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French Pages 155 [156] Year 1968
CONTRIBUTION À L'ÉTUDE DES CATÉGORIES MORPHOLOGIQUES DU GENRE ET DU NOMBRE DANS LE FRANÇAIS PARLÉ ACTUEL
JANUA L I N G U A R U M STUDIA MEMORIAE N I C O L A I VAN WIJK D E D I C A T A
edenda
curat
C. H. V A N S C H O O N E V E L D INDIANA
UNIVERSITY
SERIES PRACTICA 100
1968
MOUTON THE HAGUE • PARIS
CONTRIBUTION À L'ÉTUDE DES CATÉGORIES M O R P H O L O G I Q U E S DU G E N R E ET DU N O M B R E DANS LE F R A N Ç A I S PARLÉ ACTUEL
par
Q. I. M. MOK UNIVERSITÉ
D'AMSTERDAM
1968
MOUTON T H E H A G U E • PARIS
© Copyright 1968 in The Netherlands. Mouton & Co. N.V., Publishers, The Hague. No part of this book may be translated or reproduced in any form by print, photoprint, microfilm, or any other means, without written permission from the publishers.
PROEFSCHRIFT AMSTERDAM 1968
LIBRARY OF CONGRESS CATALOG CARD NUMBER 4619
Printed in The Netherlands by Mouton & Co., Printers, The Hague.
A la mémoire de mon Pour Margriet
AVANT-PROPOS
Pendant de longues années j'ai eu l'occasion d'assister aux cours du professeur Reichling et de profiter de la façon constructive et critique dont il développe devant ses étudiants les grands problèmes actuels de la linguistique générale. Ayant accepté d'être mon directeur de thèse, il n'a pas cessé de suivre de près les recherches que j'avais choisi d'entreprendre, d'en discuter tous les problèmes et de me prêter une aide inestimable par ses observations critiques et ses encouragements. Je le remercie de tout ce qu'il a contribué à la réalisation de cette étude. Je tiens à exprimer également ma vive reconnaissance au professeur Zumthor. Le grand intérêt qu'il a toujours pris à mon travail m'a poussé à surmonter bien des obstacles. Ce travail aurait, d'ailleurs, été impossible, si je n'avais pu constamment faire appel à ses grandes connaissances du français, sa langue maternelle. Le professeur van der Weel m'a beaucoup obligé en voulant bien prendre sur lui la tâche ingrate de corriger les épreuves. Grâce à une subvention de l'Organisation Néerlandaise pour le Développement de la Recherche Pure (Z.W.O.), j'ai pu passer un an à Paris afin de préparer cette étude. C'est également une subvention de cette organisation qui en a permis la publication.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-Propos I. Introduction II. Le genre : les formes
7 11 25
III. Le genre: fonction grammaticale ou valeur sémantique. Les adjectifs, les articles et les pronoms adjectivaux
51
IV. Le genre : fonction grammaticale ou valeur sémantique. Les pronoms substantivaux
82
V. Le nombre: les formes
100
VI. Le nombre : valeur sémantique ou fonction grammaticale
127
Conclusion
146
Bibliographie
150
Index
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I INTRODUCTION
L'état actuel de la linguistique ne permet pas à celui qui veut entreprendre une étude de morphologie dans un domaine particulier d'une langue donnée, d'aborder cette étude sans qu'il ait défini au préalable les termes dont il va se servir. C'est la définition qu'il donnera du morphème et du mot morphématique, qui décidera en fin de compte si certains aspects des phénomènes à examiner pourront figurer dans son étude ou s'ils devront être assignés à une autre branche de la linguistique. Or, les linguistes sont loin de donner une définition identique du morphème (et des termes correspondants dans d'autres langues) et, par conséquent, de délimiter de la même façon le domaine de la morphologie. Pour se rendre compte de cette divergence, il suffit de choisir quelques exemples. Si Bloomfield et Harris utilisent le terme "morpheme" pour désigner les mêmes éléments de l'énoncé, la façon dont ils le définissent (ou auraient pu le définir) est sensiblement différente. Pour Bloomfield "a morpheme is a recurrent (meaningful) form which cannot in turn be analyzed into smaller recurrent (meaningful) forms". 1 Ou encore : "A linguistic form which bears no partial phonetic-semantic resemblance to any other form, is a simple form or morpheme." 2 Alors donc que Bloomfield admet dans sa définition l'aspect sémantique des éléments en question, Harris se refuse, du moins dans ses derniers écrits, à recourir à des considérations d'ordre sémantique. 3 Pour lui, le "morpheme" est, d'après une définition qu'il n'a pas donnée lui-même, mais que Reichling a formulée sur la base de ce qu'il écrit, "un élément distributionnel dans les énoncés, qui ne peut pas être analysé davantage, et qui ne peut pas être exclusivement décrit selon les règles de la combinaison des phonèmes". 4 Tout autre est la conception du morphème qui se trouve chez Togeby. Il s'agit bien toujours, comme chez Bloomfield, d'un élément minimum, mais au lieu d'être 1 L. Bloomfield, "A set of postulates for the science of language", Language 2 (1926), p. 155. L'article a été repris dans M. Joos, Readings in linguistics, 2e éd., pp. 26-31. 2 L. Bloomfield, Language, p. 161. C'est sur cette dernière définition que se base aussi E. A. Nida, Morphology, the descriptive analysis of words, 2e éd. (1949). 3 "Examples of cumbersome but explicit procedures offered here in place of the simple intuitive practice are: the stress upon distribution rather than meaning in setting up the morphemes; ..." (Z. S. Harris, Methods in structural linguistics, p. 3). 4 A. Reichling, Taalwetenschap van vandaag, dans Verzamelde studies over hedendaagse problemen der taalwetenschap, 3e éd., p. 72: "een niet verder deelbaar spreidingselement in de taaluitingen, dat niet uitsluitend volgens de regels van de combinatie van fonemen kan worden beschreven."
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INTRODUCTION
l'élément minimum significatif de l'énoncé, le morphème est pour Togeby l'élément minimum sur le plan du contenu, de même que le phonème est l'élément minimum sur le plan de l'expression. "L'inventaire des morphèmes, écrit-il, se définit, en correspondance parfaite avec celui des phonèmes, comme le nombre minimum d'éléments minima commutables."5 Et deux pages plus loin: "Sur le plan du contenu on se sert du principe de commutation exactement de la même façon que sur le plan de l'expression: deux morphèmes sont différents si leur interchangement produit un changement d'expression. ..." 6 Ce n'est pas pourtant le seul emploi qui soit fait du terme français. D'une part, on s'en sert au sens bloomfieldien, bien que Martinet préfère parler dans ce cas-là de monèmes, réservant morphème pour désigner une catégorie spéciale de monèmes, savoir, selon une définition peu satisfaisante, les signes minima qui figurent dans les grammaires, par opposition aux lexèmes, les monèmes qui trouvent leur place dans le lexique.7 D'autre part, — Martinet y fait allusion dans le passage cité — certains linguistes français opposent le morphème au sémantème. Voici comment Vendryes commence ses considérations sur la grammaire : "Toute phrase renferme deux sortes d'éléments distincts : d'une part l'expression d'un certain nombre de notions représentant des idées, et d'autre part l'indication de certains rapports entre ces idées." Les éléments linguistiques exprimant les idées des représentations sont appelés sémantèmes, ceux qui expriment les rapports entre les idées sont appelés morphèmes.8 La distinction entre sémantèmes et morphèmes se retrouve chez Gougenheim, mais sa définition diffère beaucoup de celle qu'a donnée Vendryes : "On appelle morphèmes les éléments du langage qui ont une valeur grammaticale, par opposition aux sémantèmes qui ont une valeur lexicale." Cela n'empêche pas qu'il range dans la longue liste des morphèmes du français les mêmes éléments que Vendryes. Outre les flexions nominales et verbales, cette liste comprend les pronoms, les articles, les prépositions, les conjonctions, les verbes auxiliaires, et même l'ordre des mots et la mélodie de la phrase.9 Restons-en là de l'aperçu des différentes conceptions du morphème et déterminons notre propre point de vue. Si l'on fait abstraction des idées de Vendryes, dont, dès 1935, Reichling a nettement démontré le mal-fondé,10 et qui, par ailleurs, ne paraissent avoir eu qu'un écho, somme toute, assez faible, il faut constater que les théories mentionnées ci-dessus mettent toutes le morphème au premier plan aux dépens du mot. Qu'il s'agisse du seul contenu ou de l'énoncé (contenu + expression), ils sont analysés en unités minima, les morphèmes, qui peuvent être aussi bien des mots que des parties 6
K. Togeby, Structure immanente de la langue française, p. 136. Ibid., p. 138. ' A. Martinet, Eléments de linguistique générale, p. 20. Voir aussi du même auteur, "Des limites de la morphologie", dans Omagiu lui Alexandru Rosetti, p. 535. 8 J. Vendryes, Le langage, le éd., pp. 85-86. En 1950, il a paru une deuxième édition, qui ne diffère de la première que par un nouvel appendice bibliographique. 9 G. Gougenheim, Système grammatical de la langue française, le éd., pp. 47-48. La deuxième édition de 1963 reproduit intégralement le texte de la première, mais dans un bref complément quelques modifications sont proposées. Sur une de ces modifications nous reviendrons au chapitre IV, note 7. 10 A. Reichling, Het woord, p. 310 sv. 6
INTRODUCTION
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du mot. 11 Or, avec Reichling, nous sommes convaincu qu'en analysant de la sorte, on néglige la différence fondamentale qui existe entre ce qui n'est qu'une partie "significative" du mot et le mot lui-même tel que ce savant l'a défini récemment : "een volstrekt vormelijk bepaald taalbouwsel, dat t.o.v. de gelijksoortige bouwsels waarmee het in onmiddellijk verband voorkomt, uiteenplaatsbaar is, noemen we een woord". 12 Il n'y a que le mot qui mérite d'être appelé une unité linguistique, autonome quant à sa forme et son sens, par opposition au morphème, qui figure uniquement dans le mot. Interprétant ce que Reichling avait déjà écrit dans Het Woord, Uhlenbeck déclare: "In the first place the term 'linguistic unit' should, in our opinion, be used much more sparingly than has often been done so far. In particular many linguists in the United States, following Bloomfield, injustifiably apply it to the morpheme. ... The morpheme, in contradistinction to the word, is not a linguistic unit. It is merely a moment in a word. The morpheme only has meaning via a word." Et encore: "In linguistic structure there is [...] an essential difference between the word, with its capacity of being isolated and its independence of meaning, and the morpheme. One glosses over this difference if one calls both linguistic units. Only the word may fitly thus be designated." 13 Une comparaison des mots français (je) donnais /dônè/ et (je) donnerai /don(a)ré/ révèle que, dans ces mots, une différence partielle de leur aspect formel, /-è/ — /-(a)ré/, va de pair avec une différence partielle de leur sens. Celle-ci pourrait être décrite, de façon très imparfaite, surtout en ce qui concerne donnais, comme une différence entre 'passé' et 'futur'. Et on pourrait être tenté d'établir une correspondance entre les aspects formels respectifs /-è/ dans /dônè/ et /-(a)ré/ dans /dôn(a)ré/, et les aspects sémantiques respectifs 'passé' et 'futur' dans le sens de ces mots. Il serait pourtant prématuré de conclure à l'existence d'une telle correspondance sur la base de la seule comparaison entre (je) donnais et (je) donnerai. Elle ne se laisse établir que grâce au fait que la même différence formelle allant de pair avec la même différence sémantique se répète dans une série de mots opposés : 11 "Linguistic analysis gradually breaks down complex speech units into morphemes as the ultimate constituents endowed with proper meaning and dissolves these minutest semantic vehicles into their ultimate components, capable of differentiating morphemes from each other" (R. Jakobson and M. Halle, Fundamentals of Language, pp. 3-4). 12 A. Reichling, De Taal: Haar Wetten en haar Wezen, dans Verzamelde studies over hedendaagse problemen der taalwetenschap, 3e éd., p. 35: "un produit linguistique qui est absolument déterminé quant à sa forme et qui peut être séparé des produits homogènes avec lesquels il est en contact immédiat, nous l'appelons un mot" (c'est nous qui traduisons). Cette définition demande quelques précisions. Qu'il s'agisse d'un produit linguistique qui est absolument déterminé quant à sa forme, veut dite, selon Reichling, qu'il est en pricipe impossible de changer la succession immédiate des phonèmes employés dans un certain mot, sans que ce mot cesse d'exister en tant que le mot en question. D'autre part, il n'est pas nécessaire que le mot puisse être séparé des mots avec lesquels il est en contact immédiat dans toute combinaison où il se présente. 13 E. M. Uhlenbeck, "The study of wordclasses in Javanese", Lingua 3 (1953), p. 326 et p. 328. Il est d'ailleurs curieux de constater que, dans la suite de son article, l'auteur distingue "monomorphemic" et "polymorphemic words", là où une distinction entre "a-morphemic" et "morphemic words" aurait été mieux à sa place.
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INTRODUCTION
(je) (je) (je) (je) (je) (je)
donnais — marchais — chantais — demandais— travaillais — lavais —
(je) (je) (je) (je) (je) (je)
donnerai marcherai chanterai demanderai travaillerai laverai, etc.
Cet aspect catégoriel de la forme de ces mots correspondant à un aspect catégoriel de leur sens, nous l'appelons un morphème; le mot où il figure est un mot morphématique. Reichling (dont certaines études importantes, du fait qu'elles ont été écrites en hollandais, n'ont pas toujours obtenu l'attention qu'elles méritent) a démontré à plusieurs reprises qu'il est inexact d'attribuer au morphème un sens, de la même manière dont on peut dire de la plupart des mots qu'ils ont un sens. Dans une étude parue assez récemment, il constate qu'en linguistique il n'y a pas seulement un problème du sens, mais un problème du "sémantique" en général. Ce "sémantique", il le définit de la façon suivante: "'Semantisches' ist also meines Erachtens ein bestimmtes Wissen der Sprachverwender während der Kommunikation anlässlich der Verwendung eines bestimmten sprachlichen Gebildes."14 La grande diversité des aspects sémantiques que l'analyse linguistique permet de dégager a été voilée par l'emploi trop large du terme sens. D'où la nécessité de créer une terminologie appropriée qui rende compte de cette diversité.16 Réservant le terme sens (Bedeutung) à l'aspect sémantique des substantifs, adjectifs, verbes, adverbes, prépositions et conjonctions, Reichling propose d'employer déixis pour l'aspect sémantique des pronoms, et contenu (Inhalt) pour celui d'un groupe de mots ou d'une phrase. Outre le sens, la déixis et le contenu, il y lieu de distinguer encore la valeur sémantique (semantischer Wert), c'est-à-dire l'aspect sémantique des éléments qui ne donnent une information qu'à travers le mot (par ex. les affixes), le groupe (par ex. l'article défini) ou la phrase où ils se présentent. Le morphème -ais que nous avons reconnu dans donnais, marchais, etc., n'a pas de sens, il correspond à une valeur sémantique. Pour citer encore ce que Reichling a dit ailleurs, il est "1' 'exposant' catégoriel d'une valeur sémantique du mot, qui tire son existence de l'ensemble du mot. Et cette valeur sémantique est une valeur lexicale."16 Parlant de -ais et -rai, nous avons fait exprès de ne pas les qualifier de parties catégorielles de la forme du mot, bien qu'en l'occurrence, l'emploi de ce terme eût été tout à fait justifié. Si nous avons préféré parler d'aspects catégoriels de la forme du mot, c'est que, pour qu'un mot puisse être considéré comme morphématique, il 14 A. Reichling, "Das Problem der Bedeutung in der Sprachwissenschaft", Innsbrucker Beiträge zur Kulturwissenschaft, Sonderheft 19, p. 7. 16 Cp. E. M. Uhlenbeck, "An appraisal of transformation theory", Lingua 12 (1963), p. 16: "The discussion about the relation between syntax and meaning, is often vitiated by the extremely loose way in which the term meaning is handled." 16 A. Reichling, De Taal: Haar Wetten en haar Wezen, dans Verzamelde studies over hedendaagse Problemen der taalwetenschap, 3e ed., p. 47.
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n'est pas du tout nécessaire de pouvoir établir une correspondance entre une partie catégorielle déterminée de la forme du mot — un phonème (/-è/) ou une suite de phonèmes (/-(a)ré/) — et un aspect catégoriel du sens de ce mot.17 En ce qui concerne le français, deux cas sont à considérer. A côté de la série (je) donnerai, (je) marcherai, etc., il en existe une autre qui pourrait être opposée également à la série (je) donnais, (je) marchais, etc. : (je) (je) (je) (je) (je) (je)
donnais marchais chantais demandais travaillais lavais
— — — — — —
(je) (je) (je) (je) (je) (je)
donne marche chante demande travaille lave, etc.
Ce qui caractérise, sur le plan formel, les membres de la deuxième série par opposition à ceux de la première, c'est l'absence de la partie catégorielle /-è/ : /dônè/ — /don/; /marsè/ — /mars/, etc. Mais cette absence ne signifie nullement l'absence d'un aspect catégoriel sur le plan sémantique. La comparaison des deux séries ne fait-elle pas ressortir que le sens de chaque membre de la deuxième série comprend, outre un aspect lexical individuel par lequel ce membre se distingue des autres membres de la même série, un aspect catégoriel 'présent' que tous les membres ont en commun? C'est à l'aspect sémantique catégoriel 'présent', opposé à l'aspect 'passé' (et 'futur') que correspond l'absence d'une partie catégorielle de la forme, opposée à /-è/ (et /-(a)ré/). Bien que cette absence ne puisse pas être décrite au moyen d'un ou de plusieurs phonèmes, elle n'en constitue pas moins l'aspect catégoriel de la forme du mot qu'elle caractérise. L'absence d'une partie catégorielle de la forme qui correspond à un aspect catégoriel sémantique d'un mot, et qui caractérise ce mot par rapport à d'autres mots appartenant au même paradigme, nous l'appelons un morphème zéro. Et rien ne s'oppose, nous semble-t-il, à considérer un mot caractérisé de la sorte comme un mot morphématique, au même titre que le mot dont l'aspect catégoriel est marqué par une partie des phonèmes successifs dont il se compose. Le deuxième cas où il serait déplacé de parler d'une partie catégorielle plutôt que d'un aspect catégoriel de la forme du mot, peut être illustré par les séries opposées suivantes : canal — canaux cheval — chevaux " Le terme aspect rend ici l'anglais feature employé par Uhlenbeck : "We purposely use the term 'feature', also as applied to phonemic form, instead of the term 'part of the stries of phonemes', because it is by no means necessary that one should always be able to indicate one particular part of the phonemic form as being related to a feature of the word's meaning. One need only consider cases of the type of eng. sing:sang, which have always been such a problem precisely for those American linguists who consider the morpheme to be a unit, separate and distinct from the word" (E. M. Uhlenbeck, "The study of wordclasses in Javanese", Lingua 3 (1953), p. 329).
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INTRODUCTION
cristal — cristaux journal — journaux signal — signaux, etc. Ce cas se rattache à celui du type anglais sing — sang, take — took, mentionné par Uhlenbeck (voir n. 17), et dont la description a causé tant de difficultés à ceux parmi les linguistes américains qui soutiennent que le morphème est un segment descriptible en termes de phonèmes.18 La comparaison des deux séries permet de dégager du sens des membres de la première série un aspect sémantique catégoriel 'singulier', qui s'oppose à un aspect sémantique catégoriel 'pluriel', présenté par le sens des membres de la deuxième série.19 Cependant, il sera impossible d'indiquer dans la forme des mots de la première série une partie qui corresponde exclusivement à l'aspect sémantique catégoriel 'singulier': la forme du mot canal /kanal/ ne peut pas être coupée en deux parties successives : /kan-/, correspondant à l'aspect sémantique individuel par lequel ce mot se distingue des autres mots de la série, et /-al/, correspondant à l'aspect sémantique catégoriel 'singulier', commun à tous ces mots. De même, /kanô/ ne peut pas être coupé en /kan-/ et /-o/ 'pluriel'. La seule chose que l'on puisse dire sans faire violence aux faits, c'est que, dans /kanal/, /-al/ contribue aussi bien à l'expression de l'aspect sémantique individuel qui oppose ce mot à /kristal/, /zurnal/, etc. qu'à l'expression de l'aspect sémantique catégoriel 'singulier' qui l'oppose à /kano/. Comparez avec /kanal/ un mot tel que /sakal/ (chacal(s)), qui est indifférencié en nombre dans la langue parlée et où, par conséquent, /-al/ contribue uniquement à constituer, avec les phonèmes qui précèdent, la forme d'un mot avec un sens lexical individuel. Ce que nous venons de constater à propos des mots des deux séries citées (il va sans dire que ce qui vaut pour /-al/ dans /kanal/, vaut, mutatis mutandis, aussi pour /-ô/ dans /kanô/), n'est pas pourtant pour nous empêcher d'accorder à ces mots un aspect catégoriel sur le plan de la forme comme sur celui du sens et de les considérer comme des mots morphématiques. Dans les cas étudiés jusqu'ici, il a toujours été question d'un aspect catégoriel de la forme du mot correspondant à un aspect catégoriel du sens de celui-ci. Cette correspondance est loin pourtant d'en épuiser les possibilités d'emploi. D'une part, il se peut que l'aspect catégoriel sémantique auquel l'aspect catégoriel de la forme d'un mot se trouve correspondre, ne puisse pas être considéré comme un aspect catégoriel du sens de ce mot lui-même, mais comme un aspect catégoriel du contenu du groupe où ce mot figure. Nous ne signalons qu'en passant ce phénomène, que la suite de notre étude nous permettra de traiter plus amplement. Si l'aspect catégoriel 'de sexe féminin' auquel, dans les groupes /p(a)titkamarad/ (petite[s) camaradeÇs)), /grâdkamarad/ (grande(s) camarade(s)), correspond l'aspect catégoriel de la forme 18
Voir à ce sujet J. ten Brinke, Onafhankelijke en afhankelijke grootheden in het taalgebruik, pp. 64-67. 19 Dans le chapitre VI, nous déterminerons la valeur sémantique réelle qui se cache derrière les étiquettes 'singulier' et 'pluriel', qui sont employées ici uniquement pour la commodité de l'exposé.
INTRODUCTION
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de l'adjectif (cp./p(a)tikamarad/ (petit(s) camarade(s), /gräkamarad/ (grand(s) camarade(s))), ne peut pas être considéré comme un aspect catégoriel du sens de l'adjectif lui-même, c'est qu'il est incompatible avec l'aspect sémantique individuel de celui-ci. Cette incompatibilité n'existe plus dès que l'on considère l'aspect catégoriel 'de sexe féminin' comme un aspect du contenu du groupe dont le substantif, désignant un être sexué, forme le noyau. D'autre part, il existe des cas où aucun aspect catégoriel sémantique ne correspond à l'aspect catégoriel de la forme du mot, mais où le mot dans lequel cet aspect catégoriel de la forme se présente, acquiert grâce à lui une fonction grammaticale déterminée. La différence formelle entre /p(a)ti/ et /p(a)tit/, /grâ/ et /grâd/ dans des groupes tels que: /l(a)p(3)tirézé/ — /lap(a)titpöm/ (le petit raisin) — (la petite pomme) /l(3)gràfôtœj/ — /lagrädtabl/ (le grand fauteuil) — (la grande table) ne va pas de pair avec une différence sémantique. Non seulement le sens des mots sans /-t/ ou /-d/ est exactement le même que celui des mots avec /-t/ ou /-d/, mais la différence d'aspect catégoriel de la forme des adjectifs ne correspond pas non plus à une différence d'aspect catégoriel du contenu du groupe, comme c'était le cas ci-dessus pour les groupes petit camarade — petite camarade, grand camarade — grande camarade. L'aspect catégoriel respectif de /p(a)ti/, /grâ/ et de /p(a)tit/, /grâd/ correspond à une fonction grammaticale, en l'occurrence une fonction syntaxique: il contribue à faire savoir à l'auditeur avec quel mot les adjectifs en question doivent être mis en rapport. De Groot a réservé à un tel aspect catégoriel le terme syntagmème : "Other morphemes have no meaning, but have a syntactic function. Morphemes with a syntactic function we call 'syntagmemes'. Examples are gender, number and case of the adjectives in Latin. In the combination bonarum feminarum neither the feminine gender, nor the plural, nor the genitive of bonarum has any meaning. They only denote that the word bonarum is an attribute of a feminine substantive in the genitive of the plural. Neither is there a difference in meaning between kleine and kleines; cf. das kleine Mädel, ein kleines Mädel. Categories of this kind are mere 'syntagmemes'." 20 Schultink a tort d'exclure du domaine de la morphologie tout aspect catégoriel de la forme d'un mot qui ne correspond pas à un aspect catégoriel sémantique. 21 Nous touchons ici au problème tant discuté des limites entre la morphologie et la syntaxe.22 Au lieu d'établir une séparation absolue entre le domaine de la syntaxe et le domaine de la morphologie en écartant de ce dernier les syntagmèmes, nous croyons que ces deux domaines se recouvrent partiellement. En tant qu'aspect catégoriel de la forme ao
A. W. de Groot, "Structural linguistics and word classes", Lingua 1 (1948), p. 442. H. Schultink, De morfologische valentie van het ongelede adjectief in modem Nederlands, p. 19. 22 Pour un aperçu systématique des différentes opinions, voir A. Llórente, Morfología y sintaxis; el problema de la division de la gramática. 21
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INTRODUCTION
du mot le syntagmème ressortit à la morphologie, en tant que moyen perceptible grâce auquel un rapport s'établit entre les mots d'un énoncé, il ressortit à la syntaxe telle que l'a définie Reichling: "Syntax is the study of the perceptible means with which the relations between the words in an utterance are established."23 Il y a encore une raison supplémentaire pour laquelle nous nous refusons à exclure les syntagmèmes d'une étude morphologique. C'est qu'au cours des recherches dont les résultats seront exposés dans les chapitres suivants, nous avons constaté qu'un même aspect catégoriel de la forme d'un même mot, qui correspond dans un contexte déterminé à une fonction syntaxique et qui est donc, dans ce contexte, un syntagmème, perd ce caractère de syntagmème dans d'autres contextes et y correspond à une valeur sémantique. Sur la base de ce qui a été dit jusqu'ici, nous définissons le morphème (y compris le syntagmème) de la façon suivante : un morphème est un aspect catégoriel de la forme d'un mot qui correspond soit à un aspect catégoriel du sens de ce mot ou du contenu du groupe ou de la phrase dont ce mot fait partie, soit à une fonction grammaticale.24 Un mot dont la forme présente un tel aspect catégoriel, que celui-ci puisse être décrit au moyen de phonèmes ou non, est un mot morphématique. Les différents cas étudiés ci-dessus ont suffisamment montré que, pour qu'il soit possible de conclure au caractère morphématique d'un mot, il faut que celui-ci soit membre d'une opposition proportionnelle: /p(a)tit/ (petite) n'est pas un mot morphématique pour la seule raison qu'il s'oppose à /p(a)ti/ {petit), mais parce que, à côté de cette paire de mots opposés, il en existe d'autres, telles que /vèrt/ (verte) — /vèr/ (vert), /6t/ (haute) — /ô/ (haut), où la même différence formelle va de pair avec la même différence fonctionnelle ou sémantique, de sorte qu'il est possible d'établir la proportion suivante: /p(a)tit/ : /p(a)ti/ = /vèrt/ : /vèr/ = /ôt/ : /ô/, etc. Une comparaison de cette proportion avec d'autres, par ex. : /grâd/ : /grâ/ = /rôd/ : /rô/ = /lèd/ : /lè/, etc. (grande) (grand) (ronde) (rond) (laide) (laid) /viv/ : /vif/ = /brèv/ : /brèf/ = /ndev/ : /ndef/, etc. (vive) (vif) (brève) (bref) (neuve) (neuf) /bèl/ : /b6/ = /nuvèl/ : /nuvô/ (belle) (beau) (nouvelle) (nouveau) aa
A. Reichling, "Principles and methods of syntax: cryptanalytical formalism", Lingua 10 (1961), p. 1. 24 Nous savons fort bien que le morphème peut être considéré de divers points de vue. Etant donné un mot à radical et à un ou plusieurs autres aspects grammaticaux, par exemple, ces points de vue demandent une définition différente du morphème. Cette définition ne sera pourtant possible que si l'on suppose tacitement comme donnés les traits que nous avons énumérés dans la définition telle que nous venons de la formuler dans le texte.
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montre que la même valeur sémantique ou la même fonction grammaticale n'est pas nécessairement rendue, dans tous les mots qui la présentent, par le même morphème. L'ensemble des mots morphématiques caractérisés par la même valeur sémantique ou la même fonction grammaticale constitue une catégorie morphologique. Malgré la différence formelle de leurs aspects catégoriels, /p(a)tit/, /grâd/, /viv/, /bèi/ appartiennent tous à la même catégorie morphologique du féminin. Quant à la dénomination d'une catégorie morphologique, plusieurs possibilités se présentent. Si tous les membres de la catégorie sont marqués par le même morphème, rien ne s'oppose à ce qu'elle soit dénommée au moyen de ce morphème ou au moyen d'un des membres de la catégorie. Pour dénommer, par exemple, l'imparfait, on pourrait dire la catégorie verbale en -ais ou la catégorie de donnais. Si, par contre, la catégorie n'est pas marquée par un morphème unique, on pourrait essayer de trouver une dénomination basée sur la valeur sémantique ou la fonction grammaticale de la catégorie en question. Ou bien, on pourrait recourir à une dénomination conventionnelle, qui aurait pour seul but de la distinguer de toutes les autres catégories. Comme il sera le plus souvent assez difficile de comprimer la valeur sémantique ou la fonction grammaticale dans une formule suffisamment brève pour qu'elle puisse servir utilement de dénomination de la catégorie, il nous semble que la deuxième solution doit avoir la préférence, pourvu que l'on garde constamment à l'esprit l'idée qu'une dénomination conventionnelle n'est qu'une étiquette dépourvue de sens. Ainsi le terme conditionnel, pour prendre un cas fort controversé, ne dit rien de précis sur la valeur de la catégorie qu'il dénomme, et il n'en est pas autrement de termes tels que masculin et singulier.25 Il reste encore un problème à traiter. C'est le problème des membres d'une opposition dont tout porte à croire qu'ils se distinguent l'un de l'autre par la même différence de valeur sémantique ou de fonction grammaticale que les membres d'une opposition proportionnelle, mais qui, par l'unicité de leur différence formelle, constituent une opposition isolée, par ex. : sec — sèche, œil — yeux. Plusieurs facteurs expliquent la naissance d'une opposition isolée. En premier lieu elle peut être le résultat de l'évolution phonétique. C'est ainsi que l'opposition latine siccum accusatif singulier masculin — siccam accusatif singulier féminin, qui appartenait à une opposition proportionnelle très large, a abouti en français à l'opposition isolée /sèk/ (sec) — /sès/ {sèche), l'alternance /-k/ ->• /-s/ ne se retrouvant nulle part pour marquer l'opposition masculin — féminin. De la même manière, l'opposition oculum accusatif singulier — oculos accusatif pluriel, appartenant elle aussi à une opposition proportionnelle, a abouti à l'opposition isolée /œj/ (œil) — /joè/ (yeux). En second lieu une opposition peut être devenue isolée par le fait qu'elle a échappé à l'influence analogique exercée sur l'opposition proportionnelle dont elle fait partie 26 Sten a avancé un autre argument contre une dénomination basée sur la valeur sémantique ou la fonction grammaticale d'une catégorie. Il craint que le manque fréquent d'unanimité des linguistes sur cette valeur ou cette fonction n'entraîne fatalement une multiplicité de dénominations (H. Sten, Les temps du verbe fini (indicatif ) en français moderne, p. 9).
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par une opposition proportionnelle plus large. A partir du moment où de l'opposition proportionnelle de l'ancien français : chevel : cheveus = ciel : cieus la paire chevel — cheveus subit l'attraction de: mur : murs = or : ors = pain : pains = orage : orages, etc. et passe à cheveu — cheveus, la paire ciel — cieus forme une opposition isolée. Le nombre des oppositions isolées est relativement élevé dans les classes fermées des mots-outils tels que les articles et les pronoms. Ce fait n'est aucunement étonnant. Non seulement, par suite de leur caractère d'outils grammaticaux, ces mots ont souvent connu une évolution phonétique particulière, mais leurs paradigmes ont été aussi sujets à des simplifications et à des redistributions de l'emploi des formes. Un seul exemple suffira. Des paradigmes des démonstratifs cist et cil en ancien français : masculin
singulier
pluriel
sujet régime I régime II
cist cest cestui
sujet régime
cist cez
masculin
singulier
pluriel
sujet régime I régime II
cil cel celui
sujet régime
cil cels
féminin ceste cesti cestes
féminin cele celi celes
paradigmes dont les membres, employés tous comme pronoms substantivaux et adjectivaux, se laissent sans aucune difficulté ranger dans des oppositions proportionnelles, il ne reste plus que ce, cet, cette, ces, pronoms adjectivaux, et celui, ceux, celle(s), pronoms substantivaux, formant des oppositions isolées. La question qui se pose est de savoir si on a le droit de ranger le membre d'une opposition isolée, ensemble avec les membres des oppositions proportionnelles, dans la catégorie morphologique dont celles-ci forment la base. Or, il nous semble que ce
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serait exagérer l'importance de la forme aux dépens de la valeur sémantique ou de la fonction grammaticale que de refuser d'admettre un membre d'une opposition isolée sur le plan formel dans une catégorie morphologique avec laquelle il a en commun la valeur sémantique ou la fonction grammaticale, une fois qu'une ou plusieurs oppositions proportionnelles ont permis de conclure à l'existence de cette catégorie. 26 C'est là en tout cas le point de vue que nous avons adopté dans l'étude morphologique que nous entreprenons dans les chapitres suivants. Cette étude a pour objet l'examen de deux paires de catégories morphologiques opposées : les catégories du masculin et du féminin (formant ensemble le genre) telles qu'elles se manifestent dans la flexion des adjectifs, des articles et des pronoms, et les catégories du singulier et du pluriel (formant ensemble le nombre) telles qu'elles se manifestent dans la flexion des substantifs, des adjectifs, des articles et des pronoms. Pour l'examen de ces catégories, nous nous sommes limité à la langue parlée. Faisons remarquer, pour éviter tout malentendu, qu'en nous servant du terme langue parlée, nous ne suivons pas les linguistes pour qui la distinction entre la langue écrite et la langue parlée ne se confond pas avec l'expression linguistique graphique et l'expression linguistique phonique, mais avec l'usage plus soigné ou moins soigné de la langue, abstraction faite de son expression. Voici ce qu'Imbs écrit à ce sujet: "Les expressions de langue parlée et de langue écrite ne sont pas à prendre au pied de la lettre; une forme de la langue parlée peut très bien être écrite et imprimée, quand il s'agit précisément d'imiter la langue parlée; d'autre part, le style de la parole soutenue peut contenir des façons de s'exprimer caractéristiques de la langue écrite." 27 Martinet, par contre, déclare: "Cependant, il ne faut pas oublier que l'opposition entre une langue littéraire traditionnelle et le parler quotidien ne se confond nullement avec celle, beaucoup plus tranchée, qui existe entre forme primaire parlée et forme secondaire graphique: la forme 'parlée' est-ce que connaît une expression graphique aussi bien qu'orale, et le passé simple ils dévorèrent se prononce aussi bien qu'il s'écrit." 28 Avec ce dernier auteur, nous considérons comme langue parlée tout usage de la langue qui est d'expression phonique. La langue parlée française est pourtant loin d'être une. Elle présente des différences géographiques: le parler d'un Parisien n'est pas le même que celui d'un Marseillais, et des différences sociales: le parler d'un professeur parisien n'est pas le même que celui d'un ouvrier habitant la même ville. En outre, la même personne ne parle pas de la même façon dans toutes les circonstances de la vie: un professeur faisant une conférence ou un discours s'exprime autrement que lorsqu'il participe à une simple conversation. 29 D'où une limitation 26
Nous reviendrons encore sur ce problème dans le chapitre II à propos d'un article de Cantineau. P. Imbs, L'emploi des temps verbaux en français moderne, p. 7. 28 A. Martinet, Eléments de linguistique générale, p. 164. 29 En ce qui concerne le domaine grammatical, Cohen donne des exemples de l'emploi du passé simple dans des conférences et des discours, alors que cette forme est totalement absente du parler quotidien (M. Cohen, "Emploi du passé simple et du passé composé dans la prose contemporaine", T.I.L.P. I (1956), p. 55). 27
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ultérieure de l'objet de notre étude. Tout en faisant quelques incursions dans d'autres niveaux de la langue parlée, nous nous sommes basé pour notre examen sur la langue parlée employée dans la conversation des gens cultivés de Paris. Si nous avons choisi d'étudier le genre et le nombre à un niveau déterminé de la langue parlée, et non pas dans la langue écrite, comme le font la plupart des grammairiens du français, ce n'est pas uniquement parce que la forme parlée est, en général, la forme primaire d'une langue, dont la forme écrite n'est que la reproduction secondaire à l'aide de moyens visuels.30 Il y a une autre raison, plus importante, qui a déterminé ce choix. Comme l'évolution de la graphie n'a pas marché de pair avec celle de la prononciation et que la langue écrite continue, par exemple, à reproduire au moyen de lettres des sons disparus depuis longtemps de la langue parlée, elle en est arrivée à ne refléter plus que fort imparfaitement celle-ci. Si la différence qui en serait le résultat pour le domaine du genre et du nombre, se limitait à l'expression divergente des oppositions morphologiques, une étude basée sur la langue parlée ne semblerait pas s'imposer de toute nécessité. Peu importe, au fond, que l'opposition fort masculin — forte féminin, marquée dans la langue écrite par l'alternance -0 e, ne reproduise plus exactement l'opposition de la langue parlée, où elle est marquée par l'alternance /-O/ — /-t/: /for/ masculin — /fort/ féminin. Il suffit que l'opposition soit maintenue et qu'elle corresponde, dans l'une comme dans l'autre, à la même différence de valeur sémantique ou de fonction grammaticale. Cependant, le choix de la langue parlée ou de la langue écrite cesse d'être plus ou moins indifférent du moment qu'une comparaison fait ressortir que la différence entre les deux ne réside pas uniquement dans l'inexactitude avec laquelle une graphie retardataire reproduit l'expression phonique des oppositions. Le maintien de lettres qui ne reproduisent plus aucun son a eu aussi pour résultat que la langue écrite conserve toujours des paires de mots opposés en genre ou en nombre qui, dans la langue parlée, se sont réduites à des mots indifférenciés. La paire de mots joli masculin —jolie féminin, par exemple, s'est réduite au mot unique /zôli/, indifférencié en genre. De même, la paire de mots femme singulier — femmes pluriel s'est réduite au mot unique /fam/, indifférencié en nombre. Et ceci peut être constaté pour la très grande majorité des substantifs. Si, en ce qui concerne le genre, la différence entre la langue écrite et la langue parlée revient à une diminution considérable des paires de mots opposés en genre et à une plus grande difficulté de décrire systématiquement l'aspect formel des oppositions maintenues, ce qui paraît suffire pour justifier une étude basée sur la langue parlée, cette différence est d'une portée beaucoup plus grande en ce qui concerne le nombre. L'absence de la flexion en nombre dans la plupart des substantifs
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Un cas où le rapport est inverse, où la forme écrite est primaire, et où la, ou plutôt, les formes parlées sont secondaires, est présenté, comme l'a fait remarquer Engels, par le latin médiéval. Il se demande même si, dans ce cas, il est encore permis de parler d'une langue (J. Engels, "Middeleeuwen en Latijn", Neophilologus XLIV (1960), pp. 229-230).
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parlés n'exige-t-elle pas une tout autre interprétation du rôle de la flexion en nombre des déterminatifs et des adjectifs s'y rapportant que celle que doit en donner le grammairien qui s'occupe de la langue écrite? Cet examen de la flexion en genre et en nombre dans la langue parlée sera fait selon le plan suivant. L'opposition masculin — féminin fera l'objet des chapitres II, III et IV, l'opposition singulier — pluriel celui des chapitres V et VI. Les chapitres II et V seront consacrés à une description de l'aspect formel des oppositions respectives, description qui ne sera possible qu'après que nous aurons répondu à la question de savoir quelles sont les formes qui méritent d'y être admises. Dans les chapitres III, IV et VI, nous essayerons de déterminer la valeur sémantique ou la fonction grammaticale qui correspond aux membres des oppositions. Une conclusion résumera les résultats des recherches. En ce qui concerne les exemples sur lesquels nous travaillerons, nous faisons remarquer qu'il y en a d'une part qui reposent sur une observation personnelle ou qui ont été empruntés à d'autres études grammaticales. D'autre part, pour pouvoir marquer plus nettement les oppositions, nous nous sommes permis de construire nous-même des exemples. Ces derniers exemples, comme ceux empruntés aux études grammaticales, ne sont utilisés qu'après avoir été soumis au contrôle préalable de personnes appartenant à la couche sociale dont nous nous proposons d'étudier l'usage linguistique. Si, finalement, nous croyons devoir utiliser pour le besoin de la démonstration des exemples pris dans des textes écrits, ce n'est qu'après nous être convaincu qu'ils pourraient être rencontrés tels quels au niveau de la langue parlée qui nous occupe. Chaque fois que cela paraît souhaitable, les exemples sont présentés en transcription phonologique. Pour faciliter la lecture et pour marquer parfois la différence entre la langue parlée et la langue écrite, cette transcription phonologique est accompagnée d'une transcription en orthographe traditionnelle. Quant à la transcription des phonèmes, une raison d'ordre purement pratique, savoir les possibilités limitées du clavier d'une machine à écrire normale, nous fait utiliser parfois, pour distinguer les phonèmes, des signes diacritiques placés au-dessus d'un même symbole, là où l'alphabet de l'Association Phonétique Internationale les distingue à l'aide de symboles différents. L'accent grave placé au-dessus de e, œ et o désigne le timbre mi-ouvert, l'accent aigu le timbre mi-fermé; /iï/ désigne la voyelle orale, palatale, arrondie, fermée, par opposition à /u/, qui désigne la voyelle orale, vélaire, fermée; /s/, /z/ désignent les consonnes chuintantes, par opposition à /s/, /z/, qui désignent les consonnes sifflantes; /n/ désigne la consonne nasale palatale, par opposition à /n/, qui désigne la consonne nasale dentale. Sans vouloir nous prononcer ici sur le bien-fondé ou le mal-fondé de la notion d'archiphonème — la discussion de ce problème dépasserait le cadre de notre étude —, nous transcrivons les timbres mi-ouverts par /è/, /de/, /o/, et les timbres mi-fermés par /é/, /œ/, /ô/, même dans les contextes phoniques d'où le timbre opposé est exclu, au
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lieu de les transcrire par /E/, /Œ/, /O/, symboles des archiphonèmes. D'autre part, aucune distinction n'est faite ni entre a palatal et a vélaire, ni entre è bref et è long. Les parenthèses autour de a, et autour de / dans la transcription du pronom personnel il, marquent la prononciation facultative de ces phonèmes.
II LE GENRE: LES FORMES
Le terme linguistique genre est employé indifféremment pour désigner deux phénomènes complémentaires: il désigne aussi bien la classification de la grande majorité des substantifs français en deux groupes en vertu des formes alternantes des adjectifs, des articles et des pronoms qui les accompagnent — fauteuil est masculin, table est féminin — que ces formes alternantes elles-mêmes — grand, le sont masculins, grande, la sont féminins. S'il n'y a rien à redire à ce double emploi du même terme, il en est encore un autre, qu'il faut éviter à tout prix, bien qu'il soit courant dans la plupart des manuels de grammaire française. C'est l'application du terme, à l'intérieur de la catégorie des substantifs, à des alternances catégorielles de forme correspondant à une alternance catégorielle d'un aspect sémantique du mot, la désignation du sexe, — lionne est le féminin de lion, princesse est le féminin de prince. Martinet nous met bien en garde contre la confusion des deux phénomènes. Il faut distinguer soigneusement entre le féminin comme catégorie de la dérivation substantívale et le genre féminin, qui est essentiellement un fait d'accord. 1 Il y a pourtant plusieurs facteurs qui rendent cette confusion de genre et de sexe parfaitement compréhensible : 1. la forme féminine de beaucoup d'adjectifs s'oppose à la forme masculine de la même façon que le substantif désignant un être de sexe féminin s'oppose au substantif dont il est dérivé. Comparer: bon — bonne \ : lion — lionne beau — belle \ \ chameau — chamelle plat — plate : : chat — chatte 2. la dérivation substantívale va toujours de pair avec un changement de genre grammatical : 1
A. Martinet, "Le genre féminin en indo-européen : examen fonctionnel du problème", B.S.L.P. 52 (1956), p. 88. Cp. I. Fodor, "The origin of grammatical gender", Lingua 8 (1959), p. 2: "The essence of gender, on the other hand, is more correctly stated by the opinion which makes the criterion of this category the principle of congruence. Thus, in any synchronic system the category of gender exists only, if a member of a sentence-element with variable gender and of a polyform paradigm system (which may be adjective, pronoun, numeral, verbal, verb) is regularly made to agree with a sentence-element (usually noun) of a single paradigm system and with invariable gender."
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LE genre: les formes le lion — la lionne le chat — la chatte
3. les mêmes formes alternantes se présentent tantôt à la place qui revient normalement à un substantif, et où l'alternance des formes correspond à une différence sémantique, tantôt à la place réservée normalement à un adjectif, et où cette même alternance correspond à une différence de fonction syntaxique. Comparer: nos voisins s''en vont — nos voisines s'en vont je vais au village voisin — je vais à la ville voisine 4. dans les cas de ce que nous proposerons d'appeler le non-accord, l'emploi de la forme féminine ou masculine fournit à l'auditeur une information sur le sexe : le bon concierge — la bonne concierge je suis heureux — je suis heureuse.'2 Une fois les distinctions nécessaires établies, il sera possible de délimiter le sujet de ce chapitre et des deux chapitres suivants: l'étude du genre grammatical tel qu'il se manifeste dans les formes alternantes des adjectifs, des articles et des pronoms. D'une part, nous nous proposons de donner une description aussi complète et aussi simple que possible des alternances de forme. D'autre part, nous nous demanderons quelle est l'information que l'auditeur obtient grâce à l'emploi de l'une ou de l'autre forme, que cet emploi soit automatique ou qu'il dépende du libre choix du locuteur. La description des formes dans la langue parlée pose deux problèmes : 1. quelles sont les formes qui doivent être décrites? 2. comment ces formes doivent-elles être décrites? Le premier problème comporte plusieurs aspects. Comme nous l'avons fait remarquer plus haut, il y a des formes alternantes qui apparaissent aussi bien à la place qui revient normalement à l'adjectif qu'à celle qui revient normalement au substantif. Tant qu'il s'agit de mots qui présentent la même alternance formelle que des mots qui sont indéniablement des adjectifs, il n'y a pas de difficulté en ce qui concerne leur admission dans la description des formes. Cette admission aura pour seule conséquence l'extension numérique de séries déjà établies. La situation change lorsqu'il est question d'alternances productives, qui se présentent dans des séries en principe illimitées de mots dont presque aucun n'apparaît exclusivement à la place réservée d'habitude à l'adjectif, telle que les alternances 2 Jakobson signale le rapport que les usagers de la langue établissent entre genre et sexe, rapport qui se manifeste, par exemple, par le fait que la personnification d'objets inanimés est inspirée par le genre du substantif désignant l'objet. (R. Jakobson, "Aspects linguistiques de la traduction", dans Essais de linguistique générale, p. 84).
LE GENRE : LES FORMES
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-eur euse et -teur trice. Cependant, le fait que l'apparition des formes alternantes railleur — railleuse, accusateur — accusatrice dans: un ton railleur, un ton accusateur — une voix railleuse, une voix accusatrice, est conditionnée uniquement par l'emploi respectif de ton et de voix, sans qu'elle corresponde à une différence de sens (comme ce sera aussi le cas, dans ces combinaisons, pour l'emploi d'un mot qui est indéniablement un adjectif) nous oblige à admettre ces alternances également dans la description des formes. Seules sont à en exclure les alternances -e esse et -eur eresse, l'emploi des formes en -(er)esse en fonction adjective étant poétique ou teinté d'archaïsme dans l'état actuel de la langue. 3 Les alternances se répètent en général de façon identique dans des séries de mots de longueur variable. Alors qu'il existe des séries en principe illimitées, il y en a d'autres qui ne contiennent plus que deux membres, le minimum indispensable pour pouvoir décider sur la base d'une comparaison si nous avons affaire à une alternance catégorielle de forme correspondant à une différence catégorielle de valeur sémantique ou de fonction grammaticale. A côté de ces séries, il existe aussi des alternances qui, par suite de l'évolution de la langue, sont devenues uniques, et qui, à cause de cette unicité, ne mériteraient pas d'être admises dans une description formelle du genre en tant que catégorie morphologique. Dans son article Les oppositions significatives, dans lequel il entreprend un classement des oppositions entre les signifiants selon les principes développés par l'école de Prague pour classer les oppositions phonologiques, Cantineau écrit à ce sujet: "... ; au contraire quand une opposition grammaticale cesse d'être proportionnelle et devient isolée, elle perd du même coup son caractère grammatical et n'est plus qu'un fait de vocabulaire, même si elle rentre dans une grande catégorie de la langue. C'est ainsi qu'en français sec — sèche forment une opposition isolée, qui sera considérée comme lexicale, au même titre que coq — poule ; bien que ces deux oppositions rentrent dans la grande catégorie du genre, elles n'en restent pas moins lexicales dans la mesure où les rapports de leurs signifiants restent isolés." 4 A cette opinion on peut faire les objections suivantes. D'une part, les deux oppositions mentionnées n'appartiennent nullement à la même catégorie : en mettant sur le même plan sec — sèche et coq — poule, Cantineau confond lui aussi genre et sexe. D'autre part, l'unicité de l'alternance formelle sec — sèche n'empêche pas que la fonction grammaticale et la valeur sémantique qui correspondent à ces formes sont 3 Cp. J. Damourette et E. Pichón, Des mots à la pensée, t. I, §275: "La valeur substantiveuse du suffixe -esse est telle que bien des adjectifs substantivés du troisième ou même du deuxième genres dont le féminin adjectival taxiématique était semblable, au moins à un [(oe)] près, à leur masculin, sont obligés de prendre le pexiome -esse quand ils sont employés comme substantiveux. Exemples: D u deuxième genre: pair, féminin adjectiveux paire, féminin substantiveux pairesse. D u troisième genre: borgne fém. substantiveux borgnesse mulâtre ,, mulâtresse nègre ,, négresse sauvage ,, sauvagesse suisse ,, Suissesse ..." 1 J. Cantineau, "Les oppositions significatives", C.F.S. 10 (1952), p. 28.
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exactement les mêmes que celles qui correspondent respectivement à heureux et heureuse et à d'autres formes alternantes appartenant à des oppositions proportionnelles. Et, comme nous l'avons déjà dit dans l'introduction, c'est cette identité de fonction grammaticale et de valeur sémantique qui, malgré le caractère isolé de l'opposition formelle, nous semble justifier l'admission de l'alternance sec — sèche, de même que celle des autres alternances uniques (par ex. : long — longue, soûl — soûle, et les alternances uniques que présentent les classes fermées des mots-outils), dans la description des oppositions formelles entre le masculin et le féminin, considérés tous les deux comme des catégories purement morphologiques. 5 Dans le même article, des considérations d'ordre distributionnel amènent Cantineau à la conclusion qu'il existe en français deux adjectifs jaune, l'un masculin et l'autre féminin: "De même dans 'le dahlia jaune' l'adjectif 'jaune' est à considérer comme masculin, mais comme féminin dans 'la pensée jaune', et cela malgré l'opposition formelle zéro entre les deux adjectifs. En somme corrélations et séries d'oppositions proportionnelles fournissent des points de départ qui permettent d'interpréter grammaticalement, sur le plan syntagmatique, c'est-à-dire toujours sur le plan formel, celui du signifiant, les oppositions isolées et les oppositions zéro qui ont la même distribution que les oppositions grammaticales en question. C'est cette unité de distribution qui fait l'unité de la catégorie sur le plan formel." 6 Quelques années auparavant, Martinet avait déjà déclaré: "In morphological matters, the peculiar formal comportment of even a very small number of words might suffice to establish the existence of a particular category which should be recognized as a universal feature of a word-class even if it were left unexpressed in the vast majority of cases. The decisive factor here is that we have, first of all, established a word-class by reference to syntactic behavior, and that we assume that all the members of the class partake of the same categorical distinctions." Et plus loin il ajoute : "But as all our adjectives belong to the same lexical class, the fact that some of them (e.g. sec — sèche, malin — maligne) formally distinguish between masculine and feminine compels us to assume that others (e.g. riche, joli) also are inflected in gender even if the inflection mark happen to be zero." 7 5
D'autres vont encore plus loin que Cantineau, en excluant aussi les oppositions proportionnelles improductives. Marchand, par exemple, écrit: "Thus, on the one hand, we have alternations of the beau/belle, prends/pris type which have a more or less individual distinctive value and whose morphonological relevancy is practically zero. On the other hand, there are certain alternations of type-forming morphological character. It is these that we should deal with in a chapter on 'morphonology', while alternations of the first kind should be relegated to phonology." (H. Marchand, "Phonology, Morphonology and Word-Formation", N.M. LII (1951), p. 89). 6 J. Cantineau, "Les oppositions significatives", pp. 36-37. 7 A. Martinet, "About structural sketches", Word 5 (1949), pp. 22-23 et p. 25. L'idée a été formulée sous sa forme la plus rigoureuse par Bloomfield: "The existence of even a single over-differentiated paradigm implies homonymy in the regular paradigms" (L. Bloomfield, Language, p. 224).
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L'opinion que tous les adjectifs français sont fléchis en genre est partagée aussi par Togeby. 8 Mais tandis que Martinet délimite d'abord la classe des adjectifs au moyen de critères syntaxiques pour attribuer ensuite à tous les membres de la classe la flexion en genre, Togeby rejette les critères syntaxiques ; il préfère recourir à un seul critère morphologique, la flexion en genre. 9 Il est difficile de voir comment, en procédant ainsi, il peut échapper au risque de tomber dans un cercle vicieux. Qu'est-ce qui lui permet de décider qu'il y a deux adjectifs jaune — 'jaune' + 'masculin' et 'jaune' + 'féminin' —, puisque le procédé glossématique de l'interchangement des deux morphèmes, éléments du contenu, ne produit aucun changement d'expression? 10 La seule réponse qu'il puisse donner à cette question, est qu'il le sait parce que jaune est un adjectif. Mais que jaune soit un adjectif, il le sait uniquement parce que jaune est fléchi en genre. Le problème — un ou deux mots jaune — est le même que celui qui a soulevé tant de discussions autour du mot anglais sheep. Faut-il distinguer deux mots sheep — sheep singulier et sheep pluriel — ou n'y a-t-il qu'un seul mot sheep, indifférencié en nombre sur le plan sémantique comme sur le plan formel? La première solution — deux mots sheep — a été adoptée par Bloomfield : "It is this parallelism of the inflections which forces us to treat a single phonetic form, like sheep as a set of homonyms, a singular noun sheep (corresponding to lamb) and a plural noun sheep (corresponding to lambs)."11 La distinction que l'on croit devoir établir entre les deux homonymes, est rendue le plus souvent de la façon suivante : singulier sheep — pluriel sheep + 0. Haas, qui a soumis les différents emplois du terme zéro dans la description linguistique à un examen critique, rejette, et à bon droit nous semble-t-il, cet emploi de ce qu'il appelle un "stopgap zero". 12 Selon ce linguiste, la condition nécessaire pour que l'on puisse parler d'un élément zéro, c'est qu'il y ait une forme à laquelle il puisse être opposé : "Our alternant cannot establish another, not even another of zero shape. Only a contrastive form can do this. For acoustic zero to have the status of a linguistic element 'contrastive omission' is a necessary condition." 13 La comparaison des phrases : 8 K. Togeby, Structure immanente de la langue française, pp. 213-214: "Nous proposons de définir les substantifs par leur flexion fixe ou défective en ce qui concerne le genre, les adjectifs par leur flexion libre ou variable." 9 Ibid., p. 213. 10 Ibid., p. 138. 11 L. Bloomfield, Language, p. 223. 12 W. Haas, "Zero in linguistic description", dans Studies in linguistic analysis, pp. 39-40: "[Some linguists] reject a number of zeros which would pass Harris's test of adequacy, and they accept some which do not pass it. They refrain (rightly, I think) from introducing zero in place of given overt elements ('quid pro quo' zero) [...] but they are prepared (wrongly, it seems) to introduce zero in order to make up for a lack of overt elements ('stopgap' zero): e.g. cut 'past' is said to be cut + 0, sheep 'plural' to be sheep + 0, and the like: Here, it is claimed, we would be usefully extending the application of a grammatical structure, from the usual and more differentiated cases, to some rarer and defective cases." 13 Ibid., p. 45.
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the sheep grazes — the sheep graze révèle bien une différence sémantique 'singulier' — 'pluriel', mais rien ne permet de conclure que l'aspect sémantique 'singulier' ou 'pluriel' soit un aspect du sens du mot sheep. Tout ce que nous pouvons dire c'est que nous avons affaire à un aspect du contenu de la phrase.14 De même, le fait qu'il existe en anglais deux mots, lamb et lambs, de distribution et de sens différents, à côté d'une forme sheep dont la distribution recouvre celles de lamb et lambs prises ensemble, ne force aucunement le linguiste à accepter l'existence de deux mots sheep, l'un singulier et l'autre pluriel, mais à reconnaître qu'il y a des trous dans le système morphologique de l'anglais. Ces trous peuvent subsister, parce que la langue ne s'emploie jamais dans le vide et que là où l'information fournie par certains moyens linguistiques est défective, d'autres moyens linguistiques, présentés par le contexte ou le texte, ou extra-linguistiques, présentés par la situation, y suppléent et offrent la possibilité d'une interprétation finale correcte.15 Tout ce qui vient d'être exposé s'applique, mutatis mutandis, aux adjectifs "invariables" du français. Une analyse objective des différents emplois d'adjectifs tels que jaune ou aimable ne réussira jamais à y découvrir la différence de fonction syntaxique ou de valeur sémantique qui se dégage, comme le chapitre suivant le montrera, d'une comparaison des emplois respectifs des formes alternantes grand — grande. Les analyses telles qu'elles ont été pratiquées par Martinet, Cantineau et Togeby, nous paraissent fondamentalement erronées. Elles résultent de ce que ces auteurs se sont fait une idée fausse de la tâche de celui qui se met à analyser une langue. Cette tâche consiste à découvrir ce qu'il y a de systématique dans le comportement linguistique des usagers de la langue et de le décrire aussi simplement que possible. La recherche de la simplicité ne doit pourtant pas être poursuivie à tel point que, dans l'intérêt de cette seule simplicité, les faits analysés soient serrés dans le cadre trop étroit d'un système préfabriqué. Ce n'est pas au linguiste de boucher les trous qu'il constate dans le système; c'est là un droit qui revient aux usagers de la langue, s'ils en éprouvent le besoin. Le linguiste n'a qu'à les reconnaître et à les accepter. La seule conclusion correcte qui puisse être tirée d'une comparaison: un dahlia blanc — une pensée blanche un dahlia jaune — une pensée jaune 14 Haas s'exprime d'une autre façon: "Our reason, then, for rejecting 'stopgap' elements zero is that they fail to be discernible where they might have distinctive value, and are discernible only where they are valueless" {Ibid., p. 40). 16 E. M. Uhlenbeck, "An appraisal of transformation theory", Lingua 12 (1963), pp. 11-12: "Language is not a selfcontained system. Its structure is founded on the assumption that it will be used not in vacuo. It functions in its setting, but as soon as a speech-utterance is observed by the linguist outside of its situational setting and as soon as the frame of reference of the speaker is not taken into account, the utterance becomes for him uninterpretable, that is it becomes ambiguous."
LE GENRE : LES FORMES
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ou: les concierges charmants — les concierges charmantes les concierges aimables — les concierges aimables n'est pas qu'il existe en français deux adjectifs jaune et deux adjectifs aimable "inflected in gender even if the inflection mark happen to be zéro", deux adjectifs dont la distribution de l'un coïncide avec celle des adjectifs masculins blanc et charmant, et la distribution de l'autre avec celle des adjectifs féminins blanche et charmante, mais qu'il existe un seul adjectif jaune et un seul adjectif aimable, dont la distribution recouvre l'ensemble des distributions de blanc et blanche, ou de charmant et charmante. Il n'est pas question d'homonymie, comme les différents auteurs cités voudraient le faire croire, mais d'un seul adjectif indifférencié en genre, qui maintient partout son identité. Parmi les adjectifs indifférenciés en genre, et qui, pour cette raison, ne seront pas admis dans le tableau des formes, il faut compter non seulement les adjectifs qui gardent la même forme phonique et graphique, qu'ils se rapportent à un substantif masculin ou à un substantif féminin. Sont également indifférenciés en genre, du moins dans le français parlé de Paris, des adjectifs tels que /zôli/, /gé/, /vätrü/, etc., malgré la différence graphique des formes masculines et féminines : joli — jolie, gai — gaie, ventru — ventrue, etc. La différence de prononciation — voyelle finale brève au masculin — voyelle finale longue au féminin — qui a été notée par Damourette et Pichon et qui correspondrait à cette différence de graphie, n'a persisté, selon Fouché, que dans les parlers de l'Est et de l'Ouest, alors qu'elle a disparu de la capitale. 16 Le problème de l'homonymie ou de l'identité se pose encore lorsqu'il s'agit de déterminer s'il faut admettre dans la description des formes celles qui apparaissent en cas de liaison ou d'élision. Afin de pouvoir résoudre ce problème, il est nécessaire de distinguer différentes possibilités : 1. la forme de liaison se présente devant un substantif masculin à initiale vocalique et n'est pas identique à la forme unique du féminin, par ex. : /grägarsö/ (grand garçon) — /gràdfam/ (grande femme) /grätom/ (grand homme) — /gràdarmwar/ (grande armoire); 16
J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, 1.1, §269 et §271. P. Fouché, "Les diverses sortes de français au point de vue phonétique", F.M. IV (1936), p. 204. Voir aussi B. Malmberg, "Bemerkungen zum quantitativen Vokalsystem im modernen Französisch, A.L. 3 (1942-1943), p. 56: "Was ferner die Einwirkung eines jetzt verstummten a auf die Vokallänge betrifft, so glaube ich, dass wir in unserer Zeit das Verschwinden der letzten Reste eines älteren Systems beobachten können, das möglicherweise noch bewahrt ist als eine in gewissen Fällen experimentell nachweisbare und gewissen Personen bewusste Intonationsverschiedenheit, deren funktioneller Charakter jedoch als in höchstem Grade zweifelhaft angesehen werden muss."
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LE GENRE: LES FORMES
2. la forme de liaison ou d'élision se présente devant un mot à initiale vocalique et n'est pas identique à la forme préconsonantique du masculin ou du féminin, par ex. : /môgarsô/ (mon garçon) — /mafam/ (ma femme) /mônôm/ (mon homme) — /mônarmwar/ (mon armoire) /l(s)garsô/ (le garçon) — /lafam/ (la femme) /lôm/ (l'homme) — /larmwar/ (/'armoire); 3. la forme de liaison se présente devant un substantif masculin à initiale vocalique et est identique à la forme unique qui se présente devant un substantif féminin, par ex. : /p(a)tigarsô/ (petit garçon) — /p(a)titfam/ (petite femme) /p(a)titôm/ (petit homme) — /p(a)titarmwar/ (petite armoire). Le premier cas n'offre pas de difficulté. Il est évident que /grât/ doit être admis dans une description des formes fléchies en genre, puisque l'alternance /grât/ — /grâd/ devant un substantif à initiale vocalique correspond à la même différence de fonction syntaxique ou de valeur sémantique que celle de /grâ/ — /grâd/ dans une autre position. Ce serait pourtant confondre le plan syntagmatique et le plan associatif (paradigmatique) que de mettre les trois formes /grâ/, /grât/ et /grâd/ sur le même niveau. Dans le Cours de linguistique générale, de Saussure a nettement séparé ces deux plans: "Ainsi la notion de mot pose deux problèmes distincts, selon qu'on la considère associativement ou syntagmatiquement; l'adjectif grand offre dans le syntagme une dualité de forme (grâ garsô 'grand garçon' et grât âfâ 'grand enfant'), et associativement une autre dualité (masc. grâ 'grand', fém. grâd 'grande')." 17 Considérées du point de vue de la flexion en genre, les formes masculines /grâ/ et /grât/ présentent un cas de ce que Bally, pour éviter un emploi plurivalent du terme alternance, a proposé d'appeler une supplétion partielle.18 Ceci ne veut pas dire que les deux formes en question ne soient que des variantes 17
F. de Saussure, Cours de linguistique générale, 4e éd., p. 188. La distinction n'a pourtant pas été maintenue de façon également nette dans tous les passages du Cours qui s'y rapportent. Voir à ce propos R. Godel, Les sources manuscrites du Cours de Linguistique Générale de Ferdinand de Saussure, p. 216: "Dans les pages sur l'alternance (3e p. Ch. III §§4-6), les éditeurs du Cours n'ont pas tenu compte de la distinction des deux ordres de rapports et de ce qui en résulte pour la valeur de ce type d'opposition. Il y aurait lieu, semble-t-il, de distinguer l'alternance discursive, ou variation combinatoire, et l'alternance mémorielle, indépendante de l'entourage syntagmatique." (Nous tenons à remercier Monsieur Dik, assistant de la chaire de linguistique générale de l'Université d'Amsterdam, de nous avoir permis d'utiliser les pages d'un mémoire où il a réuni et étudié les passages sur l'alternance chez de Saussure et chez Godel). 18 Ch. Bally, Linguistique générale et linguistique française, 3e éd., §291.
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LE GENRE : LES FORMES
combinatoires du même mot. Si nous anticipons un moment sur l'étude du nombre, une comparaison de : /grâtéléfâ/ — /grâzéléfâ/ {grand éléphant) — (grands éléphants) avec: /gràgarsô/ — /grâgarsô/ (grand garçon) — (grands garçons) fait ressortir tout de suite que la forme /gràt/, à la différence de la forme /grâ/, exprime, outre le sens lexical individuel et l'aspect catégoriel 'masculin' communs aux deux formes, l'aspect catégoriel 'singulier'. C'est en vertu des mêmes considérations que nous sommes amené à admettre qu'il y a deux mots /grâd/, l'un féminin et singulier, apparaissant devant un substantif à initiale vocalique, par ex. : /grâdarmé/ — /grâdzarmé/ (grande armée) — (grandes armées) l'autre féminin et indifférencié en nombre, apparaissant dans les autres positions, par ex. : /grâdfij/ (grande fille) — (grandes filles). Si nous rendons l'indifférenciation en nombre par 0, le paradigme complet de grand dans la langue parlée se laisse présenter ainsi : 0
sg-
pl.
masculin
/grâ/
/gràt/
/grâz/
féminin
/grâd/
/grâd/
/grâdz/
Si les linguistes sont d'accord pour attribuer une place dans la description de la flexion en genre à la forme de liaison masculine qui n'est pas identique à la seule forme féminine, les opinions se trouvent être partagées dès qu'il s'agit des formes de liaison et d'élision dans les deux autres cas dont nous avons signalé l'existence. Faut-il accepter l'existence de deux mots homonymes /môn/, l'un masculin et variante combinatoire de /mô/, l'autre féminin et variante combinatoire de /ma/? Ou n'y a-t-il qu'un seul mot /môn/, bien distinct de /mô/ et de /ma/? Les mêmes questions peuvent être posées sur le rapport entre /l/ prévocalique et /l(a)/, /la/ préconsonantiques. De même, faut-il reconnaître deux mots homonymes /p(s)tit/, l'un masculin et variante combinatoire de /p(a)ti/, l'autre féminin? Ou y a-t-il homonymie d'un mot /p(a)tit/ indifférencié en genre et apparaissant devant un substantif à initiale vocalique, et d'un mot /p(a)tit/ féminin et apparaissant dans d'autres positions?
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LE GENRE: LES FORMES
Dans son article Signe articulé et signe proportionnel, Prieto affirme que devant une voyelle ou un h muet l'opposition /p(a)ti/ masculin — /p(a)tit/ féminin se trouve neutralisée, puisqu'on n'y trouve que /p(a)tit/, qui sert aussi bien comme masculin que comme féminin. 19 Cette affirmation forme un des points de départ du questionnaire que Martinet a soumis à un grand nombre de linguistes sur la possibilité d'utiliser la notion de neutralisation dans le domaine des oppositions d'unités significatives. Ce questionnaire et les réponses données forment le contenu du volume II des Travaux de l'Institut de Linguistique de Paris.20 Plusieurs parmi ceux qui ont répondu à l'enquête se sont occupés du problème de /p(a)tit/, /mon/, /l/ prévocaliques, sans qu'ils soient arrivés à une conclusion unanime. Ne citons que deux exemples qui marquent très nettement la divergence des opinions. Voici ce qu'écrit Perrot: "Luis J. Prieto ne résout pas la difficulté en limitant la neutralisation au cas de petit / petite devant initiale vocalique: l'opposition n'est pas neutralisée, puisqu'elle est maintenue par un réseau associatif où interviennent les pluriels correspondants, toujours distincts matériellement, d'autres adjectifs qui conservent une différence au singulier, et surtout les termes petit et petite maintenus distincts devant initiale consonantique. Le maintien d'une opposition morphologique est bien lié au maintien d'une différence dans l'aspect matériel de ses termes, mais cette condition peut être remplie indirectement, par l'intermédiaire d'un réseau associatif" (p. 80). A ce même propos, Posner énonce une opinion tout à fait différente : "Furthermore, — the distinction between le and la, son and sa, [pti] and [ptit] etc. serves to indicate the structural class, — 'masculine' or 'feminine', — of the word to which they are attached. When they immediately precede a word beginning with a vowel, the distinction of form is lost — /', son, [ptit] etc. are used, for both masculine and feminine. In this case, too, I think we can talk of 'neutralisation' (the context here is phonetically determined). The fact that there is no choice between the two forms in this context means that the form used has lost its value" (p. 99). Tandis que Perrot se croit obligé de soutenir l'homonymie de /p(a)tit/ prévocalique et masculin et de /p(a)tit/ féminin, et, pour les mêmes raisons, celle de /mon/, /l/ prévocaliques et masculins et de /mon/, /!/ prévocaliques et féminins, bien qu'il ne le dise pas expressément, Posner, se contentant d'examiner l'emploi de /p(s)tit/, /mon/, /l/ prévocaliques et se refusant à toute généralisation ultérieure, conclut que l'identité de ces mots se maintient dans tous les contextes où ils se présentent. Après ce que nous avons dit au sujet de la prétendue flexion en genre des adjectifs invariables, il sera évident que nous sommes plutôt de l'avis de Prieto et de Posner, bien que nous ne croyions pas avec celle-ci que l'opposition morphologique du masculin et du féminin ait pour fonction d'indiquer le genre des substantifs. Quelle que soit la fonction syntaxique ou la valeur sémantique qui corresponde à chacune 19 20
L. Prieto, "Signe articulé et signe proportionnel", B.S.L.P. 50 (1954), p. 140, n. 1. A. Martinet e.a., La notion de neutralisation dans la morphologie et le lexique, T.I.L.P. II (1957).
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des formes opposées /p(a)ti/ — /p(a)tit/ préconsonantiques et prépausales, ou /mô/ — /ma/, /I(a)/ — /la/ préconsonantiques, dans les exemples suivants : leur petit fauteuil rélève est petit mon garçon le concierge
— — — —
leur petite table l'élève est petite ma fille la concierge
rien ne permet de la dégager d'une comparaison des exemples: petit orage — petite orange mon élève — mon élève l'élève — l'élève. A. Sauvageot a beau dire que l'analyse de petit orage — petite orange telle qu'elle a été donnée par Prieto, est manifestement insuffisante, puisque les Français disent un (le) petit orage — une (la) petite orange, et qu'"en d'autres termes, la différenciation du genre ne dépend pas du tout de l'emploi du terme épithétique en thème consonantique ou en thème vocalique", toujours est-il qu'il existe des cas où l'alternance /p(a)ti/ — /p(a)tit/ est seule à donner une certaine information à l'auditeur, par ex. : leur petit fauteuil — leur petite table leur petit camarade — leur petite camarade et qu'elle cesse de jouer ce rôle informatif en position prévocalique, où nous ne trouvons que /p(a)tit/. 21 Bien que leur conditionnement soit autre que pour les adjectifs invariables, nous avons ici encore affaire à des trous dans le système morphologique, que le linguiste n'a qu'à respecter. Tout ce que /môn/ ou /I/ apporte au contenu du groupe dans lequel il s'emploie, c'est, outre l'information qu'il donne en tant que possessif adjectival de la première personne ou article défini, la valeur sémantique 'singulier'. Ces mots, et tous ceux qui présentent la deuxième possibilité de liaison ou d'élision distinguée plus haut, maintiennent leur identité, quel que soit le genre du substantif avec lequel ils sont combinés. En ce qui concerne la forme /p(9)tit/, par contre, nous croyons bien qu'elle présente un cas d'homonymie morphologique. Mais cette homonymie, il ne faut pas la chercher là où Perrot a cru la discerner. Il n'y a pas homonymie de /p(a)tit/ masculin prévocalique (/p(s)titôra2/ (petit orage)) et de / p(a)tit/ féminin (/p(a)titfam/ (petite femme), /p(3)titôrâz/ (petite orange)), mais de /p(a)tit/ prévocalique et de /p(a)tit/ féminin apparaissant dans d'autres positions. Une comparaison de:
21
/p(a)titàra2/ (petit orage) — /p(a)tizôraïj (petits orages) /p(a)titôrài/ (petite orange) — /p(a)titzôrâz/ (petites oranges) Ibid., p. 130.
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LE GENRE: LES FORMES
avec: /p(a)titfam/ (petite femme) — /p(3)titfam/ (petites femmes) montre que /p(a)tit/ prévocalique, par opposition à /p(a)tiz/ et /p(a)titz/, exprime, outre son sens lexical individuel, un aspect catégoriel 'singulier', qui manque dans /p(a)tit/ apparaissant dans d'autres positions. De son côté, cette dernière forme présente un aspect catégoriel 'féminin', qu'il faut refuser, comme nous croyons l'avoir démontré, à /p(9)tit/ prévocalique, malgré le maintien de l'opposition en genre dans le pluriel correspondant. Voici le paradigme des formes parlées de petit, dans lequel 0 désigne l'indifférenciation en nombre, X l'indifférenciation en genre : 0 X
sg-
pl.
/ P (9)tit/
masculin
/ P (3)ti/
/ P (9)tiz/
féminin
/ P (3)tit/
/ P (3)titz/
La même raison pour laquelle nous n'admettons pas l'existence de deux mots prévocaliques homonymes /p(a)tit/, /mon/, /l/, savoir le refus d'une analyse qui tend à boucher les trous dans le système morphologique, nous interdit aussi de parler d'homonymie lorsque deux formes opposées en genre au singulier n'ont qu'un seul pendant formel au pluriel, par ex. : le garçon — la fille les garçons — les filles ce garçon — cette fille ces garçons — ces filles mon garçon — ma fille mes garçons — mes filles je le vois — je la vois je les vois L'existence de l'opposition le — la, ce — cette, mon — ma, etc. ne justifie nullement la conclusion qu'il y a deux mots les, ces, mes, etc. également opposés en genre. Telle semble bien être l'opinion de Lampach. Dans un article sur le genre des pronoms de la troisième personne, il énumère les formes opposées en genre et il ajoute entre parenthèses que les est syncrétique. Or, selon le même auteur dans un autre article, il y a syncrétisme dans "le cas de deux signes ayant des signifiés distincts, mais des
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LE GENRE : LES FORMES
signifiants identiques". 22 A notre avis, au contraire, il n'y a pas seulement identité des signifiants, mais aussi des signifiés; les article, les pronom, ces, mes sont des mots indifférenciés en genre. Aussi mes, par exemple, ne figurera-t-il qu'une seule fois dans le paradigme de mon:
X
sg-
pl.
/mön /
/mè(z)/
masculin
/mö/
féminin
/ma/
Pas plus que /mon/, et les autres mots prévocaliques discutés plus haut, mes, ces, les, etc. n'ont de place dans l'étude de la flexion en genre. II reste à signaler qu'il existe pourtant un cas où l'analyse telle que nous la pratiquons, nous oblige à reconnaître deux mots, l'un masculin et l'autre féminin, malgré leur identité formelle. C'est le cas des adjectifs en -al qui ont un pluriel masculin en -aux. Comparons, par exemple, les groupes : /omnôrmal/ (homme normal) — /ômnôrmo/ (hommes normaux) groupes opposés en nombre dans la langue parlée comme dans la langue écrite, avec : /famnôrmal/ ( f e m m e normale) — /famnôrmal/ (femmes
normales)
où il n'y a que la langue écrite à présenter deux groupes opposés en nombre, auxquels correspond un seul groupe parlé indifférencié en nombre. Cette comparaison ne faitelle pas ressortir qu'il y a lieu de distinguer deux mots /normal/ : un mot /normal/ qui, par opposition à /nôrmô/, présente l'aspect catégoriel 'singulier', et un mot /normal/ indifférencié en nombre? Cette différence entre différenciation et indifférenciation en nombre va de pair avec une différence de genre. Alors que /normal/ singulier est masculin, /normal/ indifférencié en nombre est féminin. Les deux mots, l'un polymorphématique et l'autre monomorphématique, n'ont en commun que leur sens lexical individuel et occupent des places différentes dans le paradigme de l'adjectif : 0 masculin féminin 22
sg/normal/
pl. /nòrmó/
/normal/
St. Lampach, "La relation des genres dans le système des pronoms de la troisième personne en français moderne", Word 12 (1956), p. 51. Id., "Remarques sur la neutralisation des oppositions grammaticales", T.l.L.P. II (1957), p. 197.
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l e genre: les formes
Après la discussion du problème des formes qui doivent être considérées comme fléchies en genre et qui doivent trouver, par conséquent, une place dans la description, et des formes qui, étant indifférenciées en genre, doivent en être écartées, il reste encore à répondre à la seconde question que nous nous sommes posée au début de ce chapitre: Comment ces formes doivent-elles être décrites? Dans les grammaires traditionnelles et normatives, qui s'occupent exclusivement de la langue écrite, ce dernier problème n'offre pas la moindre difficulté. L'opposition entre le masculin et le féminin des adjectifs se laisse décrire selon une formule très simple: on forme le féminin d'un adjectif en ajoutant un -e au masculin, excepté si ce dernier se termine déjà par -e. Cette formule sera complétée par quelques remarques sur des changements concomitants dans la graphie de certaines formes de base et par l'énumération d'un nombre restreint de formations anormales, mais le résultat final n'en sera pas moins une description assez simple. La situation se complique considérablement, si nous essayons de décrire les alternances telles qu'elles se présentent dans la langue parlée. Il est vrai que le nombre des formes alternantes a fort diminué par suite de l'amuïssement de /-a/: aux deux mots nu et nue opposés en genre, il ne correspond plus qu'un seul mot /nü/ indifférencié en genre, etc. Par contre, les alternances conservées présentent une variété beaucoup plus grande. Les adjectifs dont le masculin se termine par /-à/ offrent une série de cinq alternances possibles : / grâ/ (grand) /là/ (lent) /rômà/ (roman) /blâ/ (blanc) /frâ/ (franc)
— — — — —
/grâd/ /làt/ /roman/ /blâs/ /frâk/
(grande) (lente) (romane) (blanche) (franque).
Pour les adjectifs dont le masculin se termine par /-ó/, on en compte même six: /s 0/ là/ /só/ /kló/ /fó/ /bó/
(chaud) (haut) (sot) (clos) (faux) (beati)
— /sód/ lóti - /sòt/ — /klóz/ -
/fós/ /bèi/
(chaude) (haute) (sotte) (close) (fausse) (belle)
Une description complète de l'opposition masculin — féminin à partir de la forme masculine reviendrait à une énumération de tous les adjectifs en genre, puisqu'il n'y a rien dans la structure phonique de cette forme qui permette de prédire avec certitude quelle sera la forme féminine. Aussi la question se pose-t-elle de savoir s'il serait permis de donner une description à partir de la forme féminine et si une telle description n'offrirait pas l'avantage d'une plus grande simplicité. Longtemps avant que Bloomfield, et ensuite Nida, aient attiré sur cette possibilité
le genre: les formes
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l'attention générale des linguistes,23 elle avait déjà été envisagée par Damourette et Pichon. Ceux-ci écrivent: "Il est classique de partir, dans l'exposé des formes de la sexuisemblance,24 du masculin et d'en déduire le féminin. C'est là une méthode arbitraire qui ne correspond qu'à des faits de la langue écrite. Pour la langue orale, il serait quelquefois assez difficile, ne connaissant que le masculin, d'indiquer avec exactitude le féminin; il y a des féminins différents à partir de masculins phonétiquement analogues; ... L'explication à partir du féminin serait dans ce cas plus aisée; mais dans d'autres cas, elle pourrait aussi donner lieu à des difficultés du même genre. Par exemple, de deux féminins phonétiquement analogues comme honnête [ônè:t(œ)] et prête [prè:t(ce)], on pourrait conclure aux deux masculins [ônè:t(œ)], [prè:t(de)] ou [ônè:(t)], [prè:(t)]." Et ils concluent: "Il est donc, à tous points de vue, indifférent de partir d'une phase sexuisemblantielle ou de l'autre, pourvu que l'on indique les correspondances le plus nettement possible." 25 Tout en ne mettant donc pas en doute la légitimité du procédé, ils ne voient, à tort comme nous espérons le démontrer, aucun avantage à partir du féminin dans la description des alternances. A la différence de Damourette et Pichon, d'autres auteurs sont d'opinion qu'il n'est pas permis de mettre le masculin et le féminin sur le même plan et qu'il est nécessaire de choisir le masculin comme point de départ, quelque compliquée que devienne la formulation. Voici comment Marguerite Durand défend la façon dont elle a décidé de présenter les alternances: "Les mots ont été notés sous leur forme masculine. En effet, les formes masculines et féminines ne sont pas dans notre esprit des symétriques exacts; nous nous rappelons, nous pensons le mot sous sa forme masculine; celle-ci ne se présente pas à notre esprit comme un mot pourvu d'un genre ou d'une forme quelconque, c'est le mot lui-même; le féminin n'en est que la forme dérivée, de même que dans le français écrit, il est aussi dans la langue parlée une forme plus compliquée et secondaire." 26 L'objection la plus importante qui puisse être faite à cette manière de voir, c'est qu'elle n'est pas le résultat d'un examen objectif des faits linguistiques, mais semble plutôt être due au fait que Marguerite Durand, comme presque tous les Français, est allée à l'école. Ne sont-ce pas les longues années consacrées à apprendre à manier correctement la langue écrite à l'aide de règles telles que: "On forme le féminin d'un adjectif en ajoutant un -e au masculin", qui ont fini par fixer dans son esprit l'idée que c'est le masculin qui est la forme de base? N'y a-t-il pas, par contre, des faits linguistiques qui semblent nous orienter plutôt en direction inverse? Bally a fait remarquer que dans bien des cas, c'est la forme féminine qui est la base des substantifs, des verbes et surtout des adverbes dérivés d'adjectifs, et que ce fait semble confirmer 23
L. Bloomlield, Language, p. 217. E. Nida, Morphology, the descriptive analysis of words, 2e éd., p. 75. 24 Les deux auteurs utilisent le terme sexuisemblance parce qu'ils sont d'avis que la répartition des substantifs français en masculins et féminins s'explique par une application de la métaphore de sexe. 25 J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, 1.1, §250. 28 M. Durand, Le genre grammatical en français parlé à Paris et dans la région parisienne, p. 27.
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LE GENRE : LES FORMES
l'hypothèse que le masculin est formé aussi à partir du féminin au moyen de ce qu'il appelle une finale zéro.27 Dans l'article que nous avons déjà eu l'occasion de citer plus haut (p. 27), Cantineau est, à ce sujet, beaucoup moins catégorique que Marguerite Durand. Essayant d'appliquer à l'aspect formel des oppositions significatives le classement d'après le rapport entre les termes de l'opposition tel qu'il a été développé pour les oppositions phonologiques par Troubetzkoy,28 il croit devoir constater qu'en français, la forme masculine et la forme féminine de beaucoup d'adjectifs forment une opposition privative. Comme le rapport entre les deux termes d'une telle opposition est toujours le rapport d'un terme non-marqué à un terme marqué, le linguiste devra décider laquelle des deux formes est à considérer comme le terme non-marqué, celui-ci devant former le point de départ de la description. "Quoiqu'en principe, écrit-il, la marque d'une opposition privative soit positive et consiste en quelque chose qu'on ajoute au terme non-marqué, il peut se rencontrer des cas où l'on rendra mieux compte des faits en la considérant comme négative, comme quelque chose qu'on retranche du terme non-marqué." 29 Les faits dont on rendra mieux compte de cette façon, c'est la plus grande fréquence des formes considérées comme non-marquées. S'il ressort de recherches statistiques que les formes féminines apparaissent plus fréquemment que les formes masculines, il sera permis de prendre le féminin comme base de la description. "Si au contraire les adjectifs masculins sont les plus nombreux on fera bien de s'en tenir à l'interprétation habituelle et de considérer le féminin comme marqué, malgré les difficultés de formulation." 30 Ce résumé du passage de Cantineau donne lieu à quelques remarques. Admettons pour le moment que l'opposition masculin — féminin soit de caractère privatif. Comme, autant que nous sachions, les recherches statistiques préconisées par Cantineau n'ont toujours pas été effectuées, il vaudrait mieux recourir à un autre critère, utilisé également par l'école de Prague pour déterminer, en matière de phonologie, lequel des deux termes d'une opposition privative doit être considéré comme nonmarqué, à savoir le critère de la neutralisation. Des deux termes d'une opposition privative est non-marqué celui qui apparaît en cas de neutralisation. Or, il se trouve que dans le cas où l'on pourrait parler de la neutralisation de l'opposition masculin — féminin — le cas de /p(a)titôraz/ (petit orage) — /p(3)titôràz/ (petite orange) —
a
'
Ch. Bally, Linguistique générale et linguistique française, 3e éd., §250. La terminologie dynamique n'indique évidemment pas un procès historique (Bally lui-même fait aux §§216 et 307 la distinction entre un procès historiques et un procédé synchronique). Elle ne veut pas dire non plus que l'usager de la langue qui emploie, par exemple, l'adjectif masculin /pla/ n'ait pu le faire qu'après avoir pris le féminin /plat/ et en avoir retranché le/t/. Elle n'est qu'une des façons de décrire le rapport synchronique entre /plat/ et /pla/. Comparer ce que Bloomfield dit à ce sujet sur le "descriptive order" (Language, p. 213) Voir aussi H. Schultink, Statische of dynamische taalbeschrijving. 28 N. Troubetzkoy, Principes de phonologie, trad. par J. Cantineau, pp. 76-80. 29 J. Cantineau, "Les oppositions significatives", C.F.S. 10 (1952), p. 29. 80 Id.
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41
c'est justement la forme /p(a)tit/, identique à la forme féminine figurant dans d'autres positions, qui se présente, et qui, par conséquent, devrait être considérée comme nonmarquée et prise comme base de la description. Il y a pourtant un autre critère, que Cantineau n'a pas pris non plus en considération et qui nous paraît être le seul critère décisif. C'est le critère de la plus grande simplicité. Une fois que le linguiste a établi l'existence de différences systématiques de forme correspondant à des différences systématiques de valeur sémantique ou de fonction grammaticale, il a pour tâche de décrire ces différences formelles le plus complètement et le plus simplement possible. Le choix de la forme de base ne devra pas être déterminé par la plus grande fréquence de celle-ci, mais par la réponse à la question : Quelle est la forme à partir de laquelle on arrivera à rendre compte aussi simplement que possible du comportement systématique des usagers de la langue? La seule description complète de l'opposition masculin — féminin dans la langue parlée qui soit jusqu'à présent à notre disposition, est celle que Marguerite Durand a faite à partir du masculin. Même après l'élimination des adjectifs invariables et des cas indubitables de dérivation substantívale, cette description occupe, pour les seules formes alternantes des adjectifs, une quinzaine de pages à quatre colonnes. 31 C'est que, pour être complète, Marguerite Durand a été obligée non seulement de signaler et de classer toutes les alternances utilisées, mais aussi d'énumérer sous chaque alternance tous les adjectifs qui la présentent. Une description complète à partir du féminin fait défaut. Tout en soulignant l'opportunité d'une telle description, Bloomfield et Nida ont dû se contenter, vu le cadre beaucoup plus large de leurs études, de donner une série d'exemples. Afin de pouvoir décider laquelle des deux méthodes de description offrirait le résultat final le plus simple, nous avons dû faire nous-même une description à partir du féminin. Pour la même raison, nous avons utilisé à dessein le matériel réuni par Marguerite Durand, à l'exception des formes que, pour les diverses raisons exposées au cours de ce chapitre, nous avons cru devoir en écarter. La comparaison des résultats obtenus impose la conclusion inéluctable que la description à partir du féminin est de loin préférable. Bien que celle-ci ne permette pas non plus de résumer toutes les alternances dans quelques formules simples, elle n'est pas purement énumérative, comme c'est nécessairement le cas pour une description à partir du masculin. C'est cette plus grande simplicité du résultat final qui est la seule raison pour laquelle nous ayons cru indispensable de donner ci-dessous une description des alternances à partir du féminin. Il reste encore à se demander si, comme nous l'avons admis jusqu'ici, l'opposition formelle entre, par exemple, /pla/ et /plat/ doit être considérée nécessairement comme une opposition privative. En d'autres mots, s'agit-il vraiment d'une opposition qui, selon le choix de la forme de base, devrait être décrite en termes de l'addition ou de
31
M. Durand, Le genre grammatical en français parlé à Paris et dans la région parisienne, pp. 88-104.
42
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la soustraction d'un ou plusieurs phonèmes, par ex. : /plat/ = /pla +1/ ou /pla/ = /plat — t/? Il semble que ce soit là l'opinion non seulement de Cantineau, mais aussi, bien qu'il ne se serve pas du terme opposition privative, celle de Nida. Introduisant la discussion du problème de l'alternance /môvèz/ — /môvè/, /frwad/ — /frwa/, etc., celui-ci écrit: "Phonemes may be subtracted from stems as well as added to them to signify some difference in meaning."32 D'autres linguistes, à l'avis de qui nous nous rangeons, préfèrent considérer les alternances en question comme des cas de modification, comme des alternances de radical. Rien ne s'oppose à cette manière de voir, qui offre en outre l'avantage de diminuer le nombre des procédés morphologiques. Uhlenbeck déclare à ce propos : "In the well-known case of French mauvais : mauvaise, chaud : chaude etc. discussed by Nida there is no need to assume the existence of a separate category of subtractive processes, even if one is of the opinion that the best way to account for the facts in this case, is to take the series mauvaise, chaude etc. as the underlying forms. Even then one may classify very rarely occurring processes like this one as processes of modification (s, d etc. are replaced by zero)." 33 Il s'ensuit que l'opposition /plat/ — /pla/ ne devra plus être considérée comme une opposition privative, mais comme une opposition équipollente, ainsi que l'a définie Cantineau : "une opposition significative dont les signifiants des deux termes sont équivalents, c'est-à-dire caractérisés tous deux d'une façon positive, et ne comportent ni l'absence, ni la présence d'une marque formelle."34 La forme masculine /pla/ devra être décrite /plat/ + /t/ -»• /0/, description où /t/ et /0/ ne représentent pas de morphèmes, mais le phonème final de la forme féminine et son absence. Avant que nous donnions le tableau complet des formes, quelques remarques préliminaires sur son agencement s'imposent. 1. Comme la modification n'est pas de la même nature dans les différentes classes de mots présentant la flexion en genre — alternance d'une consonne avec une autre consonne ou avec absence de la consonne pour les adjectifs, alternance d'une voyelle avec une autre voyelle pour les autres classes —, nous avons maintenu la division du matériel selon ces classes. 2. C'est encore la nature de la modification — abrègement, abrègement + variation, variation — qui a déterminé l'établissement de trois groupes à l'intérieur de la classe des adjectifs. 3. Dans chacun de ces groupes, les cas les plus généraux, illustrés par quelques
32 88
E. Nida, Morphology, the descriptive analysis of words, 2e éd., p. 75.
E. M. Uhlenbeck, "Limitations of morphological processes. Some preliminary remarks", Lingua 11 (1962), p. 428. N'est-ce pas là aussi l'opinion de Bloomfield? Alors que, pour désigner les morphèmes additionnels (par ex. /-iz, -z, -s/ du pluriel des substantifs anglais), il se sert du terme linguistic form, il emploie le terme feature, pour désigner aussi bien l'alternance foot—feet ("substitution-feature") que l'alternance plate—plat ("minus-feature") (Language, pp. 216-217). 84 J. Cantineau, "Les oppositions significatives", C.F.S. 10 (1952), p. 31.
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exemples, sont suivis d'une description énumérative. Celle-ci s'impose lorsqu'il s'agit de cas isolés ou lorsque l'énumération des exceptions dépasserait en longueur celle des mots qui présentent une modification plutôt rare. Quant aux classes fermées des articles et des pronoms, la description est toujours énumérative. 4. Pour obtenir la plus grande simplicité possible, nous avons ajouté des indications supplémentaires sur le contexte phonique précédant immédiatement la modification décrite. 5. Une indication sur la forme de liaison qui, selon les principes exposés plus haut, mérite d'être admise dans la description, a été ajoutée entre parenthèses. Ceci ne signifie pas que tous les mots de la série en présentent une dans le parler usuel. 6. Les modifications ont été notées telles qu'elles se présentent dans les formes du singulier ou dans les formes indifférenciées en nombre. Au cas où la forme du singulier et la forme indifférenciée en nombre sont identiques, cette forme n'a été notée qu'une seule fois. Le pluriel n'a été noté que s'il est formé autrement que par l'adjonction de /z/ au singulier. 7. Les exceptions sont toutes des adjectifs indifférenciés en genre.
TABLEAU DES FORMES
A. Adjectifs I. Abrègement 1. /-t/ -> ¡-0/
Après voyelle et après /r/. Exemples : /set/ {sainte) — /prôt/ (prompte) — /apsât/ (absente) — /p(a)tit1 (petite) — /vèrt/ (verte) — ¡ót/ (haute) — /sòt/ (sotte) —
/së/ (saint) /prô/ (prompt) /apsâ/ (absent) /p(a)ti/ (petit) /vèr/ (vert) /ó/ (haut) /só/ (sot).
Remarque: L'alternance /-ò-/ -> /-ó/ dans le dernier exemple est automatique. Exceptions: émérite, explicite, implicite, hypocrite, licite, presbyte, tacite, parasite, israélite, sémite, spirite, annamite, cosmopolite, net, bête, honnête, despote, patriote, croate, disparate, moite, dalmate, écarlate, alerte, inerte.
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LE GENRE: LES FORMES
I. 2. / - d /
/ - o (t)/
Abrègement
Après / â / , /À/, /UT/, /ar/. Exemples :
/grâd/ (grande) — /grâ/ {grand) / b l ô d / (Wowi/e) — / b l ô /
(blond)
/lurd/ (lourde) — /lur/ (lourd) / b a v a r d / ( b a v a r d e ) — /bavar/ ( b a v a r d ) . 3 5 L'alternance se présente en outre d a n s : /lèd/ (/a/ûfe) — /le/ (/a/rf) / f r w a d / (froide)
Exceptions: immonde, 3. H
-> 1-0/
— /frwa
¡(froid).
sarde.
Exemples : / m ò v è z / (mauvaise)
— /mòvè/
(mauvais)
/ k ô s i z / (concise)
— /kôsi/
(concis)
/zaluz/ (jalouse)
— /zalu/
(jaloux)
/dercéz/ (heureuse) — /œrœ/ (heureux). Exceptions : c/se, roie, morose, grandiose, virtuose. R e m a r q u e : P o u r l'alternance / - œ z / -> /-œr/, voir III 2. 4. /-s/
- 1-0 (Z)/
Après / u / , / ó / , /è/, /r/. Exemples :
/dus/ (douce) — /du/ (doux) /épès/ (épaisse) — /épè/ (épais) / g r o s / (grosse) — / g r ò / (gros) /pèrvèrs/ ( p e r v e r s e ) — /pèrvèr/
(pervers).
L'alternance se présente e n outre d a n s :
/bas/ (basse) — /ba/ (èas) /las/ (/asse) — /la/
(las)
/gras/ (grasse) — /gra/
(gras).
Exceptions: adverse, inverse, corse.
35
Damourette et Pichon citent, d'après Nyrop, les féminins avarde et ignarde, formes vulgaires, et bizarde, forme comique éphémère, créée par Labiche (Des mots à la pensée, 1.1, §254).
45
LE GENRE: LES FORMES
I. 5. Séries limitées et cas isolés. /-s/ - /-O/
l-ki
/-o/
/-g/ -* l-oi /-!/ -> /-0/
HI - /-o/ /-kt/
/-O/36
Abrègement
/blâs/ (blanche) — /blâ/ (Wa«c) /frâs/ (franche) - /frà(k)/ (franc) /frès/ (fraîche) — /frè(z)/ (/ra/i). /frâk/ ( franque) — /frâ/ (franc). /lôg/ {longue) - /lô(k)/ /sul/ (saoule) —• /su/ (saoul). /zâtij/ (gentille) — /zâti/ (gentil). /distèkt/ (distincte) — /distë/ (distinct).
I I . Abrègement + Variation 1. /-n/ - /-O/, en combinaison avec : l-è-/ - l-ël /A-/ l-ël /-a-/ h&r I-Ò-I - /-ô/
/-a-/ - /-a/
Après /è/, /i/, /u/, /ò/, /a/. Exemples : /vèn/ (vaine) — /fin/ /briin/ (brune) — /bon/ (bonne) — /ròman/ (romane) —
/vè/ (va/«) /ici (fin) /brœ/ (èrww) /bô/ (fton) /róma/ (roman).
En cas de liaison: /-èn/, /-in/ /-ën/ /-iin/ -> /-œn/. Exceptions: amène, obscène, slovène, hellène, atone, monotone, diaphane, profane. 2.
/-èr/ - /-é/
Après m, ¡i/, /s/. Exemples : /âtjèr/ (entière) — /âtjé/ (entier) /lézèr/ (légère) — /lézé/ (léger) /gósèr/ (gauchère) — /gósé/ (gaucher). Exceptions: auxiliaire, bénéficiaire, stagiaire, diaire, judiciaire, pénitentiaire, fier, cher.38
38
incen-
II y a hésitation entre indifférenciation et alternance /-kt/ -> /-O/ pour exact, suspect, circonspect. Pour les locuteurs qui ne distinguent pas les phonèmes /œ/ et /ë/, il faut noter /-û-/ -> /-g/. Sur la tendance à confondre /œ/ avec /ê/, voir A. Martinet, La prononciation du français contemporain, p. 147 sv. 38 II faut signaler qu'à côté de pécuniaire indifférencié en genre, il existe aussi l'opposition pécunière féminin-pécunier masculin. Comparer H. Frei, La grammaire des fautes, pp. 51-52: "L'action fémini37
46
LE GENRE: LES FORMES
II. Abrègement 3.
/-al/ -
/-Ó/
+
Variation
Il s'agit de l'alternance d ' u n féminin indifférencié en n o m b r e avec u n masculin pluriel. Le masculin singulier est formellement identique a u féminin. 3 9 Exemples : / n o r m a l 1 (normale(s)) /brütal/ (brutale(s)) /égal/ (égale(s))
— / n o r m ó / (normaux) — / b r ü t ó / (brutaux) — /égó/ (égaux).
4. Séries limitées et cas isolés. /-èl/ -
/-Ó/
/-ôl/ -
/-u/
/- ift/
/-ë(n)/
/bèl/ (belle) /nuvèl/ (nouvelle) /môrvâdèl/ (morvandelle) /turâzèl/ (tourangelle)
— / b 6 / (beau) — /nuvô/ (nouveau) — / m o r v â d o / (morvandeau) — /turâzô/ (tourangeau). 40
/fol/ (folle) - M (fou) /môl/ (molle) — / m u / (mou). /bénin/ (bénigne) — /bénë/ (bénin) (maligne) — /malê/ (malin).41
/malin/ /-èj/ -» /-œ/
/vjèj/ (vieille) — /vjœ/ (vieux).
santé de la consonne finale se vérifie aussi pour certains adjectifs. Pécuniaire, interprété comme un féminin (*pécuniére), donne un nouveau masculin: L'argument pécunier ne me touche pas (Joran no 211). Le soldat N. a-t-il souffert d'embarras pécuniersi (Godet XXV). De même, tiède entraîne un masculin lied (B 94 = H. Bauche, Le langage populaire, p. 94), et inversement bleu un féminin bleuse (ib.)." A la différence de pécunier, qui, tout en étant considéré comme incorrect, n'a rien de choquant, tied et bleuse sont de vrais monstres, surgis dans le discours comme des lapsus, ou par un effet d'ironie. 38 Pour les rares adjectifs en -al qui n'ont pas de pluriel masculin en -aux, et pour les cas où il y a hésitation, nous renvoyons au chapitre V, pp. 121-122. 40 Damourette et Pichon citent la phrase: Ce qu'elle a surtout, c'est qu'elle est un peu mortelle. 11 s'agit de la transposition du substantif marteau avec le sens figuré de 'fou' à la classe des adjectifs, transposition qui a entraîné la flexion en genre sur le modèle de beau—belle. 41 A côté de /malin/ — /malë/, on trouve aussi /malin/ — /malë/. Le professeur Zumthor nous signale que les deux mots féminins ont des sens nettement différents: /malin/ 'perverse' — /malin/ 'rusée'. Ne faut-il pas en conclure qu'il existe également deux mots /malê/?
47
LE GENRE : LES FORMES
III. Variation 1.
/-V/ - v / - f /
Après /i/. Exemples : /aktiv/ {activé) — /aktif/ {actif) /naiv/ {naïve) — /naif/ {naïf). L'alternance se présente en outre dans : /brèv/ {brève) — /brèf/ (bref) /nœv/ {neuve) — /nœf/ {neuf) /sôv/ {sauve) — /sôf/ {sauf).
2.
/-œz/ -> /-der/
L'alternance ne se présente que dans des déverbatifs. Exemples : /môkœz/ {moqueuse) — /môkœr/ {moqueur) /razœz/ {rageuse) — /razder/ {rageur).
3.
/-tris/ ->• /-tœr/
Exemples : /évôkatris/ {évocatrice) — /évokatœr/ {évocateur) /révélatris/ {révélatrice) — /révélatœr/ {révélateur)
4. Cas isolé: /-s/ - /-k/
sès/ {sèche) — /sèk/ (iec).
De ces alternances sont productives celles qui ont été mentionnées sous I 1, 2, 3; II 1, 2, 3; III 1, 2, 3. B. Articles
Défini + partitif
Indéfini
/la/ /1(3)/ Remarque: Les combinaisons de mots /a la/, /d(a) la/ alternent avec les mots /ô/, /dii/. /un/
/œ(n)/
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LE GENRE: LES FORMES
C. Pronoms conjoints
/èi/ /la/ ->
absolus
/èl/ -*• /lwi/ sg. et /ce/ pl.
Personnels
Démonstratifs
/s(a)/ 42
adjectivaux
/sèt/
substantivaux
/sèl/ -v /s(a)lwi/ sg. et /sœ/ pl.
adjectivaux
/ma/ ->• /mô/ /ta/ /ta/ /sa/ /sô/
Possessifs substantivaux
Relatifs + interrogatifs
m m /
substantivaux
/mjèn/ -> /mjë/ /tjèn/ -> /tjë/ /sjèn/ -> /sjè/ /lakèl/ -v /l(a)kèl/ Remarque: Les combinaisons de mots /a lakèl/, /d(a) lakèl/ alternent avec les mots /ôkèl/, /diikèl/.
Indéfinis
substantivaux
/tut/
/tus/
Remarque: Les autres pronoms indéfinis, substantivaux et adjectivaux, présentent les mêmes alternances que les adjectifs. Aussi a-t-il paru superflu d'en faire une mention spéciale.
Tout en étant plus simple que la description faite par Marguerite Durand à partir de la forme masculine, la description que nous venons de présenter aux pages précédentes, dépasse de beaucoup en complexité celle qui serait le résultat final de la "description des signes", telle que la conçoit Togeby. "Dans les adjectifs, écrit-il, et en partie dans les pronoms, le masculin extensif est représenté par zéro, le féminin extensif (?) par la désinence -e." 43 Comme Togeby est d'avis qu'on arrive à la description la plus 42
Dans le parler populaire parisien, l'alternance sera plutôt /sta/ -> /s(a)/. P. Fouché, "Les diverses sortes de français au point de vue phonétique", F.M. IV (1936), p. 210: "Ce qui frappe, c'est l'amuïssement de l'è et la prononciation de l'e final du démonstratif féminin cette dans des groupes comme c{e)tte femme, etc." 43 K. Togeby, Structure immanente de la langue française, p. 196.
LE GENRE : LES FORMES
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simple et la plus exhaustive de la langue en divisant l'expression et le contenu séparément et en considérant la description des signes (expression + contenu) comme secondaire, 44 il se contente de donner cette formule sans l'illustrer d'exemples. D'autres passages permettent pourtant d'entrevoir comment une telle description se présenterait. A propos des voyelles nasales, nous lisons: "Les oppositions citées par la phonologie de Prague, comme bo — bon, ne sont que des transcriptions phonétiques de formes fonctionnelles qui se distinguent autrement: /bon/ — /bona/." 43 Ailleurs, le comparatif-superlatif de petit — petite est noté moindre — moindre(e).*6 Le résultat extrêmement simple auquel on aboutirait en décrivant l'opposition masculin — féminin de cette façon, n'est pas dû au choix de la forme de base. Il s'explique par l'idée que les glossématiciens, parmi lesquels se range Togeby, se font de l'analyse linguistique. Rejetant l'analyse de la substance, ils y substituent une analyse fonctionnelle, au sens mathématique de ce terme. 47 Les éléments de l'expression et du contenu découverts à l'aide de l'épreuve de commutation, qui ne permet de reconnaître que des différences, sont définis en termes de relations. Ce n'est qu'en apparence que les termes masculin et féminin, pour désigner les éléments du contenu, et l'emploi de zéro et -e, pour les représenter sur le plan de l'expression, correspondent à quelque chose de positif, à quelque chose de "substantiel". Bien que la désignation des éléments de contenu soit, sans aucun doute, inspirée par la tradition et que celle des éléments d'expression remonte à la substance de la langue écrite, elles sont purement arbitraires. L'emploi de n'importe quels autres symboles est justifié, pourvu qu'ils ne soient pas contraires aux exigences auxquelles, selon Hjelmslev, toute description linguistique doive satisfaire: "The description shall be free of contradiction (self-consistent), exhaustive, and as simple as possible." 48 La simplicité, Togeby y arrive non seulement par l'emploi de -e pour marquer le féminin, mais aussi par ce que Spang-Hanssen appelle "a suitable arrangement of the inventory of expression taxemes", et par l'introduction de phonèmes latents. 49 C'est 44
Ibid., p. 9. Sur l'impossibilité d'analyser le plan du contenu sans recours au plan de l'expression, voir B. Siertsema, A study of glossematics, p. 159: "We cannot possibly analyze the content plane if the expression plane does not furnish us with the necessary keys." 45 K. Togeby, ibid., p. 58. 46 Ibid., p. 192. 47 Ibid., p. 9. 48 L. Hjelmslev, Prolegomena to a theory of language, translated by F. J. Whitfield, p. 6. A la page 62 du même livre, l'auteur suggère que les symboles arbitraires soient choisis d'une telle façon qu'il devienne possible de donner une description aussi simple que possible de la manifestation substantielle des éléments: "The 'algebraic' entities with which the procedure operates have no natural designation, but must of course be named in one way or another; this naming is arbitrary and appropriate, in harmony with the whole character of linguistic theory. In the arbitrariness of the names lies the fact that they do not at all involve the manifestation; in their appropriateness lies the fact that they are chosen so that it becomes possible to order the information concerning the manifestation in the simplest possible way." 49 H. Spang-Hanssen, "On the simplicity of descriptions", T.C.L.C. V (1949), p. 67: "Both from a theoretical and from a practical point of view, considerable importance is attached to the possibility of attaining a simpler description of inflexional and derivative paradigms — more precisely of their
50
l e genre: les formes
ainsi que la décomposition des voyelles nasales en voyelles orales + consonne nasale permet de transcrire l'opposition bon — bonne par /bon/ — /bona/. Et si l'on transcrit petit par /patit/ et grand par /grand/, les oppositions petit — petite, grand — grande deviendront /patit/ — /patita/, /grand/ — /grands/, si bien que le résultat final sera d'une extrême simplicité. Si nous nous sommes refusé à accepter cette méthode de description, si séduisant de simplicité qu'en soit le résultat final, c'est que nous sommes d'opinion que la tâche du linguiste ne consiste pas à réduire la langue à un ensemble de formules algébriques, mais, en ce qui concerne le cas qui nous occupe, à décrire d'une façon non-contradictoire, exhaustive, simple et positive la manière dont les catégories morphologiques du masculin et du féminin s'expriment effectivement dans la langue parlée, et le rôle informatif qu'elles y jouent. C'est ce rôle informatif que nous étudierons dans les deux chapitres suivants.
expression plane — by a suitable arrangement of the inventory of expression taxemes. Here the problem is to reach a simpler description of certain aspects of the pattern of language, whereas the regard to a simple phonetic description concerns certain aspects of usage." Et à la page 69 : "A special form is to work with latent units where it is possible in the listing of the inventory of expression taxemes, to attain a simple description for a special purpose. [...] The aim may also be to effect a simpler description of inflexion and/or derivation paradigms, e.g. the inflexion as to the gender of substantives and adjectives in French."
Ill LE GENRE: FONCTION GRAMMATICALE O U VALEUR SÉMANTIQUE. LES ADJECTIFS, LES ARTICLES ET LES PRONOMS ADJECTIVAUX
La description complète de l'opposition formelle masculin — féminin, telle qu'elle a été présentée dans le chapitre précédent, aurait été impossible, si nous n'avions pas constamment tenu compte de l'opposition de fonction grammaticale ou de valeur sémantique qui y correspond. C'est la présence ou l'absence d'une telle fonction ou d'une telle valeur qui a permis de décider quelles formes méritaient d'être admises dans la description et quelle était la place qui leur revenait. Sans une connaissance préalable de cette fonction ou de cette valeur, il aurait été impossible d'exclure de la description les adjectifs invariables et les formes qui, par suite de leur position, cessent de marquer l'opposition, par ex.: /p(a)tit/ et /sèt/ dans /p(a)titôraz/ (petit orage) — /p(3)titôràz/ (petite orange), /sètôraz/ (cet orage) — /sètôràz/ (cette orangé), ou /I/ dans /lôraz/ (l'orage) — /lôrâz/ (l'orange), etc. Et comment aurait-il fallu faire le départ entre les formes qui, en ce qui concerne la flexion en genre, ne sont que des variantes combinatoires d'ordre syntagmatique, par ex. : /grâ/ et /grât/ dans /grâgarsô/ (grand garçon) — /grâtôm/ (grand homme), et celles qui constituent une opposition d'ordre paradigmatique, par ex. : /grâ(t)/ et /grâd/ dans /grâgarsô/, /grâtom/ (grand garçon), (grand homme) — / grâdfam/, /grâdarmwar/ (grande femme), (grande armoire)! Cependant l'ordre dans lequel nous avons procédé en décrivant d'abord les formes et seulement ensuite la fonction ou la valeur, n'est nullement immotivé. Si, pour que la description des formes soit complète, c'est-à-dire pour qu'elle ne comprenne ni trop ni trop peu de formes, il a été indispensable d'en connaître la fonction ou la valeur, ce sont les différences formelles qui ont permis de reconnaître l'existence des catégories du masculin et du féminin. Des réponses divergentes ont été données à la question de savoir quel est le rôle informatif joué par la flexion en genre. Si nous reprenons le problème, c'est qu'aucune des réponses données jusqu'à présent ne nous paraît tout à fait satisfaisante. Nous commencerons par examiner le rôle de la flexion en genre dans les adjectifs, les articles et les pronoms adjectivaux, qui apparaissent tous dans un groupe dont le noyau est un substantif, pour passer ensuite à l'examen de son rôle dans les pronoms substantivaux, qui n'apparaissent pas dans un tel groupe. A propos d'une remarque de Posner, citée dans un autre rapport: "Furthermore, — the distinction between le and la, son and sa, [pti] and [ptit] etc. serves to indicate the structural class, — 'masculine' or 'feminine', — of the word to which they are
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LE GENRE: FONCTION GRAMMATICALE OU VALEUR SÉMANTIQUE
attached", 1 nous avons déjà déclaré que nous ne croyons pas que ce soit la fonction de l'opposition masculin — féminin d'indiquer le genre des substantifs. Cette opinion de la linguiste anglaise est pourtant partagée par des linguistes français. N'est-ce pas là la conclusion qu'il faut tirer, par exemple, d'une remarque que fait A. Sauvageot sur la neutralisation de l'opposition /p(a)ti/ — /p(a)tit/ devant une voyelle: "Alors en quoi consiste la neutralisation dans un cas semblable et sur quoi porte-t-elle puisqu'elle ne saurait oblitérer l'expression du genre grammatical?" (c'est nous qui soulignons).2 Elle est combattue, à bon droit il nous semble, par Martinet. Celui-ci écrit: "Il est clair qu'employé comme épithète ou comme attribut, l'adjectif, en indo-européen commun aussi bien qu'en français d'aujourd'hui, n'a jamais eu dans ses fonctions de marquer la féminité ou la non-féminité du substantif qu'il accompagnait: pour accorder l'adjectif, dans femme courageuse, il faut savoir que femme est un féminin. Or, non seulement le locuteur, mais toute la communauté sait parfaitement que femme est un féminin. La désinence féminine de l'adjectif épithète ou attribut n'apporte donc aucun élément d'information supplémentaire, et l'accord en genre aboutit, dans ce cas, à un pléonasme de tous les instants."3 Seulement, même si l'on souscrit à l'idée indubitablement juste que la flexion en genre des adjectifs, des articles et des pronoms ne peut pas avoir pour fonction d'informer les usagers de la langue sur le genre des substantifs, on est en droit de se demander s'il faut en conclure, comme Martinet l'a fait à plusieurs reprises, qu'en cas d'accord, la flexion en genre ne donne aucune information. Esquissant le plan d'une étude fonctionnelle du genre grammatical en français, il écrit: "A discriminating and functional approach will, of course, stress the actual lack of function in a large majority of cases, namely when the substantive, whose gender entails some formal modification of articles and adjectives, is present among them (c'est nous qui soulignons). It will take into consideration the somewhat 'pronominal' value gender marks will assume when the substantive is understood or remote in the utterance, and it will take care of occasional lack of gender agreement."4 Or, il est certain que la différence de contenu entre les deux phrases : /sègarsôrèstidjo/ — /sèfijrèstidjôt/ (Ces garçons restent idiots) — (Ces filles restent idiotes) 1
Chapitre II, p. 34. A. Martinet e.a., La notion de neutralisation dans la morphologie et le lexique, T.I.L.P. II (1957), p. 130. 3 A. Martinet, "Le genre féminin en indo-européen : examen fonctionnel du problème", B.S.L.P. 52 (1956), p. 90. 4 A. Martinet, "Realism versus formalism", dans A functional view of language, p. 19. Dans l'article cité dans la note précédente, l'auteur a déjà exprimé la même opinion: "Pour la langue en tant qu'outil de communication, n'a de valeur qu'un trait qui permet, à lui seul, de distinguer entre deux énoncés par ailleurs identiques. Il est clair que, dans ce sens, la distinction entre masculin et féminin n'aurait aucune valeur si elle devait se manifester seulement en référence à des substantifs présents dans le contexte, par exemple dans l'homme courageux, l'homme est courageux, la femme courageuse, la femme est courageuse" (p. 89). 2
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doit être attribuée uniquement à l'emploi respectif de /garsô/ et de /fij/, et non pas, en outre, à une différence sémantique qui correspondrait à la différence formelle /idjô/ — /idjôt/. 5 Mais le fait que, dans les phrases citées, l'apparition de l'une ou de l'autre forme fléchie de l'adjectif est automatique, ne signifie nullement que l'adjectif n'ait pour fonction que d'apporter au contenu de la phrase son sens lexical individuel, qui est identique pour les deux formes, même si l'on emploie le terme fonction avec le sens que lui donne Martinet. Définissant un examen fonctionnel, celui-ci déclare: "un tel examen vise à déterminer dans quelle mesure un fait de langue donné contribue à assurer la compréhension mutuelle." 6 La compréhension mutuelle exige non seulement que l'auditeur saisisse et identifie les mots que le locuteur lui présente successivement, mais encore que celui-ci lui procure les moyens perceptibles qui lui permettent de savoir que ces mots doivent être combinés et comment cette combinaison doit être réalisée. Ces moyens perceptibles dont dispose le locuteur sont au nombre de trois. La combinaison voulue peut être portée à la connaissance de l'auditeur par: 1. des indices fournis par la couche mélodique; 2. l'ordre des mots : la position dans laquelle les mots se trouvent les uns par rapport aux autres dans des ensembles plus grands; 3. un aspect formel des mots utilisés: l'accord et la rection. Loin de manquer de fonction, l'aspect catégoriel par lequel la forme idiots se distingue de la forme idiotes contribue à faire savoir à l'auditeur que cet adjectif doit être mis en rapport avec garçons et aide de cette façon à assurer la compréhension mutuelle. Et la même chose vaut, mutatis mutandis, pour l'aspect catégoriel de la forme idiotes. Ce qui oppose idiots à idiotes n'est pas une différence d'aspect sémantique, mais une différence de fonction syntaxique. Et comme les usagers de la langue ne recourent à ces moyens perceptibles que pour combiner les sens des mots, cette fonction syntaxique est, en fin de compte, une fonction sémantique. 7 Ce serait pourtant une erreur de croire que la seule flexion en genre de l'adjectif ait suffi pour assurer la mise en rapport de idiots avec garçons ou de idiotes avec filles. C'est à dessein que nous avons évité d'écrire que l'emploi respectif de ces formes indique à l'auditeur que l'adjectif doit être combiné avec garçons ou avec filles. Une analyse un peu plus poussée montre incontestablement qu'outre la flexion en genre, d'autres moyens syntaxiques ont dû entrer en jeu pour que le rapport voulu ait pu être établi, et que la flexion en genre n'a fait qu'y contribuer pour sa part. 6 I. Fodor, "The origin of grammatical gender", Lingua 8 (1959), p. 195 : "The grammatical genders or classes do not add any meaning to the nouns that belong to them, or to the words made to agree with the nouns." 6 A. Martinet, "Le genre féminin en indo-européen", p. 83. ' "This connection between meanings is the goal of our use of language. The use of language is not a game of chess, even though it does resemble that in certain aspects. The function of syntactic grouping is not to establish the relations between the forms as such, but, with the aid of formal relations, to effect a semantic connection, i.e. a connection of meanings, in one way or another. And so the function of all syntactic means is in the last resort a semantic one" (A. Reichling, "Principles and methods of syntax: cryptanalytical formalism", Lingua 10 (1961), pp. 1-2).
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Analysant ces garçons restent idiots, en vue de déterminer la fonction de la flexion en genre de l'adjectif, nous sommes parti de la supposition que cette série de mots forme une phrase, qui donnerait une information sur l'idiotie permanente de plus d'un garçon désigné expressément. Cette supposition n'est pourtant aucunement justifiée par le seul fait que les mots : ces — garçons — restent — idiots se succèdent dans cet ordre-ci. Comme Reichling l'a démontré à l'aide d'un exemple hollandais, une succession de mots sans plus est absolument ininterprétable.8 Au lieu d'être une phrase dont le contenu, tel qu'il a été rendu ci-dessus, résulte en partie de la mise en rapport de garçons et idiots, la série de mots ces garçons restent idiots pourrait aussi bien être une simple énumération de mots isolés, employés en supposition matérielle, en réponse, par exemple, à la question: Quels sont les mots par lesquels commencent les vers de cette strophe? Ou encore, une phrase par laquelle le locuteur veut faire savoir à l'auditeur non seulement que plus d'un garçon désigné expressément reste, au lieu de partir, mais aussi qu'il le considère, lui (l'auditeur), comme un idiot: Ces garçons restent, idiot! Ces contenus différents, auxquels on pourrait en ajouter, sans aucun doute, d'autres, ne sont portés à la connaissance de l'auditeur que grâce au fait que la couche mélodique, superposée à la couche verbale9 et fonctionnant en étroite liaison avec celle-ci, fournit les indications supplémentaires, indispensables à la compréhension mutuelle.10 Le rôle décisif qu'il faut prêter à la mélodie pour ce qui est de la mise en rapport de idiots avec garçons, ne permet pourtant pas d'en tirer la conclusion que, dans les phrases choisies comme point de départ, la flexion en genre manque de fonction. La seule chose qu'on puisse prétendre, c'est qu'il s'agit de cas extrêmes, quoique bien fréquents, où les formes alternantes du masculin et du féminin, fonctionnant en dépendance absolue de la mélodie, ne font que confirmer la mise en rapport voulue. Prononcée avec la même mélodie, la phrase : Ces garçons restent imbéciles n'est pas moins claire que : Ces garçons restent idiots malgré l'indifférenciation en genre de l'adjectif. De même, la flexion en genre ne fera que confirmer la mise en rapport voulue 8 A. Reichling, De Taal: Haar Wetten en haar Wezen, dans Verzamelde studies over hedendaagse problemen der taalwetenschap, 3e éd., pp. 53-54. • Avec une certaine hésitation, W. Zwanenburg, Recherches sur la prosodie de la phrase française, p. 46, n. 1, propose ce terme comme traduction du terme hollandais "fatische laag", utilisé par Reichling et Uhlenbeck pour désigner le ou les mots qui forment avec la couche mélodique la phrase. 10 Nous laissons de côté pour le moment la question de savoir si les deux mots /idjó/, employés respectivement dans: Ces garçons restent idiots, et dans: Ces garçons restent, idiot!, doivent être considérés comme des mots identiques.
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lorsque celle-ci est déjà indiquée de façon suffisamment claire par l'ordre des mots. Après avoir entendu dire: Regarde-moi ces jolies filles l'auditeur n'est pas moins sûr que l'adjectif doit être mis en rapport avec le substantif suivant que si le locuteur s'était servi d'un adjectif fléchi en genre : Regarde-moi ces belles filles. II reste pourtant des cas où, la mélodie et l'ordre des mots ne suffisant pas à établir le rapport, il n'y a plus que la flexion en genre de l'adjectif qui permette de saisir avec quoi ce mot fléchi doit être combiné. Passons en revue quelques cas typiques. I a.
/œtabloéungravursarmâ/ (un tableau et une gravure charmants)
b.
/s(a)tablôésètgravursarmàt/ (ce tableau et cette gravure charmante)
c.
/dètablôédègravùrsarmà/ (des tableaux et des gravures charmants)
d.
/dètablôédègravursarmàt/ (des tableaux et des gravures charmantes).
Ces exemples présentent deux substantifs coordonnés, précédés tous les deux d'un article ou d'un pronom adjectival de la même espèce. De ces substantifs le premier est masculin, le deuxième féminin; celui-ci est suivi d'un adjectif. Lorsqu'une telle série de mots lui est présentée, l'auditeur ne pourra en connaître le contenu qu'après avoir appris si l'adjectif doit être combiné avec le dernier substantif seulement ou avec le groupe de substantifs coordonnés. N i la place de l'adjectif ni la mélodie ne lui permettent de trancher la question; le seul indice formel lui est fourni par la flexion en genre de l'adjectif. Alors que la forme masculine /sarmâ/, indifférenciée en nombre dans la langue parlée, lui fait savoir que l'adjectif doit être combiné avec le groupe de substantifs : un tableau et une gravure charmants
la forme féminine /sarmât/ lui fait savoir que l'adjectif doit être combiné avec le dernier substantif seulement: ce tableau et cette gravure charmante.
Si les substantifs sont du même genre ou si le dernier substantif est masculin, la construction sera nécessairement homonymique, par suite de l'indifférenciation en nombre de l'adjectif dans la langue parlée, par ex. :
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un tableau et un meuble charmant(s) /sarmâ/
une gravure et un tableau charmant(s) /sarmâ/. 11
Il y aura toujours homonymie syntaxique12 lorsque l'adjectif, employé dans cette position, est indifférencié en genre, par ex. : /œtablôéùngraviïrromâtik/ (un tableau et une gravure romantique(s)) /ungravuréœtablôromâtik/ (une gravure et un tableau romantique(s)). Mais, alors que l'homonymie syntaxique présentée par un groupe de substantifs coordonnés suivis d'un adjectif indifférencié en genre est due à l'absence de fonction syntaxique qui est la conséquence de cette indifférenciation même, celle que peut présenter un groupe de substantifs coordonnés suivis d'un adjectif fléchi en genre, s'explique, par contre, par le fait que, tout en persistant, la fonction syntaxique correspondant à la flexion en genre peut perdre son efficacité dans certaines conditions. L'ambiguïté qui en découle ne pourra être dissipée que par un recours au contexte, au texte ou à la situation dans lesquels ces constructions homonymiques sont employées. 13 Elle ne pourra jamais être dissipée par un recours au sens des mots en question: celui-ci peut tout au plus suggérer la plus grande probabilité d'une des combinaisons possibles.14 Il reste pourtant un problème à résoudre. Tous ceux qui se sont occupés de l'accord 11 Lorsque la forte cohésion du groupe de substantifs coordonnés est marquée grammaticalement par la non-répétition du déterminatif devant le deuxième substantif, l'adjectif ne peut être mis en rapport qu'avec le groupe entier, par ex : les officiers et soldats courageux. 12 L'existence de ce phénomène, qui occupe une place si importante dans les études syntaxiques actuelles, a été signalée par Ch. Bally, Linguistique générale et linguistique française, 3e éd., §276. Pour désigner le même phénomène, C. F. P. Stutterheim, Taalbeschouwing en taalbeheersing, ch. VIII, parle de "grammaticale homonymie", et N. Chomsky, Syntactic structures, p. 86 sv., de "constructional homonymity". 13 A la différence de Slama-Cazacu, pour qui "le contexte est constitué par tous les moyens — linguistiques ou extra-linguistiques — d'expression (mots, gestes, etc.), mais aussi par la situation tout entière, qui entoure le mot et qui lui en détermine le sens" (T. Slama-Cazacu, Langage et contexte, p. 216), nous réservons, avec Reichling, ce terme aux mots qui entourent un mot donné dans la même phrase, les phrases environnantes constituant le texte, les données extra-linguistiques la situation. 14 E. M. Uhlenbeck, "De beginselen van het syntactisch onderzoek", dans Taalonderzoek in onze tijd, p. 25 : "En examinant les faits, on constate chaque fois de nouveau que ce n'est jamais le sens qui se refuse à être combiné avec d'autres sens" (c'est nous qui traduisons). Voir aussi, du même auteur, "Betekenis en syntaxis", FdL, mai 1964, p. 77.
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en genre ont porté l'attention sur le phénomène de l'accord exclusif de l'adjectif avec le substantif le plus proche. A ce propos von Wartburg et Zumthor écrivent: "Mais souvent, surtout dans la langue littéraire, et lorsque les noms désignent des choses (non des personnes), l'accord de l'adjectif se fait exclusivement avec le nom le plus proche de lui: il montrait un entrain et une ardeur renouvelée. Cette forme d'accord présente l'inconvénient d'entraîner une certaine ambiguïté de sens; aussi n'est-elle bonne que si le contexte permet de saisir clairement le rapport de l'adjectif avec les noms." 15 D'autres auteurs signalent également le phénomène, sans le limiter expressément aux cas où l'adjectif se rapporte à des substantifs désignant des choses. (Il n'est pas question non plus de cette restriction dans un des articles de l'Arrêté ministériel du 26 février 1901 réglant "les examens ou concours dépendant du Ministère de l'Instruction Publique." Cet article, qui forme, pour ainsi dire, la légitimation du phénomène, s'exprime ainsi: "Lorsqu'un adjectif qualificatif suit plusieurs substantifs de genres différents, on tolérera toujours que l'adjectif soit construit au masculin pluriel, quel que soit le genre du substantif le plus voisin. Ex. : appartements et chambres meublés. On tolérera aussi l'accord avec le substantif le plus rapproché. Ex. : un courage et une foi nouvelle"). L'explication de cet accord avec le dernier terme doit être cherchée, selon Bally, dans une préoccupation esthétique de l'usager de la langue: "Si les deux substantifs sont de genres différents et que l'adjectif distingue le masculin et le féminin, la difficulté est encore plus grande : quand l'adjectif suit le substantif féminin, on a le sentiment d'un barbarisme: "un monsieur et une dame élégants", "La musique devient besoin et denrée internationaux" (Nouv. litt. 28-3-31). Il n'est pas rare qu'on s'en tire par un accord unilatéral illogique: "Tout l'ensemble rayonne autour de ce sommet avec un ordre et une symétrie parfaite" (Grammont, Le Français moderne, 6, p. 51)."16 Le fait que certains usagers de la langue répugnent à faire suivre un substantif féminin qui est le dernier d'un groupe de substantifs coordonnés de genres différents, par un adjectif masculin, ne montre-t-il pas que nous ayons été trop catégorique en affirmant que l'emploi de /sarmât/ dans : un tableau et une gravure charmante indique incontestablement que l'adjectif doit être combiné avec le dernier substantif seulement, et que, par conséquent, la façon dont cette mise en rapport a été schématisée, ne soit pas la seule valable? Ne faut-il pas reconnaître que, dans l'usage de certains Français soucieux de beau langage, la construction en question ne présente pas moins un cas d'homonymie syntaxique que : la gravure et le tableau charmant(s) /sarmâ/? Nous ne croyons pas qu'il en soit ainsi. A notre avis la forme féminine fait toujours savoir que l'adjectif doit être combiné exclusivement avec le substantif gravure", le 15 16
W. von Wartburg et P. Zumthor, Précis de syntaxe du français contemporain, 2e éd., §519. Ch. Bally, Linguistique générale et linguistique française, 3e éd., §431.
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contenu du groupe est toujours le même. L'incertitude en ce qui concerne son interprétation exacte n'est pas due au fait que, dans l'usage de certains locuteurs, ce groupe pourrait avoir deux contenus différents, mais au fait qu'il pourrait y avoir une discordance entre son contenu unique et les intentions du locuteur. Des préoccupations esthétiques peuvent décider celui-ci à sacrifier les possibilités d'exactitude que la langue lui offre, s'en remettant à des facteurs linguistiques ou extra-linguistiques extérieurs à la construction du soin de fournir à l'auditeur l'information qui lui permette de saisir ses intentions. II a.
Iunprœvd(3)dévumâétônàt/ (une preuve de dévouement étonnante)
b.
/unprœvd(3)dévumâétônâ/ (>une preuve de dévouement étonnant)
c.
/ œnègzâpl(s)dabnégasj ôétônâ/ (un exemple d'abnégation étonnant)
d.
/œnègzâpl(3)dabnégasj ôétônât/ (un exemple d'abnégation étonnante)
Ces exemples diffèrent de ceux de la première série par le fait qu'un adjectif fléchi en genre est précédé de deux substantifs de genres différents qui forment un groupe de subordination. Ici encore la mélodie et l'ordre des mots ne suffisent pas pour déterminer avec quoi l'adjectif en question doit être combiné. Le seul moyen linguistique infaillible qui permette d'établir le rapport voulu par le locuteur, est la flexion en genre de l'adjectif. Si celui-ci s'accorde avec le substantif qui forme le noyau du groupe, son sens doit être combiné avec le contenu du groupe de substantifs : une preuve de dévouement étonnante.
Si, par contre, l'adjectif s'accorde avec le dernier substantif, son sens doit être combiné avec le sens de celui-ci; le contenu du groupe ainsi constitué sera combiné à son tour avec le sens du premier substantif: une preuve de dévouement étonnant.
Un seul exemple suffira pour montrer que la fonction syntaxique de la flexion sera inefficace, et la construction nécessairement homonymique, lorsque les deux substantifs ont le même genre:
une preuve d'abnégation étonnante.
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Parlant des adjectifs nommant une couleur, H0ybye se contente de signaler que "si l'on joint des adjectifs indiquant une couleur à des combinaisons comme une robe de velours, ils se réfèrent d'ordinaire au mot qui indique la matière, l'étoffe: une robe de velours vert".17 A propos du même exemple, Blinkenberg déclare, par contre: " L a distinction de sens peut être insignifiante; dans ce cas on préférera l'accord avec le terme le plus rapproché." 18 Ce commentaire nous semble peu satisfaisant: ce n'est pas l'insignifiance de la différence sémantique qui fait préférer l'accord avec le dernier terme dans des constructions de ce genre. Si des groupes tels que : une robe de velours vert; un manteau de soie verte s'emploient plus fréquemment que les groupes : une robe de velours verte; un manteau de soie vert qui, d'ailleurs, ne sont nullement exclus, cela prouve uniquement qu'en général, les usagers de la langue attachent manifestement plus d'importance à faire savoir la couleur de la matière dont l'objet a été fait que la couleur de l'objet lui-même. Ce que les exemples cités sous I et II ont en commun, c'est que l'auditeur a dû suspendre la mise en rapport définitive jusqu'à ce que l'adjectif lui ait été présenté. Qu'il ait pu le faire, cela tient au principe du "prâsentielle Gleichwertigkeit" des parties d'un énoncé. Ce principe, sur lequel Stenzel et Reichling ont attiré l'attention il y a plus de trente ans déjà, Uhlenbeck le définit de la façon suivante : "This principle that we may baptize the principle of sustained memory holds that a certain number of elements following one other linearly, may remain unconnected and kept present, until an element or elements appearing in the utterance much later can be connected with them." 1 9 I l l a.
/lègarsôsamuzavèklèfijsarmâéœrœkômtuzur/
(les garçons s'amusent avec les filles, charmants et heureux comme toujours) b.
/lègarsôsamùzavèklèfijsarmâtéœrœzkômtuzur/
(les garçons s'amusent avec les filles, charmantes et heureuses comme toujours). Alors que dans les cas précédents l'adjectif fléchi en genre faisait suite à des substantifs qui étaient dans un rapport de coordination ou de subordination, et que l'adjectif devait être combiné soit avec le dernier substantif, soit avec le groupe entier, un tel rapport est absent dans les phrases citées ci-dessus. L'adjectif doit être combiné avec l'un ou avec l'autre substantif et c'est de nouveau la flexion en genre qui est seule à signaler de façon certaine laquelle des deux combinaisons possibles le locuteur a 17 18
19
P. H0ybye, L'accord en français contemporain, §66. A. Blinkenberg, Le problème de l'accord en français moderne, §133.
E. M. Uhlenbeck, "An appraisal of transformation theory", Lingua 12 (1963), p. 13.
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eue en vue et, par conséquent, quel est le contenu de la phrase. Cp. la phrase homonymique: /lègarsôsamuzavèklèfijèspjèglégékomtuzur/ (les garçons s'amusent avec les filles, espiègles et gai(é)s comme toujours). IV a.
/sètfamalèrmésâ/ {cette femme a l'air méchant)
b.
/sètfamalèrmésât/ (cette femme a l'air méchante).
Comparant, dans les paragraphes intitulés: Changement d'accord par métanalyse, les phrases: Elle a l'air méchant — Elle a l'air méchante Blinkenberg écrit: "Les regroupements syntactiques jouent un grand rôle dans la question de l'accord. Voici un premier exemple, souvent mentionné, de cette forme de métanalyse: Elle a l'air méchant -* Elle a l'air méchante. L'adjectif, d'abord épithète, est devenu attribut du sujet de la phrase; le groupe air méchant s'est dissous, et il s'est formé un nouveau groupe central a l'air avec fonction copulative. Notons ceci qui est important pour bien comprendre la naissance du regroupement: les deux analyses coexistent au masc. sg. : Il a l'air méchant. La métanalyse suppose en effet une même forme analysable de deux façons. C'est la phrase à double sens qui est le point de départ et le pivot du mouvement qui amène le regroupement, comme c'est la phrase à double forme qui en est le point d'arrivée. On n'explique aucune métanalyse sans s'appuyer sur des exemples équivoques, on ne prouve la métanalyse que par des exemples univoques ... La coexistence des deux formes elle a l'air méchant — elle a l'air méchante permet une légère différenciation du sens, que certains ne manquent pas d'essayer d'ériger en système. La métanalyse en elle-même suppose une conception plus simpliste; sans cela elle n'aurait pas eu lieu."20 Les lignes citées donnent lieu à plusieurs objections. Si l'on admet que la naissance du regroupement syntactique suppose l'existence d'une construction homonymique à double contenu, il est difficile de comprendre pourquoi l'auteur hésite à suivre ceux qui essayent d'ériger en système cette différence de contenu.21 N'est-ce pas un bon 20
A. Blinkenberg, Le problème de l'accord en français moderne, §35. Voir, par exemple, W. von Wartburg et P. Zumthor, Précis de syntaxe du français contemporain, 2e éd., §523: "avoir l'air: l'adjectif s'accorde soit avec le sujet, soit avec air, selon le sens que l'on prête à l'expression: elle a l'air bonne ( = elle semble bonne); — elle a l'air bon ( = son apparence 21
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principe de méthode que d'accepter, jusqu'à preuve du contraire, qu'une différence de forme qui n'est pas due à des conditions syntagmatiques, implique une différence sémantique. D'autre part, il nous semble que l'équivoque de la phrase : Il a l'air méchant ne peut nullement aider à expliquer la métanalyse, puisque cette équivoque est due, elle aussi, à la métanalyse qu'elle devrait expliquer. Or, l'auditeur pourra seulement envisager la possibilité que cette phrase soit équivoque s'il sait, grâce à la coexistence de: Elle a Vair méchant — Elle a Vair méchante que méchant peut être combiné avec air ou avec il. Quoi qu'il en soit de l'explication historique, toujours est-il que, du point de vue synchronique, l'emploi respectif de méchant ou de méchante après elle (cette femme) a Vair ... indique à lui seul avec quel mot l'adjectif doit être combiné. Cette différence de connexion syntaxique va de pair avec une différence sémantique du groupe a Vair. Alors que ce groupe constitue dans : Elle a Vair méchant un syntagme libre dont le contenu peut être inféré directement de la combinaison donnée des éléments dont il se compose, il doit être considéré dans : Elle a Vair méchante comme une locution toute faite dont les éléments n'offrent plus un aspect sémantique que s'ils se produisent dans la combinaison donnée : il s'agit de la combinaison inchangeable des mots avoir (et toutes les formes appartenant au paradigme de ce verbe) Vair, qui a un contenu figé.22 De tout ceci il résulte un contenu différent de la phrase entière, si peu important qu'il puisse être pour l'interprétation finale de celle-ci. Dans les phrases et les groupes étudiés jusqu'ici, c'était toujours la flexion en genre d'un adjectif qui donnait une indication certaine sur la structure syntaxique. Beaucoup extérieure est celle de la bonté)." Après avoir constaté que "la tendance actuelle est de faire l'accord avec le sujet", Grevisse écrit : "a) Quand on fait l'accord avec air, c'est qu'on donne à ce nom le sens de 'mine, physionomie'; on pourrait dire alors: "avoir un air ..." : b) Quand on fait l'accord avec le sujet, c'est qu'on prend "avoir l'air" comme synonyme de 'sembler, paraître'" (M. Grevisse, Le bon usage, 8e éd., §386). 22 Au sujet de ces locutions, Bally écrit: "Il y a encore homonymie quand une locution toute faite a la même forme qu'un syntagme libre; comparez "Il fait trop chaud, y'« n'y tiens plus" (locution), et "Je me défais d'un bijou de famille parce que je n'y tiens plus" (syntagme). On peut ranger dans cette classe des locutions plus ou moins stéréotypées et leurs correspondants au sens propre, p. ex. mettre de l'eau dans son vin (à table) et mettre de Veau dans son vin ( = "se modérer")" (Linguistique générale et linguistique française, 3e éd., §277). Le caractère sémantique particulier de ces combinaisons a amené de Groot à parler, d'ailleurs à tort, de combinaisons de mots qui ont le sens d'un mot ("woordcombinatie met woordbetekenis", A. W. de Groot, Inleiding tôt de algemene taalwetenschap tevens inleiding tôt de grammatica van het hedendaagse Nederlands, p. 257).
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plus rares sont les cas où c'est la flexion en genre de l'article ou du pronom adjectival qui est seule à faire savoir avec quel mot il doit être combiné. En voici quelques exemples choisis dans la documentation réunie par H0ybye et par Grevisse 23 : Sa phrase s'achève en un espèce de murmure ... Ce canaille de gamin On n'ose pas remuer à cause de ce saloperie de vent. Avec Hoybye nous croyons que la comparaison avec une espèce de murmure, cette canaille de gamin, cette saloperie de vent, qui, loin d'être exclus, sont considérés comme plus corrects et recommandés dans l'enseignement, n'oblige pas à parler d'un changement de genre (comme le fait Nyrop) ou de partie du discours du premier substantif. L a différence entre un espèce de murmure et une espèce de murmure réside dans une différence de structure syntaxique, qui est marquée par l'emploi respectif de un et une. Alors que dans le premier groupe un et espèce de doivent être combinés avec murmure qui en est le noyau, ce sont une et de murmu req douiivent être combinés avec espèce, noyau du deuxième groupe. La même constatation peut être faite au sujet des deux autres exemples. Si, donc, la différence de structure syntaxique se laisse facilement reconnaître, il est plus difficile de savoir si elle correspond à une différence de contenu du groupe et en quoi celle-ci consiste. Grevisse a sans doute raison d'affirmer que espèce de du premier exemple équivaut, du point de vue sémantique, à 'certain', mais ni lui ni aucun autre grammairien ne nous renseignent sur une différence sémantique éventuelle entre ce canaille de gamin et cette canaille de gamin, ce saloperie de vent et cette saloperie de vent. Comme, d'autre part, les locuteurs français que nous avons interrogés à ce sujet sont loin d'être unanimes, nous renonçons à donner une réponse définitive, bien que nous soyons tenté de croire que ce canaille de gamin, ce saloperie de vent ont une plus grande charge d'affectivité. Quelle est la conclusion qui peut être tirée de l'examen effectué jusqu'ici? Là où l'emploi de la forme masculine ou féminine de l'adjectif, de l'article ou du pronom adjectival est imposé au locuteur par l'élément avec lequel il veut que le mot fléchi en genre soit mis en rapport, la flexion en genre, loin de manquer de fonction, correspond toujours à une fonction syntaxique. Pour superflue qu'elle puisse être dans beaucoup de cas, elle n'en fournit pas moins à l'auditeur un indice formel qui permet à celui-ci de réaliser la mise en rapport voulue. Cette fonction syntaxique peut se définir ainsi : La forme féminine s'emploie lorsque le mot en question doit être mis en rapport avec un substantif féminin, avec un groupe de substantifs féminins coordonnés, avec un groupe de substantifs subordonnés dont le noyau est un substantif féminin, avec un mot, autre qu'un substantif, qui est lui-même de forme féminine (par ex. : elle, celle-ci), pourvu qu'ils soient employés 23
P. Heybye, L'accord en français contemporain, §§349-350. M. Grevisse, Le bon usage, 8e éd.,
§303 Rem. 2, n. 2.
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en supposition formelle. Lorsqu'ils sont employés en supposition matérielle, c'est toujours la forme masculine qui apparaîtra, par ex. : "la fille" n'est pas admis ici ce "chaise" n'est pas très beau. Si nous désignons par A l'ensemble des éléments avec lesquels une forme féminine peut être mise en rapport, la fonction syntaxique correspondant à la forme masculine se définit ainsi: La forme masculine s'emploie lorsque le mot en question doit être en rapport avec un élément qui n'appartient pas à A. Il faut noter cependant que c'est pour des seules raisons de concision que nous avons préféré formuler en termes négatifs la fonction syntaxique correspondant à la forme masculine. Il n'en reste pas moins que cette forme, tout aussi bien que la forme féminine, donne à l'auditeur un indice positif quant à l'élément avec lequel le mot qui la présente doit être mis en rapport. Par là elle se distingue d'une forme indifférenciée en genre ; celle-ci ne donne aucune information sur une combinaison éventuelle avec un autre élément de la phrase. 24 La plupart des grammaires contiennent des listes plus ou moins longues de substantifs homonymes qui ne se distinguent que par une différence de genre.25 Parmi ces homonymes, que Duchâcek appelle des homonymes grammaticaux, 26 il y en a qui ne présentent aucun rapport, ni diachronique ni synchronique, par ex. : le livre le moule le somme le vase
— — — —
la la la la
livre moule somme vase
d'autres qui présentent un rapport diachronique, par ex. : le pendule le manche le mode le voile 24
— — — —
la la la la
pendule manche mode voile27
II est vrai que cette définition ne recouvre pas tous les emplois automatiques de la forme masculine. Elle ne rend pas compte, par exemple, de l'emploi quasi prépositionnel de plein dans une phrase telle que: Il a de la bière plein sa cave. Il nous semble pourtant que la validité de la définition n'en est nullement infirmée. Une langue est à chaque moment de son existence le produit d'une évolution, et lorsque le linguiste qui en fait une description synchronique a examiné l'usage normal et fixé celui-ci dans une définition, il est fort possible qu'il reste un résidu de cas marginaux, qu'il n'aura qu'à reconnaître comme tels. 25 Voir e.a. M. Grevisse, Le bon usage, 8e éd., §§250-251. 26 O. Duchâcek, "L'homonymie et la polysémie", V.R. 21 (1962), p. 51. 27 C'est à tort, nous semble-t-il, qu'Ullmann continue à considérer ce cas comme un cas de polysémie, ainsi que le passage suivant le montre: "In addition to context there are a number of special safeguards which help to mitigate the consequences of polysemy. The scope of these devices is limited, but they are highly effective whenever they come into play: (1) In languages with grammatical
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d'autres, finalement, dans lesquels un rapport synchronique se laisse toujours reconnaître, par ex. : le trompette — la trompette le critique — la critique le vapeur — la vapeur. Et les listes s'allongeraient encore considérablement si l'on y ajoutait les homonymes qui, tout en n'étant pas homographes, sont identiques dans la prononciation, par ex. : le maire le poids le père le pot
— — — —
la mère la poix la paire la peau.
La question qu'il faut se poser est la suivante : L'existence de ces homonymes "grammaticaux" n'oblige-t-elle pas à admettre que, outre la fonction syntaxique que nous lui avons attribuée dans le cas d'accord, la flexion en genre a encore parmi ses fonctions celle de différencier les homonymes? C'est là l'opinion de Frei: "Ainsi une des fonctions actuelles du genre, catégorie en grande partie inutile au point de vue sémantique, est la différenciation des homophones : le père/la paire, le maire/la mère, le livre/la livre, etc."28 Dans une étude parue récemment, Dubois exprime la même idée. Après avoir opéré, sur la base de commutations et de transformations, une division des substantifs en deux classes que, pour éviter le malentendu qui pourrait être créé par les termes animé et inanimé, il appelle la classe A et la classe I, il constate que la flexion en genre peut avoit une fonction distinctive, puisque l'opposition de genre permet de distinguer deux homonymes de la classe I ou deux homonymes dont l'un appartient à la classe A et l'autre à la classe I {le mousse/la mousse, le manœuvre/la manœuvre).29 Personne ne niera qu'après avoir entendu /lavwal/ {la voile), l'auditeur sait que le locuteur a voulu lui parler d'une 'toile forte, que l'on attache aux vergues d'un mât pour recevoir le vent et faire avancer le vaisseau' {voile 1), et non pas d'une 'étoffe destinée à couvrir ou à protéger' {voile 2). Seulement, il n'obtient pas cette connaissance parce que la appartient à une catégorie morphologique opposée à celle dont fait partie le, mais parce que le et la constituent avec les substantifs phonologiquement identiques /vwal/ les groupes différents /l(a)vwal/ et /lavwal/ qui lui permettent d'identifier /vwal/ soit comme voile 1 soit comme voile 2. En tant que membres de catégories morphologiques opposées le et la remplissent toujours auprès des homonymes la fonction syntaxique qui correspond à leur flexion en genre lorsqu'ils sont employés en combinaison avec un substantif à genre fixe. gender, this can be used to differentiate between meanings of the same word: French le pendule 'pendulum' — la pendule 'clock', le manche 'handle' — la manche 'sleeve';... (S. Ullmann, Semantics. An Introduction to the Science of Meaning, p. 169). 28 H. Frei, La grammaire des fautes, p. 73. 28 J. Dubois, Grammaire structurale du français, p. 58.
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Au début de ce chapitre nous avons cité un passage dans lequel Martinet décrit comment devrait procéder celui qui entreprend une étude fonctionnelle de la flexion en genre. Non seulement il devrait signaler le manque de fonction dans les cas où le substantif, présent dans le groupe ou dans la phrase, entraîne une modification de la forme des articles et des adjectifs, et prendre en considération la valeur quelque peu "pronominale" que prend la flexion lorsque le substantif est sous-entendu ou se trouve à une place éloignée dans l'énoncé, mais il devrait s'occuper aussi du cas exceptionnel où l'accord en genre fait défaut. Ce cas exceptionnel se présenterait uniquement lorsque elle "is [...] used in reference to females who, in the same context, have been designated by means of a masculine noun. A female physician is normally referred to as un docteur, but this never entails the use of the masculine pronoun il. In a sentence like Le docteur est arrivé; elle est dans le salon, there is no doubt that the pronoun refers to the sex of the person and not to the gender of its nominal designation." 30 Si, d'une part, nous ne croyons pas que la flexion en genre des articles et des adjectifs s'accordant avec un substantif manque de fonction, nous nous demandons, d'autre part, si les cas où l'accord en genre fait défaut sont aussi exceptionnels que le prétend l'éminent linguiste français. Grevisse énumère, dans Le bon usage, une série de substantifs désignant des personnes : adversaire artiste camarade complice concierge
élève enfant esclave libraire locataire
partenaire pensionnaire propriétaire secrétaire touriste, etc.
qui "changent de genre sans changer de forme; c'est l'article (ou un déterminatif, ou parfois l'attribut) qui indique le genre." 31 La liste donnée par Grevisse n'est aucunement exhaustive. Elle ne peut pas l'être parce qu'il s'y ajoute sans cesse de nouveaux substantifs, dont la plupart appartiennent aux séries ouvertes des formations en -aire et, surtout, en -iste. Plus les femmes vont exercer de professions réservées autrefois aux hommes et plus les professions nouvellement créées sont exercées par les femmes aussi bien que par les hommes, plus la liste aura de chances de s'allonger. Voici encore quelques exemples recueillis par Stehli : dentiste architecte comptable fleuriste céramiste 50 31 32
clarinettiste philologue romaniste interprète journaliste
reporter propagandiste diplomate parachutiste missionnaire, etc.32
A. Martinet, "Realism versus formalism", dans A functional view of language, p. 18. M. Grevisse, Le bon usage, 8e ed., §248. W. Stehli, Die Femininbildung von Personenbezeichnungen im neuesten Französisch,
passim.
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Si l'on s'en tient à la langue parlée, on peut encore ajouter : /abôné/ (abonné(e)) /député/ (député(e)) /priœr/ (prieur(e)) /ami/ (ami(e)), etc.33 Quelle est la place qu'il faut attribuer à ces mots dans la classe des substantifs? Faut-il penser qu'ici encore, nous ayons affaire à des homonymes "grammaticaux", à des mots différents malgré l'identité formelle, dont l'un serait masculin et l'autre féminin? Ou est-il question de mots qui gardent, outre leur identité formelle, leur identité sémantique, qu'ils soient accompagnés d'une forme masculine ou d'une forme féminine, et qui se soustraient, par conséquent, à la classification des substantifs en masculins et en féminins? A en juger d'après la façon dont il conçoit un examen fonctionnel de la flexion en genre, Martinet paraît avoir opté pour la première possibilité. Cela ressort encore plus nettement d'une étude du même auteur, parue quelques années auparavant, dans laquelle il déclare : "La distinction entre le masculin et le féminin ne serait pertinente que, pour ainsi dire, par raccroc, dans le cas d'homophones de genres différents: voile blanc, voile blanche, Vami italien, l'amie [ami] italienne."3i Or, il nous semble que /ami/ est considéré indûment comme la forme identique de deux mots de sens différents, comme c'est le cas pour /vwal/. Dans la langue parlée, il n'existe pas plus deux mots /ami/ qu'il n'existe, ni dans la langue parlée ni dans la langue écrite, deux mots esclave, ainsi que le prouve la phrase suivante, qui serait impossible, si l'on remplaçait esclave par voile : Mais les Grecs ils ne s'embarrassaient pas comme ça, ils allaient au marché aux esclaves et ils s'en ramenaient un ou une, comme ça pour le plaisir en toute simplicité,35 Rien ne nous interdit, par contre, d'admettre qu'il existe, à côté des substantifs masculins et des substantifs féminins, une troisième catégorie de substantifs, qui se distingue des deux autres par le fait que les substantifs qui en font partie peuvent être accompagnés de l'une ou de l'autre forme fléchie en genre de l'article, etc. et que, de ce fait, nous appellerons, par la suite, la catégorie des substantifs agénériques. Il reste à déterminer quel est le rôle informatif joué par les formes fléchies en genre auprès des substantifs appartenant à cette catégorie. Il sera évident qu'elles ne pourront pas avoir la fonction syntaxique qu'elles remplissent auprès des substantifs à genre fixe, fonction dont nous avons donné plus haut la définition. Si le même 33
La phrase: Il a fini par se faire des amis et des amies, relevée dans un dialogue de roman (G. Simenon, Maigret et le fantôme, p. 130), serait étrange, sinon impossible, dans une conversation parlée, à moins que l'on ne crée une distinction artificielle entre les deux substantifs en prononçant le second [amis], 34 A. Martinet, "Le genre féminin en indo-européen, B.S.L.P. 52 (1956), p. 89. 36 Chr. Rochefort, Stances à Sophie, p. 162.
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substantif peut être accompagné d'un article ou d'un adjectif masculin ou féminin, par ex. : le concierge — la concierge les concierges hargneux — les concierges hargneuses la flexion en genre ne pourra jamais indiquer pas plus que l'indifférenciation en genre, que l'article ou l'adjectif où elle figure doit être combiné avec le substantif en question. Cependant, lorsque, dans La Chute de Camus, l'avocat dit à son interlocuteur de rencontre : Pour être connu, il suffit en somme de tuer sa concierge36 celui-ci sait avec certitude qu'il est question d'une 'personne de sexe féminin qui a la garde d'un immeuble'. Cette information, il l'a obtenue grâce au fait que le locuteur a employé sa, au lieu de son, devant le mot concierge. La même information lui serait donnée par l'emploi de bonnes, au lieu de bons, dans : les concierges ne sont pas bonnes. Les deux phrases citées contiennent un aspect sémantique 'de sexe féminin', qui correspond à un aspect catégoriel de la forme des mots /sa/ (sa) et /bon/ (bonnes), à savoir la modification /©/ /a/ ou /ô/ -* /on/. Cependant, l'information obtenue de la sorte n'est pas une information indépendante: /ô/ -» /a/, /ô/ -» /on/ ne signifient pas 'de sexe féminin', ils ne donnent cette information qu'à travers les mots où ils se présentent : nous avons affaire à une valeur sémantique. Cette valeur sémantique ne fait pas partie de l'aspect sémantique du mot à travers lequel elle est portée à la connaissance de l'auditeur, comme c'est le cas, par exemple, dans lionne: sa ne nous apprend rien sur le sexe du possesseur, et bonnes n'indique pas la féminité de la qualité nommée par l'adjectif. Comme nous l'avons déjà dit, dans l'introduction, à propos de l'opposition petit camarade — petite camarade,37 cette valeur sémantique fait partie de l'aspect sémantique du groupe ou de la phrase contenant le substantif agénérique auquel ces mots fléchis en genre se rapportent. Le remplacement de sa par son et de bonnes par bons entraînerait un changement de contenu. Celui-ci ne pourrait pas être décrit comme le passage de la valeur sémantique 'de sexe féminin' à la valeur sémantique 'de sexe masculin'. Alors que, en effet, l'aspect catégoriel de la forme féminine fait savoir qu'il est question d'une ou de plusieurs personnes de sexe féminin, celui de la forme masculine fait savoir qu'il n'est pas exclusivement question de personnes de sexe féminin. Cette valeur sémantique 'non seulement de sexe féminin' peut être interprétée à l'aide de données linguistiques ou extra-linguistiques supplémentaires comme 'de sexe masculin' ou 'de l'un et/ou de l'autre sexe'. Comparez: 36 37
A. Camus, La chute, p. 33. Chapitre I, p. 16.
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Notre concierge est très négligent Ces concierges sont très actifs Le concierge parisien doit travailler dur. Ce qui distingue la forme masculine de la forme indifférenciée en genre employée auprès d'un substantif agénérique, c'est que celle-ci ne fournit aucune information sur le sexe. Il est bien possible qu'après avoir entendu dire: Les concierges n'ont pas été très aimables l'auditeur sache que c'est l'amabilité de concierges de sexe féminin qui est mise en question. Mais, à la différence de ce qui a été constaté à propos des phrases étudiées plus haut, il n'y a rien dans la forme de cette phrase-ci qui ait pu lui offrir l'information sur le sexe des personnes en question. Le contenu de la phrase ne comprend nullement l'aspect sémantique 'de sexe féminin' : cette connaissance, l'auditeur la doit uniquement à son interprétation de ce contenu selon la situation dans laquelle la phrase a été prononcée. La valeur sémantique qui correspond à la forme fléchie en genre des mots se rapportant à un substantif agénérique, se laisse discerner encore dans les phrases où un adjectif variable en genre se rapporte à un pronom personnel de la première ou de la deuxième personne ou au pronom indéfini on, qui ne sont utilisés que pour indiquer des personnes.38 Exemples: je suis petite tu es petite nous sommes petites il vous trouve petites on est petite
— — — — —
je suis petit tu es petit nous sommes petits il vous trouve petits on est petit.39
La dernière catégorie de mots auprès desquels les formes fléchies en genre qui s'y rapportent donnent une information sur le sexe, est la catégorie des noms propres désignant des personnes, par ex. : 38 La validité de l'affirmation que les pronoms personnels de la première et de la deuxième personne et on indiquent toujours des personnes, n'est pas remise en question par le fait que, par exemple, un poète pourrait s'adresser à la lune, astre asexué, en disant: Tu es belle et froide. L'emploi d'une telle phrase dans la situation donnée impliquerait que l'objet à qui on s'adresse a été personnifié, et qu'on lui a attribué un sexe, dont le choix a été déterminé par le genre du substantif qui le désigne. 39 Remarquez l'information différente que l'on obtient par l'emploi respectif d'un adjectif féminin et d'un adjectif masculin se rapportant à on dans les deux phrases suivantes, prêtées au même personnage féminin:
La vérité c'est que dès qu'on tombe amoureuse on devrait mettre des boules quiès. Ce qu'il faut quand on est amoureux c'est non seulement des boules quiès dans les oreilles mais aussi du sparadrap sur la bouche. (Chr. Rochefort, Stances à Sophie, p. 8 et p. 18).
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Dupont est contente — Dupont est content Claude est contente — Claude est content Dupont et Durand sont contentes — Dupont et Durand sont contents. Il y a pourtant une différence importante avec les cas précédents. Alors que les substantifs agénériques et les pronoms je, tu, nous, vous et on portent eux-mêmes à la connaissance de l'auditeur qu'il est question d'une personne, il n'en est rien quant aux noms propres. Avant de pouvoir tirer de la forme fléchie en genre une indication sur le sexe, l'auditeur doit avoir appris par d'autres voies que le nom propre désigne une personne. Mais du moment que le nom propre a été interprété comme un nom de personne, la forme fléchie ne peut pas manquer de donner une telle indication. Il n'y a pas de nom propre de personne qui soit nécessairement accompagné d'une des deux formes fléchies à l'exclusion de l'autre. Bien qu'elles soient sans doute plus inattendues, les phrases : Jean est belle Marie est beau ne sont pas moins correctes du point de vue linguistique que: Jean est beau Marie est belle. La probabilité plus grande des deux dernières phrases est uniquement due au fait que Jean est un nom qu'on donne le plus souvent à un garçon, tandis que Marie désigne le plus souvent une fille. Il suffit pourtant d'un caprice de parents non-conformistes ou d'une tradition de famille pour qu'une fille soit baptisée Jean ou un garçon Marie. Après avoir conclu à l'insuffisance des définitions de l'accord proposées par Marouzeau et par H0ybye, Blinkenberg en donne lui-même la définition suivante : "L'accord est ce phénomène morpho-syntactique qu'un mot qui sous forme de prédicat ou d'épithète détermine un autre mot de la même phrase est déterminé morphologiquement par la forme et/ou le sens du mot qu'il détermine syntactiquement." Cette définition l'amène à distinguer trois sortes d'accord : 1. l'accord déterminé par la forme et le sens : accord complet, par ex. : le père — la mère; 2. l'accord déterminé par la forme : accord avec le terme ou accord formel, par ex. : le fauteuil — la chaise ; 3. l'accord déterminé par le sens: accord avec le sens, par ex.: le concierge — la concierge.40 D'après cette définition, et les distinctions qui en découlent, la plupart des cas où la flexion en genre correspond à une valeur sémantique, seraient à considérer comme des 40
A. Blinkenberg, Le problème de l'accord en français moderne, §11.
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cas d'accord avec le sens. Or, il nous semble que ce n'est pas un aspect sémantique du mot auquel le mot fléchi en genre se rapporte, qui détermine la forme de celui-ci. Au contraire, c'est l'emploi libre d'une forme masculine ou féminine auprès d'un mot formellement et sémantiquement identique qui détermine le contenu du groupe ou de la phrase dont ce mot fait partie. Aussi préférons-nous qualifier cet emploi libre non pas comme un cas d'accord avec le sens, mais comme un cas de non-accord. Outre le cas de non-accord, il y a lieu de distinguer ce que nous serions porté à appeler le cas de désaccord. Celui-ci se présente lorsqu'un usager de la langue combine un mot de forme féminine avec un substantif masculin désignant une personne ou utilisé occasionnellement pour désigner une personne, et ajoute de cette façon l'aspect sémantique 'de sexe féminin' au contenu du groupe ou de la phrase. Voici quelquesuns des exemples réunis par Heybye dans les paragraphes consacrés aux "substantifs masculins traités comme féminins", où ils se trouvent d'ailleurs mêlés à des exemples que nous considérerions plutôt comme des cas de non-accord: 41 a. On ne saurait vous dire comment les deux trésors sont mignonnes. b. Louise ne pouvait savoir à quelle crise morale était en proie la célèbre confrère. c. Thérèse: — Comme vous êtes drôle tout d'un coup! ... Allons, où étiez-vous? D'Auberval (sombre): — Au cercle ... Thérèse : — Est-ce que votre cercle est brune ou rousse? D'Auberval: — Ne plaisantez pas. (O. Mirbeau, Le foyer, II) d. Mme L. vient d'être nommée conservateur adjointe du musée. e. L'orateur n'est ni jeune ni belle. f. Ce nom d'Elodie, la possesseur ne l'avouait point. g. On n'a noté qu'une seule médecin auxiliaire dans les hôpitaux du front.*2 Ce qui fait la différence entre le non-accord et le désaccord, c'est que le non-accord, l'emploi libre d'une forme masculine ou féminine auprès d'un substantif agénérique, de certains pronoms ou d'un nom propre désignant une personne, est conforme aux habitudes de tous les membres de la communauté linguistique. Le désaccord, l'emploi d'une forme féminine auprès d'un substantif masculin, représente, par contre, toujours 41
P. Haybye, L'accord en français contemporain, §§30-34. Le terme désaccord a été réservé à dessein pour les cas où l'emploi d'une forme féminine se rapportant à un substantif masculin ajoute un aspect sémantique 'de sexe féminin' au contenu du groupe ou de la phrase. Il ne s'applique donc pas à la combinaison d'une forme masculine avec un substantif féminin désignant une personne de sexe masculin, par ex. : un ordonnance au lieu de une ordonnance, ou d'une forme féminine avec un substantif masculin désignant exclusivement une personne de sexe féminin, par ex. : une laideron au lieu de un laideron. Le remplacement de la forme féminine par la forme masculine, et inversement, n'entraîne aucun changement de contenu. Il ne faut y voir que l'indice d'une tendance, entravée sans doute par l'enseignement grammatical, à conformer ces cas exceptionnels au classement de la quasi-totalité des substantifs à genre fixe désignant des personnes dans l'un ou l'autre genre d'après le sexe. 42
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un écart individuel de la norme ou, comme l'a formulé Reichling, du "whole of ordered 'impulses', as it were, according to which we act in the use and building of our language-products". 43 Cet écart de la norme, dont la nature même du système de la langue offre la possibilité et qui attirera toujours l'attention par son caractère inopiné, peut être inspiré par la recherche évidente d'un eiïet comique, ainsi que le fragment de la pièce de Mirbeau le montre nettement. Il peut être inspiré aussi par le simple souci d'une plus grande clarté, bien que, dans ce dernier cas, il soit parfois difficile de dire pourquoi l'usager de la langue n'a pas choisi la solution que les habitudes linguistiques communes sembleraient lui imposer. Il est vrai que la formation de médecine 'médecin de sexe féminin' est entravée par l'existence de médecine 'science médicale' et que les noms d'agent en -seur formés sur la base morphologique du latin, tels que possesseur,44 ne permettent pas la formation d'un dérivé féminin, mais rien n'empêcherait de former, sur orateur, oratrice, qui serait tout à fait conforme aux habitudes dérivatives du français. Si nous récapitulons ce que l'examen de la flexion en genre des adjectifs, des articles et des pronoms adjectivaux nous a appris jusqu'ici, nous arrivons à la conclusion suivante. A côté des cas où l'emploi de l'un ou de l'autre mot fléchi est automatique, a été imposé au locuteur par l'élément avec lequel il a voulu le mettre en rapport, il y en a d'autres où cet emploi n'a pas été conditionné par l'élément auquel le mot fléchi se rapporte, mais où il a dépendu du libre choix du locuteur. Tandis que, dans le premier cas, la différence catégorielle formelle correspond à une différence de fonction syntaxique, elle correspond, dans le second cas, à une différence de valeur sémantique. Dans les deux cas, la flexion en genre contribue, à travers le mot qui la présente, à constituer le contenu du groupe ou de la phrase dont le mot en question fait partie, soit en indiquant de quels éléments les aspects sémantiques doivent être combinés, soit en ajoutant elle-même un aspect sémantique à ce contenu. Le fait que, dans un même type de groupe ou de phrase, la flexion en genre peut être utilisée soit à l'expression d'un rapport syntaxique, soit à l'expression d'une valeur sémantique, montre en même temps que la flexion en genre à elle seule ne fait qu'offrir des possibilités d'emploi. Laquelle de ces possibilités aura été réalisée dans chaque cas particulier, c'est le contexte qui en décidera. 45 Il faut se demander, du reste, si ces deux possibilités d'emploi s'excluent mutuellement. Ne pourrait-on pas trouver des cas où la flexion en genre d'un seul mot donne 43
A. Reichling, "What is general linguistics", Lingua 1 (1948), p. 22. H. Marchand, "Synchronic analysis and word-formation", C.F.S. 13 (1955), p. 16: "With regard to compounding, prefixing, and suffixing, word-formation proceeds either on a native or on a foreign basis of coining. The term 'native basis of coining' means that a derivative must be analysable as consisting of two independent morphemes [...] or of a combination of independent and dependent morpheme [...]. By word-formation on a foreign basis of coining I understand derivation on the morphological basis of another language." 45 Sur le sens du terme contexte, voir note 13. 44
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une indication sur la mise en rapport voulue, tout en ajoutant, en même temps, un aspect sémantique au contenu du groupe ou de la phrase? Un seul exemple suffira pour montrer qu'en effet, il pourrait en être ainsi. Dans le groupe: /lèkômèrsâélèturistamérikèn/ (les commerçants et les touristes américaines) l'emploi de la forme féminine /amérikèn/ empêche l'auditeur de mettre l'adjectif en rapport avec les deux substantifs coordonnés qui précèdent — si ç'avait été là l'intention du locuteur, l'emploi du masculin se serait imposé —, mais il lui fait savoir aussi que ces touristes venant d'Amérique sont de sexe féminin. Dans les cas examinés jusqu'ici, les mots fléchis en genre étaient toujours en rapport syntaxique avec un élément présent dans le groupe ou la phrase et c'était cet élément qui permettait de décider, suivant qu'il exigeait ou non l'apparition de la forme masculine ou féminine, laquelle des possibilités d'emploi — expression d'un rapport syntaxique ou d'une valeur sémantique ou de tous les deux — avait été réalisée. Il reste à examiner certains cas où la flexion en genre se présente dans d'autres conditions et à se demander quel rôle elle y joue. De même que dans les cas précédents, un tel examen ne sera possible que s'il est fondé sur des énoncés concrets, interprétés correctement par l'auditeur. Aussi avons-nous ajouté aux exemples, pour autant que le problème qui nous occupe l'exige, les données contextuelles, textuelles ou situationnelles qui ont contribué à assurer cette interprétation correcte. I Exemples: 1.
/ 6kungrâdvilnavuluakôrdésônasistâsôp(9)tit/ (aucune grande ville n'a voulu accorder son assistance aux petites) /lèzœnkôlègsôtêpôlialégardèvjœ/ (les jeunes collègues sont impolis à Végard des vieux) /lèzœnkôlègsôtêpôlialégardèvjèj/ (les jeunes collègues sont impolis à l'égard des vieilles)
2.
(Qu'est-ce qu'on fait de cette robe?) /mètédabôrlavjèjdàmasâbr/ (mettez d'abord la vieille dans ma chambré) (Qu'est-ce que vous faites de vos domestiques?) /zâmènâtukalèvjèj/ (j'emmène en tout cas les vieilles)
3. a.
(Chez un marchand de fruits, devant des oranges de taille différente) /dônémwaplutôlègrâd/ (donnez-moi plutôt les grandes)
LES ADJECTIFS, LES ARTICLES ET LES PRONOMS ADJECTIVAUX
b.
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(Dans un bistrot) /dônémwaœblà/ Odonnez-moi un blanc) (Au cours d'une leçon de musique) /ratnébjëkiinblâsvôdœnwar/ (retenez bien qu'une blanche vaut deux noires).
Avant d'étudier le rôle de la flexion en genre dans les exemples cités, rappelons d'abord quel est l'objet de nos recherches. Comme nous l'avons dit dans l'introduction, nous nous sommes proposé d'étudier la flexion en genre des adjectifs, des articles, des pronoms adjectivaux et des pronoms substantivaux. Et de même que nous avons exclu de notre examen les alternances de forme qui se présentent dans les cas de dérivation substantivale (lion — lionne, boulanger — boulangère), de même nous en excluons celles que présentent les adjectifs passés par transposition implicite à la classe des substantifs. La question qui se pose est de savoir si cette élimination n'est pas purement arbitraire. De quel droit disons-nous, pour prendre un exemple concret, que l'ambiguïté de la phrase : Aucune grande ville n'a voulu accorder son assistance aux petites qui pourrait être comprise soit comme : 'aucune grande ville n'a voulu accorder son assistance aux petites villes', soit comme: 'aucune grande ville n'a voulu accorder son assistance aux petites personnes de sexe féminin', résulte du fait qu'une seule forme petites peut représenter deux mots homophones, 46 l'un adjectif et l'autre substantif, au lieu de dire que cette ambiguïté résulte de l'emploi du même adjectif dans des acceptions différentes? Si nous croyons avoir ce droit, c'est que la différence du sens va de pair avec une différence de la valence morphologique, c'est-à-dire de la possibilité du radical d'être combiné avec des morphèmes. 47 Comme nous allons le voir de façon plus détaillée dans les chapitres consacrés au nombre, les substantifs sont indifférenciés en nombre dans la langue de la conversation familière et de la conversation soignée, sauf dans les cas assez rares où l'opposition entre le singulier et le pluriel est marquée par les alternances -al aux, -ail aux. Comme on n'y fait plus, normalement, la liaison entre un substantif et un adjectif à initiale vocalique suivant, les substantifs ne possèdent même pas la possibilité de marquer le pluriel au moyen du morphème /-z/. Ce 46
Nous nous en tenons ici à la distinction entre homonymes et homophones proposée par Reichling. Sont homonymes les mots de sens différent et de forme identique qui appartiennent à la même partie du discours; sont homophones les mots de sens différent et de forme identique qui n'appartiennent pas à la même partie du discours (A. Reichling, Verzamelde studies over hedendaagse problemen der taalwetenschap, 3e éd., p. 42). 47 A. W. de Groot, "Structural linguistics and word classes", Litigua 1 (1948), pp. 443-444: "For the stem of e.g. a numeral in Latin has a certain 'morphological valence'. It can be combined with certain peripheral morphemes and with no others."
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morphème apparaît comme marque du pluriel, par contre, lorsqu'un adjectif précède un substantif à initiale vocalique avec lequel il forme un groupe. Or, cette possibilité de marquer, de façon intermittente il est vrai, le pluriel au moyen du morphème j-zj, l'adjectif substantivé ne la possède pas plus que le substantif. Comparez les groupes suivants : /lèp(s)tiavœgl/ — /lèp(a)tizavœgl/ (les petits aveugles) /lèbèlétràzèr/ — /lèbèlzétrâzèr/ (les belles étrangères) /lèvjœëbésil/ — /lèvjœzêbésil/ (les vieux imbéciles). La différence de contenu évidente entre les deux groupes parlés opposés nous semble s'expliquer par le fait que les mots employés ne sont pas les mêmes. Alors que /p(a)ti/, /bèl/ et /vjœ/ sont des substantifs, indifférenciés en nombre dans toute position, /p(a)tiz/, /bèlz/ et /vjœz/ sont des adjectifs gardant la possibilité de marquer l'opposition de nombre dans des conditions déterminées.48 Cependant, ce critère morphologique n'est applicable qu'aux adjectifs qui peuvent se placer devant le substantif qu'ils déterminent. Aussi faudra-t-il que le comportement des usagers de la langue nous fournisse encore un autre critère qui nous permette de conclure que l'adjectif substantivé dont la forme est identique à celle d'un adjectif qui ne peut être que postposé au substantif, doit être également considéré comme un mot différent. Ce critère nous est fourni par une différence de la valence syntaxique des adjectifs et des adjectifs substantivés, c'est-à-dire par une différence entre les possibilités d'employer ces mots avec d'autres mots dans certaines constructions. Cette différence se manifeste dans la façon différente dont les usagers de la langue rendent le degré d'intensité d'une qualité, suivant que celle-ci est exprimée par un adjectif ou par son pendant substantivé. Alors que ce degré est rendu auprès d'un adjectif par un adverbe ou une locution adverbiale, il est rendu auprès d'un adjectif substantivé par un adjectif. Comparez: (ils sont) gravement malades (elle est) bien idiote (il est) très savant (c'est) purement français
— — — —
(ce sont des) grands malades (c'est une) grande idiote (il est un) grand savant (c'est du) pur français, etc.
48 C'est encore une différence de valence morphologique, allant de pair avec une différence sémantique, qui nous amène à considérer comme des mots homophones (d'après la définition donnée dans la note 46) le participe présent en -ant et l'adjectif verbal masculin de forme identique, qui en est dérivé par transposition implicite. Alors que le premier, exprimant une action, est invariable, le second, exprimant un état, une qualité plus ou moins permanente, est fléchi en genre. Comparer: une femme aimant son mari — une femme aimante la campagne environnant la ville — la campagne environnante.
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La différence de valence morphologique ou syntaxique qui caractérise, à côté de la différence de sens, l'adjectif et l'adjectif substantivé, nous autorise à les considérer comme deux mots homophones et à exclure, comme dépassant le cadre de notre étude, la différence sémantique catégorielle qui correspond dans bien des cas à l'alternance de forme des adjectifs substantivés. Bien qu'il s'agisse également d'une opposition morphologique et que celle-ci soit rendue par les mêmes procédés formels, elle est d'une tout autre nature, nous semble-t-il, que celle qui existe entre la forme masculine et la forme féminine d'un véritable adjectif. L'opposition masculin — féminin des adjectifs est une opposition entre deux mots morphématiques; la même opposition formelle entre deux adjectifs substantivés est une opposition entre un mot a-morphématique 49 et un mot morphématique. Par là elle se rattache à la dérivation substantívale : l'adjectif substantivé (la) petite s'oppose à (le) petit de la même façon que lionne s'oppose à lion. Tandis que petite et lionne ont, outre leur sens lexical individuel, une valeur sémantique catégorielle 'de sexe féminin', qui est, à la différence de ce qui peut se produire pour petite adjectif, une valeur sémantique des mots euxmêmes et non pas du groupe où apparaît l'adjectif, petit et lion n'ont aucune valeur sémantique catégorielle et doivent être considérés comme des mots a-morphématiques. Remarquons en passant que c'est également par ce caractère a-morphématique que l'adjectif substantivé désignant une couleur se distingue de l'adjectif masculin homophone lorsqu'il est employé à la place qui revient normalement à un adjectif. Les conditions de cet emploi étant décrites suffisamment dans la plupart des grammaires,50 nous signalons seulement que l'emploi de l'un ou de l'autre mot dans le même contexte crée une certaine ambiguïté. Cette ambiguïté n'est pas uniquement due au sens différent des homophones, mais aussi à la façon différente dont les éléments constituant le groupe sont mis en rapport. Soit le groupe : un manteau gris de cendre. Le contenu de ce groupe est différent suivant que gris est un substantif ou un adjectif. Dans le premier cas, il ne pourra être mis en rapport avec manteau qu'après avoir été combiné avec de cendre". un manteau gris de cendre
Si, par contre, gris est un adjectif, le groupe présente la construction suivante: un manteau gris de cendre. L'ambiguïté n'existe pas si le substantif qui forme le noyau du groupe est féminin; comparez: *• C'est-à-dire a-morphématique quant au problème qui nous occupe. 60 M. Grevisse, Le bon usage, 8e éd., §381 b. W. von Wartburg et P. Zumthor, Précis de syntaxe du français contemporain, 2e éd., §522.
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une robe grise de cendre — une robe gris de cendre.
Un changement de rapport entre les deux termes de l'opposition, allant de pair avec un changement de sens, peut être constaté également lorsque la transposition se fait en sens inverse.51 Si deux substantifs, qui sont liés par un rapport de dérivation et dont le masculin est a-morphématique et le féminin morphématique, par ex. : le paysan le voisin un ouvrier un accusateur le travailleur
— — — — —
la paysanne la voisine une ouvrière une accusatrice la travailleuse
— — — — —
la sagesse paysanne la ville voisine la classe ouvrière une voix accusatrice une femme travailleuse,
passent à la classe des adjectifs, par ex. : l'esprit paysan le village voisin le syndicat ouvrier un ton accusateur un homme travailleur
l'opposition en devient une entre deux termes morphématiques, qui sont tous les deux fléchis en genre et qui, pour cette raison, ont dû être admis dans la description des formes telle que nous l'avons présentée dans le chapitre précédent. Que le rapport entre paysan — paysanne, ouvrier — ouvrière substantifs ne soit pas le même que celui entre paysan — paysanne, ouvrier — ouvrière adjectifs, malgré l'identité formelle, semble être aussi l'opinion de Bally, puisqu'il écrit: "L'hypostase n'est plus absolue quand le substantif prend la marque du genre mobile: roman paysan : manières paysannes, logements ouvriers : questions ouvrières, etc."52 Après avoir exposé les raisons pour lesquelles nous croyons avoir le droit de considérer les adjectifs substantivés comme des mots distincts des adjectifs correspondants avec lesquels ils n'ont en commun que la forme, de sorte que les alternances de forme qu'ils présentent n'ont pas leur place dans une étude de la flexion en genre, revenons aux exemples qui ont nécessité la discussion de ce problème. 61 Bally a fait remarquer que la transposition se fait dans les deux sens, bien qu'il soit difficile de déterminer synchroniquement dans quel sens elle s'est opérée dans chaque cas particulier. "Les échanges entre adjectif et substantif, écrit-il, sont si fréquents qu'un Français d'aujourd'hui a souvent de la peine à décider si le point de départ doit être cherché dans l'une ou l'autre des classes de mots, parce que l'échange peut s'opérer dans les deux sens: 'parisien, un Parisien, la municipalité parisienne : français, un Français, la république française, la langue française, le français '" {Linguistique générale et linguistique française, 3e éd., §511). 62 Ibid., §507.
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Traduisant en termes linguistiques la façon dont l'auditeur en est arrivé à interpréter dans : Aucune grande ville n'a voulu accorder son assistance aux petites petites comme 'petites villes', au lieu de l'interpréter comme 'petites personnes de sexe féminin', on pourrait dire que le texte ou la situation lui ont permis de conclure que le locuteur lui a présenté, non pas un groupe complet aux + substantif, mais un groupe elliptique aux + adjectif. Nous avons à nous demander maintenant quel est le rôle joué par la flexion en genre dans les groupes elliptiques. L'existence de tels groupes n'a rien d'étonnant si l'on se rend compte que la langue est un outil de communication qui ne s'emploie jamais dans le vide. Les sujets parlants peuvent se permettre de manier cet outil aussi économiquement que possible, quitte à se contenter d'un demi-mot, ou d'un demigroupe, et à laisser au contexte, au texte ou à la situation le soin d'éclaircir leurs intentions. 53 Ce par quoi les groupes elliptiques se distinguent de ceux, formellement identiques, qui comportent un adjectif substantivé, c'est justement le fait que la compréhension des groupes elliptiques exige que leur emploi soit lié à un contexte, un texte ou une situation déterminés, de telle sorte qu'ils ne permettent qu'une seule extension. Comme la présentation des exemples le suggère (pp. 72-73), il y a lieu de distinguer deux sortes d'ellipses situationnelles : celle où la compréhension du groupe est assurée par des gestes ou par d'autres moyens déictiques extra-linguistiques (3a) et celle où la situation est si nette qu'elle rend superflu tout recours à de tels moyens. Pour donner à l'auditeur la même information en dehors de ce contexte, ce texte ou cette situation, le locuteur serait obligé d'employer le groupe sous-jacent: aux petites villes, des vieux (vieilles) collègues, la vieille robe, les vieilles domestiques, les grandes oranges, un vin blanc, une note blanche.51 Une comparaison des groupes elliptiques avec les groupes sous-jacents fait voir 53
Cp. H. Paul, Prinzipien der Sprachgeschichte, 5e éd., p. 313: "Die sparsamere oder reichlichere Verwendung sprachlicher Mittel für den Ausdruck eines Gedankens hängt vom Bedürfnis ab. Es kann zwar nicht geleugnet werden, dass mit diesen Mitteln auch vielfach Luxus getrieben wird. Aber im Grossen und Ganzen geht doch ein gewisser haushälterischer Zug durch die Sprechtätigkeit. Es müssen sich überall Ausdrucksweisen herausbilden, die nur gerade so viel enthalten, als die Verständlichkeit für den Hörenden erfordert. Das Mass der angewendeten Mittel richtet sich nach der Situation, nach der vorausgehenden Unterhaltung, der grösseren oder geringeren Uebereinstimmung in der geistigen Disposition der sich Unterhaltenden. Es kann unter bestimmten Voraussetzungen etwas durch ein Wort dem Angeredeten so deutlich mitgeteilt werden, als es unter anderen Umstände erst durch einen langen Satz möglich ist." 54 La notion de groupe sous-jacent nous a été suggérée par R. Gunter, "Elliptical sentences in American English", Lingua 12 (1963), où il écrit à la page 137: "At the outset I will try to make clear what I mean by an elliptical sentence with the following two-line dialog. (question) Who can see the boy? (response) The man. The second of these speeches is an elliptical sentence, for it can be expanded to the longer sentence The man can see the boy. This longer sentence may be called the UNDERLYING SENTENCE. An elliptical sentence, then, is one capable of expansion to a longer underlying form."
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que dans les groupes elliptiques la flexion en genre présente les mêmes possibilités d'emploi — expression d'une mise en rapport et expression d'une valeur sémantique du groupe — que nous lui avons attribuées dans les groupes non-elliptiques. La seule différence consiste en ceci: la réalisation de l'une ou de l'autre possibilité d'emploi ne dépend plus du substantif avec lequel le mot fléchi en genre forme un groupe, mais du substantif qui aurait dû compléter le groupe, si le contexte, le texte ou la situation n'avaient pas permis l'ellipse. Comme ce substantif fait défaut, la flexion en genre, là où elle ne correspond pas à une valeur sémantique, ne peut pas vraiment donner l'indice que le mot où elle figure doit être mis en rapport avec ce substantif. Elle ne fait que créer la condition d'une mise en rapport éventuelle; la fonction syntaxique n'existe plus qu'à l'état virtuel.55 II Si dans les exemples que nous venons d'étudier, il est question d'adjectifs fléchis en genre apparaissant à la place qui revient normalement aux substantifs, l'adjectif fléchi en genre peut former aussi, seul ou accompagné d'un adverbe ou d'une locution adverbiale, toute la couche verbale d'une phrase elliptique. Une telle phrase pourrait être une réponse à une question, par ex. : (Comment trouvez-vous cette pièce?) /trèbôn/ (très bonne) (Comment trouvez-vous mon frère?) /tutafèsarmâ/ (tout à fait charmant) (Comment trouvez-vous mes collègues?) /trèzaktiv/ — /trèzaktif/ (très actives) — (très actifs) (Comment trouvez-vous notre docteur?) /trèzëtèlizâ/ — /trèzêtèliiât/ (très intelligent) — (très intelligente). Elle pourrait être aussi une réaction du locuteur à une chose, par ex. : (Devant un tableau) /trèbô/ (très beau) 45
Bien que leur emploi ne soit pas lié à un contexte, un texte ou une situation nettement déterminés, des locutions adverbiales telles que: de plus belle, en douce, à droite, à la française — la dernière est le modèle d'une série ouverte de formations pareilles — s'expliquent comme des groupes elliptiques figés, dans lesquels la forme féminine est toujours un adjectif. C'est la tâche de la linguistique diachronique de découvrir pour l'apparition de quel substantif la forme féminine de l'adjectif créait la condition syntaxique.
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ou à une personne, par ex. : (Berthe. — Tiens, maman ... garde mon éventail) Maurice bas, à Duplan. — Ravissante! Ravissante/S6 Ou encore une question posée à l'auditeur à propos de lui-même, par ex. : /kôta/ — /kôtât/ (content?) — {contente?) à propos de quelqu'un d'autre, par ex. : /mor/ — /mort/ (mort?) — (morte?) ou à propos d'une chose, par ex. : (A quelqu'un qui pousse un cri en prenant une casserole sur le feu) /sô/ (chaud?).
De même que dans les groupes elliptiques discutés plus haut, la flexion en genre correspond dans ces phrases elliptiques soit à une fonction syntaxique virtuelle, soit à une valeur sémantique. Tant que l'adjectif se rapporte à une chose, l'emploi de la forme masculine ou féminine crée toujours la condition d'une mise en rapport éventuelle de l'adjectif avec un élément absent. Pour déterminer quel est cet élément, il nous semble qu'il faut faire une distinction entre l'ellipse textuelle et l'ellipse situationnelle. Pour autant que nous avons pu le constater, l'adjectif apparaissant en cas d'ellipse situationnelle est toujours à la forme masculine. Or, il n'y a qu'un seul mot qui puisse expliquer l'emploi exclusif de la forme masculine de l'adjectif, quelle que soit la chose à laquelle cet adjectif se rapporte, c'est le pronom démonstratif substantival ce. Ainsi la phrase sous-jacente qui forme l'extension de la phrase elliptique du dernier exemple, ne pourrait être que: C'est chaud? En cas d'ellipse textuelle, par contre, où nous trouvons la forme féminine aussi bien que la forme masculine, celles-ci créent la condition d'une mise en rapport éventuelle avec l'élément qui désigne la chose dans le texte précédent et qui impose l'emploi de l'une ou de l'autre forme. Si l'adjectif se rapporte à une personne, la forme masculine et la forme féminine se présentent toutes les deux non seulement dans l'ellipse textuelle, mais aussi dans l'ellipse situationnelle. Dans ce dernier cas, la flexion en genre correspond toujours à une valeur sémantique de la phrase : elle donne, à travers l'adjectif où elle figure, une information sur le sexe de la personne à qui cet adjectif se rapporte. En cas d'ellipse textuelle, le rôle de la flexion dépend du mot au moyen duquel la personne a été désignée dans le texte précédent. Si ce mot exige l'emploi de l'une des formes fléchies M E. Labiche, Le point de mire, II, 3, cité par J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, t. II, §506.
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à l'exclusion de l'autre et que ce soit cette forme-là qui figure dans la phrase elliptique, la flexion en genre correspond à la fonction syntaxique virtuelle telle que nous l'avons décrite plus haut. Si la personne en question a été désignée au moyen d'un mot qui admet l'emploi de l'une ou de l'autre forme fléchie, ou si cette forme fléchie n'est pas celle que le genre fixe du désignatif de personne ferait attendre, la flexion correspond, comme dans l'ellipse situationnelle, à une valeur sémantique de la phrase. III Les phrases de la troisième et dernière série d'exemples, que nous allons examiner maintenant, contiennent toutes un adjectif masculin ou féminin se rapportant à un pronom qui est lui-même indifférencié en genre et qui n'est pas employé uniquement pour indiquer des personnes. Exemples : (Comment trouvez-vous ces chaises?) /z(a)lètruvtrèbèl/ (je les trouve très belles) (Qu'est-ce que vous pensez de mes collègues?) /z(3)lètruvsarmâ/ — /z(3)lètruvsarmât/ (je les trouve charmants) — (je les trouve charmantes) /l(3)patrôésafamk(9)z(3)truvsarmâ/ (le patron et sa femme, que je trouve charmants, ...) /l(3)patrôésafamk(9)z(9)truvsarmât/ (le patron et sa femme, que je trouve charmante, ...). Bien que, dans le premier exemples, belles se rapporte indubitablement à les, ce n'est pas la flexion en genre de l'adjectif qui offre un indice sur le rapport syntaxique entre les et belles (cp. je les trouve très beaux), à moins qu'on ne veuille soutenir, en vertu de l'opposition le masculin singulier — la féminin singulier, qu'il existe deux pronoms personnels les, qui seraient des homonymes morphologiques : les masculin pluriel — les féminin pluriel. Or, nous croyons avoir démontré dans le chapitre précédent que rien ne justifie cette opinion. D'autre part, il est évident que la flexion en genre ne correspond pas non plus à une valeur sémantique. Afin de découvrir quelle est l'information qu'offre belles en dehors du sens lexical individuel qu'il a en commun avec beaux, il faudra se demander ce que les fait savoir. Comme tous les pronoms, les donne une information déictique : il fait savoir que ce dont on parle se trouve ailleurs, dans la situation, le texte ou le contexte, et, par opposition aux pronoms personnels de la première et de la deuxième personne, qu'il n'est question ni du locuteur ni de l'auditeur. Le rôle de la flexion en genre dans belles consiste à préciser ce à quoi le pronom renvoie. Ce rôle, la flexion en genre peut le jouer chaque fois que l'adjectif se rapporte à un pronom indifférencié en genre (autre que ceux qui ne désignent que des personnes) qui n'exige pas l'apparition exclusive de l'adjectif masculin.
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Les deux derniers exemples suffisent pour montrer les services que la flexion en genre peut rendre dans ce cas-là. La différence de contenu des deux phrases, exprimée par l'opposition /sarmâ/ (charmants) — /sarmât/ (charmante), est uniquement due au fait que le même pronom relatif que renvoie dans la première phrase aux deux substantifs coordonnés patron et femme, dans la deuxième à femme seul, et à la différence de structure qui en est le résultat: le patron et sa femme, que je trouve charmants, ...
le patron et sa femme, q u e j e trouve charmante, ...
(Comparez le cas d'homonymie syntaxique que présente, dans la langue parlée, la phrase: /l(3)patrôésafamk(9)z(a)truvèmabl/ (le patron et sa femme, que je trouve aimable(s), ...)). Une comparaison avec les phrases : je les trouve charmants — je les trouve charmantes qui forment toutes les deux une réponse linguistiquement correcte à la même question : Qu'est-ce que vous pensez de mes collègues? fait pourtant ressortir qu'ici encore le rôle que l'analyse des exemples précédents nous a fait attribuer à la flexion en genre, n'est que la réalisation d'une de ses possibilités d'emploi. La preuve en est que la différence de contenu évidente entre les deux dernières phrases, différence exprimée également par l'opposition /sarmâ/ (charmants) — /sarmât/ (charmantes), n'est pas due, comme dans le cas précédent, à une différence de structure, mais à une différence de valeur sémantique: 'non seulement de sexe féminin' — 'de sexe féminin'. Laquelle des possibilités d'emploi, offertes par la même opposition formelle, a été réalisée, c'est encore une fois une question de contexte, texte ou situation. La fonction de préciser le renvoi, qui revient parfois à la flexion en genre de l'adjectif lorsque celui-ci se rapporte à certains pronoms substantivaux indifférenciés en genre, peut être remplie aussi par la flexion en genre des pronoms substantivaux eux-mêmes. L'étude de celle-ci forme le sujet du chapitre suivant, bien que, pour éviter le risque de tomber dans de vaines répétitions, nous l'ayons limitée aux pronoms personnels et démonstratifs.
IV LE GENRE: FONCTION GRAMMATICALE OU VALEUR SÉMANTIQUE. LES PRONOMS SUBSTANTIVAUX
La première question que doit se poser celui qui fait une étude de la flexion en genre des pronoms substantivaux, est de savoir s'il y a lieu de distinguer, à côté des catégories morphologiques du masculin et du féminin, une catégorie morphologique du neutre. S'il croit devoir donner une réponse négative à cette question, il lui faudra déterminer quelle est la place qui revient aux pronoms soi-disant neutres. Bien que beaucoup de grammairiens aient cru nécessaire d'introduire le terme neutre dans leurs études du pronom, il n'existe que très peu d'unanimité quant à ce que ce terme recouvre. D'une part, il y a les auteurs qui se sont laissés guider par de seules considérations sémantiques et pour qui la forme ne joue pas de rôle. Dans le paragraphe qui ouvre, dans leur syntaxe, le chapitre des pronoms et des adjectifs déterminatifs, von Wartburg et Zumthor écrivent: "Dans leur emploi nominal, ces mots sont les substituts d'un nom (PRONOMS proprement dits) ou les représentants d'une idée non actualisée ('PRONOMS' NEUTRES)."1 Que, dans l'opinion de ces auteurs, cette différence sémantique ne corresponde pas nécessairement à une différence de forme et que ce soit la différence sémantique seule qui compte, c'est ce qui ressort nettement des paragraphes suivants. Au §588 nous lisons: "Ils ( = les démonstratifs) comportent les séries morphologiques suivantes: en fonction nominale: celui-ci, celui-là (celle-ci, etc.) comme pronoms proprement dits; ceci, cela comme neutres." Mais la constatation que "la langue populaire possède un celle-là neutre dans les phrases exclamatives: elle est forte, celle-là! ( = cette affirmation, ce mauvais tour, etc.)" (§595), abolit la correspondance d'une différence sémantique avec une différence formelle telle qu'elle est suggérée au §588. De même, l'identité formelle ne les empêche pas de distinguer, en vertu des mêmes considérations sémantiques, deux pronoms le: le pronom proprement dit et le pronom neutre (§697 et §§710-711). Comme la définition qu'ils donnent des pronoms neutres implique, d'autre part, que ces pronoms renvoient toujours à quelque chose, si vague que cela puisse être, ils ne comptent pas parmi les pronoms neutres il impersonnel, qui "n'est qu'un instrument de présentation du verbe" (§689).2 1
W. von Wartburg et P. Zumthor, Précis de syntaxe du français contemporain, 2e éd., §586. Ibid., § 690 : "Jusqu'au XVIIe siècle, il avait en certains cas une valeur neutre, proche de celle qu'ont ce et cela : de vous dire de quels traits tout cela était orné, il est impossible (Sévigné). Cette valeur se retrouve aujourd'hui dans les tournures figées il est vrai, il suffit, il n'empêche, il n'y paraît pas, il 8
LES PRONOMS SUBSTANTIVAUX
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C'est par l'application rigoureuse de leur définition que von Wartburg et Zumthor se distinguent d'autres grammairiens tels que Grevisse. Bien que celui-ci ait eu recours au même critère pour admettre l'existence de deux classes de pronoms sémantiquement distinctes: "Quand le pronom représente un nom, il est masculin ou féminin; quand il représente autre chose qu'un nom, il est neutre", 3 il n'hésite pas à compter parmi les pronoms neutres il impersonnel, bien qu'il nous semble impossible de soutenir qu'il représente quoi que ce soit.4 Le fait que la distinction que les grammairiens cités, et beaucoup d'autres encore, font entre les pronoms non-neutres et les pronoms neutres, est fondée uniquement sur des différences sémantiques, sans que celles-ci correspondent nécessairement à des différences formelles, nous interdit de considérer le neutre tel qu'ils le conçoivent, comme une catégorie morphologique distincte de celles du masculin et du féminin. D'autre part, il y a des grammairiens que des considérations sémantiques et formelles à la fois ont amenés à conclure à l'existence du neutre en tant que catégorie morphologique. Mais, tout en admettant son existence, ils ne sont nullement d'accord en ce qui concerne les classes de pronoms où cette catégorie se manifeste, et les termes qu'elle comprend. Selon Togeby, pour qui ce est un pronom personnel, les trois catégories du masculin, du féminin et du neutre ne sont différenciées qu'à la troisième personne du singulier du pronom personnel: il — elle — ce.5 Avant lui, Gougenheim avait cru discerner le neutre dans d'autres classes de pronoms, où il s'opposerait tantôt au masculin et au féminin : celui — celle — ce, tantôt à l'animé : qui — que interrogatifs. 6 Bien que les deux auteurs ne reconnaissent le neutre qu'au cas où une différence sémantique correspond à une différence formelle, il y a plusieurs objections à faire contre l'admission du neutre comme catégorie morphologique du genre en français. Même si nous admettons que Togeby considère à bon droit ce comme un pronom personnel, rien ne permet de prouver que ce pronom contienne, en effet, le flexif (le terme est de Togeby) 'neutre' par lequel il se distinguerait de il et de elle. L'existence d'un tel flexif ne pourrait être démontrée que sur la base d'une comparaison de ce, non seulement avec il et elle, mais aussi avec des mots qui s'opposeraient à d'autres mots de la même façon que ce s'oppose à il et elle : une catégorie morphologique ne comprenant qu'un seul terme est inexistante. Il est vrai que le neutre tel que le conçoit Gougenheim, comprend plusieurs termes. Mais, comme ce neutre s'oppose tantôt au masculin et au féminin, tantôt à l'animé, il est difficile de voir ce qui fait l'unité de la catégorie, à moins que l'on n'admette est possible; taisez-vous: il suffit; — vous avez raison, il est vrai; mais non pas sur toute la ligne. Ces cas exceptés, l'usage contemporain distingue il, simple morphème impersonnel, de ce (cela, ça) nominal neutre." 8 M. Grevisse, Le bon usage, 8e éd., §461a. 4 Ibid., §472: "Le pronom il s'emploie comme sujet neutre avec les verbes impersonnels ou pris mpersonnellement. " 6 K. Togeby, Structure immanente de la langue française, p. 195. 6 G. Gougenheim, Système grammatical de la langue française, le éd., p. 73 et p. 76.
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que l'animé coïncide avec le masculin et le féminin pris ensemble. Or, le seul fait que celui et celle peuvent être utilisés pour indiquer une chose, dont, d'autre part, on ne peut s'informer qu'au moyen de que, suffit pour rejeter cette coïncidence.7 Outre ces objections qui visent directement les conceptions des auteurs cités, il y a un argument bien plus important à faire valoir contre l'existence en français d'un neutre morphologique comme troisième catégorie du genre. Si, en vertu des oppositions entre les pronoms celui — celle — ce démonstratifs, qui — que interrogatifs, on arrive à la conclusion qu'il y a, du point de vue synchronique, un genre neutre en français, on range sous le concept de genre des faits de nature tout à fait différente. Il nous semble qu'on aurait seulement le droit de parler d'un neutre, s'il existait, à côté des formes masculines et féminines des adjectifs, des articles et des pronoms, une troisième forme qui serait utilisée pour marquer la mise en rapport avec des substantifs autres que ceux auxquels se rapportent respectivement les formes masculines et féminines. C'est là aussi l'opinion de Fodor: "If one wishes to put forward one's own opinions on this tangle of related questions, the concept of gender has to be, at the very outset, marked off from problems of another nature. Some scholars (W. Schmidt, Bubrich, Henning. Velten, Hjelmslev, etc.) include among the phenomena of gender the case of the lexical difference between the forms of a pronoun referring to the difference of natural gender (sex) (male — female), and animateness — inanimateness (who — what) respectively. According to this view gender is differentiated in the third person singular of modern English personal pronouns {he — she — it), and in the forms of the interrogative and relative pronouns in the Finno-Ugric languages (Hungarian ki — mi, Finnish kuka — mika). The essence of gender, on the other hand, is more correctly stated by the opinion which makes the criterion of this category the principle of congruence."8 Si nous nous refusons à admettre l'existence du neutre, quelle est donc la place qu'il faut attribuer aux différents pronoms "neutres" qu'ont cru devoir reconnaître, pour des raisons diverses, les auteurs dont il a été question dans les pages précédentes? A cette fin, nous étudierons successivement il "impersonnel", le "neutre" et ce? Faut-il admettre avec Lampach que il dans : il pleut, et il dans : il chante bien, ne
' Cette objection vise l'opinion de Gougenheim telle qu'elle a été exprimée dans la première édition du livre et reproduite intégralement dans la deuxième. Il est un peu étonnant de trouver dans le bref complément à la fin de ce qui est présenté comme un nouveau tirage, quelques lignes où l'auteur déclare que, d'une façon générale, il écarte la notion de pronoms "neutres". L'opposition 'animé' — 'neutre', présentée par qui — que interrogatifs, devient une opposition 'animé' (ou pronom de personne) — 'inanimé' (ou pronom de chose). L'auteur ne nous apprend pas comment il faut interpréter ce dans ce qui était l'opposition celui 'masculin' — celle 'féminin' — ce 'neutre'. 8 I. Fodor, "The origin of grammatical gender", Lingua 8 (1959), p. 2. 9 N o u s laissons de côté le cas de elle, celle-là, la 'neutres' dans des phrases exclamatives du type: Elle est bonne, celle là !; Je la connais, celle-là ! Il s'agit là d'un emploi nettement marginal du pronom féminin, dont l'explication revient à la linguistique diachronique. Il en est de même de l'emploi de le, la dans le prendre haut, le disputer à quelqu'un, la manquer belle, etc.
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représentent que deux emplois du même mot masculin?10 Ou faut-il les considérer plutôt comme deux mots homonymes? Nous n'hésitons pas à opter pour la seconde solution. Des considérations sémantiques nous amènent à distinguer deux mots il: d'une part, il "impersonnel", qui est vide de tout aspect sémantique et dont la seule fonction consiste à rendre possible l'apparition d'un verbe conjugué, d'autre part, il "personnel", dont l'aspect sémantique consiste dans le renvoi à ce qui n'est ni locuteur ni auditeur, et qui contient, en outre, l'aspect catégoriel 'masculin', par lequel ce il s'oppose à elle. Il "impersonnel" est un mot a-morphématique, indifférencié en genre, il "personnel", par contre, est un mot morphématique, fléchi en genre. Il n'y a que ce dernier qui mérite d'être pris en considération dans une étude de la flexion en genre des pronoms. Le même problème — homonymie ou identité — se pose lorsqu'on passe en revue les différents emplois de le tels qu'ils ont été décrits dans les grammaires. Comme nous l'avons vu, il y a des grammairiens (von Wartburg et Zumthor, Grevisse) qui font une distinction entre le pronom proprement dit et le pronom neutre. Bien que la base sémantique de la distinction soit formulée clairement, il est plus difficile de savoir si ces grammairiens admettent, en vertu de la distinction établie, l'existence de deux pronoms homonymes le. L'affirmation suivante le ferait pourtant croire: "La forme (c'est nous qui soulignons) le a deux valeurs: elle est l'accusatif du pronom personnel de la 3e personne du singulier; ou neutre nominal." 11 D'autres (Togeby, Lampach) soutiennent, par contre, que la forme le est, dans tous ses emplois, le signifiant d'un seul pronom masculin. Il nous semble que ni les uns ni les autres n'ont tout à fait raison. S'il y a bien lieu de distinguer deux pronoms homonymes le, il ne faut pas tracer la ligne de démarcation là où, se fondant sur ce que le pronom représente, on l'a tracée jusqu'ici. Dans le chapitre II, nous avons exposé pourquoi une forme telle que /p(a)tit/, apparaissant devant un substantif masculin ou féminin à initiale vocalique avec lequel elle forme un groupe, ne doit pas entrer dans une étude de la flexion en genre. Ce qui nous a amené à distinguer ce /p(a)tit/, singulier, mais indifférencié en genre, de /p(s)tit/, féminin, mais indifférencié en nombre, c'est que, dans la position décrite, il ne peut pas s'opposer à un autre mot dont il ne diffère que par la flexion en genre. Or, une application du même critère aux différents emplois de le ne justifie-t-elle pas la conclusion qu'il convient de distinguer deux pronoms homonymes le: un pronom le masculin et singulier, qui est employé en fonction d'objet direct auprès des verbes transitifs et qui, dans ce contexte, alterne avec la et avec les, par ex. : Vous connaissez mon fils? Je le connais très bien 10
St. Lampach, "La relation des genres dans le système des pronoms de la troisième personne en français moderne", Word 12 (1956), p. 52. Cp. J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, t. IV, §1493 : "... il, adminicle de l'impersonnel, est bien identique à il, substantif strumental personnel exprimant les soubassements masculins singuliers." 11 W. von Wartburg et P. Zumthor, Précis de syntaxe du français contemporain, 2e éd., §697.
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Vous connaissez ma fille? Je la connais très bien Vous connaissez mes filles? Je les connais très bien, et un pronom le, qui est employé en fonction d'attribut auprès des verbes copulatifs et qui, dans ce contexte, n'alterne ni avec la ni avec les, bien qu'il puisse indiquer ce qui a été nommé dans le texte précédent au moyen d'un substantif masculin ou féminin, singulier ou pluriel, par ex. : Vous avez été son rival? Je le suis toujours Vous avez été sa maîtresse? Je le suis toujours Vous avez été ses rivaux? Nous le sommes toujours. Ce qui apparaît dans ce dernier contexte, c'est un pronom indifférencié en genre et en nombre. Avec le objet direct il n'a en commun que sa forme, et son indifférenciation même l'exclut d'une étude de la flexion en genre (et en nombre).12 Le critère décisif n'est donc pas ce que le pronom représente, mais la possibilité ou l'impossibilité de s'opposer à d'autres pronoms dans le même contexte. La question qu'il faut se poser à propos de ce pronom démonstratif substantival, est la suivante : Si l'on refuse de considérer ce comme un pronom morphologiquement neutre, faut-il le considérer comme un pronom masculin et lui faire, par conséquent, une place dans l'étude du genre des pronoms, ou faut-il le considérer plutôt comme un pronom indifférencié en genre? Selon Lampach il s'agit d'un pronom masculin. Il écrit: "Il semble cependant que le démonstratif invariable ait même genre et nombre que le pronom fléchi, celui- : ce sont tous deux des masculins singuliers. Formellement, ce- est masculin ; l'accord de l'adjectif et du pronom le montre bien: on dit: c'est beau, tout comme on dit: celui-ci est beau et il est beau; ,.." 13 Nous croyons que Lampach fait une erreur lorsqu'il tire du fait que l'adjectif se rapportant à ce apparaît automatiquement à la forme masculine la conclusion que ce pronom est du genre masculin. En raisonnant de la sorte, il applique une des deux acceptions du terme genre à une classe de mots à laquelle il n'est pas loisible de l'appliquer. Ce terme ne désigne-t-il pas soit le classement de la grande majorité des substantifs en deux groupes d'après les formes alternantes des adjectifs, des articles et des pronoms qui s'y rapportent, soit ces formes alternantes elles-mêmes? Aussi est-ce donner une extension trop large à la première acception du terme que de l'appliquer à des mots autres que les substantifs. De même que le genre, en tant que catégorie de flexion, ne se présente pas à l'intérieur de la classe des substantifs — boulangère, lionne sont des dérivés de boulanger, lion — de même le genre, en tant que classement, n'existe pas en dehors de cette classe. Il faut d'ailleurs remarquer que la façon dont Lampach manie le critère de l'accord manque " Dans la langue écrite littéraire, la situation est plus compliquée. Malgré des flottements dans l'usage, le attribut peut alterner avec la, les, lorsque ce que le pronom indique est nommé dans ce qui précède au moyen d'un substantif accompagné d'un article défini, d'un pronom démonstratif ou possessif, ou au moyen d'un nom propre. Voir M. Grevisse, Le bon usage, 8e éd., §484. 18 St. Lampach, "La relation des genres", p. 63.
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de rigueur. Comment peut-il affirmer que, dans une phrase du type: partir, c'est mourir un peu, "ce renvoie à un antécédent qui n'est pas nanti d'un genre"? 14 Une application conséquente du critère de l'accord à la phrase: partir n'est pas toujours très amusant, aurait dû l'amener à ranger partir également dans la classe des mots masculins. Le fait que ce n'est pas fléchi en genre — et Lampach ne le nie pas, puisque c'est par le manque de flexion qu'il se distingue de celui également masculin: "la valeur de celui- est celle de ce- plus les marques de genre et de nombre" 15 — nous oblige à le considérer, non pas comme un pronom masculin, mais comme un pronom indifférencié en genre, et à l'exclure de notre étude. Après avoir démontré que rien ne permet de maintenir l'existence d'une catégorie morphologique du neutre à côté de celles du masculin et du féminin — maintien qui s'explique, en fin de compte, par une influence persistante de la grammaire latine —, et après avoir exposé les raisons pour lesquelles nous croyons devoir éliminer de notre examen il impersonnel, le attribut et ce, demandons-nous quel est le rôle joué par la flexion en genre à travers les pronoms personnels et les pronoms démonstratifs substantivaux qui la présentent. I PRONOMS PERSONNELS. — La description des formes a montré que les pronoms personnels de la troisième personne présentent l'opposition masculin — féminin dans plusieurs paires de termes: a. pronoms conjoints:
il(s) — elle(s) le — la b. pronoms absolus : lui (eux) — elle(s).1* La valeur déictique commune à tous ces pronoms consiste à indiquer ce qui n'est ni le locuteur ni l'auditeur. Ce non-locuteur et non-auditeur peut être présent soit dans le contexte ou le texte, soit dans la situation. Lorsqu'il est présent dans le contexte ou le texte, le pronom peut renvoyer à lui, par ex. : /z(3)nasèt(3)répas(3)tablôilètrôsèr/ (je n'achèterai pas ce tableau, il est trop cher) /z(3)nasèt(3)répasèttablèlètrôsèr/ (je n'achèterai pas cette table, elle est trop chère), ou anticiper sur lui, par ex. : /ilètrèbôs(3)tablô/ (il est très beau, ce tableau) / èlètrèbèlsèttabl/ (elle est très belle, cette table). II 16 19
Ibid., p. 59. Ibid., p. 58.
Nous considérons lui, elle(s) conjoints comme des homonymes de lui, elle(s) disjoints.
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Commençons par examiner de plus près l'opposition il — elle.17 Une comparaison des exemples qui viennent d'être cités plus haut, avec les exemples suivants : /2(9)swikôtâd(9)mèkôlègi(l)zôbjètravajé/ (je suis content de mes collègues, ils ont bien travaillé) /z(9)swikôtâd(3)mèkôlègèlzôbjëtravajé/ (je suis content de mes collègues, elles ont bien travaillé) /i(l)zôbjëtravajélèkôlèg/ (ils ont bien travaillé, les collègues) /èlzôbjêtravajélèkôlèg/ (elles ont bien travaillé, les collègues) fait ressortir tout de suite que, de même que c'est le cas pour les adjectifs, les articles et les pronoms adjectivaux, la flexion en genre dans il et elle offre différentes possibilités d'emploi, dont la réalisation respective dépend d'une donnée extérieure au pronom, en l'occurrence le substantif auquel le pronom se réfère. Ici encore il faut faire le départ entre le cas où l'emploi de l'une ou de l'autre forme du pronom est automatique, est imposé au locuteur par le genre fixe du substantif qui nomme expressément, dans ce qui précède ou dans ce qui suit, ce que le pronom indique, et le cas où cet emploi dépend du libre choix du locuteur. Dans le premier cas, la flexion en genre a pour fonction d'ajouter une précision ultérieure à l'indication du non-locuteur et non-auditeur au moyen du pronom. Qu'une telle information plus ample puisse parfois être pour l'auditeur une ressource linguistique importante, lui permettant de saisir les intentions du locuteur, les quelques exemples donnés ci-dessous le prouvent nettement: a.
/l(3)marid(3)mabônmaékrikilariv(a)ras(3)swar/ (le mari de ma bonne m'a écrit qu'il arrivera ce soir) /l(3)marid(3)mabônmaékrikèlariv(3)ras(9)swar/ (le mari de ma bonne m'a écrit qu'elle arrivera ce soir)
b.
/sètômnèmplusafaméilàsufr(3)boku/ (cet homme n'aime plus sa femme et il en souffre beaucoup) /sètômnèmplusafaméèlàsufr(s)b6ku/ (cet homme n'aime plus sa femme et elle en souffre beaucoup)
c.
/2èmmjœl(9)bœrk(3)lwilparskilatnwëd(9)gu/ (j'aime mieux le beurre que l'huile, parce qu'il a moins de goût) /zèmmjœl(3)bàrk(3)lwilparskèlamwëd(3)gu/ (j'aime mieux le beurre que l'huile, parce qu'elle a moins de goût).
17 Dans ce qui suit il et elle représentent respectivement le pronom sujet masculin et le pronom sujet féminin, sans rien dire sur le nombre. Celui-ci ne sera pris en considération que si notre examen l'exige.
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Dans toutes ces phrases, c'est grâce à la flexion en genre du pronom, qui lui offre la possibilité de préciser ses intentions, que le locuteur a pu donner à l'auditeur une information indispensable à la compréhension mutuelle. Une fois que l'auditeur est certain que le non-locuteur et non-auditeur, indiqué par le pronom, a été nommé au moyen d'un des deux substantifs présents dans le contexte, la flexion en genre lui permet de décider lequel des deux le locuteur a eu en vue. La fonction de préciser l'indication que nous attribuons à la flexion en genre de il et elle se référant à un substantif à genre fixe, ne sera pleinement efficace que s'il y a, dans le contexte ou dans le texte, un seul substantif ou deux substantifs de genres différents. Tout en subsistant, elle perd son efficacité lorsqu'il y a deux substantifs du même genre. La phrase: j'aime mieux l'huile que la margarine, parce qu'elle a moins de goût est ambiguë, puisque elle pourrait se référer aussi bien à huile qu'à margarine. L'auditeur ne peut arriver à une interprétation correcte que si des données extérieures à la phrase lui offrent une information supplémentaire. Il est vrai que le locuteur dispose d'un moyen pour éviter à l'auditeur, dans un pareil cas, des difficultés d'interprétation. Pour lui faire savoir que le pronom indique ce qui a été nommé au moyen du dernier substantif, il pourrait se servir d'un pronom démonstratif au lieu d'un pronom personnel : j'aime mieux l'huile que la margarine, parce que celle-ci a moins de goût. Si l'emploi du pronom démonstratif dissipe toute incertitude en ce qui concerne les intentions du locuteur, il n'en est pas de même de l'emploi du pronom personnel. A propos du passage suivant dans la Grammaire Larousse du XXe siècle: "Le démonstratif remplace aussi le pronom personnel quand il y aurait risque d'équivoque au sujet du nom ou pronom avec lequel le pronom est en rapport: Montaigne a beaucoup cité Plutarque dans ce qu'il a de meilleur n'a pas la même clarté que: Montaigne a beaucoup cité Plutarque dans ce que celui-ci a de meilleur."16 Stutterheim fait fort justement remarquer que, comme l'emploi du pronom démonstratif n'est nullement obligatoire et représente uniquement une possibilité, l'emploi du pronom personnel ne fait jamais savoir indubitablement que ce pronom indique ce qui a été nommé en premier lieu et ne peut jamais, par conséquent, dissiper l'ambiguïté.19 Il reste encore à signaler que, même si les deux substantifs sont de genres différents, le pronom personnel masculin ne peut pas exclure tout risque de malentendu par la seule précision qu'offre la flexion en genre. Il faut qu'il soit, en outre, marqué en nombre, comme le démontre une comparaison des phrases: 18 19
Grammaire Larousse du XXe siècle, le éd., p. 176, 2. C. F. P. Stutterheim, Voornaamwoordelijke misstappen en misverstanden, p. 15.
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/sètômnèmplùsafaméilâsufr(3)bôku/ (cet homme n'aime plus sa femme et il en souffre beaucoup) /sètômnèmplusafaméi(l)zâsufr(3)bôku/ (cet homme n'aime plus sa femme et ils en souffrent beaucoup) avec la phrase: /sètômnèmplusafaméi(l)nâsufr(9)pa/ (cet homme n'aime plus sa femme et il(s) n'en souffre(nt) pas) Dans les deux premières phrases, la flexion en genre et en nombre apprend à l'auditeur que /ilI, masculin et singulier, se réfère à homme seul et /i(l)z/, masculin et pluriel, à homme et à femme. Dans la troisième phrase, par contre, phrase unique dans la langue parlée correspondant à deux phrases distinctes dans la langue écrite, /i(l)/, masculin et indifférencié en nombre, apprend bien par sa flexion en genre à l'auditeur qu'il ne se réfère pas à femme seul, mais laisse ouverte la possibilité qu'il se réfère soit à homme, soit à homme et à femme.20 Cette double possibilité de référence ne se présente pas lorsque le locuteur emploie /èl/ au lieu de /i(l)/. Bien que, dans la phrase: /sètomnèmplùsafaméèlnâsufr(9)pa/ (cet homme n'aime plus sa femme et elle n'en souffre pas) /èl/ soit indifférencié en nombre, sa flexion en genre suffit pour que l'auditeur puisse être sûr que le pronom se réfère à ce qui a été nommé dans le contexte précédent au moyen d'un substantif féminin, savoir femme. Tout cela tient à la différence dans la précision qu'offre la flexion en genre à travers il et elle, lorsque l'emploi de l'une ou de l'autre forme est déterminé par le ou les substantifs auxquels le pronom se réfère. Le féminin précise que ce qui est indiqué par le pronom est nommé dans le contexte ou le texte au moyen d'un ou plusieurs substantifs féminins; le masculin précise que ce qui est indiqué par le pronom n'y est pas nommé exclusivement au moyen d'un ou plusieurs substantifs féminins. Nous avons déjà signalé que la fonction de préciser à quoi le pronom se réfère n'est qu'une des possibilités d'emploi que la flexion en genre ajoute à la valeur déictique commune à il et elle. Si, au lieu d'être déterminé par le genre fixe d'un substantif, leur emploi respectif dépend du libre choix du locuteur, ils donnent par la flexion à l'auditeur une information sur le sexe de la ou des personnes qu'ils indiquent. La flexion correspond à la même valeur sémantique que celle que nous avons attribuée, dans des conditions bien déterminées, à la flexion des adjectifs, des articles et des pronoms adjectivaux. Mais alors qu'il s'agit là d'un aspect sémantique du groupe ou 20
Dans le chapitre suivant, nous traiterons plus à fond la distinction qu'il faut faire dans le français parlé entre /i(l)/ indifférencié en nombre, /il/ singulier, et /i(l)z/ pluriel.
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de la phrase où les mots fléchis en question figurent, nous avons ici affaire à un aspect sémantique de il ou elle même. Cette valeur sémantique — 'non seulement de sexe féminin' ou 'de sexe féminin' —, les pronoms la présentent non seulement lorsque la personne indiquée par le pronom est nommée dans le contexte ou le texte au moyen de ce que nous avons proposé d'appeler un substantif agénérique, par ex. : Où sont les domestiques? /i(l)n(3)sôpav(9)nu/ — /èln(3)sôpav(a)nu/ (ils ne sont pas venus) — (elles ne sont pas venues) mais aussi lorsqu'elle y est désignée au moyen d'un nom propre, par ex. : Vous avez vu Claude? /i(l)d(9)vèv(3)nirm(3)vwar/ — /èld(3)vèv(3)nirm(a)vwar/ (il devait venir me voir) — (elle devait venir me voir) Où sont les Durand? (i(l)n(a)sôpav(3)nu/ — /èln(3)sôpav(a)nu/ (ils ne sont pas venus) — (elles ne sont pas venues) ou lorsque la forme fléchie du pronom appartient à la catégorie opposée à celle que, vu le genre fixe du substantif nommant la personne en question, l'on s'attendrait à trouver; en d'autres termes, lorsqu'il y a désaccord, par ex. : Le procureur général a amené à un certain moment le témoin à admettre qu'elle n'avait pas vu de boîte à chaussures sur les rayons du cabinet.21 Aussi ne suivons-nous pas Martinet qui affirme, dans un passage que nous avons déjà cité en partie à une autre occasion et que nous reprenons ici in extenso, qu'il n'y a que le pronom elle qui puisse donner, et encore uniquement dans les cas plutôt rares de désaccord — le témoin ... elle ... —, une information sur le sexe. "Last but not least, elle is sometimes used in reference to females who, in the same context, have been designated by means of a masculine noun. A female physician is normally referred to as un docteur, but this never entails the use of the masculine personal pronoun il. In a sentence like Le docteur est arrivé; elle est dans le salon, there is no doubt that the pronoun refers to the sex of the person and not to the gender of its nominal designation. However, it is worth noting that, in the case of male beings designated by means of feminine nouns, the grammatical concord is preserved: la sentinelle ... elle ... The use of il in such a case would imply that the specific reference to the soldier as a sentinel had been forgotten."22 Non seulement nous sommes convaincu que le locuteur recourt à il, aussi bien qu'à elle, pour donner une information sur le sexe, mais aussi qu'il le fait beaucoup 21 22
Exemple cité par G. Gougenheim, Système grammatical de la langue française, le éd., p. 158. A. Martinet, "Realism versus formalism", dans A functional view of language, pp. 18-19.
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plus fréquemment que les cas étudiés jusqu'ici ne le feraient croire. Dans ces cas, il et elle indiquent un non-locuteur et non-auditeur désigné expressément dans le contexte ou le texte au moyen d'un substantif ou d'un nom propre et, de ce fait, bien distinct d'autres non-locuteurs et non-auditeurs à qui la même désignation ne s'applique pas. Abstraction faite des cas de désaccord, c'est la nature de cette désignation — substantif à genre fixe ou substantif agénérique, par exemple — qui décide laquelle des possibilités d'emploi attribuées à la flexion en genre a été réalisée. La question qui se pose est de savoir s'il en est de même lorsque le locuteur, dispensé par l'évidence de la situation de s'exprimer plus explicitement, se contente d'utiliser un pronom pour indiquer un non-locuteur et non-auditeur qui n'est pas présenté d'une autre façon dans le contexte ou le texte. Faut-il supposer que, dans ce cas-là aussi, l'une ou l'autre des possibilités d'emploi se réalise selon la nature de la désignation plus explicite, mais sous-entendue, dont le locuteur aurait dû se servir dans une situation moins nette? Ou y a-t-il lieu, par contre, de penser qu'employé dans de telles conditions, le pronom personnel de la troisième personne indique toujours une personne, et notamment une personne en tant que telle, distincte seulement du locuteur et de l'auditeur, et que le locuteur choisit toujours librement la forme masculine ou féminine du pronom afin de donner une information sur le sexe de la personne en question ? Deux arguments peuvent être avancés à l'appui de la dernière conception. En premier lieu, nous avons cru constater que, pour indiquer une chose dans les conditions décrites, le locuteur ne se sert pas de il ou elle, selon le genre fixe du substantif qui la nomme, mais du démonstratif ce ou cela. Ces pronoms indifférenciés en genre n'indiquent une chose qu'en tant que telle. C'est ce qui fait la différence entre les phrases : C'est très beau — Il est très beau qui peuvent être énoncées toutes les deux en réponse à la question: Qu'est-ce que vous pensez de ce tableau? Alors que ce n'indique le tableau qu'en tant que chose, il l'indique en tant que chose dont le nom par lequel elle se distingue de toute chose qui ne le porte pas, appartient à la classe des substantifs masculins. Or, si l'emploi exclusif du démonstratif au cas où la chose indiquée n'est pas désignée plus explicitement dans le contexte ou le texte, montre que le locuteur se contente de l'indiquer en tant que telle, n'a-t-on pas le droit de conclure qu'il en fait de même lorsqu'il s'agit d'indiquer une personne? Afin de prouver le contraire, il faudrait trouver des phrases où l'emploi de il ou elle ne pourrait s'expliquer que par le genre fixe d'un substantif sous-entendu, des phrases, par exemple, où elle indiquerait une personne de sexe masculin, parce que le substantif qui la nomme est de genre féminin. Or, et c'est là le deuxième argument, de telles phrases sont inconcevables. Nous ne doutons pas que Martinet a raison lorsque, à la fin du passage cité plus haut, il déclare que la sentinelle ...il... ne se rencontre pas, et lorsqu'il présente comme
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purement hypothétiques les implications de l'emploi de il dans ce cas. Cependant, ce qui est purement hypothétique tant que le substantif sentinelle est présent dans le contexte ou le texte, cesse de l'être dès que ce substantif y fait défaut. Il est certain que, parlant d'une sentinelle qui fait les cent pas devant l'entrée d'une caserne, on ne dira pas : Elle n'a pas l'air de s'amuser beaucoup mais : Il n'a pas l'air de s'amuser beaucoup de même que, regardant l'arrivée d'une vedette masculine de l'écran, qui vient assister à la première d'un film, on dira : Il n'est plus trop jeune bien que le substantif vedette soit du genre féminin. Il indique la personne en tant que telle et donne, en outre, par sa flexion en genre, une information sur le sexe. Et tout porte à croire qu'il en est ainsi chaque fois que il et elle sont employés pour indiquer un non-locuteur et non-auditeur qui n'est pas nommé plus explicitement dans le contexte ou le texte. Il n'y a aucune raison de supposer que l'emploi de elle dans la phrase : Oh ! qu'elle est jolie ! qu'un locuteur, regardant par la fenêtre et voyant passer une jeune fille, adresse à quelqu'un qui se trouve à côté de lui, lui ait été imposé par le genre féminin du substantif sous-entendu jille dont il se serait peut-être servi dans une situation moins évidente. Il le choisit librement, offrant ainsi à l'auditeur, outre l'information déictique commune à il et elle, l'information 'de sexe féminin', qu'en opposition à il, elle est seule à donner. Des deux possibilités d'emploi — précision de la référence et information sur le sexe — que présente la flexion en genre à travers il et elle, il n'y a que la deuxième qui puisse se réaliser aussi bien lorsque ce à quoi le pronom se réfère est désigné expressément dans le contexte ou le texte, que lorsque ce à quoi le pronom se réfère se trouve dans la situation. La réalisation de la première se limite, par contre, au cas où ce à quoi le pronom se réfère est désigné expressément dans le contexte ou le texte. Il reste encore une dernière remarque à faire. Dans tous les exemples étudiés jusqu'ici, la flexion en genre ne présente que la réalisation d'une seule des possibilités d'emploi que nous lui avons attribuées. Ceci ne veut nullement dire que la réalisation simultanée de ces deux possibilités soit exclue. De même que, dans certains contextes, la flexion en genre de l'adjectif peut, en même temps, correspondre à une fonction syntaxique et donner une indication sur le sexe, la flexion en genre du pronom personnel peut, en même temps, préciser la référence et donner une indication sur le sexe. Ainsi, dans la phrase:
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/mèparânèmpamèkamaradèlsôtrôzdfen/ (mes parents n'aiment pas mes camarades: elles sont trop jeunes) la flexion en genre de /èl/ ne précise pas seulement que ce que le pronom indique a été nommé dans le contexte précédent au moyen du substantif camarades; elle fait savoir aussi que les personnes indiquées sont de sexe féminin. Ce qui a été constaté au sujet des possibilités d'emploi de la flexion en genre dans il et elle vaut également pour le et la en fonction d'objet direct et pour les pronoms absolus lui, eux, elle(s). La définition que nous avons donnée de la fonction du masculin dans il au cas où ce pronom est employé automatiquement, à savoir la précision que ce que le pronom indique n'est pas nommé, dans le contexte ou le texte, au moyen d'un ou plusieurs substantifs féminins exclusivement, est suffisamment large pour qu'elle puisse être appliquée telle quelle à le, bien que, à la différence de il, ce pronom soit employé aussi pour indiquer ce qui est exprimé au moyen d'une proposition. D'une part, on trouve : Ce tableau-là, je vous le donne, et: Il réussira, je vous le promets d'autre part: Ce tableau-là, il est à vous, mais : Il réussira, c'est certain. Le fait que les pronoms absolus lui, eux, elle(s) indiquent le plus souvent des personnes ne nous dispense pas de faire le départ entre l'emploi automatique et l'emploi libre de ces pronoms avec toute la différence d'information qui en résulte. II PRONOMS DÉMONSTRATIFS. — Le genre des pronoms démonstratifs occupe une place importante dans l'article déjà cité de Lampach.23 Il distingue deux pronoms fléchis, celui- masculin et celle- féminin, et un pronom invariable ce- également masculin.24 Ce qui oppose les pronoms fléchis au pronom invariable, c'est que "les formes fléchis renvoient toujours à des antécédents substantifs avec lesquels elles s'accordent en genre. Leur emploi dépend de l'existence d'un critère positif qui est l'antécédent substantif. L'emploi du pronom invariable, au contraire, n'est lié à aucun critère positif : il peut, à l'occasion, renvoyer à tous les types d'antécédents y compris des antécédents substantifs (ou bien indiquer le manque d'antécédent)."25 Discutant le problème du neutre, nous avons déjà montré que, s'il n'y a pas lieu de reconnaître en français l'existence d'une catégorie morphologique du neutre, catégorie dont ce serait un des membres (Gougenheim) ou même le membre unique (Togeby), il n'est pas permis non plus de considérer, comme le fait Lampach, ce 2
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Note 10. Celui-, celle-, ce- représentent dans l'article de Lampach aussi bien le pronom démonstratif (celui-ci, celui-là, etc.) que le pronom déterminatif (celui de, celui que, etc.). Dans ce qui suit, les formes celui, celle et le terme démonstratif sont utilisés pour désigner l'un et l'autre. 25 St. Lampach, "La relation des genres", p. 58. 24
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comme un pronom masculin pour la seule raison que l'adjectif qui s'y rapporte se met à la forme masculine. Aussi n'y a-t-il que les pronoms fléchis celui {ceux) et celle(s) qui méritent d'être pris en considération dans une étude du genre des pronoms démonstratifs. Faut-il suivre, d'autre part, Lampach lorsqu'il prétend que les pronoms fléchis renvoient toujours à des substantifs, avec lesquels ils s'accordent en genre? En d'autres termes, faut-il admettre que l'emploi respectif de la forme masculine ou de la forme féminine soit toujours automatique? Les grammairiens distinguent, en général, deux emplois du démonstratif fléchi. A propos de l'opposition masculin — féminin, Gougenheim écrit: "a. Lorsque le pronom démonstratif représente un substantif, il a le même genre que ce substantif. b. Lorsqu'il ne représente aucun substantif, mais désigne des personnes ou des animaux, son genre dépend du sexe des personnes ou des animaux envisagés."26 De même, von Wartburg et Zumthor: "Le pronom déterminatif peut avoir deux valeurs : a. ou bien il représente un terme nominal de la phrase : ... b. ou bien il a une valeur indéfinie, équivalant à "la personne, l'être quelconque qui, de": cette valeur est plus rare avec celui de qu'avec celui + relatif." 27 Etudiant l'emploi du démonstratif fléchi dans des phrases telles que : ceux qui sont morts pour la patrie méritent notre reconnaissance; conseils pratiques pour celles et ceux qui viennent se faire soigner à Paris, phrases dans lesquelles, d'après les grammairiens cités, le démonstratif ne représente aucun substantif, Lampach soutient que "l'emploi de ceux ou de celles suppose l'existence, au moins virtuelle, d'un antécédent substantif avec lequel le pronom s'accorde et avec lequel il peut être commuté sans modifier le sens de la phrase." Il rapproche ces phrases de celles du type : il a récompensé ceux {celui, celle{s)) des ses domestiques qui l'avai{en)t bien servi "où ce que représente ceux est explicitement donné", et il termine en disant : "Le fait que dans ces emplois-ci, celui, ceux, etc. désignent presque toujours des êtres humains n'est en réalité qu'un fait de parole; le démonstratif fléchi peut représenter n'importe quel substantif donné par le contexte linguistique ou par la situation." 28 Cette opinion de Lampach appelle plusieurs objections. En premier lieu, l'affirmation que "le fait que dans ces emplois-ci, celui, ceux, etc. désignent presque toujours des êtres humains n'est en réalité qu'un fait de parole", n'est valable que pour les phrases du second type. D'après un de mes informateurs, des phrases telles que: celui {ceux) de mes costumes qui ... celle{s) de mes robes qui ... 26 27 28
G. Gougenheim, Système grammatical de la langue française, l e éd., p. 165, 2. W. von Wartburg et P. Zumthor, Précis de syntaxe du français contemporain, 2e éd., §605. St. Lampach, "La relation des genres", p. 56.
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bien que peu fréquentes, seraient, en effet, parfaitement possibles. Dans les phrases du premier type, par contre, le démonstratif indique toujours un être humain. 29 Il ne s'agit plus d'un fait de parole, mais d'un fait de langue. Aussi nous semble-t-il peu souhaitable de rapprocher les deux types de phrases. En outre, rien ne prouve que dans les phrases du type: ceux qui sont morts pour la patrie ... l'emploi respectif de celui (ceux) ou de celle(s) soit imposé au locuteur par le genre fixe d'un substantif sous-entendu qui pourrait être mis à la place du démonstratif sans qu'il en résulte une modification du contenu ; soit : ceux qui sont morts ... = les soldats qui sont morts ... Au contraire, si le locuteur dit ceux au lieu de les soldats, au cas où ce substantif n'est pas présent dans le contexte ou le texte, ce sera justement parce qu'il veut s'exprimer moins explicitement, parce qu'il veut communiquer autre chose que 'les soldats qui sont morts ...' Et il est difficile de concevoir que ce soit le genre d'un substantif dont il ne se sert pas parce que cela ne cadre pas avec ses intentions, qui lui dicterait l'emploi de l'une ou de l'autre forme fléchie en genre du démonstratif. Cette forme, le locuteur la choisit librement pour donner de la sorte une information sur le sexe de la ou des personnes indiquées par le pronom. Que le démonstratif ne s'accorde pas toujours en genre avec un substantif, que celui-ci soit présent dans le contexte ou le texte ou qu'il soit sous-entendu, Lampach aurait pu s'en rendre compte, s'il avait poussé plus loin l'examen de l'exemple: il a récompensé ceux (celui, celle(s) ) de ses domestiques qui l'avai(en)t bien servi qu'il avance à l'appui de son opinion. Pour qu'on puisse soutenir que le démonstratif s'accorde en genre avec le substantif (en l'occurrence domestiques), il faudrait qu'il y eût deux substantifs homonymes, domestique masculin et domestique féminin, dont le genre fixe entraînerait l'apparition automatique de celui (ceux) ou de celle(s). Or, une phrase parfaitement correcte, telle que: il a récompensé ceux et celles de ses domestiques qui l'avaient bien servi montre qu'il n'en est rien. Elle confirme ce que nous avons dit dans le chapitre précédent, savoir, qu'il existe, outre les catégories des substantifs masculins et des substantifs féminins, une catégorie ouverte de substantifs agénériques, par rapport auxquels le terme accord n'est pas de mise.30 Non seulement lorsque le pronom démonstratif indique ce qui n'est pas nommé au 29
L'opinion de Gougenheim que le pronom peut indiquer aussi des animaux n'est pas confirmée par les faits. 80 Voici encore un exemple, pris dans un roman, où la forme masculine et la forme féminine du démonstratif indiquent ce qui a été nommé dans le texte précédent au moyen du seul substantif agénérique enfants: Drôle de petite femme ! Elle a trois enfants. Elle conduit et élève tout cela avec une activité fiévreuse, elle ne fait qu'aller, venir, habillant l'un, savonnant l'autre ... mouchant celui-ci, nettoyant celle-là.
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moyen d'un substantif, mais aussi—et c'est sur ce point-là que nos vues diffèrent de celles de Gougenheim — lorsqu'il indique ce qui est nommé dans le contexte ou le texte au moyen d'un substantif agénérique ou d'un nom propre désignant une personne, sa flexion en genre correspond à la valeur sémantique que nous avons attribuée aussi à celle des pronoms personnels de la troisième personne employés dans les mêmes conditions. De même que la flexion en genre des pronoms personnels, celle des pronoms démonstratifs ne fait qu'offrir des possibilités d'emploi, dont la réalisation dépend de l'apparition automatique ou libre des formes fléchies. Elle peut préciser ce que le pronom indique, par ex. : vos fils et ceux de mon frère vos filles et celles de mon frère et elle peut donner une information sur le sexe, par ex. : mes élèves et ceux de l'autre classe mes élèves et celles de l'autre classe. Quoique, dans le passage cité plus haut, Gougenheim fasse bien entrevoir l'existence de ces possibilités, il ne trace pas au bon endroit la ligne qui sépare la réalisation de l'une ou de l'autre. Arrivé à la fin de l'étude du rôle informatif que joue la flexion en genre dans les différentes classes de mots où elle figure, nous devons encore nous demander quel est le rapport entre le masculin et le féminin. Lorsqu'il s'agissait de décider quelle devait être la base de la description formelle de l'opposition, nous avons conclu qu'il n'y avait aucune raison impérieuse de choisir comme telle la forme masculine. Au contraire, comme le seul critère méritant finalement d'être pris en considération se trouvait être celui de la plus grande simplicité, et qu'une description partant du féminin satisfaisait le mieux à cette exigence, le choix du féminin comme forme de base nous semblait s'imposer. Et nous avons constaté, en outre, qu'il vaudrait mieux considérer cette opposition formelle comme une opposition équipollente, au lieu d'y voir une opposition privative. La question qui se pose est de savoir si, quittant le terrain du signifiant pour celui du signifié, on est toujours en droit de considérer l'opposition masculin — féminin comme une opposition équipollente. Dès 1932, Jakobson a défendu la thèse que toute corrélation grammaticale a un caractère privatif. 31 Dans une étude plus récente, il écrit encore: "... de deux catégories grammaticales opposées, l'une est 'marquée' et l'autre 'non-marquée'. La signification générale d'une catégorie marquée réside en ceci qu'elle affirme la présence d'une certaine propriété (positive ou négative) A; la signification générale de la catégorie non-marquée correspondante n'avance rien concernant la présence de A, et est 31
R. Jakobson, "Zur Struktur des Russischen Verbums", dans Charisteria Guilelmo Mathesio, p. 174.
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employée principalement, mais non exclusivement, pour indiquer l'absence de A. Le terme non-marqué est toujours le négatif du terme marqué, mais, au niveau de la signification générale, l'opposition des deux termes peut être interprétée comme 'affirmation de A' / 'pas d'affirmation de A', tandis qu'au niveau des significations 'rétrécies', nucléaires, on rencontre l'opposition 'affirmation de A' / 'affirmation de nonA'."32 Cette théorie a été appliquée par Lampach à l'opposition masculin — féminin en français. "Le rapport entre le masculin et le féminin," écrit-il, "est un rapport de terme non marqué à terme marqué ; le terme marqué a une valeur positive par rapport au terme non marqué; il peut être considéré du point de vue logique comme le terme non marqué, qui est le terme de base, plus autre chose ... Le genre féminin est marqué en français (dans une note, Lampach ajoute : "par ex. : dans les substantifs, boulangère, c'est boulanger plus la notion de femme"); il est marqué dans le cadre des pronoms parce que, outre la notion de base (troisième personne, démonstratif, etc.), un pronom féminin, marqué comme tel par sa forme, est caractérisé par un trait positif, une marque, qui est de renvoyer à un antécédent exclusivement féminin; lorsqu'on emploie le féminin, on met à part ce qui est spécifiquement féminin. Le genre non marqué, le masculin, dans la mesure où il s'oppose au féminin, a une unité toute négative; il se définit par rapport au critère positif qui distingue le féminin; son emploi en tant qu'entité oppositive indique l'absence de ce critère positif."33 A la différence des deux auteurs cités, nous sommes d'avis que, pas plus que sur le plan du signifiant, il n'y a lieu de considérer sur le plan du signifié, l'opposition masculin — féminin comme une opposition privative, comme une opposition terme non-marqué — terme marqué. Ce qui a amené Lampach à caractériser, dans le domaine des pronoms qui forment l'objet de son étude, le masculin comme non-marqué, c'est avant tout le fait que, de cette façon, il lui est possible de ranger dans la catégorie du masculin des pronoms tels que il impersonnel et ce démonstratif substantival, considérés traditionnellement comme des pronoms neutres. Or, dans ce qui précède, nous croyons avoir démontré que, si la catégorie morphologique du neutre n'existe pas en français, ces pronoms n'en deviennent pas pour autant masculins. Ce sont des pronoms indifférenciés en genre; l'identité de il impersonnel et de il personnel n'existe que sur le plan formel : nous avons affaire à deux mots homonymes. Lampach aurait dû, d'ailleurs, arriver lui-même à cette conclusion, si, après avoir déclaré que "il 'neutre' est en réalité l'archimorphème du pronom personnel",34 il avait prolongé la parallèle qu'il trace entre l'archimorphème et l'archiphonème. Selon certains phonologues, l'archiphonème est identique à la base de comparaison de deux ou plusieurs phonèmes, c'est-à-dire qu'un archiphonème se rapporte à deux phonèmes de telle façon qu'il possède les traits que ces deux phonèmes ont en commun, 32 ld., "Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe", dans Essais de linguistique générale, p. 185. 33 St. Lampach, "La relation des genres", p. 64. 34 Ibid., p. 65.
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mais que le trait par lequel ils se distinguent lui fait défaut. 35 Si, dans la phrase précédente, on remplace les mots archiphonème et phonème par archimorphème et morphème et si, ensuite, on l'applique au rapport entre il impersonnel et il — elle personnels, il en ressort qu'un des traits qui manque à il impersonnel sur le plan du signifié, c'est justement le trait 'masculin', dont la présence serait pourtant indispensable pour qu'il puisse être question d'une identité complète avec il personnel. Reste encore à examiner si le rapport entre il — elle personnels, celui — celle démonstratifs, etc. doit être caractérisé comme un rapport entre un terme non-marqué et un terme marqué, si, pour parler avec Jakobson, la signification générale du féminin réside dans la signalisation de A, alors que celle du masculin réside dans la nonsignalisation de A. Il faut remarquer d'abord qu'il est difficile de voir quelle pourrait être cette signification générale du masculin et du féminin. Notre examen n'a-t-il pas révélé que la flexion en genre ne fait qu'offrir aux usagers de la langue des possibilités d'emploi dont la réalisation respective dépend du contexte, du texte ou de la situation? Il serait vain de vouloir faire rentrer ces possibilités dans une seule formule. Une telle formule serait nécessairement si vague qu'elle ne rendrait plus compte de rien. L'idée que toute catégorie grammaticale a une signification générale est un postulat qui ne semble pas être confirmé par les faits. Si A 1 et A 2 désignent les possibilités d'emploi offertes par la flexion féminine des pronoms, la question sur le rapport entre le masculin et le féminin doit être conçue en ces termes : Si le rôle de la flexion féminine consiste à signaler A 1 ou A 2, le rôle de la flexion masculine se limite-t-il à ne signaler ni A 1 ni A 2? Or, il paraît incontestable que la flexion donne à travers les pronoms masculins dignes de ce nom à l'auditeur une information qui n'est pas moins positive que celle donnée par la flexion féminine, bien que, par suite de l'extension plus grande du masculin, il soit plus commode de la définir en termes négatifs. Loin de ne signaler ni A 1 ni A 2, le masculin signale toujours non-A 1 ou non-A 2. Les seuls pronoms qui méritent d'être caractérisés comme non-marqués sont les pronoms indifférenciés en genre tels que les pronoms personnels conjoints lui, les, leur, qui ne signalent ni A 1, 2 ni non-A 1, 2. Le chapitre précédent a suffisamment montré que ce qui vient d'être dit de la flexion masculine des pronoms substantivaux, ne s'applique pas moins à celle des adjectifs, des articles et des pronoms adjectivaux.36 Sur le plan du signifié, comme sur le plan du signifiant, l'opposition masculin—féminin est une opposition équipollente comportant deux termes marqués. La flexion masculine et la flexion féminine donnent toutes les deux, à travers les mots où elles figurent, une information positive. La nature de cette information dépend, d'une part, de la classe à laquelle appartient le mot fléchi (pronoms substantivaux — adjectifs, articles, pronoms adjectivaux), d'autre part, du contexte, du texte ou de la situation où ce mot fléchi est employé. ,s
Voir A. Cohen e.a., Fonologie van het Nederlands en het Fries, 2e éd., p. 49. L'exemple boulanger — boulangère, avancé par Lampach à l'appui de sa thèse, n'est nullement probant, puisqu'il s'agit d'un cas de dérivation substantívale, et non pas d'une flexion en genre. 34
V LE NOMBRE: LES FORMES
L'étude de la flexion en genre dans les chapitres précédents a sans aucun doute révélé des différences importantes entre le français écrit et le français parlé. Combien d'adjectifs qui, dans la langue écrite, maintiennent l'opposition masculin — féminin, marquée formellement par l'alternance zéro / -e et correspondant à une différence de fonction syntaxique ou de valeur sémantique, sont devenus, dans la langue parlée, indifférenciés en genre par suite de l'amuïssement du -e final, et ont perdu par là la possibilité d'exprimer autre chose que leur sens lexical individuel! Et n'en est-il pas de même de certains adjectifs apparaissant, en fonction d'épithète, devant un substantif à initiale vocalique? Alors que, dans la langue écrite, l'opposition petit{s) masculin singulier (pluriel) — petite{s) féminin singulier (pluriel) subsiste dans toute position, l'apparition de la seule forme /p(a)tit/ singulier devant un substantif masculin ou féminin à initiale vocalique nous a amené à la conclusion qu'il s'agit là, dans la langue parlée, d'une forme indifférenciée en genre, homonyme morphologique de /p(a)tit/ féminin, apparaissant dans d'autres positions et indifférencié en nombre. Si importantes que soient ces différences, et d'autres qu'on pourrait facilement y ajouter, elles sont moins fondamentales que celle qui se manifeste entre la langue écrite et la langue parlée lorsqu'il est question des catégories morphologiques du singulier et du pluriel. Martinet a nettement souligné cette différence: "En français les différences entre la graphie et la phonie sont de nature telle que l'on peut dire, sans aucune exagération, que la structure de la langue écrite ne se confond pas avec celle de la langue parlée: dans l'une, le pluriel se marque régulièrement par l'adjonction d'un -s au substantif et secondairement par des faits d'accord; dans l'autre, il s'exprime en priorité par des modifications formelles apportées aux déterminants du substantif (/le(z)/ au lieu de /I/, /la/ ; /de(z)/ au lieu de /ce/, /un/). 1 Il reste pourtant le problème de savoir comment il faut interpréter ce passage, quelles conclusions il faut en tirer en ce qui concerne les catégories du singulier et du pluriel des substantifs. Faut-il soutenir qu'en dehors d'une série fermée de substantifs qui maintiennent, formellement et sémantiquement, l'opposition singulier — pluriel : 1
A. Martinet, Eléments de linguistique générale, p. 164. Cp. E. Tanase, "Les moyens d'expression de l'idée de pluriel dans les noms, dans le français parlé, R. La. R. LXXII (1955-1958), p. 298: "Des faits de discordance entre la grammaire du français écrit et les réalités du français parlé se rencontrent dans d'autres cas encore: ainsi dans celui de la formation du pluriel dans les noms."
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/amiral/ (amiral) — /amirô/ (amiraux), /vitraj/ (vitrail) — /vitro/ (vitraux), etc. et qui sont à considérer comme des vestiges d'un état antérieur de la langue, les substantifs du français parlé actuel sont indifférenciés en nombre, non seulement du point de vue formel, mais aussi du point de vue sémantique? Ou faut-il, par contre, admettre que, malgré l'identité formelle qu'elle présente dans la très grande majorité des cas, l'opposition sémantique 'singulier' — 'pluriel' persiste dans toute la classe des substantifs? En d'autres termes, y a-t-il identité complète ou homonymie morphologique? De même qu'il y a, dans la langue écrite, deux phrases : tu connais bien leur projet — tu connais bien leurs projets dont la différence formelle, leur projet — leurs projets, correspond à une différence de contenu, y a-t-il, dans la langue parlée, également deux phrases : /tukônèbjèlœrprôzè/ — /tiikonèbjëlœrprôzè/ de forme identique, mais de contenu différent? Ou faut-il plutôt dire qu'aux deux phrases écrites ne correspond qu'une seule phrase parlée à contenu unique, et que la possibilité qu'après avoir entendu la phrase, l'auditeur sache tout de suite qu'il s'agit d'un seul ou de plus d'un projet, doit être attribuée non pas à la phrase elle-même, mais à l'interprétation de la phrase à l'aide du texte ou de la situation, alors que le lecteur de l'une ou de l'autre phrase écrite obtient cette information par la phrase elle-même? Le problème est, au fond, le même que celui que nous avons déjà dû résoudre avant de pouvoir passer à la description des formes fléchies en genre. A cette occasion nous avons cité et critiqué des passages d'un article de Martinet, paru une dizaine d'années avant les Eléments de linguistique générale, et dans lequel il déclare qu'une fois que des critères syntaxiques ont permis d'isoler une classe de mots, le fait que certains membres de cette classe, si peu nombreux soient-ils, présentent une opposition morphologique marquée par une alternance de formes, nous oblige à admettre que tous les membres de la classe présentent la même opposition, même dans les cas où elle reste inexprimée. 2 Autant que nous sachions, l'auteur n'a pas changé d'opinion depuis lors. Aussi la conclusion s'impose-t-elle que pour Martinet l'existence de l'opposition morphologique: /amiral/ singulier — /amiro/ pluriel, /vitraj/ singulier — /vitro/ pluriel, etc. dans la classe des substantifs, implique que /garsô/, /prôzè/, etc., qui appartiennent à la même classe, ne peuvent être que les formes identiques de deux signes différents: /garsô/ singulier — /garsô/ pluriel, /prôzè/ singulier — /prôzè/ pluriel, qui représentent des cas d'homonymie morphologique. La même idée se retrouve dans une étude de Tanase. Des passages que nous avons soulignés dans les citations suivantes semble ressortir nettement que lui aussi est d'avis que la non-distinction des nombres dans la plupart des substantifs n'existe que sur le plan formel, mais que l'opposition se maintient sur le plan sémantique. Voici ce qu'il écrit à ce sujet : "Cela revient à dire que tous ces noms-là — qui, ne l'oublions 2
Voir chapitre II, p. 28.
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pas, constituent la très grande majorité des substantifs français — n'ont plus de pluriel (au point de vue de la forme bien entendu)." Et plus loin il pose la question: "Mais, si les noms français n'ont plus de pluriel —formel—comment peut-on distinguer, quand on parle, le nombre dans la forme unique, invariable, du nom?''''3 Un tout autre argument à l'appui du maintien de l'opposition singulier — pluriel dans les substantifs de la langue parlée a été avancé par Damourette et Pichon. A l'intérieur de la quantitude des substantifs — c'est là le terme que, dans leur tentative d'un renouvellement complet de la terminologie grammaticale, ils utilisent pour désigner le nombre grammatical — ces auteurs distinguent deux répartitoires, ou oppositions, qui s'entrecroisent, la putation et la blocalité. Alors que, dans d'autres langues, les substantifs peuvent être divisés en deux groupes suivant qu'ils nomment des objets qui peuvent être comptés (les substantifs "numératifs") ou des objets qui ne peuvent pas être comptés (les substantifs "massifs"), le français ne posséderait pas ces deux catégories de substantifs ; l'opposition massif — numératif y serait exprimée à l'aide de mots-outils placés devant le substantif. C'est le terme de putation qui désigne l'opposition en question. Celle-ci comporte deux catégories : la putation massive, par ex. : du mouton, et la putation numérative, par ex. : un mouton, des moutons. Si la putation s'exprime à l'aide de mots-outils, la blocalité, terme qui désigne l'opposition traditionnelle singulier — pluriel, s'exprime par la flexion des substantifs eux-mêmes. Elle comporte également deux catégories : la blocalité continue (le singulier), par ex. : (du) mouton, (un) mouton, et la blocalité discontinue (le pluriel), par ex. : (des) moutons. Le schéma suivant présente le nombre grammatical tel que le conçoivent les deux auteurs : Putation Massive
Blocalité du mouton Continue un mouton
Numérative des moutons
Discontinue 4
En ce qui concerne la blocalité, le seul répartitoire qui, vu son caractère morphologique, entre dans le cadre de notre étude, ils observent au §279: "Le système des flexions de quantitude dans la langue française de nos jours est extrêmement simple. Il est en effet tout entier dominé par une loi d'une absolue généralité et qui ne souffre aucune exception, à savoir que tout nom pluriel se termine par un z instable." Et au §351: "Quant à la blocalité, elle est exprimée par la flexion nominale. Il y a lieu de 3
E. Tanase, "Les moyens d'expression de l'idée de pluriel", p. 300. * J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, 1.1, §§296-297.
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remarquer à ce sujet que, même dans les cas où le [(z)] n'entre pas en exercice, il serait un peu inexact de dire que toute la puissance quantitudinale réside dans l'article, car le mot est une entité, et cette entité est différente dans la pensée au singulier et au pluriel, du fait de la possibilité du [z] instable, même quand ce [z] n'entre pas en exercice. Par exemple, il est certain que le sentiment linguistique conçoit différemment le mot [â:fâ:] dans Les Enfants d'Edouard = [lé:zâfâ:dédwà:r] et dans L'Enfant de volupté = [lâ:fâ:dvôlupté], parce qu'elle (sic f ) sent dans le premier cas l'identité sémantique avec [â:fâ:z] dans un exemple comme Les Enfants assistés = [lé:zâ:fâ:zàsisté], et dans le second cas avec [â:fâ:t] dans un exemple comme UEnfant aux yeux bleus = [lâ:fà:tô:zyœ:blœ:]." Si Martinet est donc amené à distinguer deux mots /âfâ/ opposés en nombre en vertu de l'existence de paires de mots qui appartiennent à la même classe que /âfâ/ et qui distinguent le singulier et le pluriel par des alternances de forme, Damourette et Pichon se sont fondés, pour arriver à la même conclusion, sur la constatation qu'à côté de /âfâ/ singulier il existe une variante combinatoire /âfât/, et à côté de /âfâ/ pluriel une autre variante combinatoire /âfâz/. La possession d'une variante combinatoire, formée par l'adjonction au radical (avec ou sans modification de celui-ci) d'un /-z/ marquant le pluriel, caractériserait toute la classe des substantifs en français moderne et y sauvegarderait l'opposition singulier — pluriel. Après avoir remarqué dans la deuxième partie de son Système grammatical de la langue française, partie intitulée Morphologie, que le -s du pluriel a cessé de se prononcer au XVIIe siècle, que la longueur qu'en disparaissant, ce -s avait laissée à la voyelle précédente, a disparu elle-même de la langue commune dans la dernière partie du même siècle,5 et que l'expression de la notion de nombre est sauvée par les déterminatifs: le, la — les; ce, cet(te) — ces, etc., Gougenheim déclare dans la troisième partie, intitulée Syntaxe: "Le français distingue deux nombres: le singulier et le pluriel. Le singulier est la marque du substantif désignant un seul objet, le pluriel, celle du substantif désignant une quantité, quelle qu'elle soit, supérieure à l'unité. Les adjectifs et les déterminatifs ont le nombre du substantif qu'ils qualifient ou déterminent."6 Suivant la conception de Gougenheim, la morphologie est l'étude des morphèmes — ainsi que nous l'avons vu dans l'introduction, il considère, avec Vendryes, comme tels, non seulement les aspects catégoriels du mot, mais aussi l'article, le pronom, la préposition, l'ordre des mots, etc. — en tant qu'ils constituent des systèmes et in5
Cp. E. Bourciez, Précis historique de phonétique française, 8e éd., §160 Historique: "D'autre part le s en s'effaçant avait eu pour effet d'allonger la syllabe précédente, surtout lorsqu'elle se terminait par un son vocalique. Il s'ensuit qu'au XVIe siècle, et même au XVIIe, dans des pluriels comme loups, enfants, les voyelles u et â étaient prononcées plus longues que dans loup, enfant. Les grammairiens du XVIIIe siècle ont essayé de maintenir artificiellement cette distinction, mais elle allait se perdant peu à peu. Vers l'époque de la Révolution, Domergue déclare qu'il ne voit plus 'aucune différence entre un cri et des cris'." Voir aussi Ch. Thurot, De la prononciation française depuis le commencement du XVIe siècle, d'après les témoignages des grammairiens, t. II, pp. 621-626. 6 G. Gougenheim, Système grammatical de la langue française, le éd., p. 57 et p. 127 (c'est nous qui soulignons).
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dépendamment de leur rôle dans la langue, celui-ci étant l'objet de la syntaxe.7 Aussi est-il évident que pour lui aussi la distinction de deux substantifs, opposés sémantiquement en nombre, se maintient même dans les cas où l'opposition formelle fait défaut, et que l'expression du nombre dans les adjectifs, les articles et les pronoms adjectivaux se réduit à un simple fait d'accord. Comme Damourette et Pichon, il reconnaît la valeur morphologique de /z/ apparaissant en cas de liaison, mais, contrairement à ces auteurs, il considère l'adjonction de ce morphème non pas comme un cas de suffixation, mais comme un cas de préfixation. "L'j final n'étant prononcé qu'en liaison, avec le son z, on peut dire que les substantifs et adjectifs à initiale vocalique ont tendance à avoir un z préposé comme caractéristique du pluriel : en effet le z de liaison, qui apparaît après tous les déterminatifs du pluriel, fait corps au point de vue phonétique non avec le mot qui précède, mais avec celui qui suit, des enfants n'est pas prononcé déz enfants, mais dé zenfants; de même les enfants, ces enfants, nos enfants, de grands enfants."8 Il suffit de rappeler ce que nous avons dit au chapitre II, lorsqu'il s'agissait de déterminer quelles formes méritaient d'être admises dans une description formelle de la flexion en genre, pour faire comprendre qu'il nous est impossible d'accepter l'opinion des auteurs cités ci-dessus. Nous nous sommes alors occupé un moment du problème soulevé par la distinction du nombre dans le substantif anglais sheep, et nous avons adhéré à la critique dirigée par Haas contre ceux qui, au lieu de reconnaître qu'il y a des trous dans le système morphologique des substantifs anglais, et d'en faire la part, cherchent à boucher ces trous en imposant, sur le modèle de la très grande majorité des autres substantifs, à sheep une distinction en nombre qu'en réalité ce substantif ne possède pas. Or, ce qui vaut pour quelques rares substantifs anglais, vaut également, à une série limitée d'exceptions près, pour tous les substantifs du français parlé actuel de la conversation. La survivance de l'opposition singulier — pluriel dans certains substantifs ne permet nullement de conclure que cette opposition persiste également dans les substantifs où son expression au moyen d'un aspect catégoriel de la forme de ceux-ci fait défaut. Ce n'est pas la tâche du linguiste d'imposer un système aux faits linguistiques, si séduisant de simplicité que puisse devenir le résultat final de la description, mais de dégager ce système des faits, et de tous les faits que l'examen de cas concrets de l'usage de la langue lui présente. On pourrait nous objecter que le cas de l'anglais sheep et celui des substantifs français ne sont pas tout à fait identiques. L'indifférenciation en nombre de sheep 7
Ibid., p. 9. ' Ibid., p. 59, 3. Pour Bally l e /z/ de liaison n'est ni un préfixe ni un suffixe, mais un infixe. "Dans la prononciation soignée, écrit-il, le z de liaison prend une fonction autonome. Ainsi on dit un ver(s) harmonieux, mais des vers z harmonieux, un courts) élémentaire, mais des cours z él. ; de même un était) important, des z états z importants. Autrement dit, z est alors un infixe qui n'est attaché à aucun des deux mots et qui caractérise le pluriel du groupe entier" (Linguistique générale et linguistique française, 3e éd., §408, n. 1).
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n'est-elle pas propre à ce substantif dans n'importe quelle position, alors que, d'après Damourette et Pichon, l'opposition singulier — pluriel persiste, sur le plan formel et sémantique, dans le substantif français au cas où celui-ci est lié au mot suivant? Se basant sur le sentiment linguistique des usagers de la langue, ils ont rattaché à la manifestation formelle de l'opposition en nombre dans des conditions déterminées la conclusion que le maintien de l'opposition est garanti aussi dans les positions où elle n'est pas exprimée par la forme des substantifs. Le problème posé par l'affirmation des deux grammairiens français peut se décomposer en deux questions : 1. Est-il vrai que, dans le français de la conversation, on fasse, pour marquer le pluriel du substantif, la liaison entre celui-ci et le mot suivant à initiale vocalique qui forme groupe avec lui? Prononcera-t-on, par ex. : /ilapartisipéakèlk(3)réunjôzèpôrtât/ (il a participé à quelques réunions importantes) /zaprésilœrr(3)markzèmabl / (j'apprécie leurs remarques aimables) indiquant au moyen du /z/ qu'on ajoute aux substantifs /réiinjô/, /r(s)mark/, que ceux-ci contiennent un aspect sémantique catégoriel 'plus d'un', alors que l'absence de ce /z/ dans le même entourage indique que les substantifs en question contiennent un aspect sémantique catégoriel que nous définissons provisoirement comme 'un seul'? Comparez avec les exemples précédents : /ilapartisipéakèlk(3)réunjôëpôrtât/ {il a participé à quelque réunion importante) / zaprési lœrr(3)markèmabl / (j'apprécie leur remarque aimable) 2. Si la réponse à la première question est affirmative, l'existence d'une opposition entre /réunjô/ singulier — /réunjôz/ pluriel, /r(a)mark/ singulier — /r(a)markz/ pluriel, telle qu'elle ressort d'une comparaison des phrases que nous venons de citer, implique-t-elle que cette opposition se maintienne dans les positions où elle n'a pas d'expression formelle, par ex. : /ilapartisipéakèlk(3)réiinjô/ (il a participé à quelque(s) réunion(s)) /zaprésilœrr(a)mark/ (j'apprécie leur(s) remarque(s))1 Ceux qui étudient le français actuel ne donnent pas de réponse unanime à la première question. Que Damourette et Pichon considèrent le /z/ comme un suffixe, Gougenheim comme un préfixe, Bally comme un infixe, ces auteurs admettent, sans aucune restriction, le fait général de son apparition dans le cas qui nous occupe. Dans un
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article intitulé: Les diverses sortes de français au point de vue phonétique, le phonéticien Fouché décrit, par contre, le phénomène d'une façon beaucoup plus nuancée.9 Il commence par signaler les principaux traits phonétiques par lesquels les français provinciaux et le français parisien populaire se distinguent du français parisien de la bourgeoisie cultivée, qu'il appelle le français correct ou le français normal, celui qui s'impose comme modèle aux provinciaux et aussi aux étrangers qui veulent apprendre le français (p. 211). Ensuite il constate que, tout en s'opposant dans son ensemble à d'autres français, ce français n'est pas un. "Il faut reconnaître qu'il comporte certaines variétés et que chez une personne de la bonne société on peut distinguer au moins quatre 'étages' de prononciation, également reçus, à condition que chacun soit employé à bon escient et quand il le faut. Si l'on veut classer les phénomènes du point de vue phonétique, il convient de distinguer en effet le débit de la conversation familière, celui de la conversation soignée (qui est celui de la lecture), celui de la conférence, du discours ou du sermon, et enfin celui de la diction." (p. 211) Après avoir montré les différences qui séparent ces variétés à l'aide de l'emploi et du nonemploi de la liaison, Fouché arrive à la conclusion suivante: "Français familier et français de la diction de vers constituent en effet deux pôles. L'un plonge ses racines dans le parler populaire; l'autre représente aujourd'hui quelque chose d'archaïque et d'artificiel. Entre ces deux extrêmes, évoluent le français de la conversation soignée et le français de la conférence ou du sermon. Ce dernier se rapproche en partie du langage de la diction et présente ainsi certains traits qui sont en train de vieillir. Le premier, au contraire, est vraiment la langue vivante, je ne dirai pas des Français cultivés, tout court, — la formule serait inexacte — mais des Français cultivés vivant en société. Dans la famille, entre amis, c'est le français familier que nous employons." (p. 216) Or, en ce qui concerne la liaison qui nous intéresse en particulier, Fouché constate qu'elle n'apparaît que dans le débit de la conférence, du discours ou du sermon et dans celui de la diction de vers. "En effet, toutes les liaisons qui se font dans la conversation soignée ou dans la lecture à voix basse sont conservées, de plus, il s'en ajoute d'autres, dont voici les principales: 1. Substantif pluriel + adjectif Des travaux admirables. — Des enfants aimables. — Des roses épanouies." (p. 215) Cette constatation ne nous oblige-t-elle pas à conclure que la liaison entre substantif pluriel et adjectif, par laquelle le débit de la conférence, etc. se rattache à celui, archaïque et artificiel, de la diction de vers, doit être considérée, elle aussi, comme archaïque et artificielle, représentant non pas la réalité vivante du français actuel, mais un état antérieur de celui-ci? Il est vrai qu'il en reste toujours des traces dans le débit de la conversation soignée. 8
P. Fouché, "Les diverses sortes de français au point de vue phonétique", F.M. IV (1936), pp. 199-216.
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Après avoir énoncé dans son Traité de prononciation française la règle que nous venons de citer et après l'avoir illustrée de nombreux exemples, Fouché ajoute la remarque suivante : "Par contre, on fait la liaison dans un certain nombre d'expressions consacrées: Les bras*étendus. A bras* ouverts. Des délais1"imprévus. Des faits*historiques. Les lois*anciennes. Des prix*élevés [priz]. Des produits*alimentaires. Des travaux*utiles. Les Etats*Unis. Les Jeux*Olympiques. Les auteurs*anciens. Les jours*ouvrables. Les ports*européens. Des rapports*intimes. Les moeursTantiques. Les corps*humains. De même dans les titres ou enseignes, dans lesquels le substantif n'est pas précédé de l'article: Aciers*anglais. Cahiers*intimes. Vert*oubliés. Jours*heureux. Etc. Notez la distinction qui est faite entre Un marchand de draps*anglais (de draps qui sont d'origine anglaise) et Un marchand de draps | anglais (un marchand de draps qui est Anglais)."10 Les trois cas de maintien de la liaison mentionnés dans cette remarque s'expliquent de façon différente. Dans le premier cas, nous avons affaire à des groupes plus ou moins figés qui ont été transmis comme tels d'un état antérieur de la langue dont ils continuent à manifester les habitudes de prononciation. Cependant, il faut remarquer que le degré de fixation n'est pas le même pour tous ces groupes, de sorte que certains — et probablement la plupart d'entre eux — peuvent très bien être adaptés à la prononciation actuelle et perdre la liaison.11 En ce qui concerne le deuxième cas, celui-ci présente un aspect assez particulier de l'usage parlé de la langue. Il s'agit de la reproduction sous forme phonique d'un texte écrit, employé à l'état isolé et caractérisé par l'absence de tout déterminant fléchi en nombre. Aussi n'est-il pas étonnant que, pour rendre le plus fidèlement possible les intentions de l'auteur du texte, celui qui le prononce devant un auditeur recoure à la liaison. Celle-ci offre un moyen plus bref et plus élégant de marquer le pluriel du substantif écrit que, par exemple, l'adjonction de au pluriel ou avec s. Nous avons sans doute affaire à un cas marginal, qui se rattache au débit de la conférence, etc. Il s'en distingue pourtant par le fait que la liaison, et par conséquent l'expression du pluriel, se fait uniquement lorsque toute autre indication du pluriel fait défaut, tandis que dans la conférence ou le discours elle se fait également lorsque la présence d'un déterminant pluriel la rendrait superflue. Si dans le troisième cas le pluriel est nettement marqué dans /drazâglè/, ce n'est pas le besoin de marquer le nombre qui explique la liaison, mais plutôt le besoin d'éviter, par le recours à une prononciation artificielle, l'ambiguïté créée par l'homonymie syntaxique. L'impression qui se dégage des études détaillées du phonéticien français, et qui est 10
Id., Traité de prononciation française, pp. 441-442. Fouché écrit: "Voici quelques locutions [toutes faites] où la liaison, obligatoire autrefois, est facultative aujourd'hui et tend de plus en plus à disparaître du langage familier" ("Les diverses sortes de français", p. 214). Parmi ces locutions, il cite les Jeux Olympiques, les produits alimentaires, qui se retrouvent dans l'énumération qu'il donne, dans le Traité de prononciation française (voir n. 10), des expressions consacrées où la liaison se maintient dans la conversation soignée. 11
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confirmée par nos propres observations, c'est que, en dehors de quelques cas marginaux, le français parlé de la conversation familière aussi bien que de la conversation soignée ne possède plus qu'une seule forme du substantif, quelle que soit la position où celui-ci se trouve, et que, par conséquent, l'opposition substantif singulier — substantif pluriel y est inexistante. La loi formulée par Damourette et Pichon, loi que nous avons citée plus haut (p. 102), et qui serait à leur avis d'une généralité absolue: "Tout nom pluriel se termine par un z instable", a perdu sa validité. Elle reflète un état antérieur de la langue qui se maintient à l'heure actuelle comme un archaïsme dans certains usages en marge de l'usage normal. 12 La loi qui rend compte de la situation dans le français vivant d'aujourd'hui doit être formulée en ces termes : En dehors d'une série fermée de substantifs qui maintiennent l'opposition singulier — pluriel dans toute position, tous les substantifs sont indifférenciés en nombre, quelle que soit la position où ils apparaissent. Non seulement nous nous refusons à admettre que l'opposition singulier — pluriel, marquée formellement par /-0/ — /-z/ à la fin du substantif, se maintienne lorsque le substantif est suivi immédiatement d'un adjectif à initiale vocalique avec lequel il forme un groupe, nous ne sommes pas non plus de l'avis de Gougenheim qui soutient que l'opposition en nombre est marquée formellement au début du substantif par /0-/ — /z-/, si un substantif à initiale vocalique est précédé immédiatement d'un adjectif ou d'un déterminatif avec lequel il forme un groupe. L'argument qu'il avance — des enfants ne se prononcerait pas [dèz âfâ], mais [dè zâfâ] — est loin d'être convaincant, puisqu'en réalité ce n'est ni de l'une ni de l'autre manière que le groupe se prononce. Il se prononce normalement [dèzâfâ] sans l'arrêt qui est noté entre [dè] et [zâfâ], et qui marquerait la limite entre les deux mots dont il se compose. La prononciation telle que Gougenheim la décrit ne se rencontrera probablement que si l'on demande à quelqu'un d'articuler le groupe de façon à en faire ressortir les syllabes et les limites qui les séparent: [dè — zà — fâ]. Or, les phonéticiens ont suffisamment souligné le fait qu'en français la délimitation des syllabes ne coïncide pas avec celle des unités significatives. Dans un article récent, Zwanenburg cite Bally, qui a écrit: "la constitution des mots et des syllabes contribue à fondre les éléments dans un tout uniforme : nous rappelons que l'initiale vocalique n'est pas protégée contre le contact avec la finale du mot précédent, parce que son articulation n'est pas énergique et n'est pas précédée d'une occlusion laryngale. Les consonnes finales, de leur côté, sont toutes prêtes à se fondre avec une voyelle suivante, à cause de leur articulation explosive ou prolongée, en sorte que toute consonne finale forme une seule syllabe avec une initiale suivante..." (c'est nous qui soulignons).13 Est-ce le besoin de conserver autant que possible l'expression de l'opposition en 12
Que les deux auteurs se soient basés sur une prononciation vieillie ressort encore plus nettement du fait que le mot enfant, dans Venfant aux yeux bleus, a été noté phonétiquement [â:fâ:t], prononciation qui s'entend tout au plus encore dans la diction des vers. 13 W. Zwanenburg, "De Franse 'lettergreep'," FdL, août 1965, p. 164.
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nombre dans le substantif même qui a amené Gougenheim à découper les groupes des enfants, les enfants, nos enfants, etc. de la façon dont il l'a fait? Quoi qu'il en soit, en procédant ainsi, il méconnaît le fait incontestable que l'indifférenciation en nombre, formelle et sémantique, du substantif est un des traits par lesquels le français parlé se distingue du français écrit. Que cette indifférenciation en nombre doive être considérée comme une caractéristique du substantif est confirmé encore par une tendance nette dans la langue populaire et dans la langue des enfants, c'est-à-dire à des niveaux de langue où l'influence conservatrice de l'école n'est plus ou pas encore sensible, de laisser invariables même les substantifs qui maintiennent l'opposition en nombre à d'autres niveaux, de sorte qu'il est possible d'entendre dire: /lès(9)val/ {les chevals), /lèkapòral/ (les caporals), à côté de: /l(a)s(9)vó/ {le chevau), /œnanimô/ {un animati), etc.14 La réponse négative que nous donnons à la première des deux questions que nous nous sommes posées plus haut (p. 105), nous dispense de répondre à la seconde. Il n'en est pas de même, si nous tournons notre attention vers les adjectifs. Car, alors que la liaison ne se fait plus entre un substantif et un adjectif à initiale vocalique suivant et que, par conséquent, la très grande majorité des substantifs a perdu sa différenciation en nombre, la liaison se fait toujours entre un adjectif et un substantif à initiale vocalique suivant, par ex. : /kèlgrâtartist/ — /kèlgrâzartist/ {quel grand artiste) — {quels grands artistes) /ldfcrzôliâfà/ — /lœrzôlizàfâ/ {leur joli enfant) — {leurs jolis enfants) de sorte que, dans cette position, l'opposition adjectif singulier — adjectif pluriel se maintient. Aussi la seconde question, qui se trouve être superflue lorsqu'il s'agit des substantifs, s'impose-t-elle à propos des adjectifs: l'existence d'une opposition adjectif singulier — adjectif pluriel, marquée par une différence formelle, dans une position déterminée nous contraint-elle à admettre le maintien de cette opposition dans des positions où cette marque formelle fait défaut? Nous avons été obligé d'anticiper déjà sur ce problème au chapitre II. Ayant à déterminer si une forme telle que /p(a)tit/ apparaissant devant un substantif masculin ou féminin à initiale vocalique doit être considérée comme le signifiant unique de deux signifiés différents, l'un présentant l'aspect catégoriel 'masculin', l'autre l'aspect catégoriel 'féminin', nous sommes arrivé à la conclusion qu'il s'agit d'un seul mot indifférencié en genre. Comme ce mot alterne dans la même position avec /p(s)tiz/ ou /p(a)titz/ 'pluriel', il s'ensuit, d'autre part, qu'il présente l'aspect catégoriel 'singulier'. C'est par cet aspect catégoriel et par son indifférenciation en genre qu'il se distingue de /p(a)tit/ apparaissant, par exemple, devant un substantif féminin à initiale con14
H. Frei, La grammaire des fautes, p. 207.
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sonantique: ce /p(s)tit/ est indifférencié en nombre, mais il présente l'aspect catégoriel 'féminin'. L'application du raisonnement que nous avons développé à cette occasion, aux exemples suivants: /lœrzèliâfâ/ — /lœrzôlizâfâ/ (leur joli enfant) — (leurs jolis enfants) /lœrzôligarsô/ — /lœrzoligarsô/ (leur joli garçon) — (leurs jolis garçons) nous apprend tout de suite que, si /zôli/ employé devant /âfâ/ présente l'aspect catégoriel 'singulier', puisqu'il s'oppose dans cette position à /zôliz/, il n'en est pas de même avec /zôli/ employé devant /garsô/, qui n'alterne pas avec une autre forme de l'adjectif. Il n'y a que le désir de boucher les trous dans le système morphologique et la confusion du contenu du groupe avec son interprétation qui puissent faire conclure à l'existence de deux groupes homonymes /lderzoligarsô/, distincts sur le plan sémantique par l'opposition en nombre. En réalité nous n'avons pas seulement affaire à une identité formelle, mais aussi à une identité sémantique: le groupe se compose de trois mots indifférenciés en nombre. Il est fort possible qu'après avoir entendu le groupe, l'auditeur comprenne tout de suite que le locuteur a voulu lui donner une information sur un seul ou sur plusieurs garçons, mais cette connaissance sera toujours le résultat de l'interprétation du groupe à l'aide de la situation, du texte ou du contexte. Le paradigme de joli, qui se laisse dégager d'une analyse des exemples cités, et qui sera le même pour tous les adjectifs indifférenciés en genre pouvant apparaître, en fonction d'épithète, immédiatement devant un substantif, se présente donc, en ce qui concerne la langue parlée, de la façon suivante: 0
singulier
pluriel
/zôli/
/zôli/
/zôliz/
Il y a homonymie de /zôli/ singulier, apparaissant devant un substantif à initiale vocalique avec lequel il forme un groupe, et de /zôli/ indifférencié en nombre, apparaissant dans toute autre position. Le même paradigme peut être dressé aussi pour les pronoms adjectivaux leur possessif, quel interrogatif et quelque indéfini : 0
singulier
pluriel
/lœr/ /kèl / /kèlk(a)/
/lœr/ /kèl/ /kèlk(a)/
/lderz/ /kèlz/ /kèlk(a)z/
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Dans La notion de neutralisation dans la morphologie et le lexique,15 le problème — maintien ou neutralisation de l'opposition en nombre, ou, en d'autres termes, homonymie ou identité — a occupé plusieurs d'entre les linguistes interrogés, à propos du pronom personnel de la troisième personne dans /i(l)mâ2/ (il mange — ils mangent). Voici quelques-unes des opinions exprimées. Ebeling et Schogt: "En ce qui concerne les théories de Cantineau et de Prieto (la neutralisation sing. 3 / plur. 3 dans il mange / ils mangent — bien que Prieto préfère ne pas parler de neutralisation dans ce cas) il nous semble qu'on ferait mieux de considérer les deux constructions comme des homonymes, qui maintiennent leur opposition dans le contenu. A notre avis on ne peut parler d'une neutralisation sémantique dans ces cas-là." (p. 41) Taylor: "Des cas d'homophonie "accidentelle" — tels que: il (s) mange(nt), vous êtes riche(s),... — ne sont pas, à mon avis, des exemples de neutralisation morphologique; car l'opposition de nombre ne perd nullement sa pertinence dans l'esprit des locuteurs, qui, lorsqu'ils se servent de ces expressions, s'en remettent à la situation pour maintenir la distinction." (p. 147) Et Posner: "Similarly, we can talk of neutralisation in connection with [il mâz] — where no distinction is made between the singular and plural (in a context both lexically and phonetically determined). It seems to me irrelevant that the insertion of en, reveals the so-called 'latent opposition' : [ilzâmâz] / [ilâmâz]. An opposition cannot be 'latent': it can exist only when one form can be substituted for another, bringing with it a change of grammatical meaning." (pp. 99-100) Ces quelques citations permettent de constater que les opinions sur /i(l)/ dans /i(l)mâz/ sont aussi peu unanimes que celles que nous avons relevées dans le même recueil d'études au sujet de /p(a)tit/ dans /p(a)titôraz/ — /p(9)titorâz/, et que nous avons discutées au chapitre II. Et après tout ce que nous avons dit dans ce qui précède, il sera évident que, dans ce cas-ci encore, nous nous rangeons plutôt à l'avis de Posner. Si l'on se base sur les groupes opposés /ilâmâz/ — /i(l)zâmâz/, existant à côté de /i(l)mâz/, pour considérer ce dernier groupe comme le signifiant unique de deux groupes de contenus différents, on commet l'erreur de vouloir serrer les faits linguistiques dans un système qui ne se dégage pas de ces faits mêmes. D'autre part, loin de prouver, comme le suppose Taylor, l'existence de deux groupes homonymes /i(l)mâz/, le fait que le locuteur s'en remet et doit s'en remettre à des données extérieures au groupe pour que l'auditeur sache que l'information fournie concerne un seul ou plusieurs non-locuteurs et non-auditeurs, montre justement qu'il s'agit d'un groupe dont le contenu unique demande une interprétation ultérieure pour que l'auditeur puisse saisir les intentions du locuteur. Une comparaison des groupes : /i(l)mâz/ (il mange) — /i(l)mâz/ (ils mangent) avec les groupes : /ilâmâz/ (il en mange) — /i(l)zâmâz/ (ils en mangent) 16
A . Martinet e.a., La notion de neutralisation
dans la morphologie
et le lexique, T.I.L.P.
II (1957).
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LE nombre: les formes
ne permet nullement de conclure à l'homonymie de /i(l)/ préconsonantique singulier et de /i(l)/ préconsonantique pluriel, à côté duquel il y aurait une variante /i(l)z/ prévocalique pluriel. Il me semble, au contraire, que, du moins pour ceux qui prononcent /il/ et non pas /i/ devant consonne, il y a homonymie de /il/ préconsonantique indifférencié en nombre et de /il/ prévocalique singulier. Aussi pouvons-nous dresser le paradigme suivant : 0
singulier
pluriel
mi
/il/
/i(l)z/«
Bien que la plupart des auteurs cités soutiennent à tort que l'opposition sémantique 'singulier' — 'pluriel' subsiste dans les substantifs, même dans les cas où elle ne se manifeste pas par une différence formelle, tous ceux dont les opinions ont été soumises jusqu'ici à un examen critique, sont unanimes à reconnaître qu'il y a en français deux nombres seulement, le singulier et le pluriel. Par contre, Togeby en distingue encore un troisième, le 'collectif', qui ne se présente d'ailleurs que dans trois substantifs: "Le français possède 3 nombres qui ne sont pourtant distincts que dans 3 substantifs : singulier: pluriel: collectif:
œil œils yeux
ciel ciels cieux
aïeul aïeuls aïeux."17
Et un peu plus loin il déclare : "Les 3 nombres n'apparaissent qu'avec 3 substantifs. Dans tous les autres substantifs, dans les adjectifs, les pronoms et les verbes il n'existe que le singulier et le pluriel qui sont toujours distincts. Dans les noms les deux nombres ont souvent une prononciation identique, mais le pluriel a dans ce cas un -s latent qui peut se manifester dans la liaison."19. Il n'est pas difficile de comprendre comment Togeby en est arrivé à ne pas considérer cieux, yeux, aïeux comme des substantifs pluriels. A ciels — cieux, œils — yeux, aïeuls — aïeux, paires de mots entre lesquels une différence sémantique est incontestable, il a rigoureusement appliqué le principe glossématique que "deux morphèmes sont différents si leur interchangement produit un changement d'expression, et [que] deux chaînons d'expression représentent des morphèmes différents si leur interchangement produit un changement de contenu." 19 Il ne tient nullement compte de la possibilité que, dans un état donné de la langue, il coexiste, à côté d'un seul singulier, deux pluriels, un pluriel ancien et un pluriel récent, qui sont sémantiquement distincts, sans que l'unité de la catégorie se perde nécessairement. Si le point de départ de l'auteur est clair, quelque contestable qu'il soit, on voit moins facilement comment 16
Dans ce paradigme, il n'y a pas de place pour il impersonnel, qui, étant dépourvu de tout aspect sémantique, n'a en commun avec il personnel que sa forme. 17 K. Togeby, Structure immanente de la langue française, p. 187. 18 Ibid., p. 188 (c'est nous qui soulignons). 19 Ibid., p. 138.
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le principe de commutation lui a permis d'isoler dans deux, yeux, aïeux un aspect sémantique catégoriel 'collectif' par lequel ces mots s'opposeraient à ciel, œil, aïeul et à ciels, œils, aïeuls. Certes, deux s'emploie fréquemment pour désigner de façon plus emphatique que le singulier 'l'espace indéfini dans lequel se meuvent tous les astres' ou 'le séjour des bienheureux', 20 mais cet emploi, qui appartient surtout à la langue religieuse et poétique et qu'il vaudrait mieux qualifier d"intensif que de 'collectif n'est pas le seul qui soit fait de deux. Malgré certaines hésitations c'est deux encore qui est le plus fréquent lorsque le mot est employé dans l'acception de 'climats', et une phrase telle que: Le soleil de vingt deux a mûri notre vie (V. Hugo) nous interdit bien de reconnaître dans deux un aspect sémantique 'collectif'. 21 Tout porte à croire que deux est un pluriel cantonné dans certains emplois de caractère littéraire. D'une part il y a le fait que deux n'est pas uniquement utilisé pour intensifier certaines acceptions de ciel, mais aussi pour exprimer la pluralité d'une autre acception de ce mot, et que, du moins dans la langue littéraire et dans le style recherché de la politesse, l'intensification se fait, dans d'autres substantifs, au moyen de ce que Togeby considère comme un pluriel.22 D'autre part il y a la valence syntaxique, qui est la même pour deux que pour tout autre substantif pluriel, cp. : les deux sont... — le ciel est... les chevaux sont... — le cheval est... Il est encore plus difficile de reconnaître cet aspect sémantique 'collectif' dans tous les emplois de yeux. Comment le dégager, par exemple, de: Ce fromage n'a pas d'yeux; Ce bouillon est très gras, il a beaucoup d'yeux; phrases qui présentent des emplois encore tout à fait vivants du mot yeux, bien que Damourette et Pichon signalent l'emploi concurrent de œils avec le même sens : Les œils du fromage; les œils du bouillon", emploi dont nous n'avons, d'ailleurs, trouvé de confirmation ni dans d'autres grammaires ni dans les dictionnaires. Aussi sommes-nous assez sceptique sur leur opinion que "l'usage tend de plus en plus à substituer le discontinu œils au discontinu yeux dans tous les cas où on se réfère à un singulier œil ne désignant pas une chose faisant paire avec une congénère." 23 Et même si l'usage évoluait de façon à limiter l'emploi de yeux à la désignation des organes étroitement solidaires qui servent à voir, il serait 10
"Les deux, ce n'est pas plusieurs ciels, c'est tout simplement le ciel présenté plus emphatiquement'" (J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, 1.1, §354). 21 Exemple cité par M. Grevisse, Le bon usage, 8e éd., §284. Dans le même paragraphe, il donne aussi des exemples de ciels employé dans la même acception. 22 Voir R. Zindel, Des abstraits en français et de leur pluralisation, ch. IV. 23 J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, 1.1, §356.
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peu exact de parler d'un collectif. Pas plus que deux, yeux ne mérite d'être traité comme membre d'une catégorie morphologique de nombre distincte de celles du singulier et du pluriel; des considérations sémantiques et syntaxiques nous forcent à le ranger dans la catégorie du pluriel. En ce qui concerne aïeux finalement, il faut se demander comment le remplacement du morphème 'collectif dans le sens de aïeux, qui est 'ancêtres', par le morphème 'singulier' pourrait entraîner le changement de 'ancêtres' en 'grand-père', sens de aïeul. Ne vaudrait-il pas mieux, du point de vue synchronique, séparer aïeul et aïeux et considérer ce dernier mot comme un plurale tantum? On pourrait objecter que c'est à tort que nous avons avancé des arguments sémantiques, tirés d'une analyse de la "substance", pour rejeter l'existence du 'collectif', qui est un élément de l'analyse fonctionnelle au sens glossématique de ce mot. Ce 'collectif n'est-il pas défini uniquement par ses rapports avec le 'singulier' et le 'pluriel' et le terme de collectif n'est-il pas purement arbitraire, ne servant qu'à distinguer la catégorie en question des deux autres sans donner un indice sur sa valeur sémantique? Nous en convenons, seulement l'approche fonctionnelle ne sera possible qu'après qu'une analyse de la substance a permis de conclure à l'existence d'une catégorie, et d'une seule, distincte de celles du singulier et du pluriel. Or, l'unité de la catégorie, marquée par sa désignation unique, si arbitraire que soit celle-ci, ne ressort nullement d'un examen de la forme. Les membres de la catégorie ont beau se terminer tous les trois en /œ/, ils n'en présentent pas moins par rapport au singulier trois alternances différentes: /sjèl/ -> /sjœ/, /œj/ -> /jœ/, /ajœl/ -* /ajœ/. C'est non seulement l'unité de la catégorie, mais son existence même, qui est compromise dès qu'on fait entrer en ligne de compte, ainsi que nous l'avons fait plus haut, les différences sémantiques entre les prétendus collectifs et les singuliers et pluriels correspondants. L'analyse de la substance sémantique de deux, yeux, comparée à celle de ciel, œil ne révèle-t-elle pas dans ceux-là un aspect sémantique catégoriel qui se dégage aussi d'une comparaison des substantifs pluriels avec les singuliers correspondants? 24 La seule raison qui pourrait encore nous faire hésiter à les ranger dans la catégorie morphologique du pluriel, serait le caractère unique de leur alternance formelle avec le singulier. A l'encontre de Cantineau, qui est d'avis qu'une opposition perd son caractère morphologique et devient lexicale dès que les rapports entre les signifiants cessent d'être proportionnels, nous avons déjà eu l'occasion de soutenir qu'une opposition isolée mérite néanmoins d'être considérée comme une opposition morphologique si chacun des deux termes a une valeur sémantique et une distribution qui sont identiques à celles présentées par les deux termes d'une opposition proportionnelle. 25 Si, en accord avec les autres grammairiens, à l'exception de Togeby, tout nous semble donc imposer la conclusion que deux et yeux appartiennent à la catégorie des 24
Nous laissons de côte l'opposition aïeul 'grand-père' — aïeux 'ancêtres', que nous considérons comme une opposition lexicale. 25 Chapitre I, pp. 19-21 et chapitre II, p. 27.
LE NOMBRE : LES FORMES
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substantifs pluriels, il sera évident d'autre part qu'après ce que nous avons dit de l'indifférenciation en nombre, formelle et sémantique, de la grande majorité des substantifs il ne peut pas être question pour nous de deux pluriels /sjœ/, /jœ/ et /sjèl/, /œj/ correspondant à un seul singulier, homonyme morphologique de l'un des deux. Il faudra distinguer deux mots /sjèl/ et deux mots /œj/: d'une part un mot /sjèl/1 et un mot /œj/1, singuliers avec un sens lexical individuel qui se présente aussi dans les pluriels correspondants /sjœ/ et /jœ/, d'autre part /sjèl/2 et /cfej/2, indifférenciés en nombre et avec un sens lexical individuel qui ne se retrouve pas dans /sjœ/ et /jœ/, par ex. : Air-France, vole dans tous les ciels26; les ciels de lit ; les ciels de Van Gogh; Dans l'imprimerie, tu as quinze œils différents, où choisir!', ...ce n'est que plus tard, en Italie, que les œils des volutes se rapprochent...2'' Résumant ce que l'examen de l'opposition singulier — pluriel dans les catégories de mots qui forment l'objet de notre étude, nous a appris jusqu'ici, nous constatons que, dans la langue parlée vivante, le maintien de l'opposition dans la catégorie des substantifs ne représente qu'un reste d'un état antérieur de la langue. Elle est plus fréquente dans la catégorie des adjectifs, mais son apparition y est liée dans beaucoup de cas à la place et à la fonction syntaxique de l'adjectif: en dehors des adjectifs masculins singuliers en /-al/, qui ont toujours un pluriel correspondant en /-6/, elle ne se présente pour le reste que dans les adjectifs épithètes, antéposés immédiatement à un substantif à initiale vocalique. De l'autre côté, l'opposition singulier — pluriel se maintient, indépendamment du début vocalique ou consonantique du mot suivant, dans la plupart des déterminatifs (articles et pronoms adjectivaux). Aussi nous a-t-il paru tout indiqué de commencer la description formelle de l'opposition par ces catégories-là, et de remettre à la fin la description de l'opposition telle qu'elle se manifeste, à l'état de vestige, dans une série relativement très restreinte de substantifs. Dans les tableaux que nous allons présenter ci-dessous, la description des formes alternantes du singulier et du pluriel sera énumérative, excepté pour les adjectifs. Ils comprendront uniquement les formes que, d'après les principes exposés au cours de ce chapitre, nous croyons devoir considérer comme membres de la catégorie du singulier ou du pluriel, à l'exclusion des formes qui, d'après les mêmes principes, doivent être qualifiées d'indifférenciées en nombre. Comme la différenciation ou l'indifférenciation en nombre dépend souvent de la position, préconsonantique ou 26
Exemple cité par H. Sten, "Le nombre grammatical", T.C.L.C. IV (1947), p. 55. " Exemples cités par J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, 1.1, §356. Cîrevisse signale encore les œils de ces grues, de ces voiles, de ces marteaux, de ces meules, de ces étaux (Le bon usage, 8e éd., §285).
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LE NOMBRE : LES FORMES
prévocalique, de l'élément et que, d'autre part, tout en se maintenant dans les deux positions, l'opposition s'y manifeste parfois sous des formes différentes, nous donnerons une indication sur la position toutes les fois que cela nous paraîtra nécessaire. Finalement, il sera indispensable de faire suivre certains tableaux de quelque commentaire sur des problèmes qui n'ont pas pu être discutés dans ce qui précède. A. Article singulier devant consonne
devant voyelle
pluriel
m / , /la/ /dû/, /d(a) la/ /ala/
—•
N m 1/ /al/
—y
—•
—y
—y
/lè/ /dè/ /ó/ féminin /lèz/ /dèz/ /ÓZ /
Ce tableau pose un problème qui concerne non seulement l'opposition singulier — pluriel, mais aussi l'opposition masculin — féminin, et que nous avons passé sous silence lors de la description formelle de celle-ci. Il s'agit de la question de savoir comment il faut décrire /ô/ (au(x)), /du/, /dè/. Développant dans un article, paru pour la première fois en 1947 dans Language, la théorie de l'analyse morphématique telle qu'elle avait été présentée par Harris dans la même revue quelques années auparavant, Hockett signale quelques cas difficiles dont les critères proposés ne permettent pas de rendre compte.28 A propos de /ô/ il écrit: "Since there is no way in which French /o/ 'to the (masc.)' can be cut, we must take it as a single morph. But the tactical survey suggests rather that it be taken as two successive morphemes, à 'to' plus le 'the (masc.)'. There is at present no way in which the latter conclusion can be reached without doing violence to our criteria." Afin d'obvier à cette difficulté, Hockett admet l'existence d'une classe spéciale de "morphs", les "portmanteau morphs", "which belong simultaneously to two (or, theoretically, more) morphemes, and have simultaneously the meaning of both." 29 Et il continue: 'The simplest example of a PORTMANTEAU MORPH is French /o/ 'to the (masc.)'. If this be taken as a single morpheme, tactical difficulties ensue. What other morpheme has a range of positions of occurrence parallel to the range of this one? On the other hand, since /o/ is a single phoneme, it is hardly possible to make a cut and produce two morphs. But if we interpret it as a portmanteau morph, the representation of the morpheme sequence {à le}, we not only eliminate a forlorn morpheme, but round out the distribution of 28
Z. S. Harris, "Morpheme Alternants in Linguistic Analysis", Language 18 (1942), pp. 169-180. Ch. F. Hockett, "Problems of Morphemic Analysis", Language 23 (1947), pp. 321-343. Ces articles ont été réédités dans M. Joos, Readings in Linguistics, pp. 109-115 et 229-242. Nous citons d'après la deuxième édition de ce recueil. 29 M. Joos, Readings in Linguistics, 2e éd., p. 230 §3 (4).
LE NOMBRE : LES FORMES
117
{à} and of {le}, both otherwise somewhat defective. For à 'to' parallels to a great extent the distribution of sur 'on', après 'after', and other morphs, but — unless the proposed interpretation is accepted — does not occur in one important position where the others occur: before le 'the (masc.)' when the following noun begins with a consonant. Similarly, the suggested treatment of /o/ makes the parallelism between le and la 'the (fem.)' much neater. The case is so clear-cut that there is nothing remarkable in the fact that au has been traditionally so interpreted. It is to be noted that our morphemic expansion of /o/ to {à le} involves not only the morphemes {à} and {le}, but also a specific ORDER thereof : /o/ is not morphemically {le à}. This specific order, like the morphemes themselves, is given not by the portmanteau as such, but by its distribution and that of the morphs to which we propose to relate it. Choice of the order {à le} leads to the parallelism indicated above; choice of the reverse order leads to nothing at all." 30 Le principal argument avancé dans le passage cité pour justifier la représentation de /ô/ au moyen de /a 1(a)/, c'est qu'en procédant ainsi, le linguiste arrive à une description dans laquelle la distribution respective de la préposition à et de l'article le correspondrait à celle d'autres prépositions et de l'article la, et obtient de la sorte une description d'ensemble plus simple. Cela est sans aucun doute vrai. De même, il est certain que, pour saisir l'aspect sémantique de /o/, il faut avoir recours au sens de à et à la valeur sémantique de le. Cependant, tout cela ne suffit pas pour que nous puissions accepter la description proposée. Au cours de notre étude, nous nous sommes opposé, à plusieurs reprises, à toute description qui fait violence aux faits tels qu'ils se présentent dans la langue examinée, même si le résultat final de la description en devient plus simple. Le linguiste a beau regretter que, par suite de l'existence de /ô/ au lieu de /a 1(a)/ en français, la distribution de à et de le ne coïncide pas avec celle de certaines autres prépositions et de la, il n'a qu'à s'y résigner et à y conformer sa description. C'est encore une fois le refus d'imposer un système aux faits qui explique la façon dont nous avons décrit l'opposition formelle en genre et en nombre telle qu'elle se manifeste à l'intérieur de la catégorie de l'article. 31 Dans les paragraphes consacrés au "portmanteau morph", Hockett ne parle pas de /du/. Le considère-t-il également comme un "portmanteau morph"? Nous ne le croyons pas. A la différence de /ô/, qui ne comporte qu'un seul phonème, de sorte qu'il est impossible de faire une coupure et d'y distinguer deux "morphs", /du/ se compose de deux phonèmes, entre lesquels une coupure est parfaitement possible. D'après les principes développés dans les articles cités, /du/ devrait être analysé en une succession de deux "morphs": /d/ et /ii/, dont le premier serait un "morph" du "morpheme" {de}, le second un "morph" du "morpheme" {le}. Une telle analyse nous paraîtrait pourtant inacceptable, puisque rien ne prouve que ce soit en effet à 30
Ibid., p. 236 §15. Nous ne sommes pas non plus d'accord avec Bloomfield, qui déclare: "In French we have even the case of a single phoneme representing two words (c'est nous qui soulignons) : au [o] in a phrase like au roi [o rwa] 'to the king' arises by phonetic modification of the two words à [a] 'to' and le [Is] 'the'; this [o] is homonymous with the words eau 'water' and haut 'high'" (Language, p. 179). 31
118
LE NOMBRE : LES FORMES
/iï/ que corresponde dans /du/ la valeur sémantique qui est rendue, dans d'autres conditions, par /l(a)/. Aussi nous rangeons-nous plutôt à l'avis de Frei et de Martinet, pour qui /dix/ est ce qu'ils appellent dans leur terminologie un monème, c'est-à-dire un signe dont le signifiant n'est pas divisible en signifiants successifs plus petits. 32 Et ce qui vient d'être dit au sujet de /du/ est également valable pour /dè/. En ce qui concerne la forme /o/, il y a encore une autre remarque à faire. Il nous semble que cette forme est le signifiant identique de deux mots différents /6/. Une comparaison de: /z(3)madrèsôpœpl/ — /z(3)madrèsôpœpl/ (je m'adresse au peuple) — (je m'adresse aux peuples) avec: /z(a)madrèsalaful/ — /z(3)madrèsôful/ (je m'adresse à la foule) — (je m'adresse aux foules) apprend qu'il y a lieu, en effet, de distinguer ¡6/ masculin et indifférencié en nombre d'avec ¡6/ féminin et pluriel. De ces deux mots homonymes, il n'y a que le dernier qui ait le droit de figurer dans le tableau dressé ci-dessus. L'objet de notre étude, les oppositions en genre et en nombre, nous a dispensé, par contre, de tenir compte dans la description d'un autre cas d'homonymie, sur lequel Frei a eu raison d'attirer l'attention : l'homonymie de de la article partitif et de de la préposition + article défini, et qui se retrouve aussi dans du, de /', et des.33 B. Pronoms
Démonstratifs
devant consonne devant voyelle
devant consonne Possessifs
devant voyelle
adjectivaux singulier
pluriel
/s(a)/, /sèt/
/sè/
/sèt/
/sèz/
—>•
/mô/, /ma/ /tö/, /ta/ /sô/, /sa/ /nôtr(9)/ /vôtr(a)/
->• -> ->
/mè/ /tè/ /sè/ /no/ /vô/
/môn/ /tön/ /sôn/ /nötr/ /vôtr/ /lœr/
-> -> -> ->• -»• -»
/mèz/ /tèz/ /sèz/ /noz/ /vôz/ /lderz/
->
/kèlz/
Interrogatifs
devant voyelle
/kèl/
Indéfinis
devant voyelle
/kèlk/
32
->
/kèlk(a)z/
Voir e.a. A. Martinet, Eléments de linguistique générale, ch. IV. H. Frei, "Tranches homophones (à propos de l'article partitif du français)", Word 16 (1960), pp. 317-322, 33
LE NOMBRE: LES FORMES
C. Pronoms
119
substantivaux singulier
Personnels
devant voyelle
devant consonne Démonstratifs
conjoints /lwi/ absolus /lwi/ /il/ /èl/ N
pluriel ->• -» -> -»
m i , /la/
/lè/
/s(a)lwi/
->
/seè/
/kèlkœ/
->
/kèlkszœ/
Hïï -
Relatifs et Interrogatifs Indéfinis
/lœr/ /œ/ /i(l)z/ /èlz/ /lèz/
Bien qu'elles soient considérées traditionnellement comme des oppositions singulier — pluriel, les oppositions je, me — nous ; tu, te — vous n'ont pas été admises dans le tableau C. Cette exclusion, qui s'étend aussi aux oppositions des possessifs correspondants mon — notre', ton — votre, etc. nous semble justifiée par l'absence totale de ressemblance formelle entre les termes de l'opposition et par le fait que leur différence sémantique n'est pas la même que celle qui se laisse dégager d'une comparaison de deux substantifs opposés en nombre (cheval — chevaux), ou de deux groupes constitués par un substantif indifférencié en nombre précédé d'un article différencié en nombre (le maître — les maîtres). Nous n'indique pas, par opposition à je, plus d'un locuteur; il indique soit un locuteur + un ou plus d'un auditeur: {moi et toi (vous)) nous avons bien travaillé soit un locuteur + une ou plus d'une personne qui n'est ni locuteur ni auditeur: (moi et lui(eux)) nous avons bien travaillé soit un locuteur + un ou plus d'un auditeur + une ou plus d'une personne qui n'est ni locuteur ni auditeur: (moi et toi(vous) et lui(eux)) nous avons bien travaillé. Vous peut indiquer un seul auditeur: vous êtes un grand charmeur. L'emploi de vous, au lieu de tu, pour indiquer un seul auditeur, traduit une différence de rapports sociaux entre le locuteur et l'auditeur. Vous peut indiquer, en outre, plus d'un auditeur: vous êtes de grands charmeurs ou un ou plus d'un auditeur + une ou plus d'une personne qui n'est ni locuteur ni auditeur: (toi(vous) et lui(eux)) vous êtes de grands charmeurs.
120
LE nombre: les formes
Dans ces deux derniers emplois, vous a perdu la possibilité de marquer la nature des rapports sociaux entre le locuteur et l'auditeur. Bien que nous nous rendions compte de la part d'arbitraire qu'une telle décision comporte, l'absence de ressemblance formelle et le caractère isolé de l'opposition à l'intérieur de la classe à laquelle ces mots appartiennent nous ont fait exclure également de la description l'opposition son — leur possessifs. D. Adjectifs singulier I. Adjectifs masculins différenciés en nombre dans toute position.
pluriel
/-al/ -> 1-61
Exemples: /égal/ (égal) — /mâtal/ (mental) — /normal/ (normal) — /rasjal/ (racial) — /spésjal/ (spécial) — II. Adjectifs différenciés en nombre lorsque, en fonction d'épithète, ils précèdent immédiatement un substantif à initiale vocalique. 1. Adjectifs indifférenciés en genre.
2. Adjectifs différenciés en genre.
/-o/
/égó/ (égaux) /mató/ (mentaux) /normó/ (normaux) /rasj ó/ (raciaux) /spésjó/ (spéciaux)
- H
Exemples : /zden/ (jeune) — /zœnz/ (jeunes) /brav/ (brave) — /bravz/ (braves) /zôli/ (joliÇe)) — /zôliz/ (joli(e)s) forme prévocalique -* forme préconsonantique + /-z/ Exemples: [/p(a)tiz/ (petits) 7p(s)titz/ (petites) /bóz/ (beaux) /bel/ (bel(le)) — /bèlz/ (belles) /grât/ (grand) — /grâz/ (grands) /grâd/ (grande) — /grâdz/ (grandes)34
/p(a)tit/ (petit(e)) —
34
II y a homonymie de l'adjectif singulier et de l'adjectif masculin pluriel quand la forme prévocalique se termine par /z/, par ex. : /môvèz/ singulier — /môvèz/ masculin pluriel. Les deux formes présentent d'ailleurs une structure morphologique différente: alors que le /z/ de la première forme fait partie du radical, il est un morphème additionnel dans la seconde: /môvè + z/.
l e nombre: les formes
121
La classe I compte actuellement, selon une évaluation faite par Dubois, environ 300 adjectifs, bien que beaucoup de ces adjectifs soient des termes scientifiques et techniques, dont le domaine d'emploi est plutôt limité.35 Cette classe n'est pas fermée et, contrairement à ce qui se constate pour les substantifs en -al, l'alternance /-al/ -» /-6/ est toujours productive. "En effet la langue française ne peut point former d'adjectif nominal en al qu'elle ne lui donne un pluriel en aux. Et c'est à chaque instant et dans tous les domaines qu'elle forme des adjectifs nominaux en al."36 Cette observation de Damourette et Pichon est confirmée par ce que nous avons noté nous-même: l'adjectif racial, par exemple, créé au XXe siècle, prend un pluriel en -aux. Aussi ne sommes-nous pas d'accord avec Dubois lorsque, parlant des substantifs et des adjectifs, il affirme : "Dans la norme du français, le nombre de mots en -al qui restent invariables ne cesse de croître : d'une part, les termes nouveaux ne subissent aucune variation;..." 3 7 Quant aux rares exceptions, les adjectifs en -al qui ont un pluriel en -als dans la langue écrite et qui sont indifférenciés en nombre dans la langue parlée, le manque d'unanimité des différents grammairiens souligne suffisamment les flottements de l'usage actuel. Après avoir énuméré les douze adjectifs auxquels certains grammairiens "dogmatistes" dénient un pluriel en -aux: bancal, fatal, final, frugal, glacial, local, machinal, matinal, natal, naval, pénal, tribal, Damourette et Pichon déclarent que "sur ces douze, il en est neuf qui ont déjà abandonné leur pluriel artificiel en -als pour reprendre leur pluriel naturel en -aux." Des trois adjectifs qui restent: bancal, naval, fatal, les deux premiers prennent toujours un -s au pluriel dans la langue écrite et sont toujours invariables dans la langue parlée. A propos de fatal, les deux grammairiens signalent que la plupart des Français disent /fat6/ au pluriel, bien que fatals se maintienne encore dans la langue écrite.38 Ce qu'ils constatent à propos des neuf autres adjectifs de la liste, ne signifie pourtant nullement que, dorénavant, il n'y ait plus aucune incertitude quant à la différenciation en nombre de ceux-ci, comme le montre, d'ailleurs, un exemple parlé, cité par les mêmes auteurs : Supposons qu'il s'agisse de ce que nous appellerions aujourd'hui des délits pénaux, ou pénals si tu aimes mieux.39 Il s'agit d'une tendance, qui, pour certains adjectifs, a déjà abouti à une généralisation du pluriel en j - ô j (-aux), alors que, pour d'autres, il subsiste encore une certaine hésitation. 40 Quoi qu'il en soit, il est indubitable que la liste des adjectifs invariables 35
J. Dubois, Grammaire structurale du français, p. 28. J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, 1.1, §290. 3 ' J. Dubois, Grammaire structurale du français, p. 29. 38 J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, 1.1, §290. 39 Id. 40 Cette tendance est signalée aussi par E. Le Gai, Le parler vivant au XXe siècle. Aux pages 79-93, il donne une série d'exemples, qui contiennent aussi quelques adjectifs en -al autres que ceux mentionnés par Damourette et Pichon. Ces exemples, pris dans des textes écrits, illustrent les divergences entre l'usage actuel des différents écrivains et la règle établie par des grammairiens passés et présents. 86
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l e nombre: les formes
en -aldiminue et que Dubois se trompe lorsqu'il prétend: "Ainsi s'allonge progressivement une liste, qui comporte déjà... comme adjectifs banal, bancal, fatal, final, glacial, natal, naval, tonal."41 Des douze adjectifs énumérés par Damourette et Pichon, Grevisse n'en retient plus que cinq, auxquels il en ajoute deux autres: "En résumé, on pourrait admettre la règle suivante: Sauf bancal, fatal, final, naval, tribal, auxquels un usage à peu près établi donne un pluriel masculin en -als — tonal, dont le pluriel en -aux ne paraît pas possible, à cause de l'homonymie de tonneaux — et causal, dont le pluriel masculin ne semble pas usité, les adjectifs en -al forment leur pluriel en -aux." Dans les notes qui accompagnent ce passage, il signale que la règle n'est pas absolue {de glacials coups de vent; cierges pascals), et qu'il faut faire des réserves pour final {les i et u atones finaux du roumain; les résultats finaux).*2 Or, les mêmes réserves sont à faire pour tribal et tonal. Robert cite les jeux tribaux; problèmes tribaux dans l'Afrique contemporaine,43 et tonaux se trouve dans le Dictionnaire inverse de la langue française de Juilland. 44 En conclusion, on peut dire que parmi les adjectifs en /-al/ cités par les différents grammairiens, et qui forment une petite minorité par rapport à ceux dans lesquels l'alternance /-al/ singulier -+ /-ô/ pluriel est de règle, il n'y en a que deux: bancal et naval qui paraissent présenter l'indifférenciation en nombre dans l'usage de tous les locuteurs français; les autres tendent de plus en plus à se conformer à la règle générale. En ce qui concerne la classe II, il est impossible des déterminer exactement quels sont les adjectifs qui, employés en fonction d'épithète sans complément suivant, peuvent être placés devant le substantif. Bien que la postposition soit normale pour la grande majorité des adjectifs et qu'elle constitue même la seule possibilité pour un grand nombre d'entre eux, toute grammaire du français donne des exemples du cas contraire. Outre les adjectifs tels que: bon, mauvais, grand, petit, beau, joli, vieux, jeune, long, dont l'antéposition paraît être la norme, elle contiendra une liste plus ou moins longue d'adjectifs dont l'antéposition ou la postposition va de pair avec une différence de l'acception actualisée de l'adjectif et, par là, avec une différence de contenu du groupe que l'adjectif forme avec le substantif. Comparez, par ex. : un artiste pauvre un homme brave un esprit pur un amusement simple son assiette propre une opposition certaine 41 42 43 44 45
— — — — — —
un pauvre artiste un brave homme un pur esprit un simple amusement sa propre assiette une certaine opposition, etc.45
J. Dubois, Grammaire structurale du français, p. 29. M. Grevisse, Le bon usage, 8e éd., §358 + n. 1 et 2. P. Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, t. VI, s.v. tribu. P. 258. Les deux derniers exemples permettent peut-être aussi une autre interprétation. On pourrait
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LE NOMBRE: LES FORMES
Mais elle ne manquera pas non plus de citer de nombreux cas où l'antéposition de l'adjectif ne semble entraîner aucun changement dans le contenu du groupe, si l'on compare ce groupe à celui qui n'en diffère que par la place de l'adjectif par rapport au substantif, par ex. : une odeur faible une offense légère une étude excellente une affaire importante
— — — —
une faible odeur une légère offense une excellente étude une importante affaire, etc.
Pour une étude plus systématique, illustrée par une riche documentation d'exemples, nous renvoyons aux pages que Blinkenberg a consacrées à la question de la place de l'adjectif. 46 E. Substantifs singulier
pluriel
I. Séries fermées : 1. (contre-, vice-) amiral, animal, arsenal, bocal, canal, capital, caporal, cardinal, cheval, confessionnal, cristal, fanal, général, hôpital, mal, journal, local, madrigal, maréchal, métal, minéral, piédestal, procès-verbal, rival, sénéchal, signal, total, urinai, vassal, végétal.
/-al/
—•
I-ÓI
2. ail, bail, corail, émail, soupirail, vitrail
/-aj/
—y
l-àl
—•
/-œ/
—>
W /sjœ/ /jœ/ /mèsjoé/
3. bœuf, œuf.
travail,
vantail, /-œf/
II. Cas isolés: 1. 2. 3. 4.
os. ciel. œil. monsieur.*8
/òs/ /sjèl/ /œj/ /m(a)sjœ/
—» —> —•
envisager la possibilité que propre, certain antéposés ne soient pas identiques à propre, certain postposés, que l'on ait affaire à des homonymes. Un argument qui pourrait être avancé à l'appui de cette opinion, c'est qu'à la différence de propre, certain postposés, propre, certain antéposés sont limités dans leur emploi: propre n'apparaît qu'en combinaison avec un pronom possessif, dont il est pour ainsi dire le renforcement, certain n'apparaît qu'en combinaison avec un, qu'il sert à préciser. 46 A. Blinkenberg, L'ordre des mots en français, 2e éd., partie II, livre VI, ch. IV, pp. 39-132. 47 Ont été exclus de la série les substantifs peu usités ou tombés en désuétude dans l'usage courant, par ex. : fermait, ventait, aspirait. La langue de la botanique ne connaît que /aj/ ail(s). 48 Alors que monsieur ne peut même plus être considéré, dans l'état actuel de la langue, comme un substantif composé, mais doit être considéré comme un substantif simple, madame et mademoiselle
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l e nombre: les formes
Les substantifs dans lesquels l'opposition singulier — pluriel s'est maintenue dans la langue parlée sont tous du genre masculin. L'identité formelle des substantifs désignant des personnes, tels que: /l(a)zénéral/ (le général) — /lazénéral/ (la générale) /l(a)kapôral/ (le caporal) — /lakapôral/ (la caporale) ne nous permet pas de les considérer comme appartenant à la catégorie des substantifs agénériques, contrairement à ce que nous avons fait au chapitre III pour /ami/ (ami(e)(s)), /député/ (député(e)(s)), etc., substantifs agénériques indifférenciés en nombre. Dans ce cas-ci, nous avons affaire à deux substantifs homonymes : /zénéral/, /kapôral/ masculins singuliers, alternant avec /zénérô/, /kapôrô/ masculins pluriels, et /zénéral/, /kapôral/ féminins indifférenciés en nombre. La répartition actuelle des substantifs masculins en /-al/ et /-aj/, ceux qui présentent l'opposition en nombre, et ceux qui ne la présentent pas, s'explique diachroniquement. En premier lieu, il y a les substantifs en -al qui ont été dérivés d'adjectifs par transposition implicite, par ex. : général, local, végétal, et qui ont conservé l'alternance -al aux toujours productive des adjectifs. Parmi les substantifs en -al qui restent, ceux qui s'emploient déjà au moyen âge présentent primitivement tous l'alternance -al aux, par ex. : cheval, maréchal, hôpital, bal, alternance qui, après la disparition de la flexion casuelle, devient uniquement la caractéristique de l'opposition en nombre. Par contre, les substantifs empruntés à l'italien au XVIe siècle commencent, dans beaucoup de cas, par avoir un pluriel en -als, de sorte qu'on trouve non seulement carnavals, mais aussi bocals, madrigals. Cependant, l'influence de l'alternance aux est encore assez forte à cette époque pour qu'on trouve bientôt aussi -als bocaux, madrigaux à côté de bocals, madrigals. D'autre part, l'hésitation entre -als et -aux gagne certains mots remontant au moyen âge, de sorte qu'on trouve à la même époque canals, cristals, bals à côté des formes primitives canaux, cristaux, baux. Cet usage flottant finit par se cristalliser au XVIIe siècle avec la victoire définitive de l'une ou de l'autre forme: bocaux, madrigaux — carnavals', canaux, cristaux — bals. Les mots d'emprunt adoptés à partir du XVIIe siècle, par ex.: narval, chacal (XVIIe siècle), caracal (XVIIIe siècle), récital, festival (XIXe siècle) ont toujours eu un pluriel écrit en -als et n'ont connu que l'indifférenciation en nombre dans la langue parlée. De nos jours, il ne semble plus y avoir d'hésitation entre différenciation ou indifférensemblent toujours se trouver à mi-chemin entre un substantif composé et un groupe formé par un pronom possessif adjectival et un substantif, dans lequel l'opposition singulier — pluriel s'exprime de la même façon que dans les groupes formés par un pronom possessif adjectival et un substantif autre que dame ou demoiselle. (Les exemples suivants montrent bien ce que madame et mademoiselle ont en commun avec monsieur, et ce qui les en distingue: cher monsieur — chère madame, chère mademoiselle le monsieur — la dame, la demoiselle). C'est pour cette raison que les alternances /madam/ /mèdam/ et /mad(s)mwazèl/ zèl/ ne figurent pas à côté de /m(3)sjœ/ — /mèsjfié/ dans le tableau E.
/mèd(s)mwa-
LE NOMBRE : LES FORMES
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dation en nombre que pour étal (s'agit-il d'éviter l'homonymie avec étau!) et idéal. Grevisse cite, parmi d'autres, les exemples suivants : Ce boucher a plusieurs étaux (Littré) — Les étals des bouchers (France) La plupart de nos idéaux (Rougemont) — Tous les idéals.i9 (Montherlant) Quant aux substantifs en -ail, il y en a plusieurs qui ont perdu l'alternance primitive -ail —aux, par ex. : détail, éventail, gouvernail, épouvantait. Les substantifs d'emprunt, par ex.: camail, rail, sérail, ou de formation récente, par ex.: chandail (fin XIXe siècle), n'ont jamais présenté l'alternance en question. C'est encore Grevisse qui signale qu' "émail a pour pluriel émaux quand il désigne, soit la matière fondante, vitrifiée, qu'on applique par la fusion sur les poteries, les faïences, les métaux, soit un ouvrage émaillé... Mais émail a un pluriel moderne émails, qui convient quand on désigne certains produits "de beauté" (par exemple pour les ongles) ou certains produits employés dans les travaux de peinture ou dans certaines industries (carrosserie, bicyclettes, etc.)." 50 Aussi y aura-t-il lieu de distinguer dans la langue parlée actuelle deux substantifs homonymes /émaj/, dont l'un est singulier et l'autre indifférencié en nombre. Tous les grammairiens et tous les lexicographes reconnaissent l'homonymie de travail 'peine que l'on prend pour faire une chose, ouvrage fait ou à faire, manière dont on travaille, etc.' (travail 1) et de travail 'appareil pour assujettir de grands animaux domestiques dans différentes attitudes, pendant qu'on les ferre, qu'on les panse, qu'on les soigne' (travail 2), homonymie qui va de pair avec une différence de pluriel dans la langue écrite: travaux 1 — travails 2, et avec la différenciation ou l'indifférenciation en nombre dans la langue parlée. Mais il nous semble que Damourette et Pichon se trompent lorsqu'ils prétendent que travaux, pluriel de travail 1, ne répond pas à une conception numérique, mais à une conception globale, et que, pour rendre la conception numérique, on se sert de travails. Des deux exemples qu'ils donnent: Ce ministre a eu plusieurs travails cette semaine avec le roi. (E. Littré, Dictionnaire de la langue française. S.V. Travail) Ils [le maçon et le menuisier] avaient commencé plusieurs travails ensemble (tràvàyâ:sâ:bl); ils ne pourront pas venir avant lundi ou mardi. (Exemple oral. Mme 0, le 26 novembre 1921)51 le premier présente un emploi de travails tombé en désuétude depuis longtemps. Le second est une phrase prononcée par une femme du peuple; l'emploi de /travaj/ au lieu de /travô/ semble plutôt y être dû à la tendance à ne pas exprimer l'opposition singulier — pluriel à l'intérieur de la catégorie des substantifs. 49 50 51
M. Grevisse, Le bon usage, 8e éd., §278. Ibid., §280 Rem. 3. J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, 1.1, §354.
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le nombre: les formes
Tout au long de ce chapitre nous nous sommes servi des termes singulier et pluriel pour désigner les formes que nous avons fini par admettre dans les tableaux décrivant l'opposition en nombre telle qu'elle se manifeste dans les catégories de mots qui forment l'objet de notre étude. Consacrés par une tradition séculaire, ces termes ne rendent que très imparfaitement compte de la valeur sémantique ou de la fonction grammaticale des formes qu'ils désignent. Ce sont cette valeur sémantique et cette fonction grammaticale que nous chercherons à déterminer dans le chapitre suivant.
VI LE NOMBRE : VALEUR SÉMANTIQUE OU FONCTION GRAMMATICALE.
L'idée que nous avons développée au chapitre précédent, savoir que, dans le français parlé actuel, les substantifs, à l'exception de ceux qui ont été énumérés dans le tableau E, sont indifférenciés en nombre au niveau de la conversation familière et soignée, et qu'il s'agit là d'une indifférenciation non seulement formelle, mais aussi sémantique, entraîne des conséquences importantes. Elle nous oblige à interpréter le rôle joué par la flexion en nombre du déterminatif (article ou pronom adjectival) ou de l'adjectif auprès du substantif auquel il se rapporte, d'une tout autre façon que doivent le faire les grammairiens qui s'occupent uniquement de la langue écrite, où l'opposition en nombre se maintient toujours dans les substantifs. De même, notre interprétation sera nécessairement différente de celle qui s'impose aux grammairiens qui, décrivant le français parlé courant, signalent bien l'indifférenciation en nombre des substantifs, mais qui soutiennent que cette indifférenciation existe seulement sur le plan formel et que, sur le plan sémantique, il y a lieu de distinguer un substantif singulier d'avec un substantif pluriel, ces formes identiques présentant un cas d'homonymie morphologique. L'attitude des uns, comme des autres, à l'égard de la flexion en nombre du déterminatif et de l'adjectif, se ramène à la formule suivante : le déterminatif et l'adjectif s'accordent en nombre avec le substantif auquel ils se rapportent. Si nous nous demandons quel est le rôle qu'il faut attribuer, dans ce cas-là, à la flexion en nombre des catégories de mots en question, la réponse sera la même que celle que nous avons cru devoir donner lorsqu'il s'agissait de déterminer le rôle de la flexion en genre des mêmes catégories de mots se rapportant à un substantif à genre fixe. Comme la flexion en genre, la flexion en nombre du déterminatif et de l'adjectif a une fonction syntaxique: avec l'ordre des mots, avec les données mélodiques (avec la ponctuation, dans la langue écrite), elle contribue à faire savoir à l'auditeur (au lecteur) avec quel substantif les mots en question doivent être mis en rapport. Une telle interprétation sera cependant interdite, si, étudiant la langue parlée, on admet — et nous croyons qu'il faut l'admettre — que l'indifférenciation en nombre de la très grande majorité des substantifs est sémantique aussi bien que formelle; en d'autres termes, si l'on admet que les substantifs de la langue parlée sont, à de rares exceptions près, anumériques. Il est évident qu'il n'est plus possible alors de soutenir que l'emploi de l'une ou de
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LE NOMBRE : VALEUR SÉMANTIQUE OU FONCTION GRAMMATICALE
l'autre forme fléchie en nombre du déterminatif ou de l'adjectif a été imposé au locuteur par le nombre, singulier ou pluriel, du substantif auquel ces mots se rapportent. Au chapitre III, nous avons exposé que l'emploi respectif de l'article masculin ou féminin devant un même substantif agénérique, par ex. : le concierge — la concierge le camarade — la camarade ne peut pas être considéré comme un cas d'accord en genre. D e même, ce serait une erreur que de considérer l'emploi respectif de l'article singulier ou pluriel devant un même substantif anumérique, par ex. : /l(a)garsô/ (le garçon) — /lègarsô/ (les garçons) /lafij/ (la fille) — /lèfij/ (les filles) comme un cas d'accord en nombre. D e même que l'apparition de la flexion en genre des mots se rapportant à un substantif agénérique, l'apparition de la flexion en nombre des mots se rapportant à un substantif anumérique n'est nullement automatique, comme ce serait le cas s'il était question d'accord. Il s'agit, de la part du locuteur, du libre choix du singulier ou du pluriel auprès d'un substantif qui garde son identité formelle et sémantique. La flexion en nombre du déterminatif et de l'adjectif se rapportant à un substantif anumérique n'a pas de fonction syntaxique ; elle correspond à une valeur sémantique. Cette valeur sémantique n'est pourtant pas un aspect sémantique du mot qui présente la flexion en nombre ; elle fait partie du contenu du groupe constitué par ce mot avec le substantif anumérique. 1 1
L'expression de la valeur sémantique est redondante quand il y a plusieurs mots fléchis en nombre qui se rapportent au même substantif anumérique, par ex.: /I(s)garsôzénjal/ — /lègarsôzénjô/ (le garçon génial) — (les garçons géniaux) /l(s)zœnâfâ/ — /lèzœnzâfâ/ (le jeune enfant) — (les jeunes enfants). Ce n'est qu'au moment de terminer notre manuscrit que nous avons pu prendre connaissance de W. Zwanenburg, "Genre et nombre grammaticaux dans les substantifs en français moderne", L.T. 237 (décembre 1966), pp. 659-672. Comme nous, l'auteur arrive à la conclusion que l'indifférenciation en nombre de la plupart des substantifs n'est pas uniquement formelle, mais aussi sémantique. Si nous sommes d'accord avec lui sur ce point, nous ne le suivons plus lorsqu'il affirme (pp. 666-667) que le sens de chacun de ces substantifs comporte une série de moments sémantiques catégoriels allant de 'un' via 'un ou plus d'un' à 'plus d'un', et dont l'un ou l'autre pourrait être réalisé suivant le contexte. A notre avis, les substantifs indifférenciés en nombre ne comportent rien d'autre que leur sens lexical individuel. Le moment sémantique 'un', réalisé dans /l(s)laburœr/ (le laboureur), ou 'plus d'un', réalisé dans /lèlaburœr/ (les laboureurs) (nous laissons de côté la justesse de la définition de ces moments sémantiques), n'est pas un moment sémantique du sens du substantif, mais un aspect catégoriel du contenu du groupe formé par l'article et le substantif. Il n'est pas tout à fait clair d'ailleurs pourquoi l'auteur continue à distinguer deux substantifs journaliste, l'un masculin et l'autre féminin (p. 663). Pourquoi ne pas reconnaître un seul substantif journaliste, comportant une série de moments sémantiques allant de 'de sexe masculin' via 'de l'un ou l'autre sexe' à 'de sexe féminin'?
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Il reste la question de savoir quelle est la valeur sémantique qui se cache derrière les étiquettes singulier et pluriel. Avant de donner une définition de la valeur sémantique respective du singulier et du pluriel telle qu'elle se dégage d'une comparaison de groupes opposés uniquement en nombre, passons en revue les idées de quelques grammairiens qui se sont occupés de la même question. Qu'il s'agisse, pour ces grammairiens, d'un aspect du sens du substantif, et non pas d'un aspect du contenu du groupe formé par le déterminatif ou l'adjectif fléchi en nombre avec ce substantif, n'empêche pas qu'ils puissent donner des suggestions utiles. A cette fin, nous résumerons successivement les idées exprimées à ce sujet par Damourette et Pichon et par Sten. Discutant au chapitre précédent les problèmes soulevés par l'absence de l'expression du nombre dans la forme parlée de la plupart des substantifs, et essayant de déterminer notre position par rapport à celle d'autres grammairiens, nous avons déjà eu l'occasion de dire quelques mots sur la façon dont Damourette et Pichon conçoivent le nombre grammatical. 2 A leur avis, la catégorie du nombre est constituée par deux sous-catégories qui se croisent partiellement: la putalion, s'exprimant au moyen d'articles qui lui sont propres, par ex.: du mouton — un mouton, et la blocalité, s'exprimant au moyen de la flexion, par ex. : mouton (/mutô/) — moutons (/mutô(z) /). C'est cette dernière sous-catégorie qui correspond à ce que l'on considère traditionnellement comme le nombre grammatical, et qui, vu son caractère morphologique, est la seule à nous intéresser ici. Comment Damourette et Pichon définissent-ils l'aspect sémantique par lequel le singulier et le pluriel sont opposés l'un à l'autre? Voici ce qu'ils écrivent: "Or, nous remarquons que le massif [du mouton] et l'unité \un mouton]3 usent de la même figure flexionnelle, le singulier. Force nous est par conséquent de considérer cette figure comme traduisant ce qu'il y a de commun à la masse et à l'unité, savoir la singularité de la masse et la massivité de l'unité, c'est-à-dire en un mot la CONTINUITÉ." Et un peu plus loin: "Il faut donc admettre que le vieux système des flexions singulière et plurielle du substantif nominal traduit maintenant un répartitoire où le continu s'oppose au discontinu : nous l'appellerons le répartitoire de BLOCALITÉ. De ce répartitoire, le singulier traduit en général la physe continue ... ; le pluriel traduit au contraire la physe discontinue (c'est-à-dire la pluralité, qui est de la putation numérative)." 4 Dans une petite étude, Sten aborde lui aussi le problème du nombre grammatical. 5 Il s'oppose à ce qu'il appelle la conception populaire sur la différence des nombres, qui serait illustrée par le contraste entre un soldat et trois soldats,6 En examinant les 2
Chapitre V, p. 102. C'est nous qui ajoutons ce qui se trouve entre crochets. 4 J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, t. I, §341. Dans le glossaire qui fait suite à leur grammaire, Damourette et Pichon donnent du mot physe la définition suivante: "division dans une classification grammaticale, telle que masculin, féminin; indicatif, subjonctif, etc ..." 6 H. Sten, "Le nombre grammatical", T.C.L.C. IV (1949), pp. 47-59. 6 Cette conception populaire semble être aussi, d'ailleurs, celle de certains grammairiens. Gougenheim n'écrit-il pas: "Le français distingue deux nombres: le singulier et le pluriel. Le singulier est la marque du substantif désignant un seul objet, le pluriel, celle du substantif désignant une quantité 3
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différents emplois du singulier et du pluriel, il se propose de poursuivre aussi loin que possible le principe de Damourette et Pichon selon lequel l'opposition singulier — pluriel se laisse définir comme une opposition 'continu' — 'discontinu'. 7 En ce qui concerne le singulier, la distinction entre la continuité macrocosmique et la continuité microcosmique rend compte de ses emplois, sans que l'unité de la catégorie soit rompue pour cela.8 Une analyse des emplois du pluriel montre que "le 'pluriel' exprime justement une pluralité, ce qui n'implique pas nécessairement une plus grande quantité ('plures', non 'plus'). On peut faire d'un singulier un pluriel soit en suppléant par de nouvelles unités (dans ce cas il y a concordance entre pluralité et plus-quantité), soit en décomposant l'unité en plusieurs parties. On peut "singulariser" un pluriel soit en réduisant jusqu'à l'unité soit en renfermant les 'plures' dans un volume regardé comme une masse compacte." 9 Si un examen plus poussé paraît donc confirmer en général la justesse des vues de Damourette et Pichon, Sten se croit pourtant obligé de faire une réserve pour le pluriel 'augmentatif'. Comme il refuse d'expliquer ce pluriel comme un cas de pluralité implicite, ainsi que le font les deux autres grammairiens, il est amené à conclure que la vraie formule de la catégorie du nombre est une combinaison de deux idées qui se recouvrent partiellement, formule qu'il rend par la figure suivante :
A.: discontinu — continu B.: grande quantité — petite quantité 10
Il reste pourtant des cas de pluriels dont la raison ne lui est pas immédiatement compréhensible, des pluriels qui ne semblent marquer ni la discontinuité ni la grande quantité. Il cite les exemples suivants: une jeune fille était assise à ses côtés; envoyer quelque chose par les airs; quelle qu'elle soit, supérieure à l'unité" (G. Gougenheim, Système grammatical de la langue française, l e éd., p. 127)? ' Il constate que les termes continu et discontinu concordent bien avec les termes état compact et état discret qu'a proposés Hjelmslev pour décrire l'opposition des deux nombres. 8 H. Sten, "Le nombre grammatical", p. 50. " Ibid., p. 55. 10 Ibid., p. SI.
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revenir sur ses intentions; je ne veux pas croire à vos projets.n Ce qui est plus incompréhensible pour nous, c'est pourquoi l'auteur, après avoir admis deux distinctions à l'intérieur du nombre grammatical, a peur d'en admettre une troisième que les faits semblent lui imposer. Voici comment il conclut son étude: "Peut-être que des pluriels comme à ses côtés indiquent l'objet d'une façon plus vague; ... Mais de peur d'en arriver à établir une troisième distinction (qui ne coïncide avec aucune des deux autres) nous nous arrêterons ici en concluant qu'il semble nécessaire de donner au moins une double définition du nombre, en regrettant ce que cette constatation peut avoir de fâcheux pour quelques théories linguistiques." 12 Après ce bref résumé, il faut se demander si la valeur sémantique catégorielle 'continu' ou 'discontinu', qu'à la différence des grammairiens cités, nous ne croyons pas pouvoir considérer comme un aspect du sens du substantif anumérique lui-même, se retrouve, en tant qu'aspect de son contenu, dans le groupe formé par la combinaison d'un déterminatif ou d'un adjectif fléchi en nombre avec un substantif anumérique. La deuxième question qu'il faut se poser est de savoir si, au niveau de la langue que nous étudions ici, il y a lieu de maintenir la double distinction 'continu' — 'discontinu', 'petite quantité' — 'grande quantité', telle qu'elle a été établie par Sten. Afin de pouvoir donner une réponse à la première question, nous alignerons une série d'exemples qui sont opposés uniquement par le singulier ou le pluriel du déterminatif ou de l'adjectif : /l(3)samjôl/ — /lèâamjôl/ (le chat miaule) — (les chats miaulent) /labotédûpéi/ — /lèbôtédiipéi/ (la beauté du pays) — (les beautés du pays) /ilèml(a)marbr/ — /ilèmlèmarbr/ (il aime le marbre) — (il aime les marbres) /ilasètdupë/ — /ilasètdèpë/ (il achète du pain) — (il achète des pains) /2éd(a)lèspwar/ — /zédèzèspwar/ (j'ai de l'espoir) — (j'ai des espoirs) /s(a)zœnartist/ — /sèiœnzartist/ (ce jeune artiste) — (ces jeunes artistes) /sâtèkstôrizinal/ — /sâtèkstôrizinô/ (sans texte original) — (sans textes originaux)}3 11
Ibid., p. 58. Si l'hésitation de Sten sur la valeur du pluriel peut se concevoir en ce qui concerne les deux premiers exemples, elle est beaucoup moins compréhensible en ce qui concerne les deux derniers. Qu'est-ce qui l'empêche d'admettre que le pluriel y marque la discontinuité? 12 Ibid., p. 59. 13 Dans cette énumération, nous avons omis de propos délibéré des exemples caractérisés par l'opposition un — des, par ex:
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Ce qu'une comparaison des groupes pluriels avec les groupes singuliers correspondants fait ressortir, c'est qu'au moyen de la flexion plurielle du déterminatif et/ou de l'adjectif qui figurent dans les groupes pluriels, le locuteur fait savoir à l'auditeur que son information porte sur plus d'un individu, nommé par le substantif, prélevé sur l'espèce nommée par le même substantif. Qu'il s'agisse de tous les individus constituant l'espèce ou seulement d'un nombre plus ou moins restreint d'entre eux, l'auditeur l'apprend soit par la nature du déterminatif, soit par un renseignement supplémentaire fourni par le contexte, le texte ou la situation. C'est ainsi que, dans des (article partitif) livres, mes livres, l'emploi de l'article partitif ou du possessif exclut la possibilité que l'information porte sur les livres en général. D'autre part, il faudra recourir au texte ou à la situation pour savoir si, par la phrase les chats miaulent, on reçoit une information sur le miaulement des chats en général ou d'un nombre limité de ces animaux. Nous définissons la valeur sémantique du pluriel comme 'plus d'un individu'. Si nous préférons nous servir de 'plus d'un individu', plutôt que de 'discontinu', pour définir la valeur sémantique du pluriel, ce n'est pas parce que nous croyons qu'il y aurait une grande différence entre les deux définitions, 14 mais parce qu'il nous semble qu'en introduisant le terme individu, nous décrivons plus clairement la nature du pluriel. Comment définir alors la valeur sémantique du singulier? L'examen des exemples cités plus haut nous interdit évidemment de soutenir que le singulier, par opposition au pluriel, signale qu'il n'est question que d'un seul individu. La façon le mieux appropriée de définir la valeur sémantique du singulier, qui s'applique à ses différents emplois et qui détermine nettement son opposition à celle du pluriel, est de dire que le singulier signale qu'il n'est pas question de plus d'un individu. Ce sont encore la nature du déterminatif ou le contexte, le texte ou la situation qui permettent de décider, dans chaque cas particulier, s'il s'agit de l'espèce nommée par le substantif, ou d'un individu nommé par le même substantif. Il faut l'appui du texte ou de la situation pour que l'auditeur, après avoir entendu la phrase le chat miaule, puisse savoir si on a voulu lui parler de l'espèce chat ou d'un individu chat bien déterminé. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ce que nous avons dit à propos de l'opposi/ilasètœlivr/ — /ilasètdèlivr/ (il achète un livre) — (il achète des livres) qu'on cite souvent pour illustrer la différence entre les deux nombres. A notre avis, il ne s'agit pas là d'une opposition entre un mot morphématique singulier et un mot morphématique pluriel. Un n'est pas un mot singulier au même sens de ce terme que le, mon, original, cheval, etc. Même si nous définissions la valeur sémantique du singulier par 'un', elle ne formerait pas dans le mot un un aspect catégoriel sémantique correspondant à un aspect catégoriel de la forme de ce mot, comme ce serait le cas pour les autres mots cités. 'Un' est le sens total de un; du point de vue du nombre, un n'est pas un mot morphématique. 14 A propos d'un groupe tel que des moutons, Damourette et Pichon écrivent: "... on fournit un renseignement sur le nombre des individus que l'on prélève dans l'ensemble de cette espèce, conçue comme décomposable en unités particulières" (Des mots à la pensée, 1.1, §339).
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tion masculin — féminin, et de faire remarquer que les termes négatifs utilisés pour définir la valeur sémantique du singulier, ne signifient, pas plus que ceux dont nous nous sommes servi pour définir la fonction grammaticale et la valeur sémantique du masculin, que nous considérions le singulier comme le terme non-marqué de l'opposition. Au lieu de ne pas signaler qu'il est question de plus d'un individu — ce qui serait la condition indispensable pour qu'on puisse parler d'un terme nonmarqué — le singulier signale en réalité positivement qu'il n'est pas question de plus d'un individu. 15 Le seul cas où il soit possible de parler à bon droit d'un terme nonmarqué, c'est lorsqu'on a affaire à un substantif anumérique qui n'est pas accompagné d'un déterminatif ou d'un adjectif fléchi en nombre, par ex. : /nunavôpad(a)sa/ (nous n'avons pas de chat(s)) /nudétèstôlœrsa/ (nous détestons leur(s) chat(s)). Dubois se trompe d'ailleurs lorsque, pour souligner le caractère non-marqué du singulier, il déclare que le singulier peut avoir les valeurs du pluriel. Des deux phrases : Vhomme est né mortel les hommes sont nés mortels "le contenu sémantique peut être [...] considéré comme sensiblement le même; un signifié identique reçoit deux codifications différentes", pourvu qu'"un schéma intonatif particulier se substitue à celui qui est courant dans la langue (on dit 'ton sentencieux')." 16 Or, il nous semble qu'il est impossible que les contenus des deux phrases soient identiques, du fait que la différence sémantique entre les groupes Vhomme et les hommes, différence marquée par l'emploi alternant de l'article singulier et de l'article pluriel, subsiste. S'il y a identité, ce n'est pas l'identité des contenus, mais l'identité du résultat final de l'interprétation des deux contenus différents dans une situation donnée. Il reste la question de savoir si, au niveau de la conversation soignée ou familière, la valeur sémantique respective du singulier et du pluriel telle que nous venons de la définir, se présente dans n'importe quel groupe formé par un substantif anumérique accompagné d'un déterminatif ou d'un adjectif fléchi en nombre, et dans chaque emploi particulier d'un tel groupe. La question offre plusieurs aspects. 15
Comparer ce que Prieto remarque sur l'opposition rosa — rosas en espagnol: "... le caractère privatif d'une opposition [ = terme non-marqué — terme marqué] comme celle qui existe entre l'espagnol /rosa/ et /rosas/, laquelle se réduit en définitive à l'opposition entre ¡0/ 'singulier' et /-s/ 'pluriel', ne sort pas du plan phonologique" (L. Prieto, "Signe articulé et signe proportionnel", B.S.L.P. 50 (1954), p. 140). 16 J. Dubois, Grammaire structurale du français, pp. 47-48. Ce qui prête à confusion dans cette grammaire trop exclusivement centrée sur l'aspect formel, c'est que l'auteur emploie le terme singulier pour désigner non seulement les formes à côté desquelles il existe un pluriel, mais aussi celles qui sont indifférenciées en nombre et que nous avons appelé anumériques.
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En premier lieu, il y a le problème du pluriel augmentatif, qui a amené Sten à établir la double distinction: 'discontinu' — 'continu', 'grande quantité' — 'petite quantité'. Or, selon Zindel, le pluriel augmentatif appartient au domaine de la langue littéraire. "Abstraction faite de quelques pluriels figés et des emplois dictés par la tradition de la politesse, il s'agit là d'un procédé essentiellement littéraire; la langue commune ne connaît pas, en principe, le pluriel augmentatif. L'amplification lui est étrangère, et elle se sert de préférence d'autres moyens pour intensifier une idée (mise en relief, etc.)." A propos d'exemples tels que: vous avez tous mes mépris! il possède des quantités et des quantités de livres il y a des éternités que je ne l'ai vu il déclare : "Là où nous rencontrons quand même un pluriel intensificatif, il fait l'effet d'une exagération ou d'une plaisanterie."17 Nous nous demandons si ces exemples présentent vraiment un pluriel intensificatif ou augmentatif. L'effet d'une exagération ou d'une plaisanterie n'est-il pas plutôt produit par l'emploi du pluriel avec la valeur 'plus d'un individu' là où, logiquement, on ne s'y attendrait pas. Si cette interprétation est juste, il ne reste plus que les cas où le pluriel augmentatif apparaisse, à l'exclusion du singulier, dans les locutions figées, soumises à toutes sortes de restrictions d'emploi. Dans la langue parlée actuelle, ces locutions sont comme des blocs erratiques. La vraie valeur du pluriel dans ces locutions échappe à tout usager ignorant l'histoire et la couche littéraire de sa langue. La double distinction établie par Sten ne correspond pas à la réalité vivante de la langue parlée. Pour la même raison, et non pas, comme Sten, par peur d'introduire trop de distinctions, nous refusons d'accepter la troisième distinction que celui-ci croit reconnaître dans à ses côtés, etc. La seule valeur sémantique vivante du pluriel dans la langue parlée est celle de signaler qu'il est question de plus d'un individu. Pour démontrer qu'il en est ainsi, voici un passage de roman, cité par Sten, dans lequel l'auteur décrit la réaction d'un soldat confronté, pour la première fois?, avec la locution rejoindre ses foyers: "JEt quand nous serons démobilisés qu'inscrira-t-on dans le livret? On écrira, a répondu l'adjudant: "A rejoint ses foyers". Ses foyers? Pourquoi mettre ça au pluriel? L'armée croit-elle donc que nous avons chacun deux ou trois ménages?"1* Outre l'aspect du pluriel augmentatif, il y a encore l'aspect de ce qui est appelé la sémantisation ou la lexicalisation de l'opposition en nombre. Commençons par donner quelques exemples du phénomène : 17
R. Zindel, Des abstraits en français et de leur pluralisation, p. 68. Voir aussi A. Lombard, Les constructions nominales dans le français moderne, pp. 104-105. 18 H. Sten, "Le nombre grammatical", p. 58.
LE NOMBRE: VALEUR SÉMANTIQUE OU FONCTION GRAMMATICALE
le ciseau les ciseaux le gage
les gages
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'instrument de fer tranchant par un bout, pour travailler le bois, le fer, la pierre, le marbre' 'instrument de métal à deux branches, mobiles et tranchantes en dedans' 'contrat par lequel un créancier reçoit, pour garantir sa créance, un objet mobilier', 'la chose même qui est donnée en garantie', 'ce qu'on dépose à certains jeux de société, quand on a commis une faute, et qu'on ne peut reprendre qu'en accomplissant une pénitence' 'salaire des domestiques, des marins'
l'humanité
'caractère de ce qui est humain', 'sentiment de bienveillance envers le prochain', 'le genre humain', 'les hommes en général' les humanités '(étude de) la langue et la littérature grecque et latine'
la vacance les vacances
'état d'une place, d'une charge qui n'est pas occupée' 'intervalle de repos accordé à des élèves, à des employés, à des étudiants, etc.'.
Il suffira de comparer dans ces exemples, auxquels on pourrait en ajouter bien d'autres (la bretelle — les bretelles, la lunette — les lunettes, etc.), le contenu différent des groupes, formellement distincts dans la langue parlée par la seule flexion en nombre de l'article défini, pour constater qu'il sera difficile de soutenir que la différence de contenu s'explique par la différence de valeur sémantique que nous avons attribuée jusqu'ici à l'opposition singulier — pluriel. Cette constatation ne nous oblige-t-elle pas à corriger notre définition de sorte qu'elle puisse s'appliquer aussi aux cas qui nous occupent, ou à accepter une deuxième distinction à côté de celle que nous avons déjà acceptée? Ou faut-il conclure que les groupes en question ne présentent qu'une apparente opposition en nombre et qu'ils demandent, par conséquent, une autre interprétation? Faisons remarquer d'abord que l'une ou l'autre des acceptions des substantifs qui, dans les exemples cités, sont précédés d'un déterminatif singulier, peut être actualisée aussi dans un groupe où le substantif est précédé d'un déterminatif pluriel, de sorte que la valeur sémantique 'plus d'un individu' s'y laisse facilement reconnaître, par ex. : les ciseaux 'les instruments de fer tranchants par un bout ...' les gages 'les choses qui sont données en garantie'. 19 Or, il est difficile de se convaincre de l'identité du contenu de ces groupes-ci avec celui des groupes formellement identiques que nous avons décrit plus haut. Ajoutons encore que, quand même on réussirait à donner une définition qui rendrait compte 19
Cela vaut même pour humanité, bien que les exemples soient plutôt rares. En voici un, relevé par Frei dans un journal: les humanités qui s'agitent et vivent là (La grammaire des fautes, p. 258).
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non seulement des cas normaux d'opposition en nombre, mais aussi de ces cas exceptionnels, une telle définition ne pourrait être que des plus vagues, au point de ne plus rendre compte de rien du tout. Et il en serait de même d'une deuxième distinction qu'on essayerait d'établir à côté de la distinction 'pas plus d'un individu' — 'plus d'un individu'. Aussi nous semble-t-il — et il paraît que c'est l'opinion de la plupart des grammairiens — que, dans l'état actuel de la langue, il faut distinguer deux séries de substantifs homonymes : /gaz/ 1 (gage(s)) /sizô/ 1 (ciseau(x)) /vakâs/ 1 (vacance(s)) (umanité/ 1 (humanité(s))
— — — —
/gaz/ 2 {gages) /sizô/ 2 (ciseaux) /vakâs/ 2 (vacances) (umanité/ 2 (humanités), etc.
Alors que les substantifs de la première série peuvent être accompagnés d'un déterminatif ou d'un adjectif singulier ou pluriel, ceux de la deuxième n'admettent pas l'apparition d'un déterminatif ou d'un adjectif singulier. Entre les substantifs des deux séries il n'existe plus de rapport sémantique synchronique; parler d'une sémantisation ou lexicalisation de l'opposition en nombre n'est permis que si l'on prend en considération le rapport diachronique qui les relie. Il faut se garder, cependant, d'aller trop loin, en reconnaissant des cas de sémantisation de l'opposition là où il n'en est nullement question. Dans un paragraphe intitulé: L'opposition singulier — pluriel opposition sémantique, Gougenheim écrit: "Nous venons de voir (pour les noms abstraits et pour ciseau et lunette) que l'opposition singulier — pluriel correspond à une opposition de sens. Cette opposition de sens existe encore pour d'autres substantifs: un gage est une sorte de caution, des gages une sorte d'émoluments, ..." 20 A la page précédente, il a remarqué à propos des substantifs abstraits: "Employés au pluriel ils tendent à prendre un sens concret: comparer dire la vérité et dire à quelqu'un des vérités désagréables; avoir une grande bonté et avoir des bontés pour quelqu'un." C'est une erreur que de mettre sur le même plan, comme le fait Gougenheim, le cas de ciseau, gage, etc. que nous avons analysé plus haut, et le cas de bonté, vérité, etc. Dans le premier cas, il ne s'agit qu'en apparence d'une opposition en nombre, derrière laquelle se cache une opposition de deux substantifs homonymes qui ont perdu leur identité sémantique. Dans le deuxième cas, par contre, on a affaire à l'actualisation d'acceptions différentes du même substantif, sans que celui-ci perde pour cela son identité sémantique. 21 Tout au plus pourrait-on dire que certaines acceptions du même substantif s'actualisent plus fréquemment dans un groupe à déterminatif singulier, d'autres dans un groupe à déterminatif pluriel. 20
G. Gougenheim, Système grammatical de la langue française, le éd., p. 129. La même chose peut être dite des cas de lexicalisation de l'opposition que Dubois croit déceler dans certains substantifs qui ont maintenu l'opposition en nombre: capital — capitaux, mal — maux, émail — émaux, minéral — minéraux (Grammaire structurale du français, p. 30). 21
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Nous revenons encore un moment aux substantifs ciseaux 2, gages 2, humanités 2, vacances 2. Ces substantifs appartiennent à une catégorie plus large de substantifs, dont nous citons encore : arrhes archives assises bestiaux complies confins décombres
écrouelles environs fiançailles frais frusques funérailles gens
hardes matines moeurs oreillons pourparlers vêpres vivres.™
Ce sont des substantifs qu'on appelle traditionnellement des pluralia tantum, et que, puisqu'en ce qui concerne le français actuel ce terme ne pourrait plus être utilisé que pour la forme écrite de ces substantifs, nous définirions plutôt comme des substantifs qui ne peuvent être accompagnés d'aucun déterminatif ou adjectif singulier. Il est clair qu'au cas où un tel substantif est accompagné d'un déterminatif ou adjectif pluriel, la flexion en nombre de ceux-ci n'ajoute aucun aspect sémantique au contenu du groupe. S'il est possible de reconnaître dans les groupes formés par quelques-uns de ces substantifs avec un déterminatif ou adjectif pluriel un aspect sémantique qui semble correspondre à la valeur sémantique du pluriel, par ex.: les bestiaux, les frais, les frusques, les gens, il ne doit pas être attribué à la flexion en nombre du déterminatif ou de l'adjectif, mais uniquement au sens lexical individuel du substantif. La flexion en nombre y remplit une fonction syntaxique : elle contribue à indiquer que le déterminatif ou l'adjectif doit être mis en rapport avec le substantif. Inutile d'ajouter que ce qui vient d'être dit du rôle du pluriel dans un déterminatif ou un adjectif accompagnant un substantif qui n'admet auprès de lui aucun déterminatif ou adjectif singulier, est également valable dans le cas inverse, très rare d'ailleurs, du singulier dans un déterminatif ou adjectif accompagnant un substantif qui n'admet auprès de lui aucun déterminatif ou adjectif pluriel, par ex. : le bétail. Dans ce qui précède, nous avons examiné le rôle de la flexion en nombre des déterminatifs et des adjectifs se rapportant à un substantif anumérique, et nous sommes arrivé à la conclusion que, sauf dans le dernier cas étudié, cette flexion correspond à une valeur sémantique catégorielle qui forme un aspect sémantique des groupes ou des phrases constitués ainsi. Avant de nous demander quel est le rôle de la flexion en nombre dans les mêmes catégories de mots employées dans d'autres conditions, nous étudierons d'abord la flexion en nombre des pronoms substantivaux et des substantifs admis respectivement dans les tableaux C et E du chapitre précédent. 22
Pour plus d'exemples, parmi lesquels il y en a plusieurs qui appartiennent exclusivement à la langue littéraire, voir M. Grevisse, Le bon usage, 8e éd., §297. Nous rangeons également dans cette catégorie le mot aïeux, qui ne peut être considéré comme un pluriel de aïeul que d'un point de vue diachronique. Voir chapitre V, p. 114.
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Procédons de nouveau en comparant des exemples qui ne diffèrent formellement que par un élément fléchi en nombre : (j'ai rencontré mon cousin avec sa femme) I II
A B /ilavèbônmin/ — /i(l)zavèbônmin/ (il avait bonne mine) — (ils avaient bonne mine) /z(9)n(9)lépar(3)kônu/ — /z(a)n(3)lèzépar(3)kônu/ (je ne Vai pas reconnu) — (je ne les ai pas reconnus)
III
/s(3)lalwiabokuplu/ — /s(3)lalœrabôkuplu/ (cela lui a beaucoup plu) — (cela leur a beaucoup plu)
IV
/zébavardéavèklwi/ — /zébavardéavèkœ/ (j'ai bavardé avec lui) — (j'ai bavardé avec eux).
La comparaison des contenus respectifs de la série A avec ceux de la série B fait ressortir que ces contenus sont différents et que cette différence se réduit à un seul aspect sémantique, qui est le même pour toute la série. Cet aspect sémantique, s'exprimant au moyen de la flexion en nombre des pronoms personnels, peut être défini dans les mêmes termes que ceux dont nous nous sommes servi plus haut pour définir l'aspect sémantique qui correspond à la flexion en nombre d'un déterminatif ou d'un adjectif se rapportant à un substantif anumérique. Alors que dans B I /i(l)z/ fait savoir à l'auditeur que le pronom indique plus d'un non-locuteur et non-auditeur, /il/ dans A I lui fait savoir que le pronom n'indique pas plus d'un non-locuteur et non-auditeur. Tout ce qui reste à savoir sur le non-locuteur et non-auditeur, il doit l'apprendre par d'autres moyens linguistiques ou extra-linguistiques. C'est, par exemple, le fait que dans: j'ai rencontré mon cousin avec sa femme, les substantifs cousin et femme sont accompagnés d'un déterminatif singulier, qui lui apprend que ce que /i(l)z/ indique dans B I, de même que /lèz/, /1èr/, /œ/ dans les autres exemples de la même série, est nommé par l'un et par l'autre substantif. Comparer : (j'ai rencontré mon cousin avec ses enfants) /i(l)zétèrâtréd(a)vakâs/ (ils étaient rentrés de vacances). Pour que l'auditeur puisse savoir que ce qui est indiqué par /i(l)z/ est nommé, dans la phrase précédente, par cousin et enfants ou par enfants seul, il faudra qu'un texte plus large ou la situation lui fournisse un supplément d'information. De même, c'est par la flexion en genre qu'il sait que /il/ dans A I indique ce qui est nommé par cousin et non pas ce qui est nommé par femme. Comparer A III, où l'indifférenciation en genre de /lwi/, pronom conjoint singulier, lui refuse une telle information. 23 sa
Nous rappelons que nous considérons comme des homonymes /lwi/, pronom conjoint singulier et indifférencié en genre, et /lwi/, pronom absolu singulier et masculin.
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En outre, nous attirons encore une fois l'attention sur le fait qu'à côté de /il/ masculin singulier et /i(l)z/ masculin pluriel, apparaissant tous les deux devant une voyelle, il existe un /i(l)/ masculin indifférencié en nombre, apparaissant devant une consonne. Si, après avoir entendu : (j'ai rencontré mon cousin avec sa femme) /i(l)navèpasâzé/ (il n'avait pas changé) — (ils n'avaient pas changé) l'auditeur comprend ce que le pronom /i(l)/ indique et, par conséquent, ce que le locuteur a voulu porter à sa connaissance, ce n'est pas que, de deux contenus différents qui correspondraient à la forme parlée unique de la phrase, il ait choisi celui que le locuteur a voulu lui transmettre, mais parce qu'il a interprété le contenu unique de la phrase conformément aux intentions du locuteur. 24 Si, pour définir la valeur sémantique qui correspond au singulier et au pluriel des pronoms personnels, on peut utiliser la formule par laquelle nous avons rendu la valeur sémantique qui correspond au singulier et au pluriel d'un déterminatif ou d'un adjectif se rapportant à un substantif anumérique, les deux cas diffèrent dans ce sens que la flexion en nombre des pronoms personnels correspond à un aspect sémantique du mot fléchi lui-même, tandis que celle du déterminatif ou de l'adjectif correspond à un aspect sémantique du groupe qu'il forme avec le substantif. Ce que nous venons de dire de la flexion en nombre des pronoms personnels, s'applique également aux autres pronoms substantivaux et aux rares substantifs fléchis en nombre. Aussi nous contentons-nous d'en donner quelques exemples, qui ne demandent pas de commentaire ultérieur: A. I
Pronoms.
(je n'aime pas ce tableau) /2(a)préfèrs(3)lwila/ — /z(a)préfèrsœla/ (je préfère celui-là) — (je préfère ceux-là)25
24 II arrive que /i(l)/ préconsonantique se rapporte à une forme verbale différenciée en nombre, par ex. : /i(l)pèr/ (il perd) — /i(l)pèrd/ (ils perdent).
Ici non plus, la différence sémantique incontestable des groupes ne résulte pas de l'emploi de l'un ou de l'autre de deux pronoms homonymes, avec lequel le verbe s'accorderait. Elle résulte d'une différence de valeur sémantique dans le contenu des groupes, différence marquée par l'alternance des formes verbales se combinant avec un seul et même pronom. 26 Le démonstratif féminin /sèl/ est indifférencié en nombre, par ex. : (je n'aime pas cette gravure) /2(a)préfèrsèUa/ (je préfère celle-là) — (je préfère celles-là). Alors que, dans la langue écrite, il y a deux phrases, différentes de forme et de contenu, la langue parlée n'en présente qu'une seule, qui garde son identité formelle et sémantique.
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II
{voilà les livres) /l(a)kèlvulévu/ — /lèkèlvulévu/ (lequel voulez-vous?) — (lesquels voulez-vous?)
III
/kèlkœlafirm/ — /kèlkazœlafirm/ (iquelqu'un l'affirme) — (quelques-uns l'affirment) B. Substantifs.
I
/Iœrs(3)valgantuzur/ — /lœrs(9)vôgantuzur/ (leur cheval gagne toujours) — (leurs chevaux gagnent toujours)
II
/i(l)zôfinilœrtravaj/ — /i(l)zôfinilœrtravô/ (ils ont fini leur travail) — (ils ont fini leurs travaux)
III
/ôvàbôkud(a)bœf/ — /ôvàbôkud(9)bœ/ (on vend beaucoup de boeuf) — (on vend beaucoup de boeufs)
IV
/vwalam(3)sjœ/ — /vwalamèsjœ/ (voilà, monsieur) — (voilà, messieurs).
Reprenons maintenant l'étude de la flexion en nombre du déterminatif et de l'adjectif. Nous avons déjà constaté que, lorsque le déterminatif ou l'adjectif se rapporte à un substantif anumérique, l'apparition du singulier ou du pluriel dépend, en général, du choix du locuteur. En choisissant l'une ou l'autre forme, celui-ci ajoute au contenu du groupe ou de la phrase un aspect sémantique catégoriel, qui sera absent chaque fois que les trous dans le système morphologique rendent inévitable l'emploi d'un déterminatif ou d'un adjectif indifférencié en nombre. Cette adjonction d'un aspect sémantique catégoriel au contenu se produit également dans les phrases où un adjectif fléchi en nombre se rapporte à un pronom substantival qui permet auprès de lui le singulier et le pluriel, par ex. : /vuzètnôrmal/ — /vuzètnôrmô/ (vous êtes normal) — (vous êtes normaux) /i(l)sâblènôrmal/ — /i(l)sàblènôrmô/ (il semblait normal) — (ils semblaient normaux)J26 Cependant, le déterminatif et l'adjectif fléchis en nombre s'emploient encore dans des conditions autres que celles que nous avons étudiées jusqu'ici, et la question qui se pose est de savoir quel est le rôle qu'y joue la flexion. A cette fin, nous examinerons d'abord le cas où le déterminatif ou l'adjectif se rapporte à un substantif ou à un pronom substantival qui sont eux-mêmes fléchis en nombre, par ex. : M
Bien que l'adjectif se rapportant à on soit le plus souvent au singulier, le pluriel n'est pas tout à fait exclu, par ex. : /ônètégal/ (on est égal) — /ônètégô/ (on est égaux).
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/ môkapôral/ — /mèkapôrô/ (mon caporal) — (mes caporaux) /diitravajôrizinal/ — /dètravôôrizinô/ (du travail original) — (des travaux originaux) /l(9)zœnanimal/ — /lèzœnzanimô/ (le jeune animal) — (les jeunes animaux) /ilétènormal/ — /i(l)zétènormô/ (il était normal) — (ils étaient normaux) /vul(9)truvénormal/ — /vulètruvénôrmô/ (vous le trouvez normal) — (vous les trouvez normaux) /s(3)lwisisâblènôrmal/ — /sœsisâblènormô/ (celui-ci semblait normal) — (ceux-ci semblaient
normaux).
Il est évident que, dans ces exemples, la flexion en nombre du déterminatif ou de l'adjectif ne dépend plus du choix du locuteur. Une fois que celui-ci a pris une décision sur le nombre du substantif ou du pronom substantival, le nombre du déterminatif ou de l'adjectif s'y rapportant lui est imposé inéluctablement. Il s'agit d'un emploi automatique de la flexion en nombre, qui n'ajoute aucun aspect sémantique au contenu du groupe ou de la phrase. Cependant, en étudiant la flexion en genre d'un déterminatif ou d'un adjectif se rapportant à un substantif à genre fixe, nous avons conclu qu'un emploi automatique n'implique aucunement l'absence de toute fonction. Au contraire, de même que la flexion en genre, la flexion en nombre remplit dans ce cas-là une fonction syntaxique : elle fournit à l'auditeur un indice qui lui permet de savoir avec quel mot le locuteur a voulu mettre en rapport le déterminatif et l'adjectif. Cet emploi automatique de la flexion en nombre, avec la fonction syntaxique qui en découle, se présente aussi lorsque certains pronoms substantivaux, que l'absence d'un terme opposé nous interdit de qualifier eux-mêmes de singulier ou de pluriel, exigent l'emploi exclusif du singulier ou du pluriel dans l'adjectif qui s'y rapporte. Ces pronoms sont tous /tus/, certains, qui n'admettent que le pluriel, par ex. : /tussôtégô/ (tous sont égaux) /sèrtësôtanôrmô/ (certains sont anormaux) et ce, ceci, cela personne, rien, chacun, tout, qui n'admettent que le singulier, par ex. : /s(a)lamètégal/ (cela m'est égal) /pèrsonnètorizinal/ (personne n'est original).
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Avant qu'il soit, cependant, possible de définir la fonction syntaxique que peuvent remplir le singulier et le pluriel, il faut encore examiner le cas de deux substantifs coordonnés suivis d'un adjectif qui se rapporte soit aux deux substantifs, soit au dernier seulement. Du fait que l'adjectif se met au pluriel lorsqu'il se rapporte aux deux substantifs, la flexion en nombre peut rémédier à l'homonymie syntaxique, qui serait inévitable si l'adjectif était indifférencié en nombre (et en genre).87 Si dans la suite de mots : /œzénéraléœnamiraldémisjônèr/ (un général et un amiral démissionnaire(s)), dont la forme parlée est l'expression unique de deux combinaisons possibles à contenu différent, soit: un général et un amiral démissionnaires soit: un général et un amiral démissionnaire
nous remplaçons démissionnaire^) par un adjectif fléchi en nombre, par ex. : amical — amicaux, toute ambiguïté sera dissipée grâce à la flexion. Le singulier fait savoir que l'adjectif doit être mis en rapport avec le dernier substantif seulement: un général et un amiral amical
alors que le pluriel fait savoir qu'il doit être mis en rapport avec les deux substantifs: un général et un amiral amicaux.
Tout en persistant, la fonction syntaxique du pluriel de l'adjectif perd son efficacité lorsque le dernier substantif est lui-même au pluriel, par ex. :
le vitrail et les émaux originaux
L'homonymie syntaxique que présente cette suite de mots, n'est pas due à une absence de fonction syntaxique, mais au fait que, employé avec une fonction syntaxique, le pluriel de l'adjectif peut être utilisé à double fin. Il faut des données supplémentaires pour que l'auditeur sache laquelle des deux possibilités — combinaison avec un 27 Pour les cas où c'est la flexion en genre qui offre un indice sur la mise en rapport voulue dans la suite de mots en question, voir chapitre III, pp. 55-56.
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substantif pluriel ou combinaison avec deux substantifs coordonnés — a été réalisée, et quel est, par conséquent, le contenu du groupe. Nous n'avons jusqu'ici travaillé que sur des exemples où les deux substantifs sont eux-mêmes différenciés en nombre. Le problème se complique considérablement lorsque, des deux substantifs, le dernier au moins est anumérique et que l'adjectif est au pluriel. Il n'y a plus que le contexte, le texte ou la situation qui permettent de décider finalement si l'adjectif doit être mis en rapport avec le dernier substantif seulement ou avec tous les deux, et, par conséquent, si le pluriel de l'adjectif correspond à une valeur sémantique catégorielle du contenu du groupe que l'adjectif forme avec le dernier substantif, ou s'il remplit une fonction syntaxique. Ainsi c'est la présence d'un déterminatif singulier, élément du contexte, devant le dernier substantif qui permet de conclure que dans la phrase: il n'a que du café et du thé orientaux l'adjectif pluriel doit être mis en rapport avec les deux substantifs. De même, dans le cas de : je n'aime pas ces cafés et ces thés orientaux j'apprécie leur(s) réponse{s) et leur(s) geste{s) amicaux il n'y a ni gravure(s) ni tableau{x) originaux il faut des données extérieures à la phrase pour bien établir le rapport tel que le locuteur l'a voulu, de façon à pouvoir en saisir le contenu. Il n'est peut-être pas inutile de faire remarquer que l'homonymie syntaxique signalée et l'ambiguïté qui en résulte ne se présenteront que si le dernier substantif est masculin. Si, par contre, ce substantif est féminin, tout risque d'ambiguïté sera exclu. Après avoir entendu : les problèmes et les questions
internationaux
l'auditeur sait avec certitude que l'adjectif internationaux se rapporte à problèmes aussi bien qu'à questions. Mais cette information, il ne l'a pas obtenue grâce à la flexion en nombre, mais grâce à la flexion en genre de l'adjectif. Comparer: les problèmes et les questions
internationales.2S
Si le pluriel de l'adjectif à lui seul ne permet pas d'arriver à résoudre le problème de la mise en rapport voulue, sans l'aide d'un supplément d'information fourni par le contexte, le texte ou la situation, le seul emploi du singulier ne laisse plus aucun doute sur les intentions du locuteur. Prenons la phrase: ils ont vendu leur(s) livre{s) et leur texte original. 28
Comme il a été exposé au chapitre II (p. 37), il faut distinguer deux adjectifs homonymes /ëtérnasjônal/, l'un masculin et singulier (international), l'autre féminin et indifférencié en nombre (inter-
nationales)).
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Après que l'adjectif singulier original a été prononcé, l'auditeur peut être sûr de deux choses : 1. que l'adjectif doit être mis en rapport avec texte seulement; 2. qu'il n'est pas question de plus d'un texte original. C'est que le locuteur a réalisé ici d'un seul coup les deux possibilités d'emploi que la flexion en nombre de l'adjectif (et du déterminatif) lui offre: ajouter un aspect sémantique au contenu d'un groupe ou d'une phrase ; fournir un indice sur la mise en rapport voulue. Nous pouvons maintenant définir la fonction syntaxique remplie, dans des cas bien déterminés, par la flexion en nombre du déterminatif et de l'adjectif. La fonction syntaxique du pluriel consiste à faire savoir 1. que le déterminatif ou l'adjectif doit être mis en rapport a. avec un substantif pluriel b. avec un substantif anumérique qui ne peut pas être accompagné d'un déterminatif ou d'un adjectif singulier 2. que l'adjectif doit être mis en rapport a. avec un pronom substantival pluriel b. avec un pronom substantival non fléchi en nombre qui ne peut pas être accompagné d'un adjectif singulier c. avec plus d'un substantif. Si nous résumons tous ces cas par A, la fonction syntaxique du singulier du déterminatif et de l'adjectif se laisse définir de la façon suivante: le singulier fait savoir que le déterminatif ou l'adjectif doit être mis en rapport avec ce qui n'est pas A. Cette définition rend compte non seulement des cas que nous venons d'étudier, mais aussi d'autres cas où le singulier remplit une fonction syntaxique ; par exemple, lorsque l'adjectif se rapporte à une proposition : ce que vous avez écrit n'est pas très original ou à un infinitif : prononcer un r apical est typiquement
méridional.29
Il reste à signaler qu'il n'y a pas que la flexion en nombre du déterminatif et de l'adjectif qui offre une double possibilité d'emploi; celle du pronom substantival en offre une également. Il sera évident, par exemple, que, lorsqu'un pronom substantival pluriel se 29
Les définitions données ne s'appliquent qu'aux cas où l'élément auquel le déterminatif ou l'adjectif se rapporte, est employé en supposition formelle. Employé en supposition matérielle, il exige toujours un déterminatif ou un adjectif singulier, par ex. : Qu'est-ce que vous pensez de ce "généraux"? "Ceux-ci" n'est nullement dialectal.
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réfère à un membre de la catégorie des substantifs anumériques qui ne peuvent pas être accompagnés d'un déterminatif ou d'un adjectif singulier, sa flexion en nombre ne correspond aucunement à la valeur sémantique que nous avons cru devoir lui attribuer dans d'autres cas où elle se présente. Le seul rôle joué par le pluriel du pronom dans : Où sont mes ciseaux? Je ne les vois pas, prenez ceux de maman. Je ne comprends plus rien aux mœurs actuelles, elles ont complètement changé. consiste à préciser, parfois avec le concours de la flexion en genre, à quel mot dans le texte ou le contexte le pronom se réfère. Et il n'en sera pas autrement du pronom singulier se référant à un substantif qui ne peut pas être accompagné d'un déterminatif ou d'un adjectif pluriel, par ex. : Il est très cher, le gros bétail. En résumé, nous pouvons dire que, prise dans son ensemble, la flexion en nombre, dans les catégories de mots où nous l'avons étudiée, offre aux usagers de la langue plusieurs possibilités d'emploi. Dans les rares substantifs qui l'ont maintenue, la flexion en nombre correspond à une valeur sémantique catégorielle du mot où elle figure. C'est également le cas pour la flexion en nombre figurant dans les pronoms substantivaux, mais à côté de cela elle peut y être utilisée parfois pour préciser à quoi le pronom se réfère. Dans les déterminatifs (articles et pronoms adjectivaux) et les adjectifs, elle peut correspondre à une valeur sémantique catégorielle du groupe que l'élément fléchi en nombre forme avec un substantif anumérique ou un pronom substantival qui admettent auprès d'eux alternativement un déterminatif ou un adjectif singulier ou pluriel, mais elle peut y remplir aussi une fonction syntaxique. Laquelle de ces possibilités sera réalisée dans chaque cas particulier, cela dépend de la catégorie à laquelle appartient le mot fléchi en nombre et, à l'intérieur de chaque catégorie, du contexte, du texte ou de la situation où ce mot est employé.
CONCLUSION
L'étude de la flexion en genre et en nombre au niveau de la conversation des gens cultivés de Paris montre nettement la différence qui existe, en français actuel, entre cette forme parlée de la langue et la langue écrite. Cette différence est si grande qu'il est difficile de considérer la langue écrite comme une simple reproduction de la langue parlée à l'aide de moyens visuels. Elle ne réside pas uniquement dans le fait que, la langue parlée maintenant les oppositions morphologiques dans les mêmes paires de mots que la langue écrite, leur expression graphique ne correspond plus, par suite de l'évolution phonétique, à leur expression phonique. Elle tient plutôt au fait que l'évolution phonétique a rendu la flexion en genre et en nombre dans la langue parlée beaucoup plus défectueuse qu'elle ne l'est dans la langue écrite. Certains auteurs n'ont voulu voir dans cette défectuosité qu'un phénomène purement formel. Il suffirait qu'une opposition morphologique s'exprime formellement dans quelques mots appartenant à une certaine classe, pour qu'on puisse conclure que tous les mots de cette classe présentent la même opposition, même si son expression formelle fait défaut. L'existence de paires d'adjectifs telles que: /vèr/ (vert), /for/ (fort) masculins — /vèrt/ (verte), /fort/ (forte) féminins, ou de paires de substantifs telles que: /kanal/ (canal), /travaj/ (travail) singuliers — /kanô/ (canaux), /travô/ (travaux) pluriels justifierait la conclusion que tous les adjectifs présentent la flexion en genre et tous les substantifs la flexion en nombre. Aussi /zôn/ (jaune) serait-il la forme unique des homonymes morphologiques /zôn/ masculin et /zôn/ féminin, et /fij/ (fille(s)) la forme unique des homonymes morphologiques /fij/ singulier et /fij/ pluriel. Si nous nous sommes opposé à ce point de vue, c'est qu'il nous a semblé qu'en procédant ainsi on méconnaissait la nature de la tâche du linguiste qui veut décrire certains aspects d'un état de langue. Elle ne consiste pas à combler les lacunes que présentent les faits linguistiques, en faisant entrer ceux-ci de force dans un système préconçu, mais à accepter ces lacunes et à en tenir compte dans la description. L'adoption de ce principe nous a amené, en l'occurence, à conclure qu'il n'existe, dans la langue parlée comme dans la langue écrite, qu'un seul adjectif /zôn/ (jaune), indifférencié en genre, et qu'il n'existe, dans la langue parlée, qu'un seul substantif /fij/, indifférencié en nombre, et à éliminer ces mots d'une étude du genre et du nombre. Cependant, les mots qui, à la différence d'autres mots de la même classe, ne s'opposent
CONCLUSION
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pas en genre ou en nombre ne sont pas les seuls à avoir été éliminés. Il arrive aussi qu'une opposition en genre ou en nombre qui apparaît dans des contextes déterminés, se trouve être absente dans d'autres contextes. L'opposition /p(s)ti/ masculin — /p(a)tit/ féminin ne se maintient pas lorsque l'adjectif, employé en fonction d'épithète, précède immédiatement un substantif à initiale vocalique; la forme unique /p(a)tit/ qui apparaît dans ce cas est indifférenciée en genre. L'opposition /zôli/ singulier — /zôliz/ pluriel, par contre, apparaît justement dans la position où l'opposition précédente est exclue; la forme unique /zôli/ qui apparaît dans d'autres positions est indifférenciée en nombre. Selon le même principe qui nous a fait refuser d'admettre dans notre étude les formes dont l'indifférenciation en genre ou en nombre est permanente, nous en avons éliminé les formes uniques qui se présentent dans des conditions déterminées. Afin de donner une description formelle aussi simple que possible de l'opposition masculin — féminin, nous avons dû rompre avec la méthode traditionnelle qui prend comme base de la description la forme masculine. Cette méthode, parfaitement acceptable si l'on décrit l'opposition dans la langue écrite, exigerait de celui qui voudrait décrire l'opposition telle que la présentent les formes parlées, une énumération de toutes les formes fléchies en genre. Aussi nous avons suivi Bloomfield et Nida, qui recommandent de partir de la forme féminine. Ni la flexion en genre ni la flexion en nombre ne correspond à la même valeur sémantique ou à la même fonction grammaticale dans tous les mots qui en sont marqués. Toutes les deux, elles offrent à l'usager de la langue des possibilités d'emploi. Laquelle de ces possibilités sera réalisée dans chaque cas particulier dépend de la classe à laquelle le mot fléchi appartient, et du contexte, du texte ou de la situation où ce mot apparaît. En ce qui concerne la flexion en genre, nous avons distingué entre les cas d'accord et les cas de non-accord (et de désaccord). En cas d'accord, la flexion en genre remplit une fonction grammaticale. Tantôt elle indique avec quel mot ou quel groupe de mots le mot fléchi doit être ou, en cas d'ellipse, aurait pu être mis en rapport, tantôt elle précise à quel mot ou quel groupe de mots renvoie le mot fléchi lui-même ou le mot auquel celui-ci se rapporte. S'il est vrai que dans bien des cas l'usager de la langue pourrait se passer de l'indication ou de la précision fournie par la flexion en genre, sans aucun risque de malentendu, il y en a d'autres où elle rend de réels services. C'est ainsi, par exemple, que dans un adjectif qui, d'après sa place, pourrait se rapporter à un seul ou à plusieurs substantifs précédents, la flexion en genre est seule à donner, dans des conditions déterminées, une indication sur la mise en rapport voulue par le locuteur. Elle dissipe l'ambiguïté créée par l'homonymie syntaxique, qui serait la conséquence inévitable de l'emploi d'un adjectif indifférencié en genre. En cas de non-accord et de désaccord, la flexion en genre correspond à une valeur sémantique; le féminin fait savoir qu'il est question d'un être de sexe féminin, le masculin fait savoir qu'il n'est pas uniquement question d'un être de sexe féminin. Si le mot fléchi est un adjectif, un article ou un pronom adjectival, cette valeur forme
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un aspect sémantique du groupe ou de la phrase dont le mot fait partie; si, par contre, le mot fléchi est un pronom substantival, elle forme un aspect sémantique du mot fléchi lui-même. Abstraction faite du manque de correspondance entre l'expression graphique et l'expression phonique des oppositions, nous pouvons constater que la différence entre la langue parlée et la langue écrite dans le domaine du genre revient à une diminution du nombre des oppositions, sans que, à de rares exceptions près, cette diminution ait des conséquences pour les oppositions maintenues. Les cas d'accord et de non-accord dans la langue parlée le sont aussi dans la langue écrite et la flexion en genre y correspond à la même fonction grammaticale et à la même valeur sémantique. La différence entre les deux formes de la langue se trouve être beaucoup plus fondamentale lorsqu'on étudie le nombre. Dans la langue écrite les substantifs sont fléchis en nombre. Cette flexion correspond à une valeur sémantique qui forme un aspect sémantique du substantif lui-même. La flexion en nombre de l'article, du pronom adjectival ou de l'adjectif qui se rapporte au substantif présente un cas d'accord : elle remplit une fonction syntaxique. Dans la langue parlée, par contre, en dehors d'une série fermée et relativement petite de substantifs dans lesquels la flexion en nombre se maintient à l'état de vestige, les substantifs sont indifférenciés en nombre. Cette indifférenciation, qui est non seulement formelle, mais aussi sémantique, entraîne une conséquence importante pour la flexion des articles, des pronoms adjectivaux et des adjectifs, pour autant qu'elle s'est maintenue. Quand ces mots se rapportent à un substantif indifférencié en nombre qui admet auprès de lui le singulier et le pluriel, il est impossible de parler encore d'accord. Leur flexion en nombre ne remplit pas une fonction syntaxique, elle correspond à une valeur sémantique, qui est un aspect du contenu du groupe dont ces mots font partie. Il en est de même quand un adjectif fléchi en nombre se rapporte à un pronom indifférencié en nombre qui admet auprès de lui l'une et l'autre forme de l'adjectif. Le pluriel fait savoir qu'il est question de plus d'un individu, le singulier fait savoir qu'il n'est pas question de plus d'un individu. Cette valeur se retrouve en tant qu'aspect sémantique du mot lui-même dans les rares substantifs et les pronoms substantivaux fléchis en nombre. Bien souvent il y a donc dans la langue parlée non-accord là où dans la langue écrite il y a accord. Cependant, les cas d'accord ne sont pas tout à fait absents de la langue parlée. Un tel cas se présente, par exemple, lorsque l'article se rapporte à un substantif qui n'admet auprès de lui que le singulier ou le pluriel, ou lorsqu'un adjectif pluriel se rapporte à deux substantifs accompagnés l'un et l'autre d'un déterminant singulier. Dans ce cas et dans tous les autres où l'emploi du singulier ou du pluriel est automatique, la flexion en nombre ne correspond pas à une valeur sémantique; elle y remplit une fonction syntaxique: elle indique ou contribue à indiquer la mise en rapport voulue par le locuteur. En ce qui concerne le masculin et le singulier, nous nous sommes refusé à suivre Jakobson et d'autres linguistes, qui les considèrent comme les termes non-marqués
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des oppositions respectives dont ils font partie. Si ce que le féminin et le pluriel font savoir est désigné par A, le masculin et le singulier ne s'y opposent pas parce qu'ils ne font pas savoir A, comme ce serait le cas si c'étaient des termes non-marqués, mais parce qu'ils font savoir non-A. Arrivé à la fin de nos recherches, nous nous rendons bien compte qu'elles sont loin d'être complètes. Traçant de grandes lignes nous n'avons voulu donner qu'une contribution à l'étude de quelques catégories morphologiques telles qu'elles se présentent à un certain niveau de la langue parlée, étude qui, jusqu'à présent, ne semble pas avoir toujours provoqué chez les grammairiens qui se sont occupés du français, tout l'intérêt qu'elle mérite.
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INDEX
abrègement, 42, 44-46 accord, 53, 69, 96, 128, 147, 148 — avec le dernier terme, 57, 59 adjectif substantivé, 74-75 agénérique (substantif —), 66,96,124,147 ambiguïté, 56, 73, 75, 107, 143 a-morphématique (mot —), 75, 85 anumérique (substantif —), 127 archimorphème, 98-99 archiphonème, 23, 98-99 aspect (opposé à partie), 14-16 associatif (plan), 32 Bally, 32, 39,40, 56 (n. 12), 57, 61 (n. 22), 76, 104 (n. 8), 105, 108 Blinkenberg, 59, 60, 69,123 blocalité, 102, 129 Bloomfield, 11, 28 (n. 7), 29, 38, 40 (n. 27), 41, 42 (n. 33), 117 (n. 31), 147 Bourciez, 103 (n. 5) Cantineau, 27, 28, 40, 42, 111, 114 catégorie morphologique, 19, 28, 83 catégoriel (aspect —), 14-18, et passim Chomsky, 56 (n. 12) Cohen (M.), 21 (n. 29) collectif, 112-114 contenu, 14, 58, 61, 68, 101, 110, 111, 133 — figé, 57 contexte, 30,56 (n. 3), 71,77,93,99,110,132,143 continu (continuité), 102, 129-130 couche mélodique, 53, 54 couche verbale, 54 Damourette et Pichón, 27 (n. 3), 31,39,44 (n. 35), 46 (n. 40), 85 (n. 10), 102, 103, 104, 105, 108, 113, 115 (n. 27), 121, 125, 129, 132 déictique information — de les, 80 valeur des pronoms personnels de la 3e personne, 87 déixis, 14 dérivation substantívale (opposée à flexion en genre), 25, 73, 75
désaccord, 70, 91, 147 discontinu (discontinuité), 102,129-132 Dubois, 64, 121, 133, 136 (n. 21) Duchâcek, 63 Durand, 39, 40, 41, 48 Ebeling et Schogt, 111 élision, 31-32 ellipse — situationnelle, 77,79 — textuelle, 79 elliptique groupe —, 77-79 phrase —, 78-80 Engels, 22 (n. 30) équipollente (opposition —), 42, 97, 99 féminin, 25, et passim fonction de préciser du —, 90 fonction syntaxique du —, 62-63 valeur sémantique du —, 67, 93, 147 Fodor, 25 (n. 1), 53 (n. 5), 84 fonction syntaxique, 17, 53, 56, 64,127, 137, 141142, 147-148 (voir aussi, féminin, masculin, pluriel, singulier) virtuelle, 78, 80 Fouché, 31,48 (n. 42), 106, 107 Frei, 45 (n. 38), 64,109 (n. 14), 118 genre, 25-26, 86, et passim fonction distinctive du —, 64 Godel, 32 (n. 17) Gougenheim, 12, 83, 95, 96 (n. 29), 97, 103, 105, 108, 109, 129 (n. 6), 136 Grevisse, 61 (n. 21), 62, 65, 83, 113 (n. 21), 115 (n. 27), 122, 125 Groot De, 17, 61 (n. 22), 73 (n. 47) Gunter, 77 (n. 54) Haas, 29, 30 (n. 14), 104 Harris, 11, 116 Hjelmslev, 49,130 (n. 7) Hockett, 116, 117 homonymie (homonyme), 28 (n. 7), 29-36,
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INDEX
61 (n. 22), 63-64, 66, 73 (n. 46), 85, 110-112, 115,118, 120 (n. 34), 124, 125, 136 — morphologique, 35, 80, 101, 115, 127, 146 — syntaxique, 56, 57, 107,142-143, 147 homonymique (construction —), 55-56, 58, 60 homophone, 73, 75 Hoybye, 59, 62,70 identité, 31, 34, 66, 85,101, 110, 128,136 Imbs, 21 individu, 132 individuel (sens lexical —), 15-16, 32, 36, 80,115, 129 (n. 1), 137 interprétation, 30, 58, 61, 68, 101, 110, 111, 133 isolée (opposition —), 19-21, 27,114 Jakobson, 26, 97, 148 — et Halle, 13 (n. 11) Juilland, 122 Lampach, 36, 84, 86, 87, 94, 95, 98, 99 (n. 36) langue parlée (opposée à langue écrite), 21, 100, 146 Le Gai, 121, (n. 40) lexème, 12 liaison, 31-32, 73, 104, 105-107, 109 Malmberg, 31 (n. 16) Marchand, 28 (n. 5), 71 (n. 44) marqué (terme —), 40, 97-99 Martinet, 12, 21,25, 28, 29, 34,45 (n. 37), 52, 53, 65, 66, 91,92, 100,101,103,118 masculin, 25, et passim fonction de préciser du —, 90, 94 fonction syntaxique du —, 63 valeur sémantique du —, 67, 91,147 métanalyse, 60-61 modification, 42 monème, 12, 118 monomorphématique (mot —), 37 morphématique (mot —), 14-16, 18, 75, 85 morphème, 11-14,18,42, et passim — zéro, 15 morpheme (angl.), 11,13,15 (n. 17), 116-118 morphologie, 17, 103 mot, 13 (et n. 12), et passim (voir aussi: a-morphématique, monomorphématique, morphématique, polymorphématique) neutralisation, 34, 40, 111 neutre, 82-87 Nida, 38,41,42, 147 non-accord, 70, 147, 148 non-marqué (terme-), 40, 97-99, 133, 147-148 norme, 71 opposition, voir: équipollente, isolée, privative, proportionnelle
paradigmatique, 32, 51 Paul, 77 (n. 53) Perrot, 34 Pluraliatantum, 137 pluriel, 16, et passim — augmentatif, 130,134 fonction syntaxique du —, 144 valeur sémantique du —, 132, 134,135, 148 polymorphématique (mot —), 37 portmanteau morph, 116-117 Posner, 34, 51, 111 possibilités d'emploi de la flexion en genre, 71,81,88,93,99,147 de la flexion en nombre, 145, 147 präsentielle Gleichwertigkeit, 59 Prieto, 34, 111, 133 (n. 15) privative (opposition —), 40, 41-42, 97-98 proportionnelle (opposition —), 18-21, 27, 114 putation, 102, 129 Reichling, 11, 12, 13, 14, 18, 53 (n. 7), 54, 59, 71, 73 (n. 46) Robert, 122 Saussure De, 32 Sauvageot, 35, 52 Schultink, 17, 40 (n. 27) sémantème, 12 sémantisation de l'opposition en nombre, 134136 Semantisches, 14 sens, 14 (voir aussi: individuel) sexuisemblance, 39 (n. 24) Siertsema, 49 (n. 44) simplicité, 30, 41, 49-50, 97 singulier, 16, et passim fonction syntaxique du —, 144 valeur sémantique du —, 132,135, 148 situation, 30, 56 (n. 13), 77, 93, 99, 110, 132, 138, 143 Slama-Cazacu, 56 (n. 13) sous-jacent (groupe —), 77 Spang-Hanssen, 49 Stehli, 65 Sten, 19 (n. 25), 115 (n. 26), 129,130, 131,134 Stutterheim, 56 (n. 12), 89 supplétion partielle, 32 supposition — formelle, 63, 144 (n. 29) — matérielle, 54, 63, 144 (n. 29) sustained memory (principle of —), 59 syncrétisme, 36 syntagmatique, 32, 51 syntagmème, 17-18 syntaxe, 17-18,104
INDEX
Tanase, 100 (n. 1), 101 Taylor, 111 texte, 30,56 (n. 13), 77,93,99,110,132,138,143 Thurot, 103 (n. 5) Troubetzkoy, 40 Togeby, 11-12, 29, 48, 49, 83,112
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Uhlenbeck, 13,14(n. 15), 15(n. 17), 16,30(n. 15), 42, 56 (n. 14), 59 Ullmann, 63 (n. 27)
valeur sémantique, 14, et passim — du groupe, 67, 128, 143, 148 — du mot, 91,139,148 — de la phrase, 67, 79-80, 148(voiraussi: féminin, masculin, pluriel, singulier) variante combinatoire, 32-33, 51, 103 variation, 42, 45-47 Vendryes, 12, 103 Von Wartburg et Zumthor, 57, 60 (n. 21), 82, 83, 85, 95
valence — morphologique, 73, 74 (n. 48) — syntaxique, 74, 113
zéro, 29 morphème —,15 Zindel, 113 (n. 22), 134 Zwanenburg, 54 (n. 9), 108,128 (n. 1)