. cit., VV. 982-987, p. 76.
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d’indiquer quelques uns des points communs que l’œuvre de Froissart présente avec La Fontaine amoureuse. Nous avons déjà signalé, et nous aurons l’occasion d’y revenir, que Froissart reprenait à son compte l'épisode mythologique du jugement de Pâris. Mais les similitudes concernent aussi la structure du dit dans son ensemble :comme dans La Fontaine amoureuse, Froissart insère deux pièces lyriques particulièrement longues, qui se répondent symétriquement à l’intérieur de l’ouvrage. C’est, d’une part, une Complainte de cinquante strophes, composée par l’amant durant sa maladie (vv. 1556-2355). À cette déploration répond, 4 autre part, Le Reconfort de la Dame, bâti sur une quinzaine de strophes* . À ces insertions — les plus longues de L'Espinette amoureuse —, Froissart en ajoute un grand nombre d’autres: cinq ballades, trois virelais, trois rondeaux. De surcroît, et surtout, 1l achève son ouvrage par un «lay», genre lyrique qui passe pour un des plus ardus et sur lequel il fonde l’espoir de plaire à sa dame”. Les allusions à Machaut ou imitations d’une de ses œuvres se situent la plupart du temps dans un contexte où Froissart aborde le thème de sa vocation poétique ou de sa compétence d’écrivain. C’est encore, on s’en doute, un des enjeux de la version qu’il donne du jugement de Pâris“. Bref, l'attitude de Froissart à l’égard de ce qu’on dénomme -— un peu vite — ses «modèles » est faite de nuances: elle est tantôt enthousiaste, et elle dénote dans ce cas une écriture plus ou moins imitative, tantôt plus réservée, trahissant alors une entreprise bâtie contre l’œuvre d’un rival. De moindre importance sont les éléments qui laissent deviner chez Froissart une assez vaste connaissance de la littérature de son temps écrite en langue vulgaire. On ne saurait véritablement trouver là des liens d’influence, mais on peut imaginer qu’un certain nombre de noms de personnages fortifiait la connivence entre l’auteur et son public. Le recensement de ces noms et des ouvrages d’où ils pourraient provenir a été fait par l’éditeur du texte: «le Roman d'Alexandre, puisque [Froissart] rappelle le portrait que la reine Candace fit faire du grand conqué-
* Dans la Complainte comme dans Le Reconfort de la Dame, les strophes comptent toujours 16 vers et sont hétérométriques (octosyllabes et tétrasyllabes dans la complainte, décasyllabes et tétrasyllabes dans le réconfort). Pour les détails concernant les formules métriques de ces poèmes, nous nous permettons de renvoyer à l’introduction d’Anthime Fourrier, op. cit., pp. 44-45. * «Or doinst Diex qu’il soit si bien fes/ Et par si tres bonne maniere/ Qu'il vous plaise, ma dame chiere[.….]», op. cit., vv. 3912-3914, p. 164.
Nous limitons volontairement la démonstration à quelques exemples tirés de L'Espinette amoureuse, mais il serait utile de la prolonger par l’étude des autres dits. L'occasion nous en sera donnée au moment de traiter le reste du corpus.
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rant (v. 1798-1803) [...] les Vœux du Paon de Jacques de Longuyon dont 1l évoque certains personnages (v. 2309), le Roman de Tristan et le Lancelot en prose, dont il nomme les héros (v. 2768-2769) et peut-être même le Roman de Perceforest, puisqu'il associe, tout comme l’auteur de ce dernier ouvrage, les héros de la cour du roi Arthur à ceux de la
cour d'Alexandre (v. 2308-2309)»*!. Notons que la brièveté des allusions en question ne permet guère que des conjectures, mais celles-ci n’en constituent pas moins un témoignage intéressant sur les goûts littéraires d’un certain milieu. Il est à remarquer que Froissart cite beaucoup plus souvent que ne le faisait Machaut les héros appartenant à la matière arthurienne, et plus particulièrement encore les adaptations en prose des XII et XIV° siècles. Phénomène qui pourrait trouver un facteur d’explication dans l’attachement de l’auteur à des commanditaires anglais, pour l’essentiel, qui baignent dans une culture et une idéologie où Arthur joue un rôle non négligeable“. Il est enfin deux œuvres dont les titres sont explicitement cités par Froissart et qui tiennent un rôle différent de toutes celles que nous avons mentionnées jusqu'ici : 1l s’agit d’une part de Cleomadès, roman d’Adenet le Roi, et d’autre part du Bailli d'Amour, qu’on peut identifier au poème allégorique de Mathieu le Poirier désigné, dans le seul manuscrit où 1l est conservé, comme La Cour d'Amour. Là encore, comme on pouvait le déduire des allusions plus elliptiques à des héros littéraires, les choix de l’auteur le portent vers des textes relativement récents,
puisque tous deux datent de la fin du XIII siècle. Chacune de ces deux œuvres remplit un rôle dans l’histoire: Cleomadès est le livre que la jeune fille est en train de lire au moment où le je-poète la rencontre pour la première fois et s’éprend d’elle; Le Bailli d'Amour est un ouvrage que l’amant prête à sa dame et à l’intérieur duquel il glisse une ballade de son cru, avec le secret espoir que la jeune fille la ira et comprendra les sentiments qu’il éprouve à son égard. Cette mention du goût des personnages pour la lecture, et les titres précis qu’indique l’auteur appellent plusieurs interrogations. Premièrement, des effets de mise en abîme
peuvent résulter de la place faite à la littérature à l’intérieur d’une œuvre littéraire :quelles connexions sont susceptibles d’être relevées entre les #1 L'Espinette amoureuse, op. cit. intr. p. 36. #2 Voir à ce sujet les suggestions de Rosemary Morris, «Machaut, Froissart, and the
fictionalization of the self», Modern Language Review, 83, 1988 n°3, pp. 545-555 (surtout p. 549). Se reporter aussi, à propos de l’exploitation à des fins de propagande des héros liés à Arthur, à l’ouvrage historique qu’elle cite dans cet article: Juliet Vale, Edward II and Chivalry, Chivalric Society and its context 1270-1350, Woodbridge:
The Boydell Press, 1982.
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titres indiqués par Froissart et le contenu même de L’Espinette amoureuse? Deuxièmement, l’intrication de l’expérience amoureuse et des échanges de livre, ou bien le fait que le sentiment amoureux naisse au moment où les deux jeunes gens se penchent sur le même ouvrage, ne sont-ils pas des éléments porteurs de sens sur le rapport d’engendrement que l’auteur établit entre littérature et expérience vécue ? Il a déjà été observé par la critique que le choix de Cleomadès n’était probablement pas insignifiant. Aussitôt que la jeune fille donne le titre du livre qu’elle a entre les mains, elle ajoute un commentaire laudatif et sollicite un avis critique de la part du jeune homme: [...] «De Cleamodés (sic) Est appellés. Il fu bien fes Et dittés amoureusement. Vous l’orés, si dirés comment
Vous plaira dessus vostre avis ». (EA, vv. 705-709)
Il n’est pas indifférent, au seuil d’une œuvre lyrico-narrative, de rencontrer une allusion à un roman dans lequel se mêlent, rappelons-le, octosyllabes à rimes plates et compositions lyriques. D’autant que, selon l’éditeur du texte, Adenet le Roi — qui n’est pas l’inventeur de cette formule — serait le premier auteur à avoir lui-même conçu le canevas narratif et les ornements lyriques, tandis que les insertions provenaient habituellement d’une autre source dans les œuvres de ce type“. Aveu d’une dette envers un prédécesseur ou «publicité » indirecte de Froissart pour son propre usage de la formule lyrico-narrative ? Il n’est pas exclu que l’admiration professée par les personnages pour Cleomadès soit comme un signal, une manière de raviver chez les destinataires de L’Espinette amoureuse des souvenirs de lecture et de les engager à une appréciation esthétique de l’œuvre qu’ils sont en train de lire. Ce qu’il est néanmoins important de retenir de la scène de rencontre des amants dans L’Espinette amoureuse, plus que le titre précis de l’œuvre qu'ils lisent ensemble et les analogies que celle-ci peut entretenir avec l’histoire-cadre, c’est le lien étroit qui se trouve établi entre cristallisation amoureuse et lecture. Certes, le jeune homme s’éprend — classique-
4 Albert Henry éd., Les Œuvres d’Adenet le Roi, tome 5, vol. 1 : Cleomadès, texte;
vol. 2: Cleomadès, intr., notes, tables, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1971. «Les chansons introduites par Adenet doivent être de son cru, non seulement parce qu’elles sont adaptées parfaitement à la situation où elles apparaissent, mais parce qu’on n’en trouve aucune trace dans la lyrique médiévale ». Op. cit., p. 678. Ajoutons toutefois que le Tristan en prose offre un autre exemple de panachage narration/lyrisme référable à un seul et même auteur.
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ment, si l’on peut dire — de sa dame en croisant son regard, mais une étape tout à fait particulière précède cette expérience directement vécue: le livre sur lequel les deux jeunes gens se penchent médiatise leur rapprochement, les amants ont pour premier point commun leur attirance partagée pour les œuvres littéraires, plus particulièrement pour les romans, c’est-à-dire pour des textes proches dans le temps et rédigés en langue vulgaire. La manière dont les choses lues informent l’expérience vécue, ou interfèrent avec elle, est une sorte de leitmotif dans L’Espinette amoureuse, et cette remarque n’est naturellement pas sans conséquences du point de vue de l’emploi des fables. C’est encore au goût commun des deux amants pour la lecture qu’est à rattacher le moment où apparaît le titre du Baiïlli d'Amour, ouvrage
que nous désignerons de son nom plus usuel: la Cour d'Amour“. Le Jeune homme, n’osant se déclarer de vive voix à sa dame, choisit de lui faire parvenir un poème de sa composition, qu’il glisse entre les pages d’un livre qu’il lui prête. La pièce lyrique en question est une ballade à rimes annexées ou fratrisées — c’est-à-dire que la ou les dernière(s)
syllabe(s), voire le dernier mot en entier, de chaque vers est ou sont
repris(es) au début du vers suivant” —, et elle constitue la première insertion de toute l’œuvre. Plus encore que dans le cas de Cleomadès, il serait probablement vain de chercher une raison précise au choix de l’œuvre de Mathieu le Poirier :tout au plus y reconnaîtra-t-on une résurgence de la partie du Roman de la Rose écrite par Jean de Meun*. Ce qui frappe davantage est l’espèce de mise en abîme pratiquée à cette occasion par Froissart: à l’insertion textuelle de la ballade dans la trame narrative en octosyllabes correspond, dans la diégèse, le fait d’enclore la «cedule » [= petite feuille] sur laquelle est copiée la ballade à l’intérieur d’un livre. Ne s’agit-il pas là d’une façon d’attirer l’attention du lecteur sur la pratique de l’insertion, donc sur l’activité créatrice du jeune homme, manière de signifier que l’écriture prend le pas sur le # Mathieu Le Poirier, «Le Court d'Amours» et la suite anonyme de la «Court d’Amours», T. Scully éd., Waterloo (Ontario): Wilfrid Laurier University Press, 1976.
# Nous adoptons les termes proposés par Jean Mazaleyrat, Éléments de métrique française, Paris: Armand Colin (collection U 2), 1974. Cf. pp. 186-187; ces désigna-
tions paraissent plus appropriées que celles de «rimes enchaînées ou rétrogrades » que propose A. Fourrier. # Voir ce qu’en dit Pierre-Yves Badel, op. cit., pp. 161-165. « La trame proprement
narrative de ce roman est très mince. L’inspiration en est courtoise. De la composition d’ensemble il ressort que [Matthieu] se demande, non sans inquiétude, s’il existe encore
de vrais amants, si le Baïlli a encore sa place sur cette terre ou si Envie, l’incarnation des faux amants, triomphe [...]. Il n’y a rien là qui ne se retrouve dans bien des textes courtois », p. 162.
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vécu? La médiatisation des sentiments par la chose littéraire — qu'il s'agisse d’un acte de lecture ou d’écriture — l’emporte sur les faits racontés. À l’histoire d'amour rêvée se superpose — ou se substitue ? — l’amour des lettres, nouvel avatar d’une «littérature du second degré », dans le lignage de Guillaume de Machaut. Tel est bien, en définitive, le sens des deux scènes dans lesquelles le début d’un commerce amoureux est si étroitement associé à la fréquentation des livres. Signe supplémentaire de la primauté du livre en train de se faire sur l’histoire d’amour: la ballade composée par le jeune homme ne semble pas avoir été lue par la jeune fille, quand celle-ci lui rend le livre prêté. Autrement dit, la composition lyrique trouve sa place dans L’Espinette amoureuse en tant qu’œuvre lyrico-narrative, mais elle échoue dans sa fonction de message. Un peu comme Machaut dans Le Voir Dir, Froissart consigne dans L’Espinette amoureuse les épisodes et les échanges littéraires liés à un amour qui n’aboutit pas vraiment; seuls demeurent, au bout du compte, l’œuvre poétique et le livre. Les allusions littéraires dont Froissart parsème L'Espinette amoureuse révèlent l’artificialité du texte, entre les lignes d’un récit aux apparences autobiographiques. La conclusion est à garder présente à l’esprit quand nous aborderons les micro-récits — ovidiens ou pseudoovidiens —; celle-ci est confirmée par un aspect mythologique des transcriptions que le je donne de sa vie et des gloses qu'il leur apporte: il s’agit de ce qu’on peut désigner comme la «théorie des âges », façon astrologique de penser le déroulement de l’existence humaine, dont on retrouve la trace à la fois dans L'Espinette amoureuse” et dans Le Joli Buisson de Jonece®*. Dans un cas comme dans l’autre, le rôle de Mercure précède celui de Vénus. C'est-à-dire que l’individu reçoit d’abord «l’abilité de parler par soutieueté [=subtilité]», sorte d’ars dictandi, puis 1l complète sa formation par l'expérience amoureuse, ouverture au monde indispensable à toute acquisition de connaissance:
* L'Espinette amoureuse, vv. 399-404, dans lesquels les attributions de Mercure sont ainsi définies: «{...] Mercurius avoit nom./ Moult est homme de grant renom ;/ Il se scet bien de tout mesler:/ Les enfans aprent a aler/ Et leur donne l'abilité/ De parler par soutieueté.»; passage auquel il convient d’ajouter les propres paroles de Mercure, rappelant au je qu’il l’a éduqué à partir de ses quatre ans, vv. 421-423, p. 60. En confirmant le jugement de Pâris, le je entre sous la tutelle de Vénus, qui revendique son autorité sur le jeune homme pour les dix années suivantes, vv. 605-608, p. 65. Le Joli Buisson de Jonece, vv. 1554-1707, pp. 100-105: l'exposé est cette fois-ci placé dans la bouche de Jeunesse qui énumère les sept planètes successives sous l’influence desquelles est placé tout être humain (la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne).
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Puis vient Venus, qui le reprent Et qui .X. ans apriés en songne. Vous devés savoir de quel songne: D’ignorance le leve et monde, Et li fait congnoistre le monde Et sentir que c’est de delis, Tant de viandes com de lis,
Et le fait gai, joli et cointe Et de tous esbanois l’acointe. (JBJ, vv. 1637-1645)
Tradition mythologico-astrologique qui place l’amour en position seconde par rapport à l’acquisition du bien parler. L’Espinette amoureuse et Le Joli Buisson de Jonece répètent que l’apprentissage et la formation de la personnalité sont d’abord affaires livresques. Les rayons d’une bibliothèque invisible tapissent le /ocus amænus de convention où éclôt l’amour. 1.2. L’engendrement de l’écriture dans La Prison amoureuse Dans le dit qui succède chronologiquement à L’Espinette amoureuse, c’est-à-dire La Prison amoureuse, Froissart s'interroge plus encore sur son métier d’écrivain et sur les rapports qui unissent lecture et écriture. Disons plutôt que l’apport des choses lues dans l’acte de création littéraire fait l’objet d’une réflexion plus explicite dans cet ouvrage, ou bien, pour reprendre un néologisme de G. Genette dont nous avons déjà fait usage à propos de Machaut, que la « métadiscursivité» y occupe une place non négligeable. C’est surtout sous deux aspects essentiels qu’affleurent les conceptions de Froissart sur son art poétique, et tous deux révèlent l’empreinte laissée par les œuvres de Machaut. La Prison amoureuse se caractérise d’abord par la présence en son sein de lettres en prose, à l’instar de ce qu’on rencontre dans Le Voir Dit,
œuvre qui n’a guère plus de sept ans quand Froissart compose la sienne. Comme dans Le Voir Dit, les lettres sont les marges de l’ouvrage, l’espace à l’intérieur duquel sont fixés les buts du texte et les moyens que l’auteur choisit pour les atteindre. Une différence importante sépare néanmoins La Prison amoureuse du Voir Dit: la correspondance intégrée au livre n’est pas un échange amoureux entre un homme de lettres et sa dame, elle met en relation le je poète avec son commanditaire, un grand seigneur qui souhaite faire présent d’un livre à celle qu’il aime.
Nul doute que les exigences concernant le livre à venir et la conception que le poète se fait de son métier s’exprimeront, dans ces conditions, avec plus de netteté que dans un échange où se mêlent - comme c’est le
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cas dans les lettres du Voir Dit — considérations littéraires et sentiments amoureux. Par ailleurs, l’insertion mythologique la plus longue de La Prison amoureuse relève de ce qu’on appelle les inventions ovidiennes de Froissart. Nous tâcherons d’envisager ce que la fiction de Pynoteüs et Neptisphelé peut signifier au plan de l’art poétique. Certes, tel n’est pas le champ d'interprétation vers lequel le poète nous oriente explicitement: la fable pseudo-ovidienne est avant tout qualifiée de matière «[...] de tres grant mystere/ Et moult tres amoureuse ossi »"”, c’est-àdire qu’elle devrait être avant tout porteuse d’un sens au plan de l'éthique courtoise; elle fait l’objet, dans un second temps, d’une réinterprétation allégorique de la part du poète, à la demande de son commanditaire, et sert de grille de décryptage pour éclairer le songe de Rose. Mais rien n'’interdit de voir aussi dans ce récit inséré, qui emprunte certains de ses éléments aux histoires d’Orphée et de Pygmalion — c’est-à-dire aux figures du poète et de l’artiste par excellence -, un enseignement d’ordre esthétique. 1.2.1. La collaboration du poète et du prince L’échange épistolaire entre le commanditaire, qui adopte la «devise» ou le pseudonyme de «Rose», et le poète, qui se choisit le nom de « Flos », est sans aucun doute la singularité de ce dit par rapport au reste de la production de Froissart. Cette correspondance de douze lettres — sept de Rose à Flos, et cinq de Flos à Rose — donne au livre son armature, ou le redouble, pour être plus exact, d’une histoire du livre en train de se faire, selon des modèles éprouvés, hérités de Guillaume de Machaut. Aïnsi la première lettre se présente-t-elle comme une demande de conseil en matière amoureuse, au nom d’une certaine réputation que détient le destinataire, c’est-à-dire le poète. L'auteur de cette première épître se situe socialement dans le champ de la prouesse en se comparant — non sans quelque immodestie — à Alexandre: [...] et me samble proprement que je soie uns secons Alixandres, dignes et tailliés de conquerre tout le monde par men emprise. (PA, lettre I, li. 40-42)‘ % La Prison amoureuse, op. cit., vv. 1996-1997, p. 103. % Ibid. lettre IX, il s’agit du passage qui commence à la p. 154 par: «Chiers amis, j'entens secondement par Pynoteüs et Neptisphelé desir et plaisance qui sont encorporet en vous...» (Il. 120 et sg.).
* Un clin d'œil au prologue du Conte du Graal de Chrétien de Troyes n’est peutêtre pas impossible dans cette identification du commanditaire à Alexandre; des allusions à la hardiesse d’ Alexandre figurent déjà dans le prologue de La Prison amoureuse,
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Il se place d’emblée dans une position d’élève par rapport à son destinataire, faisant du même coup valoir la clergie de ce dernier: [...] je suis rudes et ignorans et tous a aprendre [...] Si vous pri que, pour l’amour de moi, vous voelliés prendre une devise, par la quele je vous recongnoisse, et liement rescrire par deviers moi lettres et epitles com a vostre desciple apparilliet a che que vous vorriés. (PA, lettre I, Il. 32-33 et 53-57)52
C’est par l’appellation de «chiers mestres » que s’ouvre la lettre V, dans laquelle Rose passe véritablement commande d’un ouvrage littéraire, en des termes qui insistent sur l’innovation dont il devra faire preuve: Avoec toutes ces coses, chiers maistres, dont je vous carge, je vous suppli chierement et fiablement que, se vous avés riens fet de nouvel, que vous le me voelliés envoiier, et par especial, se de tant je vous osoie
cargier que d’un petit dittié amoureus, qui se traitast sus aucune nouvelle matere qu'on n'aroit onques vei ne oÿ mise en rime, tele com, par figure, fu jadis de Piramus et de Tysbé, ou de Eneas et de Dido, ou de
Tristran et de Yseus, car j’en ai esté requis par pluiseurs fois en lieu ou bien me fuissent venu en point, se j’en euïsse esté pourveüs, et feront encor, se Je les ai. (PA, lettre V, IL. 40-51)
La lettre VII est comme une façon d’accuser réception de la fable pseudo-ovidienne composée par Flos/Froissart, et elle est l’occasion pour Rose de manifester sa satisfaction, de reconnaître que le résultat comble ses attentes: [...] et moult me plest li trettiés amoureus de Pynoteüs et de Neptisphelé, car la matere en est bien nouvelle ne devant ces heures je n'en avoie ongues oÿ parler, dont de tant m’est elle plus agreable. (PA, lettre VIH, IL. 9-12)
La dernière lettre de La Prison amoureuse est adressée par Flos à Rose et présente le livre à son commanditaire comme une œuvre achevée, qui remplit le contrat passé entre les deux hommes: Rose, tres chiers compains et grans amis, je vous envoie par le porteur des presentes et vostre fiable messagier che livre, dou quel vous m’avés
venant à l’appui de l’idée selon laquelle «[...] par bien servir son signeur/ Acquert on pourfit et honneur » (vv. 7-8, p. 37). Cf. Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval, ou Le Conte du Graal, William Roach éd., Genève: Droz (TLEF n° 71), 1959 (voir les vv. 1-68).
2 C’est nous qui ajoutons les italiques, dans cette citation et les suivantes.
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escript et cargiet que je le delivre et ossi au quel je ordonne nom. (PA, lettre XII, 11. 1-5)
Vient ensuite une justification circonstanciée du titre proposé par Flos, qui n’est pas sans évoquer la mention du nom que Machaut donne à son œuvre au début du Voir Dit. La parenté des deux textes est du reste frappante: dans l’ultime lettre du poète est rappelé le principe de collaboration fondateur de l’œuvre, bien proche de l’écriture à deux mains — réelle ou fictive — qui s’offrait à la lecture dans le dernier dit amoureux de Machaut. Toutefois, l'insertion de lettres en prose, qui rattache ostensiblement La Prison amoureuse au Voir Dit, ne doit pas masquer les analogies qui relient le dit de Froissart à d’autres ouvrages de Machaut. La relation intersubjective qui prime sur toutes les autres dans La Prison amoureuse n’est en effet pas de type amoureux, il s’agit plutôt d’un rapport prince/poète qui ferait penser à La Fontaine amoureuse: premier des dits de Machaut à contenir en lui-même l’histoire de sa conception. Autre réminiscence plausible de La Fontaine amoureuse, on ne tarde pas à apprendre que le patron de Flos est retenu en captivité. La prison dont il est question dans le titre est une allégorie à double fond, manière de signifier bien sûr l’aliénation de l’amour, mais aussi image poétisée d’un emprisonnement réel®. La similitude des situations de Jean de Berry, en partance comme otage pour l’ Angleterre, et de Wenceslas de Brabant, prisonnier du duc de Gueldre, n’a peut-être pas échappé aux lecteurs contemporains. De surcroît, le rapprochement entre les deux œuvres se consolide si l’on observe qu’à la fonction de consolateur du poète s’ajoute, dans les deux cas, un rôle d’initiateur à l’art poétique. La relation prince/poète présente deux caractéristiques communes avec ce qu’on observait déjà dans La Fontaine amoureuse: un jeu de miroir fait des deux hommes les symétriques l’un de l’autre, notamment au plan de l’expérience amoureuse :mais leurs rôles respectifs se distribuent selon leur condition sociale, le clerc est nettement en position d’écrivain professionnel par rapport au chevalier. La spécularité du rapport clerc/chevalier apparaît d'emblée, dès l'instant où le je poète reçoit la première lettre de Rose: le narrateur de La Prison amoureuse se représente lui-même, dès le début de l’œuvre, comme un amant mélancolique. Par un jeu de symétrie, la demande de Rose — qui émane d’un amant soucieux de plaire à sa dame — est une % Nous nous permettons de renvoyer, à ce sujet, aux analyses proposées par l’éditeur du texte dans son introduction, op. cit., pp. 20-28. Voir aussi Claude Thiry, « Allégorie et histoire dans la “Prison amoureuse” de Froissart », Studi Francesi, 61-62, 1977, pp. 15-29.
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péripétie dans l’aventure vécue par le je, comme l’indiquent ces vers par lesquels la première épître est annoncée : Encores trop bien me souvient Que quant je sui partis d’icelle Pour qui sens l’ardant estincelle, Merancolïeus et pensieus, Contre terre clinans mes ieus,
Je n’euïsse ja si tost pris Confort qui vaille ne de pris, S’Amours euïst dit: «Je t’oubli.» Mais il m’envoia un oubli [=moyen d’oublier] Ou puis me sui moult deportés Et solaciés, car il fu tels
Que grandement me deporta. (PA, vv. 654-665)
Les deux hommes s’offrent mutuellement une occasion de se détourner de leur préoccupation personnelle, ils sont d’une certaine manière un confort l’un pour l’autre. Une affinité élective a motivé l'intérêt initial porté par le commanditaire à celui qui deviendra son exécutant”. L'identification du poète et du commanditaire noble l’un à l’autre va de pair avec le phénomène de l’écriture. Contrairement à ce qui se produisait dans La Fontaine amoureuse, la collaboration poétique du clerc et du chevalier ne repose pas sur un contact direct. L'expression lyrique des sentiments n’est pas non plus présentée — même si cela défiait les lois de la vraisemblance dans le dit de Machaut - comme le fruit d’une improvisation, ou comme l’objet d’une performance orale. L’ensemble des relations entre les deux hommes et de leurs compositions poétiques est entièrement médiatisé par le support de l’écriture. Bien plus: l’étincelle d’où jaillit l’écriture du poète provient, 1l le répète à de nombreuses reprises, des lettres et poèmes qu’il reçoit de son interlocuteur, sans que jamais ne soit envisagée l’éventualité d’une rencontre. L’engendrement de l’écriture par la lecture est amorcé pour la première fois par la prose: %# Le mécène se reconnaît chez le poète, comme il l’énonce dans sa première lettre: «Tres chiers et grans amis, voelliés savoir que ja de lons tamps m'est venu a congnissance par personnes dignes et vaillables de croire et qui assés congnoissent les meurs et conditions de vous, li quel sont bel et bon et agreable et moult me plaisent, car il s'acordent assés as miens» (PA, lettre I, Il. 1-6). L'identification symétrique du poète à son commanditaire s’observe dans la réponse: «Et se vostre plaisance s’encline a present a moi tenir tel que Diex doinst que je deviegne, ce ne vous puis je brisier ne tollir, ne volenté n’ai dou faire, mais tout mon entendement et sentement mettre et emploiier en vostre service [...]» (PA, lettre II, 11. 15-20). C’est nous qui soulignons dans les deux passages.
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278 Pour ce vorrai m’entente mettre De lire et rescrire a la lettre.
Mes anchois que riens je rescripse, Voel qu’on voie la sienne et lise [...] (PA, vv. 697-700)
La préfixation du verbe — dans «rescrire» — est l’indice de cette dynamique. Le poète revient sur ce phénomène aussitôt après avoir inséré dans son texte la lettre de Rose et la ballade qui l’accompagnait. L'envoi joue visiblement le rôle d’aiguillon et réveille l’identité de clerc du je narrateur: La balade, et la lettre ossi, Plus de trois fois Je le lisi Et, quant j'en fui bien enfourmés, Je n’i ai gaires mis ne mes,
Je pris dou papier et del encre Et tous quois m’arestai al ancre, Jusques a tant que j’ai escript Ensi com vous ves en escript [...] (PA, vv. 737-744)
La mention de l’encre et du papier est comme un signal de la fonction assumée dès cet instant par le poète, elle n’est pas sans rappeler l’«escriptoire » de Guillaume au début de La Fontaine amoureuse, ou bien encore le «kanivet» et la «penne taillie » que ressaisira Froissart dans les premiers vers du Joli Buisson de Jonece : instruments de travail, mais aussi détails suffisant à signifier la condition d’écrivain professionnel. En d’autres occurrences encore sera indiquée la phase d’imprégnation qui précède l’acte d’écriture: ce sont des lectures répétées («Plus de trois fois je le lisi ») des instructions données par le patron qui
guident l’auteur dans sa tâche*. En somme, la collaboration du prince et du poète est doublement ou triplement littéraire: au premier chef parce que les rapports entre les deux hommes transitent par l’écrit. En second lieu, leurs contributions respectives à la fabrication d’un livre ont pour arrière-plan des goûts communs, ils partagent une culture, un système de références littéraires. Cela transparaît notamment au moment où Rose oriente la composition du «dittié» qu’il commande en citant à l'intention de Flos une série de noms propres, dans la lettre V. D’un troi$ Cf. p. 104: «J'ai viseté, regardé et a mon pooir examiné vostres lettres et ymaginé en moi meïsmes les parolles et les responces de vostre dame [...]» (lettre VI); p. 114: «Des foelles lisi jusqu’a sis/ Et puis recommenchai mon tour/ A la premiere page, pour/ Mieuls concevoir et cler entendre/ A quoi la matere poet tendre [...]» (vv. 2241-2245); p. 150: «Chiers amis, sachiés que le livret jai leü, veü, viseté et a mon pooir examiné [.….]» (lettre IX).
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sième point de vue — qui rejoint le premier, c’est-à-dire la médiatisation constante des rapports par l’écriture —, le clerc devient le conseiller littéraire du chevalier, il est à la source d’une métamorphose: celle d’un «service d’amour » en «service poétique ». Ce tournant s’observe dès la lettre Il, première réponse du poète adressée à son mécène, dans laquelle il recommande de se déclarer, ou de faire connaître ses sentiments, indirectement : Et se vous n’avés bien le hardement de li dire, si acquerés aucun moiien
en qui, et de voir, vous aïiés grant fiance et chils ou celle li die vostre besongne, ou vous li envoiiés lettres bien amoureuses et bien piteuses comprendans vostre entente, ou faites alefois ou faites faire aucun virelay, rondel ou balade, si li donnés ou envotiiés, et moult vous avanceront. (PA, lettre II, IL. 61-68)
En même temps qu'il se fait l’apôtre de la sublimation poétique, le poète se désigne lui-même, entre les lignes, comme intermédiaire: il va au devant d’un contrat qui se scellera presque aussitôt. Il est à remarquer que les moyens d’assurer une communication entre l’amant et sa dame sont semblables à ceux que le je met en œuvre pour son propre compte dans L’Espinette amoureuse. L'entrée en contact avec la femme aimée par une lettre ou par une pièce lyrique rappelle la ballade glissée par l’amant dans La Cour d'Amour. L'espoir de plaire par la fabrication d’un dittié, auquel Rose donne pour modèles possibles des récits mythologiques ou légendaires, peut évoquer la communion des jeunes amants dans la lecture d'œuvres narratives, plus spécialement le plaisir qu’ils partagent en se penchant ensemble sur Cleomadès. Ainsi la composition d’un dit à partir de circonstances données pour réelles, voire de faits historiques — comme c’est le cas, sous des dehors
allégorisés, dans La Prison amoureuse —, donne-t-elle lieu à une sorte d’art de dittier. Réflexivité de l’œuvre dispersée en de multiples passages, mais plus systématique toutefois dans La Prison amoureuse que dans tout autre livre de Froissart, car ce texte se présente comme le résultat d’une commande. Certes, le poète est au service du prince, mais par sa compétence d’écrivain professionnel il est aussi le «maistre » de ce dernier, comme l’indiquent les occurrences de ce terme dans plusieurs lettres de Rose. Par cet aspect, La Prison amoureuse est une espèce d’anthologie des genres lyriques, certains spécimens — de la main de Flos, de celle de Rose, ou encore de la composition de la dame
aimée par le commanditaire — étant accompagnés d’appréciations esthé-
% Voir notamment lettres V, p. 81, et XI, p. 167.
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tiques ou d’annotations sur le degré de difficulté qu’ils présentent, par exemple: D'un lay faire c’est .[. grans fes, Car qui l’ordonne et rieule et taille Selonc ce que requiert la taille, Il y faut, ce dient li mestre, Demi an ou environ mettre. (PA, vv. 2199-2203)
Envisagé sous cet angle, le texte peut à bon droit être rapproché, comme le suggère William Kibler, du Remede de Fortune de Machaut, œuvre didactique à deux facettes puisque l’enseignement moral qu’elle comporte est redoublé d’un répertoire de formes fixes faisant, à leur manière, office d’art poétique”. Mais cette filiation devrait alors être inscrite parmi tout un ensemble d’autres ouvrages présentant, au moins par endroits, un aspect réflexif sur l’art lyrique: n’est-ce pas aussi le cas du Voir Dit, de La Fontaine amoureuse, ou de L’Espinette amoureuse”?
Il n’est en revanche pas évident de suivre W. Kibler quand il affirme de La Prison amoureuse qu’il s’agit d’une œuvre plus « vraie » que Le Voir Dit, en s’appuyant surtout sur l’hypothèse — impossible à vérifier — selon laquelle les lettres et pièces lyriques attribuées à Rose dans l’ouvrage seraient d’authentiques compositions de Wenceslas de Brabant”. Il n’y aurait en fait rien de très étonnant à ce que Froissart se sait fait de bout en bout l’interprète de son commanditaire et à ce qu’il ait adopté tour à tour les positions du clerc et du chevalier, prêtant sa plume au second quand il le fallait. N’est-ce pas la pratique de Machaut dans La Fontaine amoureuse? La question est probablement vouée à
* William W. Kibler, «Poet and Patron: Froissart’s Prison amoureuse», L'Esprit Créateur, 18, 1978, n°1 («Late Medieval Poetry»), pp. 32-46. % Rappelons, comme nous l’avons déjà écrit, que les complaintes insérées dans chacune de ces deux dernières œuvres s’achèvent par des remarques de l’auteur sur la difficulté du genre lyrique en question, plus spécialement du point de vue des rimes. Quant à l’enseignement poétique contenu dans Le Voir Dit, il se déploie avec tant d'ostentation dès le début du livre que nous ne jugeons pas utile d’insister.
® Cf. art. cit. p. 46 (pour la conclusion de sa démonstration) ;et note 7, pp. 34-35. Certes les talents de versificateur de Wenceslas de Brabant sont attestés par ailleurs, et certaines de ses compositions sont insérées dans le Méliador de Froissart. Certes, le fait que les pièces lyriques intégrées dans La Prison amoureuse se retrouvent séparément de leur contexte parmi les poèmes de Froissart dans les deux mss de ses «œuvres complètes » (B.N.F fr. 830 et B.N.F fr. 831) ne prouve pas absolument que ceux-ci soient de lui. Mais rien ne prouve non plus catégoriquement le contraire, et il nous semble abusif de conclure de cette hypothèse que les lettres de Rose sont d’authentiques témoignages de la prose de Wenceslas de Brabant.
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rester sans réponse, pour ce qui est de La Prison amoureuse, et peut-être n'est-elle finalement pas celle qu’on doit se poser. Quelle que soit l’origine des matériaux exploités par Froissart dans son dit, c’est plutôt leur fusion, ou leur mise en ordre, qui sont révélatrices de son art, et c’est bien une des leçons que traduit l’histoire de Pynoteüs et Neptisphelé. De la même manière que les lettres insérées dans le texte mettent en abîme la conception du livre, la fable composée par le poète à la manière d’Ovide et placée au cœur même de son ouvrage contient des indices sur son projet et sur ses options esthétiques.
1.2.2. Pynoteüs et Neptisphelé ou l’art de la contrefaçon L'histoire de Pynoteüs et Neptisphelé est la plus longue insertion mythologique de toutes celles qu’on peut lire dans les œuvres de Froissart :elle s’étend sur 673 vers, alors que les autres récits ovidiens de son invention ne comptent qu'entre 26 et 108 vers®. Ce récit occupe une place essentielle à l’intérieur de La Prison amoureuse, puisqu'il en constitue la partie centrale", et qu’il répond précisément à une demande que lui a adressée Rose en des termes que nous avons déjà cités. Rappelons que ie commanditaire définit cette contribution au livre comme un «petit dittié amoureus », et qu’il lui indique des modèles possibles en lui citant trois couples d’amants célèbres: Pyrame et Thisbé, Énée et Didon, Tristan et Yseut. Le seul de ces couples dont l’histoire fournit quelques détails au récit imaginé par Froissart est le premier, comme cela ressort du simple résumé que l’on peut en donner, mais aussi de quelques allusions précises. Le personnage de Pynoteüs est en fait un amalgame qui emprunte certaines de ses caractéristiques à trois héros mythologiques :Orphée, Pyrame et Pygmalion. Pynoteüs est défini avant toute chose par les rapports harmonieux qu’il entretient avec la nature, mais aussi par son instruction et ses talents poétiques. Il s’éprend d’une jeune femme du nom de Neptisphelé, censée être une sœur de Cybèle, bien que son nom ne soit pas plus attesté par la tradition que celui de Pynoteüs. Une idylle se noue entre les deux jeunes gens qui prennent l’habitude de se retrouver dans un jardin. Mais un jour, Neptisphelé arrive la première à leur lieu de
II s’agit, respectivement, des histoires de Céphée et Héro et d’Architelés et Orphane, toutes deux situées dans Le Joli Buisson de Jonece. Dans L'Espinette amou-
reuse, le récit de Papirus et Ydorée fait 52 vers.
61 I] est précédé d’un peu plus de 1300 vers et de 5 lettres, après la parenthèse mythologique viennent encore environ 1900 vers et 7 lettres.
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rendez-vous et se fait dévorer par un lion. Pynoteüs entre dans le verger à son tour et, s’inquiétant de ne pas voir venir sa bien-aimée, se met à sa recherche. Il ne trouve que la ceinture de celle-ci, et s’aperçoit que l'herbe alentour est couverte de sang. Après s’être lamenté sur cette perte, il décide de convoquer toutes les bêtes sauvages — usant ainsi du pouvoir qu’il détient sur elles et les forçant à s’humilier devant lui — pour contraindre le coupable à se dénoncer et à se jeter dans un gigantesque brasier. Les bêtes identifient le lion criminel et lui font ellesmêmes justice en le dévorant. Une fois vengé, Pynoteüs envisage de se suicider et de descendre aux Enfers, maïs il craint que cela nuise à sa réputation et qu’on le raille. Aussi décide-t-il de recourir plutôt à ses talents pour essayer de remédier à la mort de l’être aimé. Il conçoit une «ymage» ressemblante, qui n’est faite ni de bois, ni d’argent, ni de pierre, mais d’un mélange de matériaux. Puis il adresse une prière à Phébus, pour obtenir que la statue prenne vie. À l’intérieur de la prière est rappelé par le détail l’aventure de Phaéton, fils de Phébus qui voulut conduire le char de son père et courut à la catastrophe par présomption (vv. 1767-1907). Cette évocation, censée illustrer l’étendue des pouvoirs de Phébus — seul en mesure de maîtriser ses chevaux —, sert de jusüfication à la demande de Pynoteüs: un dieu omnipotent ne saurait refuser de donner vie à l’ymage conçue par le sculpteur. Aussi bien le vœu formé par l’amant est-il exaucé: une feuille de laurier exposée au soleil par Pynoteüs s’enflamme et, posée par l’amant sur la bouche de la statue, insuffle la vie à celle-ci. Neptisphelé croit se réveiller d’un long sommeil, et son amant rend la jeune fille à la tutelle de son père. Quel statut doit-on accorder à ce récit ?Plusieurs niveaux de sens se superposent 1c1, et les exemples d’exploitation de la matière mythologique par Machaut ne nous seront pas inutiles à l’interprétation de cette «fable». Notons tout d’abord une variante terminologique: nous n’avons pas relevé chez Froissart d'emploi des mots «exemple» ou «fiction». Le mot dont il désigne ses récits mythologiques est quelque peu différent, 1l s’agit pour lui de «gloses »: Adont tournai sus une glose Qui nous approeve et nous acorde, Si com Ovides le recorde, Les oevres de Pynoteüs [...] (PA, vv. 1295-1298)
Faut-il seulement comprendre ce mot dans le sens de «passage (d’un texte)» qu’indique A. Fourrier dans le glossaire de son édition ? Ne doiton pas plutôt y reconnaître l’écho lointain des lectures allégorisantes, du type de celles que propose l’Ovide moralisé? Une « glose » est, au sens
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étymologique, un «terme rare, peu usité (qui a besoin d’une explication)»®, avant d’être l'explication elle-même. C’est visiblement dans cette acception, qui nous encourage à décrypter le sens second du récit, que Froissart emploie le terme. C’est aussi le sens dans lequel on peut entendre l’allégation — mensongère, redisons-le — d’Ovide: le poète représente, bien sûr, un argument fictif d’autorité; mais son nom renvoie, à lui seul, à la matière devenue la plus sujette aux réinterprétations multiples. Le lien étroit entre la notion de « glose » et celle d’interprétation est confirmé par les autres occurrences du terme à l’intérieur de l’œuvre. Le mot était, de surcroît, significativement déjà apparu à propos du tout premier nom de héros mythologique mentionné dans La Prison amoureuse: Narcisse. Le principe qui consiste à tirer d’un cas mythologique une sorte de leçon — surtout lorsque le premier exemple retenu est Narcisse, et que l’enseignement en question est de nature courtoise — ne peut manquer de faire penser à l’usage de l’exemplum dans Le Roman de la Rose. Du reste, le champ d’application de ces gloses le plus manifestement indiqué est bien celui de l’amour, comme l’explique le poète dans les vers qui précèdent immédiatement le début de l’histoire de Pynoteüs: [...] Et quant j’arive En cel endroit, je m’i repose Et di, entroes que j’1 fai pose, Sej’avoie tous mes escrips, Nouvellement et viés escrips,
Quis et cerchiet de cief en cor, Et plus que je n’en ai encor, Se ne peuïisse Je trouver Nulle matere pour ouvrer Si amoureuse ne si belle, Sijolie ne si nouvelle, Comme ceste est. Mieuls ne demans. Je Le recommande as amans, Qu'on le lise entre iaus et qu’on l’oé, Et, s’elle le vault, qu’on le loë. (PA, vv. 1301-1315)
® Dictionnaire historique de la langue française, A. Rey éd., Paris: Dictionnaires Le Robert, 1992. % Par exemple aux vers 3469-3470, p. 150: «[.…..JEt avoec unes lettres closes,/ Dont ensi disoient les gloses », expression qui introduit la lettre IX, dans laquelle Flos donne à Rose une «exposition » (p. 151, 1. 15) de son rêve («glose » et «exposition» sont pratiquement synonymes). &% «J'en ai pour tant fet une glose:/ A tout heure qu’il m'en souvient,/ Tres grans corages me revient/ Que je soie enterins et fermes/ A Amours, tous tamps et tous termes[.….]», op. cit., vv. 184-188, p. 42.
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Il est donc concevable que le récit pseudo-ovidien contienne une sorte d’art d'aimer, du moins à l’usage du commanditaire. Une identification est possible entre Rose et Pynoteüs, au moins à certains détails. Par exemple, l’évocation de la beauté de Neptisphelé et sa comparaison
à une rose fait à l’évidence écho à ce que le mécène disait de sa dame. Mais, comme il nous a déjà été donné de l’observer dans certains récits prétendument consolateurs — par exemple dans ceux que Machaut adresse à Charles de Navarre au sein du Confort d'ami — l’histoire rapportée ne présente, somme toute, pas autant d’analogies qu’on pourrait en attendre avec le cas du destinataire. Dans la lettre V, Wenceslas/Rose avoue être en proie à la jalousie, et c’est à ce sujet qu’il demande son aide à Flos: Car il poet avoir environ .I. mois que le terme de .III. jours je fui moult merancolieus pour un anelet d’or que ma dame donna present moi, le quel j’avoie moult convoitié a avoir; si en fui en tres grant jalousie, et tout sans cause.[...] Si vorroie bien avoir consel, — et il m’est de neces-
sité, —- comment, quant tels merancolies me sourvienent, je les poroie brisier, si m’en rescrisiés, s’il vous plaist [...] (PA, lettre V, II. 30-39)
Les amants imaginaires de Froissart ne sauraient servir d'illustration à cette situation. Alors que le répertoire de l’Antiquité fournit bon nombre d’histoires de jalousie, et que Machaut en exploite quelques unes dans Le Voir Dit — Phébus et Coronis, Circé et Picus, Polyphème et Galatée —, Pynoteüs servirait à plus juste titre d’exemple à un amant séparé de sa bien-aimée. Du reste, les remèdes à la jalousie sont moins à chercher dans la fable que dans la prose de Flos, lorsqu'il répond à Rose en lui prodiguant des conseils très précisément rattachés aux circonstances qu’évoquait son interlocuteur: [..] et la grignour remede qui estre y poet et qu’a present je perçoi en vostre afaire, c’est que vous prendés en gré tout ce que vostre dame dist et fet. S’elle jue, si voelliés juer; s’elle chante, si voelliés chanter; tout ensi qu’elle se maintient, si vous maintenés au plus sieuant que vous poés. Et s’elle s’esbat avoec aucune personne, espoir, qui vous mette en
$ Jbid., vv. 1471-1474, p. 88: « Quantjepense a vostre coulour/ Fresce et vermelle comme rose,l Je ne sçai comment plus vivre ose/ Quant je ne m'’ocis d’autre part». %_ Cf. «Car tout ensi com la rose est souverainne sur toutes flours, elle est tant qu’a moi souverainne sur toutes ;et pour s’amour je porte une rose pour ma devise[.…]», op. cit., lettre I, 11. 35-37, p. 58. Est-il besoin de souligner ce que le dit de Froissart doit au Roman de la Rose, sous cet aspect et sous bien d’autres ? Le recensement serait sans fin. Remarquons cependant que les allusions, comme nous le notions à propos de L'Espinette amoureuse, sont bien plus transparentes qu’elles ne l’étaient chez Machaut.
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jalousie, si faites samblant que riens ne vous en soit, et elle vous en sara grant gré. Et se vous le volés un petit mettre en jalousie de vous, pour esprouver comment vous en estes amés, si faites que vous soiiés conjoïs et liement recoelliés d'aucune dame lie et gaie et amoureuse. Et li samblans amoureus, que ceste vous fera par samblance, li brisera et ostera ses pensees et l’enflamera de l’amour de vous [...] (PA, lettre VI, 11. 29-
44)
On serait bien en peine de retrouver des analogies entre ce véritable cours de stratégie amoureuse et le récit de Pynoteüs. Tout au plus pourrait-on identifier les animaux sauvages à la horde des rivaux, mais pareille assimilation reste hypothétique. L’encouragement de Flos à adopter toutes les activités de la dame aimée est peut-être annoncée,
dans le récit de Pynoteüs, au moment où Neptisphelé, de retour à la vie, émet le souhait de reprendre avec son amant les activités qu’ils pratiquaient naguère ensemble : [...] Trop ai fait demeure lontainne. Puis en irons a le fontainne,
Ensi qu’avons fait aultre fois, Et chanterons a clere vois. (PA, vv. 1952-1955)
Mais sans doute ne faut-il pas s’obstiner à traquer les ressemblances entre Pynoteüs et Rose, alors que le récit fabriqué par Froissart rapporte clairement l’histoire d’un artiste-poète. Le héros fictif dont il est question présente visiblement plus d’analogies avec la figure de l’homme de lettres qu'avec celle du prince. Certes, le je ne nous indique pas explicitement cette voie interprétative, mais le lecteur de ce type d'œuvre est habitué à ce que l’enseignement « poétique » contenu dans les fables soit plus discrètement suggéré que les messages d’autres natures: cela était déjà vrai des exemples de Narcisse et de Pygmalion dans Le Roman de la Rose, et des nombreuses fictions du Voir Dit. L’insertion de micro-
récits comme illustration d’une esthétique, d’un art poétique, ou d’une vocation, est une veine qu’exploite Froissart à son tour, et dont il a déjà donné un exemple avant de composer La Prison amoureuse, dans L’Espinette amoureuse, texte où le jugement de Pâris tient lieu d’initiation, d’entrée dans la carrière littéraire. On a de surcroît souvent relevé que le milieu d’une œuvre était un espace essentiel, au sein duquel se posaient des questions d’identité. Or, le récit de Pynoteüs se trouve à peu près au
centre de La Prison amoureuse — nous l’avons dit —; mais, qui plus est, du fait de la place que le dit occupe à l’intérieur des manuscrits-anthologies de Froissart (BNF fr. 830 et BNF fr. 831), la fable est exactement
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au cœur de ses codices d’«œuvres complètes », comme
l’a souligné
S. Huot‘’. Les désignations et périphrases par lesquelles Froissart définit Pynoteüs sont d’ailleurs révélatrices du sens qu’il faut retenir du récit. Au seuil de l’histoire, le faiseur — sous le masque d’Ovide — en résume ainsi le contenu: [...] Ovides [...] recorde
Les oevres de Pynoteüs, Qui par grant art et non par us Fist l’ymage parlans et vive, D’aige et de terre. [...] (PA, vv. 1297-1301)
Déjà apparaissent, dans ces quelques vers, plusieurs composantes très chargées de sens, qui seront plus tard développées: la caractérisation de Pynoteüs par son « grand art » avant toute chose ;en second lieu, sa capacité à donner vie à un objet inanimé, fabriqué d’éléments composites — contrairement à la statue de Pygmalion, sculptée dans un seul matériau: l’ivoire —; troisièmement, non seulement l’«ymage » deviendra vivante mais elle sera de surcroît douée de parole, détail peu chargé de sens de prime abord mais sur lequel l’auteur reviendra néanmoins. L'entrée en matière du récit proprement dit est un des passages qui incitent le plus à déceler le modèle d’Orphée, en filigrane, derrière le héros imaginé par Froissart : Pynoteüs, uns damoisiaus, Ama les chiens et les oisiaus, Bois et rivieres et deduis,
Et de lettre fu moult bien duis, Car tel l’edefia Nature Qu'il congneut plus de l’escripture Que nuls poëtes a son tamps, Car il fu les .VII. ars sentans,
Bien lettrés et bien pourveüs. (PA, vv. 1316-1324)
L’étroite association entre la maîtrise des arts libéraux et la toutepuissance que celle-ci permet au héros d’exercer sur les éléments fait penser à Orphée, au prix toutefois d’une métamorphose qu’il convient de noter: le poète habituellement emblématisé par sa lyre est ici lié à l'écriture. Par cet aspect se profile déjà la figure présente dans la fin du récit: celle de Pygmalion, plus proche qu’Orphée de l'écrivain dans les
% Sylvia Huot, From Song to Book..., op. cit., pp. 311-316.
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remplois médiévaux de personnages mythologiques. Orphée est encore l’image présente/absente dans l’épisode où Pynoteüs convoque les animaux sauvages, grâce à ses talents de chanteur/enchanteur:
Venus s’en est en uns biaus plains [...] La fet ses carnins et ses sors Et ses commandemens si fors Que lyon, griffon et lupart, Ours et singe de l’autre part L’entendent, car tous obeïssent. [...]
De .XL. piés ne l’atoucent, Cremeteusement se presentent,
Car moult bien congnoissent et sentent Qu'il les poet toutes mestriier. (PA, vv. 1521, 1524-1528, et 1545-1548)
Enfin, c’est encore du terme de «poète» que le personnage est désigné à la fin du récit, au moment où il dépose la feuille de laurier
embrasée sur les lèvres de sa statue*”, c’est-à-dire dans un épisode où il est pourtant plutôt représenté en tant que sculpteur. Il est intéressant d’observer que le phénomène de résurrection est associé à sa fonction de poète plus qu’à tout autre composante de son identité. C’est aussi à Orphée que fait penser le monologue par lequel Pynoteüs envisage une possible descente aux Enfers (vv. 1628-1666), mais l’éventualité du suicide n’est évoquée que pour être repoussée, et cette articulation du récit est symptomatique de la façon dont Froissart procède :un modèle mythologique est chassé par un autre, en une sorte de mouvement dialectique. L’emprunt d’éléments aux mythes de Pyrame, d’Orphée et de Pygmalion a été relevé par les critiques”, et l’on en devine quelques ves& Cf. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, «Le nom d’Orphée », Versants, Neuchâtel, La Baconnière, 1993, n° 24, nouvelle série, pp. 3-15. «Poète de la voix et non de la main, du chant et non du labour, Orphée n’est sans doute pas la figure la mieux adaptée pour incarner l'esthétique nouvelle qui caractérise les deux derniers siècles du Moyen Age: l'esthétique du livre (p. 3)». L’assertion initiale de cet article explique parfaitement — bien qu’elle ne soit pas appliquée à La Prison amoureuse — le traitement apporté par Froissart à la figure de poète qu’il crée: semblable à Orphée par certains points, mais poète de l’écriture.
® La Prison amoureuse, op. cit., Vv. 1921-1925, p. 101 : «Et li poètes, qui le tint [= la feuille]/ Toute ardant, le mist a le bouce/ Del ymage et, lors qu’elle y touce,/ Elle sali sus, toute otele/ Comme une aultre femme mortele ». 7 L'aspect composite de la fiction est même ce qui a le plus retenu l’attention des commentateurs, voir à ce sujet: Sylvia Huot, op. cit. ; Kevin Brownlee, «Ovide et le Moi poétique “moderne” à la fin du Moyen Âge: Jean Froissart et Christine de Pizan», Modernité au Moyen Age : le Défi du passé, Brigitte Cazelles et Charles Méla éds.
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tiges dans l’onomastique. Nous ne reprendrons pas par le menu ce qui a déjà été analysé par d’autres, mais nous nous contenterons d’en résumer les résultats ou d’ajouter, éventuellement, certaines remarques. Ce qui provient de l’histoire de Pyrame est assez strictement localisé dans la phase initiale du récit, il s’agit de l’idylle des amants, de leurs rendez-vous dans un verger, jusqu’à la rencontre fatale de Neptisphelé et du lion. Il convient de noter que ce héros est le seul des trois modèles utilisés par Froissart qui n’ait rien d’un artiste: peut-être faut-il mettre l’emploi de ce couple d’amants au compte d’un hommage que le poète rendrait aux suggestions formées par son commanditaire. Rose faisait en effet allusion à Pyrame et Thisbé dans la lettre V où 1l priait Flos de composer un livret. Ajoutons qu’un clin d’œil discret rappelle la conclusion apportée à l’histoire dans Les Métamorphoses: lorsque Pynoteüs invoque Phébus, il rappelle à celui-ci certaines des ses actions, parmi lesquelles il mentionne le changement de couleur de la mûre’!, détail évidemment lié à la destinée de Pyrame et Thisbé pour tout connaisseur de la tradition. Quant aux réminiscences concernant le personnage d’Orphée, nous en avons cerné les contours essentiels. Il nous semble qu'il s’agit là du modèle le plus prégnant des trois; aussi bien occupe-t-1l une position charnière à l’intérieur du récit. L’enchaînement peut à bon droit être appelé un dépassement, S. Huot va jusqu’à écrire que « Pynoteüs transcende Pyrame en devenant une figure orphique »””. Elle montre en effet que Pynoteüs n’est pas tout à fait comparable à Pyrame: ce dernier se suicide en croyant, à tort, que Thisbé est morte, faisant preuve d’incompréhension face aux événements; au contraire, Pynoteüs reconstitue avec exactitude le déroulement des faits qui se sont produits en son absence, et décide d’agir en se vengeant. Pynoteüs/Orphée, rendant la justice, en usant de son pouvoir sur les bêtes féroces, surpasse Pyrame. En surmontant ensuite la tentation d’en finir et de descendre aux Enfers, Pynoteüs transcende d’un seul coup les deux modèles auxquels on pouvait jusqu'ici l'identifier: refus du suicide (Pyrame), et du voyage dans l’au-delà (Orphée). (Recherches et rencontres, publications de la faculté des Lettres de Genève), Genève: Droz, 1990, pp. 153-173; Jacqueline Cerquiglini-Toulet, «Fullness and Emptiness: Shortages and Storehouses of Lyric Treasure in the Fourteenth and Fifteenth Centuries», Yale French Studies (special issue, Contexts : Style and Values in Medieval Art and Literature, Daniel Poirion et Nancy Freeman Regalado éds.), pp. 224-239; Renate Blumenfeld-Kosinski, Reading Myth... op. cit., pp. 167-170. 7! La Prison amoureuse, op. cit., vv. 1760-1761, p. 96: « Tu fes vert tenir le lorier,/ Vermel fesis le blanc mourier ».
7 Op. cit., p. 312, c’est nous qui traduisons.
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La dernière étape du récit, dans laquelle le héros déploie ses talents de sculpteur, est calquée sur le mythe de Pygmalion. Comme dans le passage de relais précédent, le nouveau modèle transcende la figure à laquelle il se substitue: l’échec d’Orphée dans son entreprise pour ramener Eurydice à la vie sera dépassé par l’art, puis par la prière couronnée de succès de Pynoteüs. Encore la présence d’Orphée n'est-elle pas tout à fait effacée, puisque le personnage restera qualifié de « poète » jusqu’au bout de l’histoire: la superposition des deux héros permet de penser que la sculpture — comme c'était le cas dans la partie du Roman de la Rose de Jean de Meun ou dans La Fontaine amoureuse de Guillaume de Machaut, lorsque ces auteurs mentionnaient Pygmalion — est une activité métaphorique de l’art en général, et plus particulièrement de l’art littéraire. C’est ce que suggère S. Huot en comparant la transition Orphée/Pygmalion à l’opposition entre Narcisse et Pygmalion, au sein de la perspective plus étendue qu'offre Le Roman de la
Rose”. L'art de Pynoteüs/Pygmalion s’avère efficace là où le chant d’Orphée restait inopérant ; tout comme l’art, assimilé par Jean de Meun à la procréation et donc à un acte donnant la vie, dépasse la contemplation mortifère dans laquelle s’absorbe Narcisse. Le rapprochement avec Le Roman de la Rose est d’autant plus probant que Froissart, à l’intérieur même de La Prison amoureuse — S. Huot ne le reprécise pas, tout en ayant sans doute ce détail présent à l’esprit — cite Narcisse à titre de contre-modèle, tout au début de l’œuvre: Car je seroie trop honteus S’on me comptoit avoec les deus Qui onques d’amer ne dagnierent Ne nulles dames n’adagnierent: Narcissus et Bellorophus. (PA, vv. 159-163)
Autrement dit, la présence de Narcisse au début du dit et celle — cryptée — de Pygmalion au terme de la fable imaginée par Froissart, seraient une manière de rejouer le débat esthétique qui opposait Guillaume de Lorris à Jean de Meun; débat auquel un maillon intermédiaire a été ajouté par Guillaume de Machaut. Deux modifications d’importance sont toutefois à relever dans la version de Froissart: la première a été annoncée dès l’introduction du récit, elle porte sur les matériaux utilisés par l’artiste pour fabriquer son « ymage »; la seconde concerne le destinataire auquel Pynoteüs adresse sa prière.
7 Op. cit., p. 313.
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La sculpture conçue par le héros à la semblance de Neptisphelé n’est pas d’ivoire, contrairement à la Galaté de Pygmalion, mais elle résulte d’un amalgame de matières diverses: Ne sera de bois ne de tele Ne d’or ne d’argent ne de piere, Tant soit precieuse ne chiere, Ains sera d’autre mixtion Et fete par tele action Que de le fourme et de le taille (Je n’ai ja doubte que g’i faille) Neptisphelé, ne plus ne mains: D'otels piés et d’oteles mains, D'otels jambes et d’otel corps, D'’otels membres et ens et hors, De nes, d’orelles et de bouce, Et tous tels yeux comme ot la douce,
Tel front, tel chief, tel cevelure, Sans avoir aultre coumellure [= mélange]. (PA, vv. 1691-1705)
Le mélange («mixtion») à partir duquel est fabriquée la statue devient, d’après ce que nous en rapporte Pynoteüs lui-même, une matière lisse à l’intérieur de laquelle les constituants d’origine sont indiscernables. L’art de Pynoteüs n’est ainsi pas tout à fait assimilable à l2 procréation, contrairement à ce que signifiait la récriture de la fable de Pygmalion dans Le Roman de la Rose. La vie que prendra la statue résulte bien sûr de la prière exaucée par Phébus, mais elle est avant tout une apparence de vie créée par l’assemblage savant de matériaux. Il serait difficile de ne pas voir le lien qui unit l’art de Pynoteüs à celui de Flos dans l’exécution de ce que Rose lui commande: le «petit dittié amoureux » ne prend-il pas l’apparence, à la façon de la statue conçue par Pynoteüs, d’une création composite? Les matériaux d’origines diverses auxquels recourt le sculpteur peuvent être rapprochés des emprunts faits par le poète à tel ou tel conte des Métamorphoses. Il n’est pas jusqu'aux termes désignant le travail de la matière qui ne soient les mêmes dans un cas et dans l’autre: D’aige et de terre muiste et mole, Ordonne et taille et fet le mole, Dou long, dou large et del estroit, Dou clos, del ouvert, dou destroit,
Tele que fu jadis au monde Neptisphelé que tant fu monde [...] (PA, vv. 1718-1723)
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Expression à comparer avec celle par laquelle Flos introduit la «complainte de moralité» qu’il joint à un envoi à Rose: Avoec les lettres que j’envoie Un nouvel plaint ordonne et taille, Einsi com chi s’ensieut la taille. (PA, vv. 3007-3009)
Bref, l’activité du poète-sculpteur Pynoteüs est emblématique de l’art déployé par Flos, et le fait que les talents du pseudo-héros ne s’accomplissent pleinement qu’avec l’intervention de Phébus corrobore l'effet de mise en abîme que l’on peut déceler dans la fable. Il s’agit là de la deuxième différence significative qui sépare le récit de Pynoteüs de celui concernant Pygmalion: ce dernier, pour obtenir que l’ymage qu’il a conçue prenne vie, adresse une prière à Vénus; tandis que dans l’histoire imaginée par Flos/Froissart, c’est à Phébus que l’artiste destine son oraison. Ainsi le souffle vital accordé à la statue ne procèdera-t-il plus vraiment d’une alliance entre l’art (Pygmalion) et l’amour (Vénus), mais plutôt d’une collaboration entre deux «poètes »: l’un simple mortel (Pynoteüs); l’autre d’essence divine (Phébus).
Nul doute que Phébus, même s’il est ici représenté comme dieu solaire et si le seul épisode le concernant qui soit explicitement rappelé concerne Phaéton, tient aussi le rôle de patron du lyrisme. C’est la fonction constamment placée en avant par le maître de Froissart quand il recourt à cette figure, nous l’avons vu à propos du Dit de la Harpe et du Voir Dit, et les lecteurs de ces œuvres
s’en souviennent. Le fait que
Pynoteüs expose au soleil une «foelle de lorier » (v. 1739) ne doit bien sûr, lui non plus, rien au hasard: le laurier comme opérateur de méta-
morphose est une réminiscence de l’aventure vécue par Phébus et Daphné”. Rappelons que cette histoire avait déjà été remployée par Froissart dans une œuvre antérieure, c’est-à-dire dans L’Espinette amoureuse”. La substitution de Phébus à Vénus prend tout son sens dans le contexte de La Prison amoureuse: la résurrection de Neptisphelé grâce aux efforts conjugués de deux poètes ne saurait manquer de
faire penser à l’entreprise littéraire à laquelle se sont attelés Flos et Rose. N'oublions pas, en effet, que Rose — à l’instar de Wenceslas de Brabant dont des compositions poétiques nous sont conservées par # Sylvia Huot, «The Daisy and the Laurel: Myths of Desire and Creativity in the Poetry of Jean Froissart», Yale French Studies (special issue, Contexts : Style and Values in Medieval Art and Literature, Daniel Poirion et Nancy Freeman Regalado éds.), pp. 239-251. 5 L'Espinette amoureuse, op. cit., Strophes IT à XIII de la « Complainte del Amant », vv. 1572-1763, pp. 92-99.
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ailleurs — est censé être l’auteur de certaines pièces lyriques insérées dans le dit. Du coup, l’entraide que s’apportent les deux hommes de la fable est comme le reflet d’une coopération littéraire, celle qui unit un clerc et un prince, poètes tous les deux. Dans cette perspective, l’histoire enchâssée de Phaéton s’éclaire d’un jour nouveau: elle illustre les méfaits de l’outrecuidance; mais plus encore, elle montre qu’entreprendre un projet solitaire est aller au-devant de l’échec. Cette apparente digression à l’intérieur de la prière de Pynoteüs a en fait toutes les
apparences d’un contre-modèle”. En conclusion, nous ne saurions que souscrire au propos de K. Brownlee lorsqu'il qualifie la priorité donnée à la figure d’Apollon
de «dramatisation frappante du pouvoir de la parole poétique »’”. Un indice supplémentaire nous oriente dans cette direction: la feuille de laurier embrasée par Phébus est placée par Pynoteüs sur la bouche de la statue, de sorte que celle-ci, en même temps qu’elle prend vie, recouvre la parole. D’une manière révélatrice, l’un des premiers souhaits de Neptisphelé est de retourner avec son amant auprès de la fontaine où 1ls avaient l’habitude de se retrouver pour chanter. La voix ressuscitée de la bien-aimée est immédiatement dédiée au lyrisme. Mais entre le chant spontané des amants au début de leur aventure et le chant nouveau dont il est question maintenant, un glissement s’est effectué: la Neptisphelé qui vit et chante à présent n’est en fait plus la même, elle est la créature 7 On pourrait être tenté de s’interroger plus longuement sur la ou les fonction(s) de ce récit. C’est, du reste, l’attitude des destinataires du conte: Rose avoue à Flos que l’«exposition» de l’histoire lui à paru insuffisante sur ce point, cf. lettre XI, p. 168: «[...]Jli exposition de mon songe ne fet nulle mention de Phebus, de Pheton, ne de la grant poëtrie qui dedens est contenue. Si dist [ma dame] ensi que une comparison, de vous fete et figuree sus ceste matere, seroit bien seant[.…]». À cette demande, Flos répond par une assez longue explication allégorisante et courtoise, dans la lettre XII (pp. 172-175), où il compare Phaéton à l’amant incapable de gouverner ses passions, exposé aux cruautés des médisants et des envieux. Pareille glose, bien qu’elle ait été appelée de leurs vœux par l’amant et sa dame, n’est pas faite pour nous surprendre, ni cependant pour nous satisfaire tout à fait. Il nous semble que l’influence de Machaut se fait sentir, là encore, dans le montage de la fable: la pratique de l’enchâssement est usuelle chez lui — histoire de la corneille dans la fable de Coronis et Phébus, chanson de Polyphème, pour s’en tenir au Voir Dit —; il ne faudrait pas non plus négliger le rôle de « garantie » que joue l'insertion d’un épisode mythologique du répertoire à l’intérieur d’une fiction inventée, pour le reste, à partir de matériaux rendus méconnaissables. Il convient enfin de remarquer que Froissart, lorsqu'il récrit ainsi un épisode connu de la mythologie, le fait beaucoup plus librement que Machaut, et surtout en abrégeant considérablement son possible modèle, si l’on consent à identifier celui-ci avec l’Ovide moralisé (l'histoire de Phaéton y est très développée par rapport à l’extension qu’elle connaît dans les Métamorphoses; Ovide moralisé, livre I, vv. 1-631, op. cit., t. 1, pp. 173-186).
7 Kevin Brownlee, «Ovide et le Moi poétique moderne», art. cit., p. 161.
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de son amant et de Phébus, elle est le fruit de l’art. Comme nous l’avons observé souvent chez Machaut, l'intérêt s’est déplacé: il s’est reporté de la femme aimée sur sa représentation, au plan de la fable; il est passé de l’aventure vécue à la composition d’un livre, en ce qui concerne Flos et Rose. L'histoire de Pynoteüs et Neptisphelé signifie à sa façon — ou redit — ce qu’indique en d’autres termes la correspondance de Flos et de Rose. Illustration d’un art poétique dont Flos s’enorgueillit, et qu’il place sous le signe de la nouveauté ou du composite. Leçon sur la nécessaire répartion des tâches entre prince et poète. Mais à ce jeu, la dame aimée change de statut: elle devient bientôt une lectrice comme les autres, non
plus une personne à conquérir ou à séduire, et elle devient un double du commanditaire, exprimant à son tour son admiration ou ses interrogations à propos des parties du livre qu’on porte à sa connaissance. La conception du dit ne se nourrit plus que d’elle-même, sans plus guère se donner la peine de maintenir la fiction d’une aventure amoureuse. Ce phénomène d’engendrement de l’œuvre par elle-même est mis en évidence par une sorte d’entrelacs: le récit pseudo-ovidien répond à une commande de Rose; la composition d’un lay est commencée par Flos (vv. 2142-2193, soit trois strophes seulement) mais interrompue par l’arrivée d’un courrier volumineux de Rose; cet envoi contient, en plus
de deux lettres en prose, le récit du songe fait par le commanditaire, prétendument inspiré par le livret de Pynoteüs et Neptisphelé; Flos répond en expliquant le songe et ses rapports avec le récit ovidien; la composition du lay est reprise à partir de sa quatrième strophe quelque 1300 vers après avoir été interrompu (vv. 3515-3674). L’acte créatif de Froissart est sans cesse relancé par les interventions de son destinataire. Mais, par un renversement auquel Machaut nous avait déjà habitué, l’impulsion du commanditaire autorise du même coup le poète à tenir tous les rôles,
tel un ventriloque: comme Neptisphelé retrouvant artificiellement l'usage de sa voix, la bien-aimée de Rose s'exprime en une ballade dans la fin de l’ouvrage (vv. 3719-3739). À l’exemple de son prédécesseur dans Le Voir Dit, Froissart met en scène et dramatise les défaillances et les renaissances de l’inspiration poétique. Les fables sont un commentaire indirect de ces éclipses et rejaillissements, elles sont le maillon entre les deux côtés — narratif et lyrique — de son art.
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II. L'ESPINETTE AMOUREUSE, LA NAISSANCE D'UN POETE Deux phénomènes que nous avons tenté de mettre en évidence sont à retenir pour l’étude des micro-récits insérés dans les dits lyrico-narratifs de Froissart :premièrement, la lecture est présentée comme un préalable à l’écriture, et même, nous l’avons dit, comme une acculturation à
l’amour qui précède l’expérience; deuxièmement, le poète charge ses récits fictifs de traduire indirectement l’idée qu’il se fait de son art. Ces observations sont essentielles au moment d’aborder L’Espinette amoureuse — et elles le resteront à propos du Joli Buisson de Jonece — car ces œuvres poussent plus loin que La Prison amoureuse l'illusion autobiographique :dans ces deux dits, la figure du commanditaire s’efface, et le je contient en lui seul les deux facettes de l’amant et du poète. Art d’aimer et art poétique se superposent. L’amant dont il sera question n’est donc pas un modèle universel, il se caractérise par sa formation de clerc et ses goûts littéraires, qui le portent plutôt vers les récits en langue vulgaire. Mais le poète n’est pas non plus réductible à la figure du lettré, ou de l’interprète d’un amant princier; son «sentement» n’est pas seulement une condition préalable à la création poétique, il est promu au rang de matière première de l’œuvre. En somme, Froissart crée avec L'Espinette amoureuse un type nouveau de «héros » pour le dit amoureux, se démarquant en tout cas des exemples fournis par Machaut, puisqu'il fond en une seule persona l’amant-protagoniste et le poète-
narrateur”. Il est, en outre, un aspect de L’Espinette amoureuse qui doit attirer notre attention: le récit pseudo-autobiographique se présente comme un récit d'enfance, ou de formation. Le dit s’ouvre en effet sur l'évocation par le je de sa curiosité très précoce pour les divertissements courtois et de son aspiration à connaître l’amour: Tres que n’avoie que .XIL. ans, Estoie forment goulousans De veoir danses et caroles, D'oïr menestrels et paroles Qui s’apertiennent a deduit, [...]
7 On pourrait, certes, objecter à ces observations que Machaut opérait déjà cette fusion entre amant-protagoniste et poète-narrateur dans Le Voir Dit. Mais, outre le fait qu’il s’agit d’un cas limite dans l’œuvre de cet auteur, il est à remarquer que Toute Belle Joue, à bien des égards, un rôle de commanditaire noble. L’arrière-plan socio-historique, nous avons tenté de le montrer, rappelle constamment le statut d'écrivain professionnel de Guillaume.
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Et quant on me mist a l’escole Ou les ignorans on escole, Il y avoit des pucelettes Qui de mon temps erent jonetes, Et je, qui estoie puchiaus, Je les servoie d’espinchiaus, Ou d’une pomme, ou d’une poire [...] (EA, vv. 27-31 et 35-41)
Significativement, dès ce passage, mais on pourrait multiplier les exemples qui le montrent, l’acquisition du savoir («l’escole», v. 35) et le service amoureux («je les servoie», v. 40) — même si le récit est empreint d’autodérision — sont étroitement associés. Il serait bien hasardeux, et sans doute peu utile, de s’interroger sur la véracité du témoignage. Plus que la teneur autobiographique, c’est le jeu littéraire qui nous frappe dans les pages où le je reconstitue les étapes de sa vocation poétique. Nous allons revenir sur le cas le plus manifeste d’intertextualité que développe Froissart dans L’Espinette amoureuse, c’est-à-dire sur l’emploi qu’il fait du jugement de Pâris, dans lequel la critique a reconnu à bon droit un clin d’œil à La Fontaine amoureuse de Machaut. Il ne nous semble pas, toutefois, qu’il faille considérer L’Espinette amoureuse comme une réponse de Froissart à une seule œuvre de Machaut; nous rappellerons une remarque de $S. Huot dont toutes les implications n’ont peut-être pas encore été envisagées: «Froiïssart répond aux œuvres de Machaut collectivement, laissant entendre que pour lui Machaut est en fait l’auteur d’une anthologie unifiée, et non simplement de pièces isolées »”°. Le propos peut s’appliquer à L'Espinette amoureuse, au commencement de laquelle la réflexion du narra-
teur — mais celle-ci ne serait-elle pas plutôt attribuable à l’auteur, vu son
statut d’incipif®? — pourrait bien contenir quelques coups de griffe en direction de Machaut, et plus spécialement contre Le Voir Dit. Dans cette vingtaine de vers, qui fait office de prologue, Froissart remploie le
7 Sylvia Huot, From Song to Book, op. cit., p. 304. C’est nous qui traduisons. L'observation de S. Huot concerne Le Paradis d'Amour, dans lequel elle décèle une sorte de récriture du Prologue, où du moins une tentative de Froissart de donner, dans ses mss. d'œuvres complètes, un pendant au Prologue de Machaut. #0 À J’évidence, l’entrée en matière de L'Espinette amoureuse procède d’une instance auctoriale bien distincte du je acteur du récit, et peut-être même du je narrateur. Il
dispose d’un recul qui lui permet d’affirmer d'emblée que l'aspiration à l'amour est vouée à la déception: «[...] s’il [=les jeunes gens] savoient/ Ou se la congnisance avoient/ Quel cose leur faut pour paiier [=acquitter le «péage d’amour»],/ Ne s’i vodroient assaiier,/ Car li paiemens est si fes/ Que c’est uns trop perilleus fes.» Op. cit.,
vv. 3-8, p. 49.
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thème du «péage d'amour » mis en honneur par Le Roman de la Rose. À partir de ce lieu commun, il tire quelques réflexions sur l’âge le mieux adapté au badinage amoureux, et il conclut:
Mais qu'il [=les gens attirés par l’amour] le paient de saison, En temps, en lieu, de point et d’eure ! Et se c’est desous ne deseure
L’eage qu’il leur apertient, Folie plus que sens les tient. Mais tant qu’au fait, j’escuse mieux Assés les jones que les vieux, Car jonece ne voelt qu’esbas [...] (EA, vv. 12-19)
Pareille assertion, au début d’une œuvre où poète-narrateur et amant-protagoniste ne forment qu’un, ne pourrait-elle s’interpréter comme une allusion au seul dit de Machaut dans lequel le je est lui aussi une synthèse de ces deux rôles: Le Voir Dir? Hypothèse d’autant plus plausible que les deux auteurs visent un public à peu près semblable et que quatre années seulement séparent la composition de ces deux textes. Le Voir Dit rapporte, en somme, les amours d’un vieillard et d’une jeune fille ;une ombre de critique plane sur ce type de relation, au commencement d’un récit d’amours juvéniles. Sous cet angle, L'Espinette amoureuse est autant un anti-Voir Dit qu’une réponse à La Fontaine amoureuse. C’est à présent à l’étude des récits mythologiques — ou pseudo-mythologique, dans un cas — que nous souhaitons procéder, et à leur mise en relation avec les questions d’identité poétique et de création. Ces micro-récits sont au nombre de trois: il s’agit d’abord du jugement de Pâris, situé au début de L’Espinette amoureuse et intégré à un songe ; en second lieu vient une évocation de Phébus et Daphné, placée dans la complainte de l’amant; enfin est rapportée l’histoire pseudoovidienne de Papirus et Ydorée. 2.1. Le jugement de Pâris revisité, métamorphose du naïf en amant Le jugement de Pâris est la plus longue insertion mythologique de L'Espinette amoureuse puisqu'il compte, dans la version qu’en donne
Froissart, 224 vers®'. L'épisode rappelle, dès ses prémices, le scénario adopté par Machaut dans La Fontaine amoureuse: les événements sont | *! Jbid., vv. 395-618. Nous retenons comme critère de délimitation du récit les vers qui marquent le début de la vision — sur le statut de laquelle nous reviendrons — et son achèvement (v. 395: « En un penser je me ravi...»; v. 618: «De moi parti [Venus], ne le vei plus »).
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rappelés au je à l’intérieur d’un songe, et le personnage auquel cette vision est envoyée apparaît comme un naïf. Le rêve prend les allures d’un cours de mythologie. Pour ce qui est du cadre onirique, le modèle de Machaut est extrémement prégnant: comme dans le cas du prince et du poète, le je de L’Espinette amoureuse est en proie à un songe diurne, et celui-ci advient dans un jardin. Le fait que cette vision se produise une fois le jour levé fait même l’objet d’une insistance particulière de la part du narrateur; il y revient à plusieurs reprises, de diverses manières: Il estoit assés matinet, Un peu apriés l’aube crevant. [...] Car onques mais si matin nee Ne vei si belle matinee. [...] Tout ensi que la me seoie Et que le firmament veoie,
Qui estoit plus cler et plus pur Que ne soit argent ne azur [...] (EA, vv. 354-355, 363-364 et 391-394)
On sait que le moment où se déroule un songe, dans le code médiéval hérité de Macrobe, tient une place non négligeable dans la valeur de vérité que le rêveur doit ou non lui prêter ensuite. L’incertitude qui pèse sur un rêve fait en plein jour, voire sur la nature même de la vision, ne
manque pas d’être rappelée par le poète-narrateur; celui-ci traduit sa perplexité par des propos apparemment contradictoires avant de conclure à la vérité de l’apparition (vv. 677-687). La justesse du songe est affirmée par le poète au nom de l’expérience vécue — selon une modalité qui n’est pas sans rappeler Le Roman de la Rose, excepté que Guillaume de Lorris n’a pas le loisir, dans son œuvre, de rapporter les faits extérieurs au songe qui lui ont apporté confirmation de ce qu’il avait rêvé —; mais on s’apercevra dans Le Joli Buisson de Jonece que la prédiction de Vénus, en se réalisant, n’a pas comblé les attentes du poète. Bref, la valeur prémonitoire du songe reste ambiguë; le rêve n’éclaire pas à lui seul la destinée du poète, il est plutôt un point de départ, une étape initiatique dont le je novice ne perçoit pas d’emblée toutes les implications. Du reste, c’est là un second point commun que le héros du dit partage avec le je de La Fontaine amoureuse, le personnage auquel le songe est envoyé se dépeint comme un naïf, une sorte d’ignorant avide d’explications. On se rappelle que le jugement de Pâris est raconté à Guillaume par Vénus, en réponse à l’interrogation que fait naître en lui la vision de la pomme d’or, et que le récit s’achève comme finirait une leçon («Einsi eus la pomme doree./ Or as response a ta pensee », op. cit.,
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vv. 2143-2144). La même apparente inculture caractérise le je lorsque Mercure s’adresse à lui en l’appelant par son nom: Je ne sçai ou 1l m’ot veü, Mes il m’a tres bien congneü, Car par mon droit nom me nomma [...] (EA, vv. 409-411)
Tout concourt donc à faire de cette apparition mythologique une scène initiatique. Le jeu d’échos avec l’œuvre de Machaut dans laquelle cet épisode était déjà l’objet d’effets intertextuels montre bien que Froissart, en tant que lecteur, avait décrypté, sous la fiction, le sens contenu par le jugement à propos de la destinée de Guillaume. D’autres similitudes encore — nous en indiquerons quelques unes, chemin faisant — prouvent que sa version du jugement est écrite avec le modèle de La Fontaine amoureuse en tête. Plus que les composantes reprises telles quelles, les nuances qu’il apporte au récit fait par Machaut nous éclairent sur sa conception du statut de poète amoureux, et révèlent la manière dont il se démarque de son maître. Les modifications glissées par Froissart ont toutes pour effet d’impliquer le je dans la fiction mythologique, au point de faire du poète un Pâris bis. Nulle part ailleurs dans l’œuvre de Froissart, et jamais auparavant dans les dits de Machaut, n’a été poussée à un degré si explicite l'identification du je à un héros mythologique. Il est un personnage dont Froissart accroît considérablement le rôle, par rapport aux versions antérieures du jugement, et qui souligne la substitution du je à Pâris: il s’agit de Mercure. Ce dieu est en effet le premier interlocuteur du poète dans le rêve, tandis que le récit était directement rapporté par Vénus chez Machaut. Le rôle de premier plan que joue Mercure est à rattacher à la théorie des âges, esquissée par le narrateur, et reprise à son compte par Mercure lui-même. Les attributions du dieu concernent l’éducation de l’enfant à partir de l’âge de quatre ans et Froissart retient surtout de la tradition les dons d’éloquence prodigués par Mercure : Les enfans aprent a aler Et leur donne l’abilité De parler par soutieueté. (EA, vv. 402-404)
La notion de «subtilité » laisse percevoir entre les lignes une compétence qui dépasse la stricte maîtrise du langage commun, et dès son commencement le songe prend les dehors d’une expérience personnelle, d’une vocation. Sur une toile de fond universelle — celle de la
succession des âges de la vie — se détache une destinée singulière. Tout individu est, entre quatre et quatorze ans, placé sous la tutelle de
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Mercure -— Froissart le redira dans Le Joli Buisson de Jonece -, mais tout le monde ne reçoit pas un songe annonciateur de sa destinée. Telle est encore la conclusion que le narrateur apportera à l’apparition de Vénus, élection qui infléchit et singularise son sort: Par ma foi, bien me doi amer, Quant Venus me dagne entamer Le coer de sa tres grant valour. [...] Pas ne le monstre a toute gent, Mais monstré le m'a elle aumains; [...] (EA, vv. 639-641 et 644-645)
Cette précision n’est pas sans rappeler la manière bien spécifique dont le jugement de Pâris est expliqué à Guillaume, et à lui seulement, dans La Fontaine amoureuse, alors que la suite du songe — consolation de la dame à l’amant — est à la fois perçue par le poète et par le prince. L'épisode mythologique remplit assurément la même fonction éclairante à propos de la destinée future du poète, à quelques nuances près toutefois, que la récriture de Froissart laisse clairement entrevoir. En plus de la réévaluation du rôle de Mercure, d’autres différences séparent la version du jugement donnée par Froissart de celle de Machaut. L'épisode mythologique est en fait sujet à une considérable condensation, au point que les promesses faites par les trois déesses sont passées sous silence. Mercure place d’emblée le je rêveur face à la situation qui découle du verdict: As deus dames [= Junon et Pallas] pas ne souffist
Le jugement que Paris fist [...] (EA, vv. 435-436)
Sans doute l’ellipse s’explique-t-elle par la grande notoriété de l’histoire, et plus particulièrement par la nouvelle jeunesse que lui ont successivement apportée l’Ovide moralisé et La Fontaine amoureuse. Mais 1l faut aussi percevoir, dans les mentions très rapides des trois déesses, une redistribution de leurs fonctions. Se contentant de les définir d’un mot, Mercure supprime en particulier une des attributions que Machaut associait à Pallas: le savoir ou, pour mieux dire, la clergie. À l’intérieur de deux vers construits en miroir, il réduit Pallas au rôle de déesse de la guerre: Et ces dames, que tu vois la,
Sont Juno, Venus et Palla : D'armes, d’'amours et de riqueces Sont les souverainnes deesses. (EA, vv. 427-430)
Lorsque le je est sommé de prendre parti, il rappelle les motivations de Pâris en des termes tout à fait conformes à la profession de foi
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orgueilleuse du héros dans La Fontaine amoureuse — faisant visiblement preuve de plus d’instruction qu’il ne veut bien le dire —-; mais là encore, Pallas n’apparaît que sous un seul des deux visages que lui donnait Machaut: Ja savoit Paris de certain Qu’a grant avoir ne faurroit grain, Car fils de roÿne et de roi Ne puet fallir a noble arroi. Et s’il ne donna a Juno La pomme, de mains ne l’en lo; Aussi n’i acompta pas la Ne a la deesse Palla,
Car jones et fors se sentoit Et hardemens en li s’entoit. (EA, vv. 487-496)#?
Il est clair que cette redéfinition de Pallas est liée au choix de Froissart de privilégier le rôle de Mercure: les talents de clerc que la déesse promettait dans une version antérieure sont en quelque sorte déjà acquis dans le nouveau scénario imaginé par Froissart, combinaison du jugement de Pâris et d’une théorie des âges d’autre provenance. Du coup, le jeune homme de L’Espinette amoureuse qui approuve la sentence de Pâris est en fait dans une situation paradoxale, dont on n’a
guère relevé la complexité jusqu'ici. Certes, il souscrit au choix de Pêris, en particulier parce qu’il ne voit pas l’usage que le héros mythologique aurait pu faire des dons de Junon et de Pallas qu’il possédait déjà (vv. 497-500 et 507-510). Mais, sous la logique de surface des propos tenus par le jeune homme transparaît une faille : il reprend à son compte les arguments d’un fils de roi, alors qu’il ne détient pas luimême les dons de richesse et de prouesse au nom desquels Pâris rend son verdict. Cette différence entre le héros du récit inséré et celui de l’histoire-cadre était mise en avant par le jeune homme dès l'instant où Mercure s’adressait à lui: Ha! chiers sires, di je, comment Vous saroie de ce respondre Ne bien la verité espondre ? Car je sui de sens ignorans Et de peu d’avoir signourans. (EA, vv. 468-472)
# Rappelons les paroles de Pâris dans La Fontaine amoureuse au moment où il formule son choix: «Gardés vos tresors amassés,/ Vostre scens et vostre clergie,/ Car l’estat de chevalerie/ Vueil, et me tieng a la promesse/ De Venus qui est ma deesse [...]», op. cit., VV. 2130-2134, p. 158.
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I semblerait que le je rêveur, quand on le presse à nouveau de répondre, oublie son premier réflexe de prudence. S’identifiant irrépressiblement à Pâris, le je modifie la leçon que Machaut tirait du jugement: il n’est plus question d’une distribution des rôles d’amant et de poète entre un chevalier et un clerc; il s’agit, à l’opposé, d’une synthèse
de ces deux statuts. Peut-être est-ce dans cette aspiration inconsidérée à endosser une identité de prince poète qu’il faut chercher l’erreur coupable du je. Le narrateur rapporte en effet, dès le début de l’œuvre, l’attirance qu’il éprouve pour les distractions courtoises, liées à un milieu auquel il n’appartient pas de naissance: Estoie forment goulousans De veoir danses et caroles, D'oïr menestrels et paroles Qui s’apertiennent a deduit, Et se m’a Nature introduit Que d’amer par amours tous chiaus Qui aimment et chiens et oisiaus. (EA, vv. 28-34)
La mention de «Nature » comme facteur incitatif à la recherche de ces plaisirs indique bien qu’il s’agit d’une inclination et non pas de pratiques dictées par le statut social du jeune homme. C’est par procuration que le je connaît des distractions habituellement réservées à l’aristocratie; l’activité de la chasse, signifiée par les chiens et les oiseaux, n’est entrevue que par amis interposés. Le détail rappelle le passage du Voir Dit dans lequel Guillaume raconte qu’il est associé aux divertissements
offerts par le futur Charles V®. C’est par ouï-dire que le je de L’Espinette amoureuse fait siennes les valeurs d’une classe à laquelle il n’appartient pas: On ne m’en doit mies blasmer S’a ce iert ma nature encline,
Car en pluiseurs lieus on decline Que toute joie et toute honnours Viennent et d’armes et d’amours. (EA, vv. 50-54)
Bien qu’il affirme ne pas être à blâmer, dans cette phase initiale du récit, la version du jugement de Pâris qu’il fournit par la suite dramatise cette identification du je à un rôle chevaleresque et lui donne une #3 «Car li droit sires du paÿs/ Me fist grant honneur et grant feste/ Et toute compagnie honneste/ Voloit — et on la me tenoit/ Trop plus qu’a moy n’appartenoit -/ De che-
valiers, de damoisiaus./ D’aler aus chiens et aus oisiaus/ Ne couvenoit il pas parler:/ Tous les jours y pooie aler.….», Le Voir Dit, op. cit., vv. 3314-3322, pp. 310-312.
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dimension morale. La lecture de l’épisode proposée par M. Ehrhart va dans ce sens; cette commentatrice interprète de manière convaincante l'intervention de Mercure qui précède le moment où il demande son avis au je comme une manière de clarifier les implications du verdict et de faire apparaître la décision du narrateur comme une folie“. Nul doute, en effet, que Mercure marque une franche désapprobation face au jugement de Pâris: Si fu Paris nices et lours,
Quant il donna le pomme aillours Et pour un peu de vanité Perdi proëce et dignité. (EA, vv. 445-448)
Nous ne pensons toutefois pas qu’il faille inférer de ces propos de Mercure que le narrateur de L’Espinette amoureuse est représentatif du
jeune homme en général®. Une des causes de son malheur réside dans l’inadéquation entre ses désirs et ce qu’il est vraiment; le jugement de Pâris, s’il reste considéré comme une folie, ne pèse cependant pas du même poids sur la destinée d’un futur poète que sur celle d’un fils de roi ou d’un jeune aristocrate. Le jugement est rendu par un jeune homme prédisposé à la littérature — par son appétit de lectures, et par les talents qu’il ne tardera pas à déployer —, mais qui n’appartient pas à l’estat de chevalerie. Telle est la prernière hypothèque à grever la destinée du je. La suite de L’Espinette amoureuse — et, par-delà cette œuvre, Le Joli Buisson de Jonece — démontre à sa façon le caractère intenable de pareille position. Le choix de l’amant-poète s’exerce à l’aveugle; en approuvant le jugement, il déclenche une intervention de Vénus et s’attire une prophétie, alors que Pâris décidait de l’attribution de la pomme après que la déesse lui avait promis l’amour d'Hélène. Manière de signifier que le jeune homme est, plus encore que son prédécesseur, le jouet d’un sort qui lui échappe. # Margaret Ehrhart, The Judgment of the Trojan Prince Paris in Medieval Literature, Philadelphia, 1987, p. 147 [les pp. 141-150 sont consacrées à L'Espinette amoureuse ].
# C’est un point sur lequel nous ne partageons pas tout à fait l’analyse de Margaret Ehrhart. Celle-ci avance l’idée que «the narrator is like Amant in the Roman de la Rose: a typical Young man about to embark on life», op. cit., p. 149. Elle conclut les pages qu’elle consacre à cette œuvre en des termes qu’il faudrait peut-être nuancer: «we thus see the poem's narrator as an Everyman whose act has moral implications; his behavior demonstrates a wrong choice...», ibid., p. 151. Certes, M. Ehrhart a raison de souligner que la persona construite dans le début de l’œuvre n’est pas réductible à Froissart, l’auteur — aspect qu’elle démontre remarquablement dans les pp. 143-144 —, mais cela n’en fait pas pour autant une figure universelle.
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Circonstance aggravante dont tout le sens ne se dévoilera que progressivement, le discours de Vénus ne promet pas à l’amant une aventure en tous points comparable à celle de Pâris. Elle lui dit bien qu’il aimera, mais elle n’annonce en rien la réaction de la femme aimée: [...] Je te donne ychi un don: Vis tant que poes d’or en avant, Mais tu aras tout ton vivant Coer gai, joli et amoureus ; Tenir t’en dois pour euwireus.[...] Une vertu en ton coer ente: Que dame belle, jone et gente De tout ton coer ameras, Obeïras et cremiras [...J(EA, vv. 544-548 et 563-566)
L'omission n’est pas décryptée par le je, et restera incomprise de l’amant jusqu’à la fin de l’œuvre. Son incapacité à interpréter correctement le message de Vénus va se répercuter dans toute la suite de son aventure. Les signes par lesquels la jeune fille qu’il rencontre lui marque sa froideur sont constamment l’objet d’incertitudes ou d’erreurs de compréhension: la lettre où 1l a copié une ballade, et qu’il a glissée entre les pages de la Cour d'Amour lui revient sans avoir été dépliée, mais le jeune homme se refuse à voir un sens dans ce dédain*; il n’est pas jusqu’au geste final de la jeune fille lui arrachant quelques poils de son toupet sur lequel il ne sache à quoi s’en tenir au juste*”. Nul doute que L’Espinette amoureuse soit d’un bout à l’autre l’histoire d’un jeune naïf, s’illusionnant sur les sentiments que lui porte une jeune fille en fait indifférente. #6 L’amant-poète se livre aussitôt à des conjectures, mais il est en proie à une espèce d’impuissance interprétative :« Ha !, di jou, vechi cose estrange !/ La balade a laissiet la belle/ Ou lieu ou le mis. Aumains, s’elle/ L’euïst un petit regardee !/ Mouit fust bien la besongne alee,/ Se tenu l’euïst ! Ne puet estre,/ Que retourné n’euïst la lettre,/ Or il me couvient ce souffrir/ Et mon coer a martire offrir[...] En tres grant pensement passai./ Mais jonece, voir, me portoit/ Et Amours ossi m’enhortoit/ Que je perseverasse avant.», op. cit., Vv. 960-968 et 974-977, p. 75.
#7 Une phase de doute, comme dans le cas précédent, cède le pas à une forme d’aveuglement, l’amant refuse l’hypothèse de non-réciprocité, qui est pourtant la bonne : «Et disoie: “Veschi grant dur !/ Je prise petit mon eür,/ Car j’aimme, et point ne sui amés/ Ne amans ne servans clamés. [...] Non pour quant, quant le fet revers [= quand je retourne cela dans mes pensées]/ De ce que la belle en taisant,/ Tout en riant et en baissant,/ Elle par le toupet me prist,/ Mon coer dist, qui tous s’en esprist,/ Que liement a son retour/ Fist elle cel amoureus tour./ Et ja ne se fust esbatue/ A moi, qui la ert embatue,/ S’elle ne m’amast ![...]», op. cit., vv. 3796-3799 et 3817-3826, pp. 160-161.
8 Voir à ce sujet William W. Kibler, «Self-delusion in Froissart’s Espinette amoureuse», Romania, 97, 1976, pp. 77-98.
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Il est à remarquer que la seule œuvre de Machaut dans laquelle le je fusionne ainsi les statuts d’amant et de poète — Le Voir Dit — se solde elle aussi par un échec amoureux. De ce point de vue, les deux dits présentent des similitudes: la désunion des cœurs amène progressivement le poète à se détourner de la dame aimée, l’évolution se fait dans un cas comme dans l’autre au bénéfice de la création poétique. Cette progressive sublimation de l’amour est particulièrement repérable dans les deux remplois de récits mythologiques qui suivent le jugement de Pâris dans L'Espinette amoureuse: cas de Phébus, amoureux de Daphné sans être payé de retour; histoire imaginaire de Papirus et Ydorée qui signifie, par la place qu’y tiennent le miroir et l’image de l’être aimé, un transfert ou un report d’intérêt vers le monde des représentations.
2.2. Phébus et Daphné, métamorphose de l’amant en poète Le deuxième cas mythologique assez longuement évoqué dans L’Espinette amoureuse est celui de Phébus et Daphné, mais son mode d’insertion dans l’œuvre est bien différent de celui utilisé pour le jugement de Pâris. Il ne s’agit aucunement d’une vision, et l’histoire n’est pas rapportée au poète par une instance extérieure à lui-même. L'amour malheureux de Phébus pour Daphné — dénommée «Dane » par Froissart,
tout comme c’était le cas dans l’Ovide moralisé* — est raconté au sein de «la Complainte de |’ Amant», pièce lyrique la plus longue de tout le dit puisqu'elle compte cinquante strophes de 16 vers chacune. Il ne fait aucun doute que cet emploi de la mythologie à l’intérieur d’une composition lyrique d’une certaine ampleur doit être rapproché du modèle
qu’on rencontre dans La Fontaine amoureuse” de Machaut. Probablement faut-il voir aussi dans le choix de Phébus une trace de l’influence exercée par le maître; on se souvient de l’importance accordée à ce dieu dans plusieurs textes de Machaut, notamment dans Le Voir Dit. Mais, nous l’avons observé à propos de La Prison amoureuse, Froissart sait plier cette référence immédiatement reconnaissable à son propre discours. Pour mieux dire, le nom même de Phébus laisse prévoir un message second, ou un « métadiscours » poétique : le recours à un même modèle mythologique, chargé de sens divers selon qu'est retenu tel ou ® Le récit figure au livre I des Métamorphoses (vv. 452-567), et aux vers 27373064 de l’Ovide moralisé, livre I, op. cit., t. 1, pp. 120-126 (moralisations non com-
prises).
* Rappelons que le premier exemple mythologique de La Fontaine amoureuse est celui de Céyx et Alcyoné et qu'il se situe en plein cœur de la «Complainte de l’amant »; un emploi symétrique s’observe à l’autre bout de l’œuvre dans le «Confort de l’amant et de la dame », il s’agit de la mention des amours de Danaé et Jupiter.
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tel épisode, ne laisse que plus nettement apparaître les nuances qui séparent les unes des autres les conceptions de l’art ainsi exprimées. L'intégration du cas mythologique à l’intérieur d’une composition lyrique se présente, de surcroît, comme un point de comparaison choisi sciemment par le je poète dès le début de sa complainte”!. À la différence du jugement de Pâris, ce récit relève donc explicitement d’une intervention cléricale, assumée comme telle par le je acteur de l’his-
toire-cadre””. L'épisode mythologique tient une place dans l’espèce de méditation à laquelle se livre le je tout au long de cette insertion lyrique. Il ne s’agit donc plus d’une aventure sur laquelle se calquerait, malgré lui, le destin du jeune homme, mais plutôt d’un «exemple » — bien que le terme n’apparaisse pas — lui permettant de réfléchir à son propre cas. Phébus est comme le catalyseur d’une mutation, d’une évolution dans l’identité de poète du je. Métamorphose dont le je est lui-même un acteur conscient, à la différence de ce qui se produisait au moment où il se prononçait en faveur du jugement de Pâris. La place accordée aux héros anciens par le poète est indiquée d’un mot à fortes résonances cléricales, celui de «comparaison »: [...] touché est [mon cœur] dou droit tison Dont Cupido une saison, Se Diex me gart,
Feri Phebus en l’oquison De Dane a la clere façon. Or ai juste comparison Pris pour ma part. (EA, vv. 1565-1571)
Le parallélisme entre la situation du je indiquée par le contexte — l'indifférence de celle qu’il aime l’a rendu malade et il est alité — et celle de Phébus est clairement indiqué dans la strophe VIT: Pour ce se tenoit [Daphné] orghilleuse Contre Phebus, et peu piteuse D'’oîïr sa plainte. Non pour quant priiere tamainte, Maint souspir et mainte complainte Fist Phebus, qui vie en ot chainte Tres dolereuse, Dont la face avoit palle et tainte. (EA, vv. 1657-1664) °! Il est question de Phébus à partir du v. 1565, p. 92 (dixième vers de la première strophe), et le récit s’achève au v. 1763, p. 99 (fin de la strophe XII). %2 Les deux renvois à l’autorité d’Ovide qui encadrent la récriture sont à cet égard très révélateurs, v. 1637, p. 94 et vv. 1761-1763, p. 99.
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Le fait que soit ici mentionnées les complaintes composées par Phébus suffit à indiquer qu’il ne s’agit pas seulement d’un alter ego en matière amoureuse. Cette figure d’amant éconduit est aussi retenue, bien sûr, en tant que poète. Le récit concernant Phébus et Daphné n’occupe que les 13 premières strophes d’une complainte qui en comporte 50 au total, mais sa position au sein de la pièce lyrique et les liens étroits qui l’unissent au long monologue qui suit démontrent amplement la fonction séminale qu’il remplit par rapport à la réflexion menée ensuite sur l’amour et sur l’art. Froissart remonte aux origines de l’histoire, en s’étendant deux strophes durant (IV et V) sur le différend qui opposa Phébus à Cupidon. C’est parce que Phébus a contesté à Cupidon le droit de se servir de son arc que celui-ci se vengea: il décocha une flèche à Phébus, le rendant irrémédiablement amoureux de Daphné, et une autre à Daphné, flèche de haine cette fois, et non d’amour. Indifférente aux complaintes et aux suppliques de Phébus, Daphné prie un jour Diane de lui venir en aide et de lui permettre d’échapper aux poursuites de son soupirant (XI). C’est ainsi qu’advint la métamorphose de Daphné en laurier (XII), arbre toujours vert dont on tresse les feuilles pour en faire des couronnes aux rois et aux conquérants (XII). La récapitulation de ce récit par l’amant lui fait former un vœu, dont il se repentira aussitôt: il se prend à souhaiter que sa dame soit l’objet d’une métamorphose semblable à celle qu’a subie Daphné, de sorte qu’il puisse l’approcher sans craindre ses rebuffades (XIV, XV, XVD). Cette solution écartée, il s’ensuit une longue méditation sur l’attitude à
adopter face à l’adversité. L'écart mesurable entre la première possibilité envisagée par le je — réification de la dame en laurier — et la conclusion à laquelle il en arrive fait percevoir une véritable conversion de l’amant, une transformation de son attitude, voire de son identité. Significativement, des résurgences de l’histoire de Phébus voient le jour dans les strophes XXXIX, XLI, XLIII et XLV, sous forme de simples allusions, comme pour traduire un retour à la situation de départ. Mais la tentation extrême que pourrait représenter le suicide est vaincue dans un ultime retournement, à la strophe XLVII qui voit le triomphe d’une faculté consolatrice, l’imagination: Alefois, quant le plus m'’anoie Et que par souhet je vorroie Qu’a moi venist la droite voie Amere mort Et je ymagine bien fort
Le gent corps et le biel deport, La maniere et le douls ressort
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Ma dame quoie, Je preng en moi grant reconfort Et m'est vis que j’aroie tort Se, par cause de desconfort, Je m’ocioie. (EA, vv. 2296-2307)
Première conclusion apportée par la complainte: ce n’est pas à l’extérieur de lui-même que le poète puisera son réconfort («Je preng en moi grant reconfort », v. 2304). Une véritable mutation se produit au fil de la complainte ; le poète ne cherche bientôt plus à apaiser la blessure par laquelle il métaphorise ses souffrances amoureuses, il s’efforce d’en tirer un chant, de la vaincre par la sublimation poétique: Or soit benite
La plaie et ossi la saiette Qui me tient en si douce dette Que mon travel et ma souffrette Tieng pour merite. (EA, vv. 2287-2291)
Par cet aspect, le je poète rejoint le modèle qu’il s’était choisi au début de la complainte : Phébus, privé de celle qu’il aime. C’est par l’acte créatif qu’il espère se libérer de son malheur, comme l’indique l’espèce de dédicace finale de ses œuvres («fes temporeus ») au dieu d'Amour: Mais en fin de mon plaint piteus Je te delivre, Amours, tous mes fes temporeus, Car tu ies mes diex corporeus, Et te pri tres affectueus Que, livre a livre, Poises les bien; carje me livre Tels a toi, ne plus ne voel vivre. (EA, vv. 2326-2333)
Deux strophes après que le poète a rejeté la tentation du suicide, ce renoncement à la vie n’est pas à entendre comme un désir de mourir mais comme une conversion: c’est au domaine de la poésie, et non pas de la vie réelle, que ressortiront à présent les joies du jeune homme, devenu poète de métier faute d’être aimé. La rime équivoquée de cette avant-dernière strophe est révélatrice ; le mot «livre », utilisé quatre vers après le passage que nous avons cité dans l’acception d'ouvrage destiné à la lecture, laisse percevoir la substitution d’un univers imaginaire — «livresque » — au monde réel. En définitive, la réflexion menée au fil de la complainte ramène l’amant à une attitude toute proche de celle qu’il attribuait à Phébus
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dans sa version du récit mythologique. Un va-et-vient entre la fable insérée dans le poème et la fin de l’épanchement lyrique le prouve. Après la métamorphose de Daphné en laurier, le dieu poète et musicien est dépeint dans une posture d’éternel adorateur : Pas ne le voelt pour ce laissier, Mais le va doucement baisier Et acoler et embracier Et dist: «Rien nee
Ne me puet au coer tant aidier Que toi honnourer et prisier, Douls arbres, car Dane och trop chier, Qui m’est emblee. (EA, vv. 1740-1747, str. XII)
Lorsque l’amant, dans un premier temps de sa réflexion, s’identifie pleinement à Phébus, il est tenté par cette forme d’idolâtrie et, comme pour en souligner le sens, il rapproche cette attitude de celle de l’artiste qui poussa le plus loin la préférence pour l’œuvre créée au détriment des femmes vivantes, Pygmalion, auquel il ajoute un autre exemple littéraire: N’ama Pymalion l’ymage De quoi il fist taille et ouvrage ? Et Candasce, qui tant fu sage, En pourtraiture Fist ouvrer le droit personnage D’Alixandre, corps et visage, Et enama de bon corage Chelle pointure. (EA, vv. 1796-1803, str. XVI)
Inscrire Phébus dans ce paradigme, c’est déjà interpréter ou modifier le sens de son histoire; c’est dire qu’il est semblable aux héros adulateurs d'œuvres d’art, de représentations de l’être aimé (alors que le dieu-poète s’attache, dans le récit-vulgate, au résultat inanimé d’une métamorphose, qui n’a plus la semblance de Daphné). Aussi bien, lorsque le je regrette d’avoir souhaité la métamorphose de sa dame en laurier, c’est surtout en pensant à la détérioration de son image que cela impliquerait si le vœu était exaucé: Quant j’ai ma dame souverainne Souhedié par pensee vainne Que sa façon douce et humainne Et son gent corps Fust mués en fourme villainne. De la mervelle je me sainne,
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Comment j’euch onques sanc en vainne De penser lors Si grant outrage. Ahors !Ahors ! (EA, vv. 1812-1820, str. XVII)
Au terme de la complainte, l’amant a certes renoncé à voir sa bienaimée changée en arbre, mais deux facteurs le détournent néanmoins de l'être aimé: il marque un intérêt croissant pour la pièce lyrique qu’il est en train de composer, et il se compare à nouveau à des héros littéraires, trahissant ainsi sa conversion définitive à la poésie, au monde des représentations artistiques. Intérêt croissant pour la création lyrique, tout d’abord, décelable à la fois à l’intérieur de la complainte et dans le contexte proche du poème. Rappelons que l’ultime strophe de la complainte — comme c’était le cas dans La Fontaine amoureuse — est chargée d’un contenu métadiscursif ; elle est adressée à la dame, destinataire du poème, et attire son attention sur la prouesse rhétorique des «cent clauses desparelles » (v. 2340), c’est-à-dire sur les cent rimes différentes utilisées au sein du poème. Aussitôt la complainte achevée, l’amant indique les bienfaits que cellec1 lui procure: véritable guérison de l’accès de fièvre qu’il endurait. Ce déplacement du centre de gravité de l’œuvre, glissement de l’histoire d’amour malheureuse vers l’histoire du livre en train de s’écrire, n’est pas sans évoquer la pente similaire que suivait l’amant-poète à l’intérieur du Voir Dit. À la manière de Machaut également, l’aboutissement de ce processus s’observe, comme nous allons tenter de le montrer, dans l’emploi qui suivra de la matière mythologique. La fable pseudo-ovidienne de Papirus et Ydorée, récit catalyseur de la seconde longue pièce lyrique — le Reconfort de la dame — sera comme un pas supplémentaire sur la voie de l’artifice poétique, de la transsubstantiation du sentiment amoureux en pur acte créatif. En second lieu, la comparaison établie par le poète entre lui-même et des héros littéraires, particulièrement repérable dans les strophes XLVIII et XLIX, rend elle aussi manifeste la survalorisation de l’art par rapport au vécu. En énumérant des amants célèbres, le je consent à son sort malheureux et se bâtit une identité livresque. Son titre de noblesse est d’appartenir à la famille de ces héros, pour la plupart chevaliers arthuriens: Lanscelos, Tristrans, Lyonniel, Porrus, le Baudrain Cassiiel, Paris et tamaint damoisiel
N'ont pas esté Amé pour seul dire: «Il m’est biel,
Dame, qu’or prendés ce capiel
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Et me donnés sans nul rapiel Vostre amistié.» Nennil, ains en ont bien livré
À grant martire leur santé; Et maint y ont, ains qu’iestre amé, Laissiet le piel. (EA, vv. 2308-2319, str. XLVIIT)
Froissart glisse, dans cette étape ultime de sa méditation personnelle, des noms de héros littéraires qui ont été identifiés par l’éditeur du texte comme des allusions aux Vœux du Paon de Jacques de Longuyon — Porus et Cassiel — ou aux versions en prose de Tristan et de Lancelof”; d’une manière intéressante, il clôt sa courte liste par le nom de Pâris, nous ramenant au premier récit mythologique inséré dans L’Espinette amoureuse. Mais l’énumération de ces modèles chevaleresques ne remplit pas la même fonction que lorsqu'il a été question de Pâris pour la première fois dans cette œuvre. Il ne s’agit pas de héros enviés ou auxquels le je s’identifierait malgré lui, quelque peu abusivement comme on a pu le constater en se penchant sur la récriture du jugement de Pâris. Ces personnages sont invoqués par le je comme des frères d’infortune, désignés à deux reprises du terme de «compagnons » (v. 2322 et v. 2325), leur inscription dans le monde littéraire prime sur
leur appartenance sociale; faute de pouvoir accéder au double statut un moment rêvé d’amant et de chevalier, le je se réfugie dans un monde éloigné de la réalité, il espère compter un jour parmi les amants célèbres de la littérature, formant un vœu proche de celui de Guillaume dans Le
Voir Dit espérant qu’on parlera encore de ses amours avec Péronne cent
ans après leur existence”*: [Amours], je t’empri, escripme ou livre [=inscris moi au registre] Ou on trueve, qui bien s’arive, Les amoureus. (EA, vv. 2337-2339, str. XLIX)
Rêve de postérité qui signe l’entrée en littérature de l’amant devenu poète. Aux œuvres lues, mentionnées dans le début du dit, supports de projections et de rêves, se substitue l’œuvre en train de s’écrire; l’espoir frustré d’un amour partagé trouve une compensation dans celui d’une survie poétique.
® L'Espinette amoureuse, op. cit., introduction, p. 36. % Le Voir Dit, op. cit., p. 450 (lettre XXVII):
«menons si bonne vie que nous porrons en lieu et en temps, que nous recompensons le temps que nous avons perdu, et que on parle de nos amours jusques a cent ans cy aprés, en tout bien et en toute honneur».
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2.3. Papirus et Ydorée, métamorphose du poète en auteur Le dernier récit mythologique inséré dans L'Espinette amoureuse est aussi le plus bref — il ne compte que 51 vers” —, et il présente l’originalité d’être de l’invention de Froissart, quoique celui-ci se retranche derrière l’autorité fictive d’Ovide. Les modalités d’insertion de cette histoire pseudo-ovidienne sont assez complexes et méritent que nous nous y arrêtions. D'un premier point de vue, cette fiction s'inscrit à l’intérieur d’un songe. Le je, remis de sa fièvre, a jugé préférable de s’éloigner de celle qu’il aime. II s’est exilé volontairement dans un pays étranger, que les commentateurs s’accordent à identifier à l’ Angleterre. Mais avant de quitter la France, il a obtenu d’une amie de sa bien-aimée, devenue sa confidente, un objet appartenant à sa dame. Il s’agit d’un miroir, dans lequel celle-ci avait coutume de se contempler. Bientôt objet d’une véritable adoration, le miroir est placé par l’amant sous son oreiller et lui inspire, au cours d’une nuit, un songe extraordinaire. Le jeune homme rêve qu’au lieu de se voir lui-même dans la glace, c’est l’image de sa dame qui lui apparaît. Stupéfait par ce phénomène surnaturel, il commence naïvement par ouvrir les fenêtres et soulever les tapis de sa chambre pour voir si la dame ne se cache pas quelque part. Mais dans un second temps — toujours à l’intérieur du songe —, il se donne à lui-même un exemple similaire qui banalise l’apparition: l’histoire de Papirus et Ydorée. Ces personnages romains, très épris l’un de l’autre, durent se séparer en raison d’une mission que Papirus était chargé d’accomplir en Sicile. Mais l’amant fit fabriquer par un magicien avant son départ deux miroirs qui permirent au jeune homme et à la jeune fille de continuer à se voir mutuellement pendant toute la durée du voyage. Ce récit remplit d’abord une fonction explicative: il est censé rendre rationnellement acceptable la vision que l’amant a eue de sa dame en songe dans un miroir. Le récit mythologisant occupe de surcroît une place charnière: il articule l’apparition de la dame à la performance poétique que celle-ci accomplit à l’intérieur du rêve de l’amant. La pièce lyrique en question constitue le Reconfort de la Dame, c’est-à-dire la longue composition de quinze strophes symétrique — au plan de la structure générale de l’œuvre — de la Complainte de l'amant; poème-miroir, donc, à double titre. Le miroir grâce auquel l’amant peut voir sa dame permet un
prodige dont il n’était pas question à propos de Papirus et Ydorée: il est l'instrument d’une communication verbale, et non pas seulement le % L'Espinette amoureuse, op. cit., VV. 2673-2724, pp. 127-129.
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medium d’une apparition. La modalité d'insertion du Reconfort de la
Dame dans le songe ressemble, par l’exemple” mythologique qui lui
sert de caution, au montage du Confort de l'amant et de la dame dans La Fontaine amoureuse, pièce lyrique qui tient à peu près la même fonction dans l’œuvre de Machaut que le Reconfort dans le texte de Froissart. On se souvient que, chez Machaut, toute une infrastructure mythologique servait de support à la communication des amants par rêves et pièces lyriques interposés: il s’agissait d’abord de l’histoire de Céyx et Alcyoné — illustration des pouvoirs de Morphée -, puis du rôle joué par Vénus — guide poétique qui amène la dame à prononcer sa consolation —, et enfin de l’allusion plus brève à Danaé et Jupiter — second modèle d’entrée en relation surnaturelle. Le souvenir de ces exemples et de leur fonction n’est pas étranger à Froissart, qui, s’interrogeant après coup sur la valeur de vérité à accorder à la vision qu’il a eue, se place parmi les bénéficiaires des dons de Morphée : Je ne sui pas tous seuls au monde, Selonc ce que j’ai de faconde, A cui li douls diex de dormir, Morpheüs, que si bon remir, A en dormant fait grasce vainne ! (EA, vv. 3023-3027)
C’est en fait sous l’influence combinée de La Fontaine amoureuse et du Voir Dit qu'il faut placer l’apparition de la bien-aimée du poète en songe: la mise en relation des amants par l’intermédiaire du «dieu de dormir» est un clin d’œil au Livre Morpheus qui ne pouvait échapper aux lecteurs contemporains ; mais la sophistication est portée à un degré supérieur par l’artifice du miroir magique, avatar frossardien du portrait parlant de Péronne qui tient une place essentielle au sein des deux songes du Livre du Voir Dit. Pareils effets intertextuels ne sont pas faits pour convaincre de la vérité de l’expérience. Ceux-ci créent au contraire autour du Reconfort de la Dame un réseau d’allusions qui déréalise le récit, fait de l’échange poétique entre l’amant et sa dame un jeu littéraire. L’œuvre est claire* Le terme «exemple» et son dérivé, l'adjectif «exemplaire», apparaissent à propos du récit de Papirus et Ydorée alors qu'ils n'étaient pas utilisés dans les cas précédents de fables mythologiques au sein de L'Espinette amoureuse : «Encores en voit on l’exemple/ À Romme, de Minerve ou temple./ Dont se lors pooie veoir/ Ma dame ens ou mien mireoir,/ Croire le doi et a moi plaire,/ Car j’ai figure et exemplaire! Qui est toute cose certainne.» (vv. 2723-2729, p. 129). Il est tentant de voir dans les prétentions répétées à l’authenticité de cette histoire comme un clin d’œil à leur facticité. Par un glissement révélateur de l’art poétique de Froissart, la seule occurrence du terme d’«exemple » n’apparaîtrait ainsi que dans un emploi ironique.
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ment transformée en un champ de compétition poétique; l’enjeu est bien moins d’obtenir une consolation en matière amoureuse que de rivaliser avec les modèles — non cités, mais très visibles — légués par le maître. En résumé, la mise à distance du vécu est perceptible de trois façons: d’abord par les renvois implicites aux œuvres d’un prédécesseur, face auxquelles L’Espinette amoureuse apparaît comme un renchérissement ; en second lieu par la double médiation du songe et du miroir magique à laquelle est soumise l’image de l’être aimé; mais aussi par l’exemple imaginaire de Papirus et Ydorée, qui sert en quelque sorte de caution à la vision et à la performance lyrique de la dame. Le récit pseudo-ovidien est même, à notre avis, la pierre angulaire de cet édifice poétique: ne joue-t-il pas le rôle d’indicateur sur le sens à prêter au songe et au Reconfort? Certains détails de cette fiction mythologique révèlent, comme le faisait déjà le récit de Phébus et Daphné dans l’insertion lyrique de l’amant, le glissement de l’histoire d’amour vers l’histoire du livre en train de s’écrire. Plusieurs détails séparent le récit pseudo-ovidien de l’aventure du narrateur dont 1l est censé constituer une sorte de double: les amants romains éprouvent l’un pour l’autre des sentiments réciproques, et surtout, les origines nobles de Papirus (v. 2674) sont en flagrante discordance avec la condition cléricale du je. De ces observations ressort une fonction de l’invention ovidienne: elle est une mise en abîme de l’histoire-cadre, certes, mais le reflet qu’elle en renvoie est stylisé, flatteur ;celui-ci correspond à l’histoire telle que le narrateur la voudrait, et
non telle qu’il la vit. Tout comme le songe et l’insertion lyrique, l’exemple mythologique possède une vertu consolatrice, 1l repeint la vie aux couleurs du désir. Par cet aspect, il est un maillon dans l’enchaîne-
ment au terme duquel l’expérience donnée pour vécue est transmuée en œuvre d’art. La seconde remarque qui permet de rattacher la fable pseudo-ovidienne au travail d'élaboration poétique est d’ordre onomastique. Les noms de Papirus et d’Ydorée semblent en effet signifiants: en dehors même de toute recherche de modèles parmi les noms de personnages
répertoriés au Moyen Âge”, on peut penser que le sémantisme du mot latin papyrus et de son dérivé français papier” hante les arrière-pensées % Anthime Fourrier n’a pas trouvé d’antécédent au nom de Papirus, «en revanche, celui d’Idorée renvoie à une héroïne de Perceforest et des Vœux du Paon, où elle s’appelle, selon les manuscrits, Idore, Idorie, Idorus et Ydoras », op. cit., introduction, p. 38.
‘8 Rappelons, à ce sujet, que le mot «papier» apparaît en langue française vers le XIE siècle, et que Froissart l’emploie lui-même dans L'Espinette amoureuse : «La
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de Froissart. Hypothèse d’autant plus plausible que l’auteur fait luimême — malicieusement — allusion à la matérialité du livre dans lequel il aurait prétendument découvert cette histoire: De Papirus et d’Ydoree Est l’istore tres bien doree [...] (EA, vv. 2681-2682)
La rime « Ydorée: dorée » a toutes les apparences d’un jeu sur les mots, sorte d’annominatio par laquelle l’auteur réétymologise le nom propre, ou en remotive le sens par un rapprochement avec un nom commun. Le récit de Papirus et Ydorée est bien enluminé, nous dit Froissart en substance, faisant ainsi du couple un motif iconographique. Ce détail trouve de multiples résonances: l’image peinte insérée dans le livre est comme l’équivalent visuel d’un aspect essentiel de l’esthétique poétique de Froissart, celui de l’enchâssement. La mention du livre, en tant qu’objet, dans lequel le narrateur aurait trouvé ce récit est comme un argument d'autorité supplémentaire, visant à convaincre le lecteur de l’authenticité de l’exemple. Mais, de ce point de vue, la surenchère peut aussi renfermer une charge ironique: faut-il prendre au sérieux l’allégation tant de fois répétée d’un manuscrit? L'essentiel est ailleurs, 1l tient à la nature livresque de l’aventure des amants romains. C’est ce que montre sans guère de doute possible l’alliance des deux noms, Papirus — Support matériel au travail du copiste — et Y dorée — ornement que l’enlumineur couche sur la page —, amants «littéraires » dans tous les sens du terme: leurs destinées sont unies par l’histoire merveilleuse du
miroir magique, pur effet de l’invention de Froissart; mais ils sont de surcroît liés par l’onomastique, comme deux composantes indissociables du livre. Le glissement qui fait passer de la transcription d’une expérience amoureuse à la fabrication d’une œuvre poétique, et même à la conception d’un livre, se confirme dans l'insertion lyrique censée être prononcée par la femme aimée: dans Le Reconfort de la Dame apparaissent plusieurs résurgences mythologiques, ou allusions à des amants célèbres, qui prolongent le rêve de l’amant-narrateur, mais qui situent
damoiselle alai baillier/ La balade escripte en papier», op. cit., vv. 1277-1278, p. 84. On peut même dire qu’il fait de ce matériau un élément signifiant la fonction d'écrivain dans Le Joli Buisson de Jonece : «Entroes que j'ai sens et memore,/ Encre et papier et escriptore.….», vv. 3-4. L'usage de ce support pour la fabrication des livres se répand en Occident au fil du XIV*. Cf. Susan O. Thompson, «Paper Manufacturing and Early Books», Machaut's World: Science and Art in the Fourteenth Century, Madeleine Pelner Cosman et Bruce Chandler éds., New York: N. Y. Academy of Sciences, 1978, pp. 167-174.
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aussi l’entente amoureuse dans un univers fictif, hors de portée peut-
être. Le contenu mythologique de cette pièce lyrique ne saurait vraiment se comparer aux trois fables évoquées jusqu'ici — celles de Pâris, de Phébus et de Papirus —; et la lecture du seul exemple un peu développé — celui d’Actéon — nous amènera à des conclusions très proches de celles que suscite la fiction de Papirus. C’est pourquoi nous ne traiterons ces allusions qu’assez succinctement ici. Le Reconfort remplit bien sa fonction consolatrice, mais il n’atteint cet objectif qu’au prix d’une idéalisation. La bien-aimée affirme son attachement au poète, mais les points de comparaison qu’elle se choisit occultent un obstacle à leurs amours pourtant plusieurs fois signalés: l’écart de condition. Dans le droit fil des exemples «nobles » revisités ou inventés par Froissart — ceux de Pâris et de Papirus —, les premiers modèles que la dame utilise sont chevaleresques: Car [mon cœur] loiiés est d’amours, d’ossi drois neus
Que pour Tristran en fu la belle Yseus Et Genevre pour Lanscelot le preus [...] (EA, vv. 2767-2769)
Certes, l’énumération d’amants célèbres est avant tout convention-
nelle; c’est sans surprise que nous voyons la dame, dans la cinquième strophe de son Reconfort, mentionner Héro et Léandre, Médée et Jason.
Plus original est l’emploi d’un nom récurrent chez Froissart — tant dans
ses dits que dans ses Chroniques” -, celui d’Actéon. Encore convientil de remarquer que l’allusion à ce héros relève, dans ce cas précis, du détournement d’autorité ou, pour le moins, d’une recomposition mythologique à des fins nouvelles. L'éditeur du texte croit reconnaître une «confusion» — nous dirions plutôt un amalgame — avec l’histoire de
Céphale et Procris®. La dame, pour justifier l’indifférence qu’elle témoigne au jeune homme, évoque Actéon et Diane en des termes bien peu conformes à la vulgate ovidienne. Elle dit au poète endormi, en substance, qu’il risquerait de la faire mourir si l’amour qu’il lui porte diminuait, maintenant qu’elle lui a avoué ses véritables sentiments; elle le compare à Actéon, qui tua sa dame par inadvertance, alors que celle-ci cherchait à l’observer en train de chasser, sans se faire voir de lui. On appliquerait sans hésitation à ce cas précis la remarque de D. Kelly lorsqu’il avance que «de telles inexactitudes n’étonnent pas dans un rêve à la manière courtoise des dits »!°!, et sans doute faut-il reconnaître dans 9 Laurence Harf-Lancüer, «La chasse au blanc cerf dans le Méliador de Froissart et
le mythe d’Actéon », Mélanges Charles Foulon (Marche Romane, 30), 1980, pp. 143-152.
10 L'Espinette amoureuse, op. cit., note aux vv. 2808-2827, p. 185. 10! Douglas Kelly, «Les inventions ovidiennes de Froissart.….», art. cit., p. 86.
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cette réinvention du mythe d’Actéon un brouillon de ce qui deviendra une pratique habituelle dans l’œuvre suivante de Froissart: la récriture « faussée » d’un récit, dans le dessein de souligner — ou de créer — cer-
taines analogies avec l’histoire-cadre, va devenir monnaie courante dans Le Joli Buisson de Jonece. Rien n’interdit, toutefois, de voir aussi dans cet emploi du récit d’Actéon une adaptation dictée par les désirs de l’amant-poète : dans le droit fil de l’invention ovidienne de Papirus et Ydorée, Actéon revisité offre une image transformée de la réalité. Faisant prononcer un «confort» par sa dame, le poète prête à sa bienaimée un langage qui ne coïncide ni avec la réalité de ses sentiments ni avec le repertoire connu des amants célèbres ;le décalage entre les dispositions réelles de l’énonciatrice et celles que l’amant lui prête dans son rêve retentit sur la transcription, naturellement fausse, de l’exemple censé illustrer le propos de la dame. Le lecteur ne pourra manquer de s’apercevoir, dans la suite du récit, que l’intervention consolatrice de la dame en songe est un mirage. Dès lors, la modification apportée à l’histoire d’Actéon ressemble moins à une inadvertance de Froissart qu’à un symptôme: la consolation n’est qu’un phénomène d’autosuggestion. Du reste, il convient de le remarquer, bien plus que d’une erreur dans la reconstitution du mythe, ou d’une contamination par un autre récit, 1l
s’agit d’une pure et simple inversion des rôles par rapport à la tradition: Diane surprend Actéon en train de chasser — alors que chez Ovide, c’est Actéon qui surprend Diane se baignant dans une rivière —, et c’est Actéon qui tue Diane malgré lui — tandis que c’est normalement la déesse qui punit le chasseur en le métamorphosant en cerf et en le livrant ainsi à la cruauté de ses propres chiens. Le contresens est trop flagrant pour ne pas être voulu, surtout de la part de Froissart qui connaît très bien l’histoire, et qui en donne ailleurs dans ses œuvres des versions exactes. Le renversement des rôles, surtout dans le contexte où se situe cette allusion mythologique — c’est-à-dire dans une pièce lyrique, ellemême intégrée à l’intérieur d’un songe —, révèle l’aveuglement du poète. L’inversion du mythe trahit le désir de changer le cours de la réalité. En conclusion, L’Espinette amoureuse contient bien plus que le récit apparemment autobiographique d’une première aventure amoureuse. Il s’agit plutôt d’une illustration du phénomène par lequel une histoire impossible est convertie en un dit, en une œuvre lyrico-narrative. Rien n'indique mieux au lecteur la sublimation de son «sentement» par le poète que la succession des fables insérées dans l’histoire-cadre. L’écriture du livre s’accompagne d’une évolution dans l'identité du je: le naïf se rêve amant chevaleresque, s’identifie malgré lui à Pâris, maisilesten fait influencé par ses goûts littéraires. Ses lectures sont bien sûr la cause
JEAN FROISSART : RÉCRITURES ET TROMPE-L' ŒIL
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de ses désirs mais, en trahissant son statut de lettré, elles annoncent aussi que ses aspirations resteront irréalisables. Le je ne sera vraiment poète ef amant que sous le masque de Phébus, dans l’artefact uniquement, à l’intérieur de la Complainte. Il n’obtiendra qu’une consolation feinte, ou fictive, qu’il s’adresse en quelque sorte à lui-même. C’est tout le sens de l’histoire de miroir magique à laquelle se résume la fiction de Papirus et Ydorée: le miroir de L’Espinette amoureuse renvoie au je l’image de l’autre, mais tout indique l’artifice. Le mythe qui sert de caution est une fausse monnaie et il rattache la fabrication du miroir à la «nigromancie », c’est-à-dire à la magie, qui peut passer pour une métaphore de l’art poétique de Froissart. De la mythologie apparemment mal comprise — le jeune homme ne maîtrise pas les implications du jugement de Pâris quand il le confirme — à la mythologie réinventée — Papirus, Actéon —, les modèles auxquels le je se compare sont autant de stations sur le chemin de sa progressive métamorphose en auteur.
Il. LE JOLI BUISSON DE JONECE OU LE RENONCEMENT À LA POÉSIE AMOUREUSE Le ciable comme Prison œuvres
dernier dit amoureux de Jean Froissart est quasiment indissode L’Espinette amoureuse: Le Joli Buisson de Jonece en est le prolongement, même si les deux textes sont séparés par La amoureuse dans l’ordre chronologique de composition des de Froissart, et s’ils ne se suivent pas non plus immédiatement
dans les manuscrits où ils sont copiés"®. Les deux dits retracent l’évolution d’une même persona, d’un même je, qui fusionne les rôles d’amant et de poète. Alors que L’Espinette amoureuse rapporte l’initiation du je à l’amour, Le Joli Buisson de Jonece apparaît comme le temps de la désillusion: le poète se peint au début de son œuvre comme un vieillard — on apprend un peu plus tard qu’il n’a en fait que trente cinq ans -, et il souhaite profiter des conditions dans lesquelles 1l se trouve pour composer une œuvre nouvelle, Mais il éprouve l'impression de ne plus être inspiré. Juste après avoir énuméré, sur l’injonction de Philosophie, les ouvrages qu’il a composés jadis, 1l se plaint de ne plus avoir de matière à exploiter: Mais j’estoie pour le tamps Toutes nouveletés sentans
10 Pour l’ordre des textes dans les mss. de Froissart, se reporter à l’introduction d’Anthime Fourrier dans son édition de L’Espinette amoureuse, op. cit., pp. 9-14.
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Et avoie prest a le main À toute heure, au soir et au main,
Matere pour ce dire et faire. Or voi je cangié mon afaire En aultre ordenance nouvelle. (JBJ, vv. 453-459)
Son interlocutrice allégorique, Philosophie, descendante directe de la consolatrice de Boèce et de ses filles machaldiennes — dans le Remede de Fortune, notamment —, recommande au poète de se tourner vers le passé. C’est par l’acte de remémoration qu’il pourra remédier, selon elle, à la panne d'inspiration qu’il traverse. De fait, le souvenir et la faculté d’imagination seront les moteurs essentiels de la création dans le livre nouveau que commence Froissart. Ses souvenirs sont réactivés par deux moyens: d’une part, le poète exhume d’un coffre où il l’avait enfermé un portrait de sa dame; d’autre part, Vénus lui apparaît en songe, et sur plus de 4200 vers le poète se trouve replongé dans son passé comme s’il n’avait pas vieilli. Le songe occupe, on s’en rend aisément compte, l’essentiel de l’ouvrage'®. Ce rêve relève de la plus traditionnelle veine courtoise: le je, guidé d’abord par Vénus, puis par Jeunesse, pénètre dans un buisson sphérique, avatar de l’habituel locus amænus où se déroulent les rencontres allégoriques et amoureuses. Là, il retrouve celle qu’il a aimée jadis, exactement semblable physiquement à l’image qu'il avait gardée d’elle. Elle est entourée d’un certain nombre de figures: sept compagnes — Manière, Atemprance, Franchise, Pitié, Plaisance, Connais-
sance et Humilité —; trois personnifications plutôt défavorables à l’amant-poète — Refus, Dangier et Escondit —, auxquelles il convient d’ajouter Jeunesse, Désir et Doux Semblant. Tout ce personnel allégorique tient lieu de public et de partenaires dans des jeux courtois — celui de la «pince merine» d’abord, celui du «roi qui ne ment» ensuite, «concours des souhaits» enfin —, au fil desquels l’amant se déclare, compose plusieurs sortes de poèmes, essuie quelques marques de dédain de la part de sa dame, mais obtient d’elle finalement une attitude moins froide. Le poète, bousculé par un de ses compagnons dans son rêve, se réveille brusquement et, reprenant conscience, découvre autour de lui une réalité en totale opposition avec le cadre printanier du buisson. C’est l’hiver, et le mirage de la jeunesse s’est évanoui ; le poète médite sur la vanité des jeux littéraires et amoureux qui l’occupaient quelques instants auparavant, et il décide de composer une pièce lyrique moins 1% Le Joli Buisson de Jonece compte 5442 vers au total.
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futile: il conclut son dit par un «lay » qu’il dédie à la Vierge Marie, le lay de Nostre Dame. L’achèvement de l’œuvre par un «lay » est un choix par lequel Froissart fait clairement du Joli Buisson de Jonece le pendant de L’Espinette amoureuse: cette forme complexe est retenue, dans chacun des deux cas, comme un couronnement de l’œuvre, une démonstration de ses talents par le poète. Mais le changement de destinataire et de registre — poème profane adressé à sa dame d’un côté, poème religieux de l’autre — suffit à indiquer le sens que renferme le deuxième volet du diptyque. Le prologue du Joli Buisson de Jonece, dans lequel le je adopte la pose du testateur, et son épilogue, dans lequel il s’en remet à la Vierge, signifient tous deux sans équivoque le renoncement à la poésie amoureuse!%*, Un lien plus explicite encore est tissé entre les deux dits: au moment où le poète s’endort, les premières paroles qu’il adresse à Vénus sont des reproches; le je rêveur rappelle à la déesse les promesses qu’elle lui avait faites quand il était jeune. A la demande de son interlocutrice, il cite les paroles qu’elle a prononcées jadis, sur lesquelles il a fondé des espoirs déçus: Et encores sui bien sentans
Les parolles qui de vo bouce Issirent, qui est belle et douce.
— T'en souvient 11? — Oïl, par m’ame. — Di que ce fu. — Volentiers, dame. Vous me donnastes don moult riche,
Quant coer gai, amoureus et friche Aroi je trestout mon vivant
Et encores trop plus avant Que de dame humle, gaie et lie,
De tous biens faire apparillie, Seroie fort enamourés. Or ai je vos dons savourés; Non de tous, mes d’aucuns me loe. (JBJ, vv. 885-898)195
1% Voir à ce sujet Michelle A. Freeman, «Froissart’s Le Joli Buisson de Jonece: a Farewell to poetry ?», Machaut's World: Science and Art in the Fourteenth Century, Madeleine Pelner Cosman et Bruce Chandler éds., New York: N. Y. Academy of Sciences, 1978, pp. 235-247; Sylvia Huot, From Song to Book.…., op. cit., pp. 316323(«Lyricism and Escapism in Le Joli Buisson de Jonece»).
105 C’est nous qui soulignons, dans cette citation et la suivante, les passages qui se font écho entre les deux œuvres.
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Ce rappel par le poète des promesses faites par Vénus a presque valeur de citation littérale, si l’on se reporte à la conclusion du jugement de Pâris, tel que le jeune homme l’a rêvé dans L’Espinette amoureuse: Vis tant que poes d’or en avant,
Mais tu aras tout ton vivant Coer gai, joli et amoureus,; [...] Et encores, pour mieuls parfaire Ten don, ta grasce et ton afaire, Une vertu en ton coer ente: Que dame belle, jone et gente De tout ton coer tu ameras, Obeïras et cremiras [...] (EA, vv. 545-547 et 561-566)
Nul doute, dès lors, que le passé sur lequel le je se penchera tout au long du Joli Buisson de Jonece renvoie à l’aventure rapportée dans L’'Espinette amoureuse : le dit composé en 1373 a valeur de relecture par rapport à celui de 1369. La seconde œuvre complète le sens de la pre-
mière, ou permet du moins d’en lever certaines ambiguïtés'®. Le jeu d’écho observable entre les deux dits de Froissart se redouble d'effets intertextuels avec l’œuvre de Guillaume de Machaut: tout comme L'Espinette amoureuse était écrite «contre » La Fontaine amoureuse, Le Joli Buisson de Jonece est à sa façon un anti-Voir Dit. Il suffit
de comparer l’attitude dans laquelle se représente le vieillard poète au seuil du Voir Dit et celle du je dans le prologue du Joli Buisson de Jonece pour se rendre compte des analogies qui les unissent. Une même mélancolie frappe les deux hommes, disposition d'esprit qu’ils rattachent l’un et l’autre à leur grand âge et à la disparition de l’amour, absent de leurs vies. Cette situation est, dans les deux cas, le facteur explicatif essentiel du manque d'inspiration que connaissent les deux hommes. La silhouette qui se dessine dans ces œuvres, à la différence de ce qu’on observe dans les autres dits des mêmes écrivains, est celle d’un auteur établi, bénéficiant auprès de son public d’une certaine reconnais-
sance. Ce dernier aspect, qui touche à l'identité du je, est particulièrement mis en relief dans Le Joli Buisson de Jonece par les deux listes placées par Froissart vers le début de son dit: longue énumération de ses
"6 Tandis que l’amant-poète de L'Espinette amoureuse continuait d’hésiter jusqu’au bout de l’œuvre sur le sens à donner à l’attitude de sa bien-aimée, le je du Joli Buisson de Jonece juge sans ambages avoir été trompé par Vénus puisqu’un autre lui a été préféré par la dame de ses pensées: «Elle m’a arrier rebouté/ Pour autrui. Ce m’est dur assés », op. cit., VV. 917-918, p. 78. Mais il faut ajouter, à la décharge de Vénus, que celle-ci n’a jamais prophétisé un amour à double sens.
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protecteurs, d’une parti; mention des titres de ses différents ouvrages,
d’autre part®. De manière plus anecdotique, certains éléments du récit apparaissent comme des clins d’œil à l’œuvre du maître, même si le nom de celui-ci reste tu: le portrait de la dame conservé par l’amant
dans un coffre®, le jeu du «roi qui ne ment», la mention d’un motet qu’on lui fait parvenir de Reims (v. 5076). Toutefois, l’évolution du je entre L'Espinette amoureuse et Le Joli Buisson de Jonece est inverse de celle qu’on observe entre La Fontaine amoureuse et Le Voir Dit. Chez Guillaume de Machaut, le poète se faisait d’abord l'interprète d’un prince, dans les conditions bien spécifiques du départ en exil de Jean de Berry. La distribution des rôles était clairement indiquée au plan de la diégèse, mais aussi grâce aux fables insérées dans l’histoire-cadre, celles de Céyx et Alcyoné, du jugement de Pâris, notamment. Quelques années plus tard, Machaut semble s’émanciper de la tutelle des princes, en fusionnant les rôles de l’amant et du poète, à l’intérieur du Voir Dit. À rebours, la persona que s’est façonnée Froissart dès L’Espinette amoureuse réunit déjà les facettes d’amant et de poète; mais cette synthèse se défait dans Le Joli Buisson de Jonece: l'écrivain renonce à la veine courtoise au profit de sujets plus graves, les attributions nouvelles qu’il se fixe modifient du même coup son identité. Dans ce contexte, le je définit sa fonction, avant tout, comme celle d’un «registreur », c’est-à-dire qu’il se replace, en tant que clerc, dans un rôle complémentaire de celui qu’assume le chevalier. C’est Philosophie qui rappelle au poète la fonction qu’il doit remplir pour la postérité: Que sceuïst on qui fu Gauwains, Tristrans, Perchevaus et Yeuwains, Guirons, Galehaus, Lanscelos, Li rois Artus et li rois Los,
Se ce ne fuissent li registre Qui yauls et leurs fes aministre ? Et ossi li aministreur
Qui en ont esté registreur En font moult a recommender. Je te voel encor demander
107 Le Joli Buisson de Jonece, op. cit., vv. 230-373, pp. 55-60. 108 Jbid., vv. 443-452, p. 62. 19 Détail qui fait d'autant plus penser à une influence du Voir Dit qu’il n’est pas question de ce portrait dans L'Espinette amoureuse. Tout au plus pourrait-on reconnaître là une matérialisation de l’image parlante apparue dans un miroir en songe au poète dans l’œuvre précédente.
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Se no fois, qui est approuvee, Et n’est elle faite et ouvree Par docteurs et euvangelistes ? Sains Pols, sains Bernars, sains Celistes
Et pluiseur aultre saint preudomme, Que li Sainte Escripture nomme, N’en ont il esté registreur? (JBJ, vv. 405-421)
La tâche d’enregistrement ainsi confiée au poète trouve un écho jusque dans le songe ;lorsque les participants au concours des souhaits cherchent un secrétaire digne de noter sous leur dictée leurs compositions poétiques, c’est tout naturellement vers le je rêveur qu’ils se tournent, ils lui remettent alors les instruments de sa fonction, les mêmes pour ainsi dire que ceux dont se saisissait l’auteur dans le prologue de l’œuvre: Lors que Plaisance eut souhedié, A fin que mieuls soient aidié Leur souhet et mis en recort, Il eurent entre iauls un acort Qu'on les escrise et les registre. Lors me delivran le registre, Encre et papier, che me fu vis. Puis mis mon sens et mon avis A l’escrire et au registrer. (JBJ, vv. 4671-4679)110
Un certain nombre de commentateurs ont cru déceler une corrélation entre la position dans laquelle se place le poète à l’intérieur de l’œuvre et le tournant que constitue l’année 1373 dans la carrière de Froissart, date à laquelle il devient curé des Estinnes en Hainaut. L’attitude de spectateur et d’enregistreur que le je adopte à l’égard des faits et des performances poétiques d’autrui coïnciderait avec un «retour à la
clergie»''"; une mutation se produirait en même temps dans les sujets auxquels Froissart souhaite désormais se consacrer, parmi lesquels, on
s’en doute, la part des Chroniques deviendra très prédominante!"?. 10 Passage à comparer sens et memore,/ Encre et remonstre avant me mort adrece.», vv. 2-5 et 8-11, p.
à l’incipit du dit: «[...] Or me couvient,/ Entroes que j'ai papier et escriptore,/ Kanivet et penne taillie [...] Que je Comment ou Buisson de Jonece/ Fui jadis, et par quel 47.
Michelle Freeman, art. cit., p. 242: «he becomes increasingly a spectator and [...] a recorder. What counts is what goes on around him: in a way he reverts to clergie ». 1 Sylvia Huot, From Song to Book..., op. cit., p. 322: «What he turns from is the frivolous purposes to which poetry can be put, from an escapist literature that is ultima-
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Tout en étant très étroitement relié à L’Espinette amoureuse, Le Joli Buisson de Jonece à toutes les apparences d’un terminus poétique, il occupe à ce titre la même place parmi les dits amoureux de Froissart que Le Voir Dit parmi ceux de Machaut, et il présente avec ce dernier ouvrage le point commun d’être une sorte de somme. Le contenu narratif du Joli Buisson de Jonece est bien mince, mais cette œuvre est en revanche celle de Froissart où l’on rencontre le plus d’insertions lyriques et le plus de récits mythologiques ou mythologisants, comme si l’auteur déployait une dernière fois les prouesses dont il est capable dans l’art de l’enchâssement. Devant la prolifération des récits insérés dans Le Joli Buisson de Jonece, nous avons opté pour un classement en fonction de l’authenticité plus ou moins grande des fables utilisées par Froissart: nous nous arrêterons d’abord au remploi fidèle d'exemples du répertoire, nous envisagerons ensuite les cas mythologiques retouchés ou stylisés, et nous en viendrons dans un dernier temps aux fictions imaginées de toutes pièces par l’auteur. Cet ordre ne correspond en rien à celui dans lequel se rencontrent les récits à l’intérieur de l’œuvre: la plupart des inventions ovidiennes par lesquelles nous terminerons se situent même vers le commencement du Joli Buisson de Jonece. En revanche, cet axe d’étude est corroboré par un critère presque systématiquement lié à celui de l’authenticité: les récits bien attestés par la tradition, ou déjà souvent employés par des prédécesseurs médiévaux dans des œuvres du même type — Guillaume de Lorris, Jean de Meun, Guillaume de Machaut -, sont les plus brièvement évoqués ;ceux de la deuxième et de la troisième catégories sont beaucoup plus longuement traités.
3.1. Le répertoire connu laissé à l’identique Suivant une habitude éprouvée, Froissart enrichit les discours que lui tiennent des figures allégoriques par des listes d’amants célèbres. C’est ainsi que Désir, répondant aux plaintes du poète, qui se lamente au sujet des souffrances causées par l’amour, énumère un grand nombre de couples mythologiques. Parmi ceux-ci apparaissent des héros inventés (c’est le cas de Céphée et Héro), et quelques personnages dont l’histoire
n’est pas rapportée conformément à la vulgate ovidienne (Orphée et Narcisse), cas dont nous nous réservons le commentaire pour plus tard
tely little more than the pretext for its own creation and that centers on purely private memories. He seeks to ground literature in some larger context, some transcendent system of values. For Froissart, in practice, this meant dedicating himself to the compilation of his Chronicles ».
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puisqu'ils ne relèvent pas de la même catégorie. Souvenons-nous seulement que Désir, tel un double de l’auteur, use de toute la palette mise au point par Froissart, à l’échelle d’une liste: il entremêle malicieusement les noms propres connus à d’autres, inventés, et entrelace des matériaux retravaillés à des fragments plus conformes à la tradition. En rangeant la totalité de l’énumération sous l’étiquette d’«exemples» et de
«figures »'”, rarement utilisée par Froissart dans ses dits antérieurs, l’ensemble des héros cités — que leur histoire soit attestée par la tradition ou non — prend les apparences cléricales d’une autorité incontestable. Le couple qui ouvre la liste est celui de Phébus et Daphné (dénommée « Dane », comme dans L’Espinette amoureuse ), mentionné en une
dizaine de vers seulement! "*. Viennent ensuite :Orphée — que nous laissons de côté en raison des modifications apportées à l’histoire 1c1 —,
Léandre et Héro dont le récit tragique est rappelé en 16 vers'”, Pygmalion auquel ne sont consacrés que 8 vers". Plusieurs cas s’intercalent à ce stade de l’énumération: ceux de Céphée — invention ovidienne —, de Tibulle — qui relève d’un registre différent —, et de Narcisse — dans une version éloignée de la tradition —; la liste se clôt avec les noms de Pâris
et Hélène!/”, Achille et Polyxène!, Tristan!” et trois «philosophes »
malmenés par l’amour, Ovide, Virgile et Aristote?. Rien de bien neuf, on s’en rend compte, dans cette poussière d’allusions littéraires toutes plus rebattues les unes que les autres. Les personnages de Léandre et Héro faisaient partie des exemples mythologiques utilisés par Guillaume de Machaut dans Le Jugement dou Roy de Navarre ; Pygmalion est un des noms quasiment obligés depuis Le Roman de la Rose, pour ne rien dire de ses remplois multiples chez Machaut et chez Froissart lui-même, sous différents visages. Nous n’en finirions pas d’indiquer toutes les occurrences où il est question de Pâris, le même propos peut être tenu pour Orphée et Narcisse. L'espèce de raréfaction du personnel mythologique, dûment catalogué, va de pair avec l’abrègement des références qui leur sont faites. En réalité, le peu d’éléments retenus pour signifier l’histoire de tel ou tel personnage a pour effet d’invalider 1 «[Desirs].. Me va erranment desploiier/ Figures et exemples tels/ Et me dist.….», op. cit., Vv. 3135-3137, p. 157.
1 Le Joli Buisson de Jonece, op. cit., vv. 3154-3163, pp. 157-158. 15 Jbid., vv. 3192-3207, p. 159. M6 Jbid., vv. 3208-3215, p. 159.
UT Jbid., vv. 3336-3349, pp. 163-164.
TE Jbid., vv. 3350-3359, p. 164.
MS Jbid., vv. 3360-3365, p. 164. 10 Jbid., vv. 3364-3371, pp. 164-165.
JEAN FROISSART : RÉCRITURES ET TROMPE-L'ŒIL
325
pratiquement le critère de la fidélité ou de l’infidélité à un modèle: cette notion, tout comme celle de source du récit, devient caduque en-dessous d’un certain nombre de vers. C’est l’accumulation des noms propres qui joue; leur reconnaissance, grâce à quelques indices signifiants, se fait immédiatement, sans qu'aucun détail incongru ne vienne réveiller les réflexes herméneutiques du lecteur. Le seul exemple à la fois fidèlement retranscrit et véritablement développé aux proportions d’un court récit concerne un héros cher à Froissart, et Le fait que soit donné de son histoire une version «exacte » est d’autant plus intéressant que ce même personnage était l’objet d’un détournement dans L’Espinette amoureuse: il s’agit d’Actéon. Une circonstance particulière achève de donner à Actéon un caractère à part dans Le Joli Buisson de Jonece: il s’agit d’un des deux seuls récits de toute l’œuvre pris en charge par le poète?". Le je rêveur avance cette histoire à titre de contre-exemple'?, en réponse aux deux cas mythologisants que vient de lui citer Jeunesse — et qui relèvent, eux, de l’invention ovidienne —, c’est-à-dire les récits concernant deux couples, Ydro-
phus et Neptiphoras d’une part, Architelès et Orphane d’autre part. Les exemples avancés par Jeunesse et le contre-exemple fourni par le poète se situent à l’intérieur du songe, au moment où le je a aperçu pour la première fois sa dame, semblable à ce qu’elle était jadis: Jeunesse est censée apporter à l’amant des arguments pour l’encourager à rejoindre sa bien-aimée, elle ne voit que des raisons de se réjouir dans la vision merveilleuse d’un être qu’on a aimé sous les traits qu’il avait par le passé. Ydrophus et Neptiphoras, Architelès et Orphane sont des précédents qui devraient faire se dissiper toute crainte chez le rêveur. Le je, moins optimiste, rappelle ce qu’il en coûta à Actéon de surprendre Diane au bain: transformé en cerf, il ne put se faire reconnaître de ses lévriers qui le dévorèrent'”. Il est très remarquable que l’un des deux seuls récits mythologiques rapportés par le poète au sein de cette œuvre soit conforme à la tradition et qu’il soit, de surcroît, utilisé pour tempé2! L'autre récit raconté par le je protagoniste est celui concernant Achille et Polyxène :premier cas mythologique de toute l’œuvre, auquel le poète apporte toutefois quelques légères retouches (cf. 3.2. Le répertoire retouché). 12 Là encore, classiquement, c’est bien le mot d’exemple qu’utilise Froissart. C’est le terme par lequel il désigne les histoires rapportées par Jeunesse: «Vo doi exemple m’ont ja mis/ En une pensee nouvelle.….», op. cit., vv. 2225-2226, p. 123. C’est du mot de «conte», conformément à un usage déjà rencontré chez Machaut où ce terme est parfois synonyme d’exemple(cf. Le Jugement dou Roy de Navarre), que Jeunesse désigne à son tour le récit concernant Actéon: « En sces tu le compte ?», op. cit., v. 2239, p. 124.
13 Le Joli Buisson de Jonece, op. cit., Vv. 2242-2188, pp. 124-125.
«DIRE PAR FICTION »
326
rer un excès possible d'enthousiasme. Pareil emploi du répertoire fait prendre conscience du chemin parcouru par le je protagoniste entre L'Espinette amoureuse — récit d’une expérience initiatique — et celui du Joli Buisson de Jonece, personnage plus mûr. Le temps du noviciat et de l’incompétence interprétative est révolu: le je de L'Espinette amoureuse perpétuellement ignorant, réitérant à l’aveugle le verdict rendu par Pâris, se laissant leurrer par les paroles réconfortantes d’une apparition émaillées d’allusions erronées au mythe d’Actéon, s’éclipse dans Le Joli Buisson de Jonece au profit d’un je plus averti, instruit, se méfiant des mirages que font miroiter devant lui les divinités et les allégories. Tel est le sens que prend l’évocation exacte d’Actéon par le rêveur, au seuil de l’expérience nouvelle qu’il s’apprête à tenter; tel est aussi le sens que prennent les allusions correctes aux couples d’amants célèbres dans le discours de Désir: ces références, contrairement à celles que nous envisagerons ensuite — tantôt stylisées, tantôt inventées —, rappellent la souffrance à laquelle l’amour engage, elles sont comme un principe qui ramène à la réalité, un facteur de lucidité face aux illusions du rêve.
3.2. Le répertoire retouché ou stylisé 3.2.1. Achille et Polyxène L'hésitation est permise sur la catégorie dans laquelle il faut ranger le récit d’Achille et Polyxène: l’histoire n’est pas racontée dans Le Joli Buisson de Jonece très différemment des versions qu’on en rencontre
ailleurs”. Du fait que ce récit est pris en charge par le poète lui-même, cette remarque irait dans le sens de notre conclusion à propos de l’exemple d’Actéon; elle consoliderait l’idée selon laquelle le je aurait acquis une certaine maturité dans le maniement clérical des références aux textes anciens. Cependant, comme nous allons nous en rendre compte, la notion de « source » — et donc celle de «conformité » — est des plus difficiles à cerner chez Froissart, et plus spécialement pour ce qui concerne le récit d'Achille et Polyxène, que la critique rattache sans beaucoup d’arguments au Roman de Troie de Benoît de Sainte-
Maure*.Quelques détails prouvent, en tout cas, le travail d’adaptation 124
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C’est, du reste, l’opinion d’Anthime Fourrier qui affirme reconnaître en l’occurrence un exemple mythologique «[développé] en conformité avec ses sources », op. cit., introduction, p. 25.
© Anthime Fourrier, op. cit., intr, p. 25. Opinion reprise par la traductrice de
l’œuvre, cf. Jean Froissart, Le Joli Buisson de Jeunesse, traduit en français moderne par Marylène Possamai-Perez, Paris: Champion, 1995, notes 25 et 28, p. 32 et p. 33.
JEAN FROISSART : RÉCRITURES ET TROMPE-L'ŒIL
327
effectué par Froissart pour ajuster l'exemple d’Achille et Polyxène à
son propos. Ce récit mythologique est le seul de tout Le Joli Buisson de Jonece à ne pas se situer à l’intérieur du songe. Il s’agit d’une comparaison que le poète établit de sa propre initiative entre Achille et lui-même au moment où 1l vient de ressortir d’un coffre dans lequel il l’avait enfermé un portrait de sa dame. La remémoration du passé, véritable résurrection des souvenirs, a pour premier effet de déclencher la verve poétique du je protagoniste, elle est à l’origine de la première insertion lyrique de l’œuvre, un virelai. Comme par un ricochet de la mémoire, la peinture qui immortalise les traits de la dame aimée ne ramène pas à la conscience du poète que des souvenirs personnels, elle lui fait aussi penser à un prédécesseur littéraire, Achille: Le tamps passé me ramentoit Et tout ce que mon coer sentoit Lors que ma dame regardoie Pour la quele amour tous ardoie. [...] les estincelles sallent Qui me renflament et rassallent Et ratisent cel ardant fu,
Tout ensi com Achillés fu Pour Polixena le riant, La fille au noble roy Priant. (JBJ, vv. 616-619 et 622-627)
Vient ensuite l’évocation de l’amour d’Achille pour Polyxène en 87
vers#, c’est-à-dire l’un des récits les plus développés de l’œuvre". Certes, l’épisode peut rappeler l’œuvre de Benoît de Sainte-Maure et la description des maux endurés par Achille par amour n’est pas sans faire penser au Roman de Troie, mais le récit occupe bien plus d’espace dans
l’œuvre du XII siècle*. Il est deux caractéristiques de la version donnée par Froissart, outre la condensation extrême dont le récit est l’objet, qui ne peuvent manquer de frapper: la première est une insis16 Jhid., vv. 628-714, pp. 68-71. 127 Les deux seuls qui le dépassent par le nombre de vers sont ceux consacrés à Architelès et Orphane (108 vers), et à Télèphe (96 vers), c’est-à-dire deux récits pseudoovidiens.
8 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, Léopold Constans éd., Paris: Firmin-Didot, SATF, t. 2, 1907, vv. 17489-18128. On peut se reporter aussi, pour ce passage, à l’édition du ms. D 55 de la Bibliothèque Ambrosienne de Milan dans: Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, traduction d’extraits et présentation par Emmanuèle Baumgartner, Paris: UGE (coll. 10/18, série « Bibliothèque médiévale »),
1987.
«DIRE PAR FICTION »
328
tance sur l’absence de réciprocité amoureuse; la seconde est un ajout pur et simple au scénario habituel, Froissart imagine qu’ Achille détenait un portrait de Polyxène. Déjà apparaît un principe qui devient règle dans les récits de la catégorie suivante — les inventions ovidiennes: la mise en conformité de la fable insérée avec les données de l’histoirecadre. L'absence de réciprocité en amour est fondée, dans le cas mythologique, sur le fait qu’ Achille est le meurtrier d’Hector, frère de Polyxène: Car ses coers li fet a savoir Qu'il est de grant folour espris Et s’a un grant outrage empris, Quant il aimme celle, et bien scet, Qui plus que nulle riens le het, Car il li a son frere mort. (JBJ, vv. 655-660)
Pareille mise en évidence éloigne un peu Froissart du discours que se
tient l’Achille de Benoît de Sainte-Maure”, mais le raccourci stylisé que propose ainsi le poète a pour plus sûr effet de dramatiser sa propre situation, voire de la rendre tragique. La mention du portrait de sa bien-aimée qu’aurait détenu Achille est bien sûr une modification plus remarquable encore puisqu'on ne retrouve pas trace de cela dans les versions antérieures du récit. Le têteà-tête que l’amant entretient avec sa dame grâce à cette «image » l’inscrit dans le paradigme — recréé par Froissart — des personnages mythologiques qui réussissent à se voir mutuellement malgré les obstacles divers qui devraient normalement les en empêcher: Papirus et Ydorée, Ydrophus et Neptiphoras, Architelès et Orphane, mais aussi Narcisse et Echo dans la version corrigée qu’en donne l’auteur. À observer la récurrence de cet élément dans diverses histoires enchâssées, il serait tentant de déceler dans ce schème narratif une composante obsédante de l’imaginaire de l’auteur. Dans tous les cas, la vision de la dame remplit une fonction consolatrice et l’image, ou le reflet, est une merveille, phénomène surnaturel ou résultat d’un art achevé:
® Cf. Le Roman de Troie, op. cit., vv. 17675-17678, c’est Achille qui parle: «Son frere Hector li ai ocis ;/ si grant duel ai en son cuer mis/ que ja mes ne voudra mon bien:/ ce m'ocirra sor tote rien». Le héros, quelques vers plus haut dans le même monologue, ne desespérait cependant pas d’être aimé de Polyxène, op. cit., vv. 17657-17658 : «N'est el ma mortele enemie ?/ Oïl, mes or sera m’amie ». Retournant ses pensées en tous sens, il prononce des paroles qui ont peut-être inspiré Froissart, op. cit., vv. 17664-17665: «Trop laidement sui entrepris/ qui voil amer ce qui me het!>(c’est nous qui soulignons).
JEAN FROISSART : RÉCRITURES ET TROMPE-L'ŒIL
329
Mes le plus grant confort qu’il porte Et ou le plus il se deporte, C’est qu’il a deviers soi en garde Un ymage, et cesti regarde, Car en regardant s’i console Et son coer en pest et soole A toute heure quant il le voit; De ramentevoir li pourvoit Polixena au corps parfet Contre qui l’ymage estoit fet. (JBJ, vv. 694-703)
Ici, c’est l’art qui a permis la fabrication du portrait «contrefait » ou «fait contre», c’est-à-dire réalisé à la très exacte semblance de Polyxène. Peut-être faut-il reconnaître dans ce détail la transformation
d’un vers du Roman de Troie, comme l’a suggéré A. Fourrier!*, Mais si Froissart s’inspire de cette œuvre, peut-être l’allusion au grand art avec lequel l’image a été conçue est-elle aussi à rattacher à la statue de Polyxène faite exprès pour orner le monument funéraire d’ Achille. Le rapprochement est rendu plausible par la polysémie du terme d’«image» en ancien français, qui peut désigner le portrait peint, comme dans Le Joli Buisson de Jonece, ou une statue, comme dans le Roman de Troie. Quoi qu’il en soit, les échos entre la fable d’Achille et Polyxène et l’histoire-cadre du Joli Buisson de Jonece prévalent, on s’en rend aisément compte, sur les effets d’intertextualité. N’est-il d’ailleurs pas amusant — et, peut-être, ironique de la part de Froissart? — que l’intertexte le plus évident et le plus proche dans le temps à propos
d’un portrait, c’est-à-dire Le Voir Dit de Machaut, soit soigneusement passé sous silence? Rien n’interdit de penser que l’auteur ait voulu malicieusement donner le change au lecteur qui croirait reconnaître dans le recours littéraire au portrait une imitation de Guillaume de Machaut. Deux autres récits mythologiques font l’objet de retouches bien plus manifestes encore :ils concernent Orphée et Narcisse et se trouvent tous deux dans la liste d’amants malheureux égrenée par Désir, parmi d’autres exemples rapportés d’une manière conforme à la tradition. Vu l’usage de la mythologie que Froissart met en œuvre par ailleurs, nous 10 Jhid., intr. p. 25, il s’agit du v. 17556 de l’œuvre de Benoît de Sainte-Maure :«En son cuer l’a escrite et peinte ».
1 Cf. Roman de Troie, op. cit., vv. 22435-22438: « Une image d’or tresgiterent,/ e sachez bien molt s’en penerent/ qu’a Polixena fust senblant:/ ne fu ne meindre ne plus grant». Bien que la statue soit en or, l’impression de réalité qui s’en dégage est saisissante, vv. 22471-22472: «Ja hom l’image n’esgardast/ ne li fust vis qu’ele plorast».
«DIRE PAR FICTION »
330
ne saurions nous résoudre, contrairement à À. Fourrier, à «admettre [.] des souvenirs quelque peu embrouillés d’une lecture trop
rapide »!*?, Deux arguments au moins plaident contre le hasard comme
explication des déformations subies par les récits en question. D'une part, dans la longue liste proposée par Désir, les fables «retouchées »
sont les plus longues: 28 vers pour Orphée!" et 84 pour Narcisse*, alors que les allusions à Phébus et Daphné, Léandre et Héro, Pygmalion, Pâris et Hélène dépassent rarement les dix vers. Si Froissart développe précisément ces passages, c’est très certainement pour les charger d’un supplément de sens, et il serait alors étonnant que les écarts par rapport aux versions connues de ces histoires soient fortuits. D’autre part, la cohérence thématique qui unit un de ces deux récits — celui de Narcisse — à d’autres fables insérées dans Le Joli Buisson de Jonece permet de retrouver la logique qui préside aux diverses stylisations ou inventions ovidiennes.
3.2.2. Orphée et Proserpine Orphée, plus que d’autres héros, est un point de comparaison qu’affectionnent les poètes, pour des raisons sur lesquelles il est inutile d’insister, nous l’avons vu notamment chez Machaut. Très vite, dans les vers
que Désir consacre à Orphée, il est question de la harpe et du chant séducteur du personnage ; caractérisation qui fait naturellement de lui le double du je protagoniste. Le récit se sépare toutefois de la tradition en associant le poète musicien à Proserpine, et non pas à Eurydice. Ainsi transformé, le scénario imaginé dans Le Joli Buisson de Jonece retrace la quête de Proserpine — «amie » d’Orphée, et non épouse —, enlevée en enfer par Pluton. Peut-être faut-il faire remonter cet amalgame à la lecture du Confort d'ami de Machaut, comme le suggère A. Fourrier, dans lequel le rapt de Proserpine est enchâssé à l’intérieur du récit consacré à Orphée. Peut-être aussi faut-il admettre avec J. Frappier l’hypothèse selon laquelle la fusion entre Eurydice et Proserpine se serait effectuée antérieurement à Froissart, dans un texte du XIIT° siècle
que nous ne possèderions plus. Mais, plus sûrement encore, il apparaît que le récit d’Orphée et Proserpine, ainsi recomposé ad usum pro* Le Joli Buisson de Jonece, op. cit. intr. p. 24. 1 Jbid., vv. 3164-3191, pp. 158-159. # Ibid., vv. 3252-3335, pp. 161-163. # Jean Frappier, «Orphée et Proserpine ou la lyre et la harpe», Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Pierre Le Gentil, Paris: SEDES, pp. 277-294,
1973,
JEAN FROISSART : RÉCRITURES ET TROMPE-L'ŒIL
331
prium, coïncide avec le cas du je protagoniste, et qu’il s’emboîte dans le paradigme savamment élaboré des amants célèbres mentionnés tout au long de l’œuvre. Les analogies avec l’histoire-cadre ont été analysées par J.-L. Picherit d’une façon pleinement convaincante: ramener la compagne d’Orphée au statut d’amie est une manière de la rapprocher davantage de la dame du poète; le périple aux enfers est semblable à la quête menée par le je dans le buisson de Jeunesse '*, et nous ne pouvons que souscrire à sa conclusion: «Proserpine apparaît donc comme une sorte d’homologue de la dame du poète, laquelle se trouve au centre
d’un locus amoenus situé dans l’au-delà du rêve du poète »"*?. Il est un détail supplémentaire auquel on n’a guère prêté attention jusqu'ici, et qui achève pourtant de relier la fable récrite au cas de l’amant: Orphée
aspire essentiellement à voir’* Proserpine, et c’est en effet d’un contact visuel qu’il doit se contenter puisque son amie, pour avoir mangé du fruit d’enfer, n’est pas autorisée à le suivre. Même s’il ne s’agit pas ici d’une vision médiatisée par un portrait ou un miroir, l'importance du sens visuel est un fil conducteur qui réunit les unes aux autres toutes les versions «retouchées » de récits mythologiques: Achille et Polyxène, Orphée et Proserpine, mais aussi Narcisse revisité. 3.2.3. Narcisse et Écho
L'histoire de Narcisse telle que la retrace Désir, toujours à l’intérieur du songe du poète, ne recoupe que partiellement l’emploi de ce mythe dont le Moyen Âge s’est montré coutumier. Ce héros est souvent présenté comme le type de l’amant orgueilleux, c’est le sens que retient
notamment Guillaume de Lorris dans Le Roman de la Rose'*, l’allégorisation avancée dans l’Ovide moralisé à propos de Narcisse"? est aussi une dénonciation de l’orgueil, nuisible à la bonne renommée. Le rôle de l’amant indifférent est, du reste, celui que Froissart lui assignait dans le dit composé juste avant celui qui nous intéresse, où se rencontre une
16 Jean-Louis Picherit, « Le rôle des éléments mythologiques dans Le Joli Buisson de Jonece de Froissart », Neophilologus, 63, 1979, pp. 498-508.
7 Jbid., p. 504. 8 Le Joli Buisson de Jonece, op. cit., vv. 3188-3191, pp. 158-159: «Che fu amours et ardeur grans,/ Et s’estoit dou veoir engrans,| Quant en infier, ou tel val a,/ Pour Proserpine il s’avala ». C’est nous qui soulignons. 1% Voir à ce sujet Louise Vinge, The Narcissus Theme in Western European Literature up to the Early XIXth Century, Lund: Gleerups, 1967.
40 Ovide moralisé, livre III, moralisation aux vv. 1464-1524, op. cit., t. 1, pp. 330331:
«DIRE PAR FICTION »
562
transcription fidèle de l’histoire!*!; observation qui devrait suffire à lever l'hypothèse d’une erreur par méconnaissance ou inadvertance. Par une inversion pleine de sens, Narcisse n’est pas dédaigneux de la nymphe Echo dans la reconstitution qu’en livre Froissart dans Le Joli Buisson de Jonece; il entre au contraire dans la série des amants malheureux, privés de l’être aimé par une mort prématurée : Tres biaus fu [Narcisus] et de noble arroi.
Fille de roÿne et de roi Enama: Ego eut nom chelle. Elle morut jone puchelle. Non pourquant s’elle morte fu,
Onques estaint n’en vit le fu Narcisus, tel qu’il le portoit [...] (JBJ, vv. 3254-3260)
Ce Narcisse inconsolable est guidé par un cerf qu’il pourchasse jusqu’à une fontaine au bord de laquelle il se penche pour se désaltérer. Mais au lieu de découvrir son propre reflet à la surface de l’eau, c’est le visage de sa bien-aimée qui lui apparaît. Ne pouvant plus se détacher de ce lieu où il croit voir et entendre celle qu’il aime, il épuise ses forces et finit par mourir. Nul doute que ce récit revu et corrigé entre en résonance avec les deux premières fables transformées, celles d'Achille et d’Orphée. Froissart remploie les mêmes matériaux narratifs — homme privé de la femme aimée, vision de la dame par son amant sans espoir de former ou de reformer un couple ici-bas** — tout en leur donnant une coloration merveilleuse que n’avaient pas les fables précédentes. L’attention de la critique a été à juste titre retenue par la substitution du
reflet d’Echo à celui, normalement attendu, de Narcisse. C’est tout naturellement dans cet aspect de la récriture qu’il convient de chercher le sens de l’épisode, mais cela ne doit pas pour autant faire oublier les autres détails sur lesquels Froissart insiste particulièrement. Le portrait de Narcisse en chasseur n’est pas mentionné incidemment, comme un élément plus ou moins insignifiant. Les dons du héros en la matière sont La Prison amoureuse, op. cit., Vv. 176-194, p. 42. 7 Si vraiment Froissart a emprunté sa matière à Benoît de Sainte-Maure pour ce qui est d'Achille et Polyxène, le rapprochement avec Le Roman de Troie s'impose encore plus ici: en faisant d’Achille et de Narcisse, au sein d’une même œuvre, des amants malheureux épris d’une femme hors d'atteinte, Froissart ne fait que développer jusqu’au bout une suggestion de Benoît. Dans son long monologue, Achille se compare lui-même à Narcisse: «Narcisus sui, ce sai e vei,/ qui tant ama l’umbre de sei/ qu’il en morut sor la funteine./ Iceste angoisse, iceste peine/ sai que je sent: je raim mon onbre,/ je aim ma mort e mon enconbre[.…]», op. cit., vv. 17691-17696 (la comparaison s’étend jusqu’au v. 17710, c’est-à-dire sur 20 vers).
JEAN FROISSART : RÉCRITURES ET TROMPE-L'ŒIL
333
spécifiés et le rôle de guide rempli par la bête chassée est clairement mis en évidence. Ces éléments ne figurent pas dans les versions de l’histoire transmises par Les Métamorphoses, et par l’Ovide moralisé et font
plutôt penser au scénario qu’on rencontre dans Narcisse", le conte ovidien du XIT° siècle: Or avoit Narcisus usage Que d’aler ens es bois cachier Pour son esbanoiï pourcachier. Il qui estoit tres bons ouvriers De mettre avant chiens et levriers, A la cache un cerf aquelli Et chils au cours le requelli. De priés le sieut li jonenchiaus, Passe valees et monchiaus,
Praieries et grans herbois. Venus s’en est en .J. biau bois;
Et assés priés d’une fontainne, Qui de toutes gens fu lontainne, Prist Narcisus le cerf a forche. Il meïsmes droit la l’escorche Et le cuirie as chiens en fet,
Car bien sçavoit ouvrer dou fet. (/BJ, vv. 3265-3281)
L'intégration dans le récit du motif de l’animal qui mène un simple mortel jusqu'aux confins du monde connu, dans un endroit où passe un cours d’eau — frontière ordinaire qui sépare de l’ Autre Monde dans les légendes bretonnes —, peut faire penser aux scènes similaires dans lesquelles Graelent ou Guigemar, héros de lais, sont mis au contact d’êtres et d'événements surnaturels. La récriture a d’autant plus de chances d’être informée par des motifs folkloriques que l’épisode met Narcisse
en face d’un phénomène inexplicable rationnellement*: l'apparition à la surface de l’eau d’un reflet autre que le sien. Du coup, l’exemple tient 4 Narcisse, conte ovidien français du XII: siècle, Martine Thiry-Stassin et Madeleine Tyssens éds., Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, fascicule CCXI, Paris: Les Belles Lettres, 1976. Se reporter aussi à l’édition plus récente dans Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, Trois contes du XIF siècle français imités d'Ovide, Emmanuèle Baumgartner éd. et trad., Paris: Gallimard (coll. «folio » n° 3448), 2000. 14° Du point de vue ce cette apparition, le «lai» — ou «conte » — de Narcisse pourrait être un antécédent de la version donnée par Froissart: la femme aimée apparaît in extremis à l'amant désespéré. Mais dans ce texte, contrairement à ce qu’on peut lire dans Le Joli Buisson de Jonece, le reflet dont Narcisse s’éprend dans la fontaine est bien le sien.
«DIRE PAR FICTION »
334
le même rôle explicatif par rapport à la vision que l’amant a de sa dame en songe que le récit de Papirus et Ydorée dans L’Espinette amoureuse ; les deux histoires sont d’ailleurs rattachées l’une à l’autre par un facteur supplémentaire: l’eau de la fontaine est désignée comme un «miroir » (v. 3307). Plus encore que l’alchimie grâce à laquelle Froissart recompose la fable, ce sont les analogies que le récit présente avec la situation du je rêveur qui sont intéressantes et signifiantes. Le relevé, dans ce domaine, est du même ordre que celui concernant l'insertion narrative envisagée précédemment,
c’est-à-dire celle d’Orphée.
Les ressemblances
avec
l’histoire-cadre tiennent aux éléments spatiaux — endroit verdoyant dans lequel se situe la fontaine, buisson toujours vert où le je est guidé par Jeunesse —, et à la nature des liens que l’amant entretient avec sa bienaimée: l’apparition a dans chaque cas les dehors d’un mirage. En définitive, les exemples mythologiques exposés par Désir au poète dans son rêve dépassent la fonction de simple réponse à la question naïve que
posait le songeur'*, ils contiennent aussi, sans que cela soit clairement explicité, une dimension prophétique, une valeur d'avertissement. Désir apporte un supplément de réponse à travers ces récits, ou pour mieux dire une réponse à la question qui n’a pas été posée. L’entrevue d’Orphée avec Proserpine aux enfers n’est qu’une faveur sans lendemain accordée par les gardiens du lieu, et la contemplation d’Écho par Narcisse n'empêche pas ce dernier de se consumer irrémédiablement d’un amour sans espoir. L’homogénéité thématique des fables dans Le Joli Buisson de Jonece et leur convergence de sens éclairent nettement la destinée du je, et annoncent
la conclusion
à laquelle il parvient au
moment du réveil, bien plus sûrement que ne le faisaient les fictions de L’Espinette amoureuse, leurres qui ne permettaient pas au jeune homme la maîtrise de son destin.
3.3. Inventions ovidiennes et combinatoire mythologique L'originalité la plus grande du Joli Buisson de Jonece est, à n’en pas
douter, la multiplication des récits pseudo-ovidiens. Certes, des fictions* "Rappelons que la liste d’amants malheureux est fournie par Désir à la demande
du je qui l’interroge dans les termes suivants :«Or me dittes s’onques nuls fu,/ Fors que moy, ens ou parel fu ?», op. cit., vv. 3124-3125, p. 156. % Le mot n’apparaît pas dans les dits de Froissart, alors qu’on le rencontre chez Machaut et chez Christine de Pizan. Ce terme ne paraît pourtant nulle part plus adéquat que chez Froissart pour désigner l'emploi subtil de matériaux mythologiques et leur élaboration. En ce sens, sa pratique poétique anticipe sur les théorisations du début du XVesiècle comme celle de Jacques Legrand dans L'Archiloge Sophie.
JEAN FROISSART : RÉCRITURES ET TROMPE-L'ŒIL
335
de ce type se rencontrent déjà dans les deux dits qui précèdent immédiatement cette œuvre. Il s’agit du récit concernant Papirus et Ydorée dans L’Espinette amoureuse et de la très longue fable de Pynoteüs et Neptisphelé dans La Prison amoureuse. Mais dans son dernier dit,
Froissart recourt plus systématiquement à des récits et à des personnages de synthèse, qu’il mêle volontiers aux héros mythologiques du répertoire connu. Les récits imaginés se rencontrent dans les discours tenus par une divinité, Vénus, et par deux figures allégoriques, Jeunesse et Désir; toutes ces fables se situent à l’intérieur du songe, et aucune n'émane directement du je. Les seuls mythes rappelés par le je, nous l’avons dit, sont ceux d’Actéon et d’Achille, ils se caractérisent par leur relative fidélité à la tradition et par l’intention à laquelle ils obéissent: ils jouent un rôle modérateur par rapport aux espoirs et aux joies que font miroiter le songe et les allégories. Est-ce à dire que les histoires insérées dans les interventions de Vénus, de Jeunesse et de Désir sont
toutes assimilables à des tromperies ou à des leurres ? Pareille opposition serait schématique, mais il est vrai que le statut de ces récits, surtout dans le cas d’inventions qui ne sont pas confrontables à un ou à plusieurs textes connus, est nettement plus ambigu que celui de fables citées comme points de comparaison cléricaux par le je protagoniste. L'ordre d’apparition de ces fictions dans le texte ne correspondant pas à leur importance du point de vue de leur longueur, ni du point de vue de leur signification, nous les aborderons en commençant par la dernière. 3.3.1. Céphée et Héro
La fable pseudo-ovidienne la plus courte du Joli Buisson de Jonece s'inscrit dans la liste d’amants indiquée par Désir à la demande du je rêveur: énumération composite, comme on peut s’en rendre compte, puisque nous avons déjà traité séparément les exemples conformes à la tradition qu’elle comporte et les récits nettement modifiés — ceux d’Orphée et de Narcisse. Ainsi le maniement des références mythologiques par cette figure allégorique offre-t-il en raccourci toute la gamme des ressources mises au point par l’auteur à l’échelle de son œuvre lyriconarrative. Cette mise en abîme est d’autant plus frappante que le couple mythologique évoqué par Désir apparaît en d’autres endroits de l’œuvre de Froissart, comme l’a relevé A. Fourrier: dans le Dit de la Marguerite
et dans la Pastourelle XVII*’. L'histoire assez courte de Céphée et de Héro!* représente, au plan des procédés de l’invention, le degré le plus 47 Le Joli Buisson de Jonece, op. cit., intr. p. 27. 18 Jbid., vv. 3216-3241, pp. 159-160.
336
«DIRE PAR FICTION »
simple de l’art de Froissart. Les noms propres eux-mêmes ne sont pas inconnus de la tradition, mais le Céphée répertorié dans Les Métamor-
phoses, père d’Andromède*, est sans rapport avec l’histoire racontée par Désir dans Le Joli Buisson de Jonece; et la femme qu'il aime, répondant au nom de Héro, n’est évidemment sans aucun lien avec celle
que l’on associe habituellement à Léandre, dont il est d’ailleurs question quelques vers plus tôt seulement au sein du même dit. Quant au micro-récit, il se réduit à une simple anecdote : Céphée et
Héro avaient l’habitude de se retrouver dans un jardin, mais un jour que Héro tarde à venir, Céphée monte dans un laurier pour guetter la venue de sa dame. Il trébuche malencontreusement de l’arbre et se tue, 1l est retrouvé mort et enterré à l’endroit même où il est tombé. Tout au plus serait-on tenté de déceler dans le rendez-vous manqué une vague réminiscence du récit de Pyrame et Thisbé, déjà remployé, on s’en souvient, dans le récit inventé de Pynoteüs et Neptisphelé, à l’intérieur de Za Prison amoureuse. C’est cependant l’analogie avec l’histoire-cadre, là encore, qui prime sur tout effet d’intertextualité. L'espace dévolu aux
rencontres amoureuses est une fois de plus, et assez banalement somme toute, assimilable à un /ocus amænus. Céphée, en proie aux brûlures de Désir — c’est pour cette raison précise que son cas est invoqué par l’allégorie de ce nom -, préfigure par sa fin tragique la leçon prudente que le je tirera de son rêve: la souffrance ou la mort vers laquelle la passion amène inéluctablement tous les amants est une raison pour prendre ses distances vis-à-vis de la poésie amoureuse. C’est, en définitive, à cette double fonction aussi que peuvent être ramenées les fictions pseudo-ovidiennes suivantes de Froissart: miroir de la situation vécue en songe par le poète, et anticipation plus ou moins voilée de son sort. L’art poétique mis en œuvre dans les récits que nous abordons maintenant connaît cependant une sophistication plus grande que dans le cas de Céphée, tant au plan de l’onomastique qu’à celui du scénar1o et des effets de rappel ou d’écho que ces fables entretiennent avec les autres narrations enchâssées dans cette œuvre ou dans d’autres. La fiction par laquelle nous terminerons, récit d’une destinée individuelle — celle du berger-poète Télèphe — et non pas d’un couple à proprement parler, offre des analogies supplémentaires avec l'identité en devenir du je écrivain.
3.3.2. Ydrophus et Neptiphoras ; Architelés et Orphane Les deux récits fournis par Jeunesse se suivent et obéissent à la même intention. Le contexte dans lequel ils apparaissent correspond au # Les Métamorphoses, op. cit., livre IV.
JEAN FROISSART : RÉCRITURES ET TROMPE-L'ŒIL
357
début du songe. Le poète découvre sa dame telle qu’elle était dix ans auparavant, semblable physiquement à la représentation en portrait qu’il détient d’elle et qu’il vient de sortir du coffre où il le conservait, juste avant le moment de son endormissement. Le je rêveur, qui s'étonne de cette absence de changement, recueille de la part de Jeunesse des exemples qui éclairent son cas personnel. L'emploi de microrécits, même s’il s’agit d’inventions sans grand rapport avec le répertoire connu,
est placé sous
exceptionnellement
le signe de l’allusion
cléricale.
chez Froissart, ce sont les termes
Assez
de «glose»
(v. 2013) et d’«exemple » (v. 2105) qui servent à les désigner!*’. De fait, les fonctions des récits en question correspondent à celles que remplissent habituellement des exempla, comme on s’en rend compte aux réactions du je. Celui-ci adopte à l’égard du discours tenu par Jeunesse une attitude d’attention interprétative : À l’oÿr misje moult m’entente. (JBJ, v. 2055)
Il ne cache pas non plus le plaisir qu’il retire de ces fables; c’est même à sa demande que Jeunesse ajoute au premier couple d’amants l’exemple d’un second: «[...] En poroije encor un avoir? Car al oÿr preng grant solas ». Et Joneche, qui n’est pas las Que de faire apriés men agree, Amiablement le m’agree. (/BJ, vv. 2095-2099)
Bref, il s’agit bien de récits contenant un sens, plus ou moins couvert sous des dehors attrayants. De surcroît, la fonction illustrative au sein d’une argumentation est mise en relief par l’entrelacement du récit à des bribes de discours, par lesquelles le je intervient en cours d’histoire,
engageant une espèce de dispute, contestant la présentation des faits données par Jeunesse:
150 Ces mots n’apparaissent cependant pas ici pour la première fois sous la plume de Froissart. Rappelons que «glose » est employé dans La Prison amoureuse à propos de l’histoire de Pynoteüs et Neptisphelé, mais aussi au moment où est mentionné Narcisse. Le terme d’«exemple» sert à désigner le passage concernant Papirus et Ydorée dans L'Espinette amoureuse. Il se confirme donc bien que Froissart utilise plus fréquemment — pour ne pas dire exclusivement — ce vocabulaire clérical au sujet de fables qu'il invente. Si l’on considère que l’autorité d’un exemple tient au fait que celui-ci est attesté par la tradition, on ne pourra s'empêcher de discerner une part d’ironie dans l’emploi quasi systématique que Froissart fait de ce vocable pour désigner des récits qu’on ne saurait, précisément, retrouver nulle part ailleurs que dans son œuvre.
«DIRE PAR FICTION »
338 Je me retourne adont sus destre
Et di: «Comment poroit che estre Qu'on peuïst sans enviellir vivre ? Vostre parolle tout m’enyvre, Car vous sçavés, et il est voir, Qu'il faut son cours Nature avoir. (JBJ, vv. 2044-2049)
Paradoxalement, un contraste fort oppose la sophistication de l’art narratif de Jeunesse — invention d’un cas mythologique savamment adapté à son discours — à l’usage classique qu’elle fait de ces microrécits. Cet emploi de l’exemplum nous ramène aux premiers essais de Machaut en matière d’insertion mythologique dans un dit, au sein du Jugement dou Roy de Navarre. C’est ici aussi la formule du débat qui sert de cadre aux échanges d’exemples: à ceux qu’avance Jeunesse, le
je rêveur répondra par le mythe d’Actéon”’. Les deux histoires ont un thème commun, celui de l’éternelle jeu-
nesse. Le premier est le plus court”, surtout que s’y intercalent des interventions du je et des réponses de Jeunesse qui tiennent plus de la glose que de la narration. Ydrophus et Neptiphoras sont censés avoir gardé intacte leur physionomie jusqu’à la fin de leurs jours; le caractère surnaturel de cette exception à la règle du vieillissement fait l’objet d’une insistance toute particulière, de la part des deux interlocuteurs. Aux paroles citées plus haut par lesquelles le poète rappelle qu’on ne peut échapper au cours naturel du temps répondent les observations de Jeunesse, il s’agit bien d’un phénomène contre nature: Li amant chi dessus nommé, Qui grandement sont renommé, Ensi que dist li escripture, Ouvroient deseure Nature [...] (JBJ, vv. 2056-2059)
L'exemple d’Architelés et Orphane est plus développé!*, c’est le plus long récit inséré de tout Le Joli Buisson de Jonece. Cette fable entremêle personnages inventés et divinités mythologiques connues puisqu'il s’agit d’un couple d’amants entrant en communication en rêve par l’en-
tremise de Morphée. Orphane, présentée comme une sœur de Daphné!**, 5! Cf. 3.1. Le répertoire connu laissé à l’identique. 52
Le Joli Buisson de Jonece, op. cit., vv. 2015-2092, pp. 116-119.
3 Ibid., vv. 2015-2209, pp. 119-123, soit 108 vers. ? Souvenons-nous que Froissart procédait d’une façon similaire dans La Prison amoureuse en faisant de Neptisphelé la sœur de Cybèle: mélange de vraie et de fausse mythologie qui brouille les pistes et leste malicieusement les inventions d’un poids d’autorité.
JEAN FROISSART : RÉCRITURES ET TROMPE-L'ŒIL
339
meurt alors qu’elle est encore jeune. Architelés jure de ne jamais en aimer aucune autre et obtient de Morphée que sa messagère Iris vienne le réconforter dans son sommeil en faisant apparaître en songe l’image de l’être aimé. Les journées d’Architelés s’écoulent dans l’attente des nuits et l’amant, quoiqu'il vieillisse, continue de voir sa dame sous les traits qu’elle avait étant jeune, jusqu’à la fin de ses jours. Comme dans le cas d’Ydrophus et Neptiphoras, il s’agit d’un phénomène contre nature, inexplicable rationnellement : Et che dont [Architelés] s’esmervilloit
Par espasses, quant il villoit, C’estoit, de ce je vous affie,
Qu'il ne peut onques veoir fie Sa souverainne en vision Qu'elle euïst nulle lesion Ne ne fust enviellie point: Toutdis l1 sambloit en .I. point, Jone, lie, gaie et chantans. (JBJ, vv. 2178-2186)
Jeunesse achève son récit en mentionnant l’offrande en or faite par Architelés à Morphée. On se rend aisément compte de ce que cette fiction à la manière d’Ovide doit aux modèles antiques, et surtout aux relais médiévaux de ces traditions. Nul doute que Guillaume de Machaut a exercé, dans le
cas présent, une influence déterminante sur Jean Froissart: Architelés et Orphane sont une transposition du mythe de Céyx et Alcyoné tel qu’il est rapporté dans la Complainte de l’amant, à l’intérieur de La Fontaine amoureuse. Le rôle bénéfique du dieu du sommeil avait déjà été enregistré et adapté par Froissart dans un dit un peu plus bref, Le Paradis d'Amour, où Morphée était présenté comme le père d’un certain Enclinpostair: généalogie mythologique de fantaisie qui montrait une bonne
douzaine d’année avant Le Joli Buisson de Jonece'® la richesse et la postérité du récit mis à la mode par Machaut. Le détail par lequel s’achève l’anecdote dans Le Joli Buisson de Jonece -— l’offrande en or faite au dieu du sommeil — ne peut manquer de rappeler la fin de La Fontaine
5
amoureuse E 8,
155 Sur la date de cette œuvre, voir l'introduction de Peter-F Dembowski p. 12 dans l’édition citée. 15 Rappelons qu’aussitôt après avoir promis de fonder un temple en l'honneur de Vénus, le prince représenté dans La Fontaine amoureuse s'engage à élever un monument à la gloire du dieu du sommeil. Sur un pilier en argent de ce temple doit être ciselée une image en or de Morphée, op. cit., Vv. 2561-2590, pp. 184-186.
340
«DIRE PAR FICTION »
La transformation essentielle apportée par Froissart réside dans l’interversion des rôles homme/femme : au lieu que ce soit l’homme -— Céyx — qui meurt et la femme — Alcyoné — à qui les visions nocturnes sont envoyées, c’est la dame — Neptiphoras — qui disparaît et dont l’image éternellement jeune est vue chaque nuit par son amant, Architelés. Autre nuance importante, le fantôme de Céyx était effrayant, car il était semblable au cadavre d’un homme noyé et renseignait sa femme sur les circonstances et le lieu où il avait trouvé la mort. Au contraire, la vision qu’Architelés a de Neptiphoras est celle de l’éternelle beauté, et elle n’a pas pour fonction de faire se rejoindre les amants: le survivant est voué à vieillir sans sa bien-aimée. Les deux modifications vont dans le même sens: il s’agit de faire coïncider le plus exactement possible le microrécit avec la situation du je. L'identification de ce dernier au héros qui voit sa dame en songe est facilitée par le fait qu’ils sont tous deux des hommes; l’apparition de la femme aimée en songe se redouble d’un phénomène surnaturel: l’éternelle beauté. Cependant, bien que cet exemple et le précédent soient censés rassurer l’amant et créer chez lui la confiance nécessaire pour qu’il s’abandonne à son rêve, l’histoire d’Architelés et Orphane n’est pas pleinement réconfortante. Elle l’est même moins que celle de Céyx et Alcyoné, à y regarder d’un peu près, puisqu'il était promis à ces derniers de se rejoindre, réincarnés en alcyons. Au contraire, l’apparition d’Orphane en songe reste un succédané; la vision témoigne seulement du pouvoir du souvenir. La leçon qu’on peut tirer de ce récit concorde avec celle de sa fiction jumelle, celle d’Ydrophus et Neptiphoras: l’éternelle jeunesse des amants n’est pas une réelle conservation de leurs atouts physiques, elle n’est qu’une illusion qui tient au regard amoureux qu’ils portent l’un sur l’autre. Jeunesse, répondant aux questions du je, reconnaît le caractère trompeur de leurs perceptions: Chil doi coer estoient si fin,
Si gai, si jone et si nouviel, Si abuvré de tout reviel Et si garni d’aveulement, Qu'il ne cuidoient nullement Enviellir, comment que li tamps Ne fust point sus yauls arestans [...] (JBJ, vv. 2071-2077)
Nous ne pouvons que tomber d'accord avec S. Huot lorsque celle-ci décèle dans ces récits un message de Froissart sur les pouvoirs à la fois séduisants et trompeurs de l’imagination amoureuse”. L'emploi des 57 Sylvia Huot, From Song to Book..., op. cit., p. 320.
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341
exemples pseudo-ovidiens par Jeunesse laisse donc filtrer un autre sens possible que celui auquel elle voudrait les réduire :enseignement sur les pouvoirs de la poésie et non pas seulement sur ceux de l’amour!'*. Sans doute est-ce dans la fiction rapportée par Vénus au poète, dans le début de l’œuvre, que le sens concernant l’évolution de son inspiration est le plus présent et le plus net.
3.3.3. Télèphe Ne serait-ce que par le contexte dans lequel il s’inscrit, ce récit raconté par Vénus est celui qui laisse le plus attendre un message sur l’identité de poète du je. L'intervention de la déesse, à l’intérieur du songe, est en effet le catalyseur grâce auquel le poète reprend confiance en lui. L'espèce de crise de conscience traversée par le poète, en proie à une panne d'inspiration et à un grand découragement, se résoud à la suite des invectives de Vénus. Le rôle joué ici par la divinité fait en quelque sorte écho au jugement de Pâris — également situé dans un songe — qui décidait de la destinée du jeune homme au seuil de L’Espi-
nette amoureuse”. Télèphe, dénommé Thelephus dans le texte 160 ”, était un berger musicien, Joueur de chalumeau et de pipeau. Il œuvrait originellement au service de la déesse Junon. Mais la déesse des bocages et des fontaines, ainsi que ses nymphes, apprécient sa compagnie: il est innocent et exempt de tout vice. Diane lui propose de devenir gardien des bois, dans son royaume. Télèphe décline l’invitation, par loyauté envers Junon, mais il est bientôt enlevé par les demoiselles de Diane, et ses brebis sont métamorphosées en plongeons. Junon cherche partout Télèphe, en vain, tandis que celui-ci veille sur les oiseaux dont il est devenu le dieu et le «ministre ». Le récit est un modèle à suivre; Vénus affirme que Télèphe ne se montrerait pas aussi oublieux de ses talents poétiques que le je si elle l’avait à côté d’elle et qu’elle l’incitait à faire usage de ses dons: 158 S. Huot fait remarquer à très juste titre que l'identité des personnages, dans chacune de ces deux fictions, fait penser aux héros et héroïnes autour desquels Froissart bâtissait ses conceptions poétiques dans d’autres œuvres: Orphane est sœur de Daphné, la déesse aimée de Phébus, le dieu poète; et le nom propre de Neptiphoras est étrangement parent de Neptisphelé, femme aimée de Pynoteüs dans La Prison amoureuse, œuvre dans laquelle le récit pseudo-mythologique illustrait les pouvoirs de la poésie, rappelons-le. Cf. op. cit.. p. 320.
1% En remontant plus loin encore, ce sont d’autres apparitions de Vénus qui se profilent derrière celle-ci: dans La Fontaine amoureuse et dans Le Voir Dit de Machaut. 160 Le récit occupe les vv. 1008-1103 de l’œuvre, pp. 81-84, soit un total de 96 vers.
«DIRE PAR FICTION »
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Se Thelephus o moi avoie Je l’aroie tost mis a voie
Qu'il m’esposeroit liement De leur chans le graliement, [= le chant des oiseaux]
Car il entendoit sus quel fourme Cascuns sa canchonnette fourme. (J/BJ, vv. 990-995)
L'association de ses talents de musicien — plutôt rustiques, notons-le, un peu à l’image de ceux de Polyphème chez Machaut — au charme qu’il exerce sur les animaux fait de lui un avatar d’Orphée, ou de son relais pseudo-ovidien dans La Prison amoureuse, Pynoteüs. Le nom retenu par Froissart ici n’est pas non plus tout à fait inédit. Télèphe est, dans Les Métamorphoses, le devin qui annonce à Polyphème la victoire qu’Ulysse remportera sur lui en lui crevant son œil. Ce détail — s’agit-il d’une coïncidence ? — est rappelé dans l’insertion mythologique concer-
nant le cyclope dans Le Voir Dit de Machaut'*'. Bref, un faisceau de détails pouvait ramener à la mémoire du lecteur de cette fiction des souvenirs provenant d'œuvres de Machaut ou de dits précédents de Froissart. Le fait que Télèphe soit le nom d’un devin, dans d’autres contextes, peut engager à décrypter l’histoire du berger comme une sorte de prophétie concernant le protagoniste de l’histoire-cadre. Nous sommes d’autant plus enclin à pareille lecture que ce récit est le premier de tous ceux que contient le songe, et qu’il occupe donc, à l’échelle du Joli Buisson de Jonece, une position semblable au jugement de Pâris dans L’Espinette amoureuse, lui-même annonciateur du devenir du je. En mentionnant les services que Télèphe pourrait lui rendre, Vénus attire l’attention de son interlocuteur, et la nôtre, sur une composante essentielle de l’histoire: les transferts successifs dont le personnage est l’objet d’une instance tutélaire à une autre. Alors que Pâris — et le je poète de L'Espinette amoureuse — étai(en)t affilié(s) à Vénus, par son (leur) propre choix, le berger musicien est au service d’une des deux
divinités lésées au moment de l’attribution de la pomme de discorde. Le
fait qu’il s’agisse de Junon, divinité des biens matériels, peut porter à assimiler la fonction remplie par Télèphe à celle d’un poète de cour. S. Huot suggère que le métier de pasteur du personnage pourrait s’interpréter comme un indice signifiant le statut de prêtre de Froissart, nouvellement acquis au moment où il compose Le Joli Buisson de
Jonece"®, Dès lors, l'enlèvement du héros par Diane, déesse de la chas5! Le Voir Dit, op. cit., vv. 6822 et sqq.. p. 624. 12 Sylvia Huot, From Song to Book.…, op. cit., p. 319.
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343
teté, entretiendrait un rapport d’analogie supplémentaire avec la destinée personnelle de Froissart en tant qu’écrivain et préfigurerait, à l’échelle de l’œuvre, sa conversion finale vers la poésie religieuse. En conclusion, c’est l’extraordinaire maestria qui frappe avant tout dans l’art de manier la mythologie chez Froissart. Les héros ou anecdotes directement empruntés aux Métamorphoses ou à l’ Ovide moralisé et les récits modifiés, voire inventés, sont un matériau que l’auteur plie désormais aux moindres nuances de son propos, qu’il adapte à volonté pour en faire le miroir de sa propre aventure. La création d’histoires pseudo-ovidiennes, surtout, étonne par sa complexité et ses ressources. Il semble d’abord qu’il s’agisse d’une espèce de combinatoire à partir des modèles existant dans le répertoire :Pynoteüs résulterait d’un savant mélange d’Orphée, de Pyrame et de Pygmalion; Architelés et Orphane seraient l’image inversée de Céyx et Alcyoné. Mais les héros imaginés par Jean Froissart semblent en engendrer de nouveaux à leur tour: ainsi de Neptiphoras dans Le Joli Buisson de Jonece, fille de la Neptisphelé de La Prison amoureuse. Le faux se mélange au vrai, devient vrai. Ce renouvellement apporté à la vogue des récits enchâssés à l’intérieur du dit nous semble témoigner du succès rencontré par ces sortes d’intermèdes, à la fois plaisants et chargés d’un sens à découvrir, auprès de lecteurs habitués à interpréter en lisant. On trouve une trace certaine de cette attitude de décryptage dans les lettres de Rose adressées à Flos dans La Prison amoureuse. Le renouvellement du réservoir d'exemples auquel Froissart paraît vouloir procéder ne signifie pas pour autant que les fonctions données aux fables par Machaut changent. Tout au contraire, le message transmis se laisse ramener à quelques domaines de prédilection: art poétique et art d’aimer, position du poète ou du clerc dans la société.
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CHAPITRE IV
CHRISTINE DE PIZAN: «DIRE PAR FICCION LE FAIT DE LA MUTACION » Pour se faire une idée globale de l’œuvre de Christine de Pizan, la meilleure entrée en matière n’est probablement pas d’en suivre le cours chronologique en partant de son commencement. Comme pour un paysage, nous découvrirons mieux les reliefs, les contours et les perspectives d'ensemble en prenant un peu de hauteur. Ce point surplombant, nous le trouvons sans trop de peine en nous plaçant aux alentours de l’année 1405, moment crucial où Christine elle-même opère un retour sur soi et où son activité littéraire prend de nouvelles orientations. Christine de Pizan n’a pas encore derrière elle une très longue pratique de son métier de femme de lettres. Restée veuve vers 1389 ou 1390, elle n’a commencé à écrire que plusieurs années plus tard, sous la pression des événements,
pour subvenir à ses besoins, élever ses
trois enfants et rembourser les nombreux créanciers qui se manifestèrent après la mort de son mari. Moins de dix ans après ses premiers pas en littérature, en 1405 précisément, elle récapitule le récit de ses infor-
tunes dans Le Livre de l’advision Cristine, d’une manière bien plus réaliste et détaillée qu’elle ne l’avait fait dans l’espèce de prologue autobiographique et allégorique placé en tête du Livre de la Mutacion de Fortune. Le regard en arrière qu’elle porte sur sa vie est pour elle l’occasion de rappeler les années de labeur qu’elle vient de traverser; elle indique, avec une modestie peut-être feinte, l’immensité du travail déjà accompli: Ainsi tousjours estudiant diverses matieres, mon sens de plus en plus s’imbuoit de choses estranges, amendant mon stille en plus grant soub-
tilleté et plus haulte matiere, de puis l’an mil III *. et .XIX. que je commençay jusques a cestui .IIII°. et .V. ouquel encore je ne cesse, compillés en ce tendis .XV. volumes principaux sans les autres particuliers
petis dictiez, lesquelz tout ensemble contiennent environ .LXX. quaiers de grant volume, comme l’experience en est manifeste. Et comme grant
«DIRE PAR FICTION »
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louenge pour ce n’y affiere, car pou y a soubtilleté, par ventance Dieux scet que ne le dis, mais pour continuer l’ordre de mes bonnes et males
aventures. (AC, IL, 10, p. 111)’ Le nombre d’une quinzaine de volumes, qui ne prend pas en compte les «petiz dittiez», c’est-à-dire les œuvres courtes, recueils de formes brèves, révèle la prolixité de Christine. Elle date son premier contact avec le public de 1499, même si ses premières pièces lyriques sont probabiement plus anciennes. Six années: cette carrière est encore brève,
elle est loin d’être achevée, mais elle est déjà bien remplie. Le bilan provisoire qu’elle dresse en cours de route est un des indices qui témoignent d’une prise de conscience et d’un changement de cap. Après avoir sacrifié aux thèmes conventionnels de la lyrique courtoise dans des œuvres que ne lui inspire pas spécialement son expérience personnelle, sauf pour les poèmes concernant le veuvage, Christine a composé de longues œuvres allégoriques en prose, comme L’Advision Cristine ou Le Livre de la Cité des Dames, ou en vers et prose comme l’Epistre Othea. Nul doute que ses prises de position dans ce que l’histoire littéraire appelle «la querelle du Roman de la Rose» ont joué un rôle décisif dans la préférence qu’elle marque ensuite pour la prose et pour des sujets moraux, voire politiques”. Ce deuxième versant de l’œuvre éloigne Christine des troubles du cœur et lui fait reporter son attention sur d’autres sujets. Ce changement s’observe, d’une part, dans l’enchaînement chronologique de ses œuvres, notamment à travers l’abandon d’un genre pourtant très apprécié: celui des dits, au sens où l’ont pratiqué ses prédécesseurs, Guillaume de Machaut et Jean Froissart. Le Livre du Duc des
! Christine de Pizan, Le livre de l’advision Cristine, Christine Reno et Liliane Dulac éds., Paris: Champion, 2001. C’est de cette édition que sont extraites toutes nos
citations de cette œuvre, dont nous abrégeons le titre dans la suite de nos développements, sous la forme L’advision Cristine, ou sous les initiales AC dans les références des
passages cités (les chiffres romains renvoient à la partie de l'ouvrage, les chiffres arabes au chapitre). Signalons en outre l’existence d’une édition plus ancienne: L'Avision Christine, Sœur Marie-Louise Towner éd., Washington, 1932. ? Cela a été démontré par Pierre-Yves Badel, Le Roman de la Rose au XIV: siècle: étude de la réception de l'œuvre, Genève: Droz, 1980, pp. 436-437 : «Christine est un écrivain de métier. Ce n’est pas médire d’elle qu’affirmer qu’elle a su exploiter l’occasion qui lui était donnée de se faire valoir, en tirant parti tant de la qualité de ses adversaires qu’elle dit “soubtilz maistres”, “solempneles personnes”, que de la renommée du Roman de la Rose. La querelle lui permet de conforter sa réputation de femme de lettres et de hâter une ascension que couronne, le 23 juin 1402, une première édition de ses œuvres complètes. [...] L'inspiration amoureuse et courtoise, sans jamais disparaître, cède le pas à une poésie, puis à une prose, chargées de science et d’érudition ».
«DIRE PAR FICCION LE FAIT DE LA MUTACION »
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vrais amans, présenté au public vers 1404 ou 1405, est le dernier d’une série de débats amoureux, assez proches par la forme et par les sujets des dits de Guillaume de Machaut. D'autre part, Christine de Pizan ellemême commente ce tournant dans sa carrière. Elle s’y arrête à plusieurs reprises, dans L’Advision Cristine bien sûr, mais aussi dans Le Livre du Chemin de long Estude, dans Le Livre de la Mutacion de Fortune, et
aussi dans Le Livre de La Cité des Dames. Aucun des passages en question, que nous appellerons «autobiographiques » par commodité, n’est une redondance par rapport aux autres, ils sont les étapes d’une prise de conscience progressive. L'intérêt dont Christine fait preuve pour le devenir collectif de ses contemporains est indissociable de la réflexion qu’elle mène sur sa propre identité et sur son statut d’écrivain. Cette mutation personnelle, ou «conversion» pour reprendre le terme proposé par Joël Blanchard”, accompagne sa méditation sur les malheurs du temps et garantit la compétence de Christine pour parler d’infortune ou pour prendre la défense des femmes contre les préjugés misogynes. Pour nous en tenir seulement à L’Advision Cristine, avec laquelle nous commencions, nous relèverons comme signe de ce parallélisme entre devenir individuel et devenir littéraire la tripartition hautement révélatrice de cette œuvre. Au cours d’un rêve-pèlerinage, Christine rencontre trois figures allégoriques: une Dame couronnée, puis Dame Opinion, enfin Dame Philosophie. Chacune incarne un des domaines dans lesquels Christine élit domicile un moment: monde politique exposé aux caprices de Fortune, où la Dame couronnée personnifie la France; milieu intellectuel qui éloigne des souffrances physiques; univers spirituel enfin, qui apporte la véritable consolation. Cette progression illustre en un sens les bifurcations d’une œuvre, d’abord mondaine et courtoise, puis morale et politique, voire philosophique et religieuse; mais elle retrace aussi l’existence de Christine, le parcours ascendant qui la fait renoncer de plus en plus à la vie terrestre au profit de la vie spirituelle. La troisième partie de L’Advision Cristine anticipe même, pourrait-on dire, sur le retrait de Christine dans un cloître, celui
de Poissy probablement, à la fin de sa vie.
3 Joël Blanchard, «Christine de Pizan: les raisons de l’histoire», Le Moyen Age, 1986, fascicule 3-4, pp. 417-436.
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I. DITS AMOUREUX ET INSPIRATION PERSONNELLE Une telle délimitation dans l’œuvre de Christine de Pizan devrait nous inciter, semble-t-il, à nous intéresser plutôt à la première période,
vu la perspective que nous avons adoptée à propos de Guillaume de Machaut et Jean Froissart. Une parenté frappante existe en effet entre les dits amoureux composés par Christine vers 1400 et les œuvres du même genre de ses prédécesseurs. À telle enseigne qu’une thèse déjà ancienne ouvrait la voie à l’étude comparative de Machaut et Christine,
à une époque où on étudiait pourtant fort peu cette dernière. Une filiation très visible rattache les débats amoureux écrits par Christine à un modèle créé par Machaut, celui du « Jugement», plus particulièrement au Jugement dou Roy de Behaingne. Ce type d’ouvrage repose sur la comparaison de différents cas de figure; ce sont des traités de casuistique amoureuse. Le Dit de Poissy” de Christine, par exemple, raconte comment un chevalier et une dame soumettent à la poétesse-narratrice leurs sujets de mélancolie respectifs pour qu’elle décide lequel des deux est le plus à plaindre. La dame est séparée de l’homme qu’elle aime, car 1l est retenu en otage par les Turcs; le chevalier se trouve soudainement repoussé par une dame dont il s’était follement épris. Les cas du chevalier et de la dame sont semblables, à très peu de chose près, à ceux que présente Machaut dans Le Jugement dou Roy de Behaingne, et la forme adoptée par Christine est aussi la copie conforme de son modèle: trois décasyllabes rimant ensemble suivis d’un vers de quatre syllabes qui annonce la rime des trois décasyllabes suivants et ainsi de suite. Bref, quoique Christine ne nomme jamais Machaut, pas plus dans ce cas que dans les autres, elle procède néanmoins à une récriture qui invite le lecteur critique à la comparaison. Deux autres poèmes de Christine en forme de jugement empruntent certains de leurs éléments soit au Jugement dou Roy de Behaingne soit au Jugement dou Roy de Navarre: ce sont le Débat de Deux Amans et le Livre des Trois Jugemens®. * Johanna Catharina Schilperoort, Guillaume de Machaut et Christine de Pisan (étude comparative), La Haye: de Swart, 1936. * Christine de Pisan, Œuvres poétiques, M. Roy éd., Paris, S. A. T. EF, tome 2, 1891, pp. 159-222 [=Poissy, dans nos références]. Il faut en outre signaler l’édition américaine plus récente, aux côtés de deux autres dits de Christine, The Love Debate Poems of Christine de Pizan, Le Livre du Debat de deux amans, Le Livre des Trois jugemens, Le Livre du Dit de Poissy, Barbara K. Altmann éd., Gainesville :University of Florida Press, 1998. * Ibid., respectivement pp. 49-109 et pp. 111-157. Ces deux œuvres sont composées sur le même modèle que le Dit de Poissy, du point de vue des mètres et des rimes.
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Autre utilisation des inventions de Machaut par Christine: l’insertion de lettres en prose dans le Livre du Duc des vrais amans, à l’exemple du Voir Dit qu'avait déjà imité Froissart dans La Prison amoureuse. Christine ne reconnaît pas plus sa dette que ne le faisait Froissart. Arrêtons-nous toutefois un moment sur ce dernier exemple. Si Christine intègre des lettres dans le Livre du Duc des vrais amans, il ne s’agit cependant pas d’une correspondance à laquelle elle prend part’, différence notable que J. C. Schilperoort omet de relever. L’échange épistolaire est essentiellement celui des amants mis en scène dans le récit, la poétesse n'intervient guère à la première personne que pour organiser le dit, à la différence de Machaut qui joue un rôle de premier plan dans le récit et dans le montage vers-prose du Voir Dit. Dans l’incipit de l’œuvre, Christine prend nettement ses distances par rapport à la thématique courtoise: Combien que occupacion Je n’eusse ne entencion A present de dittiez faire D’amours, car en aultre affaire
Ou trop plus me delittoye Toute m’entente mettoye, Vueil je d’autrui sentement Comencier presentement Nouvel dit [...] (Livre du Duc, vv. 1-9)
Aussi bien est-ce la dernière fois, rappelons-le, que Christine consent à exploiter cette veine. Si les débats amoureux composés par Christine sont encadrés par des interventions à la première personne, la
fonction remplie par ce mode d’écriture n’est pas la même que chez Machaut. Nous avons vu le rôle métadiscursif que jouaient certaines lettres en prose écrites par le poète lui-même dans le Voir Dit, ou encore chez Froissart dans La Prison amoureuse. Point de réflexion de ce genre dans les lettres du Livre du Duc des vrais amans. Christine refuse à tel
7 Christine de Pisan, Œuvres poétiques, M. Roy éd., Paris, S. A. T. EF, tome 3, 1896,
pp. 59-208. Le Livre du Duc des vrais amans comporte huit lettres en prose organisées symétriquement autour d’un point de bascule: l’échange des lettres IV et V (p. 160 et pp. 162-171). Première série de trois lettres, phase idyllique de l’amour entre l’amant et sa dame (I p. 128; Il p. 132; III p. 136). Deuxième série de trois lettres, éloignement des amants l’un de l’autre (VI p. 173; VII p. 175; VII p. 180). Au centre figurent une lettre de la dame à une confidente, Sibylle dame de la Tour, et la réponse de celle-ci qui met sa destinataire en garde contre les dangers d’une attitude trop conciliante, incompatible avec le maintien d’une bonne réputation. Ce point de vue d’un tiers est le catalyseur d’un retournement de situation.
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point de s’engager personnellement dans ces débats qu’elle ne tranche pas les différends amoureux présentés dans ces trois dits. Dans le Dir de
Poissy, elle s’en remet au dédicataire de l’œuvre, non seulement destinataire du débat, mais aussi juge qui doit départager le chevalier éconduit et la dame privée de son amant. La fin de l’œuvre reste ouverte. Ce type de débat n’est pas sans faire penser au genre des jeux-partis, en
vogue depuis les XII° et XII° siècles, sortes de disputes sur des «demandes d'amour». Comme l’auteur d’un jeu-parti, Christine laisse ses lecteurs sur leur faim. En définitive, nous sommes tenté de retenir surtout les différences qui séparent Christine de ses devanciers, plus que leurs ressemblances. La première différence réside, nous l’avons dit, dans la relative absence de parti pris de Christine. Barbara Altmann remarque à juste titre que Christine ne saisit pas, dans ce contexte traditionnel du débat, l’occasion qui s’offre à elle de combattre certaines idées misogynes”. Parler d’amour apparaît avant tout ici comme un passe-temps, un Jeu mondain. Une deuxième différence est à relever: Christine n'utilise pas les allégories alors que Machaut et Froissart en faisaient un usage très large dans les dits du même genre. Probablement ne faut-il pas dissocier ces deux remarques, elles ne s’ajoutent pas mais s’expliquent plutôt l’une par l’autre. L'absence d’allégories est à relier au faible investissement du je dans le récit. Les allégories éclairent parfois les luttes intérieures d’un moi incertain, tiraillé entre des désirs contradictoires ; elles servent aussi à la progression d’un discours plus ou moins argumentatif quand l’œuvre contient un aspect didactique. Or le je des dits de Christine n’est pas tourmenté, il ne cherche pas non plus à convaincre ses destinataires de la pertinence d’une théorie quelconque. C’est pourquoi l’artifice allégorique ne semble pas s’imposer. L’attitude de Christine est fondamentalement différente de celle de Machaut. Il se sert de récits concernant des personnes particulières, par exemple dans Le Jugement dou Roy de Behaingne, pour allégoriser et généraliser, tandis qu’elle aurait # Cf. A. Längfors éd., Recueil général des Jeux-Partis français, Paris: E. Champion, SATE 1926: «le jeu-parti, dans son type normal, est une pièce lyrique de six cou-
plets suivis de deux envois: dans le premier couplet, l’un des deux partenaires propose à l’autre une question dilemmatique et, celui-ci ayant fait son choix, soutient lui-même l'alternative restée disponible. Dans les deux envois, chacun des deux partenaires nomme un juge. Il n’y a dans les textes aucune trace d’un jugement que ceux-ci auraient prononcé » (p. V).
* Barbara Altmann, «Reopening the Case: Machaut's Jugement Poems as a Source in Christine de Pizan», Mélanges Willard, Reinterpreting Christine de Pizan, Earl Jeffrey Richards éd., Athens and London: The University of Georgia Press, 1992, pp. 137-156.
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tendance à s’effacer, dans le Dit de Poissy, et à s’étendre davantage sur l’aspect anecdotique des récits concernant les amants malheureux, ceux dans lesquels elle n’est pas impliquée. Une troisième différence sépare les dits poétiques de Christine de ceux de Machaut et Froissart, à laquelle on n’a pas jusqu’à présent prêté l’attention qu’elle mérite. Dans aucune des œuvres d’inspiration courtoise de Christine que nous avons évoquées n’est utilisé le procédé du songe ou même celui de la vision. Certes, Machaut n’y recourt pas dans ses Jugements. Mais si Christine avait lu ces deux textes, elle devait probablement connaître aussi le Dit du Verger, où se produit une apparition d’ Amour, et La Fontaine amoureuse, œuvre au cœur de laquelle un amant malheureux et son consolateur, le poète, font curieusement le même rêve au même moment. Le Livre du Duc des vrais amans qui intègre, dans sa partie finale, des modèles lyriques tous différents les uns des autres, trahit la lecture d’une autre œuvre mêlant récit et répertoire de formes poétiques: Le Remede de Fortune. Or dans ce dit de Machaut, modèle inavoué à nouveau, se produit une apparition d’Espérance en songe. Dans le Voir Dit enfin, dont nous avons déjà indiqué l’influence sur Christine, l’apparition de Toute Belle en rêve joue un rôle important: elle fait naître le doute sur la sincérité de la femme aimée et crée un rebondissement dans le récit. Froissart, autre lecteur attentif de Machaut, retient dans un certain nombre de cas l’artifice du songe, notamment dans L’Espinette amou-
reuse et dans Le Joli Buisson de Jonece. Nous pouvons donc affirmer que si Christine écarte cette possibilité narrative, c’est en pleine connaissance de cause, parce que la fiction du songe ou la vision, comme celle de l’allégorie que nous mentionnions auparavant, ne sont pas nécessaires à l’accomplissement du projet qu’elle s’est fixé dans ses dits. Avec un soin systématique, presque amusant, Christine évite toutes les occasions qu'offre le récit d’intercaler des rêves: les 890 premiers vers traitent d’une visite au couvent de Poissy, où la fille de Christine est religieuse ;cette phase occupe une première journée tandis que la fin de l’œuvre (vers 891-2075) est consacrée au débat amoureux proprement dit, occupation de la deuxième journée pendant le voyage qui ramène les personnages à Paris. Le lien entre ces deux moments est assuré par une ellipse: Lors devisans, sans riens qui nous anuyt, Nous en tornames A nostre hostel ou a joye couchames. Et au matin lamesse oïr alames. (Poissy, vv. 887-890)
Seul le cadre réel est retenu dans ce cas, le sommeil ne sert d’écran à aucune projection imaginaire. Dans le récit enchâssé du chevalier
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malheureux, la nuit n’est pas non plus une circonstance favorable au songe. Vers le début de son histoire, il rentre chez lui après une entrevue avec la dame de ses pensées et il en conçoit toutes sortes d’espoirs qui le rendent insomniaque; là où le rêve pourrait l’éclairer, l’amoureux reste aveuglé par l’image de l’être aimé: Mais ne cuidiez que dormisse foison Celle nuittée. (Poissy, Vv. 1643-1644)
Pas une seule fois Christine n’utilise le songe comme cadre de ses dits. Seul cadre dans lequel elle enchâsse les jugements, la dédicace est l’ouverture-type de ces œuvres et elle se trouve fortement rappelée dans la conclusion: dédicace au duc d'Orléans, «Filz de Charles, le bon roy charitable », en tête du Débat de deux amans; mention du «Bon Senes-
chal de Haynault» dès le premier vers du Livre des Trois Jugemens; évocation d’un «Bon chevalier, vaillant, plein de savoir», commanditaire du Dit de Poissy dont Christine tait le nom. Dans chaque cas, Christine achève l’ouvrage en rendant le dédicataire juge des différends qui opposent les personnages. La présence de l’auteur s’estompe, elle se réduit à une simple signature, ou plus exactement à une anagramme, chaque fois celui de «Christine ». Dernière
différence,
enfin,
Christine
ne
fait qu’un
emploi
très
modéré des exemples mythologiques dans ces quelques dits. J. C. Schilperoort a montré que les exemples retenus par Christine dans le Débat de deux amans provenaient du Jugement dou Roy de Navarre". On retrouve dans l’un et dans l’autre l’abandon et la mort de Didon, les histoires de Thésée et Ariane, Jason et Médée, Pyrame et Thisbé, Héro et Léandre, mais aussi des allusions à Lancelot, Tristan et à la Châtelaine de Vergi. La sélection des récits insérés dans un nouveau propos n’est donc pas non plus un aspect par lequel Christine fait preuve d’originalité. D'autant moins que la tendance est systématiquement à l’abrègement des exemples mythologiques, dans le Débat de deux amans, par rapport au nombre de vers que leur consacre Machaut dans Le Jugement dou Roy de Navarre. Mais les explications apportées jusqu’à présent à cette observation, tout en paraissant pertinentes, ne sauraient suffire. Certes, le public du début du XV° siècle avait peut-être une meilleure connaissance de la mythologie que les lecteurs et auditeurs de Machaut, et cela pourrait expliquer que Christine se fasse plus elliptique: elle ne veut pas lasser avec du déjà vu. L'Ovide moralisé, par lequel se répandent les récits ovidiens en langue vulgaire, a sûrement vu sa diffusion et 0 Johanna Catharina Schilperoort, op. cit., p. 61.
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son succès s’accroître durant cette période. La comparaison des œuvres de Christine en vers avec ses œuvres ultérieures en prose ne manque cependant pas de soulever bien des interrogations auxquelles cette hypothèse n’apporte pas de réponse. L’usage que Christine fait de la mythologie, déjà dans l’Epistre Othea, mais surtout dans L'Advision Cristine, dans Le Livre de la Mutacion de Fortune, et dans Le Livre de La Cité des Dames, montre qu’elle sait créer d’autres enchaînements entre les fables antiques que ceux que lui ont légués les auteurs du XIV* siècle. La question n’est pas de savoir si les lecteurs de Christine connaissaient les récits mythologiques qu’elle employait dans ses ouvrages. Si le public avait connu les fables ovidiennes en 1400 et que cela avait dissuadé Christine de les raconter longuement, de crainte d’ennuyer ses lecteurs, ceux-ci s’en seraient encore souvenus cinq ans plus tard, et elle aurait continué d’en faire un usage parcimonieux. Or Christine fait exactement le contraire, la mythologie antique devient progressivement un des domaines dans lesquels elle exprime le plus librement son inventivité. Pour conclure momentanément à propos des dits amoureux composés par Christine au début de sa carrière, nous rapprocherons l’absence du songe et la rareté ou la brièveté des allusions mythologiques; tout comme l'absence d’allégories nous semblait aller de pair avec une poésie à laquelle le je ne prenait qu’une faible part. Le cadre du songe n’est pas étranger à l’emploi des récits mythologiques, 1l le rend même légitime, dans la littérature médiévale, à partir du XIT° siècle. C’est une des remarques auxquelles en arrive Jacques Le Goff dans un article d'histoire des mentalités: Le rêve étend sa fonction dans le domaine culturel et politique. II joue son rôle dans la récupération de la culture antique: rêves de la Sibylle, prémonitoires du Christianisme, rêves des grands intellectuels précurseurs de la religion chrétienne, Socrate, Platon, Virgile!!.
Or, précisément, dans les œuvres historiques, morales ou politiques qu’elle compose à partir de 1402-1405, Christine fait un emploi bien plus développé des exemples mythologiques, et cela s’accompagne d’un recours très fréquent à la modalité du songe. La conjonction de ces deux types de fiction peut difficilement être le fruit du hasard et cela orientera à présent notre étude vers cette série d'œuvres.
ll Jacques Le Goff, «Les rêves dans la culture et la psychologie collective de l'Occident médiéval», Scolies, 1, 1971, pp. 123-130.
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Il s’agit d'ouvrages apparemment plus éloignés des dits de Machaut ou Froissart que ne l’étaient les narrations poétiques, comportant parfois des insertions lyriques. Cet ensemble est avant tout hétérogène par la forme. «Traités» en vers d’abord: octosyllabes à rimes plates dans le panorama historique de plus de 23 000 vers que constitue Le Livre de la
Mutacion de Fortune? (1400-1403), sauf dans la fin de la quatrième
partie, rédigée en prose pour aller plus vite, du fait d’une «fievre soubdaine»; octosyllabes encore dans Le Livre du Chemin de long Estude” (1402-1403), à l'exception du prologue-dédicace composé en décasyllabes. Manuel d'éducation en vers et prose dans l’Epistre Othea* (14001401): recueil d’une centaine de fables représentant chacune une leçon et faisant se succéder un texte, sous forme de quatrain, puis une glose, puis une allégorie. Ouvrages en prose enfin: Le Livre de la Cité des Dames" (1404-1405), et sa continuation sous forme d’un manuel de préceptes à l’usage des femmes: Le Livre des Trois Vertus ou Trésor de la
Cité des Dames (1405); L'Advision Cristine (1405), pèlerinage allégorique et autobiographique en prose. Ce dernier ouvrage contient néanmoins une ballade, échantillon du talent de l’auteur, qui n’est pas sans rappeler le montage de l'insertion lyrique dans les dits amoureux*. On 12 Christine de Pisan, Le Livre de la Mutacion de Fortune, Suzanne Solente éd., Paris: Picard, $S. A. T. FE, 4 vol., 1959-1966 [titre abrégé en MF à la suite des citations].
3 Christine de Pizan, Le Chemin de longue Étude, Andrea Tamowski éd. et trad. Paris: Librairie Générale Française (Livre de Poche, coll. «Lettres Gothiques» n° 4558), 2000. C’est de cette édition que sont extraites toutes nos citations de cette
œuvre, que nous désignons comme Chemin de long Estude, et à laquelle nous renvoyons par les initiales LE dans nos références. Signalons l’existence d’une édition plus ancienne: Christine de Pisan, Le Livre du Chemin de long Estude, R. Püschel éd., Berlin, 1887; Genève: Slatkine reprints, 1974.
# Christine de Pizan, Epistre Othea, Gabriella Parussa éd., Genève: Droz, 1999. S Christine de Pizan, La Citrà delle Dame, Earl Jeffrey Richards éd. [ms. Harley 4431(R)], Patrizia Caraffi trad. [traduction en italien], Milan: Luni Editrice, 1997. C’est
de cette édition que sont extraites toutes nos citations de cette œuvre, que nous désignons comme
Cité des Dames [abréviation: CD]. Il existe également une édition cri-
tique inédite du ms. B.N.F fr. 607: The Livre de la Cité des Dames of Christine de Pisan: a critical edition by M. C. Curnow, Vanderbilt University, Ph. D., 1975, 2 tomes.
6 Christine de Pizan, Le Livre des Trois Vertus, Ch. C. Willard et E. Hicks éds., Paris: H. Champion (Bibliothèque du XV: siècle, t. 50), 1989 [titre abrégé en TV à la suite des citations].
” Les dates indiquées entre parenthèses sont celles de l'écriture de l’œuvre, telles que les ont mentionnées les éditeurs des textes, ou telles qu’elles sont récapitulées dans: Christine de Pizan, La Cité des Dames, texte traduit par Thérèse Moreau et Eric Hicks, Paris: Stock/Moyen Age, 1986. Chronologie des œuvres de Christine, pp. 29-34. # Il s’agit de la ballade en décasyllabes : « Helas ! ou donc trouveront reconfort/ Povres vesves de leurs biens despouillees [...]», L'Advision Cristine, op. cit., IL, 6, p. 105-106.
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s’aperçoit aisément aussi que les titres ainsi retenus ne présentent pas du tout la même unité thématique que les dits et débats des débuts littéraires de Christine. Tous ne sont d’ailleurs pas à retenir pour ce qui concerne la problématique de l’écriture à la première personne. En revanche, quelques caractéristiques se trouvent rassemblées dans certains de ces ouvrages d’une manière très intéressante :rôle essentiel de la première personne, dont la fonction n’est pas limitée à donner des indications de régie; importance de l’allégorie, notamment dans les subdivisions de l’œuvre, chacune présidée par une figure personnifiée; place essentielle faite à la mythologie, réorganisée et moralisée suivant le propos de chaque texte ; cadre du songe enfin, très couramment utilisé au seuil de l’œuvre, aspect qui nous ramène au rôle joué par le je, dont il est indissociable. Nul doute que la tradition du Roman de la Rose, celui de Guillaume de Lorris, et de ses multiples relais au XIV° siècle, parmi lesquels on retrouve Machaut, bien entendu, se trouve à l’œuvre quand ces quatre conditions sont réunies. Ces textes, que nous rangions dès le départ dans une seconde phase de l’œuvre de Christine, et dont la plupart sont datés des environs de 1405, peuvent à bon droit être placés dans le sillage des récits plus ou moins fictivement personnels des auteurs qui précèdent. Non seulement le fait qu'ils traitent de l’histoire de l’humanité, d'éducation, de la destinée des femmes ou des différents statuts sociaux, n’empêche pas que le je y occupe une grande place, maïs il favorise au contraire l’interrogation de Christine sur elle-même, sa réflexion sur sa propre histoire, sa
destinée de femme, son statut d'écrivain”. II. FICTIONS DU SONGE Nous tenterons une première approche de certaines de ces œuvres par le dernier des quatre critères que nous avons énumérés: le cadre du songe. Cet artifice, curieusement banni de la poésie amoureuse, se substitue au simple cadre de la dédicace, ou s’y ajoute dans certains cas, dans le Chemin de long Estude par exemple.
1% Les limites de la comparaison Guillaume de Machaut/Christine de Pizan menée par J. C. Schilperoort ne lui ont d’ailleurs pas échappé: «Christine de Pisan a écrit, en
outre, plusieurs œuvres en prose à tendances différentes et multiples ; nous nous rendons compte que nous lui faisons tort en passant sous silence cette partie importante de son œuvre; nous préférons toutefois nous borner à parler de ses œuvres poétiques, ces œuvres ayant le plus de rapports avec celles de Guillaume de Machaut». Op. cit., p. 1.
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356 2.1. Le tournant du Dit de la Rose
La relation étroite qui unit l’utilisation du rêve et le rôle tenu par Christine elle-même dans son œuvre est une première fois perceptible dans le Dit de la Rose”, poème qu’elle date elle-même du 14 février 1402?!. Un détour s’impose par cette œuvre assez courte (649 vers),
avant d'aborder les ouvrages plus longs, et un peu plus tardifs, que nous avons mentionnés. Le rapport que ce dit entretient avec la querelle sur le Roman de la Rose n’est pas explicite. Aussi bien, à cette date, le débat n’en est qu’à ses prémices, il ne connaît pas encore le retentissement public que lui donnera Christine un peu plus tard en rassemblant ses propres lettres et celles de ses adversaires, Jean de Montreuil, Gontier et Pierre Col, sous la forme d’un véritable dossier. Toutefois, le titre même du Dit de la Rose et le contexte de cette querelle commençante suffisent à évoquer l’œuvre de Jean de Meun, malgré l’absence d’allusion polémique dans le dit de Christine. L’œuvre traite essentiellement d’une fête donnée par le duc et la duchesse d'Orléans, au cours de laquelle aurait été institué «l’Ordre de la Rose ». Rien ne prouve que cet Ordre ait réellement existé”, mais l’œuvre de Christine stipule que pour y appartenir il faut, entre autres, faire serment de ne jamais médire des femmes. Tel est le vœu qu’exige la figure personnifiée de Loyauté pour qu’on devienne un de ses adeptes. Ce précepte courtois trouve son expression dans le vers refrain d’une ballade, prononcée par Loyauté, insérée dans
le début du récit: Yrez l’onneur des dames soustenant. (DR, v. 160,168.175)
L'aspect qui retient tout particulièrement notre attention est la structure du poème. Il est très nettement subdivisé en deux moments distincts. La première partie (vers 1-263) raconte l’apparition de Loyauté parmi les invités du «très noble duc d'Orléans ». Christine insiste sur l’aspect merveilleux de cette entrée en scène, alors que les portes du lieu sont closes (v. 87). La dame, aussi appelée déesse, apparaît tout entourée de lumière: # Christine de Pisan, Œuvres poétiques, M. Roy éd., Paris: S. A. T. F, 1891, tome 2, pp. 29-48 [=DR dans nos références].
? Nous suivons la date fournie par Eric Hicks, qui rectifie celle de l'édition M. Roy. Cf. Eric Hicks éd., Christine de Pisan, Jean Gerson, Jean de Montreuil, Gontier et Pierre Col. Le Débat sur le Roman de la Rose, Paris: H. Champion (Bibliothèque du XV: siècle, tome 43), 1977, p. XLII.
Cf. à ce sujet: Charity Cannon Willard, «Christine de Pizan and the Order of the
Rose», Ideals for Women in the Works of Christine de Pizan, Diane Bornstein éd., Michigan Consortium for Medieval and Early Modern Studies, 1981, pp. 51-67.
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La descendi a grant lumiere Si que toute en resplent la sale. (DR, vv. 92-93)
Malgré le mystère qui entoure cette arrivée, Loyauté est visible de tous, et dans cette première séquence il ne fait aucun doute que tout le monde est éveillé: Il n’y ot personne endormie. (DR, v. 114)
Les préceptes qu’elle est venue inculquer à cette assemblée sont implicitement un anti-Roman de la Rose, nous l’avons dit. Mais lorsqu’elle prend la parole, Loyauté se présente surtout comme une antithèse de la déesse de Discorde: De Loyauté deesse souveraine On m'appelle, et a mon seurvenir Je ne port pas de discorde la graine Com fist celle qui Troyes fist bannir. (DR, vv. 145-148)
Son arrivée inopinée dans une fête où elle n’était pas invitée, et le geste par lequel elle jette entre les convives un rouleau où sont contenues les paroles du serment que doivent prêter ceux qui souhaitent appartenir à l'Ordre de la Rose, rappellent en effet les circonstances dans lesquelles Eris, alias Discorde, fit naître la rivalité entre Vénus, Junon et Pallas
grâce à la fameuse pomme. Mais son intention est opposée à celle de la déesse grecque, elle est amie de la concorde. La disparition de Loyauté est tout aussi extraordinaire et rapide que son apparition: Quand ce fut dit, lors s’envola. (DR, v. 240)
La deuxième partie (vers 264-649) est comme une duplication de la première, de bien des points de vue, mais cette fois la déesse-allégorie ne se manifeste qu’à Christine. Toutes les personnes présentes ont prêté serment, et la poétesse reste seule, elle se retire pour aller se coucher. C’est dans cette seconde phase que se produit le songe proprement dit, et c’est là que Christine se trouve personnellement investie d’une mission: répandre l’Ordre de la Rose. Les circonstances d’apparition de Loyauté sont étrangement semblables à celles de la première séquence: même lumière autour d’elle au début (vv. 283-285), même évanouisse-
ment subit à la fin (v. 552). La déesse reprend et développe ce qu’elle a déjà dit en public: il convient d’agir noblement. Elle dissocie noblesse sociale et noblesse de cœur. Elle condamne les paroles «laides », en particulier à propos des femmes. Mais surtout, elle délègue à Christine la charge de répandre ces principes:
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Si veult [Amours] qu’ayes legacion De faire en toute nacion Procureresses qui pouoir Ayent, s’elles veulent avoir,
De donner l’Ordre delictable De la belle rose agreable Avec le veu qui appartient. (DR, vv. 504-510)
La fonction du songe est ici particulièrement frappante, il est une habilitation de Christine à s’exprimer ensuite en son nom propre. Elle est promue au rang d’auteur en même temps qu’elle est chargée d’une mission par Loyauté. Caution supplémentaire du nouveau rôle qui lui incombe, une lettre laissée par Loyauté sur son chevet prouve à Christine au réveil que ce rêve n’était pas qu'illusion (vv. 556-561). Kevin Brownlee, dans un article qui replace le Dit de la Rose en perspective entre L'Epistre au Dieu d'Amours et le débat sur le Roman de la Rose, voit dans cette œuvre une étape décisive du parcours de Christine, une métamorphose de la relation auteur-texte-lecteurs”. Ce serait un des points de départ qui permettrait ensuite à Christine de mettre en ordre le dossier sur le Roman de la Rose, et de s’affirmer comme son «auteur »,
au sens où Machaut était l’«auteur» du Voir Dit, c’est-à-dire l’organisateur d’une correspondance dont il n’est pas le seul destinateur. Lori Walters, dans une étude plus récente, rapproche le Dit de la Rose d’un autre échange de lettres, entre Eustache Deschamps et Christine, et parvient à une conclusion à peu près similaire”. Le texte fictif du Dit de la Rose et la correspondance entre les deux poètes sont les deux faces indissociables d’un seul processus : la consécration de Christine comme «clergece», pour emprunter un mot à son vocabulaire”. En qualifiant Christine d’érudite («en sens acquis et en toute dotrine»), il l’intègre dans la clergie, et en la comparant à Boèce il fait d’elle un auctor au plein sens du terme. Il serait peut-être abusif de faire du Dit de la Rose l'acte de naissance de Christine comme auteur, ou d’interpréter le choix de la rose en tant qu’emblème comme l’expression d’un désir de Christine de s’inscrire * Kevin Brownlee, «Discourses of the Self: Christine de Pizan and the Rose», The Romanic Review, 89, 1988, pp. 199-221. # Lori Walters, «Fathers and Daughters :Christine de Pizan as Reader of the Male Tradition of Clergie in the Dit de la Rose», Mélanges Willard, Reinterpreting Christine de Pizan, Earl Jeffrey Richards éd., Athens and London: The University of Georgia Press, 1992, pp. 63-76. # Cf. Le Livre de la Mutacion de Fortune, op. cit., t. 3, 1964, v. 14303 et v. 15325, respectivement à propos de Médée et de Cassandre, entre autres occurrences.
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parmi les «fleurs de rhétorique», et d’entrer ainsi dans la lignée des nobles rhétoriques comme Machaut. Bien d’autres motivations suffisent à expliquer la place de la rose dans ce poème. En revanche, le songe qui sert de cadre à cet avènement, à cette naissance à la clergie, nous apparaît comme un facteur dont on n’a pas exploré encore toutes les significations. L'acte d’écrire trouve son impulsion dans le rêve pour la première fois chez Christine, et c’est un modèle qu’elle remploie assez souvent ensuite pour qu’on s’y arrête ici. Le fait d’être désignée comme dépositaire des conventions de l’Ordre n’est pas sans rappeler un récit mythologique auquel, nous l’avons dit, Christine fait une allusion rapide. Loyauté, quand elle se présente, prend soin d’annoncer qu’elle n’est pas venue semer la discorde. Or, pour que la pomme jetée par Discorde soit attribuée à la plus belle des déesses, il faut l’intervention d’un mortel, c’est le fameux jugement de Pâris. Pâris, élu comme juge par les déesses, ne servirait-1] pas de modèle, ou plutôt de contre-modèle, à Christine,
choisie comme médiatrice par Loyauté ? Dans les dits des prédécesseurs de Christine, le jugement de Pâris occupe par deux fois une place très
importante :dans La Fontaine amoureuse de Machaut” et dans L’'Espinette amoureuse de Froissart”. Dans les deux cas, le récit est enchâssé dans un rêve du poète-narrateur, et chaque fois il est lié à une apparition de Vénus. Le choix de Pâris est assumé ou repris à son compte par le poète, et Vénus est en quelque sorte la divinité tutélaire de sa vocation poétique. Certes, Christine ne fait aucune allusion à ces récits dans le Dit de la Rose, mais probablement connaissait-elle cette tradition strictement médiévale qui associe le jugement de Pâris à un rêve poétique”. Du coup, il n’est pas indifférent que Christine se proclame amie de Diane, déesse de la chasteté, au seuil de l’apparition de Loyauté (v. 279). L’image de pureté qu’elle donne d’elle-même est renforcée par la blancheur virginale de sa chambre et des draps où elle se couche: % Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, texte établi, traduit et présenté par Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Paris: Stock/Moyen Age, 1993. Le jugement de Pâris figure aux vers 1569-2144 (pp. 128-160). 7 Jean Froissart, L'Espinette amoureuse, texte édité par Anthime Fourrier, Paris: Klincksieck, 1972 pour la deuxième édition. L'épisode se trouve aux vers 339-687. # Cf. Emmanuèle Baumgartner, « Sur quelques versions du Jugement de Pâris», Le Roman antique au Moyen Age, Danielle Buschinger éd., Actes du colloque du Centre d'Etudes Médiévales de l’Université de Picardie (Amiens, 14-15 janvier 1989), Güp-
pingen: Kümmerle Verlag, 1992, pp. 23-31. Benoît de Sainte Maure, conformément à sa source latine, le pseudo-Darès, fait se dérouler le scénario du jugement de Pâris dans un rêve (Le Roman de Troie, XII: siècle). Il se démarque en cela de la version probablement antérieure du Roman d'Eneas.
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En belle chambre toute blanche Comme la noif qui chet sur branche. (DR, vv. 276-277)
L’invocation originale de Diane comme protectrice, sorte d’antiVénus, pourrait alors s’interpréter comme un trait spécifique: elle accompagne la destinée d’écrivain d’une femme. L’apparition de Loyauté en songe est réservée à Christine seulement, tout comme l’apparition de Vénus au poète de La Fontaine amoureuse où à celui de L'Espinette amoureuse, ces manifestations diverses sont autant de signes d’élection. Nous ne pouvons nous empêcher de percevoir dans ce détail, sinon l’antithèse voulue du jugement de Pâris, du moins une composante essentielle des autoportraits successifs que Christine donne d’elle-même. Christine Reno a montré, à propos de La Cité des Dames, l'importance que Christine attache à la notion de virginité, les avantages que celle-ci présente dans l’ordre terrestre des choses, en particulier
quand il s’agit d'atteindre la renommée”. Un certain nombre de caractéristiques de ce songe va se retrouver dans des œuvres ultérieures, y compris dans des textes en prose dont le sujet ne présente, en apparence, aucun point commun avec le Dif de la Rose. Mais dans les ouvrages que nous abordons maintenant, le Chemin de long Éstude, Le Livre de la Mutacion de Fortune, La Cité des Dames et L'Advision Cristine, l’imbrication entre le songe et la mythologie se complique et s’enrichit. Nous sommes amené à étudier comment le je de Christine se transforme. Quelle place le rêve occupe-t-il dans les œuvres plus ou moins autobiographiques et didactiques ?Comment ces deux aspects sont-ils rattachés l’un à l’autre ? La place à part que Christine occupe au «pays des clercs », pour reprendre l’heureuse expression de Joël Blanchard”, se trouve au cœur des fictions où elle se représente elle-même. Au lieu de nous intéresser à l’œuvre d’historiographe de Christine, comme le fait Joël Blanchard qui traite du Livre des Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V dans l’article cité, c’est vers les textes souvent qualifiés de «didactiques» que nous nous tournerons. Parmi les problèmes que Christine doit résoudre figure d’abord celui de la légitimité: comment cette simple femme peut-elle s’autoriser à écrire? C’est un premier versant qu’éclaireront les fictions: celui de # Christine Reno, « Virginity as an ideal in Christine de Pizan’s Cité des Dames», Ideals for Women in the Works of Christine de Pizan, Diane Bornstein éd., Michigan Consortium for Medieval and Early Modern Studies, 1981, pp. 69-90.
* Joël Blanchard, «Christine de Pizan :une laïque au pays des clercs», «Et c'est la Jin pour quoy sommes ensemble», Mélanges Jean Dufourner, Emmanuèle Baumgartner, Francis Dubost, Liliane Dulac et Marcel Faure éds., Paris: H. Champion, 1993, t. 1, pp. 215-226.
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l'identité de l’auteur. Une deuxième question se trouve à la clef: quelle valeur de vérité pourra-t-on accorder à ces œuvres, qui ne sont pas le fait d’un clerc initié aux arts du trivium et du quadrivium? Le songe, chaque fois qu’il sert de cadre à une œuvre, est l’occasion pour Christine d’apporter une réponse, ou un fragment de réponse, à ces questions. Songe et mythologie, ou songe et écriture allégorique, sont les modalités de prédilection par lesquelles Christine nous renseigne sur elle-même, se confère une certaine autorité et problématise les rapports entre fiction et vérité. 2.2. Songes-cadres dans les pèlerinages allégoriques Nous distinguerons deux catégories de songe dans le groupe d’œuvres que nous avons retenu. D’une part, les songes qui servent très nettement de cadre à un pèlerinage allégorique, dans Le Chemin de long Estude et dans L’Advision Cristine. Mais il s’agit moins, dans ce premier cas, d’un cadre ornemental, qui ajouterait à la beauté du tableau, que d’un facteur structurant qui donne un sens et une valeur de vérité à l’ensemble de l’œuvre. D’autre part, nous étudierons les songes qui servent d’entrée en matière à d’autres ouvrages, Le Livre de la Mutacion de Fortune et La Cité des Dames, où le rêve est le lieu d’une interrogation de Christine sur son identité, voire d’une métamorphose. Dans tous les cas, comme dans le Dit de la Rose, le songe ou la vision se trouvent à l’origine de l’acte d’écriture. Les deux pèlerinages allégoriques dont Christine fait le récit ne se présentent pas tout à fait sous la même forme pour ce qui est du songecadre. Dans le cas de L’Advision Cristine, le passage de l’état de veille à celui du rêve, ou plutôt l’entrée dans la vision, se produit très brutalement dès les premières phrases, et la fin est tout aussi rapide. Au contraire, dans Le Chemin de long Estude, Christine s’étend très longuement sur le passage progressif de l’état de veille au sommeil, même si le réveil intervient brutalement à la fin sous l’effet d’une intrusion de la réalité:la mère de Christine qui s’étonne que sa fille reste au lit tardivement. Les deux fois, l’entrée dans le songe est une sorte d’élévation de l’esprit, une manière de se détourner des réalités les plus prosaïques, sans pour autant que le pèlerinage en question ait grand-chose d’onirique. Rien, ou presque rien, ne rappelle l’expérience psychologique
qu’on peut avoir du rêve, de ses libres associations, de son inquiétante étrangeté. Christine se représente souvent comme une personne fati-
guée par l’étude, à la fin d’une journée de travail, mais le rêve ne lui apporte pas véritablement un délassement, il est plutôt le prolongement éthéré d’une expérience intellectuelle.
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Quelques lignes après le début de L'Advision Cristine, la formule d'ouverture «m'était avis», en deux occurrences très rapprochées, signale le passage dans un domaine irréel, disons plutôt un domaine distinct de la réalité, où l’esprit est en somme libéré du corps: Avis m’estoit que mon esperit laissoit son corps, et par exemple, tout ainsi que maintes fois en songe, m’a samblé que mon corps en l’air volast; m’estoit adont avis que par le soufflement de divers vens mon esperit translatez estoit en une contree tenebreuse en laquelle terminoit un val flotant sur diverses eaues. (AC, I, 1, p. 12)
En faisant allusion, juste avant, au songe de Scipion et à ceux de Nabuchodonosor et de Joseph, Christine entend bien rattacher son récit à la tradition des rêves prophétiques : Et comme tost aprés, mes sens liez par la pesanteur de somme, me survenist merveilleuse advision en signe d’estrange presage, tout ne soie mie Nabugodonozor, Scipion ne Joseph, ne sont point veez les secrez du Tres Hault aux bien simples. (AC, I, 1, pp. 11-12)
Le renvoi à Scipion ne peut manquer de rappeler la mention de Macrobe, au début du Roman de la Rose, commentateur bas-latin par
lequel les auteurs médiévaux connaissent le songe de Scipion, c’est-àdire la conclusion que Cicéron avait donnée à son De Republica”\. À cette justification païenne de l’emploi des fables, Christine ajoute celle de !’ Ancien Testament, mais la fonction est la même: elle est de souligner la valeur de vérité de la fiction. Palliatif à la prétendue «simplicité» de Christine («ne sont point veez [=refusés] les secrez du Tres Hault aux bien simples»), cette précaution n’est que le prélude à une initiation, une découverte progressive des vérités supérieures. Pratiquement aucun indice ne rappelle ensuite, dans le cours du récit, qu’il s’agit d’une vision. Tout au plus l’évocation des rêves prophétiques donne-telle l’occasion à Christine, à la fin de la première partie concernant l’histoire de la France, de mentionner à nouveau le nom de Nabuchodonosor. Elle prédit la punition des vices, et cite à ce propos les prophéties de Daniel, elle emploie précisément le terme de «vision » ou d’«advision»: «l’advision que vid jadis l’orgueilleux roy Nabugodonozor »*°. Certes, elle mentionne d’autres prophéties que celles qui concernent Nabuchodonosor, notamment celle de Zacharie, mais elle n’insiste sur
* Cf. à ce sujet Jean Batany, Approches du Roman de la Rose, Paris :Bordas, 1973, pp. 49-S1 («Le Songe»).
* L'Advision Cristine, op. cit., I, 17, p. 32.
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aucune autre à ce point. Son nom apparaît en trois occurrences#. L’espèce de répétition obsédante de ce nom propre, et le mot «vision» ou «avision », font écho à l’incipit de l’ouvrage, au moment stratégique où Christine quitte la Dame couronnée et s’apprête à rencontrer Dame Opinion. Si nous nous reportons à présent à la fin de l’ouvrage, nous nous apercevons que Christine achève sa vision assez brutalement, mais surtout elle ne la présente plus seulement comme une apparition qui se serait imposée à elle de l’extérieur, et qu’elle transcrirait telle quelle. Par opposition à l'attitude quelque peu passive qui était la sienne dans le Dit de la Rose, Christine assume à présent l’organisation de l’œuvre. Le songe est un matériau qu’elle a élaboré elle-même, et dont elle a tiré le sens: Ainsi me depars de mon advision, laquelle je ay partie si comme en trois differences de trois pierres precieuses en leurs proprietez. (AC, III, 27,
p. 142) Vient ensuite une comparaison
brève, mais très dense, des trois
parties de l’ouvrage à trois sortes de pierres: le diamant, le camée et le rubis. Les caractéristiques associées à chacune des pierres suggèrent trois niveaux de lecture: La premiere est en forme de dyamant, lequel est dur et poingnant; et tout soit il cler hors œuvre, quant il est relié et mis en l’or, il semble estre obscur et brun; et toutefois ne remeut sa vertu, qui est moult grant. La
seconde est le kamayeu en qui plusieurs visaiges et figures diverses sont empraintes, et est son siege brun et l’emprainte blanche. La tierce au rubis precieux, cler et resplandissant et sans nue obscure, qui a proprieté de tant plus plaire comme plus on le regarde. (AC, IL, 27, p. 142)
Le premier niveau, qui semble clair quand on le considère indépendamment du reste, mais qui est plus obscur quand on le replace dans son contexte, comme un diamant brille moins sur une monture en or, cor-
respond à ce que nous appellerions le sens littéral. I] renvoie à la première partie du livre, c’est-à-dire la partie historique. Le second niveau est une strate intermédiaire, à «plusieurs visages », qui possède un fond #3 Jbid., p. 32, rêve de l’arbre coupé et renversé qui prophétise l’humiliation des puissants ici-bas;p. 42 (I, 24), Nabuchodonosor se flattant lui-même de la beauté de son
palais entend une voix du ciel lui annoncer qu’il sera transformé en bœuf; p. 45 (I, 26), un épisode n’ayant plus rien à voir avec les prophéties :Nabuchodonosor, au lieu d’être
puni par Dieu de son orgueil, est au contraire l’instrument d’un châtiment divin infligé à un autre roi: Sédécias.
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brun, semblable à la couleur du diamant («mis en l’or il semble estre obscur et brun»), et une surface blanche, proche de l’éclat du rubis
(«cler et resplandissant»). Il s’agit de l'interprétation morale et intellectuelle des faits. Cela coïncide avec le développement autobiographique de l’œuvre: rencontre de Dame Opinion et rappel par Christine de son goût pour l’étude, de cette phase de son existence qui lui a précisément permis de se détacher du prosaïsme et de l’infortune. Le troisième niveau permet l’accès au sens figuré, il suppose une ascèse: «a proprieté de tant plus plaire comme plus on le regarde». Manière de conférer au texte un surplus de sens, d’inciter à un décryptage de sa senefiance sur le modèle prestigieux de l’exégèse*. Cela correspond à la dernière partie du pèlerinage, à la rencontre de Christine avec Dame Philosophie. Cette dernière étape est écrite sur le modèle de la Consolation de Philosophie de Boèce, dont elle modifie certaines données et à laquelle elle ajoute l’autorité des Pères de l'Eglise, sous forme de cita-
tions des «saints docteurs »”. Cette subdivision très concertée montre comment Christine triomphe du chaos du songe, ou du chaos originel®. Ce cadre de convention est censé attester la vérité du discours, l’élever au rang des songes bibliques, grâce aux références à Nabuchodonosor. Mais 1l ne sert en définitive que de prétexte, aux deux sens qu’on peut donner au terme : sorte d’alibi et de préalable au texte. Il prélude à une interprétation du monde où s’entrelacent histoire collective et histoire personnelle. L’entrelacs de la méditation personnelle et de préoccupations qui dépassent le cas individuel de la narratrice-rêveuse se trouve souligné d’une manière bien plus flagrante et progressive dans le Chemin de long Estude. Tout au début de l’ouvrage, Christine commence par se lamenter sur sa destinée et sur la perte de son époux. Elle présente ensuite la lecture comme une source de consolation, et tout particulièrement la * Christine suggère un rapprochement avec les textes sacrés, d’une façon bien plus explicite que Guillaume de Lorris, si l’on compare avec l'analyse d’Armand Strubel, «Ecriture du songe et mise en œuvre de la “senefiance” dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris», Etudes sur le Roman de la Rose, textes recueillis par Jean Dufournet, Paris: Champion, 1984, pp. 145-179. % Cf, au sujet des emprunts à Boèce et des transformations opérées par Christine sur le texte-source: Glynnis M. Cropp, « Boèce et Christine de Pizan», Le Moyen Age, 3-4, 1981, pp. 387-417; Joël Blanchard, « Artéfact littéraire et problématisation morale
au XV: siècle», Le Moyen Français, 17, 1985, pp. 7-47. * Rappelons que la première allégorie que Christine rencontre, aussitôt endormie, est celle du chaos: «En son front bien portrait avoit l’emprainte de.V. lettres, c’est assavoir “C.h.a.0.z.”, qui son nom figuroient »(L'Advision Cristine, op. cit., I, 1, p. 12).
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lecture de Boèce. Ce n’est qu’au vers 305 qu’elle s’accorde le repos qui devrait lui apporter le sommeil : Car ja estoit mi nuit passee. Et en assez lie pensee Je me couchay; il fu saisons; Et quant j’o0z dit mes oroisons Et je me cuiday endormir, Je n’oz garde de me dormir, Car en un grant penser chaÿ. (LÉ, vv. 305-311)
Au lieu de cela, Christine s’engage dans une méditation éveillée sur les malheurs du temps. Le monde lui apparaît comme un espace de conflits permanents. Ce n’est que 150 vers plus loin qu’arrive le sommeil désiré et que se produit l’entrée dans le songe: Ainsi pensant je m’endormi, Mais je n’0Z pas gueres dormi Que j’oz estrange vision; Ce ne fu pas illusion,
Ains fu demonstrance certaine De chose tres vraye et certaine. (LÉ, vv. 451-456)
Le topos du songe comme illumination et avènement d’une vérité est actualisé avec insistance sans allusion à des modèles de songes bibliques, mais la figure féminine qui ne tarde pas à apparaître à Christine est elle-même prophétesse. Avant même de se nommer, elle annonce à Christine sa future gloire de femme de lettres: Fille, Dieux te vueille tenir
En paix d’ame et de conscience Et en l’amour qu’as a science Ou ta condicion t’encline; Et ains que vie te decline, En ce t’iras tant deduisant Que ton nom sera reluisant
Aprés toy par longue memoire. (LÉ, vv. 490-497).
Elle se présente ensuite comme la Sibylle de Cumes, répondant aussi au nom d’Almathée, et elle explique par le récit de l’amour que lui
portait Phébus les circonstances dans lesquelles elle a acquis le pouvoir de connaître l’avenir. Ce qui frappe avant tout, plus encore que dans L’Advision Cristine où l’état de veille qui précède le songe n’est guère évoqué, c’est la continuité dans laquelle s’inscrit le rêve. Aucune plongée dans les
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profondeurs de l'inconscient. Le chemin dans lequel Almathée entraîne Christine est, là encore, une élévation de l’esprit. Élévation progressive sur le modèle de la Divine Comédie de Dante, auquel Christine emprunte l’expression «longue étude » pour s’en servir de titre”. L’ascension de la poétesse vers le ciel se fait au moyen de «l’échelle de Spéculation», fabriquée dans une matière presque invisible et sans poids. Parvenue au firmament, Christine a la joie de contempler les astres et d’entendre la musique des sphères, mais elle ne fait qu’un bref passage dans ce domaine réservé à de plus subtils et plus savants qu’elle. Il lui faut redescendre dans le ciel précédent, l’Ether, un étage plus bas si l’on peut dire, où se situera la rencontre essentielle de l’ouvrage. À partir du vers 2257, Christine s’efface et devient témoin d’un débat. Elle découvre les quatre reines qui gouvernent le monde: Noblesse, Chevalerie, Richesse et Sagesse. Devant elles vient se plaindre la Terre, affligée de voir ses enfants, les hommes, s’entredéchirer et se haïr. Le débat prend la forme d’un procès, présidé par Raison, la question posée est la suivante: qui faudrait-il désigner pour être le roi du monde? L’arrière-pensée de la Terre est que si l’on reconnaissait la suprématie de l’homme le plus noble, ou du plus vaillant, ou du plus riche, ou du plus sage, et si on lui confiait le gouvernement des
* Au début de L'Enfer (chant I, vers 82-84), Dante identifie Virgile, qui lui servira de guide, et lui dit: O lumiere et honneur de tous les poètes, que m'’aident la longue étude et le grand amour qui m'ont fait chercher ton ouvrage.
(Dante, L'Enfer, texte original-traduction de Jacqueline Risset. Paris, Flammarion, 1985). C’est nous qui soulignons. Christine cite elle-même ces vers et rapproche son expérience de celle de son modèle : Lors que Virgile s’aparu A lui dont il fu secouru, Adont lui dist par grant estude Ce mot: “Vaille moy lonc estude Qui m'a fait cercher tes volumes Par qui ensemble accointance eumes”. Or congnois a celle parole Qui ne fu nice ne frivole Que le vaillant poete Dant, Qui a lonc estude ot la dent,*
Estoit en ce chemin entrez, Quant Virgile y fu encontrez. (LÉ, vv. 1133-1144) * avoir la dent= être âpre à.
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autres hommes, on mettrait fin aux guerres qui divisent continuellement l'humanité. Chacune des quatre reines prêche naturellement pour sa chapelle et cite à l’appui de son discours ce que les auteurs disent en sa faveur. Cette bataille à coups d’arguments d’autorité occupe finalement plus des deux tiers du poème, elle est l’occasion pour Christine d’accumuler une très grande quantité de citations parmi lesquelles reviennent souvent Boèce, Valère Maxime, Sénèque, Suétone, saint Augustin, et
bien d’autres encore. Mais ces longs plaidoyers, en raison même de leur longueur, ne permettent pas à Raison de trancher. Nous nous trouvons en définitive dans une situation comparable à celle des dits poétiques de Christine en forme de jugement, malgré la thématique différente. La solution adoptée présente aussi des similitudes avec l’espèce d’inachèvement du Dit de Poissy, du Débat de deux amans ou du Livre des Trois Jugemens: on ne départagera pas les quatre reines, pas plus qu’on ne tranchait les débats amoureux. Mais, sur la proposition d’ Avis, on s’en référera à une instance extradiégétique, un peu comme dans les Jeux-partis là encore, quoiqu'il ne s’agisse plus de casuistique amoureuse. En l’occurrence, ce sont les princes français qui paraissent dignes de juger le litige (vv. 6257-6265); décision qui clôt le procès et fait écho, à l’échelle de l’œuvre, au prologue-dédicace par lequel Christine recommande son «petit dit» (v. 12) à Charles VI. Pour revenir à la fonction remplie par le songe dans cette œuvre, nous conclurons en disant qu’elle est double. La première fonction est presque banale, elle est celle de tous les rêves littéraires médiévaux depuis le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris : ils jouent le rôle de transition, de passage dans le monde de l’allégorie. C’est le cas dans les deux récits que nous avons envisagés jusqu’à présent. La fonction de transition se trouve cependant particulièrement soulignée 1c1 par le lent endormissement de Christine et la continuité thématique qui sert de fil directeur à l’ensemble du texte, sorte de lamentation sur les malheurs du temps, guerres, famines, épidémies. Un seul exemple, lexical, pourrait suffire à le démontrer: le retour du mot «pestilence » pour désigner les infortunes de l’humanité. Almathée s’en sert, lorsqu’elle apparaît à Christine, pour nommer le sujet de préoccupation qui agitait la poétesse avant qu’elle ne s’endorme, elle assure de cette manière le lien entre l’état de veille et le rêve: Si sçay comment, n’a pas gramment, Tu fus en grant pensement, Ou te sembloit et t’iert avis Qu'en ce monde divers et vilz N'a se pestillence et mal non. (LE, vv. 643-647)
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Au cours du pèlerinage qui élève Christine vers le ciel, la prise de distance par rapport à la terre permet à Christine d’avoir une vue d’ensemble des maux de l’humanité, l’énumération s'achève par le retour du même mot: Villes destruites et peries, Troublements de terre et grans vens, Gouvernement de non savans, Traÿsons laides et couvertes De princes, ruïnes appertes, Fouldres, tempestes domageables,
Pestillences inoppinables. (LÉ, vv. 2156-2162)
Enfin, lorsque Raison prend la parole pour ouvrir le débat entre les quatre «estats», elle présente la guérison de tous ces maux comme l’enjeu final des discussions: Vueillez consentir orendroit Qu'’estre curee selon droit Puist la playe contagieuse, Qui court si pestillencieuse Que les hommes tous envenime. (LÉ, vv. 2847-2851 }®
Cette cohérence de l’œuvre permet de rattacher les préoccupations politiques et la discussion sur les estats du monde qui sont au cœur du Chemin de long Estude au cas particulier de Christine, à sa méditation personnelle du départ. La deuxième fonction du songe est de mettre en récit la vocation littéraire de Christine. La fin du Chemin de long Estude nous ramène à une situation très proche de celle que nous avons observée dans le Dit de la Rose, il s’agit en quelque sorte d’une nouvelle investiture. C’est là que le patronage d’Almathée prend tout son sens. La Sibylle de Cumes prend l'initiative de présenter Christine à Raison, elle se porte garant de sa protégée et obtient de la faire désigner comme messagère. Christine apparaît alors comme la fidèle secrétaire des débats qu’elle a entendus. L'aspect initiatique de tout le pèlerinage par lequel commence le Chemin de long Estude se trouve validé par les paroles de
Raison:
# Ces occurrences ne sont pas sans rappeler le titre d’une autre œuvre, elle aussi en forme de rêve, et où s’engage aussi une discussion sur les «estats du monde »: Le Songe de Pestilence de Henri de Ferrières (dernier tiers du XIV: siècle), t. 2 des Livres du roy
Modus et de la royne Ratio, G. Tilander éd., Paris: S.A.TEF, 1931.
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Aprés me dist: “ Cristine, chere Amie, qui science as chiere, Tu rapporteras noz debas Sicom les a oÿs, la bas Au monde aux grans princes françois”. (LÉ, vv. 6329-6333)
Cette habilitation par le rêve, si elle rappelle celle du Dit de la Rose, s’en distingue aussi par la modélisation mythologique: la présence constante de la Sibylle de Cumes, qui sert de guide à Christine, est l’opérateur essentiel d’un changement d'identité. Malgré l’apparente modestie de Christine, qui feint de s’en remettre aux «princes français » pour la décision finale, son attitude n’est pas non plus tout à fait semblable à celle qu’elle adoptait dans les jugements poétiques. Dans le Dit de Poissy, comme dans les autres débats amoureux du même genre, elle
était simple témoin d’une discussion «mondaine », tandis que dans le Chemin de long Estude elle s’est trouvée en contact avec le monde des idées. Dans le premier cas, il n’est pas interdit de penser qu’elle se désintéresse de la réponse qu’on apportera à la question posée. Dans le second, elle transmet les données du problème à ceux qui ont été jugés dignes de le résoudre, mais elle ne s’acquitte pas de cette mission sans un pessimisme voilé, nous semble-t-il. S1 le jugement de Pâris était à l’arrière-plan du Dit de la Rose, il se trouve convoqué tout à fait explicitement à la fin du Chemin de long Estude. Replaçons l’emploi de cet épisode dans son contexte: 1l sert d’exemple à un vieux sage qui intervient tout à la fin de l’œuvre et que Christine nomme Avis. Face à l’impossibilité de départager Noblesse, Chevalerie, Richesse et Sagesse, Avis invoque un cas analogue: la dispute semée par Discorde entre Vénus, Junon et Pallas. Il rappelle que le conflit n’avait été réglé que par le choix formulé par Pâris. C’est sur la suggestion d’Avis, et sur le modèle mythologique du jugement de Pâris (vv. 6155-6198), que Raison consent à confier le problème aux princes français. Certes, Christine n’apparaît qu’en tant qu’intermédiaire, et ça n’est pas à elle qu’on demande de décider en faveur de tel ou tel «estat ». En lui reconnaissant une compétence d’écrivain, Raison
incite toutefois à tenir Christine pour responsable de l’organisation de l’œuvre et à lui attribuer le surplus de sens qu’on pourrait tirer du récit mythologique. Le choix proposé entre quatre «estats » est bien l’indice d’une transformation: ce n’est plus la triade Vénus-Junon-Pallas qui se présente aux suffrages des hommes. Vénus, élue par Pâris avec toutes les conséquences fâcheuses que l’on connaît, semble écartée par Christine. Conformément à une tradition qu’on rencontre dans l’Ovide moralisé, Junon et Pallas sont chargées chacune de deux présents: Noblesse
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et Richesse pour la première, Sagesse et Chevalerie pour la seconde“. Sans donner nettement la préférence à aucune de ces catégories, Christine rêve dans le Chemin de long Estude un déroulement pacifique de
l'Histoire qui corrigerait le scénario du jugement de Pâris*. Peut-être Christine a-t-elle voulu laisser percevoir l’aspect utopique d’une concorde entre les estats en laissant à la fin de son ouvrage le jugement en suspens. Quitter le cinquième ciel, l’Ether, monde des Idées, pour le monde terrestre soumis aux aléas historiques et politiques n’est peut-être pas la façon la plus sûre de résoudre les problèmes posés dans le Chemin de long Estude. Le décalage entre l’univers céleste auquel Christine a accédé pendant le temps du rêve et l’univers terrestre, pour ne pas dire terre à terre, dans lequel elle est obligée de revenir se trouve d’ailleurs indiqué ironiquement par un autre moyen encore: l’intervention de la mère de Christine, qui la réveille et met un terme au récit. Cette incarnation du principe de réalité reste totalement étrangère à l’ascension de Christine; gravir les degrés de «l’échelle de Spéculation » est une tâche qu’elle ne peut pas comprendre. Du dehors, elle perçoit le sommeil de sa fille comme un risque de céder au vice de
paresse: [...] Mais toutevoye De remercier en la voye Ne finoie dame Sebile,
Qui plaisirs m’ot fait plus de mile. Ja estoye bas desjuchee Ce me sembloit, quant fus huchee
De la mere qui me porta, Qu’a l’uys de ma chambre hurta, Qui de tant gesir s’esmerveille, Car tart estoit, et je m’esveille. (LÉ, vv. 6389-6398)
® Cf. Ovide moralisé, op. cit., livre XI, tome 4. Promesses de Junon aux vv. 18531906, pp. 162-163, puis discours de dépit aux vv. 2133-2162 pp. 169-170. Junon laisse entendre que Pâris a dédaigné ses propositions parce qu’il se croyait déjà assez bien pourvu en richesse et en noblesse (rime des vv. 2156-2157) et elle lui promet de le châtier en le privant précisément de cet héritage.
* Ibid., promesses de Pallas aux vv. 1909-1998, pp. 163-165, et discours de dépit aux Vv. 2165-2188, p. 170. Les dons de Pallas sont constamment présentés par deux: «force et savoir » (v. 1987; v. 1990; v. 1997; v. 2169 ...). La Sagesse est associée à une sorte de prouesse ou de prudence, vertus essentielles de la Chevalerie, dans un sens assez nettement militaire, il est vrai. * Cf. Margaret J. Ehrhart, «Christine de Pizan and the Judgment of Pâris: A Court Poet's Use of Mythographic Tradition », The Mythographic Art. Classical Fable and the Rise of the Vernacular in Early France and England, Jane Chance éd., Gainesville: University of Florida Press, 1990, pp. 125-156.
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Au total, le songe est, certes, un signal annonciateur de l’entrée en allégorie, et aussi un moyen de mettre en récit là consécration de Christine comme auteur de traités, sachant utiliser les principes d’autorité et mettre en comparaison différentes entités abstraites. Mais en même temps s’affirment, discrètement d’abord, sa propre autorité d’écrivain, son raffinement personnel sur la voie de longue étude, et son maniement de plus en plus subtil de la mythologie. L'emploi du songe dans les œuvres que nous venons d’étudier ne nous renseigne pas seulement sur la structure des textes ou sur la façon dont Christine leur donne une senefiance. Stéphane Gompertz, en se focalisant plus particulièrement sur les voyages allégoriques du Chemin de long Estude et du Livre de la Mutacion de Fortune”, en arrivait à une
conclusion du même ordre sur la place du je dans ces textes: Nous touchons sans doute là à une des différences fondamentales qui séparent le voyage allégorique chez Christine de Pisan de tous ceux qui ont été composés avant elle: le je du voyageur n’est pas un pur actant, un simple présentateur de l’action et de la vision symboliques, il représente réellement l’auteur du texte. Présence étouffée, nous l’avons dit;
mais l’effacement de la narration devant le discours ou le récit second ne signifie pas seulement que le texte change de fonction; il donne au message transmis sa véritable portée: derrière la lettre et le sens apparaît peut-être à un troisième niveau la sentence que constitue l’aventure personnelle profonde.
Il poursuit avec une remarque qui s’applique assurément au Livre de la Mutacion de Fortune, que nous allons à présent envisager, mais qui pourrait tout aussi bien concerner L’Advision Cristine, malheureusement exclue par Stéphane Gompertz de son corpus: Même si le voyage est gommé dans cette opération [= la subordination de la fiction narrative à un enseignement de portée générale], celle-ci exprime exactement la nature de l’initiation que le voyage sert à susciter: initiation au dépassement, à l’oubli de soi dans l’exaltante humilité de la connaissance.
2.3. Songes et métamorphoses
Les deux œuvres que nous abordons maintenant ne se présentent pas sous la forme de pèlerinages, du moins le voyage allégorique et le songe #2 Stéphane Gompertz, «Le voyage allégorique chez Christine de Pisan», Voyage, quête, pèlerinage dans la littérature et la civilisation médiévales, colloque du CUER MA, Aix-en-Provence, 5-7 mars 1976, Aix, Paris, 1976, pp. 195-208.
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n’y occupent-ils pas la même place que dans les textes que nous quittons. Nous nous arrêterons d’abord au prologue du Livre de la Mutacion de Fortune, portion autobiographique de l’ouvrage, dans laquelle Christine raconte comment elle devint écrivain. Cette conversion est rapportée sur un mode allégorique, mais aussi avec le secours de modèles mythologiques. Des fables ovidiennes servent de caution à la métamorphose de Christine: devenir un écrivain, c’est aussi devenir un homme, du moins quand il s’agit de compiler pareille somme d’histoire universelle. Le songe ne servira plus ici de cadre à l’ensemble de l’ouvrage. Il ne sera qu’un épisode ponctuel, mais d’une importance cruciale: c’est au cours de son sommeil que Christine se métamorphose. Dans La Cité des Dames, Christine renoue avec la modalité de la vision. La subdivision tripartite de l’œuvre, et le choix de la prose, la rapprochent formellement de L’Advision Cristine; aussi bien les deux textes sont-ils écrits à très peu d'intervalle l’un de l’autre. Mais nous envisagerons surtout le rôle du songe du point de vue des progrès qu’il fait faire à Christine sur le plan de son identité d’auteur. Prendre la défense des femmes fait changer Christine de position et rend caduque la métamorphose en homme. L'histoire de l’humanité est assumée par Christine à la première personne, et elle est précédée, dans la première partie, d’un récit personnel de sa propre existence. Outre la forme versifiée (octosyllabes à rimes plates), cette partie du Livre de la Mutacion de Fortune présente des points communs avec le mode d’écriture des dits, tout particulièrement grâce à la présence de récits mythologiques. La fonction de cette première partie du livre, assez étendue puisqu'elle compte plus de 1500 vers, est éclairée par Christine dès l’incipit, il s’agit de légitimer l’entreprise qu’elle se propose. Dans une seule interminable phrase de dix sept vers, le problème posé par les «mutacions de Fortune » se trouve d'emblée envisagé: Comment sera ce possible A moy simple et pou sensible De proprement exprimer Ce qu’on ne peut extimer [...] Tant sont les diversitez Grandes des adversitez [...] Que l’influence müable De Fortune decevable Fait, par la refleccion, De sa grant repleccion, Qui droite abisme est, sans faille. (MF, vv. 1-4; 9-10; 13-17)
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Christine entame ensuite un récit destiné à expliquer comment elle a acquis sa compétence d’écrivain. Fortune, figure essentielle de l’ouvrage, origine unique de tous les événements historiques qui seront ensuite rapportés, est aussi la cause première de la vocation de Christine. C’est elle qui l’a contrainte à rendre son «sens» plus «soubtil» (v. 39) par le jeu de plusieurs circonstances. Première série de circonstances: la généalogie de Christine la prédisposait à l’activité intellectuelle. Ici, comme dans L'Advision Cristine, est rappelé le rôle éminent de son père, savant astrologue, qui ne lui a cependant légué qu’une faible partie de son savoir, puisque l'instruction était réservée aux hommes. À ces éléments réels de sa biographie sont ajoutées des données «allégorisées ». Christine présente sa mère sous les traits de Nature, qui l’aurait pourvue de quatre vertus favorables à l’étude: Discretion, c’est-à-dire éloquence et sagesse; Considération,
forme de renommée: Retentive, ou mémoire des sensations et des pensées que l’on conçoit par soi-même; Mémoire, faculté réservée à l'enregistrement de ce qu’on entend et de ce qu’on lit”. Deuxième enchaînement de circonstances, plus fâcheux celui-ci: le prompt veuvage de Christine. Mariage et veuvage sont racontés sous la forme d’un voyage allégorique. La première phase consiste en un séjour à la cité d’'Hyménée; la seconde est rapportée sous la forme d’un accident au cours d’un voyage en mer. Le mari de Christine, «patron de la nef», est emporté par une vague et englouti*. De la conjonction de ces divers éléments découle la métamorphose de Christine. Les «mutacions de Fortune » commencent par la «mutacion» de Christine, ou pour mieux dire par sa «transmutation». Avoir
été le jouet d’une transformation l’autorisera ensuite à traiter de l’Histoire en général, son expérience sera comme une garantie, ce qui nous assurera de la fiabilité du livre tout entier. Par diverse formules, Christine entretient l’attente de son lecteur et diffère le récit de sa métamorphose. Elle l’annonce une première fois: Or vueil compter une aventure, Qui semblera, par avanture,
4 La distinction entre une mémoire dévolue aux connaissances de première main (Retentive), et une autre réservée au savoir de seconde main (Mémoire) n’est pas sans
intérêt à propos de la composition de l’œuvre elle-même, qui mélange expérience vécue et exemples littéraires. Ce serait un des éléments à verser au dossier de la récriture mythologique chez Christine.
# Récit imagé à comparer au récit réaliste de L'Advision Cristine, dans lequel les circonstances de décès d’Etienne du Castel sont rapportées autrement: hastive epidimie ». Op. cit., IE, 6, p. 100.
«surpris de
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«DIRE PAR FICTION » À plusieurs impossible a croire; Mais, quoyqu’aucuns veulent mescroire, Si est ce verité prouvee, Evident et toute esprouvee,
Et a moy proprement avint. (MF, vv. 51-57)
Puis, elle précise la nature de la transformation qu’elle a subie: Mais pour mieulx donner a entendre La fin du procés ou vueil tendre, Vous diray qui je suis, qui parle, Qui de femelle devins masle. (MF, vv. 139-142)
Nous voilà avertis que Christine s’est métamorphosée en homme, mais c’est une fausse annonce. C’est à ce moment du récit que se situe la longue parenthèse par laquelle Christine récapitule les dons que lui ont légués son père et sa mère-Nature. Troisième annonce, après quelques digressions sur le mariage et l’époux, on pourrait croire qu’on touche au but: Or est il temps que je raconte L’estrange cas, le divers compte,
Si comme au premier je promis De cestui livre, ou mon nom mis,
Comment de femme homme devins. (MF, vv. 1025-1029)
Un dernier jalon sera pourtant encore posé: Mais 1l couvient que vous raconte La moye transmutacion, Qui, par la visitacion
De Fortune, fut remuee, De femme en homme tresmuee. (MF, vv. 1160-1164)
Ce n’est qu’à partir du vers 1325 qu'est vraiment détaillée la métamorphose. Fortune apparaît en songe à Christine, touche chaque partie de son corps, et la jeune femme prend conscience à son réveil qu’elle est devenue un homme, Christine est alors en mesure de prendre le commandement de la nef, à la place de son mari: Je m’esveillay et fu le cas Tel qu’incontinent et sanz doubte Transmuee me senti toute. Mes membres senti trop plus fors Qu’ainçois et cil grant desconfors Et le plour, ou adés estoie,
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Auques remis; si me tastoie Moy meismes com toute esbahie. Ne m'’ot pas Fortune enhaÿe Adont, qui si me tresmua. (MF, vv. 1334-1343)
Parmi les différentes parenthèses qu’ouvre Christine pour retarder le récit de sa transmutation, il en est une qui nous intéresse tout particulièrement, c’est l’énumération qu’elle fait de quelques métamorphoses ovidiennes. Il s’agit du passage compris entre les vers 1025 et 1158, dans lequel «aucun miracle que Ovide raconte »* cautionnent la véridicité de la métamorphose tout aussi extraordinaire qu’a vécue Christine. Bien plus que l’apparition en songe, ce sont ces récits mythologiques qui apportent à l’œuvre de Christine sa valeur de vérité. Chacun des trois exemples cités se rattache au contexte d’une manière ou d’une autre, dans une progression qui nous rapproche chaque fois du cas de l’auteur. Le premier récit est celui des compagnons d'Ulysse, transformés en porcs par Circé (vv. 1035-1059). Cet épisode présente un point commun avec l’étape de son histoire où Christine vient de s’arrêter. Elle vient de décrire son embarquement à bord d’une nef avec son mari, métaphore de leur commune destinée dans le mariage, et l’aventure d'Ulysse retenu par Circé s’inscrit dans un périple maritime. Le deuxième récit est celui de Tirésias (vv. 10601093), transformé en femme pendant sept ans, avant de retrouver son identité et son apparence masculines, exemple d’un changement de sexe symétrique de celui de Christine. Enfin, la troisième métamorphose est celle d’Iphis (vv. 1094-1218), nommée Yplis par Christine, transformée en garçon grâce à la prière adressée par sa mère à la déesse Vesta pour la sauver de la mort certaine à laquelle son père promettait l’enfant s’il était une fille. Ce dernier exemple, le plus proche de celui de Christine, quoique le contexte de la métamorphose soit bien différent, est aussi le plus développé (125 vers, contre 25 et 34). Il achève la transition entre le voyage allégorique, récit imagé du mariage et de sa fin malheureuse, et la métamorphose proprement dite, récit imagé du devenir de Christine. Nous sommes en présence d’un remploi des fables ovidiennes dans une perspective bien précise, qui fait adopter à Christine un ordre spéci-
fique et qui lui fait considérablement abréger les versions longues et
moralisées de sa source”. Un pas est franchi par rapport au Chemin de 4 Le Livre de la Mutacion de Fortune, op. cit., t. 1, p. 41 (titre de la rubrique). # La légende de Circé figure dans /’Ovide moralisé, présenté par Suzanne Solente comme source des exemples ovidiens, au livre XIV (vv. 2355-2562, pp. 70-75 du tome 5
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long Estude ou au Dit de la Rose. Les récits invoqués par Christine sont les auxiliaires du récit la concernant personnellement, ils méritent à bon droit le nom d’«allégations» dont Jacques Legrand baptise les exemples qu’il répertorie dans la poetrie de L’Archiloge Sophie. Le vocabulaire qu’utilise Christine coïncide d’ailleurs parfaitement avec la terminologie de Jacques Legrand. Elle dénomme à son tour « fiction » la métaphore par laquelle elle retrace son changement d’existence, associant à ce mot la capacité à transmettre une vérité: [...] Verité est ce que je dis;
Mais, je diray, par ficcion, Le fait de la mutacion Comment de femme devins homme. (MF, vv. 150-153)47
Le souci métalinguistique dont témoigne Christine au passage nous permet de rapprocher ses propos sur la fiction de ceux de Machaut et de Froissart. Quant aux nuances de vocabulaire, elles ne sont pas sans rappeler certains passages de L’Archiloge Sophie. Elle distingue nettement la fiction, le récit de sa mutation, de ce que l’on désigne du terme péjoratif de «fable »: Or est il temps que je raconte L’estrange cas[...]
Et si n’est mençonge, nefable [...] (MF, vv. 1025-26 et v. 1032) Or fus Je vrays homs, n’est pas fable [...] (MF, v. 1391)
Rien n’indique pourtant que Christine ait connu L’Archiloge Sophie. Lorsqu'elle passe en revue les différentes catégories du savoir dans la quatrième partie de son ouvrage, sa présentation de la rhétorique (vv. 7975-8058) est empruntée au Trésor de Brunetto Latini*. Elle recourt même, pour plusieurs parties du quadrivium, à un encyclopédiste plus ancien encore: Isidore de Séville. Plutôt que de supposer une dans l’édition citée de C. de Boer). Celle de Tirésias est au livre III (vv. 999-1106,
pp. 320-323 du tome 1), et celle d’Iphis au livre IX (vv. 2763-3112, pp. 288-296 du tome 3). L’abrègement s’exerce naturellement sur la relecture biblique, mais il est parfois pure et simple omission de tout un pan du récit. Dans le cas de Tirésias, Christine fait une pudique impasse sur la cause initiale de la métamorphose: la dispute qui oppose Jupiter et Junon sur la différence d'intensité entre le plaisir sexuel de l’homme et celui de la femme. La métamorphose de Tirésias lui permet de trancher le différend. ‘7 C’est nous qui soulignons, dans cette citation et les suivantes.
Suzanne Solente cite des extraits du Livre du Trésor et les place en regard des passages consacrés par Christine aux arts libéraux, pour montrer les emprunts flagrants à Brunetto Latini (Livre de la Mutacion de Fortune, op. cit., t. 1, pp. LI-LV).
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influence hypothétique de Jacques Legrand sur l’art de récrire les mythes, il semble plus plausible de rattacher cette pratique aux exemples que fournissaient à Christine les dits de ses prédécesseurs. L'idée des fictions «chamberières de sapience» était dans l’air du temps, elle est exploitée avec une belle adresse par Christine de Pizan dans la partie inaugurale du Livre de la Mutacion de Fortune. Si nous comparions le livre à un édifice, image que l’auteur elle-même utilisera à propos de La Cité des Dames, nous pourrions voir dans les mythes ovidiens placés au début le mur de soutènement de toute la construction. Les exemples de métamorphoses, fictions à valeur de vérité, sont les garanties de la métamorphose de Christine; et cette «mutation», vécue
pendant le sommeil, est à son tour l’assurance que Christine parlera de Fortune — donc de l’Histoire — en connaissance de cause. Pour le dire en sens inverse, la parole didactique de Christine trouve sa justification dans les mythes ovidiens de métamorphose placés au cœur de la première partie de son livre. Fiction et recherche de la vérité vont à nouveau être des composantes essentielles dans La Cité des Dames, mais leurs rapports sont l’objet d’un réexamen. Le problème de départ est le même que dans Le Livre de la Mutacion de Fortune, il s’agit pour Christine d’apporter une légitimité à son statut de femme écrivain. Christine ne repart cependant pas à chaque fois de zéro. On peut supposer, avec quelque raison, que sa réputation d'écrivain s’affirme au fil des années, œuvre après œuvre, et qu’elle obtient une certaine reconnaissance. Sa singularité de femme attire même l'attention du public, comme l’observe très bien Liliane Dulac:
[le personnage de Christine] devient le rôle central d’une scène imaginaire où s’enchaînent les interventions et les dialogues allégoriques [...]. L'existence même de cette figure de femme écrivain était un fait nouveau, qui intéressait*.
L'image de Christine à son étude est presque un passage obligé au début de chaque nouvelle œuvre, à la fois dans l’incipit du texte et dans les enluminures représentant l’auteur entourée de livres. Il en va ainsi dans ia première phrase de La Cité des Dames, cliché emblématique de Christine à son travail qui repose sur une réputation déjà bien établie: % Liliane Dulac, «La figure de l’écrivain dans quelques traités en prose de Christine de Pizan», Figures de l'écrivain au moyen âge, actes du colloque du Centre d'Etudes Médiévales de l’Université de Picardie, Amiens 18-20 mars 1988, publiés par les soins de D. Buschinger, Kümmerle Verlag: Gôppingen, 1991, pp. 113-123. [L'article porte sur Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, le Livre du Corps de Policie, et le Livre de la Paix].
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Selon la maniere que j’ay en usage et a quoy est disposé le excercice de ma vie, c’est assavoir en la frequentacion d’estude de lettres, un jour comme je feusse seant en ma cele, anvironnee de plusieurs volumes de diverses matieres [...] (CD, L, 1, p. 40)
Aussi ne faut-il pas nécessairement prendre au pied de la lettre l’espèce de crise d'identité par laquelle passe Christine au début de cet ouvrage. Pour résumer l’entrée en matière de La Cité des Dames, rappelons que l’impulsion initiale de l’écriture provient d’une lecture. Mais le livre qui tombe entre les mains de Christine, au lieu de lui apporter un réconfort, comme c'était le cas de Boèce au début du Chemin de long Estude, suscite en elle une réaction de doute, proche du désespoir. Il s’agit du livre de Matheolus: Le Livre de Lamentation”, satire antiféministe à succès du XIV° siècle. Plus que jamais, les lieux communs d’humilité se trouvent développés par Christine, réactivés par cette lecture et par d’autres réminiscences littéraires. Non plus humilité de convention, mais véritable syndrome d’indignité: Christine ne semble plus avoir aucune confiance en elle et se désespère d’être née femme: Helas ! Dieux, pourquoy ne me feis tu naistre au monde en masculin sexe, a celle fin que mes inclinacions feussent toutes a te mieulx servir
et que je ne errasse en riens et feusse de si grant perfeccion comme homme masle se dit estre ? (CD, I, 1, p. 44)
Prenons toutefois bien garde aux modalisateurs qui apportent quelques retouches au propos («de si grant perfeccion comme homme masle se dit estre»). Ironiquement, Christine laisse entrevoir le doute à l’intérieur du doute, et donc le possible retournement dans cette crise de conscience. La métamorphose en homme n’est plus de saison quand le sujet devient précisément l'identité féminine. C’est une apparition qui apporte le réconfort à Christine. Mais, contrairement aux cas évoqués jusqu’à présent, les figures allécoriques de Raison, Droiture et Justice ne se manifestent pas à l’auteur dans son sommeil. Il ne s’agit pas d’un songe mais d’une vision éveillée, même si les signes annonciateurs de ces apparitions ressemblent à s’y méprendre à ceux du songe: [...] soubdainement sus mon giron vi dessendre un ray de lumiere si comme se le souleil fust, et je, qui en lieu obscur estoie ou quel, a celle 9% Lamentations de Matheolus, traduction française par Jean Le Fèvre (vers 1380)
de l’ouvrage latin de Matthieu le Bigame. Edition moderne par A. G. Van Hamel, Paris: E. Bouillon, 1895 (Bibliothèque de l'Ecole des Hautes Etudes, série « Sciences historiques et philologiques », fasc. 96).
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heure, souleil royer ne peust, tressailli. Adoncques si comme se je fusse resveillee de somme. (CD, I, 2, p. 46)
Rappelons que dans les savantes nuances instaurées par Macrobe entre insomnium, visum, visio, oraculum et somnium, les auteurs médié-
vaux retiennent surtout la distinction vision/songe et qu’ils accordent volontiers une transparence plus grande à la vision. Tandis qu’une certaine obscurité entoure la vérité contenue dans le songe, aucune per-
plexité herméneutique ne découle de la vision”! Le rayon de lumière merveilleux qui précède la vision rappelle étrangement l’aura qui entoure Loyauté dans le rêve du Dit de la Rose, sorte de matrice, nous l’avons dit, des conversions et métamorphoses de Christine en songe. Cependant, il ne s’agit pas ici d’une révélation du type des rêves prophétiques, annonce du devenir d’un je qui rêve, anticipation sur ce qui n’est que virtuel. La vision éveillée de La Cité des Dames est au contraire le passage dans une vérité plus réelle que celle qui nous est habituellement accessible. C’est pour Christine un réveil par rapport à l’état de demi-conscience où la maintiennent les préjugés sociaux («Adoncques si comme se je fusse resveillee de somme»).
L’allégorie de Raison, qui n’est pas tout de suite nommée, est la première à consoler Christine. C’est une Raison souriante qui cherche à remédier à l’aveuglement de l’auteur; figure dédoublée de l’auteur souriant d’elle-même et opposant à sa propre affliction des arguments rationnels. Or, pour convaincre Christine de son erreur, pour lui faire
prendre conscience que l’infériorité féminine est un mensonge, Raison choisit un exemple qui ne peut manquer de rappeler le récit de métamorphose du Livre de la Mutacion de Fortune: Tu ressembles le fol, dont la truffe parle, qui en dormant au molin fu revestu de la robe d’une femme et au resveiller, pour ce que ceulx qui le moquoyent lui tesmoignoient que femme estoit, crut mieulx leurs faulx dis que la certaineté de son estre. (CD, I, 2, pp. 46-48)
Assurément, les différences qui séparent cet exemple de la métamorphose de Christine frappent autant que les analogies. Au lieu des points de comparaison nobles qu’étaient les cas d'Ulysse et Circé, de Tirésias et d’Iphis, le personnage dont il est question sort d’un tout autre registre: celui d’un conte à rire («le fol dont la fruffe parle »). Le modèle S! Cf. Christiane Marchello-Nizia, «La rhétorique des songes et le songe comme rhétorique
dans
la littérature française médiévale»,
7 Sogni nel Medioevo,
Gregory éd., Seminario Internazionale (Roma, 2-4 ottobre 1983), Roma: dell’ Ateneo, 1985, pp. 245-259.
Tullio
Edizione
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mythologique de la métamorphose est dégradé en anecdote de travestissement, située dans un cadre anti-courtois («dormant au molin»), occa-
sion d’une supercherie grossière («ceulx qui le moquoyent lui tesmoignoient que femme estoit»). Cet exemple n’invalide pas la mutation de Christine dans une phase antérieure de son parcours d’écrivain. Il jette néanmoins un regard oblique sur Le Livre de la Mutacion de Fortune, la composition des deux œuvres est assez proche dans le temps pour achever de nous en convaincre. Les paroles de Raison nous semblent exprimer un «repentir» de Christine, au sens que ce mot prend en peinture. Il ne s’agit pas d’un désaveu de ce que Christine a longuement explicité: la mutation en homme remplissait une fonction précise dans son contexte, mais elle était dictée par le sujet historique et elle répondait implicitement aux possibles objections des clercs. Dans La Cité des Dames, Christine s’émancipe doublement: elle s’affranchit des préjugés misogynes en assumant «la certaineté de son estre » et elle se libère du songe, cadre fictif à double tranchant, comme le lui explique Raison. L'exemple du meunier travesti dans son sommeil qui se prend pour une femme à son réveil est une sorte de mise en abîme par l’auteur de son choix narratif. La vision dont elle fait le récit dans La Cité des Dames n'appartient pas à la catégorie suspecte des rêves, elle n’est pas la transcription d’impressions vagues qu’elle aurait tirées du sommeil. À la fin de La Cité des Dames, plus rien n’indique d’ailleurs qu’il s’agissait d’une vision. La clôture du texte est essentiellement assurée par la reprise d’une métaphore: celle de la «cité » précisément. Christine s'adresse, dans l’avantdernière phrase de son ouvrage, aux autres femmes et les incite à poursuivre sa tâche, à perfectionner la citadelle: Et ainsi vous plaise, mes tres redoubtees, pour les vertus attraire et fuyr les vices, accroistre et multiplier nostre Cité, vous resjouyr et bien faire. (CD, I, 19, p. 502)
Une autre raison explique pourquoi les figures allégoriques ne «s’évanouissent » pas à la fin de La Cité des Dames. En réalité, la vision n’est pas terminée: Raison, Droiture et Justice vont relancer Christine pour qu’elle rédige, à la suite de cette œuvre, Le Livre des Trois Vertus ou Trésor de la Cité des Dames. I s’agit d’une sorte de manuel à l’usage des femmes, qui prétend leur enseigner des principes de bon comportement selon leur catégorie sociale. Quoique cet ouvrage ait été copié séparément, puis imprimé dès la fin du XV° siècle comme un texte autonome, son incipit le présente explicitement comme la suite de La Cité des Dames:
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Aprés ce que j'oz ediffiee a l’ayde et par le commandement des troys Dames de Vertu, c’est assavoir Rayson, Droicture et Justice, La Cité des
Dames par la fourme et maniere que ou contenu de la dicte cité est declairié, je, comme personne traveillie de si grant labour avoir accompli et mis sus, mes membres et mon corps lasséz pour cause du long et continue] exercite estant en oyseuse et querant repos, s’apparurent a moy de rechief, gaires ne tarderent, les susdictes troys glorieuses, en disant toutes trois parolles d’une meismes substance en telle maniere: Comment, fille d’estude, as tu ja remis et fichié en mue l’outil de ton entendement, et delaissié en secheresse encre, plume et le labour de ta main dextre [...] (TV, L 1, p. 7)
Ça n’est qu’au terme de cette œuvre que les allégories disparaissent, et les aveux réitérés de fatigue sont bien le signe d’un véritable travail de Christine: À tant se teurent les .111. dames, qui a coup se esvanoïrent, et je, Cristine, demouray, auques lassee pour la longue escripture, mais tres resjoye regardans la tres belle œuvre de leurs dignes leçons. (7V, p. 224)
Une telle insistance distingue bien l’ouvrage composé par Christine des rêves que procure le sommeil, et cela l’inscrit dans la lignée directe de La Cité des Dames, malgré toutes les différences qui séparent les deux livres sur d’autres plans”. Pour revenir à La Cité des Dames, l'intervention de Raison en tête de l’ouvrage place cette défense des femmes sous le signe de la clairvoyance. Plus que dans tout autre œuvre de Christine, l’approche studieuse d’un sujet et la lucidité sur soi-même se trouvent imbriqués inextricablement. Raison tient à la main un miroir, dont la vertu symbolique est de refléter la vérité toute nue, mais cet accessoire renverra aussi à Christine sa propre image: Et pour ce que je sers de demonstrer clerement et faire veoir en conscience et de faict a un chacun et chacune ses propres taches et def-
% On a souvent reproché à Christine son conservatisme dans Le Livre des Trois Vertus. Les préceptes qu’elle recommande aux femmes sont très peu novateurs, et Marie-Thérèse Lorcin ironise à juste titre: «si les héroïnes de La Cité des Dames avaient observé les avis de “Prudence Mondaine” qui inspire le second ouvrage, l’histoire n'aurait pas retenu leurs noms». Cf. Marie-Thérèse Lorcin, «Mère nature et le devoir social. La mère et l’enfant dans l’œuvre de Christine de Pizan», Revue Historique, 282, 1989, pp. 29-44. Le fossé qui sépare l’idéal de la pratique est aussi la cause d’un changement radical: aux récits mythologiques, historiques ou hagiographiques de La Cité des Dames, Christine substitue des exemples exclusivement empruntés à la vie quotidienne.
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faulx, me vois tu tenir en lieu de ceptre cestui resplandissant mirouer que je porte en ma main dextre. Si saches de vray qu’il n’est quelconques personne qui s’i mire, quelque la creature soit, qui clerement ne se congnoisce. (CD, EL, 3, p. 52)
La place centrale de Christine comme auteur se trouve affirmée avec plus d’autorité encore que dans le Chemin de long Estude ou dans Le Livre de la Mutacion de Fortune. Elle n’est plus la simple dépositaire d’un débat entre des instances idéales ou l’archiviste soumise d’une Histoire essentiellement masculine, mais elle est promue au rang de maître d'œuvre. L'apparition de Raison, Droiture et Justice est une aide dans la construction de la cité des Dames, parce que ces trois figures fournissent à Christine les matériaux de départ, et annoncent à Christine sa mission. Mais elles ne lui dictent pas son livre: Ainsi, belle fille, t’est donné la prerogative entre les femmes de faire et
bastir la Cité des Dames, pour laquelle fonder et parfaire tu prendras et puiseras en nous .iij. eaues vives comme en fontaines cleres, et te livrerons assez matiere plus forte et plus durable que nul marbre seellé a ciment ne pourroit estre. (CD, I, 4, p. 56)
Au contraire, une fois l’œuvre accomplie, les allécories s’effacent, et c’est le livre qui joue à l’égard de ses lectrices le rôle tenu par Raison à l’égard de Christine. Christine tend, à son tour, un miroir aux autres femmes : Car vous povez veoir que la matiere dont [la cité] est faicte est toute de vertu, voire si reluisant que toutes vous y povez mirer, et par especial es combles de ceste derreniere partie, et semblablement en ce qui vous peut toucher des autres. (CD, IT, 19, p. 498)
Substitution par laquelle Christine semble tout à fait guérie des doutes qui l’accablaient au début du texte. La Cité des Dames, présentée comme un miroir — dans les deux sens médiévaux du terme: surface réfléchissante, mais aussi somme didactique — laisse percevoir de la sorte son ambition de contredire Le Roman de la Rose, dont la partie due
* C’est nous qui soulignons. Les «combles » de la cité correspondent à la troisième partie, placée sous la tutelle de Justice et consacrée plus spécialement aux exemples de saintes chrétiennes. Il y est question, entre autres, de sainte Christine, nouvel effet de miroir sur lequel nous reviendrons.
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à Jean de Meun est désignée comme un «miroer aus amoureus », vers le
milieu de l’œuvre“.
Quelles que soient les nuances apportées par Christine au modèle du songe ou de la vision, d’une œuvre à une autre, un certain nombre de constantes demeurent. Depuis le songe initial du Dit de la Rose jusqu’aux visions plus nettement prises en charge et organisées par Christine, dans L’Advision Cristine et La Cité des Dames, en passant par le songe prophétique du Chemin de long Estude et la métamorphose nocturne du Livre de la Mutacion de Fortune, ce sont presque toujours les rapports de Christine avec la clergie qui sont en cause. La réponse qu’elle apporte au scepticisme des autres ou à son propre scepticisme — feint ou réel — sur ses compétences d’écrivain évolue et s’adapte aux sujets qu’elle aborde. Quitter le monde réel, celui de la veille, est un moyen pratique d’entrer en allégorie et de céder la parole à des instances apparemment distinctes du je de Christine. Celles-ci savent manier les arguments d’autorité, comme le prouvent Noblesse, Chevalerie, Richesse et Sagesse dans le Chemin de long Estude; elles munissent aussi Christine d'exemples littéraires ou historiques, comme le fait Raison au début de La Cité des Dames. Mais Raison prend soin de rappeler qu’il ne s’agit que d’une matière première, ensemble inorganique qui reste à transformer.
III. FICTIONS DE L’ÉCRITURE La fiction du songe est inextricablement liée aux fictions mythologiques, comme nous l’avons observé à travers plusieurs exemples: celui de Loyauté, figure antithétique de Discorde dans le Dit de la Rose; celui de la Sibylle de Cumes ou Almathée, «conduisaresse » de Christine sur le Chemin de long Estude; et ceux des mythes ovidiens dans Le Livre de la Mutacion de Fortune. Les récits mythologiques et historiques utilisés par Christine méritent plus encore que le cadre du songe d’être désignés comme des « fictions », au sens d’objets fabriqués, forgés ou retravaillés
dans une perspective bien précise. C’est d’ailleurs le terme que Christine utilise elle-même dans Le Livre de la Mutacion de Fortune, nous l’avons relevé, dans une acception très proche de celle que Jacques Legrand accorde à ce mot dans L’Archiloge Sophie. Elle emploie encore # Cf. Guillaume dé Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, Félix Lecoy éd. C’est le dieu d’amour qui parle: «[...] tretuit cil qui ont a vivre/ devroient apeler ce livre/ le Miroër aus Amoreus/ tant i verront de bien por eus [...]», op. cit., t. 2,
vv. 10619-10622, pp. 73-74.
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le mot de fiction, dans un sens un peu plus général, dans L’Advision Cristine. Il s’agit d’un passage autobiographique de l’œuvre dans lequel elle raconte son apprentissage intellectuel. Elle explique comment elle s’est mise à l'étude, poussée par des circonstances fâcheuses, mais aussi par un goût personnel pour la connaissance. Se comparant à l’enfant qui apprend son alphabet, Christine présente les lectures qu’elle a faites comme une progression allant du plus simple au plus compliqué. Elle dit qu’elle a commencé par la lecture des historiens, et qu’elle s’est ensuite intéressée aux poètes: Puis me pris aux livres des pouetes, et comme de plus en plus alast croissant le bien de ma congnoissance, adonc fus je aise quant j’0z trouvé le stille a moy naturel, me delictant en leurs soubtilles couvertures et belles matieres mucees soubz fictions delictables et morales, et le bel stille de leurs mettres et proses deduites par belle et polie rethorique aournee de soubtil langage et proverbes estranges; pour laquelle science de poesie Nature en moy resjouie me dist: “Fille, solace toy quant tu as attaint en effait le desir que je te donne [...[” (AC, IL, 10, p. 110)
Le mot fiction n’est pas ici strictement spécialisé dans le sens de «récit mythologique », mais il désigne cependant bien une sorte d'artifice, une création poétique, en vers ou en prose, susceptible de masquer un sens profond. Autrement dit, il s’agit d’un integumentum. Ces fictions ont néanmoins des points communs avec celles que définit Jacques Legrand: elles sont séduisantes («delictables [.….] aournee de soubtil langage et proverbes estranges») et profitables, porteuses d’une vérité ou d’un enseignement («morales »). Double caractérisation qui les apparente de près aux «allégations » mythologiques, bibliques ou historiques que recommandent les poéticiens de la fin du XIV° et du début du XV° siècle. Il est tout à fait remarquable que Christine mentionne ces «fictions delictables et morales » au moment où elle jette un regard en arrière sur l’époque de sa formation. Ses efforts d’autodidacte solitaire lui font mesurer le chemin parcouru, la subtilité acquise : plus s’aiguise son aptitude à comprendre les textes, plus elle prend conscience des libertés de création que se permettent les poètes, tout particulièrement dans le domaine des fictions, des récritures, et plus elle affirme sa propre liberté. L’engendrement et l'émancipation de l'écriture par la lecture se trouvent particulièrement bien décrits dans les lignes suivantes: Ne souffist pas atant a mon sentement et engin [= il ne lui suffit plus de comprendre de mieux en mieux les sentences qu’elle lit], ains voult
[Nature] que par l’engendrement d’estude et des choses veues nasquissent de moy nouvelles lectures. Adont me dist: “Prens les outilz et fier
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sur l’enclume la matiere que je te baïlleray si durable que fer: ne fu ne autre chose ne la pourra despecier; si forges choses delictables. Ou temps que tu portoies les enfans en ton ventre, grant douleur a l’enfanter sentoies. Or vueil que de toy naissent nouveaulx volumes, lesquelz les temps a venir et perpetuelment au monde presenteront ta memoire devant les princes [...]” (AC, IT, 10, p. 110)
Deux éléments nous frappent particulièrement dans ces injonctions de Nature à Christine, mise en récit fictive de ses premiers pas en littérature. D'abord, la prise de conscience très nette que le travail poétique est un artifice: le stéréotype de la forge et de l’enclume déploie le champ sémantique ouvert par le terme de fiction. « Frapper l’enclume », image éminemment masculine, est une injonction qui fait écho au discours de Genius, à sa « diffinitive sentence », dans Le Roman de la Rose. Le prêtre de Nature, qui a compétence pour tout ce qui relève de la génération et de la reproduction, unit dans un même faisceau métaphorique l’usage du stylet sur les tablettes, celui du marteau sur l’enclume et celui des socs de charrue dans la terre: équivoques filées entre les activités créatrices de l’homme et l’acte de procréation”. En second lieu, l’assimilation de la création littéraire à un enfantement est une adaptation par Christine, à son propre usage de femme, de la relation auteur-livre.
Sylvia Huot a indiqué, dans un article essentiel”, l'opposition sousjacente qu’on peut déceler entre l’image choisie par Christine et celle qu’on rencontre chez Jean de Meun ou, avant lui, chez Alain de Lille. Du point de vue masculin, la création littéraire est rapprochée de la procréation et l’acte de fécondation est indissociable du désir de possession sexuelle. Ajoutons que ce genre de métaphore n’est pas nouveau, des connotations sexuelles transparaissent déjà dans le prologue du Conte du Graal de Chrétien de Troyes: Ki petit semme petit quelt, Et qui auques requeillir velt, En tel liu sa semence espande Que Diex a cent doubles li rande; Car en terre qui riens ne valt,
Bone semence seche et faut. CRESTIENS semme et fait semence D'un romans que il encomence [...]°?
5% Cf. Le Roman de la Rose, op. cit., t. 3, vv. 19513-19705, pp. 86-92. % Sylvia Huot, « Seduction and sublimation: Christine de Pizan, Jean de Meun and Dante », Romance Notes, 25, 1985, pp. 361-373. 7 Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval où Le Conte du Graal, William Roach éd., Genève: Droz, T. L. EF n° 71, 1959, vv. 1-8.
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Les choses en vont autrement du point de vue féminin de Christine,
pour qui la fertilisation est subie passivement. La grossesse est l’image d’une maturation plus lente que le jet séminal auquel les auteurs masculins comparent leur acte créatif. Cette simple occurrence du terme fiction, replacée dans son contexte, nous semble riche d’enseignements. Elle contient, d’une manière très condensée, une sorte de poétique: l’art poétique de Christine est une imitation des fictions des poètes, et, plus banalement peutêtre, il est un art de couvrir ingénieusement son propos moral sous de beaux vêtements. Mais la transsubstantiation de la matière, le fait de lui donner de nouvelles senefiances, n’est pas un acte anonyme. L'identité féminine de Christine et la singularité de son apprentissage littéraire, éléments très perceptibles déjà à travers les fictions du songe, s’affirment nettement dans cette fiction au second degré, ou «fiction de la
fiction», c’est-à-dire dans un passage où elle met en images et en récit certains des processus de la création littéraire.
3.1. Écriture personnelle dans Le Dit de la Pastoure Comme
pour la fiction du songe, et ses fonctions, qui nous ont
imposé un arrêt sur le Dif de la Rose, nous tâcherons d’éclairer les récits fictifs, leur insertion dans les œuvres morales, historiques ou politiques qui nous ont retenu jusqu’à présent, et leurs connections avec l’écriture à la première personne, en nous penchant d’abord sur une œuvre essen-
tieilement narrative: Le Dit de la Pastoure*. I] s’agit d’un texte lyriconarratif que Christine prend soin de dater de 1403 dans l’incipit (v. 20), d’une longueur de 2274 vers, heptasyllabiques pour l’essentiel, et comportant huit pièces lyriques insérées dans le récit. Cette description succincte suffit à rapprocher ce texte des œuvres désignées du même terme, dit, par Machaut ou Froissart, mais le titre indique aussi l’appartenance de cette œuvre au genre de la pastorale”. Le Dit de la Pastoure rapporte l’aventure d’une bergère, appelée Marote, arrachée à sa condition d’origine par l’amour d’un chevalier. Un bref prologue de 34 vers précède le début du récit proprement dit. Dans cet incipit du texte, Christine déclare avoir composé cet ouvrage à la demande d’une personne «Dont % Christine de Pisan, Œuvres poétiques, M. Roy éd. Paris: S. A. T. FE, tome 2, 1891, pp. 223-294 [=Pastoure, dans les références de citations]. ® Cf.à ce sujet: Michel Zink, La Pastourelle. Poésie et folklore au moyen âge, Paris: Bordas, 1972 (sur Le Dit de la Pastoure: chapitre 11); Joël Blanchard, La Pasto-
rale en France aux XIV: et XV: siècles. Recherches sur les structures de l'imaginaire médiéval, Paris: H. Champion (Bibliothèque du XV: siècle, t. 45), 1983 (les pages 93-118 sont plus particulièrement consacrées au Dit de la Pastoure).
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par le mond le nom sonne» (v. 18), mais dont elle taira l’identité. Elle
avoue aussi avoir commencé ce dit pour alléger ses peines, et elle mentionne brièvement son veuvage: Car oublier impossible M'est le doulz et le paisible Dont la mort me separa, Ce dueil tousjours m’apparra. (Pastoure, vv. 11-14)
Enfin, elle annonce, en des termes très proches de ceux qu’elle emploie dans L'Advision Cristine à propos des fictions des poètes, que l’œuvre contient un sens caché et profitable: Et m'est avis, qui veult drois Y visier, qu’on puet entendre Qu’a aultre chose veult tendre Que le texte ne desclot Car aucune fois on clot En paraboiïe couverte Matiere a tous non ouverte, Qui semble estre truffe ou fable, Ou sentence gist notable. (Pastoure, Vv. 24-32)
Ces deux derniers points surtout retiennent notre attention: motivation personnelle de l’écriture et sens caché nous semblent aller de pair. Il existe en effet une analogie entre la solitude de Christine évoquée au seuil du dit et la destinée de la bergère. Marote, malgré l’amour que lui porte le chevalier, fait souvent l’expérience de la solitude: les devoirs du chevalier l’appellent par intermittences à s’éloigner d’elle et leurs rencontres sont entrecoupées d’absences. C’est sur les lamentations de la bergère que s’achève le poème, et cette forte similitude thématique, celle de l’homme absent, crée un effet de miroir entre Christine, pré-
sente dans le prologue, et la pastoure, à qui sont laissés les derniers mots de l’œuvre. Dans les regrets exprimés par chacune des deux femmes se retrouvent des échos concertés qui prêchent en faveur de cette identification secrète. Christine s’afflige du chagrin qu’elle éprouve, que l’activité littéraire peut alléger momentanément, mais qui ne sera jamais aboli: [.. la] mesaisance, Qui jamais ne me fauldra Jusques vie me fauldra. (Pastoure, vv. 8-10)
À l’autre extrémité de l’œuvre, Marote se plaint de l’amour, converti en souffrance, en des termes quasi identiques:
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Car faillie n’est encore Celle amour, ne deffauldra Jusques vie me fauldra. (Pastoure, VV. 1893-1895)
Un élément plus essentiel encore que l’écho entre ces «vers similaires » réside dans l’emploi de la première personne, tout à fait atypique dans le genre de la pastorale. Il est assez exceptionnel de voir la bergère raconter elle-même son histoire. Il s’agit, comme le fait remarquer Charity Cannon Willard, d’une véritable métamorphose de la bergère,
traditionnellement plutôt tournée en dérision, destinée à faire rire”. Le passage de relais entre le je de Christine, dans le prologue, et le je de la bergère ne peut manquer d’attirer l’attention, surtout après l’avertissement lancé par l’auteur sur le sens caché, la «sentence notable » contenue dans le récit. La mise en fiction est ici un déplacement, l’auteur feint de passer la parole à un personnage. Simulation d’une parole «dite », comme l’atteste la précaution de Christine: Si diray le sentement En rimant presentement. (Pastoure, VV. 33-34)
Elle avertit de la facticité de la parole, parole écrite, rimée, mais aussitôt relayée par les formules stéréotypées d’une captatio benevolentiae orale: La Pastoure Antendez mon aventure
Vrais amans, par aventure Oncques n’oïstes pareille, Si y tendez tous l'oreille [...] (Pastoure, Vv. 35-38)
La fiction du dif, fiction de l’oralité, est le support d’une fiction pastorale où Christine peut s’exprimer elle-même, d’une manière voilée, en mettant à distance ou en déplaçant sa situation personnellement vécue. La progression même du récit fait changer la bergère de condition sociale et la rapproche de Christine, évolution que Joël Blanchard perçoit comme «le pouvoir déréalisant et améliorateur de la pastorale »*’. La déréalisation opérée grâce au stéréotype pastoral n'est-elle pas, en l’occurrence, l’envers d’une présence croissante du je de Christine ? Tel est, en tout cas, le sens que prend à nos yeux la succession des
% Charity Cannon Willard, «Jean Bodel and Christine de Pizan, Pastoral Poets », Mélanges Charles Foulon, t. I, Marche Romane, 30, 1980, pp. 293-300. 61° Joël Blanchard, La Pastorale …, op. cit., p. 100.
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pièces lyriques insérées dans la narration: trois «bergerettes » dans une première partie de l’œuvre, puis trois ballades et un rondeau dans la fin du texte. Le chant naïf de la bergère, entendu accidentellement par le
chevalier au début du récit, catalyseur même de la cristallisation amoureuse, s'éteint au profit de formes plus aristocratiques, comme la ballade. Sylvie Lefèvre, en se penchant plus précisément sur les insertions lyriques de cette œuvre, conclut que «parallèlement au désenchantement et au pessimisme du Dit de la Pastoure s’esquisse une conscience du poète-écrivain qui renouvelle les formes de façon très heureuse ». Elle risque ensuite une généralisation: «sans doute l’exercice de la prose n’est pas indifférent, chez Christine, à ce remodèlement. Ne va-t-elle pas par la suite donner la préférence à cette autre forme de
rhétorique ?» °°. Il nous reste à envisager un épisode du dit qui entretient lui aussi des liens avec la prose ultérieure de Christine et qui joue de surcroît un rôle non négligeable dans l'identification entre la bergère et l’auteur. Au cœur du récit s’ouvre un débat entre Marote et une de ses compagnes, Lorette, bergère comme elle. Lorette met son amie en garde contre les dangers d’une 1dylle avec un homme d’un rang social plus élevé qu’elle: elle insinue que ce chevalier doit en aimer une autre et qu’il se joue de Ia naïve bergère. Comme argument en faveur de son discours, Lorette cite un exemple livresque: celui de Pâris. Pâris, fils de roi, a été éloigné de sa famille en raison d’un songe de mauvais augure qu'avait fait sa mère. Il est confié à un pasteur et apprend dès l’enfance le métier de berger, sous le faux nom d’Alexandre. C’est dans ces circonstances qu’il tombe amoureux d’Œnone, appelée par erreur Senoné dans le texte de Christine. Mais, malgré les promesses d’amour éternel gravées dans l'écorce d’un arbre, Alexandre, redevenu Pâris, quand 1l apprend qu’il est de lignage royal, oublie sa première compagne. De cet exemple, Lorette tire une leçon d’immobilisme social: Doncques puez tu bien veoir Que chascun veult asseoir Son cuer selon son degré. (Pastoure, Vv. 1422-1424)
Curieux exemple d’une bergère lettrée, dira-t-on d’abord. Cette connaissance de la mythologie est rendue vraisemblable par quelques vers introductifs dans lesquels Lorette explique d’où vient sa science. Il s’agit de souvenirs d’une lecture probablement faite à voix haute,
@ Sylvie Lefèvre, «Le poète ou la pastoure», Revue des Langues Romanes, 92, 1988, pp. 343-358.
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devant elle et d’autres personnes. Le propriétaire du livre, dispensateur de cette culture, n’est autre que le père de Marote, homme sage qui possède «de beaulx rommans assez / Qui parlent des temps passez » (vv. 1328-1329).
Charity Cannon
Willard
décèle
dans ce détail un
indice de la richesse des fabricants de laine dans le Nord de la France. À cette explication plausible, nous sommes tenté d’en ajouter d’autres, plus directement liées à la signification du récit, voire au mode de création littéraire de Christine. Dans la logique de l’œuvre d’abord, c’est une manière pour les bergers de se réclamer d’une tradition antique. C’est la première fois que cela se produit dans le genre pastoral, d’après Michel Zink*, et c’est une manière de donner «ses lettres de noblesse » à toute la profession. La typologie sociale qui sous-tend le Dir de la Pastoure se trouve ainsi euphémisée, la distance qui sépare la bergère du chevalier n’est pas une infériorité dégradante ou risible. Mais surtout, l’autorité de la chose écrite, dans ce contexte où on ne
l'attend pas, fait l’objet d’une discussion très intéressante. À l’exemple de Pâris, délaissant Œnone pour Hélène, Marote en oppose un autre: celui d’Hercule, homme de grande valeur qui n’hésita pourtant pas à adopter le mode de vie de la femme qu'il aimait, simple bergère. La conclusion qu’en tire Marote, sous forme d’un énoncé gnomique, est l’inverse du précepte qu’avançait Lorette: Si n’y a nulle grandeur En amours quant grant ardeur Fait par plaisance soubzmettre Le cuer ou il se veult mettre. (Pastoure, Vv. 1474-1477)
Le rôle que Christine fait jouer ici aux réminiscences littéraires est en somme très proche de celui que remplit la compilation dans ses œuvres dites didactiques. Ce sont des arguments d’autorité, plus exactement des exemples qui viennent à l’appui d’une démonstration. La fonction des exemples mythologiques, toujours susceptibles d’être contredits par d’autres, se trouve ici bien illustrée. Remarquons bien que les livres invoqués par Lorette et Marote sont des versions romanes de la mythologie classique («de beaulx rommans », v. 1328; «Raconte cellui rommans », v. 1333), indice spécifique, là encore, des pratiques de compilation de Christine. Enfin, un détail achève d’identifier ce débat mythologisant à la pratique littéraire de Christine: les ouvrages traduits % Charity Cannon Willard, «Jean Bodel and Christine de Pizan..…», art. GHLS p207: % Michel Zink, La Pastourelle …, op. cit. p. 107.
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qui servent de source aux bergères proviennent de la bibliothèque du père de l’héroïne: Ne te souvient il, Marote,
Que ton pere, Jehan Burote, Qui est sage homme entre mille, N'a pareil en nostre ville, A de beaulx rommans assez Qui parlent des temps passez. (Pastoure, vv. 1324-1329)
Cet accès aux auteurs par l’intermédiaire du père, ou, à l’inverse, ce rapport filial médiatisé par les livres, ne peuvent manquer de faire penser à la place prépondérante qu’occupe Thomas de Pizan, le père de
Christine, dans son devenir de femme de lettres”. L'influence exercée par Thomas sur sa fille est présentée dans Le Livre de la Mutacion de Fortune sous la forme d’un legs. Encore Christine regrette-t-elle de n’avoir recueilli que les «raclures » de ce trésor®. Universitaire formé à Bologne, puis astrologue de Charles V, Thomas aurait avant tout transmis à sa fille son aptitude et son goût pour les activités de l’esprit. Mais elle mentionne plus précisément encore, dans L’Advision Cristine, des livres qu’elle tient de son père. Tout porte à croire, par exemple, que c’est dans la bibliothèque de son père que Christine a pu trouver un manuscrit de La Divine Comédie, puisque aucun exemplaire de cette œuvre n’est recensé dans les bibliothèques parisiennes du XIV° et du début du XV° siècle’. Ce détail supplémentaire, mise en scène fictive des rapports père-fille idéalement ramenés à la lecture et à l’étude des exempla, nous conforte dans l’impression qu’une structuration personnelle sous-tend le Dit de la Pastoure, ce que laissait d’emblée entrevoir l’emploi atypique du je dans une pastorale. La place importante que tiennent ces exemples mythologiques, au cœur même du Dit de la Pastoure, nous paraît emblématique du rôle des fictions dans les œuvres ultérieures de Christine, tout spécialement dans celles où la démarche est démonstrative, comme dans La Cité des Dames notamment. La référence faite par Lorette aux livres de Jean
% Cf. à ce sujet, Charity Cannon Willard, «Christine de Pizan, the astrologer’s daughter », Mélanges Franco Simone, Genève: Slatkine, t. 1, 1980, pp. 95-111.
% Jacqueline Cerquiglini-Toulet rapproche cette image de celle des «miettes » tombées d’une table, sorte de lieu commun propre au XIV: siècle, qu’on retrouve notamment au début de l’Epistre Othea. Cf. La Couleur de la mélancolie, La fréquentation des livres au XIV-: siècle, 1300-1415, Paris: Hatier, 1993, p. 62.
Cf. Earl Jeffrey Richards, «Christine de Pizan and Dante: A Reexamination », Archiv für das Studium der neueren Sprachen und Literaturen, 222, 1985, pp. 100-111.
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Burote, père de Marote, est un indice précieux du dialogue permanent que Christine entretient avec les auteurs. Christine fait plus spécialement allusion aux textes français, dans le Dit de la Pastoure, qui peuvent inclure les traductions assez nombreuses d’auteurs latins, en particulier celles menées à bien sous le patronage de Charles V, mais aussi des traductions du XIIT° siècle. Les rapports que Christine entretient avec les auteurs, d’une part, et avec les livres, d’autre part, méritent d’être examinés de près. Christine de Pizan revient assez fréquemment sur ce que nous pourrions appeler ses «méthodes » intellectuelles: acquisition du savoir et élaboration d’une pensée personnelle; elle insiste également beaucoup sur l’étroite corrélation qui unit lecture et écriture. Rassembler ces indications, parfois éparpillées à l’intérieur d’un même ouvrage, parfois disséminées entre plusieurs œuvres, nous permettra d’aborder plus efficacement l’emploi des fictions par Christine. 3.2. En lisant en écrivant
Au seuil d’une œuvre, 1l est très fréquent que Christine se représente elle-même plongée dans l’étude, c’est-à-dire dans une lecture. C’est le cas en particulier dans Le Chemin de long Estude et dans La Cité des Dames. Ces deux exemples illustrent néanmoins deux cas de figure opposés: l’un où l’auteur lu est tout à la fois une source de réconfort moral et un modèle littéraire; l’autre où il sert au contraire de repoussoir, devenant le déclencheur d’une réaction. Dans Le Chemin de long Estude, c’est la lecture de Boèce, probablement dans une des nombreuses traductions produites en français du De
Philosophiae Consolatione au XII° et tout au long du XIV* siècle, qui joue le rôle de catalyseur. Boèce est une sorte d’alter ego pour Christine. Contrainte de taire son chagrin de veuve en public, elle se console dans le dialogue silencieux avec Boèce: Et en lisant passay l’ire Et l’anuyeuse pesance [...] Quant ou livre remiray Les tors fais, et m'i miray,
Qu'on fist a Bôece a Romme,
$ Cf. le précieux recensement des traductions de Boèce, et des manuscrits où figurent: Robert H. Lucas, «Mediaeval French Translations of the latin classics 1500», Speculum, 45, 1970, pp. 225-253 [Boèce est traité aux pp. 230-234, mais indications concernant Ovide et Valère Maxime nous intéressent aussi à propos Christine].
ils to les de
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Qui tant ert vaillant preudome Et a tort fu exillié. (LE, vv. 210-211 et 215-219)
La lecture stimule la méditation de Christine sur les malheurs du monde, elle suscite une identification et donne l’impulsion initiale de cette rêverie, bientôt transformée en rêve et en pèlerinage allégorique. Au début de La Cité des Dames, Christine se dépeint à nouveau en lectrice. Elle n’indique pas plus que dans le cas précédent le titre de l’ouvrage, elle se contente de nommer l’auteur: «je vy en l’intitulacion que il se clamoit Matheolus »*®. Mais à mesure qu’elle progresse dans la découverte de cet ouvrage, dont elle ne fait d’ailleurs pas une lecture exhaustive, elle le juge de peu de valeur: Adonc pris a lire et proceday un pou avant, mais comme la matiere ne me semblast pas moult plaisant a gens qui ne se delittent en mesdit, ne aussi de mal prouffit a aucune edifice de vertu et de meurs [...] visitant un pou ça et la et veue sa fin, le laissay pour entendre a plus hault estude et de plus grant utilité. (CD, L 1, pp. 40-42)70
Elle croit pouvoir traiter le livre misogyne par le mépris. Mais, tout comme la lecture de Boèce contient en germe Le Chemin de long Estude, le grain est semé, si l’on peut dire, et les méfaits de cette lecture
ne seront dissipés qu’une fois La Cité des Dames achevée. L'image de la fertilisation et de l’enfantement choisie dans L’Advision Cristine comme comparant de la création littéraire prend dans ces deux cas un sens bien précis, celui d’une dynamique entre lecture et écriture. Il ne faudrait toutefois pas se fier uniquement aux propos que tient Christine dans le commencement de chacune de ces deux œuvres. Le modèle, ou contre-modèle, évoqué ne sert en fait que de prétexte et l’on s’aperçoit rapidement que Boèce n’est pas la seule source d’inspiration de Christine dans Le Chemin de long Estude, pas plus que Matheolus n’est son seul adversaire dans La Cité des Dames. Pour Le Chemin de long Estude, La Divine Comédie est un modèle particulièrement prégnant, qui donne même son titre à l’ouvrage, et que Christine invoque explicitement. La Cité des Dames n’a pas pour objectif de contredire seulement les Lamentations de Matheolus, c’est aussi l’occasion pour Christine de prolonger la querelle qui l’oppose au Roman de la Rose, comme le suggère Raison:
® La Cité des Dames, op. cit., I, 1, p. 40.
7 L'expression « visiter un pou de ça et la» signifie une approche «par sondages » qui est révélatrice de certaines habitudes de Christine.
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«DIRE PAR FICTION » Et la vituperacion que dit, non mie seulement [Matheolus], mais d’autres et mesmement le Rommant de la Rose (ou plus grant foy est adjoustee pour cause de l’auctorité de l’aucteur) de l’ordre de mariage, qui est saint estat digne et de Dieu ordené, c’est chose clere et prouvee par l’experience que le contraire est vray du mal qu’ilz proposent et dient estre en ycellui estat a la grant charge et coulpe des femmes. (CD,
I, 2, p. 48)
À ces lectures qui sont le préalable de l’acte d’écriture, il faut aussi ajouter celles qui nourrissent les œuvres de Christine. C’est la fonction remplie par le De Claris Mulieribus de Boccace, ou plus sûrement par sa traduction en français, Des Cleres et Nobles Femmes, qui date de 1401/!. Encore convient-il de préciser tout de suite que les exemples de femmes célèbres retenus par Boccace ne sont pas exactement repris tels quels par Christine. Contentons-nous pour le moment d’indiquer quelques modifications essentielles: Christine ajoute dans La Cité des Dames bon nombre d’exemples de femmes contemporaines; elle achève son ouvrage par une énumération de saintes et de vierges chrétiennes qui ne figurent pas non plus dans le De Claris Mulieribus, exemples empruntés au Speculum historiale de Vincent de Beauvais”; elle modifie sensiblement les exemples qu’elle tire de Boccace, au point d’en transformer souvent la signification. Cette approche globale de La Cité des Dames donne un aperçu de la progressive sophistication des allusions littéraires dans l’œuvre de Christine. Les interprétations contradictoires de la mythologie, qui n'étaient qu’une sorte de péripétie dans la narration du Dit de la Pastoure, deviennent le matériau de base dans les ouvrages allégoriques de Christine. Elle apporte elle-même des éclaircissements assez précis sur le type de lecture et de récriture qu’elle exerce pour que nous nous y arrêtions.
7! Un recensement des manuscrits de cette traduction, et de celles des autres œuvres de Boccace, est établi par Carla Bozzolo, Manuscrits des traductions françaises d'œuvres de Boccace, XV: siècle, Padova: Antenore, 1973. Elle rejette finalement l’attribution de Des cleres…. à Laurent de Premierfait et conclut que l’auteur de la traduction reste anonyme. C’est aussi l’opinion des éditeurs contemporains de ce texte: Jeanne Baroin et Josiane Haffen éds., Boccace. «Des cleres et nobles femmes», Annales littéraires de l’Université de Besançon, n° 498, 1993, (ch. I-LIT); n° 556, 1995, (ch. LIII-fin)
[d’après le ms. B.N.F fr. 12420].
7 Une traduction française de cette œuvre avait été accomplie par Jean de Vignay, sous le titre de Miroir historial, dans le premier tiers du XIV: siècle. Christine y fait explicitement allusion: «Et se plus en veulx avoir, ne t’esteut que regarder ou Miroir histoirial [...]» (La Cité des Dames, op. cit., NI, 9, p. 460).
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3.3. De la rumination à la compilation Lorsqu’elle évoque son initiation aux belles lettres, dans L'Advision Cristine, elle présente ses premières lectures comme un apprentissage laborieux. Aussi bien, celles-ci ne sont pas encore associées, à ce stade, au profit que la lectrice en tirera pour l’écriture. C’est le terme de «rumination » qui vient sous sa plume pour définir cette phase où elle emmagasine un savoir étranger, où elle tâche obstinément de rattraper le temps perdu: Adonc par solitude me vindrent au devant les rumigacions du latin et des parleures des belles sciences et diverses sentences et polie rethorique que ouy le temps passé au vivant de mes amis trespassez, pere et mary, je avoie de eulx, non obstant que par ma fouleur petit en retenisse. Car, non obstant que naturellement et de nativité y fusse encline, me tolloit y vaquier l’occupacion des affaires que ont communement les mariees et aussi la charge de souvent porter enfans. (AC, IL, 8, pp. 107108)
Au contraire, les lectures qui l’inspirent plus tard sont plus rapides, probablement entre autres parce qu’elle se tourne de préférence vers des textes en français. C’est ce qu’indiquent les expressions par lesquelles elle désigne cette activité dans La Cité des Dames: «Visiter de ça de la», par exemple, à propos des Lamentations de Matheolus, qui évoque une fréquentation des livres assez familière”. Ce passage de la rumination initiale à un usage plus libre, et à des emprunts fragmentaires chez les auteurs est illustré dans La Cité des Dames par l’exemple d’une femme de lettres romaine, Probe. Probe est mentionnée aussitôt après «Corniffie » / Cornificia, toutes deux sont présentées comme des compilatrices par Christine, elles contredisent l’idée reçue selon laquelle les femmes seraient inaptes à l’étude et elles apparaissent à l’évidence comme des antécédents nobles, des modèles originaires auxquels Christine s’identifie. Non seulement Probe fut une admirable poétesse, mais elle s’illustra par une entreprise extraordinaire: elle mit l’ Ancien et le Nouveau Testament en vers «à la manière de Virgile», si l’on nous passe l’ex-
7 Sur le vocabulaire de la lecture, et de ses différents rythmes, deux articles de Jac-
queline Cerquiglini-Toulet font une importante mise au point: «L’Imaginaire du livre à la fin du Moyen Age: Pratiques de lecture, théorie de l’écriture», The Modern Language Notes, 108, 1993, pp. 680-695 (plus particulièrement pp. 682-687, sur les mots «chercher», «revercher», «visiter» et «happer»); «L'amour des livres au XIV: siècle», Mélanges de Philologie et de Littérature médiévales offerts à Michel Burger, Jacqueline Cerquiglini-Toulet et Olivier Collet éds., Genève: Droz (publications romanes et françaises n° 208), 1994, pp. 333-340.
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pression. Cette sorte de pastiche est rapporté par Christine comme le résultat d’un travail en deux temps: d’abord une imprégnation lente par les poèmes de Virgile: Par si grant labour d’estude hanta les livres des poetes et par especial de Virgile et ses dictiez que a tous propos lui estoient en memoire. Lesquieulx livres et lesquieulx dictiez, comme une fois elle les leust, par grant entente de son engin et de sa pensee, et [..] elle se prenoit garde de la signifiance d’iceulx. (CD, I, 29, p. 156)
Puis, une fois que le projet de récrire la Bible lui a traversé l'esprit, le travail s’accélère: Moult desireuse d’acomplir la pensee, mist la main a euvre, et maintenant par Bucoliques et puis par Georgiques ou par Eneydos, [...] ycelle femme couroit, c’est a dire visitoit et lisoit, et maintenant d’une partie les vers tout entiers prenoit et maintenant de l’autre aucunes petites parties touchoit. (CD, I, 29, p. 156)
Cette rapidité d'exécution n’est pas l’exclusive de Probe. Autant que nous pouvons en juger par la prolixité de son œuvre, Christine de Pizan était assurément une compilatrice rompue au travail rapide. Joël Blanchard, dans un article où il étudie la méthode de compilation de Christine, à partir de La Cité des Dames seulement”, s’attache un moment aux enluminurés qui ornent les manuscrits de cette œuvre. La représentation de Christine, entourée de livres ouverts et fermés, lui paraît révélatrice du va-et-vient constant qu’elle pratique d’un auteur à un autre. Un exemple particulièrement frappant de son rythme de travail a été
éclairé par J. C. Laidlaw”, à propos des manuscrits du Chemin de long Estude. Le poème est commencé précisément le 5 ou le 6 octobre 1402, et 1l est présenté au duc de Berry le 20 mars 1403, c’est-à-dire cinq mois et demi plus tard. Dans la même période, Christine supervise trois autres copies de la même œuvre, dont une pour le duc de Bourgogne et une pour le duc d'Orléans. Ces renseignements témoignent d’une intense activité artisanale pour produire les livres, au sein d’ateliers qui sont de véritables maisons d’édition avant la lettre. Mais cette durée de cinq mois et demi pour rédiger Le Chemin de long Estude prouve aussi que la méthode de Christine est parfaitement au point. Les lectures qui nour7 Joël Blanchard,
«Compilation et légitimation au XVe siècle», Poétique, 74,
1988, pp. 139-157.
% James C. Laidlaw, «How long is the Livre du Chemin de long Estude?», The Editor and the text, Mélanges Anthony J. Holden, Edinburgh: Edinburgh University Press, 1990, pp. 83-95.
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rissent cette œuvre en arguments d'autorité sont probablement «ruminées » depuis longtemps le jour où elles sont convoquées à l’appui du discours de Noblesse, Chevalerie, Sagesse ou Richesse. Transsubstantiation exercée à la manière d’une abeille qui butine et qui rappelle, consciemment ou non, la comparaison établie par Macrobe dans Les Saturnales entre l’engendrement d’une œuvre par des lectures et la
fabrication du miel”. La pratique de la citation ou de l’imitation des poètes n’est pas pour autant érigée par Christine en modèle universellement valable. Bien avant d’arriver aux exemples de ces femmes de lettres, elle a abordé, vers le début de La Cité des Dames, le problème de l’interprétation des textes. Elle s’est présentée elle-même comme la victime d’une erreur de iecture, ou plus exactement comme la dupe du principe d’autorité. Nous avons déjà envisagé ce passage, au moment où nous traitions de la fiction du songe: la première réaction de Christine, à la lecture de Matheolus, est de se laisser prendre aux arguments des misogynes. Cet ouvrage lui en rappelle d’autres, et elle ne peut pas croire, ou elle n’ose pas croire, que tous les auteurs qui médisent des femmes puissent se tromper. Il faut l’intervention de Raison pour la convaincre que ces écrits, malgré leur unanimité sur la question féminine, colportent des idées fausses. Cette remise en cause des auteurs s’accompagne d’une virulente diatribe contre la misogynie quotidienne, celle du commun des mortels. C’est à ce stade de l’argumentation de Raison que se situe une critique de la lecture naïve et de l’imitation servile des poètes. Parmi les causes des préjugés antiféministes, Raison dénonce le manque de discernement de certains lecteurs, qui sé mêlent parfois d'écrire: Et si comme il n’est si digne ouvrage tant soit fait de bon maistre que aucuns n’ayent voulu et veulent contrefaire, sont maint qui se veulent mesler de dicter et leur semble que ilz ne pevent mesprendre, puisque autres ont dit en livres ce qu’ilz veulent dire, et, comme ce, mesdire — n'enscav(CD,T 8,p.,72)
Le travail de compilation auquel se livre Christine, sur lequel La Cité des Dames nous apporte de nombreuses indications, est une tâche que l’auteur prend bien soin de distinguer d’une mise bout à bout d’idées d'emprunt. Une tête bien faite lui semble préférable à une tête bien pleine. Compiler, et remployer les récits mythologiques, bibliques et historiques, est une des manières pour elle de tracer son propre chemin,
7% Cf. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, «L’Imaginaire du livre...», art. cit., p. 688.
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voie moyenne qui convient à ses compétences personnelles. Almathée, dans Le Chemin de long Estude, lorsqu'elle engage Christine à la suivre vers le firmament, lui explique que plusieurs routes peuvent mener au même but, mais que toutes ne lui conviennent pas. La voie la plus étroite «[lui] seroit trop fort a suivir» (v. 919), il lui faut emprunter un chemin
moins difficile: Mais cestui plus que parchemin Ouvert, ou nous sommes entrez,
Si est reservé aux lettrez Qui veulent aler par le monde, , Sanz querir voye trop parfonde. (LE, vv. 932-936)
En d’autres termes, Almathée recommande à Christine de proportionner ses ambitions à ses capacités, et la détourne d’une érudition trop ingrate, où elle risquerait de se perdre: Car qui en trop parfonde mare
;
Se met, souvent noye ou s’esgare. (LE, vv. 937-938)
Christine est avant tout une femme du Moyen Âge pour laquelle l’auctoritas des Anciens est un principe fondamental: un préalable indispensable qui l’autorise et l’incite à s’exprimer. Mais son attitude à l’égard des auteurs n’est pas faite d’une vénération conventionnelle. Elle ne se contente pas d’imiter ses prédécesseurs. À cet égard,
l’exemple de Probe est significatif: renouveler les Ecritures Saintes grâce aux vers de Virgile, c’est mettre un style et des trouvailles poétiques au service d’un message nouveau. Certes, Boccace employait déjà cet exemple à son propre usage, dans Des Cleres et nobles Femmes: Probe éclaire déjà les pratiques de compilation et de récriture qui sont les fondements de l’ouvrage source. Mais en reprenant cette fiction exemplaire à son compte, et en mettant côte à côte Probe et Cor-
nificia, qui sont nettement disjointes dans l’œuvre de Boccace”’, Christine nous signale malicieusement que le contenu métadiscursif du récit ne lui à pas échappé, et qu’elle a su se l’approprier. Elle formalise ainsi explicitement son ambition consciente d’écrire sous l’autorité de Boccace, mais aussi d'écrire contre Boccace”*. 7 Cornificia est la 86e rubrique du Des Cleres et nobles Femmes, tandis que Probe est la 97e; elles sont donc séparées l’une de l’autre par dix exemples. F Cf. Emmanuèle Baumgartner, « Vocabulaire de la technique littéraire dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte Maure », Cahiers de lexicologie, 51, 1987, pp. 3948. L'expression «écrire contre » est employée dans le Roman de Troie (v. 24 400) au
sens de «écrire en même temps que » et «en rivalité avec » (voir note 8 de l’article cité).
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3.4. L'écriture contradictoire
Sans doute le rôle de Christine dans la querelle autour du Roman de la Rose est-il l’exemple le plus spectaculaire d’une prise de position contre une autorité. Cette phase plus spécialement polémique de sa carrière se trouve d’ailleurs rappelée à la fin de la deuxième partie de L'Advision Cristine. Dame Opinion cite ce débat contradictoire comme exemple d’une confrontation d’où peut jaillir une vérité. C’est en réponse aux doutes de Christine sur la propre valeur de son œuvre que Dame Opinion lui déclare: Car je te promet que, quoy qu'autre fois en divers cas te fusse menterresse, en cestui cy t’ay dit verité [...] cause suis moiennant estude et entendement de faire attaindre les choses vraies. (AC, IL, 21, p. 87)
En d’autres termes, les ouvrages littéraires nourris de lectures ne ressortissent pas au domaine suspect de l’opinion. Le soupçon qui pèse sur les propos d’Opinion, fille d’Ignorance, se trouve dissipé par les efforts de discernement qu’impliquent la lecture et le dialogue avec les gens de lettres: Et qu’il soit voir, ainsi l’as esprouvé, car, non obstant que ces choses
t’aye dictes, non par moy les t’ay certifiees mais les sens par le moien d’estude qui raporté l’a a ton entendement, lequel par raison est certain que ainsi soit. [...] Ne fus je celle qui mist le debat entre les clers, disciples de Maistre Jehan de Meun - comme il s’1 appellent —, et toy sur la compillacion du Romant de la Rose, duquel entre vous contradictoirement escripsistes l’un a l’autre, chascune partie soustenant ses raisons, si comme il appert par le livret qui en fut fait?(AC, IT, 21, p. 87)
«Compiler» et «écrire contradictoirement » se trouvent ici rapprochés d’une façon très parlante: la tâche de la compilatrice est un perpétuel recommencement. Mieux encore, dans un passage qui précède celui que nous venons de citer, Dame Opinion laisse entendre que Christine, «fille d’escole », ne doit pas se contenter d’approfondir ses lectures et d’entrer en rivalité avec d’autres auteurs. Elle doit aussi se relire ellemême et se corriger inlassablement. Tel est le sens que prend la critique du Livre de la Mutacion de Fortune par Opinion. Christine s’entend reprocher d’avoir fait de Fortune le principe universel de tous les événements en ce bas monde: Pour ce te vueil reprendre en aucune partie de tes ditz en ton livre intitulé De la mutacion de Fortune, lequel compilas par grant labour et estude. Car, combien que par moy t’en venist l’invencion, trop faillis, sauve ta grace, lors que tu tant auctorisas la puissance de Dame Fortune
400
«DIRE PAR FICTION » que tu la dis estre toute ordonnerresse des fais qui cuerent entre les hommes. (AC, IL, 14, p. 75)
La recherche philosophique des causes premières doit réorienter l'écriture de l’Histoire. Si Fortune n’est que là «chamberiere mercenaire » (II, 14, p. 76, 1. 31) d'Opinion, il convient alors de récrire l’his-
toire de l’humanité, de réviser entièrement l’ordre des causes et des effets. Le dialogue entre Christine et Dame Opinion débouche sur un nouveau projet littéraire, une sorte d’autocompilation, aussitôt esquissee. Et pour ce que tu as attribues en ton dit Livre de la mutacion de Fortune elle estre menerresse des entregiez des seignouries, je te dis que de tous yceulx mouvemens suis le premier motif. Ne fus je ce mie qui tres le Ile. aage fis Nambroth [= Nemrod] le geant par presompcion ediffier la forte cité et tour de Babiloine, qui oncques n’ot pareille. (AC, IL, 15, D'#7)
Le choix du premier exemple qui vient à la bouche de Dame Opinion est peut-être motivé par le message qu’elle veut faire comprendre à Christine. Peut-être entend-elle lui suggérer une analogie entre la pré-
somption de Nemrod, son «Grant Orgueil »”, et celle de l’historienne qu’elle a voulu être. Hypothèse d’autant plus intéressante qu’elle sousentend la métaphore livre / cité, très prégnante dans l’œuvre de Christine en 1405, date de rédaction de L'Advision Cristine, mais aussi de La
Cité des Dames. La compilation est donc un exercice d’humilité, une école de perfectionnement, de persévérance dans son art. Opinion ne poursuit pas longtemps les quelques exemples historiques dont elle souhaiterait que Christine refasse le récit, mais ses choix prennent une valeur éminemment significative :elle évoque Sémiramis aussitôt après Nemrod. Certes, les deux épisodes ne sont pas éloignés l’un de l’autre
dans Le Livre de la Mutacion de Fortune”, ils sont rattachés l’un à l’autre par le trait d’union de Babylone et cela apporte une première ® Le Livre de la Mutacion de Fortune, op. cit., v. 8713. Le récit de la construction et de l’effondrement de la tour de Babel est extrêmement développé dans cette œuvre, il compte près de 400 vers (t. 2, vv. 8443-8830, pp. 146-155). Sur l'importance des méta-
phores architecturales chez Christine, voir Earl Jeffrey Richards, « Where are the menin Christine de Pizan’s City of Ladies? Architectural and Allegorical structures in Christine de Pizan’s Livre de la Cité des Dames», Translatio Studii, Essays by his students in honor of Karl D. Uitti for his sixty-fifth birthday, Renate Blumenfeld-Kosinski, Kevin Brownlee, Mary B. Speer et Lori Walters éds., Amsterdam/Atlanta: Rodopi, 1999, pp. 221-43.
* L'histoire de Sémiramis figure aux vv. 9087-0174 (op. cit., t. 2, pp. 186-189).
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explication à cette juxtaposition, qui se présente comme un écho de l’œuvre précédente, comme une autocitation en quelque sorte. Mais Sémiramis n’est pas un cas comme les autres, elle est appelée à devenir la première pierre dans la construction de La Cité des Dames. Elle apparaît donc comme un exemple de prédilection de Christine, adapté et récrit en fonction de chaque nouveau contexte: elle fournit le paradigme à partir duquel peuvent se décliner toutes les autres fictions. Sémiramis est dépeinte comme le jouet d’Opinion, dans L'Advision Cristine: c’est sous l’impulsion d’Opinion qu’elle aurait décidé, en architecte avisé, de fortifier Babylone et de l’entourer de fossés. Elle était au contraire présentée comme la victime de Fortune dans Le Livre de la Mutacion de Fortune. Une fois veuve, elle a réussi à accroître les conquêtes de son mari, mais le sort lui est devenu un jour contraire: Mais en la parfin lui fu sure Fortune, qui lui couru sure N’au besoing ne la secouru,
Car on dit qu’a glaive mouru. (MF, vv. 9171-9174)
Enfin, première pierre de La Cité des Dames, Sémiramis prend la dimension d’une femme exemplaire. Christine adapte très nettement le récit fourni par Boccace. Dans Des Cleres et nobles Femmes, l’histoire de Sémiramis est une chute progressive, causée par les excès sexuels de tous ordres, et en particulier par l'inceste dont elle se rendit coupable avec son fils!. Dans ce contexte, Sémiramis est avant tout un cas de
«fraude de femme», ses excès en tous genres la précipitent vers une fin tragique: Les autres dient et afferment elle avoir meslé cruaulté avec sa charnelle concupiscence ; car tantost commandoit tuer ceulx qu’elle avoit appellé pour accomplir le desir et appetit de sa luxurieuse concupiscence, afin que son vice fut celé*.
Dans La Cité des Dames, plusieurs arguments sont mis en œuvre pour défendre Sémiramis contre l’accusation d’inceste: elle s’est unie à son fils parce qu’elle souhaitait qu'aucune autre femme ne fût reine à sa place, et il n’existait en ce temps là aucune loi écrite pour le lui interdire.
Ces explications étaient du reste déjà fournies dans Le Livre de la Muta8! Dante la situe aussi parmi les «luxurieux », dans le deuxième cercle de L'Enfer (Chant V, op. cit., p. 63). 8 Des Cleres et nobles Femmes, op. cit., t. 1, p. 20.
8 Jbid., p. 23 (11. 164-169).
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cion de Fortune. Toutefois Christine va plus loin ici, en se substituant en quelque sorte à Sémiramis : [.…..] ains vivoient les gens a loy de Nature ou il loisoit a chacun de faire sans mesprendre tout ce que le cuer lui apportoit. Car n’est pas doubte que se elle pensast que mal fust ou que aucun blasme lui en peust encourir qu’elle avoit bien si grant et si haut courage et tant amoit honneur que jamais ne le feist. (CD, I, 15, pp. 108-110)
Nous n’entrerons pas ici dans les détails de la récriture de Boccace par Christine, qui ont du reste été déjà analysés par Liliane Dulac“*. L'histoire de Sémiramis était d’ailleurs assez répandue, dans bon nombre d'œuvres médiévales, pour que Christine s’autorise à la réinterpréter, ou du moins à lui apporter des modifications personnelles. Ajoutons aux sources souvent invoquées — celles de Boccace et de Valère
Maxime* — l’emploi que Guillaume de Machaut fait de cet exemple dans Le Voir Diff. La première édulcoration de ce récit par Machaut a pu jouer un rôle parmi les réminiscences littéraires chères à Christine. Alain Chartier emploie à son tour la figure de Sémiramis, en 1422, au début du Quadrilogue invectif. l'exemple d’héroïsme féminin prend place, cette fois-ci, dans le discours d’exhortation au courage adressé
par France aux trois «estats »°?. Retenons surtout de cet exemple la complexité de la notion de récriture : elle est un remploi des modèles fournis par les auteurs, mais elle # Liliane Dulac, «Un mythe didactique chez Christine de Pizan: Sémiramis ou la Veuve Héroïque (Du De Mulieribus Claris de Boccace à La Cité des Dames)», Mélanges de Philologie Romane offerts à Charles Camproux, Montpellier C. E. O.,
1978, t. 1, pp. 315-343. $ Les Factorum et Dictorum Memorabilium furent traduits pour Charles V par Simon de Hesdin (livres I à VIT), puis par Nicolas de Gonesse (du livre VII chapitre 5 jusqu’au livre IX), travail achevé entre 1400 et septembre 1401, c’est-à-dire dans les mêmes temps que la traduction du De Claris Mulieribus.
% Cf. Guillaume de Machaut, Le Livre du Voir Dit, Paul Imbs éd., op. cit., vv. 48134972, pp. 436-446. Machaut prétend lui-même s'inspirer de Valère Maxime, mais l’histoire de Sémiramis est étroitement reliée au récit. La femme héroïque est un point de comparaison avec la destinataire du poète, elle est à l’origine du surnom de Toute Belle, par lequel Machaut désigne celle qu’il aime. Du coup, Machaut fait naturellement l’impasse sur les excès sexuels de cette héroïne, il ne retient que l'épisode guerrier où Sémiramis écrase la révolte de Babylone, quittant sa chambre au moment où elle se coiffait pour se lancer dans la bataille. Il conclut en évoquant la statue érigée à la mémoire de Sémiramis, qui la représente avec une coiffure tressée d’un côté seulement. L'image frappante de la statue figure bien sûr aussi chez Boccace et chez Christine.
‘ Alain Chartier, Le Quadrilogue invectif, E. Droz éd., Paris: Champion, 1950, p. 16.
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est aussi pour Christine une manière de réexaminer constamment l’interprétation qu’elle a pu déjà donner elle-même d’un récit ou d’un mythe. Cette constante remise en cause amène parfois Christine à aborder certains exemples plusieurs fois dans la même œuvre, selon différents angles et dans une perspective renouvelée à chaque fois, comme c’est le cas dans La Cité des Dames pour Médée, Didon ou Griseldis, notamment. Les différentes facettes d’un personnage se trouvent disséminées d’un ouvrage à un autre, ou même d’une rubrique du livre à une autre. Cela pourrait apparaître comme une hésitation ou un doute de l’auteur, qui ne saurait pas quel sens retenir dans le fouillis de l'Histoire. C’est en fait tout le contraire, et il ne faut pas prendre trop au sérieux les réprimandes que Dame Opinion adresse à Christine, quand elle lui reproche d’avoir fait la part trop belle à Fortune et qu’elle l’incite à remettre l’ouvrage sur le métier. La susceptibilité de l’allégorie n’est pas incompatible avec l’orgueil de l’auteur. On discerne sans trop de peine une certaine fierté de Christine à revenir sur ses ouvrages et à les discuter. C’est un moyen astucieux, sous couvert d’humilité, pour se placer elle-même parmi les auteurs dignes de foi, autrement dit pour se forger le statut d'autorité. Résumons-nous: les pratiques de lecture et d'écriture de Christine sont intimement liées, comme l’annoncent souvent les entrées en matière de ses ouvrages. Mais les relations entre ces activités ne sont pas aussi simples qu’elles le paraissent de prime abord. Il ne s’agit pas seulement de lectures stimulantes, comme celle de Boèce au seuil du Chemin de long Estude, ou de lectures aux effets de repoussoir, comme celle de Matheolus dans La Cité des Dames. L'annonce initiale du modèle ou contre-modèle peut même être un leurre, elle n’est en tout cas qu’un point de départ. Le livre qui compte vraiment est, bien sûr, celui que Christine est en train d’écrire, et il ne se constitue pas qu’à partir d’une seule lecture, il résulte d’un savant travail de compilation. L’entrelacs de références et de citations est subordonné à un projet: Christine n’imite pas les auteurs, elle écrit contre eux et reste constamment sur ses gardes. Au total, sa tâche pourrait se définir comme une sélection parmi ses sources. Le choix s’effectue d’abord en fonction du fil conducteur qu’elle donne à son œuvre: mutations de Fortune, aléas de l’Opinion, défense des femmes et illustration de leur grandeur. Tous les exemples fournis par l’histoire et la mythologie ne seront pas à retenir, ni à classer dans le même ordre, dans ces diverses perspectives. Il s’agit ensuite d’un tri, à l’échelle de chaque exemple, parmi les éléments du récit: l’accent est
mis tour à tour sur tel ou tel épisode dans l’existence d’un personnage. Christine s’exerce en somme à une dissection critique des auteurs, pour
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fabriquer ses propres livres. Cela est particulièrement frappant dans le traitement qu’elle réserve à Ovide. Les écrits de cet auteur se subdivisent à ses yeux en deux catégories nettement opposées. Les Métamorphoses, par l’intermédiaire de l’Ovide moralisé, sont un modèle pour le
prologue autobiographique du Livre de la Mutacion de Fortune: les exemples des compagnons d'Ulysse, de Tirésias ou d’Iphis expliquent la métamorphose de Christine et légitiment son projet littéraire tout entier, ils sont une manière de lester l’ouvrage avant d’en mettre l’écriture en route. Au contraire, Ovide est dénigré à plusieurs reprises dans La Cité des Dames, il est alors rangé parmi les auteurs misogynes, aux
côtés de Matheolus et de Jean de Meun”. Le tri s’effectue ici entre les différents ouvrages d’un même auteur. 3.5. L’accès aux auteurs
Les liens étroits qui se tissent entre compilation et écriture personnelle apparaissent à présent avec netteté. Les conseils prodigués par Almathée dans Le Chemin de long Estude nous indiquent tout d’abord que Christine a eu le souci de tracer sa propre voie, et par conséquent de se fixer ses propres règles d’écriture, en fonction de sa formation intellectuelle et de ses compétences personnelles. Une des conséquences de cette attitude, et non des moindres, réside dans l’importance considérable accordée par Christine aux traductions des auteurs anciens. La question de la connaissance du latin par Christine reste ouverte, on aura relevé dans L’Advision Cristine le passage où elle mentionne sa «rumination» du latin; peut-on cependant être sûr qu’elle ait maîtrisé cette langue au point de pouvoir lire les classiques ? Un certain nombre de critiques considèrent que Christine de Pizan
# Cf. Kevin Brownlee, «Ovide et le moi poétique “ moderne ” à la fin du moyen âge: Jean Froissart et Christine de Pizan», Modernité au moyen âge: le défi du passé, Brigitte Cazelles et Charles Méla éds., Genève: Droz, 1990, pp. 153-173.
# La Cité des Dames, op. cit. I, 9, p. 74: «Dame, dont vient a Ovide, qui est reputé entre les poetes le plus souverain [...] que il tant blasma femmes en plusieurs de ses dictiez si comme ou livre que il fist que il appella De l’art d'amour et aussi en cellui que il nomma De remede d'amours et en autres de ses volumes ?». Et encore, beaucoup plus loin dans l’œuvre, II, 54, p. 376: «Et entre les autres aucteurs qui de ce accusent [les femmes], Ovide, en son livre De l'art d'amours, leur donne moult grant charge ». Signalons que des traductions de l’Ars amatoria et du Remedium Amoris sont répertoriées par Robert H. Lucas (Mediaeval French Translations…., art. cit. pp. 241-242), notamment celles attribuées à un certain Jacques d'Amiens, qui datent de la fin du XIII siècle et que Christine aurait pu connaître.
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savait le latin”. L’argument essentiel en faveur de cette thèse repose sur la traduction-adaptation de la Métaphysique d’ Aristote que Christine produit dans L’Advision Cristine, œuvre qu’elle n’a pu connaître qu’à travers un commentaire latin de Thomas d’Aquin”'. Angus J. Kennedy, en se penchant sur trois citations-traductions de Maximien dans L’Epistre de la Prison de vie humaine”, suggère que Christine aurait pu travailler elle-même à partir de la source latine. Maximien est un auteur scolaire par excellence, objet d’étude des cours de rhétorique, comme nous l’indique Ernst Robert Curtius”,. Il n’en existe pas de traduction au Moyen Age. Angus J. Kennedy en arrive à une conclusion générale qui attire à juste titre notre attention sur ce qu’on pourrait appeler le
«mirage des sources »”*. Peut-être Christine ne dominait-elle pas assez cette langue pour recourir systématiquement aux textes en latin. Les clercs eux-mêmes ne rencontraient-ils pas certaines difficultés dans leurs traductions”? En %_ Cf notamment, Renate Blumenfeld-Kosinski, «Christine de Pizan and the Misoginystic Tradition », The Romanic Review, 82, 1990, pp. 279-292.
°! Cf. Christine Reno et Liliane Dulac, «L’humanisme vers 1400, essai d’exploration à partir d’un cas marginal: Christine de Pizan traductrice de Thomas d’Aquin», Pratiques de la culture écrite en France au XV: siècle, Monique Ornato et Nicole Pons éds., Louvain-La-Neuve: Fédération Internationale des Instituts d'Études Médiévales,
1995, pp. 161-178. Voir aussi, à propos des traductions du Manipulus florum par Christine dans l’Epistre Othea, Gabriella Parussa, «Christine de Pizan, une lectrice avide et une vulgarisatrice fidèle des rumigacions du latin et des parleures des belles sciences», Traduction et adaptation en France à la fin du Moyen Age et à la Renaissance, Actes du colloque organisé par l’Université de Nancy II, 23-25 mars 1995, Charles Brucker éd., Paris: Champion,
1997, pp. 161-175. Enfin, dans les Actes qui viennent d’être cités,
Liliane Dulac et Christine Reno, « Traduction et adaptation dans L’Advision Cristine de Christine de Pizan», Traduction et adaptation en France.…., op. cit., pp. 121-131.
2 Angus J. Kennedy, «Christine de Pizan and Maximianus », Medium Ævum, 54, 1985, pp. 282-283.
% Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris, P U.F, 1956 pour la traduction française; réédition P. U. F, collection Presses Pocket,
1991. Cf. p. 104. * Angus J. Kennedy, art. cit.: «These particular examples may serve to highlight, on a more general level, the degree of complexity involved in identifying Christine’s sources, even when — or especially when — these are named by the author herself: while some of her source material is clearly quoted ad litteram, much of it must be assumed to have been considerably modified either by some compiler of exerpta on which she drew or by Christine herself ». % Cf Jacques Monfrin, «Les traducteurs et leur public en France au moyen âge », L'Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIV: siècle, Actes du
colloque organisé par le Centre de Philologie et de Littératures romanes de l’Université de Strasbourg du 29 janvier au 2 février 1962, Anthime Fourrier éd., Paris: Klincksieck, pp. 247-262. Il conclut: «Le latin des chartes et des juristes ne prédisposait pas les
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somme, les connaissances de Christine en latin paraissent loin d’être inexistantes, à la lumière des dernières recherches en date, mais il ne paraît guère discutable non plus que, dans la majorité des cas, Christine effectue son travail de compilation à partir des traductions assez nombreuses qui existent à son époque. Ne rend-elle pas hommage plusieurs fois à l’entreprise de traduction des classiques lancée par Charles V, dans Le Livre des Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V bien sûr, mais aussi dans Le Chemin de long Estude: Par le tres grant desir du bien Apprendre qu’en escript on treuve Es nobles livres que on appreuve, Fist il pour celle entencion Mainte noble translacion, Qui oncques mais n’ot esté faite. Et moult fu noble oeuvre et parfaite,
Faire en françois du latin traire Pour les cuers des François attraire A nobles meurs par bon exemple. (LÉ, vv. 5016-5025).
Christine, de même que ses prédécesseurs, fait usage de l’Ovide moralisé, mais elle recourt aussi à des traductions beaucoup plus 7 N : , 2 96 récentes, par exemple celle de Valère Maxime qu’a suscitée Charles V”, ou celle du De Claris Mulieribus de Boccace, comme nous pourrons l’observer en particulier dans La Cité des Dames.
clercs à la lecture du latin classique. En témoignent les aveux de difficulté des traducteurs, Bersuire, Bauchant, Simon de Hesdin, qui ne sont pas seulement des hommages de convention aux auteurs anciens». Citons aussi l’avis de Joël Blanchard, pour qui Christine connaît mal le latin... «en tout cas pas assez pour assurer in extenso la traduction d’une œuvre à la façon d’un clerc-traducteur», voir: «Christine de Pizan: tra-
dition, expérience et traduction », Romania, 111, 1990, pp. 200-235. * Voir en particulier à ce sujet un texte qui fourmille d'emprunts à la traduction de Valère Maxime, et se reporter à l’introduction fournie par l'éditeur du texte: Christine de Pizan, Le Livre du corps de policie, Angus Kennedy éd., Paris: Champion, 1998. Sur l’usage de cette traduction dans une des œuvres de notre corpus, nous nous permettons de renvoyer à notre article: Didier Lechat, «L’Utilisation par Christine de Pizan de la traduction de Valère Maxime par Simon de Hesdin et Nicolas de Gonesse dans Le Livre du Chemin de long Estude», Au Champ des escriptures (Actes du 3° Colloque international sur Christine de Pizan, Lausanne, 18-22 juillet 1998), Eric Hicks éd., avec la collaboration de Diego Gonzales et Philippe Simon, Paris: Champion, 2000, pp. 175-196.
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IV. RÉCRITURE ET SUBJECTIVITÉ Il est une œuvre de Christine de Pizan qui n’a été publiée que très récemment pour la première fois”, bien que certaines de ses sources
aient fait l’objet d’une recherche déjà ancienne: l’Epistre Othea”. Le travail de PG.C. Campbell, souvent réutilisé depuis pour l’étude et la publication des autres textes de Christine, avait déjà mis en évidence l’importance prépondérante de l’Ovide moralisé. Cette œuvre abondamment utilisée par Machaut et Froissart, qui auraient pourtant sans doute pu accéder directement à Ovide, était un substitut tout indiqué aux Métamorphoses pour qui ne savait qu’imparfaitement le latin.
4.1. Première esquisse: l’Epistre Othea L'utilisation de cette somme mythologique si chère aux poètes du XIV° siècle devrait, semble-t-il, nous faire examiner attentivement l’Epistre Othea, d'autant qu’il s’agit d’un des ouvrages de Christine qui a connu le plus de succès: une cinquantaine de manuscrits nous en est parvenue. Quelques raisons nous retiennent cependant de l’intégrer à notre corpus: il s’agit avant tout d’un manuel d'éducation, qui passe en revue les vertus indispensables au bon chevalier, sous la forme d’une
centaine de fables versifiées, chacune composée d’un texte, généralement un quatrain, suivi d’une glose, puis d’une allégorie. Fictivement adressée à Hector, cette lettre écrite par une divinité imaginaire” fut successivement adressée à différents destinataires :Louis d'Orléans, Henri
IV d'Angleterre, Philippe le Hardi, Jean de Berry. Comme on peut s’en apercevoir à ces quelques indications, cette œuvre qui date à peu près de 1400 est étroitement liée à un modèle littéraire, le manuel d'éducation, et à un code social, les valeurs chevaleresques. Ces contraintes laissaient à Christine peu de marge pour s’exprimer personnellement. Néanmoins, le remploi des fables ovidiennes auquel elle se livre dans l’Epistre Othea n’est pas sans présenter certaines similitudes avec l’utilisation qu’en font Machaut et Froissart dans des œuvres poétiques écrites à la première per7 Christine de Pizan, Epistre Othea, Gabriella Parussa éd., Genève: Droz, 1999. Se
reporter aussi à propos de cette œuvre à Gabriella Parussa, «Le concept d’intertextualité comme hypothèse interprétative d’une œuvre: l'exemple de l’“Epistre Othea” de Christine de Pizan», Studi Francesi, 111, fascicule 3, 1993, pp. 471-493.
% Cf. P. G. C. Campbell, «L'Epiître Othea»: Etude des Sources de Christine de Pisan, Paris: Champion, 1924.
% Sur le nom d’'Othea, voir l'introduction de Gabriella Parussa, p. 20, et l’article auquel elle renvoie: Gianni Mombello, « Recherches sur l’origine du nom de la déesse Othea », Afti dell’ Accademia delle Scienze di Torino, 103, 1976, pp. 343-375.
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sonne. Cette œuvre didactique de Christine préfigure en outre à sa manière certaines préoccupations et certaines pratiques littéraires qu’on retrouve dans des textes ultérieurs, plus spécifiquement dans ceux qu’elle a forgés sur le modèle de la compilation. Les commentateurs de cette œuvre ont relevé diverses modifications apportées par Christine à sa source. Liliane Dulac, par exemple, souligne le décalage qui sépare la moralisation de la métamorphose de Yo (=Io) en vache de l'interprétation proposée par Christine®. Dans l’Ovide moralisé, l’auteur accorde à la métamorphose de Yo en génisse une valeur métaphorique: ce serait l’image du devenir d’une jeune fille grecque abandonnée par Jupiter, roi de Crète dans cette version évhémèrisante, et réduite à la prostitution’. Devenue plus tard mère maquerelle, ça n’est que sur ses vieux jours qu’elle fait profiter les Egyptiens des connaissances qu’elle détient, mais cette ultime phase de son histoire n’occupe que les 11 derniers vers d’une explication qui en comporte 72. Ce portrait de Yo en «clergesse » sur le tard permet ensuite de l’assimiler à une autre Egyptienne d’adoption, elle aussi prostituée repentante: sainte Marie l’Egyptienne. Dans l’Epistre Othea, Yo incarne la fécondité littéraire et devient une sorte de double de l’auteur lui-même. Autrement dit, la clergie prend le pas sur le péché de chair, totalement occulté par Christine. C’est à sa propre version du récit dans l’Epistre Othea que renverra Christine dans La Cité des Dames au moment d'évoquer Ysis/Isis, c’est-à-dire la déesse que Yo est devenue
aux yeux des Egyptiens'®. Judith Kellog, s'intéressant plus particulièrement à l’exemple de Cérès, montre que Christine retient le parallèle suggéré dans l’Ovide moralisé entre Cérès et le Christ, mais elle observe que l’exemple est traité avec beaucoup plus de concision dans l’Epistre Othea que dans sa source®. Dans l’œuvre de Christine de Pizan, ce sont les valeurs chevaleresques qui priment et qui deviennent le standard auquel se mesure la perfection éthique et spirituelle, tout au
long de l’Histoire'*.
10 Liliane Dulac, « Travail allégorique et ruptures du sens chez Christine de Pizan: L'Epistre Othea», Continuités et ruptures dans l'histoire et la littérature, Dominique Triaire éd., Genève: Champion-Slatkine, 1988, pp. 24-32.
101 Ovide moralisé, op. cit., t. 1, pp. 143-145 (livre I, vv. 3833-3904). 1% La Cité des Dames, op. cit. I, 36, p. 176. 1% Judith Kellog, «Christine de Pizan as Chivalric Mythographer, L'Epistre Othea», The Mythographic Art. Classical Fable and the Rise of the Vernacular in Early France and England, Jane Chance éd., Gainesville: University of Florida Press, 1990, pp. 100-124.
Toute étude de l’Epistre Othea et de son esthétique doit désormais prendre pour base les pages consacrées à ce sujet par Gabriella Parussa dans son introduction (pp. 1330 pour les pratiques de compilation et de récriture; pp. 31-70 pour les sources).
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Cette manière de relier les exemples à l’axe directeur qu’elle s’est fixé est caractéristique de l’attitude de Christine et ne nous étonne plus, après les observations que nous avons faites sur la structuration allégorique d’œuvres comme Le Livre de la Mutacion de Fortune ou L'Advision Cristine. Les modifications ou les choix qu’elle effectue dans les récits mythologiques relèvent d’une seule intention: adapter la matière dont elle dispose à son propos, à ce qu’elle veut démontrer. Liliane Dulac voit dans cette pratique une spécificité de l’allégorie médiévale. Travail d'interprétation mais aussi de création, cette démarche révèle une confiance illimitée dans les possibilités de renouvellement de la matière mythique. Cependant, il y a plus: l’Epistre Othea, en mettant en relation le présent avec un passé mythique, laisse apparaître une conception spécifique de l'Histoire, qui s’affirme dans des œuvres ultérieures et qui influe nettement sur la récriture des fables ovidiennes. Deux éléments sont particulièrement frappants. Premièrement, Christine souligne le rôle des femmes, cela prend souvent la forme d’une apologie. Celle-ci occupe une certaine place dans l’Epistre Othea, dont l’horizon d’attente est pourtant plutôt un public masculin. Les exemples de Yo et de Cérès que nous avons mentionnés témoignent de cette mise en avant des femmes et des apports culturels dont l’humanité leur est redevable. En second lieu, les exemples mythologiques ne sont pas seulement pour Christine l’occasion commode d'établir des analogies entre deux univers culturels a priori éloignés l’un de l’autre. L'auteur de l’Ovide moralisé prend visiblement plaisir à multiplier les allégories, c’est-àdire les moralisations, qui sont autant de démonstrations ostentatoires de sa culture et de sa virtuosité dans le maniement des idées. Démon de l’analogie mis à rude contribution pour l’exemple de Cérès que nous
évoquions®. Au contraire, les récits anciens de l’Epistre Othea, plus qu’ils ne creusent un fossé entre passé et présent, démontrent la pérennité de certains comportements ou de certaines valeurs: les vertus chevaleresques apparaissent comme un élément de continuité entre les époques païenne et chrétienne. On pourrait objecter, quant au premier point, que la défense des femmes est un leitmotiv dans l’œuvre de Christine, même dans ses
15 Ovide moralisé, op. cit., t. 2, pp. 232-261 (livre V, vv. 2089-3450). Récit concernant Cérès: vv. 2089-2299 (soit 211 vers). Allégorisations :vv. 2783-3450 (soit 668 vers).
Entre les deux se glisse une longue digression de 483 vers sur l’erreur des poètes anciens, plus attentifs aux créatures qu’au Créateur, qui justifie plus ou moins cette dilatation moralisante.
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poésies lyriques, c’est-à-dire dès ses débuts en littérature. Mais il ne s’agit, au départ, que d’un lieu commun courtois. La part personnelle que Christine investit dans la cause féminine se dessine progressivement. Une étape de cette évolution se décèle dans l’Epistre Othea, mais la complexité de la question, et surtout les problèmes spécifiques d’identité qu’elle pose à Christine ne se déploient que dans La Cité des Dames. Le rôle des femmes dans l’histoire de l’humanité avait déjà été effleuré par Christine, et aussitôt laissé de côté, dans Le Livre de la Mutacion de Fortune. Après avoir passé en revue les différents «estats » du monde, et avoir montré qu'aucune condition sociale ne mettait à l’abri des revers de fortune, Christine s’excuse de ne pas avoir consacré
une section aux femmes: Et aussi plusieurs se pourroient Merveiller, qui mes diz orroient,
Pourquoy, quant de divers estas Parlay, que ne nommay ou tas Les meurs femenins et les vices D'’aucunes femmes en meurs nices; Mais por ce ne l’ay fait, sanz faille, Qu'il m'est vis que, quoique defaille Femme, car il n’est nul sanz vice, Leur plus grant meffait ou malice Empire pou l’estat du monde. (MF, vv. 6617-6627)
Les femmes n’ont, aux yeux de Christine, guère de responsabilité dans les malheurs de la société, on les tient pour bien plus fautives qu’elles ne le sont en réalité. Cette sorte de parenthèse anticipe sur une œuvre «à faire»: La Cité des Dames. Mais tout comme certains détails de l’Epistre Othea, elle met en outre en évidence les liens difficiles à démêler qui unissent chez Christine de Pizan le rôle de la femme dans la société, la conception de l'Histoire et l'interrogation réflexive qu’elle mène sur sa propre identité de femme et d’écrivain. 4.2. La Cité des Dames: un aboutissement
Certainement, La Cité des Dames est le texte de Christine où la question de l'identité se trouve posée de la manière la plus aiguë et la plus dramatique, nous l’avons vu à travers les révisions qu’elle apporte au modèle du songe, et aussi dans les réactions contradictoires que déclenche en elle la lecture de Matheolus. C’est à l’étude de cette œuvre
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que nous nous attacherons à présent, en nous servant tout particulièrement des observations déjà faites sur l’acte de compilation, et en nous concentrant sur l’image que Christine livre d’elle-même: sorte d’autoportrait fragmenté, bribes autobiographiques qu’elle entrelace aux exemples de femmes célèbres. Cela nous amènera à préciser les méthodes de compilation de Christine dans La Cité des Dames. L'œuvre se présente apparemment comme une mosaïque d'exemples majoritairement empruntés à la traduction française du De Claris Mulieribus de Boccace, c’est-à-dire à l’ouvrage intitulé Des Cleres et nobles femmes. Encore convient-il de vérifier cette filiation, souvent invoquée par Christine elle-même, et d’envisager les modifications dont ces emprunts s’accompagnent. La Cité des Dames fourmille d’allusions aux œuvres, déjà nombreuses, que Christine a écrites avant 1405, et le fait que l’auteur se cite lui-même n’est pas indifférent à qui se penche sur l’identité poétique de Christine et sur son statut
comme
d’écrivain.
Ainsi
Droiture
mentionne-t-elle
à deux
reprises,
pour éviter à Christine de se répéter, son Epistre au Dieu
d’amours'®. Dans le cas d’un certain nombre de fictions, celles de Minerve (I, 34)7, Cérès (I, 35), Isis (I, 36), par exemple, se superpose aux rubriques correspondantes du Des Cleres et nobles femmes la réminiscence des récits que Christine elle-même a déjà composés dans d’autres contextes: Livre de la Mutacion de Fortune et Epistre Othea, en l’occurrence. La Cité des Dames est le point d’aboutissement d’une problématique en gestation dans des œuvres antérieures, elle est aussi le réceptacle de quantité de matériaux longuement accumulés, matériaux qui ne sont plus neufs. Les ouvrages dont on admet l’influence sur Christine pour Le Livre de la Mutacion de Fortune sont ici encore à l’arrière-plan: l’Ovide moralisé ou encore L'Histoire ancienne jusqu'à César, œuvre résultant elle-même d’une compilation du début du XIII siècle, à laquelle est emprunté le récit du combat entre Hercule et Thésée et deux
amazones, Ménalippe et Hippolyte (I, 18) par exemple '*, épisode tota1% La Cité des Dames, op. cit., I, 47, p. 336, et II, 54, p. 376. 10 Pour chaque «dame» de la cité, personnage mythologique, historique ou biblique, nous indiquerons l’emplacement du récit entre parenthèses: numéro de la partie en chiffres romains, numéro du chapitre en chiffres arabes.
18 Encore certaines sources du Livre de la Mutacion de Fortune sont-elles plus anciennes, comme l’a démontré à propos de Troie Catherine Croizy-Naquet, « La ville de Troie dans Le Livre de la Mutacion de Fortune de Christine de Pisan (vv. 1345721248)», Bien dire et bien aprandre, 10 (Troie au Moyen Age), 1992, pp. 17-33. Le pro-
tocole descriptif adopté par Christine autoriserait à rapprocher sa version de celle de Benoît de Sainte Maure dans le Roman de Troie, écrit vers 1160.
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lement absent du Des Cleres et nobles femmes. C’est aussi une œuvre qui doit beaucoup aux traductions les plus récentes: celle de La Cité de Dieu de saint Augustin, faite pour le compte de Charles V par Raoul de Presles, a probablement inspiré à Christine le titre de son livre"”; celle des Facta et dicta memorabilia de Valère Maxime, commencée par Simon de Hesdin et achevée vers 1400-1401 par Nicolas de Gonesse, a fourni à Christine plus d'exemples qu’elle ne veut bien l’avouer, comme nous tenterons de le montrer. Enfin, Christine a fait elle-même œuvre de traductrice — non pas à partir d’un texte latin, il est vrai — en intégrant quatre nouvelles tirées du Décaméron de Boccace dans La Cité des
Dames!" En définitive, Boccace est loin d’être la source exclusive de La Cité
des Dames, et une des manières dont Christine remet radicalement en cause la structure et le sens du De Claris Mulieribus est l’ajout, dans la troisième partie de son ouvrage, d'exemples de femmes chrétiennes, empruntés au Miroir historial, traduction du Speculum historiale de Vincent de Beauvais. Des exemples de femmes contemporaines plus ou moins célèbres achèvent de désenclaver le monde païen dans lequel se cantonnait Boccace. Même dans les nombreux passages où Christine cite explicitement Boccace, et en apparence littéralement, elle modifie généralement la perspective proposée par son modèle. Il serait plus juste de dire qu’elle crée de toutes pièces sa propre perspective, tant l’ordre adopté dans le De Claris Mulieribus paraît aléatoire. Le Des Cleres et nobles femmes se présente comme une longue énumération de femmes illustres, sorte de galerie de portraits où les récits sont invariablement introduits par la même formule :«Cy après s’ensuit l’ystoire de ...», sans souci visible 1® Le parallèle entre les deux cités est indiqué par Christine elle-même à la fin de son ouvrage: «Cité des Dames, de laquelle se peut dire: Gloriosa dicta sunt de te, civitas Deil», La Cité des Dames, op. cit., HI, 18, p. 496.
"0 Si l’on exclut Griseldis (IL, 50) dont l’histoire était connue et attestée en français avant 1405 — grâce à la traduction du récit en latin par Pétrarque, et sa retraduction en français par Philippe de Mézières — trois récits sont empruntés au Décaméron et traduits pour la première fois: ceux de la femme de Bernabo le Génois (IT, 52), de Sigismonde (II, 59), et d’Isabeau (II, 60). Cf, au sujet de ces traductions, Gabriel Bianciotto, «Langue conditionnée de traduction et modèles stylistiques au XVE® siècle», Sémantique lexicale et sémantique grammaticale en moyen français, Colloque organisé par le Centre d'Etudes linguistiques et littéraires de la Vrije Universiteit Brussel (28-29 septembre 1978), Bruxelles, [1978], pp. 51-78. Dans le cas de l’histoire de Griseldis, il est à noter aussi que le récit figure dans Le Mesnagier de Paris, ouvrage de l’extrême fin du XIV: siècle. Voir l’édition-traduction de ce texte par G. E. Brereton et J. M. Ferrier éds., et K. Ueltschi trad. Paris: Librairie Générale
Française (Le Livre de Poche, coll.
«Lettres Gothiques », n° 4540), 1994, pp. 192-230.
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de transition. Tout au plus observe-t-on, chez Boccace, une approximative subdivision chronologique de l’œuvre: la première femme, Eve, sert de point de départ ;viennent ensuite des personnages empruntés à la mythologie ou à la poésie classique, avec l’exception notable de Sémiramis; puis arrivent des femmes du monde antique, références historiques et littéraires confondues, avec quelques exceptions, là encore, provenant cette fois de la Bible; enfin interviennent quelques femmes
du Moyen Âge!!!, Au contraire, Christine insiste à plusieurs reprises sur la prééminence de certains exemples, texte et redoublant le titre-métaphore commence l'élaboration de la cité. utilise à des pierres, Raison s’adresse
soulignant ainsi la construction du de l’œuvre. C’est le cas quand elle Comparant les exemples qu’elle à Christine dans ces termes:
Si prens la truelle de ta plume et t’apprestes de fort maçonner et ouvrer par grant diligence, car voycy une grande et large pierre que je vueil qui soit la premiere assise ou fondement de ta Cité. Et saches que Nature propre la pourtray par les signes d’astrologie pour estre mise et alouee en ceste oeuvre. (CD, L, 14, p. 104)172
La notion d’ordre revient au moment
où la cité est architecturale-
ment achevée et où 11 s’agit de la peupler: Et voycy ceste noble royne Hipsiscrate, fernme jadis du riche roy Mitridates, pour ce que moult est d’ancian temps et sa valeur de grant dignité, premiere y hebergerons ou lieu et noble palais qui lui est appresté. (CD, 11M3;p. 250)
Boccace juxtapose une série d’anecdotes indépendantes les unes des autres, tandis que Christine inscrit les exemples féminins qu’elle utilise dans une logique argumentative. Le cadre allégorique de La Cité des Dames, subdivisé en trois parties présidées respectivement par Raison, Droiture et Justice, soutient constamment le discours persuasif de l’auteur. L'objectif de la démonstration, et les objections qu’elle soulève, sont en permanence rappelés par les dialogues fictifs que Christine entretient tour à tour avec chacune des trois allégories tutélaires. C’est à la logique de La Cité des Dames et à ses enchaînements que nous aimerions nous arrêter à présent. Passer en revue les 136 chapitres de l’œuvre serait fastidieux. Aussi bien, quelques articles traitent d’ores et déjà des transformations apportées par Christine à sa matière pre-
111 Boccace, De Mulieribus Claris, Vittorio Zaccaria éd., Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, Vittore Branca éd., vol. 10, Milano :Mondadori, 1967. Cf. Introduction, p. 7.
112 La première pierre n’est autre que Sémiramis (I, 14).
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mière. Lorsqu’elle s’est intéressée à la compilation, et aux questions d’autorité et de légitimité qui l’escortent, la critique s’est tout particulièrement arrêtée sur La Cité des Dames, à juste titre pensons-nous. Outre l’article de Joël Blanchard déjà cité, qui traite de la compilation en général, plusieurs auteurs se sont penchés sur les exemples de l’œuvre. La confrontation la plus complète entre Christine et Boccace a été accomplie
par Patricia A. Philippy'®. Eleni Stecopoulos et Karl Uiti * se sont concentrés, quant à eux, sur trois exemples mythologiques :Cérès, Médée
et Minerve. Christine Reno!”, enfin, dans une étude plus ancienne mais très suggestive, s'intéresse au concept de virginité tel que Christine de Pizan l’élabore et l’utilise. Elle montre que cette notion n’informe pas seulement la troisième partie de l’ouvrage, et qu’elle est utilisée parfois de manière ambiguë, ou du moins métaphorique. Nous nous sommes efforcé d’étudier des exemples laissés de côté par ces critiques, quitte à rejoindre certaines de leurs conclusions au bout du compte. Notre enquête, même si elle s’attarde nécessairement sur certains détails textuels, vise plus spécialement que les articles cités à mettre en évidence les liens qui unissent récriture et subjectivité. C’est pourquoi certains exemples déjà envisagés par d’autres, notamment par Patricia A. Philippy, comme ceux des femmes de lettres, ou ceux des femmes peintres abordés par Emmanuèle
Baumgartner!!, seront néanmoins à nouveau évoqués. Il nous paraît intéressant de nous arrêter d’une part à la structuration d’une série linéaire: succession de 17 chapitres consacrés au mariage dans la deuxième partie (II, 13-29); d’autre part aux exemples de femmes de lettres qui parsèment La Cité des Dames, et qui constituent un ensemble dans lequel Christine se projette assez volontiers, comme on s’y attend. Nous serons particulièrement attentif à deux aspects,
"5 Patricia A. Philippy, «Establishing authority :Boccaccio’s De Claris Mulieribus and Christine de Pizan’s Le Livre de la Cité des Dames»,
1986, pp. 167-194.
The Romanic Review, 71,
" Eleni Stecopoulos et Karl Uiti, «Christine de Pizan's Livre de la Cité des Dames: the Reconstruction of Myth», Mélanges offerts à Chariry C. Willard, Reinterpreting Christine de Pizan, Earl Jeffrey Richards éd., Athens and London: The University of Georgia Press, 1992, pp. 48-62.
"$ Christine Reno, « Virginity as an ideal in Christine de Pizan's Cité des Dames», Ideals for Women in the Works of Christine de Pizan, Diane Bornstein éd., Michigan Consortium for Medieval and Early Modern Studies, 1981, pp. 69-90.
"6 Emmanuèle Baumgartner, «Images de l'artiste, image du moi dans Le Livre de la Cité des Dames de Christine de Pizan», L'Artiste en représentation, René Démoris éd., Actes du colloque Paris III-Bologne organisé par le Centre de Recherches Littérature et Arts visuels (Université de la Sorbonne nouvelle, 16-17 avril 1991), Desjonquères, 1991, pp. 11-20.
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souvent liés:d’abord à la manière dont est composée/compilée La Cité des Dames, ce qui nous amène naturellement à confronter les épisodes traités par Christine à leurs sources supposées et à étudier leurs enchafnements dans le texte fait de matériaux remodelés ; ensuite à la présence de Christine dans son œuvre, non pas seulement comme instance organisatrice invisible, mais comme auteur livrant un peu de lui-même, se situant par rapport aux exemples qu’il évoque. 4.2.1. Les réponses de Christine aux satires anti-matrimoniales Une séquence de 17 ou 18 chapitres, jusqu’à présent délaissée par la critique, se détache assez nettement à l’intérieur de la deuxième partie de La Cité des Dames: à partir des chapitres 12 et 13, Droiture annonce à Christine: Dés or me semble, chere amie, que bien est avancié nostre edefice [...].
Si est bien desorenavant qu’a peupler commencions ceste noble Cité affin qu’elle ne soit vague ne vuide. (CD, II, 12, p. 250)
À ce décrochage allégorique et métaphorique, par lequel on passe des femmes-pierres aux femmes-habitantes de la cité, correspond un tournant dans la démonstration. Après avoir illustré les compétences des femmes dans plusieurs domaines, politique et littéraire notamment, Christine aborde une question fondamentale, soulevée par Matheolus: celle du mariage. Les classiques de la satire anti-matrimoniale sont mentionnés presque au complet, à l’exception de Juvénal, dans le chapitre 13: Et mesmement Valere a Ruffin en escript, et Theofrastus en son livre dit que nul sage ne doit prendre femme. (CD, Il, 13, p. 252)
Ces allusions à Théophraste et à une épître de Valère à Rufin ne sont pas sans rappeler le discours du mari jaloux, enchâssé dans le discours
d’Ami, dans Le Roman de la Rose'"”, d’autant que le recours plus ou moins formel à ces auteurs était déjà passé par plusieurs intermédiaires
avant de parvenir jusqu’à Jean de Meun ". Le renvoi à ces autorités fic17 Cf. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, Félix Lecoy éd. op. cit. Allusion à Théophraste au t. 2, vv. 8531-8566, pp. 10-11, et à l’épître de Valère à Rufin aux vv. 8657-8704, pp. 14-15.
M8 Cf, à ce sujet, Jean Batany, Approches du Roman de la Rose, Paris: Bordas, 1974, p. 61: «Jean de Meun, semble-t-il, s'inspire directement de [Jean de Salisbury et Gautier Map], c’est-à-dire qu’il cite Théophraste au troisième ou quatrième degré, à travers deux ou trois intermédiaires, attribuant même le texte de Gautier Map [= Dissuasio Valerii ad Rufinum ne uxorem ducat ] à un “Valerius” qui n’a pas existé ».
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tives, dont aucun livre n’a jamais été lu par ceux qui les invoquent, a bien moins valeur de référence que de signal, il marque le seuil d’une séquence plus ou moins polémique. À l’autre extrémité de la série, à partir du chapitre 30, Christine quitte le terrain du mariage pour passer à des considérations plus générales sur ce que les femmes apportent au monde, il s’agit d’une autre phase de la démonstration et les exemples bibliques qui s’y mêlent — Judith (IL, 31), Esther (II, 32) — créent aussi une rupture par rapport aux exemples majoritairement romains, parfois grecs, mais aussi contemporains, qui illustraient le propos de Christine sur le mariage. Autre écho du Roman de la Rose, les cinq derniers chapitres de la séquence en question (II, 25-29) visent à prouver la discrétion des femmes et la sagesse des conseils qu’elles prodiguent à leurs époux. Comment ne pas reconnaître dans ces exemples un argumentaire en règle contre la tirade antiféministe de Genius, reprochant aux femmes leurs indiscrétions'°? L’allusion à Jean de Meun est du reste explicite au début du chapitre 25, même si elle ne renvoie pas à un passage précis du Roman de la Rose. L’encadrement de cette séquence par des allusions assez transparentes au discours du mari jaloux en amont, et au discours de Genius sur la femme curieuse en aval, suffirait à nous convaincre qu’une structuration concertée sous-tend l’ensemble. De surcroît, les chapitres 14 à 29 se subdivisent clairement en trois sous-parties de cinq ou six chapitres chacune, réfutant à chaque fois un préjugé misogyne: les chapitres 14 à 18 démontrent le courage des femmes qui accompagnent leurs maris face à l’adversité; les chapitres 19 à 24 illustrent la fidélité des femmes, y compris quand leurs maris sont vieux ou quand ils sont des hommes sages, c’est-à-dire des «clercs» pour parler en termes médiévaux; les chapitres 25 à 29 prouvent qu’une femme peut garder des secrets, et peut même être de bon conseil pour son époux: autrement dit elle peut faire un usage raisonnable de la parole, et ne pas s’exprimer à tort et à travers.
À l’intérieur de chaque «sous-partie », on observe une savante gradation. Le courage des femmes est d’abord illustré par les exemples d’Hypsicratée!? (II, 14) et de Triaire (IL, 15), qui accompagnèrent toutes
deux leurs maris respectifs au combat. Viennent ensuite des exemples d’une fidélité plus durable encore, par-delà la mort: Artémise (II, 16) 1? Cf. Le Roman de la Rose, op. cit. t. 2, Vv. 16293-16670, pp. 245-257. 0 La graphie des noms propres est parfois fantaisiste chez Christine de Pizan.
Nous adoptons l'orthographe des traducteurs de La Cité des Dames, sauf dans les citations bien entendu. Cf. La Cité des Dames, texte traduit et présenté par Thérèse Moreau et Eric Hicks, Paris: Stock/Moyen Age, 1986.
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fait construire le fameux Mausolée à la mémoire de son mari; Argie (II, 17) transgresse l’interdit de Créon pour enterrer son mari Polynice; Agrippine enfin (II, 18) va jusqu’à se laisser mourir après le décès de Germanicus. Gradation d’autant plus remarquable qu’elle est une réorganisation complète d'exemples disséminés dans l’œuvre de Boccace. Il s’agit respectivement des rubriques 78, 96, 57, 29 et 90 du Des Cleres et nobles femmes, autant dire que le va-et-vient de Christine est constant dans la carrière qu'offre Boccace pour son chantier en construction. La fidélité des femmes est d’abord prouvée par des exemples de femmes jeunes respectueuses de leurs vieux époux: Julie (IT, 19), fille de César et femme de Pompée; Tierce Emilie (II, 20), femme de Scipion, d’autant plus méritante qu’elle ferme les yeux sur les écarts extra-conjugaux de son vieux mari. Christine passe ensuite aux femmes d'hommes «sages »: Xantippe (IL, 21), femme de Socrate, et Pauline (II, 22), femme de Sénèque, homme à la fois vieux et sage. Il s’agit là d’un point crucial de la démonstration, la satire anti-matrimoniale s’acharne
en effet depuis toujours à répéter que le mariage est incompatible avec l'idéal de sagesse et avec une vie d’étude. Deux chapitres achèvent cette sous-partie en montrant la fidélité de Sulpice (IL, 23) envers Cruscellion, son mari proscrit, et celle des femmes des Minyens (IL, 24) qui sauvèrent leurs maris de la peine capitale. Là encore, l’ordre adopté par Christine n’a rien à voir avec l’emplacement des récits dans Des Cleres et nobles femmes: rubriques 81 et 74 pour les deux premiers, 93, 85 et 31 pour les trois derniers, entre lesquels se glisse le cas de Xantippe tiré d’une autre source. Encore faut-il préciser que Christine ajoute pour chaque catégorie de femmes fidèles des exemples contemporains: la comtesse de Coemen,
comme
Tierce Emilie, fait bonne figure à son
mari malgré ses incartades ; la femme de Du Guesclin est rapprochée de Pauline pour la différence d’âge qui les sépare de leurs maris; des femmes anonymes, semblables à Sulpice, refusèrent de se séparer de leurs époux, malades ou peu vertueux, malgré les pressions familiales. À la volonté démonstrative que dénote l’agencement des exemples s’unit ici nettement l’idée d’une permanence des vertus féminines. En filigrane transparaît donc la conception historique dont on relevait déjà des traces dans l’Epistre Othea: il n’y a pas de rupture entre les femmes illustres des Anciens, malheureusement païennes, et les exemples de chrétiennes, malheureusement trop contemporaines, dépourvus de l’autorité que donnent aux premières les attestations écrites. L'idée de continuité historique entre toutes les femmes que la terre a portées se trouvera consolidée encore par la troisième partie de l’ouvrage, entièrement consacrée aux vierges et aux saintes chrétiennes. Mais au sein de cette séquence sur un sujet précis, le mariage, le syncrétisme historique
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dont Christine fait preuve est aussi une manière d'annoncer qu’elle plaide la cause de ses contemporaines, et bien sûr sa propre cause. Le mélange typique de Christine d'exemples anciens et modernes est à rapprocher de sa pratique d’historiographe, telle que l’a bien
décrite Joël Blanchard'”!. Elle serait la première à quitter les sentiers battus des «miroirs des princes» dans Le Livre des Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V et à parler «singulièrement» du roi: «à contre-courant de la tradition, Christine entrelace pendant plus de trois cents pages la compilation morale et les apports personnels d’un témoi-
gnage historiquement vécu». Dans La Cité des Dames, les exemples les plus proches dans le temps sont un maillon intermédiaire entre les femmes du passé et Christine elle-même. Elles sont une des conditions nécessaires à l’autoportrait de Christine, dont elle glisse des fragments ici et là. Le principe est le même que dans Le Livre des Fais..., mais ce ne sont plus les «particularitez » du roi qui se trouvent mises en relief, ce sont celles de Christine. Poursuivons le survol de cette défense du mariage contre ses détracteurs et venons-en aux cinq derniers chapitres. Les trois premiers 1llustrent la discrétion dont les femmes sont parfois capables. Porcia (IT, 25), fille de Caton et femme de Brutus, apprenant que son époux est mêlé au projet d’assassinat de César, tente de l’empêcher d’y participer sans pour autant rien révéler de ce secret. Elle n’évite malheureusement ni la mort de César, mi celle de Brutus lui-même. Ne désirant pas survivre à son mari, elle se donne la mort en avalant des charbons ardents. Turia (IL, 26), que Christine appelle Curia, sauve son mari de la mort et de
l’exil en le cachant dans sa propre chambre. Une Romaine anonyme (II, 27) qui hébergeait des conspirateurs au temps de Néron se trouve arrêtée, interrogée et torturée, mais rien ne la convainc de dénoncer les hommes qu’elle cachait sous son toit. C’est le seul exemple de la séquence qui ne se rattache pas, à vrai dire, à la problématique du mariage ;mais on en perçoit cependant bien la fonction dans la progression: l’héroïsme féminin est ici porté à son comble. Les deux derniers chapitres, enfin, présentent une nouvelle facette de la rhétorique persuasive dont Christine accompagne toujours l’acte de compilation. Ils envisagent les conseils prodigués par les femmes à leurs époux sous deux
jours différents, pour arriver à une même conclusion. D’une part, le fait de ne pas suivre les conseils de leurs épouses a précipité plus d’un homme au devant de grands dangers (II, 28). D’autre part, des hommes 7! Joël Blanchard, «Christine de Pizan: tradition, expérience et traduction», Romania, 111, 1990, pp. 200-235 (plus spécialement, pp. 212-221).
12 Jbid.,p.215.
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plus avisés n’ont eu qu’à se louer des conseils de leurs femmes (IL, 29). Ces chapitres tirent une force supplémentaire de leur aspect énumératif : le chapitre 28 passe en revue Porcia, femme de Brutus; la femme de César; Julie, première femme de Pompée ;Cornélie, seconde femme de Pompée ;Andromaque, femme d’Hector. Le chapitre 29 traite de l’empereur Justinien et d’ Alexandre, bien inspirés de suivre les recommandations de leurs épouses. On ne peut manquer d’être frappé, au passage, par le remploi astucieux des exemples de Porcia et de Julie dans le chapitre 28, alors que leurs vies avaient déjà été évoquées (II, 25 et II, 19 respectivement). Tout comme l’emploi des exemples contemporains dans la sous-partie précédente, cette pratique de la redite, ou de la répartition d’un exemple entre plusieurs points stratégiques du parcours argumentatif, est une des spécificités de la compilation «à la manière de» Christine. Regrouper plusieurs fragments de récits en un chapitre, au service d’un seul argument, est une façon de signer la conclusion de tout un pan de La Cité des Dames. Une fois de plus, la confrontation au Des Cleres et nobles femmes n’éclaire que très partiellement les sources de Christine: pour la première fois dans l’échantillon que nous avons retenu, deux rubriques consécutives de Boccace (82 et 83) se retrouvent à la suite dans La Cité des Dames (I, 25 et 26); en revanche, on ne retrouve pas trace de la Romaine anonyme (II, 27) dans le Des Cleres...,
et les deux chapitres suivants résultent, comme nous venons de l’expliquer, d’une savante alchimie. Aux effets de structure que produit la compilation/réorganisation de Christine, et aux effets de sens qui en découlent puisqu'il s’agit d’une solide logique argumentative, il convient d’ajouter les retouches de détail que l’auteur apporte aux récits transmis par la tradition. Nous ne saurions passer à nouveau en revue la totalité des exemples énumérés une première fois, nous ne retiendrons que les cas qui nous ont semblé, après confrontation avec la version donnée par Boccace, les plus significatifs ou les plus problématiques. Commençons avec le premier chapitre de la séquence, consacré à Hypsicratée (II, 14). Voici le cas assez exemplaire d’un récit rattaché à la fois à sa source («ce dit Bocace, qui ceste histoire racompte »!*) et aux discours misogynes que Christine entend réfuter («[...] contre ce que le philosophe Theofrastus dit, touchant ceste matiere...»!#), La récriture se présente comme une mise en relation de ces auteurs, qui se
méconnaissent l’un l’autre, comme une réfutation de Théophraste grâce à la relecture de Boccace. Qui dit relecture dit adaptation, et les prin13% La Cité des Dames, op. cit., I, 14, p. 258.
Ébid:
420
«DIRE PAR FICTION »
cipes qui guident Christine sont, avant tout, ceux de l’abrègement et de la stylisation. En nous reportant à la rubrique 78 du Des Cleres et nobles femmes, nous nous rendons compte que l’histoire d’Hypsicratée est assez détaillée;elle se subdivise à peu près en quatre parties, correspondant à des phases successives de sa vie: loyauté et fidélité d'Hypsicratée, malgré les concubines qu'avait Mithridate; renoncement à la vie de luxe et d’oisiveté pour accompagner son mari au combat; réconfort apporté à son époux en exil; lutte de Mithridate contre son fils, enfin, et ingratitude de cet homme faisant périr ses filles, ses concubines et sa femme par empoisonnement quand il sent que sa ruine définitive approche. Boccace conclut néanmoins que rien n’empêchera le souvenir d’Hypsicratée de perdurer: Mais le nom d’icelle par les memoires des nobles lettres et reverences a nous venues par renommee solempnelles perpetuellement vivra, et pour certain ou temps a venir par longue aage ne pourra par fraude estre oublieel*.
C’est en particulier sur la fin du récit que Christine a sévèrement raccourci son modèle :elle fait totalement l’impasse sur les querelles opposant Mithridate à son fils et surtout sur la fin tragique d’Hypsicratée. Autrement dit, elle réduit la destinée de son héroïne à trois étapes seulement: fidélité à Mithridate; elle l’accompagne au combat et s’arme coinme un chevalier; elle le réconforte pendant l’exil. La suppression du dernier épisode permet à Christine de ne pas quitter le personnage féminin des yeux, tandis que Boccace procède à une sorte de digression dans laquelle Mithridate vient au premier plan. De surcroît, dans la logique argumentative de Christine, l’ingratitude du mari ternirait l’exemplarité du récit: les sacrifices d’une femme paraîtraient n’attirer aucune reconnaissance. Cette omission volontaire produit deux effets: d’abord, elle donne à l’exemple d’'Hypsicratée la coloration idyllique d’une histoire d’amour. La phrase qui clôt le chapitre est un happy end, surtout par rapport à la version de Boccace: Elle lui faisoit si oublier [leurs tribulations] que souvent il disoit qu’il n’estoit point hoinme exillé, ains lui sembloit que il fust tres delicieusement en son palais avec sa loyal espouse. (CD, IT, 14, p. 260)
Ensuite, cette récriture place en son centre l’épisode guerrier au cours duquel Hypsicratée remplace ses bijoux et autres parures fémiDes Cleres et nobles femmes, op. cit., t. 2, p. 85 (78e rubrique).
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nines par des armes de combat. Voilà qui revient à faire la part plus belle que chez Boccace, proportionnellement, à la «métamorphose » d’Hypsicratée. Un mot attire notre attention, car il nous apparaît comme une rémanence de ce que Christine a si souvent dépeint comme des «mutacions» plus ou moins parentes des fables ovidiennes, c’est le verbe «convertir »: La tendreté de son beau corps, jeune et delié et souef nourri, estoit convertie si comme en un tres fort et viguereux chevalier armé. (CD, II, 14, p. 258)
Cette formulation, que nous ne retrouvons pas dans Des Cleres et nobles femmes, pourrait bien être la trace d’une poétique ovidienne, dirons-nous pour parler vite. C’est, en tout cas, une des nombreuses occurrences où la femme, pour être digne d’entrer dans la Cité des dames, doit se transformer en homme. Les très nombreux exemples de femmes guerrières, parmi lesquelles figurent bien sûr Sémiramis, les Amazones et tant d’autres, montrent que Christine ne se débarrasse pas si aisément qu'elle en a l’air au début de cette œuvre du modèle de la Mutacion de Fortune, c’est-à-dire du fantasme d’une métamorphose en homme. Une autre hypothèse permettrait cependant d’expliquer ce terme «convertir », et rendrait aussi compte d’autres désaccords entre Christine et sa source avouée. Le récit d’Hypsicratée figure en effet chez un autre auteur, nommé en quelques occasions dans La Cité des Dames: Valère Maxime. Cela n’a rien de très étonnant, puisque Valère Maxime fait partie des auteurs très diffusés en Italie au XII siècle et qu’il est
répertorié comme une des sources de Boccace lui-même'*. Mais l’historien latin a été récemment traduit au moment où Christine écrit et, les divers intermédiaires aidant, une même histoire est souvent traitée assez différemment d’une œuvre à l’autre. Dans les Actions et Paroles Mémorables, le cas d’Hypsicratée est évoqué au chapitre 6 du livre IV, intitulé «De Amore Conjugali», ou « D’ Amour de mariage » dans la traduction de Simon de Hesdin. Cette version du récit est encore plus brève que celle de Christine, et n’a pas pu suffire à lui donner tous les détails qu’elle retient, elle ne saurait donc faire figure de source unique pour cet exemple précis. La Cité des Dames n’en présente pas moins quelques similitudes avec ce texte, notamment dans les termes qui dépeignent la métamorphose de l’héroïne:
16 Cf. Boccace, De Mulieribus Claris, V. Zaccaria éd., op. cit., introduction p. 13 et recensement des sources dans les notes du texte, pour chaque chapitre, en fin de volume.
422
«DIRE PAR FICTION » Hypsicratea la royne ama aussi Mitridates son mari de tres grant amour pour lequel en lieu de deduit elle convertit la tres grant beauté de sa fortune en semblant en habit de homme, car elle tondit ses cheveulz et se coustuma de forme et courre a cheval toute armée [...]!?7
Par sa brièveté et sa structure bipartite — Hypsicratée accompagne son mari au combat, puis en exil — la version de Simon de Hesdin serait aussi un modèle plus prégnant que Boccace. À la suite de Valère Maxime, Simon de Hesdin achève son récit sur le réconfort que l’épouse apporte à Mithridate en exil, et sa dernière formule est bien proche de celle que Christine a choisie pour achever sa vie d’Hypsicratée : Et celle grant foy et amor en temps de fortes et aspres choses fut a Mitridates tres grant sollaz, car il lui sembloit, quant il veoit sa femme
avecques lui qu’il vagoit par le pais avecques toute sa maison et sa NÉS Die
Une assertion du même genre figure certes chez Boccace, mais elle ne fait pas office de chute dans son chapitre. On relèverait sans peine d’autres exemples d’abrègement qui portent sur la fin d’un récit. Par exemple, Christine achève l’histoire d’ Artémise
(II, 16) en chantant les louanges du Mausolée, qu’elle range classiquement parmi les sept merveilles du monde: tandis que Boccace poursuit la longue rubrique qu’il consacre à cette femme en racontant la victoire qu’elle remporte au cours d’une bataille navale contre des ennemis
venus de Rhodes”. Il ne fait pas de doute qu’elle emprunte ses connaissances à Boccace, en particulier lorsqu'elle nomme les six «ouvriers » sculpteurs qui bâtirent le Mausolée, énumération qui ne figure pas chez Valère Maxime. Elle opte pour un récit condensé et ne retient rien non plus des digressions didactiques de Simon de Hesdin : notations géographiques et étymologiques, interpolations qui proviennent, de l’aveu
même du traducteur, d’Isidore de Séville et d’Orose!*. 7 B.N.F fr. 20318, f° 90, r°. C’est nous qui soulignons. Du reste, le terme est un décalque du texte latin. Cf. Valère Maxime, Actions et paroles mémorables, Pierre Constant éd. et trad., Paris: Garnier, 2 vols., 1935. Livre IV, chapitre 6: «Hypsicratea quoque regina Mithridatem conjugem suum effusis caritatis habenis amavit, propter quem praecipuum formae suae decorem in habitum virilem convertere, voluptatis loco habuit»(op. cit., t. 1, p. 356).
F8 B.N.E fr. 20318, f° 90, r°.
Des Cleres et nobles femmes, op. cit., t. 2, rubrique 57. Christine utilise en fait ce récit de bataille dans un autre chapitre où la reine Artémise est évoquée seule, comme une veuve héroïque (I, 21).
50 B.N.E fr. 20318, f° 89, v°.
«DIRE PAR FICCION LE FAIT DE LA MUTACION »
423
Bref, 1l serait abusif d’affirmer que la traduction de Valère Maxime par Simon de Hesdin est la source de Christine, alors qu’elle invoque explicitement Boccace et qu’elle suit visiblement le texte du Des Cleres et nobles femmes en plus d’un passage. Mais il est cependant assez plausible que la lecture de Valère Maxime ait informé l’écriture, et la structure, de La Cité des Dames, dans plusieurs cas. L'exemple d’Hypsicratée (IT, 14) figure, nous l’avons dit, dans un chapitre qui traite de l’amour conjugal (Actions et Paroles Mémorables, 1. IV, ch. 6). Or, dans ce même chapitre se retrouvent Artémise (Cité des Dames II, 16), Julie (IT, 19), les femmes des Minyens (II, 24) et Porcia (II, 25). Une autre série d'exemples traite chez Valère Maxime de la fidélité des épouses envers leurs maris (Actions et Paroles Mémorables, 1. VI, ch. 7), elle est intitulée chez Simon de Hesdin «De la foy et amor des femmes emis
leurs
maris»!”'.
Les
femmes
dont il est question
ici — Tertia
Æmilia/Tierce Emilie, Turia/Curia et Sulpice — se retrouvent certes dans le Des Cleres…. (rubriques 74, 82 et 85 respectivement), mais elles sont
regroupées encore bien plus près les unes des autres dans La Cité des Dames (II, 20, 25 et 23). Surtout, Christine reprend à son compte le lien
thématique qui rassemble ces femmes chez Valère Maxime: la fidélité. L'usage argumentatif de ces exemples, à l’appui d’une démonstration dont les sous-titres de Valère Maxime sont un bon résumé, et leur dis-
position même, témoignent à notre avis d’une lecture stéréoscopique. D'ailleurs, dans les rares occurrences où Christine nomme Valère Maxime, c’est — un peu naïvement — à titre de confirmation, ou de supplément d’autorité qu’elle le convoque: Bocace raconte, et pareillement le dit Valere, que Claudine, qui fu noble dame de Romme, moult se delictoit en beaulx vestemens et curieux et en joliz atours. (CD, IT, 63, p. 410)
Plus nous scrutons les rapports de Christine avec Boccace, plus nous sommes amené à discuter ou à remettre en cause la notion trop univoque de «source ». Mieux vaudrait parler de cascades, dans lesquelles viennent se mêler différentes eaux, ou de tourniquets, semblables aux roues à livres médiévales qui permettaient la lecture quasi simultanée de plu-
sieurs ouvrages, le va-et-vient de l’un à l’autre. Au total, dans la série qui nous intéresse, ce sont huit exemples de femmes sur seize (IL, 14, 16,
19, 20, 23, 24, 25 et 26) qu'ont pu alimenter les lectures conjuguées de
Boccace et de Valère Maxime. Parmi les huit autres, il faut ranger à part les trois derniers: l’un est étranger à Boccace et à Valère Maxime (IL,
PO JbIASt 2255
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27), et les deux autres, nous l’avons dit, sont une recomposition un peu plus complexe (II, 28 et 29). Restent quatre exemples qu’on ne rencontre que dans Des Cleres. (I, 15, 17, 18 et 22), et un qui ne se trouve que dans les Actions et Paroles Mémorables: le cas de Xantippe (IL, 21). Singulièrement, ce recensement attire notre attention sur les deux chapitres situés au milieu exact de la séquence: Xantippe (IE, 21), femme de Socrate, et Pauline (IT, 22), femme de Sénèque. La première ne figure pas dans le Des Cleres et nobles femmes, mais son histoire pourrait bien provenir des Actions et Paroles Mémorables (1. VII, ch. 2); tandis que c’est l’inverse pour la seconde: absente du recueil de Valère Maxime, elle se trouve seulement à la rubrique 93 du Des Cleres et nobles femmes. Cette alliance nouvelle de matériaux de diverses provenances est un acte de compilation plus original que les autres, plus innovant dironsnous. Il permet de répondre à une des accusations essentielles des misogynes, contre laquelle la parade n’a vraiment été imaginée par aucun
des modèles de Christine”. La position centrale de ces exemples n’est probablement pas une simple coïncidence, elle révèle que nous sommes au cœur même de la problématique envisagée, et ce point crucial ne peut manquer d’entrer en résonance avec le questionnement de Christine sur sa propre situation de femme au pays des clercs. Réfuter le soupçon d’infidélité était facilité par des regroupements d'exemples tout faits, tandis que les cas de clercs dont l’activité intellectuelle n’a pas été entravée par le mariage attendaient d’être ainsi rapprochés les uns des autres pour trouver un sens. S1 notre hypothèse est juste, et que Christine s’inspire bien de la traduction des Facta et dicta memorabilia pour le récit concernant Xantippe, le travail de sélection et d’abrègement exercé sur Boccace se vérifie sur ce texte aussi. Tandis qu’il est surtout question de la sagesse de Socrate chez Valère Maxime, Christine privilégie l’attitude de sa femme. Ainsi, elle ne s’intéresse qu’à la fin du récit, excluant volontairement un premier exemple de la sagesse de Socrate: questionné sur le mariage, 1l déconseille le célibat mais il déconseille aussi de prendre une épouse. Cela cadrait mal, on s’en rend bien compte, avec le propos
? La thèse que Christine entend réfuter en l’occurrence — incompatibilité du mariage avec la vie intellectuelle — est illustrée dans Le Roman de la Rose par l'exemple d’Abélard et Héloïse: op. cit., t.2, vv. 8729-8802, pp. 16-18. Encore la misogynie de Jean de Meun est-elle discutable, dans ce cas précis, si l’on prête attention aux détails du texte: c’est Abélard qui impose le mariage et méconnaît les exigences d’Héloïse. Cf Emmanuèle Baumgartner, «De Lucrèce à Héloïse, Remarques sur deux Exemples du Roman de la Rose de Jean de Meun », Romania, 95, 1974, pp. 433-442.
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de Christine. La fin du récit traduit par Simon de Hesdin, en revanche, est assez proche de la version suivie par Christine, quoiqu'il conclue sur le grand homme: Quant les Atheniens orent par leur forcenerie desloyalle condempné Socrates a mort, et de grant et de fort couraige et de visaige constant et il ot mis le hanap plain de venin a sa bouche, sa femme Xancipe en plorant et en dementant disoit que elle le pensoit innocent et qu’il mouroit sans cause. Et lui dist: «comment ? Il te semble mieulx qu'il fust ainsi que je mourusse a bonne cause, et que je l’eusse desservi ?» Grande fut la sapience qui ne peut oublier nes en l’issue de sa vie!#.
Dans La Cité des Dames, la préférence de Socrate pour l’étude est acceptée par son épouse; manière de renverser les préjugés de Socrate lui-même contre le mariage: Et nonobstant fust ja enviellis et que il eust plus grant cure de cercher et revercher les livres que de pourchacer a sa femme choses souefves et curieuses, la vaillant dame ne lelaissa pas pourtant a amer, ains extimoit estre tant grant chose l’excellence de son savoir et la grant vertu de lui et de sa constance qu’elle l’avoit en souveraine amour et reverence. (CD, IL, 21, p. 274)
Les dernières paroles du sage sont rapportées en des termes qui rappellent ceux de Valère Maxime. Le choix de cette conclusion rappelle la similitude entre Christine et Valère Maxime au moment de clore le récit d’'Hypsicratée, c’est chaque fois un discours rapporté, une parole mémorable qui sert de point d’orgue: [Xantippe] s’en doulousoit forment en disant, « Ha ! quel dommage et quel grant perte faire mourir un si juste homme a tort et a pechié !». Et Socrates toudis la reconfortoit, en disant que mieulx valoit que il mourust a tort que a cause, et ainsi fina. Mais ne fina mie toute sa vie le dueil ou cuer de celle qui l’aimoit. (CD, IN, 21, p. 274)
La dernière phrase change néanmoins radicalement le sens de l'exemple: ça n’est pas la constance de Socrate face à la mort qui nous est donnée à admirer mais la résignation de Xantippe et son éternelle fidélité amoureuse. Cette version plus féministe que celle de l’historien latin présente en quelque sorte le veuvage de Xantippe comme une survivance de la sagesse socratique. Le relais passe des mains de l’homme illustre à celles d’une clere et noble femme, en même temps que, de tra-
FABNE 120318:0233;rt.
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duction en compilation, le récit exemplaire se transforme en une nouvelle fiction: «fiction historique », pour employer une sorte d’oxymore, opératrice d’une franslatio studii homme/femme. Il est intéressant de noter que les exemples retenus par Christine dans cette phase de son argumentation concernent tous deux des veuves — Xantippe et Pauline — et que la femme contemporaine qu’elle leur associe, la femme de Du Guesclin, soit aussi évoquée pour le chagrin intarissable qu’elle éprouve à la mort de son mari. Cet aspect est comme un écho à la propre destinée de Christine, elle-même veuve d’un clerc, et femme fidèle au souvenir de son mari, comme en témoigne l’intervention initiale de Droiture,
avant même
l’énumération
d'exemples
plus ou moins anciens à laquelle nous nous sommes attardé: Et quoyqu'’il soit des mauvais maris, il en est de tres bons, vaillans et sages et que les femmes qui les encontrerent nasquirent de bonne heure, quant a la gloire du monde, de ce que Dieux les y adreça. Et ce peus tu bien savoir par toy mesmes, qui tel l’avoies qu’a fin soulhaid ne sceusses mieulx demander, et qui, a ton jugement, nul autre homme de toute bonté, paysibleté, loyauté et bonne amour ne le passoit, duquel les regrais de ce que mort le te toli jamais de ton cuer ne partiront. (CD, II, 13, p. 254)
Ce fragment autobiographique jette une lumière intéressante sur la longue séquence consacrée au mariage qu’il précède: 1l peut rendre compte des modifications apportées à certains récits, parfois transformés en amours idéales et inaltérables, et il n’est pas étranger aux exemples cruciaux de Xantippe et Pauline, qui associent clergie et veuvage. Concluons sur cette séquence, en tâchant d’étendre la réflexion à l’ensemble de l’œuvre. Que nous apprend-elle des pratiques de récriture de Christine de Pizan ? Quelle est la part subjective que Christine investit dans l’acte de compilation? Les pages consacrées au mariage dans La Cité des Dames sont au moins aussi liées à une relecture de Jean de Meun qu’à la lecture de Matheolus, et c’est une manière par laquelle Christine renoue avec une problématique qu’elle à faite sienne. Il s’agit d’une des nombreuses résurgences de la polémique qui l’oppose au Roman de la Rose et par laquelle elle affirme son autorité d'écrivain. Dès lors, on ne s’étonne pas de voir mis en œuvre dans La Cité des Dames le métier qu’a acquis Christine. Une des spécificités de la compilation qu’elle pratique consiste à mêler l’expérience personnelle aux fictions mythologiques, historiques et bibliques. Cette originalité se rencontre déjà dans des ouvrages historiques, quoique l'Histoire y soit abordée sous des angles bien différents: Christine raconte allégorique-
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ment sa destinée au seuil du Livre de la Mutacion de Fortune, traité d’histoire universelle; elle s’attache aussi aux «particularitez» du roi, qu’elle a elle-même observées ou qu’elle tient de témoignages contemporains, dans Le Livre des Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V Christine a elle-même théorisé à plusieurs reprises cet art du mixage: entre autres au début du Livre de la Mutacion de Fortune, quand elle discerne deux facultés, Retentive et Mémoire, respectivement spécialisées dans la conservation des souvenirs personnels et dans celle des souvenirs livresques (cf. supra «2.3 Songes et Métamorphoses»). Elle revient sur ce distinguo dans La Cité des Dames, sous une forme légèrement différente, articulée à la défense des femmes: c’est Raison qui répond aux inquiétudes de Christine sur la prétendue infériorité des femmes, elle démontre que les femmes peuvent acquérir la «science » au même titre que les hommes, et qu’elles ne leur cèdent en rien pour ce qui est de la « prudence », faculté innée synonyme de «sens naturel », et qu’on désignerait aujourd’hui comme le bon sens ou comme une saine faculté de juger'*. L’alternance apparaît du reste clairement dans La Cité des Dames comme un entrelacs d’exemples féminins rappelés au souvenir de Christine par les figures allégoriques de Raison, Droiture et Justice et une série d’interventions subjectives où Christine ajoute, en disant je, les cas analogues dont elle a entendu parler. Bref, le mélange de «science» et de «sens naturel», ou celui des choses lues et des choses vues, sont pour Christine une manière d’aiguiser ses facultés, de pallier peut-être les défaillances de son instruction par des confrontations répétées entre ses connaissances livresques et son expérience. Les exemples les plus proches dans le temps sont aussi un maillon intermédiaire entre le passé lointain, parfois mythologique, plutôt historique pour ce qui concerne le mariage, et le présent de Christine. En définitive, les interventions de Christine à la première personne, citant le cas d’une femme de sa connaissance, et les rappels de sa destinée personnelle, généralement pris en charge par les figures allé-
goriques, jouent dans La Cité des Dames un rôle analogue à celui que tiennent les gloses — moralisations ou allégorisations — dans l’Ovide moralisé: elles donnent un surplus de sens aux fictions, elles en extraient la vérité. C’est ce qui peut expliquer un certain nombre de modifications apportées par Christine à ses sources. La dissémination d’un exemple entre plusieurs passages de La Cité des Dames, notamment, est un des moyens par lesquels un récit peut être stylisé. Outre les reprises de
14 La Cité des Dames, op. cit., I, 43, pp. 194-198.
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détail, comme celles que nous avons signalées à propos de Porcia ou Julie, deux biographies sont subdivisées à dessein en deux chapitres chacune: celles de Didon (I, 46 et II, 55) et de Médée (I, 32 et IL, 56).
C’est à chaque fois l’occasion d’atténuer les jugements sévères de Boccace. Là où Boccace condamne Didon, pour avoir cédé à ses désirs charnels en se remariant!*”, Christine l’absout au nom de l’amour (I,
55); là où il reproche à Médée d’avoir semé la discorde*, elle compatit à la souffrance de l’amoureuse trahie (IL, 56). Mais surtout, Christine
retarde le récit des aventures entre Didon et Enée ou entre Médée et Jason, elle dissocie cette partie de leurs vies de leurs vertus essentielles, mentionnées en premier lieu: connaissances merveilleuses, et admirables, que détient Médée, qui illustrent les apports de la clergie à la chevalerie (I, 32)!*’; sagesse, ruse et esprit d'initiative de Didon (I, 46). Comme le remarque justement Christine Reno!*, ces femmes célèbres apparaissent d’abord comme des « vierges », dans le sens métaphorique que l’auteur de cet article accorde au terme, c’est-à-dire comme des femmes indépendantes, sans aucun lien avec les hommes. Christine démontre à travers ces exemples le profit à tirer d’une telle autonomie: non pas récompense spirituelle, mais réussite immédiate des entreprises terrestres, comme la fondation de Carthage dans le cas de Didon. Cer-
tainement, il faut observer aussi que la première évocation de ces femmes permet une identification plus forte de Christine à ces figures, tout particulièrement s’agissant de Didon, fondatrice d’une ville, modèle d’architecte pour l’auteur-bâtisseur de La Cité des Dames. Plus généralement, les nombreux cas de veuves, et les amours dont Christine gomme volontairement la dégradation ou l’absence de réciprocité —- comme pour Hypsicratée — permettent à l’auteur de traduire des bribes de son expérience personnelle: celle d’un véritable amour conjugal, interrompu prématurément. On devine, entre les lignes, que l’exemple essentiel par lequel Christine entend réfuter les thèses misogynes est le sien. Cette attitude n’est pas franchement déclarée, et l’échafaudage allégorique n’est pas pour autant un ornement superflu: il cautionne les fictions, qui autorisent elles-mêmes à parler des femmes contemporaines, mais au bout de la chaîne se dessine le portrait de
Christine. S Des Cleres et nobles femmes, op. cit., rubrique 42, t. 1, pp. 134-146. 56 Jbid., rubrique 18, pp. 59-63. #7 Cf. Eleni Stecopoulos et Karl Uiti, «Christine de Pizan’s Livre de la Cité des Dames.….», art. cit. Pour une étude comparée plus détaillée de l'exemple de Médée chez Christine et chez Boccace, se reporter aux pp. 53-55 de cet article.
# Christine Reno, « Virginity as an ideal.….», art. cit.
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4.2.2. Portraits de femmes de lettres et de femmes peintres Nous nous arrêterons à présent sur quelques exemples de femmes célèbres dans lesquels il est prévisible que Christine projette une part importante d’elle-même: les femmes de lettres. Celles-ci font l’objet d’une série spéciale dans La Cité des Dames: les chapitres 28, 29, 30 et 33 de la première partie, dans lesquels Raison cite des exemples de femmes ayant possédé un grand savoir. Elle prouve que c’est parce qu’on les prive d’instruction que les femmes n’accèdent pas aux fonctions intellectuelles, non pas en raison d’un quelconque handicap. Les femmes dont il s’agit sont Cornificia (I, 28), Probe (I, 29), Sapho et Leuntion (I, 30), Carmenta enfin (I, 33). Pour être tout à fait complet, il
ne faut pas omettre les biographies de Zénobie (I, 20), qui anticipe en quelque sorte sur les autres figures de «clergeces », et d’Hortense (II, 36), femme intellectuelle dont il est question plus loin dans l’œuvre et qui permet à Christine, par quelques unes de ses spécificités, d’approfondir son identification à ces illustres modèles. Avec
le cas de Zénobie
(I, 20), il nous
est donné
d’observer
à
nouveau l’art de Christine en matière de transitions et d’agencements argumentatifs. Janus féminin, Zénobie a deux visages. Reine de Palmyre, elle est d’abord présentée comme une femme très chaste et très courageuse : le récit de sa vie intervient à la suite de plusieurs longs chapitres consacrés aux Amazones (I, 16 à 19), où il est essentiellement
question de la vaillance des femmes!*”. D’après un scénario habituel — que nous pourrions appeler celui de la veuve héroïque — Zénobie s’illustre au combat contre le roi de Perse et, devenue veuve, elle défend victorieusement le royaume contre ceux qui veulent s’en emparer. Le deuxième versant du chapitre nous éloigne du modèle de la femme masculine; nous y décelons une pierre d’attente pour les exemples à venir de femmes exclusivement vouées aux lettres (I, 28 à 30 et 33): Zénobie
s’entoure d’une cour raffinée, qu’on pourrait dire courtoise avant l’heure, où l’on obéit aux mêmes impératifs que dans l’Ordre de la Rose: Elle n’avoit cure que nul homme luxurieux ne de vilz meurs frequentast a sa court, et vouloit que tous ceulx qui sa grace vouloyent avoir fussent
1% Les pages consacrées aux Amazones sont une vaste amplification par rapport aux rubriques correspondantes chez Boccace (13: «De Marpesie et Lampedone, roynes des Amazones»; 32: «De Penthesilée, royne des Amazones»). Elles apparaissent surtout comme une mise en prose de divers passages du Livre de la Mutacion de Fortune contenus dans la sixième partie (op. cit., t. 3), dont la source serait, selon S. Solente, L'Histoire ancienne jusqu'à César.
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vertueux et bien moriginez. Elle portoit honneur aux gens selon leur bonté et vaillance et vertus, et non mie pour richece ou lignee, et moult amoit gens de pesans meurs et les esprouvez en chevalerie. (CD, I, 20, p. 134)
Mais il y a plus, dans l’échelle de valeurs que Raison passe en revue, il en est une qu’elle réserve pour la fin: Avec ces dictes choses, le comble de ses vertus que je t’ay a dire, en toute somme, elle fu tres apprise en letres. (CD, I, 20, p. 136)
Les pratiques littéraires de Zénobie ne sont d’ailleurs pas sans annoncer celles de Cornificia et de Probe, que nous avons déjà évoquées à propos de la compilation: Sceut le latin et les lettres grecques, par l’ayde desquelles elle mesmes toutes les histoires soubz brieves paroles ordena et mist moult curieusement. (CD, I, 20, p. 136)
Les deux termes essentiels, dans cet aperçu de l’art littéraire, sont
«brieves» et «ordena», qui définissent assez bien la technique de Christine, y compris dans le cas qu’elle est en train de traiter. L’abrègement porte à la fois sur certains détails, comme le portrait de Zénobie
qui figure dans Des Cleres..'* et qui est supprimé dans La Cité des Dames, et sur des pans entiers du récit, en particulier sur la fin de la
rubrique*. L’abrègement du récit, par des coupures dans le dénouement notamment, déjà observé dans plus d’un cas, est aussi une façon d’en «ordonner» les éléments. Les qualités de femme de lettres de Zénobie, mentionnées accidentellement par Boccace, deviennent ainsi l’élément conclusif chez Christine, le «comble de ses vertus ». La mise en ordre de cette anecdote particulière est, de surcroît, soumise à la construction de l’ensemble, elle est un chaînon entre les veuves héroïques et les femmes de lettres. Nous ne reviendrons pas sur la teneur métadiscursive des chapitres consacrés à Cornificia et à Probe, mais nous soulignerons un aspect essentiel de la structuration personnelle de ces exemples et de ceux qui 0 Des Cleres et nobles femmes, op. cit., rubrique 100, t. 2, p. 162. #1 Boccace clôt le récit en racontant comment Zénobie fut finalement vaincue par les Romains. L'armée d’Aurélien la fait battre en retraite et assiège la ville de Palmyre. Aurélien est toutefois aussi fier de cette victoire que s’il avait battu un roi et il rend honneur à Zénobie: elle entre dans Rome sur un char en or et elle bénéficie d’une résidence non loin du palais d’ Adrien, elle n’est pas traitée en prisonnière. Cf. Des Cleres…., op. cit., t. 2, pp. 166-167.
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suivent: l’accent y est souvent mis sur la concurrence littéraire entre les hommes et les femmes. Cela prend plusieurs formes: Cornificia surpasse son frère, quoiqu’ils aient reçu tous deux la même instruction et qu'il soit lui-même un très grand poète ;mais les rapports entre clercs et «clergeces » sont aussi faits d’admiration, de rivalités, voire de diffamations. Premièrement, une grande admiration est vouée à Sapho (I, 30), à la mémoire de laquelle on aurait érigé une statue d’airain — aussi bien chez Boccace que chez Christine — avec ce détail supplémentaire, dans La Cité des Dames uniquement, qu’on aurait retrouvé ses poèmes sous l’oreiller de Platon après sa mort. Deuxièmement, le respect se change en une rivalité dans le cas de Leuntion et Théophraste (I, 30). La contestation de l’autorité de Théophraste par une femme est
naturellement louée par Christine, tandis qu’elle est critiquée avec véhémence par Boccace. Ce dernier exemple, quoiqu'il soit traité très elliptiquement dans La Cité des Dames, est néanmoins intéressant: quiconque était instruit de la «querelle sur Le Roman de la Rose» devait reconnaître dans le cas de Leuntion un analogue de Christine de Pizan. Elle avait été accusée au printemps de l’année 1402 par Jean de Montreuil, qui jugeait malséants les reproches adressés par Christine à Jean de Meun, de ressembler à la courtisane grecque s’en prenant à Théophraste*. En quelques lignes, Christine fait d’une pierre deux coups: elle affirme, contre Jean de Montreuil, le bon droit de Leuntion, et elle
réhabilite la réputation de cette femme, contre Boccace, en omettant la partie du récit qui fait d’elle une prostituée: Leonce, qui fu femme grecque, fu autresi si tres grant philosophe que elle osa, par pures et vrayes raisons, reprendre et redarguer le philo-
sophe Theophraste qui en son temps tant estoit renommez. (CD, I, 30, p. 160)14
L'exemple nous prouve au passage que Christine ne juge pas constamment nécessaire de souligner la ressemblance qui la rattache à #2 Cf. à ce sujet, Eric Hicks éd., Le Débat sur Le Roman de la Rose, op. cit. pp. XL-XLI, et l’épître 154; Pierre-Yves Badel, Le Roman de la Rose au XIV: siècle…., op. cit., pp. 411-413.
143 Citons deux extraits de la version de Boccace, pour mieux faire apprécier l’écart volontaire de Christine par rapport au «modèle »: « Car pour certain, par le tesmoing des anciens, en tant les lettres estudia que, ou par mauvaise envie esmeue, ou par fole outrecuidance et mouvement de femme, elle osa faire et escripre orguilleusement, mais pas ne sçay quelle chose, contre Theophrast, en ce meisme temps souverain philosophe. [...] Ceste femme cy osta bonne et couvenable vergongne que doit avoir femme et devint folle femme et proprement a parler, ribaudelle ». (Des Cleres…., rubrique 60, t. 2, p-. 28).
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certaines dames de la cité, et qu’elle table sur une connivence avec son public. Christine prend à nouveau la défense d’une femme dans les pages qu’elle consacre à Carmenta (I, 33). L'exemple ne sert pas seulement à montrer que les femmes peuvent acquérir les mêmes compétences que les hommes, il vise aussi à prouver que les femmes ont une faculté d’invention. Carmenta est une inventrice, et non des moindres, puisqu'elle est à l’origine de l’alphabet latin. Alter ego féminin de Cadmus, qui remplit une fonction analogue dans le scénario mythologique adopté par
Jean de Meun dans Le Roman de la Rose“, elle joue aux yeux de Christine un rôle civilisateur de premier plan. Christine accroît l’influence exercée par Carmenta sur les hommes: ce serait elle qui aurait institué des lois et qui aurait adouci les mœurs des Romains, alors que Boccace, en récapitulant ce que Rome a hérité des contrées étrangères, fait remonter les lois à des origines athéniennes*; c’est elle encore qui aurait fondé une cité fortifiée sur le Mont Palatin, elle ne se serait pas contentée de prêter main forte à son fils dans cette entreprise, nuance d'importance par rapport à Boccace, et qui prend tout son sens quand on replace Carmenta dans la lignée des autres fondatrices célèbres, comme Didon. L’accumulation de ces détails révèle, au bout du compte, l’attitude spécifique de Christine à l’égard des femmes de lettres. Elle plaide leur cause, et donc sa cause, contre les oublis coupables, ou contre les diffamations. Boccace rapporte, sans les démentir, les rumeurs d’adultère qui entourent Carmenta, et les conséquences tragiques que ne manquent pas d’entraîner les fautes commises par les femmes: Ceste fut mere de Evandre, le roy des Archadiens, fables des anciens, dient avoir esté conceu de Mercure fut homme eloquent et de belle faconde, ou pour ce sage [...] Lequel, selon que ancuns dient, comme par
lequel, selon les ou pour ce qu'il qu’il fut homme aucune aventure
eust tué celui qui estoit son vray pere '*. Christine ramène la mauvaise réputation de cette femme à de tout autres causes, et débusque la déloyauté des poètes envers leurs rivales féminines: # Cf. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, «Cadmus ou Carmenta: Réflexion sur le concept d'invention à la fin du Moyen Age», What is Literature? France 1100-1600,
F. Cornilliat, U. Langer et D. Kelly éds., Lexington, Kentucky: French Forum Publishers, 1993, pp. 211-230.
# Des Cleres et nobles femmes, op. cit., rubrique 27, t. 1, pp. 83-87. Cf p. 85: «les Atheniensiens premierement firent et instituerent les lois publiques [...]».
46 Jhid., p. 83.
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Grant rable leurs avoit
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clergece estoit es letres grecques et tant ot bel lengage et venefaconde que les poetes de lors, qui d’elle escriprent, faignirent en dictiez qu’elle estoit amee du dieu Mercurius; et un filz qu’elle eu de son mari, qui en son temps fu de moult grant savoir, dirent
qu’elle l’avoit eu d’icellui dieu. (CD, I, 33, p. 166)
La fiction, si l’on entend par là la recomposition du récit par Christine, revendique hautement sa vérité, contre ce que les poètes anciens avaient « feint» par dépit. Le désir de dominer l’autre sexe, sorte de lieu
commun toujours mentionné par les misogynes comme une menace pour l’homme et curieusement éludé par Christine quand il s’agissait du mariage, se trouve transposé ici dans le domaine de la concurrence littéraire, et présenté comme une menace pour la femme. Mais, tout comme les couples célèbres évoqués par Christine démentent les pessimistes pronostics de mésentente avancés dans les satires antimatrimoniales, 1l existe des contre-exemples pour démontrer que les clercs ne craignent pas toujours de transmettre leur savoir aux femmes. Au chapitre 36 de la deuxième partie de La Cité des Dames sont mentionnés trois clercs qui ne se sont pas montrés jaloux de leurs connaissances. Les récits se font un peu plus elliptiques que ceux sur lesquels nous venons de nous arrêter, c’est surtout leur enchaînement, leurs ressemblances et différences qui sont intéressants. Il est question de Quintus Hortensius, orateur romain et père de l’éloquente Hortense, de Jean André, juriste bolonais du XIV°
siècle et père d’une jeune-fille nommée Nouvelle, et de Thomas de Pizan,
«grant naturien et philolosophe » *”, père de Christine. L’exemple matriciel, par la chronologie historique et la place que lui assigne Christine, provient probablement de Boccace*, mais il figure aussi chez Valère Maxime, au chapitre 3 du livre VII, intitulé dans la traduction de Nicolas de Gonesse !*”:« Des femmes qui advocassierent en Jugement pour elles ou pour autuy». Du reste, le continuateur de cette traduction s’est rendu
compte de cette coïncidence et il se ligue avec Boccace pour tempérer son admiration par de solides sentences anti-féministes : De cette femme cy fait Bocace ung chappitre en son livre des nobles femmes ouquel il dit entre les autres chouses a la louenge de cette femme cy qu’ainsi que taciturnité de femme est a louer comme tres noble aournement de femme, ainsi loquacité et habondance de langage quant il est necessité n’est mie a reprouver!*.
147 La Cité des Dames, op. cit., I, 36, p. 316. 8 Des Cleres…, op. cit., rubrique 84, t. 2, pp. 102-103. 4 La traduction de Simon de Hesdin s'arrête au chapitre 4 du livre VII. PABIN
if 2031888271
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L'opinion de Christine est moins tiède que celle de ses prédécesseurs, d’autant que l’éloquence d’Hortense était mise au service des
femmes («Ortence prist a soustenir la cause des femmes»).
Son
objectif était peut-être futile, il s’agissait d'empêcher le triumvirat de voter des lois somptuaires par lesquelles il entendait taxer les toilettes des femmes en temps de restriction, mais il suffit à faire d’Hortense un alter ego de Christine en train d’écrire La Cité des Dames, subtile mise en abîme. L'exemple intermédiaire entre le récit emprunté à l’histoire romaine et Christine elle-même nous rapproche bien sûr chronologiquement de l’auteur («n’a mie .Ix. ans»), mais aussi géographiquement («Jehan
Andry, le sollempnel legiste a Boulongne la Grace»'*), par l’effet d’une translatio studii en raccourci. Le père de Christine, dont il est question immédiatement après, a lui-même été étudiant puis enseignant
de médecine et d’astrologie à l’Université de Bologne”, environ soixante ans avant la rédaction de La Cité des Dames, avant de venir exercer à la cour de Charles V. Le fil directeur, point commun entre les trois histoires, est bien entendu la transmission des connaissances entre un père et sa fille. Mais une nuance frappe néanmoins entre Quintus Hortensius et Jean André, le second ne répète pas exactement l’histoire du premier, l’onomastique traduit ici une évolution significative. Hortense est l’héritière de son père, sa copie conforme en matière d’éloquence, comme l’indique le nom qu’elle porte, identique à celui de son père, à la féminisation près: Hortensius/Hortense. Au contraire, la fille de Jean André, même s1 elle lui semble substituable — elle fait cours à sa place quand il est accaparé par d’autres tâches — porte le nom révélateur de « Nouvelle ». Un écart s’affiche entre les deux générations, en même temps qu’un fossé se creuse entre le passé lointain et l’époque contemporaine, comme l’annonce subtilement Droiture: Pareillement, a parler de plus nouviaulx temps sanz querre les anciannes histoires, Jehan Andry.…. (CD, Il, 36, p. 316)
L’adverbe « pareillement » a une valeur quelque peu antiphrastique, les exemples énumérés ne font pas pléonasme les uns par rapport aux autres. Ce qui apparaît au départ comme le point commun essentiel aux trois récits — les rapports père-fille — est en fait le point le plus problé' La Cité des Dames, op. cit., IL, 36, p. 314.
12 bia, p. 316.
Cf. Charity Cannon Willard, «Christine de Pizan: the Astrologer’s Daughter», art. cit., p. 95.
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matique. On peut dire de Christine, comme de la fille de Jean André, qu’elle est fondamentalement «nouvelle », autre que son père, quoique ce soit de lui qu’elle tient sa science des lettres. Contrairement à Hortense et à Nouvelle, Christine n’a jamais eu l’occasion d’exercer ses talents du vivant de son père. Paradoxalement, alors que les préjugés masculins semblaient tombés, c’est une femme qui entrave l’apprentissage de Christine, sa propre mère: Ton pere [...] de ce que encline te veoit aux letres, si que tu scez, y prenoit grant plaisir. Mais l’oppinion femenine de ta mere qui te vouloit occupper en fillasses, selon l’usage commun des femmes, fu cause de l’empeschement que ne fus en ton enfance plus avant boutee es sciences et plus en parfont. (CD, II, 36, p. 316)
Peut-être Christine montre-t-elle ici mieux qu'ailleurs que son combat n’est pas à la portée de toutes les femmes, car il doit être livré sur plusieurs fronts : contre l’ennemi masculin et contre l’ennemi intérieur, le plus difficile à vaincre, la certitude intériorisée par les femmes
d’être incapables de rivaliser avec les hommes. Cette parenthèse autobiographique explique en tout cas la différence de Christine par rapport aux cleres et nobles femmes qui l’ont précédée, et aussi sa «nouvelleté »
par rapport à son père: le savoir, ou le goût pour les lettres, qui lui ont été inoculés par son père, ne s’épanouissent que tardivement, après avoir rencontré et vaincu bien des obstacles. Du même coup, la dette de Christine envers son père est sans doute moins grande qu’il y paraît, un glissement s’effectue entre le legs de Thomas de Pizan, d’ailleurs jamais nommé dans ce passage, et les dons de Nature: Mais, si que dit le proverbe ci devant ja allegué, «Ce que Nature donne, nul ne puet tollir », ne te pot ta mere si empescher le sentir des sciences que tu par inclinacion naturelle n’en ayes recueilli a tout le moins des petites goutellettes. (CD, II, 36, p. 316)
Droiture donne ainsi à Christine des raisons de se sentir autonome,
même si l’hérédité tient un certain rôle. Thomas de Pizan est finalement relégué dans les lointains, on lui voue une pieuse reconnaissance, comme à Dieu le Père, dont le nom fait office de clausule — ironique ? — à l’intérieur du chapitre pétri de sentiments filiaux: Et je, Christine, respondis a tant: «Certes, Dame, ce que vous dites est voir comme Pater nostre». (CD, II, 36, p. 316)
Il est une série de femmes artistes qui présentent quelques similitudes avec les femmes savantes parmi lesquelles Christine se situe: ce
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sont les femmes peintres, les grecques Thamar et Yrène, Marcia la romaine et Anastasie, enlumineuse parisienne du XV° siècle (I, 41).
L'énumération chronologique résulte d’un amalgame entre les récits fournis par Boccace!** et l'expérience personnelle de Christine. Comme le résume Emmanuèle Baumgartner, la progression «mime, sur le modèle très médiéval de la translatio du pouvoir, du savoir, de la prouesse héroïque, une translatio de la peinture dont le terme, provisoire, est ici la peintre Anastasie»'*”. Une autre gradation, également relevée dans l’article cité, autonomise progressivement ces femmes par rapport à leurs pères ou à leurs maîtres masculins. Thamar, « par soubti-
veté d’engin suivi l’art de son pere»'”; Yrène, disciple de Cratin chez Christine, tandis qu’elle était la fille de ce peintre chez Boccace, « passa
et exceda son maistre merveilleusement»; Marcia, dont l’apprentissage est éludé, fait l’admiration unanime de tous les peintres: A tout dire, elle surmonta et ataigni le comble de tout quanque on peut savoir d’icelle science selon ce que disoient les maistres. (CD, I, 41, p. 192)
Signe supplémentaire d’un recentrement sur soi, le chef d'œuvre de Marcia est un autoportrait. Peut-on pour autant parler d’un progrès régulier, dans lequel l’époque contemporaine représenterait une avancée décisive ? Cela n’est pas tout à fait sûr: Anastasie complète la galerie de femmes peintres, mais elle ne semble pas exercer ses talents dans un domaine aussi noble, elle n’est experte que dans l’art d’orner les marges
des
manuscrits:
«vigneteures
[...]
fleureteure
et
menu
ouvrage »'*, Pour le coup, il ne peut guère s’agir d’une femme dans laquelle Christine se projette: peinture et écriture restent disjoints, l’art avec lequel La Cité des Dames entretient des liens privilégiés est plutôt l'architecture. De surcroît, Anastasie occupe une place plutôt subalterne dans la fabrication des livres, sans commune mesure avec la valeur des ouvrages de Christine produits à Paris, où ils rencontrent le meilleur public qui soit («Paris ou sont les souverains du monde »'*). Il n’en existe pas moins une sorte de parallèle entre la lignée de femmes peintres et celle des femmes de lettres. Leur comparaison fait 1 Rubriques 56, Thamar; 59, Yrène ;66, Marcia. 5 Emmanuèle Baumgartner, «Images de l'artiste, image du moi ..», art. cit. pus:
6 La Cité des Dames, op. cit., I, 41, p. 190.
17 Jbid. ÉIbia TA p'192: AIbid.
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tout particulièrement apparaître l’estompage progressif de la figure du père ou du maître, comme si la maîtrise d’un savoir-faire ou d’un savoir nécessitait l’oubli de ceux qui vous y ont initié. Les pères ou maîtres sont doubles: ils prodiguent généreusement leur science, et méritent la reconnaissance de leurs filles, mais ils deviennent en même temps des rivaux à dépasser, et sont observés d’un regard critique.
V. GÉNÉALOGIES Ici se pose, en réalité, un problème plus spécifique que celui des rapports de concurrence entre hommes et femmes. Sous les multiples facettes de ces rivalités, c’est de l’identité personnelle de Christine qu’il est question: comment est-elle devenue écrivain et comment a-t-elle imposé son autorité ? La réponse donnée dans Le Livre de la Mutacion de Fortune, sous l’image d’une métamorphose en homme, est récusée dès le début de La Cité des Dames. Une problématique plus complexe se met en place, qui fait jouer les liens de filiation. L'époque où Chrisne écrit se satisfait parfois mieux des généalogies fictives que des généalogies réelles, comme en témoignent les Arts de Seconde Rhétorique qui se plaisent à faire d’Eustache Deschamps le «fils» ou le «neveu » de Guillaume de Machaut'®. C’est à des manipulations de cet ordre — fictions généalogiques séduisantes par leur vraisemblance — que procède Christine pour éclairer son devenir de femme de lettres. Jacqueline Cerquiglini-Toulet a relevé la prégnance du modèle «orgueilleux et chevaleresque» de la généalogie chez les clercs du
XIV® siècle!!, notamment chez Guillaume de Machaut. Elle a indiqué l'importance des effets de liste dans ce domaine: «le clerc, en instituant des lignées intellectuelles où il prend place virtuellement en fin d’énumération, se donne, à tous les sens de l’expression, des lettres de noblesse »'®, Cependant, du fait des résonances autobiographiques de l’œuvre, l’arbre généalogique redessiné par Christine n’est pas entière-
ment fictif.
160 Cf. Ernest Langlois éd., Recueil d'Arts de Seconde Rhétorique, Paris :Imprimerie nationale, 1902, p. 14 (Règles de la Seconde Rhétorique).
161 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie…., op. cit., «La Chevauchée généalogique », pp. 25-56. 12 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, «Cadmus ou Carmenta.….», art. cit., p. 215. Cf. aussi, du même auteur: «Fama et les preux: Nom et renom à la fin du Moyen Age», Médiévales, 24, 1993, pp. 35-44.
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5.1. Christine, fils de son père ou fille du Christ? Les rapports que Christine de Pizan entretient avec son père sont sans aucun doute dans la ligne de mire des différents exemples de femmes de lettres et de femmes peintres égrenés dans La Cité des Dames. On s'aperçoit, en examinant cette œuvre de près, de l'ambiguïté qui entoure cette relation père-fille. L’attitude double de Christine apparaît du reste dans d’autres œuvres. D’un côté, elle reconnaît sa dette envers Thomas dans le prologue du Livre de la Mutacion de Fortune, où elle idéalise même la figure paternelle au point de la projeter dans le mythe: il aurait directement puisé les trésors de connaissance qu’il
détient à la fontaine du Parnasse'*. D’un autre côté, il lui arrive de se plaindre de l’imprévoyance des hommes, plus particulièrement de celle de son père, notamment dans le récit circonstancié de L’Advision Cris-
tine", bien plus «prosaïque » que celui du Livre de la Mutacion de Fortune. Comme par un principe de vases communicants, la mère de Christine se trouve tour à tour critiquée ou louée: elle est tout simplement écartée du prologue du Livre de la Mutacion de Fortune, non sans ironie, au profit d’une mère allégorique comparée à Penthésilée, mèreNature. Elle apparaît brièvement à la fin du Chemin de long Estude comme un brutal principe de réalité qui réveille sa fille et la fait trébucher de l’Echelle de Spéculation, et elle remplit une fonction très semblable au début de La Cité des Dames quand elle interrompt la lecture de sa fille pour l’appeler à table. Mais elle est, en revanche, présentée comme un réconfort précieux face à l’adversité dans L’Advision Cristine's,
1% Le Livre de la Mutacion de Fortune, op. cit., t. 1, vv. 211-226, pp. 14-15. 1% Le reproche est plus ou moins voilé: Christine dépeint son père comme un astrologue de génie, qui aurait même prévu la date de sa propre mort, avant de laisser entendre qu’il a néanmoins laissé sa famille dans un certain dénuement matériel: «[...] sa vie, en laquelle nulle reprehencion n’affiert se trop grant liberalité de non refuser riens qu’il eust aux povres, en tant qu’il avoit femme et enfans, ne lui donne » (L'Advision Cristine, op. cit., II, 5, p. 99). Cette largesse ne semble pas avoir été pratiquée dans le domaine du savoir, quoique Christine feigne surtout de s’en prendre à ellemême et à la société qui fait entièrement reposer sur les femmes les charges de famille: « Helas ! quant j’avoie coste moy les maistres de science [=son père et son mari], conte d’aprendre ne faisoie » (/bid., IT, 9, p. 109).
"$°I1 semble que Philosophie doive rappeler à Christine «combien grant grace Dieu [lui] fait encore, avec tout, de si noble mere laissier vivre en [sa] compaignie en sa vieillesce, plaine de tant de vertus. Et quantes fois elle [|] a reconfortee et ramenee de [ses] impaciences a congnoistre [son] Dieu» (L'Advision Cristine, op. cit., II, 17,
11210}
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Comme dans d’autres domaines, La Cité des Dames apparaît un peu comme la synthèse, ou du moins l’aboutissement, des tendances diverses, et des sentiments ambivalents, exprimés jusqu'alors dans des œuvres distinctes. Un dernier exemple mérite qu’on s’y arrête, c’est celui de sainte Christine (IL, 10), situé dans le martyrologe qui sert de dernière partie à l’ouvrage. On pourrait se demander, au premier abord, ce que les supplices endurés par cette martyre chrétienne ont en commun avec la vocation d’écrivain de Christine de Pizan. Ce serait méconnaître les intentions de l’auteur, qui attire notre attention sur ce chapitre par plusieurs moyens. Il s’agit d’un récit qui occupe une place centrale dans la troisième partie, qui ne comporte que 19 chapitres. Le chapitre 9, qui précède immédiatement celui qui nous intéresse, contient l’unique référence explicite au texte-source de ce martyrologe: le Miroir historial de Vincent de Beauvais. En nous incitant à nous reporter à cette œuvre («Et se plus en veulx avoir, ne t’esteut que regarder ou Miroir histoirial», op. cit., I, 9, p. 460), ou plutôt à sa traduction française par Jean de Vignay, la figure allégorique qui le mentionne nous incite à relever les modifications apportées par Christine à son modèle, méthode qui s’est révélée très opératoire dans le cas des récritures de Boccace. Enfin, c’est le seul passage de la troisième partie, avec toutefois l’explicit du texte, où Christine intervient à la première personne. Le récit concernant sainte Christine, jeune fille de la ville de Tyr, se
subdivise dans La Cité des Dames en trois épisodes: ils correspondent aux trois tortionnaires successifs qui cherchent à faire entendre raison à la jeune fille, c’est-à-dire à lui faire abjurer la foi chrétienne. Le premier à lui infliger de terribles sévices n’est autre que son père, qui lui fait trancher la langue une première fois, sans parvenir cependant à la priver du pouvoir de parler, et sans la ramener au culte des idoles païennes. Son père meurt, mais il est remplacé par deux juges successifs: Dyon puis Julien, qui restent l’un comme l’autre insensibles aux prodiges que réussit à accomplir Christine, malgré les tortures de plus en plus cruelles qu'ils lui font infliger. Deux critiques se sont penchés sur les modifications que Christine de Pizan a apportées à la version de Vincent de
Beauvais'*, Retenons trois points essentiels de leurs observations. Premièrement, le conflit qui ouvre l’histoire de sainte Christine ne l’oppose pas à son père, dans Le Miroir historial, mais à sa mère. Deuxièmement, 16 Cf. Maureen Quilligan, « Allegory and the textual body: Female Authority in Christine de Pizan’s Livre de la Cité des Dames»,
The Romanic Review, 79, 1988,
pp. 222-248. Kevin Brownlee, « Martyrdom and the Female Voice: Saint Christine in
the Cité des Dames», Images of Sainthood in Medieval Europe, Renate BlumenfeldKosinski et Tinea Szell éds., Cornell University Press, 1991, pp. 115-135.
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lorsqu'on cherche à jeter Christine à la mer, avec une pierre attachée à son cou, ses prières ont pour effet de faire apparaître le Christ dans La Cité des Dames, et la sainte obtient un véritable baptême à ce momentlà: c’est à partir de cet instant seulement qu’elle est désignée du nom de Christine. Au contraire, Vincent de Beauvais l’appelle Christine dès le début du récit, et l’intercession du Christ pour la sauver des eaux n’est pas présentée comme un baptême, au sens littéral. Troisièmement, le lien onomastique entre le Christ et Christine apparaît, dans les paroles prononcées par le Christ lui-même”, comme une paternité substitutive, sorte de généalogie spirituelle d’autant plus frappante dans La Cité des Dames qu’elle est une invention par rapport au texte-source. À propos de la première modification, Maureen Quilligan a sûrement raison de penser que le rôle de la mère est dévolu au père dans la version de Christine pour des motifs de cohérence avec les thèses féministes de l’ouvrage. Les rapports mère-fille sont souvent faits de solida-
rité face aux hommes dans La Cité des Dames'*. II ne nous semble cependant pas indifférent, dans ce chapitre où se jouent tant de problèmes d’identité - comme l’indique très justement Kevin Brownlee au début de son article —, que sainte Christine soit d’emblée mise en scène dans un rapport conflictuel qui l’oppose à l’autorité de son père. La récriture paraît encore plus chargée de sens si on la rapproche des considérations en demi-teintes auxquelles Christine de Pizan se livre à propos des rapports père-fille en matière littéraire et artistique, rapprochement que ne font naturellement ni Maureen Quilligan ni Kevin Brownlee qui se concentrent l’un comme l’autre exclusivement sur le cas de sainte Christine. Si nous jetons un coup d’œil en arrière, la tentation est grande de relier la paternité élective qui se tisse entre le Christ et Christine, donc entre le Christ et Christine de Pizan, aux métamorphoses du rapport filial signifiées par d’autres jeux onomastiques: le lien mimétique Hortensius/Hortense est transformé, voire dissous, quelques siècles plus tard, dans la relation Jean André/Nouvelle (II, 36). Ajoutons que « Nouvelle », dans le chapitre en question, est aussi le nom que le père donne comme titre à un livre de sa composition: comment mieux indiquer, en plus de l’innovation qu’apporte la fille par rapport à
17 Le Christ s’adresse à la sainte, à la fin du récit, dans les termes suivants: « Vien, Cristine, ma tres amee et tres eslicte fille» (La Cité des Dames, op. cit., HI, 10, p. 470).
1% I] ne s’agit d’ailleurs pas seulement du soutien qu’apportent les mères à leurs filles. Cf. le cas extraordinaire d’une relation mère-fille où les rapports sont inversés: «Ci dit d’une femme qui alaictoit sa mere en la prison» (II, 11, p. 246). Inversion qui fait penser à la fonction paradoxale que remplit le Christ dans l'épisode qui nous intéresse: le fils de Dieu devient père de Christine.
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son père, la mise à distance du lien biologique au profit d’une relation plus culturelle que naturelle ? Ce rapprochement nous incite à prêter plus d’attention au nom dont l’auteur signe ses œuvres, tantôt «Christine», ou plus exactement «je Christine », tantôt «Christine de Pizan ». L'étude nécessiterait qu’on se penche sur la totalité des œuvres de Christine, et dépasse largement les limites que nous nous sommes fixées, mais quelques pistes peuvent néanmoins être tracées. L'auteur se présente comme «Christine de Pizan » dans ses lettres, et notamment dans les épîtres qui constituent son apport au dossier sur Le Roman de la Rose, ainsi qu’au début du Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, conformément à
la pratique en usage chez les chroniqueurs à partir du XIV® siècle!. Au contraire, elle ne signe que de son prénom dans les dits amoureux de ses
débuts?°, mais aussi dans ses œuvres allégoriques: Chemin de long Estude, Advision Cristine, Cité des Dames. Lorsqu'elle emploie le prénom seul, c’est souvent en le rapprochant du nom du Christ. Ajoutons que l’explicit du Débat de Deux Amans («Maïs de trouver, s’aucun au deffiner/ À volenté,/ Quel est mon nom, sanz y querir planté,/ Si le serche, trouver le peut enté/ En tous les lieux ou est cristienté », op. cit., vv. 2019-2023) n’est pas sans rappeler l’orgueilleux prologue que Chrétien de Troyes place en tête d’Erec et Enide: Des or comancerai l’estoire
qui toz jorz mes iert an mimoire tant con durra crestiantez ; de ce s’est Crestiens vantez!7!.
Le procédé de l’anagramme est mis en œuvre dans Le Livre de la Mutacion de Fortune pour suggérer à nouveau le patronage du Christ: Le nom du plus parfait homme, Qui oncques fu, le mien nomme, I. N. E. faut avec mettre, Plus n’y affiert autre lettre. (MF, vv. 375-378)
19 Cf. Maureen Quilligan, «Self-Namings in the Prologues to Chronicles», The Allegory of Female Authority, Christine de Pizan's Cité des Dames, Ithaca and London: Cornell University Press, 1991, pp. 13-18.
10 Cf Jacqueline Cerquiglini éd., Cent ballades d'amant et de dame de Christine de Pizan, Paris: U.G.E., 10/18 n° 1529, 1982 («Le pouvoir du nom», préface p. 22).
11 Chrétien de Troyes, Erec et Enide, Mario Roques éd., Paris: Champion, CFMA n° 80, 1952. Vv. 23-26, p. 1.
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Celles et ceux qui se sont penchés sur la question de ces signatures n’ont pas, à notre connaissance, fourni d'explication sur les différences d’emploi entre «Christine » et « Christine de Pizan ». Nous nous contenterons d'émettre une hypothèse, notamment à la lumière du chapitre consacré à sainte Christine dans La Cité des Dames. Nul ne semble s'étonner du patronyme dont Christine accompagne son prénom, alors qu’il s’agit du nom de son père et qu’elle était veuve d’un homme appelé Etienne du Castel. Certes l’usage était probablement assez souple concernant le nom des femmes. Christine avait pourtant deux frères!?? qui sans doute pérennisaient l’existence du nom de Pizan, son choix ne peut donc pas s’expliquer par la seule volonté de faire survivre un nom menacé de s’éteindre. Qui plus est, les fils de Christine portent
le nom de leur père!#*.Ce n’est pas trop s’avancer que d’imaginer que Christine use de la notoriété de son père — sûrement plus grande que celle de son mari — pour s’imposer elle-même comme femme de lettres, surtout quand elle se fait l’historiographe de Charles V, protecteur de Thomas de Pizan. Stratégie professionnelle encore, dans le milieu hostile des clercs, quand elle signe son Epistre à Jean de Montreuil du nom de Christine de Pizan, au moment de la querelle sur Le Roman de
la Rose". N'oublions pas que «Pizan»
est aussi l’indication d’un lieu
d’origine, c’est le nom à peine modifié de la localité où la famille plonge ses racines, Pizzano, près de Bologne. L’Italienne se trouve dans une situation décalée par rapport à la France adoptive, mais cette étrangeté aiguise le regard, comme le relève Jacqueline Cerquiglini: «c’est dans l’écart au monde, à Iui-même, que le sujet se constitue. C’est ce sentiment d’une différence que les auteurs des XIV° et XV® siècles convertissent en signe d'élection »'”. Venir d'Italie, c’est aussi accomplir personnellement une partie de la franslatio studii d’Est en Ouest, lieu commun réactivé à plusieurs reprises dans La Cité des Dames. En revanche, le prénom «Christine » utilisé seul, surtout quand il est rapproché du nom du Christ, place l’auteur sous une autorité nettement distincte des choses terrestres. Revenons, après cette parenthèse, au récit concernant sainte Christine dans La Cité des Dames: les commentateurs de cet épisode ont clairement discerné le rapport que cette fiction entretient avec la vocation d'écrivain de Christine, à travers le symbo? Elle les mentionne très rapidement dans L'Advision Cristine, NI, 14, p. 116.
1 Les Enseignements et proverbes moraux sont destinés à Jean du Castel, fils de Christine. Cf. Œuvres poétiques, M. Roy éd., Paris, SATE t. 3, 1896, pp. 45-57.
1 Cf. Le Débat sur le Roman de la Rose, op. cit., p. 12. 1 Jacqueline Cerquiglini, « L'étrangère », Revue des Langues Romanes, 92, 1988,
pp. 239-251.
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lisme de la voix. Déjà, dans le passage consacré à Carmenta (I, 33), l'identification de Christine à l’inventrice de l’alphabet latin — bâtisseuse de surcroît — était consolidée par une remotivation étymologique liée à la voix et au lyrisme: le nom Carmenta serait à l’origine du mot
«carmen »/vers"*.L'importance de la voix de sainte Christine est une nouvelle réminiscence de la source lyrique à laquelle Christine puisa d’abord son inspiration. Le père de la sainte a beau lui faire couper la langue, celle-ci continue de parler. Elle fait même preuve d’une parole étonnamment efficace, devant le juge Dyon, en chassant le démon des idoles païennes par une simple exhortation, un jour où elle est conduite au temple. Enfin, le deuxième juge Julien, excédé de n’entendre que la voix mélodieuse de la jeune fille s’échappant du bûcher où elle vient d’être jetée, décide de lui faire trancher la langue plus court encore. Cela restera bien sûr sans effet. La persévérance de la sainte, et la parole de
vérité qu’elle délivre, malgré la surdité — l’«aveuglement », dit le texte — de ses persécuteurs, sont un modèle qui autorise la voix de l’auteur, Christine, à émerger à la fin du chapitre, pour la première fois dans la troisième partie de l’ouvrage: O benoite Cristine, vierge digne et beneuree de Dieu, tres eslicte, martire glorieuse, vueilles par la sainteté, dont Dieux t’a faicte digne, prier pour moy pecherresse, nommee par ton nom, et me soies propice et piteuse marreine. S1 voir que je m’esjouys de avoir cause de enexer et mettre ta sainte legende en mes escriptures, laquelle pour ta reverence ay recordee assez au lonc. (CD, TE, 10, p. 472)
Le rapport spéculaire des deux Christines ne tient pas qu’à leur prénom identique, il est aussi un échange de bons procédés :protection accordée à l’écrivain par la sainte, grâce à la prière, et publicité pour la sainte de la part de l’écrivain, grâce à l’écriture. Relation fondée sur le verbe, qui joue en faveur de Christine de Pizan comme une habilitation. Nous sommes bien près du cas de Marcia (I, 41), la femme-peintre qui
se rend célèbre par son autoportrait, se donne en quelque sorte naissance une seconde fois à elle-même grâce à son art, et s’émancipe par ce moyen de ses maîtres. Un détail qui semble avoir échappé à la critique met d’ailleurs discrètement en abîme la scène initiale de La Cité des Dames, qui faisait déjà elle-même écho au Dif de la Rose. Trois anges — semblables au trois dames allégoriques :Raison, Droiture et Justice — se 16 Détail d'autant plus intéressant qu'il inverse la proposition avancée par Boccace :pour lui, c’est parce qu’elle a rédigé des prophéties en vers que les Latins l’ont appelée Carmenta (< carmen) au lieu de Nicostrate. Cf. La Cité des Dames, op. cit. I, 32, p. 168; Des Cleres…, op. cit., t. 1, p. 83.
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manifestent à la sainte dans un rayon de lumière. alors qu’elle est enfermée dans une prison obscure par son père: Et si comme elle estoit la, pensant aux tres grans misteres de Dieu, .i. anges vindrent a elle a tout grant lumiere et lui apporterent a mengier et la reconforterent. (CD, IL, 10, p.464)
Au total, les deux signatures de Christine nous apparaissent comme deux faces de son identité littéraire qui ne s’excluent pas mutuellement, mais qui correspondent à des situations différentes. Reconnaissance de ce qu’elle doit à son père, d’une part, voire utilisation de son nom pour imposer «Christine de Pizan». Affirmation de son autorité personnelle d'écrivain, d’autre part, dans laquelle la généalogie réelle est en quelque sorte éclipsée.
5.2. Mères adoptives Cette question généalogique trouve des prolongements naturels dans plusieurs endroits de l’œuvre où se mêlent le thème de la création littéraire et celui de l’engendrement, le plus souvent sous l’aspect de la maternité. Tout d’abord, les personnifications dont Christine est entourée sont très majoritairement féminines: Fortune dans Le Livre de la Mutacion de Fortune; Raison, Droiture et Justice dans La Cité des Dames puis dans Le Livre des Trois Vertus; la Dame couronnée, Dame Opinion et Dame philosophie dans L’Advision Cristine. Dans ce cadre, le «je Christine » devient lui-même très proche des figures avec lesquelles il dialogue. «Je Christine » est en quelque sorte lui-même une fictio personae, pour reprendre une expression de la rhétorique classique'”?, qui prend place dans un gynécée allégorique. Il ne s’agit pas systématiquement de liens mère-fille, mais un dialogue s’instaure, où les personnifications et Christine occupent des positions très voisines: par exemple lorsque Christine complète les récits fournis par Raison ou Droiture en ajoutant des noms contemporains à ceux des cleres et nobles femmes qui lui sont indiqués. La féminité de ces figures est plus qu’une simple convention, elle est un élément essentiel de connivence. La mise en
œuvre de cet imaginaire féminin est tout particulièrement frappante dans L’Advision Cristine. La France, sous les traits de la «Dame couronnée », se présente comme un mère maltraitée et demande à Christine d'intervenir auprès de ses « vrais enfants » pour qu’ils « vueillent avoir 7 Cf. Armand Strubel, La Rose, Renart et le Graal, La littérature allégorique en France au XIII: siècle, Paris: Champion, 1989, p. 13.
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pitié de leur tendre mere, de qui encore le lait leur est necessaire et
doulce nourriture». Dans la deuxième partie, Dame Opinion est la fille d’Ignorance et de Désir de Savoir, mais elle est aussi la mère des nombreuses «petites ombres» qui se précipitent aux oreilles des étudiants pendant les disputes scolaires. Enfin, Dame Philosophie apparaît comme la mère nourricière de Boèce et elle est invoquée par Christine
comme un remède aux malheurs que fortune, «tres amere marastre »!?”, lui a infligés: Tu ne reffuseras a moy ta chamberiere des petites mietes de ton relief souffisans pour sa nourreture. Car, comme tu eusses nourry du lait de tes mamelles et de tes precieux metz ton tres amé filz dessus dit [= Boëèce] [...] semblablement je suppose que moy, ta servile mercenere que tu as
nourrie des demourans des grosses viandes de tes tables, tu n’oublieras, ains donras remede reconfortant les navreures de ses infortunees adversitez. (AC, ILL, 2, p. 94)
C’est encore sur l’image d’une sainte théologie nourricière que s’achève l’ouvrage: O Dame Sainte Theologie, tu m’as donné certaineté de ce que dist de toy le benoit saint Gregoire ton docteur ou premier livre des Morales, qui «ta doctrine et sainte Escripture aucune fois nous est viande, aucune fois buvraige. En lieux plus obscurs, lors est ce qu’elle nous est viande; car, quant nous l’exposons, c’est la viande que nous maschons, et quant nous l’entendons, c’est ainsi comme la viande que nous avalons. Mais
es lieux ou elle est plus clere, nous est buvrage, car quant elle n’a besoing de exposicion, nous la humons ainsi comme nous la trouvons. (AC, I, 27, pp. 141-142)
Ces quelques jalons suffisent à dégager une des perspectives de l’ouvrage :à la prise de conscience de Christine des malheurs de son époque et de ses propres infortunes répond finalement l’intervention consolatrice de Philosophie puis de sainte Théologie. L’un des traits d'union entre la destinée collective, mentionnée au début du livre, et la vie personnelle de l’auteur réside probablement dans cette image récurrente, spécifiquement féminine, de la maternité malheureuse ou comblée et bienfaisante. C’est sur ce terrain d’entente que se noue une communication quasi affective entre Christine et les «dames » successives qu’elle rencontre. Nulle part, toutefois, aucune de ces dames n’apparaît comme une mère possible de Christine. Les termes qu’elles emploient pour M8 L'Advision Cristine, I, 29, p. 50.
19 Jbid., I, 3, p. 95.
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s'adresser à elle sont significatifs à cet égard: «amie» est celui qui
revient le plus fréquemment‘. Un pas supplémentaire est franchi avec les cas de Nature, dans L’Advision Cristine, et d’Almathée, dans Le Chemin de long Estude, qui tiennent à l’égard de Christine un rôle maternel beaucoup plus net encore. Nous avons déjà mentionné, incidemment, la fonction de mère que Christine accorde à Nature au début du Livre de la Mutacion de Fortune. Cette figure, dispensatrice d’un certain nombre de dons, est à nouveau mise en scène au début de L'Advision Cristine, sans être explicitement nommée, dans un récit d’origine: elle aurait conçu Christine dans une forge, en la coulant dans un moule unique*’.La «fabrication » de Christine dans ce scénario est à relier à l’épisode, situé nettement plus loin dans le texte, où Nature exhorte Christine à «frapper son enclume » et à enfanter des ouvrages!*. Les réminiscences du rôle de Nature dans Le Roman de la Rose, et de son remploi par Machaut dans son Prologue "*, ne sont probablement pas étrangères à ce fantasme de prédestination. Derrière la maternité de Nature se profile un lieu commun emprunté aux poètes du XIV siècle, et rajeuni par Christine: manière implicite de s’inscrire dans la lignée des «élus ». Les notions d’élection et de maternité se trouvent associées également dans Le Chemin de long Estude, sous les traits d’Almathée.
La
fiction mythologique, tout en partageant certaines caractéristiques avec les personnifications que nous venons d’envisager, s'enrichit bien sûr d’un certain nombre de détails narratifs particulièrement intéressants dans la perspective généalogique que nous avons adoptée. Tout comme Raison, Droiture, Justice, Nature ou comme l’une des trois Dames de L'Advision Cristine, Almathée entretient une relation affective avec Christine, marquée formellement par le tutoiement — auquel Christine répond par le voussoiement — et par des déclarations de sympathie : « Je t’aim, et vueil faire a savoir/ De mes secrés une partie » (vv. 500-501). 80 Par exemple: p. 49, dans la bouche de la Dame Couronnée (I, 29); «amie chiere » p. 88 (II, 22), dans un discours de Dame Opinion, qui appelle aussi Christine «fille d’escolle », p. 54 (II, 3); «amie», p. 117 (III, 15) et «amie chiere», p. 128 (III,
21), dans la partie consacrée à Dame philosophie, en concurrence avec «ma meschinete », p. 94 (II, 1).
81 L'Advision Cristine, I, 2 et 3, pp. 13-14.
8 Jbid., IL, 10, p. 110. Passage déjà cité à propos des «Fictions de l'écriture ». 5 Cf. les paroles de Nature adressées au poète: «Vien ci a toy, Guillaume, qui fourmé/ T'ay a part, pour faire par toy fourmer/ Nouviaus dis amoureus plaisans » (Prologue, op. cit., I, vv. 3-5). L'espèce de concaténation Nature-Guillaume-dits amoureux, soulignée par la répétition du verbe «former», est reprise à son compte, et adaptée au modèle de la parturition, par Christine.
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447
De surcroît, Almathée apostrophe régulièrement Christine en l’appelant «fille »'%. Cette désignation paraît toutefois plus significative que lorsqu'elle est employée par une instance comme Raison dans La Cité des Dames:
peut-être Christine se souvient-elle de la fonction de mère de Jupiter remplie par Amalthée dans la mythologie classique ? Quoique la déformation du nom en Almathée provienne, selon toute vraisemblance, du
Des Cleres et nobles femmes", la dyslexie apparente en outre la Sibylle de Cumes à une alma mater, c’est-à-dire à une mère nourricière. Encore les nourritures que la Sibylle procure à Christine sont-elles essentiellement intellectuelles, comme l’annonce déjà, avant qu’elle ne commence à parler, sa ressemblance avec Pallas*. L'apport d’Almathée est avant tout un bagage de connaissances qui permet ensuite à Christine de s’élever. Autrement dit, c’est par son rôle de guide — Christine l’appelle tour à tour: «dame», «maistresse», «conduiseresse » — qu’Almathée ressemble le plus à une mère. Il est un détail supplémentaire, glissé en apparence comme une simple allusion, qui conforte cette position de la Sibylle: il s’agit d’une mention elliptique du mythe d’Icare. Alors que Christine a entamé son ascension, elle se plaint tout à coup de la chaleur excessive qui règne à cette altitude, elle se représente comme une faible femme incapable de poursuivre sur ce chemin: Si considerés ma foiblece Et la chaleur qui ja me blece, Et ne vueillés que tant me dueille Qu’a Ycarus soie pareille, Qui pour trop hault monter chaÿ, Dont durement lui mescheÿ, Quant si hault monta que la cire Des eles que lui ot son sire Atachee se fu fondue. Si lui fu durement rendue Sa presompcion, Car en mer
Le fist perir, en dueil amer. (LÉ, vv. 1725-1736) 18 Chemin de long Estude, op. cit., par exemple: v. 490, v. 1185, v. 1684, v. 2028; voire : «fille bien amee», v. 884.
185 Cf. Des Cleres…., op. cit., t. 1, p. 80: «Cy apres s’ensuit l’ystoire de Almathee ou Deyphille, sibile». Signalons toutefois, au passage, que certains manuscrits de l’Ovide moralisé désignent la Sibylle de Cumes du nom d’Amathée (op. cit., 1. XIV, t. 5, note p. 38). L'influence de cette œuvre est du reste décisive pour ce qui concerne l’amour de Phébus pour la Sibylle de Cumes.
18 Chemin de long Estude, op. cit., vv. 478-481, p. 114-116: «[...] me faisoit souvenir/ De la deesse de savoir/ Dont Ovide nous fait savoir/ Qué ellé est Pallas nommee ».
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«DIRE PAR FICTION » La moralisation qui rattache cette fable au péché de présomption
trahit la source probable de Christine*’.Le récit est néanmoins réduit à ses traits essentiels pour servir de contre-modèle, comme c’était le cas pour Discorde, antithèse de Loyauté, dans Le Dit de la Rose. En d’autres termes, la destinée d’Icare est rappelée pour permettre ensuite à Christine de s’en démarquer. En filigrane apparaît toutefois, derrière la faute d’Icare, l’erreur de son père, Dédale, ou du moins son imprévoyance. Christine se fait bien discrète sur ce sujet, elle évite de mentionner le nom du père, ou même le terme « père » («[.….]la cire/ Des eles que lui ot son sire | Atachee se fu fondue »). Mais en contrepoint apparaît nettement le rôle protecteur d’Almathée : Comme Ycarus ne cherras mie, Car a cire qui tost s’esmie Tu n’as pas esles atachees: Si n’ayes doubte que tu chees. Ne presomcion ne te meine A ceste region haultaine[.…..] [...] sauvement te conduiray
Et au monde te ramenray. (LÉ, vv. 1745-1750 et 1755-1756)
L'intervention merveilleuse de la Sibylle, en lieu et place du père imprudent, est l’opérateur d’un renversement, la garantie que le «vol» se déroulera sans accident. La comparaison de cette allusion à Icare avec le récit assez développé de l’Ovide moralisé, réservoir mythologique de prédilection de Christine, n’est pas sans enseignement. L’épisode apparaît en effet comme l’exemple par excellence d’une collaboration vouée à l’échec entre un père et son fils. Mais l’Ovide moralisé fait surtout porter la faute sur Icare, qui ne tient pas compte des conseils de son père: « Biaux fils », dist il, «pense de toi. Filz, je t’amonneste et chastoï
Que ne voles trop hautement Ne trop bas, mes vien droitement Emprez moi la moienne voie »!58, [..] li enfes s’outrecuida; Son mestre lesse et bien cuida
#7 Cf. Ovide moralisé, op. cit., livre VIII (t. 3), vv. 1579-1708, pp. 146-150. L’erreur d’Icare est dénoncée comme un excès de confiance en soi, par le verbe «s’outrecuider » (v. 1673, p. 149).
5 Ovide moralisé, op. cit., 1. VII (t. 3), vv. 1633-1637, p. 148.
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Sans li voler segurement,
Si s’est esbahis folement.…..18
La relecture de ce récit ne peut manquer de rappeler la première prise de contact d’Almathée avec Christine, elle porte même à penser que les mises en garde initiales de la Sybille sont inspirées par le discours de Dédale : Cil [chemin], je te creant fermement, Conduit jusques au firmement Qui bien le scet a droit tenir Et la droite voye y tenir, Combien qu’autre chemin y maine. (LÉ, vv. 909-913)
La comparaison de la « voie moyenne » qu’elle lui propose de suivre à une mare peu profonde, et le risque de noyade qui menace le présomptueux, ne sont pas sans évoquer la mésaventure d’Icare: Car qui en trop parfonde mare l Se met, souvent noye ou s’esgare. (LE, vv. 937-938)190
Enfin, les chemins à éviter sont décrits par Almathée dans des termes très comparables à ceux que l’auteur de l’Ovide moralisé réserve dans son allégorisation du mythe d’Icare aux voies qu’il convient de ne pas
emprunter”. Il n’est en fait pas si étonnant que cela que le mythe d’Icare, tentative humaine pour s’élever dans les airs, irrigue secrètement le début du 18 Jbid., vv. 1673-1676, p. 149, c’est nous qui soulignons. 10 Jbid., vv. 937-938, p. 40.
1 Certes, les connotations bibliques sont très présentes. Cf., parmi beaucoup d’autres références, la voie de salut annoncée par Paul et ses compagnons: Actes des Apôtres, 13, 10 et 16, 17. Il ne nous échappe pas que cet arrière-plan est un lieu commun très souvent mis en œuvre au Moyen Âge, par exemple dans Le Chevalier au Lion (Yvain), Mario Roques éd., Paris, Champion, CFMA n° 89, 1960, vv. 376-379, p. 12: «Tote la droite voie va,/ se bien viax tes pas anploier,/ que tost porroies desvoier :/ il i a d’autres voies mout ». Sans qu’on puisse déceler de citation littérale, la similitude entre
Christine et l’auteur de l’Ovide moralisé est toutefois frappante: De la voie de Dieu se depart Des voyes a cy forvoyans Cil qui vait a senestre part, Et a mal chemin avoyans C’est a la partie au dyable. Regarde loings la voye ombreuse ! Cele est mauvese et forvoiable,
La vois tu noire et tenebreuse ?
Si maine en enfer le parfont Ceulz qui mauveses œuvres font. (Ov. mor., 1. VII, vv. 1829-1834)
En enfer celle conduiroit Sans revenir qui s’i duiroit. Toute plaine elle est d’anemis… (Chemin, vv. 947-953).
«DIRE PAR FICTION »
450
Chemin de long Estude, pèlerinage allégorique d’un genre particulier puisqu'il consiste en une ascension à travers les cieux. C’est la complexité de l’emprunt à l’Ovide moralisé qui est plus inattendue. Le remploi est implicite seulement au début de l’œuvre, mais le discours de Dédale à son fils est un modèle dont s’inspire Almathée sans guère le retoucher, tandis que l’histoire sert de contre-modèle ensuite, quand Icare se trouve explicitement nommé. Au total, les détournements de sens sont multiples. Le désir de s’élever n’apparaît plus comme une manifestation de démesure, mais comme une volonté de s’améliorer, il est l’image d’un apprentissage, d’un «chemin d’étude », comme l’indique le titre. L’impulsion de cet envol n’est pas donnée à Christine par son père, mais par une figure maternelle qui l’a choisie et qui tient compte de ses capacités de femme, comme il ressort de ses paroles rassurantes: Monter ou firmament te fault,
Combien que autres montent plus hault; Mais tu n’as mie le corsage Abille a ce. Toutefoiz say ge Que de toy ne vient le deffault Mais la force qui te deffaut Est pour ce que tart a m’escole Es venue. Fille, or accolle
Celle eschele, et devant yray,
Et bien et bel te conduiray. (LÉ, vv. 1677-1686) Bref, une connivence féminine faite de lucidité et d’humilité se sub-
stitue nettement à l’orgueil masculin. Mais surtout, la prégnance complexe du mythe d’Icare modifie — voire inverse — le trajet habituellement suivi par la Sibylle dans la tradition, rappelé en quelques vers par Almathée elle-même: elle a d’abord été la «conduiseresse » d’Énée, dans sa
descente aux enfers”. Au contraire, en indiquant à Christine les diverses voies qui s'offrent à elles, elle prend bien soin de rejeter celle
qui mène en enfer”, et elle lui préfère le chemin plus ardu qui conduit aux hautes sphères célestes. L’image correspond mieux au projet de Christine: l'expression ressassée de «long estude »!* s’accommoderait ? Chemin de long Estude, vv. 596-599: «Celle suis, qui mena jadis/ Eneas, l’exillé Troyen;/ Sans autre conduit ne moyen/ Par mi enfer le convoyay.…».
Cf. passage cité deux notes plus haut (vv. 947-953), dont nous indiquions la parenté avec le passage de l’Ovide moralisé où l’auteur allégorise le récit concernant Icare.
1% Chemin de long Estude, v. 1103, v. 1111, v. 1136, v. 1161...
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451
difficilement d’une descente aux enfers. Encore faudrait-il nuancer cette opposition entre le ciel et l’enfer. Francine Mora-Lebrun, en étudiant les lectures de Virgile au XIF° siècle, a montré comment les chartrains assimilaient finalement volontiers le parcours d’ Énéeà celui de Boèce ou à celui de Mercure: «Énée guidé par la Sibylle, Boèce conseillé par la Philosophie, Mercure conduit par la Vertu [dans le De nuptiis Philologiae et Mercurii de Martianus Capella, où est rapportée une ascension de l’âme à travers les sphères]: ces trois figures veulent dire à peu près la même chose; voilà l’une des clefs — et non la moindre
— de la réception chartraine de l’Énéide»'*. Premier jalon sur le parcours instructif de Christine, et première occasion de gravir une pente, la Sibylle donne à contempler à sa fille adoptive le Parnasse, ou mont Hélicon, lieu d’où jaillit la Fontaine de Sapience. En commençant son pèlerinage par ces sommets, la Sibylle amène Christine dans un lieu qu’a fréquenté son père, Thomas, tout comme elle avait guidé Énée
jusqu’à
l’ombre de son père, Anchise!'*: Ton pere meismes y savoit Bien la voye; si la devoit Savoir, car bien l’avoit hantee,
Dont grant science en ot portee. (LÉ, vv. 1045-1048)
Nul doute qu’en conduisant Christine sur les sentiers qu’a jadis parcourus son père, Almathée joue un rôle de mère substitutive. Faudraitil dire un rôle de père? L’espèce de parenté qui reliait la Sibylle à Anchise dans le récit de l’Eneas se trouve soulignée plus visiblement
15 Francine Mora-Lebrun, L'«Enéide» médiévale et la naissance du roman, Paris: PUF, 1994. Chapitre VIII: «La médiation poétique des Noces de Martianus Capella et de la Consolation de Boèce » (p. 147). Se reporter tout particulièrement aux pp. 166- 168 («La Sibylle et la Philosophie »).
6 Une première version médiévale détaillée de ce récit figure déjà dans l’Eneas, J.-J. Salverda de Grave éd., Paris: Champion, 2 vol. (CFMA n° 44 et 62), 1925 et 1929. Se reporter aux vv. 2267-3020 (t. 1, pp. 70-92): depuis la rencontre d’Eneas avec la Sibylle de Cumes jusqu’à leur séparation. Même si certaines remarques soulevées par le rôle de la Sibylle dans l’Eneas peuvent s’appliquer à Almathée, il ne fait cependant pas de doute que la source directe de Christine soit une fois de plus l’Ovide moralisé, op. cit., livre XIV, t. 5, vv. 798-972, pp. 31-36. C’est tout particulièrement évident quand on compare les deux récits de sa vie faits par la Sibylle elle-même :comment elle a acquis ses dons de prophétesse grâce à l’amour que lui portait Phébus (Ovide moralisé, 1. XIV, t. 5, vv. 915-972, pp. 34-36;
Chemin de long Estude, vv. 545-594, pp. 24-26), et comment elle devient presque invisible, au point de ne plus être qu’une voix, détail occulté par l’auteur de l’Eneas qui insiste beaucoup, en revanche, sur la laideur de la prophétesse.
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encore!”, En particulier, Almathée délivre en chemin à Christine un enseignement d’astrologie qui comble les lacunes laissées par la mort précoce du père astrologue: Et celle qui me conduisoit Tout me monstroit, et devisoit
Des planettes les noms, la force, Et de moy enseigner s’efforce Le cours des estoiles mouvables
Et des estans et des errables. (LÉ, vv. 1827-1832) Au terme de cette savante combinatoire — récriture des mythes, chassé-croisé des mythes concernant Icare et Enée, entrelacs de données mythologiques et autobiographiques — se noue une solide identification entre Christine et Almathée. De nombreux facteurs font de la Sibylle un antécédent de Christine. Tout d’abord, elle s’inscrit ellemême dans une série de dix femmes qui, toutes, prophétisèrent la venue du Christ et s’illustrèrent par leurs œuvres littéraires*. C’est, du reste, à ce double titre de prophétesses et de femmes de lettres que les dix
sibylles ouvrent la deuxième partie de La Cité des Dames”. Là encore, semble-t-il,
l’évolution
notée
par Francine
Mora-Lebrun
entre
les
modèles antiques et l’Eneas trouve un prolongement dans l’œuvre de Christine : «la prophétesse virgilienne, qui subit, de l’épopée au roman, d’intéressantes mutations, peut en effet apparaître comme une tentative d'intégration de la figure du clerc-auteur à la diégèse romanesque »””. De surcroît, l’extrême longévité de la Sibylle de Cumes s'accompagne d’un dépérissement physique qui la rend presque invisible au commun
des mortels, de sorte qu’elle n’est plus qu’une voix””!. Caractéristique qui la rapproche de quelques héroïnes de La Cité des Dames, Carmenta ou sainte Christine par exemple, et qui pourrait bien faire écho à la car97 Cf. Hélène Cazes, « La Sibylle dans l’Eneas: de l’épopée au roman», Autour du Roman, Etudes présentées à Nicole Cazauran, Paris: Presses de l'Ecole Normale Supérieure, 1990, pp. 11-48. Contentons-nous de citer une des conclusions de cet article, étayé sur des lectures de détail convaincantes : « Ainsi le rôle de Sebille rejoint celui d’Anchise: comme lui, elle tient de longs et beaux discours, elle devine l’avenir et guide Eneas. Elle représente, par ses fonctions, l’exact pendant du père mort» (p. 37).
8 Chemin de long Estude, vv. 541-542, p. 120: «Mains beaulx vers furent par nous fais,/ Et mains grans volumes parfais ». 1 Cf. La Cité des Dames (I, 1, 2 et 3), op. cit., pp. 218-228.
2% Francine Mora-Lebrun, L'«Enéide» médiévale.…., op. cit., p. 189. 1 Chemin de long Estude, op. cit., vv. 586-588, p. 122: «[...] mon corps tout anïenti/ Devint, si qu’a pou nel veoient/ La gent, mais ma voix 1lz ouoïent ».
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rière de poète lyrique embrassée par Christine. Enfin, Almathée transmet à Christine un de ses pouvoirs, et non des moindres, en lui montrant le déroulement à venir des événements : Je vi ce qu’avenir devoit, Et celle qui tout ce savoit M'exposoit quanque veoye; Ne l’eusse sceu par autre voye. (LÉ, vv. 2165-2168)
C’est dire que le patronage d’Almathée a valeur d’habilitation: plus encore que dans La Cité des Dames, où est évoquée une longue lignée de prophétesses, Christine apparaît comme l’héritière d’un don de prophétie. La substitution d’ Almathée au père astrologue, qui possédait luimême des dons de pronostication, est ainsi consommée. La Sibylle de Cumes est, en outre, plus spécialement versée dans les prédictions politiques, à la différence d’Erythrée, prophétesse de la venue du Christ et
du Jugement dernier”. Ce point explique la fonction particulière qu’elle remplit dans Le Chemin de long Estude, œuvre politique à plus d’un titre puisqu'elle vise une concorde idéale entre les «estats », elle recherche quel serait le souverain idéal du monde, et on s’en remet en définitive au jugement des princes français. La tutelle de la Sibylle témoigne d’une prise de conscience, et plus généralement d’un tournant dans l’œuvre de Christine, plus spécialement attachée par la suite aux
questions d'histoire et de politique” ”: Livre du Corps de Policie (1407), Lamentation sur les maux de la France (1410), Livre de la Paix (1414),
Epistre de la prison de vie humaine (1418). N'oublions pas enfin la place que Christine réserve à la Sibylle de Cumes, entre Merlin et Bède, parmi les prophètes qui annoncèrent la venue de Jeanne d’Arc, dans Le
Dittié de Jehanne d'Arc (1429ÿ*. Nul doute enfin qu’en rappelant, à la fin du Chemin de long Estude,
leurs origines italiennes à toutes deux”, la Sibylle réinscrit sa protégée 22 Cf. La Cité des Dames, op. cit., I, 2 et 3. 2% Cf. Joël Blanchard, «Christine de Pizan, les raisons de l’histoire», art. cit.; « Artéfact littéraire et problématisation morale au XV: siècle », art. cit.
24 Je Dittié de Jehanne d'Arc, Angus Kennedy et Kenneth Varty éds., Medium Ævum monographs, n.s., 9, 1977. Cf. strophe n° XXXTI. Voir aussi, à ce sujet, Kevin Browniee, «Structures of Authority in Christine de Pizan’s Dittié de Jehanne d'Arc», Discourses of Authority in Medieval and Renaissance
Literature, Kevin Brownlee et Walter Stephens éds., Hanover/London: University Press of New England, 1989, pp. 131-150. 25 «Car en France demeure celle/ Qui est de nostre escolle ancelle,/ Et moult jeunette y fu menee,/ Combien que comme moy fust nee/ En Ytale [...]» (LE, vv. 6293-
6297, p. 460).
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dans la perspective d’une translatio studii. Aux dons et au savoir hérités de son père italien, que sous-entend l’emploi du patronyme «de Pizan », s’ajoute la recommandation d’Almathée, autrement plus efficace. Entre l’emploi des fictions par Machaut ou Froissart et l’œuvre de Christine de Pizan, plusieurs glissements s’opèrent. II ne nous semble pas douteux que le cadre du songe et les «fables » — récits mythologiques ou autres — doivent beaucoup au genre du dit, tel que les prédécesseurs immédiats de Christine l’ont pratiqué. Cette filiation reste curieusement inavouée, alors que Machaut lui-même, et Christine de Pizan après lui, portent une attention particulière aux généalogies poétiques: peut-être reconnaîtra-t-on dans cet oubli une des réticences de Christine à l’égard des autorités masculines; peut-être aussi le lien de parenté entre ces auteurs était-il trop manifeste aux yeux de leurs contemporains pour mériter d’être explicité. Mais une autre raison nous paraît rendre compte de l’absence de référence à Machaut chez Christine: le déplacement d’un centre de gravité essentiel, la translation d’une forme littéraire dans une autre de la subjectivité littéraire, au sens où l’entend Michel Zink: «ce qui
marque le texte comme le point de vue d’une conscience »”%, Cette subjectivité ne s’exprime pas pleinement chez Christine dans l’œuvre lyrique ou lyrico-narrative. En revanche, quand «le point de vue d’une conscience » émerge dans certains dits — Dit de la Rose en 1402, et Dit de la Pastoure en 1403 — il ne tarde pas ensuite à se déployer dans un autre cadre, allégorique, c’est-à-dire dans des œuvres à caractère historique, moral ou philosophique. Les scénarios primitifs du Dit de la Rose et, dans
une
moindre
mesure,
du Dit de
la Pastoure,
informent
d’ailleurs les pèlerinages allégoriques qui se développent ensuite dans Le Chemin de long Estude et L’Advision Cristine, ou la vision de La Cité
des Dames. Le glissement est aussi d’ordre formel: les deux dernières œuvres que nous venons de citer, ainsi que Le Livre des Trois Vertus, sont des ouvrages en prose. Certainement, l’évolution historique n’est pas étrangère à ces glissements: Christine de Pizan n’est pas la seule à entrelacer au XV* siècle une méditation sur sa destinée à des réflexions sur le devenir de l’hu-
*% Michel Zink, La Subjectivité littéraire, Paris: PUF, 1985, p. 8. Sa définition se poursuit en ces termes :« En ce sens, la subjectivité littéraire définit la littérature. Celle-ci n’existe vraiment qu’à partir du moment où le texte ne se donne ni pour une information sur le monde prétendant à une vérité générale et objective, ni pour l'expression d’une vérité métaphysique ou sacrée, mais quand il se désigne comme le produit d’une conscience particulière, partagée entre l'arbitraire de la subjectivité individuelle et la nécessité contraignante des formes du langage ».
«DIRE PAR FICCION LE FAIT DE LA MUTACION »
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manité, Alain Chartier en offre d’autres exemples. Joël Blanchard a bien montré que «le rapport des poètes à l’histoire se transforme dans les premières décennies du XV siècle sous la double contrainte des événements angoissants de leur temps et des conditions nouvelles du lyrisme de cour»“”, ce qu’il résume d’une formule qui retient notre attention pour la subjectivité littéraire : «conscience de soi et conscience
du monde vont de pair »’®, Cette remarque explique l’aspect fragmenté des passages autobiographiques dans l’œuvre de Christine. Les événements de sa vie ne prennent un sens que par une mise en perspective, disons plutôt un principe d’analogie qui suppose un va-et-vient permanent, facteur de discontinuité,
entre le particulier et le général, c’est le principe même de l’allégorie’®. L'intérêt que le «je-Christine» porte au monde, ou aux malheurs du temps, ou à la condition des femmes, suppose un apprentissage intellectuel, un raffinement progressif de ses facultés d'observation et d’analyse, un enrichissement de sa culture. En ce sens, l’effort de compréhension que fournit Christine tout au long des œuvres que nous avons étudiées est indissociable de son point de vue et de son propre «chemin de longue étude ». C’est surtout par cet aspect que le terme d’«autobiographie » se justifie, à propos de Christine, si l’on se réfère à la définition avancée par Philippe Lejeune : «récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l’accent sur sa vie individuelle, en
207 Joël Blanchard, «Christine de Pizan: les raisons de l’histoire», art. cit., p. 417.
78 Jbid., p. 420. Le même auteur exprime une idée assez proche dans « Artéfact littéraire.….….»: «l’intérêt aux malheurs du temps est le premier geste du poète», art. cit., p. 18.
29 Cf. à ce sujet, la très éclairante «Préface» de L'Advision Cristine, quoique peu étonnante dans le principe de lecture qu’elle propose (Christine Reno éd., Mélanges Willard, op. cit., pp. 207-227, texte repris dans l’édition de L’Advision Cristine, pp. 3-10): «Nous avons ja dit comment la fiction de cestui livre se puet alegorisier triblement, c’est assavoir assimiller au monde general, qui est la terre, aussi a homme singulier et puis au royaume de France. Aussi comme se chascun en soi parlast en contant son estre, si pouons prendre ce que Cristine dit ou .iiij.e chappitre, comment par le cri de Fama elle estant enfant fu transportee avec ses parens ou païs d’une noble dame couronnee, peut dire la terre, que ou temps de son enfance, c’est asavoir de son innorance — qui segnefie le temps ouquel loi n’estoit au monde encore donnee — elle fu transportee par le cri de Fama, qui est a entendre par le cri des sains prophectes, a la loi de Dieu en laquelle sont toutes biautés comprises [...] Item, puet segnefier l’omme pecheur quant il se tire de l’ingnorence de pechié a penitence [...]
Item, cellui meismes .iiij.e chappitre puet segnefier comment Cristine, ou temps de son enfance, fu avec ses parens transportee en France du païs de Lombardie dont elle estoit nee [...]» (p. 212).
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particulier sur l’histoire de sa personnalité »210, La notion de pacte de sincérité avec le lecteur paraîtrait bien anachronique, et sans objet, à propos de Christine, tandis que la notion d’«histoire de sa personnalité» est essentielle, pourvu qu’on la rattache avant tout à une formation de l’esprit, à une volonté de savoir. Autrement dit, Christine ne dissocie pas l’objet qui retient son attention — qu’il s’agisse de Fortune, d’Opinion, ou de Philosophie — de son point de vue personnel et de son apprentissage. Mais le va-et-vient entre expériences personnelle et collective, ou le désir d’accroître ses connaissances ne vont pas de soi. L’un comme l’autre font rencontrer à Christine, en des termes inédits, des questions d'identité et de légitimité. L’obstacle majeur qui se dresse devant elle est bien sûr le monopole des lettres par les hommes. Or, c’est tout spécialement par le remploi des récits anciens que Christine affirme son identité et son autorité. Ce faisant, elle détourne ou réinterprète à son profit un principe hautement proclamé par les clercs, par Jacques Legrand notamment: la fiction est source de vérité. C’est sans aucun doute la faille par laquelle l’autorité revendiquée par les clercs permet une contestation en son sein, une écriture contradictoire dont le mode d’expression devient la compilation chez Christine. Du coup, la fragmentation de l’aspect autobiographique du texte ne touche pas qu’à la dispersion d’un certain nombre d’anecdotes concernant Christine personnellement ; l’autoportrait émietté de Christine se réfléchit dans une
multitude de fictions. C’est une des conclusions qui s'impose à la lecture précise des portraits de femmes — veuves héroïques, «clergeces», prophétesses — dont Christine remplit La Cité des Dames, notamment. Les fictions s’organisent alors en lignages dont Christine est l’héritière, elles sont une caution, un supplément de légitimité. On aurait cependant tort de ne voir en Christine que l’avocate d’une cause « féministe » avant la lettre. La Cité des Dames est une vision utopique dans laquelle les modèles anciens servent à une projection idéale, mais on a eu beau jeu de souligner l’hiatus qui sépare les femmes exemplaires des conseils donnés par Christine à ses contemporaines dans Le Livre des Trois Vertus, par exemple dans le domaine de l’éducation des
filles?"!. 7° Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris: Seuil, 1975. 1 Cf. Le Livre des Trois Vertus, op. cit., I, 15, pp. 60-61: l'apprentissage de la lecture, pour les filles de l’aristocratie, doit se faire sous étroite surveillance et se limiter aux ouvrages dévots, tandis que les garçons de condition sociale comparable doivent expressément apprendre le latin et bénéficier d’un enseignement scientifique. Quant aux bourgeoises et aux femmes du peuple: «Si affiert aussi a pucelle estre devote, par especial vers Nostre Dame, vers saincte Katherine et toutes vierges, et se elle scet lire, en lise voulentiers les vies », op. cit., III, 5, p. 196, c’est nous qui soulignons.
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Si Christine s’en prend avec autant de virulence à la misogynie, c’est avant tout parce que celle-ci incarne la perversion par excellence du principe d’autorité. Contredire les propos de la clergie sur cette question revient à contester les discours tout faits, le prêt-à-penser de son époque. Dans cette perspective, la pratique de la compilation et de la récriture, manière de repenser l'Histoire bien souvent, dépasse largement les enjeux de la misogynie. Par là s'expliquent les échos du débat sur Le Roman de la Rose, qui ne s’affaiblissent guère d’une œuvre à une autre: discorde autour d’un objet, certes, mais surtout incursion d’une laïque au pays des clercs. Au décalage qui sépare la cité idéale des conseils prosaïques” 212” s’en ajoute un autre, qui atténue la portée «féministe» qu’on pourrait être tenté d’accorder aux écrits de Christine. Ce second hiatus est celui qu’on décèle entre les modèles féminins proposés dans La Cité des Dames et l’affirmation par Christine de la «certaineté de son estre ». Elle revendique une identité qui n’aurait rien à envier aux hommes, mais elle propose surtout des exemples de femmes viriles: Sémiramis, les Amazones, Didon. Cette simple observation doit nous amener à une certaine réserve: quelles que soient les analogies entre Christine et certaines des cleres et nobles femmes énumérées dans La Cité des Dames, l’identification du je à un cas particulier n’est jamais totale. Tel est aussi le sens que prend la fragmentation: la vérité de Christine, dispersée entre les veuves héroïques, les clergeces et les prophétesses, se trouve un peu partout, mais elle n’est nulle part restituée complètement. C’est dire que le cas de Christine est à part, et ne constitue pas à proprement parler un exemple pour ses contemporaines, du moins ne se pose-t-elle
pas en modèle’. D'une œuvre à une autre, le parcours de Christine se présente moins
en termes d’identité féminine qu’en termes d’identité littéraire. Entre Le Livre de la Mutacion de Fortune et La Cité des Dames, elle subit deux métamorphoses qui font d’elle le symétrique de Tirésias: elle se transforme d’abord en homme,
et devient le fils de son père, ce sont ses
propres termes?!#; puis elle redevient femme, si l’on peut dire, en bâtis,
22 Cf. Susan Groag Bell, «Christine de Pizan (1364-1430): problem of a studious woman», Feminist Studies, 3, n° 3/4, 1976, Beatrice Gottlieb, «The Problem of Feminism in the Fifteenth the Medieval World, Essays in honor of John H. Mundy, Suzanne
Humanism and the pp. 173-184. Century », Women of F Wemple et Julius
Kirshner éds., Oxford/New York, 1985, pp. 337-364.
213 Cf, à ce sujet, la très riche conclusion de Patricia Philippy, «Establishing authority.…», art. cit., pp. 192-194.
24 Livre de la Mutacion de Fortune, op. cit., t. 1, Vv. 171-172, p. 13.
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sant La Cité des Dames. Manière de signifier, bien avant Simone de Beauvoir, qu’on ne naît pas femme... mais surtout: on ne naît pas femme de lettres. Christine est-elle redevenue, après deux métamorphoses, la femme qu’elle était au départ? Certes non, et l’une des mutations qui nous frappe le plus, c’est qu’elle n’est plus tout à fait — ou plus seulement — la fille de son père. Les mères substitutives que Christine s’invente sont le signe d’une autonomisation progressive par rapport aux autorités, elles sont à l’origine d’une nouvelle vocation littéraire. Elles permettent à une voix émancipée de se faire entendre dans une langue maternelle. L'emploi et la récriture des traductions françaises de textes latins, ou italiens, n’est pas réductible à un pis-aller. La double métamorphose, comme dans le cas de Tirésias, est en outre source de dons prophétiques, qui font échapper la parole inspirée de Christine au contrôle des autorités humaines.
CONCLUSION Tout comme l’artifice du songe est le signal annonciateur de l’entrée en allégorie, le recours à l’exemple - mythologique, biblique ou historique — est l’indice d’un changement de régime, du passage à un mode différent de signification. Aussi bien est-ce la raison pour laquelle le terme d’exemple ne convient pas toujours pour les textes qui ont retenu notre attention. En insérant ce qu’ils appellent eux-mêmes, occasionnellement, des « fictions » dans leurs œuvres, les auteurs que nous avons étudiés entendent moins prouver la vérité des faits qu’ils rapportent que donner à deviner un message second: il s’agit d’une modalité d'écriture, ou d’élaboration du sens, somme toute comparable à celle de l’allégorie, quoiqu’elle s’exerce par des moyens différents. Il est difficile de ramener la variété des emplois de la matière mythologique, et des sources bibliques ou historiques parfois utilisées, à une typologie bien formalisée. Les dernières œuvres respectives de Machaut et de Froissart, Le Livre du Voir Dit et Le Joli Buisson de Jonece, nous ont
permis divers types de classements: de l’exemplum aux fictions à double-fond; du répertoire connu aux inventions ovidiennes. Mais il s’agit de définitions reconstituées empiriquement, dont la pertinence ne se vérifie pas nécessairement d’un corpus à un autre, voire d’une œuvre à une autre d’un même auteur, tant le désir des poètes de surprendre leurs lecteurs entraîne leur inventivité vers de nouvelles voies d’expérimentation. Les significations que renferment les micro-récits peuvent être rangées en plusieurs catégories. Elles concernent tout d’abord -— classiquement, si l’on peut dire — le domaine amoureux. Ce champ d’application est tout indiqué pour les exemples mythologiques: ce type de remploi est déjà mis en œuvre dans Le Roman de la Rose, à travers les cas de Narcisse et de Pygmalion. La spécialisation du dit lyrico-narratif dans le domaine de la casuistique amoureuse prédispose tout naturellement à pareil usage des matériaux légués par les Anciens. Ainsi certains petits récits insérés montrent-ils l’attitude à tenir en telle ou telle circonstance; ils fournissent au lecteur des héros analogues au cas qui lui est narré; ils mettent sous ses yeux l’exemple de ce qui pourrait advenir de l’amant narrateur, soit en bien: Papirus et Ydorée, exemple d’idylle
plus réussie que celle du héros narrateur dans L’Espinette amoureuse;
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soit en mal: Polyphème comme cas limite des méfaits de la jalousie dans Le Voir Dit. Bref, les ajouts à l’histoire-cadre ouvrent des perspectives, élargissent le scénario de celle-ci vers d’autres dénouements possibles. Mais nombreux sont aussi les cas où l’exemple cité n'offre que peu d’analogies avec la situation amoureuse qu'il est censé éclairer. On constate souvent que les héros mythologiques ou historiques cités à l'appui du récit ou de la démonstration principale de l’œuvre sont des modèles possibles pour l'artiste en général, et en particulier pour le poête. À cette catégorie appartiennent bien sûr les personnages d’Orphée ou de Phébus, mais on peut aussi leur rattacher Narcisse, Pygmalion, Polyphème, Morphée, voire Tristan ou encore les héros imaginaires de Froissart: Pynoteüs ou Papirus. Dans le cas de Christine, les exemples de femmes de lettres ou de femmes peintres dans La Cité des Dames jouent le même rôle que les modèles masculins que nous venons de citer. Ces antécédents mythologiques permettent à Machaut, Froissart et Christine de préciser leur conception de l’art poétique et de se situer par rapport à leurs destinataires ou commanditaires. À plusieurs reprises, Machaut suggère des rapprochements entre son activité et celle d’autres types d’artistes : la fontaine amoureuse sur laquelle est sculptée une représentation de Narcisse par Pygmalion est comme un idéal esthétique. Pour Guillaume de Machaut, l’œuvre doit, par sa facticité même, donner l'illusion de la vie, il s’agit d’un artefact par excellence, par opposition à l’art poétique prôné par Jean de Meun, assimilé à l’acte sexuel de la procréation. La poétique de Machaut, à travers les modèles qu’elle se donne se rapproche d’une «nigromance ». Jean Froissart, à travers le long récit de Pynoteüs et Neptisphelé dans La Prison amoureuse, définit lui aussi la poésie comme un artifice; mais il y ajoute la notion du composite, de la « coumellure », c’est-à-dire du mélange entre matériaux rendus indiscernables. Tel est aussi le sens que prennent les allusions qu’il multiplie, dans toutes ses œuvres, à l’intériorisation de références livresques. À sa manière, Christine s’inscrit dans le sillage de Froissart, faisant aussi de la lecture l’élément moteur de l’écriture. La compilation, considérée par Christine comme une activité créatrice, ou du moins comme un acte de re-création, est pour elle une véritable gestation, un enfantement d'œuvres nouvelles, comme elle l’indique dans L'Advision Cristine. À la manière des lettres que s'adressent parfois les acteurs-auteurs des livres en question— lettres qui sont en quelque sorte le double prosaïque des fictions dans Le Voir Dit ou dans La Prison amoureuse — les micro-récits sont les marges de l’œuvre dans lesquelles s’observent les choix esthétiques de l’auteur. Les fictions sont, entre autres, une sorte de laboratoire du texte, un envers du décor: à travers elles se donne à relire l’histoire du livre que nous tenons entre les mains.
CONCLUSION
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Les rapports entre le poète et le prince sont un sujet très souvent indissociable des micro-récits par lesquels les auteurs indiquent leur conception de l’art poétique. Il en va ainsi dans les conforts, au sein desquels le rôle de consolateur du poète présuppose une sorte de parenté secrète avec celui qu’il est censé réconforter. L’assimilation sousjacente entre le je et Orphée ou Daniel dans Le Confort d'ami permet de déceler, en filigrane, une réflexion sur les réels pouvoirs de consolateur et de conseiller que le poète peut détenir auprès du prince. Morphée, dans La Fontaine amoureuse, emblématise la fonction d’intermédiaire, et presque de ventriloque, que doit remplir le poète auprès du seigneur qui lui commande une œuvre. Les relations du poète et du prince se situent sur deux plans: il s’agit d’abord d’un rapport quasi spéculaire, de ressemblance. Tous deux doivent éprouver des sentiments analogues pour se reconnaître l’un en l’autre. Le poète ne peut se faire l’interprète du prince qu’en utilisant son propre sentement, par exemple sa propre mélancolie amoureuse, afin de retraduire ensuite poétiquement les émotions et les affects de son commanditaire. Mais il s’agit aussi d’une distribution sociale des rôles, aspect par lequel se rejoue le débat du clerc et du chevalier. La spécularité entre poète et prince trouve son expression dans les êtres polymorphes et dans tous les sujets susceptibles de métamorphoses auxquels s’identifie le poète, Morphée et Polyphème par exemple. La distribution de rôles complémentaires apparaît notamment dans les scénarios remettant en scène le jugement de Pâris ou dans les récits de coopération, réussie ou manquée, comme celle de Phaéton et Phébus dans La Prison amoureuse. Chacun des auteurs étudiés apporte sa contribution ou sa touche personnelle au mixte entre dit, ou œuvre en prose, et récits insérés. Machaut choisit de ressusciter quelques héros moins connus que les quelques noms mis en vedette par Le Roman de la Rose, Froissart laisse libre coursà son penchant pour le merveilleux, Christine procède par associations et mises en série inédites au service d’un dessein didactique et moral. La trituration sans cesse recommencée des matières premières mythologiques, historiques et bibliques fait la preuve de son efficacité comme moyen de projection dans l’imaginaire, mais aussi, plus paradoxalement, comme instrument de réflexion. La réception des auteurs de cette époque les uns par les autres, notamment celle de Machaut par Froissart, nous est une précieuse source d’informations sur les modalités de lecture et d’interprétation à la fin du Moyen Âge. Les scènes de lecture qu’il nous est souvent arrivé de rencontrer dans nos textes ne sont pas un des moindres intérêts que nous avons trouvé à cette
étude. L’échange épistolaire de Guillaume et Toute Belle dans Le Voir Dit, Flos et Rose se lisant mutuellement dans La Prison amoureuse, les
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représentations de Christine à son pupitre, sont autant d’indices précieux sur les facultés d’interprétation que sollicitent les textes de cette période. Nous en retenons tout particulièrement l’idée qu’aucun je ne raconte son histoire sans se servir de modèles et qu’aucune récriture de mythe ne peut vraiment se lire indépendamment des récritures précédentes ou contemporaines. Les jeux les plus complexes dans ce domaine de l’intertextualité sont à notre avis ceux qui convoquent un modèle sans le nommer (Pygmalion dans Le Voir Dit), ou qui usent implicitement du contre-modèle: anti-Orphée, anti-Phébus, que l’on devine en filigrane de certains récits. Loin de gommer les spécificités propres au je narrateur et protagoniste du texte, les virtualités d’emplois d’un même héros ou d’une même figure rendent possible le récit d’une destinée singulière, l'expression d’idées personnelles, voire l’exposé d’un art poétique. Sans doute l’un des usages des fictions les plus riches d’enseignements concerne-t-il les récits de vocation littéraire. C’est dans ce cas que l’imbrication entre micro-récits et problématique personnelle, histoire d’une individualité, atteint son degré de sophistication le plus élevé. Cette partie liée de l’emploi d'exemples avec l’identité en devenir de l’auteur permet de considérer les récits insérés comme de véritables marques de fabrique. L'usage des fables permet une multiplicité de nouvelles finalisations, mais chacune d’entre elles a valeur de poinçon, de signe de reconnaissance.
BIBLIOGRAPHIE Plan:
Le
Textes
IL. III.
Répertoires bibliographiques, Dictionnaires et Manuels Études
3.1. Monographies, actes de colloques et articles portant sur un seul des auteurs du corpus 3.2. Comparaisons et synthèses 3.3. Études générales 3.4. Théorie littéraire
I. TEXTES ŒUVRES DU CORPUS
Les textes sont cités dans l’ordre chronologique de leur composition; les différentes éditions, éditions-traductions et traductions d’un même texte sont indiquées à la suite les unes des autres par date de publication. Guillaume de Machaut Le Jugement dou Roy de Navarre, Œuvres de Guillaume de Machaut, Ernest
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Le Confort d'ami, KR. B. Palmer éd. et trad. [traduction en anglais], New York/London : Garland, 1992. La Fonteinne amoureuse, Œuvres de Guillaume de Machaut, Ernest Hœpffner
éd., Paris: Firmin-Didot, S.A.T.E, t. 3, 1921, pp. 143-244.
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nelle de Froissart; figurent aussi dans cette rubrique des travaux touchant à l’aspect lexical ou à l’emploi des mythes dans les Chroniques. BASTIN (Julia), Froissart chroniqueur, romancier et poète, Bruxelles, 1942.
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B. Études
Compte tenu du foisonnement d’articles sur Christine de Pizan et de la parution à venir d’une bibliographie exhaustive, ne sont retenus dans cette rubrique que les travaux qui portent sur les œuvres de notre corpus et/ou qui nous ont été directement utiles. Sont également indiqués les actes de colloques et recueils d’articles (à l’entrée du nom de l’éditeur de la publication), sans que
la totalité des articles qu’ils contiennent soit nécessairement reprise par le détail. ALTMANN (Barbara K.), «Diversity and Coherence in Christine de Pizan's Dit de Poissy», French Forum, 12, 1987, pp. 261-273. ARNAVIELLE
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Littérature,
41 (Intertextualités
médié-
INDEX DES NOTIONS Abrègement, 21, 120, 232, 324, 353, 375 (n. 46), 420, 422, 424, 430 Allégation, 47, 48-51, 87, 168 (n. 195), 283, 376, 384 Allégorie, 12, 15-16, 28, 31, 37, 4849, 53, 55-56, 58-60, 81, 84, 86, 88, 90, 92, 98, 100-102, 130, 138, 147, 150, 178, 184, 187-188, 194195200207212 -227%216055) 256, 269, 274,276, 318, 323,326, 335-336, 345-347, 350-351, 3535555701 6787187515 377-383, 393-394, 403, 407, 409, 413, 415, 426-428, 438-439, 441, 443-444, 450, 454-455, 459 Allégorisation,
14, 66, 77, 89, 97,
122461216218 2202226 23955267, 219;282;331;350; 373, 427, 449 Anagramme, 76, 84, 106, 132, 137 (n. 136), 143, 259, 352, 441 Annominatio, 110, 113, 314 Antiféminisme, 378, 397
Art poétique, 21, 25, 28, 29, 33, 35, 435691152163; 67:692124452, 176; 177;:229°235;236;245; 251, DSP 262 078/0740276/280"285), 293, 294, 317, 336, 343, 386, 460462 Artifice, 12, 13, 26, 28, 30, 39, 47, 51-57, 75, 77, 139,148;163; 167, 175,177M480M81,219221:236, 237, 309, 317, 350, 351, 355, 384, 385, 459, 460 Auctoritas, 398 Auteur, 12-13, 17-19, 22, 29, 42-43, 45, 50, 52-53, 56, 58, 60-61, 63, 67, 70-72, 74-77, 80, 83-84, 87-
88, 98, 101, 130, 148, 166, 172, 182-183, 194-195, 199, 205, 211212,234, 237, 239, 251, 259-260; 265-269, 278, 292, 295, 311-317, 320, 324, 328-329, 335, 352, 358, 361, 367, 371-372, 377, 379, 382, 385-386, 388-389, 391-393, 395399, 402-406, 408, 411, 415, 419, 421, 428, 434, 439, 441-443, 445, 452, 454, 459-462 Autobiographie, 53, 71-72, 75, 257, 455 Autoportrait, 60, 102, 139, 144, 246, 260, 262, 360, 411, 418, 436, 443, 456 Auto-référence, 185, 200, 401 Autorité, 20, 45, 49, 61, 70, 128, 130, 168, 170-172, 175, 186, 200, 215, 219, 224-225, 254, 266, 283, 311, 314-315 324861, 364367374, 382-383, 390, 397-399, 403, 414415, 417, 423, 426, 431,437, 440, 442, 444, 454, 456-458 Bestiaire, 86, 89, 95 Citation, 61, 185, 200, 225, 256 (n. 11), 267, 320, 364, 367, 397, 403, 405, 449 (n. 191) Clerc; 17, 19, 54, 58; 75/85, 87; 88, 93-98, 101-103, 127, 130, 137, 139, 144, 146 (n. 154), 151, 159160, 163, 168, 170, 175, 190, 201, 208, 215, 217-219, 227, 246, 247, 259, 261, 276-280, 292, 294, 300301, 321, 343, 360-361, 380, 405, 416, 424, 426, 431, 433, 437, 442, 452, 456-457, 461 Commanditaire, 18, 139, 152, 163, 174, 175, 178, 256, 259, 263, 269,
500
INDEX DES NOTIONS
273-275, 271, 279-281, 284, 288, 293-294, 352, 460-461 Comparaison, 22, 127, 134, 185, 187,
205, 206, 213, 214-222, 225, 284, 305, 309, 315, 327, 330, 335, 348, 363, 371, 379, 397, 449 Compilation, 19-20, 188, 215, 259, 265, 345, 372, 390, 395-400, 403404, 406, 411, 414-415, 418-419, 424, 426, 430, 456-457, 460 Confort, 18, 104, 106, 108, 110,111, 115,130, 135, 137, 141, 148, 161, 164-165, 173, 176, 182-183, 201, 224,277, 316, 461 Conte, 12, 22, 90, 94, 211,215, 290, 5251(n1122):533,479 Contre-modèle, 246 (n. 360), 249250, 289, 292, 359, 393, 403, 448, 450, 462 Conversion, 113, 172, 215, 306-307, 309, 343, 347, 372, 379 Dédicataire, 13, 18, 103, 104, 133, 135461:482:350,352 Dir: 12%144 1525-77 83.104 1071387141 179-1817 255;262, 264 (n. 31), 279, 293, 316, 343, 349, 386, 388, 454, 459 Ecrivain, 16, 19, 33, 41, 60, 84, 98, 132, 137, 143, 195-197, 204-206, 211722722549258:059;268%073, 276, 278, 279, 286, 294 (n. 78), 313: (n1198)13208821:336.1643: B46:(n72),.947:0355n360.1369, 371-373, 377, 380, 383, 389, 410411,426, 437, 439, 442-444 Election, 162, 172, 178, 246, 267, 299, 360, 442, 446 Enchâssement, 54, 56, 93, 110 (n. 94), 116, 165, 179, 194, 202, 229230,292 (n. 76), 314, 323 Etymologie, 13, 48, 50, 51 (n. 58), 250 Exemple, 12h15:20:2242-48%50, 54, 55, 58-64, 66-67, 70, 77, 80, 85-112, 114-127, 129:131, 133134, 136, 140, 142, 167, 171-173,
175, 177-178, 189, 191, 193, 205209, 211-212, 215-216, 219-220, 224-227, 229, 236, 239, 241,251, 261, 264, 282-285, 294, 305, 308, 311-316, 323-327, 329, 333-335, 337-338, 340-341, 343, 352-353, 375-377, 379-380, 383, 389-391, 394-395, 397-398, 400-404, 406, 408-409, 411-434, 438-439, 448, 457, 459-460, 462 Fable, 12, 13, 19, 20, 25, 45, 47, 49, 51, 52, 90 (n. 39), 101, 102, 128, 155, 157, 161, 170, 176-178, 180 (n. 220), 193, 214, 220, 225, 228229, 231, 234, 236-241, 245-246, 256, 262, 264, 271, 274-275, 281282, 284-285, 289-293, 308-309, 513:315:216:221 322 428022 334-338, 343, 353-354, 362, 372, 375, 376, 387,407, 409, 421, 432, 448, 454, 462 Fiction, 12-13, 16, 19, 22-23, 25-28, 30-31, 33-34, 39, 41-52, 54, 5658, 60, 70, 74-75, 77, 79-81, 84, 87-88, 98, 101, 103, 107, 110, 112, 130-131, 133, 136, 139-140, 142-143, 148, 152-153, 165, 170, 173-174, 177-178, 182, 188-189, 191-192, 194-195, 197, 204-205, 208-209, 212, 214-215, 217, 218219, 222-252, 255, 258, 264, 274, 282, 285, 293, 298, 311,313, 315, 317, 323, 334-336, 339-342, 351, 353, 355, 360-362, 371, 376-377, 383-388, 391-392, 397-398, 401, 411, 426-428, 433, 437, 442, 446, 454, 456, 459-460, 462 Généalogie, 28, 41, 48, 50, 110, 136, 158, 339, 373, 437-454 Glose, 12, 22, 96, 98, 101, 147, 151, 170, 179, 184, 187, 205, 216, 219, 231, 232, 264, 272, 282-283, 292 (n. 76), 337-338, 354, 407, 427 Histoire, 12, 20, 45, 74, 88, 104, 130, 138, 171, 194, 207, 219, 355, 362,
501
INDEX DES NOTIONS
364, 370, 372-373, 377, 382; 403, 408-410, 426, 427, 434, 455, 457 Horizon d’attente, 18, 196, 257, Hypotexte, 20, 63 (n. 82), 256 Imitateur, 12, 164, 178, 228, 253 Imitation, 76, 88, 164, 179, 257, 329, 386, 397 IntluenceMAMG
400, 453, 409
268,
2028557760,
TON 7255255 "2605-266, 268, 292 (n. 76), 304, 312, 321 (n. 109), 339, 351; 377, 411,447 (nv. 185) Insertions lyriques, 12, 44, 139-142, 144, 152, 155, 164-166, 173, 179, 204 (n. 277), 212-214, 255, 305, 51 6 12825527857%280 Intertextualité,
15, 21-22, 57-70, 76
(nM13):145:152;.169:178; 185, 198, 201, 212, 255-256, 265-266, 295298212320: 329 836 407 (n. 97), 462 Inventeur,
141, 225-226,
228, 233,
432, 443 Inventions ovidiennes, 43, 262-264, 2140281,811313815-317 323 326, 328, 330, 334-343, 459 Ironie, 22, 69 (n. 96), 84, 88, 94 (n. S5) 0501-1035 14850171; 200, 224, 259, 314, 329, 337 (n. 150), 370, 378, 435, 438 Langue vulgaire,
12, 13, 19, 26-27,
36, 39, 43, 56, 60, 268, 271, 294, 352 Lecture, 19, 22, 24, 53, 59, 60-61, 67,
99, 101, 105, 130, 132, 140, 160, 184-185, 222, 265-273, 277-279, 282, 294, 302, 307, 316, 320, 330, 351, 363-365, 378, 384, 389, 391397, 399, 403, 410, 419, 423, 426, 438, 456 (n. 211), 460-461 Liste, 42, 43, 47, 48; 135-136, 207209, 212, 248, 258, 264, 310, 320, 323-324, 329, 330, 335, 437
Livre, 16, 18, 173,180 182, 188-189, 195, 199-201, 205, 208, 212-213, 215, 218-219, 236-237, 250, 252, 264, 265-293, 307, 309, 313-314, 316, 318, 377-378, 382, 384-385, 389-392, 395-396, 400, 404, 423, 425, 427, 436, 460 Lyrisme, 15, 54, 64, 141, 144, 188, 209, 243, 247-249, 252, 291-292, 443, 455 Mariage, 373-375, 394, 414-418, 421, 424-427, 433 Merveilleux, 193, 356, 379, 461 Métadiscours, 56, 88, 99, 140, 189, 195-196, 204, 253, 264, 273, 304, 309, 349, 398, 430 Miroir, 15, 64, 87, 105, 107, 123-125, 129-133, 138, 140, 151, 153, 188, 208, 230, 237, 251, 276, 299, 304, SHESIT RIT SS18651826%78; 381-382, 387,418 Misogynie, 82, 103, 347, 350, 380, 393, 397, 404, 416, 419, 424, 428, 433, 457 Moralisation, 45, 52, 61, 97, 122, 134, 147, 157, 161, 234, 408-409, 427, 448 Nigromance, 50, 229, 251, 317, 460 Nom, 36, 43, 47-48, 50, 52, 83-85, 88, 106, 143, 148, 186, 209-210, 228,249-250, 254, 259, 260, 263, 266 Onomastique, 250, 288, 313-314, 336, 434, 440 Pèlerinage, 347, 354, 361-371, 393, 450-451, 454 Persona, 75, 148, 246, 294, 302 (n. 5) 0174021 Peste, 73, 87, 182, 191-192, 261 Poète, 12-13, 15-16, 18, 23, 25-34, 36, 38, 41-45, 50-52, 55-58, 60, 67, 70, 75-77, 84-85, 87-89, 94, 102, 104-106, 110, 114-117, 122, 124, 129, 131-133, 135, 137-139, 143, 148-155, 158, 160-168, 171-
502 175, 178, 180-181, 186, 188-189, 191, 194-196, 199, 201, 204-206, DIS 21m 2102280725 2277252 235, 248-250, 255-256, 258-259, 263-264, 267, 269, 273-281, 283, 285-287, 289, 291-322, 325, 330331,336, 341-343, 349, 351, 358359, 384, 386, 387, 389, 397,431433, 446, 453, 455, 459-461 Politique, 15, 17, 62, 73, 86-87, 105, OP MPSMES 0827187826 347, 353, 368, 370, 386, 415, 453 Postérité, 141, 219, 310, 321, 339 Prince, 16, 58, 62, 77, 87, 105-107, 122 PS MSIE MES MÉTAIS9; 148, 151-155, 158, 160-162, 164168, 170-178, 182, 196, 198, 201, 204, 224, 227, 256, 258-259, 263264, 274-281, 285, 292-293, 297, 299, 301, 321, 367-369, 385, 418, 453, 461 Procréation, 59 (n. 70), 66-67, 152, 175-176, 229, 289-290, 385, 460 Prophète, 71, 109, 111-112, 116-118, 124 Prophétesse, 169, 365, 452-453, 456457 Prophétie, 29, 132, 168-169, 171, DITS O2 ESS TPS 02 ETONESS; 458 Pseudo-autobiographie, 70-77, 182, 185, 190, 255 Pseudonyme, 217, 259, 260, 274 Psychomachie, 194 Querelle, 92, 346, 356, 393, 399, 431, 442 Réception, 18, 24, 254, 265, 451, 461 Rêve, 63-64, 71-72, 74-76, 109, 146148, 150, 154-155, 158, 160, 162, 165, 167-172, 191, 197, 199-200, 202041421520 22-224m07 229, 297-299, 301, 310-312, 314-
INDEX DES NOTIONS
316, 318-319, 322, 325-326, 331, 334-338, 340, 347, 351-353, 356, 358-365, 367, 369-370, 379-381, 393 Satire, 52, 378, 415-428, 433 Songe, 12, 15,53, 11:74°:75,H,409: 110, 141-142, 146-151, 154-156, 158, 160-173, 175-176, 178, 184, 198, 200, 202, 204, 220, 222-237, 239, 255-256, 264, 274, 293, 2962098117313 216 31823222575 327, 331, 334-337, 339-342, 351353, 355-383, 386, 389, 397,410, 427, 454, 459 Subjectivité, 407-437, 454-455 Syncrétisme, 39 (n. 30), 226, 417 Testament, 260 Testateur, 319 Traduction, 14, 19, 20, 42, 46, 59, 109, 232, 392, 394, 404-406, 411412, 421, 423-424, 433, 439, 458 Translatio studii, 136, 226, 426, 434, 442, 454 Troubadour, 25, 27, 34-35, 181, 203
(n. 276) Vérité, 26, 45-50, 55-57, 70, 75-76, 89, 103, 109, 128, 161, 168, 170171,178-182, 186, 188, 191, 200, 202, 230, 234-235, 297, 312, 361362, 364-365, 375-377, 379, 381, 384, 399, 427, 433, 443, 456-457, 459 Veuvage, 346, 373, 387, 425-426 Vision, 15, 71, 168, 198, 202, 229, 2SCPIMSOUSIMIESIS 25628 331-332, 334, 339-340, 351, 361863,365, 371-372 378-380/383;: 454 Vocation, 28-34, 44, 162, 262, 268, 285, 295, 298, 359, 368, 373, 439, 442, 458, 462
INDEX DES NOMS PROPRES ET DES ŒUVRES ABDENAGO, 109-110 ABÉLARD, 424 (n. 132) ABSALON, 209 ACHÉLOÜS, 119-120 ACHÉMÉNIDE, 243 ACHILLE, 136, 156, 264, 324, 325 (n. 121), 326-330, 331, 332, 335 ACIS, 240, 243-251 ACRISIOS, 165 ACTÉON, 264, 315-317, 325-326, 335, 338 ADAM, 43, 161 ADENET LE ROI, 269-270 ADONIS, 60, 65 AGLAROS, 230 AGRIPPINE, 417 AJAX, 136 ALAIN CHARTIER, 15-16, 25, 402, 455 ALAIN DE LILLE, 385 ALCYONÉ, 142, 145-150, 152, 156 (n. 169), 165, 169, 173, 174, 225, 304 (n. 90), 312, 321, 339, 340, 343 ALEXANDRE, 269, 274, 389, 419 ALMATHÉE, 365-368, 383, 398, 404, 446-454 AMAZONES, 411, 421, 429, 457 ANASTASIE, 436 ANCHISE, 451, 452 (n. 197) ANDROMAQUE, 419 ANDROMÈDE, 336 Archiloge Sophie, 16, 35 (n. 20), 41,
43, 45-50, 51, 52, 53 (n. 62), 87, 334 (n. 146), 376, 383
ARCHITELÈS, 264, 336-341, 343
281
(n. 60),
ARÉTHUSE, 121 ARGIE, 417 ARGUS, 47, 246 (n. 360) ARIANE, 91, 352 ARISTOTE, 82 (n. 11), 105, 227, 324, 405 Ars amatoria, 404 (n. 89) Ars Versificatoria, 40 Art de Dictier, 16, 26 (n. 2), 33, 34-
41,51, 55, 118 ARTÉMISE, 416, 422, 423 Artes poeticae, 33 ARTHUR, 39 (n. 30), 269 Arts de Seconde Rhétorigue,
13, 16,
26:35,36,37(n:2733839r4t. 42-45, 47, 48 (n. 50), 50, 51, 55, 87, 159 (n. 177), 188, 189, 254, 437 ASCALAPHUS, 121 AUGUSTIN, 14, 367,412
AURÉLIEN, 430 (n. 141) AZARIAS, 110 BABYLONE, 109, 111, 216, 219, 400, 401, 402 (n. 86) Bailli d'Amour (La Cour d'Amour), 269, 271 BALTHASAR, 61 (n. 78), 107-111, 114, 122, 124, 126, 133, 136
BÈDE, 168 (n. 195), 453 Belle Dame sans mercy, 15, 69 (n. 97) BELLOROPHUS, 263 (n. 29), 289
504
INDEX DES NOMS PROPRES ET DES ŒUVRES
BENOÎT DE SAINTE MAURE, 157, 159, 326, 327, 328, 332 (n. 142), 359 (n. 28), 398 (n. 78), 411 (n. 108) Bible, 12,45,48,71,110,111 (n.95), 114, 122, 126, 127 (n. 119), 130, 131, 396, 413 BOCCACE, 20, 87-88, 169 (n. 197), 192, 394, 398, 401, 402, 406, 411414, 417, 419-424, 428, 430-433, 436, 439 BOÈCE, 14, 36 (n. 24), 42, 49 (n. 51), 53, 84 (n. 20), 104, 105, 125, 126, 183, 318, 358, 364, 365, 367, 378, 392, 393, 403, 445, 451 BOLOGNE, 391, 434, 442 BRUNETTO LATINL 376 BRUTUS, 418, 419 CADMUS, 432 CALLIOPE, 43 CALLIRHOÉ, 220 (n. 309) CANDACE, 268 CANENS, 193, 239-243, 251 CARMENTA, 429, 432, 443, 452 CARTHAGE, 428 CASSIEL, 310 CATON, 227,418 CÉCROPS, 230 CÉPHALE, 315 CÉPHÉE (CEPHEÜS), 264, 281 (n. 60), 323, 324, 335-336 CÉRÈS, 121, 122 (n. 114), 408, 409, 411,414 CÉYX, 142, 145-150, 152, 158, 165, 166, 169, 173, 174, 175, 225, 304 (n. 90), 312, 321, 339, 340, 343 CHARLEMAGNE,39 (n. 30), 136 CHARLES D'ORLÉANS, 15, 16, 73 (n. 107) CHARLES DE NAVARRE, 103105, 107, 108, 111-115, 121-138, 173, 182, 201, 284 CHARLES V, 14, 42 (n. 37), 191, 197, 205, 216 (n. 297), 301, 352,
360, 391, 392, 402 (n. 85), 406, 412, 418, 427, 434, 441, 442 CHARLES VI 367 Chastelaine de Vergi, 91, 92, 99
CHÂTELAINE DE 207, 210, 352
VERGY,
99,
Chevalier au Lion, 95 (n. 57), 133,
449 (n. 191) Chevalier de la Charrette, 95
CHRÉTIEN DE TROYES, 54, 95, 133, 259 (n. 19), 274 (n. 51), 385, 441 CHRIST, 122 (n. 114), 132, 408, 438, 440-442, 452-453 CICÉRON, 362 CIRCÉ, 192, 193, 215 (n. 292), 222, 229, 237-245, 251, 284, 375, 379 Cité de Dieu, 14, 412
CLAUDINE, 423 Cleomadès, 269-271, 279
COEMEN, 417 Commentaire sur le Scipion, 49 (n. 52)
Songe
Consolation de Philosophie,
de
14, 49
(n. 51), 53, 364 Conte du Graal, 274 (n. 51), 385
CORNÉLIE, 419 CORNIFICIA, 395, 398, 429-431 CORONIS, 229-237, 241, 284, 292 (n. 76)
CRATIN, 436 CRÉON, 417 CRÉUSE, 91 CRUSCELLION, 417 CUPIDON, 121, 306 CYBÈLE, 281, 338 (n. 154) DALILA, 209 DANAÉ, 142, 164-167, 173, 174, 225, 304 (n. 90), 312 DANAÏDES, 134
DANIEL, 107-114, 117, 124, 136 362, 461 DANTE, 27, 366, 401 (n. 81) DAPHNÉ, 264, 291, 296, 304-310, 313, 324, 330, 338, 341 (n. 158)
,
505
INDEX DES NOMS PROPRES ET DES ŒUVRES
DARIUS, 107, 111-113, 124, 126 DAVID, 30, 39 (n. 30), 88, 116, 117, 135, 234 (n. 334) De Claris Mulieribus, 394, 406, 411,
412 De Vetula, 42 (n. 40)
De Vulgari Eloquentia, 27 Décaméron,
87, 169 (n. 197), 192,
412 DÉDALE, 448-450 DÉJANIRE, 119 Des Cleres et Nobles Femmes,
Faits et Dits Mémorables (ou Actions et Paroles mémorables), 14, 402
(n. 85), 421, 423-424 FORTUNE, 84 (n. 20), 104, 183-188, 209, 211-213, 217 (n. 299), 265 (n. 33), 347, 372-375, 377, 399401, 403, 444-445, 456 FULGENCE, 186 GALATÉE (aimée de Polyphème), 192, 237, 238, 240, 243-251, 284 GALATÉE
394,
398, 401,411, 412, 417, 419-421, 423-424, 430, 447 DIANE, 121, 306, 315-316, 325, 341-342, 359-360 DIDON, 59, 90, 92, 99, 102, 281, 352, 403, 428, 432, 457 DISCORDE, 156, 357, 359, 369, 383, 448 Dit de la Panthère, 141 (n. 144) Divine Comédie, 366, 391, 393
DU GUESCLIN, 417, 426 DYON, 439, 443 ÉCHO, 63, 67, 249, 264, 331-334 ENCLINPOSTAIR, 263, 339 Eneas, 359 (n. 28), 451, 452
ÉNÉE, 59, 90, 244 (n. 359), 281, 450452 Énéide, 451 EOLE, 263 ERICHTONIOS, 230-232, 236 ERIS, 357 ÉRYTHRÉE, 453 ESCULAPE, 231-232, 236-237 ESTHER, 416 EUCLIDE, 43 EURYDICE, 30, 112 (n. 96), 117, 118 (n. 107), 124, 264, 289, 330 EUSTACHE DESCHAMPS, 12-13, 16, 29, 31, 33, 34-41, 52, 118, 136, 246, 254, 358, 437 ÈVE, 43, 161,413
(aimée
de Pygmalion),
68, 69 (n. 96), 176 GAUVAIN, 136 GENIUS, 59 (n. 70), 66, 73 (n. 107), 385,416 GERMANICUS, 417 GRAELENT, 333 GRISELDIS, 403, 412 (n. 110) GUENIÈVRE, 95, 207 GUIGEMAR, 103, 333 GUILHEM MOLINIER, 34 (n. 18) GUILLAUME D'’AQUITAINE,143 (n. 151) Guillaume de Dole, 141-142, 204 (n.
277) GUILLAUME DE LORRIS, 14, 21, 36, 42, 58, 60-68, 72-74, 77, 150, 152, 169-171, 175, 201-202, 254 (n. 6), 255, 265-267, 289, 297, 323, 331, 355, 367 HABACUC, 111,117 HÉBÉ, 180 (n. 220), 214-215, 220PDA T30425) HECTOR, 328, 407, 419 HÉCUBE, 158, 160, 169 HÉLÈNE, 119, 151, 156, 207,210 (n. 285), 264, 302, 324, 330, 390 HÉLICON, 451 HÉLOÏSE, 424 (n. 132) HENRI IV, 407 HERCULE, 116, 119, 120 (n. 109), 122, 209, 390, 411 HÉRO, 91, 100, 207, 264, 315, 324, 330, 352
506
INDEX DES NOMS PROPRES ET DES ŒUVRES
HÉRO (Joli Buisson de Jonece), 264,
323, 335-336 Héroïdes, 59
HIPPOLYTE, 103,411 Histoire ancienne jusqu'à César, 411
HORTENSE, 429, 433-435, 440 HYPSICRATÉE, 416, 419-423, 425, 428 ICARE, 447-450, 452 10, 408 IOLAUS, 220-222, 224, 236 IPHIS, 375, 379, 404 IRIS, 146, 263, 339 ISIDORE DE SÉVILLE, 376, 422 ISIS, 408, 411 JABEL, 225 JACQUES DE LONGUYON, 269, 310 JACQUES LEGRAND, 16, 27, 41, 43745-52257 87 116-2311, 383: 384,456 JASON, 44, 59, 91-92, 102, 209, 315, 352, 428 JEAN ANDRÉ, 433-435, 440 JEAN DE BERRY, 137, 149, 154, 169, 174-175, 182, 197, 199-201, 224, 276, 321, 407 JEAN DE LUXEMBOURG (JEAN L'AVEUGLE), 81, 104-105, 107, 127-130, 136-138, 256-257 JEAN DE MEUN, 14, 21, 36, 42, 5867, 69, 72-74, 77, 149-150, 152, 175-176, 228, 260, 265, 267, 271, 289, 323, 356, 383, 385,404, 415416, 426, 431-432, 460 JEAN DE MONTREUIL, 356, 431, 442 JEAN DE VIGNAY, 439 JEAN LE FÈVRE, 42 JEAN MOLINET, 246 JEAN RENART, 141 JEANNE D’ARC, 453 JOACHIM, 108 JOB, 94, 125-126 JOIN VILLE, 129 (n. 122)
JOSEPH, 114 (n. 97), 362 JOSEPHUS, 225
JOSSUÉ, 135
JUBAL, 43, 225 JUDITH, 416 JULIE, 417, 419, 423, 428 JULIEN, 439, 443
JULES CÉSAR, 215 (n. 294), 219, 418-419 JUNON, 146, 156, 159, 161, 180 (n. 220), 263, 299-300, 341-342, 357, 369, 370 (n. 39), 375 (n. 46) JUPITER, 44-45, 121, 142, 152, 156157, 164-167, 173-174, 176, 209, 225, 244, 249, 272 (n. 48), 304 (n. 90), 312, 375 (n. 46), 408, 447 JUSTINIEN, 419
JUVÉNAL, 415
KOUCH, 229 Lamentations de Matheolus, 42, 378, 393, 395 LANCELOT, 91, 92, 95, 99-100, 136, 207:21838352 Lancelot en prose, 68 (n. 95), 269, 310
LÉANDRE, 91, 100, 207, 264, 315,
324, 330, 336, 352 LEUNTION, 429, 431 Leys d’Amors, 34 Livre de Daniel, 107-109, 112 Livre de l’Espérance, 25 Livre des Chroniques, 108, 112 Livre des Maccabées, 114 (n. 97) LORETTE, 389-391 LOTH;222:229 239 251
LOUIS D'ORLÉANS, 407 MACROBE, 49, 52, 61, 70, 170, 297, 362, 379, 397
MANASSÉ, 108, 112-114, 124, 126, 134 MARCIA, 436, 443 MARIE DE FRANCE, 103 MARIE L’EGYPTIENNE, 408 MAROTE, 386-387, 389-392 MARTIANUS CAPELLA, 451
INDEX DES NOMS PROPRES ET DES ŒUVRES
MATHEOLUS, 42, 378, 393-395, 397, 403-404, 410, 415, 426 MATHIEU DE POIRIER, 269, 271 MATTATHIAS, 114 MATTHIEU DE VENDÔME, 40 MAXIMIEN, 405 MÉDÉE, 59, 91, 315, 352, 358 (n. 25), 403, 414, 428 MÉNALIPPE, 411 MERCURE, 156-158, 164, 272, 298300, 302, 432, 451 MERLIN, 453 Métamorphoses,
14, 48, 59-60, 65,
156, 166, 220, 239, 262, 288, 290, 333, 336, 342, 343, 404, 407 Métaphysique, 405
MIDAS, 157 MINERVE, 180 (n. 220), 241,312 (n. 96), 411,414 MINOTAURE, 91 MINYENS, 417, 423 Miroir historial, 394 (n. 72), 412, 439 MISAC MIZAEL, 110 MITHRIDATE, 420, 422 MORPHÉE, 21, 145-150, 152, 166, 169, 174, 176-177, 199-201, 204, 227, 250, 263, 312, 338-339, 460461 Mortifiement de vaine plaisance, 25
NABUCHODONOSOR, 107-110, 113-114, 124, 126, 136, 184, 362, 363 (n. 33), 364 NARCISSE, 21, 44, 60-70, 77, 145, 149, 151-153, 175, 248-249, 264, 283, 285, 289, 323-324, 328-335, 337 (n. 150), 459-460 NEMROD, 400 NEPTIPHORAS, 264, 325, 328, 336341, 343 NEPTISPHELÉ, 263, 274, 275, 281293, 335-336, 337 (n. 150), 338 (n. 154), 341 (n:158), 343, 460 NEPTUNE, 232 NÉRON, 418
507
NICOLAS DE GONESSE, 14, 216 (n. 297), 402 (n. 85), 406 (n. 96), 412, 433 NICOLE DE MARGIVAL, 141 (n. 144) NICOSTRATE, 443 (n. 176)
NOÉ, 228-229 NOUVELLE, 433-435, 440 ŒNONE, 389-390 OGIER, 136 OLIVIER, 136 OROSE, 422 ORPHANE, 264, 281 (n. 60), 325, 328, 336-341, 343
ORPHÉE, 30, 43, 59-60, 62, 112 (n. 96), 116-120, 122, 124, 148, 156, 234 (n. 334), 242, 248-249, 264, 274, 281, 286-289, 323-324, 329332, 334-335, 342-343, 460-462 OVIDE, 19-20, 42-45, 47, 50, 60-61, 63-64, 66, 120 (n. 111), 147, 176 (M0) APP 002259252258 (n. 342), 265-266, 281-283, 286, 30511292) M1121624230; 375, 392 (n. 68), 404, 407, 447 (n. 186) Ovide moralisé, 12, 14, 19, 45, 58-59, 11, OÙ, LS, US D Gr D} PAIMSAMISSN SAMI CIS TE 159-161, 164, 166, 168 (n. 195), 170, 175 (n. 208), 220, 226, 228 (n. 318), 229, 232-235, 240-241, 243, 245, 247, 251,255-256, 282, 292 (n. 76), 299, 304, 331, 333, 343, 352, 369, 375 (n. 46), 404, 406-409, 411, 427, 447 (n. 185), 448-450, 451 (n. 196) Ovidius moralizatus, 48 PALLAS, 156, 158-161, 163, 230232, 236, 241-242, 299-300, 357, 369, 370 (n. 40), 447 PAN, 156 PAPIRUS, 263 (n. 28), 281 (n. 60), 296, 304
508
INDEX DES NOMS PROPRES ET DES ŒUVRES
PÂRIS, 44, 116, 119, 120 (n. 109), 122, 134, 140, 142, 145, 151, 155164, 169, 171-173, 175, 204, 207, 224, 256-257, 264, 268, 272 (n. AT285M005 30810815 317,320-321, 324, 326, 330, 341342, 359-360, 369-370, 389-390, 461 PARNASSE, 438, 451 PAULINE, 417, 424, 426 PÉGASE, 228 (n. 318) PÉLÉE, 142 (n. 148), 155-157, 172, 175 PENTHÉSILÉE, 39 (n. 30), 438 PERSE, 429 PERSÉE, 165, 226-228 PHAÉTON, 282, 291-292, 461 PHÉBUS, 117, 156, 209, 229-237, 241, 248-249, 252, 264, 282, 284, 288, 290-293, 296, 304-310, 313, 315, 317, 324, 330, 341 (n. 158), 365, 447, (n. 185), 451 (n. 196), 460-462 PHÈDRE,91 PHILIPPE DE VITRY, 254 (n. 6) PHILIPPE LE HARDI, 407 PICUS, 192-193, 215 (n. 292), 237249 2514284 PIERRE BERSUIRE, 48, 405 (n. 95) PINHAS, 114 (n. 97) PIZZANO, 442 PLATON, 227, 353, 431 PLUTON, 121, 122 (n. 114), 330 POLYDECTÉÈS, 222-229, 239 POLYNICE, 417 POLYPHÈME, 192-193, 215 (n. 299), "292 099949372238 540), 242-252, 284, 292 (n. 76), 342, 460-461 POLY XÈNE, 264, 324, 325 (n. 121), 326-331 POMPÉE, 136, 417, 419 PORCIA, 418-419, 423, 428 PORUS, 310 PRIAM, 158
PRIAPE, 156 PROBE, 395-396, 398, 429-430 PROCRIS, 315 PROSERPINE, 116, 120-122, 124, 127, 264, 330-331, 334 PYGMALION, 21, 43, 60, 62-70, 77, 112, 124, 145, 149-153, 175-176, 198, 205, 209, 220, 228, 249-250, 264, 274, 281, 285-287, 289-291, 308, 324, 330, 343, 459-460, 462 PYNOTEUS, 263, 274-275, 281293, 335-336, 337 (n. 150), 341 (n. 158), 342-343, 460 PYRAME, 44, 55, 91, 175, 207, 281, 287, 288, 336, 343, 352 PYTHAGORE, 225 Quadrilogue invectif, 15, 402 QUINTUS HORTENSIUS, 433, 434 RAOUL DE PRESLES, 14, 412 Règles de la Seconde Rhétorique, 16, 36, 38, 41, 42-45, 47, 48 (n. SO), 50, 51, 55, 254 (n. 6), 437 Remedium amoris, 404 (n. 89)
RENÉ D’ANJOU, ROLAND), 136
25, 73 (n. 107)
Roman d'Alexandre, 268 Roman de la Rose, 12, 14, 21, 23, 34
(n. 17), 42, 54, 57-62, 63 (n. 81), 67-77, 138, 140-142, 145, 149152,165, 169-171, 178, 198, 201203, 222, 255-256, 264-267, 271, 283, 285, 289-290, 296-297, 324, 331, 346, 355-358, 362, 367, 382, 385, 393, 399,415, 416, 426, 431432, 441-442, 446, 457, 459, 461 Roman de Perceforest, 269, 313 (n. 97) Roman de Troie, 157, 160, 326-329, 332 (n. 142), 359 (n. 28) ROME, 185, 225, 432 RUTEBEUF, 73, 246, 261 (n. 24)
SAINT GRÉGOIRE, 445
SAINTE CHRISTINE, 439-440, 442-443, 452 SALOMON, 125-126, 209
INDEX DES NOMS PROPRES ET DES ŒUVRES
SAMSON, 209 SAPHO, 429, 431 Saturnales, 397
SATURNE, 44, 48 (n. 48), 62, 272 (n. 48) SCIPION, 362, 417 SÉMIRAMIS, 22, 197, 209 (n. 284), 214-222, 224, 239, 251, 400-402, _ 413, 421, 457 SÉNÈQUE, 105, 367, 417, 424 SIBYLLE, 53, 168, 171, 353, 365, 368-369, 383, 447-448, 450-453 SIDRAC, 109 SIMON DE HESDIN, 14, 216 (n. 297), 405 (n. 95), 412, 421-423, 425 SISYPHE, 118 SOCRATE, 125, 126, 353, 417, 424, 425 Speculum historiale, 394, 412
SUÉTONE, 367 SULPICE, 417, 423 SUZANNE, 107, 108, 113-114, 121, 124, 127, 131 TANTALE, 118, 134, 208
TÉLÈPHE (berger), 264, 336
TÉLÈPHE (devin), 244, 247, 341-342 THAMAR, 436 THÉOPHRATSE, 415, 419, 431 THÉSÉE, 91-92, 99, 102, 352, 411 THÉTIS, 155-157, 172 THISBÉ, 44, 55, 91, 175, 207, 281, 288, 336, 352 THOMAS D’AQUIN, 49 (n. 51), 405 TIBULLE, 324 TIERCE EMILIE, 417, 423 TIRÉSIAS, 375, 379, 404, 457-458 TITE-LIVE, 186, 265 (n. 33) TRIAIRE, 416 TRISTAN, 91, 92, 99, 100, 136, 218, 281, 315, 324, 352, 460 Tristan en prose,
141, 142 (n. 147),
269, 270 (n. 43), 310
509
TROIE, 119, 151, 155-156, 158, 411 (n. 108) TROÏLUS, 136 TURIA, 418, 423 TYPHOEUS, 120-122 ULYSSE, 209, 243-244, 342, 375, 379, 404 VALÈRE, 415 VALÈRE MAXIME, 14, 20, 196, 215, 216 (n. 297), 367, 402, 406, 412, 421-425, 433 VÉNUS, 62, 66-67, 119, 121, 140, 142, 145, 150-152, 154-166, 170, 172475177180 (0220), 197198, 209, 224, 228, 244, 249-250, 264, 272, 291, 297-299, 302-303, 312, 318-320, 335, 341-342, 357, 359-360, 369 VESTA, 375 VILLON, 260 VINCENT DE BEAUVAIS, 394, 412, 439-440 VIRGILE, 47, 50, 53, 227, 324, 353, 366 (n. 37), 395-396, 398, 451 Vœux du Paon, 39 (n. 30), 269, 310,
313 (n. 97) VULCAIN, 230, 236 WENCESLAS DE BRABANT, 154 (n. 165), 257, 259, 276, 280, 284, 291 XANTIPPE, 417, 424-426 YDORÉE, 263 (n. 28), 296, 304, 309, 211-217228334-33513370 (ni 150), 459 YDROPHUS, 264, 325, 328, 336341 YRÈNE, 436 YSEUT, 281 ZACHARIE, 362 ZÉNOBIE, 429-430 ZÉPHYR, 43
TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION Er
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CHAPITRE I: DIT ET POÉTIQUE DE LA FICTION L FT 1:2
Vo
........
Poéticiens-poètes, les noces de Musique et Rhétorique .. Le Prologue de Guillaume de Machaut, fiction d'une vocation poétiques. ….1. 24206: 02227007. L'Art de Dictier d’Eustache Deschamps, la poésie