Dionysos, Socrate, Nietzsche : affinités électives et intempestives 2336429950, 9782336429953

Dionysos le campagnard, Socrate le citadin et Nietzsche le citadin réfugié à la campagne sont les porteurs d’une optique

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French Pages 238 [239] Year 2024

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Dionysos, Socrate, Nietzsche : affinités électives et intempestives
 2336429950, 9782336429953

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DIONYSOS, SOCRATE, NIETZSCHE : AFFINITÉS ÉLECTIVES ET INTEMPESTIVES

Collection « Ouverture philosophique » Série « Bibliothèque » dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. La série « Bibliothèque » comporte des ouvrages qui inaugurent ou complètent la connaissance des philosophes en explorant leur problématique, leur argumentation et leur héritage. Dernières parutions Paul DUBOUCHET, Critique des sciences humaines chez René Girard. Aristote à Viverols, 2024. Pascal GAUDET, Humanité et liberté. L’éthique selon Kant, 2023. Yvan MORIN, Ficin et la modernité. S’élancer avec la Terre au Ciel, une si humaine symbolisation, 2023. Saeb ELAMAMI, Crise des fondements des mathématiques. Russell, critique de Kant, 2023. François DOYON, Être et vérité. Les origines platoniciennes de l’herméneutique de Hans-Georg Gadamer, 2023. Pierre ZANGA, De l’éthique chrétienne à l’éthique philosophique. Une question de métaphysique, 2023. Crispin SOLULA MASUNDA, Rationalité et communication chez Jürgen Habermas. Approche critique et contextualisée, 2023. Isabelle RAVIOLO, Vers l’empreinte incréée, 2023. Pascal GAUDET, Kant et l’éthique de la pensée, 2023. Joël BIENFAIT, Rousseau et la tentative philosophique. Croyance et coût de Dieu. Essai d’Analyse ontologique, 2023.

Patrice Foutakis

DIONYSOS, SOCRATE, NIETZSCHE : AFFINITÉS ÉLECTIVES ET INTEMPESTIVES

© L’Harmattan, 2024 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-336-42995-3 EAN : 9782336429953

PRÉFACE

La pensée nietzschéenne donne lieu à l’association de trois conceptions plus ou moins éloignées entre elles aussi bien dans le temps que sur leur fond. Dionysos le campagnard, Socrate le citadin et Nietzsche le citadin refugié à la campagne sont les porteurs d’un berceau et d’une optique respectivement ruraux, urbains et post-urbains. Ce qui importe, pour ce travail ici, n’est pas l’itinéraire détaillé de ces trois figures, mais avant tout trois paramètres historiques et philosophiques : les deux mondes de l’antiquité que Dionysos et Socrate représentent, comment le monde de Socrate succède à celui de Dionysos, et comment la pensée de Nietzsche assimile le dionysisme et le socratisme. En d’autres termes, identifier le dionysisme en tant que composition agraire, à savoir le ruralisme, le socratisme en tant qu’intellection citadine, c’est-à-dire l’urbanisme, de quelle manière le passage du rural à l’urbain coïncide avec celui du mythe à la raison, et comment le nietzschéisme se positionne à cet égard. Dionysos, divinité mythologique, incarne le processus paroxystique d’une volonté de nier le soi en se projetant sur autrui et sur l’au-delà. Le mythe, la peur, l’individuation et l’inconscient, associés au rituel orgiaque, à l’extase, au sentiment démoniaque et à la possession, font du dionysisme une perception de la réalité au moyen de l’altérité et de l’aliénation. C’est la conception d’une époque où le tissu social est assez tenu que la projection sur l’étrange et l’étranger essaye d’étoffer ; où la transe est érigée en moyen par la joie dionysienne ; où le mythe est privilégié par le culte bachique pour faire des choix et esquisser les orientations ; où l’inconscient joue un rôle prépondérant que le dieu chtonien de la végétation propose comme contemplation dans le but d’adoucir la réalité et de soustraire l’être humain à la souffrance. En un mot, c’est une conception rurale. Socrate, quant à lui, opère dans un contexte bien différent. Il succède à la cosmologie ionienne, à la science physique, au 7

rationalisme, à l’esprit démocratique de la Cité. Son époque développe une optique non plus théocentrique mais anthropocentrique, elle perçoit l’individu comme partie intégrante de son environnement social, comme citoyen, elle limite le mythe dans le domaine artistique où il excelle, elle ajoute fois au conscient, au savoir, à la raison. Mais Socrate n’en est ni le gardien ni le continuateur. En un mot, c’est la conception urbaine. En quoi tout cela concerne-t-il Nietzsche ? Le fait que Dionysos et Socrate tiennent une place assez importante dans l’œuvre nietzschéenne, justifie-t-il une mise en parallèle des deux Hellènes et de l’Allemand ? Certainement pas. Ce n’est pas l’évocation de Dionysos et de Socrate par Nietzsche qui motive ici une étude sur trois époques charnières de la pensée humaine. Si Dionysos émerge du ressenti rural et Socrate du raisonnement urbain, Nietzsche s’illustre comme penseur de l’époque d’industrialisation qui porte des changements parmi les plus radicaux de la pensée urbaine. L’apogée du dionysisme n’est paradoxalement pas celui des temps préhomérique et homérique mais celui de l’heure de la Cité épanouie, plus précisément du VIe au IVe siècle avant notre ère. Autrement dit, l’instinctif, extatique et démoniaque du ressenti dionysien, la fuite dans le fantasmatique, n’atteignent point leur plus haut niveau dans leur environnement d’origine agraire, mais en revanche lorsqu’ils tutoient l’urbain, adoptés, travaillés et affinés par un esprit étranger, celui citadin. Plus explicitement, lorsque la désorganisation de la population rurale et la dévalorisation du travail manuel avec l’augmentation de la production dépendante du travail des esclaves conduisent à un déplacement massif des populations de la campagne vers les centres urbains. À cet égard, Dionysos est un décadent qui à la fois s’éteint dans un nouvel environnement et allume la flamme pour une nouvelle expression sociale et artistique. Le terme de décadent sera utilisé ici au sens premier du mot : la tendance à maintenir ou rétablir, dans un état d’affaiblissement et d’usure, une conception déjà dépassée par les faits, ou au moins en train d’être invalidée par une réalité nouvelle. Il en va de même pour Socrate, cependant à l’envers. Le décalage entre le penseur et son époque est le contraire de celui 8

entre Dionysos et l’époque de l’apogée du dionysisme. Socrate, bien que grandi et nourri pendant une période de rayonnement du monde hellénique, il opère lors de son déclin. Plus les valeurs de la Cité perdent leur splendeur, plus Socrate développe sa pensée dans un environnement politique, social et artistique transformé, affaibli, bientôt défiguré, sans pour autant que cette pensée socratique s’y enracine vraiment, sans occuper une place prépondérante parmi les courants philosophiques de son époque, sans fidéliser un nombre imposant de disciples génération après génération. Ce sont les stoïciens, les épicuriens, les sceptiques, les cyniques et, dans une moindre mesure, les aristotéliciens qui s’imposent philosophiquement les deux derniers siècles avant et les premiers siècles de notre ère. Socrate – contrairement au jugement de Nietzsche qui le trouve décadent en raison du désordre anarchique de ses instincts, de l’hypertrophie de sa faculté logique et de la méchanceté de rachitique qui le caractérisait – n’est pas un décadent parce qu’il introduit quelque chose de nouveau : il est le promoteur du nihilisme dans une époque meurtrie par la guerre, plongée dans l’insécurité, rongée par le doute, courbée sous le poids d’une remise en question des acquis de l’esprit démocratique qui peine à se remettre debout. L’innovation de Socrate, son attitude de nier sans proposer parce qu’il « ne savait pas », est prématurée pour son époque car elle tombe mal, sociohistoriquement et philosophiquement parlant. Cette innovation prit beaucoup de temps pour s’enraciner dans la pensée et à porter ses fruits ; et lorsque nier sans proposer fut pratiqué au fil des siècles, il en a été question de mauvaise foi et selon les besoins des causes diverses. Socrate est un innovateur qui coûta cher au raisonnement philosophique : il eut fallu dix-neuf siècles – Épicure mourut en 270 avant notre ère, Francis Bacon publia en 1620 son Novum Organum – pour que la pensée occidentale se réconcilie à nouveau avec la pensée critique, avec le rationalisme, avec une nouvelle organisation sociale, avec la joie, l’optimisme et la vertu, pensée occidentale enfin débarrassée du poids médiéval culpabilisateur. Chez Nietzsche, autres temps, autres mœurs, autre fièvre. Grâce à son extrême sensibilité, il enregistre les maux et malheurs de son époque et propose un monde nouveau. Il le fait 9

en tant qu’aphoriste romantique mais à l’expiration du romantisme ; par conséquent, en dépit de son esprit critique, en décadent. Son « inversion de toutes les valeurs » est, jusqu’à un certain point, un plaidoyer en faveur des valeurs alors existantes qui, devant leur mort imminente, demandaient une justification pour continuer d’exister ; ne serait-ce qu’au moyen d’une critique sévère, souvent véhémente, qui prétend les inverser. Toutes les avancées qui, dans les dernières décennies de Nietzsche, comme de son siècle, et les premières décennies du siècle suivant transformèrent la physionomie du monde, se trouvent à l’antipode de ce que le philosophe préconise. Ces avancées viennent des découvertes de la physique, de l’astrophysique, de la biologie, de la paléontologie, de la psychanalyse, de l’activité féministe, des revendications au profit des couches populaires, de la création impressionniste, cubiste, abstraite, du Bauhaus ou de la musique atonale. D’aucuns auraient pu opposer que signaler que Nietzsche échoue à prévoir l’évolution et les nouveautés du XXe siècle n’a pas de sens parce que ce n’était pas dans les intentions du philosophe allemand de prévoir l’évolution de la société. C’est exact. Le but de ce travail n’est pas d’affirmer que Nietzsche se trompe dans ses prévisions. D’ailleurs, il ne fait pas des prévisions, il articule des prédications pour une société selon ses envies et principes ; il s’érige en inspirateur d’une société qu’il appelle de ses vœux, d’un monde qu’il chérit, et non pas en devin qui prévoit ce qui arrivera. Le but de ce travail est en réalité de mettre en parallèle le dionysisme, le socratisme et le nietzschéisme pour identifier les basculements qui s’opèrent aux époques de Dionysos, de Socrate et de Nietzsche. Dionysos et Socrate seront examinés ici respectivement comme divinité et comme personnage historique, mais également comme occurrences dans l’œuvre de Nietzsche. Le philosophe allemand sera présenté selon ses positions sur l’Histoire, sur les liens entre le judaïsme et le christianisme, sa notion d’Éternel Retour, et le regard qu’il porte sur la femme, la peinture, la musique, le darwinisme et la question juive. Le sens de l’Histoire chez Nietzsche et l’idée qu’il se fait de l’individu dans le processus historique et social sont révélateurs de sa conception philosophique. Par ailleurs, comme il n’y a pas, à 10

ma connaissance, une évaluation de la création musicale de Nietzsche dans le cadre d’un ouvrage sur la philosophie nietzschéenne, une présentation et une critique de ses compositions de musique seront données brièvement. Dionysos, le joyeux déphasé à l’époque d’un bouleversement rural, Socrate, le nihiliste intransigeant au moment d’un bouleversement urbain, Nietzsche, l’aphoriste romantique à l’époque d’un bouleversement social, convergent vers une symptomatologie. Ils sont les symptomatiques de leurs époques respectives dont ils portent les stigmates et se montrent en décalage avec leur temps. Ils coïncident chronologiquement avec le passage du mythos au logos, de l’enfance du logos à son adolescence et de l’adolescence du logos à son âge adulte. Aucun des trois ne contribua à ces passages ; mais tous les trois les sentirent fortement. Je me suis posé la question de savoir s’il fallait insérer autant de notes concernant les textes de Platon et de Nietzsche. Les extraits de leur pensée pourraient être cités avec une stricte économie de notes. Pour autant, le lecteur avisé et exigeant trouvera, grâce à ces notes, l’endroit dont l’extrait est tiré et pourra compléter davantage une citation qui attirera son attention. Elles sont mises en bas de la page, au cas où le regard du lecteur voudrait savoir instantanément leur origine, sans être obligé de tourner plusieurs pages pour trouver cette information et ainsi interrompre la lecture du texte, alors que le lecteur qui parcourt rapidement le texte n’est pas gêné par les appels des notes sous forme de chiffres en exposant dans le corps du texte. Mentionner les références entre parenthèses à l’intérieur du texte principal, ainsi qu’il est parfois pratiqué, brise la fluidité de la lecture, surtout pour les lecteurs indifférents aux détails bibliographiques, alors que les notes en bas de page ne nuisent pas à une lecture fluide. Une attention particulière a été prêtée aux sources à propos de Dionysos, Socrate et Nietzsche. Pour Dionysos, sont privilégiés les écrits des historiens et poètes grecs. La source principale pour Socrate est bien évidemment l’œuvre de Platon, mais aussi Xénophon et Aristophane, tous les trois contemporains de Socrate ; l’opinion d’Aristote est aussi prise en compte. Quant à Nietzsche, à l’exception de La naissance de 11

la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, pour les autres écrits la préférence est accordée à l’édition critique de ses œuvres complètes établie par Giorgio Colli et Mazzino Montinari. Grâce aux recherches de Karl Schlechta dans les archives Nietzsche, où il travaillait jusqu’en 1939, et à sa persévérance pour distinguer le vrai du faux, les falsifications d’Elisabeth Förster-Nietzsche dans la correspondance de son frère et ses montages dans les derniers écrits du philosophe ont été mis au clair. L’édition critique des Colli-Montinari tient compte de tous les textes, fragments, manuscrits, notes et variantes de Nietzsche, corrige les falsifications ou montages de la sœur, et fait état des passages où Peter Gast modifia les mots peu lisibles, l’orthographe et la ponctuation des manuscrits d’œuvres publiées après l’effondrement mental du philosophe. Quant à la traduction des textes grecs et anglais, je l’ai assurée pour les besoins de ce travail. Le terme Cité est utilisé ici comme équivalent à la ville d’Athènes aux VIe, Ve et IVe siècles avant notre ère, alors que le mot cité se réfère à des villes ou cités-États en général. Pour la conception de la couverture, j’ai fait une synthèse avec les visages de Dionysos, Socrate et Nietzche sur un fond faisant référence, par le chapiteau du temple de la déesse de la sagesse, Athéna, en Ionie, à la philosophie ionienne qui enfanta la pensée rationaliste.

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DIONYSOS DE L’HISTOIRE ET DU DRAME

Par Dionysos, il n’est pas entendu une personne historique ayant vécu pendant quelques décennies dans un lieu précis et à une époque donnée. Il s’agit d’une divinité, venue d’un milieu lointain pour prospérer chez les Grecs. Il importe de situer d’abord l’historicité du culte de Dionysos, avant de signaler sa contribution à la création artistique qui demeure fondamentale mais essentiellement méconnue, parfois inconnue, du grand public.

Le dieu Les sources antiques sur Dionysos ne manquent pas. Au VIIIe siècle avant notre ère, Homère chanta Dionysos comme la joie des mortels, fils de Zeus et de Sémélé, élevé sur le mont sacré de Nysa1, de même qu’Hésiode qui donna la même parenté, en insistant sur le fait que Sémélé, une mortelle, enfanta un immortel2. Au milieu du Ve siècle avant notre ère, Pindare exalta Dionysos à la chevelure abondante comme originaire de Thèbes3, ville aussi du poète. Hérodote écrivit, au Ve siècle avant notre ère, que Dionysos, équivalent du dieu égyptien Osiris, fut fils de Sémélé et élevé à Nysa d’Éthiopie4. Contemporain d’Hérodote, Euripide fit de Dionysos le protagoniste de sa tragédie Les Bacchantes où il apparaît toujours comme fils de Zeus et de Sémélé, mais originaire de Lydie et de Phrygie5. Au passage du IVe au IIIe siècle avant notre ère, Théophraste situa le lieu de naissance de Dionysos 1

Homère, Iliade, XIV, 323-325 ; VI, 132-133. Hésiode, Théogonie, 940-942. 3 Pindare, Isthmiques, VII, 1-5. 4 Hérodote, Histoires, II, 144-146. 5 Euripide, Les Bacchantes, 1-14. 2

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sur le mont Méros en Inde, à l’endroit où pousse le lierre6. Les Romains, outre la dénomination Dionysus, se servirent de celle Bacchus qui, en réalité, commença par être un adjectif pour finir comme nom propre alternatif à Dionysos. Son culte est attesté dans la culture phrygienne, ce n’est cependant pas de la Phrygie en Asie Mineure que Dionysos vint dans les cités grecques. Les différences sont considérables entre le culte de Dionysos tel qu’il se pratiquait en Phrygie, et le dionysisme constaté chez les Grecs des époques protohistorique, géométrique et archaïque, avant qu’il ne soit modéré et modifié par l’esprit de la Cité. Le fait qu’il y ait des divinités proches ou semblables dans la mythologie des peuples différents, n’explique pas de manière satisfaisante leur présence à tel ou tel endroit, autant qu’il est possible d’en juger. La dimension démoniaque chez Dionysos en Phrygie, ou chez le dieu Shiva de l’épopée indienne Mahâbhârata, même si elle pourrait suggérer avec vraisemblance une provenance et un point de départ orientaux de Dionysos, n’éclaire point la question de savoir pourquoi ce dieu s’installa, se développa et se transforma dans le monde hellénique. En revanche, quand il est question du dionysisme de l’époque classique, les premiers pas du dieu du panthéon grec sont détectés en Thrace7 ; et pas uniquement en raison des ressemblances entre le culte de Dionysos en Thrace et son culte en Attique. Les forêts du mont Pangée en Thrace furent célèbres à Athènes, ayant été le lieu mythique où Orphée et Lycurgue décédèrent, mais surtout commercialement importantes pour leur vin et leurs mines d’or et d’argent. George Thomson évoque deux arguments pour justifier la théorie selon laquelle le culte de Dionysos a été transporté par le commerce tout au long de la mer Égée, de Thrace vers Corinthe, la Sicile et Athènes. Premièrement, jusqu’au Ve siècle avant notre ère, les esclaves étaient peu nombreux en Attique car l’économie agraire se suffisait à la main-d’œuvre des paysans qui s’occupaient eux-mêmes de la culture, de la moisson et de la distribution de leurs produits. À l’exception de 6 7

Théophraste, Histoire des plantes, IV, 4, § 1. Erwin Rohde, Psyche, p. 256.

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l’exploitation des mines de Laurion qui dépendait davantage du travail des esclaves, l’essentiel de l’économie athénienne reposait sur le travail des paysans libres. Ce fut seulement après l’affaiblissement de la paysannerie, la concentration de la population dans les villes, le développement de l’artisanat et l’ouverture du marché aux esclaves d’Orient suivant les victoires grecques contre les Perses, que les esclaves se multiplièrent très sensiblement à Athènes. Par conséquent, au cours des VIIIe, VIIe et VIe siècles avant notre ère, le recours au commerce avec des sources extérieures, notamment coloniales, était nécessaire. Ce premier argument de Thomson venant de l’Histoire, le second s’appuie sur la mythologie. Arion, après avoir gagné beaucoup d’argent en immigrant en Orient, voulut rentrer à sa ville de Corinthe, où il vécut auparavant dans la cour du tyran Périandre. Lors du voyage, les marins volèrent son argent et, avant de le tuer, lui permirent de chanter. Arion, la lyre à la main, chanta et se jeta à la mer où un dauphin lui sauva la vie en le transportant sain et sauf sur la côte. Les illustrations de Bacchus sur un dauphin pour ses voyages maritimes, et le fait que Corinthe fut la première cité à avoir une tyrannie – régime favorable à l’introduction du dionysisme dans la vie urbaine – concourent à ajouter foi à ce mythe dont le noyau historique plaide pour la contribution du commerce dans l’expansion du culte dionysien8. Dès les XIIIe et XIIe siècles avant notre ère, Dionysos est représenté sur les tablettes mycéniennes9, ce qui laisse entendre qu’il était peut-être connu et vénéré même avant, c’est-à-dire à l’époque minoenne. D’ailleurs, selon la mythologie, Dionysos eut comme épouse la blonde Ariane, fille du roi de Crète Minos10. Le culte dionysien connut un développement significatif pendant les VIIe et VIe siècles avant notre ère, affiché sur les vases, surtout les amphores, lécythes et cratères. Mais de quel dieu s’agit-il, et en quoi son adoration et ses rituels consistent-ils ? 8

George Thomson, Aeschylus and Athens, p. 153-154. Guy Rachet, La tragédie grecque, p. 60. Alexandre Farnoux, « Les dieux mycéniens : état de la question », p. 108-119. 10 Hésiode, op. cit., 947-948. 9

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Dionysos incarne l’issue procurée par l’évasion vers l’ailleurs et le différent, quel que ce différent soit : il entraîne de la sorte ses partisans sur la voie de l’altérité. Il exerce une force suggestive et efficace sur ceux qui le suivent, ainsi que les témoignages écrits et les représentations picturales l’attestent. Il est le seul, parmi les dieux du panthéon hellénique, qui est illustré de face sur certains vases peints de la céramique grecque antique. Alors que les autres dieux avancent de profil en longue procession, Dionysos regarde le spectateur en face, les yeux grands ouverts. Dieu du masque, accessoire obligatoire dans le théâtre antique, dieu-masque lui-même parce qu’il renvoie au voilé et à autrui, Dionysos, de par ses yeux fixant intensément, son regard magnétique, voire hypnotisant, est caractérisé par la facialité, propriété capitale de cette divinité, au départ étrange et étrangère aux Grecs. Dans Les Bacchantes d’Euripide, la seule tragédie subsistante du théâtre antique faisant d’un dieu un protagoniste, Dionysos, jetant son propre masque divin, se dissimule derrière un autre, celui d’un mortel, dont le masque ne sera qu’un déguisement pour un troisième personnage. Cette succession de masques, autrement dit ce désir d’échapper à soi, à la réalité, en s’investissant dans autrui, l’étranger, le fantasmatique, est conforme aux fêtes, rituels et mystères dionysiaques. Par fêtes, il faut entendre les évènements festifs modérés en l’honneur de Dionysos, ouverts à tout le monde, ayant lieu en plein jour dans les villages et les bourgs de la campagne, tout comme dans les villes. Par rituels, sont entendues les processions d’un caractère plutôt agraire et licencié auxquelles l’accès n’était pas facile à tous, ayant lieu la nuit. Enfin, les mystères étaient les processions mystiques et orgiaques dionysiennes, accessibles uniquement aux initiés. Ces cérémonies cultuelles (τελεταί) furent parmi les plus nombreuses, les plus fastueuses et les plus prestigieuses jamais organisées pour les divinités du monde hellénique. Il y avait les petites et les grandes, les anciennes et les nouvelles, les annuelles et les triennales, celles de la ville et celles de la campagne, du jour et de la nuit. À Athènes, et à partir de l’époque de Pisistrate, homme politique en activité au milieu du VIe siècle avant notre ère, sont organisées les Anthestéries au 16

printemps, et les petites Dionysies – Dionysies rustiques ou Dionysies de champs – en hiver. Cependant, c’étaient les Lénéennes en janvier et les grandes Dionysies, dites urbaines, en mars-avril, qui constituaient les deux festivités majeures de la Cité en l’honneur de Dionysos, c’est-à-dire l’occasion afin que les poètes concourent pour les trois prix dans quatre catégories : la tragédie, la comédie, le drame satyrique et le dithyrambe. Ce concours poétique (ἀγών) constituait un évènement majeur dans la vie d’Athènes. La troupe du cortège de Dionysos (θίασος) comportant les bacchantes, les satyres, les silènes, procédait en pompe dans les forêts, villages et villes en chantant et en dansant. La danse avait, dans la vie des Grecs, un rôle important et un aspect tout autre que le rôle et l’aspect qu’elle tient aujourd’hui. Les Athéniens parlaient de la danse des pieds, des mains, du visage, et la danse du chœur bachique avait leur préférence sur toutes les autres. Pindare, Eschyle et Sophocle furent danseurs euxmêmes, tandis qu’à Sparte les jeunes s’exerçaient à la danse bachique : toutes les danses militaires spartiates étaient inspirées de la gestuelle et des postures cultuelles du cortège de Dionysos. Les participants au thiasos, à la troupe bachique, appartenaient aux deux sexes – notamment en Attique aux Anthestéries et aux Dionysies de champs –, portaient des peaux de faon, se dissimulaient derrières des masques, tenaient des symboles ou figures obscènes, procédaient à des rituels phallophores – à noter cependant que Dionysos n’est jamais représenté dans l’iconographie ancienne portant un phallus11 –, traînaient des boucs pour les immoler, chantaient des hymnes d’une extrême licence, interprétaient des dithyrambes en l’honneur de Dionysos, s’agitaient très souvent en état de délire ou de possession, mêlaient leurs cris au son des instruments et s’adressaient aux passants ou à l’assistance de manière agressive. Beaucoup de commentaires ont été avancés au sujet de la présence des femmes dans le culte de Dionysos et d’une prétendue exclusivité féminine dans les rituels dionysiaques, 11

Park McGinty, Interpretation and Dionysos, p. 110.

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une sorte de domination de la femme sur l’homme. AnneFrançoise Jaccottet résume les avis qui mettent en exergue un Dionysos qui ressemble si bien à une femme, n’agit que par les femmes, entretient des rapports privilégiés, voire exclusifs avec la gent féminine, avec les bacchantes ayant hanté l’esprit des Grecs d’un bout à l’autre de l’antiquité, imposant un dionysisme centré sur l’élément féminin12. Dans le but de réfuter cette idée, l’écrivaine et archéologue note que l’imagerie de la céramique peinte grecque présente des cortèges dionysiens mixtes formés de ménades mais aussi de satyres, avec la présence masculine sous forme satyrique qui ne se borne pas à des manifestations orgiastiques mais participe également à des scènes cultuelles qui frappent par le calme et la solennité qui s’en dégagent. Les thyiades, bacchantes, dionysiades et gerarai sont des collèges féminins spécialisés dans certains actes rituels, mais ne peuvent jouir d’une large autonomie associative, tandis que plusieurs catalogues d’associations dionysiaques révèlent l’existence d’associations strictement masculines, la répartition des fonctions entre hommes et femmes dans ces associations laissant l’impression d’une répartition des rôles : aux femmes les affaires cultuelles directement liées aux racines du dionysisme, aux hommes la direction administrative et les honneurs qui y sont liés, ainsi que des fonctions qui contrefont, en masculin, les titres portés par les femmes. Cependant, continue l’archéologue, la place bien modeste accordée aux femmes dans les associations dionysiaques ne doit pas faire oublier que ces associations ne présentent qu’une partie de l’expression cultuelle dionysiaque, et si les associations sont majoritairement masculines, la place réservée aux femmes est souvent qualitativement supérieure sur le plan religieux. Le témoignage des associations permet d’ouvrir une brèche dans la conspiration du silence qui entoure la pratique masculine du dionysisme et ainsi de rétablir l’équilibre dans la répartition habituelle des rôles entre hommes et femmes au sein du mouvement bachique13. 12

Anne-Françoise Jaccottet, Choisir Dionysos. Les associations dionysiaques ou la face cachée du dionysisme, I, p. 65-67. 13 Id., I, p. 70, 79-80, 89, 99-100.

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Jean-Pierre Vernant fait remarquer que dans Les Bacchantes d’Euripide, le terme ménades s’applique aux femmes de Thèbes, possédées par Dionysos, alors que les femmes de son thiasos sont appelées bacchantes, à une exception près, où elles sont désignées comme ménades14. Néanmoins, les termes bacchante et ménade sont, dans la plupart des cas, des termes interchangeables pour désigner des femmes qui vénèrent Dionysos au moyen des pratiques rituelles, et non pas des catégories vraiment différentes. En revanche, les catégories de satyres et de silènes ne sont pas interchangeables. Les satyres, ou faunes chez les Romains, étaient des créatures mi hommesmi boucs, physiquement fort, vigoureux, et les silènes, ou sylvains plus tard à Rome, des hommes âgés, physiquement diminués et laids. Rien que cette différenciation entre les satyres et les silènes, qui embrasse des prototypes rituels distincts par opposition aux bacchantes et ménades dont l’identité fut très proche, montre que la prépondérance féminine dans le culte dionysiaque que certains auteurs soutiennent ne reflète pas une réalité. Dionysos est, certes, chef d’un thiasos féminin dans Les Bacchantes, comme le rappelle justement Jean-Pierre Vernant15, mais cela ne constitue pas une règle absolue dans les cérémonies rituelles du dieu, ainsi que l’abondante iconographie de la céramique peinte antique l’atteste : les satyres et silènes y sont nombreux. Les Bacchantes, texte primordial pour la connaissance du dionysisme, n’est pas une source historique ou religieuse, mais une création artistique. Être impressionné par le nombre de femmes participants aux rituels de Dionysos et en déduire qu’elles eurent un pouvoir prépondérant dans le culte bachique, est aussi pertinent que de dire dans l’avenir – par exemple au XXVIIe siècle n’ayant à sa disposition que des images des bureaux, des supermarchés et des hôpitaux qui montrent un nombre très élevé de secrétaires, caissières et infirmières – que le pouvoir dans les sociétés commerciales, les entreprises et le domaine de la santé au XXIe siècle était dans les mains des 14

Jean-Pierre Vernant, « Le Dionysos masqué des Bacchantes d’Euripide », p. 53. 15 Id., p.49.

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femmes ; et de surcroît de manière écrasante ! Les auteurs qui voient une domination féminine dans le culte de Dionysos semblent être des hommes qui rêvent, tel un phantasme, d’une pratique liée à une activité cultuelle orgiaque, et des femmes qui ambitionnent, au nom d’un féminisme par ailleurs justifié, de surévaluer une présence féminine mais en l’occurrence exagérée. Le chemin de la folie divine, de la possession extatique qui, par une contemplation collective, par la gaieté, par la spontanéité, par la liberté absolue d’expression et par la projection sur autrui, conduit à l’aliénation, tout cela fut une chose nouvelle pour la Cité. Néanmoins, l’estomac grec, trop fin pour ce type de nourriture étrange et lourde, ne tarda pas à la digérer. Il sera explicité plus loin pour quelle raison. À présent, il faut signaler que dès le Ve siècle avant notre ère, les festivités à Athènes, dans lesquelles Dionysos occupait une place prépondérante, avaient lieu surtout en hiver entre décembre et mars, chose étonnante compte tenu du fait que les affinités électives bachiques, les cultes de la végétation et le climat méditerranéen plaideraient plutôt pour l’été. Henri Jeanmaire avance trois raisons à ce propos. Premièrement, selon Plutarque, Dionysos recevait à Delphes des honneurs à côté d’Apollon dont le clergé, conservant la plus grande partie du culte pour le roi du soleil et de la musique, ne laissait au service de Dionysos que les mois d’hiver. Deuxièmement, pour une population d’agriculteurs et surtout de marins, qu’étaient les Athéniens, professionnellement occupés en été, les mois d’hiver étaient ceux des loisirs, plus propices aux divertissements, aux festins et aux fêtes. Et troisièmement, les éléments nordiques qui, mélangés aux éléments indigènes, aboutirent à la formation du peuple grec, rappelaient aux Hellènes que, dans l’Europe septentrionale, les jours plus courts, sombres, rudes de l’hiver sont ceux où se manifestent les êtres démoniaques ayant une attirance pour la nuit, le monde souterrain et le déchaînement des forces atmosphériques16. Le premier argument paraît plus déterminant que les deux autres, ayant en vue l’importance d’Apollon dans le panthéon 16

Henri Jeanmaire, Dionysos, Histoire du culte de Bacchus, p. 37-38.

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olympien et l’enracinement de son culte dans la vie aussi bien rurale qu’urbaine. Cette association du culte de Dionysos avec celui d’Apollon montre combien Bacchus est bien intégré dans la vie sociale et religieuse du Ve siècle avant notre ère. MarieChristine Villanueva Puig signale que la présence des thyiades, prêtresses dionysiaques dans le sanctuaire d’Apollon à Delphes, atteste la place de Dionysos, de son cortège et de son culte au moins depuis le Ve siècle avant notre ère, ayant pleinement droit de cité dans le sanctuaire d’Apollon, même si la nature des pratiques des thyiades à Delphes demeure incertaine17. Selon l’étude sociologique de George Thomson, le thiasos dionysien était une société secrète à caractère magico-religieux, dérivant de la structure du clan totémique et évoluant au cours des dernières phases de la société tribale. Cette troupe, composée de femmes dirigées par un prêtre, avait comme procession rituelle l’exode orgiaque vers la campagne, un sacrifice dont la victime était coupée en pièces et mangée crue, et le retour triomphal. Ce rituel, continue Thompson, étant une projection de la passion de Dionysos, eut au début une influence sur la paysannerie, mais par la suite, transporté dans la Cité par les couches agraires, devint le symbole de la noblesse et passa ainsi sous le contrôle des hommes. La procession orgiaque se transforma en hymne qui donna naissance au dithyrambe, et le sacrifice, en pièce de théâtre qui mit au monde la tragédie18. Lorsqu’il sera question du lien entre le dionysisme et le drame dans le sous-chapitre suivant, le point de vue de Thomson que la noblesse contribua à l’instauration du drame, notamment de la comédie et moins de la tragédie, se révélera juste. Mais il n’est pas le cas pour sa thèse que les cultes dionysiens étaient réservés prioritairement aux femmes, au départ partout en Grèce, et plus tard dans la plupart des endroits du monde hellénique19. La présence et la participation massive des femmes aux phallophories bachiques sont un fait incontestable, cependant Thomson paraît sous l’influence de 17

Marie-Christine Villanueava Puig, « À propos des thyades de Delphes », p. 39, 43. 18 George Thomson, op. cit., p. 195. 19 Id., p. 149, 171-172.

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Lewis Henry Morgan et de sa théorie sur les sociétés matrilinéaires de la Préhistoire. Or, même à la lumière des textes homériques et hésiodiques, il n’y a pas suffisamment d’éléments pour avoir une idée précise corroborant un caractère matrilinéaire des sociétés grecques à l’époque préhistorique, protohistorique et géométrique. Une bonne partie des philologues et des historiens attribuent à Dionysos diverses responsabilités : aspect indispensable de la mentalité hellénique, caractéristique supplémentaire du monde antique, figure saisissante de la mythologie, présence essentielle de l’Histoire, identité forte du point de vue de la sociologie. Pour d’autres, il en va autrement : Dionysos constitue le représentant du déclin grec, voire le bourreau du rationalisme, de la Cité, de la démocratie et de la culture. Nietzsche entama un vif débat, avec son interprétation apollo-dionysienne du monde grec, lorsqu’en 1871 parut sa Naissance de la tragédie. Il est impossible, soutint-il, de saisir l’antiquité classique sans considérer ses deux pôles, ses deux fondements, la douceur et la mesure apolliniennes, l’ivresse et l’élan dionysiaques. Tout ce qui est proprement hellénique vient de cet aspect bipolaire, dichotomie primordiale de l’esprit grec selon Nietzsche. Son ami Erwin Rohde n’était guère de cet avis. Dans Psyché, publié en deux tomes en 1890-1894 alors que Nietzsche avait perdu l’essentiel de ces capacités mentales, Rohde vit un Dionysos différent : le dieu a une présence subalterne et momentanée dans les poèmes homériques, il est progressivement accepté au sein du panthéon grec comme un intrus et ceci seulement après avoir été hellénisé et humanisé par une modération et une adaptation au goût pour la gaieté et pour le plaisir chez les Grecs, partageant finalement avec Apollon tellement de points et attributs communs que les deux dieux se confondent souvent. Par conséquent, Dionysos demeure la dimension déliquescente de la culture grecque parce que, selon Rohde, le vrai génie de la religion grecque était déjà arrivé avec la révolution homérique et ensuite, les rites mantiques par l’intermédiaire des oracles et les rites

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cathartiques pour la purification de l’âme, furent le propre de la tradition apollinienne20. Avant d’insister davantage sur les avis des érudits sur la question, il serait utile de se pencher d’abord sur les liens entre Dionysos et le théâtre tragique et comique. Ces liens constituent un élément fondamental de la dramaturgie hellénique.

La divinité et l’art dramatique La paternité dionysienne sur le théâtre grec demeure un sujet très cher aux philologues et historiens ; des bibliothèques entières sont consacrées à ce sujet. La forme fragmentaire et peu éclairante des textes antiques traitant la question de savoir la responsabilité du culte bachique dans la naissance de l’art dramatique y ajoute davantage et favorise les thèses divergentes des spécialistes. Le fait que sur 600 titres de drames du théâtre grec, tragédies et comédies comprises, à peine vingt concernent Dionysos et aucun ne parle de sa passion21, corrobore l’avis de ceux qui ne voient guère un lien entre Bacchus et le drame. À l’opposé, la présence, dans les chœurs des tragédies, des personnages mythiques de la suite de Dionysos plaide pour l’inverse. Mais à dire vrai, le sujet est beaucoup plus complexe et délicat. La responsabilité du dithyrambe, incontestablement lié au culte de Dionysos, dans la naissance de la tragédie paraît ambigüe ; et pour certains, dans la naissance de la comédie également. Même l’origine et la signification du mot dithyrambe ne font pas l’unanimité. Henri Jeanmaire22, Guy Rachet23 et Arthur Pickard-Cambridge24 citent et commentent les différentes hypothèses sur l’étymologie du mot dithyrambe, qu’elles pourraient être schématisées de la manière suivante : διθύραμβος signifie, doublement comme nom propre et comme 20

Erwin Rohde, op. cit., p. 282-284, 288, 299-302. Guy Rachet, op. cit., p. 61-62. 22 Henri Jeanmaire, op. cit., p. 234-235. 23 Guy Rachet, op. cit., p. 57. 24 Arthur Pickard-Cambridge, Dithyramb, Tragedy and Comedy, p. 7-9. 21

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épithète, le nom du dieu et le chant de son culte ; ou bien le dieu qui, étant né deux fois, a passé sous deux portes ; ou bien une référence à la double flûte, l’aulos, instrument de prédilection pour le culte dionysiaque ; ou bien une référence à la grotte dans laquelle Dionysos serait élevé qui aurait deux accès ; ou bien la conjonction de deux mots, δίς, double, et θρίαμβος, triomphe, impliquant le double triomphe du culte. PickardCambridge ajoute sur ce dernier point que probablement la syllabe amb signifie pas ou mouvement, et comme résultat les mots iambos, triambos, dithyrambos forment la série un pas, trois pas, quatre pas. Une double utilisation du mot dithyrambe, comportant à la fois Dionysos lui-même et le chant qui lui a été dédié, semble attirer la préférence de la majorité des auteurs. Ils déduisent cette double utilisation de la comparaison avec le mot Péan, à la fois autre nom d’Apollon et l’hymne triomphal apollonien. En d’autres termes, à la fois une épithète et la désignation du dieu. Cette focalisation sur une double signification du mot dithyrambe, le nom du dieu et de son chant, ou son nom et la manière de célébrer ses rituels, empêche de considérer d’autres possibilités pour l’étymologie de ce mot. Je pense que l’origine du terme dithyrambe réside ailleurs. Les hypothèses avancées laissent inexplicable l’existence de la syllabe di, qui fait référence à l’adjectif numéral deux et à l’adjectif double. L’explication que la syllabe di renvoie à la double naissance de Dionysos ou à la succession rythmique des mouvements pendant les processions dionysiaques, est trop faible parce que même si la mythologie évoque une double naissance du dieu, et la pratique du culte bachique atteste les pas rythmiques pour les danses cultuelles, cette syllabe ne se combine point avec les autres syllabes du mot dithyrambe dans le sens d’une double naissance, d’un double symbole, d’un double instrument de musique, ou d’un double mouvement. Je pense que la signification première, l’usage originel du mot dithyrambe, ne concerne ni le genre, ni la manière de pratiquer le culte, mais l’espace, l’endroit originel où ce culte eut lieu. Le mot διθύραμβος est, me semble-t-il, la conjonction non pas de deux mais de trois mots : δίς + θύρα + ἄμβων. Δὶς veut dire double ou deux fois, θύρα signifie porte, accès, passage, et 24

ἄμβων est le sommet arrondi d’une colline en grec ancien. C’est la description franche du lieu sur les collines des forêts où était exécuté ce qui sera appelé plus tard dithyrambe comme genre dramatique et littéraire, avant son installation aux théâtres urbains et sa participation aux concours poétiques. Peut-être au départ, à la place du mot ambon, se trouvait-il le verbe ἀμβοάω, pousser de grands cris, ou le nom commun ἀμβόαμα, exclamation, cri vif, mais peu importe : que les sommets de collines à la campagne soient appelés ambon parce que les participants aux rites de Dionysos y criaient des chants, ou que le cri soit appelé amboama parce qu’il était exclamé sur l’ambon de la colline, l’intérêt dans ce cas précis se trouve ailleurs. L’expérience montre que très souvent un mot naît d’un autre mot, ou d’une conjonction de mots plus anciens, ayant trait au lieu et aux circonstances pratiques de cette naissance. En l’occurrence, dithyrambe, au sens étymologique originel, signifie le sommet arrondi d’une colline avec deux points d’accès, selon toute vraisemblance pour les deux processions, l’une qui démarrait en quittant le lieu, l’ἔξοδος, et l’autre qui rentrait pour le retour triomphal, le κῶμος. Par conséquent, le sens premier du mot dithyrambe implique, très vraisemblablement, l’espace du début et de la fin de la procession du cortège pour la célébration du culte de Dionysos. Il a été affirmé que la célébration nocturne du dithyrambe était une liturgie, sans caractère de mystère et n’impliquait pas nécessairement le secret ; sinon l’évolution qui a conduit à faire du dithyrambe un spectacle réglé, et donnant lieu à concours, ne serait pas concevable25. Au moins trois objections pourraientelles se dresser contre cet avis. Le caractère orgiaque du culte dionysiaque dut inévitablement influer sur le dithyrambe, cérémonie proprement dionysienne. Bien que les mœurs des Hellènes fussent différentes de celles d’aujourd’hui en ce qui concerne la sexualité et la licence dans l’expression artistique, les Grecs considéraient, malgré tout, les rituels de Dionysos trop licenciés. Garder donc le secret, au moins jusqu’à un certain point, sur le caractère orgiaque de ces pratiques serait assez logique par mesure de protection. Une autre objection 25

Henri Jeanmaire, op.cit., p. 241.

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vient du fait que Dionysos fut divinité principale dans les mystères éleusiniens en l’honneur de Déméter où le dithyrambe fut également célébré. Le secret de ces mystères était bien gardé pendant l’antiquité, mais aujourd’hui leur caractère orgiaque est reconnu. Enfin, l’évolution du dithyrambe, de rituel nocturne et licencié vers une fête et un concours diurne en public, va de pair avec l’atténuation de son caractère mystique et démoniaque selon l’impératif suivant : un rituel, régi par l’instinct sexuel, est enveloppé, le plus souvent, dans le secret, mais l’instinct sexuel regarde tout le monde et pas seulement les initiés qui participent à ce rituel. Les Hellènes modifièrent par conséquent le caractère excessivement orgiaque des cérémonies bachiques, sans le faire disparaître, afin que tout le monde puisse y avoir accès : les poètes et comédiens pour s’exprimer, le public pour y assister. Il s’ensuit que les liens directs, francs et fondamentaux entre Dionysos et le dithyrambe ne font point de doute. Par ailleurs, le dictionnaire de Suidas, de la seconde moitié du Xe siècle, contenant des éclaircissements lexicographiques, des notices biographiques et des fragments d’ouvrages aujourd’hui perdus, précise qu’Arion de Méthymne, le même Arion du mythe sur le sauvetage miraculeux du héros par un dauphin cité plus haut, fut le premier à organiser un chœur dans un drame, à composer un dithyrambe à caractère tragique, à lui donner ce nom et à introduire des satyres parlant en vers, lorsqu’il était actif à Corinthe à l’époque des XXXVIIIe olympiades, soit en 628 avant notre ère. En revanche, les liens entre le culte dionysiaque et la tragédie sont moins directs et francs. Selon Aristote, les deux genres dramatiques, au moyen de l’improvisation, viennent : la tragédie du dithyrambe et la comédie des chants phalliques, toutes les deux se pratiquant dans plusieurs villes, et finalement la tragédie, après une série de changements, prit sa forme définitive26. Le philosophe se contente de mentionner le dithyrambe et les chants phalliques à l’origine respectivement de la tragédie et de la comédie, sans toutefois s’attarder sur les dimensions dionysiaques et la responsabilité du culte de la divinité chtonienne de Dionysos dans ces deux formes du drame. 26

Aristote, Poétique, IV, 1449a 9-15.

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Après avoir examiné certaines sources sur d’éventuels rapports entre le dionysisme et la tragédie, Guy Rachet conclut que dès le IVe siècle avant notre ère il y avait la tendance de croire que la tragédie était, à l’origine, consacrée à Dionysos et s’était détachée de sa destination primitive pour se consacrer aux légendes de personnages héroïques27. Il y a un évènement historique raconté par Hérodote28 qui, bien qu’il ne résolve guère la question sur une affiliation directe entre le culte dionysien et la tragédie, met en exergue le rôle joué par le pouvoir politique dans la manière d’utiliser l’art dramatique. En la ville de Sicyone, près de Corinthe, la population honorait Adraste, héros d’Argos, avec des festivités célébrant ses malheurs chantés par des chœurs tragiques. Clisthène, tyran de Sicyone, après avoir fait la guerre contre Argos, défendit aux chanteurs de réciter les poèmes homériques parce qu’ils vantaient Argos et les Argiens. Mais comme l’oracle de Delphes ne lui permit pas de supprimer le monument d’Adraste, Clisthène arrêta les fêtes en l’honneur du héros d’Argos, introduisit à Sicyone le culte de Mélanippe, ennemi d’Adraste, en rendant les chœurs tragiques à Dionysos et les autres sacrifices à Mélanippe. Le lexique de Suidas, dans l’entrée Thespis, ajoute à ce propos qu’Épigène de Sicyone fit le premier à avoir composé une tragédie, Thespis étant le premier à le faire à Athènes dans les années des LXIe olympiades, soit en 536 avant notre ère. Sicyone serait-elle donc le berceau de la tragédie, Épigène son père vers la première moitié du VIe siècle avant notre ère, et le culte de Dionysos sa source d’inspiration ? La question est légitime, voire évidente, une réponse affirmative serait envisageable, toutefois pas définitive. Hérodote rapporte que les chœurs tragiques préexistaient, célébrant et chantant d’autres faits ou mythes tragiques, avant l’introduction de la passion dionysiaque. La substitution cependant du culte d’Adraste par celui de Dionysos avec une visée politique, oriente l’étude vers un aspect capital du dionysisme. Henri Jeanmaire, développant l’information d’Hérodote sur le geste de Clisthène de Sicyone, 27 28

Guy Rachet, op. cit., p. 63. Hérodote, op. cit., V, 67.

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observe que ce dernier fut le chef du parti populaire et l’auteur d’une révolution antiaristocratique et anti-traditionaliste parce qu’en frappant d’ostracisme un culte appartenant au vieil ordre féodal des choses, il chercha à accroître son prestige, à se concilier Dionysos, cher aux masses populaires, et finalement ouvrit la porte à une modernité avec l’esprit de la « renaissance » qui fit fermenter, à la fin du VIIe et au début du VIe siècle, la civilisation hellénique29. De la même manière, George Thomson insiste sur l’utilisation du culte dionysien à des fins politiques. Dans le but de casser les privilèges des nobles d’Athènes, le tyran Pisistrate s’employa à diminuer leur pouvoir sur la religion utilisée comme instrument de domination politique, en exprimant un encouragement et en accordant une reconnaissance officielle au culte de Dionysos, célébré par les couches populaires d’origine rurale. Les motifs de Clisthène à Sicyone furent les mêmes, continue Thomson. Comme résultat, la vénération de Dionysos fut introduite dans les villes sous la tyrannie, et son caractère agraire a été transformé et adapté selon les nouvelles situations sociales30. Le problème des origines de la tragédie est, dans un certain sens, un faux problème pour Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet. Mieux voudrait parler d’antécédents, précisentils, qui se situent à un autre niveau que le niveau du fait à expliquer. Le masque soulignerait la parenté de la tragédie avec les mascarades rituelles mais, par sa nature, sa fonction, le masque tragique est tout autre chose qu’un travestissement religieux. C’est un masque humain, non un déguisement animal ; son rôle est esthétique, non plus rituel31. Cette précision est pertinente, sans pour autant condamner le problème des origines de la tragédie à l’insignifiance et au statut du faux problème. Sinon, pourquoi choisir le masque comme moyen d’expression esthétique et non pas un autre moyen, si la question sur les origines de la tragédie est une fausse question ? 29

Henri Jeanmaire, op.cit., p. 315. George Thomson, op. cit., p. 151-152. 31 Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, I, p. 13. 30

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L’importance du chœur, en tant que partie essentielle du théâtre antique à sa maturité et non pas comme un reliquat des rites primitifs de Dionysos, est signalée par Hegel comme suit : « C’est donc une manière de voir entièrement fausse que de considérer le chœur comme un simple appendice et un reste de ce qu’était le drame grec à sa naissance. Sans doute, historiquement parlant, il tire son origine de cette circonstance : que, dans les fêtes de Bacchus, le chant du chœur constitua d’abord la chose principale ; jusqu’à ce qu’ensuite ce chant fût entrecoupé d’un récit, qui, peu à peu, venant à se développer, s’éleva à la forme réelle de l’action dramatique. Mais le chœur, à l’époque la plus florissante de la tragédie grecque, ne fut pas seulement conservé pour honorer ce moment de la fête religieuse et du culte de Bacchus. Il s’est perfectionné, devenant toujours plus beau et plus harmonieux, parce qu’il appartient lui-même essentiellement à l’action dramatique »32. Au sujet du problème des origines du drame, aussi bien de la tragédie que de la comédie, la réflexion de Jean-Claude Carrière mérite d’être citée. Le théâtre grec, écrit-il à juste raison, est bien issu de certaines cérémonies para-liturgiques, avec passage d’un rituel spectaculaire à un spectacle rituel. Mais comparaison n’est pas raison : comment en Attique les danses-chantsmascarades d’un chœur au cours de fêtes agraires ont-ils pu donner naissance à une véritable représentation théâtrale ? Ses origines religieuses sont importantes, parce qu’elles montrent que le rapport qui s’institue entre spectacle et public est profond, mais le spectacle « laïcisé » du Ve siècle avant notre ère n’était plus religieux, ni un simple divertissement. Le problème des origines, insiste cet érudit, n’a qu’une importance limitée. Au Ve siècle avant notre ère, la signification dionysiaque du théâtre est très affaiblie dans la mesure où la participation mystique des spectateurs au monde des dieux n’est plus essentielle. Le moment décisif de la naissance du théâtre grec est celui où la dramatisation prend le pas sur le lyrisme. La représentation religieuse du monde se transforme en spectacle agissant. Dans la tragédie et la comédie, même les parties lyriques, qui continuent à chanter le monde des dieux, ne 32

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, II, p. 680-681.

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prennent tout leur sens que par le lien qui les unit au drame qui se déroule dans le monde des hommes33. Ce constat judicieux de Jean-Claude Carrière n’est toutefois guère suffisant pour accorder une importance limitée au problème des origines de la tragédie et de la comédie. Il ne faut pas perdre de vue le processus, la mécanique selon laquelle le dionysisme évolua ; à savoir pourquoi et comment l’esprit rural des célébrations dionysiaques se transforma par l’esprit urbain et s’adapta à la réalité de la Cité. L’affirmation de Jean-Claude Carrière que le moment décisif de la naissance du théâtre grec est celui où la dramatisation prend le pas sur le lyrisme, permet de se reporter à Aristote et à sa célèbre définition de la tragédie : La tragédie est donc l’imitation d’une action importante et accomplie ayant une étendue certaine, représentée au moyen d’un langage agréable par des parties chacune existant séparément, agissant et point récitant, atteignant la catharsis des passions de cette nature par la pitié et la peur. Ἔστιν οὖν τραγῳδία μίμησις πράξεως σπουδαίας καὶ τελείας μέγεθος ἐχούσης, ἡδυσμένῳ λόγῳ χωρὶς ἑκάστῳ τῶν εἰδῶν ἐν τοῖς μορίοις, δρώντων καὶ οὐ δι’ ἀπαγγελίας, δι’ ἐλέου καὶ φόβου περαίνουσα τὴν τῶν τοιούτων παθημάτων κάθαρσιν34.

Que de commentaires ont vu le jour au sujet de cette catharsis, dont aucun n’arrive à pénétrer complètement toute la dimension qu’Aristote voulut donner à ce terme. Tâche d’autant plus délicate que l’extrait de la Poétique, où le philosophe explicitait l’idée qu’il se faisait de la catharsis, n’est pas parvenu à la postérité. Même la question de savoir d’où vient le mot tragédie n’a pas trouvé une réponse concluante. Τραγῳδία, terme formé par les mots τράγος, bouc, et ᾠδὴ, chant, serait-elle le chant des boucs, ou le chant dans un concours dont le prix est un bouc, ou le chant à l’occasion du sacrifice d’un bouc ? Alors qu’Henri Jeanmaire souscrit à l’idée de Fernand Robert selon laquelle les origines de la tragédie ne sont pas sorties du culte de Dionysos, étant un genre littéraire né à 33 34

Jean-Claude Carrière, Le Carnaval et la politique, p. 20-23. Aristote, op. cit, VI, 1449b 24-28.

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Athènes qui s’est développé par l’adjonction d’un acteur, puis de deux, à un chœur primitivement seul, qui n’a été rattaché que secondairement au culte dionysiaque35, Arthur PickardCambridge demeure plus prudent à ce sujet. Il trouve qu’en l’état des connaissances actuelles, toute opinion tranchée sur les origines de la tragédie est peu satisfaisante. À l’exception de ce qui peut être déduit de certains sujets obscurs mis en vers par le poète tragique Phrynichos, les indices les plus anciens sur les origines de la tragédie viennent des chœurs à Sicyone chantant les malheurs d’Adraste, et de la possibilité que Thespis composât une tragédie sur Penthée, cousin et victime rituel de Dionysos car il refusait l’introduction du culte dionysien dans la ville de Thèbes dont il fut roi36. Édélestand Du Méril soutient que Thespis, peut-être en gardant quelques éléments du dithyrambe, donna à la tragédie une inspiration plus historique et voulut substituer aux grossiers ébats d’une gaieté bruyante les nobles émotions de la pitié, tandis que le drame satyrique resta plus fidèle à Bacchus comme un retour37. Certes, les genres littéraires du drame portent une vraie filiation avec le culte de Dionysos ; aussi forte ou faible, directe ou indirecte que cette filiation soit. Néanmoins, les données à disposition ne permettant pas d’effectuer des recherches exhaustives sur les origines historiques, religieuses et esthétiques du drame – origines dans une pénombre qui est l’état dans lequel se trouve presque toute origine lointaine –, il est fort probable, à mon sens, que le drame satyrique évolué ne constitue pas un retour vers Dionysos mais plutôt un recours à l’expression des rituels dionysiens. L’approche de Jean-Pierre Vernant et de Pierre VidalNaquet est plus globale et complète parce qu’elle tient compte de plusieurs paramètres. Pour eux, bien que Dionysos incarne la quête d’une folie divine, d’une possession extatique, l’évasion vers un horizon différent, ce n’est pas dans la tradition mythique relative à ce dieu singulier, à sa passion, à ses errances, à ses mystères, à son triomphe que les poètes 35

Henri Jeanmaire, op.cit., p. 313. Arthur Pickard-Cambridge, op. cit., p. 129-131. 37 Édélestand Du Méril, Histoire de la Comédie Ancienne, p. 73-75. 36

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tragiques sont allés chercher leur inspiration. La tragédie a été une invention dont la « vérité » ne gît pas dans un obscur passé, mais elle se déchiffre dans tout ce qu’elle a apporté de neuf et d’original sur un triple plan, modifiant l’horizon et la culture des Grecs : sur le plan des institutions sociales, la tragédie étant la cité qui se fait théâtre, sur le plan des formes littéraires et sur le plan de l’expérience humaine, c’est-à-dire la conscience tragique38. Ce que montre la tragédie, font remarquer les deux historiens, c’est une δίκη, une règle, un droit, contre une autre δίκη, un droit qui n’est pas fixé, qui se déplace et se transforme en son contraire39. La tragédie n’est pas seulement une forme d’art, elle est une institution sociale que la Cité met à côté de ses organes politiques et judiciaires, par la fondation des concours tragiques40. L’affirmation que la tragédie fut une invention dont la vérité ne se trouve pas dans un obscur passé dionysiaque, est nuancée plus loin par ses auteurs41. Cependant, une autre affirmation appelle à un commentaire : même si la tragédie apparaît, plus qu’un autre genre littéraire, enracinée dans la réalité sociale, cela ne signifie pas qu’elle en soit le reflet car elle ne reflète pas cette réalité, elle la conteste, elle la met en question42. Le lecteur attentif de Jean-Pierre Vernant et de Pierre Vidal-Naquet saura saisir la subtilité de cette affirmation : dire que la tragédie n’est pas un reflet de la réalité sociale, ne signifie pas qu’elle n’en transmet pas l’image, mais qu’elle n’est pas son reflet stérile ; elle est son observateur, son interrogateur, son critique. En d’autres mots, elle met en scène, décrit, met en relief et critique la réalité sociale. Refléter est un procédé passif, contester et critiquer nécessitent une conduite active. L’art dramatique – et la comédie plus que la tragédie – constitue un « miroir » inestimable de la réalité sociale des Hellènes de l’antiquité, non pas comme un instantané photographique inerte, mais comme le genre littéraire le plus enraciné dans cette réalité, le plus politisé, le plus à même de la contester. Peut-être fut-ce la 38

Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, op. cit., II, p. 18-22. Id., I, p. 15. 40 Id., I, p. 24-25. 41 Id., I, p. 26-27. 42 Id., I, p. 25, 131. 39

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raison pour laquelle Platon n’aimait guère le drame : dans le Banquet, il fait le poète tragique Agathon et le poète comique Aristophane s’incliner devant un Socrate péremptoire et infaillible. Gratitude soit rendue à Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet pour avoir fait leur l’observation lumineuse de Walter Nestle que la tragédie prend naissance quand les gens commencent à regarder le mythe avec l’œil du citoyen43. Les mystères de Bacchus, note Hegel, « avaient, il est vrai, une explication rationnelle et renfermaient par là un sens profond ; mais la forme sous laquelle ce fond était présenté, lui restait étrangère, de sorte que rien de clair ne pouvait en sortir. Aussi, les mystères ont exercé peu d’influence sur le développement de l’art »44. La remarque de Hegel est d’autant plus importante que c’est quand l’aspect rural, nocturne, individualiste, mystique, excessif, orgiaque et extatique des rites bachiques est accepté, atténué et transformé par la conception urbaine, diurne, collective, subtile, plus raffinée des villes, que la composition des comédies et tragédies prend son envol et atteint les sommets de la création dramatique du théâtre antique. Une foule de philologues et d’historiens se sont penchés sur les questions concernant la tragédie. C’est la raison pour laquelle jusqu’ici, dans ce chapitre, l’essentiel a été consacré à ce genre d’expression dramatique. Mais il y en a aussi un autre, la comédie. Pour deux raisons, je commencerai seulement maintenant au sujet de la comédie : premièrement, parce que son chemin, sa fonction et ses liens avec la vie politique de la Cité se différencient de ceux de la tragédie ; et deuxièmement, parce que la comédie était, et pour certains elle est toujours, le synonyme d’infériorité artistique, presque l’homonyme de la facilité, de la bassesse, voire de la vulgarité. Le mot κωμῳδία se compose de κῶμος, retour triomphal d’une procession dionysiaque, et d’ᾠδή, chant. Une manière de dire : chant joyeux d’un caractère mordant, parfois obscène. Le doute n’est pas permis pour ce qui est de l’influence que l’esprit bachique exerça sur la forme, le fond et l’évolution de la 43 44

Id., I, p. 25. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, op. cit., I, p. 590-591.

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comédie. Le regret, l’amertume parfois teintée de colère, accompagnent le constat selon lequel un bon nombre d’œuvres philosophiques, historiques, littéraires et artistiques ont disparu ; disparition qui, dans certains cas, prend le caractère de destruction systématique. Quant au drame comique, le nombre de comédies conservées est disproportionnellement moindre à celui de tragédies. À l’occasion de sa participation à un colloque, Jean-Claude Carrière, sans se pencher sur les raisons de la disparition d’un si grand nombre de comédies antiques, présenta un travail remarquable de recensement pour les comédies perdues d’Aristophane, en affinant et complétant les travaux des devanciers. Il y fournit les titres, le contenu, la datation, la traduction et un commentaire des fragments des pièces perdues du poète comique. Il y signale de surcroît que dans le grand naufrage de la littérature antique, Aristophane a été relativement favorisé par la transmission manuscrite parce que onze de ses comédies subsistent sur les quarante-quatre qu’il avait écrites, alors que les vingt-neuf comédies de Cratinos, les dix-sept comédies d’Eupolis et les centaines d’autres comédies du Ve siècle avant notre ère ont disparu45. En général, il y a plusieurs facteurs qui concourent pour une disparition. Des facteurs secondaires, comme les difficultés linguistiques et techniques de transcription ou les omissions involontaires ; et des facteurs plus déterminants. Concernant la disparition d’une très grande partie du patrimoine de l’antiquité grecque et romaine, les responsables principaux furent le fanatisme politique-religieux, les catastrophes naturelles et le hasard. Dans les cas cependant où des artistes, des écoles de pensée et des auteurs ciblés sont les victimes d’une disparition d’œuvres architecturales, sculpturales, philosophiques et littéraires, le hasard et la nature ne peuvent que d’avoir joué un rôle secondaire, le plus souvent insignifiant, le facteur humain en étant la cause déterminante. Sinon il aurait fallu reprocher au hasard et à la nature un entichement très orienté, un esprit assez mal tourné et un sens de l’humour de fort mauvais goût, si ces 45

Jean-Claude Carrière, « L’Aristophane perdu. Une introduction aux trentetrois comédies disparues avec un choix de fragments traduits et commentés », p. 197.

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deux facteurs étaient la cause principale de ces disparitions ciblées. Aristote – ou plus précisément ce qui reste d’Aristote – écrit que la comédie est revendiquée à la fois par les Mégariens d’Attique qui soutenaient qu’elle naquit pendant qu’ils avaient un régime démocratique, et par les Mégariens de Sicile car c’est sur cette île que vit le jour le poète comique Épicharme. Quant à l’origine du mot κωμῳδός, chanteur-acteur comique, le philosophe dit qu’elle n’est pas le verbe κωμάζειν, célébrer les rites de Dionysos par des chants et des danses, mais le mot commun κώμη, village, faubourg, quartier, municipalité : les chanteurs-acteurs de fêtes bachiques, chassés de plusieurs endroits en raison du caractère licencié de leurs chants, étaient obligés d’errer d’un village à l’autre, d’une comé à l’autre. Les Doriens, continue Aristote, appelaient le faubourg comé, alors que les Athéniens désignaient le faubourg par le mot démos. C’est pour cette raison que les Doriens revendiquaient l’invention de la comédie46. Le public au théâtre à Athènes est le même que celui qui assiste et participe à l’assemblée du peuple et à l’Aréopage. La comédie, n’ayant pas les points d’inspiration que la tragédie possède dans la mythologie, emprunte à la réalité. Le poète comique, faisant abstraction du deus ex machina (ἀπὸ μηχανῆς θεός), c’est-à-dire l’intervention d’un dieu à un moment critique du déroulement de la tragédie afin d’y donner une issue, construit sa comédie comme un mélange d’évènements réels et quotidiens, avec des faits extravagants, surréalistes et féériques. Ce genre théâtral est fort efficace en raison de quatre facteurs : le mélange du quotidien avec l’irréel ; l’utilisation de la παράβασις, autrement dit le moment où le coryphée du chœur comique, interrompant l’action, s’adresse directement au public demandant son attention ; les origines dionysiaques de la comédie dont la gesticulation de possession bachique passe à la chorégraphie du personnage comique ; et la liberté illimitée d’expression du poète comique. Le résultat en est un genre qui plaît à l’audience, autant dire aux citoyens qui furent également

46

Aristote, op. cit, III, 1448a 29-37.

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les acteurs de la vie politique. La place que le genre comique occupa dans la Cité fut prépondérante. Il est préférable l’impossible mais vraisemblable au possible cependant invraisemblable, estime Aristote, au sujet de l’épopée et de la tragédie47. Les poètes comiques l’appliquèrent à la perfection. L’action sur la scène de la comédie dérive de l’impossible mais se déroule de manière vraisemblable. Les personnages comiques n’ont pas un passé glorieux. Ils viennent de nulle part, ils traversent la scène théâtrale – en d’autres mots, ils traversent une vie que les spectateurs connaissaient bien avec tous ces détails de la vie quotidienne, banale, insignifiante, drôle, mesquine – et ils s’en vont, sans que le public ne s’intéresse outre mesure à la raison d’être du protagoniste et à son sort : il se focalise sur ce qui vient de se passer sur scène, sur les situations dépeintes par le poète comique. Il est impératif de faire remarquer que nulle part ailleurs dans le monde de l’antiquité, au moins jusqu’à ce moment-là, des personnes de toute classe sociale, de tout statut politique, de toute situation professionnelle et de dimension morale ou immorale de leurs caractères, n’ont été visées, attaquées, parodiées et ridiculisées autant qu’à l’Athènes du Ve siècle avant notre siècle, comme il a été fait par le drame comique. Les Athéniens qui ne supportaient point que l’ensemble des citoyens soient visés, parodiés et dépréciés, ils encourageaient par ailleurs la caricature individualisée de toute personne, qui que ce fût, car ils se nourrissaient, à travers cette liberté complète d’expression (παῤῥησία), du climat démocratique qu’elle accouchait et développait. La cible par excellence de la comédie, ce sont les hommes publics. Le genre comique attire l’attention du public, de même que celle des hommes d’État, sur l’idée qu’il ne doit pas y avoir un pouvoir donné gratuitement ou une logique d’État en soi, en dehors des mécanismes de contrôle de la Cité et de la critique des citoyens. Chaque individu est sujet à la critique d’autrui. La proposition d’une chimère ou d’une idée utopique, aussi extravagante qu’elle paraisse, s’inscrit dans la fonction démocratique du drame comique. Certes, le même public qui 47

Id., XXIV, 1460a 26-27.

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applaudissait Les Cavaliers d’Aristophane qui y raille, accuse et bafoue Créon, élut ce dernier stratège. Néanmoins, la parodie, le sarcasme et la raillerie de la comédie fonctionnaient, au Ve siècle avant notre ère, comme une lubie novatrice, dans la mesure où ce genre littéraire était encore relativement jeune. Mais progressivement, il arrivait à instiller la méfiance et l’œil critique à l’égard des hommes politiques. Ce n’est bien évidemment pas la comédie qui introduisit l’esprit critique dans les mœurs politiques d’Athènes ; elle en fut pour autant un facteur précieux pour l’enracinement et le développement de cet esprit. Aristophane illustre, dans ce qui reste de ses comédies satiriques, les rapports entre son art et les notions de justice et de droit que la démocratie athénienne chérissait. En forçant le trait de ses personnages et leurs situations, il souligne les éventuelles méprises, dénonce certains abus, critique le régime démocratique et avertit ses concitoyens. Mais il ne nie guère la valeur d’une justice rendue par un tribunal populaire au nom du peuple d’Athènes, et n’affectionne point un retour à une justice rendue par une minorité aristocratique comme avant. Le nombre très élevé des juges tirés au sort parmi toutes les couches de la population libre et masculine était non seulement garant de représentativité mais surtout de difficulté, plutôt impossibilité de manipuler et de corrompre autant de personnes à la fois. L’apparition des calomniateurs, dans le seul but de se venger ou de gagner de l’argent, fut le plus grave problème du système judicaire d’Athènes. À ce sujet, François Jouan écrit que comme la législation de Solon permettait à tout citoyen de dénoncer devant le tribunal quiconque contrevenait aux lois de la Cité, les filous s’étaient multipliés qui, sous couleur de défendre le bien public, dénonçaient à tort et à travers pour tirer leur part de l’amende ou de la confiscation de biens que décideraient les juges. D’autant plus que la simple menace d’une action en justice suffisait souvent, auprès de riches citoyens âgés ou craintifs, qui préféraient débourser une somme relativement modique à leurs adversaires pour échapper à cette action en justice. Cependant, pour les cas qui arrivaient devant le tribunal, un jury nombreux était assez protégé contre la brigue et l’intimidation, et à défaut de culture juridique, une 37

pratique quotidienne rendait les juges familiers de la procédure et les mettait en garde contre la mauvaise foi ou les arguties des plaideurs48. La démocratie athénienne du Ve siècle avant notre ère, qui fut la période de son apogée, estima à tort que cette manière de pratiquer, dans le domaine artistique, la liberté absolue d’expression au moyen de la moquerie, du sarcasme, de la raillerie et du bafouement conduit parfois à des résultats au détriment de la démocratie et de la justice. En 439 avant notre ère, au moment de la guerre de Samos, Périclès, avec un décret « pour ne pas parodier » (περὶ τοῦ μὴ κωμῳδεῖν), interdit aux poètes comiques de caricaturer sur scène pour une période de trois ans. Syracosios, pour sa part, promut en 415 avant notre ère un décret qui interdisait de parodier quelqu’un nominalement. Le genre littéraire le plus politisé subit ainsi les conséquences de la réaction du pouvoir démocratique et fut encadré. Après la tyrannie des Trente en 404 avant notre ère, la démocratie restaurée ne se borna guère à l’interdiction de railler une personne sur scène, mais elle reconnut de surcroît le droit de se plaindre en justice de tout traitement théâtral et artistique considéré injuste ou diffamant. Aussi la liberté légitime de s’exprimer par la caricature du drame comique fut-elle assimilée au droit légitime de porter plainte en justice pour diffamation dans la vie réelle, familiale ou professionnelle, politique ou sociale. Cet amalgame fut le point de départ d’une dévalorisation et d’un dénigrement de la poésie comique, assez vite considérée comme un genre subalterne, souvent pris comme le synonyme de vulgarité. Quelques décennies plus tard, Aristote écrivit : Quant à la comédie, elle est, comme nous l’avons dit, l’imitation de ce qu’il y a de plus vilain, mais non pas en toute nature mauvaise, d’autant que le ridicule fait partie de ce qui est honteux […] De la même manière donc la tragédie se distingue de la comédie ; car celle-ci veut imiter les pires personnages, et celle-là, des personnages meilleurs que ceux existants.

48

François Jouan, « Les tribunaux comiques d’Athènes », p. 96-97.

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Ἡ δὲ κωμῳδία ἐστὶν ὣσπερ εἴπομεν μίμησις φαυλοτέρων μέν, οὐ μέντοι κατὰ πᾶσαν κακίαν, ἀλλὰ τοῦ αἰσχροῦ ἐστι τὸ γελοῖον μόριον49. […] Ἐν δὲ αὐτῇ τῇ διαφορᾷ καὶ ἡ τραγῳδία πρὸς τὴν κωμῳδίαν διέστηκεν· ἡ μὲν γὰρ χείρους ἡ δὲ βελτίους μιμεῖσθαι βούλεται τῶν νῦν50.

L’idée que le rire, le libertinage, l’obscénité ne doivent occuper aucune place dans un culte religieux, a peu de valeur en dehors du cercle étroit de la tradition protestante, constate George Thomson51. Le Stagirite et son époque n’avaient pas connu le protestantisme, encore moins le christianisme. D’où vient alors cette antipathie aristotélicienne pour les transgressions du drame comique ? Si tant est que la pensée d’Aristote à ce sujet puisse être éclairée de manière fiable sans être trahie. Mais en l’occurrence, la réponse à la question posée ne risque pas d’être victime d’une mal-interprétation ou surinterprétation, de faire illusion par des considérations fortuites, parce que l’environnement social et historique du philosophe ne fut pas apparent mais factuel. Les premières comédies de la fin du VIe et du début du Ve siècle avant notre ère n’étaient que des dithyrambes maladroitement adaptés, qui embarrassaient le spectateur dont le goût était plus raffiné grâce à l’épopée et à la tragédie, genres littéraires déjà élaborés. En conséquence de quoi, au moment de son apparition, la comédie figura comme genre inférieur. Par la suite, le talent, l’acuité, la maturité et la verve caustique des auteurs comiques classiques ne laissèrent pas indifférents les citoyens qui, tout au long du Ve et au début du IVe siècle, se délectèrent du jus délicieux du drame comique. Néanmoins, les priorités et critères sont irréversiblement changés à l’époque d’Aristote, la seconde moitié du IVe siècle avant notre ère. Le citoyen n’est plus l’individu faisant corps avec un démos fort et prospère, il n’est plus la personne insouciante, heureuse et en sécurité dans sa polis comme naguère. Les aventures militaires qui affaiblirent la cohérence du régime démocratique, les guerres qui appauvrirent la plupart des citoyens, les épidémies 49

Aristote, op. cit., V, 1449a 31-33. Id., II, 1448a 16-18. 51 George Thomson, op. cit., p. 181. 50

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qui décimèrent la population, les bouleversements commerciaux et financiers qui firent la production dépendre davantage des esclaves que du travail d’hommes libres, poussèrent l’Hellène à devenir individualiste. Ayant désormais peur de la parodie, de la satire, de la raillerie, du langage pétillant, mordant et caustique, il chercha la sécurité dans une expression artistique moins directe, moins proche de sa réalité baignant dans la précarité et le désespoir, plus idéalisée, plus supraterrestre ; le mythe et le héros de la tragédie firent l’affaire. Le christianisme, avec sa promesse d’un paradis éternel mais sous conditions fort strictes, viendra dans peu de siècles pour achever la tâche et reléguer la comédie à un niveau encore plus bas, aux limbes de l’enfer éternel. Au sujet d’une dimension modérée et conservatrice du drame comique, Jean-Claude Carrière porte les jugements suivants. Les paysans athéniens, démiurges de l’utopie comique, sont aussi le groupe social qui se méfie des réformes politiques, d’autant plus peut-être que leur importance politique est menacée par la montée des couches sociales non paysannes : le rôle culturel qu’a joué la démocratie paysanne dans le développement de la comédie, rôle qui correspondait à son importance politique, explique les tendances démocratiques modérées des poètes comiques52. La comédie n’a pas une signification univoque et, si conservatrice qu’elle soit, elle joue un rôle démocratique53. La comédie ancienne, bien qu’elle soit profondément politisée, n’est pas originellement ni exclusivement politique. Si elle semble politisée d’une manière plus concrète que la tragédie, ce réalisme est en partie illusoire. La comédie crée une Athènes imaginaire tout en se référant à l’Athènes réelle54. Mais précisément parce que la comédie crée une Athènes imaginaire tout en se référant à l’Athènes réelle, qu’elle est profondément politisée ! Jean-Claude Carrière se pose des questions sur une contribution éventuellement négative de la comédie dans la vie démocratique athénienne. La comédie n’a52

Jean-Claude Carrière, op. cit. (1979), p. 42. Id., p. 173. 54 Id., p. 41. 53

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t-elle pas contribué à affaiblir la démocratie à son insu ? Son rôle était régulateur tant que la démocratie a été forte, lucide, mais dans les temps de crise, ou d’hystérie collective, est-ce qu’elle n’a pas contribué à accentuer par ses calomnies certains déséquilibres, à préparer des retournements furieux de l’opinion55 ? La réponse est affirmative, seulement pour certains cas précis où la parodie, la satire, la raillerie ont été coupées de leur contexte artistique et utilisées par des démagogues dans un contexte de la vie réelle de la Cité à des fins politiciennes. Néanmoins, une comparaison entre une influence ponctuellement négative d’une part, et la fraîcheur, la liberté du ton, l’esprit de contradiction que la comédie apporta à la manière de penser et d’agir de la Cité d’autre part, fait la balance pencher lourdement du côté du positif. Qu’a-t-il à faire Dionysos dans tout cela ? Le genre dramatique comporte, à l’époque de sa maturité à Athènes, quatre formes littéraires, toutes supposées de l’héritage dionysiaque mais à des degrés différents : le drame satyrique, le dithyrambe, la comédie et la tragédie. Il résulte de ce qui précède que la parenté franche du dithyrambe avec le culte de Dionysos ne fait point de doute, de même que le lien plus ou moins clair entre la tradition religieuse, la pratique cultuelle au nom de ce dieu et le drame satyrique, ainsi que la comédie. Il en va autrement pour les liens entre dionysisme et tragédie. JeanPierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet situent la parenté entre Dionysos et le théâtre, notamment tragique, comme suit : « Ce que réalise Dionysos, et ce que provoque aussi le masque, quand l’acteur le revêt, c’est à travers ce qui est rendu présent, l’irruption au centre de la vie publique, d’une dimension d’existence totalement étrangère à l’univers du quotidien. L’invention du théâtre, du genre littéraire qui met en scène le fictif comme s’il était réel, ne pouvait intervenir que dans le cadre du culte de Dionysos, dieu des illusions, de la confusion et du brouillage »56. Le dionysisme, notent Claude Bérard et Christiane Bron, est tout à fait intégré aux structures socioreligieuses de l’Athènes classique, et s’il n’y a jamais eu 55 56

Id., p. 46. Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, op. cit., II, p. 41-42.

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crise dionysiaque, c’est bien parce qu’au départ, la Cité tout entière était initiée57. C’est à ajouter, également parce que le dionysisme intégré à la Cité fut très modéré, comparé au dionysisme rural d’origine. Une dimension religieuse dans le théâtre grec classique est indéniable. Mais dimension religieuse chez les Hellènes ne signifie pas fonction religieuse. Le sentiment religieux du citoyen de l’époque antique demeure étranger à celui de l’individu moderne. Le monde hellénique ne fut pas théocentrique, il était profondément anthropocentrique ; indissociable du vrai, du simple, du quotidien, du social, du politique, des qualités, faiblesses et tares de l’être humain. Il en va de même au sujet de l’art dramatique. Mais pourquoi est-ce Dionysos dans cette dimension religieuse du théâtre grec et pas le culte d’un autre dieu ou d’une autre déesse ? Pourquoi pas le culte d’Apollon, dieu de la musique, de la lumière, protecteur des arts ? Pourquoi pas Athéna avec la pluralité complémentaire de ses fonctions comme déesse de la sagesse, de l’acuité politique, de la stratégie militaire, protectrice des pédagogues, des artistes, des artisans, patronne d’Athènes ? En dehors de la réponse pertinente citée plus haut qu’apportent Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, je souhaite ajouter deux aspects qui expliquent pourquoi ce fut Dionysos autant impliqué dans le théâtre grec et pas une autre divinité. Tout d’abord parce que le masque, attribut dionysien par excellence, contribue, au moyen de la sensibilité, de la hardiesse et de la portée psychologique d’une personne mortelle qu’est le comédien, à rendre un personnage immortel, en le faisant ainsi traverser plusieurs et différents représentations, théâtres et siècles. Ensuite parce que Dionysos à Delphes n’est pas seulement mentionné par les historiens de l’antiquité mais aussi chanté par les poètes aussi bien tragiques58 que comiques59 dans ce temple cardinal pour la 57 58

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Claude Bérard et Christiane Bron, « Bacchos au cœur de la cité. Le thiase dionysiaque dans l’espace politique », p. 27. Sophocle, Antigone, 1127-1130 : sur la roche à double pointe du mont Parnasse les bacchantes vénèrent Dionysos, près de la fontaine de Castalie à Delphes. Aristophane, Les Nuées, 603-605 : à Delphes au mont Parnasse les bacchantes agitent des torches pour Dionysos.

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réalité de la vie urbaine que fut Delphes. Le comportement démoniaque, autant dire dionysiaque, de Pythie, la prêtresse qui déclamait les oracles au temple d’Apollon à Delphes, et l’association de Dionysos avec Athéna sur les vases de la céramique peinte de l’antiquité, confirment l’intégration du ruralisme dans l’esprit urbain. Le drame tragique et comique inocule dans un public attiré par le mythe, la légende, la satire et la raillerie les principes qui règnent dans la conception politique de la Cité, faisant en sorte que ces principes l’emportent sur plusieurs niveaux : le but commun du politique et de l’artiste est de servir le bien commun. De manière générale, « La valeur esthétique d’une œuvre d’art passe à une valeur culturelle lorsque le message de son créateur est lisible par la postérité, pour en devenir une valeur universelle lorsque ce message est transformé, transcendé au fil du temps sans être trahi. Même pour les œuvres d’art où la trahison est un facteur inhérent – comme en l’art abstrait – afin qu’elles soient transcendées. Il est deux manières pour y parvenir. Dans un monde qui fort souvent succombe au phantasme, à la culture d’un fatalisme qui veut que la destinée humaine soit régie par des forces divines ou de terribles complots planétaires pour que l’être humain tienne bas la tête et pauvre l’esprit, j’opte pour l’autre approche, celle du rationalisme, de la culture d’une lecture responsable et critique de la réalité, régie par le libre arbitre et l’activité sociale de l’être humain qui tient haut la tête et riche l’esprit »60. Dans cette optique, succomber au phantasme est bénéfique pour la création artistique mais préjudiciable pour l’activité sociale. A contrario, se servir du rationalisme est bénéfique pour l’activité sociale mais restrictif pour la création artistique. L’esprit rural dionysiaque, après avoir été modifié et adouci dans une première phase, entra dans l’esprit artistique urbain et le rafraîchit, l’approfondit, en lui ouvrant, dans une seconde phase, des perspectives nouvelles grâce à une sensibilité encore ignorée par la plupart des artistes de la polis. Dans une troisième phase, l’esprit rural fut davantage affiné par l’esprit urbain grâce au savoir et au rationalisme, lesquels furent, dans 60

Patrice Foutakis, De La Dame à la licorne et de « son » désir, p. 416-417.

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une quatrième phase, revigorés, avant d’intervenir à nouveau, dans une cinquième phase, dans la réalité sociale, politique et artistique. La valeur de cette succession et interaction dialectique est inestimable, constatée de plus en plus souvent au fil des siècles. En dépit des phases de recul, des crises profondes et des catastrophes, la direction vers laquelle se dirige l’humanité est, à long terme, vers le meilleur.

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LE MYTHE, LE MASQUE, LE PERSONNAGE DE SOCRATE

Communément, une tentative qui vise à saisir et à présenter la personnalité d’un être humain ayant existé, fait le tri entre les informations à disposition, vérifie les sources, essaie d’écarter ce qui paraît faux, de clarifier ce qui semble vraisemblable, de composer avec ce qui est vrai au-delà de toute contestation. Aussi, une telle entreprise passe-t-elle à travers les brouillards du mythe, enlève-t-elle le masque et ambitionne-t-elle de capter la vérité du personnage. Dans le cas de Socrate, plusieurs auteurs suivirent et suivent le parcours inverse. En mettant de côté certains éléments susceptibles d’esquisser la vérité du personnage, en omettant – volontairement ou involontairement – quelques bribes de réalité qui subsistent à propos de Socrate, ils construisent un mythe autour de sa personne. Dans ce chapitre, le terme mythe désigne l’effort de la postérité à forger un Socrate selon les critères et priorités des époques des auteurs à l’origine de cet effort, et le terme masque renvoie à l’entreprise des disciples directs de Socrate à en faire le penseur par excellence. Il est des masques qui sont plus ou moins ressemblants à la personne qu’ils couvrent ; d’autres qui n’ont aucun rapport. Celui de Socrate pose un vrai problème : la vérité du personnage y demeure bien travestie. Néanmoins, rétablir la vérité sur Socrate, tout au moins la vérité de Socrate, est-ce une entreprise réalisable ?

Le Socrate du mythe Tout d’abord, il y a l’absence fort handicapante d’œuvres écrites par Socrate lui-même. Il y a aussi l’absence d’une biographie par un auteur désintéressé, composée du vivant du philosophe. Ce double manque ne facilite pas la tâche des érudits pour établir les coordonnées exactes de la pensée socratique. Les sources principales primaires en sont les écrits 45

de Platon, Xénophon, Aristophane et Aristote. Pour autant, aucun parmi ces auteurs ne procéda en biographe désintéressé. Platon évoque son maître tout en restant le disciple affectueux de celui dont il fut l’élève, mais également comme l’interlocuteur principal de ses propres dialogues qui développent la philosophie platonicienne. Aristote procède en philosophe ayant déjà pris ses distances avec le socratisme et le platonisme. Aristophane compose en poète comique qui, en forçant le trait du personnage de Socrate, attaque les sophistes. Quant à Xénophon, le seul parmi ces sources primaires qui semble essayer de vouloir aller à l’essentiel de la pensée socratique sous la double étiquette du disciple reconnaissant et de l’historien attentif, son témoignage est contesté, voire rejeté, de la part de ceux qui, tâchant d’établir la vérité sur Socrate, en ont déjà une préétablie. Les écoles stoïcienne, épicurienne, sceptique – et dans une moindre mesure aristotélicienne – ayant la prédominance dans la pensée philosophique pendant les trois derniers siècles avant notre ère, il faut attendre la formation d’un autre courant de pensée pour assister à une vraie mise en valeur du platonisme : ce fut le christianisme qui, en se servant de certains principes de la doctrine platonicienne, releva la personnalité de Socrate et le couronna avec l’auréole du martyr. Même si Socrate n’était pas oublié au sein de l’école platonicienne, et même s’il est mentionné par des auteurs latins comme Cicéron qui louait la figure de ce philosophe61, la philosophie platonicienne et la personnalité de Socrate ne dominaient pas la réflexion philosophique des derniers siècles avant notre ère. Le précepte oraculaire de Delphes « connais-toi toi-même », associé à l’enseignement de Socrate, devint le point de départ des gnostiques imprégnés de christianisme62, sans toutefois que le platonisme domine encore la scène philosophique. Saint Justin, au second siècle de notre ère, paraît être le premier à avoir opéré la comparaison entre Socrate et le Christ63, mais il faut 61

Pierre Courcelle, Connais-toi toi-même : de Socrate à saint Bernard, I, p. 27-38. Mario Montuori, Socrates, physiology of a myth, p. 6. 62 Pierre Courcelle, op. cit., I, p. 69-81. 63 Thomas Deman, Socrate et Jésus, p. 9-11. Paulin Ismard, L’Événement Socrate, p. 222-224.

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attendre les écrits de Clément d’Alexandrie, mort en 215 de notre ère, et surtout de Plotin, mort en 270, pour voir une vraie résurrection du platonisme, en d’autres termes une implantation vraiment importante et durable de la pensée de Platon dans l’évolution de la philosophie. Bien qu’il ne fût pas chrétien, Plotin offrit une relecture des textes platoniciens qui devint une manière de penser motrice et de première ligne sur la scène philosophique de son époque, et par là même il ouvrit la voie pour ceux qui élaborèrent une théologie chrétienne proprement dite : Lactance, mort en 325, qui essaya de réconcilier la révélation divine avec le rationalisme de même que le christianisme avec la philosophie antique, mais aussi saint Augustin, mort en 430, qui intégra l’héritage platonicien dans la pensée chrétienne. Tous les deux consolidèrent davantage le pont entre le christianisme et le platonisme. L’attitude de Socrate qui préférait mourir plutôt que trahir ses idées, est mise en parallèle avec les paroles des évangiles chrétiens par des auteurs modernes64. La réécriture du procès de Socrate par la littérature chrétienne, souligne Paulin Ismard, constitue le point de départ incontournable de la réception de la figure socratique dans la modernité65. À trop insister sur la ressemblance entre Socrate et le Christ, parfois embarrasse certains auteurs, comme le frère dominicain et professeur Thomas Deman qui objecte que la comparaison entre les deux ne doit pas être une manière de réduire l’un à l’autre mais la voie pour la perception des différences66. Socrate recevait les ordres de son démon, et était chargé d’une mission qu’il exécutait à son gré au moyen des paroles dont il était le seul auteur, alors que Jésus enseignait des paroles qui ne venaient pas de lui mais de Dieu, son Père, la mission de Jésus signifiant ainsi quelque chose de plus total et de plus enraciné dans son être que ne peut signifier la mission de Socrate. L’objet de la mission de Socrate, continue Thomas Deman, et la raison d’être de ses innombrables conversations fut l’établissement du règne de la vertu ; celui de la mission de Jésus et les intentions de son 64

Gregory Vlastos, Socrates, Ironist and Moral Philosopher, p. 233. Paulin Ismard, op. cit., p. 231. 66 Thomas Deman, op. cit., p. 8. 65

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enseignement furent l’établissement du royaume des cieux. Socrate fut un philosophe et l’initiateur d’une méthode philosophique. L’enseignement de Jésus ne s’oriente nullement vers la philosophie, il demeure religieux dans son objet comme il est religieux dans son principe67. La mort de Jésus porte une qualité religieuse que celle de Socrate n’a pas montrée : l’un quitta la vie jeune encore par une mort déshonorante, dans d’affreuses souffrances physiques, trahi par Judas, renié par Pierre, victime de ses ennemis de toujours, alors que l’autre mourut âgé, par une mort sereine, entouré de ses disciples, condamné non par les sophistes qu’il vilipendait dans ses conversations mais parce que son action était supposée dangereuse pour la moralité et la religion68. L’évocation par Socrate d’Apollon et du démon est traduite par Romano Guardini comme l’expression claire d’un monothéiste qui parle de Dieu et qui en est poussé par quelque chose de religieux69. Selon cette lecture, il est étrange que cet auteur ne relève pas l’apostrophe de Socrate vers ses juges : « vous demeurerez endormis le reste de votre vie, à moins que le dieu, prenant soin de vous, ne vous envoie quelqu’un. Pour ce qui me concerne, je suis bien quelqu’un offert par le dieu à la ville »70. Une lecture chrétienne verrait bien dans cette apostrophe une prédiction pour l’avènement du Christ. Certes, le christianisme emprunte à plusieurs principes platoniciens, ce n’est pour autant pas nécessaire de positionner Socrate tellement en avance sur son temps comme monothéiste pour le faire remarquer. Il n’était ni le premier ni le seul qui parlait alors d’un seul dieu, ou d’une divinité à part. Par ailleurs, ses affinités furent très loin de celles du christianisme ; son mépris pour le peuple et pour l’homme modeste en témoigne. Les cordonniers, les charpentiers, les forgerons et les bouviers étaient lassés d’être tout le temps cité par Socrate de manière péjorative71. 67

Id., p. 82-84, 127-129. Id., p. 172-174. 69 Romano Guardini, La mort de Socrate, p. 74, 82. 70 Platon, Apologie de Socrate, 31a. 71 Xénophon, Mémorables de Socrate, I, 2, § 37. 68

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Auteur d’un ouvrage abondant en références bibliographiques, Vasco de Magalhães-Vilhena recense des centaines de travaux au sujet de Socrate et de son époque. Après avoir avoué que Platon n’est pas un simple narrateur dans ses dialogues à l’égard de Socrate mais un philosophe alors que Xénophon en parle en tant que simple narrateur72, après avoir souligné que le témoignage d’Aristote au sujet de Socrate, comparé à celui de Platon, a non pas une importance négligeable mais une signification secondaire, une position de deuxième rang parce qu’Aristote ne s’était jamais entretenu avec Socrate et n’eut jamais une longue intimité avec lui comme Platon73, après avoir soutenu qu’il faut disqualifier les récits xénophontiques, restreindre la portée des passages aristotéliciens même significatifs sur Socrate et réserver une démarche à part vis-à-vis de l’apport aristophanesque, et après avoir admis qu’il est hors de toute vraisemblance de pouvoir agréer entièrement l’historicité du socratisme platonicien74, Magalhães-Vilhena affirme, malgré tout : « Seul Platon révèle Socrate dans [sa] complexité singulière […] Personne plus que Platon ne nous laisse apercevoir, au prix de distinctions délicates, qui fut réellement Socrate au-delà même de la dramatis persona à laquelle son nom est resté à jamais attaché »75. Un esprit moins partisan pourrait se demander comment Platon, faisant de Socrate une dramatis persona, laisse-t-il à la postérité la possibilité d’apercevoir, au prix de distinctions délicates, qui fut le vrai Socrate ? Comment, sous l’œil attentif et désintéressé, la dimension subjective qu’implique l’expression « nom à jamais attaché » peut-elle faire ménage avec la dimension objective d’une évaluation au-delà d’une dramatis persona ? Comment dresser un portrait, si tant est fidèle à la personne qu’il est supposé dépeindre, quand ses traits sont à jamais modifiés par une fin dramatique, par un rôle considéré de martyr qui confère une odeur de sainteté ? 72

Vasco de Magalhães-Vilhena, Le problème de Socrate, p. 136. Id., p. 440-441. 74 Id., p. 456. 75 Id., p. 458. 73

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Le cas de Magalhães-Vilhena est symptomatique des auteurs qui voient chez Socrate ce qu’ils ont intellectuellement, affectivement et métaphysiquement envie d’y voir. Face aux lacunes concernant la vie et la pensée de Socrate, cet auteur se réfugie dans le raisonnement suivant : puisque Socrate nous a enseigné que l’homme se purifie de son erreur quand il a la conscience de ce qu’il sait ignorer et admet ne pas savoir est le début de l’authentique savoir, dans ce cas admettre l’ignorance sur le vrai Socrate constitue la véritable sagesse, l’ignorance savante qui se connaît76. Sous cet angle, il devient une obligation pour Magalhães-Vilhena de disqualifier Xénophon. Dans le sillage d’autres auteurs77, il juge que Xénophon affaiblit et abaisse Socrate. Même si l’auteur reconnaît à l’historien le bon sens et l’intention d’objectivité, il persiste pour autant que ne pas aller au-delà du bon sens limite le savoir à une compréhension rationnelle, tandis que Socrate pouvait posséder, outre les qualités que Xénophon lui reconnaît et admire, d’autres qualités encore qui, faute de se servir seulement du bon sens et de l’objectivité, ont pu rester hors de la portée de Xénophon78. Étrange conception que de vouloir dresser un portrait fidèle, et dans le même temps faire si peu confiance au bon sens et à l’intention d’objectivité ! Reprocher à Xénophon d’affaiblir et abaisser Socrate revient à avoir une image déjà complète et exacte du sujet et ainsi pouvoir faire une estimation juste du témoignage xénophontique. Or, les traits de la vie et de la pensée de Socrate n’étant pas toujours clairs, disqualifier Xénophon – et avec tout le poids du verbe disqualifier dont se sert Magalhães-Vilhena – s’apparente à une entreprise qui évoque des sources primaires contemporaines de Socrate dans le seul but de faire passer un portrait basé sur des a priori et non guère sur une étude objective des sources. Il est vrai qu’examiner une personne exclusivement au moyen d’une stricte rationalité peut conduire à négliger quelques qualités 76

Id., p. 9. Friedrich Schleiermacher, ΠΛΑΤΩΝ. Søren Kierkegaard, Über der Begriff der Ironie: mit ständiger Rücksicht auf Sokrates. Alfred Fouillée, La philosophie de Socrate. John Burnet, Greek philosophy – Thales to Plato. 78 Vasco de Magalhães-Vilhena, op. cit., p. 136-137. 77

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qu’une sensibilité philosophique ou poétique saurait identifier et mettre en valeur. Cependant, entre la recherche d’une personne rationnelle et objective, et celle d’une autre sensible mais ayant intérêt à glorifier le sujet de sa recherche, celle-là est préférable si le but est de se rapprocher le plus possible de la vérité ; en l’occurrence, de l’historicité de Socrate. Par ailleurs, les esprits à la fois rationnels comme un scientifique, profonds comme un philosophe et sensibles comme un critique d’esthétique n’ont pas manqué à s’emparer de la question de savoir quel crédit accorder aux récits de Platon et de Xénophon au sujet de Socrate. Hegel, dont l’avis en la matière sera partagé par plusieurs érudits79, exprime clairement son point de vue sur cette question : Si l’on se demande si c’est lui [Xénophon] ou Platon qui nous a le plus fidèlement décrit Socrate […] il est indiscutable qu’en ce qui concerne la personnalité et la méthode […] l’extérieur de l’entretien, Platon nous offre de Socrate une image […] plus élaborée ; mais il est indiscutable également qu’en ce qui concerne le contenu de son savoir et le degré d’élaboration de sa pensée, nous devons surtout nous en tenir à Xénophon80.

Nietzsche, pour sa part, trouve les Mémorables de Socrate de Xénophon très intéressants, en reconnaissant l’exemple qu’est Socrate, à savoir quelqu’un d’encore immédiatement imitable, alors que le Socrate de Platon est au sens propre une carricatura, une surcharge81. Quelques mois plus tard, il explicite : « Le Socrate de Platon est à proprement parler une caricature ; car il est surchargé de qualités qui ne se trouveront jamais ensemble chez une seule et même personne. Platon n’a pas assez de génie dramatique pour fixer la figure de Socrate ne serait-ce que dans un dialogue. Même sa caricature est donc 79

À titre indicatif : Ludwig von Strümpell, Die Geschichte der praktischen Philosophie der Griechen vor Aristoteles. George Grote, Plato, and other companions of Sokrates, vol. I. Émile Boutroux, Socrate, fondateur de la science morale. Antonio Labriola, Socrate. 80 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, II, pp. 341-342. 81 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes début 1874 – printemps 1876, p. 332-333, fgt. 5 [192-193].

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floue. En revanche, les Mémorables de Xénophon donnent une image vraiment fidèle, exactement aussi intelligente que l’était le modèle ; mais il faut savoir lire le livre »82. Encore faut-il savoir si cette préférence pour Xénophon vient de la disposition polémique de Nietzsche à l’adresse de Socrate, facilitée plus par le texte xénophontique que platonicien, ou bien d’une lecture vraiment désintéressée du texte de l’historien.

Le masque de Socrate Une importance et une influence de Socrate et de Platon sur leur époque sont très souvent évoquées ; voire trop souvent. Néanmoins, les faits ne semblent guère donner raison à cette appréciation ; tout au moins pas toujours. Le platonisme était connu mais pas aussi célèbre qu’il est devenu plusieurs siècles plus tard. La mort de Platon, qui décéda seul entouré de quelques disciples, n’émut pas les Athéniens. Par la suite, les trois derniers siècles avant notre ère, dominés par la désorganisation sociale, l’instabilité politique, les crises économiques en raison des guerres et épidémies, trouvèrent refuge à d’autres tendances philosophiques : à l’ἀπάθεια, absence de douleur, des stoïciens, à l’ἀταραξία ψυχής, sérénité intérieure, des épicuriens et à l’ἀῤῥεψία, absence de jugement définitif, des sceptiques. L’Académie de Platon eut une influence limitée, même comparée à celle du Lycée d’Aristote, et cela devint encore plus évident au cours des premiers siècles de notre ère où l’aristotélisme d’Alexandre d’Aphrodisias fut plus influent que le platonisme de Philon de Larissa ou de Philon d’Alexandrie, mais moins influent que le stoïcisme de Sénèque, Épictète et Marc Aurèle, l’épicurisme de Lucrèce et le scepticisme de Sextus Empiricus ; ceci jusqu’à l’organisation et la domination de la doctrine chrétienne. Une lecture attentive des dialogues rédigés par Platon dans leur ordre chronologique – un ordre chronologique relatif établi par l’exégèse des textes platoniciens – permet d’en tirer 82

Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes 1876-1878, p. 383, fgt. 18 [47].

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quelques conclusions. Au fil des dialogues, il y a le Socrate qui converse et le Socrate qui discourt. Quand il converse, il fait face à des adversaires de manière frontale, sans hésiter à les dévaloriser par une dialectique qui s’appuie sur le paradoxe, l’apostrophe, l’ironie et le sarcasme. Quand il discourt, il développe des thèses en se servant de ses interlocuteurs comme des faire-valoir ; et lorsque dans certains cas ils expriment un désaccord franc, Socrate ne les malmène pas comme dans les dialogues où il converse, mais les traite avec respect et procède en sorte que sa propre analyse soit finalement acceptée comme la vérité. Dans sa manière de converser, se manifeste très souvent une ironie à l’accent bien prononcé, comme dans Hippias mineur, Euthyphron, Hippias majeur, Charmide, Ion, alors qu’elle est le plus souvent, mais pas toujours, absente dans sa manière de discourir, comme dans Criton, Lysis, Ménon, Le Banquet, Phèdre, Ménexène, Euthydème, Cratyle, République, Théétète. Il est à faire remarquer que les dialogues où Socrate converse en se servant de l’ironie appartiennent, en grande partie, à la production de jeunesse de Platon, alors que les dialogues où Socrate discourt presque sans ironie appartiennent à la maturité platonicienne. Est-ce à dire que Socrate est devenu, avec les années, moins ironique, moins agressif, moins sarcastique, ou alors est-ce la manière de Platon de rédiger les dialogues qui change ? La réponse est assez facile à apporter : le goût du paradoxe, l’emploi de l’apostrophe, le recours à l’ironie, l’appel au sarcasme et le sentiment d’avoir raison qui caractérisent la manière socratique de converser sont également présents dans son apologie, autant dire à la fin de sa vie. Par conséquent, ce n’est pas Socrate qui change d’attitude au fil des dialogues, et donc avec l’âge au fil des années, mais Platon. Il ne serait pas infondé de soutenir que les dialogues où Socrate converse, c’est plutôt le socratisme qui défile ; lorsqu’il discourt dans les autres dialogues, c’est Platon qui développe sa propre philosophie. Ceci devient plus évident à partir de Ménon, où est mentionnée la théorie de la réminiscence (ἀνάμνησις)83, et le platonisme commence à prendre le pas sur le socratisme, 83

Platon, Ménon, 81a-d.

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avant d’établir un peu plus tard, avec le Parménide, la métaphysique platonicienne proprement dite. D’ailleurs, dans ce dialogue Socrate, présenté comme très jeune84, n’est pas celui qui réfute mais celui qui est réfuté par Parménide85. Platon, de manière générale dans ses dialogues, fait Socrate porter un masque : le masque du philosophe et du sage par excellence quand il converse, le masque du porte-parole du platonisme quand il discourt. À l’exception notable du Parménide où Socrate est réfuté, et des Lois où il est absent. Dans une tentative de saisir l’ironie socratique, Gregory Vlastos observe que l’εἰρωνεία prit une place prépondérante dans les textes attiques, au moins depuis le dernier tiers du Ve siècle avant notre ère, et ce terme doit être compris dans le sens pas seulement d’ironie mais de prétention avec une connotation au mieux péjorative, au pire offensante. C’est seulement au fil des siècles que ce mot perd ses connotations négatives – ce qui est perceptible dans les textes des Grecs et Romains du premier siècle avant notre ère – et l’image de Socrate, comme une personne ironique paradigmatique, a affecté ce changement du terme au fur et à mesure qu’il perdait ses connotations négatives86. « L’ironie de Socrate n’est pas le seul facteur qui puisse faire comprendre le poids de la liberté, inhérente à toute communication d’importance. Elle est unique dans le sens où elle participe à ce qui est en jeu, beaucoup plus que n’importe quel autre [auteur] ne l’a fait dans la philosophie occidentale. Socrate ne dit pas que le savoir dont dépend sa vie et la nôtre pourrait être fondamentalement différent de celui que n’importe quel homme a jamais compris ou même imaginé comme savoir moral. Il dit simplement qu’il n’a aucun savoir, bien qu’il soit maudit sans ce savoir, et nous laisse décrypter par nous-mêmes ce que cela veut dire »87. Le Socrate sarcastique des dialogues de la jeunesse platonicienne et le Socrate plus mesuré des dialogues de la maturité se heurtent à la composition du dialogue Ion, si tant est 84

Platon, Parménide, 127c. Id, 130a-135c. 86 Gregory Vlastos, « Socratic irony », p. 84-85. 87 Id., p. 95. 85

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qu’il fasse partie de la maturité platonicienne ; ce qu’une partie de la littérature exégétique n’admet pas. Néanmoins, quelle qu’elle puisse être la place de ce dialogue dans la chronologie des écrits de Platon, le fait est que Socrate y demeure fort sarcastique et condescendant à l’égard du rhapsode Ion. Par la maïeutique du paradoxe, le philosophe amène son interlocuteur à dire que puisqu’un général et un rhapsode savent comment parler et exhorter les soldats, et qu’Ion est considéré comme le meilleur rhapsode en Grèce, il y est, par la même occasion, le meilleur général88. Socrate développe son idée selon laquelle comme la pierre d’aimant qui attire des anneaux de fer pour former une chaîne, de la même manière le dieu inspire les poètes qui composent ; ensuite, leurs poèmes sont interprétés par les rhapsodes. Cependant, ce qui importe, souligne-t-il, est la pierre d’aimant et le dieu, pas les anneaux et l’art poétique, pour finir par insulter Ion en le qualifiant de fourbe, d’imposteur et de patelin car Socrate trouve que le rhapsode se comporte comme Protée89, personnage mythologique ayant le don de la divination et de se métamorphoser. L’hostilité de Socrate à l’art de la poésie n’est pas seulement un sentiment socratique mais aussi platonicien. Platon considère que les poètes véhiculent la fourberie et l’injustice, l’apparence étant plus forte que la vérité et de ce fait plus tentante90. Ils doivent donc être renvoyés de la cité idéale, à l’exception de ceux qui chantent l’homme intègre91. Il faut bannir les œuvres d’art qui font craindre la mort, présentent des héros qui éclatent de rire ou se lamentent, sont prisonniers de la luxure et de la gloutonnerie ; il faut bannir la poésie épique, tragique et comique, mais garder les dithyrambes dédiés aux dieux et les éloges aux gens qui ont indiscutablement œuvré pour le bien de leur cité. La poésie, en fin de compte, est une simple imitation, estime Platon, un art d’illusion qui éloigne de la vérité, et un imitateur comme Homère qui parle de législation et de guerre, n’était ni législateur ni général ; par conséquent il n’a pas la 88

Platon, Ion, 540d-541b. Id., 533d-535a, 541e-542a. 90 Platon, La République, II, 365a-e. 91 Id., III, 398a-b. 89

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connaissance des choses dont il parle et son art induit à un enchantement dangereux pour l’âme92. Plusieurs siècles plus tard, Jean-Jacques Rousseau exprimera la même hostilité pour le théâtre, le considérant comme un genre dangereux qui entraîne le public à aimer la fausseté et la tromperie en raison du jeu des acteurs qui consiste à interpréter des caractères qui ne sont pas les leurs93. La dialectique socratique n’est pas vraiment celle de Platon, même si Socrate demeure, somme toute, un personnage pivot de l’œuvre platonicienne. Platon ne se sert pas de l’ironie ou du sarcasme comme son maître qui cherchait à interroger les autres sans les éclairer ; ou plutôt à offrir comme éclairage son évaluation que ses interlocuteurs sont dans l’obscurité, autant dire dans le faux. Comme le fait remarquer Aristote, « Socrate avait l’habitude de poser des questions sans donner de réponse, puisqu’il avouait ne pas savoir »94. Socrate précisait qu’il avait le don divin d’accoucher l’âme des autres, mais comme il n’était point sage lui-même, il lui était impossible d’enfanter la sagesse, et le reproche que les autres lui faisaient, à savoir qu’il posait des questions sans fournir les réponses, était justifié (ἀληθὲς ὀνειδίζουσιν)95. Selon le témoignage de Xénophon, Socrate lui-même définissait la dialectique comme le moyen de devenir le meilleur, le plus heureux et le plus fort grâce à la pratique de converser en public et de distinguer les choses selon leurs genres. De cette manière se forment les hommes les meilleurs, les politiques les plus efficaces pour gouverner et les dialecticiens les plus doués96. Socrate soulignait qu’il avait reçu l’art de la maïeutique de la part du dieu, aussi bien lui que sa mère. Celle-ci pour faire accoucher une femme enceinte, et celui-là pour former les jeunes de bonnes familles qui étaient beaux sous tous les aspects97. Sa maïeutique regardait l’âme de ces hommes pour les faire mettre au monde tout ce qui était 92

Id., III, 386a-389a, 389e-392a, X, 595a-b, 597e, 598d-608b. Voir Patrice Foutakis, Diderot sur scène : le matérialiste et le critique d’arts scéniques, p. 172-174, 176-177. 94 Aristote, Les réfutations sophistiques, XXXIV, 183b, 7-8. 95 Platon, Théétète, 150c. 96 Xénophon, Mémorables de Socrate, IV, 5, § 12. 97 Platon, Théétète, 210c-d. 93

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positif dans leurs âmes. Accoucher les autres était une tâche imposée à Socrate par le dieu, disait lui-même, mais enfanter la sagesse lui était impossible car interdit par le dieu : Socrate admettait qu’il n’était pas un sage et ce fut la raison pour laquelle il ne donnait jamais son avis personnel sur quelque sujet que ce soit98. La dialectique de Socrate, au moins telle qu’elle apparaît dans les dialogues platoniciens et xénophontiques, consiste à procéder par le paradoxe, l’ironie et le sarcasme pour amener l’interlocuteur à une déclaration d’ignorance et ainsi faire valoir la position socratique. En revanche, la dialectique platonicienne, bel exemple de raisonnement philosophique et de style littéraire, est une juxtaposition de questions et réponses qui, mettant en évidence le pour et le contre, arrive à la thèse désirée. Son but n’est pas de montrer que les autres ont tort mais que la doctrine exposée a raison. Cependant, au fil des dialogues platoniciens, la maïeutique, technique de la dialectique de Socrate, ne procède pas toujours de la même manière. Le dialogue Hippias mineur, parmi les premiers de Platon et à ce titre considéré comme ayant une moindre valeur pour la forme et le fond que les autres dialogues, est toutefois important précisément parce qu’il est brut, frais, moins affiné, moins élégant que les autres. C’est comme s’il a été écrit par Socrate lui-même ; tellement il est naturel et spontané. Le philosophe converse avec le sophiste Hippias au sujet de la tricherie. Partant de la déclaration du sophiste que l’intention d’Homère a été de montrer qu’Achille fut le plus vrai, le plus brave et Ulysse le plus faux, le plus fourbe, Socrate lui oppose que si Ulysse était vraiment trompeur, c’était un vrai, et si Achille était vrai, il était aussi trompeur, et par conséquent les deux personnages sont pareils99. Par la maïeutique du paradoxe, Socrate soutient que celui qui fait le mal volontairement est supérieur à celui qui le fait involontairement, parce qu’il est conscient de ce qu’il fait et donc connaît la vérité ; et par la maïeutique de l’ironie, il conclut que lui, Socrate, n’a pas d’opinion arrêtée à ce sujet mais ce n’est pas grave de changer 98 99

« οὐδὲν ἀποφαίνομαι περὶ οὐδενὸς διὰ τὸ μηδὲν ἔχειν σοφόν ». Id., 150b-d. Platon, Hippias mineur, 364c, 369a-b.

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d’opinion parce qu’il est un ignorant, alors que c’est très grave que les sages comme Hippias varient dans leurs opinions car de cette manière les autres ne pourront pas se débarrasser de leur ignorance en consultant les sages100. De la même manière ironique, Socrate termine sa conversation avec le devin Euthyphron, en déclarant que même si ce dernier dépasse le philosophe en sagesse davantage que le philosophe ne le dépasse en âge, il n’est pas capable de définir pour Socrate la piété et ainsi l’aider à améliorer sa conduite et s’affranchir de l’accusation d’impiété dressée par Mélétos101. Il en est de même dans d’autres dialogues : ainsi de Hippias dont les définitions successives au sujet de la beauté ne sont pas du goût de Socrate qui, traité par le sophiste d’idiot versé dans le bavardage tortueux, lui répond ironiquement que par malheur il est perplexe et ignorant devant la science des sages comme Hippias102 ; ainsi de Charmide et Critias où Socrate admet que le seul conseil qu’il puisse donner est qu’il soit considéré comme incapable de raisonner, un idiot comparé à la sagesse de ses interlocuteurs103. En revanche, dans la maïeutique de certains dialogues l’ironie est absente pour céder la place à un examen des thèses développées sur la définition du courage pour conclure qu’il n’est pas évident d’en donner une, et pour trouver une définition du courage, la meilleure solution pour tous, y compris pour Socrate lui-même, serait d’aller chercher le meilleur maître possible104 ; sur la définition de l’amitié et de l’affection pour constater qu’une définition de l’ami idéal échappe à Socrate105 ; sur la définition de la vertu et l’impossibilité, selon Socrate, qu’elle soit transmise par l’enseignement car elle vient d’une volonté divine106 ; sur la double nature et l’utilité de l’amour107 ; sur l’essence de l’âme, immortelle, tantôt aillée, tantôt 100

Id., 375c-376c. Platon, Euthyphron, 12a, 15d-16a. 102 Platon, Hippias majeur, 304a-c. 103 Platon, Charmide, 176a. 104 Platon, Lachès, 199e, 200e-201b. 105 Platon, Lysis, 222d-e. 106 Platon, Ménon, 98d-e, 100b. 107 Platon, Le Banquet, 202d-203a, 203e-212b. 101

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handicapée108 ; sur la valeur du sacrifice de ceux qui ont donné leur vie pour défendre leur patrie109 ; sur la vérité des mots et leur correspondance, parfois trompeuse, avec les choses qu’ils désignent car elle comporte une certaine convention110 ; sur la justice, indifféremment pour les amis et les ennemis, science fondamentale de la cité idéale, aussi bien pour l’individu que pour sa cité111. Mais il est aussi des dialogues où la maïeutique socratique, par un procédé aporétique, conduit à la conclusion d’admettre que deux interlocuteurs développant des thèses opposées, arrivent à la fin de la discussion à avoir des conclusions à l’opposé de leurs idées du départ, sans pouvoir décider lequel a finalement raison112, ou à admettre la difficulté de formuler une définition absolument irréfutable, par exemple celle de la science113. En outre, il ne manque pas des échanges où à la virulence des interlocuteurs qui disent à Socrate qu’il se contredit et ne saisit pas vraiment ce que les autres lui disent, n’est pas adressée une réplique ironique du philosophe qui demeure placide, débonnaire et perplexe, voulant d’abord être sûr de quoi il s’agit avant de répondre114. Dans quatre dialogues faisant partie de la dernière période de la maturité de Platon, Socrate observe une participation très brève d’une nature simplement introductive115, alors que dans les Lois il est totalement absent.

Une historicité de Socrate Est-il possible de percevoir Socrate tel qu’il fut en citoyen et penseur ? L’apport des dialogues platoniciens pour saisir la vie 108

Platon, Phèdre, 245c-248c. Platon, Ménexène, 246a-248d. 110 Platon, Cratyle, 430a, 432d-434b, 435a-436d, 438e -439b. 111 Platon, La République, I, 335e, IV, 428b-429a, 434d-435a, 441e-444a. 112 Platon, Protagoras, 361a-d. 113 Platon, Théétète, 163b-164d, 187c, 201c-202d. 114 Platon, Euthydème, 293e, 295c. 115 Platon, Sophiste, 216a-217d. Politique, 257a-258a. Timée, 17a-29d. Critias, 108a-b. 109

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et la pensée de Socrate est important ; mais c’est un apport marqué par des limites qu’il faut préciser et expliquer. La première limite est posée par l’évolution du rôle de Socrate dans les dialogues de Platon, telle qu’elle vient d’être ébauchée sommairement dans les lignes précédentes. La réponse à la question comment fixer le point où le Socrate de Platon devient Platon plutôt qu’il ne demeure Socrate est double. D’abord, en esquissant la grande différence entre les deux personnes que Gregory Vlastos schématise en notant que Platon fut quelqu’un qui aspirait à l’au-delà avec un rapport mystique au monde éternel, alors que Socrate, indifférent à l’argent, à sa propre renommée et à sa propre sécurité, s’intéressait à l’amélioration ici et maintenant du monde réel116. Ensuite, en se servant très attentivement des sources écrites contemporaines ou chronologiquement peu après Socrate, et en prenant en considération les particularités de chaque témoin. Parmi ces sources primaires, l’Accusation de Socrate de Polycrate d’Athènes, écrite peu d’années après le procès de l’accusé, est handicapée par une réputation sulfureuse de son auteur, soupçonné d’avoir rédigé ses écrits de manière malhonnête dans le but de calomnier certaines personnes. La biographie de Socrate, rédigée par Diogène Laërce six siècles après la mort du philosophe, est une compilation assez maladroite d’informations venant de sources disparates dont la valeur est inégale, souffrant d’une articulation très approximative, d’une sècheresse de style et d’une raideur de ton ; elle doit donc être utilisée de manière ponctuelle. La comédie Les Nuées d’Aristophane, écrite vingt-quatre ans avant le procès du philosophe, est évoquée ici dans le but de restituer la pensée de Socrate, tout en tenant compte de la nature satirique de cette œuvre poétique. Les Mémorables de Socrate et l’Apologie de Socrate, écrits par Xénophon quelques années après le procès, restent des sources précieuses. Il y a bien évidemment les dialogues platoniciens aussi. Il ne fait pas de doute que Platon, dans ses premiers dialogues, étant personne reconnaissante, disciple admiratif, ami fidèle de Socrate qui fut son initiateur à la pensée philosophique, avait 116

Gregory Vlastos, op. cit. (1991), p. 79-80.

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intérêt à en faire l’archétype du philosophe. Non seulement l’Apologie de Socrate, œuvre chronologiquement parmi les premières de Platon, et par conséquent proche dans le temps de la mort de Socrate, mais également Phédon, dialogue de la maturité philosophique platonicienne, témoignent de l’attachement de Platon à son maître. Phédon raconte à Échécrate le dernier jour de Socrate : la maestria du langage dans ces pages, imprégnées d’une émotion retenue mais évidente117, en font, grâce à leur facture littéraire, des pages parmi les plus belles de la tradition philosophique grecque. Au fil des dialogues, le rôle de Socrate donc évolue, comme il a été souligné plus haut. Mais Platon demeure un philosophe qui, au moyen de ses dialogues, construit et développe sa propre pensée. Socrate, personnage qui tantôt mène l’entretien, tantôt exprime des idées dans ces dialogues, à l’exception des Lois, converse dans les dialogues de la jeunesse de Platon et discourt dans ceux de la maturité platonicienne, en véhiculant les thèses du rédacteur de ces dialogues. Par exemple, dans Phédon, où Socrate parle à ses fidèles et amis qui lui tiennent compagnie le dernier jour avant qu’il ne boive la ciguë, il serait étrange qu’il n’exprime pas Platon, à sa maturité philosophique au moment de la rédaction du Phédon, puisque dans ce dialogue sont présentés et développés des sujets fondamentaux comme plaisir et douleur, âme et corps, immortalité de l’âme, liberté de la pensée, dimension du vrai philosophe. Il s’ensuit que l’ouvrage platonicien, plus à même de fournir des informations sur la personnalité de Socrate, demeure l’Apologie qui n’est pas un dialogue mais un monologue de Socrate devant ses juges. Il se défend des accusations portées contre lui et révèle de la sorte son attitude et le chemin de sa pensée. Il ne s’agit plus d’une conversation anodine entre amis, contradicteurs ou adversaires, mais d’une épreuve aussi bien difficile que très délicate. Il faut s’y expliquer, et son attitude provoque des réactions de réprobation de la part de ses juges118. Évoquant le précepte oraculaire de Delphes donné à Chéréphon selon lequel Socrate est le plus sages des 117 118

Platon, Phédon, 58d-60a, 116a-118a. Platon, Apologie de Socrate, 30c. Xénophon, Apologie de Socrate, 14-15.

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hommes119, ce dernier s’en sert pour se montrer comme quelqu’un qui ne connaît guère, mieux encore, comme quelqu’un dont la seule connaissance consiste à découvrir que tous ceux qui prétendent connaître quelque chose, tels les hommes d’État, les poètes de tragédies ou dithyrambes, les artisans, en réalité sont des ignorants120. Ainsi, en se faisant humble par la déclaration peu humble que le vrai sage est celui qui, à l’instar de Socrate, admet qu’il n’est vraiment pas digne de la sagesse121, Socrate heurte le sentiment rationaliste de ses concitoyens qui, d’une part, sentent l’ironie, le sarcasme et le mépris socratiques indifféremment à l’égard de diverses professions ou couches sociales, mais qui d’autre part n’y peuvent presque rien parce que Socrate prend soin de se présenter à la fois comme un ignorant-sage et un sage-ignorant, se positionnant au-dessus et au-delà de la foule. Un anti-savant sage qui qualifie les autres d’incompétents, de prétentieux, de bêtes et d’ignorants. Dans une société où la majorité se comporterait comme une foule incompétente, prétentieuse, bête et ignorante, une bonne manière pour y faire face serait effectivement d’endosser le rôle du critique humble, simple, et si nécessaire péremptoire. Cependant, l’humilité et la simplicité ne sont pas de la nature de Socrate ; ceci deviendra clair plus loin lorsqu’il sera question de son démon. Cette attitude de « l’homme le meilleur, le plus sage, le plus juste »122, qui, avec une insistance laborieuse, rejetait des créations aussi subtiles que la tragédie et la comédie123, et qui, avec l’assurance et l’irone sous le bras, se promenait dans l’agora et les gymnases d’Athènes interrogeant

119

« ἀνεῖλεν οὖν ἡ Πυθία μηδένα σοφώτερον εἶναι » selon Platon, Apologie de Socrate, 21a. « ἀνεῖλεν ὁ Ἀπόλλων μηδένα εἶναι ἀνθρώπων ἐμοῦ μήτε ἐλευθεριώτερον, μήτε δικαιότερον, μήτε σωφρονέστερον » selon Xénophon, Apologie de Socrate, 14. 120 Platon, Apologie de Socrate, 21b-22e. 121 « σοφώτατός ἐστιν ὅστις ὥσπερ Σωκράτης ἔγνωκεν ὅτι οὐδενὸς ἄξιός ἔστι τῇ ἀληθείᾳ πρὸς σοφίαν ». Id., 23b. 122 « ἀνδρός […] ἀρίστου […] φρονιμωτάτου καὶ δικαιοτάτου » : ce sont les derniers mots du dialogue Phédon. 123 Platon, Apologie de Socrate, 22b-c. Phèdre, 245a. Ion, 533e-535a.

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tout le monde, est devenue célèbre. D’innombrables commentaires à ce sujet ont vu le jour, et continuent à le voir. La déclaration de Socrate que personne ne fait le mal volontairement, est évaluée par Roslyn Weiss comme le paradoxe socratique par excellence qui ne constitue pas un point de vue du philosophe, mais une réponse ponctuelle de lui pour faire face aux sophistes, rhétoriciens et élèves de rhétoriciens. Elle conclut que les personnes vertueuses font le bon volontairement parce qu’elles ne veulent pas faire du mal à personne, alors que d’autres font le mal volontairement parce qu’elles croient qu’elles peuvent en tirer profit. Socrate, écrit Weiss, ne s’adresse pas à des enfants, dont le caractère n’est pas encore formé, mais à des jeunes et également à des individus âgés dont la personnalité est déjà établie. Par conséquent, puisqu’il lui est impossible de former le caractère d’un enfant qui ne fait pas partie de son auditoire, il lui reste de pratiquer une conversation élenctique, un examen d’une conduite qui, éventuellement, améliorera un caractère déjà formé124. Alors que le Socrate de Xénophon ne pose aucun problème d’identification de la dimension philosophique du personnage, pour Gregory Vlastos les écrits de Platon font apparaître deux Socrate dont les différences en matière philosophique sont tellement importantes que le lecteur pourrait penser à un schizophrène : le Socrate des dialogues de la jeunesse de Platon et le Socrate tel qu’il se révèle dans les écrits de la période entre la jeunesse et le milieu de la production platonicienne125. Contrairement à Xénophon, Platon n’a pas l’intention, dans ses premiers dialogues, de simplement présenter les idées de Socrate qu’il partage ; il ne reproduit pas mais produit la philosophie socratique telle que lui, Platon, l’aurait formulée par la bouche de Socrate ; et au fur et à mesure que Platon murit et change, son Socrate change en conséquence en adoptant, comme personnage des dialogues, les nouvelles idées du rédacteur du texte ; et c’est de cette manière que les dialogues de la maturité platonicienne expriment finalement Platon126. 124

Roslyn Weiss, The socratic paradox and its enemies, p. 8-9, 209-212. Gregory Vlastos, op. cit. (1991), p. 45-46. 126 Id., p. 50, 53. 125

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Vlastos estime que si le lecteur des textes platoniciens met la vertu au-dessus de tout comme Socrate, il ne sera jamais malheureux. Les esprits en quête de bonheur de l’imaginaire grec furent des perdants : Achille, Hector, Alceste, Antigone. Socrate, lui, fut un vainqueur vu le genre de bonheur qu’il s’était fixé127. Qualifier toutefois des perdants des personnages tels qu’Hector, Alceste ou Antigone, serait mésestimer la signification de leur sacrifice et la portée de leur désintéressement au service de leurs principes et idéaux. Le précepte oraculaire du sanctuaire de Delphes donné à Chéréphon selon lequel Socrate est le plus sages des hommes, constitue l’objet d’une recherche de Mario Montuori qui, considérant que l’image de Socrate dans l’Apologie rédigée par Platon repose entièrement sur ce précepte, les érudits l’acceptent comme historiquement véridique alors que les sources ne confirment guère une véracité d’un tel précepte128. Après examen des sources, l’auteur conclut que ce précepte sur la sagesse de Socrate est une pure invention de Platon dans le but de mystifier pour la postérité l’image de son maître bien aimé129. Faisant de bonne foi confiance à l’exhaustivité de la recherche de Montuori, être d’accord avec sa conclusion ne paraît pas difficile ; d’autant plus que ce précepte ne semble guère être le seul exemple où Platon prit des libertés avec les faits. Néanmoins, Xénophon aussi cite ce même précepte, ce qui n’en fait pas une invention exclusivement platonicienne ; et surtout, contrairement à ce que Montuori soutient, l’image de Socrate dans l’Apologie rédigée par Platon ne repose pas entièrement sur le précepte oraculaire delphique. Même si ce précepte était absent des textes platonicien et xénophontique, les diverses images de Socrate que la postérité tâche d’esquisser ne seraient pas très différentes de celles déjà émises. À l’inverse du témoignage de Platon, le Socrate de Xénophon se comporte certes fièrement, mais tranquillement, posément, presque sans agressivité, ironie ou mépris. Il se demande avec étonnement comment il put paraître à ses 127

Id., p. 235. Mario Montuori, op. cit., p. 59-66. 129 Id., p. 140-142. 128

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concitoyens agir de manière à mériter la mort, puisqu’il n’a jamais causé du tort ou du mal à personne, ni jamais corrompu personne, en se contentant d’enseigner à ceux qui conversaient avec lui tout le bien qu’il pouvait, dans les limites de ses moyens130. La réaction de Socrate face à l’évocation de la peine de mort, telle qu’elle est rapportée par Platon et Xénophon avec des différences significatives entre les deux textes, est révélatrice de l’esprit qui animait les deux auteurs. À en croire Platon, l’accusé proposa comme peine d’être nourri gratuitement dans le Prytanée131, honneur réservé aux citoyens ayant servi la Cité en grands bienfaiteurs, en défenseurs héroïques, en ambassadeurs distingués et en athlètes vainqueurs. Néanmoins, assez rapidement dans son discours, Socrate abandonna cette proposition que lui-même reconnut qu’elle eût pu être considérée comme une vraie insulte à l’égard de l’autorité des juges (ἀπαυθαδιζόμενος), passa en revue la peine de mort, l’emprisonnement, l’exile, et finit par proposer une amende de 30 mines132. Pour la première fois dans ce texte, qui est la dernière, le détachement socratique, tenté d’ironie et d’assurance, glisse si rapidement de l’autoglorification au choix d’un profil bas d’une petite amende ; et ce profil bas n’était pas feint ou ironique, comme il est clair dans le texte : c’étaient ses disciples présents au procès qui le poussèrent à proposer cette amende comme peine. En revanche, au dire de Xénophon, quand Socrate fut invité à proposer une peine, il s’y refusa et empêcha ses amis à le faire ; autrement ce serait reconnaître qu’il était coupable133. Le témoignage de Xénophon paraît plus vraisemblable car la réaction de Socrate selon Platon est incohérente avec l’attitude générale socratique et contraire à ses valeurs. Xénophon était absent d’Athènes au moment du procès, et le témoignage qu’il apporte vient d’Hermogène, disciple de Socrate et l’un de ceux qui assistèrent à la fois au procès et à sa mort. Pour autant, le 130

« προίκα διδάσκων ὅ,τι ἐδυνάμην ἀγαθόν ». Xénophon, Apologie de Socrate, 26. 131 Platon, Apologie de Socrate, 36d-e. 132 Id., 37a-38b. 133 Xénophon, Apologie de Socrate, 23.

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fait que Platon était présent au procès ne remet pas en cause le récit xénophontique dont la source est bien fiable. Ce qui fait la différence entre les deux Apologies, platonicienne et xénophontique, est l’intention de leurs auteurs respectifs, perceptible à une lecture attentive : Platon demeure un disciple fidèle, un ami cher, peiné par la mort du maître. Xénophon en est de même ; à ceci près qu’il opère en historien ; Platon, en philosophe. A dire vrai, il est impossible de vérifier la véracité historique de chaque détail du procès de Socrate. Mais certains points, tels qu’ils sont rapportés par Platon, révèlent son intention à écrire fidèle à une image idéalisée de son maître plutôt qu’à la réalité. Non seulement, en suivant comme source le texte platonicien, la réaction de Socrate à la peine de mort est incompréhensible, mais, en plus, la façon dont Socrate réfuta l’accusation, selon laquelle il corrompait les jeunes, offense la raison ! Si Socrate, écrit Platon, corrompait les jeunes, ceci ne serait pas très intelligent de sa part car celui qui rend mauvais ceux qu’il fréquente, risque à son tour d’être maltraité par eux134. Si c’est avec ce raisonnement naïvement simpliste que Socrate essaya de réfuter son accusateur, cela reviendrait à croire que l’accusateur, les juges et les citoyens d’Athènes étaient une foule de simples d’esprit. Ce ne fut bien sûr pas le cas et, surtout, la pensée de Socrate était autrement plus fine et élaborée, à l’opposé de ce raisonnement enfantin. Quelques paragraphes plus loin, Socrate argumente que s’il avait corrompu, ou était en train de corrompre, des jeunes, certains parmi eux, avec l’âge et la maturité, auraient compris le tort subi par Socrate et seraient présents au procès comme témoins contre lui ; et s’ils ne voulaient pas ou n’oseraient pas le faire eux-mêmes, certains membres de leurs familles l’auraient certainement fait pour demander réparation. Socrate cita les noms de plusieurs hommes ayant suivi son enseignement qui étaient présents au procès, ajouta que Mélétos ne convoqua personne qui aurait pu témoigner contre Socrate, et conclut qu’à supposer que ces personnes corrompues par Socrate aient quelques motivations à le soutenir plutôt qu’à le 134

Platon, Apologie de Socrate, 25c-e.

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dénoncer, leurs familles et proches, non seulement n’avaient pas dénoncé Socrate pour corruption de leurs jeunes, mais ils lui restaient proches par rectitude et par justice135. C’est extrait de belle facture littéraire de la plaidoirie, à l’opposé du raisonnement naïvement simpliste cité quelques lignes plus haut, correspond bien à la subtilité socratique et au raisonnement platonicien. Il n’est pas innocemment ou par hasard qu’Aristophane choisit, dans Les Nuées, Socrate comme représentant des sophistes. Certes, Socrate n’était ni physicien, ni géomètre, ni astronome comme les sophistes, il n’avait ni école, ni lieu habituel pour y enseigner, il ne recevait pas d’argent de ses auditeurs ou élèves comme le personnage homonyme de cette comédie. Mais ces modifications ad hoc, apportées à dessein par le poète, mettent en relief le raisonnement de Socrate, si gênant pour les Athéniens. Sinon, pourquoi choisir Socrate et pas un autre personnage parmi tant de sophistes célèbres de l’époque ? En forçant les traits dans une caricature, certaines choses prennent un relief qui aide le public à s’approcher de la vérité ; au moins le public qui sait faire la différence entre réalité sociale ou politique et composition artistique. Le créateur a intérêt à bien choisir son personnage qui doit, de manière générale, correspondre aux caractéristiques qui lui sont prêtées dans une pièce théâtrale. Dans le cas contraire, la création rate son but et demeure un échec. Les Nuées n’eurent pas le succès qu’Aristophane en escomptait – sans toutefois être un échec – et remportèrent le troisième prix dans le concours poétique des Dionysies urbaines en 423 avant notre ère, vingt-quatre ans avant le procès de Socrate. Évoquer cet écart chronologique est très important pour montrer le peu de poids de l’argument de Platon selon lequel Aristophane, cité nommément, et sa pièce fondèrent la plus dangereuse propagande contre Socrate, incitant ses accusateurs à le traduire en justice136. Le fait qu’Aristophane soit le seul à être nommément dénoncé par

135 136

Id., 33d-34b. Id., 18b-c.

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Platon137, montre que Les Nuées ne furent pas un échec, dont le souvenir resta longtemps gravé dans la mémoire d’un Platon manifestement acrimonieux et vindicatif. Le philosophe, détestant Aristophane pour avoir parodié Socrate, donna au poète une place de convive dans Le Banquet, en le présentant comme un homme qui, empêché par le hoquet, il lui était impossible de prendre la parole et dut reprendre ses esprits pour pouvoir parler et exposer sa théorie sur l’amour ; et lorsqu’Aristophane commença à parler, ses éternuements provoquèrent le rire chez les autres convives138. Relever et mettre en exergue ces détails du texte platonicien, montre que Platon, emporté par son amour pour Socrate et sa détestation pour Aristophane, désireux de prendre une revanche, confond, dans ce dialogue, la forme d’une comédie satirique qu’est la pièce du poète, avec le fond d’un exposé philosophique qu’est son Banquet. Si l’apparence théâtrale du maître dans Les Nuées est celle d’un sophiste, son raisonnement rappelle clairement celui de Socrate. Dans la pièce, le personnage de Phidippide, élève de Socrate, frappe Strepsiade, son père, et expose ses arguments qui lui viennent de son maître : si on bat les enfants, il est doublement justifié de battre les vieillards qui sont deux fois enfants et, par leurs fautes, moins excusables139. Aristophane pose, de manière ingénieuse, une question évidente : et si un interlocuteur d’un avis opposé se servait de la même technique de Socrate, autant dire de la maïeutique ? C’est ce que le père fait à l’adresse de son fils qui le bat : « Strepsiade : Pourquoi donc puisque tu imites en toutes choses les coqs, ne manges-tu pas aussi le fumier et ne dors-tu pas sur un perchoir ? Phidippide : Ce n’est pas la même chose, et Socrate ne serait pas de cet avis »140. Le raisonnement bancal de deux poids et deux mesures qui consiste à accorder le droit de se servir de l’argument du paradoxe à sens unique, seulement par l’un de deux interlocuteurs sans que l’autre puisse l’évoquer ou s’en 137

Id., 19c. Platon, Le Banquet, 185d-e, 189a-b. 139 Aristophane, Les Nuées, 1411-1419. 140 Id., 1430-1432. 138

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servir, est une chose étrange pour la pensée athénienne, imprégnée de rationalisme ionien et de principes démocratiques. La lucidité et la subtilité d’Aristophane dans cette pièce sont à juste titre soulignées par Thomas Hubbard qui estime que ce texte manipule les spectateurs en faisant appel à plus d’un niveau de compréhension et en se servant de plusieurs niveaux d’ironie141. Par ailleurs, en dépit d’une connaissance très fragmentaire des œuvres des poètes comiques contemporains d’Aristophane en raison de la disparition de beaucoup de pièces, il semble que Socrate fût évoqué par les poètes Télésiclès, Callias, Ameipsias et peut-être par Aristophane dans une autre pièce, Les Banqueteurs, depuis perdue142. Si Socrate fut la cible de plusieurs poètes comiques, différents entre eux, la raison n’en venait pas de l’animosité d’un poète particulier, ni du physique désavantageux ou de la tenue négligée du philosophe. Il devait y avoir quelque chose qui dérangeait et heurtait parce que la maïeutique socratique ne faisait pas corps avec la manière de raisonner et de s’exprimer dans l’environnement politique, social et philosophique de la Cité. Chaque tentative de déchiffrer un bref fragment d’un manuscrit ancien, dont le reste du texte n’existe plus, jette un regard interrogatif vers le passé et l’époque qui vit naître ce texte. Ce faisant, cette tentative a des obstacles à franchir parce qu’elle doit composer avec les antagonismes et conflits entre les écoles philosophiques dès le dernier siècle avant notre ère, avec l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie et ses centaines de milliers de rouleaux brûlés à partir de 47 avant notre ère, et avec la destruction des manuscrits pendant le sac de Constantinople par les croisés en 1204. La conséquence de ces obstacles fut que les sources primaires devinrent rares : certaines fragmentaires, d’autres copiées de manière pas toujours fidèle à l’original en raison de la négligence, ou de la paresse, ou de l’intention des copistes à modifier un texte pour l’adapter aux intérêts du 141

Thomas K. Hubbard, The Mask of Comedy: Aristophanes and the Intertextual Parabasis, p. 98. 142 Marie-Pierre Noël, « Aristophane et les intellectuels : le portrait de Socrate et des « sophistes » dans les Nuées », p. 115. Voir aussi Mario Montuori, op. cit., p. 3, note 3.

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moment. De la sorte, il est facile de façonner la personnalité d’un être humain et la faire apparaître selon les besoins de la cause ; beaucoup plus difficile de démêler le vrai du faux ; difficile mais pas toujours impossible. La résurrection de Socrate, quelques siècles après sa mort physique et philosophique, fit apparaître un Socrate qui ne s’accorde pas avec le Socrate que l’examen des sources primaires laisse entrevoir. Parler d’une mort philosophique de Socrate pendant quelques siècles n’est pas excessif ou inexact, et il en sera question dans le sous-chapitre Le procès et la démocratie. Le Moyen Âge avec les lettrés autour de l’autel, et la Renaissance avec les intellectuels autour de la table accueillante des princes éclairés, se penchèrent sur l’héritage de la Grèce antique avec un seul souci qui opéra telle une obsession : concilier à tout prix l’individu persévérant et miséricordieux du christianisme avec le citoyen en bonne forme physique et vertueux (καλὸς κἀγαθός) du monde hellénique. Le prix fut trop cher car l’échec se révéla patent : si la persévérance et la miséricorde ne sont pas incompatibles avec la synergie entre une belle condition physique et une bonne disposition morale (καλοκἀγαθία), l’individualisme en revanche ne s’harmonise guère avec le citoyen. Nietzsche le formule de la manière suivante : « Après Socrate, le bien commun est irrémédiablement perdu ; d’où l’éthique individualisante, qui veut sauver les individus »143.

143

Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes été 1872 – hiver 1873-1874, p. 177, fgt. 19 [20].

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LA BANDE À NIETZSCHE : DIONYSOS-APOLLON-SOCRATE

Le poids de la civilisation grecque, et principalement la poésie, la mythologie et la philosophie, pèse de manière déterminante dans la pensée nietzschéenne. Ce poids est davantage perceptible dans les réflexions du philosophe quand il était jeune : Nietzsche confesse que « l’hellénité a pour nous la valeur que les saints ont pour les catholiques »144. Il parcourt les dédales de la philosophie au moyen de l’art qui, finalement, deviendra le but dans l’œuvre nietzschéenne car la subtilité de raisonnement et la beauté littéraire de son écriture par des aphorismes, prendra une place plus prépondérante dans sa pensée que l’articulation d’un système philosophique comprenant la gnoséologie, l’ontologie et l’éthique de manière cohérente et complète. À la recherche de l’origine de l’esthétique du monde hellénique, Nietzsche la trouve dans la tragédie et dans l’audelà de la vie quotidienne car « l’homme n’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art […] ce n’est qu’en tant que phénomène esthétique que l’existence et le monde, éternellement, se justifient. […] Dire en effet que dans la vie, tout se passe réellement de manière aussi tragique n’expliquerait en rien la naissance d’une forme d’art [la tragédie], s’il est vrai que l’art n’est pas seulement une imitation de la réalité naturelle, mais bien un supplément métaphysique de cette réalité, placé à côté d’elle afin de la surmonter. […] l’existence et le monde n’apparaissent justifiés qu’en tant que phénomène esthétique »145. Nietzsche rejette également l’explication politique d’August Wilhelm Schlegel selon laquelle le chœur de la tragédie grecque est la substance, le condensé de la foule spectatrice, une sorte de spectateur idéal. Pour le philosophe, le spectateur, quel qu’il 144

Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes automne 1869 – printemps 1872, p. 166, fgt. 1 [29]. 145 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 45, 61, 152, 153.

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soit, doit sans cesse avoir sous les yeux une œuvre d’art et non pas une réalité empirique, et par conséquent la naissance de la tragédie ne peut s’expliquer ni par le respect dû à l’intelligence morale de la foule qui assiste au spectacle, ni par la notion d’un spectateur sans spectacle qui est un non-sens146. La tragédie, insiste Nietzsche, vient d’un chœur dont l’intention est de construire un état de nature fictif sur lequel il a placé des êtres naturels fictifs, cependant pas vraiment imaginaires, arbitrairement interposés entre ciel et terre, mais aussi réels et dignes de foi que l’Olympe et ses habitants l’étaient aux yeux du Grec croyant. Quant à la fonction de la tragédie, le philosophe la trouve dans l’unification de l’humanité, divisée entre les hommes et séparée de la nature à cause de l’État et de la société147. […] c’est ici […] que survient l’art, tel un magicien qui sauve et qui guérit […] Je veux parler du sublime, où l’art dompte et maîtrise l’horreur, et du comique, où l’art permet au dégoût de l’absurde de se décharger. Le chœur satyrique du dithyrambe est l’acte salvateur de l’art grec148.

L’importance accordée par Nietzsche à l’origine dionysienne de la tragédie et au rôle salvateur d’un chœur venant du culte de Dionysos, suscite des affirmations ou explications qui sont surprenantes, et parfois délirantes chez certains auteurs ; aussi indulgent que le lecteur puisse être, disposé à accorder bien des justifications à un auteur. Park McGinty avance que la qualité ambiguë de l’extase dionysiaque a été bien captée par Thomas Mann dans sa novella Mort à Venise : le texte qui y décrit la dissolution voluptueuse du héros Aschenbach a largement emprunté au portrait d’un Dionysos extatique que Nietzsche dresse dans La naissance de la tragédie149. L’empreinte du dionysisme dans l’apparition de la tragédie grecque constitue un pilier de la façon dont Nietzsche perçoit le spectateur qui tente toujours à se sentir en communion avec le 146

Id., p. 66-67. Id., p. 68-69. 148 Id., p. 70. 149 Park McGinty, op. cit., p. 3. 147

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personnage sur scène : « ce don, cette faculté de se voir ainsi entouré d’une cohorte d’esprits avec qui se sentir en communion profonde, l’émotion dionysiaque est capable de la communiquer à une foule entière »150. Il répétera la même chose plus tard, en affirmant que Dionysos est le génie du cœur qui fait taire les bruyants et les vaniteux, en leur apprenant à écouter, qui polit les âmes rudes et leur donne à goûter un désir nouveau, qui enseigne l’hésitation aux mains grossières et trop promptes pour qu’elles apprennent à saisir avec plus de grâce151, celui dont les mystères expriment la réalité fondamentale de l’instinct hellénique, la sanctification de la douleur, douleurs de l’enfantement qui se perpétuent afin que ce soit l’éternelle joie qui crée152. En dépit de leur finesse littéraire, ces affirmations expliquent à peine l’origine de la poésie dramatique attique. Lorsque Nietzsche parle d’une humanité divisée en raison de l’État et de l’articulation de la société, mais humanité unifiée grâce au dionysisme, il le fait plus en psychologue et poète qu’en philosophe et historien. Il faut distinguer entre l’émotion dionysiaque, à savoir les sentiments de licence, d’obsession, de transe, d’enthousiasme, de liberté d’expression, de liberté de communication, qui sont des moyens d’ordre psychologique pas toujours maîtrisés pour atteindre un but, et la conception dionysiaque, autant dire la licence, l’enthousiasme, la liberté d’expression, la liberté de communication, qui constituent des étapes d’ordre gnoséologique, étapes maîtrisées, visant une fin. Le public aux théâtres dans les cités, ainsi que dans les villages et bourgs, était si varié et diversifié, qu’il serait excessif d’accorder à l’émotion dionysiaque la responsabilité quasi exclusive pour une transition vers l’identification à autrui ; en l’occurrence, assister soi-même à sa propre métamorphose et agir dès lors comme si le spectateur était entré dans un autre personnage.

150

Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 73. Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 207, § 295. 152 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 150-151, § 4. 151

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Dionysos-Apollon : antithèse-synthèse Dans la mesure où Nietzsche ne prend guère en considération toutes les données qui sont en jeu dans la manière dont une pièce théâtrale pouvait réussir ou échouer son enracinement dans la vie artistique, politique et sociale de la Grèce antique, sa recherche en la matière demeure plutôt faible, bien que très riche en jugements d’ordre psychologique. Néanmoins, cette recherche est fort importante parce qu’elle contribue à relever un aspect que personne avant Nietzsche n’avait étudié aussi exhaustivement sous cet angle : la dualité de l’expression artistique des Hellènes douceur-ivresse, mesureinstinct, grâce-souffrance. Il ne fut pas le premier à faire remarquer cette dualité153, mais le premier à accorder autant d’importance et à consacrer à cette dualité autant de pages dans des ouvrages successifs. Nous aurons fait en esthétique un grand pas lorsque nous serons parvenus non seulement à la compréhension logique mais à l’immédiate certitude intuitive que l’entier développement de l’art est lié à la dualité de l’apollinien et du dionysiaque comme, analogiquement, la génération – dans ce combat perpétuel où la réconciliation n’intervient jamais que de façon périodique – dépend de la différence des sexes.

Il s’agit de la première phrase du premier ouvrage publié de Nietzsche, La naissance de la tragédie. L’importance de cette entreprise du philosophe est à juste titre considérée non pas tellement comme une tentative de résoudre un problème historique ou philologique, mais comme l’ambition d’établir de nouvelles catégories dans le domaine de l’esthétique154. L’antithèse entre Dionysos et Apollon est un élément cardinal de la conception esthétique de Nietzsche qui, prenant en compte la dimension surtout psychologique de la tragédie, cherche un contexte également psychologique afin d’y circonscrire le royaume dionysiaque et celui apollinien, de 153 154

Voir Cornelia Isler-Kerényi, Dionysos in Archaic Greece, p. 238-244. Id., p. 236.

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même que leurs conflits, leurs points opposés et communs. Il définit donc le dionysisme comme le monde de l’ivresse et l’apollinisme comme celui du rêve, deux mondes qui s’opposent155, pour appliquer ce schéma dans son but d’expliquer la tragédie. D’une part, Nietzsche trouve que la tragédie grecque a comme unique objet les souffrances de Dionysos, pas seulement dans sa forme la plus ancienne, mais également dans la période jusqu’à Euripide, pendant laquelle tous les héros ne sont que des masques de ce héros primitif que fut Dionysos156, l’art dionysiaque cherchant à faire sentir l’être humain comme ne faisant qu’un avec l’incommensurable et originel plaisir d’exister et, par l’extase dionysiaque, pressentir l’indestructible éternité de ce plaisir157. D’autre part, le philosophe reconnaît à Apollon la grâce de la belle apparence même en état de colère ou de mauvaise humeur et, en tant que porteur de ce qui a donné naissance au monde, à savoir le soleil, le vrai père du panthéon olympien158. Mais, pour ne pas trop affaiblir Dionysos face au rôle primordial du soleil pour la vie, Nietzsche ajoute que c’est du sourire de Dionysos que sont nés les dieux de l’Olympe, et de ses larmes sont faits les hommes159. Cette mise en exergue nietzschéenne d’une dualité primordiale entre réfléchi et irréfléchi, mesuré et effréné, art concret et art confus, en-deçà et au-delà, en rapport avec deux divinités du monde hellénique, est très intéressante, d’autant plus que l’art chez les Hellènes, en particulier le drame, reflète une réalité humaine et se reflète dans un panthéon anthropocentrique. Deux points appellent toutefois à quelques commentaires. Nietzsche, en affirmant que les souffrances de Dionysos constituent l’âme et le sujet principal de la tragédie grecque, ne s’occupe pas du fait que sur 600 titres conservés de drames du théâtre grec, tragédies et comédies comprises, à peine vingt concernent Dionysos et aucun ne parle de sa passion. Certes, le philosophe, quand il dit que tous les héros ne sont que des masques de Dionysos, évoque le caractère 155

Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 42. Id., p. 83. 157 Id., p. 115. 158 Id., p. 44, 49. 159 Id., p. 84. 156

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dionysiaque de la personnalité des protagonistes des pièces. Mais un examen de la psychologie de ces héros et héroïnes ne donne que très partiellement raison à la thèse nietzschéenne. En outre, Nietzsche, désireux d’accentuer l’importance de Dionysos au moyen de ses liens avec Apollon, confère à ce dernier un pouvoir qui n’était pas le sien. Le syllogisme « Apollon était le dieu du soleil, le soleil donne la vie, donc Apollon était le vrai père du panthéon olympien » est faible. Dans le palais d’Olympe, tout comme dans le château du Moyen Âge et la cour de la Renaissance, c’était un courtisan distingué, un haut officier ou un prince, chargés de tenir l’emblème et les armoiries du royaume et non pas le roi luimême. Comme il a été développé dans le chapitre qui lui est consacré, le genre dramatique comporte, à l’époque de sa maturité à Athènes, quatre formes littéraires, toutes supposées de l’héritage dionysiaque mais à des degrés différents : le drame satyrique, le dithyrambe, la comédie et la tragédie. La parenté franche du dithyrambe avec le culte de Dionysos ne fait point de doute, de même que le lien plus ou moins clair entre la tradition religieuse, la pratique cultuelle au nom de ce dieu et le drame satyrique, ainsi que la comédie. Il en va autrement pour les liens entre dionysisme et tragédie. Pour autant, la tragédie, genre plus urbain car plus élaboré que les trois autres d’un caractère plus rural, conserve certains traits qui font écho à une lointaine identité dionysiaque. Dionysos fut à l’origine de plusieurs genres dramatiques, mais Dionysos et Apollon furent les deux pôles du tempérament des Hellènes que le théâtre grec illustre si bien. C’est précisément la nécessité dionysienne à mesurer sans désarmer l’esprit démoniaque afin de le rendre transmissible aux autres, et c’est la nécessité apollinienne à combattre les forces chtoniennes pré-olympiennes qui menacent l’ordre olympien. Toutes les deux tendances fonctionnent au détriment du dionysisme primitif, ce qui ne semble pas attirer l’attention de Nietzsche. Pour passer de l’antithèse féconde Dionysos-Apollon, à une autre dans l’Art en général : le processus de la création artistique, mieux encore l’antithèse concret-confus qui n’est pas une antinomie, de même que la rivalité intellectuel-instinctif qui 76

n’est pas une guerre, reposent sur le pilier par excellence de tout art : l’Ambigu¨160. Les partis faisant face, en recourant l’un aux moyens de l’autre, se rapprochent et s’éloignent perpétuellement en sorte que chaque étape contribue à dépasser la précédente et à être dépassée par la suivante. L’opposition, la réconciliation et la ré-opposition poursuivent leur chemin sans faire trop attention à des analyses trop laborieuses ou définitions trop restrictives en esthétique. Un beau jour, les critiques d’art inventèrent le terme moderne. Toutefois, puisque tout terme est par définition dépassé et in fine antimoderne, ils se sentaient perplexes, jusqu’au moment où le terme postmoderne apparut ; et la même perplexité refit face comme avant. La réponse à la question « qu’est-ce qu’il y a après le postmoderne » est peutêtre celle-ci : « le post ». Le post quoi ? Le post tout court ; s’il est complété, il n’est plus post. En revenant sur la manière dont Nietzsche met en opposition le dionysiaque et l’apollinien, il devient évident que le caractère dialectique de ce duel ne lui échappe pas : Le mythe tragique peut seulement se comprendre comme une illustration de la sagesse dionysiaque par des procédés artistiques apolliniens161 […] L’ivresse apollinienne excite surtout l’œil […] Dans l’état dionysiaque, […] c’est surtout l’ensemble de la sensibilité qui est excité et exacerbé162 […] Le dionysiaque, ici mesuré à l’apollinien, apparaît comme cette puissance originelle et éternelle qui fait que l’art ne cesse d’appeler à l’existence le monde phénoménal, […] de cet arrière-fond dionysiaque du monde, ne doit tout juste en pénétrer la conscience de l’individu que ce que ce pouvoir apollinien de transfiguration peut à son tour en surmonter, de sorte que les deux pulsions de l’art soient obligées de déployer leurs forces dans une proportion rigoureusement réciproque163 […] Cette réconciliation est le moment le plus important de 160

J’écris à dessein Ambigu¨ pour le distinguer de l’adjectif au masculin Ambigu et de celui au féminin Ambiguë. Mais ce néologisme ne fait point écho à une transsexualité quelconque. Il implique l’ambiguïté, l’équivocité comme qualité consubstantielle à la création artistique. 161 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 143. 162 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 114, § 10. 163 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 155-156.

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toute l’histoire du culte grec164 […] Dionysos parlant la langue d’Apollon, mais Apollon, pour finir, la langue de Dionysos – par où la tragédie, comme l’art en général, atteint son but suprême165.

Eschyle et Sophocle sont pour Nietzsche les seuls représentants de ce qui est le plus fécond, le plus caractéristique, le plus vrai, le plus hellénique de la tragédie grecque. Le problème d’Eschyle, écrit-il, est qu’il fait ce qui est juste sans le savoir ; et celui de Sophocle, qu’il croit faire volontairement ce qui est juste.166 Œdipe selon Sophocle, le pécheur passif, et Prométhée selon Eschyle, le pécheur actif, constituent, dans l’analyse de Nietzsche, l’axe du drame proprement hellénique. Œdipe, par sa passivité, révèle l’esprit apollinien, alors que par sa sagesse qui déchiffre l’énigme de la Sphinge167 et brise, à son insu, les lois les plus sacrées en tuant son père et en épousant sa mère, il rencontre la sagesse dionysiaque qui force la nature par une sorte de monstruosité à dévoiler ses secrets. Quant à Prométhée, pécheur actif, il est Dionysos même quand il entreprend sur ses épaules, tel un Atlas, le destin humain, et Apollon lorsqu’il se préoccupe du bonheur individuel et de la justice168. S’il fallait à tout prix définir seulement deux pôles sous une forme de deux divinités dans l’expression artistique chez les Hellènes, le choix d’Apollon et de Dionysos est pertinent. Néanmoins, cette restriction, cette polarisation, devient presque une obsession dans la pensée nietzschéenne. Insistant à chaque fois sur seulement deux pôles, sans doute pour faire valoir la fécondité d’une rivalité, Nietzsche passe par Dionysos et Apollon, ensuite par Eschyle et Sophocle, pour arriver à Prométhée et Œdipe. Au lieu d’élaborer sa conception apollo164

Id., p. 47. Id., p. 142. 166 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes automne 1869 – printemps 1872, p. 169, fgt. 1 [44]. 167 C’est à tort que beaucoup écrivent Sphinx : dans le cas d’Œdipe, il rencontra une Sphinge et pas un Sphinx. Cette distinction est importante pour saisir la manière dont la mythologie grecque se sert de cette créature légendaire. 168 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 78-83. 165

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dionysienne afin de s’étendre sur le contenu et la fonction du drame de manière plus générale et ainsi exprimer des remarques et méditations plus globales, il s’enferme dans des tandems successifs, certes adéquats, mais trop restrictifs et exclusifs, qui n’aident pas vraiment à comprendre toutes les dimensions du sentiment dramatique du théâtre grec ; dithyrambique et satyrique, comique et tragique. De là une omission grave et inattendue de son analyse : Nietzsche ne s’occupe pratiquement pas des pièces comiques, à peine citées et sans analyse de leurs personnages, dont la parenté avec Dionysos est beaucoup plus évidente que celle entre dionysisme et tragédie. En conséquence, au lieu d’explorer l’étendue tragi-comicosatyrique de l’art grec, il expose comment il ressent lui-même la tragédie.

Nietzsche et Socrate Socrate fait partie des sujets pour lesquels Nietzsche observe une attitude variée mais, en fin de compte, négative : christianisme, nationalisme-étatisme, Schopenhauer, Wagner, Socrate. Il n’est cependant hostile ni pour tous ces sujets ni pour les mêmes raisons tout au long de son parcours intellectuel. À l’égard de Socrate, il s’oppose dès le début, ce qui n’est pas le cas pour Schopenhauer et Wagner. Toutefois, même cette opposition constante à Socrate est nuancée. Le philosophe athénien est le phénomène le plus suspect de toute l’antiquité d’après Nietzsche169, l’axe et le pivot de l’histoire universelle, l’archétype de l’optimisme théorique qui s’oppose au pessimisme pratique de la vie courante, persuadé de pouvoir connaître le fond des choses170. Pour lui, la tragédie grecque a trouvé en Socrate son anéantissement171, le chœur et la musique sont expulsés par l’optimisme socratique, la dialectique optimiste détruit l’essence de la tragédie, ce monde 169

Id., p. 99. Id., p. 107-108. 171 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes automne 1869 – printemps 1872, p. 168, fgt. 1 [43]. 170

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de rêve que dégage l’ivresse dionysiaque172. Le philosophe allemand fait de surcroît une distinction entre Socrate et Platon de telle sorte que l’un apparaisse non pas comme un porteparole platonicien dans ces dialogues, mais inversement Platon comme victime de Socrate, parce qu’il commença par brûler ses poèmes de jeunesse pour pouvoir devenir disciple de Socrate173. Il n’est pas difficile à entendre pourquoi Nietzsche attribue à Socrate une sorte de détournement de la pensée philosophique grecque : le raisonnement socratique tourne le dos, voire la page, à la philosophie présocratique, notamment celle d’Héraclite et d’Empédocle desquels Nietzsche se sent proche. Par conséquent, comme l’orientation métaphysique et ontologique de la philosophie grecque change à partir de Socrate, Nietzsche fait la transcription du niveau philosophique à celui artistique, au moyen de la tragédie. Alors qu’il rend hommage à Eschyle et à Sophocle, porteurs, selon lui, de l’esprit apollo-dionysien, l’esprit par excellence de la tragédie, c’est Euripide qui reçoit les flèches nietzschéennes, considéré comme le poète du socratisme esthétique, le virus meurtrier de la tragédie ancienne174, laquelle a disparu par suicide lorsqu’Euripide, ayant abandonné le mythe et la musique de Dionysos et d’Apollon, forma un héros avec des passions simulées et masquées175. Hegel, avant Nietzsche, orienta ses préférences en matière de tragédie grecque également vers Eschyle et surtout Sophocle, mais avec moins d’animosité et plus d’arguments que Nietzsche : pour la profondeur des idées, la richesse d’imagination, la perfection des détails, la mesure, la vivacité de la langue de ces deux poètes tragiques176, alors qu’Euripide imprima, selon Hegel, une nouvelle direction à la tragédie, en abandonnant la grandeur et la simplicité plastiques qui distinguent les caractères antiques, pour passer au pathétique sentimental177.

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Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 102-103. Id., p. 101. 174 Id., p. 96-97. 175 Id., p. 86. 176 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, II, p. 384, 682, 684. 177 Id., p. 691, 699. 173

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Mais qu’est-ce l’esthétique socratique évoquée par Nietzsche ? Socrate ne cachait en effet pas son mépris pour l’art, il n’avait jamais assisté aux concours poétiques d’Athènes et exhortait ses disciples de faire pareil. Socrate et Euripide commencèrent, dans leur jeunesse, avec les mêmes principes physiocratiques et matérialistes : la philosophie d’Anaxagore. Par la suite, Socrate se tourna vers la connaissance de soi en rejetant toute méditation sur la nature, alors qu’Euripide demeura fidèle à une conviction physiocratique, rationaliste et démocratique jusqu’à la fin. Un autre point qui les sépare ce sont les innovations qu’Euripide apporta au théâtre, dues pour Nietzsche à l’influence du socratisme. Mais ces innovations du drame euripidien se dictèrent par des nécessités contraires à la pensée socratique. Le soin qu’Euripide porta aux vêtements, à la scénographie et à la mise en scène reflétait l’esprit de perfectionnisme du temps de Périclès. Le développement et la valorisation du rôle et de la psychologie des héroïnes chez Euripide faisaient écho au fait qu’à l’Athènes du Ve siècle avant notre ère, des femmes se distinguèrent par une personnalité forte et charismatique comme les poétesses Charixène, Corinna et Praxilla ou les hétaïres Aspasie, Théodoté et Laïs. Enfin, l’introduction des prologues et la composition d’un chœur indépendant dans les tragédies euripidiennes, correspondaient aux exigences du public dont le goût évoluait depuis l’apparition de la tragédie. Euripide, en formant un chœur plus autonome que ses prédécesseurs, ne l’éloigne pas de l’action, il aide au contraire le spectateur à se rapprocher, davantage que par le passé, de ce qui se passe sur la scène, des δρῴμενα. Contrairement à ce qui arrive aujourd’hui, l’Athénien communiquait avec l’action dramatique en s’identifiant au chœur et non pas au personnage, tout simplement parce que le chœur disait et faisait, plus ou moins, ce que le public aurait pu dire ou faire s’il descendait sur scène. Le chœur était à la fois le participant subjectif, le spectateur attentif, l’observateur objectif, le commentateur neutre, le juge sage. Quant à la différence de verbe – le spectateur d’alors descendait sur la scène, aujourd’hui il monte sur la scène –, elle est cardinale pour saisir la grande différence entre la fonction du théâtre dans l’antiquité 81

grecque et la manière dont les pièces sont aujourd’hui vues et vécues par le public. Sans renoncer à son hostilité pour le socratisme, Nietzsche nuance pour autant ses propos à l’égard de Socrate au fil de ses écrits. Dans un traité jamais utilisé et rédigé entre 1872 et 1879 après La naissance de la tragédie, Nietzsche reconnaît que depuis Platon, il manque aux philosophes le génie qui s’étend de Thalès à Socrate. Ce dernier, choisissant la connaissance comme le chemin de la vertu, montre son tempérament philosophique et devient le censeur de son temps, avec une morale socratique qui servira dans les âges de désagrégation, et en cela Socrate est prophète et prêtre ayant le sentiment de sa mission178. Dans les Considérations inactuelles III en 1874, le philosophe parle d’un Socrate sacrifié au courroux des pères qui ne désirent pas avoir pour fils des philosophes179, et quatre ans plus tard, dans Humain, trop humain, il considère Socrate comme un caillou qui fit sauter l’avancement de la science philosophique grecque, jusqu’alors si merveilleusement régulière mais trop rapide180. Dans l’Aurore, en 1881, apparaît un Socrate d’une rare intelligence qui découvrit le charme opposé de la cause et de l’effet, de la raison et de la conséquence181. L’année suivante, dans Le Gai Savoir, Socrate est décrit comme quelqu’un qui force l’admiration par sa manière de se taire sagement, ce démon et preneur de rats d’Athènes ironique et amoureux qui, en cachant son ultime jugement avant de mourir, s’est vengé de la vie dont il a souffert182. Avec Par-delà bien et mal en 1886, Nietzsche, d’une part, qualifie Socrate de dialecticien supérieur, de grand et mystérieux ironiste dont la duplicité fut de se contenter d’une autoduperie, en se disant qu’il faut suivre les instincts mais persuader la raison de leur trouver bons motifs ; et d’autre part, il parle tendrement d’un Socrate comme le célèbre vieux

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Friedrich Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, p. 37, 177-179. 179 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles III, p. 83. 180 Friedrich Nietzsche, Humain, trop hymain, p. 201, § 261. 181 Friedrich Nietzsche, Aurore, p. 33, § 22 ; p. 276, § 544. 182 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 80, § 36 ; p. 231-232, § 340.

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serpent de la pensée européenne183. Enfin, peu avant son effondrement mental, Nietzsche se déchaîne contre le philosophe athénien : « Socrate […] élevait l’égoïsme individuel au rang de morale184 […] Socrate […] comme instrument de la décomposition de l’hellénisme, comme décadent type185 […] Ce qui, chez Socrate, est indice de décadence, ce n’est pas seulement le désordre anarchique des instincts, qu’il avouait, c’est aussi l’hypertrophie de la faculté logique, et cette méchanceté de rachitique qui le caractérise »186. Qu’est-ce qu’il faut entendre par ses variations au sujet de Socrate, et pourquoi n’obéissent-elles pas à une évolution d’ordre chronologique ? Werner Dannhauser soutient à juste titre que pour Nietzsche, Socrate est supérieur au socratisme187. Jean-Baptiste Severac estime que l’hostilité nietzschéenne varie parce que le philosophe allemand prêtait des caractères à Socrate dans La naissance de la tragédie qui risqueraient de lui plaire maintenant : force, noblesse, santé. Par conséquent, Nietzsche oppose à Socrate ses maîtres Schopenhauer et Wagner, dans la pensée et les œuvres desquels il voit la marque d’un retour à la culture tragique grecque avant Socrate. Mais ayant cessé d’être le disciple de Schopenhauer, Nietzsche hésite à condamner Socrate, et ayant finalement élaboré sa propre philosophie, il fait de Socrate l’homme qui possède au plus haut degré tous les caractères qu’il veut avoir la gloire de dénoncer188. Pour expliquer l’attitude de Nietzsche à l’adresse de Socrate, force est de reconnaître que le Nietzsche des premières œuvres est le philologue désespéré du déclin du monde hellénique ; il y parle de Socrate pour l’en accuser comme responsable. Le Nietzsche des œuvres qui suivent est le philosophe préoccupé de l’analyse de la pensée hellénique ; il y parle du comportement de Socrate et de son impact, il l’explique. Il tente 183

Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 104, § 191 ; p. 114, § 202. Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, p. 178, § 20. 185 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 286, § 1. 186 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 71, § 4. 187 Werner Dannhauser, Nietzsche’s View of Socrates, p. 100. 188 Jean-Baptiste Severac, Les opinions de Nietzsche sur Socrate, p. 52, 62. 184

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d’élucider le cas Socrate, plutôt le problème Socrate comme lui-même intitule un chapitre du Crépuscule des Idoles189. Il ne peut nier les qualités du philosophe athénien qu’il relève et souligne, mais il ne peut non plus accepter l’essence de la pensée socratique dont l’influence négative sur l’évolution de la philosophie grecque Nietzsche ne cesse de dénoncer de manière de plus en plus virulente ; avec un appétit grandissant et avec un verbe de plus en plus acerbe au fils de ses écrits. Une fois de plus, l’attachement de Nietzsche à l’individu190 fait que chez lui le Socrate-personne historique se détache du Socratephilosophe, le premier au détriment du second, alors que c’était le contraire qui se produisit : ce fut l’environnement historique, social, politique, artistique qui façonna Socrate et pas l’inverse. Un point commun entre Nietzsche et Socrate demeure leur indifférence à la sculpture et à l’architecture grecques. Chez Socrate, ceci n’est pas une surprise, étant donné son antipathie pour l’art en général, et pour une activité artistique en particulier. Sa manière d’apostropher le sculpteur Cliton, en lui disant que les statues doivent communiquer toutes les expressions de l’âme, montre qu’il doute que cet art soit en mesure d’y parvenir191. Mais pour Nietzsche, son silence, peutêtre par méconnaissance, au sujet de l’architecture, et surtout de la sculpture, interroge. Pour l’architecture, il se borne d’écrire que devant l’architecture, le spectateur est stupéfait de voir à quel point, avec des masses réduites, les Grecs savent et aiment exprimer des choses sublimes192. En ce qui concerne la sculpture, il y a une phrase qui n’en mentionne pas même le terme, mais pourrait être considérée comme faisant référence à la sculpture grecque : « Que comprenons-nous donc à leur art dont l’âme est – la passion pour la beauté virile nue ! »193. Si Nietzsche s’était penché sur l’architecture et sculpture grecques avec la même attention qu’il l’a fait pour la tragédie et la 189

Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 69-74. Il considérait l’individualité, du point de vue empirique, comme le pas vers le génie : Fragments posthumes automne 1869 – printemps 1872, p. 313, fgt. 7 [172]. 191 Xénophon, Mémorables de Socrate, III, 10, § 6-8. 192 Friedrich Nietzsche, Aurore, p. 134, § 169. 193 Id., § 170. 190

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musique grecques, ce serait intéressant de voir ses remarques et conclusions.

Nietzsche face à Wagner et au spectateur d’Athènes Dans le but d’identifier l’élément qui mène à Dionysos comme fondement de l’art dramatique grec, Nietzsche arrive à la musique. En appliquant la thèse schopenhauerienne selon laquelle la musique est comprise immédiatement comme langage de la volonté incitant l’imagination à donner forme au monde spirituel, et que l’image et le concept, sous l’action d’une musique adéquate, accèdent à une signification plus élevée, Nietzsche conclut que la musique est apte à enfanter le mythe tragique qui exprime, par substituts analogiques, la connaissance dionysiaque194. C’est la force herculéenne de la musique qui, parce qu’elle était parvenue dans la tragédie à sa plus haute manifestation, sut renouveler l’interprétation du mythe et lui donner une signification plus profonde195. Le mythe protège la musique tout en étant seul à pouvoir lui donner la plus haute liberté, et en retour la musique confère au mythe tragique une signification métaphysique d’une telle force de pénétration et de persuasion, que jamais sans cette aide unique la parole et le spectacle ne sauraient atteindre196. La musique est, pour Nietzsche, l’Idée du monde, le drame n’étant qu’un simple reflet de cette Idée, une ombre qu’elle projette et que le spectateur-auditeur isole197. Il trouve très significatif le fait que Socrate, ayant méprisé toute sa vie l’art et surtout la musique, quand il était en prison en attendant sa mort, éprouva une sorte de regrets, composa un hymne en l’honneur d’Apollon et mit quelques fables d’Ésope en vers ; ce qui fait

194

Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 113-114. Id., p. 85. 196 Id., p. 137. 197 Id., p. 140. 195

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Nietzsche considérer « Socrate musicien » comme le symbole d’une forme nouvelle de civilisation198. Persuadé de la supériorité de la musique sur les autres formes artistiques en tant qu’art où domine la puissance de l’instinct199, le philosophe allemand trouve que l’opéra, aux antipodes de la tragédie grecque, est un rejeton de l’homme théorique, du profane critique, et non de l’artiste200. Il qualifie la civilisation socratique de civilisation de l’opéra201, mais estime que la musique allemande de Bach à Beethoven et de Beethoven à Wagner, avec la philosophie allemande de Kant et de Schopenhauer, représentent la renaissance de la tragédie grecque202. Seize ans plus tard, embarrassé par certaines envolées lyriques de son langage, Nietzsche considérera La Naissance de la tragédie comme ayant agi et fasciné par ce qu’elle avait de fallacieux, à savoir son application à la wagnéromanie, comme si ce phénomène était un symptôme de vie ascendante203. Par ailleurs, il rejettera la philosophie de Schopenhauer en lui réservant des aphorismes mordants : la philosophie de Schopenhauer « n’enchante pas, […] les embarras et les subterfuges mystiques de Schopenhauer [sont] en ces endroits où le penseur des faits se laissa séduire par la vaine ambition d’être celui qui résoudrait l’énigme de l’univers ; […] des divagations et des vices de ce genre et d’autres semblables du philosophe sont toujours les premiers à être adoptés pour devenir articles de foi : – les divagations et les vices en effet sont les plus faciles à imiter et n’ont pas besoin d’un long entrainement204 [...] Il représente une tentative génialement perverse de mobiliser en faveur d’une dépréciation radicale et nihiliste de la vie de la vie205 […] La tragédie est justement la 198

Id., p. 104, 117. Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes automne 1869 – printemps 1872, p. 190, fgt. 2 [14]. 200 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 127. 201 Id., p. 125. 202 Id., p. 130-131. 203 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 285, § 1. 204 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 123, § 99. 205 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 120, § 21. 199

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preuve que les Grecs n’étaient pas des pessimistes : Schopenhauer s’est trompé en cela, comme il s’est trompé en tout »206. La polémique contre Wagner aura en revanche une nature et un caractère différents. Certes, Bayreuth n’est plus pour Nietzsche la veillée d’armes à l’aube du combat contre le pouvoir, la loi, la tradition, les pactes et toute espèce d’ordre établi207, mais l’endroit où les gens mentent individuellement, ils se mentent à eux-mêmes208. Wagner n’est plus pour Nietzsche le bon et grand Allemand qui va au-delà de ce qui est allemand en s’adressant à tous les hommes de l’avenir, qui dépasse tous les artistes de toutes les époques ayant reçu en partage de son génie des dons aussi remarquables209 ; il n’est plus l’artiste dont la grandeur consiste dans la vertu communicative quasi démoniaque qui passe dans toutes les langues à tel point que ce devient difficile de trouver un qualificatif pour Wagner : poète, plasticien ou musicien210. Maintenant, la louange de Nietzsche pour Bizet et son Carmen est éloquente : il faut méditerraniser la musique, écrit-il en français dans le texte allemand, il faut retourner à la nature, la santé, la gaité, la juvénile211. Nietzsche, après de longues années de transition et d’évolution, finit par qualifier Wagner de décadent212, de névrose en raison de purs problèmes d’hystériques qu’il porte à la scène, la ruine de la musique213, d’apostat, de chrétien, de morbide et d’obscurantiste214. Néanmoins, la vieille amitié avec le compositeur compte, malgré tout, toujours pour Nietzsche jusqu’à la fin de ses écrits. « Wagner est quelqu’un qui a profondément souffert – c’est sa supériorité sur les autres musiciens. J’admire Wagner partout 206

Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 285, § 1. Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles IV, p. 116-117. 208 Friedrich Nietzsche, Nietzsche contre Wagner, p. 350. 209 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles IV, p. 163. 210 Id., p. 146. 211 Friedrich Nietzsche, Le cas Wagner, p. 24, § 3. 212 Id., p. 17, avant-propos ; p. 28, § 4 ; p. 33, § 7 ; p.50, second post-scriptum. Nietzsche contre Wagner, p. 365. 213 Friedrich Nietzsche, Le cas Wagner, p. 29-30, § 5. 214 Friedrich Nietzsche, Nietzsche contre Wagner, p. 364. 207

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où il se met lui-même en musique215 […] Tourner le dos à Wagner, ce fut pour moi un dur destin216 […] pour rien au monde je n’effacerais de ma vie les jours de Tribschen, des jours de confiance, de gaîté, de hasards sublimes, – de moments profonds217. [… ce fut une] heure sainte où Richard Wagner mourait à Venise »218. L’attitude de Nietzsche face à Wagner est assez proche de celle au sujet de Socrate : hostilité pour l’œuvre, mais admiration et tendresse à l’égard de la personne. À ceci près que pour la pensée socratique, le philosophe était hostile dès le début, alors que pour la musique wagnérienne il évolua d’un admirateur ardent vers un opposant farouche. Selon la thèse d’Everdina Agnes Nikkels, Gustav Mahler aurait était spirituellement proche de Nietzsche car tous les deux, dès leur adolescence étant pianistes, compositeurs et poètes, ont vu leurs trajets convergés, croisés et finalement divergés : le premier ayant choisi la voie musicale et le second celle philologique et philosophique. Nikkels distingue cependant une convergence vers la fin de la vie de Mahler, lorsqu’il cherchait le réconfort de ses amis au sujet de la mort, attitude qui, comme chez Nietzsche, était basée sur la croyance d’un retour219. La divergence entre Nietzsche et Mahler relève, me semble-t-il, du fait que le philosophe, après avoir été séduit par Schopenhauer, se lança définitivement dans l’épopée du Surhomme, aventure strictement nietzschéenne, tandis que Mahler continua, plus ou moins, sur la voie du pessimisme schopenhauerien. Cette divergence est d’autant plus significative que tous les deux vécurent des expériences traumatisantes similaires : le rejet de leur œuvre, respectivement philosophique et musicale, les problèmes douloureux de santé physique, les échecs dans la sphère sentimentale, les drames dans la vie familiale. La justification que Nietzsche avance pour expliquer le changement de son point de vue sur Schopenhauer et Wagner 215

Id., p. 348. Friedrich Nietzsche, Le cas Wagner, p. 17, avant-propos. 217 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 266, § 5. 218 Id., p. 306, § 1. 219 Everdina Agnes Nikkels, Mahler en Nietzsche, p. 193-194. 216

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schématise bien à la fois le cheminement de sa pensée et la portée de son autocritique : J’avais commencé par me précipiter sur ce monde moderne avec quelques lourdes erreurs et surestimations […] Je concevais […] le pessimisme philosophique du dix-neuvième siècle comme le symptôme d’une force supérieure de la pensée, d’une bravoure plus audacieuse, d’une plénitude de vie […] Comme on le voit, je méconnaissais naguère, autant dans le pessimisme philosophique que dans la musique allemande, cela même qui constitue leur caractère particulier – leur romantisme […] Tout art, toute philosophie […] présupposent toujours des souffrances, des êtres qui souffrent. Mais il est deux catégories d’êtres souffrants, ceux qui souffrent de la surabondance de vie […] et ceux qui souffrent de l’appauvrissement de la vie [...] C’est [… à] cette dernière catégorie […] que répondaient (et répondent) Schopenhauer autant que Richard Wagner […] que jadis furent l’objet d’un malentendu de ma part »220.

La maîtrise de la musique orientale de Dionysos et sa préparation en vue de l’expression imagée sont considérées par Nietzsche comme le plus haut fait de l’hellénité. Même si la musique qui accompagnait chaque pièce de théâtre est perdue aujourd’hui, et que toute appréciation d’une tragédie grecque est forcément incomplète, il est évident pour lui que chez Eschyle la musique est dans le langage et les caractères, chez Sophocle, dans la vision du monde car elle fuit du perceptible dans l’immatériel. Les Grecs ne prenaient connaissance d’un poème que par le chant, union intime de la parole et de la mélodie, et c’est dans la tragédie, insiste le philosophe, que la musique avait atteint son sommet. Avec la fin de la tragédie, la musique décline, s’engage dans l’imitation des choses visibles221. Il est significatif que Nietzsche privilégiât la musique comme art suprême, bien qu’il signalât souvent l’importance du mouvement et de la danse également : le XIXe siècle fut celui de la musique, le siècle où la symphonie et l’opéra connurent 220 221

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 277-278, § 370. Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes automne 1869 – printemps 1872, p. 243, fgt. 5 [94] ; p. 401, fgt. 9 [133] ; p. 445, fgt. 14 [9].

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leurs plus spectaculaires avancées. Ne serait-il pas autant satisfait, s’il pouvait voir que le siècle qui suivit le sien fut celui où la danse effectua sa plus grande révolution ? Sans aucun doute parce qu’il ne croirait qu’en un dieu qui à danser s’entendît222. Un paradoxe de la pensée nietzschéenne est la position du spectateur de la tragédie grecque en tant qu’individu. Il considère l’état d’individuation comme la source et la cause originelle de toute souffrance, donc quelque chose de condamnable en soi223, et Apollon comme la superbe image divine du principe d’individuation224, le génie transfigurateur par qui seul peut se produire la délivrance dans l’apparence, alors que par l’appel jeté par Dionysos dans la jubilation mystique, les frontières de l’individuation volent en éclats225. De cette manière, d’un côté l’apollinien arrache le spectateur à l’universalité dionysiaque et détourne son extase sur les individus226, et de l’autre côté le dionysiaque est l’espoir d’une future destruction des frontières de l’individuation et le pressentiment joyeux de l’unité restaurée227. La pensée de Nietzsche, par essence individualiste – il en sera question plus loin dans le sous-chapitre sur le sens de l’Histoire dans sa réflexion –, est en contradiction avec son vœu pour le rôle salutaire de Dionysos qui restaurerait une unité contre l’individuation. En fait, ce sont des individus mieux instruits, une sorte d’aristocratie intellectuelle, que le philosophe préconise pour sortir de l’état d’individuation. Après la dualité Apollon-Dionysos et l’importance de la danse et de la musique pour la tragédie, Nietzsche s’arrête sur la position et le rôle du spectateur. Euripide devient sa cible, car le philosophe estime qu’il est imprégné de l’esprit individualiste de Socrate, un poète du socratisme esthétique, qui, par respect pour son public au théâtre, le méprisa car il se sentait supérieur à chacun des spectateurs et à la foule globalement, à l’exception de deux 222

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, p. 53. Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p.84. 224 Id., p. 44. 225 Id., p. 110. 226 Id., p. 139. 227 Id., p. 84. 223

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spectateurs : Euripide lui-même, penseur et non poète, qui ne reconnut pas les chefs-d’œuvre de ses grands prédécesseurs, et un second spectateur qu’Euripide inventa, une sorte de Socrate qui, ne comprenant pas, ne respectait pas, tel un démon de naissance récente : la tragédie grecque, dit Nietzsche, est morte de l’antinomie socratisme-dionysisme228. Ce qui différencie Euripide, le plus tragique des poètes selon Aristote229, des autres, notamment de Sophocle, est que ce dernier composait ses personnages tels qu’ils devaient être, tandis qu’Euripide tels qu’ils étaient dans la vraie vie, et c’est de cette manière qu’il faut entendre la fonction de la tragédie230. Si, au dire de Nietzsche, c’est l’antinomie dionysiaquesocratique qui anéantit la tragédie, en d’autres termes le conflit d’une part Apollon-Dionysos-Eschyle-Sophocle-universalité, et de l’autre Socrate-Euripide-individualité, voici comment le philosophe allemand trébuche sur un faux conflit qui devient presque un piège pour lui : L’agonie de la tragédie, c’est Euripide. Ce genre tardif, on le connaît sous le nom de comédie nouvelle attique. C’est en lui que survécut la forme dégénérée de la tragédie, […] avec Euripide, c’est le spectateur qui monte sur la scène […] ce que le spectateur voyait et entendait sur la scène euripidienne, c’était son propre double, qui se réjouissait d’entendre si bien parler. D’ailleurs, on n’en restait pas simplement au plaisir : on apprenait aussi à parler avec Euripide, […] examiner, délibérer et conclure dans toutes les règles de l’art et selon la plus subtile des sophistiques […] La médiocrité bourgeoise, sur laquelle Euripide fondait tous ses espoirs politiques, se mit alors à prendre la parole, […] tout un chacun a la possibilité de se faire un jugement. Et que la masse se mêle de philosopher, qu’elle entreprenne de gérer ses biens et ses terres ou d’instruire des procès avec une perspicacité jamais atteinte, tout le mérite en est pour lui et c’est la simple conséquence de la sagesse qu’il a inoculée au peuple231.

228

Id., p. 90-93, 96-97. Aristote, Poétique, XIII, 1453a 29-30. 230 Id., XXV, 1460b 33-35. 231 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p.87-88. 229

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La dernière phrase flatteuse est d’Aristophane au sujet d’Euripide, citée par Nietzsche de manière péjorative. Mais si la préoccupation du philosophe était de combattre l’individuation et restaurer l’unité chez les spectateurs, il ne pourrait pas faire de meilleur compliment pour Euripide qu’il trouve, par ailleurs, naturaliste tout à fait contraire à l’art et rationaliste indiscret232. Ce qui adresse comme philippique contre le poète est, en fin de compte, un hommage à l’art d’Euripide. Cependant, l’aversion de Nietzche pour la foule, le public, qu’il voyait comme une masse amorphe233, l’empêchait de se rendre compte que sa manière de juger le peuple selon son degré d’instruction et de culture pour disqualifier les non-instruits et promouvoir une élite éclairée, était un procédé proprement socratique. Que le spectateur monte sur la scène, apprenne à examiner, à s’exprimer, à délibérer, à conclure, à gérer ses biens, à prendre la parole, à se faire un jugement, que Nietzsche reproche à l’œuvre d’Euripide comme conséquence négative pour le peuple, c’est, en dernière analyse, la fonction d’une œuvre d’art qui dépasse toute intention de son créateur de par l’impact qu’elle a sur le public ; impact jamais connu par avance, presque toujours imprévisible. Si le spectateur d’Euripide put atteindre un tel niveau de maturité et de sagesse, cela mérite d’être salué, quelle que fût l’arrière-pensée du poète, si tant est que dans le cas d’Euripide il y en eût une. Le spectateur d’Athènes ignorait, par la force de la chronologie, les analyses nietzschéennes d’individuation et d’impersonnalisation, mais Nietzsche semble sous-estimer la fonction du drame chez les Hellènes. Des témoignages font savoir comment le spectateur de la Cité ressentait le tragique, le comique, le satyrique, la douleur ou la joie à l’occasion des représentations théâtrales, et il est davantage connu le rôle que l’art dramatique joua dans la vie sociale, politique et artistique d’Athènes. En plus, le spectateur ne montait pas sur la scène, 232 233

Id., p. 94. « […] le ‘public’ n’est qu’un mot et nullement une grandeur homogène et constante ». Id., p. 89. « La masse est un bloc de pierre difficile à tailler : il faut un travail gigantesque des individus pour en faire quelque chose qui ait une ressemblance humaine ». Fragments posthumes automne 1869 – printemps 1872, p. 341, fgt. 8 [58].

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pour rectifier le verbe de Nietzsche, il y descendait, et cette différence est capitale : quand un spectateur observe vers le bas, il assimile beaucoup mieux la profondeur psychologique d’un caractère et d’une situation, que quand il observe vers le haut. L’approche nietzschéenne de la tragédie se base sur une analyse psychologique riche et, de ce fait, elle est très importante. Pour autant, elle ne constitue guère un examen rigoureux prenant en compte les paramètres historiques et sociaux. La vraie antinomie du monde hellénique – antinomie qui marque la pensée humaine jusqu’aujourd’hui, et qui assurément se reflète dans la tragédie, ainsi que dans la comédie dont les héros et héroïnes n’ont pas été considérés par Nietzsche – n’est autre que celle-ci : individu-citoyen, irrationalismerationalisme.

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LE DÉMON DE DIONYSOS ET CELUI DE SOCRATE

La mania et le ressenti Laissant de côté les contes saisissants et enchanteurs de la mythologie, par démon de Dionysos est convenu ici un état d’âme en surexcitation par la pratique des rituels (τελεταί), codifiés d’un caractère extatique et orgiaque qui côtoie le neuropathologique. Le démon dionysiaque est l’instinct qui conduit l’individu – par le biais des spasmes rythmiques et arythmiques, des cris autosuggestifs et des actes sexuels – à la perte de soi, par la suite à la perte de contact avec la réalité, et finalement à la perte dans la projection. Ce triptyque du démonisme dionysien dépersonnalisation-déréalisationobjectivation – peu importe que cette dépersonnalisation soit un dédoublement ponctuel de la personnalité, ou une multiplication ponctuelle de plusieurs personnalités – peut jouer un rôle thérapeutique dans les cas des problèmes psychologiques dont l’origine remonte à des contraintes ou traumatismes d’ordre familial et social. La mania, l’impulsion psychologique violente, vise à rompre un équilibre à la recherche d’un nouvel équilibre ; processus qui se manifeste par le corps et le ressenti. Il n’est pas un hasard si l’éclosion d’un démon, en l’occurrence celui de Dionysos, s’exprime, dans le domaine artistique, par la danse et par le théâtre. Ce sont les seuls genres artistiques qui ne peuvent s’exercer qu’à travers le corps humain ; un vrai corps, pas une réplique ou une représentation du corps. Dans les autres domaines, même si le corps participe, par exemple pour jouer un instrument de musique ou peintre une image, la création est auditive ou visuelle, pas corporelle. À la danse et au théâtre, un corps humain suffit pour créer ; dans les autres domaines, un instrument musical, une toile, un appareil technologique, une

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quantité de terre, de marbre, de métal, de bois, de verre, de papier, de pellicule sont indispensables pour la création. Si l’hallucination, la possession, l’aliénation, la projection sur l’étrange et l’étranger peuvent, en principe, être communiquées par n’importe quelle forme d’art, il n’est que la danse et le théâtre qui sont en mesure de faire passer, à titre d’exemple, le délire d’un surexcité ou les spasmes d’un épileptique au sens premier de l’expression. Par l’intermédiaire de cette procession passablement dionysienne, le démon de Dionysos fonctionnait, dans un passé lointain, tel un libérateur : guérir les peines physiques et psychologiques ou alléger le poids des situations traumatisantes, fut le rôle d’un démon magicien chtonien, portant le masque de l’altération passagère de la personnalité et le bâton du thérapeute de la psyché blessée. Mais comment cela ? D’où venait cette conviction, cette croyance profonde qu’une altération passagère de la personnalité eût pu guérir une âme souffrante ? Pourquoi ne pas faire confiance à l’esprit rationnel pour affronter une situation critique et traumatisante sans recourir à une aliénation passagère pour panser ses plaies ? Pourquoi c’était le démon d’autrui et de l’au-delà qui y intervenait et non pas la conscience de soi et de l’en-deçà ? Pourquoi recourir à la drogue et pas au remède ? Le contexte dans lequel prospérait – et prospère encore dans le cadre de certaines sectes ou dans une société qui se trouve subitement devant une très grave crise imprévue – l’esprit dionysiaque était, et demeure, l’environnement de l’incertitude, de la peur, de l’insécurité et de la contingence. Tout ce que l’esprit humain englobait, restait lacunaire et faible ; et dans les périodes plus récentes quand le savoir fut plus complet et efficace, l’assurance et le pouvoir que la connaissance rationnelle confère, cédaient leur place aux instincts devant une situation imprévue et douloureuse. La question donc qui convient de poser n’est pas « pourquoi c’est le démon d’autrui et de l’au-delà qui intervient à la place de la conscience de soi et de l’en-deçà » mais « d’où viennent les troubles que ce démon prétend effacer ». L’esprit rural de l’époque minoenne, mycénienne et géométrique, à savoir le mythe et l’inconscient, ne percevait pas la manière dont le processus cause-effet se 96

déroule. Plus précisément, l’articulation familiale et sociale avec ses conflits d’intérêts comme cause, et les problèmes d’ordre financier, médical, physique et psychologique, comme effet. Il est normal que cet esprit préurbain ne vît pas cette causalité, cette relation de cause à effet ; s’il le voyait, il serait l’esprit de la raison et du conscient. Par conséquent, lorsqu’il proposait la contemplation collective, extatique, mystique et orgiaque afin que l’individu puisse communiquer avec l’émotion et la sensibilité d’autrui, il le faisait car c’est cela qu’il trouvait parmi tout ce que son expérience limitée et son raisonnement sommaire possédaient. Il cherchait et il trouvait, c’est tout, alors que l’esprit urbain, à partir du VIIIe siècle avant notre ère, cherche, trouve et intervient, en inventant et en modifiant. La mania dionysiaque, exprimée dans un état extatique et orgiaque, regardait tous les participants du cortège de Dionysos, masculins et féminins. Cependant, alors que les satyres, sylvains et faunes avaient une attitude instinctive, irréfléchie, impulsive, quelques figures féminines autour de ce dieu paraissaient plus sages. La céramique peinte de l’antiquité offre un très grand nombre de scènes du culte de Bacchus. MarieChristine Villanueva Puig distingue des ménades folles et des ménades sages. D’un côté, il y a sur la céramique des ménades en état de surexcitation, et de l’autre, Sémélé, la mère divinisée de Dionysos, toujours calme, Ariane, l’amante-épouse également divinisée, pareillement calme, mais aussi des figures féminines calmes qui, sur les scènes en l’absence de Dionysos, il n’est pas aisé de déterminer si elles sont des nymphes, des muses ou des ménades, bien que la présence de la vigne et du vin renvoie à une pratique rituelle dans un cadre cultuel dionysiaque234. La ménade en proie à une agitation conforme à l’étymologie de son nom, ou calme et correspondant au dionysisme intégré, autant dire respectivement « ménade folle, ménade sage », représente une idée de félicité235. Ces sont des 234

Marie-Christine Villanueva Puig, Ménades : recherches sur la genèse iconographique du thiase féminin de Dionysos des origines à la fin de la période archaïque, p. 186-187. 235 Id., p. 205.

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femmes hors des normes que guette le danger de l’irrationnel. La ménade n’est pas, comme une nymphe ou une muse, un personnage qui n’existe que dans le mythe. Elle appartient aussi à la réalité cultuelle, et le personnage ménadique ne renvoie pas exclusivement au monde du mythe mais aussi à l’univers concret d’une certaine pratique encadrée du dionysisme féminin236. Reste toutefois à savoir pourquoi les figures calmes du cortège de Dionysos, cette expression d’une certaine « sagesse », sont féminines et pas un satyre, un silène ou un faune. J’estime pour la même raison pour laquelle les figures censées représenter les sciences, les arts, les vertus, les vices et les disciplines de toute sorte étaient des figures féminines, dans un monde hellénique par ailleurs dominé par les hommes, où la femme n’était pas acceptée comme citoyenne et comme être humain accompli, avec très peu de poétesses et hétaïres cultivées reconnues à leur propre valeur. C’était par simple pratique de représentation symbolique, plus agréable aux yeux des hommes, que les figures étaient féminines et non parce que la présence de la femme dans la réalité familiale et sociale du monde grec était plus importante que celle des hommes. L’épiphanie de Dionysos se traduit par une magie qui perturbe toutes les apparences, souligne Jean-Pierre Vernant, car Dionysos est là quand le monde stable des objets familiers, des figures rassurantes, bascule pour devenir un jeu de fantasmagories où l’illusoire, l’impossible, l’absurde se font réalité. L’altérité de Dionysos, poursuit l’historien, tient aussi au fait qu’à travers son épiphanie, toutes les catégories tranchées, toutes les oppositions nettes qui donnent une vision cohérente du monde, fusionnent, passent des unes aux autres : le masculin et le féminin, le jeune et le vieux, le lointain et le proche, le Grec et le barbare, le furieux et le sage, le dieu nouveau et les traditions ancestrales, le sauvage et le civilisé237. Pour savoir les mécanismes du collectif, et donc les manières de faire passer un sentiment et une émotion, il faut vivre ce collectif, dans un cadre d’institutions et de coutumes 236 237

Id., p. 215-216. Jean-Pierre Vernant, op.cit., p. 47-49.

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collectives permanentes, ce qui ne fut pas le cas du ruralisme. L’esprit agraire du démon de Dionysos propose ainsi une contemplation collective aveugle : il s’appuie sur l’expérience de l’individu visant la communication, tandis que l’urbanisme s’appuie sur l’expérience du citoyen visant la collectivité. Si l’extase dionysiaque est apte à transmettre un sentiment, une émotion – et ceci est indéniable –, comment vérifier la cohérence et l’efficacité de cette contemplation collective dans la mesure où chaque être humain correspond à des degrés de résistance, de sensibilité et de communication particuliers ? Ce processus dionysiaque rompt-il vraiment l’individuation en reconstituant une unité parmi les humains ? Mais avant tout, combien de temps durera cette reconstitution grâce à la communication dionysiaque d’un sentiment, d’une émotion ? Certainement tout au long de l’intervention du démon de Dionysos ; probablement pour un certain temps après aussi, comme effet de l’expérience dionysiaque, mais après ? Les participants et les initiés seront-ils des guéris ou des drogués qui sentiront maintes fois le besoin de recourir au démon, encore et encore ? Ce sont des interrogations qui limitent l’efficacité du démon dionysiaque, pour autant des interrogations qui ne doivent pas dissimuler un aspect constructif de cette force démoniaque. Le démon de Dionysos n’est pas une divinité secondaire, un démon quiconque d’une mythologie ou d’une théogonie. Il personnifie le désir ardent de l’espèce humaine pour aller toujours plus loin, de sonder plus profondément à l’intérieur de soi-même, en dépit des dangers qu’un champ inconnu et inexploré peut cacher, en dépit des conséquences de ces dangers. À condition que cela ne se fasse pas au détriment des valeurs et principes établis par le successeur de cet esprit rural, à savoir l’esprit urbain. Dans ce contexte, le démon de Dionysos éclaire au lieu d’obscurcir, demeure un introducteur du mythe mais au service de la raison. La malice avec laquelle le dionysisme se faufile dans l’étape suivant, l’urbanisme, pénètre dans un contexte étranger, envahit un esprit plus avancé, plus élaboré, mieux placé, n’est-ce pas également le démon de Dionysos ? N’est-il pas ce démon qui se glisse astucieusement parmi les citoyens, qui leur fait un clin d’œil, qui leur fait connaître une audace et un élan nouveaux ? 99

Ne sont-ils pas les citoyens qui, au départ hostiles, condescendants, ensuite gênés, surpris, et finalement réceptifs qui lui souhaitent la bienvenue ? Car armés d’une certaine connaissance que procure une relative sécurité, ils savent pourquoi et comment se servir de l’originalité et de la fraîcheur du démon dionysiaque : c’est la malice du citoyen. Alors que Dionysos ne fait pas partie du panthéon résidant à l’Olympe à l’époque géométrique-archaïque d’Homère qu’était le VIIIe siècle avant notre ère, l’époque classique, trois siècles plus tard, attribue à Dionysos une place à part entière parmi les douze dieux du panthéon olympien. Le Parthénon, temple de la démocratie athénienne, le célèbre en lui accordant, sur la frise est, un siège identique à ceux des autres dieux. En plus, il est le seul, parmi les douze dieux, qui s’appuie emphatiquement et nonchalamment sur l’épaule d’un autre dieu : l’autorité d’un dieu préurbain et individualiste au sein d’une société urbaine et démocratique est reconnue parce qu’il s’est acclimaté aux principes de la polis. Mais ce n’est pas tout. L’esprit urbain n’a pas seulement des choix volontaristes et réfléchis à faire. Il porte aussi le fardeau des réflexes venant d’un passé enfoui qui se réveille lorsque les circonstances deviennent extrêmes : la réaction irrationnelle d’un être humain affolé, le va-et-vient d’une foule houleuse extatique ou effrayée, le regard d’une personne qui, assistant à une dispute, souhaite silencieusement, inavouablement, cependant visiblement dans son œil qui brille, que la dispute dégénère le plus sauvagement possible, ne sont-ils pas également le démon de Dionysos ? Et le bûcher, l’exécution publique, la corrida ? Non pas l’inquisiteur, le juge, le picador qui préparent le condamné, ni le bourreau et le toréador qui l’exécutent. Ils ne sont pas sous l’influence d’un démonisme, ils fonctionnent en pleine conscience dans le cadre d’une procédure, certes, rituelle, cependant bien organisée sans aucun acte irréfléchi ou instinctif. Mais le public qui y assiste en prenant du plaisir ? N’est-ce pas le démon de Dionysos qui dévoile son paroxysme préurbain dans un contexte urbain ? L’envie irrépressible de voir la mise à mort d’un humain ou d’un animal, l’engouement de vouloir prendre une place au plus près possible de la scène sanglante, au point de passer toute une 100

nuit sur place pour s’assurer de cette proximité, les cris et gesticulations de joie, de triomphe, de vengeance et de haine font réapparaître l’extase morbide, le rituel neuropathologique du mystique, de l’hallucination, de la dépersonnalisation, au détriment de la raison et du conscient. Les processions extatiques, les rites cultuels orgiaques et les sacrifices en l’honneur de Dionysos dans les forêts n’existent plus tels quels, mais ont fait place à un démon dionysiaque qui continue à s’exprimer d’une manière codifiée ; jadis dans les arènes romaines, aujourd’hui sur les lieux d’exécution publique, dans les arènes de tauromachie, dans la procession d’une manifestation, aux endroits des rencontres musicales ou dans les salles d’audience des tribunaux.

Le procès et la démocratie Alors que Dionysos et son démon demeurent des forces chtoniennes, chez Socrate, philosophe en plein air, sous le soleil attique de la place publique, le démon est, malgré tout, beaucoup plus complexe et obscur. Socrate lui-même le définit comme une certaine voix intérieure qui, depuis son enfance, le détournait de ce qu’il allait faire sans jamais l’inciter à agir238. Le texte de Xénophon est plus lapidaire sur ce démon : il le décrit comme la voix d’un dieu qui indique à Socrate ce qu’il doit faire, tel un tonnerre, le plus important des augures, cette image étant plus vraie et pieuse que celle des gens qui cherchent les présages des dieux dans le chant des oiseaux239. Ce caractère dissuasif et pas incitatif du démon de Socrate constitue, à mon sens, un élément fondateur du socratisme. En racontant sa vie face à ses juges, il fait savoir que, depuis toujours, il dédaignait la mort : il vota contre la décision des prytanes du régime démocratique qui voulaient juger en bloc les dix stratèges qui n’avaient pas recueilli les corps des soldats 238

Platon, Apologie de Socrate, 31d. Alcibiade majeur, 103a-b. Phèdre, 242bc. Euthydème, 272e. 239 Xénophon, Apologie de Socrate, 12-13.

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morts après une bataille, alors que la loi stipulait que les accusés devaient être jugés séparément240 ; il désobéit, au péril de sa vie, à l’ordre de la tyrannie des Trente pour aller arrêter un innocent241 ; quel qu’eût pu être le verdict des juges, il n’allait jamais changer de conduite, même s’il devait à s’exposer maintes fois à la mort242. Ces affirmations, associées à son attitude orgueilleuse – et par moments ironique et provocatrice – pendant son procès, donnent à comprendre que Socrate était effectivement indifférent à l’idée de rester en vie, une vie menée suivant les injonctions de son démon. Il refusa même de s’évader, comme ses amis le poussaient à le faire par la bouche de Criton, en l’assurant de la réussite de l’évasion. Il répliqua à Criton qu’il ne fallait pas se comporter de manière injuste en raison d’une décision injuste, et que s’évader sans l’accord de la Cité serait se dresser contre les lois qui disent qu’il faut obéir aux décisions de la Cité, quelles qu’elles soient243. Tout ceci paraît cohérent jusqu’au moment où il dit que la seule manière de vivre une longue vie est de ne se mêler jamais de la politique et de rester un homme privé, « ἰδιωτεύειν ἀλλὰ μὴ δημοσιεύειν »244. Pourquoi, quand il s’agit de la vie politique, le démon pousse Socrate à ne pas s’en mêler pour rester en vie ? Lorsqu’il développe son indifférence à la mort, il précise que dans la mesure où les humains ne savent pas vraiment ce qu’est la mort en réalité, il est absurde d’en avoir peur245. Socrate se sent chanceux, si finalement la mort n’est que ce que certains croient, à savoir le passage de ce monde à un autre où se rassemblent les âmes et où il pourra rencontrer celles de ses augustes ancêtres246, et heureux de mourir car il se considère comme un devin au service d’Apollon247. Il y ajoute même « qu’il n’est pas irrationnel dans certains cas de considérer la 240

Platon, Apologie de Socrate, 32b. Id., 32c-d. 242 Id., 30b-c. 243 Platon, Criton, 49b-c, 50a-51c. 244 Platon, Apologie de Socrate, 32a, 32e. 245 Id., 40b-c. 246 Id., 41a-c. 247 Platon, Phédon, 85a-b. 241

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mort comme préférable à la vie »248, et qu’il faut garder une attitude positive et confiante à l’égard de la mort, « εὐέλπιδας εἶναι πρὸς τὸν θάνατον »249. Pourquoi donc Socrate n’a-t-il pas peur de la mort dans sa vie, de manière générale, et quand il est question de faire de la politique, préconise-t-il l’abstention dans le but d’éviter la mort ? Pour un citoyen d’Athènes aux Ve et IVe siècles avant notre ère, se mêler de la vie politique n’avait pas exactement la même signification qu’aujourd’hui. Ce n’était pas s’intéresser passivement aux choses de la Cité ou de temps en temps élire les officiers aux postes du pouvoir. C’était participer activement au fonctionnement des institutions, exercer le pouvoir politique, judiciaire et militaire en tant que citoyen élu ou tiré au sort, préserver et améliorer les lois, garantir leur respect par tous. Dans ce contexte, pourquoi serait-il absurde de craindre la mort dans tous les domaines, à l’exception de celui politique ? Pourquoi une mort provoquée par la participation à la vie politique d’Athènes ne conduirait-elle pas Socrate à traverser les mêmes champs élyséens d’Hadès pour rencontrer les âmes d’Homère, d’Hésiode, d’Ulysse, d’Orphée, de Minos, comme une mort venant après une bataille ou après une opposition à un jury qui prononcerait une condamnation à mort injuste ? Le rapport de Socrate à la mort, ou plus précisément le développement dans sa pensée de la conscience morale et l’apparition de l’idée d’immortalité, est perçu par la métaphysique idéaliste de Hegel comme suit : « On ne peut pas dire que, chez les Grecs, la mort ait été comprise dans sa signification essentielle ; le corps et l’âme, dans leur union actuelle, n’étaient pas regardés comme une existence négative. Aussi, la mort n’était qu’un simple passage à un autre mode d’existence, sans effroi, sans terreur […] Mais du moment où la personne, dans sa substance spirituelle, est d’une valeur infinie, la destruction qu’entraîne la mort […] a tant d’importance. […] L’individu, en Grèce, au contraire, considéré dans sa nature spirituelle, ne s’attribue pas cette valeur […] Pour les Grecs, il n’y avait rien de sérieux dans l’immortalité. C’est chez Socrate, 248 249

Id., 62a-b. Platon, Apologie de Socrate, 41c.

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avec le développement tardif de la réflexion et de la conscience morale, que, pour la première fois, l’immortalité prend une signification plus profonde et satisfait à un besoin plus vaste de l’âme humaine »250. Très souvent, au sujet du procès de Socrate, la postérité s’est interrogée sur la vraie raison de cette condamnation, en mettant l’accent sur une prétendue faute grave commise par le régime d’Athènes ; qui plus est, non par la tyrannie des Trente qui dominait quelques années auparavant, mais par la démocratie, déjà rétablie à l’époque du procès. Pour Francis Macdonald Cornford, quand Socrate dit aux Athéniens que la seule chose qui compte dans la vie n’est ni la richesse matérielle ni la distinction sociale mais l’âme, il se servait d’un langage très étrange à leurs oreilles qui ne saisissaient pas la découverte du philosophe mettant en lumière la prépondérance de l’âme sur le corps, cette faculté intérieure qui sait distinguer entre le bon et le mauvais et choisir le bon251. Victor Ehrenberg considère que le vrai Socrate, très loin de la caricature d’Aristophane, s’est battu pour les idéaux anciens mais avec de nouvelles armes et de nouvelles raisons : son procès reste un évènement extraordinaire dans l’histoire de l’esprit humain et de la liberté spirituelle de l’homme252. À la manière d’une planche anatomique, note Paulin Ismard, le procès de Socrate offre à voir le fonctionnement de la justice athénienne, dont les principes semblent singulièrement antinomiques à notre expérience spontanée du droit ; ce qui renvoie au principe même de la démocratie directe et à l’absence revendiquée de séparation entre les différents pouvoirs253. « Au cœur de l’événement de 399 [avant notre ère] persiste un atome insécable dans toute alchimie historienne, qui tient au comportement de Socrate devant ses juges. En soumettant l’espace agonistique du tribunal aux impératifs de la pratique philosophique, comme en refusant au tribunal démocratique la légitimité de le juger, Socrate faisait du procès l’objet d’un 250

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, I, p. 651-652. Francis Macdonald Cornford, Before and after Socrates, p.50-51. 252 Victor Ehrenberg, The People of Aristophanes, p. 274-278. 253 Paulin Ismard, op. cit., p. 80. 251

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débat sur la nature même des institutions de la cité. […] Par son comportement, Socrate entrait en dissidence, et offrait à la postérité un trésor d’une potentialité exégétique sans pareille dans lequel chaque époque projettera son rapport à l’Athènes classique et à la démocratie »254. Parler d’une résurrection de Socrate grâce au christianisme, quelques siècles après sa mort physique et philosophique, n’est pas excessif ou inexact. L’expression « mort philosophique » est justifiée par le fait que certains auteurs de l’antiquité, du Moyen Âge, de la Renaissance et des Lumières qui citent Socrate positivement, ils ne le font pas toujours pour promouvoir ses idées philosophiques et politiques mais pour mettre en valeur son courage pendant son procès et le choix qu’il fit de sacrifier sa vie pour défendre ses idées. Le Siècle des Lumières eut, avec quelques exceptions, une attitude positive pour la figure de Socrate. Cependant, il s’agissait de faire valoir un exemple de résistance au pouvoir, exemple dont les penseurs du XVIIIe siècle se servaient, par une relecture du procès de Socrate, dans leur propre lutte contre la censure monarchique et ecclésiastique. Voltaire, avec sa pièce de théâtre Socrate en 1759 qui exalte la figure athénienne, réinventa le procès du philosophe, ajouta des personnages imaginaires, changea des faits historiques et modifia des données philosophiques de la pensée socratique afin de dénoncer les abus et injustices de l’Ancien Régime en France. Les penseurs des Lumières, censurés par le pouvoir, s’emparèrent du procès de Socrate parce qu’ils se sentaient comme les Socrate de leur temps, sans forcément partager les idées du philosophe athénien. Voltaire, dans ses lettres, évoquait Socrate pour souligner l’injustice de sa condamnation255, pour la souffrance qu’il endura au moment de sa mort256, pour regretter le peu de Socrate en France résistant à leurs opposants257, ou pour comparer la

254

Id., p. 204. Voltaire, Correspondance choisie, lettre du 1er juillet 1766 à Étienne-Noël Damilaville, p. 832. 256 Id., lettre du 22 mai 1765 au comte et à la comtesse d’Argental, p. 788. 257 Id., lettre du 9 septembre 1752 à Jean Le Rond d’Alembert, p. 296. 255

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condamnation de Socrate avec les interdictions et les bûchers en France, et formuler un plaidoyer pour la tolérance258. L’historien Nicolas Fréret rédigea un mémoire lu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1738 qui ne partageait point la sympathie, et pour certains l’enthousiasme, de ses contemporains pour Socrate. Un mémoire exceptionnel au sens premier du terme, non parce qu’il allait à l’encontre de la doxa de son temps, mais de par la richesse et diversité de ses sources, la minutie de sa recherche et la rigueur de sa méthode, en dépit du poids discutable de certaines sources que l’exégèse du XVIIIe siècle n’avait pas encore bien mesuré. La première partie de cet essai réfute l’opinion qui attribue la condamnation de Socrate à la haine des sophistes parce que cette haine est douteuse ; et même s’ils haïssaient le philosophe à ce point, leur pouvoir politique était très limité et Anytos, l’un des accusateurs supposé agir à leur instigation, était leur ennemi avant d’être celui de Socrate259. C’est la seconde partie du mémoire qui importe davantage parce que son auteur y examine les causes du procès et de la condamnation du philosophe. Après avoir présenté l’évolution de l’histoire, du régime et des lois d’Athènes les siècles précédant le procès, Fréret émet son point de vue au sujet de la raison d’être du procès et de la condamnation : « La preuve de séduction [des ennemis de la démocratie par Socrate] devoit paraître complète aux yeux des partisans de la démocratie, qui regardoient cette élection [des magistrats de la ville] par le sort comme le seul moyen de conserver l’égalité entre tous les citoyens […] Voilà, sans doute, quel étoit le grand crime de Socrate aux yeux des Athéniens ; et voilà ce qui le fit condamner par ses juges260 […] On demandera sans doute pourquoi les ennemis de Socrate ne l’attaquèrent point à découvert comme ennemi de la démocratie, et pourquoi ils se servirent de l’accusation vague de séduire la jeunesse. La réponse est facile : Socrate, qui ne se mêloit point des affaires 258

Id., lettre du 23 juillet 1766 à Denis Diderot, p. 837. Nicolas Fréret, « Observations sur les causes et sur quelques circonstances de la condamnation de Socrate », p. 158-161. 260 Id., p. 191. 259

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publiques, auroit pu être convaincu tout au plus d’avoir tenu des discours peu mesurés ; et, pour le trouver coupable, il auroit fallu remonter à des temps antérieurs à l’archontat d’Euclide […] trois ans et demi au plus avant l’accusation. Or l’amnistie jurée avec tant de solennité sous cet archonte ne permettoit aucune recherche de tout ce qui avoit été fait jusqu’alors […] Il n’auroit pas même été possible aux accusateurs de Socrate de faire restreindre à lui seul l’exception de l’amnistie ; car, au temps qu’elle avoit été jurée, il avoit été défendu, par une loi expresse, d’établir ou même de proposer aucune loi qui ne regardât qu’un citoyen en particulier, et qui ne s’étendît pas à tous les autres261 […] Socrate se donnoit pour un homme inspiré, que des pressentimens divins conduisoient en toutes choses […] l’assistance de ce génie ou démon sur lequel les Platoniciens de tous les siècles ont débité tant de rêves absurdes […] Il faut convenir qu’un semblable dogme ne s’accordoit guère avec la pratique établie alors dans cette religion. La volonté des dieux sur l’avenir n’étoit censée se manifester que par la voix des oracles […] et par les signes qui accompagnoient les sacrifices offerts par les mains des prêtres […] Le principe de Socrate pouvoit et devoit mener au fanatisme le plus dangereux […] Les pressentimens de Socrate étoient éclairés et conduits par l’équité et par la vertu ; je l’accorderai à ses admirateurs : mais étoit-il sûr que ces pressentimens le seroient de même dans tous ceux qui se seroient attribués une semblable prérogative ?262

Il serait difficile et injuste, à une période du règne de Louis XV où l’aristocratie commença à perdre certains de ses privilèges, de ne pas reconnaître chez Fréret une précision, une méticulosité, une mesure, un humanisme, une sensibilité, une dignité et une aspiration à la liberté dignes de l’esprit des Lumières. Mais la postérité, de mauvaise grâce, retiendra davantage d’autres noms que le sien. Nietzsche estime, pour sa part, que Socrate a toujours cru qu’il serait condamné. C’est la raison pour laquelle, empêché par son démon, il n’a pas préparé sa défense car il pensait que le moment était venu pour mourir, et c’est ainsi qu’il faut entendre 261 262

Id., p. 198-199. Id., p. 200-201.

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sa grandiose apologie : comme un discours pour la postérité263. En ce qui concerne le jury, il n’a décidé ni l’ostracisme, ni la conduite aux frontières d’un individu énigmatique ou inclassable, mais la mort, choisie par Socrate lui-même en toute lucidité264. Socrate voulait mourir, poursuit Nietzsche. Ce n’est pas Athènes, c’est lui-même qui s’est tendu la coupe de ciguë, il a forcé Athènes à la lui tendre265. L’affirmation de Nietzsche que Socrate trouva le bon moment pour mourir, affirmation empruntée à Xénophon, oriente vers le texte de cet historien. Socrate avait expliqué avant le procès à Hermogène pourquoi il ne préparera pas une vraie plaidoirie : « Deux fois j’ai essayé de formuler une apologie et deux fois le démon m’en a dissuadé […] Peut-être que le dieu, dans sa bonté, me permet-il non seulement de terminer ma vie au bon moment, mais également de la manière la plus facile […] C’est avec raison que les dieux m’empêchent de préparer mon discours, car sinon je continuerai à vivre jusqu’à une mort issue des méfaits de la maladie et de la vieillesse, sans les bienfaits des plaisirs »266. Xénophon écrit plus loin que Socrate était vraiment persuadé qu’il allait finir sa vie au moment opportun, « καιρὸν ἤδη ἐνόμιζεν ἑαυτῷ τελευτᾶν »267. Ces extraits font bien comprendre pourquoi le philosophe obéit, par respect pour les lois, aux décisions de la Cité – qu’elles soient justes ou injustes, souligne-t-il268 – et refuse de s’évader de la prison, mais n’obéit pas aux décisions de la Cité lorsqu’il considère injuste la décision concernant le procès des dix stratèges ou l’arrestation d’une personne. La condamnation du philosophe ne constitue ni une faute du régime démocratique, ni un piège tendu par un vieux malicieux dans lequel tomba le jury. L’attitude de Socrate au cours de son procès contribua peu au verdict final. Certes, il se montra comme celui qui ne changera pas de conduite dans sa vie, 263

Friedrich Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, p. 179. 264 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 100. 265 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 74, § 12. 266 Xénophon, Apologie de Socrate, 4, 7-8. 267 Id., 23. 268 « αἶς ἄν ἡ πόλις δικάζῃ ». Platon, Criton, 50c, 54b-c.

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complètement indifférent à un verdict favorable ou défavorable des juges269, comme le sauveur de sa ville dont les juges ne le comprennent pas dans sa haute mission définie par le dieu270, comme quelqu’un au-dessus des lois et des délibérations judiciaires271, qui n’obéit qu’à son démon272. Par ailleurs, après un premier verdict sur l’acquittement ou la condamnation de l’accusé, où trente voix auraient suffi pour l’acquitter273, Socrate prononça un discours très ironique qui donna lieu au second verdict concernant le choix de la peine, où une majorité, encore plus large que la première, vota la mort. Décision suivie par une allocution très agressive du condamné qui traita les juges qui le condamnèrent de malveillants et d’imposteurs (μοχθηρίαν καὶ ἀδικίαν)274, en leur prédisant que dans l’avenir d’autres examinateurs comme Socrate arriveront pour interroger les juges sur leur conduite peu efficace et déshonorable qui consiste à empêcher les autres à s’exprimer275. Néanmoins, le sens profond de la condamnation de Socrate ne résulte guère de sa manière de s’exprimer devant ses juges, que Xénophon qualifie de langage magnifiquement emphatique (μεγαληγορία)276, ni de son attitude devant la cour de justice de l’Héliée, bien que cette attitude y contribuât ; mais seulement en partie. Sa condamnation vient principalement des valeurs qu’il enseignait à ses disciples, et de la prépondérance que le 269

Platon, Apologie de Socrate, 30b. Id., 30d-e. 271 Id., 29d. 272 Id., 28e, 29d. 273 Id., 36a. Le tribunal populaire de l’Héliée avait six-mille membres équitablement tirés au sort parmi les dix tribus de la Cité d’Athènes, soit six-cents membres par tribu, pour une durée d’un an, répartis en plusieurs chambres composées de 201 juges pour les affaires de moindre importance et de 400/401, 500/501, 1500/1501 juges pour les affaires d’intérêt plus général. Si les juges présents au procès de Socrate étaient 500, 280 votèrent pour la condamnation et 220 contre, selon le témoignage de Platon qui écrit que trente voix auraient suffi pour acquitter Socrate. Ce qui veut dire que si trente voix parmi celles contre lui étaient reportées en sa faveur, ceci aurait donné un résultat de 250 contre 250, et dans ce cas l’accusé aurait été acquitté. 274 Id., 39b. 275 Id., 39d. 276 Xénophon, Apologie de Socrate, 1. 270

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philosophe accordait à sa voix intérieure, à son démon, vis-à-vis des institutions, valeurs et principes du démos ; un démon obscur individualiste contre un démos rationnel collectif. Il faut éviter d’interpréter le verbe corrompre de l’accusation sous la lumière de l’éthique chrétienne. Διαφθείρω en grec ancien n’avait pas un rapport avec la sexualité ; il signifiait endommager ou détruire physiquement ou mentalement, et aussi falsifier, altérer. Dans le texte platonicien, la corruption des jeunes par Socrate est explicitée comme une incitation d’un Socrate athée de ne pas croire aux dieux277, alors que dans l’Apologie xénophontique, l’accent au sujet de la corruption est mis davantage sur le fait que les disciples de Socrate étaient plus convaincus (πείθεσθαι) par lui que par leurs propres parents et familles278. Accusation qui n’était du reste pas infondée, d’autant que Platon lui-même rapporte la manière dont Socrate essayait de convaincre le jeune Alcibiade de suivre son enseignement : « Sans moi, ami, fils de Clinias et de Dinomaché, il est impossible que tu réalises tes desseins [τούτων γάρ σοι ἁπάντων τῶν διανοημάτων τέλος ἐπιτεθῆναι ἄνευ ἐμοῦ ἀδύνατον] ; tant est fort le pouvoir que je crois posséder pour tes affaires et sur ta personne […] Je te ferai comprendre ma valeur pour tout ce qui te concerne, et aucun tuteur, aucun parent, aucune autre personne n’est capable de te donner le pouvoir que tu désires, à part moi [πλὴν ἐμοῦ], et bien sûr à part le dieu »279. Socrate n’a bien évidemment pas corrompu les mœurs de la jeunesse d’Athènes, sexuellement parlant. Certains auteurs insistent sur le verbe corrompre dans une accusation qu’ils considèrent infondée et injuste. Cependant, comment faut-il comprendre le sens de ce verbe utilisé par Mélétos dans son accusation contre Socrate ? Alors que le texte de Platon relate comme accusation que « Socrate est dit de faire du tort aux gens en les corrompant, de ne pas croire aux dieux auxquels la ville croit et d’y introduire de nouveaux démons »280, le texte de 277

Platon, Apologie de Socrate, 26b-d. Xénophon, Apologie de Socrate, 19-20. 279 Platon, Alcibiade majeur, 105d-e. 280 Platon, Apologie de Socrate, 24b-c. 278

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Xénophon, qui demeure un admirateur et disciple de Socrate, présente l’essentiel de l’accusation pour corruption comme suit : Il [Socrate] faisait ceux qu’il fréquentait mépriser les lois établies [ὑπερορᾶν ἐποίει τῶν καθεστώτων νόμων τοὺς συνόντας] en leur disant que c’est ridicule de choisir les gouvernants de la ville au tirage au sort, puisque personne ne recourt au tirage au sort quand il est question de choisir un architecte, un joueur de flûte, ou un spécialiste dans de pareils domaines, dont les fautes sont bien moins préjudiciables que les fautes de ceux qui s’occupent des choses de la ville ; avec ces discours, disait-il [l’accusateur], il [Socrate] galvanisait les jeunes à mépriser la république établie et il les rendait violents [ἐπαίρειν ἔφη τοὺς νέους καταφρονεῖν τῆς καθεστώσης πολιτείας καὶ ποιεῖν βιαίους]281.

Voilà la vraie connotation du verbe corrompre dans la bouche de Mélétos : Socrate corrompait le sentiment républicain des jeunes d’Athènes en les incitant à dédaigner les institutions démocratiques de la Cité et à braver les lois. Était-ce pour autant vrai ? Cette fois ce ne sont pas les amis ou adversaires de Socrate qui peuvent y apporter un élément de réponse mais les faits historiques. La participation des disciples et amis de Socrate à la tyrannie des Trente en 404 avant notre ère, cinq ans avant le procès, imposée par Sparte vainqueur d’Athènes, est un fait avéré. Platon et Xénophon, entre autres, furent obligés de quitter la ville juste après la chute de la tyrannie et la restauration de la démocratie pour échapper à la colère des Athéniens démocrates. Si l’essence de l’accusation contre Socrate pour incitation contre les institutions démocratiques d’Athènes n’était pas vraie, et Mélétos voulait dire autre chose quand il accusait Socrate de corrompre la jeunesse, dans ce cas les défenseurs du philosophe, plusieurs siècles plus tard, auraient aisément réfuté cette accusation. Les atrocités du régime de terreur des Trente au détriment de leurs concitoyens, ayant provoqué la mort de 1 500 à 2 000 personnes en l’espace d’à peine huit mois que dura ce régime, 281

Xénophon, Mémorables de Socrate, I, 2, § 9.

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et l’éloignement forcé des milliers d’autres, étaient des expériences traumatisantes, encore très vives dans la mémoire des Athéniens au moment du procès. Critias, chef des Trente tyrans, tué au cours des affrontements avec les démocrates qui essayaient de renverser la tyrannie, fut cousin de Platon, proche et fidèle de Socrate, ainsi que Charmide, oncle de Platon, qui eut la même fin. Quant à Alcibiade, le bon vivant, l’amoral, l’opportuniste par excellence et le disciple cher du cercle de Socrate, après avoir tenté d’entraîner Athènes dans une guerre contre Sparte avec des résultats désastreux pour sa ville, s’allia avec les ennemis Spartiates et ensuite avec les Perses où il fut assassiné. Xénophon, afin de contester et diminuer la responsabilité de Socrate dans le comportement de ses amis et disciples, commence par mettre au conditionnel les crimes commis par Critias et Alcibiade, pour y ajouter qu’en admettant qu’ils se soient comportés mal, c’était parce qu’ils étaient les plus ambitieux parmi les Athéniens, n’ont pas imité le mode de vie modérée et sage de Socrate et l’ont abandonné du moment qu’ils se sont crus supérieurs aux autres. Une critique, admet Xénophon, pourrait être faite à Socrate pour avoir enseigné d’abord la politique et ensuite la sagesse alors que ce serait mieux d’enseigner d’abord la sagesse. Cependant, continue l’historien, il suffisait pour les disciples de voir comment Socrate vivait comme un homme et maître vertueux pour savoir comment se comporter. Pendant que Critias et Alcibiade étaient avec Socrate, ils étaient sages, mais par la suite, s’ils se sont mal comportés, c’est parce qu’ils ont considéré que c’était mieux d’agir de la manière dont ils ont agi282. La faiblesse de l’argumentaire de Xénophon est évidente, cependant l’importance de cet extrait est essentielle : il confirme que Socrate enseignait à ses disciples de faire de la politique (τὰ πολιτικὰ διδάσκειν), et sa conception – telle qu’elle transparaît dans les dialogues platoniciens – d’inspiration aristocratique et oligarchique, allergique aux institutions démocratiques, fut l’essence de ce qu’il transmettait comme théorie politique. Même s’il n’aurait pas recouru lui-même à la violence dont ses 282

Id., I, 2, § 13-18.

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disciples firent preuve, même s’il n’aurait pas commis leurs crimes, c’était lui qui leur inculquait les principes aristocratiques et oligarchiques qui ne renient ni la corruption ni la violence. Dans le dialogue de Platon Alcibiade majeur, Socrate, s’adressant au jeune Alcibiade, après lui avoir signifié qu’à l’exception de Socrate, personne, ni tuteur ni parent, ne peut l’aider à réaliser quelque chose de grand dans sa vie283, lui reproche de vouloir faire de la politique en ignorant ce qui est juste et ce qui est injuste284, et même, faisant un bond dans l’avenir, fait remarquer l’admiration d’Alcibiade pour les rois perses285, alors qu’il devrait appliquer la devise de Delphes, connais-toi toi-même (γνῶθι σαυτόν), pour comprendre que les Perses et les Spartiates sont des ennemis et pas des gens à admirer286. Étant donné l’époque de la rédaction de ce texte, quelques années après les crimes d’Alcibiade et ses trahisons successives contre sa ville d’Athènes en collaborant avec Sparte et la Perse, et aussi après le procès de Socrate, l’intention évidente de Platon est de répondre rétrospectivement aux supputations, et dans certains cas aux accusations explicites formulées au sujet de la responsabilité de Socrate dans les méfaits et crimes de ses disciples. Il n’est pas innocent qu’Aristophane, dans Les Nuées, fasse Strepsiade brûler la maison de Socrate, maître de son fils, qui enseigne à ce dernier à mépriser les valeurs familiales en frappant son père. Étant en train de mettre le feu sur le toit de la maison du philosophe, Strepsiade répond à Socrate qu’il y est monté pour se balader dans les hauteurs et observer le soleil, la phrase mot à mot que Socrate avait prononcée auparavant pour expliquer son envol dans une corbeille parmi les nuées287. Cette comédie, écrite dix-neuf ans avant la tyrannie des Trente, prédisait-elle les crimes des tyrans, amis de Socrate ? Non, pas forcément. Mais elle avertissait sur les dangers encourus si les principes de la conception oligarchique sont appliqués. 283

Platon, Alcibiade majeur, 105d-e. Id., 107d, 112d, 113b. 285 Id., 105c. 286 Id., 124a-b. 287 Aristophane, Les Nuées, respectivement 225 et 1503. 284

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Aristophane fit appel à la vigilance de ses concitoyens, en leur montrant où une conduite qui suit le raisonnement et l’attitude de Socrate peut amener ; par malheur, la suite lui donnera raison. Socrate l’« apolitique » qui n’aime pas la politique, décourage Glaucon d’en faire parce qu’il est plus prétentieux que doué, mais conseille son disciple et ami Charmide de se mêler des affaires de la Cité parce qu’il le trouve digne d’une carrière politique288. L’ironie de l’histoire est que celui que Socrate pressent comme doué pour la politique fera partie des criminels de la tyrannie des Trente, tué lors d’un combat de rue par l’armée démocratique. Socrate développe une conversation avec Périclès le jeune, fils du grand Périclès, pour lui expliquer que la raison du déclin d’Athènes est la mise en valeur par la démocratie de la confiance qui produit la négligence, la futilité et la désobéissance, alors qu’il fallait promouvoir la crainte qui fait les hommes plus attentifs, plus dociles et plus disciplinés, et d’imiter les Spartiates dans leur manière de respecter certains principes289. Socrate participe vaillamment à des batailles pour défendre sa ville sans avoir peur de la mort, s’oppose à des décisions iniques du pouvoir exécutif au péril de sa vie, se comporte comme un homme à principes, intègre, idéaliste, sans esprit opportuniste, mais il estime le temps de son procès comme étant le moment opportun pour finir sa vie afin d’éviter les inconvénients de la vieillesse et de la maladie. Il est disposé à mourir en défendant ses valeurs dans tout domaine, la politique exceptée. Dans ce cas, au lieu d’articuler ses désaccords et agir en conséquence, Socrate s’abstient. Sa préférence aristocratique et oligarchique en matière de politique ne demeure pour autant guère un secret. Comment se fait-il que celui qui, se désintéressant des biens matériels, de sa propre fortune et de sa propre sécurité, se penche inlassablement sur l’âme des autres pour la parfaire, et dans le même temps évite un domaine, la politique, qui lui permettrait d’exprimer librement et en public

288 289

Xénophon, Mémorables de Socrate, III, 6, § 14-18 ; 7, § 9. Id., III, 5, § 5 et 15.

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ses accords et désaccords pour parfaire l’âme d’un régime politique ? C’est en raison, ainsi que vous m’aviez si souvent entendu le dire à beaucoup d’endroits, de l’existence en moi d’une manifestation divine ou d’un démon dont Mélétos s’est moqué dans son accusation. Cette manifestation avait commencé depuis que j’étais enfant, cette existence d’une voix qui lorsqu’elle se manifeste, elle m’empêche toujours de faire ce que j’allais faire, sans jamais me pousser à agir. C’est cette voix qui s’oppose à ce que je ne fasse pas de la politique. Et il me semble que c’est une excellente chose qu’elle m’en empêche ; car je veux que vous le sachiez, hommes Athéniens ; si j’avais fait de la politique depuis longtemps, je serais mort depuis longtemps, et ainsi je ne serais utile ni à vous ni à moimême290 […] Alors croyez-vous que j’aurais vécu tant d’années si j’avais fait de la politique et si, faisant comme un homme digne, j’avais servi la justice, en la mettant, comme il le faut, au-dessus de tout ?291

Comment faut-il comprendre cet extrait de l’allocution de Socrate, notamment la dernière phrase teintée de cynisme ? En lisant attentivement ce qui précède et ce qui suit ces paroles, il est clair que son ironie est moins présente que dans d’autres moments de sa plaidoirie. Il est orgueilleux quand il se croit investi d’une mission divine et hautement importante, en déclarant que son maintien en vie est un fait très bénéfique pour Athènes et pour lui-même. Mais il n’est pas sarcastique, et à peine ironique, quand il admet que la motivation pour ne pas se mêler de la politique est son envie de rester en vie, alors que la mort ne lui fait pas peur sur un champ de bataille ou en désobéissant à un ordre inique ou à une décision injuste. Le problème de Socrate n’est pas la mort, mais le régime démocratique. Il accuse Mélétos, Anytos et Lycon, ses accusateurs, d’avoir caricaturé sa vie et déformé sa philosophie ; et en particulier il traite Mélétos de violent et de licencieux (ὑβριστὴς καὶ ἀκόλαστος)292. Dans un dialogue 290

Platon, Apologie de Socrate, 31c-e. Id., 32e. 292 Ιd., 26e. 291

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consacré à la définition de la pitié, Socrate ironise à propos de Mélétos en le qualifiant d’homme de cœur, grand savant, connaisseur de ce qui est la corruption et doué en politique pour avoir entrepris de sauver la jeunesse d’Athènes, victime d’un Socrate corrupteur293. C’est tout à fait légitime pour la défense d’un accusé que d’attaquer ses accusateurs ; par des arguments vrais ou faux, par une allure sobre ou ironique, dans le but de saper et démonter les accusations de la partie adverse. Mais Socrate accuse également Athènes et sa démocratie. Il est concevable et salutaire qu’un régime démocratique soit critiqué et accusé. Mais de quoi Socrate accuse-t-il le régime athénien ? D’avoir failli à ses principes démocratiques ? Non, Socrate ne reproche pas au régime d’avoir manqué à son devoir démocratique. Il attaque la démocratie parce qu’elle a des principes que lui, il les exècre. Il accuse l’essence de l’esprit démocratique. Là réside le fondement de sa condamnation par les juges. Socrate persiste textuellement que la politique doit être réservée aux hommes qui sont doués pour être les chefs, comme les bons capitaines de navires pour assurer la bonne navigation, les bons laboureurs pour cultiver la terre, les bons médecins pour guérir le corps malade, les bons entraîneurs pour les exercices physiques du corps, les bonnes fileuses pour travailler la laine, bien supérieures aux hommes dans cet art. Tous les autres doivent obéir aux meilleurs spécialistes dans leurs domaines respectifs. À la question de savoir ce qui passerait si un tyran ne suit pas le conseil d’un spécialiste sage, ou même tue le conseiller sage, Socrate répond de manière vague et évasive qu’il serait puni294. Il préconise l’emploi de la vérité de manière sélective : le mensonge est interdit aux gouvernés, mais permis aux gouvernants qui doivent avoir le droit de se servir du mensonge comme un médicament, tel un médecin qui doit administrer un médicament pour le bien de ses patients. Si un gouverné ment, il doit être puni, mais son gouverneur est

293 294

Platon, Euthyphron, 2c-3a. Xénophon, Mémorables de Socrate, III, 9, § 11-14.

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affranchi de l’obligation de se servir uniquement de la vérité lorsque le mensonge est bénéfique pour la Cité295. Socrate distingue les deux régimes de royauté et de tyrannie comme celui d’un roi accepté par le peuple qui gouverne selon les lois de la Cité, et d’un tyran qui, en dépit de la volonté du peuple, gouverne selon ses propres principes. Il définit l’aristocratie comme une république où les gouvernants respectent les lois, la ploutocratie comme le régime qui se base sur la possession de terres, et la démocratie comme celui qui suit la volonté de tous296. L’association des termes πολιτεία, république, et τὰ νόμιμα, lois, avec l’aristocratie, ne laisse guère de doute sur la préférence de Socrate. Il trouve inacceptable que l’individu soit obligé de se soumettre à l’opinion de la majorité de l’assemblée de la Cité lorsqu’il n’est pas d’accord avec ses concitoyens, et lui-même préfère jouer une lyre mal accordée, aller contre l’avis de la majorité, plutôt que contre sa propre opinion297. Certes, le dialogue La République fait partie de la maturité philosophique de Platon, exposant sa propre philosophie, mais sa pensée politique est dans la droite ligne de Socrate, son mentor. Quant au dialogue Gorgias, dont est tirée la dernière citation, sa rédaction se situe à l’époque de la formation philosophique de Platon, exprimant clairement la théorie de son maître. Du reste, Socrate ne résiste pas à la tentation d’exprimer de manière récurrente son antipathie pour Périclès, en déclarant qu’il n’a jamais rendu personne utile et sage parmi les gens qui l’ont fréquenté, et que le démon de Socrate est meilleur et plus sage comme instructeur que Périclès pour les personnes formées par cet homme d’État, incapable même d’instruire ses propres fils, et responsable d’avoir rendu les Athéniens paresseux, lâches, bavards et assoiffés d’argent en établissant des salaires pour ceux qui participaient au bon fonctionnement

295

Platon, La République, III, 389b-d. Xénophon, Mémorables de Socrate, IV, 6, § 12. 297 « τῇ ἐκκλησίᾳ, ἐάν τι σοῦ λέγοντος ὁ δῆμος ὁ Ἀθηναίων μὴ φῇ οὕτως ἔχειν, μεταβαλλόμενος λέγεις ἃ ἐκεῖνος βούλεται ». Platon, Gorgias, 481e-482c. 296

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des institutions de la Cité298. Pour saisir ces qualificatifs, il faut préciser que Socrate est furieux contre Périclès parce que le régime démocratique permet aux citoyens de participer au bon fonctionnement des institutions au lieu de s’occuper uniquement de leur propre métier, signe de paresse pour Socrate, qu’ils prennent leur temps avant de se prononcer, signe de lâcheté pour lui, qu’ils puissent s’exprimer au sujet de la chose publique, signe de bavardage pour le philosophe, et qu’ils acceptent de percevoir une faible indemnité pour leur temps consacré aux affaires publiques, que Socrate n’hésite pas de qualifier de soif d’argent, en dépit de la faiblesse de cette indemnité. L’antipathie socratique pour le peuple d’Athènes est clairement exprimée lorsque le philosophe assure Alcibiade qu’il est amoureux de lui sans calcul alors que les autres le sont pour ce qu’Alcibiade est physiquement et matériellement ; et il ajoute : « Si maintenant tu n’es pas corrompu par le démos des Athéniens [ἂν μὴ διαφθαρῇς ὑπὸ τοῦ Ἀθηναίων δήμου] pour devenir mauvais, je ne t’abandonnerai pas ; car ce que je crains davantage est que tu tombes amoureux du peuple et ainsi tu te corrompes ; car cela est arrivé à beaucoup de bons Athéniens »299. Romano Guardini considère que Socrate est condamné car il soumettait toute réalité prétendant à quelque valeur à l’épreuve de la question. À l’instinct, à l’intime authenticité de l’être, à l’autorité de toute tradition, continue l’auteur, Socrate oppose la force de la responsabilité personnelle portée par l’intuition des essences et par le respect des faits300. L’intuition des essences n’est pour autant pas très différente de l’instinct et de l’intime authenticité de l’être. Quoi de plus instinctif et obscur qu’un démon indéfinissable ? Par ailleurs, la force de la responsabilité personnelle fut la base de la conception démocratique d’Athènes, considérant comme préjudiciable et dangereux celui qui s’abstenait de la vie politique et refusait d’y prendre position. Obéir à une voix intérieure, à un démon, qui empêche 298

Platon, Alcibiade majeur, 118d-119a, 124c. Protagoras, 319e-320a. Le Banquet, 215e. Ménon, 94a-b. Gorgias, 515e. 299 Platon, Alcibiade majeur, 132a. 300 Romano Guardini, op. cit., p. 55.

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d’agir sans indiquer que faire à la place, est soumettre toute réalité prétendant à quelque valeur à l’épreuve du nihilisme. Socrate fut très loin de ceux qui, par souci pour les institutions démocratiques, interrogeait l’Ecclésia, l’assemblée des citoyens d’Athènes, et la Boulè, l’assemblée chargée des lois de la polis. Il n’est pas condamné pour avoir examiné les manquements ou les abus de pouvoir du régime démocratique, mais pour avoir combattu les institutions et mécanismes de la démocratie directe qui permettaient cet examen. Dans ses premiers écrits, le jeune Platon présente Charmide et Critias comme des amis de la conversation et de la connaissance, bien disposés à donner une définition de la sagesse, même si Socrate conteste leur conception de sagesse301. Beaucoup plus tard, le vieux Platon, dans sa célèbre septième épistolé, a le courage et l’honnêteté intellectuelle d’admettre au sujet de ses amis Critias, Charmide, et de la tyrannie des Trente : « Et pourtant, je vis très rapidement que ces hommes ont montré, par leurs actes, que la république avant eux était un âge d’or »302. En revanche, Socrate continuait, après les crimes de la tyrannie des Trente et la restauration de la démocratie, à enseigner les mêmes principes oligarchiques et à déclarer, lors de son procès, que même s’il était acquitté, il ne changerait pas d’avis et enseignerait les mêmes principes. Il y a la question des remords et d’un repentir des Athéniens en raison de l’exécution de Socrate. Même ceux qui attribuent au philosophe l’auréole du martyr, trouvent douteuse cette information de Diogène Laërce que les Athéniens se repentirent tout de suite après303, compte tenu de l’hostilité à l’égard des amis de Socrate assez longtemps après sa mort. Information qualifiée par Paulin Ismard d’anecdote forgée dans le but de réconcilier la cité de Périclès avec celle de Platon304. Nicolas Fréret observe à ce sujet que si un repentir des Athéniens était vrai, Platon l’aurait forcément mentionné dans ses lettres, rédigées plusieurs années après la mort de Socrate, notamment 301

Platon, Charmide, 160b-d, 161a-b, 168e-169c, 175a-e. Platon, Lettres, VII, 324d. 303 « Ἀθηναῖοι δ’εὐθὺς μετέγνωσαν ». Diogenes Laertius, Lives of Emiment Philosophers, II, 43 : 294-295. 304 Paulin Ismard, op. cit., p. 206-207. 302

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dans sa lettre adressée aux parents de Dion où il parle de la condamnation de son bien aimé Socrate305. Néanmoins, même peu probable, un repentir ne peut pas être entièrement exclu. Socrate fut le premier philosophe athénien : Thalès, Anaximandre, Anaximène et Archélaos – maître de Socrate – étaient Milétiens, Héraclite Éphésien, Pythagore Samien, Anaxagore Clazoménien, Parménide et Zénon Éléens, Empédocle Agrigentin. Mais un éventuel repentir des Athéniens ne signifie forcément pas qu’ils croyaient Socrate innocent. Parfois, après une exécution, domine le sentiment de pitié, soit parce que la peine est trop sévère, soit parce que bien que méritée, elle distille la tristesse ; et en occurrence une tristesse venant du constat que le premier philosophe athénien fut exécuté dans le cadre des institutions du peuple athénien. Ceci ne met pour autant pas en question la culpabilité du condamné. C’est dans cette optique que doit être interprétée la création à Athènes d’une statue en bronze de Socrate sculptée par Lysippe et mise dans le bâtiment de Pompéion306 dans les années 330 avant notre ère, sous l’impulsion de Lycurgue : l’initiative de cet orateur et homme politique, lecteur de Platon et partisan de certains principes de Sparte comme Socrate mais, contrairement au philosophe, défenseur du régime démocratique, reflète le sentiment d’une époque plus sereine que celle de l’année du procès, presque trois générations auparavant. Époque qui, sans forcément changer d’avis sur la culpabilité de Socrate, réfléchit sur la peine infligée. La peine, ou plus exactement l’application de la peine, en l’occurrence la mort, fut effectivement trop sévère, compte tenu de l’âge avancé du condamné, mais surtout d’un fait historique. 305

Nicolas Fréret, op. cit., p. 212. Platon, dans sa lettre adressée aux amis et parents de Dion, qualifie Socrate comme son vieil ami, l’homme le plus juste qu’il soit, évoque la comparution de Socrate devant le tribunal sous des accusations graves qu’il ne méritait point, et relate le contexte politique avant et après la mort du condamné (Platon, Lettres, VII, 324d326a). Effectivement, il ne fait état d’aucun repentir des Athéniens pour la mort de Socrate. Cependant, ceci ne constitue pas une preuve d’absence d’un certain sentiment de remords ; au mieux, un indice, mais plutôt faible. 306 Diogenes Laertius, op. cit., II, 43 : 297-298.

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Le roi de Sparte Pausanias 1er, au terme des affrontements entre oligarques et démocrates en 404 avant notre ère qui aboutirent à la restauration de la démocratie à Athènes, demanda aux démocrates de se montrer cléments et d’éviter les représailles contre les oligarques qui, pendant les huit mois de leur prise du pouvoir sanglant, avaient dévasté l’ordre et les institutions de la Cité. Une amnistie fut votée, respectée par le parti démocrate qui avait en plus l’intention de laisser rentrer à Athènes certaines personnes qui avaient quitté la ville par la force ou par prudence. Dans un tel contexte, l’exécution de Socrate paraît excessive, et une autre peine serait plus appropriée et juste. Ceci étant précisé, il ne réfute point l’essence des accusations contre lui portées au cours du procès. Dans sa liste de vrais caractères plastiques qui incarnent l’union de l’humain et du divin, Hegel met Périclès, Phidias, Platon, surtout Sophocle, de même que Thucydide, Xénophon et Socrate307. Le qualificatif de caractère plastique suivant les critères hégéliens est justifié, prenant en compte la manière de vivre et du contenu des discours de Socrate. Encore faut-il observer de quelle manière l’enseignement socratique fut assimilé par certains de ses disciples et certains penseurs ou commentateurs médiévaux. Les auditeurs de Socrate dans les lieux publics d’Athènes venaient de toutes les couches sociales ; il n’y faisait pas le tri ni demandait une rémunération matérielle. Mais l’essentiel de ses disciples et fidèles faisaient partie des familles aristocratiques avec des conceptions oligarchiques. Dans Les Nuées d’Aristophane, le personnage de Strepsiade, le campagnard sans éducation, a la tête trop « dure » pour comprendre et retenir l’enseignement de Socrate, alors que son fils Phidippide, passionné de chevaux, épris de grandeurs et de luxe, en est un élève exemplaire. Finalement, au comble de l’enseignement, le Raisonnement injuste triomphe du Raisonnement juste308. Le poète, au moyen de la caricature, donne à comprendre à ses spectateurs les dangers que comporte la philosophie de Socrate. Le socratisme est en effet chose étrange pour la tête trop « dure » du logos ionien. La croyance 307 308

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, II, p. 127. Aristophane, Les Nuées, 1101-1104.

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en un démon – qui plus est croyance aveugle, qui ne communique qu’à Socrate sa volonté –, le raisonnement qui nie sans proposer rien à la place, heurtent le sentiment du rationaliste et du démocrate. Socrate, allergique aux institutions démocratiques car, en appliquant le principe d’exercer le pouvoir à tous les hommes libres d’Athènes, permettaient à des personnes « non spécialistes » d’accéder au pouvoir, vise la Cité à son plus sensible point. Au lieu de s’expliquer, il décrète que personne ne peut le faire, et en prétendant tout ignorer, il interroge ses concitoyens. C’est son démon, cette voix intérieure et divine qui lui dicte que et comment ne pas faire. À ce propos, un autre cas vient aussitôt à l’esprit : Antigone. Mais entre le démon de Socrate et le refus d’Antigone, il y a un abîme qui les sépare. La loi naturelle, la loi universelle que défend Antigone pour enfreindre les lois du régime et ensevelir son frère, est le pincement au cœur que tout être humain doit éprouver lorsqu’une autorité néglige la singularité et la sensibilité de l’individu, lorsque l’ordre général fait abstraction, évacue l’ordre particulier. Fussent-elles des lois approuvées par la communauté, fût-il, comme le roi Créon, un représentant d’institutions démocratiques. Le refus d’Antigone d’obéir à la loi qui interdit l’inhumation des traîtres est la révolte de l’être humain contre toute conceptualisation généraliste, aussi avancée et démocratique qu’elle soit, qui, au nom du bonheur et de la justice de l’humain, parfois l’ignore. Mettre à côté de ce refus le démon de Socrate, avec son ironie, son mépris et son nihilisme, serait une franche profanation à l’égard de la motivation, du sens profond du sacrifice d’Antigone qui préfère finalement mourir plutôt que laisser le corps de son frère sans sépulture. Le démon socratique, cette lubie pour la mentalité démocratique du Ve siècle avant notre ère, inaugure un nouveau chapitre dans la pensée ; pas seulement hellénique mais au-delà. L’appauvrissement d’une grande partie de la population d’Athènes à cause des guerres et épidémies, l’augmentation considérable des esclaves, le mépris pour le travail, surtout manuel, l’enracinement de l’incertitude et de la peur pour l’avenir favorisèrent certaines écoles philosophiques, surtout celles sceptique et stoïcienne, qui y trouvèrent une terre féconde 122

pour se cultiver, en dépit de la résistance vaillante des épicuriens qui persistèrent dans le rationalisme. Le démon de Socrate, le nihilisme qui soustrait sans additionner, dut attendre un certain temps pour se cultiver : il sera revendiqué par le christianisme, et plus tard par certains esprits enclins à un refus facile et accommodant. L’innovation de Socrate n’est pas qu’il soit le premier philosophe à disserter sur les valeurs de la vie humaine, comme plusieurs auteurs prétendent, en suivant ce que Diogène Laërce rapporte309. Avant lui, Anaxagore, dont les discours ont été suivis par Socrate sur la place publique à Athènes, avait développé une philosophie sur l’âme et le bonheur en disant, entre autres, que l’homme heureux n’est pas celui qui est riche ou puissant310. Socrate dit la même chose face à ses juges quand il expose sa préoccupation de faire comprendre, tant aux jeunes qu’aux âgés, que l’essentiel n’est pas l’apparence physique ou l’argent mais de parfaire l’âme311. L’innovation de Socrate, à savoir le comportement de nier sans proposer – et en cela il n’est point un décadent – pourrait, dans un contexte plus élaboré et mûr, engendrer des effets positifs, même constructifs. Il tomba toutefois mal, historiquement et culturellement parlant. Le socratisme côtoie ainsi le mythe et le mysticisme, bien que tourner le dos au rationalisme ne fût pas l’intention de Socrate, dont l’attitude tantôt ironique tantôt sarcastique et l’antipathie pour la démocratie indisposent les esprits rationnels. Pour autant, la postérité ne lui demanda guère la permission pour se servir à bon escient de l’attitude de nier sans proposer : contexte élaboré et mûr ne fut certainement pas le cas des époques romaine, byzantine et médiévale qui procédèrent au mariage contre nature entre le mythe et la raison. Pour écarter un mysticisme qui se disait ordonné, une théologie qui se voulait rationnelle des siècles byzantins et médiévaux, pour respirer à nouveau dans l’atmosphère du vrai logos, du λόγος tout court, il fallut grimper jusqu’au début du XVIIe siècle, tâtonner aux alentours 309

« Καὶ πρῶτος περὶ βίου διελέχθη ». Diogenes Laertius, op. cit., II, 20 : 31. Aristotle, The Nicomachean Ethics, X, 8, 1179a 14-16. 311 Platon, Apologie de Socrate, 30a-b. 310

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de 1620 avec la parution de Novum Organum de Francis Bacon, de 1637 et 1641 avec Discours de la méthode et Méditations métaphysiques de René Descartes, pour apercevoir une aurore, après une longue nuit de dix-neuf siècles : Épicure mourut en 270 avant notre ère. Certes, quelques penseurs romains, byzantins et médiévaux éclairés qui firent confiance au rationalisme ne manquèrent pas. Ils n’arrivèrent cependant pas à renverser la tendance et à marquer un vrai retour irréversible du rationalisme dans la pensée philosophique critique. Le mérite en revient à Bacon et à Descartes.

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CONSIDÉRATIONS TEMPESTIVES : MYTHOS ET LOGOS

Dans le but de considérer une époque, une tradition ou une civilisation, il faut s’appuyer sur les œuvres qu’elle a laissées pour la postérité. La transmission textuelle des écrits philosophiques, littéraires et historiques du monde hellénique a gravement souffert de la perte en raison des aléas, de la corruption à cause des copistes négligents ou mal intentionnés, et de la destruction venant du fanatisme politique et religieux. Néanmoins, ce qu’il en reste permet de tirer certaines conclusions. Pour déterminer l’époque à laquelle le mythe commença à perdre une partie du terrain dans l’esprit humain, il faut se reporter au VIIIe siècle avant notre ère, aux rivages de la mer Égée en Ionie et ses îles voisines. L’insuffisance de la pensée mystique et mythologique y devint évidente, pensée dépassée par les transformations accélérées de la réalité sociale et économique, qui ne correspondait plus aux nouveaux besoins intellectuels de l’être humain. L’homme ne se contentait plus d’adopter une croyance, une idée, un récit, une explication mystique ou mythologique, dorénavant il voulait chercher et trouver ; il voulait comprendre autrement. Mais pourquoi en Ionie ? Pourquoi pas avant en Mésopotamie, en Chine, en Égypte ? Le caractère agraire de l’économie ionienne évolua de manière différente, comparée à l’économie de certains endroits. La position géographique y joua un rôle important : la côte et les îles de l’est de la mer Égée se positionnent entre le monde méditerranéen et celui oriental. Les villes d’Ionie furent également des ports naturels idéaux où les navires portaient leurs marchandises, leurs biens, mais aussi des connaissances, des histoires, des idées, des rêves venant d’ailleurs. Ils ne furent guère les seuls ports de l’antiquité, cependant les ports ioniens se différencièrent des autres centres commerciaux par le fait qu’ils ne constituèrent pas uniquement les lieux d’échange de 125

biens, mais également le point de départ de leurs habitants à la recherche de nouvelles sources de matières premières et de nouveaux endroits d’installation. La terre d’Ionie ne fut pas aussi fertile que celle dans d’autres pays, ses habitants furent donc obligés d’aller chercher ailleurs. C’est ainsi que les hommes ne possédant pas une terre cultivable se lancèrent dans l’aventure maritime. Ce fait, associé à la position géographique privilégiée de l’Ionie, et à une connaissance transmise par les navigateurs de la Phénicie, firent des Ioniens des individus curieux, entreprenants, intrépides et clairvoyants ; propriétés indispensables pour tout éveil social, économique, scientifique, philosophique, littéraire, artistique. Par voie de conséquence, à partir de la seconde moitié du VIIIe siècle avant notre ère, l’esprit humain commença à se cultiver, pour la première fois, dans un environnement où autant de facteurs favorables convergèrent dans une conjonction qui donna des résultats très rapidement. Cette mobilité maritime, ce développement commercial et cette prospérité économique impactèrent plusieurs domaines fondamentaux : la manière dont l’individu conçoit les autres individus autour de lui, la manière de réfléchir sur la nature et ses mystères, mais surtout la manière de sonder le mystère par excellence, l’être humain ; le concept de soi commença à prendre ses premières formes. Dans tous ces domaines, les changements furent radicaux. L’horizon, dans tous les sens du mot, céda devant les marins intrépides et les penseurs lucides, de même que la peur pour l’inconnu et les croyances ou doctrines naïves devant l’œil serein et observateur de l’Ionien. Le mythos (μύθος) recula au bénéfice du logos (λόγος). C’est une formule lapidaire et commode, toutefois à peine explicite. Si le mythos reste un terme assez facilement compris, étant une idée, une croyance ou une construction intellectuelle qui ne reposent pas sur un raisonnement rationnel et un savoir vérifié, il en est autrement pour la définition du logos. L’identité complète de cette nouveauté, le logos, intraduisible par un seul mot, est la suivante : polis – connaissance empirique – individu-citoyen – démocratie. La condition florissante de l’économie de l’Ionie ne connaissait pas encore l’introduction massive d’esclaves, et la production dépendait majoritairement du travail libre. La 126

monnaie au sens premier, à savoir frappée en pièces métalliques, titrée, estampillée et garantie par l’État, apparut en Ionie au VIIe siècle avant notre ère. Une autre nouveauté primordiale vint de l’organisation de l’espace résidentiel et du modus vivendi des Ioniens. Hippodamos de Milet, philosophe de la nature, architecte et urbaniste au Ve siècle avant notre ère, développa davantage les plans de villes orthogonaux expérimentaux du VIIe siècle, dans le but de créer une nouvelle ville. Les transformations de la vie économique lui dictèrent que le plan d’une ville devrait être pensé en fonction de la diversité de ses spécialisations : voici la naissance de la conception urbaniste. Des villes, il y en avait auparavant en Mésopotamie, en Chine, en Égypte et en Philistie qu’Hérodote commence à appeler Palestine. Mais dans leur cas, il s’agissait plutôt des centres urbains, quelle que fût leur dimension économique, politique ou artistique, parce que leur construction ne se concrétisait pas sur un point commun qui aurait orienté l’attitude et la conviction de l’habitant comme membre conscient d’une communauté. Elles étaient créées au fur et à mesure d’un développement tantôt rapide tantôt lent, quartier par quartier, faubourg par faubourg, et de manière aléatoire, anarchique, selon les besoins et les moyens des hommes du pouvoir politique et économique intéressés. C’est l’existence de la place publique, l’ἀγορά, qui marqua la naissance de l’esprit urbain, qui distingua la ville jusqu’alors de la polis. Hippodamos rationalisa l’espace de la ville, définit les diverses zones d’activité urbaine à l’intérieur desquelles les bâtiments devraient s’élever, et créa une ville en damier, tout entière centrée sur la place de l’agora. L’endroit où convergent les idées, les opinions, les discussions, les thèses pour s’accorder, s’opposer, partir, revenir, là où l’individu commence à avoir la conscience du citoyen. Cet essor influa considérablement sur la manière de s’exprimer dans d’autres domaines : dans la conception architecturale avec un nouveau style, appelé ionien, dans les textes des récits historiques et géographiques qui démystifièrent et expliquèrent les évènements historiques et les lieux, dans les sciences comme l’astronomie, la médecine, les mathématiques qui devinrent des champs de recherche expérimentale et non plus de croyance, 127

dans les vers de la poésie lyrique, dans la construction du langage en général : le dialecte ionien fut considéré comme la plus belle expression de la langue des Hellènes, même à l’époque de l’apogée culturelle d’Athènes, dont le dialecte attique n’atteignit pas la subtilité, la douceur et la beauté de l’ionien. L’importance d’une activité collective qui aboutit au bien commun est signalée par Aristote qui écrit que dans la mesure où toute cité-État n’est qu’une association en vue d’un bien, il est évident qu’elle est constituée dans ce but, surtout la plus importante des associations qui n’est autre que celle appelée cité-État et association politique312. Ce sont les premiers mots du premier livre d’un ouvrage d’Aristote qui demeure une pierre angulaire dans la pensée politique et morale humaine. La croissance du travail libre, la prospérité économique et l’aménagement de l’espace résidentiel vont, en général, ensemble avec un changement de conception dans l’esprit des personnes qui vivent ces transformations. Changement de modus vivendi signifie aussi changement de la manière dont les êtres humains perçoivent la réalité extérieure, et leur place dans cette réalité ; sociale et cosmologique. La législation de Pittacos de Mytilène, la seconde moitié du VIIe siècle avant notre ère – personnage parfois sous-estimé et pourtant fondamental dans la pensée ionienne –, est un bel exemple de penseur qui privilégia l’intérêt général dans le cadre de l’organisation sociale. L’esprit marin des Ioniens, en d’autres termes l’esprit ouvert et audacieux, libéré des peurs et superstitions, essaya de trouver des interprétations du monde en dehors du domaine mystique et mythologique. Thalès, Anaximandre et Anaximène au VIe siècle avant notre ère à Milet, Héraclite à la même époque à Éphèse, Anaxagore de Clazomènes, mais quoiqu’Ionien à Athènes le siècle suivant, révolutionnèrent la pensée humaine concernant l’appréhension de la réalité : ne pas en avoir peur, être prêt à tout examiner furent les maximes sur lesquelles reposent les doctrines ioniennes en matière de philosophie de la nature. Leur innovation consiste à raisonner non plus au moyen du fugace, de l’obscur, de l’inconscient, mais en revanche à 312

Aristote, Politique, I, 1252a 1-7.

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l’aide et au profit du stable, du clair, du conscient. Observer, expérimenter, rectifier, vérifier, valider, accumuler le savoir ainsi acquis et recommencer, caractérisèrent cette révolution ionienne. Le monde des Ioniens, observe Jean-Pierre Vernant, ce monde « plein de dieux », est aussi pleinement naturel313, et la philosophie dans ses démarches et son inspiration s’apparentera tout à la fois aux initiations des mystères et aux controverses de l’agora, ambiguïté dont cette philosophie ne s’est peut-être jamais entièrement dégagée314. Ceci est exact, néanmoins, cela n’empêcha pas que l’astrologie babylonienne, certes bien développée, devînt astronomie chez les Ioniens, et la cosmologie se détachât de la théogonie. L’agent surnaturel perdit sa position toute puissante – sans toutefois disparaître – car beaucoup de choses sont explicables, expliquées et compréhensibles à l’échelle humaine sans recourir au paradigme surnaturel. Plus haut, dans le sous-chapitre La divinité et l’art dramatique, a déjà été signalé que le monde hellénique ne fut pas théocentrique mais profondément anthropocentrique. Cela veut dire que ce sont les humains qui créent leurs dieux à leur image et non pas l’inverse. L’importance de la civilisation ionienne pour le mode de raisonner de la pensée occidentale est reconnue par les historiens ; même si l’accent est mis, le plus souvent, davantage sur l’apport dans le domaine scientifique et moins dans les autres domaines de la réflexion et activité humaines comme l’urbanisme, l’histoire, l’architecture, la poésie, la médecine et la rhétorique. Plusieurs auteurs, dont Daniel Graham, font le constat que ce que Grecs héritèrent des Babyloniens et Égyptiens, furent des données mathématiques et astrologiques, mais pas une pratique de recherche scientifique ; et même si le pourcentage de l’implication de la philosophie ionienne dans la pensée scientifique moderne est sujet à des discussions, quant à l’ampleur de ce pourcentage, il n’en demeure pas moins que ce que la pensée scientifique ionienne accomplit avec sa complètement nouvelle approche du monde, approche théorique 313 314

Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, II, p. 102. Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, p. 55.

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et pratique, contribua de manière révolutionnaire à l’évolution de la science occidentale315. Daniel Graham considère que la tradition philosophique ionienne est l’évènement majeur du début de la réflexion philosophique dans la mesure où plusieurs écoles philosophiques plus tard devront leur existence ou seront positionnées en fonction de la pensée ionienne. Elle a couvert toutes les alternatives possibles de l’espace conceptuel, offert des arguments et théories, ou au moins un cadre théorique, qui permettent à la science moderne, avec ses moyens technologiques bien plus perfectionnés, d’aller encore plus loin : partout où la science moderne recherche une réponse, les Ioniens laissèrent leurs traces316. Même les ouvrages qui posent problème par une utilisation problématique de certains sources et termes, insistent sur la contribution de la pensée ionienne. Christian Marek évoque le navigateur Skylax de Caryande comme auteur d’un périple maritime au Ve siècle avant notre ère317. Or, l’historiographie a établi qu’il s’agit d’un ouvrage plus tardif d’au moins un siècle, voire d’une compilation de textes à l’usage scolaire comme opuscule d’Histoire et de Géographie à l’époque byzantine. Par ailleurs, l’utilisation à maintes reprises par Christian Marek du terme Iranien(s) à la place de Perse(s) est problématique parce que se servir de ce terme pour la période de l’antiquité dans un ouvrage érudit prête à la confusion. Le terme Iranien vient de celui Aryen : les Aryens furent les lointains ascendants du IIIe millénaire avant notre ère pas seulement des Perses, mais également des Scythes, Sarmates, Parthes et Mèdes. Il est par conséquent malencontreux d’appeler les Perses Iraniens ou de parler des idées, méditations iraniennes pour la période des empires perses du VIe et Ve siècle avant notre ère. D’autant plus que la Perse s’appelle officiellement Iran depuis 1935 à peine, même si les Perses du XIXe et du début du XXe siècle utilisaient parfois le terme Iran, voulant dire terre des Aryens, c’est-à-dire terre des nobles ; mais pas les Perses des six derniers siècles avant notre ère dont il est question dans le livre de Christian 315

Daniel Graham, Explaining the Cosmos, p. 2-3. Id., p. 296-298, 301. 317 Christian Marek, In the Land of a Thousand Gods, p. 134. 316

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Marek. Dans l’antiquité, le terme Aryanam désignait une région correspondant à l’Afghanistan actuel, mais pas l’identité perse proprement dite. L’auteur estime que les débuts de la science grecque en Ionie sont d’une valeur à l’échelle mondiale318, sans toutefois y insister vraiment. Même si cet ouvrage porte plus sur l’aspect historique et archéologique du sujet, examiner l’apport scientifique, la méditation philosophique, la pensée rationnelle, le modèle cosmologique, l’organisation urbaine, la construction de la prose et de la poésie, la conception esthétique en architecture des Ioniens mériteraient une vraie place dans un ouvrage volumineux de plus de huit cents pages consacrées à l’Asie Mineure de l’antiquité.

Citoyen et démocratie, enfants du logos La science ionienne, enfantée par les conditions géopolitiques et économiques de l’Ionie et enfantant le logos, atteignit son apogée à Athènes. L’évolution économique, sociale, philosophique et artistique d’Athènes se traduisit par des changements dans la pensée cosmologique et éthique, dans le domaine artistique, en particulier l’architecture, la sculpture, la poésie tragique et comique, la peinture, de même que dans le comportement social de l’être humain et de son entourage. Dans la polis d’Athènes, le logos vit mûrir ses deux plus chers enfants : le citoyen (πολίτης) et la démocratie (δημοκρατία). La célèbre expression aristotélicienne qui qualifie l’être humain d’« animal social », un être vivant en communauté, se place dans ce contexte : L’autarcie est à la fois un but et la meilleure des choses. Il s’ensuit que la polis est quelque chose de naturel, et que l’être humain est par nature un être vivant en communauté [ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον] ; et celui qui vit en dehors de la polis par choix et non par l’effet du hasard, est soit dégénéré soit supérieur à l’espèce humaine ; comme quelqu’un sans

318

Id., p. 135.

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famille, sans lois, sans foyer, selon le vers moqueur d’Homère319.

Le fait que lorsqu’Aristote écrivait la Politique, la ville d’Athènes eût commencé à décliner, ne l’empêcha pas d’exprimer sa préférence pour les principes d’un régime politique qui, le siècle précédent, fit de la polis une des plus fructueuses expériences de la démarche humaine. Contrairement à Socrate pour qui il suffit d’être un homme de bien pour être un bon citoyen indépendamment du régime, le Stagirite soutenait que les citoyens ayant beau être dissemblables entre eux, leur tâche est le salut de la communauté, et par conséquent « la perfection vertueuse du citoyen est nécessairement en rapport direct avec le régime de la Cité »320. Nous définissons comme citoyen celui qui fait partie du pouvoir politique et judiciaire en communauté dans la polis, et comme polis le rassemblement des citoyens capables de vivre en autarcie321.

Le régime de la Cité subit des réformes successives. À partir de 594 avant notre ère, Solon stabilisa le statu quo social d’Athènes en interdisant l’esclavage pour endettement, en affranchissant les personnes tombées en servitude en raison d’endettement, et en diminuant drastiquement les dettes des paysans envers leurs riches créanciers, sans conséquences financières très graves pour ces derniers. Par ailleurs, il initia l’Héliée (Ἡλεία), le tribunal populaire que Clisthène affinera quelques décennies plus tard. Le tyran Pisistrate, aux affaires à partir de 561 avant notre ère, favorisa la prospérité des moyens et petits propriétaires, en leur refusant cependant des droits civiques plus élargis. Ce fut Clisthène, à partir de 508 avant notre ère, qui apporta les transformations les plus radicales pour l’instauration d’un régime démocratique. Il brisa l’organisation 319

Aristote, Politique, I, 1253a 1-5. Id., III, 1276b 30. 321 Id., III, 1275b 17-21. 320

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sociale des quatre tribus, soumises au pouvoir des familles aristocratiques, en créa dix à la place, et y fit entrer les habitants des bourgs et les métèques. Chaque tribu fut divisée en municipalités (δῆμοι), qui avaient leurs propres règlements et délibérations, dont les citoyens étaient inscrits selon leur domicile. Le peuple avait dorénavant le rôle prépondérant dans les affaires publiques au moyen de l’assemblée du peuple et du tribunal populaire. L’assemblée du peuple (ἐκκλησία), qui comportait, tout moins théoriquement, tous les citoyens d’Athènes, se rassemblait une fois par mois – mais avec les sessions extraordinaires, les citoyens y tenaient au moins quarante sessions par an – et son président changeait tous les jours pour qu’il n’acquît pas une influence durable sur l’assemblée. Le tribunal populaire (Ἡλεία) était composé de 6 000 citoyens tirés équitablement au sort parmi les dix tribus, soit 600 juges par tribu, divisés en dix chambres de 500 chacune, plus 1 000 remplaçants. Mais le nombre de juges par chambre à examiner et délibérer dépendait aussi de l’importance de l’affaire à juger : 200/201, 400/401 ou 500/501 juges par chambre. L’assemblée du peuple et le tribunal populaire géraient toutes les affaires concernant la guerre et la paix, les traités et les alliances, la législation et la juridiction, les privilèges et les impôts, l’exil et la confiscation de la propriété d’un citoyen, l’élection et l’audition des officiers dans les postes politiques, militaires et judiciaires. Un tel régime est aujourd’hui inconcevable, même pour les régimes considérés comme les plus démocratiques. D’ailleurs, le mot démocratie vient des mots δῆμος, le peuple, et κρατέει, tient le pouvoir. Autrement dit, il ne s’agissait pas d’une démocratie élective où le peuple seulement élit les personnes qui exercent les pouvoirs politique et judiciaire, même pas d’une démocratie participative où une partie du peuple participe à la prise d’une décision, mais d’une démocratie stricto sensu où tous les pouvoirs sont exercés par la totalité des citoyens. Aucun officier, que ce fût politique, judiciaire ou militaire, ne pouvait occuper une place, prendre une décision et pratiquer une politique sans l’aval du peuple pour toutes les affaires de la Cité. Chaque décret de l’assemblée du peuple (ψήφισμα) avait 133

valeur de loi, mais les seules lois que les Athéniens appelaient νόμοι, lois au sens littéral du terme, étaient les législations de Dracon et de Solon. En outre, le conseil de la Voulé (βουλή), qui comportait 500 membres, soit cinquante par tribu, élus ou choisis par tirage au sort, fut une sorte de pouvoir exécutif de la Cité. Ses racines aristocratiques créèrent une rivalité avec l’assemblée du peuple, Clisthène sut toutefois y remédier. L’an fut divisé en dix prytanies, correspondant aux dix tribus, et tous les membres du conseil de la Voulè participaient successivement une fois par an au gouvernement, c’est-à-dire à la prytanie présidente. Chacun d’entre eux était élu pour une période fixe, un an maximum, avec la possibilité d’être réélu une seule fois. L’Aréopage (Ἄρειος Πάγος) fut un conseil dont les membres étaient d’origine aristocratique, leur nombre variait autour de 150 selon l’époque, et leurs compétences étaient d’ordre judiciaire. Leur conception oligarchique du droit amena en 462 et 461 avant notre ère la réforme d’Éphialtès, chef du parti démocratique. Cette réforme diminua l’influence de l’Aréopage, en traduisant en justice plusieurs de ses membres pour mauvaise administration, et en répartissant ses pouvoirs entre l’assemblée du peuple et le tribunal populaire. De cette manière, la participation populaire dans l’exercice du pouvoir devint encore plus profonde, qui se fortifia davantage sous l’impulsion de Périclès, successeur d’Éphialtès à la tête du parti démocratique. Depuis la mort d’Éphialtès en 461, jusqu’à sa propre mort d’une épidémie en 429, Périclès, réélu plusieurs fois stratège par le peuple d’Athènes, œuvra pour la consolidation des institutions démocratiques de sa ville, bien que lui-même d’origine aristocratique. Il y ajouta la conception de l’État-providence, en baissant le seuil de revenu à partir duquel un citoyen pouvait avoir accès au titre d’archonte, et en permettant aux pauvres d’assister gratuitement aux représentations théâtrales. Par ailleurs, il instaura des indemnités journalières pour les citoyens occupant une charge dans un corps délibératif et exécutif de la Cité. Ces indemnités, attestées dans aucune autre ville de la Grèce antique, indemnités faibles à dessein, permettaient aux citoyens pauvres d’égaliser une partie de l’avantage économique sur les riches, et dans le 134

même temps n’étaient pas financièrement attrayantes pour les aristocrates précisément parce qu’elles étaient faibles. Aussi, fut-il mis en valeur l’activisme civique parmi les couches populaires, l’acquisition d’une expérience politique pour eux, leur intérêt pour le bien commun, et la prise de conscience du fait que plus les intérêts de la collectivité sont servis, plus c’est profitable pour tout le monde. Le mot d’Aristote sur le citoyen est d’autant plus significatif que lui-même, en dépit de sa préférence pour la gouvernance où les politiques s’activent dans l’intérêt commun, ne fut pas un partisan inconditionnel du régime démocratique d’Athènes : Quand l’égalité est réellement instituée parmi les citoyens, tout le monde et à tour de rôle a accès au pouvoir politique322 […] Il ne faut pas omettre de faire l’éloge du fait de pouvoir gouverner et d’être gouverné, car la vertu principale du citoyen apprécié est de pouvoir aussi bien gouverner que d’être gouverné parfaitement323.

Dans la polis du Ve siècle avant notre ère, et en particulier à Athènes, l’être humain s’affirma dans un contexte nouveau. La cité-État d’Athènes ne s’appelait ni république d’Athènes ni Attique mais Athéniens (Ἀθηναῖοι). Le nom de l’État fut tiré non pas du territoire comme aujourd’hui mais de la totalité de ses habitants libres ; c’étaient les citoyens qui donnaient essence à la notion de l’État. L’homme, par sa participation à une vie économique collective, et par la suite politique, se positionna comme sujet à la fois individuel et collectif, responsable de luimême et des autres. Les principes d’isonomie et d’isocratie (ἰσονομία-ἰσοκρατία), c’est-à-dire l’égalité au regard des lois et du pouvoir, de parrêsia et d’iségoria (παῤῥησία-ἰσηγορία), à savoir le droit de prendre librement et aux termes égaux la parole, firent des habitants libres, et ceux-ci firent à leur tour de ces principes, une réalité sans précédent. L’oraison funèbre, que Périclès prononça en 430 avant notre ère à la fin de la première année de la guerre du Péloponnèse 322 323

Id., III, 1279b 8-11. Id., III, 1277a 27-28.

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pour honorer les morts au combat, constitue un texte de belle envolée oratoire, de construction rhétorique complexe et surtout de valeur historique certaine parce que ce discours montre comment les Athéniens concevaient la démocratie. Que c’en fût Périclès lui-même le rédacteur, ou Thucydide qui l’écrivit pour Périclès, ou les deux en collaboration, peu importe. Il s’agit d’un texte authentique déclamé en public à Athènes à l’époque de l’essor de la démocratie qui affiche la fierté des citoyens pour leur régime : « Car nos institutions n’ont rien à envier aux lois des autres, étant un exemple pour eux plutôt que des imitations de leurs lois. Et quant au nom, elle s’appelle démocratie, car elle s’appuie non pas sur une minorité mais sur la majorité ; et il se trouve que d’une part, pour ce qui est des lois, tout un chacun est traité de la même manière pour des cas qui ne sont pas les mêmes, et d’autre part, concernant un poste public, chaque individu, si distinction il y a, ce n’est pas le fait de sa classe mais de son mérite […] Nous gardons la Cité ouverte à tout le monde, sans pratiquer une forme de xénophobie en interdisant [aux étrangers la participation] aux études ou aux spectacles, même si cela, n’étant pas caché, pourrait bénéficier à nos ennemis […] Nous sommes aussi bien amis du beau dans la sobriété qu’amis de la sagesse sans devenir apathiques […] Seulement nous, nous considérons l’homme qui ne participe pas à la vie politique non pas comme oisif, mais comme infâme »324.

Les Athéniens furent attachés à leur polis non par penchant nationaliste ou tendance sentimentaliste, mais après mûre réflexion. Ils prirent conscience du fait que l’intérêt d’un être humain est beaucoup mieux servi dans une communauté plutôt que séparément, individuellement, selon les intérêts particuliers. Plus les bénéfices de la communauté augmentent, plus ses membres en profitent. C’est le passage de l’individu au citoyen, 324

Thucydide, La guerre du Péloponnèse, II, 37.1, 39.1, 40.1, 40.2. L’expression, que je traduis ici par « tout un chacun est traité de la même manière pour des cas qui ne sont pas les mêmes », a une subtilité de contraste de sens et une beauté de consonance de syllabes presque impossibles à rendre en français : « τὰ ἴδια διάφορα πᾶσι τὸ ἴσον ».

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le service le plus précieux que le logos légua à la postérité. Cette même postérité aura parfois des appréciations arbitraires et exagérées concernant la contribution de l’esprit grec à la civilisation dite occidentale. Comme par exemple l’importance que les Hellènes accorderaient à la théorie du nombre d’or et sa supposée application dans l’architecture de la Grèce antique325 ; appréciations de la postérité à ce sujet qui arrivent à des approximations grossières et des délires mystiques. Mais la reconnaissance que la pensée grecque mit au monde le rationalisme et la démocratie est pleinement justifiée. Certains érudits signalent les contradictions inhérentes du système politique et social d’Athènes. En particulier, Greg Anderson fait remarquer trois sujets qui troublent le penseur d’aujourd’hui et l’obligent à réviser ses appréciations au sujet du vrai caractère du régime athénien. Il qualifie les Athéniens d’esclavagistes éclairés, de démocrates impérialistes en raison de la politique de l’empire maritime vis-à-vis des villes soumises à l’hégémonie d’Athènes, et d’adeptes d’un système patriarcal qui excluait et isolait les femmes326. Au sujet de l’évolution des institutions politiques d’Athènes, il importe de faire remarquer deux points. Tout d’abord, les droits civiques n’étaient accordés qu’aux Athéniens libres et à une partie des métèques. Par conséquent, les esclaves et une partie changeante – selon les transformations politiques et législatives – de métèques n’avaient pas accès au corps politique de la Cité. Quant aux femmes, elles étaient exclues du pouvoir politique et judiciaire, alors que certains citoyens pauvres des faubourgs ne participaient pas à l’assemblée du peuple. En outre, l’inégalité de moyens entre les partis politiques provoquait parfois des conflits et des complots déplorables, de même qu’un usage abusif de certains mécanismes des institutions démocratiques, comme celui de l’ostracisme. Le second point regarde les principes d’isonomie et d’isocratie. Au départ, ils servirent dans le milieu aristocratique 325

Patrice Foutakis, « Did the Greeks Build According to the Golden Ratio? », p. 71-86. 326 Greg Anderson, The Realness of Things Past, p. 23-27.

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à définir, par opposition au pouvoir absolu d’un seul monarque ou tyran, un régime oligarchique au sein duquel le pouvoir était réservé à un nombre restreint de personnes, à l’exclusion du peuple, mais où ce pouvoir était partagé de façon égale entre tous les membres de cette élite. Il n’en va pas autrement pour le terme célèbre de kalos kagathos, évoqué à la fin du souschapitre Une historicité de Socrate. Sa traduction « en bonne forme physique et vertueux » rend à peine l’intrication de culture physique, morale et intellectuelle, caractéristiques distinguant les aristocrates des autres. À la lumière de ces précisions, il faut garder à l’esprit, pour ce qui est du premier point, que la conception des Hellènes à l’égard de la femme et de l’esclave fut totalement différente de celle d’aujourd’hui. La femme était par définition considérée comme inférieure à l’homme, aussi bien physiquement que mentalement ou intellectuellement, sans qu’il n’y eût eu des doutes, interrogations ou contestations à ce sujet. Quant à l’esclave, il n’était même pas considéré comme un être humain ; simplement comme une chose, une machine, pas loin de l’image d’un automate que René Descartes concevra plusieurs siècles plus tard pour définir un corps vivant, animal ou humain, comme un mécanisme, mais avec le corps humain seul doté d’une âme, d’une pensée et d’une logique. Le nombre d’esclaves, tout comme celui de citoyens, ne peut être calculé qu’indirectement par l’intermédiaire des textes anciens qui mentionnent, à l’occasion d’un évènement précis, le nombre de soldats, de membres d’une assemblée ou de victimes d’une épidémie. Les érudits d’aujourd’hui, très prudents dans leurs calculs, estiment que le nombre d’esclaves en Attique, dont les deux tiers à Athènes et au Pirée, évolua entre quelques milliers au début du Ve siècle avant notre ère et 210 000 à la fin de ce même siècle, pour une population totale d’Attique de 420 000 habitants, dont 30 000 à 42 000 citoyens selon les années de cette même période327. Faire remarquer qu’aujourd’hui une politique esclavagiste, impérialiste et patriarcale est contestée par des organisations et 327

Pierre Salmon, « La population de la Grèce antique », p. 460-463. Greg Anderson, op. cit., p. 17, 227-228.

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des protestations abolitionnistes, anti-impérialistes et féministes dans un régime démocratique moderne, alors que dans la démocratie athénienne il n’y avait pas d’organisations et protestations pour faire pareil328, est un non-sens. Une telle remarque évacue le fait qu’une politique esclavagiste, impérialiste ou patriarcale est décidée et pratiquée aujourd’hui par des personnes élues ; dans la démocratie d’Athènes, par la totalité des citoyens. Si la majorité des citoyens décidaient une telle politique, il n’y avait pas lieu de descendre dans la rue ou de s’organiser un mouvement de protestation pour contester cette politique. Il suffisait de la modifier ou l’abolir à l’occasion de la prochaine assemblée du peuple, l’ecclésia, quelques jours ou quelques semaines plus tard. Aristote illustre bien la conception hellénique au sujet de la femme et de l’esclave : « La femme est serviable [χρηστή] tout comme l’esclave, quoique la première soit très mauvaise, alors que le second entièrement méprisable »329. Périclès, également, en dépit de son amour et respect pour sa compagne Aspasie – qui avait le triple « tort » d’être femme, étrangère, car née en Ionie à Milet, et de se distinguer en politique, philosophie et rhétorique – demeure dans le cadre façonné par son époque concernant le statut des femmes. En s’adressant aux veuves de soldats morts au combat, il déclare : « votre grande gloire est de ne pas s’affirmer au-dessous de votre nature [de femme] et d’être question de vous le moins possible parmi les hommes, que ce soit pour la vertu ou le blâme »330. Le caractère esclavagiste et patriarcal du monde hellénique marqua indubitablement sa pensée philosophique, politique et artistique, néanmoins lire le passé selon les valeurs et principes d’aujourd’hui aboutit à une lecture anachronique de l’Histoire. À l’époque, non seulement il n’y avait pas de fondement éthique et social interdisant une vision esclavagiste et patriarcale, mais en plus les valeurs et principes étaient précisément conçus et appliqués d’après cette vision esclavagiste et patriarcale. C’est donc un anachronisme que de 328

Greg Anderson, op. cit., p. 30-31. Aristote, Poétique, XV, 1454a, 20-22. 330 Thucydide, op. cit., II, 45.2. 329

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juger une époque en appliquant les valeurs et principes d’une autre époque. Il est beaucoup plus grave d’avoir aujourd’hui des esclaves, sous un autre qualificatif, ou des femmes subissant les discriminations sociales et la violence conjugale, même dans des conditions beaucoup moins cruelles que celles de l’antiquité, parce qu’aujourd’hui, au rebours du monde grec, les valeurs et principes d’égalité indépendamment du sexe et de la position sociale sont reconnus mais pas appliqués. En ce qui concerne l’origine aristocratique de certains principes de la démocratie, ils furent certes nés dans un contexte oligarchique, ils arrivèrent pour autant, par des transformations sociales et politiques successives, à définir non plus l’aristocrate mais le bon citoyen. Si les principes d’égalité au regard des lois et du pouvoir, ou ceux de culture physique, morale et intellectuelle, poussaient à l’origine l’aristocrate à se différencier de la foule, pendant la période de l’essor de la démocratie ils distinguaient le bon du mauvais citoyen. Dans le parcours des transformations historiques, il est intéressant de faire signaler que la plupart des dirigeants politiques démocrates d’Athènes descendaient des familles aristocratiques, et plus tard, parmi les chefs des révolutions ou révoltes populaires, beaucoup venaient et viennent des familles de la moyenne et haute bourgeoise. La première moitié du IVe siècle avant notre ère vit un déclin de la Cité dont certains des fruits ne se produiront que plusieurs siècles plus tard. La guerre civile du Péloponnèse, la quasicomplète déstructuration de la paysannerie dont une bonne partie se précipita affolée pour se protéger entre les murs de la ville, l’appauvrissement du trésor public, la dépendance de la production du travail des esclaves plutôt que celui libre, les conflits des partis politiques, l’individualisme qui gagna du terrain parmi les Athéniens, le remplacement de l’optimisme, de la gaieté, de la prospérité et du sentiment de sécurité du citoyen par le pessimisme, le découragement, la précarité et l’incertitude, affaiblirent peu à peu la démocratie. Le citoyen kalos kagathos, en bonne forme physique, morale et intellectuelle, devint ainsi apathique et apolitique (μαλθακὸς et ἀπράγμων). Après avoir mentionné l’avis de ceux qui affirment que la seule vie digne d’un homme est celle du citoyen car dans 140

chaque vertu les actions dépendent beaucoup plus de ceux qui participent à la vie politique que de ceux qui ne le font pas, Aristote ajoute son propre point de vue : « Il est faux de louer l’abstention au lieu de louer l’action ; car le bonheur est une action »331. En dépit de ce déclin, l’esprit des institutions démocratiques ne disparut pas complètement, et les organes des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire continuèrent à fonctionner dans les cités de la Grèce antique, même à l’époque impériale romaine. Comme l’explique Henri Fernoux, l’image qu’une cité donnait d’elle-même se construisait collectivement mais aussi grâce à des individualités fortes comme quelques orateurs, historiens, avocats et médecins qui défendaient l’image de leur cité tout en la façonnant grâce à leurs talents et à leur argent. Mais ces personnages n’avaient de crédit que parce qu’ils étaient portés par leur collectivité, car leur parcours politique n’avait de sens que dans la mesure où il était validé par le démos. Ce dernier, comme acteur institutionnel, continua d’agir, à l’époque impériale romaine, dans le cadre de l’assemblée populaire de la cité, avec les citoyens, riches et pauvres, qui, au cours des sessions, y accomplissaient un certain nombre d’actes politiques qui continuaient d’engager formellement leur polis332. Le peuple des citoyens restait une réalité politique éminente dans la cité d’époque impériale car la polis gardait ses frontières de jadis : frontière idéologique entre l’intérieur et l’extérieur, frontière sociologique et politique entre le citoyen et le non-citoyen. La valeur attachée à la politeia demeurait grande en dépit de l’élargissement du monde impérial romain et, peut-être, contre lui333. La leçon inestimable du logos demeure de faire comprendre la valeur d’un modus vivendi à la fois réfléchi et en communauté, à contre-poil du mythos. Jusqu’alors, ce furent les penchants aléatoires, instinctifs, issus des circonstances du moment, qui guidaient les choix du mode de vivre et de raisonner. Avec le logos, le savoir des expériences accumulées 331

Aristote, Politique, VII, 1324a 40-42 ; 1325a 31-33. Henri Fernoux, Le Demos et la Cité, p. 151, 155. 333 Id., p. 416. 332

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se mit à profit pour la première fois de manière rationnelle en évitant, autant que faire se put, les facilités restrictives de la conception mystique et mythologique ; aussi bien dans l’interprétation du monde physique que pour l’organisation de la vie en société. Il serait impensable aujourd’hui ne serait-ce que d’évoquer des mesures comme l’ostracisme ou le choix des gouvernants par tirage au sort ; ceci dépasse l’entendement de la plupart des démocrates modernes. Bannir d’une communauté pour une période déterminée celui qui, par sa position sociale, ses capacités et son charisme devient trop puissant, c’est une conception que la démocratie d’aujourd’hui ne saurait guère entendre. Le fait que la mesure de l’ostracisme fut parfois utilisée de manière abusive, ne réfute point son esprit : l’éthique et la clairvoyance de l’Athénien surent exclure celui devant lequel la démocratie moderne se prosterne, en l’appelant « leader charismatique », sans trop examiner l’effet de son charisme, réel ou imaginaire, sur la majorité de son peuple. Périclès fut certes charismatique, mais réélu pendant des décennies par ses concitoyens non pas pour son charisme mais parce qu’il mit ses capacités politiques et militaires au service de la Cité, de ses institutions et des valeurs démocratiques au profit de tous. Il disposa, c’est vrai, d’un pouvoir conséquent, mais jamais au détriment de ses concitoyens ; dans le cas contraire, il serait ostracisé sur le champ. Il en va de même pour le choix des officiers par tirage au sort qui gêne beaucoup d’historiens. Victor Ehrenberg regrette le fait que la polis n’eût pas pu et n’eût pas su connaître l’élection des officiers au suffrage universel à la place du tirage au sort, et estime que la démocratie, en atteignant sa perfection quand elle institua le peuple comme juge de toutes les affaires, porta un grave préjudice contre elle-même en se discréditant334. Le choix par tirage au sort des membres des corps politiques qui exerçaient le pouvoir délibératif et exécutif à Athènes constituait le comble de la démocratie. Regretter l’absence d’élection au suffrage universel revient à sous-estimer, peut-être ignorer, la particularité de ce choix de la démocratie athénienne. Les réformes de Clisthène prévoyaient la protection des 334

Victor Ehrenberg, The Greek State, p. 64-65, 74.

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institutions, et la vigilance des citoyens garantissait cette protection ; mais ce n’est pas tout. Pour apprécier la valeur de la désignation des responsables par tirage au sort, il suffit d’observer autour de soi. Dans les circonstances les plus simples et banales de la vie de tous les jours, ainsi que dans les cas d’une urgence ou d’une situation exceptionnelle, parfois dramatique, il y a une prise de conscience d’un être humain qui doit y faire face : il est « tiré au sort » par les aléas de la vie quotidienne et appelé à y trouver la solution. Certaines personnes, qui sont parfois considérées comme « incompétentes » ou « irresponsables », font preuve de maturité et de responsabilité lorsqu’elles se trouvent subitement et inopinément investies d’une responsabilité sans la possibilité de la fuir. Les jurés tirés au sort pour un jury de tribunal en est un autre exemple. Il ne va pas autrement pour le tirage au sort dans le cas d’une charge politique. Certes, certains échoueront par inexpérience, par indifférence, par incompétence. Mais la plupart d’entre eux sauront se ressaisir au cours de leur mandat et feront de leur mieux. Tout comme les jurés au tribunal qui, même s’ils sont inexpérimentés de la chose judiciaire et incompétents en la matière, feront de leur mieux, y compris ceux qui demeurent indifférents à la vie et au sort de la victime et de l’accusé de l’affaire à juger, puisque cette vie et ce sort ne détermineront pas leur propre vie, leur propre sort. En revanche, les membres d’un corps politique délibératif et exécutif tirés au sort, même s’ils y entrent par obligation et sont, au départ, indifférent aux affaires politiques, ils comprendront très vite que ce dont ils délibèrent déterminera leur propre vie, leur propre sort ; ils feront de leur mieux dans leur propre intérêt. Une objection consisterait à y opposer que des personnes inexpérimentées à la chose politique commettraient des maladresses, erreurs et fautes avec des résultats très mauvais ; et l’objection s’arrêterait là. Mais des résultats très mauvais pour qui ? Quand c’est un groupe restreint de politiques professionnels qui commettent une erreur ou une faute, les victimes en sont les autres. Quand c’est l’ensemble des citoyens à l’origine d’une erreur ou d’une faute, la victime en est ce même ensemble. De cette manière, le préjudice servira de leçon pour l’ensemble des citoyens 143

puisqu’ils en subissent les conséquences, alors qu’il ne servira pas toujours de leçon pour un groupe restreint de politiques professionnels parce qu’ils échappent aux conséquences de leur mauvaise appréciation et de l’application d’une politique qui touche les autres plus qu’eux-mêmes. Y aurait-il une meilleure manière que le tirage au sort pour parfaire la conscience et l’expérience politique de l’ensemble de la population ? Y aurait-il une voie plus sûre pour assurer le bon fonctionnement des institutions ? Les législateurs d’Athènes l’avaient compris, les citoyens de la Cité l’ont pratiqué ; les citoyens d’aujourd’hui ne l’envisagent pas ; pas encore. Le mythos fut remplacé par le logos lorsque la conception urbaine démystifia et s’imposa à la tendance rurale, en d’autres termes lorsque la connaissance triompha de la foi. La polis donna la juste mesure entre l’engagement collectif et la liberté individuelle au profit des deux. Victor Ehrenberg le formule comme suit : La polis n’était pas uniquement le terrain où l’individu autonome apparut, mais c’était le citoyen de la polis qui, dans sa dévotion volontaire et sans aucune réserve pour l’État, représenta l’homme grec dans sa perfection […] La tension entre pouvoir et liberté est peut-être le thème principal dans toute l’Histoire, aucun État n’a cependant réussi jusqu’à présent, comme la polis grecque, à trouver l’équilibre entre les deux335.

Au sujet de la place de la civilisation grecque dans la pensée et la vie de la civilisation occidentale d’aujourd’hui, il serait important de répondre à la question posée par deux historiens à l’occasion de l’observation de Karl Marx qu’il y a des enfants mal élevés, des enfants précoces, et beaucoup de peuples appartiennent à l’une ou à l’autre catégorie ; mais les Grecs, eux, étaient des enfants « normaux » selon l’estimation de Marx. Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet se posent donc la question : pourquoi l’« enfance » hellénique serait-elle

335

Id., p. 91, 93.

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plus saine que celle des Chinois, Égyptiens, Babyloniens ou Africains ?336 La réponse que j’essayerai d’apporter a un aspect double et ambivalent. L’« enfance » hellénique est plus « normale » parce que, pour la première fois dans l’histoire humaine, elle posa et se posa devant une problématique et un raisonnement qui articulèrent la suite de la civilisation dite occidentale, une civilisation « normale ». Si quelqu’un serait tenté de se demander pourquoi cette civilisation est plus normale que celle qui aurait pu voir le jour en se basant sur une « enfance » égyptienne, babylonienne ou chinoise, la réponse repose sur la définition du normal : normal est ce qui est justifié par la pratique philosophique, scientifique, politique et artistique tout au long de l’itinéraire d’une société. L’espèce humaine – tout au moins dans sa mentalité occidentale qui, progressivement et lentement, s’étend sur d’autres continents du globe – a suivi l’option hellénique parce qu’elle s’est révélée plus utile. C’est l’utilité transhistorique qui institue le normal. Certes, la pensée et le modus vivendi du monde occidental se sont rencontrés plus tôt avec l’hellénisme, au moyen de la civilisation romaine, et plus tardivement avec d’autres civilisations, distance géographique et différences sociales, politiques et religieuses obligent. Si toutefois une « enfance » d’une autre civilisation s’était révélée plus « normale » que celle grecque, le mécanisme utilitariste de l’Histoire aurait rectifié la trajectoire en s’éloignant de l’hellénisme ; même tardivement. Le logos des Hellènes n’est pas plus « raisonnable » que le raisonnement de n’importe quel autre peuple ; c’est une tautologie d’ailleurs absurde. Il est tout simplement plus normal parce qu’il est plus utile dans la mesure où il sert mieux et à moindres frais, que d’autres modes de pensée, les besoins pratiques, matérielles, intellectuelles et psychologiques de l’être humain. En constatant en Ionie un premier recul du mythos au profit du logos au VIIIe siècle avant notre ère dans le domaine de l’organisation d’une vie en commun, et le siècle suivant dans le domaine de la réflexion en faveur de l’intérêt général au sein d’un cadre urbanistique rationnel, force est d’admettre que cette 336

Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, op. cit., II, p. 80.

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constatation n’est pas un diagnostic de la mort du mythos qui, depuis cette époque, a fait, et continue à faire, son apparition à plusieurs reprises. En dépit des avancées spectaculaires de l’esprit humain grâce au logos, il est toujours des questions qui attendent des réponses : après un nouvel acquis, après un pas décisif en avant pour la connaissance, de nouveaux domaines scientifiques, épistémologiques, sociologiques inexplorés posent des questions qui attendent une réponse. De ce fait, les horizons qui recoulent confèrent une part importante à l’inconnu. Bien que le logos ait appris aux êtres humains de ne pas avoir peur de l’inconnu et incité à l’explorer avec patience et confiance, le mythos trouve souvent le moyen de s’immiscer pour perturber l’effort du rationalisme et brouiller ses résultats. Les Grecs surent restreindre le mythos dans le domaine artistique en immortalisant ainsi leur sensibilité et en laissant libre champ au logos pour opérer dans les domaines philosophique, social et politique. Mais cette lumineuse aventure grecque fut ponctuelle dans l’espace et dans le temps ; il fallut un parcours long dans le temps, plusieurs siècles, et large dans l’espace, plusieurs pays dans des continents différents, pour que des circonstances favorables permettent la réapparition de ce qui est communément appelé réflexion rationnelle et régime démocratique. Aujourd’hui, la pensée recourt au mythos, à la mystification et à l’obscurantisme chaque fois que les circonstances le lui permettent. Nietzsche intitula ses quatre Considérations inactuelles pour insinuer une valeur et une portée intemporelles qu’il ambitionna qu’elles aient dans un future même lointain, cependant le mythos et le logos sont, quant à eux, des considérations urgemment actuelles : dès que l’occasion se présente, le mythos, inversant les rôles, restreint le logos au moyen d’une construction intellectuelle par la promotion des demi-vérités ou des mensonges, par la manipulation sélective de faits et d’idées, par la mystification. Tourner le dos à une lecture et à une interprétation aussi objectives que possible de la réalité paraît souvent plus réjouissant car plus facile, plus proche de l’instinct animal de l’espèce humaine ; surtout dans les périodes de trouble politique, d’incertitude sociale et de basculement historique. D’où la force du mythos. Cela ne 146

concerne pas seulement les atteintes volontaires contre le logos, mais parfois également la manière de penser de ceux qui plaident pour le logos. Trouver l’affirmation qui suit dans l’œuvre d’un érudit comme Victor Ehrenberg demeure un constat amer : Paysans, artisans, commerçants, travailleurs représentent souvent une partie aimable du peuple, ils étaient et sont cependant incapables de préserver et de transmettre les traditions d’un passé glorieux. Cela ne peut se faire que par l’illustre « minorité créative », une aristocratie intellectuelle et morale, une classe supérieure [by the famous « creative minority », an aristocraty of intellect and morals, an upper class]. C’est l’indéfectible mérite de la démocratie que d’avoir trouvé les moyens pour que l’aristocratie nécessaire se rajeunisse au sein du peuple, et dans le même temps d’avoir su contrôler cette aristocratie par l’opinion publique337.

De quel peuple incapable de transmettre les valeurs parle cet auteur ? Dans la seconde édition de 1951 d’où cette citation est tirée, Ehrenbourg précise qu’en l’écrivant pour la première édition de 1941, en plein déferlement des troupes nazies en Europe et Afrique du Nord, il avait en tête les personnes – militaires, politiques, civiles – au service du nazisme, mais aussi la passivité des masses à l’égard de cette idéologie et de ses conséquences factuelles. Néanmoins, en acceptant cette précision d’Ehrenbourg, si c’était une minorité nazie, minorité philosophique, littéraire, financière, politique et militaire, qui entraîna le monde dans la Seconde Guerre mondiale profitant d’une passivité des masses populaires, ce n’était certainement pas une minorité intellectuellement et moralement éclairée, créative, aristocratique dont parle l’auteur, qui tira l’être humain de cette horreur. Ce furent plusieurs dizaines de millions de morts et de rescapés qui préservèrent et transmirent les valeurs. Ce sont d’autres dizaines de millions d’hommes et de femmes des générations suivantes qui, tant bien que mal, en prennent et prendront le relais pour continuer la transmission des valeurs jusqu’à la prochaine horreur. Une abomination encore plus 337

Victor Ehrenberg, op. cit. (1951), p. 373.

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étendue que celle du nazisme est envisageable dans l’avenir, compte tenu du mécanisme qui régit l’évolution de l’Histoire humaine. Depuis l’aube de la civilisation humaine, quelque 12 000 ans auparavant avec l’apparition d’établissements urbains et le développement de l’agriculture, l’esprit humain a tendance à considérer l’univers selon l’échelle humaine ; même la réalité de la nature qui n’a rien à voir avec les priorités et besoins humains338. Lorsque l’être humain oublie qu’il est une espèce animale de la classe des mammifères, ses instincts prennent souvent le dessus sur ses réflexes et actes. Lorsqu’il en est conscient, son rationalisme guide assez facilement ses réflexions et actions. N’est-ce pas le duel perpétuel mythoslogos ?

338

Patrice Foutakis, « Human Consciousness versus Cosmological Reality », p. 98.

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LA MÉTIS, LE DEMON DU MYSTIQUE ET DU CONSCIENT

Les Hellènes ont transmis à la postérité des notions et valeurs qui, pour certaines d’entre elles, ont du mal à trouver une traduction ou transcription adéquates. Ce problème vient tantôt du changement de mentalité dont les équivalences sémantiques ne sont pas toujours applicables, tantôt d’un sentiment de peur ou d’un choix de calcul : il n’est pas toujours souhaitable de présenter et d’expliquer un terme si ceci implique des inconvénients, voire des dangers, pour les intérêts de certains. À titre d’exemple, la différence entre la démocratie athénienne du Ve siècle avant notre ère et celle d’aujourd’hui. Évoquer la possibilité que la démocratie moderne soit remplacée par un régime où tout acte juridictionnel, législatif et exécutif soit directement contrôlé par l’ensemble des citoyens, provoquerait une levée massive de boucliers ayant comme apostrophe les qualificatifs « impossible, irresponsable, dangereux, sinistre, ridicule ! » ; et l’invective s’arrêterait là. Sans approfondir, sans mettre en lumière le fait qu’un mauvais choix venant de l’ensemble des citoyens aura des conséquences négatives sur cet ensemble des citoyens et, de ce fait, il ne se reproduira plus, alors qu’un mauvais choix venant d’un groupe de femmes et hommes politiques aura des conséquences négatives qui toucheront les autres et pas ce groupe restreint de personnes. D’où l’expression commune « l’histoire se répète », tandis que dans un régime où l’ensemble des citoyens est à l’origine d’un choix, l’histoire ne se répèterait pas. Ou alors, si finalement un mauvais choix est refait par l’ensemble des citoyens dans certains cas d’urgence ou d’hystérie collectives, la mauvaise conséquence tombera à nouveau sur les têtes de l’ensemble des citoyens. Ils ne pourront s’en prendre qu’à euxmêmes pour leur mauvaise fortune ; ils se rendront tôt ou tard compte de ce que responsabilité collective implique. Presque tous les termes et notions du monde hellénique sont devenus objets d’études détaillées et pertinentes, cependant 149

avec des interprétations souvent divergentes, ce qui est paradoxal : comment se fait-il qu’une époque qui se revendique de l’héritage philosophique et artistique des Grecs ne puisse-telle pas s’accorder sur une signification univoque des notions et valeurs grecques ? Sans doute n’est-elle pas l’héritière uniquement de la civilisation grecque ; celle judéo-chrétienne y intervient pour jouer un rôle de premier ordre. Parmi les termes de la Grèce antique qui sont assez difficilement traduisibles, il y en a un qui est peu célèbre et assez rarement considéré en détail par les philosophes, historiens et philologues : il s’agit de la métis (μῆτις). Comme nom commun, la métis implique une facette particulière de la vivacité de l’esprit humain, une forme de ruse. Comme nom propre, Métis fut une déesse, fille d’Océan et de Téthys, première épouse de Zeus. Il ne fait guère de doute que les Hellènes empruntèrent la métis au monde animal, en observant le comportement et l’organisation sociale de certaines espèces animales. C’est la métis humaine qu’Homère chante – lui ou les aèdes anonymes qui composèrent les chants des poèmes dits homériques – dès le VIIIe siècle avant notre siècle, et deux autres poètes évoquent le monde des animaux où l’activité humaine doit faire preuve de ruse : Oppien de Cilicie composa au IIe siècle de notre ère les Halieutiques, cinq chants sur l’art de la pêche, et Oppien de Syrie le siècle suivant les Cynégétiques, quatre livres sur la chasse. La ruse est un facteur essentiel dans la manière de pêcher ou chasser, et cette ruse humaine doit beaucoup à l’observation de la ruse dont certaines espèces animales font preuve. Bien que le thème principal de l’Iliade soit la bravoure d’Achille, Ulysse y devient le héros libérateur des Hellènes grâce à sa métis : la bravoure d’Ajax, la plus honorée après celle d’Achille, échoue devant la métis d’Ulysse qui donne la solution finale à l’expédition des Grecs grâce au cheval de Troie. L’Iliade se termine avec les funérailles d’Hector, et la suite de la guerre, relatée dans l’Odyssée, constitue un éloge absolu pour la métis d’Ulysse, un héros très rusé (πολυμῆτις), très entreprenant (πολύτροπος), très inventif (πολυμήχανος). Entre les épopées homériques et les poèmes de deux Oppien, chronologiquement et littérairement parlant, se situe la 150

Théogonie d’Hésiode. Selon lui, la déesse Métis, que Zeus épouse dès qu’il stabilise son pouvoir après la lutte contre les Titans et avec son couronnement comme roi du panthéon olympien, représente l’aspect politique du combat : la confirmation de la souveraineté du roi. Kronos qui détrône son père Ouranos et prend sa place, subira de la part de son fils Zeus le même traitement. Mais pour que la lutte pour le pouvoir ne renaisse pas et ne rebondisse pas de génération en génération, la métis de Zeus trouve la solution. Alors que Kronos avale ses enfants, l’un après l’autre, pour ne pas perdre le pouvoir, Zeus est sauvé par sa mère Rhéa dont la métis fait avaler à son époux une pierre à la place de Zeus, et se marie avec Métis qui, tombée enceinte de Zeus, est avalée par son époux craignant que si l’enfant voit le jour, le détrônera. Faisant partie des entrailles de Zeus, Métis devient élément constitutif de la personnalité de Zeus qui se transforme en roi intelligent et rusé, mais aussi Métis arrive au terme de sa grossesse donnant naissance à Athéna, déesse de la sagesse339. Zeus, en avalant Métis enceinte de leur enfant, devient une sorte de Kronos II, mais il n’y aura pas de Kronos III. Zeus restera le roi des dieux car la métis féminine trouve le moyen d’arrêter l’anarchie et la violence du passé : la métis de Rhéa sauve Zeus, et Zeus se marie avec Métis et l’avale, autant dire intègre la métis dans sa politique. Ce beau mythe est une excellente métaphore à l’échelle politique et sociale : Kronos, l’ancien régime primitif, lourd, inflexible, violent, instinctif, s’appuyant sur la force physique, sans trop y réfléchir ; Zeus, le nouveau régime évolué, clairvoyant, flexible, nuancé, réfléchi, s’appuyant sur un dosage plus équilibré de la métis, une composition entre la ruse et l’intelligence. Le lecteur serait tenté de dire le régime primitif du monde rural face à celui évolué de la communauté urbaine ; une métis animale instinctive face à une métis humaine réfléchie. Mais comment la métis se présente-t-elle dans la complexité de sa composition ? Une bonne exploration de ce terme plutôt négligé de l’hellénisme est l’ouvrage Les ruses de l’intelligence : la métis 339

Hésiode, Théogonie, 459-492, 881-900.

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des Grecs de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, où cette forme astucieusement inventive de l’intelligence de la Grèce antique devient plus explicite pour le citoyen d’aujourd’hui : La métis implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habilités diverses, une expérience longuement acquise340 […] Un piège pour la chasse, un filet de pêche, l’art du vannier, du tisserand, du charpentier, la maîtrise du navigateur, le flair du politique, le coup d’œil expérimenté du médecin, les roueries d’un personnage retors comme Ulysse, […] l’illusionnisme rhétorique des sophistes341 […] La métis revêt la forme d’une puissance d’affrontement, utilisant des qualités intellectuelles – prudence, perspicacité, promptitude et pénétration de l’esprit, rouerie, voire mensonge –342 […] L’intelligence pratique et rusée, sous toutes ses formes, constitue une donnée permanente du monde grec. L’homme à métis va prendre dans le même temps dix visages différents, s’incarnant dans les principaux types d’hommes de la société grecque, de l’aurige au politique, en passant par le chasseur, le sophiste, le charpentier et le stratège343.

Cependant, cette étude éclairante se limite, du reste par choix délibéré et assumé de ses auteurs, aux aspects étymologique, linguistique, sémantique, mythologique et historique du terme de métis. En dépit de quelques allusions à l’activité du politique, du sophiste et du stratège, il n’y pas une analyse philosophique de la notion de la métis, notamment au sujet du passage du mythe à la raison. L’homme à métis peut triompher des espèces les plus rusées du monde animal, constatent à juste titre Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant344. Peut-il, voire doit-il triompher de l’homme ? Serait 340

Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence : la métis des Grecs, p. 10. 341 Id., p. 8. 342 Id., p. 52-53. 343 Id., p. 294-295. 344 Id., p. 52.

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tenter de se demander le lecteur. La traduction du terme métis par intelligence rusée et pratique correspond au contenu primitif de la métis, sa dimension animale, qui embrasse principalement l’aspect d’amorce, de fourberie (δόλος). Qui dit intelligence rusée, ne sous-entend pas forcément l’amorce et la fourberie, mais en revanche l’amorce et la fourberie sont une forme d’intelligence sans en être les éléments constitutifs exclusifs. La traduction du terme métis par intelligence rusée et pratique néglige donc deux aspects fondamentaux de la métis, telle qu’elle apparaît aux VIe et Ve siècles avant notre ère : l’aspect collectif et l’aspect constructif. La métis aux VIe et Ve siècles se pratique entre plusieurs personnes, dans une collectivité, contrairement à l’amorce et la fourberie qui servent les intérêts individuels. Quant à l’aspect constructif de la métis, elle contribue à l’évolution de la civilisation. Sous cet angle, par métis pourraient être convenues l’astuce et la finesse de l’intelligence. Le mot astuce vient du latin astutia qui, à son tour, dérive du grec ἄστυ, la ville. La métis, convenue et pratiquée au départ comme une fourberie et une ruse, devient une astuce fine grâce à l’intervention de la polis. De prime abord surprenante mais, somme toute, ressemblance attendue avec l’itinéraire du dionysisme ! Le fait qui me fascine toujours, en y constatant l’intervention par excellence de la métis, est la manière dont la Pythie et les prêtres du temple d’Apollon à Delphes donnaient les préceptes oraculaires, et la façon dont les cités, notamment Athènes, interprétaient le verbe delphique. L’intéressé désireux de connaître la volonté des dieux et l’attitude à adopter, adressait son questionnement au temple d’Apollon à Delphes. Plutarque y fut prêtre depuis les années entre 85 et 100 jusqu’à sa mort autour de 125. Même si à son époque le sanctuaire de Delphes était en déclin parce que la croyance aux préceptes oraculaires avait beaucoup perdu de sa force, ses trois Dialogues pythiques sont des sources importantes. Apollon n’était pas considéré moins philosophe que dieu, il était érigé comme le dialecticien par excellence345. Le clergé des prêtres crétois transmettait le sujet à la Pythie qui, se tenant dans l’adyton du temple assise 345

Plutarque, Dialogues pythiques : Sur l’E de Delphes, 2, 6.

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sur son trépied, délivrait la réponse d’Apollon que les prêtres, avant de la donner à l’intéressé, formulaient de la manière qu’ils considéraient adéquate selon l’identité du demandeur et les circonstances du moment. Ils montaient les mots de la Pythie, continue Plutarque, exclamés par elle en état de surexcitation et de transe en raison des émanations de gaz venant de la terre sous l’adyton, en sorte qu’ils formassent des propos intelligibles, pour autant ouverts à plusieurs interprétations. Apollon se servait de la Pythie pour faire connaître sa pensée et volonté de la même manière que la lumière du soleil se réfléchit sur la lune pour atteindre les yeux humains ; le langage de la Pythie rappelle la définition mathématique de la ligne droite : c’est la plus courte qui soit entre deux points donnés346. Que ce soit la prudence pour préserver l’infaillibilité du dieu, ou l’intérêt à ce que les individus et cités restassent maîtres des préceptes oraculaires qui leur étaient délivrés et les utiliser à leur gré, l’ambiguïté des réponses de la Pythie fut une constante. D’ailleurs, préserver l’infaillibilité du dieu et laisser une marge de manœuvre pour l’interprétation d’un précepte reviennent presque au même : si la prophétie n’était pas réalisée, c’est que l’intéressé l’avait forcément mal interprétée ! La métis au plus haut point de son exercice ! Il y a deux faits qui plaident pour une implication bien forte de la métis dans la manière des prêtres de Delphes à monter les mots de la Pythie et donner la forme finale du précepte oraculaire. En premier lieu, il n’y avait pas, dans le temple d’Apollon de Delphes, des archives pour les oracles donnés aux demandeurs. Cette indifférence du clergé delphique pour la sauvegarde des réponses d’Apollon sorties du sanctuaire est symptomatique de leur politique à métis. En second lieu, les interprétations et leurs variantes pour le même précepte oraculaire – y compris pour celui bien connu des anciens, comme des modernes, concernant Socrate qualifié le plus sage des hommes, si tant est que ce soit historiquement véridique347 – montrent que, selon toute vraisemblance, le verbe oraculaire fut 346

Id., Sur les oracles de la Pythie, 21, 29. Sur la disparition des oracles, 4142, 50. 347 Voir à ce propos dans le sous-chapitre Une historicité de Socrate.

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en réalité moins religieux que le lieu sacré de son émission aurait pu le laisser entendre. Ces préceptes, avec une bonne marge d’interprétations variées selon les circonstances du moment et les intérêts du demandeur, mettent en lumière une métis qui savait écarter et souvent enlever complètement le poids mystique d’une situation, lorsque des valeurs fondamentales du monde grec étaient en danger ; la manière dont les cités se servaient des réponses d’Apollon en témoigne. Se servir de la métis n’était pas seulement le propre du clergé delphique, qui en réalité fut un groupe de savants disposant d’une connaissance exceptionnelle en matière de philosophie, de politique, d’histoire et d’actualité du moment, mais également des demandeurs lorsque les préceptes oraculaires qui leur étaient donnés n’arrangeaient guère leur situation et leurs affaires. Des mesures très strictes étaient prises pour assurer le secret d’une prophétie de Pythie le temps que la délégation qui en faisait la demande à Delphes reçoive la réponse et revienne à sa ville pour mettre le précepte oraculaire en circulation au bon moment, choisi à bon escient selon les circonstances. Par ailleurs, Hérodote rapporte une tradition selon laquelle les lois de Sparte, réputées pour leur sagesse, furent dictées à Lycurgue par la Pythie348. La législation des Spartiates fut la seule qui ait été considérée comme une œuvre du sanctuaire d’Apollon à Delphes, et il importe de rappeler que Sparte est qualifiée de cité à métis en raison de son Histoire. Même si cette tradition qui attribue la législation de Lycurgue à Pythie n’est pas un fait historique avéré, et que les Spartiates eux-mêmes soutenaient que les lois en question furent apportées de Crète par Lycurgue, comme l’ajoute Hérodote, il est permis pour l’érudit d’aujourd’hui de ne pas exclure une responsabilité des prêtres delphiques dans la rédaction de ces lois. Sparte, très allergique à toute forme de tutelle, notamment à celle du sanctuaire de Delphes dont le pouvoir en principe religieux, mais en réalité politique, fut considérable dans tout le monde antique, avait intérêt à nier une provenance delphique de ses lois et évoquer une île lointaine et sans revendications sur Lacédémone. De la 348

Hérodote, op. cit., I, 65.

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sorte, leur indépendance, à laquelle les Spartiates furent farouchement attachés, était plus assurée. Dans le but de signaler la métis, l’astuce et la finesse de l’intelligence du citoyen à l’égard du verbe oraculaire delphique, il suffit d’évoquer un fait historique qui, en outre, constitue une des plus belles pages de l’Histoire de la Grèce antique, digne de la dramaturgie et de l’émotion d’une œuvre d’Euripide ou de Sophocle. Le défaitisme du clergé de Delphes au sujet de la guerre médique était bien affirmé. Dès le début de l’invasion du roi Xerxès avec son armée perse en 481 avant notre ère qui pillait une région après l’autre, les prêtres d’Apollon croyaient la victoire de l’envahisseur inévitable et décourageaient une résistance de la part des Grecs. La ville d’Athènes envoya une délégation à Delphes pour interroger la Pythie sur ce que les Athéniens devaient faire. La réponse fut sans appel : « Malheureux, pourquoi restez-vous assis ? Fuyez loin, abandonnez les foyers et les collines de la cité. Car ni la tête ni le corps ne tiendront bon, ni les pieds, ni les mains, ni l’entre-deux sans doute, parce que le feu et le féroce Mars avec son char syrien les réduiront en ruines. Non seulement vos propres fortifications, mais aussi celles d’autres [villes] et des temples de dieux qui seront abandonnés au feu »349. Ce précepte oraculaire fut un choc pour les délégués d’Athènes. Sous le conseil d’un citoyen de Delphes, ils revinrent au temple d’Apollon avec des rameaux d’olivier, cette fois non pas en demandeurs mais en suppliants, pour annoncer à la Pythie que s’ils n’obtiennent pas une autre réponse de la part du dieu, ils se laisseront mourir dans le temple. Ce comportement, à la fois inhabituel pour ce lieu et grandiose de par sa charge émotionnelle et dramatique, montre qu’Athènes ne se laissa pas emportée par le fatalisme religieux et, résolument attachée à ses valeurs, sut faire preuve de ses principes de citoyen patriote et de démocrate. Même si la démocratie athénienne n’avait pas encore atteint son apogée en 481 et 480 avant notre ère, elle était déjà en œuvre grâce aux réformes de Clisthène à partir de 508 avant notre ère. Ne pas céder au fatalisme religieux fut en l’occurrence encore plus 349

Id., VII, 140.

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notable dans la mesure où Athènes était désespérément seule : ses appels aux autres cités-États en Grèce pour une aide ne furent pas entendus, les autres préférant se retirer au Péloponnèse et laisser l’Attique au merci de l’armée perse350. La Pythie, contrainte de donner une autre réponse, prononça le célèbre précepte « seul le mur de bois sera imprenable par l’ennemi […] ô divine Salamine, tu perdras les enfants des femmes »351. La délégation, de retour à Athènes, fit savoir la parole delphique, mais l’interprétation de l’expression « mur de bois » ne fit pas l’unanimité. D’aucuns pensaient que l’oracle faisait allusion à un ancien muret de bois qui entourait la citadelle de Minerve et de ce fait la Pythie signifiait que la ville protégée par cette déesse ne sera pas prise par l’ennemi. Thémistocle argua qu’il n’en était rien et qu’au contraire la réponse delphique impliquait la construction d’une flotte de bateaux en bois comme solution contre l’invasion perse. À ceux qui lui dirent que l’expression de la Pythie « ô divine Salamine, tu perdras les enfants des femmes » laissait entendre que les Athéniens seraient défaits par les Perses en cas de confrontation navale à Salamine, Thémistocle répondit que la Pythie avait en tête les Perses en disant « tu perdras les enfants des femmes » car s’il était question des pertes des Grecs à Salamine, elle aurait dit malheureuse et pas divine Salamine352. Thémistocle sut convaincre les Athéniens à suivre son interprétation, et la suite lui donna raison : l’armée et la flotte de Xerxès connurent une grande déroute et une lourde défaite lors de la bataille navale de Salamine en automne 480 avant notre ère. Thémistocle était pour le choix d’une confrontation navale bien avant le précepte de la Pythie. Fut-ce la métis de ce stratège à l’origine d’une interprétation du verbe delphique selon sa conception stratégique pour faire face à l’invasion des Perses ? Son idée était de persuader ses concitoyens d’abandonner Athènes, de se réfugier sur l’île d’Égine et de construire une flotte pour affronter l’ennemi dans le détroit 350

Plutarque, Vie de Thémistocle, 3-4. Hérodote, op. cit., VII, 141. 352 Id., VII, 142-143. 351

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entre l’Attique et l’île de Salamine. Le caractère ambigu et ambivalent du précepte oraculaire lui permettait de l’orienter vers une interprétation au service de son propre plan de défense. Cependant, la Pythie prononça-t-elle vraiment ce précepte au sujet du mur de bois ? La possibilité que tout au long de l’antiquité des préceptes oraculaires eussent été inventés n’est pas à exclure. Ce fut le cas du précepte delphique sur la sagesse de Socrate, que plusieurs érudits modernes considèrent comme fictif, comme il a été précisé plus haut, dans le sous-chapitre Une historicité de Socrate. Quant au précepte sur le mur de bois, pendant toute l’année 480 avant notre ère, les communications entre Athènes et Delphes ont dû être coupées en raison de l’invasion des Perses ; ce qui rendait problématique un aller et un retour d’une délégation au sanctuaire d’Apollon. Plutarque écrit que Thémistocle, se voyant impuissant à mener le peuple d’Athènes par des raisonnements purement rationnels, agissait comme s’il faisait monter un deus ex machina, une intervention divine à l’instar d’un poète de tragédie, et proposa aux Athéniens des signes et des préceptes oraculaires pour les convaincre de la justesse de sa vision de la situation353. Thémistocle fit-il courir à Athènes, alors coupée de Delphes, l’histoire du précepte sur le mur de bois, que lui-même monta de toute pièce pour arriver à convaincre ses concitoyens en faveur de son propre plan pour affronter le péril imminent des Perses ? Quoi qu’il en soit, son attitude – qu’il inventât le précepte delphique ou simplement s’en servît habilement dans le cas où une délégation réussit à accéder à Delphes – de même que l’attitude de la délégation qui refusa le premier précepte d’Apollon et en exigea sur le champ un autre, témoignent de la double métis de l’esprit grec du Ve siècle avant notre ère. Les Hellènes surent circonscrire les manifestations de l’esprit mystique de telle sorte que le logos pût opérer et apporter ses fruits. Même lorsque les superstitions et une peur irrationnelle enracinées au sein de certaines couches de la population persistaient, l’histoire de la bataille navale de Salamine et du précepte oraculaire à ce sujet prouvent que la métis du rationalisme et de la démocratie, autant dire l’astuce, l’acuité et 353

Plutarque, Vie de Thémistocle., 10.

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la finesse de l’intelligence du rationnel et du patriotique, trouvait le moyen de désamorcer, voire de désarmer, les superstitions et peurs irrationnelles. Le mythe sur la généalogie des dieux, rapporté par Hésiode, transcrit au niveau social et politique, permet une bonne lecture de l’itinéraire de la métis. Ouranos et son fils Kronos n’habitaient pas un lieu stable, un Olympe, et leur métis était primitive, instable, chaotique, violente, inefficace. Zeus, fils de Kronos, triompha de ses prédécesseurs grâce à sa métis sage, à savoir son épouse Métis et sa fille Athéna déesse de la sagesse, afin que la tranquillité et l’ordre s’établissent finalement ; il y eut un lieu stable comme demeure, l’Olympe ; il y eut une sorte de polis. La métis, ce démon emprunté au monde animal, vit le jour dans un environnement primitif pour que l’espèce humaine puisse faire face à une situation d’adversité ou de conflit par le biais des moyens factieux et frauduleux, lorsque la force physique ne suffisait pas. Mais la métis se développa et se transforma assez rapidement, abandonnant le caractère d’une arme individuelle pour devenir une forme particulière de l’intelligence au profit d’une communauté, même avant l’avènement du logos. Que ce fût la métis de Prométhée qui, rompant avec la communauté des dieux, révolutionna la communauté des mortels en les apportant l’usage du feu, que ce fût la métis d’Ulysse qui trouva le moyen de soulager l’expédition des Grecs à Troie et conquérir la ville, que ce fût la métis de Thémistocle qui sauva la démocratie et son foyer, la polis, il s’agissait toujours de la même considération pour l’intérêt d’une certaine communauté. Après l’apparition du logos, la métis, ayant passé par la ruse, l’astuce et l’espièglerie, devint plutôt la vivacité, l’acuité et la finesse de l’intelligence. L’esprit rural mit au monde la métis, propriété primitive et individualiste, toutefois l’esprit urbain, aussi bien fin et espiègle, s’en servit sans gêne ; la transition fut admirablement naturelle. Jusqu’à l’époque hellénistique quand l’incertitude et le sentiment d’insécurité commencèrent à nouveau à gagner du terrain, le logos s’achemina normalement, commodément, franchement avec la métis, sa petite sœur.

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Dionysos, au moyen de l’extase, drogue ses fidèles par sa métis rurale pour les soulager de leurs souffrances, et ensuite se faufile dans la polis qui, par sa métis urbaine, l’accepte, en modifiant et élaborant l’esprit dionysiaque. Socrate, successeur à cette métis rationnelle et démocratique, y ajoute la sienne : il n’aime ni le primitif rural, ni la pensée rationnelle de la philosophie de la nature, ouvrant de la sorte la porte au nihilisme. Néanmoins, si la métis est une caractéristique propre – mais de deux manières différentes – tant chez Dionysos que chez Socrate, il en va tout autrement chez Nietzsche.

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POST-SCRIPTUM À ARIANE

Le personnage mythologique de Dionysos est associé à celui d’Ariane. Princesse ayant aidé Thésée à pénétrer dans le labyrinthe pour tuer Minotaure contre une promesse de mariage, finalement elle est abandonnée par Thésée qui, contrevenant à sa promesse, la laisse sur l’île de Naxos. Mais délaissée par un mortel, c’est un dieu, Dionysos, qui tombe amoureux d’Ariane à Naxos et l’amène avec lui. Divinité de la fête, du vin et de l’excès, Dionysos est assurément un vrai connaisseur de la femme et du plaisir charnel. Nietzsche, quant à lui, se considère comme le Dionysos de la pensée philosophique et ambitionne de renverser le statu quo de la philosophie, comme le dieu de la vigne qui renverse l’organisation traditionnelle et de la création artistique. Mais Nietzsche est-il un fin connaisseur de la psychologie féminine comme Dionysos ?

Friedrich à Naxos Étrange, Zarathoustra ne connaît guère les femmes, et sur elles pourtant il a raison354 […] Aurai-je la présomption de prétendre les connaître, ces petites bonnes femmes ? Cela fait partie de mon hérédité dionysienne. Qui sait ? Peut-être suis-je le premier psychologue de l’Éternel Féminin. Elles m’aiment toutes – c’est une vieille histoire : à l’exception des femmes perdues, des « émancipées » à qui manque la fibre maternelle355.

Nietzsche admet, de manière détournée, une connaissance en matière de femmes qui n’est pas complète. Il se penche sur l’âme féminine avec l’œil attentif d’un psychologue, le résultat en demeure cependant plutôt faible. Il applique certaines normes de la psychologie en sorte que les conclusions tirées 354 355

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, p. 80. Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 282, § 5.

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soient conformes à ses thèses conçues a priori. Par exemple, il trouve que comme la laideur physique est souvent indice de criminalité, la laideur de Socrate, associée à son ironie, est une révolte d’un plébéien qui se venge des aristocrates qu’il fascine356. Même si la finesse d’expression nietzschéenne ne suffit pas pour rivaliser avec la profondeur de la réflexion freudienne, dans les textes du philosophe transparaissent des affirmations qui annoncent, avec peu de décennies d’avance, certaines thèses de Sigmund Freud : Il est des cas où nous faisons comme les chevaux, nous autres, psychologues, et sommes pris d’inquiétude : nous voyons notre ombre danser devant nous. Le psychologue doit cesser de se voir, s’il veut tout simplement voir357 […] Tout homme porte en soi une image de la femme qui lui vient de sa mère : c’est elle qui le détermine à respecter les femmes en général ou bien à les mépriser ou bien à ne ressentir pour toutes qu’indifférence358 […] Tout chez la femme est une énigme, et tout chez la femme a solution unique, laquelle a nom grossesse359.

La psychanalyse est très redevable à Freud qui repensa les enchaînements psychiques et mit en valeur l’importance de la sexualité infantile et de l’inconscient. La libido, la force de la pulsion sexuelle, telle que Freud la développa, ouvrit la voie à des générations des psychanalystes pour prolonger, approfondir et par moments modifier certains énoncés du freudisme qui provoquèrent, et provoquent, des critiques et des dissidences. Freud admit, vers la fin de sa vie, que la femme demeure une énigme pour lui. Nietzsche, en revanche, certain de sa perception, tranche au sujet des caractéristiques de deux sexes : Avec l’Allemand, presque comme avec la femme, on n’atteint jamais le fond, car il n’y en a pas, un point, c’est tout360 […] 356

Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 70-72, § 3, 7. Id., p. 66, § 35. 358 Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, p. 244, § 380. 359 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, p. 79. 360 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 330, § 3. 357

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La femme apprend à haïr dans la mesure où elle désapprend de charmer361 […] Un ménage qui tient bon est celui […] quand la femme se veut réputée grâce à son mari, le mari aimé grâce à sa femme362 […] Soit dit à l’intention des esprits avisés : les femmes ont l’entendement, les hommes la sensibilité et la passion. Cela n’est pas en contradiction avec le fait que les hommes portent leur intelligence beaucoup plus loin363 […] Il est évident que le sexe faible joue un rôle plus important que le sexe fort dans la naissance des religions. Et telles que sont les femmes, si on les laissait seules, elles n’arrêteraient pas, du fond de leur faiblesse, d’inventer non seulement des « hommes », mais aussi des « dieux » – les uns et les autres se ressemblant, on s’en doute, comme autant de monstres de force364 […] Rien n’est d’emblée aussi étranger à la femme, rien ne lui est aussi odieux, aussi contraire que la vérité ; son grand art est le mensonge, sa grande affaire l’apparence et la beauté […] Il faut un instinct corrompu – sans parler du manque de goût – pour qu’une femme en vienne à se prévaloir de Madame Roland, ou de Madame de Staël, ou de Monsieur George Sand, comme si ces trois noms prouvaient quoi que ce soit en faveur de la « femme en soi ». Pour les hommes, ces trois personnes sont les trois femmes comiques en soi, et rien de plus ! Elles sont, bien malgré elles, les meilleurs arguments contre l’émancipation des femmes et leurs prétentions à l’indépendance365 […] l’homme n’est, au fond de son âme, que méchant ; mais la femme est, au fond de la sienne, mauvaise […] Surface est le cœur de la femme […] profond est le cœur de l’homme366 […] Une petite femme qui poursuit sa vengeance culbuterait le destin dans sa course. La femme est indiciblement plus méchante que l’homme, et aussi plus intelligente : chez la femme, la bonté est déjà une forme de dégénérescence367.

361

Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 82, § 84. Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, p. 248, § 399. 363 Id., p. 251, § 411. 364 Friedrich Nietzsche, Paul Rée et Lou von Salomé, Correspondance, carnet de notes rédigées en août 1882 par Nietzsche pour Lou von Salomé, p. 185. 365 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 152, § 232-233. 366 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, p. 80. 367 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 283, § 5. 362

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Cette vision nietzschéenne à propos des femmes rappelle l’idée qu’Aristote se faisait des femmes en êtres serviables et utiles comme les esclaves, quoique celles-là soient très mauvaises, alors que ceux-ci entièrement méprisables368. Néanmoins, pour un esprit attentif et sensible, la réalité est beaucoup plus « lisible » à l’époque du philosophe allemand que pendant l’antiquité. L’attention et la sensibilité ne faisaient pas défaut à Nietzsche, pour autant ses préjugés ne lui permettaient guère de bien interpréter les signes d’un XIXe siècle tellement riche en messages et renseignements sur la réalité familiale, sociale, économique, culturelle, politique et juridique pour la position des deux sexes. Non seulement il n’appréhendait pas le pourquoi, le comment et les enjeux de la position et du rôle de l’homme et de la femme, mais de surcroît il en était content. Dans ses écrits, il préconise pour l’avenir un mariage au plus haut de son idée à seule fin de procréer et d’élever une génération nouvelle, mariage qui ne recourra à la sensualité que rarement, mais aura un auxiliaire naturel, le concubinage369. « Voici comme je veux homme et femme : l’un bon guerrier, l’autre bonne génitrice »370. Par guerre Nietzsche entend l’entreprise en vue d’un monde nouveau dans lequel la femme maintiendra son rôle d’entité domestique : douce, obéissante, sensible et serviable. Un terme qui revient sans cesse dans les textes du philosophe est le nom commun virilisation et l’adjectif viril ; et cela dès le début de son activité d’écrivain, alors qu’à partir d’Humain, trop humain, et à travers L’Aurore, Le Gai Savoir, Ainsi parlait Zarathoustra, Par-delà bien et mal et La généalogie de la morale, ce terme se répète à une telle fréquence, qu’un ouvrage entier pourrait y être consacré. Cette vision résolument virile de Nietzsche en matière d’Histoire le fait admirer le monde grec comme une civilisation d’hommes tellement évoluée où les femmes étaient exclues de la vie politique, sociale, athlétique et même sexuelle, et où une Électre ou une Antigone doivent être comprises comme personnages tolérés dans l’art mais pas dans 368

Aristote, Poétique, XV, 1454a, 20-22. Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, p. 256, § 424. 370 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, p. 231. 369

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la réalité371 ; l’amène à professer sa profonde croyance à une virilisation de l’Europe372 ; le pousse à constater que les hommes du peuple que Zarathoustra rencontre manquent de virilité et leurs femmes deviennent hommes373 ; et à soutenir que ce qui saute toujours d’emblée aux yeux c’est le manque de virilité à cause d’une sensibilité et d’une susceptibilité maladives à la souffrance que les cercles d’échauffés baptisent du nom de compassion374. La phrase, devenue célèbre, « ce qui ne me tue pas me fortifie », Nietzsche déclare qu’il l’a apprise à l’École de Guerre de la vie375. En réalité, il n’en est pas l’auteur, c’est un vers du poète romantique Johann Gottfried Seume, mort trente-quatre ans avant la naissance du philosophe. Phrase qui résume cependant aussi bien le positionnement et le sentiment de Nietzsche vis-à-vis de son époque, que ses problèmes avec les femmes. Il doit faire face à l’incompatibilité de caractère et de valeurs entre lui et sa sœur Élisabeth Förster-Nietzsche – de la part de laquelle il attend une autre forme de support – qu’il décrit comme une dinde prétentieuse, son ennemi naturel qui corrompt l’air qu’il respire, adversaire irréconciliable de sa façon de penser et de sa philosophe, la personne qu’il hait le plus au monde376. Il doit faire face aussi au rêve, jamais réalisé, d’avoir accès au cœur de Cosima Wagner, rêve irréalisé même quand elle est devenue veuve, qu’il considère comme la nature de loin la plus noble, un cas rare de culture supérieure, la première voix en matière de goût qu’il ait jamais entendue, la seule femme

371

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, p. 198-199, § 259. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 269, § 362. 373 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, p. 190. 374 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 206, § 293. 375 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 62, § 8. 376 Friedrich Nietzsche, Paul Rée et Lou von Salomé, op. cit., lettre au début décembre 1882 de Nietzsche à Lou von Salomé, p. 225 ; lettre du 28 août 1883 de Nietzsche à Franz Overbeck, p. 290 ; brouillon de lettre en février 1884 de Nietzsche à sa mère, p. 296 ; brouillon de lettre au printemps 1884 de Nietzsche à sa sœur, p. 298 ; lettre au début mai 1884 de Nietzsche à Malvida von Meysenbug, p. 303. 372

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qu’il ait vénérée377 ; à son échec de pouvoir épouser Lou von Salomé avec laquelle il envisage de partager sa vie pour quelques années378 ; à ses espoirs déçus avec Mathilde Trampedach379 et Louise Ott 380 ; à l’impossibilité de construire avec d’autres femmes, telle Meta von Salis, quelque chose qui aille plus loin qu’une simple amitié qui se limite à l’échange des idées philosophiques, au partage d’une satisfaction pour la création intellectuelle, aux exaltations procurées par les lectures, aux confessions sur la vie quotidienne, aux préoccupations pour les publications, aux plaintes pour le comportement de certaines personnes381. Tous ces espoirs désenchantés et expériences décevantes, pour certaines même traumatisantes, conduisent Nietzsche à interpréter de façon très calculée son idée selon laquelle chez l’athlète pour l’entraînement physique et chez l’artiste pour la préparation intellectuelle, les rapports sexuels sont nuisibles382. Il proclame que le philosophe a horreur du mariage et de tout ce qui pourrait y conduire car le mariage est un obstacle fatal vers l’optimum. Quel grand philosophe a été marié ? se demande-til. Héraclite, Platon, Descartes, Spinoza, Leibnitz, Kant, Schopenhauer ne l’étaient pas et personne ne peut les imaginer mariés. Un philosophe marié, persiste Nietzsche, est à sa place dans la comédie, et Socrate, qui fait exception, s’est marié par

377

Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 249, § 3 ; p. 264, § 3. Dernières lettres hiver 1887 – hiver 1889, brouillon de lettre du 25 décembre 1888 de Nietzsche à Cosima Wagner, p. 219. 378 Friedrich Nietzsche, Paul Rée et Lou von Salomé, op. cit., lettre du 21 mars 1882 de Nietzsche à Paul Rée, p. 87 ; extrait du livre autobiographique de Lou von Salomé, p. 93 ; lettres du 23 mai, 28 mai, 7 juin et 4 août 1882 de Nietzsche à Lou von Salomé, p. 102, 107, 115, 148. 379 Friedrich Nietzsche, Ma vénérée, proposition de mariage du 11 avril 1876 de Nietzsche à Mathilde Trampedach, p. 12-13. 380 Id., lettres du 30 août et 22 septembre 1876 de Nietzsche à Louise Ott, p. 14-17. 381 Friedrich Nietzsche, Dernières lettres hiver 1887 – hiver 1889, lettres du premier janvier 1887, 22 août, 7 septembre, 14 novembre, 29 décembre 1888 de Nietzsche à Meta von Salis, p. 29-30, 137-138, 142-144, 178180, 224-226. 382 Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, p. 301, § 8.

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ironie pour démontrer la vérité de cette incompatibilité entre mariage et philosophie383. Ce choix de quelques noms, choix du reste fort sélectif dans le but de justifier l’image philosophique d’un Nietzsche solitaire – pour autant solitaire malgré lui, à rebours de JeanJacques Rousseau, solitaire par conviction, toutefois bien marié – s’appuie sur des vies et situations entièrement différentes, ou des biographies très lacunaires comme celle d’Héraclite, et néglige le fait que Socrate, sauf Xanthippe, avait plusieurs liaisons extraconjugales et certainement une seconde femme384. La meilleure réponse à l’idée nietzschéenne, selon laquelle la femme nuit à la formation d’un esprit philosophique, est donnée par Socrate lui-même lorsqu’Antisthène lui demande pourquoi il a épousé une femme aussi insupportable que Xanthippe : « J’observe que ceux qui veulent devenir de bons cavaliers ne cherchent pas les chevaux les plus dociles mais les plus fougueux. Car ils considèrent que s’ils arrivent à les maîtriser, ils seront capables de se servir aussi des autres chevaux. De la même manière, moi, voulant fréquenter et parler avec des gens, je l’ai choisie [Xanthippe] convaincu que si j’arrive à m’y accoutumer, finalement je serai capable d’avoir commerce avec tous les caractères humains »385. Quant aux philosophes mariés, sans citer une foule de noms, il suffit de mentionner quelquesuns qui marquèrent la réflexion philosophique comme Pythagore, Anaxagore, Aristote, Lucrèce, Sénèque, Francis Bacon, George Berkeley, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Georg Friedrich Wilhelm Hegel, Karl Marx, Henri Bergson ou Martin Heidegger. Aristote se maria même une seconde fois après la mort de sa première épouse et prit soin de sa famille et de ses enfants de deux mariages jusqu’à la fin de sa vie, sans 383

Id., p. 297, § 7. Le dernier jour en prison, avant son exécution, Socrate reçut la visite de plusieurs proches, dont ses trois fils, deux mineurs et un fils adulte, avec leurs mères respectives (Phédon, 116a-b). Ce témoignage, apporté par Platon, semble corroborer ce que Diogène Laërce écrira plus tard, en évoquant un texte aujourd’hui perdu d’Aristote : Socrate avait deux femmes, Xanthippe, mère de son fils Lamproclès, et Myrto, avec qui il eut Sophronisque et Ménéxène (Diogenus Laertius, op. cit., II, 26). 385 Xénophon, Le Banquet, II, 10. 384

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que cela nuisît à la qualité et la quantité de sa création philosophique. Nietzsche ne choisit pas le chemin de l’ermite, de l’ascète et de l’exclu ; il le subit. Un homme de son élan dionysien, de sa sensibilité éveillée, de sa force créatrice, de son goût méridional, de son désir ardent pour communiquer et communier, ne choisit jamais un tel chemin. Néanmoins, dès que les circonstances de sa vie l’en obligent, il s’y résigne. Dans un premier temps, il semble le supporter ; par la suite, il s’empresse de le justifier en projetant sur la réalité objective ses propres expériences subjectives et très particulières. Sans ses problèmes professionnels en professeur de philologie classique grecque et latine, sans ses heurts en philosophe mal compris, sans ses traumatismes affectifs en homme refusé par les femmes dont il s’est épris, un être humain de son érudition, de sa sensibilité et de sa finesse d’esprit n’aurait jamais écrit que ce que la femme entend par amour est le complet abandon de corps et d’âme sans égards ni restrictions, tandis qu’un homme qui aime demande cet amour-ci, mais en admettant qu’il y ait des hommes avec le besoin d’abandonner leurs femmes. Par conséquent, conclut-il, un homme qui aime comme une femme devient esclave, et une femme qui aime comme une femme devient une femme plus accomplie386. Il n’est bien sûr pas question pour Nietzsche d’envisager la troisième possibilité, à savoir une femme qui aime comme un homme et abandonne son homme. Selon l’optique nietzschéenne, une femme abandonnée par un homme est un besoin, mais un homme abandonné par une femme est une aberration. La justification en est donnée dans les mots qui suivent ce même extrait : La femme se veut prise, acceptée comme propriété, veut s’épanouir dans la notion de « propriété », « être possédée » ; par conséquent elle désire un homme qui prenne […] La femme s’abandonne, l’homme s’accroît d’autant – je pense que nul contrat social, ni la meilleure volonté de justice ne permettront jamais de surmonter cet antagonisme naturel : si souhaitable qu’il puisse être de ne pas se braquer constamment 386

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 270, § 363.

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sur tout ce que cet antagonisme a de dur, de terrible, d’énigmatique et d’immoral. Car l’amour conçu dans sa totalité, sa grandeur, sa plénitude, est nature et en tant que telle quelque chose à tout jamais d’« immoral ».

L’auteur de cet extrait ne semble saisir ni la profondeur de la psychologie féminine ni les enjeux historiques et sociaux dans lesquels il situe les deux sexes. Il attribue les transgressions, les péchés actifs aux hommes et les défauts aux femmes387. Il donne ainsi à entendre que l’homme est un être humain compétent, responsable, et donc inexcusable pour ses fautes ou méfaits, tandis que la femme demeure un être incompétent, irresponsable, et de ce fait excusable. Les mots que Nietzsche adresse à Lou von Salomé, après avoir échoué à la tailler selon ses propres normes, sont révélateurs de sa disposition à l’égard des femmes : « je n’ai encore jamais fréquenté une personne aussi pauvre que vous l’êtes, riche dans l’exploitation des plus offrants, ignorante – mais perspicace sans goût, mais naïve dans cette lacune, honnête et surtout dans le détail, généralement par défi ; malhonnête dans l’ensemble, pour ce qui est de l’attitude générale de l’âme (malade par excès de travail, etc.) sans la moindre délicatesse pour ce qui est de prendre et de donner […] Jadis à Orta, j’avais envisagé […] de vous conduire pas à pas jusqu’à la dernière conséquence de ma philosophie – vous considérant comme la première personne qui en fût capable […] Je n’ai jamais pensé à vous demander d’abord votre accord : vous deviez à peine remarquer de quelle manière vous entriez dans ce travail. Je faisais confiance à ces impulsions supérieures que je croyais voir en vous – je voyais en vous mon héritière – »388. Connaissant aujourd’hui le parcours intellectuel et intime de Lou von Salomé, par la suite Lou Andréas-Salomé, certains qualificatifs de Nietzsche à son endroit paraissent plus ou moins exagérés, d’autres complètement infondés. Néanmoins, l’essentiel en est que le philosophe ne reconnaît pas à la femme 387 388

Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 81. Friedrich Nietzsche, Paul Rée et Lou von Salomé, op. cit., brouillon de lettre au début décembre 1882 de Nietzsche à Lou von Salomé, p. 225227.

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le besoin d’apprendre davantage, qu’il qualifie d’exploitation, ou de s’épanouir par et pour elle-même, qu’il considère illégitime. Il ne dit pas autre chose quand il écrit à l’attention de la même correspondante qu’« un homme doit être éduqué en vue de devenir un soldat, d’une manière ou d’une autre. Et la femme doit être éduquée en vue de devenir une femme de soldat, d’une manière ou d’une autre »389. Par les extraits cités plus haut, il devient clair, aussi bien dans ses ouvrages que dans sa correspondance, que la personne qu’il vénère comme femme idéale est Cosima Wagner, femme distinguée, cultivée, à l’initiative et au service du culte doctrinaire de son défunt mari, le modèle que Nietzsche assigne pour le rôle de la femme dans la famille, dans la société et dans l’Histoire. Au sein du panthéon grec des divinités résidant à l’Olympe, il y a un nombre égal de dieux et de déesses. Ce n’est pas par esprit féministe ou par volonté de justice sociale. Cette égalité revêtit une fonction pratique pour départager de manière symétrique les attributs, les mythes et les histoires. La lecture nietzschéenne de la civilisation grecque, qui fut, c’est vrai, une civilisation d’hommes, est symptomatique de l’état d’esprit du philosophe : il se réjouit du fait que les Grecques fussent marginalisées, sans un vrai rôle dans la vie sociale, politique, artistique, athlétique et même sexuelle dans la mesure où l’initiation sexuelle des enfants était faite par des hommes. Les femmes n’avaient d’autre tâche que de donner du plaisir charnel et de procréer, alors qu’Électre ou Antigone doivent être considérées, écrit Nietzsche, comme des rôles tolérés dans l’art mais pas dans la vie : le devoir de la femme était d’enfanter de beaux corps puissants où continuait à vivre, aussi intact que possible, le caractère paternel de la civilisation grecque, tellement évoluée390. Le syllogisme est assez clair : le monde hellénique est considéré, tout au moins par beaucoup, comme l’apogée de la civilisation humaine. Ce monde est fait par les hommes à l’exclusion des femmes. Si le but est d’aboutir à un niveau de 389

Id., brouillon de lettre à mi-décembre 1882 de Nietzsche à Lou von Salomé, p. 228. 390 Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, p. 198-199, § 259.

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civilisation digne de ce nom, il faut en conséquence remettre les femmes à leur place, comme les Grecs l’ont fait. Ce raisonnement n’est pas nouveau, ni chez Nietzsche, ni chez d’autres penseurs, et a été à plusieurs reprises réfuté. Cependant, l’explication que la présence et la dynamique d’une Électre et d’une Antigone – et pourquoi omettre une Médée, une Lysistrata, une Andromaque, une Eurydice, une Hélène, une Cassandre, une Clytemnestre, une Hécube, une Iphigénie – sont exaltées dans l’art car elles ne sont pas tolérées dans la vraie vie, est d’une légèreté surprenante. Il est facile de retourner cet « argument » de Nietzsche, en dénotant certains aspects négatifs des personnages tels qu’Héraclès, Oreste, Œdipe, Agamemnon, Thésée, Achille, Créon, Jason ou Ulysse, et ainsi considérer, de la même manière simpliste, que les hommes ne sont supportables qu’en tant que personnages de la création artistique, mais ces mêmes hommes seraient insupportables dans la vraie vie ! Il n’est pas un hasard si Nietzsche, en dépit de son approche favorable pour le monde dionysien, ne s’attarde jamais sur l’importance fondamentale du rôle de protagoniste des femmes dans les fêtes, phallophories, rituels et mystères de Dionysos. Il n’est pas innocent non plus qu’il méprise Euripide, ce fin connaisseur de la psychologie des femmes, en lui collant l’étiquette de poète socratique, et qu’il ignore la profondeur et la puissance de l’âme de Médée. Les Grecs disaient que celui qui n’est pas Hellène, est un Barbare. Cette affirmation n’avait pas la connotation négative qu’elle prendra par la suite, et faisait référence au son répétitif et désagréable « bar-bar-barbar » dans les langues étrangères. Pour appliquer le sens moderne de cette expression à Médée, princesse de Colchide, il faut reconnaître qu’elle est un personnage non-Hellène hors du commun, au milieu des Hellènes qui se comportent comme des Barbares à son égard. Elle se bat pour un monde où la femme sera respectée en être humain et non plus utilisée comme maîtresse, concubine et éleveuse d’enfants. Dans l’antiquité grecque, au cours des festins et banquets, étaient présentées les hétaïres mais pas les épouses, alors qu’aujourd’hui c’est exactement le contraire. À l’époque, parce que l’épouse devait rester chaste, intacte, loin de tout regard – question de principe 171

– tandis qu’aujourd’hui pour que les maitresses ne croisent pas les épouses, question de calcul. Le cri de Médée pour un statut plus digne de la femme ne peut toucher la disposition pressée, expéditive et guerrière de Nietzsche. Comme si Euripide savait qu’il aurait eu à faire avec de tels lecteurs, il fait Médée déclarer sarcastiquement que pour ce que la nature a fait des femmes, elles sont complètement incapables de faire le bien, mais pour le mal il n’y a pas d’artisans plus experts391. Le lecteur d’Euripide qui veut vraiment identifier l’origine de ce sarcasme de Médée, peut la trouver sous la plume du tragédien : Dans tout ce qu’il y a dans la vie et dans la pensée, nous les femmes sommes la créature la plus misérable ; tout d’abord il nous faut acheter à un prix plus élevé qu’il le vaut un mari, et subir un maître à notre corps ; ce mal-ci étant pire encore que ce mal-là […] Ensuite, arrivées dans des coutumes et lois nouvelles, nous devons être un devin, puisque nous ne l’avons pas appris à la maison, pour savoir comment se comporter avec celui dont nous partagerons la couche. […] Quand la vie conjugale pèse à l’homme, il va à l’extérieur du foyer pour faire plaisir à son cœur, […] alors que nous, on est obligées d’attacher notre regard à un seul être humain392.

Avant de prendre sa vengeance et commettre son crime, Médée s’occupe lucidement de son sort. Elle se demande où elle pourrait se cacher393, et fait Égée, roi d’Athènes, lui jurer qu’il l’accueillera si ses ennemis la chassent, sans lui dévoiler son plan394. Si c’est Jason, son époux et père de ses enfants qui la trahit, c’est le roi Créon de Corinthe qui pousse Médée à planifier sa vengeance à un moment où son cœur de mère lui dicte le contraire. 391

Euripide, Médée, 407-409. Id., 230-247. 393 Id., 386. 394 Id., 747-758. 392

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Non mon cœur, non, pas toi, ne fais pas cela ; laisse les malheureux, épargne ces enfants ; ils vivront loin avec toi et seront ta joie. Mais non, par les divinités vengeresses d’Hadès, il ne sera pas dit à propos de moi que j’ai délaissé mes fils aux outrages des ennemis. De toute façon ils doivent mourir ; et puisqu’il le faut, je les tuerai moi-même comme je les ai fait voir le jour395.

La subtilité bouleversante de cette progression et de cette conversion de la situation dramatique qui bascule vers l’issue tragique, aurait dû être saisie par la sensibilité de Nietzsche. Médée trahit sa patrie et sa famille biologique afin de suivre l’homme de son cœur et former une famille d’amour, même dans un pays étranger et hostile. Mais son amour sans réserve est trahi. Elle découvre que les promesses d’amour de Jason ne sont que le prétexte pour que les mêmes conventions soient appliquées au nom du principe « bon pour tous » : Jason répudie son épouse et mère de ses enfants, Médée, princesse non-hellène, pour une princesse hellène de Corinthe ; c’est très bien pour lui qui de la sorte succédera au trône de Corinthe à la place de son beau-père et aura des successeurs grecs, légitimes et reconnus ; c’est bien pour ses enfants avec Médée qui auront des frères princiers grecs ; c’est bien pour Médée qui sera une concubine à la cour, acceptée en dépit de ses origines étrangères. Mais cette logique utilitariste ne convient point à Médée. Nietzsche est admiratif de Georges Bizet pour sa musique et pour le personnage de Don José qui tue sa bien-aimée Carmen. Le philosophe estime que tuer la personne dont le héros est amoureux constitue une rare conception d’amour, la seule qui soit digne du philosophe, la seule qui distingue une œuvre d’art entre mille396. Il ne saisit pour autant pas pourquoi Médée ne tue pas Jason qui la trahit et l’abandonne, mais en revanche elle sacrifie ce qu’elle adore le plus au monde, ses enfants. Si Médée était une guerrière romantique d’un Rhin sous un soleil méditerranéen comme Nietzsche affectionne ses guerriers, 395 396

Id., 1056-1063. Friedrich Nietzsche, Le cas Wagner, p. 23, § 2.

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aurait-elle choisi la voie qui lui fait le plus de mal pour prendre sa vengeance ? N’aurait-elle pas préféré un moyen plus commode pour elle, en tuant Jason ? Les points communs entre Médée et Antigone se cristallisent dans un même refus à l’égard du droit coutumier incarné par Créon de Corinthe, c’est-à-dire bafouer la dignité d’une épouse et mère, et des lois de la cité incarnées par Créon de Thèbes qui interdisaient d’honorer et enterrer un traître. Mais ces deux « non » face à deux Créon différents et indifférents, chemin faisant se différencient. Le refus d’Antigone est le « non » d’une fille vierge, au sens à la fois littéral et métaphorique du mot, laquelle, sans aucune arrière-pensée ou calcul, s’oppose à tout prix, quelle qu’en soit la conséquence. Le refus de Médée est le « non » d’une femme qui réfléchit bien avant de mettre en exécution son plan. Il en résulte qu’Antigone paye de sa vie sa fidélité aux impératifs de sa conscience, alors que Médée part triomphalement, mais après avoir commis l’acte d’infanticide qui la prive à jamais de ce qu’elle chérit le plus au monde. Deux facettes de la même profondeur de l’âme féminine qui auraient mérité une vraie considération de la part de quelqu’un avec la sensibilité de Nietzsche.

Flairer son époque : peinture, musique, darwinisme L’antidote pour la régénération que Nietzsche appelle de ses vœux se trouve, au moins en partie, dans tout ce qu’il ignore, apostrophe ou condamne. Trois exemples en sont la peinture, la musique et le darwinisme. Entre ses quatre Considérations inactuelles et sa Généalogie de la morale, soit entre 1873 et 1887, il rédige Humain, trop humain, Aurore, Le Gai Savoir, Ainsi parlait Zarathoustra et Par-delà bien et mal. Dans cette même période, apparaissent les toiles de Claude Monet, Paul Cézanne, Vincent van Gogh, Auguste Renoir, Edgar Degas, Éduard Manet qui marquent une franche rupture avec tout ce qui prévaut en art pictural, en privilégiant la touche de pinceau au dessin, la couleur à la 174

forme, l’aspect éphémère d’une scène en train de changer à l’immobilité. Cette révolution picturale des années 1870 et 1880 inaugure une époque fort féconde dans l’histoire de la peinture qui aboutira, au XXe siècle, à des expressions tant radicalement innovantes que belles ; avec la mise en question de la définition du beau. Il est vrai que Nietzche n’a pas l’occasion de voir les tableaux de ces peintres. L’état de sa santé l’oblige d’annuler son voyage à Paris en 1882 où il comptait séjourner pour une longue période397. Par conséquent, il ne peut visiter les expositions des peintres qui animent et captivent la vie culturelle parisienne de l’époque. Cependant, même s’il le pouvait, sa réaction est prévisible : il serait contre ces nouveaux courants picturaux, pas seulement parce qu’il est moins réceptif à la peinture qu’à la musique ou à la poésie, mais surtout parce que ses idéaux en matière picturale sont ailleurs. Il vénère Claude Lorrain, devant les tableaux duquel je finis par éclater en sanglots véhéments, longuement. Oh, il m’aura été donné de connaître encore cela ! […] L’idylle héroïque est maintenant la découverte de mon âme : et d’un seul coup voici dévoilée et révélée à mes yeux toute la poésie bucolique des Anciens – je n’y avais rien compris jusqu’alors398.

Le bonheur qu’il éprouve quand il termine un livre est comme un Claude Lorrain prolongé à l’infini, chaque jour de la même irrépressible perfection399. Avec Eugène Delacroix, Nietzsche est plutôt ambivalent : il le qualifie comme le plus proche de Wagner, de fanatique de l’expression à tout prix, de grand découvreur au royaume du sublime aussi bien que de la laideur et de la hideur, découvreur également de mise en scène, 397

Friedrich Nietzsche, Paul Rée et Lou von Salomé, op. cit., lettres de Nietzsche à August Sulger du 7 et 15 novembre 1882, à Louise Ott du 7et 15 novembre 1882, à Franz Overbeck à la deuxième semaine de novembre 1882, p. 208-212. 398 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes 1878 – 1879, p. 452, fgt. 3 [43]. 399 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 325, § 3. Nietzsche contre Wagner, p. 355.

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d’étalage, avec du talent qui surpasse son génie, avide de ce qui est étrange, exotique, monstrueux, tortueux, contradictoire, incurablement décadent d’une race d’artistes de haut vol400. L’année 1888 est la plus prolifique pour la production philosophique nietzschéenne : Le cas Wagner, Crépuscule des Idoles, L’Antéchrist, Ecce Homo, Nietzsche contre Wagner. Nietzsche lui-même la qualifie comme une année trop bonne401. Cette même année, Richard Strauss compose son poème symphonique Don Juan, Erik Satie joue ses Gymnopédies, Claude Debussy termine son poème lyrique La Damoiselle élue, Gustav Mahler met au monde sa première symphonie : des partitions qui closent merveilleusement le XIXe siècle et posent leurs jalons pour l’aventure musicale du XXe siècle. Nietzsche n’a certes pas écouté ces compositions. Pour autant, même si c’était le cas, son goût en matière de musique le porte vers une voie opposée : il demeure extatique devant la musique de Carmen de Georges Bizet, et il ne cesse pas de le réitérer dans plusieurs écrits. D’ailleurs, ébloui pendant un certain temps par le drame musical wagnérien, Nietzsche ne semble pas connaître très bien la production lyrique qui est très féconde au XIXe siècle402. Ce qu’il attend exactement de la musique est qu’elle soit gaie et profonde, personnelle, folâtre, tendre, une douce petite femme pleine de malice et de grâce ; toute musique vraie, toute musique originale, est un chant de cygne pour lui403. Carmen de Bizet le rend parfait, il devient soi-même un « chefd’œuvre », plus philosophe, meilleur philosophe, si indulgent, si heureux, grâce à une musique qu’il juge parfaite, légère, souple, polie, aimable, qui ne transpire pas. C’est qui est bon, ajoute Nietzsche, est léger, tout ce qui est divin marche d’un pied délicat, premier principe de son esthétique. Il envie Bizet d’avoir eu le courage de cette sensibilité, jamais jusqu’alors 400

Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 178, § 256. Ecce Homo, p. 267, § 5. 401 Friedrich Nietzsche, Dernières lettres hiver 1887 – hiver 1889, lettre du 29 décembre 1888 de Nietzsche à Meta von Salis, p. 224. 402 Patrice Foutakis, Diderot sur scène : le matérialiste et le critique d’arts scéniques, p. 239-242. 403 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 269, § 7. Nietzsche contre Wagner, p. 355.

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exprimée dans la musique savante européenne404. Dans ses lettres à Lou von Salomé, il confesse : Hier après-midi j’étais heureux […] attiré par la musique de Carmen. Je suis resté assis là pendant 3 heures, […] je me suis demandé, en tout innocence et méchanceté, si je n’avais pas quelque prédisposition à la folie. J’ai finalement pensé que non. Puis la musique de Carmen a commencé et j’ai succombé, pendant une demi-heure, aux larmes et aux battements de mon cœur […] On découvre enfin en Allemagne que cet opéra (le meilleur de tous) contient une tragédie !405

Peu de personnes connaissent que Nietzsche a composé de la musique, et encore moins l’ont écoutée. Ses compositions ne font pas partie du programme habituel des salles de concert. C’est dommage, certaines de ses compositions mériteraient une programmation, et non pas en raison de son renom en tant que philosophe. Je donnerai très brièvement ici mon appréciation sur la création musicale de Nietzsche. Composant de la musique depuis son enfance – des partitions de lui sont conservées depuis au moins sa dixième année – il griffonne des notes en 1862, à l’âge de dix-huit ans, à la recherche, sans toujours y parvenir, de la mélodie avec Marche hongroise NWV 5 ou Ermanaric NWV 12. Mais cette même année, la Lamentation du héros NWV 2, le Ris donc NWV 9, le Il y a un ruisseau NWV 10b ou la Feuille d’album NWV 14b le font apparaître en très bon mélodiste, manifestement redevable à Franz Schubert et à Frédéric Chopin. En 1882, il met en musique le poème de Lou von Salomé Hymne à la vie NWV 41, la composition n’est toutefois pas à la hauteur de son exaltation philosophique et sentimentale de cette année-là. En revanche, son Hymne à l’amitié NWV 42, en 1874, faisant penser aux ballades pour piano du jeune Johannes Brahms, est certes moins frais mais plus pesant, plus solennel, plus mûr que ses compositions 404 405

Friedrich Nietzsche, Le cas Wagner, p. 21-23, § 1-2. Friedrich Nietzsche, Paul Rée et Lou von Salomé, op. cit., lettre du 16 septembre 1882 et brouillon de lettre du 26 septembre 1882 de Nietzsche à Lou von Salomé, p. 198-201.

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antérieures, avec un final dont les dernières notes, surprenantes, se répètent, s’articulent et s’enlacent de manière ensorcelante. Par ailleurs, sa Manfred Meditation NWV 38, en 1872, montre ce qu’il aurait pu atteindre s’il avait suivi la voix et la voie d’un compositeur : Dionysos et Apollon y sont harmonieusement développés, affrontés et réconciliés au moyen d’accords bien travaillés, d’une harmonie fluide et d’une homogénéité musicale. Néanmoins, il est très loin de ce que la fin du XIXe siècle prépare pour le renouveau de la musique, ce qui devrait être l’ambition de quelqu’un qui se croit fondateur d’un nouvel ordre. Le darwinisme est un autre domaine dont les conséquences ne sont pas vraiment saisies par Nietzsche. La théorie de Charles Darwin change radicalement la conception humaine en matière de création, de propagation, de gradualisme et de continuité-discontinuité des espèces vivantes, le philosophe la balaye pour autant d’un revers de main dédaigneux. Il considère le naturaliste britannique comme un penseur estimable mais sans envergure car il est des vérités que les esprits moyens sont aptes à découvrir, des vérités qui n’ont de charme et de séduction que pour les esprits moyens parce que les esprits supérieurs et exceptionnels se trouvent dans une situation défavorable par rapport aux « règles » : ils ont mieux à faire que de simples découvertes, ils ont à être quelque chose de nouveau406. Quant à la théorie de Darwin proprement dite, Nietzsche pense ceci : Pour ce qui est de la fameuse « lutte pour la vie », elle me semble jusqu’à présent plus souvent proclamée que prouvée. Elle peut avoir lieu, mais c’est l’exception : le caractère le plus général de la vie, ce n’est nullement la pénurie, la famine, c’est plutôt la richesse, l’opulence et même l’absurde gaspillage – là où lutte il y a, c’est une lutte pour le pouvoir […] Et même en admettant que cette lutte ait bien lieu – de fait, elle a parfois lieu –, son issue est contraire à celle que souhaite l’école de Darwin, et que l’on devrait peut-être souhaiter avec elle : elle se termine au détriment des forts, des privilégiés, des heureuses exceptions ! Ce n’est pas en perfection que croissent les 406

Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 173, § 253.

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espèces. Les faibles l’emportent de plus en plus sur les forts : – c’est qu’ils ont pour eux le nombre, et c’est aussi qu’ils sont plus intelligents… Darwin a oublié l’esprit (c’est bien anglais !), or les faibles ont davantage d’esprit… Il faut avoir besoin d’esprit pour arriver à avoir de l’esprit – on le perd quand on n’en a plus besoin407.

L’idée que Nietzsche se fait du darwinisme montre qu’il commet une confusion entre physiologie et psychologie, entre sélection naturelle et prédisposition pour un activisme social. Selon Darwin, les espèces qui survivent, évoluent et prolifèrent ne sont pas forcément celles qui sont les plus fortes physiquement mais celles qui sont le mieux adaptées pour faire face à un environnement hostile. Pour Nietzsche, la lutte pour la vie se termine au détriment des meilleurs, des forts et des privilégiés parce que les faibles sont plus nombreux et ont plus d’esprit. Le malentendu nietzschéen réside sur le fait qu’il considère les revendications pour la justice et l’éthique sociales comme un mécanisme de survie alors que c’est un choix pour améliorer un environnement. Dans la nature, les espèces luttent pour la vie et non pas pour changer l’environnement ; elles luttent pour s’y adapter. S’il n’y avait pas une telle inégalité sociale au sein de la société, autrement dit s’il n’y avait pas de « réserves sociales » pour mieux vivre chez la majorité des gens, il n’y aurait pas de luttes sociales de la part des êtres humains. En revanche, dans la nature, les espèces luttent même quand il n’y pas de « réserve naturelle » afin de profiter de l’environnement naturel. Dans la nature il n’y a aucune finalité, aucune intention planifiée, seulement des mécanismes simples. A contrario, dans l’activité sociale, il y a une finalité qui essaie de monter des mécanismes.

Le sens de l’Histoire chez Nietzsche Le XIXe siècle fut une époque « enceinte » : elle procura des sensations philosophiques, historiques et artistiques à tout esprit 407

Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 116-117, § 14.

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assoiffé, réveilla même les endormis en leur inoculant l’envie d’y chercher, méditer, l’envie d’en vivre. Nietzsche voulait vivre, envie plus que légitime de tout être humain, toutefois la fragilité de sa santé l’obligeait à confiner son vouloir naturel d’agir dans un activisme purement conceptuel ; et ses problèmes de santé ne regardaient pas seulement ses troubles d’ordre psychologique qui, les douze dernières années de sa vie, le privèrent de ses facultés mentales, mais, bien avant, des problèmes d’ordre organique qui le faisaient souffrir physiquement depuis longtemps408, et le conduisaient à des épisodes d’euphorie et de dépression très violents dont l’alternance était très rapide409. Il songeait même à se suicider : « Ne vous inquiétez pas trop des explosions de ma mégalomanie ou de ma vanité blessée : et même si par hasard je devais m’ôter la vie dans un de ces états, il n’y aurait pas grandchose à regretter »410. Nietzsche est allergique à la science car il estime qu’elle se croit libre, aime l’erreur et s’efforce de maintenir les hommes dans un monde simplifié et falsifié411. Il commence même cet aphorisme avec les mots « O sancta simplicitas » que Jean Hus aurait prononcés sur le bûcher pour railler la crédulité des gens. Comme il déclare que la connaissance tue l’action parce que l’action exige qu’on se voile dans l’illusion412, – affirmation venant non pas d’un activiste mais d’un penseur retiré de la vie publique, inversion révélatrice chez Nietzsche – et qu’il est autre chose la pensée, autre le fait, autre l’image du fait, sans aucun lien de causalité entre eux413, sa conception gnoséologique, qui renvoie à un poète plutôt qu’à un philosophe, laisse libre cours quant à la manière de s’en servir ; par exemple en matière d’Histoire. Dans la mesure où son époque, riche en bouleversements sociaux, découvertes 408

Friedrich Nietzsche, Paul Rée et Lou von Salomé, op. cit., lettre de Nietzsche à Paul Rée du 22 octobre 1875, p. 13. 409 Id., lettres de Nietzsche à Lou von Salomé du 25 et 26 août 1882, p. 192. 410 Id., brouillon de lettre de Nietzsche à Paul Rée et Lou von Salomé à midécembre 1882, p. 230. 411 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 43-44, § 24. 412 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 70. 413 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, p. 49.

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scientifiques, évènements historiques et méditations philosophiques, ne permet pas de se faire trop d’illusions, Nietzsche se sent obligé d’en parler : son lecteur comprend que l’évolution de l’Histoire ne s’accorde guère avec le désir nietzschéen. Ne pouvant cependant pas ignorer cette évolution, le philosophe essaie de maintenir une cohérence qui, au fil de ses ouvrages, varie très ostensiblement. Il affirme que le vrai bonheur est la faculté d’oublier, la faculté de sentir les choses en dehors de toute perspective historique car sinon il est réduit à ne voir partout qu’un devenir414. Mais il ajoute qu’il faut qu’il y ait une ligne de démarcation entre ce qui est clair et bien visible, et ce qui est obscur et impénétrable, une faculté d’oublier opportunément aussi bien que de se souvenir à propos, car l’élément historique et l’élément non historique sont également nécessaires à la santé d’un individu, d’un peuple, d’une civilisation415. La nonhistoricité est semblable à une atmosphère protectrice sans laquelle la vie ne pourrait apparaître ni se maintenir, souligne Nietzsche. C’est seulement quand l’homme limite cet élément non-historique et, étant suffisamment fort, se sert du passé au bénéfice de la vie, que l’homme devient homme. L’excès d’Histoire, en revanche, détruit l’homme pour cinq raisons : il engendre l’opposition entre l’intériorité et l’extériorité ; il persuade une époque qu’elle possède la vertu la plus rare, la justice, à un degré plus élevé que toute autre époque ; il perturbe les instincts du peuple ; il implante la croyance toujours nuisible en la vieillesse de l’humanité ; et il engage une époque dans la dangereuse attitude de l’ironie vis-à-vis de soimême et du cynisme416. Mais dans le même temps le philosophe appelle l’homme moderne à vivre et à se servir de l’Histoire seulement au service de la vie telle qu’il la connaît déjà417, et ironise au sujet de l’existence des lois dans l’Histoire. Si de telles lois existent, s’offusque-t-il, c’est une invention de la statistique laquelle prouve la vulgarité et l’écœurante uniformité 414

Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles II, p. 96. Id., p. 98. 416 Id., p. 99, 121. 417 Id., p. 161. 415

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de la masse, et de telles lois ne sont d’aucune valeur, ni l’Histoire non plus418. Néanmoins, quatre ans après ces Considérations inactuelles II, le manque de sens historien sera qualifié par Nietzche de péché originel de tous les philosophes, en y insistant sur le fait que puisque tout résulte d’un devenir, il n’y a pas de données éternelles, de vérités absolues, et de ce fait la philosophie historique est dorénavant nécessaire419. Par la suite, avec deux intervalles toujours de quatre ans, Nietzsche rejettera le sens historien comme une maladie singulière, quelque chose de pauvre et froid420, et le louera comme un sixième sens, une grande vertu421. Un interlocuteur pourrait faire remarquer à Nietzsche que tout penseur doit garder à l’esprit que « ce qui façonne davantage le présent est ce qui aurait pu se passer [dans le passé] ; ce qui n’est pas arrivé ou ce qui est arrivé [dans le passé] de manière incomplète, contraignante ou avortée »422. La difficulté de bien lire les mécanismes dans l’évolution de la société humaine est un handicap qui date depuis des siècles et durera davantage. Aujourd’hui, la myopie en matière d’Histoire frappe plusieurs têtes « pensantes », plutôt vides, qui décrètent la fin de l’Histoire ou le choc des civilisations. Prétendre, de manière eschatologique, que la démocratie avec son économie ouverte est en train de dominer les autres systèmes idéologiques et économiques pour devenir l’horizon final et indépassable de la condition humaine, revient à ignorer le processus qui a conduit à l’émergence, l’évolution et la dislocation de plusieurs systèmes depuis l’apparition des sociétés organisées, voici environ 12 000 ans. Des systèmes, dont certains pratiquaient la démocratie et l’économie ouverte, ont disparu ; non pas en raison des influences ou interventions extérieures ; ils évoluaient en autarcie ; mais ils ont tout simplement implosé. Estimer par ailleurs que ce qui régit les convergences ou divergences, alliances ou conflits, vient de l’identité culturelle 418

Id., p. 157. Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, p. 32-33, § 2. 420 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 227, § 337. 421 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 141-142, § 224. 422 Patrice Foutakis, Les trois saisons : un carrosse sur le chemin du chevalier Antonio Bosio, p. 256. 419

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d’une société ou d’une nation, mésestime le fait que le facteur civilisationnel, que ce soit d’ordre identitaire, religieux, linguistique, ethnique, historique ou institutionnel, est l’épiphénomène qui cache son origine ; il constitue la cause mais pas la raison qui, en fait, est l’intérêt politique, géostratégique et économique, si ce pléonasme est permis, l’intérêt politique et géostratégique obéissant à l’intérêt économique. Sinon, les alliances entre des sociétés avec des cultures complètement opposées contre une société ayant la même culture que l’un des alliés, seraient inconcevables ; et il s’agit des alliances à long terme, pas conjoncturelles à court terme ; à long terme jusqu’à l’apparition d’un conflit d’intérêts économique entre les alliés. Les conflits, guerres et crimes entre sociétés de la même religion, de la même langue, de la même identité culturelle, de la même provenance ethnique, du même parcours historique, des mêmes us et coutumes en témoignent. Ce genre de conflits, guerres et crimes s’est perpétué, se perpétue et se perpétuera. Les variations du sens historique chez Nietzsche lui permettent de se figurer une conception de l’avenir vague ; sans rigueur philosophique et avec une éloquence littéraire. Zarathoustra enseigne comment l’homme – qui est pour le surhomme ce que le singe est pour l’homme, à savoir un éclat de rire ou une honte qui fait mal – peut aboutir à la raison de son existence : il se doit surmonter423. Presque tout ce que nous nommons « civilisation supérieure » repose sur la spiritualisation et l’approfondissement de la cruauté : telle est ma thèse. Cette « bête féroce » n’a pas du tout été abattue, elle vit, elle prospère, elle s’est seulement… divinisée424 […] Qui est capable d’ordonner et qui ne peut qu’obéir, – c’est de cela qu’ici l’on fait l’épreuve ! […] La société des hommes : c’est une mise à l’épreuve, ainsi j’enseigne, – une longue quête, mais une quête de qui ordonne425 […] C’est ainsi : le rapetissement et le nivellement de l’homme européen sont notre plus grand danger car ce 423

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, p. 23-24. Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 147, § 229. 425 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, p. 233. 424

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spectacle fatigue… Aujourd’hui, nous ne voyons rien qui veuille devenir plus grand, nous pressentons que tout va s’abaissant, s’abaissant toujours, devient plus mince, plus inoffensif, plus prudent, plus médiocre, plus insignifiant, plus chinois, plus chrétien […] Tel est le funeste destin de l’Europe – ayant cessé de craindre l’homme, nous avons du même coup cessé de l’aimer, de le vénérer, d’espérer en lui et même de le vouloir426 […] Qu’on nomme « civilisation », ou « humanisation » ou « progrès » ce que l’on tient maintenant pour la marque distinctive des Européens […] Ce processus d’européanisation […] aboutira vraisemblablement à des résultats que ces naïfs promoteurs […] des « idées modernes » étaient très loin d’escompter […] alors que la démocratisation de l’Europe engendrera un type d’hommes préparés à l’esclavage au sens le plus raffiné du mot, […] la démocratisation de l’Europe est […] une école des tyrans, ce mot étant pris dans toutes ses acceptions, y compris la plus spirituelle427 […] Je viens de toucher à ce qui me tient à cœur, au « problème européen » tel que je l’entends, à la sélection d’une caste nouvelle appelée à dominer l’Europe428 […] Une classe supérieure d’hommes, qu’on me pardonne, n’aime pas parler de « professions », parce qu’elle professe avoir une vocation429.

Lorsque Zarathoustra exhorte les humains à devenir durs pour se transformer en créateurs et vainqueurs430, que son lecteur de bonne foi et d’esprit ouvert puisse admettre que cela signifie « soyez forts contre les inconvénients, obstacles et maux », ou même « n’oubliez pas, ne faiblissez pas, persévérez ». En admettant de surcroît que ces surhommes, cette caste nouvelle et classe supérieure, cette aristocratie d’esprit soient en mesure de mettre en œuvre les mécanismes qui conduiront à la civilisation, il reste sans réponse la question suivante : puisque cette caste n’est ni éligible ni héréditaire, qui perpétuera l’entreprise de ces aristocrates premiers ? 426

Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, p. 240-241, § 12. Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 161-162, § 242. 428 Id., p. 171, § 251. 429 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 105, § 5. 430 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, p. 235. 427

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En revanche, concernant le moyen pour que ces entrepreneurs parviennent à leurs fins, Nietzsche n’est point implicite. Il qualifie de chant d’avenir des sirènes du marché les mots d’ordre « égalité des droits », « société libre », « ni maîtres ni esclaves » qu’il attribue au royaume de la médiocrité et de la chinoiserie car lui, il se réjouit de ceux qui aiment le danger, la guerre et l’aventure431. Il salue tous les signes qui annoncent l’avènement d’une époque plus virile et plus belliqueuse qui saura remettre en honneur le courage et préparera la voie d’une époque qui livrera des guerres pour l’amour de la pensée et de ses conséquences432. Il aime la paix comme moyen de nouvelles guerres433 et pour une inversion de toutes les valeurs tout moyen est bon, en premier lieu la guerre434. Bien qu’il eût la nationalité suisse, le jeune Nietzsche enthousiaste s’engagea volontairement en 1870 dans l’armée allemande pour participer à la guerre franco-allemande, dans un cadre d’euphorie ambiante pour la naissance de la nation germanique par l’unification de plusieurs États allemands. Les autorités militaires lui attribuèrent le poste d’infirmier. L’expérience sur plusieurs champs de bataille en Alsace et en Moselle fut un choc pour lui. Dégoûté de la violence, il écrivit en 1873 : « Il me paraît de plus en plus douteux, et, depuis la guerre, de jour en jour moins vraisemblable qu’il soit possible de donner à la bravoure allemande cette orientation nouvelle ; car je vois que chacun est convaincu qu’il n’est plus aucun besoin de lutte ni de bravoure »435. Il est par conséquent permis d’en conclure que quand les termes viril, belliqueux, guerre, bravoure, courage inondent les textes nietzschéens postérieurs aux Considérations inactuelles I, leur sens n’est guère en rapport avec une guerre militaire et une domination physique mais avec le sursaut d’une caste supérieure intrépide qui sauvera la civilisation allemande et européenne. Néanmoins, le sens de l’Histoire chez Nietzsche étant assez bancal, il ne lui permet pas d’apercevoir que sa caste nouvelle conduit à ce qu’il 431

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 285-286, § 377. Id., p. 193, § 283. 433 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, p. 59. 434 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 59, avant-propos. 435 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles I, p. 20-21. 432

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déteste : l’étatisme, le plus froid des monstres froids436, qui n’a jamais cure de la vérité sauf de celle qui lui est utile : quand un prince au Moyen Âge, désireux de se faire couronner par le pape, n’arrivait pas à l’obtenir, il pouvait suscitait un antipape qui lui rendait ce service. Cela peut aller jusqu’à un certain point, dit Nietzsche, mais ne va pas du tout quand l’État moderne suscite une antiphilosophie dont il attend d’être légitimé437. Affirmation en effet lucide et pertinente de la part d’un esprit sensible et subtil ! Ce qui est moins pertinent vient du fait que Nietzsche laisse la porte ouverte à la fondation d’une telle antiphilosophie. Il admire Napoléon qui, selon le philosophe, restitua à l’homme en Europe la supériorité sur l’homme d’affaires et le philistin438, un cas de « retour à la nature », une montée vers la haute, la libre nature, comme le savent les militaires en stratégie439. Nietzsche n’explique cependant pas comment éviter les abus de pouvoir et les Waterloo. Quand un problème fait son apparition, il ne faut pas s’attendre à une personne providentielle, telle « une clé ex machina qui fournira la solution magique. Aussi séduisante que l’idée d’un passepartout paraisse, […] c’est une idée fausse car chaque porte nécessite une clé différente. Sans oublier qu’il y a des portes sans serrure. Mais encore faut-il savoir dans quel sens tourner la poignée ; sans la forcer »440. Même si le lecteur de Nietzsche peut accepter une inspiration plus poétique que philosophique dans l’affirmation de ce dernier qui, parlant de lui-même, déclare « je suis belliqueux de nature. L’agression fait partie de mes instincts »441, ou dans son exhortation « vous dites que c’est la bonne cause qui sanctifie aussi la guerre. Je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. La guerre et le courage

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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, p. 61. Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles III, p. 91-92. 438 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 269, § 362. 439 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 142, § 48. 440 Patrice Foutakis, À la lumière des manuscrits Le Viste, famille de La Dame à la licorne, p. 99. 441 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 254, § 7. 437

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ont plus fait de grandes choses que l’amour du prochain »442, même si par bonne guerre est convenue la lutte noble pour l’amélioration de la condition humaine et pas forcément une guerre militaire et une domination physique, il n’en demeure pas moins que l’exposé nietzschéen permet, de par son manque de perspective historique, l’entrée de toute guerre. Quels sont, quels doivent être l’arc et les flèches du guerrier ? Comment s’en servir et en fonction de quelles lois de l’Histoire afin d’atteindre le but désiré ? Et si de telles lois n’existent pas – ou sont une invention statistique sans valeur qui exprime la vulgarité et l’uniformité de la masse selon Nietzsche –, comment éviter la guerre militaire grâce à une minorité d’esprits lumineux supérieurs ? Combien l’expérience personnelle traumatisante du jeune soldat-infirmier Nietzsche, en 1870, est vite oubliée par lui !

La question juive Quelle serait la position du philosophe à l’égard du nationalsocialisme ? Pour un lecteur attentif des textes nietzschéens, elle serait sans le moindre doute une franche opposition, avec cette disposition mordante, ce verbe caustique, cet empressement fulminant qui caractérisent ses écrits. Non pas tellement en raison de la répugnance de Nietzsche pour l’Allemagne de son temps. Certes, il la trouve comme le pays plat de l’Europe443, se sent incapable de penser et de sentir en Allemand444, juge les Allemands inconscients de leur vulgarité, ce qui est le comble de la vulgarité445, considère les philistins dans le domaine de la culture comme responsables de cette situation contre les esprits vigoureux et créateurs, les voix ardentes, les chercheurs obstinés de l’authentique et originelle

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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, p. 59-60. Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 103, § 3. Ecce Homo, p. 330, § 3. 444 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 279, § 2. 445 Id., p. 331, § 4. 443

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civilisation allemande446. Il affirme n’être pas assez Allemand au sens où le mot Deutsch a cours à son époque, porteur du nationalisme et de la haine raciale qui infectent l’Europe447. Il dénonce le dépérissement de l’esprit allemand manifesté dans ses journaux, sa politique, sa bière, sa musique wagnérienne et sa vanité nationale exprimée par le Deutschland, Deutschland über Alles448. Il se plaint de l’absence d’une culture allemande telle qu’il la conçoit, mais il laisse entendre que si son pays la possédait – en comparant sans cesse dans ses ouvrages l’oisiveté de la culture germanique avec la richesse et finesse de la culture française –, dans ce cas il serait beaucoup moins antiallemand, voire beaucoup plus pro-allemand que ses commentateurs ne le trouvent. En effet, en dépit de tous les changements par lesquels sa trajectoire philosophique a passé, sa position à l’égard de la culture française n’a jamais varié. Dès le début, quand il affirme que « les Français possèdent une civilisation authentique et féconde […] auxquels nous avons jusqu’à présent tout emprunté, le plus souvent sans talent […] Ce n’est que si nous leur avions imposé une culture originale qu’on pourrait aussi parler d’un triomphe de la civilisation allemande »449, jusqu’aux derniers aphorismes où il admet que « la France est le siège de la civilisation européenne la plus spirituelle et la plus raffinée »450, « au moment même où l’Allemagne monte en tant que grande puissance, la France gagne, en tant que puissance culturelle une importance accrue »451, « je ne crois qu’à la culture française – hors de cela tout ce qu’on appelle en Europe ‘culture’ repose sur un malentendu »452, son sentiment plus que favorable pour la culture française reste intact. Cependant, au milieu de ce dénigrement de la culture de son pays, Nietzsche parle presque tendrement d’une Allemagne qui, bien qu’engloutie dans les nuages, le trouble et le crépusculaire, elle 446

Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles I, p. 25-31. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 286, § 377. 448 Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, p. 343-344, § 26. 449 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles I, p. 23. 450 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 174, § 254. 451 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 104, § 4. 452 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 264, § 3. 447

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n’est pas encore mais elle devient, étant assez maligne pour se faire passer pour profonde : ce n’est pas par hasard que le peuple allemand s’appelle le peuple trompeur453. L’admiration de Nietzsche pour la civilisation française, et sa désolation qui atteint l’aversion pour l’état de la culture dans son pays – pour lequel il nourrit du reste de la tendresse et de l’amour – étant précisées, sa pensée est fort loin de celle du régime national-socialiste allemand des années 1930 et 1940 pour une autre raison : son opposition à toute sélection venant d’une discrimination sociale et raciale aurait fait de Nietzsche un contradicteur du nazisme ; voire un opposant et chassé par le régime d’Hitler s’il en était contemporain et défendait activement son opposition. Il est vrai qu’il a une vision aristocratique pour faire avancer la civilisation et la société humaine. Non pas une aristocratie sociale correspondant aux nantis, mais aux individus doués, personnes de génie, indépendamment de leur classe sociale. Il nourrit une antipathie franche pour le peuple, qu’il assimile à une foule, une masse, une populace, car il trouve que le peuple est comme un bloc de pierre difficile à tailler, qui nécessite un travail gigantesque pour en faire quelque chose qui ait une ressemblance humaine454. Les masses ne lui paraissent présenter d’intérêt qu’à trois égards : en tant qu’elles offrent l’image brouillée des grands hommes, en tant qu’elles opposent une résistance aux grands hommes, et en tant qu’elles servent d’instruments aux grands hommes455. Mais quand Zarathoustra propose le paysan comme le meilleur, et l’espèce paysanne comme celle qui devrait être souveraine pour mettre un ordre dans l’anarchie et le salmigondis de la populace où tout est pêle-mêle avec tout, saint et gredin, hobereau et juif456, il ne s’agit pas d’une préférence sociale ou d’une sélection raciale mais d’un choix de Nietzsche qui trouve que les paysans sont les moins aliénés par les philistins de la culture allemande. Il affirme par ailleurs que la 453

Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 163-164, § 244. Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes automne 1869 – printemps 1872, p. 341, fgt. 8 [58]. 455 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles II, p. 157. 456 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, p. 266. 454

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couleur des cheveux et de la peau n’a rien à voir avec la civilisation457, et souligne l’importance du métissage : l’obstination pour une pureté de la race comporte « le danger de la stabilité, de l’abêtissement […] Les légères bâtardises sont de la plus grande importance […] Le combat pour l’existence n’est pas le principe important […] La nature la plus faible, parce qu’elle est la plus noble ou du moins la plus libre, rend tout progrès possible »458. Nietzsche fait l’éloge des Juifs dont les ressources spirituelles et intellectuelles sont extraordinaires et très bénéfiques pour les autres459, la race la plus forte, résistante et pure en Europe, avec les Russes les deux facteurs qui entreront le plus certainement en jeu dans le grand conflit de forces460. Il constate que : […] le problème des Juifs n’existe à tout prendre que dans les limites des États nationaux, car c’est là que leur énergie et leur intelligence supérieures, ce capital d’esprit et de volonté longuement accumulé de génération en génération à l’école du malheur, doivent en arriver à un degré de prédominance qui suscite l’envie et la haine, si bien que dans presque toutes les nations actuelles […] se propage cette odieuse littérature qui entend mener les Juifs à l’abattoir, en boucs émissaires de tout ce qui peut aller mal dans les affaires publiques et intérieures »461.

Un antisémite, proteste Nietzsche, ne devient nullement plus respectable du fait qu’il ment au nom d’un principe qu’est son antisémitisme462. Au sujet de la signification de son expression « humanité aryenne à l’état pur, originel »463, il suffit de lire la 457

Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, p. 228-229, § 5. Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes début 1874 – printemps 1876, p. 480, fgt. 12 [22]. 459 Friedrich Nietzsche, Aurore, p. 158-160, § 205. 460 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 170, § 251. 461 Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, p. 285, § 475. « À l’école du malheur » est souligné par nous pour faire remarquer l’importance que Nietzsche accorde aux persécutions que les Juifs subirent au cours des siècles. 462 Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, p. 222, § 55. 463 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 100, § 4. 458

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suite de ce même extrait, au lieu d’amputer cette expression de son contexte pour en tirer des conclusions selon les considérations partisanes : une humanité aryenne est une société bâtie contre les principes du christianisme que Nietzsche exclut de l’humanité dont il rêve ; et comme les évangiles ont des racines juives, leur contraire doit avoir des racines aryennes. Il s’agit d’une opposition philosophique, historique et géographique, pas raciale. La lettre du 29 mars 1887 de Nietzsche à Theodor Fritsch, viscéralement antisémite, plus tard allié actif du parti nazi, ami d’Elisabeth Förster-Nietzsche et de son époux Bernhard Förster, constitue une réponse efficace aux théoriciens et penseurs de la philosophie nationale-socialiste qui sont convaincus d’avoir trouvé dans les réflexions et aphorismes de Nietzsche leur alibi philosophique. Voici ce qu’il répond à Fritsch qui lui avait envoyé des écrits antisémites : Je vous prie de ne plus, à l’avenir, me gratifier de ces envois : je crains de finir par perdre patience. Croyez-moi : cette abominable volonté d’ennuyeux dilettantes de se prononcer sur la valeur des hommes et des races, cette soumission à des « autorités » qui sont rejetées avec un froid mépris par tout esprit sensé […], ces continuelles, absurdes falsifications et accommodations de concepts vagues : « germanique », « sémitique », « aryen », « chrétien », « allemand », – tout cela pourrait à la longue me mettre sérieusement en colère et me faire sortir de la bienveillance ironique avec laquelle j’ai jusqu’ici assisté aux vertueuses velléités et aux pharisaïsmes des Allemands d’aujourd’hui. – Et, pour finir, que croyez-vous que j’éprouve lorsque le nom de Zarathoustra se voit prononcé par des antisémites ?464

Il s’indigne devant la lecture des publications antisémites qu’il trouve la chose la plus méprisable qu’il ait lue, se sent offensé du fait que son nom soit associé à la canaille antisémite – le mot canaille en français dans le texte allemand – mais aussi associé au mari de sa sœur, fervent antisémite, et se déclare en légitime défense contre l’antisémitisme qui ne fera plus main 464

Friedrich Nietzsche, Dernières lettres hiver 1887 – hiver 1889, lettre du 29 mars 1887 de Nietzsche à Theodor Fritsch, p. 43.

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basse sur son idéal465. Si seulement il savait ce que l’antisémitisme et le nazisme allaient faire de l’idéal nietzschéen à peine quelques années plus tard… Pour autant, la myopie du regard historique de Nietzsche l’empêche de voir clairement dans l’avenir et lui permet de se réjouir à l’idée que « peut-être le rire lui aussi a-t-il encore un avenir ! Et cela lorsque la thèse : ‘l’espèce est tout, le particulier n’est personne’ – se sera incarnée dans l’humanité et qu’à tout instant cette ultime libération, cette ultime irresponsabilité sera accessible à chacun […] Mais, pour l’instant, il en va encore tout autrement, la comédie de l’existence n’a pas encore pris ‘conscience d’elle-même’, et nous sommes encore à l’époque de la tragédie, à l’époque des morales et des religions »466. Si, par générosité biologique, Nietzsche était encore en vie à la fin de la Seconde Guerre mondiale – il aurait cent ans en 1944, à la veille de l’effondrement de l’Allemagne nazie –, il se sentirait obligé de renoncer à cette thèse sur la conservation de l’espèce par l’effacement complet de l’individu. Renoncement similaire à celui manifesté lorsqu’il dénonce l’étatisme allemand et l’oisiveté, la superfluité de la culture germanique à l’issue de la guerre de 1870-1871. Si un penseur ambitionne de participer à une réflexion authentiquement philosophique sur l’Histoire, il faut éviter les aphorismes péremptoires et les sermons prophético-poétiques, car un sens bancal de l’Histoire, ou une absence de sens historique, coûte cher. L’Histoire ne pardonne guère les abus, et Nietzsche, bien qu’innocent de par sa sensibilité exacerbée, l’a cher payé : ses thèses furent diversement interprétées et utilisées selon les besoins des causes variées. Croyants et athées, étatistes et anarchistes, conservateurs et progressistes se reconnaissent dans un nietzschéisme que parfois ils se l’inventent. Dans le camp opposé, les adversaires s’y positionnent sans prendre toujours en considération la complexité de l’articulation nietzschéenne ou, pis encore, en choisissant ce qui arrange leurs accusations et en taisant ce qui les indispose. 465

Id., brouillon de lettre à la fin décembre 1887 de Nietzsche à sa sœur, p. 71-73. 466 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 50, § 1.

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Après le regard nietzschéen sur le présent, une évocation de son point de vue à propos de la parenté entre le judaïsme et le christianisme serait utile pour compléter le sens de l’Histoire chez lui. Une étude exhaustive des origines de l’antichristianisme nietzschéen dépasse les limites de ce chapitre consacré, d’une part, à l’individu dans la société tel que Nietzsche le voit, en l’occurrence la femme, et d’autre part à la société dans une démarche transhistorique : le passé au moyen de la notion du judéo-christianisme, et l’avenir par les notions de surhomme et d’Éternel Retour. Il convient cependant d’évoquer son diagnostic selon lequel le christianisme est le plus grand malheur de l’humanité467, une métaphysique de bourreau468, un platonisme à l’usage du peuple469. Il soutient du reste qu’il ne peut y avoir un chrétien qui soit également artiste, en faisant une comparaison entre Pascal qui consomme et décharne les choses, et Raphaël qui « faisait ‘oui ’ de tout son être – par conséquent, Raphaël n’était pas chrétien »470. Je me demande pour autant si La Vierge de Foligno fut peinte par une impulsion et pour une nécessité différentes de celles à l’origine des Lettres provinciales. Nietzsche considère la morale chrétienne comme la morale de décadence, la Circé de tous les penseurs qui sont ses esclaves. L’aveuglement devant le christianisme est pour lui le crime par excellence, le crime contre la vie parce que la morale chrétienne, qui prêche la bonté, la bienveillance et la bienfaisance, est inconciliable avec une vie montante et acquiesçante dont les conditions nécessaires sont la négation et la destruction471. Je tiens à évoquer ici le pari de Pascal comme exemple de la syllogistique chrétienne. Selon ce pari, il est impossible de choisir par la raison entre l’existence et l’inexistence de Dieu. Il faut donc parier et dire qu’il y a deux choses à perdre, le vrai et le bien, et deux choses à fuir, l’erreur et la misère éternelle. Puisqu’il faut nécessairement choisir, dit Pascal, il faut peser le gain et la perte. Si Dieu n’est pas, parier qu’il existe ne fait 467

Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 142, § 47. Id., p. 95, § 7. 469 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 18, préface. 470 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 113, § 9. 471 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 335-340, § 4-7. 468

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perdre qu’un simple pari. Si en revanche Dieu est, en pariant qu’il existe assure la vie éternelle, alors que le pari contraire conduit à l’enfer éternel. Il faut par conséquent gager sans hésitation que Dieu existe472. Il est difficile de ne pas y déceler la dimension opportuniste d’un calcul mesquin, une sorte d’arrivisme spirituel. Même si Pascal se sert d’une image, d’une manière détournée pour attirer l’attention de ceux qui ne sont pas séduits par des arguments strictement théologiques ou philosophiques, le recours à ce type d’image, qui passe une conviction spirituelle par pertes et profits, est un procédé fort dérangeant et discutable ; surtout pour un vrai chrétien. Quant au lien entre le judaïsme et le christianisme, Nietzsche évacue les causes et se désintéresse des circonstances de la naissance du christianisme, ainsi que des raisons, strictement historiques, politiques et sociales, pour lesquelles cette prédication s’éloigna de sa terre natale pour trouver terre fertile ailleurs et y devenir religion. Selon lui, un Jésus-Christ n’était concevable qu’au sein d’un paysage de Judée sur lequel pesait la sombre et sublime nuée d’orage de la colère de Jéhovah473. Tout ce qui a été entrepris sur terre contre les « nobles » et les « maîtres », note Nietzsche, n’est rien en comparaison de ce que les Juifs ont fait contre eux car en inventant et en imposant la morale du faible, du pauvre, du malade, du difforme, du pécheur au monde entier, forcèrent les puissants du monde christianisé à se retourner contre eux474. Aussi le philosophe arrive-t-il au psychologisme simpliste et absurde qu’un chrétien peut éprouver des sentiments antijuifs sans comprendre qu’il n’est que l’ultime conséquence du judaïsme475. Le christianisme, conclut Nietzsche, issu de racines juives, est la religion anti-aryenne par excellence476, le péché demeure un sentiment juif, une invention juive, et sous le rapport de cet arrière-plan de toute moralité chrétienne, le christianisme vise à « enjuiver » le monde477. 472

Blaise Pascal, Pensées, p. 249, fgt. 397. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 156, § 137. 474 Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, p. 231-232, § 7. 475 Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, p. 182, § 24. 476 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 100, § 4. 477 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 154, § 135. 473

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Tous les aphorismes nietzschéens au sujet du rapport judaïsme-christianisme ne sont pas imprégnés de cette syllogistique manichéenne et, par moments, fort simpliste. Il serait injuste de nier la pertinence de Nietzsche lorsqu’il estime que l’erreur du Christ était d’imaginer que rien ne faisait souffrir les hommes davantage que leurs péchés. Un juge, même un juge clément, écrit-il à juste titre, n’est pas un objet d’amour, et si Dieu avait voulu devenir un objet d’amour, il aurait dû d’abord se départir du rôle du juge et de la justice478. Nietzsche devrait cependant préciser – après avoir distingué le Christ de l’Histoire de celui de l’Église, ce qu’il ne développe pas dans son analyse – à qui parle Jésus : à ceux qui profitent de l’application d’une justice de deux poids et deux mesures, ou bien à ceux qui en souffrent, voire préciser qui sont les plus nombreux. Eh quoi ? Un dieu qui n’aime les hommes qu’à condition qu’ils croient en lui, et qui lance des regards, des menaces épouvantables contre celui qui ne croit point à cet amour ! Quoi ? Un amour contractuel serait le sentiment d’un dieu toutpuissant ? Un amour qui n’a même pas su triompher du sentiment de l’honneur ni de l’irascible esprit de vengeance ? Que tout ceci est oriental ! « Si je t’aime, est-ce que cela te regarde ? » Voilà qui serait déjà une critique suffisante de tout le christianisme479.

Effectivement, quand quelqu’un veut se faire aimer, il ne commence pas par conditionner son amour, encore moins par juger, récompenser ou châtier celui dont l’amour est demandé. L’esprit sensible et mordant de Nietzsche vise judicieusement le cœur du christianisme. Il désarme la maxime chrétienne par excellence en l’inversant : l’amour-propre contre l’amourimpropre, en d’autres mots la fierté pour sa propre valeur et dignité contre le sentiment de culpabilité perpétuelle et d’abaissement de soi. Son sens historique problématique amène toutefois Nietzsche vers une confusion chaque fois qu’il entreprend de situer la liaison entre l’héritage hébraïque avec la 478 479

Id., p. 156-157, § 138, 140. Id., p. 157, § 141.

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trajectoire du christianisme. Il ne s’intéresse pas à la question de savoir pourquoi l’enseignement du Christ n’a pas pu s’enraciner là où il vit le jour mais au contraire s’est répandu et installé dans des endroits éloignés et différents entre eux ; chaque fois empruntant des routes diverses et correspondant à des normes sociales, politiques, économiques et culturelles différentes. Mais, surtout, Nietzsche ne développe pas la distinction fondamentale entre le judaïsme et le christianisme qui est celle entre l’Ancien et le Nouveau Testament ; autant dire entre le verbe prophétique, donc abstrait, à l’endroit d’un seul peuple élu, et le verbe incarné, donc concret et humanisé pour tous. Afin de soutenir que, le péché étant une invention juive, le christianisme vise à judaïser le monde, comme le dit Nietzsche, il faut montrer, primo, qu’il y ait une arrière-pensée juive selon laquelle à travers la domination du christianisme les Juifs domineront le monde, et secundo, que les Juifs fussent les messagers et les missionnaires du verbe chrétien dans la partie du monde qui est christianisée : l’un plus inexact et absurde que l’autre. D’ailleurs, l’épithète judéo-chrétien(ne) est presque un oxymore. Étant donné la distinction radicale entre le verbe prophétique et aristocratique de l’Ancien Testament et celui humanisé et démocratique du Nouveau Testament, mais aussi l’élaboration de la pensée chrétienne dans l’héritage néoplatonicien et néo-aristotélicien, un terme plus judicieux serait gréco-chrétien(ne), ou plus justement hellénicochrétien(ne), si tant est que l’ombre de l’équation péchéchâtiment ait plus de poids que la lumière du logos, ou christiano-hellénique dans le cas contraire ; avec le temps, le dernier cas s’affirme de plus en plus souvent. La distance entre les aphorismes de Nietzsche et la critique d’un historien qui ambitionne de réfuter le christianisme est égale à la distance entre le doigt de Dieu et celui d’Adam sur le plafond de la Cappella Sistina : sur la fresque, quelques centimètres, dans l’esprit de Michelangelo, incommensurable. *** Aborder la pensée philosophique de Nietzsche au moyen de sa manière de concevoir le particulier dans le général, et le général dans sa continuité, est important dans le but de saisir 196

certains aspects du devenir de ses réflexions. Pour savoir comment quelqu’un voit le particulier dans le général, par exemple l’individu dans la société, et singulièrement de la femme, est révélateur de tout penseur d’une époque comme le XIXe siècle qui, ayant bien pris conscience de la discrimination sociale parmi les hommes, commence à entrevoir la discrimination de genre entre homme et femme. Déjà au XVIIIe siècle, la discrimination sociale parmi les hommes était sentie dans le cœur, comprise dans la tête, scandée par la bouche et dénoncée sous la plume de certains penseurs, qui devinrent plus nombreux au XIXe. La position de la femme dans la pensée d’un philosophe présente un intérêt certain car elle révèle l’implication intellectuelle de ce philosophe dans la réalité de son époque. Chez Nietzsche, la femme occupe une place déterminante dans sa réflexion, est malmenée dans son œuvre et absente dans sa vie intime. Chaque fois qu’il interrompait ses périples errants, il voulait reconstituer Naxos, mais Ariane n’était pas là. Était-ce un problème géographique ? Se servait-il alors d’une boussole défectueuse ? Ou bien était-ce parce qu’il n’était pas Dionysos ? Homme d’action et à métis ? Mais comment Nietzsche pouvait-il s’embarquer pour Naxos en songeant à la virilisation de l’Europe ? Se prit-il pour Zeus qui, métamorphosé en taureau, enleva la princesse Europe ? Ce regard du philosophe sur le particulier dans le général, en l’occurrence la femme dans la société, engage sa conception sur le général, l’ensemble des êtres humains et leur trajectoire, c’est-à-dire le sens de l’Histoire. Les liens entre le judaïsme et le christianisme pour ce qui est du passé, de même que l’entreprise de l’Übermensch pour ce qui est de l’avenir, se fondent sur un socle fragile dont les éléments sociaux, politiques et culturels sont très ténus dans la pensée nietzschéenne. Il en est ainsi de la notion d’Éternel Retour. Cette absence de sens historique, qui devrait être basé sur un examen solide interdisciplinaire, expose Nietzsche à l’idée que le Tout revienne inévitablement dans l’infinité du temps, idée qui le terrifie puisque le mal, la peine et l’homme mesquin se perpétuent de la sorte à l’éternité : « Tout part, tout revient ; éternellement roule la roue de l’être. Tout meurt, tout refleurit, à tout jamais court l’an de l’être. Tout se brise, tout se remet en 197

place ; éternellement se rebâtit la même maison de l’être […] Hélas ! l’homme à jamais revient. Toujours revient le petit homme […] Bien trop petit le plus grand ! – de l’homme ce fut mon dégoût ! Et même du plus petit le retour éternel ! – de toute existence ce fut mon dégoût ! »480. Déjà une telle affirmation est discutable parce que si le temps est infini, le degré d’enchaînements et de combinaisons possibles l’est également, ayant en vue la diversité, la multiplicité et la complexité d’éléments qui forment et déforment le cosmos à l’infini. Mais en admettant qu’exactement la même situation, la même personne, le même problème, le même mal puissent réapparaître dans un futur lointain, l’échelle de valeurs et l’organisation sociale dans ce futur lointain seront très différentes de celles de l’époque qui émet cette idée et exprime cette crainte. De ce fait, la réapparition d’une situation ou d’un problème ne seront pas sentis et évalués de la même manière, les effets seront différents, sans oublier les cas où quelque chose de négatif à une époque donnée, pourrait être considéré diversement dans une autre époque dont les valeurs, principes et priorités seront différents. En dépit de la finesse et de la sensibilité du regard nietzschéen, il lui manque la métis qui, à part la finesse, implique aussi l’astuce, la dextérité, mais surtout l’acuité et la clairvoyance qui permettent, au-delà du présent immédiat, d’entrevoir, et parfois de prévoir, le futur médiat. Le sens de l’Histoire de Nietzsche est imprégné de disposition poétique à tel point qu’il fonctionne telle une horloge dont toutes les deux aiguilles tournent à la même vitesse. Mais de cette façon, il ne sait jamais quelle heure est-il. Dans ce même cadre taillé par la plasticité de son imagination et l’exacerbation de sa sensibilité, Nietzsche laisse impayée une dette à l’adresse de la femme. Il invente le néologisme fémininisme, qu’il écrit en français dans son texte en allemand, pour décrire une constitution qui ferme l’accès au labyrinthe de découvertes intrépides de l’œuvre

480

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, p. 239-241.

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nietzschéenne481. Parce que Nietzsche se croit investi d’une mission avec son œuvre philosophique. Il écrit à sa sœur : « N’as-tu absolument pas compris dans quel but je suis au monde ? […] Je n’ai, bien sûr, jamais attendu de toi que tu comprennes quelque chose à la position que j’occupe en tant que philosophe vis-à-vis de mon époque »482. Avant de pousser le cri « Ariane, ich liebe Dich, Dionysos » dans un de ses billets adressé à Cosima Wagner483 alors que ses capacités mentales étaient en train de l’abandonner, il avait déjà déclaré que son Zarathoustra était l’incarnation de Dionysos, et que personne ne connaît Ariane mieux que Nietzsche luimême484. Et pourtant, il encercle le féminin dans un univers cauchemardesque, à rebours d’un Dionysos et d’un Socrate : la présence active de la femme dans la vie dionysienne et socratique est fondamentale. Nietzsche, pour sa part, s’en occupe tel un prince débonnaire et savant du Moyen Âge : il écrit des ouvrages avec un langage ardent, qui sont toutefois des lettres froides pour l’âme féminine, sans se donner la peine, malgré sa sensibilité, d’écrire un post-scriptum. Il essaye d’entrer par effraction par la fenêtre, au moment même où la porte ne lui est pas fermée. Alors que son lecteur aurait pu s’attendre à ce qu’il évolue selon son affirmation « à présent toute chose tourne à mon avantage, à présent j’aime n’importe quel destin : qui a envie d’être mon destin ? », que lui-même, dans la ligne précédente, qualifie à tort comme le danger dans le bonheur485, Nietzsche réitère dans deux ouvrages différents une apostrophe que Goethe avait écrite dans son Wilhelm Meister, apostrophe qui schématise bien le drame nietzschéen : Si je t’aime, ce n’est pas ton affaire !486 481

Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 280, § 3. Friedrich Nietzsche, Dernières lettres hiver 1887 – hiver 1889, brouillon de lettre à la fin décembre 1887 de Nietzche à sa sœur, p. 72. 483 Friedrich Nietzsche, Ma vénérée, lettre du 3 ou 4 janvier 1889 de Nietzsche à Cosima Wagner, p. 61. 484 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 314, § 6 ; 317, § 8. 485 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, p. 85, § 103. 486 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 157, § 141. Le cas Wagner, p. 23, § 2. 482

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Qu’il est chevaleresque, qu’il est noble comme déclamation voulant garder pour soi le sentiment amoureux qui préfère endurer dans son coin au lieu de se faire savoir, mais qu’il est égocentrique ! Il trahit l’attitude d’infatuation, alimente les sentiments d’autosuffisance – qui, au fond, sont les signes de faiblesse psychologique ou de carence affective – et mine le fondement du sentiment amoureux qu’est la réciprocité. Aimer et être aimé est un accomplissement. Même quand ce n’est pas réciproque, une unilatéralité doit se faire savoir ; car elle n’est pas vraiment un sens unique ; elle est un autre accomplissement. Égocentrique, cette déclamation nietzschéenne l’est, mais fidèle à l’idée que Nietzsche se fait de l’amour : « A-t-on su entendre ma définition de l’amour ? C’est la seule qui soit digne d’un philosophe. L’amour – dans ses moyens, la guerre ; dans son principe, la haine mortelle des sexes… »487. L’absence de post-scriptum à Ariane rend la situation invivable pour Nietzsche et dolente pour les autres ; hommes ou femmes, individus ou communautés, érudits ou néophytes, augustes ou oubliés.

487

Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 283, § 5.

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BOULIMIE, ANOREXIE ET ANTIDOTE

La symptomatologie de Dionysos, de Socrate et de Nietzsche s’inscrit dans un diagnostic qui fait état de leur appartenance historique et de leur résonance philosophique qui sont évidentes dans leur lutte pour une place dans un panthéon ; que ce soit le panthéon olympien, le panthéon historique ou le panthéon philosophique. Dionysos, cette entité boulimique, s’affirme par le désir de chercher, trouver et s’identifier avec autrui, et au-delà, avec l’étrange et l’étranger. Ce désir ne se cultive cependant pas sur un sol et dans un contexte bien conçus comme chez Socrate qui, ayant été nourri et assouvi grâce à la science et la lumière du logos, se lance dans l’ésotérisme du gnothi seauton. Au contraire, le désir dionysien s’aventure dans un contexte méconnu et incertain. Il n’y a aucun enchaînement conscient liant les diverses connaissances qui, en fait, sont les fruits d’expériences ponctuelles, occasionnelles. En conséquence, il n’y a aucun sentiment de sérénité tant sociale qu’intellectuelle : les êtres humains se trouvent en plein ruralisme, dont le fils brave et entreprenant, Dionysos, propose comme remède l’aliénation, la perte de soi et la perte dans la projection sur autrui. Cette boulimie dionysiaque pour l’extatique, le paroxystique et l’orgiaque vise à combler, par excès, le vide que la transe chtonienne, le mythe inefficace quoique beau, et la connaissance très lacunaire, sans articulation, creusent ; mythe inefficace et connaissance lacunaire tout comme le remède administré par Dionysos. Mais à cette époque reculée, avant l’avènement de l’urbanisme et de ses acquis, ce remède était le seul connu et disponible. La doctrine dionysienne demeure : « vivez à tout prix ici et maintenant tout ce qui peut être vécu ». Son moyen d’y parvenir, la métis. Le sens de l’opportunité et la débrouillardise caractérisent l’intelligence de Dionysos qui, en dépit de son appétit boulimique – ne serait-ce pas à la fois son alibi et son instrument pour atteindre son but ? – arrive à ne pas être avalé 201

par sa propre boulimie en plongeant ses disciples dans l’extase dionysiaque. Son épiphanie, bien préparée, amène ses fidèles par la possession à une guérison provisoire, transformant ainsi cette épiphanie en une nécessité absolue, une dépendance, périodiquement, pour autant perpétuellement, réitérée. Les caractères agraire et rural ajoutent foi à Dionysos car il leur soustrait à la souffrance. Peu leur importe si une « épreuve dionysiaque » n’est pas la dernière. D’ailleurs, l’idée d’une solution définitive, dans quelque domaine que ce soit, est alors une notion impensable. Une connaissance assurée et rassurante n’est pas encore mise au monde. En outre, « épreuve dionysiaque » n’est pas le terme qui convient : comme le subconscient arrange parfois bien les choses à l’insu et au profit du conscient, il se trouve que cette procession cathartique dionysiaque assouvit une véritable jouissance des sens et de l’esprit ; l’orgiaque se charge des uns, l’extatique, de l’autre. L’agraire et le rural, se sentant bien dans cette double boulimie – soit précisé en passant qu’elle entraîne souvent la douleur physique et inaugure ainsi le lien jouissance-douleur – non seulement ils ne sont pas en mesure d’imaginer qu’il puisse y avoir une alternative, mais en plus ils ne la désirent pas. L’aspect polyvalent du dionysisme repose sur un contexte collectif de toute contemplation, mais dont le plaisir charnel et mental est individuel qui ne présuppose aucune condition quant à l’âge, au sexe ou à la condition sociale. Le caractère individuel de ce plaisir ne peut avoir lieu qu’à travers une présence et une participation collectives. C’est précisément cette propriété qui permet à Dionysos de transmettre certains de ses éléments, de ses ingrédients à l’environnement suivant, celui urbain, qui, bien qu’il ne soit pas autant boulimique que son prédécesseur, il reste certainement beaucoup moins anorexique que Socrate. Pendant une certaine période, lorsque le logos s’établit dans la conception urbaine et ses valeurs commencent à y faire autorité, Dionysos se porte disparu. Sa boulimie excessive et incontrôlée paraît trop anachronique et plutôt préjudiciable. Maintenant c’est une autre boulimie qui règne : celle du conscient, du rationnel, du méthodique, de la juste mesure, une sorte de boulimie pour l’anti-boulimique. Mais assez 202

rapidement, la métis de la polis, en d’autres termes son acuité et son intelligence astucieuse et fine, prend conscience de l’enjeu de la métis dionysienne, à savoir la ruse, l’espièglerie, la débrouillardise primitive et individualiste, bien que dans un contexte collectif. Dès lors que la raison et la démocratie sont enracinées, un nouvel élan dans la vie de la Cité s’opère, grâce à l’introduction, la modification et la modération de l’esprit bachique : le regard sauvage, extatique, menaçant de Dionysos devient simplement effronté et provocateur, interrogeant ainsi us, coutumes, institutions, citoyens, individus, groupes sociaux. Il est à coup sûr possible d’interroger et de composer par effronterie à partir du moment où la polis a déjà pris les mesures pour éviter les abus. Le domaine de l’art, tout comme celui de la vie sociale et politique en témoignent. Le dithyrambe, la satire, la parodie, la comédie, la tragédie, et beaucoup plus tard la peinture et sculpture abstraites, la musique dodécaphonique, le dadaïsme, le surréalisme, le jazz, le rock, le punk, certaines révoltes et révolutions, les mouvements anarchiste, féministe, hippie, égalitariste, écologiste, anti-établissement, libertaire doivent beaucoup à la métis de Dionysos. La société en est reconnaissante, l’Histoire la salue, la philosophie sait faire le tri entre le bon grain et l’ivraie que ces courants sociaux et artistiques apportent. *** Socrate, après la boulimie dionysiaque, assez rustique et plutôt dyspeptique, et celle urbaine, plus raffinée et passablement eupeptique, manifeste son anorexie en matière de sciences physiques, de philosophie de la nature, de création artistique et d’institutions démocratiques. Pour lui, tout devient plus profond et plus mystérieux que ses devanciers ou contemporains le croient. Qu’est-ce qui importe réellement dans la vie ? Les lois de la nature, la philosophe sur le monde matériel ? Pas vraiment. Les trésors des arts et des lettres ? Certainement pas ! Le corps humain et sa complexité ? Mais non ! La vie privée et la vie publique, la vie en individu et la vie dans une collectivité ? Non plus, non plus ! C’est l’âme humaine qui compte pour Socrate, « la seule chose digne dont

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les êtres humains, jeunes et âgés, doivent faire cas pour la rendre parfaite »488. Il n’est toutefois pas facile que Socrate fasse passer cette anorexie à son époque. Sa manière de nier tout – ce qui n’est ni nouveau ni scandaleux, ses prédécesseurs l’ayant fait pour réfuter le mysticisme et introduire la spéculation philosophique rationnelle –, mais sans rien proposer à la place – ce qui, effectivement, est nouveau, constituant un changement de paradigme –, heurte le sentiment de l’Athénien par la manière socratique de procéder, et la doctrine sonne étrange à l’oreille du citoyen nourri de rationalisme. Parfaire l’âme, but de Socrate, n’est pas une nouveauté ; le faire pour autant au moyen d’un spiritualisme socratique alors que le logos fait déjà ses preuves, détonne le Ve siècle avant notre ère qui jouit de la pensée rationnelle et de la vie démocratique. Pauvres philosophes ioniens qui croyaient que l’âme est simplement une chose aériforme, principe rationnel et indissociable de la matière ! Les conséquences de la pensée socratique tardent à prendre racine. Dionysos, cette divinité deux fois née, crucifiée et aussitôt ressuscitée, apporte un procédé haletant de joie et de plaisir naturels. Mais Socrate doit attendre quelques siècles après sa crucifixion pour qu’il soit ressuscité précipitamment de manière inopinée, dans un environnement chrétien issu d’un autre crucifié, dont les disciples et adeptes cherchent désespérément à s’enraciner symboliquement dans le passé afin de s’assurer une place au soleil de la postérité. Chez Socrate il y a une pléthore de pourquoi et une carence de comment. Son anorexie, précoce pour son époque, trouvera plusieurs fidèles à différentes époques aux circonstances diverses dans le temps et dans l’espace. Jusqu’au siècle de Francis Bacon et René Descartes, le nihilisme de Socrate, son refus de la valeur de la philosophie de la nature, du régime démocratique et de la création artistique, est utilisé de manière sélective à des fins politiques, théologiques et philosophiques. Mais à partir du moment où un retour du rationalisme semble s’établir, fut-ce lentement, le nihilisme peut opérer tel un 488

Platon, Apologie de Socrate, 30a-b.

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instrument au service de la raison, laquelle, ayant assimilé le savoir issu des expériences du passé, et en s’appuyant sur les découvertes scientifiques et l’évolution des mentalités plus mûres, sait comment s’en servir. Dorénavant, le nihilisme cesse d’être préjudiciable, il devient une forme de négation moderne à laquelle la société sait quoi répondre. Il constitue même un élément de composition dans les cas où la négation d’une thèse, d’un principe ou d’une théorie peut contribuer à une critique qui participera au dépassement de la thèse, du principe, de la théorie, pour arriver à un stade plus abouti, plus mûr. Or, cette fonction constructive du nihilisme est impossible à l’époque de Socrate et pendant le Moyen Âge qui ne sont pas suffisamment armés pour riposter efficacement à l’affirmation que tous ceux qui prétendent qu’ils savent quelque chose, finalement ils ne savent rien. La radicalité nihiliste que « tout est nul à tout égard, personne ne sait quelque chose » a une force destructrice jusqu’à ce que le rationalisme apprenne comment s’en servir pour transformer le nihilisme en outil de critique plus subtil et mois négatif. Même si Socrate ne raisonne guère par une méchanceté de rachitique, comme le dit Nietzsche, il est clairement un homme mal dans son époque, nostalgique d’une autre époque aristocratique et sélective, mais suffisamment intelligent pour éviter le piège de la nostalgie et ainsi inventer l’ignorance généralisée chez les autres. En dernière analyse, l’ironie, la provocation, le sarcasme, l’abstraction et le nihilisme socratiques sont utiles à condition que le perfectionnement de l’âme soit conçu dans le cadre d’une collectivité visant le bien de tous et non point l’éthique d’une élite qui décide sur le bien des autres. Dans un monde dont les règles morales contribuent à tirer vers le haut l’éthique de la grande majorité, l’amoralisme d’une minorité demeure inefficace, isolé, et un Socrate questionneur-provocateur peut jouer le rôle d’un taon pour stimuler un cheval lourd et endormi ; rôle qu’il s’attribue face à Athènes, devenue pour lui comme un cheval grand et brave, mais relativement mou489. C’est vrai que la société a parfois besoin d’être réveillée, c’est vrai que les valeurs peuvent parfois être mises en exergue par 489

Id., 30e.

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une provocation, c’est vrai que l’attitude de Socrate peut y contribuer en stimulant la sensibilité affaiblie d’une société assoupie, apathique ou peureuse. Mais maintenant, grâce à l’expérience et le savoir accumulés du passé, cette interrogation nihiliste ne travaille plus pour la société élitiste dont rêve Socrate. *** Dans le tourbillon philosophique, scientifique, social, politique, artistique des trois derniers siècles, qui continue à tourner, arrive un anorexique distingué : Friedrich Nietzsche. Sa particularité consiste cependant à cacher son anorexie sous une boulimie apparente. Dans la mesure où l’état de sa disposition physiologique joue un rôle primordial dans ses affirmations et aphorismes, il n’accepte une vérité scientifique que lorsque l’état de sa santé se dégrade, ne lui permettant même pas d’écrire490. Si les mots viril et virilisation se bousculent dans les ouvrages de Nietzsche jusqu’à La généalogie de la morale, les mots décadent et décadence inondent ses cinq derniers écrits : Le Cas Wagner, Crépuscule des Idoles, L’Antéchrist, Ecce Homo et Nietzsche contre Wagner. Il est un décadent, Nietzsche, il lutte pour ne pas l’être car la morale chrétienne est la morale décadente par excellence491, mais il admet qu’il est un décadent, à ceci près que lui, il l’a compris492. Son époque porte des changements radicaux dans plusieurs domaines : la révolution industrielle, les guerres qui modifient les frontières et forgent les mentalités, les révolutions ou révoltes sociales, les découvertes scientifiques, les innovations de la création artistique. Il ne serait pas excessif de dire que le XIXe siècle est constellé des changements des plus radicaux de l’Histoire selon le critère que tandis que dans d’autres époques de tels changements nécessitent plusieurs siècles, quelques décennies du XIXe siècle suffisent pour tout bousculer. Les gens de l’époque de Nietzsche s’enflamment lors des 490

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, p. 49, § 22 ; Ecce Homo, p. 300, § 5. 491 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 335-336, § 4. 492 Friedrich Nietzsche, Le cas Wagner, p. 17, avant-propos ; Ecce Homo, p. 246-248, § 1-2.

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discussions, débats, disputes dans les rues, les cafés, les théâtres ou les salles de concert, l’industrialisation de l’Allemagne assure sa puissance au même moment que les couches populaires gagnent en nombre et en misère, la lutte des classes passe du concept à l’évidence, et Nietzsche lutte contre luimême, contre ses propres démons de son effondrement mental : « Finalement, j’aimerais bien mieux être professeur à Bâle que Dieu ; mais je n’ai pas osé pousser si loin mon égoïsme privé que, pour lui, je renonce à la création du monde. Voyez-vous, on doit faire des sacrifices quels que soient la manière et le lieu où l’on vive »493. La réalité s’impose d’une manière implacable et irréversible, comme le soleil qui se dirige et s’engloutit toujours vers l’ouest et l’ombre vers l’est. Nietzsche sent qu’il est dépassé et écrasé par une réalité qui ne lui convient guère, et déguise son anorexie sous une boulimie d’identification avec des personnages dont il n’aime pas l’œuvre : Socrate, Jésus Christ, Wagner. Dionysos trouve grâce aux yeux de Nietzsche parce que l’allure dionysienne, primitive, fraîche, instinctive, contribue à la régénérescence d’un monde devenu vieux, fatigué, usé, sclérosé. Comme le philosophe se sait timide et ami des bienséances dans sa vie privée, incapable de pratiquer l’effronterie et la violence physique de Dionysos, il emprunte à l’expression faciale de ce dieu, au magnétisme que ce masque divin exerce quand il dévisage les autres de face. L’aspect physique du visage de Socrate est également évoqué par Nietzsche pour sa laideur et la fascination que cette laideur exerce sur tant de commentateurs du socratisme. Mais le philosophe allemand maudit le philosophe grec pour l’hypertrophie de sa faculté logique, sa dialectique qui devient un tyran de la pensée, une arme de fortune aux mains des désespérés qui n’ont pas d’autres armes pour étouffer le bonheur qui puise aussi aux instincts494. 493

Friedrich Nietzsche, Dernières lettres hiver 1887 – hiver 1889, p. 240. Cette lettre de Nietzsche adressée à Jacob Burckhardt, faisant partie des écrits que les critiques intitulent « billets de la folie », porte la date manuscrite du 6 janvier 1889 par son auteur, mais le cachet de la poste indique le 5 janvier. 494 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 70-74, § 3, 4, 6, 10, 11.

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Quant à Wagner, Nietzsche avoue : « Wagner était de loin l’homme le plus plein que j’aie rencontré495, […il] était de loin l’homme avec qui j’avais le plus de parenté… Le reste est silence…496 […] Je ne m’attaque qu’à des objets d’où tout conflit de personnes est exclu […] l’attaque est pour moi une preuve de bienveillance, […] de reconnaissance. C’est de ma part lui rendre hommage, […] associer mon nom à une cause, à une personne : pour ou contre, en cela peu m’importe497 […] Ce que je n’ai jamais pardonné à Wagner ? De s’être rabaissé au niveau des Allemands – d’être devenu un ‘Allemand du Reich’ »498. Pour ou contre, peu importe, le reste est silence… La mise au point finale d’Ecce Homo, d’où viennent ces confessions, est faite le 2 janvier 1889, la veille de l’effondrement mental de leur auteur. La partie entre le Nietzsche penseur intransigeant et le Nietzsche homme hypersensible est finalement remportée par le second. Dieu est mort, écrit-il499, mais il en a visiblement besoin dans sa mission de penseur, sauveur et rédempteur dont il se croit investi. Zarathoustra veut réfuter Christ et tout sermon métaphysique. Il y procède toutefois en prêchant un sermon : la similitude d’Ainsi parlait Zarathoustra avec le Nouveau Testament est stupéfiante, tant comme articulation que comme manière de s’exprimer. Nietzsche reconnaît d’ailleurs que même la lutte contre le christianisme est au fond une croyance500. Dans tous ses ouvrages, les termes vénération et vénérer font autorité, termes d’un théologien, alors que de la part d’un philosophe le lecteur s’attendrait, comme expressions équivalentes, les termes respect et respecter. Nietzsche, se heurtant à ses racines protestantes et à son admiration pour le Christ, a vraisemblablement deviné l’impasse et le piège dans lequel il est en train de tomber en condamnant un sermon par un autre sermon : en dépit de nombreuses ébauches, il n’a pas osé 495

Friedrich Nietzsche, Paul Rée et Lou von Salomé, op. cit., lettre de Nietzsche à Franz Overbeck du 22 février 1883, p. 258. 496 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 249, § 3. 497 Id., p. 255, § 7. 498 Id., p. 267-268, § 5. 499 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, p. 137, § 108. 500 Id., p. 287, § 377.

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écrire la mort de Zarathoustra car ceci entraînerait la résurrection et l’ascension du héros, devenu ainsi une piètre imitation de Jésus-Christ. Il s’identifie à tel point avec Jésus, que non seulement il intitule un de ses ouvrages Ecce Homo, expression qu’aurait prononcée Ponce Pilate en présentant le Christ flagellé et couronné d’épines devant la foule, mais en plus il précise qu’en réalité cet ecce homo est lui-même, Nietzsche501. Il considère qu’avant lui la psychologie n’existait même pas, étant lui-même le premier vrai psychologue parmi les philosophes502. Néanmoins, malgré ses analyses psychologiques du christianisme503, il ne voit pas que Jésus, en endossant les péchés des humains pour sauver leur âme, les a condamnés au droit d’être irresponsables et de ce fait, en victime expiatoire de l’irresponsabilité humaine, le Christ est le pécheur par excellence. Piégé dans l’aventure christique de Zarathoustra, Nietzsche crie, peu de temps avant son effondrement mental, qu’il ne veut pas de « croyants », qu’il a trop de malice pour « croire » luimême en lui, qu’il ne s’adresse jamais aux masses, et qu’il a peur qu’un jour il sera canonisé504. Peine perdue, il est trop tard, il est déjà plongé dans une mission messianique : « C’est l’après-demain seulement qui m’appartient. Certains naissent posthumes »505. Se trouve-t-il loin de ce que Socrate, son ennemi intime, énonce à ses juges quand il leur dit qu’il est envoyé par le divin pour sauver la Cité ? Se trouve-t-il loin de ce que Jésus prêche en promettant le royaume éternel des cieux à ses fidèles ? Il déclare qu’il a choisi son Paradis à l’ombre de son épée506, mais force est de constater qu’il n’y a pas d’ombre quand le soleil est absent. L’avantage de ne pas courir derrière l’ombre est que face à la lumière, l’ombre se silhouette déjà derrière soi.

501

Friedrich Nietzsche, Dernières lettres hiver 1887 – hiver 1889, lettre du 14 novembre 1888 de Nietzsche à Meta von Salis, p. 178. 502 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 338, § 6. 503 Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, p. 187-194, § 28-33. 504 Id., p. 333, § 1. 505 Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, p. 159, avant-propos. 506 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, p. 293, § 2.

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La notion et l’application de la justice ne font pas partie des préoccupations de Nietzsche parce que son projet pour une société nouvelle n’aime guère les entraves et privilégie l’éducation. Soit dit en passant qu’appliquer la justice revient à montrer et renforcer sa valeur, cependant dénoncer l’injustice ne suffit point pour l’affaiblir et la faire disparaître. Pour ce qui est de l’éducation, une éducation raffinée, Nietzsche préconise la danse. Savoir danser avec ses pieds, avec les idées, avec les mots, avec sa plume507. Avec les mots, il y excelle ; avec les pieds, les commentaires seraient désobligeants, vu son état physique ; avec les idées, il en est ivre, mais son lecteur n’a pas toujours envie de boire et danser autant. La triple vengeance de la réalité à l’adresse de Nietzsche est impitoyable et cruelle. Tout d’abord, par la fragilité de sa santé, privation suprême pour quelqu’un ivre de la vie sans jamais l’avoir pleinement savourée ; ensuite, par son effondrement mental, malheur suprême pour un penseur ; enfin, par la revendication de la part du nazisme, insulte suprême pour un philosophe. La vie est en général courte ; la vie des doués est très courte ; la vie de Nietzsche fut trop courte. Il eut pourtant le temps de briller par le pathos qui déborde ses écrits, le lyrisme qui abreuve ses expressions, la puissance de ses sentiments, la véhémence de son élan, la finesse de ses mots, la résonnance de ses aphorismes. Contrairement à ce qui se dit que la famille est la seule chose sur laquelle l’être humain peut compter, la seule chose sur laquelle il peut compter est lui-même. Il vient seul dans ce monde, il part seul de ce monde. Entre l’arrivée et le départ, il peut y avoir une solidarité occasionnelle, une amitié solide, un amour fusionnel. Mais ce sont des instants forts et exceptionnels, dans une durée longue et faible. Nietzsche n’a pas eu d’enfants mais beaucoup d’héritiers. Il est traité par ses lecteurs tantôt d’enfant gâté, tantôt d’enfant terrible, tantôt d’enfant prodige, tantôt d’enfant maléfique, tantôt d’enfant perdu. En fait, les circonstances de sa vie étant données, il naquit vieux, vécut tel un adulte bipolaire et mourut comme un enfant, avec toutes les implications que cette 507

Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, p. 107, § 7.

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inversion entraîne. Les traductions et parutions de ses écrits sont tellement nombreuses et pas toujours concordantes dans les mots et dans le temps, que la tentation est grande pour dire que Nietzsche est traduit en tant de langues mais pas encore en allemand. Peu de philosophes possèdent une cuisine ; la plupart d’entre eux opèrent dans le salon, certains même dans la chambre à coucher. Nietzsche n’a en revanche jamais voulu avoir une maison à lui comme les autres. Il préféra, avec le flambeau d’un philosophe, aller dehors et œuvrer en aphoriste et poète. Il a la nostalgie d’un pays qu’il n’a jamais connu, alors que la nostalgie présuppose, par définition, la connaissance du pays remémoré. Un de ses malheurs est que ses amis le sous-estiment et ses ennemis le surestiment. Alors que Dionysos et Socrate, de par leur malice, demeurent promoteurs de leurs doctrines respectives, Nietzsche est prisonnier de la sienne. Les vagabondages dionysien et socratique, si différents entre eux, engendrent des stimulations, des excitations, des réflexions pour la pensée. Le problème de Nietzsche est qu’il erre sans être vagabond. Néanmoins, son errance est féconde pour la pensée. Dionysos s’est aguerri à la violence psychologique, Socrate s’est aguerri à la paix intérieure et Nietzsche s’est aguerri à la violence intérieure et intellectuelle. L’estomac philosophique, après les périodes de boulimie et d’anorexie, cherche l’antidote, a besoin de repos, d’un régime équilibré, sain et fin. La boulimie de Dionysos, l’anorexie de Socrate et l’anorexie de Nietzsche servent, de manière tellement différente mais tellement fructueuse, à identifier l’antidote. La projection dionysienne sur autrui et l’ironie nihiliste socratique enseignent comment les éviter pour échapper à l’aliénation mentale et sociale ; la douleur joyeuse nietzschéenne propose divers chemins pour en sortir. D’aucuns évoquent complaisamment la phrase « on ne peut pas avoir à la fois le beurre et l’argent du beurre. » Ils n’y réfléchissent pas. Pour avoir à la fois le beurre et l’argent du beurre il suffit de manger le beurre et ensuite se vendre : la quintessence de l’aliénation.

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INDEX DES NOMS PROPRES

Les noms de personnes sont en majuscules et ceux de pays, régions, villes ou localités en minuscules. Ne sont pas indexés les noms de personnes compris dans le titre d’un livre ou d’une œuvre d’art.

ACHILLE : 57, 64, 150, 171. ADAM : 196. ADRASTE : 27, 31. Afghanistan : 131. Afrique : 147. AGAMEMNON : 171. AGATHON : 33. AJAX : 150. ALCESTE : 64. ALCIBIADE : 110, 112, 113, 118. ALEMBERT, Jean Le Rond d’ : 105. ALEXANDRE : 52. Alexandrie : 47, 52, 69. Allemagne : 177, 187, 188, 192, 207. Alsace : 185. AMEIPSIAS : 69. ANAXAGORE : 81, 120, 123, 128, 167. ANAXIMANDRE : 120, 128. ANAXIMÈNE : 120, 128. ANDERSON, Greg : 137-139. ANDROMACHE : 171. ANTIGONE : 64, 122, 164, 170, 171, 174. ANTISTHÈNE : 167. ANYTOS : 106, 115. Aphrodisias : 52. APOLLON : 20-22, 24, 42, 43, 48, 62, 71, 74-76, 78, 80, 85, 90, 91, 102, 153-156, 158, 178. ARCHÉLAOS : 120. ARGENTAL, Charles-Augustin Ferriol, comte d’ : 105. ARGENTAL, Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d’ : 105. Argos : 27. ARIANE : 15, 97, 161, 197, 199, 200. 213

ARION : 15, 26. ARISTOPHANE : 11, 33, 34, 37, 42, 46, 60, 67-69, 92, 104, 113, 114, 121. ARISTOTE : 11, 26, 30, 35, 36, 38, 39, 46, 49, 52, 56, 91, 123, 128, 132, 135, 139, 141, 164, 167. Aryanam : 131. ASCHENBACH, Gustav von : 72. Asie Mineure : 14, 131. ASPASIE : 81, 139. ATHÉNA :12, 42, 43, 151, 159. Athènes : 12, 14-17, 20, 27, 28, 31, 35-37, 40-42, 60, 62, 65, 66, 76, 81, 82, 85, 92, 103-106, 108-112, 114-116, 118-123, 128, 131-140, 142, 144, 153, 156-158, 172, 205. ATLAS : 78. Attique : 14, 17, 29, 35, 138, 157, 158. AUGUSTIN, saint : 47.

BACCHUS : 14, 15, 21, 23, 29, 31, 33, 97. BACH, Johann Sebastian : 86. BACON, Francis : 9, 124, 167, 204. Bâle : 207. Bayreuth : 87. BEETHOVEN, Ludwig van : 86. BÉRARD, Claude : 41, 42. BERGSON, Henri :167. BERKELEY, George : 167. BIZET, Georges : 87, 173, 176. BOUTROUX, Émile : 51. BRAHMS, Johannes : 177. BRON, Christiane : 41, 42. BURCKHARDT, Jacob : 207. BURNET, John : 50.

CALLIAS : 69. CARMEN : 173. CARRIÈRE, Jean-Claude : 29, 30, 34, 40. Caryande : 130. CASSANDRE : 171. Castalie : 42. CÉZANNE, Paul : 174. CHARIXÈNE : 81. CHARMIDE : 58, 112, 114, 119. 214

CHÉRÉPHON : 61, 64. Chine : 125, 127. CHOPIN, Frédéric : 177. CHRIST : 46-48, 194-196, 207-209. CICÉRON : 46. Cilicie : 150. CIRCÉ : 193. Clazomènes : 128. CLÉMENT : 47. CLINIAS : 110. CLISTHÈNE d’Athènes : 132, 134, 142, 156. CLISTHÈNE de Sicyone : 27, 28. CLITON :84. CLYTEMNESTRE : 171. Colchide : 171. COLLI, Giorgio : 12. Constantinople : 69. CORINNA : 81. Corinthe : 14, 15, 26, 27, 172-174. COURCELLE, Pierre : 46. CRATINOS : 34. CRÉON d’Athènes : 37. CRÉON de Corinthe : 172, 174. CRÉON de Thèbes : 122, 171, 174. Crète : 15, 155. CRITIAS : 58, 112, 119. CRITON : 102.

DAMILAVILLE, Étienne-Noël : 105. DANNHAUSER, Werner : 82. DARWIN, Charles : 178, 179. DEBUSSY, Claude : 176. DEGAS, Edgar : 174. DELACROIX, Eugène : 175. Delphes : 20, 21, 27, 42, 43, 46, 61, 64, 113, 153-156, 158. DEMAN, Thomas : 46, 47. DÉMÉTER : 26. DESCARTES, René : 124, 138, 166, 204. DETIENNE, Marcel : 152. DIDEROT, Denis : 106. DINOMACHÉ : 110. DIOGÈNE LAËRCE : 60, 119, 120, 123, 167. 215

DION : 120. DIONYSOS : 7-31, 35, 41-43, 71-76, 78-80, 85, 89-91, 95-101, 160, 161, 171, 178, 197, 199, 201-204, 207, 211. DRACON : 134. DU MÉRIL, Édélstand : 31.

ÉCHÉCRATE : 61. ÉGÉE : 172. Égée : 14, 125. Égine : 157. Égypte : 125, 127. EHRENBERG, Victor : 104, 142, 144, 147. ÉLECTRE : 164, 170, 171. EMPÉDOCLE : 80, 120. Éphèse : 128. ÉPHIALTÈS : 134. ÉPICHARME : 35. ÉPICTÈTE : 52. ÉPICURE : 9, 124. ÉPIGÈNE : 27. ESCHYLE : 17, 78, 80, 89, 91. ÉSOPE : 85. Éthiopie : 13. EUCLIDE : 107. EUPOLIS : 34. EURIDICE : 171. EURIPIDE : 13, 16, 19, 75, 80, 81, 91, 92, 156, 171, 172. EUROPE : 197. Europe : 20, 147, 165, 184, 186-188, 190, 197. EUTHYPHRON : 58.

FARNOUX, Alexandre : 15. FERNOUX, Henri : 141. FÖRSTER, Bernhard : 191. FÖRSTER-NIETZSCHE, Elisabeth : 12, 165, 191, 192, 199. FOUILLÉE, Alfred : 50. FOUTAKIS, Patrice : 43, 56, 137, 148, 176, 182, 186. France : 105, 106, 188. FRÉRET, Nicolas : 106, 107, 119, 120. FREUD, Sigmund : 162. FRITSCH, Theodor : 191. 216

GAST, Peter : 12. GLAUCON : 114. GOETHE, Johann Wolfgang von : 199. GOGH, Vincent van : 174. GRAHAM, Daniel : 129, 130. Grèce : 55, 70, 103, 137, 141, 150, 152, 156, 157. GROTE, George : 51. GUARDINI, Romano : 48, 118.

HADÈS : 103, 173. HECTOR : 64, 150. HÉCUBE : 171. HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich : 29, 33, 51, 80, 103, 104, 121, 167. HEIDEGGER, Martin : 167. HÉLÈNE : 171. HÉRACLÈS : 171. HÉRACLITE : 80, 120, 128, 166, 167. HERMOGÈNE : 65, 108. HÉRODOTE : 13, 27, 127, 155, 157. HÉSIODE : 13, 15, 103, 151, 159. HIPPIAS : 57, 58. HIPPODAMOS : 127. HITLER, Adolf : 189. HOMÈRE : 13, 57, 100, 103, 132, 150. HUBBARD, Thomas : 69. HUS, Jean : 180.

Inde : 14. ION : 55. Ionie : 12, 125-127, 131, 139, 145. IPHIGÉNIE : 171. Iran : 130. ISLER-KERÉNYI, Cornelia : 74. ISMARD, Paulin : 46, 47, 104, 119.

JACCOTTET, Anne-Françoise : 18. JASON : 171-174. JEANMAIRE, Henri : 20, 23, 25, 27, 28, 30. JÉHOVAH : 194. JÉSUS : 48, 194, 195, 207, 209. 217

JOSÉ, Don : 173. JOUAN, François : 37, 38. JUDAS : 48. Judée : 194. JUSTIN, saint : 46.

KANT, Immanuel : 86, 166. KIERKERGAARD, Søren : 50. KRONOS : 151, 159.

LABRIOLA, Antonio : 51. Lacédémone : 155. LACTANCE : 47. LAÏS : 81. LAMPROCLÈS : 167. Larissa : 52. Laurion : 15. LEIBNITZ, Gottfried Wilhelm : 166. LORRAIN, Claude : 175. LOUIS XV : 107. LUCRÈCE : 52, 167. LYCON : 115. LYCURGUE d’Athènes : 120. LYCURGUE de Sparte : 155. LYCURGUE de Thrace : 14. Lydie : 13. LYSIPPE : 120. LYSISTRATA : 171.

MACDONALD CORNFORD, Francis : 104. MAGALHÃES-VILHENA, Vasco de : 49, 50. MAHLER, Gustav : 88, 176. MANET, Éduard : 174. MANN, Thomas : 72. MARC AURÈLE : 52. MARS : 156. MAREK, Christian : 130, 131. MARX, Karl : 144, 167. MCGINTY, Park : 17, 71. MÉDÉE : 171-174. MÉLANIPPE : 27.

218

MÉLÉTOS : 58, 66, 110, 111, 115, 116. MÉNÉXÈNE : 167. Méros : 14. Mésopotamie : 125, 127. Méthymne : 26. MÉTIS : 150, 151, 159. MEYSENBUG, Malvida von : 165. MICHELANGELO : 196. Milet : 127, 128, 139. MINERVE : 157. MINOS : 15, 103. MINOTAURE : 161. MONET, Claude : 174. MONTUORI, Mario : 46, 64, 69. MORGAN, Lewis Henry : 22. MONTINARI, Mazzino : 12. Moselle : 185. MYRTO : 167. Mytilène : 128.

NAPOLÉON 1er : 186. Naxos : 161, 197. NESTLE, Walter : 33. NIETZSCHE, Franziska : 165. NIETZSCHE, Friedrich : 7-12, 22, 51, 52, 70-93, 107, 108, 146, 160201, 205-211. NIKKELS, Everdina Agnes : 88. NOËL, Marie-Pierre : 69. Nysa : 13.

OCÉAN : 150. ŒDIPE : 78, 171. Olympe : 71, 75, 76, 100, 159, 170. OPPIEN de Cilicie : 150. OPPIEN de Syrie : 150. ORESTE : 171. ORPHÉE : 14, 103. Orta : 169. OSIRIS : 13. OTT, Louise : 166, 175. OURANOS : 151, 159. OVERBECK, Franz : 165, 175, 208. 219

Palestine : 127. Pangée : 14. Paris : 175. PARMÉNIDE d’Athènes : 54. PARMÉNIDE d’Élée : 120. Parnasse : 42. PASCAL, Blaise : 193, 194. PAUSANIAS 1er : 121. PÉAN : 24. Péloponnèse : 135, 140, 157. PENTHÉE : 31. PÉRIANDRE : 15. PÉRICLÈS fils : 114. PÉRICLÈS père : 38, 81, 114, 117-119, 121, 134-136, 139, 142. Perse : 113, 130. PHÉDON : 61. Phénicie : 126. PHIDIAS : 121. PHIDIPPIDE : 68, 121. Philistie : 127. PHILON, d’Alexandrie : 52. PHILON de Larissa : 52. Phrygie : 13, 14. PHRYNICHOS : 31. PICKARD-CAMBRIDGE, Arthur : 23, 24, 31. PIERRE, saint : 48. PINDARE : 13, 17. Pirée : 138. PISISTRATE : 16, 28, 132. PITTACOS : 128. PLATON : 11, 33, 46-49, 51-68, 80, 82, 83, 101-103, 108-113, 115121, 123, 166, 167, 204. PLOTIN : 47. POLYCRATE : 60. PONCE PILATE : 209. PLUTARQUE : 20, 153, 154, 157, 158. PRAXILLA : 81. PROMÉTHÉE : 78, 159. PROTÉE : 55. PYTHAGORE : 120, 167. PYTHIE : 43, 62, 153-158.

220

RACHET, Guy : 15, 23, 27. RAPHAËL : 193. RÉE, Paul : 163, 165, 166, 169, 175, 177, 180, 208. RENOIR, Auguste : 174. RHÉA : 151. Rhin : 173. ROBERT, Fernand : 30. ROHDE, Erwin : 14, 22, 23. ROLAND, Manon : 163. Rome : 19. ROUSSEAU, Jean-Jacques : 56, 167. Salamine : 157, 158. SALIS, Meta von : 166, 176, 209. SALMON, Pierre : 138. SALOMÉ, Lou von : 163, 165, 166, 169, 170, 175, 177, 180, 208. Samos : 38. SAND, George : 163. SATIE, Erik : 176. SCHLECHTA, Karl : 12. SCHLEGEL, Wilhelm : 71. SCHLEIRMACHER, Friedrich : 50. SCHOPENHAUER, Arthur : 79, 83, 86, 88, 89, 166. SCHUBERT, Franz : 177. SÉMÉLÉ : 13, 97. SÉNÈQUE : 52, 167. SEUME, Johann Gottfried : 165. SEVERAC, Jean-Baptiste : 82. SEXTUS EMPIRICUS : 52. SHIVA : 14. Sicile : 14, 35. Sicyone : 27, 28, 31. SKYLAX : 130. SOCRATE : 7-12, 33, 45-71, 79-86, 88, 90, 91, 95, 101-123, 132, 138, 154, 158, 160, 162, 167, 199, 201-207, 209, 211. SOLON : 37, 132, 134. SOPHOCLE : 17, 42, 78, 80, 89, 91, 121, 156. SOPHRONISQUE : 167. Sparte : 17, 111-113, 120, 121, 155. SPHINGE : 78. SPHINX : 78. SPINOZA, Baruch : 166. 221

STAËL, Germaine de : 163. STRAUSS, Richard : 176. STREPSIADE : 68, 113, 121. STRÜMPELL, Ludwig von : 51. SUIDAS : 26, 27. SULGER, August : 175. SYRACOSIOS : 38. Syrie : 150.

TÉLÉSICLÈS : 69. TÉTHYS : 150. THALÈS : 82, 120, 128. Thèbes : 13, 19, 31, 174. THÉMISTOCLE : 157-159. THÉODOTÉ : 81. THÉOPHRASTE : 13, 14. THÉSÉE : 161, 171. THESPIS : 27, 31. THOMSON, George : 14, 15, 21, 28, 39. THUCYDIDE : 121, 136, 139. Thrace : 14. TITANS : 151. TRAMPEDACH, Mathilde : 166. Tribschen : 88. Troie : 150, 159.

ULYSSE : 57, 103, 150, 152, 159, 171. VENISE : 88. VERNANT, Jean-Pierre : 19, 28, 31-33, 41, 42, 98, 129, 144, 145, 152. VIDAL-NAQUET, Pierre : 28, 31-33, 41, 42, 144, 145. VILLANUEVA PUIG, Marie-Christine : 21, 97. VLASTOS, Gregory : 47, 54, 60, 63, 64. VOLTAIRE, François-Marie Arouet, dit : 105, 167. WAGNER, Cosima : 165, 166, 170, 199. WAGNER, Richard : 79, 83, 85-89, 175, 207, 208. Waterloo : 186. WEISS, Roslyn : 63.

222

XANTHIPPE : 167. XÉNOPHON : 11, 46, 48-52, 56, 60-66, 84, 101, 108-112, 114, 116, 117, 121, 167. XERXÈS : 156, 157. ZARATHOUSTRA : 161, 165, 183, 184, 189, 191, 199, 208, 209. ZÉNON : 120. ZEUS : 13, 150, 151, 159, 197.

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BIBLIOGRAPHIE

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Friedrich SCHLEIERMACHER, ΠΛΑΤΩΝ. Berlin : Lutz Käppel & Johanna Loehr, 1805. Jean-Baptiste SEVERAC, Les opinions de Nietzsche sur Socrate. Thèse de doctorat présentée à la Faculté des lettres de l’université de Montpellier. Paris : E. Cornély, 1906. Ludwig von STRÜMPELL, Die Geschichte der praktischen Philosophie der Griechen vor Aristoteles. Leipzig : L. Voss, 1861. George THOMSON, Aeschylus and Athens, a study in social origins of Drama. London : Lawrence and Wishart, 1950. Jean-Pierre VERNANT, Les origines de la pensée grecque. Paris : P.U.F., 1969. Jean-Pierre VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs. I, II. Paris : François Maspero, 1978. Jean-Pierre VERNANT, « Le Dionysos masqué des Bacchantes d’Euripide ». L’Homme, 93, 1985, p. 31-58. Jean-Pierre VERNANT et Pierre VIDAL-NAQUET, Mythe et tragédie en Grèce ancienne. I, II. Paris : François Maspero, 1972, 1986. Marie-Christine VILLANUEVA PUIG, « À propos des thyades de Delphes ». In L’association dionysiaque dans les sociétés anciennes. Actes de la table ronde, Rome, 24-25 mai 1984. Roma : École française de Rome, 1986, p. 31-51. Marie-Christine VILLANUEVA PUIG, Ménades : recherches sur la genèse iconographique du thiase féminin de Dionysos des origines à la fin de la période archaïque. Paris : Les Belles Lettres, 2009. Gregory VLASTOS, « Socratic irony ». The Classical Quarterly, 37:1, 1987, p. 79-96. Gregory VLASTOS, Socrates, Ironist and Moral Philosopher. Ithaca, New York : Cornell University Press, 1991. François-Marie Arouet dit VOLTAIRE, Correspondance choisie. Paris : Librairie Générale Française - Le Livre de Poche, 1997. Roslyn WEISS, The socratic paradox and its enemies. Chicago : The University of Chicago Press, 2006.

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TABLE DES MATIÈRES Préface ........................................................................................ 7 Dionysos de l’Histoire et du drame .......................................... 13 Le dieu ..........................................................................................13 La divinité et l’art dramatique ......................................................23 Le mythe, le masque, le personnage de Socrate ....................... 45 Le Socrate du mythe .....................................................................45 Le masque de Socrate ...................................................................52 Une historicité de Socrate .............................................................59 La bande à Nietzsche : Dionysos-Apollon-Socrate .................. 71 Dionysos-Apollon : antithèse-synthèse ........................................74 Nietzsche et Socrate......................................................................79 Nietzsche face à Wagner et au spectateur d’Athènes ...................85 Le démon de Dionysos et celui de Socrate ............................... 95 La mania et le ressenti ..................................................................95 Le procès et la démocratie ......................................................... 101 Considérations tempestives : mythos et logos ........................ 125 Citoyen et démocratie, enfants du logos .................................... 131 La métis, le démon du mystique et du conscient .................... 149 Post-scriptum à Ariane ........................................................... 161 Friedrich à Naxos....................................................................... 161 Flairer son époque : peinture, musique, darwinisme ................. 174 Le sens de l’Histoire chez Nietzsche ......................................... 179 La question juive ....................................................................... 187 Boulimie, anorexie et antidote ................................................ 201 Index des noms propres .......................................................... 213 Bibliographie .......................................................................... 225 Sources primaires ...................................................................... 225 Ouvrages. ................................................................................... 229 Table des matières .................................................................. 233

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DU MÊME AUTEUR Livres À la lumière des manuscrits Le Viste, famille de La Dame à la licorne. Paris : Classiques Garnier, 236 p., 2016. Η Μεθώνη και η Ιστορία, η Βενετία και η Εξουσία [Modon et l’Histoire, Venise et le Pouvoir]. Athènes : Éditions Kapon, 495 p., 2017. De La Dame à la licorne et de ‘son’ désir. Paris : L’Harmattan, 520 p., 2019. Les trois saisons : un carrosse sur le chemin du chevalier Antonio Bosio. Paris : L’Harmattan, 344 p., 2020. Diderot sur scène : le matérialiste et le critique d’arts scéniques. Paris : Edilivre, 284 p., 2023. Articles (sélection) « The granite column in Modon : how to make a stone say what you want it to say ! » Oxford Journal of Archaeology, 24.1, 2005, p. 89105. « Did the Greeks Build According to the Golden Ratio ? » Cambridge Archaeological Journal, 24.1, 2014, p. 71-86. « De l’aube à minuit : les Hospitaliers au château de Modon ». Société de l’Histoire et du Patrimoine de l’Ordre de Malte, 33, 2015, p. 17-55. « The Norman Reliefs at Ioannina Castle ». The Mediaeval Journal, 7.2, 2017, p. 23-58. « Sanctissima Expeditio : le projet de recouvrer Rhodes et son protagoniste, le fr. Antonio Bosio ». Société de l’Histoire et du Patrimoine de l’Ordre de Malte, 36, 2017, p. 44-69. « Two portraits allegedly depicting two members of the Bosio family ». Journal of Historical Archaeology & Anthropological Sciences, 3.4, 2018, p. 573-579. « Frà Antonio Bosio da Chivasso, balivo di Santo Stefano, cavaliere della sfortuna ». Studi Chivassesi, 9, 2018, p. 155-206. « The Inn of the Tongue of Italy for the Hospitaller knights in Rhodes ». Post-Medieval Archaeology, 54.1, 2020, p. 94-116. « The Lord and the Allegories of The Lady with the unicorn ». International Journal of Art and Art History, 8.2, 2020, p. 40-62. « The Enthroned Virgin and Child with Six Saints from Santo Stefano castle, Apulia, Italy ». Journal of Arts & Humanities, 10.2, 2021, p. 28-50. « Underwater Archaeological Treasures in Modon Bay ». Expedition, 63.3, 2021, p. 26-37. « Human Consciousness versus Cosmological Reality ». European Journal of Humanities and Social Sciences, 2.1, 2022, p. 98-104.

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