Civilisations et lois historiques: Essai d'étude comparée des civilisations [Reprint 2013 ed.] 9783110905335, 9789027977052


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French Pages 448 Year 1975

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Table of contents :
Introduction
Première partie LES CIVILISATIONS
Définition et énumération
La civilisation égyptienne
La civilisation babylonienne
La civilisation crétoise
La civilisation hellénique
La civilisation byzantine
La civilisation occidentale
La civilisation arabe ou islamique
La civilisation indienne
La civilisation chinoise ou extrême-orientale
Les civilisations précolombiennes
Deuxième partie PHENOMENES RECURRENTS
Chapitre premier
Chapitre 2
Chapitre 3
Conclusion
Annexe I A
Annexe I B
Annexe II
Annexe III
Annexe IV
Annexe V
Annexe VI
Annexe VII A
Annexe VII B
Annexe VII C
Annexe VIII
Bibliographie
Index
Table des matières
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Civilisations et lois historiques: Essai d'étude comparée des civilisations [Reprint 2013 ed.]
 9783110905335, 9789027977052

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CIVILISATIONS ET LOIS H I S T O R I Q U E S

Neagu M. DJUVARA

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES ESSAI D'ÉTUDE COMPAREE DES CIVILISATIONS

MOUTON · PARIS · LA HAYE

φ

1975 by Ν. M. Djuvara et Mouton et Cie ISBN 2-7193-0906-0

A MA MÈRE

INTRODUCTION En dépit de l'opposition quisi unanime qu'ont rencontrée auprès des historiens les thèses de Spengler et plus tard celles de Toynbee, force nous est de constater que l'usage du mot civilisation (Kultur chez Spengler), dans le sens que leur ont donné ces auteurs, s'est imposé de plus en plus et que les historiens de métier parlent aujourd'hui couramment de « civilisation égyptienne », de « civilisation hellénique », de « civilisation chinoise », de « civilisation indienne », sans pour autant admettre explicitement que le terme pourrait désigner autre chose qu'un vague ensemble de techniques, de mœurs, de coutumes, d'institutions, de croyances ou de créations artistiques et intellectuelles. Peu d'entre eux seraient disposés à admettre que ces ensembles pourraient représenter des entités naturelles, animées d'une dynamique propre. Plus que les historiens, les philosophes, les sociologues, les ethnologues, les anthropologues se préoccupent de ce problème. Quelle que soit l'étiquette dont on le pare — philosophie chez Spengler, morphologie des cultures chez Frobenius, sociologie chez Sorokin, anthropologie chez Kroeber, culturologie chez Leslie White et même simplement histoire chez Toynbee — le problème est désormais posé. Nous ne craindrons pas pour notre part, malgré la défaveur dont le terme est frappé, l'étiquette de philosophie de l'histoire. Toute réflexion sur une science n'est-elle pas philosophie ? Certes, le terme est ambigu. Il a d'abord désigné ces grandes tentatives d'interprétation du devenir humain, auxquelles restent surtout attachés les noms de Herder et de Hegel. Plus tard, à la suite de Dilthey, on n'a plus voulu considérer comme légitime que ce qu'on a appelé la philosophie critique de l'histoire, l'étude des problèmes préalables, des problèmes de logique que pose la science historique. Enfin, l'historien le moins disposé à remettre en question l'acquit des disciplines historiques admettra que la méthodologie de l'histoire représente une préoccupation philosophique légitime. Ces trois acceptions de la philosophie de l'histoire s'excluent-elles ? N'y aurait-il pas au contraire un lien organique entre ces trois séries de problèmes ? Car comment se hasarder à donner une interprétation globale de l'Histoire si l'on n'a pas d'abord posé la question de savoir si, ou dans quelle mesure, l'histoire est possible ? Et d'autre part tout historien n'applique-t-il pas, consciemment ou non, une méthode fondée sur une certaine conception globale de l'Histoire ? Dans cet ouvrage, qui était à l'origine une thèse de doctorat, nous avions cherché, dans une

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CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

première partie, à répondre à quelques-unes des interrogations essentielles de la philosophie critique de l'histoire. Dans la présente édition, nous avons écarté ces questions préliminaires, qui auraient été de nature à rebuter le lecteur non spécialiste. Elles feront l'objet d'une publication à part. Nous proposons ici une nouvelle définition de la civilisation considérée comme grande unité de l'Histoire, délimitée dans l'espace et le temps. Elle nous permettra peut-être d'identifier ces unités historiques avec plus de rigueur que cela n'a été fait jusqu'à présent. L'étude comparée des civilisations ainsi circonscrites fera apparaître certaines constantes, certaines lois. Nous essayerons d'en tirer quelques conclusions, aussi bien pour la méthode historique que pour l'intelligence du temps présent. * **

Le mot civilisation semble être né en France au milieu du xviii" siècle. Il apparaît pour la première fois en 1756 sous la plume du marquis de Mirabeau, père du fameux tribun, dans « L'Ami des Hommes ou Traité de la population » (1). Le mot circulait-il déjà dans les salons que fréquentaient les « physiocrates » et Mirabeau, ou celui-ci en est-il le véritable inventeur ? Le détail, après tout, importe peu. L'essentiel est que le mot connut bientôt une fortune extraordinaire en Angleterre et en Allemagne comme en France (2). C'était la preuve qu'il répondait à un besoin, que la notion était « dans l'air » et que pour la mieux cerner et la distinguer de notions ou expressions voisines telles que civilité, politesse, société policée, il convenait de créer un mot nouveau. On le tirait d'un verbe civiliser qui existait déjà depuis la fin du XVI* siècle, mais qui s'employait dans deux sens fort différents ; l'un était du jargon judiciaire (civiliser un procès, c'est-à-dire le passer du criminel au civil), l'autre signifiait déjà l'action de rendre civil, c'est-à-dire urbain, policé, des sauvages, des barbares ou des rustres. 0-e latin connaissait déjà l'antinomie civilis - silvaticus, mais depuis, le terme civil s'était chargé de quelques autres significations et il est possible que le néologisme civilisé ait gardé de sa parenté avec civil et cité des arrièreplans de signification l'opposant non seulement à sauvage et à barbare, mais aussi, plus ou moins confusément, à paysan, à militaire, et même à religieux.) (1) C'est ce qui a été établi par un groupe de chercheurs des Hautes Etudes de la Sorbonne, en 1959-1960, sous la direction du professeur Alphonse Dupront, groupe dont l'auteur faisait partie. Le fait était déjà connu ; voir notamment Norbert ELIAS, Ueber den Prozess der Zivilisation, Bale, 1939, vol. I, pp. 47-48, qui cite également (ibid., p. 306) J. MORAS, Ursprung und Entwicklung des Begriffs Zivilisation in Frankreich (1756-1830), Hamburger Studien zu Volkstum und Kultur der Romanen, 6, Hambourg 1930, p. 38. Toutefois quelque nouvelle découverte n'est jamais exclue. (2) Les Italiens ne l'adoptèrent pas sous cette forme, qui préférèrent garder, avec ce sens nouveau, l'ancien civiltà, pendant du français civilité.

INTRODUCTION

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Le substantif qu'on en tirait, civilisation, avait, comme beaucoup de termes français affectés de cette terminaison, à la fois un sens actif (l'action de civiliser) et un sens passif (l'état d'une société qui aurait dépassé le stade de l'état sauvage ou de la barbarie pour accéder à 1'« urbanité »). On devine immédiatement le point de vue égocentrique où se plaçait d'instinct la société occidentale du xvin" siècle, qui ne doutait pas un instant qu'elle n'eut atteint ce plus haut degré dans les « lumières » qui lui permit de juger de toutes les autres sociétés existantes, par rapport à sa relative perfection. Mais on aurait tort de croire que cet égocentrisme était particulier à la civilisation occidentale. C'est un trait commun à toutes les sociétés supérieures : les Chinois ont traité les Occidentaux avec le plus grand dédain jusqu'en plein xix° siècle, et le sentiment d'humiliation qu'ils ont ressenti par la suite devant la puissance occidentale n'a pas encore été « compensé » et explique bien des réactions présentes. Dans l'antiquité, Egyptiens, Orientaux et Grecs se sont considérés les uns les autres successivement ou simultanément comme des barbares. Mais il y a plus : comme le remarque justement Lévi-Strauss (3), c'est le propre de toute culture, aussi primitive et restreinte qu'elle soit, que de considérer comme « barbare » toute autre forme de vie sociale que celle qui s'est lentement cristallisée chez elle. Toutefois il nous semble qu'en Occident, en ce milieu du xvm e siècle, deux faits nouveaux donnaient à cet égocentrisme naturel une coloration particulière qui devait aboutir à une notion nouvelle et à un mot pour la désigner : d'abord, pour la première fois dans l'Histoire, un groupe de nations représentatif d'une certaine forme de société, d'une certaine culture, se trouvait en contact avec pratiquement toutes les autres sociétés humaines sur la surface du globe et s'apprêtait à les soumettre à son influence ou à sa domination. A cela s'ajoutait une conviction nouvelle — qu'il convient de rattacher probablement à l'essor soudain des sciences — celle du progrès continu de l'humanité. C'est à ce double phénomène : la croyance au progrès indéfini et l'amorce de l'hégémonie mondiale de l'Occident, qu'il faut sans doute attribuer le besoin de désigner d'un terme nouveau une action et un état correspondant à l'adoption du mode de vie occidental. Se civiliser, c'était adopter le mode de vie occidental — et la civilisation c'était l'état hautement policé qu'avait atteint l'Europe occidentale et plus précisément une certaine classe sociale au sein de cette Europe. (Il est piquant de constater qu'en même temps que cette croyance, qui est loin d'avoir disparu deux siècles plus tard, était né, dans le même milieu, comme un antidote, le mythe du « bon sauvage ».) Ainsi donc, le contexte dans lequel le mot était apparu impliquait que le sens moniste fut primordial : la civilisation était une, elle était en marche, et les quelques Etats les plus policés de l'Europe occidentale représentaient tout naturellement l'avant-garde de cette humanité en marche. L'idée que d'autres nations ou groupes de nations avaient pu en d'autres temps ou sous d'autres latitudes vivre sous d'autres systèmes (3) «Race et Histoire», 2 e éd., Paris, 1961.

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CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

de lois humaines et divines, posséder une autre vision du monde et créer des formes d'art profondément différentes, et que ces ensembles méritaient également le nom de civilisation, ne serait venu que plus tard vers la fin du siècle (avec Volney, avec Humboldt) et surtout au début du siècle suivant. Or il est tout à fait remarquable de constater que l'inventeur présumé du mot l'avait déjà employé dans un sens pluraliste ! Dans une lettre à M. de Butré il écrivait en effet, en 1779, cette phrase étonnante... « la Galilée, l'Egypte, la Grèce, Carthage, l'Afrique, l'Asie, l'Espagne, peut-être bientôt l'Europe entière vous montrent que jamais les sociétés ne savent renaître et faire refleurir des territoires une fois effruités par des civilisations éphémères et par leurs suites, vérité terrible et physique... » (4). C'est déjà Spengler avant la lettre. Toutefois, il faut reconnaître que l'emploi du mot en ce sens demeure longtemps exceptionnel et que ce n'est qu'aujourd'hui que, dans l'usage courant, le sens pluraliste (ou relatif) a fini peut-être par l'emporter sur le sens moniste (ou absolu). La popularité des œuvres de Toynbee y serait-elle pour quelque chose ? La remise en question, actuellement, de toutes les valeurs de notre civilisation suffit sans doute à expliquer cette évolution. L'on a cherché peu à peu à délimiter ces unités sociales dans l'espace et dans le temps — sans d'ailleurs y parvenir, puisque, à côté de ceux qui souhaiteraient réserver le terme pour les plus grands ensembles décelables dans le courant de l'histoire, nombreux sont les auteurs contemporains qui continuent à employer le mot pour désigner n'importe quelle société humaine, si réduite et « primitive » soit-elle, pourvu qu'elle présente une incontestable homogénéité et qu'elle se distingue suffisamment de tout autre groupe humain. On parlera en ce sens de civilisation des Pueblos ou de civilisation des Indiens Jívaros, tout comme on aurait parlé de la civilisation hellénique ou de la civilisation chinoise. Qui ne voit — tout jugement de valeur mis à part — que le même vocable couvre dans les deux cas des réalités différentes ? Et pourtant là aussi cette ambiguïté du terme, à l'intérieur même de son sens pluraliste, semble avoir traversé les siècles sans que l'une des acceptions s'imposât définitivement au détriment de l'autre. Le premier sens, la civilisation entendue comme l'histoire d'une culture supérieure, appelons-le pour la commodité sens historique, nous paraît antérieur, puisque le marquis de Mirabeau lui-même, nous l'avons vu, avait pris le mot en ce sens. Mais au début du siècle suivant, Guillaume de Humboldt employait déjà civilisation dans son sens ethnologique, pour désigner cet ensemble de traits caractéristiques que présente une collectivité humaine différenciée : langue, institutions, coutumes, techniques, arts, croyances, modes de pensée, qui, solidaires les uns des autres, constituent une unité sui generis. La définition qu'il en donne dans l'Introduction à son essai sur la langue Kawi de Java est déjà très proche de celle des ethnologues (4) Lettre de Mirabeau à M. de Butré, du 8 avril 1779, parue dans Cari Friedrichs von Baden brieflicher Verkehr mit Mirabeau und Du Pont, Heidelberg, 1892, 1 " vol., p. 108.

INTRODUCTION

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contemporains (5). Or entre ce que nous avons appelé le sens historique du terme et son sens ethnologique, il n'y a pas seulement une différence de dimension, d'un côté les plus grandes unités de l'Histoire, de l'autre toute culture qui puisse être isolée, même au niveau d'un îlot ou d'un village ; mais encore on se place à un point de vue différent : dans le dernier cas l'ethnologue n'envisage pas l'observation diachronique de la collectivité ; ou bien il se contente seulement accessoirement de chercher dans le passé l'explication de telle ou telle coutume, de telle ou telle institution, en un mot l'explication de tout trait culturel ; mais cette évolution n'est pas au centre de son intérêt qui demeure l'étude du mécanisme de cette société dans une coupe synchronique. Au contraire, pour le philosophe de l'Histoire, l'intérêt porte d'abord et surtout sur l'évolution de l'ensemble culturel dans le temps. Or, dès le début, il semble qu'on ait observé que seuls les plus grands ensembles de l'Histoire présentaient des similitudes dans leurs processus d'évolution. Il est évident que l'énumération de Mirabeau présuppose, de façon plus ou moins claire, cette vision, comme aussi les œuvres de ses quasi-contemporains Montesquieu et Gibbon. Et puisque nous avons parlé de Guillaume de Humboldt qui est probablement le premier à avoir donné à civilisation son sens ethnologique, remarquons en passant qu'il semble être également l'initiateur de la nuance de sens, qui allait s'accentuer de plus en plus chez les auteurs allemands, entre culture et civilisation. Le mot culture n'était pas de formation récente. La métaphore « culture de l'esprit » (cultura mentis) avait déjà été employée par les auteurs latins. Elle avait été reprise par les hommes de la Renaissance dans ce même sens d'enrichissement de l'esprit, et c'est dans les cercles des « philosophes » français du XVIII siècle que le mot allait être usité pour la première fois dans un sens passif, en fait comme un synonyme du néologisme civilisation. De là, il allait passer en Allemagne où il allait tendre de plus en plus à se différencier de civilisation. Ce dernier terme désignera davantage l'acquis matériel d'une société, le progrès de ses techniques et de ses institutions, tandis que la culture de cette société sera l'ensemble de ses créations spirituelles, de ses traits moraux les plus originaux. D'où la gradation que Humboldt fera entre civilisation, dont nous avons vu plus haut la définition, Kultur, qui représenterait un degré supérieur de raffinement, qui se manifesterait dans l'art et la science, enfin la notion de Bildung, qui ne s'appliquerait qu'à une petite élite d'individus supérieurs, issus du sein de la culture et par l'œuvre desquels naîtraient les plus hautes créations de cette culture. E

(5) « Die Civilisation ist die Vermenschlichung der Voelker in ihren äusseren Einrichtungen und Gebräuchen und der darauf Bezug habenden inneren Gesinnung », dans Ueber die Kawi-Sprache auf der Insel Java, Einleitung p. XXXVII, Berlin, 1820 (publié seulement en 1836), cité par GOBINEAU dans son Essai sur l'inégalité des races humaines, chap. IX, qui traduit ce passage ainsi : La civilisation est l'humanisation des peuples dans leurs institutions extérieures, dans leurs mœurs et dans le sentiment intérieur qui s'y rapporte. (Notons en passant que Humboldt avait encore gardé l'orthographe française du mot.)

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CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

Cette distinction entre culture et civilisation deviendra classique en Allemagne et trouvera son expression extrême chez Spengler où le terme de Kultur désigne l'ensemble d'une civilisation considérée dans son déroulement historique, tandis que la Zivilisation, dans une acception nettement péjorative, sera la forme sclérosée que cette même culture revêtira dans sa phase finale, la phase de l'unité et de l'uniformité. La distinction ne s'est imposée ni en France ni dans les pays anglosaxons, où culture et civilisation ont été très largement employés l'un pour l'autre (6). Aujourd'hui, sous l'influence de Toynbee d'une part et de l'école anthropologique américaine d'autre part, un autre distinguo tend à s'imposer : civilisation désignerait de préférence les plus grands ensembles de culture supérieure ; on garderait le terme culture pour désigner toute société organisée ayant conscience de se différencier des autres, quelles que soient ses dimensions et sa durée dans le temps. Ainsi le terme culture pourrait désigner l'ensemble des techniques, des mœurs, des institutions, des croyances, des arts et autres créations spirituelles d'un certain groupe ethnique : il s'appliquerait aussi bien à une culture majeure (Hochkultur) comme par exemple la culture française, la culture allemande, la culture anglaise, qu'à la culture des Eskimos, des Pueblos ou des aborigènes d'Australie. Civilisation désignerait de plus grands ensembles présentant des traits communs, et caractérisés par une certaine dynamique et par le parcours d'une certaine courbe dans le temps. On parlera en ce sens de la civilisation égyptienne, de la civilisation chinoise, de la civilisation hellénique ou gréco-romaine. Enfin, le déroulement, dans le temps, de la civilisation nous suggère une autre nuance à apporter : si le terme civilisation tend de plus en plus à désigner un grand ensemble historique dans son évolution, la culture pourrait être une coupe locale « verticale » pratiquée à un moment donné dans cette civilisation. On pourrait ainsi parler de la culture chinoise au temps de T'ai-tsong, à l'intérieur de la civilisation chinoise ; ou de la culture française au temps de Louis X I V , à l'intérieur de la civilisation occidentale. * **

Parmi les auteurs qui ont eu une vision cyclique de l'Histoire et qui depuis un peu plus d'un siècle ont cherché à nous présenter un découpage de l'Histoire en civilisations majeures, nous aurions voulu (6) Elle a eu par contre une certaine influence sur les philosophes et les penseurs politiques russes, depuis Alexandre Herzen et jusqu'à Berdiaev en passant par Dostoievsky, Danilevsky, Pobedonostsev, qui entendaient — aussi bien les libéraux que les conservateurs — que la « civilisation » c'était l'Occident € pourri », tandis que la « culture », qui allait sauver l'Europe, était en germe en Russie. Cette croyance quasi messianique a été affirmée tant de fois, avec tant de conviction, de passion, dans des œuvres et sous des formes si diverses, qu'elle a fini, curieusement, par influencer en retour certains penseurs allemands. L a chose est évidente chez Spengler.

INTRODUCTION

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retenir cinq noms : Gobineau qui dans son Essai sur l'inégalité des races humaines (7) nous propose une énumération des civilisations plus rationnelle que l'énumération « littéraire » du marquis de Mirabeau, et en tout cas très remarquable vu l'état des connaissances historiques en son temps ; Danilevsky qui dans La Russie et l'Europe (8) présente pour la première fois un système cohérent de philosophie des civilisations, malheureusement entaché d'intentions panslavistes trop évidentes ; Spengler (9) qui malgré ses affirmations dogmatiques, ses erreurs et ses outrances, domine encore de très haut toute la philosophie contemporaine de l'histoire ; Toynbee (10) dont le talent et l'originalité justifient sans doute le prodigieux succès, mais qui nous propose un découpage si déroutant qu'il ne peut être retenu dans une recherche historique systématique ; l'Américain Philip Bagby enfin, mort prématurément, qui dans un petit ouvrage (11), qui est un modèle de méthode et de clarté, retient un découpage assez proche de celui de Spengler. Malheureusement une présentation critique de ces systèmes dépasserait le cadre du présent ouvrage. Nous pensons que la large diffusion qu'ont connue au moins les œuvres de Spengler et de Toynbee peut nous dispenser de ce regard rétrospectif. Précisons pour finir que si nous avons choisi, à notre tour, de donner au mot civilisation son sens pluraliste et, plus encore, de réserver de préférence le terme pour les plus grandes unités de l'Histoire, c'est affaire de pure convention et nous n'avons nullement la prétention de monopoliser le mot pour un de ses sens, en lui ôtant son sens primitif, unitaire ou « moniste ». Les mots ont leur vie propre, et les mots les plus vivants sont, nécessairement, riches de plusieurs sens. Tout en évitant le plus possible les occasions de confusion, il nous arrivera d'employer le mot dans son sens moniste ou de l'appliquer à une société isolée ou mineure. Le contexte suffira à éclairer le lecteur.

(7) Paris, 1853-1855, 4 vol. (8) DANILEVSKY (Nikolai Yacovlevitch), Rossia i Evropa, St-Petersbourg, 1871 ; trad, allemande (partielle) Russland und Europa, Stuttgart-Berlin, 1920. (9) Der Untergang des Abendlandes, Munich, 1918-1922 ; trad, française Le déclin de l'Occident, Paris, 1948. (10) A Study of History, 10 vol., Oxford University Press, 1934-1954 ; trad, française résumée des 6 premiers volumes : L'Histoire, un essai d'interprétation, Paris, 1951. (11) Culture and History. Prolegomena to the comparative Study of Civili' zation, Londres, 1958.

PREMIÈRE

PARTIE

LES CIVILISATIONS

DEFINITION ET ENUMERATION Essai de « périodisation »

Définition. Quand apparaissent les civilisations ? Caractéristiques. Les différentes phases. Essai d'énumération. Comparaison sommaire ; cas-type et variantes (p. 17). Essai de périodisation de chacune des civilisations que nous avons isolées : la civilisation égyptienne (p. 39) ; la civilisation du Moyen-Orient ou civilisation babylonienne (p. 44) ; la civilisation crétoise (p. 60) ; la civilisation hellénique ou gréco-romaine (p. 64) ; la civilisation byzantine (p. 73) ; la civilisation occidentale (p. 100) ; la civilisation arabe ou islamique (p. 151) ; la civilisation indienne (p. 174) ; la civilisation chinoise ou extrême-orientale (p. 192) ; les civilisations précolombiennes (p. 209).

Bien qu'aucun des auteurs que nous avons cités plus haut n'ait donné de la civilisation une définition entièrement satisfaisante et que l'on puisse relever bien des obscurités et des contradictions dans leurs systèmes, ceux-ci expriment néanmoins une évidence qui s'impose de plus en plus aux historiens : dans l'immensité touffue, multiforme et mouvante du passé, on distingue çà et là depuis l'aube de l'Histoire de grands ensembles de sociétés dont la vision du monde, les techniques, les arts, les institutions, confèrent aux peuples qui les partagent une coloration, un style à part, et dont le développement dans le temps suit une courbe qui d'un cas à l'autre présente d'étonnantes similitudes. Ces ensembles, qu'il est convenu d'appeler civilisations, ne couvrent pas, il s'en faut de beaucoup, tout le champ de l'Histoire ; mais tout se passe comme si les civilisations tantôt parallèles, tantôt successives, 2

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CIVILISATIONS

ET

LOIS

HISTORIQUES

formaient les grands embranchements qu'emprunte la vie dans sa poussée vers l'humanité supérieure. D'innombrables formes de culture, en ellesmêmes pleines d'intérêt, ont surgi jusqu'à ce jour partout où des sociétés humaines se sont constituées, mais ce sont les grandes unités que nous nommons civilisations et dont le nombre depuis l'aube de l'Histoire ne semble pas excéder une douzaine, qui apparaissent comme les lieux privilégiés où, depuis quelques millénaires, se manifeste le plus dynamiquement l'évolution de l'espèce humaine. Nous conviendrons donc de garder le terme « civilisation » pour désigner les cultures qui : Io auront couvert une aire géographique relativement étendue pour l'époque où elles auront surgi, embrassant plusieurs ethnies ou plusieurs Etats organisés ; 2° auront réalisé une certaine unité dans les mœurs, les techniques, les arts, les croyances et qui, 3° se développant pendant une durée généralement supérieure à deux millénaires, auront passé par les principales phases d'un même schéma d'évolution politique. Ces trois constatations appartiennent respectivement à la science historique, à l'ethnographie et à la morphologie des cultures. Ainsi, à une plus grande échelle, on peut dire des civilisations ce que Teilhard de Chardin dit des lignées, ou « phyla », de l'évolution des espèces : « ce qui (...) classe (le phylum) sans ambiguïté dans la catégorie des unités naturelles du monde c'est « son pouvoir et sa loi particulière de développement naturel ». Sans métaphore, bien qu'à sa manière, il se comporte comme une chose vivante : il grandit et s'épanouit » (1). Vues dans cette perspective, les civilisations sont un épisode de la recherche par la vie de nouvelles formes. On ne doit pas chercher plus de « réalité » dans ces ensembles humains, civilisations, cultures, nations, ethnies, que dans les classes, les familles, les genres, les espèces que distingue la systématique dans les sciences naturelles — mais pas moins non plus. Ces ensembles, ces unités existent. Si les auteurs ne s'accordent pas encore sur leur nombre, leurs contours, leurs caractéristiques, c'est que notre science en est encore aux tâtonnements comme les sciences naturelles avant les classifications de Linné. Malgré les immenses progrès qu'a fait la méthode historique depuis deux siècles, l'histoire en est restée aux procédés descriptifs. Tout le problème consiste à découvrir, à distinguer, à isoler les caractères essentiels, en laissant de côté les caractères secondaires. Les adversaires de la théorie des civilisations s'attachent à relever tout ce qui distingue celles-ci les unes des autres (1) P. TEILHARD DE CHARDIN, Le Phénomène

p. 123.

Humain,

Ed. du Seuil, 1955,

ESSAI DE « PÉRIODISATION »

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et constatent qu'on discerne entre elles pour le moins autant de différences que d'analogies. En comparant entre eux, par exemple, les Etats qui dans diverses civilisations ont réalisé l'unité de leur monde, ainsi la Haute Egypte, avec la Perse des Achéménides, le Royaume de T'sin, la République romaine ou, pour l'époque contemporaine, avec celle des puissances qui paraît la mieux placée pour imposer l'unité du monde occidental, à savoir les Etats-Unis, on a beau jeu de souligner tout ce qui les sépare et de minimiser ce qui les rapproche. Or le propre d'une science est d'isoler dans sa matière les caractères qu'elle estime fondamentaux de ceux qu'elle estime superficiels. Le commun verra plus de ressemblance entre la baleine et le requin, qu'entre la baleine et la souris. Mais le naturaliste, lui, écartant l'apparence pour ne retenir que l'essentiel, classera la baleine avec la souris, dans la catégorie des mammifères, et le requin dans celle des poissons — car la division entre ovipares et vivipares est plus utile à son propos que les dimensions ou les formes extérieures de l'animal ou le milieu physique dans lequel il se meut. De même dans le courant continu de l'histoire, la science, pour en faciliter l'intelligence, doit pouvoir isoler les éléments, les formes, les rythmes qui, d'une époque à l'autre, d'un groupement humain à l'autre, présentent des ressemblances fondamentales. Quand apparaissent-elles dans l'évolution humaine ces grandes unités que nous nommons civilisations ? Impossible de fixer avec précision le moment de leur apparition : comme toutes les mutations, le passage des clans aux empires s'est fait insensiblement. Au tournant du IVe au m* millénaire av. J.-Ch., l'histoire et l'archéologie nous révèlent dans la vallée du Nil et en basse Mésopotamie des unités politico-économiques déjà solidement charpentées. Nous verrons plus loin que ce stade d'évolution, particulièrement en ce qui concerne l'Egypte déjà unifiée sous un seul sceptre, présuppose ime évolution antérieure d'une durée d'un millénaire environ, ce qui reporterait à la fin du v* millénaire ou au début du iv" la formation, dans l'aire considérée, des premières unités « civilisées ». Plus tard, deux autres centres de civilisation apparaissent dans la vallée du Fleuve Jaune et dans la vallée de l'Indus. Après des siècles d'évolution, le centre se déplace, l'aire s'agrandit. Tout de suite plusieurs constatations s'imposent : — les premières civilisations sont nées dans des vallées fluviales, premières zones d'économie agricole sédentaire (nous verrons plus loin que les civilisations pré-colombiennes semblent faire exception) ; — toutes supposent l'existence d'une vie urbaine ; — elles progressent selon un processus d'organisation étatique similaire ; — le groupe unificateur est constitué par une minorité, originaire le plus souvent des confins de l'aire « civilisée > ;

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CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

— enfin, à chaque génération de civilisations, ces aires s'étendent davantage, au point de couvrir aujourd'hui la quasi totalité des terres habitées. La sédentarisation de certains groupes ethniques dans des régions qui se prêtent à la culture saisonnière des céréales permettant d'assurer avec un minimum d'aléas la subsistance permanente de la collectivité, apparaît comme la condition première de la civilisation. Elle entraîne peu à peu une certaine division du travail, la libération d'une partie de la population pour des tâches autres que la production alimentaire : l'administration et la défense du groupe, la production des outils et des armes, l'organisation des échanges commerciaux. C'est dans les principaux centres de ces échanges que, pour abriter les non-producteurs (2), naissent les premières agglomérations urbaines : marchés à céréales et à bestiaux, carrefours de routes caravanières, points de confluence de rivières, hâvres maritimes, entrepôts de sel ou de métaux. Ces agglomérations peu à peu se différencient des agglomérations de la campagne environnante. L'habitat s'améliore, l'architecture cesse d'être exclusivement utilitaire, un certain urbanisme apparaît çà et là. Bientôt, pour mieux défendre contre les razzias des nomades ces centres plus peuplés et plus riches, des murs d'enceinte s'élèvent. En même temps, au paysan-guerrier succède le soldat de métier. Le guerrier n'est pas le seul à se spécialiser. Les potiers, les forgerons, les charpentiers, les maçons, les scribes, les prêtres eux-mêmes cessent d'être des isolés dans leur village, obligés le plus souvent de participer aux activités agricoles de la communauté. Ils s'unissent pour défendre leurs corporations. Des groupes d'intérêts se forment, un clivage s'opère donnant naissance à des classes, y compris une classe privilégiée d'oisifs ou de demi-oisifs qui considère que le pouvoir lui appartient de droit. Du choc de ces intérêts naissent des tensions riches de virtualités spirituelles. Les conditions sont réunies pour l'éclosion d'une civilisation. Le mot culture rappelle le travail de la terre. Dans civilisation, il y a cité. Pourtant, et nous retrouverons cette remarque plus loin, ces communautés, qui donneront naissance aux premières civilisations connues, ne sont pas nécessairement plus avancées que les communautés avoisinantes. Les peuples qui créent la première agriculture sédentaire au « Pays de la Mer » semblent techniquement en retard (habitat, artisanat, arts) sur les populations de l'Elam ou de l'Assyrie. Et on verra se répéter ce phénomène au début de chaque nouvelle « vague » de civilisation. Dans le même ordre d'idées, il apparaît que les premiers unificateurs de ces régions privilégiées n'appartiennent généralement pas aux (2) Cette expression peut paraître impropre à une époque où dans certains pays industrialisés moins de 10 % de la population s'adonne à l'agriculture. Qu'on n'oublie pas qu'il n'y a pas si longtemps jusqu'en plein xvm" siècle que les esprits les plus distingués continuaient à n'estimer véritablement productifs que le « labourage et le pâturage », l'artisanat, le commerce, la banque, l'administration étant considérés comme des activités en quelque sorte parasitaires.

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premiers groupes sédentarisés sur les lieux. Si l'on ignore à peu près tout de l'origine des Egyptiens, en dehors des données linguistiques, il semble par contre établi que les Sumériens ne sont pas les premiers occupants sédentaires de la basse Mésopotamie. L'arrivée des Aryens en Inde est, elle, datable historiquement. La civilisation chinoise proprement historique, après l'ère des « Royaumes Combattants », est unifiée par le plus excentrique de ces Royaumes, celui de Ts'in. Les Achéménides qui unissent sous un seul sceptre tout le Proche-Orient appartiennent à une ethnie tard venue dans le circuit du monde proche-oriental. De même les Romains au sein du monde hellénique. Si donc l'élément urbain est indispensable à l'éclosion d'une civilisation, la minorité qui impose l'unité semble provenir de la périphérie de cette civilisation (Spengler remarquait déjà que les classes dominantes, noblesse et clergé, sont généralement issues de la terre). Cependant c'est dans les villes que se cristallise le style d'une civilisation. A la limite, c'est d'une seule grande cité que celle-ci rayonne. Ainsi de Byzance. Si l'art byzantin éclot à peu près simultanément à Alexandrie, à Antioche et à Byzance, et pousse ultérieurement des pointes en Italie, en Sicile, en Afrique du Nord, dans les Balkans et jusqu'en Russie, c'est à Constantinople que ce concentrera — et de plus en plus — l'essentiel de la civilisation byzantine. « Byzance après Byzance » (3) s'acheminera lentement vers la sclérose. Mais ce n'est pas de Constantinople que sont issues les dynasties fortes. Toutes ces sociétés se développent selon un même processus d'organisation étatique. On n'a pas suffisamment souligné, nous semble-t-il, ce qu'il y a de remarquable dans le fait que partout l'organisation des groupes humains supérieurs a revêtu des formes politiques en nombre limité. Organisation des cités, des royaumes ou des empires, système municipal, système féodal, système monarchique, dans toutes les sociétés en voie de civilisation nous retrouvons des formes analogues, sans qu'il soit possible, dans la plupart des cas, de déceler des influences ou des filiations. S'agit-il d'un phénomène de structure ? Il n'y a guère plus de chances de résoudre ce problème que de répondre à la question de savoir s'il y a ou non une souche unique de l'espèce humaine. Serionsnous, là aussi, en présence d'un surgissement, d'une « mutation » simultanée en plusieurs points du globe ? Il y a là tout un domaine de recherches anthropologiques qui déborde le cadre de ce travail. Si en Egypte, au Moyen-Orient, en Chine, au Japon, en Inde, en Grèce, en Europe occidentale, le régime féodal ou le régime monarchique naissent spontanément et se développent indépendamment selon les mêmes modèles, les mêmes « patterns », cela plaide en faveur de l'existence d'un mécanisme-type du développement des sociétés. Du vin" au XIII* siècle, le Japon, en un étonnant parallélisme avec l'Europe occidentale, évolue vers le régime féodal, alors que le seul modèle qu'il a sous les yeux et qu'il cherche à copier fidèlement est la monarchie centralisée (3) Titre d'un livre de N. Iorga.

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ET

LOIS

HISTORIQUES

des T'ang et des Song. (Quelle extraordinaire similarité entre l'histoire des frères ennemis Yoritomo et Yoshitsune et celle de leurs contemporains occidentaux Jean Sans Terre et Richard Cœur de Lion — le génie en plus chez les frères Minamoto !) On comprend déjà plus difficilement que des rites aussi spéciaux que celui du sacrifice ou de la flagellation symbolique du Roi ou du représentant d'un dieu, aient pu naître simultanément ou séparément dans des sociétés aussi éloignées les unes des autres que celles du Mexique, de l'ancienne Babylonie et de l'Afrique sud-érythréenne (4). De même pour les personnifications mythiques des puissances de la fertilité à propos desquellees on ne retrouve pas seulement des rites singulièrement ressemblants chez des peuples fort éloignés, mais jusqu'à une identité de terminologie : la « Mère du blé » ou « Mère de l'épi » chez les peuples germaniques, la « Mère de la récolte » chez les Arabes, la « Mère du maïs » chez les Péruviens, la « Mère du riz » chez les Minangkabauers de Sumatra, etc. (5). Le symbolisme agraire de ces rites et les mythes auxquels ils se rattachent (tel le mythe de la déesse Ishtar et du dieu Tammuz) semble limiter, dans le temps et l'espace, la naissance de semblables légendes, puisqu'il paraît aujourd'hui établi que les produits fondamentaux de l'agriculture se trouvaient à l'état sauvage dans une aire bien délimitée du Moyen-Orient. Il serait donc légitime d'en inférer que les mythes que l'économie agricole a suscités n'ont pu apparaître que dans ce milieu. Parallèlement, l'existence de motifs décoratifs identiques, par exemple en Chine et en Amérique pré-colombienne, ou de styles comparables dans les dessins rupestres d'Afrique et du sud-ouest européen, semble difficilement explicable si l'on écarte l'hypothèse de la transmission. Et pourtant les civilisations américaines pré-colombiennes ont évolué très probablement en dehors de toute influence de l'ancien monde, attendu que tout semble prouver une migration datant de l'époque paléolithique, bien avant l'éclosion des premières civilisations agricoles d'Asie. Or, nous retrouvons non seulement des méthodes agricoles très semblables, mais également des mythes et des pratiques religieuses dont l'analogie avec ceux de l'Asie est saisissante. Faut-il en déduire que certains rites liés à la fécondation de la terre sont antérieurs à l'agriculture proprement dite et qu'ils datent de l'âge où les hommes pratiquaient encore la cueillette ? Ou bien faut-il plutôt voir dans cette ubiquité un phénomène de structure ? Quoi qu'il en soit, les deux hypothèses (phénomène de structure, phénomène de transmission) ne s'excluent pas nécessairement. On peut (4) Voir à ce propos, pour l'Afrique, Léo FROBENIUS, Schicksalskunde im Sinne des Kulturwerdens, trad, française : Le destin des civilisations, Paris, Gallimard, 2* édit., 1940, p. 154 sqq. ; pour l'Amérique, Paul RADIN, Histoire de la civilisation indienne, trad, française, Paris, Payot, 1953 (notamment les cérémonies en l'honneur du dieu Tezcatlipoca, p. 64 sqq.). (5) Cf. Mircea ELIADE, Traité d'Histoire des Religions, Paris, Payot, 1959, chap. IX : l'Agriculture et les cultes de la fertilité.

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fort bien admettre que tel mythe, tel rite ou tel motif artistique seraient issus d'une source unique et seraient transmis par filiation ou par contact (Lévi-Strauss a remarqué que le mythe est la manifestation culturelle la plus transmissible), tandis que les formes socio-politiques et les cycles culturels des communautés organisées seraient des phénomènes structuraux. On pourrait appliquer ici la distinction qu'ont faite les sociologues allemands (avec Max Scheler) entre les facteurs réels et les facteurs idéaux d'une civilisation. Les premiers — domaine du politique, du social, de l'économique — seraient structuraux, récurrents, en nombre limité ; les seconds — domaine du culturel proprement dit, croyances, rites, arts — seraient innombrables, originaux et indéfiniment évolutifs. (Encore faudrait-il faire de sérieuses réserves à cette distinction car, dans le domaine du sacré, comme dans le domaine de la linguistique générale, certaines fonctions et certains concepts que l'on retrouve un peu partout pourraient bien être structuraux, typologiques.) Récurrents, avons-nous dit des facteurs réels : car les formes que peut revêtir l'organisation politique, économique et sociale des civilisations sont non seulement peu variables malgré les immenses transformations subies par les sociétés humaines depuis quelques millénaires, mais elles ont encore tendance à se succéder dans un ordre et selon un rythme à peu près constants. Aristote l'avait déjà observé dans le cadre de la cité antique. Aristocratie, Démocratie, Tyrannie s'engendrent et se succèdent (6). Nous croyons pouvoir distinguer les phases suivantes : — première phase ou phase larvaire : une énergie latente pousse des tribus, des peuplades, à s'unir, à se mouvoir. Elles entrent en contact, le plus souvent violent, avec d'autres groupes, d'autres cultures qu'elles submergent (presque toujours, la convoitise les attirant vers des cultures supérieures). La nouvelle civilisation est encore informe. A vrai dire elle η 'est pas encore. On ne sait pas si elle sera jamais. Il y a seulement un élan et ime solidarité ; — deuxième phase ou phase de formation : dans un certain espace, un style commun se dégage et malgré les luttes intestines, l'ensemble est animé d'une grande force d'expansion ; (ces deux premières phases représentant l'âge héroïque de la civilisation naissante) ;

(6) Plus exactement, Aristote classe les formes de gouvernement d'après deux critères, selon le nombre de ceux qui détiennent le pouvoir (le gouvernement d'un seul, le gouvernement de plusieurs, le gouvernement de tous) et selon un principe moral (les gouvernants exercent le pouvoir dans l'intérêt général ou dans leur propre intérêt). La combinaison de ces deux critères donnerait soit la séquence Monarchie - Aristocratie - Politeia, soit la séquence Tyrannie - Oligarchie - Démocratie.

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CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

— troisième phase ou phase d'éclosion : le style se précise dans les centres urbains et une organisation politique plus ou moins uniforme se dessine ; l'ensemble est encore politiquement divisé, mais l'expansionnisme est extrême ; — quatrième phase ou phase de la lutte pour l'hégémonie : c'est — pour reprendre une expression consacrée de l'histoire de Chine — l'ère des Royaumes Combattants (The Contending States) ; les principales unités culturelles, les principaux Etats, se disputent l'empire, la suprématie sur leur monde ; — cinquième phase ou phase impériale : l'un des combattants sort vainqueur de la compétition ; la paix est assurée pour un temps, c'est une ère de stabilité, de prospérité, d'uniformisation de l'art et de la pensée, puis vient la sclérose (7). Ajoutons qu'à chaque phase du cycle politique correspondent des formes particulières de la création artistique et intellectuelle, qui atteint son maximum à la fin de la phase d'éclosion et au début de la lutte pour l'hégémonie. Nous verrons ultérieurement plus en détail les correctifs qu'il convient d'apporter dans chaque cas à ce schéma général et la durée moyenne qu'on peut assigner à chacun de ces âges. Disons simplement ici, à titre indicatif, que le schéma appliqué à la civilisation occidentale donnerait la division suivante : — De l'invasion des Barbares (ou migration des peuples, Völkerwanderung) à l'époque carolingienne, approximativement du iv* au ix" siècle, la phase larvaire. Son début chevauche la dernière phase de la civilisation gréco-romaine à laquelle elle succédera. La civilisation n'a pas encore trouvé son style. Les nouveaux maîtres s'installent dans les institutions de l'ancien empire, déformées jusqu'à devenir méconnaissables. — Du ix* au XIII* siècle, phase de formation. Les structures politiques héritées de la Rome impériale ont été peu à peu vidées de tout contenu. L'ensemble géographique s'est morcelé selon les anciennes divisions « nationales » auxquelles s'ajoutent celles des barbares nouveaux venus. Pourtant le nouveau contour (7) On ne peut prétendre dater avec précision les tournants, les modifications qui justifient cette division. Les périodes se chevauchent ; comme dans toutes les manifestations de la vie, les transformations s'étalent sur des générations. Les transitions sont à peine sensibles à l'observateur. Ainsi dans les couleurs de l'arc-en-ciel l'œil parcourt-il toute la gamme des couleurs, du rouge au violet, sans pouvoir déterminer à quel endroit précis le rouge est devenu orange, l'orange jaune, le jaune vert, et ainsi de suite. La phase d'éclosion, par exemple, débordera sur l'ère des Royaumes Combattants qui ne se dessinera nettement qu'au bout d'un siècle ou davantage. Ainsi notamment, peut-on la dater dans le cas de la civilisation hellénique, soit de la formation de la Ligue attico-délienne (à partir de — 478), soit de la tentative macédonienne d'unification (à partir de — 350) ; dans le cas de la civilisation occidentale, soit du duel Charles-Quint - François I " (à partir de 1519), soit de la tentative française d'hégémonie (à partir de 1667).

ESSAI DE « PÉRIODISATION »

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géographique se dessine déjà (il coincide pratiquement avec les frontières du catholicisme romain) (8) ; un style uniforme voit le jour dans la pensée, les arts, les mœurs, l'habillement. Après l'assimilation de la dernière vague barbare (« Normands » à l'Ouest, Etats scandinaves au Nord, Hongrois et Slaves occidentaux à l'Est), c'est l'expansion conquérante des « Francs » : la conquête de l'Angleterre et de la Sicile par les Normands, la Reconquista Espagnole, les Croisades, la poussée teutonique vers l'Est. — Aux âges héroïques succède la phase d'éclosion qui s'étendrait du xiii e au début du xvii" siècle ; des seigneuries indépendantes apparaissent en Italie, des monarchies centralisées en Angleterre, en France, en Espagne. La pensée et les arts commencent à fleurir ; la philosophie devient systématique (Albert Le Grand, Saint Thomas d'Aquin) ; des chefs-d'œuvre poétiques traduisent la « Weltanschauung » de l'époque (Dante). Mais avec les débuts de la Renaissance — dans l'ancienne Lotharingie d'abord (des Pays-Bas à l'Italie, pays de rencontre entre ce monde « roman > et le monde germanique) — de nouvelles formes se cristallisent. Une extraordinaire effervescence anime de proche en proche l'ensemble du monde occidental : c'est la Renaissance dans les arts, c'est l'invention de l'imprimerie, ce sont les grandes découvertes des navigateurs, la Réforme, la « révolution copernicienne ». — Avec le duel Charles-Quint - François I " se dessine déjà l'ère des Royaumes Combattants, la lutte pour l'hégémonie qui prend son contour précis avec la tentative d'hégémonie française. Cette ère n'est pas encore achevée ; tout semble indiquer qu'elle touche à sa fin. * •**

Pour établir dans quelle mesure ce schéma général se répète d'une civilisation à l'autre, il nous faut à présent chercher à isoler les unités comparables, nos civilisations, au moyen des critères que nous avons distingués dans notre définition. Nous avons dit, rappelons-le, que pour isoler une civilisation dans le continuum historique, il faut que l'unité ainsi découpée présente les caractéristiques suivantes : — qu'elle soit plurinationale et couvre une aire géographique (8) N o u s ne chercherons pas ici — du moins pas encore — à savoir si c'est notre civilisation qui a couvert l'aire géographique de l'Eglise catholique ou si c'est l'Eglise catholique qui a épousé la forme du monde occidental ; autrement dit, si celui-ci est un produit de l'Eglise catholique ou si c'est le catholicisme qui est un produit de l'Occident. Bornons-nous, pour le moment, à constater qu'à la phase de formation de la civilisation occidentale les deux aires géographiques coïncident exactement. ,a ,-.¡8®

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CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

relativement importante pour l'âge historique où elle apparaît (pour sa « génération ») ; — qu'on y distingue une certaine continuité de style ; — qu'elle s'étale sur une longue durée, et qu'elle complète un certain cycle d'évolution politique. Deux de ces critères nous paraissent essentiels, déterminants : le passage par toutes — ou presque toutes — les phases du cycle politique, et l'existence d'une vision particulière du monde, d'une Weltanschauung génératrice d'un style. Et c'est la raison pour laquelle l'observation des réalisations artistiques d'une civilisation nous offre le critère le plus sûr pour l'identification de cette société. Une certaine conception de l'espace et des formes s'impose à une collectivité et se transmet, devient style. Le style, dans les civilisations les plus riches de potentialités (en général celles où l'on rencontre la plus grande variété ethnique, comme jadis au Moyen-Orient et aujourd'hui en Occident) peut évoluer, même se transformer profondément ; il demeure toujours un fil conducteur. Il ne doit pas y avoir solution de continuité. Ainsi, nous ne pouvons pas suivre Toynbee lorsqu'il scinde en deux l'histoire de Chine, distinguant une première civilisation chinoise (the Sinic Society) et une seconde civilisation, l'extrême-orientale (the Far Eastern Society) séparées par l'introduction du Bouddhisme en Chine ; ni lorsqu'il scinde en deux l'histoire de l'Inde (the Indie Society et the Hindu Society) parce que dans un cas comme dans l'autre la seconde unité qu'il croit pouvoir isoler : I o occupe presque exactement la même aire géographique que la première ; 2° présente avec celle-ci une grande parenté de style (tout à fait comparable à l'unité du style égyptien pendant trois millénaires) ; 3° ne passe plus par les phases du cycle politique que nous avons décrit mais, dans le cas de la Chine, recommence plusieurs fois la dernière phase du même cycle, pour finir dans une longue agonie. Nous ne pouvons pas non plus suivre Toynbee lorsqu'il découpe une civilisation hittite distincte de la civilisation babylonienne, parce que le royaume hittite : I o n'est pas pluri-national ; 2° ne crée pas un « style » suffisamment indépendant du style babylonien dont il s'inspire ; 3° ne dure que 8 ou 9 siècles au cours desquels son évolution ne suit pas les principales phases du cycle politique-type. En échange nous n'acceptons pas de fondre la civilisation byzantine dans la civilisation arabe comme le voudraient Spengler et Bagby, parce que le monde byzantin et le monde islamique, en plus de leurs unités politiques distinctes et fortement différenciées, ont suivi très tôt des voies trop divergentes dans les domaines de la religion et de l'art pour qu'il soit permis de les confondre sous le prétexte d'une certaine parenté dans les mœurs. Ceci étant, voici les civilisations que nous croyons pouvoir distinguer : — La civilisation égyptienne, pratiquement confinée à la basse et moyenne vallée du Nil, n'a eu que peu d'influence au dehors

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ESSAI DE « PÉRIODISATION »

malgré des relations suivies avec les ports de la côte asiatique de la Méditerranée, comme Byblos, et une domination politique tardive et éphémère sur la Palestine et la Syrie méridionale. Elle a eu toutefois quelque influence sur la culture des peuples du haut Nil, Nubiens et Ethiopiens, ainsi que sur la civilisation crétoise et, par là, sur la civilisation hellénique. Au début des temps historiques, au début du m* millénaire av. J.-Ch., nous trouvons l'Egypte déjà unifiée sous le sceptre des rois du Sud. Ce que nous savons de l'époque immédiatement précédente nous permet d'entrevoir une lutte pour l'hégémonie entre les dynastes de la Haute-Egypte, les rois à la couronne blanche, et les dynastes de la Basse-Egypte, les rois à la couronne rouge. C'est donc vers la fin du IVe millénaire av. J.-Ch. que se déroule le dernier épisode de l'ère des Royaumes Combattants. Il n'est pas déraisonnable d'en inférer que la phase larvaire de la civilisation prend place au plus tard au début du IV" millénaire. Comme, d'autre part, malgré les vicissitudes politiques, l'Egypte présente une extraordinaire continuité culturelle (artistique, religieuse, linguistique) jusqu'au début de l'ère chrétienne, on peut affirmer que sa civilisation a eu la plus longue durée de toutes celles qui nous sont connues. Nous verrons plus loin plus en détail les phases qu'on peut y distinguer. — La civilisation

babylonienne

ou civilisation

du

Moyen-Orient

(certains l'appellent aussi mésopotamienne) prend naissance en basse-Mésopotamie et couvre, au moment de sa plus grande extension, sous les Achéménides, l'ensemble du Moyen-Orient, de l'Asie Mineure jusqu'à l'Indus et des steppes de l'Asie Occidentale jusqu'au désert d'Arabie. Nous trouvons les cités sumériennes déjà constituées en petits Etats rivaux pendant le premier quart du m* millénaire. Nous pouvons donc situer ses débuts entre — 3400 et — 3300, date probable de l'installation des Sumériens au Pays de la Mer. Elle s'achève brutalement avec la conquête de l'empire perse par Alexandre en — 330. Et comme, malgré une longévité exceptionnelle d'environ 3 000 ans, elle s'est écroulée politiquement sous la poussée d'une civilisation rivale et ne s'est pas éteinte de mort lente comme la civilisation égyptienne, nous verrons que ce fait aura d'importantes conséquences sur le développement de la civilisation conquérante, la civilisation hellénique. Nous l'appellerons indifféremment civilisation du MoyenOrient ou civilisation babylonienne. La première expression, purement géographique, a l'avantage de mettre sur un pied d'égalité tous les groupes humains, nations ou Etats qui, à l'intérieur de cette aire, ont participé à la même civilisation (Sumériens, Akkadiens, Elamites, Hittites, Mittaniens, Araméens, Phéniciens, Juifs, Perses, etc.). Elle prête cependant à confusion

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

du fait que certains auteurs (notamment Bagby) désignent sous le nom de « proche-orientale » une civilisation de la génération suivante, que nous désignerons sous le nom d'arabe ou islamique. Par ailleurs l'épithète de « babylonienne » est, à tort ou à raison, consacrée par les historiens, et se justifie en partie par le rôle déterminant que le premier empire babylonien a joué dans la cristallisation de la culture proche-orientale, entre le XIX e et le xvii* siècle av. J.-Ch. En fait, Babylone, même déchue de sa puissance temporelle, restera, pendant plus d'un millénaire, une sorte de ville sainte, le centre intellectuel et religieux du monde proche-oriental. La civilisation crétoise ou minoenne irradie à partir de la Crète, sur les archipels de la mer Egée et jusqu'à Chypre. Elle se prolongera en une sorte de moyen-âge dans le Péloponnèse, particulièrement en Argolide, d'où, à partir du xii* siècle av. J.-Ch., elle « civilisera » la nouvelle vague indo-européenne descendue probablement par la Macédoine et l'Epire. Les archéologues datent des environs de l'an 3000 av. J.-Ch. les débuts du Minoen ancien, tandis que la ruine définitive de Cnossos, dans la seconde moitié du xv" siècle, coïncide avec l'apogée de Mycènes. La pauvreté relative des vestiges crétois et le fait que les écritures minoennes n'ont pas encore été déchiffrées, rendent hasardeuse toute conclusion concernant l'évolution de cette civilisation. La plupart des auteurs refusent d'en faire une unité à part. En pratique, comme les deux civilisations pré-colombiennes et pour les mêmes raisons, elle nous sera de peu d'utilité dans notre essai d'étude comparée. La civilisation indienne naît dans le nord du sub-continent indien, dans le grand arc indo-gangétique. On peut en dater les débuts de la migration âryenne dans le nord-ouest, vers 1600 av. J.-Ch. Un millénaire plus tard, au moment de la prédication du Djîna et du Bouddha, elle a déjà réalisé la synthèse des apports âryens avec le vieux fonds pré-indo-européen. Politiquement elle s'unifie une première fois, sous le choc des gréco-macédoniens, dans l'empire Maurya, puis de façon plus durable, quoique sur une moindre étendue, du début du iv* siècle au milieu du vu* siècle de notre ère. Puis ce sera le morcellement et malgré, encore, de belles périodes de floraison culturelle, le lent recul devant la puissance musulmane ; enfin, pendant les deux derniers siècles, la réunification sous la domination britannique. Les Etats du Dekkan méridional ne feront jamais partie de l'ensemble politique indien, et cependant une incontestable parenté spirituelle unit le sub-continent tout entier. « Mother India » n'est pas un vain mot. Aujourd'hui, en dépit des efforts d'occidentalisation, la civilisation indienne est encore vivante ; c'est, en vérité, de

ESSAI DE « PÉRIODISATION >

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toutes les grandes civilisations contemporaines de l'occidentale, celle qui offre, à ce jour, le plus de résistance à l'occidentalisation. Ajoutons qu'elle a essaimé, le plus souvent pacifiquement, dans tout le sud-est asiatique et que, par l'intermédiaire du bouddhisme, elle a fortement influencé la civilisation extrêmeorientale (Tibet, Mongolie, Chine, Corée, Japon, Indochine). — La civilisation chinoise ou extrême-orientale couvre, comme nous venons de le dire, la Chine avec ses anciennes dépendances mongole et tibétaine, la Corée, le Japon et la péninsule indochinoise (où elle se trouve en compétition avec l'influence indienne). L'histoire de Chine émerge de la légende dans le dernier quart du xi* siècle av. J.-Ch., avec les débuts de la dynastie de Tchéou. Elle présente déjà, à ce moment, toutes les caractéristiques d'une société médiévale. En 221 av. J.-Ch., sous Ts'in Che Houang-Ti, elle réalise son Etat unitaire qui atteint son expansion maxima au début du i" siècle av. J.-Ch. Le morcellement de l'empire après 220 de notre ère ne signifie pas la fin d'une civilisation. Comme l'empire égyptien, l'empire chinois renaîtra plusieurs fois de ses cendres et se prolongera jusqu'à nos jours, où il est en train de se transformer radicalement sur le modèle occidental. Certains auteurs proposent de grouper dans une subdivision séparée l'histoire de la Corée et du Japon, de même qu'ils séparent l'histoire de Russie de l'histoire du « corps principal » de la civilsation byzantine (Toynbee). Nous verrons enfin s'il convient de supposer une première civilisation chinoise antérieure au cycle qui commence au milieu du il* millénaire av. J.-Ch. — La civilisation hellénique ou gréco-romaine éclôt en Grèce et dans les îles de la mer Egée sur les ruines de la civilisation crétoise. Elle s'étendra au maximum sous l'empire romain, son Etat unitaire, couvrant tout le pourtour de la Méditerranée, jusqu'en Mésopotamie et en Arabie à l'Est, jusqu'en Bretagne et en Maurétanie à l'Ouest. Elle commence avec l'infiltration achéenne en Grèce au début du n* millénaire av. J.-Ch. et s'achève avec l'installation définitive des barbares germains en Europe occidentale aux iv e et v* siècles de notre ère. Sur ses ruines s'élèveront trois nouvelles civilisations, la byzantine dans l'Est de l'Europe et en Asie mineure, l'arabe au Proche-Orient et en Afrique du Nord, l'occidentale en Europe de l'Ouest. Nous venons de nommer les trois civilisations de la génération suivante : — La civilisation byzantine ou chrétienne-orthodoxe présente certaines particularités sur lesquelles nous reviendrons plus longuement : elle ne naît pas comme les civilisations hellénique, arabe et occidentale, du contact de nouveaux venus barbares avec une

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civilisation ancienne, mais du contact de deux civilisations : l'hellénique et la babylonienne. D'où l'absence apparente d'une période larvaire. Le monde oriental politiquement subjugué pendant plus d'un demi-millénaire, avait miné spirituellement le monde hellénique. Lorsqu'un empire romain d'orient s'installera à Constantinople, il ne sera plus romain que de nom, sa religion, son art, ses mœurs et bientôt ses institutions ellesmêmes seront orientaux. L'apport barbare, numériquement important dans la Chrétienté orthodoxe (Slaves du Sud et du Nord), sera tardif et n'aura plus qu'une influence marginale sur les formes d'une civilisation déjà mûre. La civilisation chrétienne-orthodoxe ne connaîtra pas non plus d'Etat unitaire, son « corps principal » ayant succombé prématurément aux assauts d'un empire étranger, l'empire ottoman, réalisateur de l'Etat unitaire de la civilisation arabe. Au tournant du xvn° au xvm" siècle, commence l'occidentalisation du monde orthodoxe, de façon autoritaire en Russie, de façon plus lente et plus spontanée à l'intérieur de l'empire ottoman, notamment chez les Grecs et les Roumains ; elle s'est achevée sous nos yeux. La civilisation arabe ou islamique (nous emploierons de préférence le premier terme, l'Islam ayant largement débordé le cadre de la civilisation arabe, en Asie centrale, en Indonésie, en Afrique Noire) naît de la rencontre des nomades Arabes avec la civilisation babylonienne. Ce contact remonte à la plus haute antiquité s'il est exact que l'Arabie a été le berceau de toutes les tribus sémites que l'on trouve dès le iv° millénaire av. J.-Ch. en Mésopotamie et en Syrie. Toujours est-il que lorsque les Arabes restés en dehors des sociétés « civilisées » du MoyenOrient, entreront en contact avec celles-ci, ils y trouveront, sous un vernis étranger, des mœurs fort semblables aux leurs et des idiomes apparentés à leur langue. Par ailleurs, si l'on admet comme premier symptôme de l'acculturation des Arabes les inscriptions araméennes du Nord de l'Arabie, qui datent, selon toute probabilité, du v" siècle av. J.-Ch., on constate que plus d'un millénaire s'est écoulé entre cette première phase d'acculturation et la conquête arabe du vu* siècle ap. J.-Ch., millénaire au cours duquel s'étaient peu à peu constitués des Etats arabes périphériques en contact permanent avec les deux grands empires du Nord, le Parthe et le Romain, tandis que des éléments de ces cultures étrangères pénétraient, par les marchands, jusqu'au cœur de l'Arabie. Plusieurs siècles avant la naissance du Prophète, le judaïsme et le christianisme avaient pénétré en Arabie. Cette longue période de contact coïncide avec la domination gréco-romaine sur une grande partie de l'aire de la civilisation babylonienne. Mais cette dernière a conservé une étonnante vitalité aussi bien dans la partie soumise à l'hellénisme que dans celle où les Sassanides président à la

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renaissance perse, ce qui explique que la période d'éclosion de la civilisation arabe suive de près la conquête de la Syrie et de la Perse. La civilisation arabe est essentiellement persane, surtout après le transfert par les Abbassides de la capitale à Bagdad. Mais l'unification de la quasi-totalité du monde arabe ne sera réalisée que par des tard-venus, les Turcs ottomans, au XVI" siècle. Cet Etat unitaire qui atteint son expansion maximum au milieu du χνιΓ siècle entre alors en décadence. Il a disparu au lendemain de la première guerre mondiale. Aujourd'hui, la civilisation islamique n'a gardé sa vitalité que dans le domaine religieux ; morcelée à l'extrême, elle subit partout l'assaut de la civilisation occidentale. — La civilisation occidentale naît du contact des Germains avec la civilisation gréco-romaine déjà fortement teintée d'éléments orientaux. Nous avons vu plus haut (v. pp. 24-25) les différentes phases qu'on peut y distinguer. Née en Europe de l'Ouest, elle est en train de s'imposer, avec des fortunes diverses, à la terre entière. — La civilisation mexicaine s'est développée dans la moitié sud du Mexique actuel et une partie du Guatémala et du Honduras. Elle apparaît au fond du golfe du Mexique déjà avec les traits d'une culture supérieure, au i " siècle av. J.-Ch., à ce qu'il est convenu d'appeler l'époque olmèque. Elle fleurit 4 ou 5 siècles plus tard, en pays Maya. Son Etat unitaire est réalisé par les Aztèques à la veille de la conquête espagnole. — La civilisation péruvienne ou civilisation andéenne est plus difficile à délimiter, faute de documents. Elle couvre, à peu de chose près, les territoires actuels de la Bolivie, du Pérou et de l'Equateur. Les premières traces semblent dater du milieu du i" millénaire av. J.-Ch. Elle a été unifiée pour la première fois par les souverains Incas au cours du xv" siècle. Nous avons énuméré ainsi onze civilisations. Cette énumération ne prétend pas être exhaustive. Il n'est pas tout à fait exclu que de nouvelles découvertes archéologiques nous permettent de remonter encore plus haut le cours du temps et d'identifier une génération de civilisation encore plus ancienne. Mais cela ne saurait mener trop loin : entre le début des sociétés agricoles et des agglomérations urbaines et le début des civilisations connues, le laps de temps écoulé est généralement trop court pour avoir permis le déroulement d'un cycle de civilisation (9). Certains cas sont toutefois troublants : y a-t-il eu une civilisation de (9) Ainsi nous avons cru devoir reculer la première phase de la civilisation égyptienne jusqu'au début du iv" millénaire av. J.-Ch. Or, les traces les plus anciennes de vie communautaire dans la région de Fayoum ne remontent, selon la datation par carbone — 14, qu'au milieu du v* millénaire, donc à peine un demi-millénaire plus tôt.

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HISTORIQUES

l'Elam ou de la haute-Mésopotamie avant l'arrivée des Sumériens en basse-Mésopotamie ? Y a-t-il eu une civilisation palestinienne contemporaine des premiers murs de Jéricho que l'on a datés par la méthode du carbone — 14 du vm" millénaire avant J.-Ch. ? Ou s'agit-il là d'un cas isolé, de « ce qu'un médecin appellerait un cas monstrueux de puberté précoce » (10) ? Deux questions se posent alors : une telle cité organisée est-elle imaginable sans l'existence, dans son hinterland, d'une société agricole sédentaire ? Or, la plupart des spécialistes de la préhistoire et de la protohistoire s'accordent à situer aux environs de l'an — 5000 l'apparition des premières communautés agricoles et le début de la domestication des animaux. Faut-il réviser l'une ou l'autre de ces données apparemment contradictoires ? Par ailleurs, même en admettant l'existence de telles communautés déjà « civilisées » (c'est également le cas pour certaines communautés de l'Elam et de la vallée de l'Indus), pouvons-nous parler de civilisation dans le sens que nous avons défini, c'est-à-dire d'une société accomplissant un cycle d'évolution plus ou moins complet ? De notre définition il ressort que certaines conditions minimum doivent être réunies pour qu'une société humaine, envisagée diachroniquement, soit considérée comme une civilisation ; parmi celles-ci, une certaine étendue géographique comprenant des groupes culturels originairement différenciés, une certaine durée et le passage par certains stades déterminés. En ce sens, la basse-Mésopotamie, avec son mélange de races, d'ailleurs fraîchement installées, l'arrivée des dominateurs sumériens, la constitution de citésEtats puis l'établissement d'hégémonies successives, semble, pour les civilisations du Moyen-Orient, la plus petite unité géographique possible. Les cultures pré-âryennes de la vallée de l'Indus, que nous ont révélées les fouilles d'Harappa et de Mohenjo-Daro, sont-elles les vestiges d'un cycle de civilisation antérieur à l'arrivée des Indo-européens ? Et quelle a été l'histoire du Dekkan avant le contact avec la nouvelle civilisation indienne ? Il y a peu de chances que l'on puisse jamais répondre à ces questions. De même doit-on admettre une première civilisation chinoise, antérieure à celle dont l'empire des Han sera l'Etat unitaire ? Nous y reviendrons plus loin. En tout état de cause, l'identification d'unités dont on ne peut suivre l'évolution politique et culturelle ne présente qu'un intérêt théorique ; elle ne peut être, pour notre propos, d'aucune utilité pratique. Enfin, nous tenons à rappeler que, contrairement à Spengler (11), nous ne pensons pas qu'il faille éliminer de l'Histoire les peuples qui (10) Emmanuel ANATI, Palestine before the Hebrews, New York, Alfred A. Knopf, 1963, p. 42. (11) Op. cit., II, p. 51 : «L'homme historique au sens où j'entends ce mot et où il a été entendu par tous les grands historiens, est l'homme d'une culture en voie d'accomplissement ; avant, après et hors de cette culture, il n'y a pas d'histoire. »

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n'ont pas participé à une grande civilisation (Hochkultur), même s'il est exact que les grands courants de l'Histoire universelle empruntent la voie royale des civilisations. Dire qu'« avant, après et hors » d'une civilisation, il n'y a pas d'histoire, c'est rejeter arbitrairement hors de l'Histoire toutes les cultures considérées comme secondaires, c'est élaguer de l'arbre de la vie toutes les pousses qui ne seront pas (ou ne seront pas encore) devenues des branches. Or, l'histoire naît essentiellement de notre interrogation, de notre curiosité. De quel droit en écarterions-nous tels ou tels aspects ? Et s'il était à la rigueur admissible d'exclure de notre curiosité historique les peuples qui auront vécu hors des civilisations, comment exclure ceux qui ont vécu avant ? Connaître la vie et le passé des Celtes et des Germains avant leur assimilation par les Romains ou avant leur contact avec eux, n'est-ce pas essentiel à l'intelligence de notre propre civilisation ? Essayer de pénétrer dans le monde des steppes, au cœur des clans turcs ou mongols, n'est-ce pas une démarche indispensable à l'historien des grands empires asiatiques, de Gengis Khan à Soliman le Magnifique ? Il n'y a pas de culture mineure dont les porteurs ne soient susceptibles de devenir un jour les porte-drapeau d'une culture majeure, éveillant ainsi rétrospectivement la curiosité de l'historien. S'intéresserait-on de si près à la proto-histoire du Japon si celui-ci n'était devenu une grande puissance et n'était entré si soudainement dans la compétition pour l'hégémonie de la civilisation occidentale ? Pour les peuples comme pour les hommes, le présent est créateur de passé autant que d'avenir. Comme l'écrit le poète en parlant de ses ancêtres : « Si j'écris leur histoire, ils descendront de moi » (12). Essayons de voir à présent dans quelle mesure les unités que nous avons ainsi isolées ont suivi une évolution similaire. D'ores et déjà, ce bref aperçu nous permet de tirer quelques conclusions provisoires. En laissant momentanément de côté la civilisation occidentale, la seule de nos onze unités qui soit encore en pleine vigueur, deux, des dix autres civilisations identifiées, semblent présenter un cycle complet d'une durée moyenne de deux millénaires : ce sont la minoenne et l'hellénique. L'hellénique étant à la fois la mieux connue et celle dont les phases se distinguent le plus nettement, il n'est pas étonnant que les « comparatistes » aient été tentés de la prendre pour modèle. Nous la considérerons également comme le cas-type, l'unité de mesure (13). Autour de ce cas-type, les autres unités représentent deux ou trois variantes : L'Egypte, l'Inde et la Chine ont un cycle prolongé. Le cycle égyptien s'étire sur quelque quatre mille ans, de la première moitié du iv" millé(12) Vigny. (13) Jusqu'à présent la civilisation occidentale a suivi une évolution très proche de celle du modèle hellénique. 3

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naire av. J.-Ch. (si l'on admet que le début de sa phase larvaire précède d'environ mille ans la formation de l'empire uni) à la première moitié du I" millénaire de notre ère (les derniers siècles n'étant qu'une longue agonie sous la domination politique successive de deux civilisations rivales, la babylonienne et l'hellénique). La civilisation indienne suit une courbe que nous qualifierons de normale du milieu du xvi" siècle avant J.-Ch. — descente des Indoeuropéens en Inde — jusqu'à la chute du royaume de Harcha et à l'entrée des Arabes dans le Sind, au tournant du vu* au vin' siècle, sauf en ce que l'ère des Royaumes Combattants est prolongée de 2 ou 3 siècles par l'intrusion successive de « barbares » du Nord-Ouest (Grecs, Scythes, Parthes, etc.). Sur le plan politique, elle se morcellera progressivement à partir du vin" siècle et sera lentement grignotée par les conquérants musulmans (Afghans, Turcs ou Mongols) pendant plus d'un demi-millénaire, avant d'être à nouveau unifiée sous des maîtres appartenant d'abord à la civilisation arabe, ensuite à la civilisation occidentale. Mais sur le plan spirituel, elle opposera une résistance opiniâtre et donnera même, du ix" au xn" siècle, de remarquables créations de l'art et de la pensée. Son agonie aura été aussi longue que celle de l'Egypte après la chute du Nouvel Empire (début du xi* siècle av. J.-Ch.). Le cycle chinois dure quelque 3 500 ans, du milieu du il' millénaire av. J.-Ch. jusqu'au début du xx" siècle. En Chine comme en Egypte, le premier Etat unitaire s'écroule lorsque la civilisation atteint la longévité moyenne des premières phases qui varie, nous le verrons, entre 1 500 et 2 000 ans (à compter de la phase larvaire). Mais il se reconstitue à plusieurs reprises, après des périodes intermédiaires (ou médiévales). Ces renaissances s'expliquent par un relatif isolement géographique. L'Egypte n'a jamais couru de danger majeur du côté de la mer, ni du côté du désert (car on ne peut considérer l'empire Kouchite des vm'-vii* siècles comme représentant une invasion éthiopienne de l'Egypte — ce serait plutôt l'amorce d'une dernière renaissance sous l'impulsion d'une dynastie périphérique). L'Egypte n'a donc été véritablement vulnérable que du côté de l'isthme de Suez, ce qui explique qu'à l'exception de l'intermède hyksos, elle ait bénéficié d'une relative immunité jusqu'à la conquête, facile, de Cambyse. La Chine était, apparemment, beaucoup plus ouverte aux invasions. Un coup d'œil sur la carte nous montre cependant que cette masse continentale n'était vraiment vulnérable que sur sa frontière nord, celle précisément où devait s'élever, au πΓ et au il" siècles av. J.-Ch., la Grande Muraille. A l'Ouest elle était défendue par la masse formidable de l'Himalaya, à l'Est et au Sud par la mer. Enfin, les deux presqu'îles de Corée et d'Indochine, de même que le Japon, s'ils avaient jamais présenté un danger militaire, une éventuelle conquête, par eux, de la Chine, n'aurait pas entraîné de mutation culturelle puisque leurs peuples avaient adopté la civilisation chinoise dès leur accession à la culture supérieure. Tout autre a été, par exemple, la situation du monde hellénique. L'empire romain est un empire maritime (l'image du paysan-légionnaire

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nous le fait oublier trop souvent) ; c'est une frange plus ou moins large autour de la Méditerranée. Stylisée, cette frange serait, si l'on nous permet cette métaphore géométrique, comme l'intervalle de deux ellipses de mêmes foyers, l'ellipse centrale représentant la Méditerranée. D'où il s'ensuit, toutes choses égales d'ailleurs, qu'une pression barbare (ou étrangère) sur le pourtour de l'immense ellipse extérieure est infiniment plus difficile à contenir que pour un empire continental. De tous côtés, une poussée plus forte du barbare peut amener celui-ci au cœur de l'empire, c'est-à-dire à la mer centrale, au mare nostrum. C'est un cas unique dans l'histoire des civilisations. Ajoutons que l'empire romain a été harcelé sur presque toutes ses frontières, en même temps qu'il avait à combattre un redoutable empire rival, le royaume parthe. La Chine n'a pas eu à ses portes une civilisation rivale agressive ; les invasions barbares sont venues exclusivement de sa frontière Nord et les possibilités de retraite étaient à l'échelle continentale. De plus, ces envahisseurs n'appartenaient pas à des ethnies ataviquement résistantes à la mentalité, à la culture chinoise. Rome aurait peut-être réussi à assimiler les Germains, lointains cousins demeurés à l'état de pré-culture, mais ses sujets berbères, égyptiens, sémites, et orientaux en général, sont restés en majorité imperméables à la civilisation hellénique. Cela d'autant plus qu'à l'Est, en Perse, subsistait, surtout après la réaction Sassanide, un noyau irréductible de l'ancienne civilisation du Moyen-Orient. Tandis qu'au moment des invasions barbares, l'empire des Han était entièrement sinisé, la moitié orientale de l'empire romain n'a jamais été entièrement romanisée (ni hellénisée). D'où orientalisation progressive de l'empire dès le début du m* siècle (14), à une époque où il était encore en pleine vigueur et au maximum de son expansion territoriale. Cette orientalisation allait aboutir à Byzance et n'allait pas épargner entièrement la moitié Ouest de l'empire, puisque l'Orient lui a donné sa religion et a fortement influencé son art. C'est donc à la conjonction d'une pression barbare et de la pression d'une autre civilisation que l'empire romain succombe, la première, essentiellement militaire, la seconde, lent travail de sape. Rien de tel dans le cas de la Chine. Si l'infiltration du bouddhisme en Chine offre quelque parallélisme avec l'infiltration du christianisme dans l'empire romain, les deux phénomènes présentent aussi des caractères qui les différencient profondément. Tandis que le christianisme trouvait dès le début des points d'appui solides dans les colonies orientales essaimées sur tout le pourtour de la Méditerranée et à Rome même, le bouddhisme ne commence à pénétrer en Chine que cinq siècles après la mort du Bouddha, et par petites étapes le long de la route de la soie à la suite des marchands et des rares missionnaires. Il n'a pas, lui, de « cinquième colonne •» à l'intérieur de cette citadelle chinoise à l'assaut de laquelle il monte. Aussi son succès est-il lent et partiel, et lorsqu'il parvient enfin à s'implanter durablement, il est profondément (14) Sur ce point, voir l'ouvrage magistral de Franz ALTHEIM, Le déclin du monde antique, trad, française, Paris, Payot, 1953.

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transformé, sinisé. Certes le christianisme a-t-il lui aussi subi une forte empreinte du monde hellénique, dans ses dogmes d'abord, coulés dans le moule de la pensée philosophique grecque, dans son organisation ensuite, calquée sur la structure administrative de l'empire romain. Mais somme toute à la fin de ce processus de compénétration, le monde hellénique était-il plus profondément transformé par le christianisme que le christianisme ne l'était par le monde hellénique. Enfin, comme nous le verrons, le bouddhisme n'a jamais établi de monopole religieux sur le monde chinois, mais est toujours demeuré une religion minoritaire. Voilà quelques-unes des raisons qui expliquent pourquoi la civilisation chinoise, quoique atteinte de sénescence comme la civilisation hellénique, sa contemporaine, au terme d'un cycle en tous points comparable, a cependant réussi à se survivre, en absorbant ses envahisseurs barbares et en assimilant la religion supérieure qui lui venait de la civilisation indienne voisine. A côté de ces civilisations à cycle prolongé, nous trouvons des civilisations dont le cycle a été interrompu, soit que l'Etat unitaire ait été détruit prématurément par l'intrusion d'une civilisation rivale plus puissante (phase finale écourtée), soit que les phases de la maturité, notamment l'ère des Royaumes Combattants, aient été anormalement prolongées par des vagues successives d'invasions barbares, chaque fois absorbées ; elles n'étaient pas assez dévastatrices pour anéantir la civilisation, mais assez pour en arrêter l'évolution. Les civilisations précolombiennes entrent dans la première catégorie, la babylonienne dans les deux puisque, d'une part, entre l'unification provisoire sous les premiers Sargonides et l'unification définitive sous les Achéménides, il n'y a pas moins de 17 siècles d'intervalle, et que, d'autre part, l'empire perse succombe après seulement deux siècles d'existence, sous les coups des Gréco-Macédoniens. Nous avons enfin une dernière variante, les civilisations à phase initiale écourtée : la byzantine et l'arabe. La première parce qu'elle naît du simple contact prolongé entre deux civilisations, l'hellénique et la babylonienne, sans mélange barbare — cas apparemment unique et qui pourrait peut-être expliquer sa relative stérilité — ; la seconde parce que les barbares envahisseurs, les Arabes, après un long contact périphérique avec le monde babylonien, recouvrent presque exactement l'aire de cette ancienne civilisation superficiellement éteinte, mais dont le feu couve encore sous les cendres. En fait, si comme nous l'avons déjà supposé, on fait remonter l'acculturation des Arabes au v° siècle av. J.-Ch., la phase larvaire de la civilisation arabe a, dans un secteur périphérique, une longévité normale. Les deux civilisations ont leur centre d'épanouissement en pays de vieille civilisation, relativement peu barbarisé : Grèce, Thrace, Asie mineure pour la première ; Perse, Mésopotamie, Syrie, Egypte pour la seconde. Rappelons, enfin, que la civilisation indienne, à l'instar de la civilisation babylonienne et pour les mêmes raisons, prolonge au-delà de la moyenne sa période de maturité. Ces deux civilisations présentant un

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cas intermédiaire entre les deux extrêmes romains et chinois, se sont trouvées à la fois ouvertes à l'invasion de peuples barbares, qu'elles ont chaque fois réussi à assimiler (Elamites, Kassites, Hittites, Mitanniens, Perses, etc., pour la première, Scythes, Parthes, Yué-Tche, Huns, Turcs, etc., pour la seconde), et soumises à la pression de civilisations rivales qui les ont finalement dominées (l'hellénique pour Babylone, l'arabe pour l'Inde). Mais il est à remarquer que si l'Inde et Babylone réussissent, comme l'Egypte et la Chine, à absorber leurs barbares, ceux-ci pénètrent dans leurs aires respectives avant l'établissement de l'Etat unitaire de ces civilisations et non pas après, d'où différence dans le rythme d'évolution : on n'assiste pas, comme en Egypte et en Chine, à des résurgences de l'Empire après des périodes intermédiaires, mais à un prolongement de la phase de formation ou de l'ère des Royaumes Combattants. Ces brèves considérations nous découvrent la complexité extrême de notre problème sans, toutefois, en modifier fondamentalement les données, qui permettent d'entrevoir certaines régularités. On peut également faire la distinction entre civilisations à plusieurs foyers et civilisations à foyer unique. Cas extrêmes de la première catégorie : la civilisation occidentale et, dans une moindre mesure, la babylonienne. Cas typiques de la seconde : la Crète, Byzance, l'Egypte, la Chine. A mi-chemin, les civilisations bi-polaires : l'indienne (arc indogangéique et Dekkan), l'hellénique (Grèce et Rome) (15) et l'arabe (Iran et monde arabe). Pour les civilisations pré-colombiennes, il est plus malaisé de se prononcer : la civilisation mexicaine semble avoir eu trois foyers (olmèque, maya et toltèque), la péruvienne, un seul (chimù). Les civilisations constituées par l'amalgame ou l'accolement d'unités ethniques ou culturelles plus nombreuses et plus variées offrent un éventail infiniment plus riche de créations spirituelles. En Extrême-Orient, comme à Byzance, ce n'est pas tant le manque de variété des composantes qui explique la relative uniformité de la (15) Encore qu'il faille quelque indulgence pour considérer R o m e comme un second foyer de la civilisation hellénique. La « piété filiale » de l'Occident à l'égard de R o m e nous a trop longtemps masqué l'indigence de son apport. En dehors de son remarquable sens de l'organisation et du droit, elle n'a rien donné d'original à l'antiquité classique. Il n'est pas un seul domaine de la pensée, des sciences, des arts, de la littérature, où ses créations aient été plus qu'un pâle reflet du génie grec. L'Italie comme foyer de civilisation, c'est l'Italie du Moyen-âge finissant et de la Renaissance. Tout autre apparaît, par exemple, l'apport de la Perse à la civilisation du Moyen-Orient. Mais s'ils furent plus originaux que les Romains, dans le domaine de l'art et de la pensée religieuse notamment, ils furent aussi de moins bons administrateurs. En fin de compte, si nous reconnaissons à R o m e le droit de figurer aux côtés de la Grèce comme foyer de civilisation, c'est surtout pour son grand pouvoir d'assimilation sur une partie des peuples qu'elle a soumis et pour avoir fourni à l'Occident, par le truchement de l'Eglise, sa première lingua franca. A ce titre il est probable que si l'empire Inca n'avait été prématurément anéanti par les Espagnols, il aurait fallu le considérer comme représentant un deuxième foyer de la civilisation péruvienne, car il possède des caractéristiques qui le rapprochent singulièrement de l'empire romain.

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civilisation, que l'arrivée tardive de ces composantes dans un amalgame qui avait déjà reçu sa coloration plus ou moins définitive, tandis qu'en Occident, par exemple, l'ensemble des composantes s'agglutine avant que la civilisation n'ait pris forme, ne soit sortie de la phase larvaire (grosso modo entre les iv" et x" siècles de notre ère). Aussi en Europe chacune des principales composantes entre dans la synthèse spirituelle avec un apport particulier et participe à la compétition politique, le centre de gravité se déplaçant au cours des siècles (comme pour la civilisation babylonienne). En Extrême-Orient, malgré l'intérêt que présente, en soi, chacune des unités périphériques (Corée, Japon, Tibet, Vietnam), l'influence de celles-ci sur le foyer central de la civilisation est quasiment nulle. Il n'y a pas interaction. Les ondes concentriques, après avoir touché les autres rivages, ne reviennent pas vers le centre. Tout au plus peut-on observer un étalement progressif du centre de rayonnement, longtemps confiné à la moyenne vallée du Houang-Ho, et qui s'étendra peu à peu sur une grande partie de la Chine actuelle, aussi bien vers le nord-est (Pékin) que vers le sud (basse vallée du Yang-tséKiang et Kouang-tong) créant ainsi des centres secondaires, ou successifs. Jamais toutefois, sauf pendant l'empire des Ts'in du sud, pendant le Bas-Empire chinois, il n'y eut à l'intérieur de la civilisation chinoise plusieurs centres de rayonnement, réagissant les uns sur les autres, comme ce fut le cas au Moyen-Orient ou en Europe occidentale.

LA CIVILISATION EGYPTIENNE

Reprenons à présent chacune de nos unités en essayant d'y délimiter les différentes périodes comparables. L'Egypte est le pays du monde qui a vu se succéder sur son sol le plus de civilisations : I o la première, la seule autochtone, celle que nous avons déjà dénommée « civilisation égyptienne » ; 2° un bref intermède (il y en eut même deux) de la civilisation babylonienne sous l'occupation achéménide, qui a laissé peu de traces malgré sa dureté et la persécution sporadique des dieux locaux ; 3° près de mille ans d'occupation hellénique, de la conquête d'Alexandre à la conquête arabe. L'influence hellénique reste longtemps superficielle et confinée dans les grandes cités. Les cultes de l'ancienne Egypte se perpétuent sous les Ptolémées et sous la domination romaine, l'art reproduit inlassablement les mêmes formes plusieurs fois millénaires. Les édifices religieux, les sarcophages, les peintures tombales, la statuaire ne révèlent pratiquement aucune influence hellénique. Puis, subitement, sous l'influence du christianisme, une profonde mutation s'opère. L'Egypte participe à l'orientalisation de l'empire et devient bientôt un des foyers les plus vivaces et les plus ardents du christianisme naissant avec d'illustres Pères de l'Eglise et le développement exceptionnel du mouvement cénobite et érémitique. En quelques générations seulement, l'antique civilisation égyptienne, que des millénaires de stagnation puis de décadence et des siècles de domination étrangère n'avaient pu entamer, s'efface sans laisser d'autre trace que les pierres qui demeurent pour témoigner de sa grandeur ; 4° line nouvelle civilisation va naître à l'ombre de la croix où les éléments orientaux et helléniques se fondront en une synthèse originale dans laquelle les influences locales sont peu apparentes. Dans l'art copte, qui se développe avec l'art byzantin et parallèlement à lui, et aurait peut-être fini par se fondre en lui, il est plus facile de déceler une filiation orientale et une filiation hellénique, qu'une origine autochtone. Les premières icônes coptes sont des fresques romaines à sujets syro-palestiniens. Mais en même temps qu'elle abandonne enfin les formes de son antique civilisation pour adopter de nouvelles formes issues de

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la conjonction des deux autres grandes civilisations contemporaines, l'hellénique et la babylonienne, l'Egypte continue à opposer une sourde et opiniâtre résistance au pouvoir politique héritier de ces civilisations : l'empire romain d'Orient. Et cette résistance se manifestera essentiellement dans le domaine religieux (le seul qui importât vraiment à ce moment) dans des hérésies successives et parfois contradictoires (1). Car en fait ce n'était pas tant pour telle doctrine qu'on se passionnait que contre la doctrine que défendait Rome ou Byzance. Tant et si bien que la chrétienté égyptienne, comme la chrétienté syrienne, tombera comme un fruit mûr sous les coups de l'Islam, considéré, sans doute, moins comme une religion nouvelle que comme une autre religion-sœur, une alliée contre le maître byzantin exécré ; 5° peu à peu, la civilisation arabe, si proche parente au début, aux yeux du peuple, de sa propre religion, s'implantera profondément, sans réussir toutefois à extirper entièrement le christianisme copte. Il est difficile d'apprécier dans quelle mesure l'élément autochtone a, par la suite, participé à l'éclosion de la culture arabe. Le voyageur étranger garde l'impression qu'aujourd'hui encore les membres de la classe dirigeante égyptienne sont d'origine arabe, ou turque, ou levantine, et que le brassage des races — malgré l'absence, en général, de préjugés raciaux chez les Arabes — n'a pas été très profond. Il ne semble pas que ces grands défenseurs de l'arabisme contemporain se recrutent parmi les descendants des fellahs de l'époque pharaonique ; 6° enfin, avec Méhémet-Ali, l'Egypte est le premier Etat arabe à s'engager — timidement d'abord — dans la voie de l'occidentalisation. Elle est encore en pleine phase d'acculturation. Nous verrons d'ailleurs (2) que la durée moyenne de ces périodes d'incubation est de 100 à 140 ans et qu'une occupation par une puissance appartenant à la civilisation « donneuse », par le traumatisme qu'elle crée, ralentit plutôt qu'elle ne favorise cette acculturation. Ainsi l'Egypte vit-elle aujourd'hui sa cinquième métamorphose, alors que la Chine vient à peine d'amorcer sa première transformation (ou sa seconde, au cas où se vérifierait l'existence sur son sol d'une civilisation pré-chinoise) (3). (1) Ainsi, c'est à Alexandrie que naît l'hérésie d'Anus qui nie la divinité du Christ, mais lorsqu'un siècle plus tard l'archimandrite constantinopolitain Eutychès affirmera qu'il n'y a en Jésus-Christ qu'une seule nature, la nature divine, sous l'apparence humaine, c'est encore en Egypte que la nouvelle hérésie monophysite trouvera ses défenseurs les plus acharnés. Rappelons qu'elle a subsisté jusqu'à nos jours et compte des millions de fidèles, en Egypte, en Ethiopie, en Arménie, en Syrie (Jacobites). (2) Voir p. 270 sqq., ci-dessous. (3) Voir p. 192 sqq., ci-dessous.

LA CIVILISATION ÉGYPTIENNE

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Mais il est temps de revenir à la première civilisation égyptienne, la seule qui nous intéresse ici. L'Afrique noire présente à l'observateur contemporain le phénomène d'un morcellement infini de tribus et d'ethnies dont les langues sont, soit fort éloignées les unes des autres, soit entièrement différentes. Phénomène à premier abord déroutant si l'on admet une souche unique de la race noire. Cependant la rapidité des transformations linguistiques, particulièrement aux époques pré-culturelles, pourrait expliquer cet extraordinaire morcellement, favorisé par la difficulté des communications dans les zones tropicale et équatoriale. (Faudrait-il également supposer un éparpillement de groupes humains d'une même souche, avant la découverte du langage ?) Si ce phénomène est prouvé partout où l'occidental a découvert des sociétés primitives (au sens propre du terme, et non pas retournées à la primitivité), on peut imaginer que les premières civilisations connues se seraient bâties sur une poussière d'ethnies agglomérées sous l'effet de quelque élément centralisateur. Les données — anthropologiques, archéologiques, linguistiques — dont disposent les préhistoriens pour se faire une opinion de l'origine ethnique des anciens Egyptiens, permettent d'affirmer qu'au moins trois grands groupes humains (hamite, sémite et négroïde) ont contribué à la constitution de la race égyptienne, et peut-être un quatrième (alpin ?) par une infiltration du Sud-Ouest asiatique, qu'on déduit de l'apparition plus tardive de motifs artistiques et d'outils asiatiques ainsi que d'animaux domestiques dont les ancêtres à l'état sauvage se trouvaient au Moyen-Orient. Le premier noyau « civilisé » se constitua sans doute dans la région du Delta, les cultures paléolithiques et énéolithiques du Nord paraissant généralement plus évoluées que celles du Sud. Peut-être y eut-il même une première unification sous les adorateurs d'Horus de la BasseEgypte ? Un peu avant l'an — 3000, le pays est divisé en deux, Haute Egypte et Basse Egypte, le centre du royaume du Nord se trouvant dans l'Ouest du Delta, celui du royaume du Sud dans la double capitale de Nekhen - Nekheb, au sud de Thèbes. Au début du m* millénaire, le Sud annexe le Nord. C'est le plus périphérique, le moins civilisé des deux royaumes qui assure l'unité. Nous retrouvons ce phénomène dans tous les cas où l'observation nous est permise : la Perse pour la civilisation babylonienne, le royaume de Ts'in pour la civilisation chinoise, Rome pour la civilisation hellénique, les Turcs Ottomans pour la civilisation arabe, les Aztèques au Mexique, les Incas au Pérou. Les deux dynasties unificatrices de l'Inde, les Maurya et les Goupta, sont toutes deux originaires du Maghada, à l'extrémité orientale de l'arc indo-gangétique, alors que la civilisation issue de la rencontre des Aryens avec les éléments autochtones avait progressé d'Ouest en Est et s'était d'abord cristallisée dans la région de Thaneçvar, entre le Sarasvâti et la haute vallée du Gange. Nous ignorons en échange quelle était l'origine de la dynastie minoenne — à vrai dire nous ne sommes même par certains qu'il y ait eu un empire crétois unifié. Pour la civilisation byzantine, nous verrons

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qu'elle n'a pas pu atteindre la phase de l'Etat universel. Quant à la civilisation occidentale, si elle doit un jour suivre le modèle (« pattern ») de toutes celles qui l'ont précédée et réaliser d'une façon ou d'une autre son unité, il est d'ores et déjà évident après ses deux dernières guerres d'hégémonie, que ce ne sera plus sous l'égide d'une des puissances « centrales » de l'Europe Occidentale qui fut son berceau, mais sous l'égide d'une puissance périphérique, entrée plus tard dans la compétition. Nous l'avons dit : lorsque l'Egypte entre dans l'Histoire, elle se trouve déjà dans la toute dernière phase de l'ère des Royaumes Combattants. De ce fait, elle n'offre qu'un champ limité à notre observation. La seule civilisation avec laquelle elle présente un parallélisme frappant est la civilisation chinoise, notamment en ce qui concerne la récurrence des périodes d'unité impériale et des périodes intermédiaires. Dès le début du m" millénaire, les premières dynasties Thinites régnent sur l'ensemble du pays, et c'est sous la III e dynastie memphite, aux environs de l'an 2800, que l'unification de la Haute et de la Basse Egypte apparaît définitive et que disparaît le caractère dualiste de la monarchie avec l'administration séparée des deux terres. C'est l'Ancien Empire. Dès le xxv* siècle, on distingue des signes de désagrégation : puissance croissante du clergé memphite, empiétements de la noblesse sur le pouvoir royal, remise en question des croyances religieuses, infiltration des barbares bédouins dans le Delta. Au milieu du xxni* siècle, c'est l'anarchie et le morcellement : la première période intermédiaire, qui prend fin au milieu du χχΓ siècle avec le rétablissement de l'autorité et de l'unité sous la XI" dynastie, d'origine Thébaine. Les deux périodes couvrent huit à neuf siècles. Même processus en Chine : l'empire fondé par Ts'in Che Houang Ti en — 221 se morcelle en 230 ap. J.-Ch. et connaît trois siècles d'anarchie. Au Moyen Empire égyptien (— 2050 à — 1785) correspond la reconstitution de l'empire chinois sous les Souei et les T'ang (581 à 755, début de la grande guerre civile). A la deuxième période intermédiaire qui va de l'époque des 40 Rois (à partir de — 1785) jusqu'au refoulement des Hyksôs et à la création du Nouvel Empire (1580) correspond la deuxième période d'anarchie chinoise, de 775 à la restauration de l'unité sous les Song en 960. Par la suite, la Chine soumise à des pressions extérieures relativement plus violentes que celles qu'eut à subir l'Egypte, sera gouvernée, à l'exception de la période Ming, par des dynasties d'origine étrangère (turque, mongole, mandchoue), toutes, cependant, rapidement sinisées. Son agonie, après la dernière période brillante des Gengiskhanides, sera moins longue que celle de l'Egypte après les Ramessides. Dès le début, l'Etat égyptien unifié présente des caractéristiques que nous retrouvons presque toujours dans la phase impériale des civilisations : centralisation administrative, économie étatiste, grands travaux, goût du colossal en architecture, standardisation de l'art. La civilisation

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qui éclot sous la ΠΙ* et la IVe dynasties, dans l'Egypte des Djoser, des Khéops et des Khéphren, atteint un tel degré d'harmonie, de perfection que, pendant des millénaires, chaque époque de stabilité ne saura faire mieux que de ressusciter son style et ses institutions. Tout se passe comme si, dans une même aire géographique, un changement de civilisation ne pouvait avoir lieu que dans deux cas : à la suite d'un bouleversement « culturel > par l'intrusion massive de peuples allogènes, ou à la suite de l'adoption brutale (et volontaire) d'une autre civilisation vivante. Exemples-types du premier cas : le passage de la civilisation crétoise à la civilisation hellénique et le passage de celle-ci à la civilisation occidentale. Exemples-types du second : l'adoption de la civilisation occidentale par la chrétienté orthodoxe et par le Japon.

LA CIVILISATION BABYLONIENNE Il est moins aisé de distinguer les périodes caractéristiques de l'Histoire antique du Moyen-Orient. Ouvert de tous côtés aux invasions, aux infiltrations et aux échanges de toute sorte, le Moyen-Orient voit se succéder pendant plus de trois millénaires un grand nombre de peuples et d'États. La civilisation qui s'y développera sera une des plus durables, des plus riches, des plus fécondes de l'Histoire. Elle ne le cédera peut-être en plénitude et en variété qu'à la civilisation occidentale. On voit d'abord sourdre simultanément en plusieurs points épars du Moyen-Orient, des sources de culture dont on perd ensuite la trace : dans la vallée du Jourdain, en Mésopotamie, en Elam, dans la vallée de l'Indus. Puis une autre source apparaît en basse Mésopotamie, qui sera la source principale d'une culture majeure. Là naît un style qui allait devenir à travers les siècles le style commun de peuples fort différents : asiates, sumériens, sémites, indo-européens, peut-être dravidiens. On trouve dès le Ve millénaire av. J.-Ch. des établissements agricoles prospères en Mésopotamie (1). Vers le milieu du iv* millénaire, les archéologues constatent un arrêt de l'essor culturel. Cet arrêt ou plutôt ce recul semble dû à l'intrusion de nouveaux venus : les Sumériens (2). C'est de cette époque de relative régression que l'on doit dater le début de ce qui sera la civilisation mésopotamienne ou babylonienne. C'est vers 3400 av. J.-Ch. que nous pouvons situer le début de l'âge héroïque de la civilisation mésopotamienne. Il se dessine à nos yeux à (1) Cultures dites d'Eridu et d'Oubaïd. (2) On discute encore de l'origine des Sumériens ; la légende d'Oannès, être surnaturel mi-homme mi-poisson et qui aurait été leur « éducateur », ferait pencher pour une origine maritime des Sumériens. Cependant le modèle qu'on rencontre le plus souvent dans la statuaire est du type arménoïde, brachycéphale au grand nez et au front fuyant, alors que les rares squelettes datant avec certitude de l'époque sumérienne nous offrent des spécimens dolicocéphales à boîte crânienne élevée. Ceux-ci seraient-ils des représentants de la population asianique primitive ? Il y a là un autre mystère. Par ailleurs, de récentes fouilles archéologiques en Roumanie (Tartaria, sur le Murés, en Transylvanie), ont mis à jour des tablettes d'argile porteuses d'une écriture idéographique qui offre aux yeux des spécialistes une étroite ressemblance avec les premières écritures sumériennes, mais leur serait antérieure d'un demi-millénaire. Si cette interprétation se confirmait, elle pourrait modifier bien des opinions admises sur l'origine de la civilisation du Moyen-Orient. Mais nous serions plutôt enclin à croire qu'on a affaire soit à une erreur de datation, soit, comme on l'a suggéré, à un bouleversement des niveaux des gisements géologiques qui auraient incorporé à une couche plus ancienne des tablettes d'argile d'un âge plus récent, amenées probablement le long d'une route marchande. On ne s'expliquerait pas sans cela comment l'écriture aurait pu apparaître dans un milieu où l'archéologie n'a pas révélé d'autres traces d'une civilisation urbaine supérieure.

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travers les épopées que nous a léguées le début du m* millénaire, telle l'épopée de Gilgamesh qui allait demeurer vivante pendant des millénaires et dont les historiens d'aujourd'hui croient pouvoir reconstituer le fondement historique (3). Nous nous trouvons là en présence du premier « âge héroïque » connu. Comme l'ont bien montré Chadwick (4) et Kramer (5), les âges héroïques que l'on constate dans diverses civilisations présentent trop de caractères communs pour qu'on puisse attribuer au hasard l'apparition, en des époques fort différentes, de structures politiques et sociales analogues, de conceptions religieuses voisines et surtout d'une littérature épique bien caractéristique. Nous en possédons au moins quatre exemples typiques : à Sumer, dans la Grèce des premiers siècles suivant l'arrivée des Hellènes, en Inde après l'infiltration indo-européenne, enfin en Europe occidentale après les invasions germaniques. Nous y reviendrons plus loin lorsque nous chercherons à définir les traits particuliers de chaque « âge » d'une civilisation (6). A partir de 2600, nous avons des sources proprement historiques. Nous trouvons alors, dans la basse Mésopotamie, un certain nombre de cités constituées en principautés indépendantes, avec des institutions qui rappellent celles des cités de la Grèce antique ou des municipes de l'Italie médiévale. Elles sont gouvernées par des souverains, rois ou grands prêtres assistés de conseils, de notables et d'assemblées populaires dont on a pu dire qu'ils étaient les premiers « parlements * connus (S. N. Kramer). Un suzerain, Roi de Kish ou Roi de la Totalité, assure ime certaine unité au pays, mais son pouvoir est plus théorique que réel, aucune dynastie ne parvenant à imposer son hégémonie pour plus de quelques générations. L'âge héroïque mésopotamien présente plus de ressemblances avec l'âge héroïque hellénique (légende des Atrides, guerre de Troie) qu'avec le Moyen-âge occidental. Il semble que nous soyons en présence de petits groupements territoriaux autour de cités plus ou moins indépendantes, et non pas d'un système territorial à structure pyramidale, tels les systèmes féodaux de l'Occident ou du Japon. La structure féodale est consécutive à la décomposition d'un Etat impérial (exemples de l'Europe occidentale après le morcellement de l'empire carolingien, de l'Egypte de la première période intermédiaire, de la Perse des Arsacides, probablement aussi de la Chine des Chang ou Yin) et non antérieure à sa création, comme c'est le cas de Sumer et de la Grèce pré-classique. Vu sous cet angle, le système féodal est une variante de l'âge héroïque.

(3) Gilgamesh figure dans la liste des rois de la 1 " dynastie d'Ourouk, env. XXX* siècle av. J.-Ch. (4) H . Munro CHADWICK and N. Kershaw CHADWICK, The Growth of Literature, Cambridge, 1932-1940. (5) S. N . KRAMER, L'Histoire commence à Sumer, trad, française, Paris, Arthaud, 1957. (6) Voir ci-dessous, p. 223 sqq.

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Lorsque vers la fin du xxiv" siècle Lougal Zaggisi d'Oumma, vainqueur d'Ouroukagina de Lagash, s'empare tour à tour des royaumes d'Our, d'Ourouk et de Kish, nous sommes en présence semble-t-il de la première unification réussie de la civilisation mésopotamienne. Elle est éphémère. Quelques années plus tard, du milieu des Sémites qui noyautaient déjà les royaumes sumériens, s'élève le premier Sargon (7) qui en peu d'années étendra sa domination du golfe persique à la Méditerranée. Cette domination militaire et politique, selon toute probabilité, ne s'accompagne pas encore d'institutions centralisées, sauf en moyenne Mésopotamie, où la population Akkadienne est plus compacte. (Toutefois le petit-fils de Sargon, Narâm-Sin, paraît être le premier souverain d'Orient qui se soit fait diviniser, introduisant dans la forme de la monarchie des conceptions et un style qui a travers la royauté perse, les dynasties hellénistiques, puis Rome et Byzance, ont survécu d'une façon ou d'une autre jusqu'aux temps modernes.) Ce permier empire babylonien de Sumer et Akkad, tentative prématurée, dure à peine plus d'un siècle, car c'est au même moment que commence une des grandes périodes de migration de l'Histoire, répercussion probable de la première poussée indo-européenne. Or, comme nous l'avons déjà souligné, le Moyen-Orient est particulièrement exposé : avec les invasions indo-européennes du nord-ouest vers le sud-est et les infiltrations sémites du sud au nord, l'Asie occidentale est en pleine confusion pendant plus d'un millénaire. Du xxii' siècle au x* siècle av. J.-Ch., l'ère des Royaumes Combattants du monde babylonien recommence sporadiquement, chaque tentative d'unification étant interrompue non par la victoire d'un autre compétiteur, d'un autre « Contending State », mais par l'apparition d'un nouveau peuple barbare qui replonge dans une sorte de Moyen-âge tout ou partie de l'aire « civilisée ». Cette série d'invasions qui dure, en gros, du xxn* au xii* siècle, s'ouvre vers 2190 par l'irruption en Babylonie des Gouti venant du Nord, tandis que les premiers indo-européens s'infiltrent en Anatolie. L'empire de Narâm-Sin s'effondre, l'Elam se révolte, les petites royautés sumériennes reprennent leur indépendance. A peine l'unité babylonienne a-t-elle été rétablie, au milieu du χχΓ siècle sous la IIIe dynastie d'Our, que commence l'invasion des Amorites, sémites venus du Sud-Ouest et qui finiront deux siècles plus tard par s'établir à demeure en Syrie. Entretemps, dès le XX* siècle, une puissance extérieure à l'aire du MoyenOrient, l'Egypte du Moyen-Empire, étend son influence en Syro-Palestine et ne cessera plus d'y jouer un rôle jusqu'au premier tiers du i " millénaire. Vers 1800, en même temps que les Amorites atteignent la région d'Alep, les Hourrites pénètrent en Mésopotamie du Nord et les Elamites en Mésopotamie du Sud. Au milieu du xvm* siècle ce sont les Hittites, (7) Ou Sharu-Kin, c'est-à-dire < Le Roi est légitime », surnom significatif car il pourrait indiquer qu'il était, au contraire, non seulement illégitime aux yeux des Sumériens, mais probablement aussi dans sa propre ethnie, comme semble le prouver la légende de sa naissance illégitime, et son abandon dans un panier en osier lâché sur le fleuve (origine de la légende de Moïse ?).

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nouvelle puissance d'Asie mineure, qui mettent fin à l'empire babylonien de la dynastie d'Hammourabi. On peut toutefois considérer les trois siècles qui venaient de s'écouler comme une ère d'équilibre relatif, le premier épisode de l'ère des Royaumes Combattants. Vers 1700, nous trouvons en Palestine les Hyksos, futurs conquérants de l'Egypte. Au même moment apparaissent dans la zone considérée les premières peuplades indo-européennes, Kassites en Mésopotamie, Aryens en Iran. Vers 1600 le premier empire Hittite se consolide ; vers 1500 apparaît l'empire mitannien. On situe entre le xiv* et le xn" siècle l'établissement des tribus araméennes en Syrie et à la fin du xm* siècle celui des Hébreux en Canaan. Vers 1200, le raz-de-marée des « Peuples de la Mer », déferlant sur la Syrie, la Palestine et l'Egypte, emporte le nouvel empire hittite et dépose probablement les Philistins sur les côtes de Palestine. Enfin, cette ère de migrations est close vers 1100 par l'installation des Mèdes et des Perses en Iran. Aussi, pendant plus d'un millénaire, chaque fois qu'un peuple, ayant assumé l'héritage culturel de Sumer, tente d'imposer sa domination en Mésopotamie et au-delà, survient une nouvelle vague barbare qui remet tout en question. Les Sargonides sont balayés par l'invasion goutéenne. Au siècle suivant, l'unité est rétablie par la IV e dynastie d'Ourouk puis par la IIP dynastie d'Our. Avons-nous affaire à une renaissance politique des Sumériens ou à l'affirmation de nouvelles dynasties sémitiques assimilées ? Nous l'ignorons. Toujours est-il qu'un siècle plus tard cette nouvelle puissance se désagrège sous la poussée des Amorites. Du xix* au xvii" siècle, nouvelle et remarquable réussite, celle du I " empire babylonien, suivie d'une période encore plus troublée pendant laquelle se succèdent d'éphémères royautés hourrites, kassites ou mitaniennes, tandis qu'à la périphérie du monde mésopotamien des nouveaux venus consolident leur puissance, les Hittites. A partir du xiv* siècle enfin, la Mésopotamie septentrionale et centrale redevient pour quelques siècles, sous les Assyriens, le noyau politique et culturel du Moyen-Orient. Une relative stabilité territoriale permet l'éclosion dans la zone considérée de quelques grands Etats rivaux : Assyrie, Hatti, Mitanni, royaume d'Alep, royaume kassite de Babylone, auxquels il faut ajouter une puissance dont le centre est extérieur à notre aire : l'Egypte. Cet équilibre relatif sera une fois de plus rompu du xii" au x* siècle par la dernière vague de migrations, celle des Peuples de la mer, des Mèdes et des Perses, des Araméens et des Juifs, après laquelle de nouvelles constellations se forment où les nouveaux venus, Juifs, Araméens, Phéniciens, Ourartiens (8), Phrygiens, jouent un rôle déterminant. A la fin du vili" siècle enfin, l'ère des Royaumes Combattants se dessine dans sa forme classique avec une lutte acharnée pour l'hégémonie entre l'Assyrie, l'Egypte, l'Ourartou et l'Elam. Au vn e siècle un cinquième compétiteur, le nouvel (8) Les Ourartiens, dont la langue n'est ni sémitique ni indo-européenne, se nommaient eux-mêmes Chaldini, mais il ne semble pas qu'il y ait une liaison entre ce nom et celui des Chaldéens, habitants tardifs de la basse-Mésopotamie, d'origine sémite.

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empire babylonien, semblera l'emporter, puis ce sera le succès foudroyant du dernier venu, de la puissance la plus périphérique : la Perse, qui unifiera pour la première fois de façon durable tout le Moyen-Orient et tentera de dominer aussi, avec un bonheur inégal, les trois civilisations voisines : l'Inde, l'Egypte et la Grèce. Ainsi les vagues de migrations qui se succèdent pendant quelque 1 200 ans dans tout le Moyen-Orient ont-elles interrompu l'évolution « normale » du cycle de civilisation, sans toutefois en modifier la structure fondamentale, hormis l'allongement de la phase d'éclosion et les recommencements de l'ère des Royaumes Combattants. Nous avons, seulement, comme un « arrêt de croissance » entre la phase d'éclosion et l'ère des Royaumes Combattants. Or la durée de ces infiltrations barbares est comparable à la durée des deux autres migrations qui nous sont les mieux connues : celle qui a donné naissance à la civilisation hellénique et celle qui a donné naissance à la civilisation occidentale. La première dure approximativement du xx e siècle av. J.-Ch. (apparition en Béotie des premiers Grecs qu'on nomme parfois Minyens) jusqu'au xii" av. J.-Ch. (invasion dorienne). La seconde dure de la fin du ive siècle ap. J.-Ch. (début des percées germaniques à travers le limes romain) jusqu'au ix* siècle (Scandinaves, Avars, Hongrois) ou jusqu'au xn° siècle si l'on compte également les Perchénègues, les Coumans, les Tatars et les Turcs qui n'entamèrent en fait que l'Est byzantin. Dans les trois cas, Moyen-Orient, Grèce, Occident, les invasions connaissent un certain répit dans la seconde moitié de la période : du xvi" au xm" siècle av. J.-Ch. au Moyen-Orient et en Grèce, du νΓ au ix* siècle ap. J.-Ch. en Occident. On pourrait donc considérer ces trois périodes comme équivalentes, ou « contemporaines » du point de vue du cycle de civilisation. Pourquoi hésitons-nous dans le cas du Moyen-Orient ? Parce que le début des invasions n'a pas lieu, dans les trois cas, au même moment du cycle. Tandis que, dans le cas des invasions hellénique et germanique, les barbares se heurtent à une société qui a déjà parcouru toutes les phases du cycle de civilisation, c'est-à-dire après l'ère des Royaumes Combattants et l'établissement de l'Etat unitaire (9), dans le cas de la Mésopotamie, la première invasion qui bouleverse l'ordre politique existant arrive avant que cette évolution n'ait eu lieu. De ce fait, quoique la masse des envahisseurs ne semble pas avoir été proportionnellement inférieure à celle qui a submergé la Grèce vers la même époque et l'empire romain 2 000 ans plus tard, les barbares du Moyen-Orient s'assimilent progressivement sans provoquer de « cataclysme culturel ». Des royaumes sont razziés, des cités détruites, des dynasties renversées, mais à chaque fois, après le reflux, même sous des dynasties étrangères, la même organisation, les mêmes mœurs, les mêmes croyances semblent renaître, maintenant à travers les siècles une unité de style incontestable. (9) Ceci est moins net dans le cas de la Crète, mais l'étendue de l'aire civilisée et la complexité de l'amalgame ethnique jouent également, en ce qui concerne la durée et la résistance de la société envisagée.

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Peut-on en ce cas parler de coupure ? Peut-on distinguer deux cycles dans l'évolution du Moyen-Orient antique, séparés par un Moyen Age, période pendant laquelle sombrent presque toutes les valeurs anciennes ? On peut se poser la question. Pour y répondre, essayons d'appliquer nos deux critères majeurs : I o y a-t-il eu, d'une période à l'autre, changement radical dans le « style » ; 2° peut-on distinguer dans chacune des périodes un cycle politique complet ? A ces deux questions, la réponse nous paraît négative. D'une part, à aucun moment de cette longue période de troubles qui va de l'invasion des Gouti au χχιΓ siècle à la cristallisation des premières grandes unités rivales vers le xv'-xiv' siècle (Assyrie, Hatti, Mitanni, etc.) nous ne trouvons de modification profonde, de bouleversement, dans les formes de l'art et de la pensée ou dans les conceptions religieuses ; d'autre part et surtout, l'ensemble de l'aire considérée demeure manifestement à l'intérieur d'un même cycle de développement politique ; les phases initiales ne se répètent pas. Il est particulièrement difficile d'émettre des opinions tranchées en ce qui concerne l'évolution des arts. C'est un domaine qui de par sa nature même tient davantage de l'impression individuelle et fugitive que des catégories intellectuelles. D'aucuns pourront ainsi légitimement soutenir qu'il y a plus de différence entre les statuettes de Goudéa, prince de Lagash (dernier tiers du m" millénaire) et un bas-relief assyrien de Khorsabad (fin du vu Γ siècle) qu'il n'y en a entre la statuaire romaine et la statuaire gothique ou entre des vases de Cnossos et des vases de la Grèce continentale de l'époque pré-classique. Et pourtant, à y regarder de plus près, la différence entre l'art sumérien (du moins l'art néo-sumérien qui représente le moment classique de cette civilisation) et l'art plus tardif de Babylone ou d'Assyrie et même celui de l'époque Achéménide, réside peut-être moins dans un changement de style que dans une modification de la mode (barbe, habillement) et du profil humain (le type sémite remplaçant le type sumérien) ou à l'introduction de techniques nouvelles (céramiques multicolores de la période achéménide). On note ime conservation remarquable de la plupart des conventions dans l'art, pendant toute notre période, tel le manque de perspective et la représentation symbolique des individus selon l'échelle sociale ou le mérite (le dieu plus grand que le roi, celui-ci plus grand que ses soldats ou que ses ennemis vaincus, le héros plus grand que le lion qu'il terrasse, etc.), de plus, les mêmes attitudes, les mêmes motifs, les mêmes symboles s'y retrouvent (10). Si dans la petite plaque dite du Prêtre Dudu (fouilles de Tello, milieu du m* millénaire, Musée du Louvre) nous prenons le détail de l'Aigle aux deux lions, symbole du Dieu Ningirsu, nous voyons

(10) Si l'on compare la célèbre statuette d'albâtre de l'intendant Ebih-il (fouilles de Mari, milieu du m" millénaire, au Musée du Louvre) avec l'ivoire du palais d'Hazaêl, roi de Damas (ix e siècle), représentant un syrien portant tunique et manteau, on constate qu'en dehors de l'habillement et de la coiffure nous retrouvons la même pose, la même expression et jusqu'au même dessin de la barbe ; transmis de Sumer par les Assyriens, comme aussi par les Hittites et les Mitanniens. 4

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déjà un motif que nous retrouverons dans tout le Moyen-Orient à travers les siècles, comme un symbole vivant et non comme un simple motif décoratif dont on aurait oublié la signification. La même chose est vraie a fortiori de la représentation du héros Gilgamesh. Sans quitter le Musée du Louvre, on peut comparer le détail d'un cylindre-sceau de la deuxième moitié du m" millénaire représentant Gilgamesh et le Taureau céleste, avec le grand bas-relief du palais de Khorsabad (fin du vin" siècle) représentant le même motif. Il serait fastidieux de multiplier les exemples. En passant en revue les vestiges de l'art plastique du Moyen-Orient, on ne peut pas ne pas être frappé de la continuité de style, de la stèle d'Eannatum de Lagash, dite « Stèle des vautours », jusqu'aux bas-reliefs assyriens des νιιΓ-νιι" siècles et à l'art perse. Est-ce à dire que l'art du Moyen-Orient se serait développé en vase clos ? Nullement. Une certaine influence de l'art égyptien est sensible sur la côte méditerranéenne, particulièrement dans les grands centres commerciaux comme Byblos et Ougarit. L'influence crétoise est également décelable notamment chez les Phéniciens ou en Asie mineure (mais la Crète n'avait-elle pas d'abord emprunté ses motifs à l'Orient ?). Chez les Hittites, les Mitanniens, les Ourartiens, un art original se développe dont il est difficile sinon impossible dans l'état actuel des recherches d'établir la filiation. Partout cependant le sceau mésopotamien est patent. Aussi chez les Mitanniens, peuple à majorité probablement asianique si l'on s'en tient aux critères linguistiques, et chez lequel on décèle des éléments de culture indo-européens, tels la présence des dieux Mithra, Indra, Varoun ou l'usage militaire du cheval, la vie artistique s'inscrit indéniablement dans l'évolution de l'art babylonien. On trouve, certes, des éléments originaux comme l'introduction du portique en architecture ou l'invention de l'émail — mais le second de ces éléments, du moins, appartient davantage à la technique qu'au style. La continuité est encore plus évidente dans la tradition littéraire, comme le prouve notamment la persistance de certaines légendes épiques sumériennes, comme le Poème de la création ou l'épopée de Gilgamesh, celle-ci, reprise et amplifiée successivement par des ethnies différentes dans tout le Moyen-Orient. Il s'agit là de croyances véritablement assimilées, assumées par les nouvelles couches, et non pas de simples jeux de l'esprit, comme dans l'Occident d'après la Renaissance. (L'Occident n'a repris les mythes de l'antiquité que tardivement et d'une manière éminemment artificielle, livresque, comme un ornement littéraire et artistique, une fioriture autour de motifs profondément différents ; et la manie de l'Antiquité qui a duré en Occident jusqu'en plein xix" siècle n'a jamais été qu'un jeu d'intellectuels, incapable de susciter des œuvres authentiques sauf peut-être en architecture. Nous y reviendrons.) Les hauts et les bas que nous observons dans le développement des arts et des techniques ne revêtent nullement l'ampleur, ni la durée de ceux des moyens âges hellénique et occidental. Le recul des arts coïncide généralement avec les périodes, relativement brèves, de bouleversement politique, lorsqu'ils ne sont pas simplement un moment des périodes de Sorokin. Aussi assistons-nous une première fois en Babylonie

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à une renaissance culturelle après le reflux des Goutéens, entre le siècle et le xvni* siècle, s'achevant au temps d'Hammourabi en une véritable ère classique avec, même, une tendance à l'académisme. Les arts et la littérature (surtout religieuse) fleurissent une nouvelle fois vers le milieu du IIe millénaire, notamment à la périphérie, sur la côte méditerranéenne, au Hatti, au Mitanni. Une troisième période de renaissance est décelable au xiii* siècle sous le nouvel empire assyrien. Enfin, avec la stabilisation des derniers venus de la grande période des migrations, à partir du x" siècle, des cultures aussi riches que variées se développent un peu partout, en Judée, en Syrie, en Asie Mineure, en Mésopotamie, en Iran — mais nous sommes déjà — ou de nouveau — à l'ère des Royaumes Combattants. L'évolution linguistique peut, elle aussi, fournir quelques indications, encore que, nous le verrons plus loin, elle ne suive pas absolument l'évolution du cycle politique. Si le passage d'une civilisation à une autre, dans le temps, s'accompagne de profondes mutations linguistiques, l'inverse n'est pas toujours vrai. Au cours d'un même cycle de civilisation des langues locales se transforment à des rythmes variables tandis que plusieurs langues de circulation internationale peuvent s'imposer à tour de rôle. On remarque que les périodes de grandeur politique et d'épanouissement culturel s'accompagnent généralement d'une stabilisation, d'une fixation de la langue, tandis que les périodes de troubles et de décadence voient une accélération des transformations linguistiques. Ainsi, en Egypte, c'est au cours de la première Période intermédiaire que la langue vulgaire supplante l'ancien égyptien pour donner ce que l'on a appelé le Moyen-Egyptien. C'est pendant la < révolution amarnienne » d'Akhenaton que la langue parlée, le néo-égyptien, issue de la langue classique pendant la deuxième Période intermédiaire, s'impose comme nouvelle langue littéraire, etc.

XXI*

En Orient, le problème se pose différemment du fait de la variété et de l'enchevêtrement des groupes ethniques (11) et aussi de la durée trop brève de l'empire achéménide, l'Etat unificateur du Moyen-Orient, qui n'a pas permis à une langue administrative de s'imposer à tout l'empire comme en Egypte, à Rome ou en Chine. En Mésopotamie, le sumérien cède la place à l'akkadien à l'époque du premier empire babylonien, lorsque le pouvoir est passé entre les mains des Sémites et que le centre s'est déplacé vers le nord, où ces derniers sont en majorité. Mais le sumérien demeure, longtemps, la langue savante, même en dehors de la Mésopotamie ; les chancelleries de royaumes périphériques comme

(11) Ainsi, parmi les peuples dont nous connaissons quelque peu l'histoire au Moyen-Orient, les Sumériens, les Ourartiens, les Hourrites, les Mitanniens parlaient des langues pré-indo-européennes (et n'appartenant pas non plus au groupe sémitique), comme aussi les Khati, ou habitants du pays hittite avant l'arrivée des dominateurs indo-européens que nous nommons aujourd'hui Hittites ; les Akkadiens, les Amerites, les Assyriens, les Araméens, les Phéniciens, les Juifs, les Chaldéens, etc., des langues sémitiques ; les Kassites, les Hittites, les Arméniens, les Mèdes et les Perses, des langues indo-européennes.

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le Hatti en font encore usage mille ans après l'effacement de la puissance politique sumérienne (12). A son tour le babylonien de l'époque d'Hammourabi deviendra langue classique, la langue classique par excellence, et ses œuvres littéraires, poèmes épiques ou religieux, seront pendant plus d'un millénaire l'héritage commun du Moyen-Orient, tandis que l'akkadien sera la langue diplomatique de l'Orient ancien comme le français la langue diplomatique de l'Occident moderne (13). Il le demeurera pendant toute l'ère des Royaumes Combattants même lorsque la Babylonie aura cessé d'être la principale puissance dans la lutte pour l'hégémonie. A la fin du premier tiers du premier millénaire un nouveau phénomène se produit : l'araméen devient peu à peu la lingua franca du Moyen-Orient. L'étonnante fortune de l'araméen dans l'antiquité offre à l'historien l'exemple d'un idiome qui s'impose comme langue de circulation internationale sans posséder le prestige d'être la langue d'une grande puissance ou d'une culture supérieure, phénomène relativement rare, dont on a de nos jours des exemples avec le haoussa en Afrique de l'ouest et le swahili en Afrique de l'est. Certes le royaume araméen de Damas avait-il connu son moment de gloire, comme le royaume de Juda, mais ce moment d'épanouissement politique et culturel est tout à fait insuffisant à expliquer l'expansion de l'araméen, d'Asie Mineure jusqu'en Chaldée et de l'Iran jusqu'en Egypte. C'est probablement à d'autres facteurs qu'il convient d'attribuer ce succès extraordinaire. Sans doute les nomades araméens se répandirent-ils largement en Syrie, en Palestine, en Mésopotamie. Sans doute formèrent-ils une couche de petits marchands en rapport les uns avec les autres par-delà les frontières des Etats. Les conquêtes assyriennes et la politique de déportations massives que pratiquèrent les rois d'Assyrie, notamment en Samarie, comme plus tard le deuxième empire babylonien en Judée, favorisèrent-ils la pénétration de la langue araméenne. Peut-être certaines qualités de la langue et l'adoption d'un alphabet phonétique, d'origine phénicienne, contribuèrent-elles également à ce succès. Toujours est-il qu'au moment où elle établit enfin l'empire universel du Moyen-Orient antique, la dynastie achéménide adopte-t-elle, par commodité, l'araméen comme langue administrative de l'empire — comme cela a été prouvé récemment. En même temps que l'administration des satrapes, l'araméen pénétrera dans tout l'Orient et jusqu'en Egypte, en Afghanistan et en Inde, où l'écriture araméenne donnera naissance au Kharosthî. Cette consécration officielle d'une longue carrière commencée obscurément ne cessera pas, même sous la domination gréco-macédonienne et romaine : c'est l'araméen qui demeurera la lingua franca des peuples assujettis,

(12) Ainsi qu'en témoignent les tablettes de Boghaz-Keui contenant des « vocabulaires » trilingues, hittite - babylonien - sumérien. (13) Voir entre autres la correspondance de Tell el-Amarna entre le roi d'Egypte et ses vassaux ou clients de Syro-Palestine au xiv" siècle.

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jusqu'à la conquête arabe, c'est en araméen que seront écrits les derniers livres de la Bible, c'est en araméen que prêchera Jésus. Ainsi, une langue sémitique apparentée à l'akkadien, comme au phénicien et à l'hébreu, a-t-elle servi de liant, au premier millénaire, entre tous les peuples du Moyen-Orient, accusant le caractère principalement sémite de leur civilisation. Chercher une unité religieuse au Moyen-Orient antique peut paraître une gageure. Pays aux mille dieux, le Moyen-Orient n'a jamais connu d'unité religieuse avant l'Islam. Au pays de Sumer, puis en Babylonie, chaque cité vénère ses propres dieux, dont l'un est plus particulièrement le dieu tutélaire de la Cité, peut-être même son Roi en esprit, dont le roi ou le grand-prêtre ne sont que les représentants sur la terre. Lorsque l'ennemi prend la cité, il emporte souvent son dieu tutélaire, l'humilie et détruit ses effigies, ou au contraire l'adopte. Vers la fin du ιΓ millénaire, et malgré la vénération dont jouissent les dieux de Babylone dans toute la Mésopotamie et les larges emprunts que tous les peuples d'Orient ont fait à ses mythes (14), la prolifération des déités et îa confusion des croyances est telle qu'elle décourage toute tentative de généralisation. Pourtant, on peut observer une certaine continuité des mythes et des structures du sacré, de l'époque sumérienne jusqu'à l'époque assyrobabylonienne : le panthéon babylonien conservera, avec le même nom, les grandes divinités cosmiques des Sumériens, Anou, Enlil et Enki, et, avec d'autres noms, les principales divinités astrales : Sin (le soleil), Shamash (la lune) et Ishtar (qui donnera Vénus-Astarté). Une telle continuité eut été hautement improbable si nous avions eu passage d'une civilisation à une autre. Surtout, deux autres observations s'imposent : la première est que (quoi qu'en ait dit Toynbee) la religion n'est pas l'élément déterminant d'une civilisation. Plus précisément, comme l'évolution de la langue, l'évolution de la religion n'offre pas un critère absolu pour le découpage des civilisations. Si tel moment du cycle politique est plus propice que tel autre aux mutations religieuses, les grandes religions tout comme les grandes transformations économiques chevauchent et transcendent les cycles politiques. Elles dépassent les frontières des civilisations dans le temps comme dans l'espace. Nous y reviendrons plus loin. Deuxième observation : c'est au Moyen-Orient que dans l'enchevêtrement des croyances polythéistes apparaissent pour la première fois les grandes voix appelant l'humanité au culte du dieu unique, dans deux foyers périphériques apparemment sans liaison, la Palestine et la Perse. (14) C'est ainsi qu'au ν π Γ siècle on assiste à une conversion de l'Assyrie, du moins de sa classe dirigeante, au chaldéïsme, c'est-à-dire aux dieux de Babylone. Cela ressort clairement des égards que, par contraste avec leur politique sur d'autres fronts, les rois assyriens prennent envers Babylone vaincue ; on se livre à des dévotions dans la ville, réputée ville sainte, on établit une colonie assyrienne au temple de Borsippa, la haute aristocratie assyrienne prend des noms babyloniens, etc. On ne fait que reprendre d'ailleurs la tradition de l'empire assyrien du XIII* siècle.

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Certes, il y avait eu en Egypte l'éphémère tentative d'Akhénaton. Mais ne doit-on pas déceler là aussi l'influence asiatique ? L'« hérésie > monothéiste se produit deux siècles après le reflux des Hyksos et vers la fin du séjour des Hébreux en Egypte. Aménophis IV est lui-même, semble-t-il, un « sang mêlé » et son épouse, Nefertiti, qui défend avec obstination ses réformes après sa mort, est une Asiatique, probablement ime Mitannienne. Ainsi l'Orient est-il le berceau des deux grandes religions universelles, le christianisme et l'islam, événement majeur de l'histoire universelle (15). L'Orient sous ce rapport est en avance sur la Grèce, dont la civilisation est pourtant plus jeune — et l'échec des Perses en Grèce, s'il a permis l'éclosion d'une des civilisations les plus brillantes de l'Histoire, a par ailleurs retardé le progrès du monothéisme dans le monde. Mais dans la longue durée, les forces irrésistibles s'imposent : la croix de Constantin à Byzance, c'est la revanche sur Salamine. Il y a aussi les à-côtés de la religion ou de la religiosité : les sciences ou pseudo-sciences qui se développent autour des temples mésopotamiens et qui prendront un tel essor que pendant des millénaires l'astrologie, l'art de la divination, les sciences occultes des Babyloniens deviendront un héritage commun des civilisations du Moyen-Orient et de la Méditerranée. La science des présages, l'astrologie, les conjurations, certaines prescriptions médicales se retrouvent chez les Romains qui le tenaient des Etrusques (16) ; et jusque chez les chrétiens du Moyen-âge (dans ce dernier cas il est plus probable que ces pratiques occultes avaient pour origine les colonies juives d'Occident). Cette orientation ne doit pas être considérée comme un aspect secondaire mais comme un aspect essentiel de la religiosité babylonienne, qui justifie en partie le nom de « culture magique » que Spengler a donné à la civilisation-fille de la civilisation babylonienne (qui englobe nos civilisations arabe et byzantine). Spengler a cherché à tirer de ce caractère sous-jacent, de cette vision « magique » du monde, les conséquences les plus extrêmes pour expliquer les créations de sa civilisation dans tous les domaines de la pensée et des arts, et particulièrement son architecture. Mais encore une fois, c'est le déroulement du cycle politique qui nous fournit la meilleure preuve de l'unité de la civilisation babylonienne dans le temps. (15) Toutefois, il convient de noter (et ceci rejoint notre première observation) que, quelques siècles plus tard, entre le vii* et le iv* siècle avant notre ère, le monde donnait en une poussée simultanée, par-dessus les peuples et les cultures, et sans lien apparent, une floraison de grands créateurs, annonciateurs de la mutation spirituelle qui allait marquer l'humanité pour les millénaires à venir. La Chine donnait Lao-Tseu et Confticius, l'Inde le Djina et le Bouddha, la Perse Zarathoustra, Israël les grands prophètes, Isaïe (dès le vm* siècle), Jérémie, Daniel, Ezéchiel, la Grèce Pythagore, Socrate et Platon, la Thrace Zalmoxis. C'est la e période axiale » de Karl Jaspers. (16) Certains modèles en bronze de foies d'animaux qui servaient aux haruspices romains sont tout à fait semblables à ceux qui ont été découverts en Chaldée.

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Nous n'avons qu'un seul âge héroïque (phase larvaire, de l'arrivée des Sumériens aux premières dynasties de Kish et d'Ourouk, environ du XXXVe siècle au xxix* siècle av. J.-Ch., et phase de formation, environ du xxix" siècle au xxiv" siècle) ; une seule période d'éclosion, du XXIV" siècle environ, temps de la première floraison sumérienne puis de l'empire d'Akkad, à la fin du premier empire babylonien au xvin' siècle — interrompue par l'intermède goutéen — période au cours de laquelle les formes essentielles de la culture se cristallisent, pour se retrouver sans modification essentielle à la fin de chaque période intermédiaire provoquée par une nouvelle vague d'invasion débouchant chaque fois sur un recommencement de l'ère des Royaumes Combattants ; un seul empire universel d'une certaine durée (l'empire achéménide), couvrant la totalité de l'aire culturelle envisagée, et au-delà, et assurant aux peuples une préfiguration de la Pax Romana. Il s'écroule accidentellement et prématurément, d'où conséquences, que nous avons déjà signalées, sur deux civilisations du cycle suivant (Byzance, Arabes). A chaque période, nous distinguons toutes les caractéristiques-types de chacune d'elles : de l'âge héroïque, de la période d'éclosion, de l'ère des Royaumes Combattants, de l'Etat Unitaire, notamment dans l'évolution artistique et dans les structures politiques et sociales. Il est prouvé aujourd'hui que c'est l'âge héroïque de Sumer qui a inspiré les grandes épopées (dont celle de Gilgamesh est la mieux connue et la plus remarquable) qui ont été reprises pendant deux millénaires dans tout l'Orient, par les peuples les plus divers, les Babyloniens, les Assyriens, les Hourrites, les Mitanniens et même les Hittites. Les unités politiques sont des Cités-Etats, ou de petits royaumes en lutte constante les uns contre les autres. C'est une période essentiellement barbare, où le courage est la vertu dominante, et la guerre, l'apanage des nobles. Les héros, se mouvant dans un monde où la débauche et la cruauté sont de règle, ressemblent comme des frères à Héraclès, à Thésée, aux Atrides, à Achille, dans la légende grecque, aux héros de la guerre des Bhârata dans la légende indienne, aux héros du Nibelungenlied ou de la chanson de Roland dans la légende occidentale. N'est-il pas remarquable que ce soit ce petit peuple de Sumer, éliminé de si bonne heure de l'arène politique, qui ait fourni ses chants épiques à tout le MoyenOrient, dont l'histoire est pourtant fertile en événements ? Une seule explication nous paraît plausible : les trois mille ans d'histoire du Moyen-Orient antique forment un cycle unique et à l'intérieur de ce cycle, les phases, une fois achevées, ne se répètent plus. La période d'éclosion de la civilisation, qui, interrompue par l'invasion goutéenne pendant un siècle et demi, s'étend grosso modo du xxiv* au XVIII* siècle, voit se préciser peu à peu la lutte des Cités-Etats et des royaumes pour l'hégémonie. C'est également une ère de floraison artistique, et probablement littéraire, à en juger par les légendes qui seront transmises aux âges suivants. A l'intérieur de cette période, l'épisode de l'empire akkadien apparaît plutôt comme un accident historique comparable à l'épopée d'Alexandre dans le cycle de la civilisation hellénique. En tout cas il semble avoir été une entreprise prématurée, la zone

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que contrôlent les Sargonides, plus en suzerains d'ailleurs qu'en possesseurs directs, n'ayant pas encore cristallisé en royaumes rivaux. Cette cristallisation, gênée par la récurrence des invasions barbares, ne se fera que quelques siècles plus tard. C'est cette époque dite néo-sumérienne de la III e dynastie d'Òur, qui continue la période akkadienne et qui se perpétue sous la dynastie babylonienne d'Hammourabi, qu'il convient de considérer comme l'âge classique de la civilisation mésopotamienne. La perfection de la stèle des vautours de Narâm-Sin ne sera probablement jamais dépassée. On dirait que l'art mésopotamien n'atteint sa perfection que lorsque le mélange suméro-sémite a atteint un certain point d'équilibre. Et c'est ainsi que le style babylonien, et plus tard assyrien et perse, sera, malgré la distance dans le temps, plus proche du style akkadien et néo-sumérien que celui-ci ne l'est du style vieux sumérien. En tout cas, de l'époque néo-sumérienne à la fin du premier empire babylonien, pendant quatre siècles environ l'unité de style est totale. Entre le bas-relief du sommet du code d'Hammourabi (probablement début du xvii" siècle) représentant le roi priant devant le dieu soleil, Shamash, et la stèle dite d'Our-Nammou, du nom du fondateur de la III" dynastie d'Our (milieu du xxi* siècle) la ressemblance est telle, dans la disposition, les attitudes, l'habillement, les symboles, que seuls quelques détails la distinguent (disparition du symbole de l'arbre entre le roi et son dieu, geste de prière de la main du roi chez Hammourabi, enfin la tiare du dieu vue de profil dans le second monument, au lieu d'être de face comme dans les dessins traditionnels). Comme dans l'art égyptien contemporain, on copie l'ancien. Mais l'art devient peu à peu académique, presque froid. Il est intéressant de noter aussi le changement qui intervient dans l'imagerie, davantage axée sur les thèmes religieux, signe d'un regain de la religiosité, alors ciu'à l'époque sumérienne les sujets, représentés notamment sur les cvlindres-sceaux, sont principalement inspirés de la vie pastorale et agricole. En littérature, la copie d'oeuvres anciennes tend à l'emporter sur les créations nouvelles. On commence à établir les premiers codes de lois connus, le code d'Our-Nammou (xxi* siècle), celui de Lipit-Ishtar (xix* siècle), celui d'Hammourabi (χνιπ'-χνιΓ siècles). Et c'est là, nous le verrons, un nouveau signe de maturité — presque de sclérose. Dans le domaine économique et social, on constate, sous Hammourabi et ses successeurs, un rétrécissement du commerce, une raréfaction des métaux précieux, la multiplication des bénéfices pris sur le domaine royal. Autant de traits caractéristiques d'une société s'acheminant vers la phase impériale. Sur le plan de la politique « internationale », on voit se constituer une série de royaumes rivaux, qui aux environs de 1700 av. J.-Ch. représentent un nouvel équilibre, un instant rompu par la suprématie de Babvlone. Il y a plusieurs petits royaumes dans l'ancien pays de Sumer (incapable de s'unir, comme plus tard la Grèce, berceau de la civilisation hellénique, et l'Italie, un des foyers de la civilisation occidentale). Il y a l'Elam, un instant possesseur de Harsa en pays sumérien, la Babylonie, le royaume amorite d'Alep en Syrie septentrionale, et, pour la première fois, l'Assyrie de Shamshi Adad, puissance neuve dont

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la structure économico-sociale nous apparaît plus « saine », avec son administration fortement centralisée et ses marchands qui essaiment déjà dans tout l'Orient. C'est la première constellation de Royaumes Combattants. Elle sera brisée pendant deux siècles et demi environ par la vague de peuples indo-européens qui poussera les Hyksos vers l'Egypte et déposera les Hittites en Anatolie et les Kassites en Babylonie. La reprise de l'ère des Royaumes Combattants aura lieu vers le milieu du xv* siècle lorsque, pour près d'un siècle, on aura un nouvel équilibre entre quatre « grandes puissances > : Babylone, Hatti, Mitanni, Egypte — cette dernière, puissance extérieure à notre civilisation — plus tard une cinquième : l'Assyrie. C'est à cette époque que nous sont connus les premiers documents de politique internationale, traités de paix, traités d'alliance, conclusions d'alliances matrimoniales entre dynasties, etc., et la première langue diplomatique. Cette époque se poursuit jusqu'à la fin du xii* siècle au cours duquel s'établit pour la première fois la prépondérance assyrienne accompagnée d'une renaissance artistique et littéraire, particulièrement sous le règne de Toukoulti-Ninourta ; et le mot « renaissance » prend ici son plein sens, car c'est à ce moment qu'en Assyrie et en Babylonie l'antique héritage suméro-akkadien repris et amplifié se fixe en des formes que les siècles futurs prendront pour modèle, dans l'art, la littérature, les sciences astrologiques et médicales et même la lexicographie. Puis, pendant plusieurs siècles, ce sera de nouveau le chaos, entraîné par la dernière vague indo-européenne. Troisième reprise de l'ère des Royaumes Combattants au vm e siècle après le reflux ou la « sédimentation » des barbares. Elle mettra aux prises le nouvel empire assyrien qui fut le plus près d'établir l'Etat unitaire à son profit, avec l'Egypte, l'Ourartou et l'Elam, puis avec le nouvel empire babylonien, et qui s'achèvera par la victoire imprévue autant que décisive des derniers venus, les Perses. On assiste à une unification progressive de la civilisation dans toute l'aire du Moyen-Orient avec l'expansion de l'art assyrien teinté d'influences syro-palestiniennes, de la religion chaldéenne et de la langue araméenne. En même temps, les structures impériales se dessinent dès le vm* siècle, après l'accession de Teglathphalasar III au trône d'Assyrie, avec l'abaissement de la grande aristocratie, l'établissement d'une administration centralisée, la constitution d'une armée permanente cherchant la supériorité surtout dans l'excellence de l'armement, de la technique, de l'organisation. Les Perses hériteront du système et le perfectionneront. En architecture, goût du colossal (palais de Khorsabad) qui se continuera sous le nouvel empire babylonien (Babylone), atteindra son apogée sous les Achéménides (Suze, Persépolis). L'empire achéménide présente toutes les caractéristiques de l'Etat Unitaire. S'il dure moins longtemps que l'empire romain ou l'empire des Han, nous ne pensons pas qu'il faille attribuer cet écroulement, comme on le fait le plus souvent, à la décomposition interne. Le mal ne vient probablement pas seulement de la corruption de la Cour. L'empire romain connaît la même corruption et les mêmes

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convulsions sous Ies premiers successeurs d'Auguste. Cependant la structure résiste. Deux faits expliquent peut-être la différence entre les deux empires. Rome s'est formée plus lentement. Non que les Mèdes et les Perses soient tout à fait des nouveaux venus dans le circuit de la civilisation babylonienne, mais il semble bien (quoi qu'il faille faire la part de notre ignorance, faute de documents) qu'ils aient mené longtemps une existence quasi nomade et que la constitution de leur Etat ne présente rien de comparable au lent mûrissement des institutions romaines. En fait, ils ne font irruption dans la grande politique que vers 625, lorsque Cyaxare, roi des Mèdes, s'impose aux Scythes et aux Perses et étend son autorité sur la plus grande partie du plateau iranien. Moins de cent ans plus tard, Cyrus établit son « empire universel ». Par ailleurs la structure sociale de l'Etat sera toujours fragile et trop exclusivement aristocratique. Malgré tout, on peut admettre que l'écroulement de l'empire achéménide est un événement accidentel, dû à la « folie •» d'Alexandre. La résistance tenace de la civilisation dont cet empire représente la phase finale, et sa victoire pacifique, quelques siècles plus tard, sur l'hellénisme conquérant, tendrait à le prouver. L'empire, dernier avatar de la civilisation, s'était écroulé avant que l'énergie créatrice de celle-ci ne fût épuisée. Rappelons, pour achever ce bref panorama du Moyen-Orient antique, qu'il ne nous paraît pas possible, comme le veut Toynbee, de le morceler, dans le temps et dans l'espace, en quatre civilisations distinctes : sumérienne, babylonienne, hittite et syriaque. Toynbee voit la coupure entre la première et la seconde de ces divisions après la chute d'Hammourabi, c'est-à-dire au moment de l'établissement des premiers royaumes à minorité dominante indo-européenne (hittite, kassite, mitannien). Or nous venons de le voir, le critère artistique, s'il pouvait à la rigueur laisser un doute sur la continuité entre l'époque sumérienne et l'époque akkadienne et néo-sumérienne, n'en laisse aucun sur la continuité entre cette dernière, que nous avons considérée comme l'âge classique de la civilisation babylonienne, et l'époque de la première constellation de Royaumes Combattants, dont ne la sépare qu'un orage politique d'un siècle et demi ou deux, et non pas un véritable « dark age ». Le critère politique confirme le critère artistique. Pour les mêmes raisons nous ne pouvons pas isoler la confédération hittite du reste du monde oriental. La meilleure connaissance que, depuis bientôt trois quarts de siècle, nous avons de la culture des Hittites, ne nous autorise pas à les traiter différemment des Hourrites, des Mitanniens, des Ourartiens ou des autres peuples qui à la périphérie du monde mésopotamien ont manifestement adopté l'essentiel de sa culture et participé au sein du même ensemble à la lutte pour l'hégémonie. Par ailleurs, la durée relativement brève du royaume, ou des royaumes hittites (environ 7 ou 8 siècles), n'a pas permis le développement d'un cycle classique de civilisation — auquel il manque également un autre élément

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essentiel que nous avons signalé : un ensemble pluri-national. La superposition d'une aristocratie indo-européenne au vieux fond asianique ne suffit pas. Il n'est que le ferment généralement indispensable à l'éclosion d'une culture supérieure. A l'intérieur de la confédération hittite, il n'y a jamais eu d'unités ethniquement et politiquement bien différenciées. On est en présence d'une structure politique relativement uniforme qui présente tout au long de son existence des traits caractéristiques d'un royaume barbare : gouvernement par une aristocratie militaire fondée sur la propriété foncière, mœurs chevaleresques, culture empruntée pour l'essentiel. De même, Toynbee voudrait faire de l'ensemble syro-palestinien une civilisation isolée qui naîtrait entre le xv" et le xi* siècle, au moment où la puissance des trois civilisations voisines, l'égyptienne, la babylonienne et la hittite connaissent une éclipse à la suite des invasions du nord, dont celle des Hyksos. Cette civilisation serait fille de la civilisation minoenne ! Les arguments qu'il apporte à l'appui de cette thèse (vocation maritime des Phéniciens et emprunt, probable mais nullement prouvé, de l'alphabet crétois) ne nous paraissent pas convaincants. Pour les mêmes raisons que dans les deux cas précédents : influence prédominante de la culture babylonienne et appartenance au même ensemble politique, nous estimons que les cultures des pays araméens, phéniciens et hébreux font partie intégrante de la civilisation babylonienne.

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La plupart des auteurs que nous avons étudiés omettent la civilisation crétoise. Cette omission s'explique pour les plus anciens, par l'ignorance presque totale dans laquelle on se trouvait du passé de la Crète avant les fameuses fouilles d'Evans. Plus près de nous, seul Toynbee lui accorde la place qu'elle mérite à notre sens ; Spengler l'ignore et Bagby la compte parmi les civilisations secondaires ou périphériques. A la lumière des travaux plus récents, cette opinion ne nous paraît plus soutenable. Le monde égéen, en effet, ne peut être considéré, comme le veut Bagby, comme une « civilisation secondaire » de « l'aire Egypto-Babylonienne », à l'instar des cultures des Hittites, des Mitanniens et des Syro-Phéniciens que nous avons rattachées à la civilisation babylonienne. D'une part, sa culture (son art, son écriture, ses croyances, ses mœurs) présente une indéniable originalité et ne peut être raisonnablement rattachée ni à la civilisation égyptienne, ni à la civilisation babylonienne. D'autre part, son évolution politique apparaît, pour l'essentiel, indépendante de l'évolution de ces deux dernières, quoique sensiblement contemporaine. Enfin son influence sur la civilisation hellénique apparaît aujourd'hui tellement évidente et tellement profonde qu'il convient d'en faire une unité à part, comme civilisation-mère de la civilisation hellénique. La durée de la civilisation crétoise est d'environ 2000 ans. C'est du milieu du iv° millénaire que les archéologues datent l'installation de nouveaux peuples par-dessus les peuplades des sociétés néolithiques anciennes. Par un phénomène analogue à celui provoqué vers la même époque par l'arrivée des Sumériens en basse Mésopotamie, du mélange des nouveaux venus avec les occupants primitifs de l'île naîtra la première civilisation proprement méditerranéenne. Nous ne savons rien des premiers siècles de cette civilisation et fort peu de choses de ce qu'après Evans on appelle le Minoen ancien (environ — 3000 à — 2000). Au Minoen moyen (à partir de 2100) en même temps que les vestiges d'une organisation politique et d'une vie citadine intense (Cnossos, Phaistos) — la Crète centrale prenant le pas sur l'est de l'île qui semble avoir dominé au début, on trouve la trace de comptoirs crétois en Syrie à Ougarit et des preuves de la présence crétoise à Byblos, à Chypre, en Egypte. Nous avons affaire à la première civilisation maritime de l'Histoire. L'expansion crétoise sur toutes les côtes de la Méditerranée orientale représente, compte tenu des moyens de navigation de l'époque, un exploit remarquable. Un peu plus tard, l'empire du

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Minos s'étend probablement jusqu'à Melos et Thera, aux Cyclades, en Argolide, en Attique. De ce fait, les dimensions réduites de l'île de Crète (250 km dans sa plus grande longueur) ne nous apparaissent pas inférieures aux dimensions des noyaux des civilisations de la première génération que nous connaissons : basse vallée du Nil, pays de Sumer, pays maya, etc. Par ailleurs, il ne convient pas de comparer les dimensions territoriales des puissances maritimes à celles des puissances continentales. La thalassocratie offre une étonnante économie de moyens. C'est là un trait de sa nature particulière. Avec quelques vaisseaux, la puissance maritime tient en échec les plus grandes puissances continentales. On en aura des exemples plus tard avec Athènes, Venise et Gênes, les Pays-Bas, l'Angleterre. Lorsqu'une puissance combine la maîtrise des mers avec la puissance continentale, comme ce fut le cas jadis de Rome et aujourd'hui des Etats-Unis, elle est pratiquement invincible. (De nos jours intervient un élément nouveau : à la maîtrise des mers doit s'ajouter la suprématie aérienne ; c'est pourquoi, toutes choses égales d'ailleurs, l'hégémonie mondiale appartient déjà virtuellement à la puissance qui possède la plus grande flotte de porteavions.) Il nous est difficile, sinon impossible, dans l'état actuel de nos connaissances, de distinguer des périodes d'un cycle politique dans le développement de la civilisation crétoise. Notre incapacité à lire les inscriptions crétoises (1) nous condamne, selon l'expression d'un auteur, à regarder un livre d'images sans légendes. On remarque toutefois deux phénomènes classiques : le déplacement du centre de gravité et l'unification progressive, qui aboutit, au Minoen récent, à l'hégémonie de Cnossos et de la dynastie des Minos non seulement dans l'île même, dont l'unité ethnique devait déjà être achevée (2), (1) Le déchiffrement, il y a une quinzaine d'années, de l'écriture linéaire Β par le jeune savant britannique Michael Ventris, exploit comparable à ceux de Champollion pour l'écriture hiéroglyphique et de Hrozny pour l'écriture hittite, a ouvert des perspectives nouvelles, notamment pour l'étude de la Grèce préhomérique, le Moyen-âge hellénique. Il permet également d'affirmer qu'au xv" siècle on parlait à Cnossos un idiome grec apparenté à celui de Pylos et de Mycènes et, par là, de confirmer l'existence avant le xv· siècle d'une première vague hellénique en Crète — appelons-la achéenne pour la commodité —. Mais il ne permet pas — ou pas encore — de remonter le courant, à travers les deux autres écritures reconnues en Crète, l'écriture linéaire A et l'écriture hiéroglyphique, vers la civilisation crétoise dans ses phases de croissance et d'éclosion. L'hypothèse qui vient le plus naturellement à l'esprit est que l'écriture linéaire Β est la modification, pour la langue des envahisseurs achéens, de la linéaire A qui aurait servi encore pour la langue des autochtones crétois, modification qui se serait produite à un certain moment entre le χvin" et le xv" siècle. (Voir Michael VENTRIS and John CHADWICK, Documents in Mycenaean Greek, Cambridge, University Press, 1956, et John CHADWICK, The Decipherment of Linear Β, Cambridge, University Press, 1959). (2) L'étude anthropologique des squelettes anciens révèle la présence de plusieurs types ethniques et en tout cas un mélange de dolicocéphales et de brachycéphales. Hrozny croit à la présence en Crète, entre autres, d'asiatiques du type arménoïde (ou subaréen), déduction qu'il tire à la fois de l'observation des

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mais dans une vaste aire de la Méditerranée orientale, comprenant toute la mer Egée et une partie des côtes de Grèce. Mais cette expansion même, formidable pour l'époque, allait être sans doute cause de l'écroulement brutal de cette civilisation. Mis en contact avec cette civilisation brillante, les « barbares » indo-européens, installés depuis peu en Grèce, allaient, après une première phase d'acculturation, tenter d'abord de secouer la tutelle minoenne, puis de s'emparer du centre même de la civilisation. Déjà une première fois, vers — 1750, on assiste à une catastrophe à Cnossos, au cours de laquelle les palais de Crète s'écroulent, et sur les origines de laquelle les historiens ne se sont pas encore mis d'accord. Cataclysme naturel selon les uns, révolution intérieure ou guerre civile selon les autres. On se refuse à retenir l'hypothèse de l'invasion sous prétexte qu'aucun peuple n'aurait pu à cette époque ravir aux Crétois la domination des mers. Il ne nous appartient pas d'intervenir dans les querelles des spécialistes. Force nous est cependant de constater que cette date coïncide parfaitement avec la vague d'invasions qui provoque la chute du premier empire hittite et du premier empire babylonien et qui pousse les Hyksos à la conquête de l'Egypte. Que sait-on d'ailleurs des moyens de navigation des premiers Grecs ? Ne peut-on imaginer, peut-être à la faveur de discussions intestines, un coup de main des Barbares ? La puissance byzantine au ix* siècle de notre ère n'empêchera pas les raids des Varègues sur Constantinople. Toujours est-il que lorsque les cités crétoises se relèvent de leurs ruines, un demi-siècle plus tard, plus brillantes encore qu'auparavant, on constate des changements notables : une nouvelle dynastie s'est installée à Cnossos et une écriture linéaire a remplacé l'écriture hiéroglyphique. La suprématie de Cnossos s'affirme alors, conséquence probable de l'appauvrissement du sud de l'île dont le commerce avec l'Egypte périclite à la suite de l'établissement des Hyksos dans le delta du Nil. L'hégémonie minoéenne est incontestable au XV* siècle. Mais cette unification de la civilisation crétoise durera moins d'un siècle, la puissance crétoise s'écroulant vers la fin du xv" siècle sous le coup des envahisseurs. Nous retrouverons deux exemples comparables dans les empires pré-colombiens, l'empire aztèque et l'empire inca, détruits peu de générations après leur établissement, par les envahisseurs espagnols. Mais tandis que les Espagnols étaient porteurs d'une civilisation dans sa pleine maturité, totalement étrangère aux civilisations vaincues, et qui tentera donc d'effacer toute trace des anciennes cultures pour s'imposer brutalement, nous assistons en Méditerranée orientale au phénomène inverse : les barbares du Nord, déjà en contact depuis plusieurs siècles avec la périphérie du monde crétois, seront partiellement convertis à la civilisation crétoise à laquelle, dans une première phase, ils emprunteront un très grand nombre d'éléments culturels, une partie de ses dieux et de profils humains sur les médailles et les peintures murales et des similitudes qu'il découvre entre les écritures crétoises et les écritures hittites hiéroglyphique, protoindienne et suméro-babylonienne.

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ses mythes, son écriture, son art, probablement aussi sa poésie et ses jeux. Dès la fin du xv* siècle, alors que la Crète elle-même sombre dans un marasme économique et une impuissance politique dont elle ne se relèvera plus jamais (3), en Grèce continentale, des petits royaumes, dont celui de Mycènes paraît le plus puissant, prolongent pendant plusieurs siècles, sous une forme plus grossière, l'essentiel de la culture crétoise (4). De ce contact naîtra la civilisation hellénique qui atteindra son apogée mille ans plus tard. Ainsi, malgré la pénurie de documents, il est possible de retrouver dans la thalassocratie crétoise tous les éléments d'un cycle de civilisation complet, avec une phase d'unité écourtée, comme nous l'avons observé plus haut. En quittant la Crète, nous allons pour la commodité de l'exposé laisser provisoirement de côté les civilisations lointaines de l'Inde et de la Chine, pour passer en revue successivement les civilisations hellénique, byzantine, occidentale et arabe, c'est-à-dire les civilisations apparentées aux deux civilisations que nous venons d'analyser : la babylonienne et la crétoise.

(3) L'œuvre des premiers envahisseurs achéens sera parachevée deux siècles plus tard par l'invasion dorienne. Tout porte à croire qu'une partie de la population préféra l'exil à la servitude et l'on trouve à partir de ce moment de nombreux indices d'une présence crétoise dans les îles de la mer Egée, à Chypre, en Asie Mineure, sur la côte syro-palestinienne. Toynbee penche, après G. Glotz, pour une influence déterminante des Crétois dans la naissance de la culture phénicienne (ce qu'il appelle la « civilisation syriaque »). Il est possible également que l'invasion Philistine ait été le fait d'un amalgame de Crétois et d'Achéens chassés par les Doriens. (4) Il semble aujourd'hui établi que les plus belles pièces trouvées dans les fouilles de Mycènes n'étaient pas de fabrication indigène, mais étaient l'œuvre d'artistes crétois et représentaient probablement des butins de guerre.

LA CIVILISATION HELLENIQUE

Les débuts de la civilisation hellénique chevauchent la dernière phase de la civilisation crétoise. Les premières infiltrations des Hellènes en Grèce continentale sont datées de la fin du m* millénaire ou du début du π* millénaire. Le xvni" siècle voit déjà le déferlement de conquérants achéens dans le Péloponèse et les îles de la mer Egée, tandis que d'autres peuples indo-européens renversent les vieux empires du Proche et du Moyen-Orient et modifient radicalement les composantes ethniques de l'Asie Mineure. Ces premiers Grecs furent très vite en contact avec le monde crétois, auquel ils empruntèrent petit à petit les principaux éléments de la civilisation. Les relations ne furent pas toujours pacifiques et si les Crétois durent se défendre contre les incursions des Achéens, ces derniers à leur tour, à l'apogée de la puissance minoenne, durent subir la domination crétoise, comme en témoignent les mythes de l'époque ultérieure, tel le mythe de Thesée et du Minotaure. Ce qu'on a appelé la civilisation mycénienne ne nous paraît pas une « civilisation » dans l'acception que nous avons donnée au terme. Nous y trouvons tous les traits d'une culture médiévale qui doit la plupart de ses éléments à la civilisation crétoise. Les Grecs y apportent quelques éléments nouveaux, dans les cultes funéraires par exemple, dans les techniques de la guerre, dans les motifs décoratifs, dans l'habitat, marqué par les réminiscences de climats plus septentrionaux. Surtout, dans ses structures politiques et sociales, elle présente les caractéristiques d'ime société médiévale : forme des châteaux de l'Argolide, relations quasi féodales entre les souverains locaux, mœurs guerrières et aristocratiques — tout cet ensemble que nous dévoilent les poèmes homériques, recoupés depuis trois quarts de siècle par les découvertes archéologiques. Ajoutons qu'on observe un parallélisme impressionnant entre les vagues successives de l'invasion hellène et les vagues de l'invasion germanique, deux millénaires plus tard. Autrement dit, entre les durées de la phase larvaire et de la phase de formation dans les deux civilisations hellénique et occidentale. En Grèce comme au Moyen-Orient, la première poussée indo-européenne se fait sentir au tournant du m* au il* millénaire av. J.-Ch. Trois ou quatre siècles plus tard, nous trouvons une chaîne de royaumes à prédominance indo-européenne, depuis la Grèce jusqu'en Inde (Hittite, Hourrite, Mitannien, Aryen, etc.). La dernière vague, la plus dévastatrice, la vague dorienne, arrive au XXI" siècle. Il se passe dans l'ensemble à peu près le même laps de temps qu'entre les premiers mouvements des Germains, arrêtés un temps par l'empire romain à son apogée, et l'arrivée de la dernière vague, celle

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des invasions normandes (1) avec, à mi-chemin, la constitution des premiers royaumes « gothiques ». Jusqu'au détail (purement fortuit ?) que la Chanson de Roland est écrite quatre siècles après l'épopée de Charlemagne, qui précède d'environ un siècle la dernière vague germanique, celle des Normands, et que les poèmes homériques sont écrits quatre siècles après l'épopée de la Guerre de Troie, qui précède d'environ un siècle la dernière vague hellénique, l'invasion dorienne. Si l'on peut parler d'un moment d'équilibre dans la phase larvaire, l'époque mycénienne finissante, celle de la Guerre de Troie, correspond assez fidèlement à l'époque carolingienne. Après ces moments d'équilibre, la vague dorienne et la vague normande, par les derniers éléments barbares qu'elles apportent, et par les réactions qu'elles suscitent, marquent la rupture définitive d'avec la civilisation précédente et le début d'une civilisation nouvelle. Les Mycéniens et les Carolingiens sont encore des épigones de la Crète ou de Rome. La Grèce du vin' siècle av. J.-Ch. et l'Occident du xn* siècle de notre ère représentent déjà des mondes nouveaux. Le meilleur critère, comme ailleurs, nous est fourni par l'évolution de l'art. Certes, on parle moins aujourd'hui de « miracle grec ». L'art grec se rattache essentiellement à la Crète et à l'Orient, malgré les apports charriés par les Hellènes dans leur migration du Nord au Sud et leur contact probable avec les peuplades thraces. La transition est lente, les ressemblances avec la Crète et l'Orient plus profondes qu'on ne le pensait, surtout depuis que l'on sait que la plupart des monuments grecs étaient polychromes. L'influence crétoise est encore sensible en pleine période classique, notamment dans les arts mineurs comme la céramique. Mais dans l'architecture, la sculpture, la peinture, on assiste graduellement à une véritable mutation. A un certain moment, à un certain point de l'évolution de l'art grec, quelque chose d'indéfinissable s'est produit qui a transfiguré cet art en une création nouvelle, incomparable. Et les ruines blanches du Parthénon se détachant sur la roche rouge de l'Acropole, dans leur pathétique nudité, si elles sont loin, peut-être, de la réalité touffue, grouillante, multicolore de l'antique cité, n'en sont pas moins pour nous comme l'extrait, l'essence pure de cet art tout d'équilibre et de clarté, « tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change ». Nous avons esquissé la première phase du cycle politique, la phase larvaire. Avec la sédentarisation des Doriens, commence la seconde phase, la phase de formation. Poussés par les Doriens, les Eoliens et les Ioniens s'installent dans les îles de la mer Egée et sur les côtes d'Asie Mineure et y implantent un nouveau style de vie. Leur civilisation est à (1) Nous laissons de côté les Hongrois qui adoptent eux aussi la civilisation occidentale, mais demeurent somme toute à la périphérie, comme les Polonais. Quant aux dernières vagues orientales, les Pethénègues, les Coumans et les Tatars, ils n'entament pratiquement pas l'aire de la civilisation occidentale. Les premiers, probablement peu nombreux, seront absorbés par la Hongrie et les pays roumains, les derniers resteront en marge de la civilisation byzantine et adopteront l'Islam. 5

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présent suffisamment « agglomérée » pour qu'ils n'aient plus avec les populations conquises ou repoussées que des rapports marginaux. L'activité maritime et commerciale maintient le contact avec la Grèce continentale et, malgré le fractionnement en une multitude de petites imités politiques, les Grecs, aussi loin qu'ils essaiment, ont conscience d'appartenir à un monde à part. Aux vin* et vu" siècles, la colonisation sous une forme nouvelle, organisée à partir de cités déjà florissantes, s'étend peu à peu vers l'ouest ; en Sicile, en Italie du Sud, et jusque sur les côtes occidentales de la Méditerranée, partout où les Phéniciens, qui les ont précédés, ne leur barrent pas la route. Les structures sociales et politiques se transforment. Des gouvernements oligarchiques succèdent aux gouvernements monarchiques. Après la poésie épique, la poésie lyrique fait son apparition avec Hésiode. Mais nous pouvons déjà nous considérer à la fin du vin* siècle en pleine phase d'éclosion, une phase qui couvre trois ou quatre siècles, culminant avec l'extraordinaire floraison du v* siècle qui représente l'apogée du génie hellénique dans tous les domaines de l'art et de l'esprit. Les Grecs depuis des siècles ont cessé d'être à l'école de l'Orient. Ce sont eux, à présent, les maîtres. Leurs architectes, leurs artistes, leurs médecins, leurs artisans, leurs soldats sont sollicités par les cours des antiques civilisations de l'Asie et de l'Afrique, et s'y rendent avec l'orgueilleuse conviction de leur supériorité. Mais paradoxalement, ce sentiment de la communauté de race et de civilisation s'accompagne d'un particularisme extrême et, à l'intérieur de chaque cité, de luttes sociales et politiques acharnées. Le fractionnement est à la fois horizontal et vertical. Mais le paradoxe n'est qu'apparent, et c'est à tort que les historiens — ceux de l'antiquité comme ceux d'aujourd'hui — déplorent l'impuissance congénitale des Grecs à réaliser leur unité. Car partout où il nous est loisible d'observer la phase de formation d'une civilisation : au pays de Sumer, en Crète, au pays maya, dans l'Italie de la Renaissance, le berceau de la civilisation est toujours en proie à des rivalités et des déchirements internes irrémédiables. C'est apparemment la condition et la rançon de la puissance de création, à son apogée. A quel moment doit-on situer, pour la civilisation hellénique, le début de l'ère des Royaumes Combattants ? Nous l'avons déjà dit, il serait vain de prétendre fixer une date précise. Dans toute civilisation, tandis qu'une certaine communauté de style s'impose dans les arts, les mœurs et les institutions, les unités politiques s'étendent et se consolident et peu à peu une tendance à l'unité se fait jour — ou tout au moins à l'agglomération de toutes les nations qui se sentent confusément membres d'une même famille. Les rivalités et les guerres entre clans, cités, nations, dynasties, qui n'ont jamais cessé, changent soudain de caractère ; c'est désormais la lutte pour l'hégémonie, pour l'unité de la civilisation. Dans le cadre de la civilisation hellénique, c'est la thalassocratie athénienne qui, la première, tente d'imposer l'unité du monde grec. Aussi nous semble-t-il logique de prendre la constitution de la ligue attico-délienne après la victoire commune contre les Perses (— 478)

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comme première manifestation de la tendance à l'hégémonie, et la guerre du Péloponèse (—431 —404) comme la première grande guerre fratricide du monde hellénique. Le début de l'ère des Royaumes Combattants coïncide avec l'apogée du génie grec. A la tentative d'hégémonie athénienne, succède la tentative lacédémonienne, puis, pour un bref moment, la tentative béotienne. Mais il était donné à la Macédoine de réaliser pour la première fois l'unité de la Grèce. Il était dans la logique des choses — nous avons déjà signalé le phénomène — que ce fut un Etat périphérique du monde hellénique qui imposât à celui-ci l'unité. La Macédoine était, de ce fait, un des « compétiteurs valables ». Mais il n'était nullement nécessaire ni même prévisible qu'un génie de la trempe d'Alexandre apparut, qui bouleversât toutes les données et, en achevant ou précipitant l'effondrement de deux civilisations contemporaines, l'égyptienne et la babylonienne, modifiât radicalement l'évolution de ces trois civilisations — avec, de surcroît, un impact non négligeable sur deux autres civilisations plus lointaines, l'indienne et la chinoise. Que l'entreprise fut démesurée, et en tout cas prématurée, est prouvé par l'émiettement immédiat de l'empire d'Alexandre, les disputes sordides des Diadoques, l'impitoyable liquidation de la famille du génial fondateur d'empire, enfin, après les péripéties que l'on connaît, le découpage du nouvel ensemble en unités « culturellement » justifiées : Grèce et Macédoine, Egypte, ProcheOrient ; les formations intermédiaires disparaissant progressivement ou étant réduites à un rôle de second plan. L'ère des Royaumes Combattants, un moment interrompue, reprenait son second souffle et ne devait s'achever qu'avec l'ascension, plus lente, presque fortuite, d'un autre périphérique de l'hellénisme : Rome. H est extrêmement instructif pour l'histoire comparée des civilisations de suivre les étapes de cette ascension. Longtemps préoccupée exclusivement d'assurer sa propre indépendance puis de rassembler les terres italiques, Rome, pendant des siècles, ne semble s'intéresser qu'à l'Occident méditerranéen. C'est à l'occasion de son duel avec Carthage que Rome se trouve, de façon quasiment accidentelle, impliquée dans les luttes des Royaumes hellénistiques. C'est l'alliance malencontreuse de Philippe V de Macédoine avec Hannibal qui entraîne la première immixtion de Rome dans les affaires de l'Orient méditerranéen. Nous voudrions, à ce stade, anticiper quelque peu sur le déroulement des événements et nous poser déjà la question de savoir à quelle date il convient de situer l'établissement de l'empire universel de Rome et donc la fin de l'ère des Royaumes Combattants. Les historiens s'accordent généralement pour dater de la victoire d'Actium (sept. — 31) le début de cette ère nouvelle. Il nous semble que, du point de vue de l'historien des civilisations, il y a là une erreur d'optique. Ce qui importe à notre propos n'est pas de savoir à quel moment s'installa définitivement à Rome le pouvoir d'un seul, en fait le régime monarchique, c'est là un problème interne, mais à quel moment prend fin l'équilibre des « Contending States » et s'impose l'hégémonie romaine à tout le monde méditerranéen. Malgré la polarisation des dernières forces de

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l'Orient autour d'Antoine, la guerre entre Antoine et Octavien demeure essentiellement une guerre civile entre Romains. Au moment où s'achève la journée fatidique d'Actium sur « une mer immense où fuyaient les galères » (2), il y avait plus d'un siècle que le royaume ptolémaïque n'était plus qu'un mort en sursis. Reprenons, en effet, les grandes étapes de l'intervention romaine dans la lutte pour l'hégémonie du monde antique. Au m* siècle, au moment du grand affrontement entre Rome et Carthage, ces deux puissances ne touchent qu'accessoirement au monde hellénique où l'ère des Royaumes Combattants a commencé depuis un siècle et demi environ. Il est vrai qu'elles sont toutes deux partiellement hellénisées et que leur rivalité a commencé en Sicile et en grande Grèce, territoires helléniques. Mais le centre de gravité de la civilisation ne s'est pas encore déplacé vers la Méditerranée occidentale. Lorsqu'à la suite de l'alliance de la Macédoine avec Carthage, Rome se trouvera mêlée pour la première fois aux querelles des Grecs, l'intervention pourra paraître accidentelle, elle n'en déclenchera pas moins un processus irréversible. Après la deuxième guerre de Macédoine et la victoire de Cynoscéphales ( — 1 9 7 ) , Flamininus proclame « la liberté des Grecs », geste qui soulève un enthousiasme indescriptible et sur la signification duquel les historiens n'ont pas fini d'épiloguer. Il serait, croyons-nous, injuste d'accuser Rome d'avoir artificiellement entretenu le morcellement de la Grèce en appliquant systématiquement la politique du « divide et impera ». L'élite romaine était sincère dans son philhellénisme passionnel et, par ailleurs, une bonne partie de l'opinion publique restera longtemps « isolationniste », réticente à ces expéditions lointaines dont elle ne voyait pas l'intérêt immédiat. Mais il y eut aussi, très tôt, un parti de l'intervention continuelle où s'imbriquaient la cupidité des nouveaux « capitalistes » et le sentiment orgueilleux du devoir qui incombait désormais à Rome d'assurer l'équilibre des puissances et la défense de la liberté. Cependant, la responsabilité première des interventions de plus en plus fréquentes des Romains dans les affaires de la Grèce incombe aux Grecs eux-mêmes. Les cités grecques, incapables de mettre fin à leurs rivalités, se tourneront de plus en plus vers Rome comme un défenseur ou un arbitre. Chez les Romains, à l'ancien complexe d'infériorité à l'égard des Grecs se mêlera bientôt l'orgueil de leur propre valeur et de l'excellence de leurs institutions, et aussi un peu de mépris pour l'incapacité des Grecs à se gouverner. Ils seront ainsi amenés à s'immiscer de plus en plus dans les affaires intérieures des cités ou confédérations grecques ; et il est intéressant de noter qu'ils s'appuieront le plus souvent sur les éléments conservateurs, moins sans doute par sympathie politique que dans la conviction qu'ils appuient ainsi le parti de l'ordre et de la stabilité. Après la Macédoine, ce sera le tour de la Syrie des Séleucides, la plus grande puissance de l'époque, de se heurter à Rome, et ce sera (2) José Maria de Hérédia.

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encore la victoire de Magnésie du Sipyle (—189). Enfin, après la troisième guerre de Macédoine et la victoire de Paul Emile à Pydna (— 168), la suprématie des armes romaines est telle que la seule menace suffit à faire reculer le Séleucide Antiochos Epiphane qui avait envahi l'Egypte, risquant ainsi de rompre l'équilibre des puissances. On connaît la scène célèbre relatée par Polybe et Tite-Live. Antiochos, bousculant les forces des Lagides, s'était avancé jusque sous les murs d'Alexandrie. Dans les faubourgs de la ville, l'envoyé de Rome, C. Popilius Laenas, vient à sa rencontre. Le Roi l'accueille comme un vieil ami (il avait été 12 ans otage à Rome). Le Romain, refusant la main tendue, remet au Roi le sénatus-consulte lui enjoignant l'ordre d'évacuer l'Egypte sur-lechamp. Le Séleucide prend les tablettes du Sénat et répond qu'il en avisera après consultation de son Conseil. Popilius Laenas trace alors sur la terre avec sa baguette de cep de vigne un cercle autour du Roi et lui dit qu'il n'en sortira pas avant d'avoir donné sa réponse. « Le Roi, interdit d'une pareille audace, hésita un moment, puis il déclara qu'il s'inclinait devant la volonté du peuple romain. Popilius et ses collègues lui tendirent alors la main et le saluèrent avec courtoisie (...). Dans les délais qu'on lui fixa, Antiochos ramena son armée en Syrie... » (Polybe, Histoire XXIX, 27). Il est rare de pouvoir surprendre ainsi dans la marche de l'Histoire l'instant précis où le fléau de la balance, après avoir longtemps hésité, s'incline définitivement d'un côté. La scène d'Antiochos et de Popilius est un de ceux-là. A ce moment, Rome, si elle n'est pas encore maîtresse effective de tout le bassin méditerranéen, y exerce déjà une hégémonie incontestée (3). Vingt ans plus tard, Rome fait un pas décisif : c'est la destruction de Carthage, la conquête de la Macédoine, la prise de Corinthe. A l'arbitrage, succède l'occupation directe. Les événements dès lors se précipitent. En — 96, Ptolémée Apion, roi de Cyrène, lègue son royaume à Rome. En l'an — 80, Ptolémée Alexandre, époux de la reine Bérénice d'Egypte, imite son geste. En —74, ce sera le tour de Nicomède de Bithynie. Rome ne s'empresse cependant pas de prendre possession de ces legs. Tout un parti hésite encore à engager la République dans ces pays lointains. Il faudra la guerre contre Mithridate et les campagnes de Pompée en Asie Mineure, en Syrie et en Judée, pour que Rome prenne définitivement possession de tout l'Orient hellénistique. C'est donc quelque part entre 168 av. J.-Ch. (épisode de Popilius Laenas) et 61 av. J.-Ch. (triomphe de Pompée de Orbe Universo) et non pas en — 31 qu'il convient de situer l'établissement de l'empire universel de Rome. Cet empire aura une durée exceptionnellement longue, surtout si l'on tient compte, comme nous l'avons déjà noté, de l'extrême vulnérabilité de ses frontières. Un demi-millénaire : de 100 environ av. J.-Ch. (3) Les générations futures sauront si la civilisation occidentale n'a pas connu un instant analogue en ce jour dramatique d'octobre 1962 lorsque le président Kennedy par téléscripteur relié au Kremlin enjoignit à Khroushtchev de retirer les fusées soviétiques de Cuba.

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à environ 400 ap. J.-Ch. (car la déposition de Romulus Augustule par Odoacre en 476 consacre seulement un état de fait). En 395 à la mort de Théodose, le partage de l'empire entre Honorius et Arcadius marque la séparation définitive de l'Orient et de l'Occident. En l'an 400, c'est le consulat du barbare Stilicon. En 410, le sac de Rome par les Goths. L'Occident s'émiette sous l'action des barbares germains, tandis qu'en Orient il y a déjà une civilisation byzantine. Dès le il* siècle ap. J.-Ch., on peut déceler le travail de sape de l'Orient. La civilisation gréco-romaine était minée à l'intérieur par l'antique civilisation du Moyen-Orient, politiquement balayée avant terme par l'aventure d'Alexandre, mais dont les virtualités spirituelles n'étaient pas éteintes. Dans un ouvrage célèbre (4), le Professeur Franz Altheim a raconté la lente orientalisation du monde romain au n i siècle ap. J.-Ch. Mais il convient de faire remonter bien plus haut l'influence de l'Orient, en fait dès la conquête d'Alexandre. Entre le moment où, à l'indignation de ses soldats, Alexandre revêt le costume des Grands Rois et le moment où Constantin, en adoptant le christianisme et en transportant sa capitale à Byzance, fait basculer l'empire romain vers l'Asie, il y a une longue période d'incubation de six ou sept cents ans, durée tout à fait comparable à celle qu'il a fallu aux « barbares » hellènes ou aux barbares germains pour créer sur les ruines de la civilisation qui les précédait une civilisation nouvelle et originale. L'influence orientale se manifeste immédiatement dans les institutions politiques, la conception de la monarchie, les mœurs des cours hellénistiques, qui seront adoptées par la Rome impériale, et plus encore par Byzance (la Rome des Papes elle-même recueillera une part de cet héritage ; la mitre papale à trois couronnes porte un nom perse : la tiare, ornement de tête des Grands Rois). Les rites du couronnement, par exemple, passeront du royaume perse aux royaumes hellénistiques, de là par Byzance au Saint Empire Romain germanique et enfin à tous les rois d'Europe qui se considérèrent « empereurs en leur royaume ». Pendant le couronnement, récemment à l'Abbaye de Westminster, du dernier des grands souverains d'Occident, la Reine d'Angleterre, des millions de spectateurs à travers le monde ont pu voir la frêle souveraine figée dans sa longue robe de brocart, la haute couronne fermée posée sur sa tête et tenant dans ses mains les symboles du pouvoir suprême. Combien parmi eux se doutaient-ils que par-delà vingt-cinq siècles d'histoire, c'étaient les rites du couronnement du Grand Roi des Perses qui se répétaient dans la lointaine Bretagne ? Certes, on Grecs est plus avec la Crète. sensible par le s'exerçaient au

peut faire remarquer que l'influence de l'Orient sur les ancienne encore par le contact avec l'Asie Mineure et A Rome même, une première influence orientale est truchement de l'héritage étrusque. Mais ces influences stade ascensionnel de la civilisation, elles étaient donc

(4) Franz ALTHEIM, Le Déclin Payot, 1953.

du Monde

Antique,

trad, française, Paris,

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assimilables sans effet décomposant. Tout autre est la situation sous l'Empire. La civilisation a dépassé le stade du dynamisme créateur. Confusément, elle cherche d'autres croyances, d'autres formes, en un mot, un autre style. Le contact avec l'Orient cesse d'être le fait d'une minorité dominante. Le courant est à présent dans les deux sens : si l'Egypte et la Syrie sont parsemées de cités grecques, et que l'Asie Mineure est hellénisée, l'Occident, l'Italie, Rome en particulier, voient un afflux d'esclaves, de soldats, de marchands, d'artistes et même de hauts fonctionnaires venus d'Orient, qui apportent avec eux leurs goûts, leurs mœurs, leur mentalité, leurs religions. New York est probablement la seule ville du monde qui puisse aujourd'hui nous fournir un exemple de mélange de races comparable à celui de la Rome Impériale. C'est, au début, au sein de ces colonies (colonies des colonisés chez le colonisateur) que prennent naissance ou se développent les courants qui petit à petit vont changer la face de l'empire, qui, pourtant, au il* siècle, a encore belle allure. L'empire atteint même ses dimensions maximum. C'est dans ces colonies et par elles que se répandent d'abord les religions et les cultes de l'Orient, tels le culte du soleil, le culte de Mithra, et aussi le judaïsme et le christianisme. Mais la secte des chrétiens aura ceci de particulier qu'elle n'acceptera ni de demeurer la religion d'une seule race, ni, en s'étendant aux autres nations de l'empire, d'accepter le partage avec leurs cultes particuliers. Et ce sera le début de la longue crise qui ne prendra fin qu'avec la victoire officielle et définitive du christianisme au iv" siècle. Mais, à ce moment, l'empire romain est déjà condamné. Dans l'art, l'infiltration orientale paraît plus lente, ou moins évidente. L'art romain inspiré de la Grèce s'installe en maître, des confins germaniques jusqu'en Tripolitaine et au désert de Syrie. Sous Adrien on observe même un regain de classicisme attique, mais dès le temps de Trajan (son premier architecte est un Grec de Syrie, Apollodore de Damas) on peut déjà surprendre une légère mutation, soit qu'elle vint d'un sursaut de l'influence étrusque, soit qu'elle vint directement d'Orient ; et les bas-reliefs de la colonne Trajane avec leur représentation en registres, sont peut-être plus proches des bas-reliefs du palais de Sargon à Khorsabad que de la frise du Parthénon. Bientôt on introduira l'usage de la coupole, à la fois révolution technique et signe avantcoureur d'une autre vision du monde (5). Entre la villa Adriana près de Rome et le mausolée de Galla Placidia à Ravenne, la révolution a triomphé. On a beaucoup insisté sur le rôle des Sévères et de la dynastie de Julia Domna dans l'orientalisation de l'empire. Sans vouloir la minimiser, il est permis de dire qu'il n'a fait qu'accélérer un processus déjà

(5) L'Italie connaissait déjà par les nécropoles étrusques — notamment de Pupluna, Volterra, Vetulonia — la coupole ou pseudo coupole qui rappelle les tombes des princes crétois ou mycéniens. Mais l'art hellénistique avait exclu la coupole de l'architecture monumentale.

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ancien ; de même que, sur le plan politique, la prise du pouvoir par les Africano-Syriens ne représente qu'un épisode de la « montée des périphériques », phénomène-type des sociétés en voie de désagrégation. Les Romains, les Italiens même perdent peu à peu le contrôle de l'empire. Dans le domaine de l'esprit, avec quelque retard, la même stérilité des éléments « centraux » devient manifeste. Plotin est un Romain d'Egypte, les grands jurisconsultes du il* et du m* siècles sont des Syriens. Et c'est parmi ces lointains citoyens romains qui tentaient sur eux-mêmes la difficile synthèse de l'hellénisme et de leurs traditions, qu'est né l'homme qui a peut-être fait le plus pour donner naissance au monde nouveau : Saiil de Tarse, notre saint Paul.

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Parmi les auteurs que nous avons cités plus haut, seul Toynbee cite la civilisation byzantine comme une unité à part. Gobineau et Danilevsky l'ignorent, Spengler et Bagby la comprennent dans la civilisation arabe ou proche-orientale. Toynbee lui-même considère l'empire ottoman comme l'Etat unitaire de la civilisation byzantine. Nous ne pouvons souscrire à aucune de ces opinions. Il y a, dans doute, entre le monde arabe et le monde byzantin, une certaine parenté dans les mœurs, expliquable du fait d'une filiation commune ; mais il est impossible de grouper en un ensemble culturel deux Etats théocratiques dont l'évolution religieuse a été totalement divergente et entre lesquels la guerre sainte n'a pratiquement jamais cessé. Par ailleurs, l'appartenance à une même civilisation implique une circulation continuelle des biens, des personnes et des idées entre les peuples et les Etats qui la composent. Or il y en eut peu entre le monde musulman et Byzance avant la conquête turque, en dehors du mouvement des pèlerins et des contacts entre marchands. Non seulement la religion, mais la pensée et les arts évoluèrent différemment dans chacune des deux sphères d'influence. La différence est marquée même en architecture (où l'on pourrait trouver le plus de points communs), a fortiori dans la peinture, la musique, la littérature. La tendance des auteurs à vouloir confondre les deux civilisations provient essentiellement de la profonde méconnaissance de Byzance en Occident, et aussi du fait que la longue domination ottomane sur une partie de la chrétienté orthodoxe a effectivement nivelé certains traits culturels. Il nous paraît difficile toutefois de suivre Bagby lorsque, parmi les arguments qu'il avance en faveur de sa thèse, il nous affirme que « Greek and Armenian cooking still tastes remarkably like Turkish and Syrian » (1), et plus loin que « the inhabitants of countries bordering on the Eastern Mediterranean, whether Muslims, Greeks, Jews or Copts, have been popularly classed together as Levantines. The foreign offices of Great Britain and the United States still count Greece as part of the Near or Middle East not of Europe » ! Par ailleurs, l'affirmation de Toynbee que c'est l'empire ottoman qui est « l'empire universel » de la civilisation chrétienne orthodoxe procède, à notre sens, d'une double confusion : en premier lieu, l'Etat unitaire d'une civilisation représente sa phase finale — ou plus exactement l'aspect politique de la phase finale de cette civilisation ; il (1) Englober la Grèce et la Syrie dans une même civilisation sous prétexte qu'on y mange également des aubergines farcies et du yaourt, paraît un peu léger !

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est le fruit d'un long mûrissement au sein de la société multi-nationale ; il ne peut être imposé que par un des membres de cette société, qui assume les traits culturels les plus marquants de la civilisation et, éventuellement, les fige. Si la nation qui impose l'Etat unitaire forme toujours un des Etats les plus périphériques parmi les Contending States, elle ne saurait être étrangère à cette civilisation, comme les Turcs étaient étrangers à la civilisation chrétienne orthodoxe. En second lieu, l'empire ottoman quoiqu'il ait établi sa capitale dans la prestigieuse cité de Constantinople, déborde très largement les anciennes frontières de Byzance — il est en fait l'empire universel du monde arabe — mais surtout, il n'occupe qu'une fraction de ce monde orthodoxe, l'ancien domaine de l'empire byzantin, tandis que l'autre fraction, la Russie, était précisément en passe de devenir une puissance susceptible d'aspirer à l'empire universel du monde chrétien orthodoxe. A vrai dire, l'historien, en parlant de Byzance, se laisse aisément prendre au mirage du mot « empire ». En fait, malgré le prestige millénaire des Basileis et la splendeur de Constantinople, Byzance, dès le vn e siècle, dès la perte de ses possessions d'Afrique et d'Asie, a cessé d'être — dans le sens strict du mot — un empire. Ce n'est plus qu'un royaume grec, qui dispute encore aux Slaves les régions non hellénisées des Balkans, et aux barbares occidentaux quelques enclaves en Méditerranée occidentale, comme les Pouilles et la Sicile — et encore s'agissait-il là de régions de l'ancienne Grande-Grèce, revenues en partie à la langue grecque dès le Bas-Empire. Byzance n'est qu'un des Contending States de la civilisation chrétienne orthodoxe, le premier ; et la Russie le dernier. Mais lorsque la Russie sera arrivée au stade où il lui eut été possible de réaliser cette unité du monde orthodoxe, un événement nouveau se sera produit, aux conséquences incalculables, de nos jours encore : l'adoption par la Russie, puis par le reste de l'Europe orthodoxe, de la civilisation occidentale. Du coup, sans abandonner pour autant le rêve de l'unification du monde orthodoxe, la Russie se tournera vers l'Occident et deviendra un des royaumes combattants de la civilisation occidentale. Ce tournant dans la politique de la Russie est sensible dès Pierre le Grand qui attache, manifestement, plus d'importance à son grand duel avec la Suède et à l'implantation de la Russie sur les bords de la Baltique, qu'à la poussée vers le sud, à la possession des rives de la Mer Noire et à la libération des chrétiens des Balkans. Ainsi la civilisation byzantine a-t-elle été arrêtée à la phase des Royaumes Combattants, et si elle a été partiellement étouffée dans la moitié sud de son aire par la domination turque, c'est l'Occident qui finalement lui a porté le coup de grâce en l'absorbant dans son intégralité. Mais il est temps de revenir en arrière et de chercher à délimiter dans le temps et l'espace notre civilisation byzantine ou chrétienne orthodoxe, à distinguer les périodes en lesquelles on la peut diviser et à relever quelques-uns de ses traits caractéristiques. De même que les frontières de la civilisation occidentale coïncident dans les premières phases avec les frontières du catholicisme romain, la

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civilisation byzantine coïncide avec les frontières de la chrétienté orthodoxe — ou si l'on préfère, avec la zone d'influence du patriarche de Constantinople et de son protecteur, le Basileus. Il est difficile d'affirmer que le partage entre les deux zones d'influence de Rome et de Constantinople s'est fait selon des lignes naturelles, ethniques ou linguistiques. Byzance a longtemps maintenu des enclaves, des têtes de pont dans la Méditerranée occidentale, en Afrique, en Sicile, en Sardaigne, en Corse, en Italie méridionale, dans l'exarchat de Ravenne. De même, l'influence de Rome l'a disputé à celle de Constantinople dans une partie du monde slave. Et si le succès définitif du catholicisme en Croatie, en Hongrie, en Bohême et en Pologne est dû partiellement au hasard, son échec chez les Valaques des Balkans peut être attribué moins à l'influence positive de Byzance qu'à l'effet négatif de la 4 e croisade et à l'erreur de tactique de la Papauté qui a misé sur l'empire latin de Constantinople plutôt que sur le royaume valaco-bulgare des Assénides. Plus tard, au χ ν Γ et au xvn e siècles, la fortune politique de la Pologne et de l'Autriche a été déterminante dans la création des deux noyaux d'Uniates chez les Ukrainiens de Pologne et chez les Roumains de Transylvanie. Mais une fois que les frontières des deux obédiences religieuses se furent consolidées, ce clivage a eu des conséquences décisives sur l'évolution des deux moitiés de l'Europe, surtout après la consommation du schisme entre Rome et Constantinople en 1054. L'histoire nous offre là un exemple saisissant de l'influence capitale de la religion sur l'évolution des cultures, car le clivage entre la civilisation occidentale et la civilisation byzantine ne s'est pas fait suivant des affinités ethniques, mais suivant l'appartenance à l'une ou l'autre des deux grandes Eglises chrétiennes. Une importante fraction du monde slave s'est trouvée dans l'orbite de Rome tandis que la plus grande partie se trouvait dans l'orbite de Byzance, de même que la romanité orientale se trouvait coupée de la romanité occidentale et englobée dans le monde slavo-byzantin. Ce phénomène a eu des répercussions de longue durée dont les effets sont encore sensibles aujourd'hui, plus de deux siècles et demi après le début de l'occidentalisation du monde chrétien orthodoxe. Contrairement à ce qui s'est passé en Inde et en Extrême-Orient (ce qui confirme l'observation que nous avons faite plus haut), le « front » entre les deux confessions antagonistes a été net, presque sans interpénétration et relativement stable, à l'exception des quelques percées réalisées par le catholicisme à partir de la fin du xvi* siècle, à une époque de dynamisme politique de l'Occident en face d'une orthodoxie morcelée, déchirée et partiellement soumise aux « Infidèles ». On peut effectivement parler de « front » comme en termes de stratégie militaire, car le partage s'est fait selon des lignes purement géographiques, à partir des deux « bases de départ », la base de départ de l'orthodoxie étant représentée par la Grèce et l'Asie Mineure, celle du catholicisme par un arc de cercle allant de Rome à l'Irlande. Le combat décisif s'est donné au ix" et au x* siècles ; de la christianisation de l'Allemagne orientale et de la Bohême sous les Carolingiens — du côté catholique — et de l'apostolat des frères Cyrille et Méthode — du côté orthodoxe ; à la

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conversion des Hongrois et des Scandinaves, du côté occidental, et à celle des Russes en Orient. Et le hasard a fait que cette compétition ait lieu pendant la période de dynamisme maximum de l'empire byzantin, coïncidant avec la période la plus sombre de l'histoire de la Papauté. Aussi, en Occident, l'initiative appartient-elle souvent aux Eglises locales, notamment celle d'Irlande, ou au pouvoir politique — comme à Byzance d'ailleurs. En dernière instance, la décision dépend de la géographie et du poids respectif des empires byzantin et carolingien. Il ne s'agit plus seulement de la rivalité de l'évêque de Rome et du patriarche de Constantinople (2), mais de la rivalité de deux puissances qui incarnent désormais deux styles de vie. Le rite oriental et le rite occidental sont, à présent, nettement différenciés (schisme de Photius, 867). Nous sommes en présence de deux civilisations-sœurs dont les sentiers désormais s'écartent trop l'un de l'autre pour qu'elles puissent encore se donner la main. Ajoutons enfin que si plusieurs des Eglises d'Orient, en Arménie, en Syrie, en Egypte, en Ethiopie, restèrent indépendantes et hérétiques, l'influence culturelle de l'Orthodoxie n'en demeura pas moins vivante, grâce au prestige de Byzance et aux contacts entre pèlerins aux Lieux Saints de Palestine et du Sinai ; de sorte qu'il est permis, dans les premières phases, de comprendre les communautés chrétiennes isolées par l'Islam, dans le cadre de la civilisation byzantine. Si le cadre géographique de cette civilisation se laisse assez facilement cerner, il faut reconnaître qu'il est moins aisé de fixer des limites dans le temps. Tout d'abord, il convient de rappeler que le cycle de la civilisation byzantine apparaît comme tronqué aux deux extrémités : nous n'y observons pas, au début, de phase larvaire, et non plus, à la fin, de phase impériale. Ces deux accidents ont chacun leur explication. Si la chrétienté orthodoxe n'a pas été unifiée (les Grecs, les Bulgares, les Serbes et les Russes ont essayé de le faire à tour de rôle) c'est, nous l'avons dit, parce qu'elle a été absorbée avant terme par une civilisation rivale, l'occidentale. Quant à la phase larvaire, son absence n'est qu'apparente. La civilisation byzantine, en effet, ne naît pas, comme la plupart des autres civilisations qui nous sont connues, de la superposition d'une couche barbare sur une société civilisée en voie de décomposition, mais du contact prolongé de deux civilisations rivales, l'hellénique et la babylonienne. Le phénomène est rare, mais non pas unique : nous en avons des exemples sous nos yeux, puisque trois des civilisations contemporaines, l'arabe, l'indienne et l'extrême-orientale, sont en mutation sous l'impact de la civilisation occidentale, sans aucun mélange de races. Certes, il y eut une forte poussée slave dans les Balkans qui a submergé la plus grande partie de la romanité orientale et a pénétré jusqu'au cœur de la Grèce continentale. Mais, d'abord, cette infiltration a lieu non pas au début de la phase larvaire, mais aux vi* et vu* siècles, (2) On assiste même, à un moment donné, à cette situation paradoxale que le pape, malgré ses démêlés avec le patriarche de Constantinople, favorise, au début du moins, l'action missionnaire des frères Cyrille et Méthode en Moravie, contre l'action du clergé germanique.

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en pleine phase de formation de la civilisation byzantine, lorsque celle-ci était déjà politiquement structurée et que sa culture était cristallisée (les mosaïques de Ravenne sont du v* siècle et Sainte-Sophie du vi" siècle). Byzance avait fait l'économie d'une première période médiévale. Ensuite, par opposition aux Germains, les Slaves ne sont pas des envahisseurs guerriers, mais des immigrants inorganisés. Il est symptomatique de constater que dans un premier temps ils ne formèrent nulle part des minorités dominantes, mais seulement des masses souvent réduites à la servitude (Slave = Esclave) soit par les Byzantins soit par les Germains ou les Avars, et que les premiers Etats slaves organisés le furent sous l'impulsion de minorités étrangères slavisées : Bulgares dans le Sud, Scandinaves en Russie, les deux groupes donnant leur nom au pays. Il est permis de spéculer sur ce qui se serait passé si les premiers Slaves infiltrés dans les Balkans et en Grèce avaient formé des minorités dominantes (comme les Germains à l'Ouest ou les Arabes au Moyen-Orient), ou encore si les Bulgares, par exemple, avaient réussi à s'emparer de Constantinople au ιχ θ siècle. On aurait vu alors, peut-être, l'éclosion d'une civilisation autre, dans laquelle l'élément barbare aurait fourni son apport. Ce ne fut pas le cas. Les Slaves ne participant pas à l'éclosion de la civilisation byzantine, l'influence de Byzance sur eux, par l'entremise surtout de ses moines et missionnaires, fut bien plus profonde que l'influence de la Rome catholique sur les Germains, du fait qu'elle se doublait du prestige politique et culturel de Constantinople, « Tzarigrad », qui surpassait en richesse et en éclat toutes les cités du monde. Aussi l'aire est-européenne a-t-elle été, dans son évolution spirituelle et ses structures politiques, bien plus dépendante de Constantinople que le monde occidental ne l'a été de la Rome médiévale. Ainsi y a-t-il décalage dans le temps entre l'évolution des deux moitiés de l'empire romain : d'une part, l'acculturation de la moitié hellénique par la civilisation babylonienne précède de quelques siècles l'acculturation de la moitié latine. Elle est aussi plus intense. D'autre part, le contact des Germains avec Rome précède de quelques siècles le contact des Slaves avec Byzance. D'où manque de synchronisation entre les cycles des deux civilisations-sœurs issues de la civilisation hellénique. En Orient, le noyau central (Grèce, Thrace, Asie Mineure) (3) est, du point de vue du cycle d'évolution, plus vieux que le noyau central de l'Occident (Italie, France, Lotharingie). Nous voulons dire par là que la physionomie de la civilisation byzantine se détache nettement dès les v'-vi* siècles, alors qu'il faut attendre le xi" siècle pour voir s'épanouir en Occident des institutions et un art originaux. Par contre, en Occident, la « périphérie » (la péninsule ibérique, les îles britanniques, la Germanie) suit immédiatement le centre et participe activement au

(3) On peut noter à ce propos que, si l'on étudie une carte de l'expansion du christianisme aux environs de l'an 300, les zones les plus christianisées de tout l'empire romain sont la Thrace et l'Asie Mineure, c'est-à-dire très exactement le noyau du futur empire byzantin. Par une ironie du sort, elles correspondent aussi au territoire actuel de la Turquie.

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modelage des nouvelles formes, tandis que la périphérie de Byzance (Slaves du Sud, Russes, Roumains) n'est contaminée par Byzance qu'avec un grand retard et se contente d'absorber une culture déjà mûre, sans presque rien lui apporter d'original. Enfin l'ère des Royaumes Combattants commence en Orient avec le grand duel entre Byzantins et Bulgares à la fin du x* siècle ; il commence en Occident, au plus tôt, au début du XVI* siècle. Aussi, dès ses débuts, la civilisation byzantine donne-t-elle l'impression d'être une civilisation « âgée ». Cela tient sans doute au fait que l'élément barbare est pratiquement absent pendant les phases initiales. Ceci explique pourquoi, malgré l'éclat de sa civilisation matérielle — on peut affirmer sans exagération que du iv" au XIII" siècle Constantinople est la plus grande et la plus belle ville du monde — elle est relativement peu féconde. L'éventail de ses créations est étroit. En comparaison de l'Occident, on constate un certaine manque de variété, une certaine fixité des genres, comme s'il y avait dès le début quelque germe de sénescence, de stérilité. (Il est vrai qu'en ce sens l'Occident offre un exemple exceptionnel et que Byzance, somme toute, n'est pas moins riche, surtout si l'on songe à la brièveté relative de son cycle, que l'Egypte, la Crète, la Chine ou les civilisations pré-colombiennes.) Peutêtre aussi faut-il incriminer de ce fait — tout au moins dans le domaine littéraire — le respect superstitieux de la Grèce antique que les Byzantins garderont jusqu'à la fin. (On retrouve de semblables inhibitions au niveau de la psychologie individuelle, lorsqu'un fils, par ailleurs plein de talent, est littéralement paralysé par le souvenir d'un père trop illustre.) Byzance n'eut jamais conscience bien nettement du fossé qui s'était creusé, après plus d'un millénaire, entre elle et la Grèce antique. Ces descendants des Grecs se mouvaient désormais dans une sphère spirituelle totalement différente de celle de leurs ancêtres. Les deux sphères du monde antique et du monde chrétien-orthodoxe étaient quasiment impénétrables l'une à l'autre. Les arts plastiques sont en ce sens révélateurs. L'architecture religieuse de Byzance, même lorsqu'elle innove sensiblement par rapport à la synagogue orientale, obéit à des règles esthétiques tout à fait étrangères à l'esprit de l'architecture antique. L'accent n'est plus sur la ligne extérieure, la perspective, la lumière, mais sur la « chaleur » intérieure, Γ« envoûtement », le mystère. L'essentiel d'un temple grec, c'est l'effet immédiatement sensible de l'ordonnance de sa colonnade. L'essentiel d'une église byzantine c'est l'effet insinuant de sa décoration intérieure, chargée de significations mystiques. Et si l'on y trouve des colonnes de style antique, c'est une pure nécessité technique ou un ornement sans signification particulière — lorsqu'on n'a pas affaire tout simplement à l'utilisation d'un matériau rare trouvé sur place. Autre fait symptomatique : la pauvreté relative de la statuaire byzantine. Comment expliquer ce phénomène ? L'iconoclasme n'est pas ime explication puisqu'il bannit aussi bien la peinture que la sculpture, or on sait que c'est précisément après la victoire des iconophiles au milieu du ix" siècle qu'il convient de situer les débuts de la grande peinture byzantine. Il faut sans doute chercher dans quelque cause plus profonde cette désaffection pour la sculpture, en général, et la statuaire

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en particulier. L'artiste byzantin est peu sensible à la forme du corps humain, elle est pour lui dénuée de signification, peut-être même impure. Dans la peinture aussi les corps sont pour ainsi dire désincarnés. L'effet d'extase religieuse qui est recherché doit provenir de tout un ensemble d'arrangements, de gestes, de couleurs, de conventions même, qui met le spectateur « en condition ». Dans l'image d'un saint, on ne cherche pas à représenter ses traits, on cherche à faire rayonner sa sainteté. Aussi bien, tant à l'épicentre qu'à la périphérie, la seule création durable de la civilisation byzantine nous semble avoir été l'art religieux, surtout l'art pictural et il évoluera peu dans l'ensemble de l'orthodoxie. A vrai dire, Russes, Roumains, Slaves du Sud n'entreront véritablement dans l'histoire de la culture que lorsqu'ils auront été fécondés par l'Occident. Le cas de la Russie est particulièrement significatif à cet égard, du fait de la résistance acharnée que la « vieille Russie » a opposée à l'occidentalisation. Cependant, jusqu'au début du xix" siècle, en mille ans d'histoire, la Russie n'a presque rien à offrir en dehors de ses icônes, tandis qu'un siècle environ après l'adoption de la civilisaton occidentale, peu après avoir accédé au premier plan de la puissance politique, elle donne une extraordinaire floraison dans tous les domaines de l'art et de la pensée. Les premiers contacts, directs et massifs, des Grecs avec le monde oriental datent de l'époque hellénistique. Toutefois, dans une première phase, l'hellénisme donne plus qu'il ne reçoit. Cette influence est surtout sensible en architecture. Mais la pensée orientale se laissera également contaminer. Nous songeons par exemple à Vintelligentsia juive, surtout hors de Judée, à un Philon le Juif et à l'Ecole d'Alexandrie qui préparent déjà cette synthèse judéo-grecque, ces moules helléniques dans lesquels, à la génération suivante, saint Paul puis les pères de l'Eglise couleront la substance de leur mysticisme oriental. Et c'est à cette époque, au i " siècle ap. J.-Ch., que s'amorce véritablement le mouvement en retour qui prendra dès le IIe siècle une ampleur si considérable dans toutes les branches de la culture. Si l'on fait donc remonter au i " siècle de notre ère le début de la phase larvaire de la civilisation byzantine, la rupture décisive de l'an 395 (partage de l'empire entre Arcadius et Honorius) se produit à un moment où son style a déjà rompu avec le style classique, dans le domaine de l'art comme dans celui de la pensée (4). Constantin a eu beau reconstruire dans sa nouvelle capitale les monuments de Rome et les palais des sénateurs, la véritable création artistique après le iv* siècle sera déjà byzantine, non seulement à Constantinople et en Orient, mais en Italie et à Rome même. Un monde — et non pas seulement dix siècles d'histoire — sépare Sainte-Sophie du Parthénon. L'évolution de la peinture est, en ce sens, typique, et cela d'autant plus que celle-ci demeure sans doute l'apport le plus brillant de Byzance à la civilisation, la peinture religieuse byzantine étant à nos yeux ce que l'homme a créé de plus émouvant dans le domaine de la représentation (4) Toutefois, l'Ecole d'Athènes, dernier bastion de la pensée antique, ne sera fermée que sous Justinien, en 529.

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du sacré. (Encore est-il permis de se demander si la beauté que nous trouvons aujourd'hui aux icônes byzantines n'est pas due à un engouement passager, à la tendance de l'art occidental contemporain vers le « primitif » et l'hiératique.) Or les traits essentiels de la peinture byzantine sont manifestement orientaux. La découverte en Syrie, entre les deux guerres, des fresques de la synagogue de Doura Europos dans un état de conservation proprement miraculeux (5), a jeté une lumière singulière sur la filiation de la peinture byzantine. La peinture byzantine est d'origine essentiellement syro-babylonienne et iranienne (6). Certes, dans l'adoption d'un art étranger, il demeure toujours des éléments de l'art antérieur et le critique d'art, en analysant par exemple les mosaïques de Saint-Vital de Ravenne, n'aura pas de peine à relever ce qui dans la manière de l'artiste tient encore de la tradition hellénistique. Il retrouverait d'ailleurs cette influence à Doura même, par exemple dans certaines attitudes des personnages communes aux sarcophages antiques, dans le dessin des draperies ou encore dans la présence à titre décoratif de masques comiques et tragiques, courants dans les mosaïques hellénistiques. Mais il nous semble que ces éléments « classiques » demeurent superficiels, ornementaux, comme le coup de pinceau de l'artisan garde la trace des leçons du maître. Mais les traits profonds, révélateurs de la psyché, et d'ailleurs immédiatement apparents au coup d'œil d'ensemble, viennent de l'Orient ancien : les longues théories de personnages, leur « frontalité », l'immobilité des attitudes, la hiérarchie des tailles, la perspective inverse, l'absence totale d'espace. Et cette représentation en registres superposés que nous retrouvons encore dans les fresques de Giotto dans la chapelle Scrovegni à Padoue et dans ces joyaux de l'art byzantin tardif que représentent les fresques extérieures des monastères de Bucovine. De Doura Europos à Moldovitza la filiation, à travers un millénaire et demi, est directe et ininterrompue. La filiation est tout aussi évidente dans le domaine de la musique, du moins de la musique religieuse. Point n'est besoin d'être grand clerc pour s'en convaincre aujourd'hui encore. Suivre un office orthodoxe dans quelque sanctuaire retiré où les rites anciens se sont conservés les plus purs, entendre par exemple la cantillation de l'Evangile par les moines du Mont Athos, et la parenté avec les vieux chants liturgiques juifs apparaît si frappante que les savantes explications des musicologues deviennent superflues. Le fait n'a rien d'étonnant en soi. Les premiers (5) Elles datent de peu d'années avant la prise de la ville par les Perses en 260 ap. J.-Ch. (cf. notamment Du M E S N I L DU BUISSON, Les peintures de la synagogue de Doura Europos, Rome, 1939). (6) Si l'on veut remonter plus loin encore, il nous semble qu'on peut retrouver une ébauche de ce qui sera plus tard le style byzantin, dans les fresques du palais parthe de Kuh-i Khwaja, en Seistan, qui dateraient du i " siècle de notre ère. C'est là, à l'extrémité sud-orientale du monde iranien, avec des techniques et parfois aussi des motifs gréco-romains, mais dans un tout autre esprit que prend naissance le nouveau style pictural. La même manière se retrouve à Doura, non seulement dans les fresques de la synagogue, mais dans celles des autres sanctuaires ; le dieu Mithra chassant, des fresques du Mithraeum, c'est déjà le saint Georges terrassant le dragon des icônes byzantines.

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chrétiens n'ont fait que continuer le rituel juif, sous une forme à peine « réformée ». De nos jours encore, il y a moins de différence entre une synagogue d'Egypte et une église copte, qu'entre celle-ci et un temple protestant. Sans doute, avec le temps, la grande musique chorale, à Byzance comme en Russie et dans le reste de l'orthodoxie, finit-elle par subir des influences diverses et par évoluer selon des lois propres, mais son origine hébraïque est encore indéniable. En Occident également, la musique d'église a son origine dans la liturgie juive, et si elle a plus rapidement évolué vers des formes nouvelles, il convient cependant de rappeler qu'elle a subi à plusieurs reprises un retour à l'influence orientale. A deux reprises à tout le moins : lors de la réforme musicale de saint Grégoire le Grand, pape de 590 à 604, qui est à l'origine de ce qu'on appelle encore le « chant grégorien » (Grégoire avait été « apocrisiaire » à Constantinople sous le pontificat de Benoît I " et ses réformes lui attirèrent plus tard le reproche de vouloir imiter les Grecs), et sous saint Serge, pape de 687 à 701, dont la famille était originaire d'Antioche, et qui introduisit à son tour des usages et des chants empruntés à Byzance. Mais le « chant grégorien » s'est notablement transformé par la suite, comme si les Occidentaux avaient été ataviquement réticents, ou réfractaires, au style de vocalisation oriental. Il n'en a pas été de même pour les musulmans qui ont conservé le vieux style hébraïque pour la lecture des versets du Coran. Il y a là un phénomène de culture des plus intéressants. Transplanté en milieu grec, le centre de l'empire romain fut peu à peu hellénisé. Si forte était cependant l'empreinte de Rome, si prestigieux son souvenir, que le processus demandera plusieurs siècles. La dynastie de Constantin appartient à la romanité orientale, à cet Illyricum, pépinière d'empereurs. Celle de Théodose (379-450) est espagnole. Léon I " (457-474) appartient à une famille de Thraces romanisés. Son gendre et successeur, Zénon (de son vrai nom Traskalisseus Roussoumbladeotes) est un « barbare » isaurien d'Asie Mineure ; mais Justin et Justinien appartiennent, de nouveau, à une famille de l'Illyricum, encore fortement imbue de tradition romaine. Pourtant, sous Justinien déjà, le latin n'est plus qu'une langue étrangère dans la plus grande partie de l'empire. Il ne garde sa prééminence que dans des domaines somme toute peu représentatifs d'une culture, de son « mental collectif », tels le droit, l'administration ou l'armée. L'historien officiel (et moins officiel !) de Justinien, Procope, de Césarée en Palestine, écrit en grec. Les grands architectes du règne, Anthime de Tralles et Isidore de Milet sont, eux aussi, des Asiatiques, tandis que les mœurs, la religion, l'art, le costume s'orientalisent de plus en plus. Avec Maurice (582-602), originaire du Cappadoce, nous avons le premier empereur « grécophone » — encore qu'il ne s'agisse pas, notons-le bien, d'un Grec de Grèce —. Cependant l'hellénisation linguistique de l'empire se poursuit. Elle semble totale sous le règne d'Héraclius qui, le premier, prendra le titre oriental de Basileus après sa victoire sur les Perses (629). La littérature s'efforce de faire revivre le classicisme antique. Elle est, sauf en ce qui concerne l'histoire, peu créatrice, 4

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quoiqu'elle fasse encore belle figure, comparée à la production de l'Occident barbare à la même époque. Ainsi la transformation de l'empire romain d'Orient en une monarchie grecque de mœurs orientales aura pris trois siècles. Pendant ce laps de temps, il est permis de parler de moyen âge byzantin. Si, pour les raisons que nous avons exposées plus haut (contact prolongé avec la civilisation babylonienne et absence d'éléments barbares au cœur de l'empire), la phase larvaire de la civilisation byzantine n'est pas apparente, la période qui va du iv" siècle au x" siècle peut être considérée comme la phase de formation de la civilisation. Au v* siècle, sous les coups des mêmes barbares qui ont fini par submerger l'empire d'Occident, l'empire d'Orient est bien près de succomber. Peut-être ne dut-il son salut qu'au hasard qui détourne successivement Attila et Théodoric vers l'Occident, comme aussi à la présence des rudes Isauriens, barbares de l'intérieur, dont le pouvoir sut se servir contre les Goths avant de les mater à leur tour. Au siècle suivant, sous Justinien, on assiste à une remontée spectaculaire de l'empire. Mais contrairement à ce qu'ont pu croire les contemporains, hantés par le souvenir de la grandeur romaine, il ne s'agit pas de la renaissance d'une ancienne civilisation, mais de la naissance d'une nouvelle. Nous ne sommes plus à l'intérieur du même cycle. Tout ce que nous avons dit des transformations des mœurs et de la culture le prouve. Dans le domaine économique, nous retrouvons les mêmes symptômes d'une structure médiévale, lorsque le pouvoir passe insensiblement des mains de l'ancienne aristocratie sénatoriale entre les mains d'une nouvelle aristocratie de grands propriétaires terriens. Là encore, Byzance devance l'Occident de plusieurs siècles. On a parlé d'empire en décadence. Il serait plus juste de parler d'un royaume qui naît. Peut-on d'ailleurs qualifier de décadent un Etat qui, réduit pratiquement aux bastions de l'Asie Mineure et de la péninsule balkanique, tient tête victorieusement pendant des siècles à la double pression des barbares du nord et des empires asiatiques ? Qui s'oppose à la Perse avec autant et parfois plus de bonheur que Rome à son apogée, et qui au moment du déferlement de la vague arabe a représenté le seul véritable rempart de la chrétienté contre l'Islam ? (Car la pointe extrême de la vague arrêtée par Charles Martel en Occident ne se compare ni en intensité, ni en durée avec l'assaut multiséculaire du monde musulman contre la chrétienté orientale.) L'exceptionnelle gravité du danger extérieur fournit peut-être aussi une explication à l'intensité de la passion religieuse qui anime Byzance. Résister aux assauts des Infidèles, repousser les Slaves païens et les évangéliser, Byzance lutte sur deux fronts. Sur un troisième aussi, à l'intérieur. Pendant un siècle et demi elle est déchirée par la querelle entre iconoclastes et partisans des images. Il apparaît ainsi que, pendant la période qui nous intéresse, l'Orient chrétien vit plus intensivement pour la défense de la véritable foi que l'Occident chrétien. Ce n'est qu'à partir de la fin du xi* siècle que celui-ci connaîtra les grands élans et les grandes crises de la foi.

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C'est entre le milieu du ix* siècle et le milieu du xi* siècle, à la fin de la période de formation, que Byzance atteint l'apogée de sa puissance. Elle a rétabli la situation en Orient, jusqu'en Arménie, en Géorgie, en Syrie et Palestine, repoussé, au nord, les Russes, restauré son protectorat sur l'Italie du sud, écrasé enfin les Bulgares sous Basile II le Bulgarochtone. Son prestige est plus grand que jamais. L'expansion religieuse est non moins spectaculaire, culminant avec la conversion des Russes sous Vladimir de Kiev (989). Sur mer, l'empire a retrouvé sa puissance, ce qui lui permet, placé comme il l'est sur la « route des épices », d'entretenir entre l'Orient et l'Occident un courant de commerce qui lui est profitable. A l'intérieur, des manufactures prospères assurent à l'Etat, dont elles dépendent, d'autres sources de profit. Enfin une sage politique terrienne en faveur des soldats maintient un temps l'équilibre entre les paysans libres et les grands propriétaires, et fournit à l'empire de solides cadres militaires. Ainsi, au tournant du Xe au χΓ siècle, face au monde arabe divisé et décadent et à un Occident encore à demi-barbare, en pleine mutation féodale, Byzance est sans conteste la plus grande puissance, et la plus civilisée, du bassin méditerranéen. Et cela malgré une certaine instabilité politique. On a proprement l'impression d'un dynamisme intérieur, indépendant de la valeur des hommes. Mais cet élan est, somme toute, de courte durée. Faut-il attribuer le fait à une adversité extrême des événements extérieurs ? Ou à une pauvreté relative des éléments ethniques constitutifs de la civilisation ? Les faits économiques, par exemple, n'expliqueront jamais suffisamment par eux-mêmes, comment à partir du xii" siècle, Byzance cède peu à peu la suprématie maritime aux républiques commerçantes d'Italie. En fait, l'année 1071, qui voit à la fois l'exclusion des Byzantins d'Italie par les Normands et la terrible défaite de Romain IV Diogène à Mantzikert devant les Turcs Seldjoukides, marque le début de la décadence politique de Byzance (7). L'empire, pris entre la double poussée des Turcs et des « Latins » commence une longue agonie de quatre siècles. L'occupation, surtout, de la plus grande partie de l'Anatolie par les Turcs — elle sera complète un siècle plus tard, après la bataille de Myrioképhalon (1176) — aura des conséquences désastreuses aussi bien économiques que militaires. Depuis le début, l'Asie Mineure avait été le noyau de l'empire et son réservoir d'hommes. Le fossé qui se creuse entre Grecs et « Latins » après les premières croisades sera non moins lourd de conséquences. Les malentendus, les rancœurs, les haines accumulés notamment pendant l'éphémère « Empire latin d'Orient » empê(7) On a fait remarquer à juste titre que ce n'est pas la force irrésistible de la poussée turque qui a provoqué alors l'effondrement de la puissance byzantine en Asie Mineure, car la défaite de Mantzikert, somme toute accidentelle, eut été réparable si elle n'avait été accompagnée et suivie du côté byzantin d'une série incroyable de luttes intestines et de trahisons. C'est donc à un véritable « pourrissement » de l'intérieur que nous assistons. Et pourtant, la civilisation byzantine, dans l'art et la pensée, connaîtra encore sous les Comnènes et les Paléologues des siècles de vitalité.

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cheront pour des siècles — et jusqu'à l'époque contemporaine — toutes les tentatives d'union des Eglises et cristalliseront le monde orthodoxe dans son hostilité à l'Occident catholique. A telle enseigne que lorsque la civilisation occidentale sera enfin en mesure de l'emporter définitivement en Europe de l'est, au cours des xviii' et xix* siècles, ce sera sous la forme d'une civilisation essentiellement laïque et en grande partie déchristianisée. Cette « fixation » négative ne sera pas la seule conséquence du contact entre Byzantins et « Latins ». Les emprunts réciproques furent nombreux. Les Occidentaux, particulièrement les Vénitiens qui étaient déjà de longue date en relations suivies avec l'empire, furent fascinés par la richesse et le raffinement de Byzance. Le nombre considérable d'oeuvres d'art byzantines dont les « Latins » inondèrent l'Occident après le sac de Constantinople ne témoigne pas seulement de leur esprit mercantile. Cela prouve qu'à cette phase du développement de l'Occident il y avait encore une large place pour les emprunts féconds, et que Byzance avait encore de l'ascendant sur la culture occidentale naissante. On peut dire la même chose de l'œuvre littéraire et scientifique, notamment de l'étude des auteurs de l'antiquité, qui eut une influence non négligeable sur la Renaissance italienne à ses débuts. Les échanges se firent d'ailleurs dans les deux sens car, tandis que l'Occident commençait son ascension extraordinaire, Byzance, appauvrie et impuissante, se sclérosait. Lorsque se fut éteint au xv" siècle le premier, l'unique grand centre de rayonnement de la civilisation byzantine, la culture orthodoxe en son entier retournera à un niveau quasi médiéval. La jeunesse, le dynamisme de l'Occident ne manqua pas d'exercer une attraction certaine sur une partie de l'élite byzantine. Il ne faut pas voir exclusivement des gestes d'opportunisme politique dans les tentatives répétées de rapprochement avec Rome. Malgré les inimitiés et les rancunes, une certaine symbiose spirituelle s'était produite, surtout par l'entremise de Venise, restée de tous temps un terrain de contact entre les deux « frères ennemis ». (Plus tard également après la chute de Byzance, la Vénétie gardera une attitude plus tolérante, plus libérale, et c'est par les écoles de Venise et de Padoue que commence, au xvii" siècle, l'acculturation des Grecs par la culture occidentale.) On a souvent dit que, dans leur fanatisme anticatholique et antioccidental, les Grecs avaient préféré se jeter dans les bras des Turcs plutôt que d'accepter la protection des « Latins ». La réalité apparaît plus nuancée. Après tout, ce ne sera pas vers d'autres pays musulmans, ni vers la lointaine Russie, « défenseur de la vraie foi », mais vers l'Italie que se dirigeront la plupart des rescapés de la famille impériale et des intellectuels byzantins réfugiés au lendemain de la prise de Constantinople par les Turcs. Et ils y formeront des centres d'activité qui ne seront pas sans influence sur l'évolution future des deux civilisations. Il suffira de rappeler les cas illustres du cardinal Bessarion et de Zoé Paléologue, nièce du dernier empereur mort sur les remparts de Constantinople, et qui ira plus tard épouser en grande pompe le premier tsar de

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Russie, légitimant en quelque sorte par la parenté dynastique les prétentions de Moscou au titre de « III e Rome ». Plus tard, ce sera encore dans ces lieux de rencontre des deux civilisations que représentaient les anciennes possessions byzantines cédées à Venise ou à Gênes que surgiront les premiers Grecs « occidentalisants » dans la phase précédant le grand tournant vers l'adoption de la civilisation occidentale. Tel, entre autres, Cyrille le Grec, moine élevé en Epire et à Corfou, qui vivra 38 ans en Russie à partir de 1518 et comptera parmi ceux qui y apporteront les idées de la Renaissance italienne ; tel Cyrille Loukaris, originaire de Crète, patriarche de Constantinople de 1620 à 1638, qui paiera de sa tête la tentative d'union avec les Calvinistes, ou enfin Alexandre Mavrocordato, originaire de Chios, grand Drogman de la Sublime Porte (1641-1709), le premier de cette lignée de hauts dignitaires grecs qui tenteront de dominer de l'intérieur l'empire ottoman décadent. Pour en revenir à l'influence occidentale sur Byzance à son déclin, il convient de noter également un aspect moins positif de cette influence, à savoir la féodalisation de l'empire au lendemain de la 4* croisade. A la fois sous la pression des événements et à l'imitation du monde féodal d'Occident, on assiste au xiii* et au xiv" siècles à un morcellement des anciennes possessions impériales en principautés plus ou moins indépendantes, soit sous des dynasties locales comme les Comnènes à Trébizonde et les Anges en Epire, plus tard les Cantacuzènes en Morée, soit sous des dynasties « franques » comme les Villehardouin, les Lusignan, les Acciaiuoli. On en arrivera même, au milieu du xiv* siècle, au partage géographique des restes de l'empire entre deux co-empereurs, comme ce sera le cas pour Jean VI Cantacuzène et son gendre et rival Jean V Paléologue. Cependant, encore une fois, il est remarquable que, dans la tourmente qui l'emporte inexorablement, Byzance, en proie aux attaques du dehors et à l'anarchie au dedans, ne perd pas son énergie créatrice dans le domaine de l'esprit. Réduit peu à peu à sa capitale et à son arrièrepays, l'empire, politiquement moribond, continue à rayonner dans toute l'orthodoxie, et au-delà. L'époque des Comnènes et des Paléologues nous a laissé, au Mont Athos, à Mistra en Morée, à Arta en Epire, quelques-uns des plus beaux monuments de l'art byzantin, qui essaimait en même temps à Kiev, puis dans la Russie du Nord, en Serbie et dans les pays roumains. La littérature des derniers siècles de Byzance est probablement supérieure à la littérature occidentale contemporaine, et l'histoire est cultivée avec autant de talent que dans les siècles précédents. Enfin, le renouveau des études antiques et l'engouement pour la littérature et la philosophie classiques ont ouvert les voies à l'humanisme occidental. Là aussi Byzance a précédé l'Italie et l'a fortement influencée. Ainsi, quoique, entre le xiii* et le xv* siècle, la civilisation occidentale prenne subitement une avance considérable, on peut dire que la civilisation byzantine demeure encore vivace. Si Byzance n'avait pas été prématurément engloutie par l'empire ottoman, aurait-elle pu amorcer un tournant comparable à celui de

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l'Occident au moment de la Renaissance ? C'est une question à laquelle il est impossible de répondre — les suppositions, les hypothèses de l'historien sont, par définition, invérifiables. Tout ce qu'on peut dire en I'occurence, c'est qu'un essor comme celui de l'Occident à partir du XIII* siècle exige un minimum de sécurité extérieure. L'Europe occidentale est désormais à l'abri, depuis des siècles — en partie grâce au tampon que l'Orient orthodoxe a représenté contre les Arabes, les Mongols, les Turcs. Si la pression extérieure avait continué à l'est, il est probable que, même sans la chute de Constantinople et des Balkans, l'Europe orthodoxe n'aurait pas pu entamer cette évolution. La preuve en est que les marches catholiques de l'est, les grands royaumes de Hongrie et de Pologne, demeureront eux aussi pendant toute cette période et sans doute pour la même raison un peu en marge de la grande culture occidentale. Avec le déclin de l'Etat byzantin, ce n'est pas encore la civilisation qu'il a représentée qui est frappée à mort, c'est seulement le premier de ses Royaumes Combattants. En effet, à la fin du xn" siècle, d'autres concurrents entrent en lice pour la domination du monde orthodoxe. Dès la fin du χΓ siècle, Byzance a perdu ses chances de réaliser l'unité du monde orthodoxe. Engagée dans une lutte sans merci à la fois contre les Turcs et contre l'Occident, le contrôle de ses voisins et clients slaves lui échappe, tandis que la Russie sous le choc de la grande invasion mongole est arrêtée pour plusieurs siècles dans son essor. Le premier concurrent à l'Empire, après Byzance, sera le royaume valaco-bulgare des Assénides, à la fin du xii° siècle et au début du xiii*. Johannitza (ou Kalojean), le 3* des Assénides, faisant revivre d'une part les traditions du premier royaume bulgare et arguant, d'autre part, auprès du pape Innocent III de son origine valaque, c'est-à-dire romaine, prendra en 1204 le titre de tsar. Mais ce second empire bulgare, pris entre les Byzantins et les « Latins » et en proie aux querelles intestines, ne sera pas de taille à s'imposer et passera au second plan. La relève sera prise par la dynastie serbe des Némanides. En effet, un siècle et demi plus tard, ce sera le tour d'Etienne Douchan de prendre le titre d'« Empereur des Serbes et des Romains ». Mais ce sera déjà trop tard. A la fin du xiv* siècle, les Ottomans sont maîtres de la Bulgarie et de la Serbie, et de tout l'arrière-pays de Constantinople. Cependant, malgré la brièveté de son existence (à peine plus de deux siècles, de l'avènement d'Etienne Némania en 1171 à la bataille de Kossovo en 1389), le royaume serbe a atteint dans le cadre de la civilisation byzantine un haut degré de culture. Peut-être, en plus de l'influence byzantine, bénéficia-t-il aussi de la proximité de Venise et de ses possessions dalmates. Toujours est-il qu'après la disparition de la Serbie en tant qu'Etat, les Serbes continueront encore pendant plusieurs générations à jouer un rôle non négligeable dans le développement spirituel de la Russie et des principautés roumaines. H convient peut-être ici de s'arrêter un instant sur le cas des Roumains, ces restes de la romanité orientale, et de se demander quelle

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explication pourrait être donnée à leur éclipse presque totale de l'Histoire pendant un millénaire — à l'exception de la brève participation des Roumains sud-danubiens (les Vlaques ou Blaques des chroniqueurs « francs >) au « second empire » bulgare, dans lequel ils semblent avoir joué le rôle d'initiateurs, pour se laisser ensuite absorber par la tradition du premier empire bulgare. Sans vouloir nous lancer dans la polémique, aujourd'hui quelque peu dépassée, de la continuité des Roumains en Dacie, nous voudrions hasarder une explication à cette longue éclipse, car le premier Etat valaque ne se constitue au nord du Danube que dans le dernier tiers du xm* siècle (8), exactement mille ans après le retrait des légions d'Aurélien. Certes, pendant tout ce laps de temps, l'adversité fut extrême. Dans la longue migration des peuples, du m" au xm* siècle, presque aucune horde barbare, aucune vague ayant déferlé sur l'ouest et le sud de l'Europe qui n'ait balayé l'espace carpatho-danubien. Et lorsque les premières unités politiques, slaves et roumaines, se seront constituées au xi" siècle dans l'arc des Carpathes — à une époque où l'Occident bâtissait déjà ses cathédrales — elles succomberont sous les coups des Hongrois tandis que dans les plaines à l'est et au sud des Carpathes s'installaient pour trois siècles les derniers envahisseurs turco-mongols, les Pétchénègues et les Coumans. Qui pourrait affirmer cependant que cette adversité ait été plus grande que dans les plaines avoisinantes d'Ukraine, de Pologne, de Pannonie, ou que dans la péninsule balkanique elle-même, qui voient, dès la fin du i " millénaire, l'éclosion d'Etats puissants ? Or ce qu'il faut remarquer c'est que tous ces Etats sont créés par des peuples nouveaux venus, et cela non seulement au-delà de l'ancien limes romain, ce qui serait naturel, mais aussi bien à l'intérieur, en Occident comme en Orient. C'est du royaume wisigothique que naîtra l'Espagne, du royaume franc, la France. Ce sont les Angles et les Saxons, les Danois et les Normands qui créent l'Angleterre. En Italie, ce sont successivement les Hérules, les Ostrogoths, les Lombards, les Francs, les Normands qui détiennent le pouvoir ou forment la minorité dominante. Il faudra attendre le tournant du il* millénaire pour voir apparaître les premières unités politiques qu'on puisse qualifier de proprement italiennes, avec les cités marchandes telles qu'Amalfi, Pise, Venise, Gênes. Encore faut-il remarquer que c'est par le biais de l'économique qu'elles débouchent sur le politique et qu'à cette époque déjà tardive le rôle, dans le nouvel amalgame, de l'ancienne minorité barbare, nous échappe complètement. En un mot, tout se passe comme si la « fibre politique » était brisée pour longtemps chez les descendants de l'ancienne puissance impériale. Le phénomène semble se vérifier dans les autres cycles de civilisation, partout où il nous est possible d'observer le passage d'une civilisation à une autre. Les Crétois ne jouent aucun rôle politique dans le cadre de la civilisation (8) Après que la pointe occidentale de la grande vague mongole eut détruit le dernier royaume barbare constitué au nord du Danube, celui des Coumans. On sait qu'après le reflux de la vague mongole, Béla IV de Hongrie colonisa les restes des Coumans bousculés vers l'ouest, dans la région de la Tissa, pour s'en faire des alliés contre le pouvoir grandissant de ses magnats.

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hellénique. Les Italiens et même les Grecs de Grèce ne dirigent pas l'empire byzantin. Ce sont d'abord, nous l'avons vu, des provinciaux romains puis, après la disparition de la dynastie illyrienne de Justinien, des hommes d'Asie Mineure, des Isauriens, comme les empereurs iconoclastes du v i n ' siècle, des Cappadociens, comme les Phocas ; Basile I " le Macédonien, fondateur de la dynastie dite macédonienne, était très probablement d'origine arménienne, comme le sera aussi le grand Jean Tzimiskès. Les Perses, descendants de l'ancien peuple impérial de la civilisation babylonienne, ne dirigent pas le monde arabe à ses débuts, même si leur influence est capitale, comme nous le verrons, dans l'éclosion de la nouvelle civilisation. Les Perses dans la civilisation arabe jouent, mutatis mutandis, le rôle de levain culturel que jouent les Italiens dans la civilisation occidentale. Quant aux descendants dfes anciens Egyptiens, ils se laissent entièrement dominer, pendant des millénaires, par des minorités appartenant aux deux civilisations qui les ont conquis, l'hellénique et l'arabe (9). Avec la disparition presque simultanée des trois premiers concurrents à 1'« empire universel » de la civilisation chrétienne orthodoxe, Byzance, Bulgarie, Serbie, la prétention à assurer l'unité de l'orthodoxie ne disparaît pas des esprits. Elle sera bientôt reprise par un autre Etat orthodoxe, le plus périphérique : la Russie. La Russie kiévaine, un moment puissante sous Vladimir le Saint et ïaroslav le Sage, puis sous Vladimir Monomaque, devient anarchique dès le milieu du xn* siècle, en partie pour n'avoir pas su se débarrasser d'un système dynastique aberrant, qui autorisait des compétitions sans fin entre tous les héritiers du monarque défunt. Elle sera effacée de la carte par la grande invasion mongole de 1240. L a Russie continue cependant au nord et à l'est, dans la grande cité marchande de Novgorod, teintée d'influence germanique, à Souzdal, à Vladimir, à Riazan, à Tver, à Moscou. Mais une transformation profonde s'est opérée au cours de cette migration vers les terres nouvelles. Et l'horizon géographique n'est pas le seul à changer. Au paysan des plaines ukrainiennes succèdent l'ermite et le défricheur de forêts. Le mélange avec les tribus finnoises modifie également le type physique. Enfin, une longue et humiliante soumission au suzerain mongol de la Horde d'Or introduit chez les princes et les boïars, et jusque dans le peuple, des mœurs asiatiques qui marqueront désormais toute l'histoire de la Russie, et où le fatalisme, la ruse et la duplicité se mêlent étrangement au courage, à la violence et à la cruauté. Toutefois, il nous semble que l'on a souvent exagéré en Occident l'importance des facteurs « race » et « milieu » sur l'évolution de l'âme russe, notamment en ce qui concerne certaines manifestations de la foi orthodoxe. Lorsqu'on observe ces mêmes manifestations chez

(9) Aujourd'hui, si l'Egypte a pris la tête de la croisade monde arabe, dans un cadre nouveau, celui de l'adaptation à la dentale, c'est probablement pour la simple raison que de tous les a été la première à s'engager dans la voie de l'occidentalisation, de la dynastie turco-albanaise de Méhémet Ali.

pour l'unité du civilisation occipays arabes elle sous l'impulsion

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d'autres peuples orthodoxes dont le substrat ethnique et l'environnement physique sont fort différents de ceux de la Russie, comme les Grecs ou les Roumains, on est tenté d'attribuer plus d'importance à la forme sous laquelle le christianisme oriental a été transmis à la Russie par Byzance, qu'à une influence de la race ou de l'environnement. Certes, cette forme et surtout ses « monstruosités », telles que les exagérations du dogme ou de la pratique religieuse, ont trouvé en Russie un terrain particulièrement favorable, et les crises religieuses y ont atteint un paroxysme qu'elles n'ont jamais atteint dans le reste de l'Orthodoxie. On n'insistera jamais assez sur le rôle de Byzance dans la formation de la culture russe. La Russie a emprunté au monde byzantin, dès le début, presque tous les éléments de la civilisation (à l'exception de certaines structures sociales et économiques, qui sont slaves, et de l'organisation dynastique, qui semble d'origine varègue). Religion, écriture, littérature, peinture et architecture, musique, costumes et mœurs de la Cour, tout lui vient de Byzance. Ne dit-on pas que saint Vladimir, qui hésitait encore entre le catholicisme et l'orthodoxie, et même l'islam, se serait décidé pour la seconde à cause de la magnificence des rites byzantins ? — ce qui souligne dès le départ l'aspect essentiellement émotionnel de la religiosité russe. L'influence byzantine se maintiendra même aux époques d'éclipsé de la puissance politique de Constantinople grâce surtout à l'emprise du patriarchat œcuménique sur l'église russe (10). On verra même un regain de cette influence, notamment sur la conception de l'autorité monarchique, après la chute de Constantinople, avec l'arrivée de certains cadres ecclésiastiques émigrés et le mariage de Sophie Zoé Paléologue avec Ivan III. Ce dernier, se considérant désormais l'héritier des Basileis, adopte l'aigle bicéphale de Byzance dans ses armes, prend le titre de Samoderjetz (autocrate) et de Tsar (Czar, César) (11) et laisse s'accréditer la légende de Moscou « la IIIe Rome » (12). Cependant, l'influence de la « tsarine » élevée en Italie dans l'esprit de Florence n'infléchit aucunement la foi orthodoxe d'Ivan III et de son entourage vers le catholicisme. L'œuvre de pionniers des moines et des ermites qui était allée de pair avec celle des défricheurs de la nouvelle Russie, et le regroupement du peuple russe autour de son Eglise dans les malheurs qui s'étaient abattus sur lui du double fait des Mongols et des Occidentaux, avaient renforcé l'attachement du peuple à la foi orthodoxe. Il en vint même à considérer les Occidentaux catholiques, Suédois, Chevaliers teutoniques, Polonais, comme des ennemis plus redoutables (10) Pendant des siècles, tous les métropolites de Russie seront des Grecs. Le dernier d'entre eux sera le métropolite Isidore de Moscou, signataire de l'union de Florence de 1439 qui à son retour à Moscou en 1441 sera emprisonné et déposé par le Grand Prince Vassili. Le synode réuni par la suite désignera un Russe, l'Evêque de Riazan, Jonas, adversaire de l'union. (11) Titre qui ne sera reconnu par le patriarche œcuménique qu'à Ivan le Terrible, en 1561. (12) Le terme semble avoir été suggéré pour la première fois à Ivan III par un moine du monastère Eléazar de Pskov, Philothée.

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encore que les Mongols, qui du moins ne cherchaient pas à les arracher à leur foi ancestrale. Il est instructif de noter à ce propos qu'Alexandre Newski, qui demeurera dans le souvenir populaire comme le héros national par excellence, aura été aussi soumis à son suzerain mongol qu'il aura été brave en face des Suédois et des Chevaliers teutoniques. Aussi ne doit-on pas s'étonner si le flambeau de l'orthodoxie, avec la chute de Constantinople, passe tout naturellement à Moscou, parfois même contre la volonté du patriarche œcuménique (13). C'est encore dans le domaine de l'art et particulièrement de la peinture d'église (il n'y en a d'ailleurs pas d'autre en Russie avant Pierre le Grand) que l'influence de Byzance se manifeste de la manière la plus frappante. Les Russes égaleront, et dépasseront même parfois, leurs maîtres byzantins, par la finesse des traits, l'intensité dramatique de l'expression, l'harmonie des couleurs, l'équilibre de la construction. L'art pictural russe, au moment de son apogée au début du xv* siècle (avec Andréi Rublev et son maître Théophane le Grec), est directement influencé par l'art du temps des Paléologues, lui-même plus pénétré d'influence « antiquisante » que l'art byzantin des époques précédentes — à quoi il conviendrait peut-être d'ajouter l'influence à Moscou des architectes italiens. De sorte que, paradoxalement, l'art russe du xv" siècle, à la veille de subir une poussée décisive de l'influence asiatique, est plus méditerranéen que celui de Byzance avant les Paléologues. On voit apparaître dans la peinture un fond de paysage ou un décor architectural à réminiscences classiques, le tout construit dans une certaine perspective et avec un souci extrême de composition et d'équilibre. La galerie Tretyakov de Moscou possède quelques spécimens remarquables, telle cette Annonciation de l'école de Moscou de la fin du xv" siècle, si proche dans son mouvement et son décor des œuvres italiennes contemporaines, ou la célèbre Trinité de Rublev, un des plus purs chefs-d'œuvre de l'art religieux de tous les temps. Subitement, au siècle suivant, on assiste à un assaut de l'influence asiatique. Elle est négligeable, ou plus exactement négative dans l'art pictural, pour la raison, probablement, de la proscription de la peinture dans l'art religieux de l'Islam. Les fresques disparaissent peu à peu des églises russes et les icônes subissent l'influence du réalisme occidental tandis que l'image revêtue d'or ou d'argent l'emporte désormais sur la peinture nue. Le changement est plus caractérisé en architecture. Au XVIe siècle, au moment précisément de la délivrance de l'humiliante vassalité de la Horde d'Or (ou des Etats successeurs comme les Khanats de Kazan et d'Astrakan), on dirait que l'influence orientale augmente en Russie, selon le phénomène, que nous retrouverons ailleurs, des « influences hors contrainte ». La cathédrale de l'Assomption, construite à Moscou de 1472 à 1479 par l'architecte bolonais Rodolfo Fioravanti (13) De nos jours, après un demi-millénaire, et dans des circonstances certes bien différentes, il se trouve que c'est toujours le patriarche œcuménique qui cherche un rapprochement avec Rome et le patriarche de Moscou qui prend la tête de la résistance contre le catholicisme.

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degli Alberti, dit « Aristote » — sur le modèle de la cathédrale de Vladimir — est encore un pur joyau byzantin avec son architecture extérieure sévère et ses belles fresques intérieures (14). A la même époque, Marco Ruffo et Pietro Solario construisent en style Renaissance le Palais à facettes, et Aloisio di Milano la cathédrale de l'Annonciation (1484-1489) — mais celle-ci comporte déjà plusieurs coupoles en oignon. En 1552 enfin, Saint-Basile de Moscou, construite par Ivan le Terrible après la prise de Kazan, c'est déjà l'Asie centrale, le « gâteau monté », avec ses coupoles multicolores et tarabiscotées. Et ce type demeurera si bien le type de l'architecture religieuse de la Russie, que la diaspora russe du xxe siècle en transportera le modèle stéréotypé dans toutes ses colonies d'Occident (15). On dirait qu'au moment même où les princes moscovites abattaient la puissance du dernier khanat tartare, l'Asie centrale, avec son art et aussi certaines de ses mœurs, prenait de plus en plus possession de la culture russe, par ailleurs sevrée de son modèle byzantin. On a discuté et l'on discute encore de l'origine des coupoles en forme de bulbe et de toit de tente. On a voulu nier leur origine mongole ou iranienne pour y voir une création autochtone sous l'influence probable de l'architecture rustique finno-carélienne. Quoi qu'il en soit, l'influence est manifestement asiatique. Nous ne voudrions toutefois pas accentuer l'importance de cette « déviation » vers l'Asie au point d'en tirer la conclusion d'un détachement de la Russie de la civilisation byzantine. Tout d'abord (et nous avons dit que c'était là le critère décisif) parce que l'histoire russe, isolée, n'offre pas le déroulement d'un cycle de civilisation, ensuite parce que par la plupart de ses traits culturels la Russie reste fortement attachée à Byzance, même après la disparition de l'Etat byzantin. Tout au plus convient-il de constater qu'en accentuant son caractère oriental, la Russie (14) Il est difficile de faire, dans ce cas, le départ entre l'apport proprement byzantin et l'apport italien. En fait, les deux arts avaient la même origine et déjà Venise avait réalisé une synthèse entre le romano-gothique et le byzantin. Que l'on compare certaines fresques religieuses de Vénétie, notamment celle de Giotto dans la Capella degli Scrovegni à Padoue, et plus encore, dans la même ville, les fresques du baptistère du Dôme, avec les peintures de Mistra, de Dalmatie, de Russie ou de Bucovine. (15) On retrouvera un phénomène similaire, à un moindre degré, dans les pays roumains, du moins en Valachie, après la construction par Néagoe Bassarab (1509-1521) de la cathédrale de Curtéa de Argés (malencontreusement restaurée à la fin du siècle dernier par un disciple de Viollet le Duc, Lecomte du Nouy, le père du médecin-philosophe). Les coupoles torses, l'ornementation extérieure y trahissent l'influence arabo-persane. Le prestige de cette œuvre, parfois appelée « la merveille d'Orient », sera si grand que le modèle sera abondamment — et pauvrement — imité jusqu'au plein xx* siècle, et que les péripéties de sa construction entreront dans la légende (la légende de « Maître Manole », le maître d'oeuvre de la cathédrale qui, pour pouvoir achever sa construction qui s'écroulait mystérieusement chaque nuit, doit y emmurer vivante sa propre femme ; on retrouve ce thème dans d'autres pays d'Europe, et jusqu'en Chine, pour la construction de la Grande Muraille. Voir à ce propos Mircéa ELIADE, Manole et le Monastère d'Argés, in Revue des Etudes Roumaines III-IV, 1955-56, pp. 7-28).

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se fortifiait dans son particularisme orthodoxe au moment où la pression politique de l'Occident s'accentuait et où apparaissaient les prodromes de l'occidentalisation. Comme toujours, les premières tentatives d'acculturation apparaissent dans le domaine militaire. Il y a là un phénomène que Toynbee a fort judicieusement observé à propos des premières tentatives de modernisation du monde arabe, notamment dans l'Egypte de Méhémet Ali. Une civilisation qui éprouve à ses dépens la supériorité technique et matérielle d'une civilisation rivale croit pouvoir parer au danger en adoptant d'abord les armes de l'adversaire, sans se rendre compte qu'une civilisation représente un tout pratiquement indivisible et sans imaginer clairement les conséquences inéluctables de cette première concession à l'ennemi. C'est en forgeant leurs premiers canons avec l'aide de techniciens occidentaux et en réorganisant leur armée sur le modèle allemand ou suédois que les tsars entameront insensiblement le processus d'occidentalisation de la Russie. Nous avons vu que, dans le domaine de l'art, l'influence italienne avait été freinée, pour ne pas dire arrêtée, par l'influence de l'Orient asiatique. L'Occident ne reprendra le dessus qu'un siècle et demi plus tard par la volonté délibérée de Pierre le Grand et ses successeurs (Catherine II en particulier) qui imposeront dans la nouvelle capitale et puis dans les gouvernements les plus reculés de l'empire, un style monumental néoclassique d'inspiration française, qui demeurera le style de l'architecture officielle de la Russie jusqu'à l'époque contemporaine. Dans l'évolution religieuse, l'impact de l'Occident ne fut pas non plus négligeable, quoiqu'il s'exerçât dans le domaine naturellement le plus réfractaire à l'influence étrangère. Catholiques et protestants rivaliseront d'influence pour convertir la chrétienté russe orthodoxe. Le catholicisme sera desservi par l'appui brutal et maladroit que lui accordera la Pologne, un moment l'ennemi le plus redoutable de la Moscovie, notamment pendant l'occupation de Moscou et le règne éphémère du faux Dimitri (1605-1607). La propagande protestante sera moins voyante et s'infiltrera par en bas au lieu de chercher à s'imposer d'en haut. Elle sera servie par des prédicateurs isolés et par l'existence, dans les grandes villes, de groupes de plus en plus nombreux de commerçants, d'artisans, de « techniciens » allemands, hollandais, anglais — protestants pour la plupart (16). Ainsi, par un phénomène curieux, c'est le christianisme le plus éloigné de l'esprit de l'orthodoxie, le calvinisme, qui, par l'intermédiaire de quelques prédicateurs — tel Quirinus Kuhlmann, cet illuminé mi-allemand mi-polonais qui finira sur le bûcher, sur la Place Rouge du Kremlin en 1689 — se trouve à l'origine de

(16) A Moscou, il y avait dès la fin du xvn" siècle tout un quartier allemand, le faubourg de Svoboda — autrement dit de la « Villefranche ». C'est là que le jeune Piotr Alexeïevitch, le futur Pierre le Grand, fera l'école buissonnière pendant la régence de sa sœur Sophie et prendra le goût des choses d'Occident et du mode de vie des Occidentaux.

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certaines de ces sectes religieuses qui joueront un si grand rôle pendant le XVIII* siècle et le xix* siècle dans la résistance contre la modernisation de la Russie, l'œuvre du Diable. En fait, le haut clergé orthodoxe s'opposa toujours aux doctrines protestantes avec encore plus de vigueur qu'au catholicisme, car il lui était plus facile d'y déceler les germes de l'hérésie et de les dénoncer. Arrêté sur le terrain proprement religieux, le protestantisme ne joue pas moins un rôle important en Russie, celui d'avant-coureur du rationalisme, de la libre-pensée et du matérialisme. L'influence catholique, au contraire, s'exerça bien involontairement, dans le sens d'une régénération de l'Eglise orthodoxe russe au milieu du xvii" siècle. La figure dominante de ce mouvement de rénovation est un noble moldave Pierre Moghila (1596-1647) (17). Après avoir étudié en Pologne et à Paris et combattu dans les rangs polonais contre les Turcs, il se fit moine, à Kiev, où il devint archimandrite puis métropolite. Elevé en milieu catholique, il se fit néanmoins dans ses écrits l'ardent défenseur de la foi orthodoxe et contribua puissamment à réorganiser l'enseignement religieux sur le modèle jésuite (son catéchisme fut d'abord écrit en latin). Quoiqu'ayant exercé son apostolat en territoire polonais (Kiev tenait encore de la couronne de Pologne), Moghila a joué un rôle déterminant dans l'évolution ultérieure de l'église russe — non sans susciter d'âpres controverses et la résistance acharnée des « archaïsants » qui se cristallisera plus tard dans la secte des Vieux Croyants. C'est à son initiative et à celle de ses disciples qu'on doit la création à Moscou, en 1689, plus d'un demi-siècle après sa mort, de l'Académie slavonogréco-latine. D'autres étrangers, Grecs, Slaves ou Roumains, prendront une part active au lent processus d'occidentalisation de la Russie, tels le prêtre catholique croate Yuri Krijanitch, premier militant du panslavisme (18), ou le Roumain Nicolas Milesco (1621-1714), grand spathaire de Moldavie, qui avait voyagé dans tout l'Occident et, devenu interprète à la cour de Moscou, se verra confier par le tsar Alexis une des premières ambassades russes auprès de l'empereur de Chine, tel enfin le prince de Moldavie Démétrius Cantémir, qui après son alliance malheureuse avec Pierre le Grand dans la guerre russo-turque de 1711, s'exilera en Russie et deviendra un des ministres du Tsar. Ainsi, dans les Balkans, malgré la présence stérilisante des Ottomans, le courant occidental était-il plus spontané qu'en Russie. Nous avons vu le rôle qu'y jouèrent les colonies italiennes (19). Le patriarche (17) Moghila, en roumain Movila, famille de grands boïars qui a donné à la Moldavie six princes régnants à la fin du xvi* siècle et au début du xvu*. Alliée à la grande noblesse polonaise, elle favorisa en Moldavie l'influence polonaise et catholique. Le lecteur français sera sans doute surpris d'apprendre que par l'intermédiaire des princes Wisniowiecki et de Marie Leszczinska une goutte du sang des Movila coulait dans les veines de Louis XVI et des derniers Bourbons. (18) Encore qu'il n'en soit pas le premier théoricien, cet honneur revenant, semble-t-il, à un prêtre italien, Mauro Orbini, dans son livre II regno degli Slavi (1601). (19) Voir ci-dessus, pp. 84-85.

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Cyrille Loukaris était né en Crète sujet vénitien et avait étudié 4 ans à Venise et 7 ans à Padoue. Les pressions religieuses qu'il y avait subies avaient éveillé en lui une profonde hostilité au catholicisme, ce qui explique sans doute qu'il se soit tourné du côté du protestantisme dans sa quête d'un appui occidental. C'est probablement en Pologne-Lithuanie qu'il prit contact pour la première fois avec le calvinisme, à l'occasion d'une mission que lui avait confiée le Patriarche œcuménique pour lutter contre l'union avec Rome, qu'avait acceptée en 1594 une partie du clergé orthodoxe. Devenu patriarche d'Alexandrie en 1602, puis chargé du patriarcat œcuménique en 1612, enfin patriarche de Constantinople en 1620, il entretint des relations suivies, pendant la guerre de Trente Ans, avec les ambassades des Etats protestants auprès de la Porte, et avec les théologiens hollandais, et prôna ouvertement une union des orthodoxes avec les calvinistes. Par une étrange inconséquence du sultan Mourad IV, qui ne comprit pas que l'Empire, grande puissance catholique, était alors l'ennemi le plus redoutable de la Porte, il fut convaincu de trahison et exécuté en 1638. Autre figure de proue des premiers temps de l'occidentalisation, Alexandre Mavrocordato dit « l'Exaporite » — ou Détenteur des Secrets — (1641-1709) appartient à une famille originaire de Chios, un moment colonie italienne, et sa mère Roxane di Scarlatti est la fille d'un grand dignitaire chrétien de la Porte, probablement d'origine italienne. Il fait ses études à Rome, puis aux universités de Padoue et de Bologne où il obtient le titre de docteur en médecine. Il parle en plus du grec, ancien et moderne, le slavon, le turc, l'arabe, le persan, le latin, l'italien et le français. Devenu Grand Drogman de la Sublime Porte, c'est-à-dire Grand Interprète, il sera sous ce titre à la fois ronflant et modeste, le véritable Ministre des Affaires Etrangères de l'Empire Ottoman pendant toute une génération. Sa grande habileté comme négociateur du traité de Carlovitz (1699) lui permettra de garder intacte son influence à la Porte, tout en recevant l'insigne distinction de prince du Saint-Empire. Mavrocordato ouvre la série des « grands commis » phanariotes (20) qui chercheront à dominer l'empire ottoman de l'intérieur, par la souplesse et la ruse et au prix, bien souvent, de leur dignité. C'est une autre voie que choisira Démétrius Cantémir (1673-1723). Elevé au Phanar, comme otage sous le règne de son père, prince de Moldavie de 1685 à 1693, Cantémir fréquente assidûment les milieux occidentaux. Véritable polyglotte (il parlait neuf langues en plus du roumain : le grec ancien et moderne, le turc, l'arabe, le persan, le slavon, le latin, l'italien et plus tard le russe) il laissera des ouvrages de philosophie, de théologie, d'histoire et même de musicologie. Son histoire de l'Empire Ottoman, sa description de la Moldavie et les recherches entreprises sur les populations du Caucase lors de la campagne de Pierre le Grand contre les Perses, font de lui le premier orientaliste et un des (20) Du Phanar, le « ghetto » grec de Constantinople. Le terme vient, semblet-il, du français « fanal » qui désignait à l'époque « franque » un phare placé à cet endroit, sur la rive de la Corne d'Or.

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premiers historiens modernes dans le cadre de la civilisation occidentale. Elu à l'Académie Royale de Berlin, il est aussi le premier « oriental » à avoir été membre d'une société savante occidentale. En accédant pour la deuxième fois au trône de Moldavie en 1710, avec la bénédiction du Sultan, il trahira sa confiance en s'alliant à Pierre le Grand et sera contraint de s'exiler après la défaite de Stanilesti (21). Il y eut désormais, dans les principautés danubiennes, une « tendance Cantémir » et une « tendance Mavrocordato », un courant de la résistance par la révolte et un courant de la résistance par l'infiltration. On retrouve les deux courants en Grèce même. On pourrait presque dire qu'après la chute de Constantinople, il y a deux Grèces : d'un côté la Grèce proprement dite qui se replie sur elle-même et retourne à une civilisation essentiellement paysanne, et de l'autre la minorité qui « collabore », la Grèce phanariote. Ces deux Grèces, profondément différentes en esprit, ne se retrouveront qu'au xix" siècle, lorsque la minorité phanariote, abandonnant, sous l'influence d'un nationalisme d'inspiration occidentale, la tactique subtile du grignotage de l'empire ottoman, de l'intérieur, s'alliera aux montagnards combattants de la liberté pour obtenir l'indépendance de la Grèce. On trouvera à la tête de ce mouvement Alexandre Ypsilanti, fils d'un prince phanariote ayant régné en Valachie et en Moldavie, et Alexandre Mavrocordato, l'arrière arrièrepetit-fils de l'Exaporite, le défenseur de Missolonghi, l'ami de Byron et des Shelley. S'il convient de faire remonter à l'influence des « philosophes » français et des révolutionnaires américains et français cette reconversion des phanariotes, il y eut aussi une autre voie de pénétration du monde orthodoxe par l'Occident : les Eglises « uniates ». Dès 1594, une partie du clergé orthodoxe de l'Ukraine polonaise avait accepté l'Union avec Rome, aux termes du Concile de Florence de 1439. Le même phénomène se reproduit avec une partie du clergé orthodoxe roumain de Transylvanie après l'occupation de cette province par l'Autriche, en 1699-1700. Les jeunes prêtres roumains instruits à Rome joueront (21) C'est à partir de cette date que s'ouvre pour les principautés roumaines l'ère dite phanariote (1711-1821) pendant laquelle la Porte ayant perdu confiance dans les princes autochtones ne nommera plus à la tête de ces principautés, devenues en fait de simples gouvernements, que des princes phanariotes ou « phanariotisés », dont six membres de la famille Mavrocordato. Cette ère a laissé un souvenir exécrable dans la mémoire populaire, et l'historiographie roumaine a été sévère pour ces familles étrangères venues faire fortune dans le pays, pendant le peu de temps que leur accordaient leurs maîtres, les grands vizirs, dont il fallait sans cesse acheter les bonnes grâces. En 110 ans, les plus sombres de l'histoire du pays, on ne compte pas moins de 32 princes ayant régné 76 fois sur l'une ou l'autre principauté ! La princesse Bibesco, Mavrocordato par sa mère, a récemment tenté avec le talent qu'on lui connaît (La Nymphe Europe, Paris, Pion, 1960) une apologie des Phanariotes à travers ce que l'on pourrait appeler une monographie poétique des Mavrocordato. Il est toutefois douteux que ce panégyrique enflammé entraîne la conviction des historiens de métier — quoique Nicolas Iorga ait déjà esquissé en ce sens une légère réaction contre les jugements un peu trop catégoriques de ses devanciers.

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désormais un rôle capital dans l'éveil du nationalisme roumain, des deux côtés des Carpathes, et dans le processus d'occidentalisation. Mais déjà la Russie avait pris les devants. Nous avons vu apparaître au XVII* siècle, et particulièrement sous le règne d'Alexis Mikhaïlovitch (1645-1676), les premiers symptômes de crise, les prodromes de l'occidentalisation (22). La révolution de Pierre le Grand n'est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Mais s'il convient de faire la part de ce long travail d'approche, il ne faut pas sous-estimer non plus le rôle capital qu'a joué la personnalité exceptionnelle de Pierre le Grand. Ce n'est pas le lieu ici d'entamer une discussion sur l'homme. Honni par les uns, porté aux nues par les autres, il n'a pas cessé, après deux siècles et demi, de susciter d'âpres polémiques, en Russie même. Mais il est Russe, profondément Russe, dans ses plus hautes qualités et jusque dans ses pires excès. On peut même dire qu'il anticipe sur la Russie à venir, qu'il préfigure la Russie du siècle présent. Rien d'étonnant si la Russie de Staline lui a voué un culte. Le moins qu'on puisse dire c'est que, sans son action brutale, acharnée et efficace, le processus d'occidentalisation de la Russie aurait été retardé d'un siècle. On peut en préciser le début à la date d'une mesure apparemment modeste ou superficielle, mais combien significative : l'oukase du 4 janvier 1700 imposant le costume occidental (le costume « à l'allemande ») à tous les dignitaires et fonctionnaires de l'empire. L'oukase du 4 janvier 1700 est l'acte de naissance de la Russie moderne (23). Mais la résistance de la vieille Russie sera longue et acharnée. Elle s'étendra à tous les domaines et à toutes les couches sociales, du haut clergé jusqu'aux moines et aux « sectaires » ; de l'entourage du tsar, jusqu'aux cosaques — et le xvm* siècle sera jalonné d'oppositions opiniâtres et de révoltes sanglantes. Nulle part dans l'orthodoxie, la réaction ne sera aussi farouche. Par un phénomène que nous retrouverons ailleurs, la résistance à l'influence occidentale reprendra son second souffle un siècle plus tard, avec les « Slavophiles », sous une forme certes moins brutale, mais plus organisée, plus doctrinaire, plus sophistiquée et, finalement, plus efficace. Cependant, la greffe occidentale avait déjà porté ses fruits et si le premier poète russe moderne est encore un étranger, Antiochus Cantémir (24), le premier de leurs grands poètes nationaux, Pouchkine, publie ses premières œuvres en 1820 —

(22) Signalons, parmi les précurseurs, d'abord le chancelier du Tsar Alexis, Artemon Serguieïevitch Matveïef (oncle de Nathalie Naryshkine qui sera la mère de Pierre le Grand, et qui était lui-même marié à la fille d'un immigrant écossais, Hamilton) ; ensuite le prince Vassily Galitzine un moment principal ministre de la régente Sophie, et qui sera exilé par Sophie. Son cousin Dmitry Galitzine, voévode de Kiev, grand bibliophile, théoricien politique, mourra en prison sous la tzarine Anne. (23) Nous verrons plus loin à quel point le proverbe « l'habit ne fait pas le moine » est faux dans la vie des peuples. (24) Fils de Démétrius Cantémir et d'une Cantacuzène, il mourra en 1743 à l'âge de 34 ans après avoir été ambassadeur de Russie à Paris et à Londres.

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120 ans après l'oukase de 1700, tandis que la première manifestation politique de style occidental, le complot des Décembristes, est de 1825. Dès la fin de cette « période d'incubation » commence une ère de création tout à fait remarquable qui fait du xix* siècle le plus grand siècle de la Russie en dépit d'une régime politique étouffant — mais aussi peut-être, partiellement, grâce aux contradictions suscitées par la double tension autocratie-démocratie et orient-occident. Dans presque tous les domaines de l'art et de la pensée, mais particulièrement par sa littérature et sa musique, la Russie accède d'emblée au plus haut niveau de la civilisation occidentale. Entre-temps, elle était déjà entrée dans ce qu'on appellera « le concert européen ». Là aussi, il est possible de dater l'événement : 1756, l'alliance avec l'Autriche et la France contre la Prusse (25). En 1756, pour la première fois, la Russie, par delà l'intérêt immédiat du « rassemblement des terres russes » ou de l'accès à la mer, intervenait dans la lutte pour le maintien de l'équilibre entre les puissances européennes. A partir de 1756, la Russie est un des Royaumes Combattants de la civilisation occidentale (26). Deux siècles plus tard, elle est un des deux seuls combattants restés en lice. Cette immixtion, continuelle, dans les affaires de l'Europe, va de pair avec une formidable expansion vers l'Est qui n'est pas sans ressemblance avec la conquête de l'ouest par les Etats-Unis, quoique fort différente en esprit. Elle équivaut à une reconquête par les Indo-Européens d'une vaste zone qui fut jadis la leur avant l'ébranlement des nomades Turco-Mongols des hautes steppes de l'Asie Centrale. Cette reconquête, (25) Un premier pas avait été fait le 30 août 1721 par la signature de la paix de Nystad qui consacrait la victoire de la Russie sur la Suède après un duel qui avait duré plus de 20 ans. Mais ce n'était encore qu'une guerre locale pour assurer l'accès de la Russie à la mer libre. Toutefois, il est symbolique que le 22 octobre 1721, dans la nouvelle cathédrale de la Troïtsa, Pierre le Grand, contre l'avis de certains de ses conseillers (dont Cantémir), ait pris le titre « d'Empereur de toute la Russie » et non celui d'Empereur d'Orient. (26) Certains contemporains ne s'y trompèrent pas. Il faut lire à ce propos la lettre qu'écrivait à Choiseul, le 25 avril 1760, le ministre danois des Affaires Etrangères, le comte Bernstorff : « La Russie est l'objet de la terreur de toutes les nations policées dont elle s'approche. Quelles bornes pourra-t-on mettre un jour à la cupidité d'une nation assez nombreuse pour que la perte des hommes ne l'affecte pas, et assez pauvre pour être obligée à chercher chez les autres ce qu'elle n'a point chez elle ; d'une nation dure et guerrière qui n'a ni mœurs, ni lois, ni délices qui puissent l'adoucir, l'arrêter ou la retenir ; qui ne reconnaît de règle que la volonté d'un seul ; qui ne craint aucune autre puissance ; qui peut enfin faire des conquêtes sur tous ses voisins, bien sûre qu'aucun de ceux-ci n'en peut faire sur elle ?... (Si le malheur voulait que la Prusse tombât aux mains des Russes), ceux-ci à portée désormais de prendre une part immédiate et directe à toutes les affaires de l'Allemagne, montreraient, à l'issue d'une guerre entreprise pour le maintien de la liberté et de la tranquillité publique, à l'Europe étonnée, un pouvoir sans comparaison plus effrayant que celui qu'il s'est agi de diminuer... » (cité par le comte de MONTBAS, ministre plénipotentiaire, communication à l'Académie des Sciences Morales et Politiques le 28 mai 1956 : « A propos d'un bicentenaire : le premier traité de Versailles (1" mai 1756) », Revue des travaux de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, année 1956, 1" semestre, pp. 179 sqq.). 7

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commencée au xvi" siècle, dure jusqu'au début du xxe siècle, lorsque la Russie atteint, vers l'ouest également, son expansion maximum (à l'exception de la Galicie, de l'Ukraine sub-carpathique et de la Bucovine du nord, annexées à la suite de la deuxième guerre mondiale). Et c'est en pleine expansion territoriale et en pleine force de création spirituelle que la Russie, à l'instar de la France du xvin" siècle, fait sa révolution interne. Et le divorce politique d'avec l'Occident, que cette révolution va entraîner, culminant avec la formation des soi-disant « blocs » de l'Est et de l'Ouest, va masquer aux yeux de la plupart des contemporains un fait capital pour l'historien des civilisations, à savoir que c'est aujourd'hui seulement que la Russie est entièrement occidentalisée, qu'elle a définitivement rejeté le vieil héritage byzantin. Aujourd'hui seulement, pour la première fois dans l'Histoire — et malgré des différences superficielles et en grande partie artificielles — il y a une seule Europe, de l'Atlantique à l'Oural, à travers laquelle circulent, quand ils ne sont pas volontairement déformés, ou prohibés, une même science, un même art, une même philosophie. C'est la période de vulgarisation, la période « hellénistique », de notre civilisation (27). Mais la Russie a réalisé cette dernière étape de sa métamorphose sous la forme d'une hérésie de l'Occident, le marxisme, par un phénomène analogue à celui qui incitait les Barbares germains à adopter la religion du monde hellénique à son déclin plutôt sous la forme de l'hérésie arienne que sous la forme de l'orthodoxie romaine. Cette réaction, essentiellement irrationnelle, passionnelle, a été préparée de longue date par le climat « slavophile » et violemment anti-occidental dans lequel a mûri la doctrine révolutionnaire russe au xix" siècle, climat que l'on retrouve non seulement dans les spéculations philosophiques et politiques, mais encore dans la grande littérature, notamment chez Dostoievsky et Tolstoï. Cette conviction messianique, que l'Occident était « pourri » et que le salut ne pouvait venir que de la Russie, n'a pas été sans influencer la pensée occidentale contemporaine, particulièrement en Allemagne. Nous trouvons des traces de ce « complexe » chez Spengler lui-même, qui n'est pas loin d'admettre que le flambeau, lâché par les mains débilitées de l'Occident, sera repris par la Russie. Si nous nous sommes quelque peu attardé sur le cas de la civilisation byzantine, c'est essentiellement pour les considérations suivantes : — d'abord parce que les autres auteurs l'ont omise (Gobineau, Danilevsky, Spengler, Bagby) ou l'ont, à notre sens, mal « découpée » (Toynbee) ; or nous croyons avoir démontré (27) Ce n'est pas seulement parce que l'U.R.S.S. n'est pas véritablement une puissance asiatique que son appartenance au « club » afro-asiatique a été contestée ; ni parce que les membres du « club » tiennent à garder la balance égale entre les deux super-puissances — l'hostilité de la plupart d'entre eux à l'égard des Etats-Unis est suffisamment affirmée pour qu'ils ne s'embarrassent pas de semblables calculs politiques — mais bien parce qu'ils sentent confusément que la Russie fait désormais partie intégrante du monde occidental.

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qu'on y retrouve toutes les phases d'un cycle de civilisation, à l'exception de la phase de l'Etat unitaire qui n'a pas eu le temps de se dérouler pour la double raison qu'une moitié de son aire a été conquise par une civilisation rivale, l'arabe, tandis que l'autre, la Russie, se convertissait à une autre civilisation contemporaine : l'occidentale ; — ensuite parce que son apport à la civilisation occidentale, quoique tardif, a été considérable ; il suffirait de noter l'influence de la littérature et de la musique russe sur l'art occidental contemporain — et nous signalerons tout de suite un autre phénomène qui, à notre connaissance, n'a pas été assez remarqué : le rôle des « orientaux » dans le grand tournant qu'a pris l'art occidental au début de ce siècle, à un moment où toutes les valeurs esthétiques traditionnelles se sont trouvées bouleversées — citons en passant, car nous y reviendrons, Stravinsky pour la musique, Kandinsky pour la peinture, Brâncusi pour la sculpture (28) ; — enfin parce qu'entré dans la compétition pour l'hégémonie du monde occidental, l'un des anciens « Contending States » de la civilisation byzantine, la Russie, se trouve aujourd'hui, avec les Etats-Unis d'Amérique, une des puissances pouvant encore prétendre à cette hégémonie.

(28) Π est une autre influence tardive de Byzance sur l'Occident, c'est celle, toute récente, de l'Eglise d'Orient sur l'Eglise catholique et que le seul désir de celle-ci de favoriser l'Union ne suffirait pas à expliquer : elle est sensible dans l'art d'Eglise, dans le retour à certains rites anciens, dans l'adoption des langues veraaculaires dans la liturgie, et en un mot dans toute une série de réformes prônées par le 2* Concile du Vatican.

LA CIVILISATION OCCIDENTALE

Les nations membres de la civilisation byzantine apparaissent ainsi comme les premières nations du monde contemporain volontairement converties à la civilisation occidentale. Le processus, ayant duré environ deux siècles et demi et étant aujourd'hui pratiquement achevé, nous fournira des exemples précieux pour l'étude, en général, des phénomènes d'acculturation (ou contact entre les civilisations), quoiqu'une filiation commune des deux civilisations, une certaine parenté ethnique et l'appartenance à une religion fondamentalement une faussent un peu le problème. Voyons à présent les périodes que l'on peut distinguer dans l'évolution de la civilisation occidentale, avant que d'examiner le cas de la civilisation arabe, son aînée de quelques siècles. Nous avons déjà esquissé cette « périodisation », à titre d'exemple, au début de la I " Partie (1). Reprenons ici les grandes phases du cycle occidental. Le premier contact des barbares Germains avec Rome date de la fin du n" siècle av. J.-Ch., lorsque les Cimbres et les Teutons infligent plusieurs défaites aux armées romaines avant d'être écrasés par Marius et Catulus en 101 ; mais il ne semble pas que ces contacts hostiles, pas plus que l'incursion de César sur la rive droite du Rhin, puissent être considérés comme un début d'acculturation, ni même les luttes défensives que Marc-Aurèle et ses successeurs immédiats durent soutenir à partir du deuxième tiers du il* siècle contre les premiers Germains venus de l'est, les Quades et les Marcomans. Ce n'est, en effet, que lorsque, dans la seconde moitié du IV* siècle, certains peuples germaniques auront été admis, bon gré, mal gré, en deçà du limes romain, en qualité de fédérés, qu'on peut parler d'un contact direct et continu. Ce seront d'abord les Francs saliens installés par Julien à l'embouchure du Rhin (357-358) puis les Goths, admis par Gratien et Théodose après le désastre d'Andrinople où avait péri Valens (378), au sud du Danube, à l'autre extrémité européenne du limes. Mais ces concessions, somme toute limitées, seront bientôt suivies de bien d'autres. Déjà, avant l'institution du foedus, un nombre de plus en plus grand de barbares avaient été engagés comme mercenaires dans les armées romaines. Us y joueront un rôle considérable. Certains, comme le Vandale Stilicon, se hisseront aux plus hautes charges militaires et s'allieront à la famille impériale. Au milieu du Ί ) Voir ci-dessus, pp. 24-25.

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v" siècle, Francs, Wisigoths, Burgondes, Hérules, Vandales, seront pratiquement les maîtres de l'empire d'Occident et c'est avec des contingents germaniques qu'Aetius, le « dernier des Romains », chassera de Gaule Attila. Le siècle et demi qui va de l'installation des Francs en Batavie au Bréviaire d'Alane (506) représente la première phase de l'acculturation des Germains en Occident. A ce moment, ils détiennent le pouvoir non seulement en fait, mais en droit. Cependant, les populations ne sont pas encore fondues, comme le prouve la diversité des codes. Le processus demandera plusieurs siècles. Les mariages mixtes favoriseront la fusion, comme aussi l'emploi du latin d'église et de chancellerie. Mais il est hors de doute que le dosage de sang germanique ne sera pas le même dans les différentes provinces, en Italie, en Gaule, dans la péninsule ibérique. En Gaule même, l'infiltration germanique a été beaucoup plus massive dans le nord et le nord-est que dans le midi, comme en témoignent aujourd'hui encore les données linguistiques et anthropologiques. Pour en revenir aux témoignages du Droit, il est significatif de constater que, lorsqu'au x* siècle l'unification du droit barbare et du droit galloromain aura été réalisée, dans le midi c'est le droit romain qui aura été généralisé, tandis qu'au nord c'est un droit coutumier d'inspiration essentiellement germanique qui l'aura emporté. Peut-être convient-il d'accepter la date de 842, année du Serment de Strasbourg, premier document écrit en français, comme marquant la fin de la période larvaire (2). Une nouvelle civilisation va sortir de sa chrysalide. Du milieu du v" siècle, lorsque l'empire d'Occident, tombé dans l'anarchie, se morcelle définitivement, et jusqu'au début du xi" siècle, l'Occident jadis unifié, florissant, couvert de monuments d'un style unitaire, connaît véritablement un âge sombre, un « dark age ». On peut dire que, sauf pour la brève période de la « renaissance » carolingienne, tout a sombré du bel édifice romain : l'organisation politique est fragmentée en royaumes dominés par des minorités d'origine barbare, l'économie est partout réduite aux « pays » autour des « bourgs », la justice est primitive, les mœurs brutales, le confort rudimentaire, les sciences sont tombées en oubli, la philosophie et la littérature sont chétives, pour ne pas dire inexistantes, les arts se contentent d'une timide répétition des modèles romains, paléo-chrétiens ou byzantins. Les historiens de l'art ne trouvent même pas de terme pour désigner le ou les styles qui annoncent le style roman. La renaissance carolingienne elle-même tourne court, du fait surtout de la dernière et terrible vague barbare, celle des Normands, plus dévastatrice encore que les précédentes et qui achève ou précipite le processus de fragmentation féodale avec la ruine économique des campagnes et le regroupement des populations autour de points fortifiés. Soudain, au début du xi* siècle, un peu plus de deux siècles après la conversion forcée des Saxons, et un peu plus d'un siècle après la (2) Un demi-siècle plus tôt, la « langue maternelle » de Charlemagne était encore le francique.

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sédentarisation des nouveaux venus scandinaves, on assiste à une extraordinaire effervescence. Les royaumes chrétiens d'Espagne entament la Reconquista ; les barons « francs » (et normands) partent à la conquête de la Sicile, de l'Italie, de l'Angleterre, attaquent le monde musulman au cœur de l'Orient, submergent l'empire byzantin ; les Allemands commencent le Drang nach Osten. En regard de Byzance et du monde arabe, les Croisés apparaissent encore comme des barbares, par la rudesse de leurs mœurs, mais ce sont des barbares qui construisent déjà des cathédrales. L'évolution de l'art — de l'architecture en particulier — nous servira ici encore de fil conducteur. Dans l'art comme dans la politique, la civilisation occidentale nous offre l'éventail le plus large de créations et le plus grand nombre de « centres de gravité » successifs, de toute l'histoire des civilisations. Le phénomène est dû probablement à l'étendue de son aire et à la grande variété de ses composantes ethniques. Nous avons déjà relevé un phénomène semblable au Moyen-Orient. A l'extrémité opposée, nous avons les exemples de l'Egypte, de la Chine et de la Crète ; à mi-chemin, les civilisations indienne, gréco-romaine, arabe, byzantine et les deux civilisations pré-colombiennes. En effet, au sein de chacune de nos civilisations — nous y reviendrons plus loin — l'énergie créatrice se déplace avec le temps, forme des foyers successifs, des tourbillons qui se déplacent. Nommons-les « centres de civilisation », ou cultures, ou encore, après Bagby, « sub-civilisations ». Elles présentent, à une moindre échelle, des similitudes d'évolution avec les civilisations globales, envisagées comme grandes unités. Comme dans le cas de la civilisation byzantine qui éclot dans la zone la plus proche du foyer de l'ancienne civilisation à laquelle elle succède, c'est-à-dire en Thrace et en Asie Mineure, et non dans ce foyer même, la Grèce continentale, ni dans les pays slaves plus tardivement assimilés, la civilisation occidentale éclot dans les zones d'amalgame optimum, c'est-à-dire là où l'élément celtique, ibérique et germanique a été le plus longtemps en contact avec Rome : le nord de l'Italie, l'Espagne, la France et la vallée du Rhin (3). Le premier mouvement (3) Toynbee estime que l'apport des barbares Germains a joué un rôle moins important dans la naissance de la civilisation occidentale que l'apport des barbares Achéens dans la naissance de la civilisation hellénique. Son argument : les Germains ont été entièrement conquis à la nouvelle religion née au sein du « prolétariat interne » de la civilisation déclinante qu'ils submergeaient, tandis que les Hellènes n'auraient rien gardé de la religion des Crétois. Outre que cette dernière affirmation n'est pas tout à fait exacte, il nous semble qu'il y a là un faux parallèle. Car la civilisation crétoise à son déclin n'avait pas subi, comme la civilisation hellénique deux millénaires plus tard, l'impact d'une civilisation rivale (en l'occurrence la civilisation babylonienne). La différence, dans le cas de l'Occident, ne vient donc pas d'une plus grande force d'assimilation de la civilisation envahie, que de la présence d'un troisième facteur — une religion nouvelle — presque aussi nouveau pour la civilisation déclinante que pour les Barbares envahisseurs. C'est comme si la civilisation minoenne, à la veille d'être submergée par les Hellènes, avait elle-même adopté une religion originaire d'une autre aire de civilisation (l'Egypte ou la Babylonie par exemple) et que l'acculturation de ses « Barbares » eut été faite d'abord par l'entremise de la nouvelle religion.

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littéraire de l'Occident apparaît dans le midi de la France. Le berceau de l'art roman se trouve dans le centre de la France, probablement en Auvergne, et quoique ce style, dont l'extension était favorisée par l'action des ordres monastiques et la mobilité des maîtres d'œuvre, se soit rapidement imposé sur ime très grande aire de l'Occident, dans le nord de la France, dans le nord de l'Italie, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, on peut affirmer qu'en France il a progressé du sud au nord, et que ses provinces de prédilection sont les provinces à forte prédominance gallo-romaine ou ibère : Auvergne, Limousin, Anjou, Touraine, Poitou, Angoumois, Provence, ainsi que le sud-ouest de la France et la Catalogne. Inversement, la phase suivante, celle de l'art gothique, éclot en zone plus fortement germanisée, en Ile de France et en Normandie, et le Midi sera lent et réticent à l'accepter, tandis que l'Italie ne l'adoptera que tardivement, sauf en Sicile et dans le sud, où il sera importé par les dominateurs normands. L'art roman, malgré son indéniable originalité, est encore fortement tributaire de l'art gréco-romain, de l'art byzantin, et par endroits de l'art arabe. L'influence de ce dernier, sauf en Sicile, est généralement confinée à la grammaire ornementale. L'influence byzantine aura été plus profonde et plus durable, particulièrement dans la peinture, la mosaïque, les arts mineurs, et enfin dans cette branche si caractéristique de l'art occidental au Moyen-âge : le vitrail. Elle demeurera longtemps vivace dans le plan des basiliques et aussi dans le bas-relief où elle transmet le vieil héritage babylonien. Les figures des chapiteaux romans, les monstres, les lions, les taureaux androphages, les béliers, les griffons viennent en droite ligne de l'ancienne civilisation du Moyen-Orient. Car — on ne le dira jamais assez — de toutes les influences subies par le Moyen-âge occidental, celle qui, en définitive, est prépondérante, c'est l'influence de l'Iran parthe et sassanide. Elle s'est exercée sous diverses formes et a emprunté plusieurs voies, qui parfois se rejoignent ou se confondent : celle de l'imagerie chrétienne primitive, encore proche de l'art hellénistique, mais déjà fortement teintée d'influences sémites et iraniennes ; celle de l'art byzantin, qui s'étale sur des siècles, en pénétrant surtout par le truchement des arts mineurs, tapisserie, ivoires, orfèvrerie ; celle du costume et de l'artisanat « barbare » ou gothique, à l'origine desquels on trouve les Sarmates, ces proches parents et imitateurs des Parthes. Il ne faut pas oublier non plus que le costume et l'équipement du guerrier médiéval lui viennent des Parthes et des Sarmates. Le clibanaire parthe revêtu de la cotte de mailles, des graffiti de Doura Europos (4), ou les guerriers Sarmates des peintures funéraires de Panticapée, en Crimée (5), ressemblent à s'y méprendre aux chevaliers de Hastings de la tapisserie de Bayeux. Les statues et les gisants des cathédrales gothiques ne représentent pas le prince ou le

(4) Reproduit dans le très remarquable ouvrage consacré aux «Parthes et Sassanides » par M. Roman Ghirshman dans la collection L'Univers des Formes, Paris, Gallimard, 1962, p. 51. (5) Ibid., p. 265.

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chevalier médiéval à l'image de Trajan ou de Marc Aurèle, mais à l'image du roi des Perses, tel qu'il apparaît notamment dans la statue colossale de Chapour I" dans la grotte de Bichapour, dans le Sud de l'Iran. (Le hasard qui a brisé le globe surmontant la couronne du roi, pour ne laisser que la couronne ouverte, accentue encore le rapprochement) (6). Enfin et surtout, le Christ en majesté des tympans romans, comme des mosaïques byzantines, est un roi sassanide trônant. Comme le dit M. Roman Ghirshman (op. cit., p. 305), « l'exemple donné par l'image du Roi des Rois, entouré de ses dignitaires, servira de modèle aux artistes byzantins, pour créer celle du Christ triomphateur, siégeant parmi les hiérarchies célestes » (7). En un point de l'aire occidentale, l'influence orientale peut avoir emprunté une autre voie : celle de l'art étrusque. On a remarqué que les sculpteurs toscans du Moyen-âge reprennent volontiers des motifs de l'art tombal étrusque qu'ils avaient sous les yeux (8). Dans les domaines de la sculpture et de l'architecture, les survivances gréco-romaines sont bien plus marquées en Occident qu'en Grèce même et dans toute la zone byzantine, ce qui confirme ce que nous avons dit de l'influence plus tardive, et moins profonde, de l'Orient sur la moitié ouest de l'Empire romain. Mais le règne du style roman est somme toute bref, du moins en France. Malgré la perfection qu'il a atteinte, il demeure à l'échelle des (6) Ibid. Voir couverture et pp. 163, 164 et 165. (7) Voir, entre autres, ibid., pp. 304-305, fig. 401 et 403, le Christ en majesté du tympan de la cathédrale de Moissac (xii* siècle), à côté de l'image du roi Chosroès I " trônant, sur une coupe en cristal, du vi* siècle. L a ressemblance est tellement saisissante, jusque dans le détail, qu'il conviendrait de parler de copie plutôt que d'influence. Joseph Strzygowski, il y a près de trois quarts de siècle, avait déjà l'intuition de cette prépondérance de l'influence iranienne sur le premier art chrétien, mais son œuvre n'a été popularisée en F r a n c e que très tardivement (voir l'édition, signée par M. Gabriel Millet, de son ouvrage capital, L'Ancien art chrétien de Syrie, Paris, de Boccard, 1936, in-4°, LII, 215 p.). Ses observations ont porté surtout sur les monuments architecturaux et les motifs décoratifs. Ainsi il a pu démontrer que la coupole sur plan carré appartenait à la plus vieille tradition du plateau iranien, et a cru pouvoir affirmer que, plus que les basiliques gréco-romaines (et les synagogues), c'étaient les « temples du feu » mazdéens qui avaient servi de modèle aux premières églises chrétiennes. Dépassant le cadre de l'art comparé dont il a été un des promoteurs, Strzygowski s'est également aventuré dans le domaine de la théorie et de la méthode. Si la valeur de l'art et des croyances comme Lebenswesenheiten (entités de vie), plongeant au plus p r o f o n d de la psyché collective, semble aujourd'hui généralement acceptée, d'autres théories sont beaucoup plus hasardeuses — notamment sur l'existence de trois espèces d'art dans le monde, celui du Sud (Afrique et Amérique), celui du N o r d (Steppes de l'Asie, Iran, puis E u r o p e du N o r d ) et celui de la zone moyenne (Proche-Orient et Méditerranée) auquel il dénie toute originalité —. Ces théories, qui l'apparentent à Gobineau et à Frobenius, ont probablement nui au succès de son œuvre proprement scientifique. (8) Sibylle von CLES-REDEN dans « Das Versunkene Volk » (trad, française : Les Etrusques, Paris, Arthaud, 1962) cite un cas particulièrement frappant, celui du diable à trois faces de la façade de l'église San Piero, à Tuscania, qui ne serait que la réincarnation d'un dieu qu'on révérait en Etrurie, en Mésopotamie et en Asie Mineure. C'est sous la m ê m e f o r m e que Dante décrit dans l'Enfer le « Maître du royaume des douleurs ».

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civilisations comme un style de transition qui ne ferait qu'ouvrir la voie au style le plus représentatif de la psyché occidentale : le style gothique. Moins d'un siècle et demi après ses premières manifestations caractérisées, apparaissent les signes d'un art nouveau, plus tourmenté, plus « aérien » qui rompra délibérément avec la tradition méditerranéenne. Plus encore que l'art roman, l'art gothique est un art français ou, si l'on préfère, un art franco-normand, un art de Neustrie, et son éclosion coïncide avec le moment de dynamisme maximum de l'élément franco-normand (conquête de l'Angleterre, de la Sicile et du sud de l'Italie, Croisades, guerre des Albigeois). Il rayonne à partir de l'Ile-deFrance et du « domaine royal » et cela, chose remarquable, non seulement à ses débuts, mais pendant toute la durée de son « élan vital ». A chacune des phases qu'on peut y distinguer, à chacun de ses renouveaux, on trouve une initiative de France. De l'Ile-de-France, le gothique passe en Normandie et dans les possessions des rois angevins d'Angleterre. Ces derniers rivaliseront de magnificence avec les rois de France dans toute l'étendue de leurs vastes domaines sans arriver toutefois à leur arracher la primauté. Mais ce qui nous importe ici, en cherchant à localiser les centres d'irradiation d'un style et ses zones d'expansion, c'est surtout d'établir le lien qu'il peut y avoir entre son éclosion et le mental collectif, le subconscient, le cheminement des éléments de culture sur les terrains nouveaux. Les historiens de l'art ont trop tendance à accorder une importance décisive aux découvertes techniques comme si celles-ci possédaient leur dynamisme propre. Or, n'est-il pas remarquable de constater que certains des éléments architecturaux considérés comme caractéristiques du futur art gothique, l'arc brisé, la croisée d'ogives, en tant que découvertes techniques, apparaissent un peu au hasard, d'abord dans le midi de la France et en Lombardie ? L'arc-boutant, non plus, n'est pas une invention de l'Ile-de-France. Pourtant ces découvertes ne font pas « école » là où elles apparaissent. De même, un siècle plus tard, lorsque le gothique sera en pleine expansion, ce ne sera pas ignorance si l'Italie et le Midi de la France le récusent. Le phénomène est plus profond. Il s'agit, dans le nord de la France, d'une aspiration vers un autre univers des formes, expression d'un horizon mental différent, d'une tendance vers l'espace infini, tendance qui, quelques siècles plus tard, trouvera son expression suprême dans la grande musique polyphonique. L'architecture romane est encore une architecture terrestre où les volumes gardent tout leur poids et tirent leur beauté de l'équilibre des formes. L'architecture gothique est une architecture de l'espace aérien, qui cherche la beauté dans sa lumière et son envol. Caractéristique à cet égard nous paraît être le développement du vitrail, ou plus exactement le passage, le « glissement » de la fresque d'origine byzantine, encore fréquente dans les églises romanes, au vitrail gothique. Les premiers vitraux de l'époque romane sont encore de simples icônes, d'une technique nouvelle. Peu à peu ils s'animent, ils s'éclairent ; surtout, ils s'élargissent, leur place devient prépondérante, ils tendent à prendre le pas sur les surfaces murales, sur les masses, au fur et à mesure que

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le perfectionnement des arcs-boutants autorise des ouvertures de plus en plus vastes. Ainsi passe-t-on insensiblement de la peinture murale dans une atmosphère de pénombre, d'un art tourné vers le dedans, vers le repli sur soi-même, à un art de lumière, dirigé vers le dehors, vers l'espace. Après une brève période de gestation, dans les domaines franconormands, l'art gothique pénètre peu à peu dans toute l'aire occidentale. Il essaime, derrière les croisés et les conquérants normands, jusqu'en terre byzantine et musulmane. Mais son succès et son originalité varient selon les zones de culture qu'il conquiert. C'est dans l'Angleterre des rois angevins qu'il donne au dehors ses plus beaux fruits. Il pénètre également avec les grands ordres monastiques en pays rhénan, en Italie, en Espagne — en Catalogne surtout, à Saint-Jacques de Compostelle où affluent les pèlerins français. Après l'écrasement de l'hérésie cathare, les barons du Nord l'imposent — superficiellement d'ailleurs — au Midi, dont ils sont devenus les nouveaux seigneurs. Les missionnaires anglais et les marchands des villes hanséatiques l'importent en Scandinavie ; les Français en Bohême. Curieusement, dans le Nord, c'est en Allemagne que cet art, surnommé plus tard « gothique », a le plus de peine à s'imposer. L'art roman demeure vivace pendant longtemps. Faut-il attribuer cette résistance à l'influence italienne ? L'empire ottonien, attaché aux souvenirs carolingiens, est encore axé sur l'Italie et jaloux de tout ce qui vient du Royaume de France. Mais lorsque les pays allemands seront finalement acquis, l'art gothique, en architecture, tombera aisément dans les formes extrêmes du flamboyant tandis que la sculpture annoncera, par delà la Renaissance antiquisante, le mouvement, le « vérisme » tragique — et aussi, parfois, la grâce mièvre du baroque. En Italie, l'influence gothique est encore plus tardive et plus superficielle et, fait caractéristique, elle touche moins l'art d'église (le Dôme de Milan est somme toute une exception) que l'architecture civile. Le gothique perd par là une grande partie de sa signification. Il cesse d'être une forme de dialogue avec Dieu pour devenir une simple ornementation profane. Le Campo de Sienne en est peut-être l'expression la plus parfaite, en même temps qu'il symbolise la transformation économique et sociale qui annonce la fin du Moyen-âge : les grands marchands prennent la place des seigneurs et des moines. Le XIII" siècle est encore un siècle français, le siècle de Reims et de la Sainte-Chapelle, le siècle de l'Université de Paris, le siècle de saint Louis. Mais déjà au-delà des Alpes point l'aube des temps nouveaux. Pendant deux siècles, l'Italie sera le centre du monde occidental. Pendant deux siècles, l'Italie — plus exactement la moitié nord de la péninsule — verra une telle explosion de vitalité, un tel bouillonnement d'énergie créatrice, une telle profusion de chefs-d'œuvre, qu'il ne semble pas qu'on puisse trouver d'exemple d'une richesse comparable dans toute l'histoire de l'humanité. Apparemment, la prépondérance italienne pendant ce laps de temps ne se manifeste que dans le domaine de l'esprit. Si l'on tient compte cependant de l'influence temporelle de la papauté et de la puissance économique — et parfois aussi militaire —

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des thalassocraties vénitienne et génoise et des grandes cités commerçantes comme Florence et Milan, il n'est pas excessif d'affirmer que, pendant cette période, l'Italie est aussi le centre politique de l'Europe. Mais la structure et les dimensions de ses unités comme aussi leurs rivalités incessantes limitent nécessairement le champ de ses ambitions et feront d'elle une proie facile pour les deux grandes monarchies qui apparaissent à la fin du xv e siècle, l'Espagne qui a réalisé son unité et la France qui émerge de la longue nuit de la Guerre de Cent Ans. Mais c'est en Italie qu'était née l'Europe moderne. Une série de phénomènes précède et accompagne ce glissement du centre de gravité de la civilisation occidentale, de la France vers l'Italie. Les Croisades ont appauvri les barons « francs » et ont permis au contraire l'essor commercial des ports et des villes italiennes. A une économie essentiellement agricole où les riches campagnes de France tenaient la première place, succède une économie commerciale où ce sont les cités maritimes et les banquiers « Lombards » qui donnent le ton. Une série de calamités naturelles, aux approches du xiv" siècle, peste, épidémies de toutes sortes après les guerres incessantes, entraînent en France une sensible baisse démographique et un appauvrissement des campagnes qui s'aggravera encore pendant la Guerre de Cent Ans. Mais ce ne sont pas ces phénomènes partiellement fortuits que nous cherchons ici à élucider. Contentons-nous simplement de constater que la nouvelle civilisation, qui a d'abord émergé de « l'âge sombre » en France, cherche à présent de nouvelles formes en Italie. Huit siècles environ après la désagrégation de l'Empire Romain, l'Italie du nord et du centre redevient le principal foyer de la civilisation. Curieusement, celui que l'on peut considérer comme le premier « génie » de la Renaissance italienne est un étranger, Frédéric II de Hohenstaufen, ce demi-Normand, élevé dans l'atmosphère cosmopolite et libérale de Palerme au tournant du χ π Γ siècle, où pour la première fois l'Occident et l'Antiquité, l'Islam et Byzance se fondaient en une harmonieuse synthèse dans l'art et la spéculation intellectuelle. Son influence a été considérable dans la mutation spirituelle qui affecte désormais l'Occident, aussi bien dans la philosophie et la science, que dans les arts. Mais ce n'est pas la Sicile qui verra l'éclosion des nouvelles formes. Les dominations et les influences s'y succèdent, grecque, romaine, sarrasine, byzantine, franco-normande, espagnole, sans arriver à tirer le vieux fond autochtone de sa léthargie plusieurs fois millénaire. C'est plus au nord que s'accomplit le miracle, en Toscane, dans cet ancien domaine des Etrusques ; et les sculptures de la chaire du baptistère de Pise dues au ciseau de Nicola Pisano (1260) peuvent être considérées comme la première œuvre antiquisante de la Renaissance italienne. La cathédrale de Reims venait à peine d'être achevée. C'est également en Toscane que naît la peinture nouvelle, au tournant du XIV* siècle, avec les Florentins Cimabue et Giotto, avec Simone Martini de Sienne, qui peint en style antique pour les papes d'Avignon. Mais la peinture sera plus lente à se dégager des formes anciennes. Son essor n'en sera que plus remarquable. Elle deviendra

l'expression

privilégiée

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de l'art occidental à ce moment de son évolution. On peut attribuer ce retard à la pauvreté relative des modèles antiques que les hommes de la Renaissance avaient sous les yeux (sans compter que la peinture n'a jamais été l'expression privilégiée de l'art antique), alors que la découverte, ou redécouverte, de l'architecture, de la sculpture et à plus forte raison de la pensée et de la science antiques, était pour eux un révélation exaltante. Il n'est pas sans intérêt de noter en passant que les deux domaines où la création occidentale a été la plus riche et la plus novatrice, la peinture et la musique, ne doivent rien, ou fort peu de chose, à l'influence de l'Antiquité. C'est le lieu, peut-être ici, d'ouvrir une parenthèse. Spengler et Toynbee insistent tous deux sur l'illusion profonde des hommes de la Renaissance, qui, dans leur engouement pour l'Antiquité, s'imaginaient réellement qu'ils faisaient revivre l'art de Rome et de la Grèce, alors qu'ils créaient un art entièrement nouveau, reflet d'une vision du monde fondamentalement différente de celle de l'homme antique. A les en croire, rien n'aurait filtré de la psyché antique dans les créations de l'homme occidental de la Renaissance. En croyant s'inspirer des modèles antiques, Michel-Ange est déjà l'homme « faustien » qui allait s'épanouir dans le Baroque. Les grands monuments de la Renaissance, même les plus antiquisants, demeuraient, avec leurs dômes et leur décoration exubérante, foncièrement étrangers à la « Weltanschauung » antique. Quant à la science moderne qui allait prendre son essor avec la découverte du nombre fonction et du calcul différentiel, elle est aux antipodes de la pensée antique. Ces affirmations sont un peu trop catégoriques. Il est au moins une branche de l'art occidental, l'architecture, où l'influence antique a été déterminante et a fini par s'incorporer à l'horizon quotidien de l'homme occidental, tempérant ou étouffant périodiquement toutes les tentatives du « baroque » ou du « romantique ». Car si l'on admettait avec Spengler et Toynbee que seul le baroque, après le gothique, était dans la ligne naturelle de l'esprit occidental, on en arriverait à considérer que la Sagrada Familia d'Antoni Gaudi à Barcelone est l'ultime expression de l'art occidental ! Or, un peu partout, l'Occident a réagi différemment. A la suite de l'Italie, puis de la France (le rôle de Versailles a probablement été capital dans cette nropagation), le néo-classicisme a essaimé dans tout le monde occidental, y compris la Russie et les Etats-Unis. On ne peut pas ne pas tenir compte de la modification profonde que cet art officiel a eu à la longue sur le goût de l'homme occidental jusqu'à une époque toute récente, même chez les peuples apparemment les moins disposés à l'assimiler, comme les Allemands, les Anglo-Saxons ou les Russes (9). Que ce soit à Londres ou à Berlin, à Washington ou (9) On constate que le succès du classicisme en architecture est plus général, et plus naturel, en Italie et en France, que dans les autres pays de l'aire occidentale — phénomène qui rappelle la résistance du roman au gothique en Italie et dans le midi de la France. Serait-ce dû au fait que dans le mélange germano-méditerranéen à dosages différents, qui forme le substrat de notre civilisation, les Méditerranéens sont plus doués que les Nordiques pour les arts plastiques ? Toujours est-il

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à Saint-Pétersbourg, l'architecture officielle des capitales occidentales est néo-classique. Dans les anciens chefs-lieux administratifs de l'empire tsariste, on retrouve partout, de Pologne en Arménie, ou de Finlande en Bessarabie, les mêmes bâtiments néo-classiques sobres et élégants, si étrangers à la tradition artistique russe (d'où ce caractère un peu artificiel que relevait déjà Custine). Il est aussi marqué à l'autre extrémité du monde occidental, aux Etats-Unis, où non seulement les monuments de la capitale, mais encore les aimables pavillons de province, conservent soigneusement les colonnades et les frontons triangulaires empruntés par la Renaissance à l'Antiquité. Il y a là un phénomène trop généralisé pour ne pas être considéré comme un des résultats en profondeur de la passion antiquisante des hommes de la Renaissance. Il est un autre trait essentiel de l'art occidental qui nous paraît dû à l'influence antique : c'est la perspective en peinture. II n'est pas directement inspiré de la peinture antique. C'est une « invention » propre à l'homme occidental, mais probablement inspirée de l'ordre architectural antique. Il domine entièrement la grande période de la peinture occidentale depuis la Renaissance (10) jusqu'à la révolution actuelle, qui se manifeste d'abord chez Cézanne et Gauguin. Nous aurons l'occasion d'y revenir. Cette réserve faite, il n'en est pas moins vrai qu'à la fin de la Renaissance, les arts plastiques s'écartent de plus en plus de l'idéal classique. Qu'on accepte l'explication de Spengler et de Toynbee, ou qu'on admette la récurrence des cycles de Sorokin, le fait est indéniable. Par ailleurs, si le nouveau style éclôt en Italie, berceau de la Renaissance, il trouve bientôt un terrain favorable dans les immenses domaines que les Habsbourgs ont fortuitement réunis à leur couronne au χ ν Γ siècle. Moins sans doute dans les Pays-Bas que dans les pays allemands et dans la péninsule ibérique. A vrai dire, au xvi" siècle, grâce en partie à l'effacement relatif de la France déchirée par les guerres de religion, le centre de gravité

de l'Europe

s'est déplacé

vers

l'Espagne.

Allant de pair avec la Reconquête, l'ascension de l'Espagne a été lente, mais continue — avec cependant un « arrêt de croissance » au qu'aujourd'hui encore — disons jusqu'à l'apparition de l'architecture contemporaine révolutionnée par le béton — les pays à prédominance germanique sont plus pauvres en créations architecturales que les pays à prédominance méditerranéenne. Ou est-ce dû à ce que les Méditerranéens ont une plus ancienne tradition citadine ? Dans les villages de l'Occident latin, les maisons ont des façades sobres, presque sévères, et des murs mitoyens. Dans les villes germaniques, l'immeuble a tendance à être une grande maison de campagne avec souvent des poutres apparentes, des fleurs, des jardins tout autour. Là, le village est une ville en miniature ; ici, la ville est un village qui a grandi (le fait est particulièrement frappant lorsqu'on passe de Lorraine en Alsace). (10) C'est du milieu du xiv® siècle que l'on date généralement l'apparition du « point de fuite unique ». Il aurait été « inventé » presqu'en même temps à Sienne par les frères Lorenzetti, et en Flandre par Melchior Broederlam. Cette génération spontanée, dans les deux foyers, dans la mesure où il n'y aurait pas eu interaction, est à elle seule révélatrice. Ensuite viendront les grands théoriciens, les Brunelleschi, les Alberti, les Ghiberti, les Vinci.

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XIV* siècle dû essentiellement à l'imperfection des institutions et aux troubles politiques qui en résultent.

Le Royaume d'Aragon (en fait surtout l'élément catalan) est devenu en Méditerranée un redoutable concurrent pour les républiques maritimes italiennes. Bientôt, dans un élan qui demeurera une des grandes épopées de l'Histoire universelle, Portugais et Espagnols, faisant profit de quelques innovations capitales dans la technique de la navigation, partent sur l'océan à la découverte du monde, puis à la conquête de nouveaux continents. Si l'on ajoute à cette expansion sans précédent, génératrice d'un immense orgueil, le fait d'une longue cohabitation avec les musulmans et les juifs qui avait permis une féconde compénétration des trois cultures — cohabitation le plus souvent pacifique malgré la « guerre sainte » endémique — on comprendra que l'Espagne et le Portugal se soient trouvés en ce moment de l'Histoire à la pointe de la civilisation européenne. Par une contradiction dialectique, le fanatisme qui a mené alors l'Espagne à l'intolérance et à l'impitoyable suppression de l'islamisme et du judaïsme ibériques, fut à la fois un des premiers facteurs de la grandeur hispanique et une des causes principales de sa rapide sclérose (11). Une autre cause de décadence fut le succès même de la conquête du Nouveau Monde. Conquête qui aboutit à une exploitation épuisante sans développement économique concomitant de la colonie ou de la métropole. L'Espagne s'appauvrit du fait même de sa richesse factice, tandis que dans le reste de l'Europe occidentale, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne, agissaient les ferments qui allaient donner naissance à la nouvelle Europe économique et politique. Elle va peu à peu se replier sur elle-même dans un splendide isolement, un lent dessèchement. Mais du milieu de ce désert surgira un jour un titan : Goya. Revenons à l'évolution des arts. Pendant tout le xvn" siècle et une partie du xvin* siècle, le baroque est roi (déjà en ce qui concerne la sculpture, il convient de remarquer que les modèles antiques auxquels s'attachaient les artistes de la Renaissance étaient moins souvent ceux du « grand siècle », le siècle de Périclès, que ceux de l'époque hellénistique, elle-même en quelque sorte « baroque »). Mais c'est une grave erreur, nous semble-t-il, pour l'historien des civilisations, de centrer son attention, à ce stade de la civilisation occidentale, sur les arts plastiques. Sous cet angle, le xvn* siècle est une période confuse, touffue, grandiloquente et, comme on aime dire aujourd'hui, dénuée « d'authenticité ». En Italie, à Prague, dans tous les domaines des Habsbourgs en Allemagne, en Espagne, au Mexique, quelle prolifération du décor gratuit, du geste inutile ! quel chemin parcouru de Mantegna à Guido Reni et de la cathédrale de Lérida au maître-autel de San Esteban à Salamanque ! Si l'on s'en tient aux arts plastiques, (11) Quelle ironie du sort s'il est exact que Christophe Colomb appartenait à une famille d'origine juive !

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particulièrement en Italie, le xvn e siècle, en regard des siècles précédents, offre déjà les symptômes d'une époque décadente (12). Mais il faut faire ici deux remarques essentielles : — d'abord que de nouveaux genres prennent partiellement la relève des arts plastiques ; — ensuite que le centre de gravité de l'Europe s'est à nouveau déplacé vers la France et que c'est à Paris qu'il faut désormais « prendre le pouls » de la civilisation occidentale. La peinture et la sculpture, sans cesser pour autant de donner des chefs-d'œuvre, ont cessé d'être les modes d'expression privilégiés de cette civilisation ; deux autres genres ont pris la relève, l'un pour une période limitée : la tragédie, l'autre pour une longue durée : la musique polyphonique. La période d'éclosion de la tragédie en Occident, comme en Grèce, est de très courte durée ; en fait, de Lope de Vega, Shakespeare et Calderón à Corneille et Racine, à peine un siècle. Une deuxième floraison, de moindre amplitude, a lieu à la fin du xvin" siècle et au début du xixe, avec les romantiques allemands puis les romantiques français — enfin une dernière, encore plus réduite, à la fin du xix", à la périphérie de l'Europe (Scandinavie avec Ibsen et Strindberg, Russie avec Tchékhov). En d'autres termes, hors du siècle qui va de Shakespeare à Racine, la tragédie dans la civilisation occidentale est un genre secondaire (13). La place sera prise petit à petit par un genre nouveau : le roman. Issu du roman de chevalerie, il devient roman psychologique au xvii" siècle où il donne au moins un chef-d'œuvre, « La princesse de Clèves », se développe au xvm* siècle en France, en Angleterre et en Allemagne, et donne sa floraison maxima au xix" en France et en Russie. Il paraît aujourd'hui en décadence malgré son énorme prolifération, sauf peut-être en pays anglo-saxon. L'autre genre d'expression privilégié qui se développe au xvii" siècle, véritable invention de la civilisation occidentale, est la musique polyphonique. Elle naît elle aussi au cours du xvi" siècle, en Italie, pour atteindre son point de parfait équilibre au xvm' siècle en pays allemand. De 150 à 200 ans s'écoulent entre l'apparition des rénovateurs et le (12) Qu'on s'entende bien : il ne s'agit pas ici de porter un jugement de valeur, d'exprimer une préférence dans l'absolu pour Raphaël, Vinci ou MichelAnge et pour le Quattrocento italien en général, face à des artistes comme Velasquez, Rubens ou Rembrandt. Là n'est point la question. Ce que nous croyons pouvoir affirmer — et nous y reviendrons plus tard — c'est qu'on a d'un côté l'épanouissement d'un art spontané, naturel, prolifique, en parfaite symbiose avec l'esprit de tout un peuple, phénomène caractéristique des grands âges classiques ; de l'autre, des artistes de cour, quel que soit leur talent, ou des génies isolés, tourmentés, lointains annonciateurs d'une époque d'inquiétude et de désagrégation. (13) Il y a là un phénomène auquel, à notre connaissance, on n'a pas encore essayé de donner une explication : la tragédie, dans toute l'histoire des civilisations, en faisant la part des lacunes de notre documentation, ne semble avoir fleuri véritablement que trois fois ; aux époques « classiques » de la Grèce, de l'Inde et de l'Occident — à moins qu'on n'y ajoute le drame extrême-oriental, genre qui s'apparenterait davantage à nos mystères ou à nos pantomimes.

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plein épanouissement du nouvel art (Palestrina naît en 1525, Monteverdi en 1567, Bach et Haendel sont de 1685, Haydn de 1732, Mozart de 1756). Une période « d'incubation » de durée analogue avait été nécessaire à l'éclosion de la grande peinture occidentale (Giotto, né vers 1276 - Vinci en 1452). Seconde observation : au χνιΓ siècle, le centre de gravité de l'Occident s'est à nouveau déplacé vers la France. La France de Richelieu et de Louis XIV brille d'un tel éclat que les autres foyers de la civilisation occidentale en sont éclipsés pour plusieurs générations. Or, en France, un certain sens de la mesure fait que, même à l'époque où ailleurs fleurit le baroque le plus extravagant, les arts plastiques ne versent jamais dans les excès qu'ils atteignent ailleurs, en Italie, en Espagne, en pays germanique. La France, de tous les foyers de culture de la civilisation occidentale, de toutes les « sub-civilisations » qui la constituent, est la seule qui ait été à plusieurs reprises le centre de gravité de l'ensemble — offrant ainsi une certaine analogie avec la Babylonie dans le cadre de la civilisation du Moyen-Orient. On peut distinguer, du point de vue politique comme du point de vue spirituel, trois époques où la France donne le ton, chaque fois animée par un nouvel idéal : du XIe au XIII* siècle, du milieu du xvii" au milieu du χ ν π Γ , et enfin à l'époque révolutionnaire, de 1789 à 1848. Ces deux dernières phases, tout en étant fort différentes dans leur orientation, sont en fait dynamiquement liées. Car la révolution française (nous devrions dire « les révolutions », si l'on tient compte de l'effet contagieux des soulèvements de 1830 et 1848) n'aurait jamais eu l'immense écho qu'elle a eu dans le monde si la France n'avait pas été, depuis un siècle et demi, le modèle de l'Europe. De même, l'essor démographique de la France jusqu'à la fin du xviii* siècle, sa relative prospérité économique, sa primauté dans les sciences, l'excellence de son organisation militaire, sont, il ne faudrait pas l'oublier, hérités de l'ancien régime. L'admirable instrument de guerre que maniera Napoléon n'est pas une pure création de son génie. En même temps que l'on constate cette vitalité remarquable de « l'ensemble France », un autre fait s'impose à l'observateur : dans toute l'histoire de l'Occident, c'est la France qui offre l'échantillonnage le plus complet de créations spirituelles. Sans que son peuple montrât naturellement des dons exceptionnels dans quelque domaine particulier, comme la musique, la poésie, la peinture, ou la spéculation philosophique, il a réussi néanmoins à exceller dans tous les domaines. De toutes les nations de l'Europe, seule la France pourrait être choisie un jour pour présenter aux races futures le tableau le plus complet des créations du génie occidental. On pourrait proposer de cette étonnante réussite de très nombreuses explications : une race douée et industrieuse, un sol généreux, un climat tempéré, des dimensions idéales pour une unité politique à cet âge de la civilisation, une situation géographique mi-continentale, mi-maritime, assez continentale pour qu'elle fût mêlée à toute l'histoire de l'Europe,

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pas assez pour qu'elle risquât d'être ébranlée par les invasions successives ; assez maritime pour être ouverte sur le monde, pas assez pour être jamais isolée du reste du continent (14). Mais nous ne voudrions retenir ici qu'une seule considération : de toutes les grandes nations européennes, la France est celle qui a réussi le miracle de la plus grande cohésion dans la plus grande diversité. Car aucune autre ne présente sur un territoire de cette dimension une plus grande variété de langues et de cultures traditionnelles. Quel contraste au premier abord entre un Normand et un Provençal, entre un Breton et un Corse, entre un Basque et un Alsacien ! La lente progression de leur amalgame fait pourtant qu'ils se sentent plus solidaires les uns des autres qu'un Bavarois d'un Prussien, un Lombard d'un Napolitain, ou un Ecossais d'un Anglais. Nous croyons pouvoir en déduire que, lorsque les forces centrifuges ne l'emportent pas sur les forces d'attraction et d'assimilation, une culture est d'autant plus riche que ses composantes ethniques sont plus nombreuses et plus fortement différenciées. Cette grande variété ethnique se double d'une ascension progressive des différentes couches sociales. A l'époque des croisades et des cathédrales, on voit la prééminence de l'aristocratie militaire originaire du Nord de la France, et particulièrement de Normandie. Sans épouser les thèses d'Augustin Thierry et de Gobineau sur l'origine de la noblesse française, on peut admettre que l'élément d'origine germanique est prédominant. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'une prédominance quantitative. Dans un amalgame de races où germe une culture nouvelle, ce n'est point la quantité qui importe avant tout, mais l'action de la « greffe ». Dans la France médiévale, la greffe de la minorité dominante est, sans conteste, germanique. Au XVII" siècle, à l'époque de l'absolutisme royal, c'est une nouvelle couche qui accède au pouvoir, la noblesse de robe et la grande bourgeoisie. C'est dans son sein que se recrutent essentiellement les grands commis de l'Etat (15). C'est elle également qui donne la quasi-totalité des personnalités d'exception dans les arts et la pensée, comme Descartes, Pascal, Fermât, Corneille, Racine, La Fontaine. Mais cette (14) Rappelons enfin les raisons que nous avons données plus haut, qui expliquent à notre sens que la France ait été le premier foyer de la civilisation occidentale, foyer politique (Carolingiens) et foyer de culture (xi'-xm* siècles) : le mélange optimum celto-romano-germanique. (15) C'est à tort, croyons-nous, que l'on attribue à la seule volonté de Louis XIV le recul de la noblesse d'épée et la montée de la noblesse de robe et de la grande bourgeoisie au sein de laquelle celle-ci se recrute. Le phénomène est plus ancien et ne prendra pas fin non plus avec la mort de Louis XIV, malgré la brève réaction de la grande aristocratie au début de la Régence, qui réjouira tellement Saint-Simon (voir à l'annexe n" V A l'origine familiale des ministres de Louis XV et de Louis XVI). La France qui avait émergé à la fin du xvi* siècle et au début du xvu* de deux crises graves, la guerre de cent ans et les guerres de religion, séparées par à peine un siècle de répit, avait subi de profondes transformations sociales qui avaient amené un net recul de la noblesse féodale, qui sera définitivement écartée après son dernier soubresaut sous la Fronde, et l'arrivée au pouvoir, dans le sillage du Roi, de la bourgeoisie et de la noblesse de robe. 8

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nouvelle classe dominante est encore, dans sa grande majorité, originaire des provinces de langue d'oïl. Avec la Révolution française, nouveau glissement, vers la petite bourgeoisie et le peuple, tandis que les gouvernants sont fournis de plus en plus par les provinces périphériques au détriment de l'ancien noyau du royaume. Nous étudierons ce phénomène plus en détail lorsque nous essayerons de formuler la loi de l'effacement progressif des « centraux » — c'est-à-dire des éléments initiateurs d'une culture — et leur remplacement concomitant par les « périphériques », c'est-à-dire par les éléments ultérieurement assimilés. Au xvm e siècle, malgré deux règnes médiocres, la France est encore, de loin, la plus grande puissance de l'époque. L'Europe entière est à l'heure de Paris. Jamais le monde occidental n'a été aussi près de constituer une certaine unité spirituelle. De ce point de vue, le xix" siècle avec l'explosion des nationalismes, provoquée ou favorisée par la Révolution française, marquera plutôt un recul qu'un progrès. Certes, cette Europe française est une Europe aristocratique, l'Europe d'une élite. Mais l'antiquité hellénistique avait-elle jamais présenté autre chose que la superposition d'une élite grecque ou hellénisée sur des masses hétérogènes ? Le français s'était peu à peu imposé comme langue de la culture et de la diplomatie. De Lisbonne à Saint-Pétersbourg, de Stockholm à Naples, on parle le français à la cour, dans les salons, dans les sociétés savantes. Le Grand Frédéric écrit des vers en français et considère l'allemand comme une langue pour les soldats et les domestiques. La suprématie du français ne datait pas seulement du grand siècle comme on le croit trop souvent. Dès la fin du xv" siècle, le français s'était imposé de facto comme langue diplomatique. Les causes en sont multiples. Il faut probablement remonter au temps des croisades et au rôle prépondérant qu'y jouèrent les barons « francs » ; comme aussi à l'expansion normande en Angleterre et en Sicile ; à la présence des princes angevins en Italie et en Hongrie ; à la « francophilie » des empereurs et rois de Bohême de la maison de Luxembourg ; à l'éclat de la branche capétienne de Bourgogne et à ses possessions en pays flamand ; Charles-Quint lui-même, Bourguignon par sa grand-mère, est, par l'éducation, un prince français. Au χνΓ siècle, on assiste à un recul du français et à un retour au latin, dû à un concours de circonstances : influence de la Renaissance italienne, ressentiment de l'Angleterre à la suite de la perte de ses possessions françaises, guerres de religion en France et affirmation de la puissance espagnole, etc. Toutefois, à la fin du χνΓ siècle, le roi de France n'écrit plus en latin qu'en dehors du monde occidental stricto sensu (au roi de Pologne par exemple). Le latin continue à le disputer au français pendant tout le règne de Louis XIV : les traités de Westphalie sont rédigés en latin, ainsi que la Grande Alliance de 1701. En 1713, les traités avec le Portugal, la Prusse, la Savoie et les Etats généraux des Pays-Bas sont en français. Mais le traité de paix entre l'empereur et la France, en 1714, est en latin. A partir des traités d'Aix-la-Chapelle (1748), les grands traités européens seront tous en français, mais assortis

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d'une clause annexe spécifiant que cela « ne formera point un exemple qui puisse être allégué... ». La clause, devenue de style, se retrouve dans l'acte final du Congrès de Vienne, mais en 1856, à Paris, elle sera omise, tellement l'usage du français comme langue diplomatique (malgré la résistance opiniâtre de l'Angleterre) était devenu général (16). Cette ultime consécration précède de peu la baisse de la puissance militaire et politique de la France. La langue de la puissance dominante est non seulement devenue la lingua franca de « l'ensemble culturel », elle a envahi les autres langues nationales, leur a imposé son vocabulaire politique, administratif, militaire, scientifique, etc., et jusqu'à ses tournures de phrases. Le phénomène est indépendant des qualités intrinsèques de la langue. N'en déplaise à Rivarol, il y a peu de rapport entre l'excellence d'un idiome et son extension dans le monde. On assiste depuis quelques dizaines d'années à un recul général du français et à son remplacement progressif par l'anglais, comme lingua franca de la civilisation occidentale, et, partant, du monde, au fur et à mesure de l'acculturation des autres civilisations et cultures contemporaines, par la civilisation occidentale (17). Cela n'est dû qu'en partie à l'énorme extension, au xix* siècle, de l'empire britannique et du commerce et de la finance britanniques. L'élément déterminant a été la brusque apparition des Etats-Unis comme puissance politique dominante et à l'influence « culturelle » qui a accompagné, et parfois précédé, cette ascension (engouement pour le jazz, pour les « western », pour « l'american way of life », pour la manière des Américains de se vêtir, adoption de nouveaux termes scientifiques, techniques et militaires, extension tentaculaire des grandes entreprises américaines, organisation < à l'américaine » de presque toutes les grandes institutions internationales, etc., etc.). Les « puristes », dans chaque pays envahi, auront beau se récrier (18), ils ne pourront pas empêcher la (16) On trouvera un bon résumé de la question dans Sir Ernest SATOW, A guide to diplomatie practice, Londres, 1917, p. 58 sqq. ; cf. également Raoul GENET, Traité de Diplomatie et de Droit Diplomatique, Paris, 1931,1.1, p. 122 sqq., t. II, p. 613 sqq., t. ΙΠ, p. 170 sqq. (17) Cependant, il faut noter une différence entre la manière dont s'est exercée l'influence du français au xvm* et au xix* siècles et la manière dont s'exerce de nos jours l'influence de l'anglais. Jadis, toute l'élite européenne parlait le français, et autrement qu'elle ne parle l'anglais aujourd'hui, puisque le français tendait à se substituer littéralement à la langue nationale comme langue d'expression intellectuelle, comme langue de culture. D'où la conséquence que, quoiqu'il ne fut parlé que par une infime minorité, le français a eu, à la longue, une influence en profondeur sur le vocabulaire et parfois même sur la syntaxe d'un grand nombre de langues européennes. Survenant dans une société aux structures plus démocratiques et à un moment de la civilisation occidentale où la plupart des langues nationales ont déjà vécu leur âge classique en littérature, l'influence de l'anglais semble devoir se cantonner au niveau du vocabulaire, et dans des domaines limités. (18) Nous sommes de tout cœur, pour des raisons d'esthétique, auprès de ceux qui aujourd'hui en France partent en guerre contre le « franglais » mais ils devraient savoir qu'ils mènent un combat d'arrière-garde, un « baroud d'honneur ». Les cas de résistance victorieuse contre un pareil envahissement sont rares. Il y a

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puissance hégémonique du moment d'imposer son vocabulaire technique et notamment son vocabulaire militaire. Les armées d'aujourd'hui adoptent presque toutes le jargon militaire américain, de même que l'Europe entière pendant toute la durée de la prépondérance française — disons en gros de 1648 à 1815 — a adopté la terminologie militaire française. Cela est particulièrement frappant dans le cas de l'Allemagne, car il s'agissait d'une grande nation aux vertus guerrières, qui donnait à l'Europe son souverain du plus haut rang, l'Empereur, et au sein de laquelle est né le plus grand capitaine des temps modernes, avant Napoléon, Frédéric le Grand. Pourtant la quasi-totalité du vocabulaire militaire moderne est, en allemand, d'origine française (19). Mais ce mouvement s'arrête subitement après 1870 lorsque le nouvel empire allemand devient la première puissance militaire du monde. Les nouveaux termes militaires nés après cette date ne sont pas adoptés par l'allemand (mitrailleuse, avion, char ou tank, etc.), on crée des termes autochtones (Maschinengewehr, Flugzeug, Luftwaffe, Panzer, etc.). Dès le milieu du xvm" siècle, au moment du plus grand essor démographique et du plus grand rayonnement culturel de la France, on peut déjà déceler des signes avant-coureurs de sclérose. Par exemple, l'insuffisance de l'effort colonial. Le peuple s'expatrie peu. L'aventure coloniale reste le plus souvent le fait de quelques aristocrates isolés ou de paysans pauvres. « L'intelligence » et l'opinion publique ne suivent pas la politique du roi ; Voltaire parle de « quelques arpents de neige au Canada ». Autre signe, l'incapacité de la classe dirigeante à résoudre le problème politique primordial du monde moderne : l'ascension au pouvoir des classes moyennes. Le renouvellement de l'aristocratie, par la vénalité des offices, est une « soupape d'échappement » insuffisante. L'aristocratie, en demeurent une caste militaire trop fermée, signe l'arrêt de mort du type de société qu'elle avait incarné. Si l'on veut trouver une date précise marquant le tournant à partir duquel le conflit entre les classes devenait inévitable, nous proposerions la date du décret de Louis XVI exigeant quatre quartiers de noblesse des candidats officiers (20). Mais l'Histoire se venge : parmi ceux qui se faufilent tout de même à l'école militaire de Brienne se trouvera un jeune garçon — à la lettre, membre de cette classe — qui plus tard contribuera puissam-

le cas du français au xvn" siècle contre les latinismes et les hellénismes excessifs hérités de la Renaissance, le cas de l'allemand au xx" siècle, contre les gallicismes. Mais, dans les deux cas, il s'agissait d'une réaction culturelle coïncidant avec le sommet de la puissance politique. (19) Des termes d'organisation militaire : Militär, Armee, Truppe, Infanterie, Kavallerie, Artillerie, Marine, Pionier, Kaserne, Quartier, Uniform ; des grades : Rang, Rekrut, Soldat, Korporal, Kadett, Kornett, Offizier, Unteroffizier, Kommandant, Chef, Leutenant, General, Feldmarschal ; des unités : Gruppe, Peloton, Kompanie, Batterie, Batallion, Eskadron, Garde, Regiment, Granate et Grenadier, Bombe et bombardieren, Korvette, Fregatte ; des termes tactiques : Marsch, marschieren, armieren, Attacke, defensiv, offensiv, Taktik, Strategie, Rokade, kapitulieren, etc., etc. (20) Règlement du 22 mai 1781.

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ment à la ruine de l'ancien régime et à l'avènement d'une nouvelle ère : Napoléon Bonaparte. Toutefois, alors que commencent à bouillonner les passions qui éclateront sous la Révolution, et que les nouvelles tendances, qui se manifestent déjà de façon plus pragmatique en pays anglo-saxon, trouvent en France leur expression dogmatique ou littéraire, on a noté un phénomène social intéressant : la bourgeoisie, même si elle combat les privilèges de la noblesse et qu'elle s'attaque à ses positions, adopte néanmoins son style. En Allemagne, c'est le phénomène inverse qui se produira, c'est la noblesse, un instant dénationalisée par l'influence française, qui retrouvera au contact de la bourgeoisie les valeurs autochtones qui allaient donner naissance à de nouvelles formes de l'art et de l'intelligence (21). Au xvm* siècle, malgré l'éclat dont elle brille, la France cesse, sauf dans le domaine de la science, d'être à la pointe de la civilisation occidentale. Si son architecture et sa peinture donnent encore le ton (22), sa musique n'atteint pas les sommets atteints par la musique allemande, tandis que la littérature et la pensée restent attachées à des formes déjà périmées. Le centre de gravité, à nouveau, s'est déplacé, cette fois, vers les pays germaniques. Voltaire, mort en 1778, est encore un homme du xvii* siècle, Goethe, né en 1749, est déjà un homme du xix*. La nouvelle orientation est sensible en France même. Dès le milieu du xvm" siècle, il est au moins un domaine, celui de la pensée politique, où une certaine élite va chercher son inspiration en Angleterre, et plus tard en Amérique. En même temps, un changement se dessine dans la littérature sous l'influence, principalement, d'un homme venu des confins germaniques : Jean-Jacques Rousseau. A la génération suivante, c'est un autre auteur d'origine suisse, Mme de Staël, qui jouera un rôle analogue, pour préparer l'influence du romantisme allemand en France. Enfin, (21) Voir l'analyse pénétrante que donne de ce phénomène Norbert ELIAS dans ijeber Den Prozess der Zivilisation, Bale, 1939. (22) En peinture, c'est seulement au xvm* siècle, donc à une époque relativement tardive de l'éclosion de cet art en Occident, que la France prend délibérément la première place, avec des hommes comme Watteau et Fragonard qui annoncent déjà les transformations de l'impressionnisme. En architecture, la prédominance française est encore plus évidente et les souverains et grands seigneurs d'Europe, jusqu'en Suède et en Russie, imitent à l'envi les palais des rois de France et les demeures seigneuriales françaises. S'il existe dans toute l'Europe occidentale des joyaux d'art architectural de toutes sortes, églises et cathédrales, palais, places monumentales, il est une catégorie que l'on ne trouve qu'en France en une telle profusion et d'une telle variété, d'une telle beauté : les châteaux de plaisance — commandés le plus souvent par les membres de la nouvelle noblesse de cour, au xvn" et au x v m · siècles, ces grands siècles français. La France est le pays des châteaux. Enfin, il est encore un autre domaine où l'influence française a été déterminante et, à vrai dire, unique : celui des arts dits mineurs. L'art du meuble, par exemple, atteint en France au xvm* siècle une perfection jamais égalée, et les « styles > qui vont de la Régence à l'Empire représentent le sommet de cet art en Occident, et sans doute dans le monde, comme la céramique des époques Ming et K'ang-hi est unique dans l'histoire des civilisations.

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sur le plan politique, le xix" siècle voit la montée presque parallèle de l'Angleterre et de la Prusse, à mesure que décroît la puissance française (23). Nous examinerons plus loin comment ces deux poussées presque simultanées s'insèrent dans le processus de la lutte entre les Contending States de la civilisation occidentale. Et puisque nous nous plaçons pour le moment au point de vue proprement culturel, nous voudrions, laissant à plus tard l'analyse des événements politiques, ouvrir ici une parenthèse sur le cas particulier de l'Allemagne en tant que centre de culture, en tant que sub-civilisation de l'Occident. Tout d'abord, cas extrêmement rare dans l'histoire universelle, la période de floraison culturelle maximum y précède le summun de la puissance politique. A la vérité, l'Allemagne du xvi* siècle, fécondée par la Renaissance italienne et ayant trouvé avec les Habsbourgs une dynastie forte, semble à la veille de donner sa grande floraison intellectuelle et artistique, en même temps qu'elle aurait réalisé l'unité politique qui lui eut permis de prétendre à l'hégémonie. Elle est arrêtée dans son essor par les guerres de religion. Le problème religieux se greffe sur le problème politique : la résistance des grands féodaux à l'action centralisatrice des Habsbourgs. Les guerres de religion débouchent sur la guerre de Trente Ans qui n'est plus qu'en apparence une guerre entre Catholiques et Protestants ; elle est en fait un épisode de la lutte pour l'hégémonie, une phase de l'ère des Royaumes Combattants. La défaite des Impériaux et les désastreux traités de Westphalie n'ont pas seulement réduit l'Allemagne à l'impuissance politique, ils lui ont également causé ce qu'on pourrait appeler un « traumatisme culturel » propre à favoriser le règne sans partage de la culture française. Cependant le réveil culturel a lieu plus rapidement que le relèvement politique. Celui-ci est retardé par l'existence, au χνιιΓ siècle, de deux pôles d'attraction, l'Autriche et la Prusse. Ils sont périphériques tous deux, mais tandis que la Prusse s'efforcera de plus en plus d'augmenter son emprise sur l'Allemagne elle-même, l'Autriche, tournant le dos à l'Occident, sera de plus en plus absorbée par le souci de ses possessions extérieures (Bohême, Hongrie) et par la lutte contre l'Empire Ottoman. Elle cesse très tôt, de ce fait, d'être l'un des « compétiteurs valables » (23) Les courbes démographiques sont également éloquentes à ce propos : au cours du xix" siècle, la population de la France n'a augmenté que d'un peu plus d'un quart, tandis que celle de l'Allemagne a triplé et celle de l'Angleterre a quadruplé. Voici quelques chiffres — en tenant compte de la part d'approximation en ce qui concerne les chiffres du début du XIXE siècle : de 1810 à 1910, la population de la France serait passée d'environ 27 000 000 à 38 000 000 d'habitants ; celle de l'Allemagne, dans ses limites de 1914, de 22 000 000 à 6S 000 000 ; celle de la Grande-Bretagne (sans l'Irlande), de 10 500 000 à 40 000 000. Π est vrai que déjà au xvin* siècle la population de l'Angleterre s'était accrue beaucoup plus vite que celle de la France. Elle avait doublé de 1710 à 1810, passant de 5 240 000 à 10 488 000 âmes (chiffres donnés par G. TALBOT GRIFFITH, d'après Rickman, dans Population problem of the age of Malthus, Cambridge, 1926), tandis qu'on estime que la France au début du xvm* siècle avait déjà atteint les 20 000 000 d'habitants.

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parmi les contending states de la civilisation occidentale. L'émiettement de l'Allemagne, et la rivalité des « deux grands » à l'intérieur du monde germanique, auront pour conséquence que c'est le plus souvent à la cour de princes de second — ou de troisième — rang, ainsi à Dresde, à Hanovre, à Weimar, que se développeront les foyers de culture les plus remarquables. Pendant cette période de relatif effacement politique qui va de la fin du xvn* siècle au milieu du xix", les Allemands donneront à l'Occident quelques-uns de ses plus grands génies, dans le domaine de la musique, de la philosophie, de la science, de la littérature et, plus tard, de l'histoire et des autres sciences humaines, celles qu'ils nommeront les Geisteswissenschaften et dont ils deviendront les premiers théoriciens. On constate ainsi qu'ils excellent dans la plupart des branches de la création humaine dans lesquelles la civilisation occidentale a innové ou a atteint les plus hauts sommets. Et pourtant, malgré cette floraison extraordinaire, l'Allemagne est la seule des grandes nations de l'Occident qui n'ait jamais réussi à devenir un véritable foyer central, un modèle pour l'Europe, à l'instar de la France, de l'Italie, de l'Espagne ou des pays anglo-saxons. A quoi doit-on attribuer cet échec ? A la non-concomitance entre le sommet culturel et le sommet politique ? Ou encore à quelque cause plus profonde ? Il y a là un problème de psychologie des peuples qui mériterait une étude plus fouillée (24). Ce déplacement du centre de gravité des pays à prédominance latine vers les pays à prédominance germanique signifie aussi que le pouvoir politique et l'énergie créatrice en cette phase de l'ère des royaumes combattants sont passés graduellement des pays à majorité catholique aux pays à majorité protestante. Les deux phénomènes sont liés ou, plus exactement, ils représentent les deux faces d'un même processus. Regardons une carte de l'Europe Occidentale avec les délimitations actuelles, même approximatives, entre catholicisme et protestantisme. Que voyons-nous ? La ligne de partage suit, en gros, les limites ethnicoculturelles : du côté catholique, les pays latins et celtiques, du côté protestant, les pays germaniques, à l'exception des zones frontières, en contact depuis longtemps avec les populations celtes romanisées et, plus tard, avec la France et l'Italie (Rhénanie, Bavière, Autriche), certaines de ces régions étant partagées également entre les deux confessions (Pays-Bas, Suisse). Comparons le processus de ce partage entre Catholiques et Protestants avec le partage plus ancien entre Orthodoxes et Catholiques. Le (24) On peut noter à ce propos que les autres grands foyers de la civilisation occidentale ont créé à tour de rôle des types humains, des modèles qu'on a cherché, plus ou moins consciemment, à imiter dans le reste de l'Europe. La France médiévale a créé le modèle du chevalier, l'Italie de la Renaissance, le Prince de Machiavel, à la fois homme de culture et politique sans scrupules ; l'Espagne, à un moindre degré, a créé le type de l'hidalgo, élevé par le génie d'un Cervantes, sous les traits de Don Quichotte, à la sublime synthèse de l'héroïque et de la caricature. La France du Grand Siècle a donné l'honnête homme. L'Angleterre plus tard, le gentleman, qui était hier encore notre modèle. L'Allemagne n'a pas donné de type de valeur universelle.

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clivage alors s'était fait en deux phases, et selon deux critères différents. D'abord le critère ethnico-culturel entre la moitié occidentale de l'Empire, la moitié romanisée, qui avait moins subi l'influence orientale, et la moitié hellénisée de l'empire, qui avait davantage subi l'influence orientale. La différence dans les rites, comme dans l'interprétation des dogmes, était allée en s'aggravant. Une première crise grave s'était produite au milieu du ix* siècle avec le schisme de Photius, mais n'avait pas entraîné de rupture définitive. La rupture, le schisme définitif, intervient au milieu du xi* siècle. C'est entre ces deux dates qu'à lieu la grande lutte d'influence, la grande rivalité entre Rome et Byzance pour la christianisation des vastes régions de l'Europe du nord, du centre et de l'Est, restées païennes. Et dans cette seconde phase la détermination ne se fera plus selon des critères ethnico-culturels mais, comme nous l'avons vu, selon des positions proprement « stratégiques » (25). Nous retrouvons les deux phases, dans le duel catholicisme-protestantisme, mais la seconde, la phase « stratégique », est moins nettement apparente que dans le cas précédent. Plus exactement, elle se situe à l'échelle du globe, notamment dans le Nouveau Monde et en Afrique, mais de façon beaucoup plus nuancée, pour la simple raison, probablement, qu'à l'exception de la colonisation de l'Amérique latine et, dans une plus faible mesure, de celle des Etats-Unis jusqu'au milieu du XIX* siècle, le prosélytisme religieux a agi à une époque où la religion s'est trouvée détachée de l'Etat, à mesure que celui-ci se laïcisait. Il est arrivé, de surcroît, que dans certaines régions la christianisation précédât la colonisation et fut indépendante de celle-ci (ce qui explique, par exemple, qu'aujourd'hui Tahiti et Madagascar soient en majorité protestantes, tandis que les catholiques sont nombreux au Nigeria). Dans la première phase, celle des Guerres de Religion, le clivage comme jadis dans le cas de la rivalité Rome-Byzance s'est fait selon des lignes de partage ethnico-culturelles. Non qu'il n'y ait eu dans les zones où la lutte a été la plus chaude, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Bohême, une complexité extraordinaire de causes locales, politiques, sociales, économiques, qui soient intervenues, comme aussi des « accidents > individuels, le rôle joué par telle ou telle personnalité d'exception (26), et pour finir, le hasard géographique notamment après l'acceptation du compromis cujus regio, ejus religio. Mais le résultat final n'en est que plus remarquable. Le catholicisme romain l'a emporté aisément dans les pays de nette prédominance latine, comme l'Italie, l'Espagne et le Portugal ; il l'a emporté après d'âpres combats dans un pays latin plus fortement germanisé, comme la France, ainsi que dans les pays germaniques en contact depuis longtemps avec les populations celtes romanisées et avec l'Italie, comme en Rhénanie, en Bavière, en Autriche ; il s'est partagé avec le protestantisme les Pays-Bas et la Suisse. Dans les îles britanniques, la réforme l'a emporté (25) Voir plus haut, chap, sur Byzance, p. 75. (26) Par exemple Calvin en Suisse romande.

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presque sans partage dans le pays de nette prédominance anglo-saxonne, tandis que le catholicisme demeurait ferme dans le réduit celte d'Irlande. L'Allemagne du nord et de l'est est devenue, dans l'ensemble, protestante. Enfin les Germains les plus purs, les Scandinaves, sont passés dans le camp protestant sans qu'il y demeurât la moindre minorité catholique (27). (Chez les Slaves et les Finno-Ougriens du centre et de l'est de l'Europe, donc en dehors du noyau proprement dit de la civilisation occidentale, la situation est plus complexe. Les Tchèques, dans leur résistance nationale contre les Allemands, se trouvent avec Jean Huss parmi les précurseurs de la Réforme ; le catholicisme a toutefois réussi à demeurer majoritaire. Les Polonais ont été peu touchés par le protestantisme. Les Hongrois, soumis aux Turcs en Hongrie proprement dite, restent catholiques ; ceux qui gardent une demi-indépendance, comme les Sicules et les féodaux de Transylvanie, basculent vers le protestantisme, probablement par hostilité contre les Habsbourg. Inversement, les Slovaques restent catholiques, sans doute par réaction contre les barons hongrois qui les dominent et qui sont passés, eux, à la Réforme. Les Finnois, plus isolés, suivent leurs maîtres suédois.) Après que les passions se furent calmées et que les positions des deux confessions se furent stabilisées, on constate, comme il a été dit plus haut, que les pays protestants se trouvent peu à peu à la tête de l'évolution du monde occidental. Il y a là une nouvelle illustration du déplacement du centre de gravité au sein d'une civilisation. Si l'on cherche à présent à analyser ce phénomène, on découvre un certain parallélisme entre le développement de l'esprit protestant et l'apparition du mythe du progrès qui sustente toute l'évolution du monde moderne. En comparant les trois grandes branches dans lesquelles s'est divisé le christianisme européen, il apparaît que celle qui est manifestement la plus éloignée de l'esprit du christianisme primitif, c'est la branche protestante, malgré la conviction sincère et passionnée de ses initiateurs d'être retournés aux sources (28). (27) Il est assez extraordinaire, on en conviendra, qu'au moment où Gustave Vasa a décidé d'adopter la réforme luthérienne, pas une seule famille suédoise ne se soit récusée. (28) N'est-elle pas étrange la déformation que l'événement a imposée au protestantisme, si l'on considère que l'intuition centrale de Luther a été le salut par la foi et non par les œuvres, alors que peu à peu la pratique de l'ensemble du monde protestant s'est surtout axée sur les œuvres ? Il y a là un paradoxe frappant qui prouve à quel point les aspects dogmatiques d'une révolte sont secondaires et à quel point — à la longue — les résultats peuvent être contraires au dessein initial. Ce qui nous intéresse ici dans l'évolution d'une civilisation ce n'est point tant de savoir au nom de quel idéal, de quel rêve, un mouvement a été déclenché, mais de savoir où il a abouti. C'est là surtout qu'intervient le facteur race (c'està-dire culture au sens le plus étroit). Le mouvement de réforme se déclenche un peu partout dans le monde occidental : en Angleterre, en Bohême, en France, en Italie (Gian Matteo Giberti, évêque de Vérone, etc.), mais c'est en fin de compte en pays germanique seulement que le mouvement aboutit à un schisme véritable, parce que sous ce prétexte — il aurait pu y en avoir un autre, de sens diamétra-

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L'Orthodoxie met l'accent sur le contact collectif, tellurique, avec Dieu, comme un attachement quasi physique au monde surnaturel. Dans le catholicisme, le salut individuel par les œuvres prend plus d'importance, mais l'individualisme y est fortement tempéré par le sens de la hiérarchie et de l'organisation que l'Eglise de Rome a hérité de l'Empire et qui demeure une de ses caractéristiques dominantes. Dans le protestantisme enfin, malgré la théorie de la grâce développée par certaines sectes, l'individu a tendance à se libérer de plus en plus, pavant la voie à la libre pensée et au rationalisme. Cette tendance a abouti d'une part à un fractionnement indéfini de l'Eglise et à l'apparition de certaines thèses où Dieu et son mystère sont pratiquement éliminés (29), d'autre part au matérialisme, qualifié du nom de « scientifique » (ou de « dialectique »). Cette marche de l'esprit européen de la religiosité intuitive au rationalisme s'inscrit géographiquement du sud-est au nord-ouest de l'Europe, de l'héritage de l'Orient ancien, à l'apport de l'Occident germanique. Le message-clé du christianisme est le précepte de la non-violence : « Vous avez appris qu'il a été dit : œil pour œil et dent pour dent. Mais moi je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l'autre. Si quelqu'un veut plaider contre toi et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau » (Matthieu, 5.38-40). C'est le précepte inverse, celui de la lutte pour le droit, que prône le grand jurisconsulte allemand du xix* siècle, Rudolf von Jhering. C'est la volonté indéfinie de puissance qui caractérise Yhomo occidentalis. Le protestantisme recèle l'homme jaustien de Spengler (30). Ce n'est pas à dire que nous considérons le protestantisme responsable de toute l'évolution spirituelle qu'a subie l'Europe depuis trois ou quatre siècles. Il n'est sans doute lui-même qu'un des effets, une des résultantes de cette évolution. La preuve en est, entre autres, que c'est dans un pays demeuré en majorité catholique, la France, que le rationalisme a d'abord trouvé son expression la plus tranchée, dans la lement opposé — se cachait un besoin latent, inconscient, viscéral, de se dissocier d'un ensemble à la spiritualité duquel on ne participait pas au plus profond de sa psyché. (29) Après les œuvres des pasteurs allemands Rudolf Bultmann et Dietrich Bonhoeffer (ce dernier, fusillé par les Nazis en 1945), le livre récent de l'évêque anglican John A.T. ROBINSON, Honest to God. (traduit en français sous le titre de Dieu sans Dieu, Paris, 1964) est particulièrement représentatif de cette tendance. (30) On a également avancé l'opinion d'une responsabilité de l'esprit protestant dans le développement d'une tendance qui, si elle n'est pas propre à l'homme occidental, a atteint néanmoins en Occident des proportions dramatiques : la notion de « race élue » inspirée semble-t-il de la pratique de l'Ancien Testament — notion qui à son tour a favorisé le racisme. Il est un fait que celui-ci est nettement plus développé dans les anciennes colonies anglaises et hollandaises que dans les pays colonisés par le Portugal, l'Espagne, la France ou l'Italie. Il est vrai qu'on peut arguer en sens inverse que les Scandinaves d'aujourd'hui semblent sincèrement anti-racistes. Mais outre qu'il s'agit là de nations sur lesquelles la religion a eu fort peu de prise, il est difficile de préjuger de leurs réactions si elles avaient colonisé des peuples de couleur et se seraient trouvées confrontées par le problème de la miscégénération. Une étude sur le comportement des Américains d'origine suédoise face au problème noir serait probablement révélatrice.

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philosophie et la pensée politique ; que c'est un juif, Karl Marx, qui a donné au matérialisme sa doctrine la plus radicale, enfin que c'est en pays orthodoxe, en Russie, que celle-ci a trouvé son premier terrain d'application. Ce que nous voulons dire c'est que ces phénomènes vont de pair et procèdent tous de la même source, de la même tendance subsconsciente de l'homme occidental. Ensuite, comme en toute manifestation de la vie, l'effet devient cause à son tour et précipite le mouvement même qui lui avait donné naissance. Ainsi, il nous paraît difficilement contestable que la mentalité protestante — ou du moins l'évolution des esprits dont le protestantisme est issu — a favorisé d'une part le développement de l'esprit scientifique, de l'autre la naissance du capitalisme ; esprit scientifique et capitalisme, ces deux piliers sur lesquels repose la construction de la société occidentale moderne, celle de l'ère industrielle. On connaît la théorie de Max Weber sur le rôle du protestantisme dans la naissance du capitalisme, et les discussions qu'elle a soulevées. On est plus généralement disposé aujourd'hui à admettre le bien-fondé de cette hypothèse. En mettant avant tout l'accent sur le mérite individuel, sur le travail sanctificateur, sur l'austérité — source de l'épargne — la société protestante s'est éloignée à son insu de l'esprit du christianisme primitif, et a créé un terrain propice aux germes du capitalisme. On en est tout naturellement venu à confondre la fin et les moyens. On a progressivement écarté la théorie du juste prix et le vieil interdit lancé par l'Eglise contre l'intérêt et l'usure. La fructification de l'argent a pris avec le temps l'aspect d'un impératif moral. On était loin de la parole du Christ : « Nul ne peut servir deux maîtres... Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon... Voyez les lis des champs comme ils poussent : ils ne peignent ni ne filent ; cependant je vous le dis, pas même Salomon dans toute sa gloire ne fut vêtu comme l'un d'eux » (Matthieu, 6.24-29). Il faut certes se garder des explications trop simples et unilatérales. Il est hors de doute que le capitalisme moderne a des racines fort anciennes, chez les banquiers de Florence, de Paris ou d'Augsbourg, dans les cités maritimes d'Italie et les villes hanséatiques, chez les Lombards du Moyen-âge et jusque dans l'antiquité babylonienne. Mais ces caractéristiques économiques essentielles, qui ont permis l'essor sans précédent de l'Occident à l'ère industrielle, apparaissent pour la première fois à l'époque moderne en pays protestant (31). Il n'y a pas non plus contradiction entre les thèses de Max Weber et celles d'un autre sociologue allemand, Werner Sombart, sur le rôle des Juifs dans la génèse du phénomène capitaliste. On peut même dire qu'elles se complètent, dans la mesure où c'est le relatif libéralisme des Etats protestants qui a (31) La haute banque protestante en France est à la fois un phénomène propre au protestantisme et un phénomène de compensation, typique des minorités religieuses opprimées (Parsis en Perse et en Inde, Grecs dans l'Empire Ottoman, Juifs en Europe occidentale).

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facilité l'émancipation des Juifs et leur assimilation par la civilisation occidentale, notamment en Allemagne et en Hollande (32). En résumé, quelles que soient les causes du phénomène, force nous est de constater : — que dans le cadre de l'Occident stricto sensu, il y a glissement de la puissance politique, des nations catholiques (Italie, Espagne, France) vers les nations protestantes (Angleterre, Prusse, plus tard Etats-Unis) ; — que ce sont les nations protestantes qui donnent le type d'homme le plus représentatif de la civilisation occidentale, à l'ère industrielle, type d'homme presque exclusivement axé sur le progrès matériel, et qui s'écarte de plus en plus à la fois de l'idéal chrétien du Moyen-âge et de l'idéal humaniste de la Renaissance ; — qu'en conséquence, les nations à majorité protestante se trouvent peu à peu, et aujourd'hui encore, à la pointe du développement économique et s'adaptent le mieux au style de vie moderne, atteignant dans le monde le niveau de vie le plus élevé (33). (32) Werner SOMBART, Der moderne Kapitalismus, historischsystematische Darstellung des gesamteuropäischen Wirtschaftslebens von seinem Anfängen bis zur Gegenwart, Munich, 1919-1927. On pourrait dire également que les deux thèses ne se situent pas sur le même plan d'explication sociologique. Le rôle des Juifs que souligne Sombart, est en quelque sorte extérieur ; c'est l'apport d'une certaine technique et d'un personnel entraîné de génération en génération à la pratique de l'argent. Mais cet apport extérieur serait probablement resté tel, comme auparavant, sans influence sur les structures mentales de l'homme occidental, n'eut été la mutation en profondeur provoquée par le Protestantisme, qu'a signalée Max Weber (voir dans le même sens : Ernst TROELTSCH, Die Bedeutung des Protestantismus für die Entstehung der Modernen Welt, 1906). (33) Le critère le plus sûr du degré de « modernisation » d'un pays nous paraît être le chiffre de la consommation d'énergie p a r habitant. Voici les dix premiers pays pour 1967, en kilogrammes par habitant, équivalence houille (extraits de l'Annuaire Statistique des Nations Unies, 1968, pp. 349-352) : 1. Etats-Unis, 9 828 ; 2. Canada, 8 060 ; 3. Tchécoslovaquie, 5 487 ; 4. Allemagne de l'Est, 5 336 ; 5. Royaume Uni, 5 003 ; 6. Australie, 4 791 ; 7. Suède, 4 787 ; 8. Belgique, 4 670 ; 9. Danemark, 4 264 ; 10. Allemagne fédérale, 4 1 9 9 (nous avons volontairement laissé de côté des micro-Etats ou des possessions comme la Nouvelle-Calédonie, les Christmas Islands, Koweit et Saint-Pierre-et-Miquelon, etc.). Ainsi, sur les dix premiers pays du monde quant à la consommation d'énergie par habitant, huit sont des Etats à majorité protestante. (Remarque : les pays de l'Est européen ne figuraient pas dans l'Annuaire Statistique de 1965, et ils figurent à présent sous une rubrique spéciale intitulée C E N T R A L L Y P L A N N E D E C O N O M I E S - PAYS A E C O N O M I E P L A N I F I E E ; nous ignorons quelle est la signification que les statisticiens de l'O.N.U. ont voulu donner à cette ségrégation ; à toutes fins utiles, nous donnons les cinq chiffres suivants : Norvège, 3 964 ; U.R.S.S., 3 957 ; Islande, 3 8 2 4 ; Pays-Bas, 3 751 ; France, 3 093.) On obtient des résultats assez proches de ceux-ci par le calcul du produit national brut par habitant, quoique les chiffres soient plus aléatoires ; ils donnent la succession suivante : 1. Etats-Unis ; 2. Canada ; 3. Suisse ; 4. Suède ; 5. Australie ; 6. Danemark ; 7. France ; 8. Allemagne fédérale ; 9. Royaume Uni ; 10. Norvège (chiffres extraits des statistiques générales de l'O.C.D.E. et reproduits dans l'Annuaire Statistique de la France, 1965, combinés avec les chiffres du produit intérieur brut tels que fournis p a r l'Annuaire des Nations Unies, 1965, p. 542 sqq.).

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De constater le déclin relatif des nations catholiques par rapport aux nations protestantes ne doit pas nous faire oublier l'extraordinaire vitalité dont fait preuve l'une d'entre elles, la France, notamment dans le domaine des productions de l'esprit. Pendant tout le xix* siècle, Paris reste, de loin, le foyer de culture le plus actif, le plus rayonnant, du monde occidental : éclosion du roman, profusion des écoles littéraires, quasi-monopole des grands courants dans la peinture. Pratiquement, en dehors de quelques centres secondaires, comme Rome et Munich, toute la peinture du xix* et du xx* siècles gravite autour de l'école (ou des écoles) de Paris. Encore en cette seconde moitié du xx* siècle, Paris demeure le centre intellectuel et artistique le plus vivace du monde occidental — avec le risque toutefois de se voir détrôné par New York. C'est Alexandrie face à Rome montante. Si nous jetons à présent un coup d'œil rétrospectif sur cette floraison de la civilisation occidentale, deux faits s'imposent à l'observateur : son exceptionnelle richesse et l'aire relativement étroite de son éclosion. Même en tenant compte des inévitables destructions du temps et sans faire preuve d'un égocentrisme exagéré, il est permis d'affirmer que l'Europe occidentale a donné le feu d'artifice le plus nourri, le plus varié, le plus long de l'Histoire universelle. Rétrospectivement, la Querelle des Anciens et des Modernes, qui a passionné tant de beaux esprits dans la seconde moitié du xvii" siècle, prête à sourire. A la fin d'une longue période au cours de laquelle une civilisation éteinte, pour laquelle on professait une admiration passionnelle, irraisonnée et presque déraisonnable, avait exercé une influence déterminante, on avait atteint une production intellectuelle, artistique et technique comparable sinon supérieure à celle de l'Antiquité gréco-romaine dans son ensemble. Or la production de l'Occident n'a cessé de croître et d'étendre son domaine, et c'est précisément à partir du xvii" siècle qu'ont éclos ses deux plus beaux bourgeons : la musique polyphonique et la mathématique moderne, ces deux créations spécifiques de l'homo occidentalis. Ajoutons pour couronner l'ensemble une pensée spéculative d'une richesse et d'une subtilité encore jamais atteintes et une puissance d'invention technique sans précédent, et apparemment inépuisable. Deuxième constatation : l'aire relativement restreinte de cette prodigieuse floraison, avant le xix* siècle ; en fait, l'extrémité de la péninsule européenne, autour de l'ancienne Lotharingie, cet axe éphémère de la civilisation occidentale au moment de sa formation. Le centre de l'Europe ne participe que de façon marginale (34) aux créations de (34) Une seule exception notable : Copernic — encore qu'on ait mis en doute son origine polonaise. Sans vouloir entrer ici dans une controverse érudite que les passions nationales ont trop souvent privée de l'objectivité souhaitable, il convient de noter : 1° que le nom de Copernicus semble d'origine allemande, son orthographe la plus courante étant Koppernigk, forme probablement en liaison avec des localités à mines de cuivre comme Kopirnik, plus tard Köppernig, en Haute Silésie ; 2® que le grand-père de Copernic était probablement originaire de Silésie (ce qui laisse entier, d'ailleurs, le problème de son origine ethnique) ; 3° que son père Niklas Koppernigk était marchand à Cracovie, ville où la bourgeoisie, encore

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l'esprit occidental, tandis que l'Est perpétue jusqu'en plein xix* siècle la tradition déjà exsangue de Byzance. On peut au premier abord s'étonner de la médiocrité de l'apport des Slaves catholiques et des Hongrois aux créations de la civilisation occidentale, qu'ils avaient assimilée dès le xi* siècle environ, c'est-à-dire avant les grandes périodes de floraison. La question présente un intérêt considérable pour l'observation des phénomènes d'acculturation et des conditions nécessaires à l'éclosion et à la propagation d'une civilisation. Comment expliquer que les périphériques de l'Occident, c'est-à-dire les peuples catholiques du Centre et de l'Est de l'Europe, restent « improductifs » — en termes de culture — pendant la plus grande partie de l'Histoire de la civilisation occidentale, à une époque où ils constituent pourtant des Etats puissants, et qu'au contraire à partir du milieu du XIX* siècle, à ime époque où précisément ils ont perdu tout ou partie de leur indépendance politique, ils participent pleinement à la vie artistique et intellectuelle de l'Occident ? On voit par là qu'aucun problème d'aptitudes spirituelles ne se pose ; en d'autres termes, que ce n'est pas une question de race, mais une question de conditions nécessaires à la création, phénomène de culture. Nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur cette question lorsque nous étudierons le processus de l'acculturation en général. Dans le cas qui nous intéresse ici, on peut dès à présent hasarder ime explication : tout d'abord, christianisation tardive des Hongrois et des Slaves par rapport aux autres Occidentaux, à l'exception des Allemands de l'Est et des Scandinaves. Ensuite le dur combat qu'ils doivent mener pour conserver leur particularisme national, contre ceux-là mêmes qui leur apportent le christianisme, leurs voisins allemands ; d'où une certaine réticence à accepter sans réserve la culture dont ceux-ci sont les porteurs (un détail significatif : ce n'est qu'au xviii* siècle que la noblesse polonaise et la noblesse hongroise ont adopté la mode vestimentaire occidentale !). Enfin, les deux grands royaumes sont absorbés vers l'Est par des tâches pour eux vitales. La Hongrie affronte pendant des siècles l'empire byzantin et ses voisins slaves du Sud, puis les Turcs, au XVe siècle, était en majorité allemande ; 4° qu'il a émigré à Thorn, vieille fondation allemande de la Prusse occidentale, affiliée à la Hanse, et qu'il a épousé la fille d'un grand bourgeois, Watzelrode, dont la famille, incontestablement allemande, est attestée parmi les échevins de Thorn depuis le milieu du xrv* siècle ; 5° que Niklas Koppernigk étant mort lorsque son fils était encore en bas âge, l'oncle maternel de celui-ci, Lucas Watzelrode, futur évêque d'Ermland, joua un grand rôle dans l'éducation du jeune Copernic, qu'il prit un moment auprès de lui ; 6° qu'il semble établi que l'allemand était sa langue d'expression courante. De tout ceci il résulte que Copernic était certainement d'origine allemande du côté maternel, et probablement aussi du côté paternel, et qu'il a été élevé en milieu allemand. Ceci dit, il demeure que sa famille a été fidèle au Roi de Pologne, suzerain de Thorn, comme la plupart des familles bourgeoises de Thorn, en lutte contre l'Ordre Teutonique ; surtout que Copernic n'a pas étudié en Allemagne mais à Cracovie, capitale du Royaume, et que son maître en astronomie était Polonais. En résumé, nous sommes en présence d'un cas limite qu'il est difficile de considérer comme une véritable exception à l'affirmation de plus haut.

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alors qu'elle a déjà de la peine à dominer les peuples allogènes, slaves ou roumains, qui occupent la moitié des territoires de la couronne. La Pologne, dès qu'elle aura arrêté la poussée allemande et maîtrisé les Chevaliers teutoniques, s'acharnera à son tour à dominer ses voisins de l'Est et du Sud, Lithuaniens, Ukrainiens, Moldaves — et s'attaquera même à Moscou. Elle ne réussira que partiellement, du côté de la Lithuanie, après l'union personnelle de 1386, transformée en 1569 en une union réelle qui durera jusqu'au premier partage de la Pologne en 1772. Ses démêlés avec les Turcs au xvn" siècle, enfin le chaos intérieur entraîné par le système de la royauté élective et de la toutepuissance de la grande noblesse, ont achevé de retarder l'évolution de la Pologne, malgré l'existence d'un centre très actif autour de l'Université de Cracovie, une des plus anciennes d'Europe (35) comme aussi à Lvov qui fut au XVI* et au xvn" siècles un important foyer d'acculturation pour le sujets et les voisins orthodoxes de la Pologne (36). En Hongrie, l'occidentalisation fut d'abord facilitée par la proximité de l'Italie dont l'influence ne comportait pas de dangers politiques, par les liens étroits qui s'établirent entre la couronne de saint Etienne et la Papauté, enfin par l'accession au trône de la dynastie angevine de Naples (1310). Ce n'est cependant qu'au xve siècle, sous le règne brillant de Mathias Corvin (1457-1490), que la cour de Bude participe véritablement, sous l'impulsion de maîtres italiens, au grand mouvement de culture provoqué par la Renaissance. Puis vint le désastre de Mohacz, la Hongrie bientôt réduite à un pachalik et rayée de la carte en tant que puissance européenne. Il restera pourtant deux foyers, l'un en Slovaquie sous l'obédience des Habsbourgs, l'autre en Transylvanie, à demi indépendant sous la suzeraineté ottomane, et où se maintiendra une certaine effervescence intellectuelle, sous l'effet de la rivalité entre catholiques et protestants (37). Du fait de cette large autonomie et du succès relatif de la Réforme, on assistera, lorsque la Hongrie rentrera politiquement dans le giron de l'Occident après la paix de Carlovitz (1699), à une longue résistance aux Habsbourgs (révolte de Rakoczy soutenue par Louis XIV) qui aura pour effet de freiner la pénétration autrichienne et de ralentir d'autant l'influence de l'Occident moderne. La fraction « collaborationniste » se réduira à une minorité aristocratique (cas par exemple des fastueux princes Esterhazy) qui atteindra très vite un niveau de culture occidental, mais restera le plus souvent impro(35) Fondée en 1364, à l'époque où Cracovie était la capitale du royaume (1305-1595). Mais la ville était déjà prospère au xm* siècle et s'était vu octroyer en 1257 une constitution particulière inspirée des libertés de Magdebourg. Copernic y a étudié de 1491 à 1495. (36) Dans cette capitale d'une province en majorité orthodoxe, les Polonais n'ont installé une université qu'en 1661. (37) C'est en Transylvanie que s'est développée la secte des Unitariens très répandue aujourd'hui, particulièrement en Amérique. C'est là également que nous trouvons au xvi* siècle le premier exemple de « coexistence pacifique » entre les deux confessions (mais l'égalité conventionnelle entre catholiques et protestants ne s'étendra cependant pas aux orthodoxes qui forment la majorité de la population et dont la confession sera simplement tolérée).

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ductive en dehors du domaine politique. Lorsque, enfin, au milieu du XIX' siècle, les structures sociales et l'évolution politique permettront, en Hongrie, l'essor de la culture occidentale, les Hongrois seront à peine plus avancés que leurs voisins orthodoxes dont l'occidentalisation n'avait commencé qu'au xvni* siècle. Dans les deux cas, de la Pologne et de la Hongrie, les circonstances politiques et, par suite, économiques n'avaient pas permis l'apparition d'une véritable vie urbaine autochtone — à l'exception de la ville « libre » de Cracovie — et donc d'une bourgeoisie nationale. Or ce n'est qu'en ce milieu que peut éclore une civilisation. Pendant des siècles, la bourgeoisie commerçante des villes de l'Est européen (et c'est en partie vrai de la Suède également) est presque exclusivement d'origine allemande. Le plus occidental des trois grands Etats périphériques de l'Europe catholique, la Bohême, est aussi celui qui s'est le mieux intégré à l'Occident. Intimement mêlé, de bonne heure, aux affaires de l'Empire et courant le risque de perdre son particularisme national, à cause à la fois de l'implantation de colons allemands (déjà sous la dynastie des Prémyslides) et de la germanisation progressive de la noblesse féodale, la Bohême a probablement sauvé sa « personnalité » grâce à Charles IV de Luxembourg, ce grand empereur germanique, Prémyslide par sa mère, éduqué en Avignon et pénétré de culture française, qui s'est épris de sa patrie tchèque et a cherché à en faire un des foyers de culture de l'Europe (1346-1378). Sous son règne et sous l'impulsion de maîtres comme l'architecte Mathieu d'Arras, ou les peintres Nicolas Wurmser de Strasbourg et Thomas de Modène, les Tchèques développeront un art original (cycle de Vysebrod, peintures de la chapelle de Karlstein par maître Théodoric, etc.). Plus tard, l'esprit national se fixera sur les querelles religieuses, avec le mouvement hussite, et la Bohême de Georges Podiebrad (1458-1471) sera encore ime des grandes puissances de l'Europe. Mais au xvii* siècle, et quoique leur révolte se trouve à l'origine de la guerre de Trente Ans, les Tchèques écrasés au début de la guerre ne profiteront plus de la défaite finale de la Maison d'Autriche et entreront dans l'ombre pour deux siècles. Ainsi, Hongrois et Slaves catholiques ont-ils perdu l'occasion de participer pleinement aux créations de la civilisation occidentale au moment de dynamisme maximum de celle-ci. Comme les Russes, et même avec un certain retard sur eux, dû aux conditions politiques, ils ne participent à la grande floraison de la civilisation occidentale qu'en plein XIX* siècle, lorsque celle-ci donne déjà des signes de décomposition (38). Les Russes ont encore le temps de donner (entre 1820 et 1890 environ) une brève et brillante floraison dans les domaines de la littérature, de la musique, de la science — et qui se trouve au même (38) En passant, n'est-il pas étrange que les deux premières personnalités d'exception que donnent à la culture occidentale la Hongrie et la Pologne, Liszt et Chopin, soient l'un à moitié allemand, l'autre à moitié français ?

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niveau et dans la même phase d'évolution que le reste de la « production » occidentale —. Ils sont arrivés encore à temps pour se trouver au niveau le plus élevé dans ce qui est apparemment le dernier siècle de grande puissance de création de la civilisation occidentale. Les autres Européens de l'Est, comme aussi les Juifs, n'apparaissent remarquables que par la contribution qu'ils apportent à la transformation radicale qui commence à la fin du xix' siècle. Car, depuis les dernières années du xix" siècle, la culture occidentale traverse une crise dont la gravité semble dépasser celle du passage du Moyen-âge aux Temps Modernes. Avec la prudence qu'il convient d'observer toutes les fois qu'il s'agit d'évaluation des valeurs esthétiques, on peut dire que, malgré sa variété, la production artistique et intellectuelle de l'Occident présente une incontestable continuité depuis ses premières œuvres caractéristiques et jusqu'à la fin du xix* siècle, alors qu'on assiste depuis cette date à une véritable révolution. On peut distinguer dans l'ensemble trois grandes vagues ou pulsations. Aux X I I * et xiii* siècles, la vague médiévale, essentiellement chrétienne, centrée autour de la cathédrale. Du xiv* siècle au xvm* siècle, vague de la Renaissance et du classicisme, pendant laquelle l'inspiration chrétienne passe de plus en plus au second plan. De la fin du xviii* siècle à la fin du xix", dernière vague que nous pouvons, pour la commodité, appeler vague romantique, pendant laquelle le détachement du christianisme s'accentue encore. (Cependant tous les genres ne participent pas également aux trois pulsations. Ainsi, par exemple, la musique occidentale n'apparaît qu'au milieu de la seconde période et ne connaît, jusqu'à l'époque contemporaine, aucune interruption, ni en qualité ni en densité. Tout au plus peut-on soutenir qu'en ce qui concerne l'unité de style et une certaine perfection classique, le xvm* siècle marque le sommet de la courbe.) Essayons une brève schématisation de cette évolution, dans chaque genre (39). Architecture

C'est, dans le temps, le premier grand art original de l'Occident. Commence à se manifester dès le début du xi* siècle et ne connaît pratiquement pas d'interruption. On peut toutefois relever deux grands moments : du xii* au xiv* siècle, l'époque des cathédrales ; du xvi* au xvm*, l'époque des châteaux. Les deux moments sont centrés sur la France, mais participation de l'Europe occidentale tout entière jusqu'à sa périphérie. Baisse du « sens du style » au xix* siècle, malgré les (39) Dans les pages qui suivent, nous userons largement des tableaux dressés par Alfred L . KROEBER dans Configurations of Culture Growth, University of California Press, 1963. 9

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facilités techniques (notamment le transport de la pierre par voie ferrée ; exemple caractéristique : l'élégante façade de la Hofburg de Vienne construite en brique à la fin du χνιιΓ siècle, en regard de la façade lourde et sans âme, construite en pierre de taille, à la fin du xix°). Renaissance sur un mode entièrement nouveau, au xx" siècle, comme nous le verrons plus loin. Sculpture Suit l'architecture avec quelque retard ; elle avait été presque absente pendant la période trouble du haut Moyen-âge, n'étant pas un art utilitaire comme l'architecture. Les liens avec l'art antique sont de ce fait beaucoup plus lâches. Se dégage lentement de l'ornementation architecturale. Peut-être faut-il aussi voir dans ce retard l'effet de la vieille interdiction biblique contre la représentation du sacré, qui n'a pas affecté uniquement l'art arabe et l'art byzantin. Apogée du milieu du XIII* siècle au milieu du xiv" siècle, se détache de l'art religieux, sous l'influence de l'art antique. Le nouveau sommet se situe en Italie du milieu du xv* au milieu du xvi° siècle (Donatello, Michel-Ange). Elle s'affadit aux xvn" et χνιιι" siècles pour retrouver un nouvel élan, de moindre envergure, au xix* siècle (avec en France Rude et Rodin). Peinture Première manifestation caractéristique en Italie, en même temps que la deuxième « pulsation » de la sculpture, fin du xm" et début du xiv e siècle. Devient bientôt l'art le plus expressif de l'Occident. S'épanouit aux x v ' et xvi" siècles en Italie, aux Pays-Bas (au sens large), en Allemagne, puis en Espagne. Faible participation de la France, jusqu'au milieu du xvn" siècle. A cette époque, et au cours du xvm* siècle, baisse générale de tension, sauf en France et, à un moindre degré, en Angleterre. Nouvelle grande floraison au x i x ' siècle, avec la France pour foyer principal. Littérature La littérature fait son apparition au χιΓ siècle dans le midi de la France (poésie, roman courtois), puis dans le nord de la France, en Angleterre et en Allemagne (chansons de geste). Faiblit pendant la période de transition du Moyen-âge à la Renaissance. Reparaît en Italie en même temps que les débuts de la peinture. Mais ne suit pas la même courbe ascendante que les arts plastiques. Dante apparaît comme une exception et appartient spirituellement au Moyen-âge bien plus qu'à la Renaissance. La production littéraire contemporaine du grand siècle de la Renaissance italienne demeure relativement médiocre. La littérature

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moderne ne s'épanouit véritablement qu'au xvi' siècle, en Espagne d'abord (romans de chevalerie, drames), puis en Angleterre (drames et poésie de l'époque élisabéthaine), enfin en France (« siècle » de Louis XIV). Elle connaît une nouvelle baisse de tension de la fin du XVIIe à la fin du xviii* siècle ; enfin une dernière flambée, peut-être la plus riche, avec les romantiques allemands et anglais, les écoles littéraires françaises, le roman russe et des foyers locaux dans l'Est européen et la Scandinavie. Musique Le plus beau « fleuron » de l'art occidental. Se dégage tardivement de la musique religieuse, dans l'Italie du xvi* siècle, et décrit jusqu'au XX' siècle une courbe régulière dont le χ ν π Γ siècle allemand — y compris l'Autriche — représente le sommet. Elle continue cependant à s'épanouir au xix' siècle, avec l'Allemagne également pour centre, mais l'éventail s'élargit : France, Russie, Italie, Scandinavie, pays de l'Est. Elle donne alors, du point de vue des individualités, des génies que beaucoup considèrent comme les plus grands créateurs de la musique, que ce soit Beethoven, Chopin, Schumann, Wagner, Moussorgsky ou Debussy, mais elle ne présente plus l'unité et la sereine perfection de l'époque précédente, celle qui va de Bach à Mozart ; l'ensemble est tourmenté, disparate, centrifugal. L'éclatement se produit au début du XX* siècle. Philosophie Là encore l'évolution s'encadre dans nos grandes périodes, la période médiévale qui s'étend du xii* au xiv' siècle, la période classique qui commence à la fin de la Renaissance et s'achève au début du xviii* siècle, enfin l'époque moderne qui donne son maximum à la fin du xviii* siècle et au début du xix", mais ne semble pas avoir encore épuisé toutes ses virtualités. A l'intérieur du cycle médiéval, on peut également distinguer trois vagues successives : la première apparaît au XII* siècle, en même temps et dans la même aire géographique que l'art gothique, c'est-à-dire la France du nord (Guillaume de Champeaux, Abélard, Bernard de Clairvaux, etc.). Elle est intimement liée à l'épanouissement du christianisme catholique et ne se distingue guère de la théologie si ce n'est dans le domaine de la logique formelle. La deuxième vague donne, en un temps très bref (milieu et fin du xm* siècle), des personnalités plus fortes dont l'une au moins, saint Thomas d'Aquin, prend place parmi les sommités de la philosophie universelle. Elle est aussi beaucoup moins localisée, quoique l'Université de Paris restât le foyer le plus actif. On y trouve des Allemands comme Albert le Grand et Maître Eckhart, des Italiens du Sud comme Thomas d'Aquin (40), (40) Mais peut-être n'est-il pas sans intérêt de remarquer que, dans le cas de Thomas d'Aquin, il ne s'agit pas d'un Italien de vieille souche, puisqu'il appartient

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des Britanniques comme Roger Bacon, Duns Scott et Guillaume d'Occam. Le point de vue religieux domine toujours l'ensemble de la pensée philosophique, mais l'horizon s'est singulièrement élargi par le contact avec la philosophie antique, retrouvé par le détour de Byzance et des auteurs arabes. Cependant le mysticisme d'Eckhart qui fera école jusqu'au xv* siècle (Thomas a Kempis) et le nominalisme de Guillaume d'Occam annoncent déjà une certaine désagrégation de la philosophie médiévale, tandis que dans les universités la pensée scolastique se sclérose. Pendant plus de deux siècles, jusqu'au début du xvn* siècle, ce sera le silence. La Renaissance, si merveilleusement fertile dans le domaine de l'art, semble stérile dans le domaine de la pensée métaphysique. Tout au plus peut-on relever quelques préoccupations philosophiques chez les grands précurseurs de la recherche scientifique comme Nicolas de Cuse (Cues, Allemagne, 1401-1460 ?), Giordano Bruno (Italie, 1548-1600), Francis Bacon (Angleterre, 1561-1626), ou chez les théologiens ou moralistes contemporains de la grande crise de la Réforme, tels Erasme, Philipp Mélanchthon, Calvin, Montaigne. Cette époque de transition, comme le χνιιΓ français, ne donne que des pseudo-philosophes. La philosophie moderne ne débute qu'avec Descartes en plein xvn e siècle et, plus que toute autre activité spirituelle de l'Occident, s'épanouit dans une aire culturelle extrêmement restreinte, dans l'Europe du Nord-Ouest : France, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Allemagne (et encore les Pays-Bas ne méritent-ils de figurer dans ce palmarès de la grande philosophie que par la présence d'un philosophe d'origine juive espagnole, Spinoza, qui, quoiqu'il s'intègre dans le mouvement de la pensée occidentale qui va de Descartes à Leibniz, n'en a pas moins été élevé dans la tradition juive à l'école talmudique du ghetto d'Amsterdam). Le XVII* siècle avec Descartes, Pascal, Malebranche, Spinoza, Leibnitz, Locke — surtout si l'on y ajoute le χνιπ" siècle anglo-saxon qui en est le prolongement, avec Berkeley et Hume — présente une des plus belles floraisons de l'histoire de la philosophie. Il semble toutefois que ce soit la troisième vague occidentale, celle qui se concentre en Allemagne en moins d'un siècle, de Kant (né en 1724) à Schopenhauer (né en 1788), qu'il faille considérer comme le sommet de la création métaphysique occidentale. Ni les « philosophes > français du xvm* siècle, ni les économistes anglais et français, ni même Auguste Comte et les penseurs politiques du xix* siècle comme Karl Marx, ne méritent pleinement l'épithète de philosophes. Seuls, au milieu et du côté paternel et du côté maternel à la classe dirigeante d'origine germanique. Son père, Landolphe comte d'Aquino, descendait d'une famille lombarde et était le propre petit-neveu de Frédéric Barberousse ; sa mère, la comtesse Théodora, appartenait à l'illustre famille des Tancrède de Hauteville, les conquérants normands de la Sicile. Ajoutons que, dans cette Europe cosmopolite du χ π Γ siècle, ses premiers maîtres à l'Université, nouvellement créée, de Naples, furent Pierre l'Irlandais et Martin de Danemark, avant qu'il ne poursuive ses études auprès d'Albert le Grand à Cologne et obtienne ses titres à la Sorbonne.

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du XIXe siècle, Kierkegaard et Nietsche semblent participer encore de la grande veine métaphysique de l'époque précédente et, par leur angoisse, leur sens du tragique, leur révolte, annoncent la crise de la pensée contemporaine. Sciences

Comme la musique, la science moderne apparaît tardivement — et là encore, plus que dans tout autre domaine, on peut affirmer qu'aucune civilisation n'a accumulé, en un temps aussi court, une somme de connaissances comparables à celles de la civilisation occidentale. C'est aussi, de toutes les activités spirituelles de notre civilisation, celle qui demeure aujourd'hui la plus vigoureuse. Nous avons donc une production presque ininterrompue du milieu du xv* siècle à nos jours. Elle commence en Allemagne autour de Nicolas de Cuse, vers 1450, mais ne donne d'oeuvre vraiment originale qu'avec Copernic (1473-1543), dont nous avons exposé plus haut le cas particulier (41). Près d'un siècle plus tard, toujours en Allemagne, Kepler ; mais entretemps l'Italie de la fin de la Renaissance avait donné une belle floraison, culminant avec Galilée (1564-1642). La France entre tard dans la « ronde », mais joue un rôle capital dans la détermination de la méthode scientifique. L'apport initial de la France, en dehors de Viète qui apparaît comme un précurseur, est concentré en quelques dizaines d'années, dans le deuxième tiers du XVII* siècle (Descartes, Fermât, Pascal), avec quelques prolongements à la génération suivante (Varignon). Curieusement, on constate une sorte d'accalmie à la fin du XVII* siècle et au début du xvm* à l'exception de deux génies universels : Leibniz en Allemagne, Newton en Angleterre. Il conviendrait également de parler de quelques foyers secondaires, tels la Hollande avec Huyghens, la Suède avec Linné. Vient ensuite une nouvelle fournée qui ouvre véritablement l'ère scientifique moderne, à la fin du xvm* siècle. C'est d'abord la France qui domine (d'Alembert, Lagrange, Lavoisier, Lamarck, Laplace, etc.). Au xix" siècle, il semble que la Grande-Bretagne prenne petit à petit les devants, suivie peu après par l'Allemagne, qui domine nettement à la fin du xix* siècle et au début du xx* (42). (41) Voir note 34, p. 125. (42) Cette tendance apparaît assez nettement d'une liste des prix Nobel de science, de la création de ces prix en 1901 jusqu'à nos jours (voir tableau, annexe n° II). De 1901 à 1939, les pays allemands (Allemagne et Autriche) cumulent pour les trois prix annuels de Physique, Chimie, Médecine et Physiologie, 39 prix — et cette avance allemande est probablement encore plus marquée dans le domaine des sciences humaines —. Placée immédiatement après, la Grande-Bretagne n'en a que 17, la France et les Etats-Unis 13 chacun. Viennent ensuite dans l'ordre, les Pays-Bas et la Suède (6 chacun), la Suisse (5), le Danemark (4), l'Italie (3), la Belgique (2), suivis de quelques autres pays, dont la Russie (1). La deuxième guerre mondiale et ses séquelles provoque des changements notables, comme aussi les

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Nous manquons toutefois de recul pour juger de la valeur relative des « inventeurs » et de leurs découvertes, aussi hésite-t-on, au fur et à mesure qu'on se rapproche davantage de l'époque contemporaine, à retenir tels noms de la masse des chercheurs scientifiques qui se sont distingués depuis le début du siècle. Certains noms semblent se détacher, du moins aux yeux du profane (Einstein ? Max Planck ? Louis de Broglie ? Heisenberg ? Ou est-ce seulement parce que leurs noms sont liés à quelque explication globale qui débouche sur la philosophie ?). On ne peut se garder de l'impression que l'ère des grands créateurs, des grands « inventeurs », est close et que le progrès technique, sur sa lancée, à la vérité, prodigieuse, se nourrit désormais de sa propre sève, en un travail de plus en plus collectif et de plus en plus anonyme. H est donc probable que la science occidentale a amorcé, elle aussi, un tournant, mais il apparaît moins net que le tournant qu'ont pris, depuis le début du siècle, tous les arts de l'Occident, et qui demeure jusqu'à présent le signe le plus apparent d'une mutation en profondeur. Car, il faut le répéter, l'art de l'Occident, dans toutes ses manifestations et malgré son incomparable richesse, témoigne de ses débuts jusqu'à la fin du X I X E siècle d'une certaine continuité. Or, assez brutalement, à l'époque contemporaine, on a le sentiment d'une rupture. La première guerre mondiale n'est pour rien dans cette révolution, tout au plus aura-t-elle facilité ou accéléré le processus. Les signes avant-coureurs sont de la fin du xix e siècle et le summum de la crise se situe probablement entre 1910 et 1914. Le premier symptôme certain nous paraît être la nouvelle conception de la perspective chez Cézanne (43) et chez Gauguin. L'éclatement de la peinture moderne est évident avec le cubisme (« Les demoiselles d'Avignon » de Picasso sont de 1907) et plus encore — car le cubisme pourrait être interprété comme une simple crise — avec l'apparition de la peinture abstraite. Les premières œuvres caractéristiques de Kandinsky se situent entre 1911 et 1913. Dès 1912, Brancusi a projeté vers le ciel ses premiers oiseaux de marbre et de bronze (Le Baiser était déjà de 1908). Pour la musique, on peut faire conditions nouvelles de la recherche scientifique qui exige de plus en plus l'organisation d'un travail collectif sur une vaste échelle et des mises de fonds considérables. Aussi n'est-il pas étonnant de voir les Etats-Unis prendre une nette avance sur toutes les autres nations (60 prix de 1943 à 1970) à la fois par l'organisation originale de sa recherche scientifique et par le drainage de plus en plus accentué des « cerveaux » d'Europe, et même d'ailleurs. Quelle que soit l'explication, la progression quasi arithmétique du palmarès des Etats-Unis ne laisse pas d'être impressionnante : 1 seul prix de 1901 à 1910, 2 de 1911 à 1920, 3 de 1921 à 1930, 7 de 1931 à 1939, 10 de 1943 à 1950, 18 de 1951 à 1960, enfin 32 dans la décennie 1960. La Grande-Bretagne se maintient à la deuxième place, à un niveau sensiblement égal (24) ; l'Allemagne (avec l'Autriche) est en baisse, arrivant en troisième position (11) — mais il est juste de noter que plusieurs des prix Nobel américains et britanniques pendant la période 1943-1968 sont des émigrés allemands ou autrichiens —. Tous les autres pays sont loin derrière : Suisse, Suède et U.R.S.S. (3), France, Italie, Japon, Australie (2), douze autres pays, 1 chacun. (43) Voir à ce sujet la thèse de Mlle Liliane GUERRY (Mme Marcel Brion), t Cézanne et l'expression de l'espace », Paris, 1950.

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remonter les premiers signes à Debussy (le Prélude à l'après-midi d'un faune est de 1894) ; Petrouchka de Stravinsky est de 1910-1911 ; le Sacre du Printemps de 1914 ; le Château de Barbe Bleue, de Béla Bartok, est de 1911, le Mandarin merveilleux, de 1919. Mais surtout, la rupture avec la tradition de la musique occidentale est déjà complète avec les recherches atonales ou dodécaphoniques de l'école de Vienne. La 2' symphonie de chambre et le 2' quartet à cordes d'Arnold Schoenberg sont de 1908. C'est pendant ces mêmes années que la littérature voit les premières tentatives de désintégration des formes héritées du passé — et bientôt de la syntaxe elle-même — avec, à travers toutes les nuances d'une production des plus variées, un dénominateur commun, comme un leit-motiv lancinant, angoissant : le sentiment de l'absurde. C'est en 1906 que Robert Musil publie Les perplexités de l'élève Törless. Quelques années plus tard, il s'attèlera à l'œuvre de sa vie, l'Homme sans qualités, qu'il n'achèvera jamais, et que certains considèrent comme le roman le plus caractéristique du demi-siècle. De 1910 datent Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, de Rilke ; de 1913, Der Heizer de Kafka, première partie de son roman Amerika ; de 1913 également, le premier recueil de poésies d'Apollinaire, Alcools (44). En 1914, James Joyce donne Dubliners. Ulysse paraît en 1920. Le théâtre ne suit que beaucoup plus tard, en fait après la deuxième guerre mondiale (Beckett, Ionesco). En moins d'une génération, on dirait que toutes les certitudes de la pensée occidentale sont ébranlées, que tous les cadres de son esthétique sont brisés. Théorie de la relativité en physique, développement des géométries non euclidiennes, philosophie du mouvant, phénoménologie, existentialisme ; abandon progressif de la perspective en peinture, la couleur détachée de l'objet et cultivée pour son propre pouvoir de magie ; le son détaché de la phrase musicale ; rupture du récit dans le roman. Tout cela procède d'un besoin subit de rompre la technique du « point de vue » statique, générateur d'une vision perspective, donc unique et, partant, considérée comme appauvrissante. Mais on en arrive (sauf en architecture) à un divorce entre l'art et l'utile, entre l'art et le quotidien. On tombe dans l'esthétisme. La théorie précède l'art, le déforme et le stérilise. Cela est particulièrement frappant dans le roman. Malgré une prolifération qui en fait le mode type d'expression artistique de notre temps, le roman donne des signes manifestes de décomposition. Il ne « colle » plus à la vie. Il est, ou se veut, roman philosophique. On objectera peut-être que Balzac ou Tolstoï philosophent eux aussi abondamment dans leurs romans ; mais chez eux la philosophie n'est jamais qu'une réflexion à propos d'une vie qui a surgi des profondeurs de leur imagination avec une violence tellurique, tandis que nos romanciers contemporains, même les plus doués, sont le plus souvent des (44) On est tenté de rappeler que c'est aussi en 1913 que Spengler met en chantier Le Déclin de l'Occident ; de la même année datent les Idées de Husserl (Edmund HUSSERL, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie), alors qu'Einstein avait énoncé dès 1905 la théorie de la relativité.

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philosophes qui échafaudent des romans autour de thèmes éminemment cérébraux. La musique et la peinture s'écartent aussi de plus en plus du réel. A l'époque classique, la musique est encore mal détachée de la danse. On trouve des rythmes de danse dans presque toutes les grandes œuvres du XVIII' et jusque dans les symphonies de Beethoven. De même la peinture s'est détachée progressivement de la décoration et du portrait, puis du paysage. Le peintre abstrait est embarrassé pour donner un nom à ses toiles : il les appelle le plus souvent « composition ». Ce sont, en effet, de pures compositions. Toute cette métamorphose de l'art moderne a eu ce résultat paradoxal que plus notre société devient démocratique, plus elle devient une société de masse, et plus l'art tend à devenir hermétique, presque ésotérique. A une époque de pouvoir aristocratique, Calderón et Shakespeare écrivaient un théâtre pour les foules. A une époque de pouvoir des masses, Ionesco et Beckett écrivent pour un public d'initiés. A vrai dire, nous assistons aujourd'hui à deux manifestations esthétiques distinctes, avec trop peu de points d'interférence. D'une part, un art de « clichés » pour la masse : le cinéma à grand spectacle, la télévision, les rengaines musicales répétées à longueur de journées pour des millions d'auditeurs ; dans les pays dits « socialistes », il y a encore la peinture et la sculpture obéissant à la « ligne du réalisme-socialiste » et, dans les pays dits « capitalistes », leur faisant pendant, de manière plus spontanée, sinon plus artistique, les romans policiers et les bandes dessinées. D'autre part, on a un art de recherche, fragmenté dans le temps et l'espace en une poussière de groupuscules parfois animés par des personnalités de talent, sincèrement tourmentées, mais parfois aussi par d'autres qui frôlent le charlatanisme et autour desauelles gravitent des nébuleuses de snobs, en divorce complet, quoi qu'ils en disent, avec l'esprit de la masse. Michel-Ange et Raphaël, Rabelais et Shakespeare, Haydn et Mozart étaient, eux, en « prise directe » avec la masse ; les artistes d'auiourd'hui sont des isolés. On est tenté d'ajouter qu'entre la musique de Rossini et celle de Beethoven il n'y avait qu'une différence de degré. Entre la musique de Hindemith et la musique accessible au grand public contemporain, il y a une différence de nature. L'art contemporain, dans toutes ses manifestations, est un art pour initiés. Aussi, en regard de la « standardisation » progressive de toutes les formes d'art pour les masses, que les moyens modernes de propagation de l'image et du son répandent à l'échelle mondiale, quelles chances ont-elles, ces tentatives ésotériques, quelle que soit leur valeur intrinsèque, d'être un jour vraiment représentatives de notre époque ? Serions-nous, avec ce dualisme, en présence d'un phénomène nouveau dans l'histoire des civilisations ? Le cas de l'architecture paraît un peu différent. D'une part, contrairement à ce qui s'est passé dans d'autres domaines de l'art, notamment dans la peinture, la musique et la littérature où la vitalité de l'Occident demeure entière au xix* siècle, même si l'on peut rétrospectivement y déceler des signes d'une future désagrégation ; en architecture la perte du sens du style (pour reprendre une expression de Toynbee) est

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flagrante dès le premier tiers du xix* siècle environ. Le mauvais goût s'installe en maître dans les quartiers « bourgeois », les banlieues des grandes cités se couvrent de masures ou de pavillons hideux, les monuments s'alourdissent, l'invention est presque nulle ; on copie platement le classique ou le gothique, pour aboutir avec le Modem Style à une résurgence médiocre et parfois monstrueuse du baroque. D'autre part, les raisons d'une transformation apparaissent plus clairement, il y a une justification technique : l'invention du béton armé, qui modifie profondément les données matérielles de l'architecture et autorise désormais toutes les audaces. Aussi, dans les dernières années du xix" siècle, c'est un art nouveau, beaucoup plus dépouillé, qui surgit, précédé de toute une littérature. Le premier appel à l'utilitaire semble être celui de Sullivan aux Etats-Unis (Ornament in Architecture, 1892). Vient ensuite l'école d'Otto Wagner à Vienne, avec Adolf Loos pour doctrinaire (Ornament und Verbrechen, ornement et crime, 1908), précurseur de Le Corbusier. F. L. Wright et les tenants de l'école de Chicago sont déjà à l'œuvre aux environs de 1900. Depuis, de Manhattan à Brasilia, le XXe siècle occidental semble avoir retrouvé en architecture le souffle créateur des grandes époques. Mais c'est probablement le dernier, car si l'architecture est généralement le premier des arts à s'affirmer dans une civilisation, il est aussi le dernier à mourir avec elle, et à mourir dans toute sa splendeur : les « empires universels » ont toujours été de grands bâtisseurs à la veille de leur écroulement : exemple de l'Egypte, de la Crète, de la Perse, de Rome, du Mexique, du Pérou. Ainsi, loin d'être un signe encourageant, cette vitalité de l'architecture pourrait bien être un symptôme de l'âge de notre civilisation. Car, nous le verrons, les derniers domaines dans lesquels une civilisation conserve son pouvoir créateur au stade de l'Etat unitaire, sont l'architecture, la science et la philosophie. Celle-ci n'est plus véritablement novatrice ; elle oscille entre l'éclectisme, le scepticisme, le stoïcisme et le mysticisme. La science tend de plus en plus à devenir simple perfectionnement de la technique. L'architecture, enfin, s'oriente vers l'utilitaire et le colossal, mais demeure la branche qui est le plus longtemps capable de création. Toutefois, les autres branches de la création occidentale, nous l'avons vu, donnent des signes d'épuisement ou de crise grave. Il n'est pas question, nous le répétons encore, de porter un jugement de valeur. Il est permis à un contemporain de préférer le Marteau sans maître de Pierre Boulez au Requiem de Mozart, ou une « Bataille > de Georges Mathieu à une Madone de Raphaël. Mais on ne peut nier que l'art occidental subisse depuis trois quarts de siècle une transformation si profonde qu'on est en droit de se demander si nous ne serions pas en présence d'une rupture, s'il n'y aurait pas solution de continuité dans l'évolution de la civilisation occidentale — et de se demander quelle en serait, en ce cas, la signification. A. L. Kroeber, dans An Anthropologist Looks at History (45), a (45) University of California Press, 1963 (œuvre posthume), en particulier chap. 4, Flow and Reconstitution within Civilizations.

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été tenté de comparer la crise actuelle de la civilisation occidentale à la crise que cette même civilisation a traversée entre le début du xiv* siècle et le milieu du χνΓ siècle, c'est-à-dire au passage du Moyen-âge aux Temps Modernes, à travers la Renaissance. On aurait eu avant le XIV* siècle l'Occident I, depuis le xiv* siècle l'Occident II, et à présent se préparerait l'Occident III, un peu comme on pourrait diviser l'histoire de l'Egypte antique en Ancien, Moyen et Nouvel Empire, et l'histoire de Chine, selon Toynbee, en Chine I ou Chine d'avant l'implantation bouddhiste, Chine des Shang, des Tchou et des Han, et Chine II, celle des T'ang, des Sung et des Ming. Sans nier qu'il soit possible, et même nécessaire, de distinguer de grandes périodes « stylistiques » dans l'histoire de l'Occident, deux objections se présentent qui nous empêchent d'accepter le parallélisme proposé par Kroeber entre la crise actuelle et la crise de la Renaissance. La première, c'est que le Moyen-âge finissant, dans sa quête de nouvelles formes et de nouvelles valeurs, s'était tourné vers une civilisation morte (l'Antiquité gréco-romaine), alors que l'Occident du XX" siècle s'est tourné vers des cultures contemporaines, particulièrement vers celle des Noirs. La seconde, c'est que Kroeber ne tient pas compte d'un élément essentiel, qui représente le critère le plus sûr dans le « découpage » des civilisations, à savoir le déroulement d'un cycle politique. Une crise de « style » intervenant, comme de nos jours, à la fin de l'ère des Royaumes Combattants, ne peut avoir la même signification, ni même probablement la même issue, qu'une crise survenant nettement avant le début de cette ère, en pleine période d'épanouissement de la civilisation. « Chine II », « Egypte II et III », par exemple, sont des phases apparues après que ces civilisations aient atteint, et même épuisé, la phase de l'Etat unitaire. Rien de tel, encore, dans le déroulement des phases politiques de la civilisation occidentale. Nous reprenons nos deux observations : Io L'Occident, en quête de nouvelles formes, s'est tourné vers d'autres cultures contemporaines (46). On a commencé par marquer une certain intérêt pour le folklore est-européen, russe en particulier, sans grande portée ; ses racines étant probablement trop proches de celles de l'Occident. La civilisation arabe ne semble pas non plus avoir inspiré l'Occident à l'époque contemporaine, peut-être parce qu'elle était trop proche de lui, peut-être aussi parce que celui-ci lui avait emprunté beaucoup dans sa phase de formation. Il y eut ensuite quelque intérêt pour la peinture extrême(46) Le journal « Le Monde » a publié en mars 1967 une série d'articles, résultat d'une enquête sur le malaise croissant des jeunes artistes français, prix de Rome, pensionnaires de la Villa Médicis. L'auteur y donnait de ce malaise toutes sortes de raisons, aussi valables les unes que les autres. Nous pensons qu'une seule explication les résume toutes : l'antiquité et le classicisme occidental n'ont plus d'attrait pour le jeune artiste d'aujourd'hui. Un contact avec l'Inde, la Chine et le Japon, le Mexique ou le Pérou, mais surtout avec le monde noir — ou métissé — stimule davantage son inspiration qu'un séjour dans la Ville éternelle.

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orientale. On croit pouvoir déceler une certaine influence japonaise sur quelques-uns des impressionnistes, sur Toulouse-Lautrec, peut-être sur Bonnat, sur Vuillard, sur Ensor. On devine aussi une légère influence de la poésie chinoise sur la poésie européenne contemporaine. L'écriture chinoise, de son côté, paraît avoir inspiré quelques peintres abstraits. (L'influence de l'Inde ne semble s'être manifestée que dans le domaine de la pensée ; encore pourrait-on dire qu'elle a agi davantage comme un catalyseur que comme un élément entrant dans la composition même de la philosophie occidentale contemporaine : Kayserling, René Guénon, Lanza del Vasto.) En résumé, peu de chose. En échange, l'influence de l'art nègre a été déterminante sur l'esthétique contemporaine, dans plusieurs domaines et à différents niveaux. Le mot « influence » est trop faible. Il serait plus juste de parler de « révélation ». Dans leur subite désaffection pour les formes d'expression qui s'étaient dégagées depuis des siècles, et qui étaient en partie un héritage du monde antique, les Occidentaux ont trouvé d'autres formes et d'autres symboles au moyen de certaines stylisations, de certains « raccourcis » que leur fournissait l'art dit « primitif » d'Afrique ou d'Océanie — un peu plus tard aussi de l'Amérique précolombienne. Dans les premières années du siècle, les peintres Picasso, Vlaminck, Derain, Matisse, Braque, des peintres de l'école de Munich), des poètes (Apollinaire), des collectionneurs (Paul Guillaume) « découvrent » l'art nègre. C'est un véritable engouement. Certains artistes se sont défendus par la suite d'avoir subi l'influence de l'art nègre, comme si de reconnaître cette évidence devait diminuer le mérite de leurs recherches esthétiques. A vrai dire, c'est moins d'une influence qu'il faudrait parler que d'une rencontre. Le retour aux simplifications, aux stylisations primitives était un phénomène spontané et irrésistible (47). Dans le domaine de la musique, le phénomène est moins évident, du moins pour ce qu'il est convenu d'appeler la grande musique. Il est probable que, là, l'éclatement des formes anciennes soit le résultat d'un processus purement interne. Mais aux autres « niveaux » de la création musicale contemporaine l'influence nègre est manifeste et ce d'autant plus que les moyens modernes de reproduction et de propagation de la musique en étendent les effets à la dimension du globe. Le rôle des Noirs américains a été primordial dans trois secteurs différents, dans lesquels la dose de l'apport africain est variable : les negro-spirituals, (47) Un cas. En 1908, de sa retraite d'ermite, le jeune Brancusi donne sa première œuvre qui rompe décidément avec la sculpture du passé, le Baiser, pierre tombale de Yanosa Sasavscaia, au cimetière Montparnasse (l'œuvre se trouve reproduite dans de très nombreux albums d'art moderne). Or nous avons été frappé de l'extraordinaire ressemblance entre cette pièce et une figurine érotique découverte dans les années 30 à Aïn Sakhri, dans le désert de Judée (cf. R. Neuville in L'Anthropologie, vol. XLIII, 1933, p. 558 sqq., et Archives de l'Institut de Paléonthologie humaine, vol. XXIV, 1951, p. 132 sqq. ; la figurine est reproduite dans Em. Anati, Palestine before the Hebrews, p. 161). Brancusi avait-il eu sous les yeux des figurines analogues, ou bien cet authentique paysan du Danube avait-il retrouvé, par une intuition de génie, des représentations enfouies depuis des millénaires dans le subconscient collectif ?

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le jazz et la musique de danse. En ce qui concerne cette dernière, on doit constater que depuis bientôt un demi-siècle, la quasi-totalité des nouveaux rythmes de danse nous vient de cette région d'intense acculturation des Noirs qui va du Sud des Etats-Unis jusqu'au Brésil, en passant par l'archipel des Caraïbes — et le fait pourrait avoir, à la longue, une influence déterminante sur la création musicale occidentale dans son ensemble. (Remarquons, en passant, que contrairement à ce qui s'est passé pour les arts plastiques, l'influence noire sur la musique occidentale n'est pas venue directement d'Afrique, mais des zones de population noire déjà assimilée, en Amérique.) Nous voudrions enfin attirer l'attention sur un autre détail, sur un autre aspect du goût occidental, qui nous semble révélateur du processus de « désoccidentalisation » que l'homme blanc vit depuis quelques dizaines d'années : nous voulons parler de la mode du brunissement ou bronzage de la peau. Comme il y a, à présent, un demi-siècle qu'elle s'est implantée et qu'elle s'étend progressivement, en Occident, à toutes les couches de la population, il n'est plus possible de la considérer comme un engouement passager. Il s'agirait bien plutôt d'une modification en profondeur, d'un changement dans les canons de beauté de l'Occidental. Pour la femme comme pour l'homme blanc, le bronzage de la peau est devenu un élément essentiel de la beauté et de l'attirance sexuelle. On assisterait, dans le subconscient de l'homme occidental, à un lent glissement de l'idéal de beauté nordique vers un idéal de beauté noire ou métissée. Gauguin fut le premier qui tenta de communiquer en Occident son attirance vers la beauté tahitienne, dont le type se situe, curieusement, à égale distance des types jaune et noir. Si notre observation est pertinente, il peut sembler paradoxal que cette mutation esthétique de l'Occidental vers le type noir ait lieu à une époque où la théorie de la prétendue supériorité du dolicocéphale blond s'était répandue comme un dogme plus ou moins accepté par l'homme blanc, avec, en politique, les résultats monstrueux que l'on connaît. En fait, le paradoxe ne serait qu'apparent : cette « glorification » du type extrême de l'Occidental représenterait précisément comme un accès de fièvre au moment où ce type cesse d'être intérieurement vécu comme un idéal. 2° Dans le cycle de la civilisation occidentale, la crise contemporaine intervient à la fin de l'ère des Royaumes Combattants et ne peut donc être comparée, comme le suggère Kroeber, à la « crise de style » au'a traversée l'Occident, de la fin du Moyen-âge au début des Temps Modernes, c'est-à-dire pendant sa période d'éclosion ; car c'est seulement en cherchant à déterminer à quelle phase de son cycle politique se trouve actuellement la civilisation occidentale que l'on pourra reconnaître son « âge », et donc son degré probable de sclérose et ses chances de réadaptation. A première vue, la crise actuelle est plus proche des crises préludant à un nouveau Moyen-âge et, par conséquent, soit à la naissance d'une nouvelle civilisation (cas de l'Antiquité gréco-romaine), soit à la récurrence, sous une forme légèrement modifiée, de la phase finale de la même civilisation (cas de l'Egypte et de la Chine). Dans ces

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derniers cas, cependant — nous l'avons dit plus haut — la « crise de style > s'était déclenchée après l'établissement de l'Etat unitaire de la civilisation, et non avant, comme il semble que ce soit le cas aujourd'hui. Ce serait là, apparemment, une nouvelle singularité de notre civilisation, rendant plus difficile encore toute tentative de pronostic. Mais essayons à présent de justifier notre affirmation que le monde occidental, dans le déroulement de son cycle politique, se trouverait actuellement à la dernière phase de l'ère des Royaumes Combattants. Nous avons dit (48) qu'à notre sens la période larvaire s'étendait de la fin du iv* siècle (début de l'établissement des barbares germains en-deçà du limes romain) à la fin du ix° siècle, lorsque sur les ruines de l'empire carolingien naît la société féodale et que les frontières linguistiques de l'Occident commencent à se cristalliser. De la fin du ix* siècle à la fin du xin", nous aurions la période de formation. Enfin la Renaissance ouvrirait la période d'éclosion de notre civilisation, lorsque se dessinent, dans tous les domaines de l'art et de la pensée, les formes d'expression caractéristiques de l'homme occidental. Il y a foisonnement de génies et un surcroît d'énergie qui se manifeste à la fois par l'exaspération des luttes intestines (notamment des guerres de religion) et par le début d'une prodigieuse expansion hors des limites de l'Europe occidentale qui amènera peu à peu la civilisation de cette extrémité de la péninsule européenne à infléchir toutes les autres civilisations vivantes, ou à les détruire (cas des civilisations d'Amérique). La période correspondante, dans le cadre de la civilisation hellénique, se situerait du vu* au IV" siècle avant Jésus-Christ. Cependant, en pleine période d'éclosion, commence habituellement l'ère des Royaumes Combattants. Les guerres, qui n'ont jamais cessé d'opposer peuples et dynasties, changent tout à coup de caractère. De grandes unités se sont constituées qui vont tenter à tour de rôle d'exercer l'hégémonie, à l'intérieur de leur « monde ». La première tentative de ce genre dans le cadre de la civilisation occidentale nous paraît être celle de Charles-Quint. Non qu'il n'y ait eu avant lui des velléités (de l'Empereur, du Pape ou du Roi de France) de s'assurer la primauté dans la chrétienté, mais on sent confusément que, dans le cadre de la société féodale, ces prétentions revêtaient un tout autre caractère. Au début du χνΓ siècle, pour la première fois il s'agit de l'affrontement de deux nations pour l'hégémonie en Europe. Α. E. I. O. U. : Austriae est imperare orbi universo, c'est à la Maison d'Autriche qu'il appartient de commander à tout l'univers, l'orgueilleuse devise des Habsbourgs ne doit pas nous faire illusion ; ce n'est pas entre l'Allemagne et la France que se déroule cette première épreuve de l'ère des Royaumes Combattants, mais entre l'Espagne et la France. D'ailleurs elle n'est pas encore bien caractérisée. Elle comporte un élément accidentel. Certes, à ce moment précis, l'Espagne est sur le point de prendre la tête, à la fois dans le domaine de la technique et (48) Voir ci-dessus, p. 24.

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dans le domaine de la culture, et son aventure coloniale lui ouvre des horizons illimités. Avec le Portugal, elle est la première puissance maritime de l'époque et elle est aussi une puissance continentale. Pendant un siècle, son infanterie sera réputée la meilleure d'Europe. Au même moment, la France, remise des terribles dévastations de la guerre de Cent Ans et des troubles féodaux du règne de Louis XI, est à nouveau l'Etat le plus peuplé et le plus riche du continent et elle met à l'épreuve sa vigueur retrouvée dans des guerres de pur prestige en Italie. Les intérêts des deux royaumes ne se seraient peut-être pas encore heurtés, n'eut été la personne — et la personnalité — de Charles-Quint. Héritier de quatre couronnes, d'Autriche, de Bourgogne, de Castille et d'Aragon, et d'immenses domaines qui encerclent la France, il est, de surcroît, par son élection à l'Empire, le premier souverain d'Europe — et un souverain moderne. Aucun des grands problèmes qui confrontent l'Europe de son temps ne lui est étranger : la résistance à la poussée ottomane, la crise de l'Eglise consécutive à la Réforme, la conquête du Nouveau Monde. Son seul compétiteur, à ce stade, est le roi de France, qui, quoique resté plus proche que lui du chevalier médiéval, manifeste également quelques caractères des monarques absolus du siècle suivant. Surtout par son alliance « scandaleuse » avec le Grand Turc, François I " consacre l'idée moderne de la séparation entre la politique et la religion. Par bien des côtés, le duel Charles-Quint - François I " garde encore l'aspect d'une querelle dynastique médiévale : la rivalité de deux cousins pour l'héritage commun, le petit-fils par les femmes de Charles le Téméraire contre le représentant de la branche mâle des Capétiens. Il est évident qu'à l'origine Charles-Quint est, spirituellement, un prince bourguignon, donc essentiellement français. Il a été élevé aux Pays-Bas — à Malines et à Bruxelles — sous la tutelle de sa tante, la Bourguignonne Marguerite d'Autriche, puis sous l'influence d'un grand seigneur francophile, Guillaume de Croy. Ce futur roi d'Espagne et Empereur d'Allemagne ne parle ni l'allemand ni l'espagnol, mais seulement le français et un peu le flamand. Ainsi Charles est-il, d'une part, un des derniers représentants de la politique dynastique médiévale, d'autre part, dans un sens moderne, le premier prétendant à l'unification de l'Europe. L'absence, chez lui, de chauvinisme allemand ou espagnol l'aura plutôt encouragé dans son rêve d'un empire universel. S'il avait réussi, aurait-on fait l'économie de l'Europe « nationaliste > ? L'entreprise était sans doute prématurée. Elle était due en partie à l'ambition d'un homme, en partie à la conjoncture fortuite qui avait réuni sous un même sceptre l'Espagne, l'Empire et les Pays-Bas. Mais ces possessions étaient dénuées de tout lien entre elles, de toute unité. L'Empire, en soi, était un titre sans pouvoir et fut pour Charles-Quint un poids plutôt qu'un apport de puissance. Les Pays-Bas étaient riches, mais allaient se montrer rebelles dès qu'ils eurent le sentiment que les

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Habsbourg cherchaient à leur imposer une domination étrangère. Restait l'Espagne. Elle était en pleine période de dynamisme et en pleine expansion coloniale à l'avènement de Charles-Quint en 1516. Elle sera le vrai noyau de la puissance des Habsbourg, sous Charles-Quint comme sous Philippe II. Mais elle portait déjà en elle les germes de sa rapide décadence. C'est donc l'Espagne qu'il convient de considérer comme le premier en date des Contending States, le premier prétendant à l'hégémonie de l'Europe. Et déjà, dès cette première phase de la lutte pour l'hégémonie, l'Angleterre apparaît comme la puissance qui cherche à rétablir l'équilibre compromis et à empêcher la prépondérance de l'une quelconque des puissances du continent. C'est là un fait remarquable : des cinq grands « Contending States » européens de la civilisation occidentale, l'Espagne, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie, le seul qui, tout en étant présent à toutes les phases, n'a jamais tenté d'imposer à proprement parler son hégémonie, c'est l'Angleterre ; mais elle n'a jamais cessé, du début du xvi* siècle au milieu du xx", de faire un jeu de bascule afin d'empêcher toute hégémonie sur le continent. Cette constance de la politique d'équilibre de l'Angleterre est un des traits caractéristiques de l'histoire occidentale et pourrait bien être une des raisons de la durée particulièrement longue de son ère des Royaumes Combattants (49). Si nous devions préciser davantage la date où commence, pour l'Occident, l'ère des Royaumes Combattants nous proposerions les années 1519-1520. La coupure traditionnelle entre Moyen-âge et Temps Modernes à la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, coupure que la plupart des historiens contemporains ont heureusement abandonnée, n'avait pas de sens en termes de civilisations. L'événement, pour impressionnant qu'il fut, aussi bien pour les contemporains que pour l'imagination des générations futures, n'a eu qu'un très faible impact sur l'évolution du monde occidental, le seul qui nous intéresse en l'occurrence. En tout état de cause, la chute de Constantinople ne peut être prise comme symbole de la fin du Moyen-âge occidental ; au contraire, elle aurait eu plutôt pour effet de prolonger certains aspects médiévaux dans le centre de l'Europe et par la rupture de fait qu'elle a imposée entre l'Ouest et le Sud-Est de l'Europe, elle aura retardé la participation à la civilisation occidentale de toute une partie du conti(49) Le profond bouleversement dans l'équilibre des forces apparu à la suite de la deuxième guerre mondiale fait qu'aujourd'hui la Grande-Bretagne n'est plus en mesure de peser efficacement d'un côté ou de l'autre ; par ailleurs, elle a des attaches trop profondes avec l'un des deux « Contending States » restés en lice, les Etats-Unis, pour pouvoir se permettre encore de mener un jeu de bascule. Elle se doit de peser de tout son poids d'un seul côté. C'est, en fin de compte, le sort de toutes les ex-grandes puissances de l'Europe occidentale, malgré certaines velléités et certaines manifestations sporadiques d'indépendance, ou d'humeur, qui ne sauraient avoir, à la longue, aucune influence sensible sur les constellations de puissances, désormais gouvernées par des forces économiques et spirituelles transcendant le simple jeu politique.

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nent. Si donc elle représente une date-clé dans l'histoire des civilisations byzantine et arabe, elle n'a pratiquement aucune signification dans l'évolution de la civilisation occidentale, si ce n'est dans la mesure où la mainmise presque totale des Turcs sur la Méditerranée orientale aura incité davantage encore les Occidentaux à chercher d'autres voies de pénétration vers l'Asie orientale, que celles de la Méditerranée. Le triomphe de la Renaissance, l'invention de l'imprimerie, la découverte de l'Amérique, la Réforme — autant d'événements qui symbolisent mieux, séparément ou ensemble, le passage du Moyen-âge aux Temps Modernes. Mais ce qui nous intéresse ici au premier chef, ce n'est point tant la distinction classique, et d'ailleurs discutable, entre Moyen-âge et Temps Modernes, mais dans le cadre des périodes que nous avons cru reconnaître dans les autres civilisations où l'observation nous est permise, la date approximative où commence en Occident l'ère des Royaumes Combattants. Nous proposons 1519-1520 car ces années voient en effet plusieurs événements cruciaux pour l'avenir de l'Europe occidentale : élection de Charles-Quint, contre François I", à l'Empire ; rupture de Luther avec Rome ; voyage de Magellan autour du monde et début de la conquête du Mexique par Cortés. Ces trois séries d'événements concomitants suffiraient à marquer que nous sommes à un tournant décisif de l'histoire de l'Occident : Réforme ; colonisation de l'Amérique et contact avec toutes les autres civilisations vivantes ; début de la lutte pour l'hégémonie. Ajoutons enfin que deux des trois titans de la Renaissance italienne disparaissent au même moment : Léonard de Vinci en 1519, Raphaël en 1520 ; Michel-Ange, qui leur survit jusqu'en 1564, est déjà un précurseur du baroque. Par une étrange coïncidence, on assiste dans le même temps à l'établissement de l'Etat unitaire du monde arabe. C'est en 1514 que Sélim I " commence sa grande guerre contre les Perses qui aura pour conséquence de rejeter ceux-ci vers l'Iran et de permettre en moins de trois ans la mainmise complète des Ottomans sur le Proche-Orient, la Syrie, la Mésopotamie, l'Egypte — et surtout l'Arabie avec les Lieux Saints. Dans les 30 ou 40 années qui suivent, en même temps qu'ils abattent le royaume de Hongrie (Mohacs 1526, prise de Bude 1541) et qu'ils combattent avec des fortunes diverses l'Autriche et la Perse, les Turcs établissent pratiquement leur empire sur tout le monde arabe, Maroc exclu. La Perse chiite restera en dehors de ce nouvel « empire universel >. Si l'on ajoute enfin que c'est en 1547 qu'Ivan IV prend le titre de Tsar, affirmant ainsi la revendication de la Russie à 1'« empire universel » du monde orthodoxe, on distinguera en cette première moitié du XVI* siècle le jeu de contrepoint des trois civilisations issues de la rencontre de la civilisation hellénique et de la civilisation babylonienne : au moment où le monde arabe établit son Etat unitaire, le monde byzantin entame la dernière phase (avortée) de son effort vers l'unité, tandis qu'en Occident commence à peine la première phase de l'ère des Royaumes Combattants, de la lutte pour l'hégémonie.

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L'aspect de lutte pour l'hégémonie s'estompe quelque peu dans la période qui suit immédiatement le duel Charles-Quint - François I", masqué qu'il est par l'imbroglio des guerres de religion (50). Cet aspect pourtant ne disparaît à aucun moment et l'on pourrait même avancer que l'intérêt d'Etat influence bien souvent le choix « idéologique ». Cependant, si la tentative d'hégémonie espagnole se cache souvent — sans hypocrisie d'ailleurs — derrière la lutte pour l'orthodoxie catholique, la riposte française sera, elle, purement politique. Déjà François I " mène de front une politique de répression de la Réforme à l'intérieur, avec une politique équivoque à l'égard des Protestants d'Allemagne. Il est aussi, en 1536, le premier prince chrétien (le Roi très chrétien) qui s'allie ouvertement à l'Infidèle contre un autre prince chrétien. La politique d'équilibre entre les puissances d'Occident prime désormais sur toute autre considération morale ou « idéologique ». Encore une preuve que nous sommes déjà à l'ère des Royaumes Combattants. H est symptomatique que le même phénomène se reproduise, sous une autre forme, au début de la seconde phase de cette ère, la phase française : l'entrée de la France catholique (dirigée de surcroît par un Cardinal de l'Eglise romaine) dans le camp des puissances protestantes à la fin de la guerre de Trente Ans. Cette intervention de la France, par ailleurs décisive, dans la dernière phase de la guerre de Trente Ans revêt encore un aspect défensif. Il nous semble que c'est seulement du règne personnel de Louis XIV, et de la guerre dite de Dévolution (1667), qui provoque la première coalition pour résister à l'expansion française, que l'on doit faire partir la tentative d'hégémonie française. C'est à partir de ce moment que se détachent nettement les puissances européennes qui cherchent à imposer leur hégémonie ou celles qui se coalisent pour empêcher l'une d'entre elles de l'exercer : l'Espagne (déjà sur le déclin), la France, l'Autriche, l'Angleterre, un moment les Pays-Bas et la Suède, bientôt la Prusse et la Russie. Après les guerres, épuisantes pour la France, du règne de Louis XIV, l'Europe connaît au xvm" siècle une période de relative accalmie. Mais la politique plus pacifique de la France sous Louis XV et Louis XVI ne doit pas faire oublier que la prépondérance française en Europe n'a jamais été plus marquée que sous ces longs règnes de deux rois faibles. Jamais l'Europe, jusqu'à nos jours, n'a été plus proche d'une certaine unité spirituelle qu'en ce grand siècle de prépondérance française. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre l'aventure napoléonienne. Ainsi, la tentative espagnole commencée en 1520 perd de son élan à la fin du xvie siècle, et son échec est consacré par le traité des Pyrénées en 1659. La tentative française s'amorce en 1642 et se précise en 1667 ; la prépondérance française dure, malgré quelques (50) De même que de nos jours les passions idéologiques, marxisme contre libéralisme, ont longtemps masqué aux yeux du monde le véritable enjeu de la « guerre froide » : le dernier acte de la lutte pour l'hégémonie qui se joue, pour le moment, entre la Russie et les Etats-Unis. 10

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revers, pendant tout le xviii* siècle. Elle est près d'aboutir à une hégémonie militaire au début du xix* au cours d'une guerre de plus de 20 ans contre toutes les autres puissances d'Europe. L'année 1815 ne voit pas de véritable effondrement, mais marque cependant la fin de toute velléité d'hégémonie française. Pendant plus d'un demi-siècle, tandis que la poussée démographique est très inégale et que le progrès industriel n'est pas simultané, l'Europe voit néanmoins une période d'équilibre politique presque parfait : cinq Etats de force à peu près égale, Angleterre, France, Prusse, Autriche, Russie, forment des constellations changeantes pour empêcher la prépondérance de l'un d'entre eux. Un sixième, l'empire ottoman, en perte de puissance et n'osant pas encore se convertir intégralement à la civilisation occidentale, fixe pour un temps, à la périphérie, l'appétit d'expansion de celle des grandes puissances qui, après 1815, paraît peser du plus grand poids sur le continent, la Russie. Celle-ci toutefois, malgré ses accroissements territoriaux considérables vers l'Ouest (Pologne, Finlande, Bessarabie) et son rôle décisif dans la défaite de la France, ne semble pas avoir nourri au xix* siècle des ambitions d'hégémonie sur l'Occident européen. L'initiative de la Sainte Alliance et l'intervention dans la révolution hongroise de 1848 apparaissent plutôt comme de simples mesures destinées à maintenir le statu quo politique et social. L'expansionnisme russe se manifeste, par contre, de façon ininterrompue au xix" siècle vers la Turquie et vers l'Asie, et le déséquilibre qu'il risque de provoquer, et qui inquiète particulièrement l'Angleterre, entraîne deux coalitions occidentales qui donnent le coup d'arrêt — l'une militaire (guerre de Crimée, traité de Paris 1854-1856), l'autre purement diplomatique grâce à la puissance neuve de l'Allemagne (Congrès de Berlin, 1878). Car l'équilibre établi en 1815 est à nouveau rompu entre 1866 et 1870, cette fois en faveur de la Prusse qui ressuscite l'empire d'Allemagne en 1871. Cette phase de dynamisme allemand s'était manifestée, nous l'avons vu, dès la seconde moitié du χ ν π Γ siècle, dans plusieurs directions : dans le domaine de la démographie, dans celui de la culture (musique, philosophie, littérature, sciences humaines, sciences exactes), dans le domaine économique ; pour culminer par une tentative d'hégémonie politique, qu'on peut dater en gros de 1866 à 1945, avec trois « poussées de fièvre » (la guerre franco-prussienne de 1870-1871, la première guerre mondiale, la deuxième guerre mondiale), qui vont en s'accentuant. La première, celle de l'époque de Bismarck, n'est pas encore une tentative d'hégémonie caractérisée, mais tend seulement, comme l'avait fait Richelieu pour la France, à faire de l'empire allemand l'arbitre de l'Europe, le primus inter pares. La tentative de Guillaume II est plus marquée, encore que, piètre politique, celui-ci se soit laissé imposer par des événements fortuits, le choix du moment. Enfin, la tentative hitlérienne est consciente, préméditée, avouée. Mais elle arrive trop tard dans la conjoncture démographique et économique du monde. Du cataclysme de la deuxième guerre mondiale n'émergent que deux

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grandes puissances aux dimensions continentales : la Russie et les EtatsUnis (51). Ainsi, commencée au début du xvi* siècle par le duel entre deux grandes puissances, l'ère des Royaumes Combattants, qui a compté un nombre de plus en plus grand de « compétiteurs », voit subitement face à face, à nouveau, deux autres grandes puissances. On dirait que le cycle est près de se clore. Il y eut au début l'Espagne et la France — l'Angleterre cherchant à jouer le rôle d'arbitre. A la fin du xvi* siècle elle sera entraînée dans la lutte ; nous avons alors quatre compétiteurs : Espagne, France, Angleterre, Autriche (celle-ci s'étant détachée de l'Espagne). Du milieu du xvii* au début du xviii* siècle, ils sont six : France, Espagne, Autriche, Angleterre, Suède, Pays-Bas (sept, si l'on y ajoute la Turquie, qui menace l'Autriche sur sa frontière orientale, mais qui n'est pas encore considérée comme faisant partie de ce qu'on appellera le. « concert européen »). Au milieu du XVIII* siècle, l'Espagne s'est retirée ; la Suède et les Pays-Bas, Etats de trop faibles dimensions, sont éliminés malgré leurs remarquables faits d'armes. Elles sont remplacées par la Prusse et la Russie. Du milieu du xviii* au milieu du xix" siècle, nous avons cinq « Contending States », France, Angleterre, Autriche, Prusse, Russie (plus la Turquie). A la fin du xix* siècle, tandis que l'équilibre des forces s'est modifié en faveur de l'Allemagne, le « concert européen » compte sept puissances : France, Angleterre, Allemagne, Autriche, Russie, Italie, Turquie. Pendant la première guerre mondiale, elles sont neuf, car pour la première fois deux puissances extra-européennes viennent s'y ajouter : le Japon et les Etats-Unis — cette dernière est fille de l'Europe ; la première s'occidentalise depuis un demi-siècle. Les mêmes (sauf l'empire autrichien et l'empire ottoman, sortis de la lice) se retrouvent pendant la deuxième guerre mondiale qui, précipitant le processus, ne laisse plus subsister que deux compétiteurs que l'on appelle désormais les « super-puissances ». Comme on le voit, les deux grandes guerres de notre siècle, les guerres dites « mondiales >, ne sont mondiales que parce que leur théâtre d'opérations s'est étendu sur tous les océans. En fait, ce sont des guerres intestines du monde occidental. Dans la guerre de 1914-1918, une seule puissance non-européenne, le Japon, qui venait d'adopter la civilisation occidentale, et une puissance à demi-européenne, l'empire ottoman, admise depuis longtemps dans le concert européen. Dans la guerre de 1939-1945, le même Japon y entraîne la Chine, qui s'occidentalise elle aussi depuis 1912, mais qui malgré ses dimensions et les égards dont elle est l'objet de la part des puissances « alliées et associées > n'est pas encore une grande puissance, un des Contending States (elle est en train de le devenir). Pratiquement, seuls les pays en état de produire l'armement moderne sont admis à l'honneur de participer « à part entière » au jeu de massacre. Les représentants des autres civilisations ou cultures contemporaines (Indiens,

(51) Peu d'historiens ou de politiciens l'auraient prévu quelques années plus tôt. Certains, comme Tocqueville, l'avaient prévu depuis plus d'un siècle.

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Indochinois, Arabes, Africains) ne participent qu'à titre d'« auxiliaires » Ils ont le droit de mourir pour les autres. En 1945, la Russie s'engouffre dans le vide laissé par l'effondrement de l'Allemagne et cherche sans détour à dominer l'Europe entière. C'est à l'occasion de cette victoire presque inespérée que, pour la première fois depuis près de deux siècles (52), la Russie se révèle comme prétendant à l'hégémonie. Et à l'hégémonie mondiale, puisqu'en fait la civilisation occidentale a débordé son cadre originel pour entraîner, plus ou moins, dans son courant toutes les civilisations et cultures vivantes. Et cette tentative présente encore cette particularité (qui l'apparente à la tentative espagnole des Rois Très Catholiques) qu'elle s'appuie non seulement sur un énorme potentiel militaire et industriel, mais sur une idéologie universelle dont elle se sert pour faire éclater les structures sociales et politiques des autres Etats et qui rend sa présence effective, directement ou indirectement, dans le monde entier. La précédente idéologie qui alimentait l'expansionnisme russe, le panslavisme, ne proposait à celui-ci que des objectifs limités à l'Est européen, quoiqu'il commençât à se teinter d'un nouveau messianisme : les Slaves, destinés par la Providence pour prendre la relève des peuples germaniques à la tête de la Civilisation (53). A présent, plus d'un demi-siècle après la Révolution d'octobre, nous l'avons déjà dit, la Russie est entièrement assimilée à la culture occidentale. La campagne anti-religieuse aidant, les dernières traces de particularisme byzantino-oriental tendent à disparaître ou se réfugient dans le domaine, somme toute limité, du folklore musical. Le mode de vie du citoyen soviétique et ses manifestations spirituelles et esthétiques (lorsqu'elles sont libres) sont celles de l'homo occidentalis. Dès le début du régime d'ailleurs, les dirigeants soviétiques n'avaient pas caché que les Etats-Unis étaient leur modèle, du moins dans le domaine économique, et quoiqu'ils eussent choisi d'autres voies pour parvenir apparemment au même but. Ce sont précisément les Etats-Unis que la Russie trouve en face d'elle au lendemain de la deuxième guerre mondiale, comme unique adversaire dans la lutte pour l'hégémonie. L'entrée des Etats-Unis dans le cercle des « Contending States » est toute récente : elle date de 1917. Et encore est-ce une entrée qui, si elle a eu des effets décisifs, peut être qualifiée néanmoins de timide. Sans préparation, ni sur le plan militaire, ni sur le plan industriel et profondément divisés sur le plan moral, les (52) Nous avons daté l'entrée de la Russie dans le cercle des < Contending States » de 1756, année de son alliance avec l'Autriche et la France contre la Prusse de Frédéric II alliée à l'Angleterre (guerre de Sept ans). C'est sa première intervention directe dans les affaires européennes, par delà ses démêlés avec ses voisins suédois, polonais ou ottomans. (53) Il est évident aujourd'hui que, dans la rivalité U.S.A. - U.R.S.S., l'aspect idéologique est passé au second plan. C'est un conflit de puissances. Il y a là une ressemblance frappante avec l'époque des guerres de religion : la guerre de Trente Ans, commencée pour des motifs religieux, avait fini en conflit de puissances entre deux Maisons catholiques.

LA CIVILISATION OCCIDENTALE

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Etats-Unis retournent à l'isolationnisme immédiatement après la première guerre. Ils n'étaient pas encore mûrs pour un rôle international et leur énorme puissance économique ne s'était pas encore traduite en termes de puissance militaire. Il faudra la double agression allemande et japonaise — cette dernière visant directement les intérêts américains — pour que les Etats-Unis s'engagent dans la deuxième guerre mondiale avec tout le poids de leur puissance. Au lendemain de leur victoire, ils ne sont pas encore pleinement conscients de leur force et de leur rôle international. Ils démobilisent presque complètement et se trouvent bientôt acculés à la défensive sur tous les fronts de ce qu'on a appelé « la guerre froide ». Les Soviétiques, maîtres en l'art de la guerre psychologique, les trouvant en face d'eux comme seule autre puissance de premier ordre, les ont très vite taxés d'impérialisme, alors qu'ils n'en avaient encore ni le goût ni la politique. Les faits sont là : pendant un minimum de six ans — des bombes d'Hiroshima et Nagasaki en août 1945 à la seconde explosion nucléaire soviétique en septembre 1951, qui peut être prise comme date à partir de laquelle les Etats-Unis devaient considérer qu'ils ne détenaient plus le monopole de la bombe atomique — pendant six ans, plus que la durée de la seconde guerre mondiale, les Américains ont détenu un pouvoir illimité, incommensurable à nul autre au cours de l'Histoire, une sorte d'« arme absolue ». Or c'est précisément pendant ce laps de temps qu'ils ont laissé leurs adversaires prendre des avantages décisifs, occuper tout l'Est et le Centre de l'Europe et dominer toute la Chine continentale. Les historiens de l'avenir resteront confondus devant ce phénomène et l'on peut déjà se demander si les Etats-Unis n'ont pas alors perdu l'occasion unique d'établir à leur profit l'unité du monde occidental. Cependant, devant la gravité de la situation ainsi créée, les EtatsUnis ont réagi pas à pas, sur l'échiquier mondial. Plan Marshall, pont aérien de Berlin, guerre de Corée, crise de Cuba, guerre du Viêt-nam, établissement de bases aéro-navales tout autour du globe — aujourd'hui, au bout de vingt ans, il est permis de parler d'impérialisme américain, d'autant que la puissance militaire se double d'un expansionnisme économique sans précédent, fondé sur la supériorité technologique. Mais « impérialisme » n'est peut-être plus le mot idoine, car il est chargé de significations polémiques et de réminiscences récentes des empires coloniaux. Or il s'agit aujourd'hui d'une autre sorte de domination : l'Amérique n'est pas impérialiste, elle est déjà impériale. Elle s'est condamnée à intervenir partout dans le monde et à étendre le champ de sa propre sécurité à la dimension du globe. Nous sommes parvenus à un point où nous sommes tentés de poser la question : où va la civilisation occidentale, et avec elle le monde ? Va-t-on vers l'hégémonie d'une seule puissance ? Et quelle est la puissance dont les chances paraissent les plus grandes ? La Russie ? Les Etats-Unis ? Ou bien un troisième compétiteur, encore plus périphérique et plus récemment converti à la civilisation occidentale, telle la Chine ?

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On aimerait pouvoir éviter ces questions dans irne étude qui se veut scientifique. Mais peut-on les éviter ? Après tout, depuis qu'on écrit l'histoire, n'y a-t-il pas eu toujours, derrière la passion de connaître le passé, le secret désir de mieux comprendre le présent ? C'est l'essence même de la « curiosité > historique. Aussi n'allons-nous pas écarter ces questions, mais seulement les reporter à la fin de notre étude, lorsque l'examen des autres civilisations nous aura donné de nouveaux éléments de comparaison et que nous aurons tenté d'en tirer quelques conclusions d'ordre général.

LA CIVILISATION ARABE OU ISLAMIQUE

Nous avons prévenu le lecteur, à la fin du chapitre sur la civilisation crétoise que, pour une meilleure intelligence de notre schème, nous abandonnions l'ordre strictement chronologique de l'apparition des civilisations pour nous attacher surtout aux liens de filiation. C'est la raison pour laquelle, après la civilisation crétoise, nous avons abordé la civilisation hellénique, quoique la civilisation chinoise fut probablement plus ancienne. C'est aussi la raison pour laquelle, après la civilisation hellénique, nous avons tenu à étudier d'abord les civilisations byzantine et occidentale qui lui sont apparentées de plus près, et ensuite seulement la civilisation arabe, que nous considérons cependant, en dépit des apparences, comme plus âgée de quelques siècles que les deux précédentes. Ce serait une erreur, en effet, de croire que, parce que la prédication du Christ est du début du i" siècle et celle de Mahomet du début du vu", les deux civilisations chrétiennes seraient de six siècles les aînées de la civilisation islamique. Ce serait plutôt le contraire qui serait vrai (1). Nous nous expliquons. On dit parfois qu'en regard de Rome et de Constantinople, l'islam était un parvenu. L'islam peut-être, mais non la civilisation arabe telle que nous l'avons définie, et dont il faut tracer l'origine bien avant Mahomet. D'autre part, au moment de l'irruption de l'islam, Rome ou Constantinople ne font plus partie à proprement parler d'un monde romain ou hellénique. Quoique parées du prestige attaché aux antiques villes impériales, elles se trouvent au centre de deux civilisations naissantes, l'occidentale et la byzantine. Quels sont les éléments qui nous permettraient d'établir l'âge respectif des trois civilisations issues de la rencontre de l'hellénisme et du Moyen-Orient : l'Islam, Byzance et l'Occident ? Nous pensons que trois ordres de faits sont à prendre en considération : 1. la date approximative de l'acculturation, autrement dit du contact entre les barbares et une civilisation, ou du contact entre deux ou plusieurs civilisations réagissant les unes sur les autres ; 2. l'âge respectif des civilisations qui se rencontrent ou qui rencontrent les barbares ; 3. les époques auxquelles ont lieu par la suite les manifestations les plus caractéristiques de l'évolution culturelle et politique des (1) Nous l'avons déjà dit, et nous y reviendrons plus loin, que nous ne partageons pas l'opinion de Toynbee sur le rôle des religions dans le passage d'une civilisation à une autre.

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nouvelles unités qui se sont ainsi constituées (époques de leurs floraisons littéraires et artistiques, début de l'ère des Royaumes Combattants, éventuellement de l'ère impériale). 1. La civilisation arabe est née de la rencontre de trois groupes de culture : les barbares arabes, fanatisés par une prédication récente ; les sémites du Proche-Orient, sous obédience byzantine — appelons-les Syriens pour la commodité ; enfin les Iraniens du royaume Sassanide. Les premiers ne sont déjà plus tout à fait des barbares. Le voisinage, et des migrations sporadiques, les ont mis en contact, depuis des temps immémoriaux, avec leurs frères sémites qui ont essaimé avant eux dans tout le Moyen-Orient. A l'époque historique, nous connaissons leurs rapports, pas toujours pacifiques, avec les Assyriens et les Babyloniens ; plus tard certaines tribus semblent avoir eu des liens de vassalité avec les Achéménides. Nous avons mentionné plus haut les inscriptions araméennes du Nord de l'Arabie, qui remonteraient au v" siècle avant J.-Ch. A partir du m* siècle, les Nabatéens de Pétra se trouvent en contact direct avec le royaume Séleucide. On connaît le rôle de Palmyre aux confins du monde romain, comme lieu de rencontre entre l'Orient et l'Occident, du i " siècle avant J.-Ch. au m* siècle après J.-Ch. Enfin, dans les derniers siècles précédant l'apparition de l'islam, deux royaumes arabes rivaux se constituent, sous la protection respectivement des Sassanides et des Byzantins, le royaume des Lakhmides autour de Hira et le royaume des Ghassanides. Dans les deux, l'influence chrétienne est prépondérante ; il y a même un siège épiscopal nestorien à Hira, tandis que les Ghassanides sont monophysites. L'Arabie du Sud ellemême n'a pas échappé à l'influence proche-orientale. Toute une classe de marchands s'est constituée qui tire sa richesse du commerce avec le Proche-Orient. Inversement, des colonies juives et chrétiennes se sont installées jusqu'au cœur de l'Arabie. La doctrine de Mahomet aurait été inconcevable sans la lente pénétration des thèmes religieux juifs et chrétiens dans les cercles arabes les plus cultivés. Les seconds, les Syriens, avec lesquels les Arabes entrent d'abord en contact, sont depuis six siècles un des éléments constitutifs de la civilisation byzantine. Le troisième groupe enfin, le groupe iranien, nous le verrons, a commencé un nouveau cycle politique depuis près d'un millénaire. Ajoutons encore qu'il y a une différence essentielle entre l'élément barbare qui entre dans la composition de la civilisation occidentale, et l'élément barbare qui entre dans la composition de la civilisation islamique. Le premier (les Germains) ne commence son acculturation qu'après le contact direct avec la civilisation envahie ; le second (les Arabes) avait déjà subi une lente et longue acculturation avant son irruption dans les zones « civilisées » qui deviendront les centres de la nouvelle civilisation. Ces zones civilisées leur sont moins étrangères que l'empire romain n'est étranger aux Germains. La frontière entre l'empire romain et le royaume parthe d'une part, le monde arabe de l'autre, a été beaucoup plus perméable que ne l'a été la frontière

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germano-romaine avant l'établissement des « fédérés ». Qui plus est, les Arabes sont les porteurs d'une religion supérieure qui supplantera, dans l'aire conquise, d'autres religions supérieures ; alors que les Germains sont des païens qui adoptent la religion des peuples civilisés qu'ils subjuguent. De tout cela, il résulte qu'il faudra environ sept siècles à l'amalgame germano-celto-latin pour commencer à produire des œuvres originales dans les domaines de l'art et de la pensée, alors que l'amalgame arabo-syro-iranien donne des fruits éclatants, moins de deux siècles après la conquête arabe. 2. A ce phénomène concourt aussi un autre facteur : l'âge respectif des civilisations que rencontrent ces barbares. Les Germains se trouvent en Occident, en contact avec une civilisation sur le déclin, à la fin de son ère impériale et ayant commencé depuis peu une mutation sous l'effet d'une religion venue d'Orient, le christianisme. Les Arabes se trouveront en contact avec Byzance, où cette même mutation se produit depuis plus longtemps, à tout le moins depuis le milieu du i " siècle après J.-Ch., et avec la Perse, où un autre cycle de civilisation avait commencé de longue date, à vrai dire depuis l'époque parthe, aux m* et il" siècles avant J.-Ch. Là, les Arabes trouvent l'amorce d'une nouvelle civilisation qui avait déjà vécu son moyen âge, et c'est sur ce point que nous voudrions insister à présent. L'effondrement de l'empire achéménide s'était produit à un moment où le monde du Moyen-Orient ne semblait pas avoir épuisé toutes ses virtualités. Dans la moitié occidentale de l'ancien empire, celle qui sera « quadrillée » par l'implantation hellénique (et romaine), l'ancien héritage babylonien fermente, si l'on peut dire, pour aboutir au début de notre ère, d'une part à l'éclosion du christianisme, d'autre part à la naissance de la civilisation byzantine, essentiellement orientale dans son art, ses institutions, ses mœurs. Dans la moitié orientale, l'évolution apparaît quelque peu différente. (Les nombreuses ressemblances que nous avons relevées entre la monarchie byzantine et la monarchie sassanide n'en sont que plus frappantes.) Les Perses, réalisateurs de l'Etat unitaire du Moyen-Orient, étaient, nous l'avons vu, des tard venus dans la civilisation babylonienne. Leur apport spécifique dans les différents domaines de cette civilisation demeure modeste pendant cette phase impériale, ce qui correspond d'ailleurs à un phénomène assez général chez les peuples « césariens ». Hormis l'organisation étatique et militaire, ils empruntent aux nations qu'ils ont assujetties la plupart des éléments de culture. Ils favorisent l'amalgame, ce sont des unificateurs. Ils n'ont pas encore d'art très original et leur religion, à laquelle ils sont pourtant très attachés, n'est pas exportée. Il faudra l'arrivée d'une nouvelle vague de peuples iraniens d'Asie centrale pour que l'élément proprement iranien mette son sceau sur la civilisation du Moyen-Orient — en d'autres termes, pour que la Perse devienne un des berceaux de la civilisation de la génération suivante. Ainsi, tandis que la civilisation hellénique, au cours de son ère des Royaumes Combattants, s'installe pour quelques siècles, en conqué-

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rante, dans une moitié du domaine achéménide, l'autre moitié, celle précisément d'où l'ancienne race dominante était originaire, voit l'arrivée de nouveaux barbares qui seront le levain d'une nouvelle civilisation. Et ces barbares sont de proches parents des Perses, l'ancienne race dominante. Devant le vide relatif laissé par la disparition de la puissance perse, et sous la poussée des Huns, trois groupes de tribus iraniennes qui nomadisaient aux confins nord-est de la Perse vont se mettre en mouvement : les Sarmates vers l'ouest où ils refouleront les Scythes et seront en contact pendant des siècles, au nord de la Mer Noire, avec les GrécoRomains puis avec les Germains orientaux sur lesquels ils auront une influence culturelle certaine (confirmée de plus en plus par les découvertes achéologiques du sud de la Russie) ; à l'autre extrémité des confins iraniens, ce seront les tribus que les Chinois nommeront Yue-Tche et qui descendues vers l'Inde créeront l'empire Kouchan ; enfin, au centre, ce sont les tribus qui formeront le noyau du royaume parthe. Celui-ci entreprend vers le milieu du m* siècle avant J.-Ch. la reconquête de l'Iran sur les Gréco-Macédoniens. Ce refoulement prendra, plus d'un siècle, après quoi la frontière entre le monde iranien et le monde hellénique (royaume séleucide, empire romain, empire byzantin) se stabilisera pour huit siècles, avec quelques mouvements de flux et de reflux en Mésopotamie et en Syrie. Et il est significatif de constater que cette reconquête militaire s'accompagne, dès la fin du n* siècle, d'un changement notable dans les manifestations de ce qu'on a appelé l'art gréco-iranien, dans le sens d'une « iranisation » progressive de cet art. Iranisation, c'est-à-dire rejet d'une grande partie de l'apport hellénique qui avait recouvert toute l'étendue de l'empire achéménide comme un raz-de-marée, jusqu'en Inde et en Bactriane (où il se perpétuera pendant quelques générations encore, avec les conséquences que l'on connaît sur l'art indien et l'art bouddhique naissant). Iranisation, c'est-à-dire retour vers des motifs et des formes de l'ancienne civilisation babylonienne, mais aussi vers des formes plus primitives, propres aux peuples iraniens. On voit s'imposer la coupole sur plan central et, pour la première fois sans doute, l'intérieur à trois nefs ; on voit reparaître des motifs décoratifs orientaux et un autre élément, originaire probablement des steppes : la figuration de face ou de trois quarts. D'ailleurs, un certain recul de la technique est manifeste, particulièrement dans la sculpture. Et ceci nous ramène à une autre constatation : pendant un demi-millénaire, la Perse des Arsacides présente toutes les caractéristiques d'un Etat médiéval. La constatation demeure valable pour l'époque sassanide, avec les réserves que nous ferons plus loin. Aucune société n'offre plus de ressemblance avec notre Moyen-âge occidental que la société perse des époques parthe et sassanide. Et ce pour la double raison que ces deux sociétés sont « contemporaines » en termes de civilisation et que l'occidentale a subi, indirectement, une forte influence de la Perse sassanide (2). On y retrouve une structure (2) Cf. ci-dessus, p. 103 sqq.

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essentiellement féodale avec une aristocratie militaire assez indépendante du Roi pour représenter parfois un danger grave pour la monarchie. En fait, une moitié à peine du territoire (qui dans son ensemble couvre pratiquement tout l'ancien royaume perse, avec la Mésopotamie et une partie de l'Arménie) relève directement du Roi. Le reste est divisé en un grand nombre de royaumes rivaux. Comme plus tard en Occident, ces unités ont fait revivre d'anciens groupes nationaux : la Perside correspond à la Perse antique, au sens étroit ; l'Elymaïde à l'Elam, la Characène à la Mésopotamie du sud, l'ancien pays de la mer, l'Adyabène à l'ancienne Assyrie, l'Osroène à l'ancien Bît-Adini, etc. Les villes sont fortifiées, selon une technique qui sera adoptée par l'Occident. Enfin, l'équipement du cavalier, avec sa lance et sa lourde cotte de mailles, préfigure celui du chevalier « franc ». En d'autres termes, l'empire romain et le royaume parthe ne sont pas « contemporains ». Chapour I " est plus proche de Philippe Auguste que de son adversaire Valérien. Cependant dans toute l'aire jadis couverte par l'empire achéménide, une nouvelle civilisation s'ébauche, et des deux côtés de la frontière romano-perse, on peut distinguer des phénomènes médiévaux : 1. accélération de l'évolution des langues (l'araméen devient le syriaque, l'iranien le pehlvi) ; 2. ferveur et effervescence religieuses (prophétisme juif, culte de Mithra, transformation du zoroastrisme, mazdéisme, christianisme — avec ses diverses branches, orthodoxe, arienne, nestorienne, monophysite, etc. — manichéisme) ; 3. féodalisme social, qui se maintient sous les Sassanides et expliquera en partie l'exaspération des passions religieuses, l'apparition de mouvements sociaux et, dans une large mesure, le triomphe facile de l'islam (3) ; 4. enfin, en même temps qu'un retour vers les formes d'art anciennes, particulièrement sensible à l'époque sassanide qui n'est pas sans analogie avec le phénomène de la Renaissance, on constate une certaine pauvreté de la pensée et de la littérature. Paradoxalement, alors que dans les arts plastiques on cherche à imiter les modèles anciens, la littérature naissante, y compris les chroniques historiques, semble avoir perdu tout contact avec la littérature du Moyen-Orient antique et cherche son inspiration chez les Grecs et les Indiens. Ainsi, au moment où les Arabes font irruption au Moyen-Orient, de tous les peuples qu'ils subjugueront, ce sont les Persans qui sont, du point de vue du cycle de civilisation, les plus « mûrs ». Ils se trouvent vers la fin de la phase de formation d'une nouvelle civilisation (du début (3) Il est probable en effet que la longue révolte des Mazdakistes au début du vi* siècle et sa répression sanglante ont laissé une blessure profonde dans certaines régions du royaume et que le caractère démocratique de l'islam, contrastant avec la structure essentiellement aristocratique de l'Etat sassanide, a favorisé le succès militaire des Arabes.

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de l'aventure parthe jusqu'à la conquête arabe, il y a neuf siècles). Ce sont eux aussi qui ont réussi à se donner la personnalité nationale la plus caractérisée. Ce sont eux qui marqueront le plus profondément la nouvelle civilisation que nous nommons arabe. Les historiens de l'islam ne sont pas unanimes sur ce point. Il n'y a pas de doute que les Arabes doivent la plupart des éléments de leur culture aux peuples qu'ils ont soumis. En convenir ne signifie pas pour autant leur dénier toute originalité. C'est un fait d'observation que d'un bout à l'autre du monde musulman on reconnaît en toutes choses une marque particulière, une saveur unique, en un mot un style qui n'appartient qu'à ce monde. Les Arabes ont fait preuve d'un pouvoir extraordinaire d'assimiler les apports étrangers et de les amalgamer en un tout cohérent et original. Et ce tout a maintenu une relative unité spirituelle des plateaux de l'Asie centrale jusqu'à l'Atlantique par la seule vertu d'une religion véhiculée par une langue. Pour les autres éléments constitutifs de leur culture, les Arabes étaient trop frustes pour en posséder l'équivalent, mais point assez barbares pour les rejeter (4). Dans l'enchevêtrement de peuples et de sectes que recouvre la marée arabe au cours du vu* siècle et au début du vin", on peut distinguer trois grands courants qui vont avoir une influence déterminante sur les nouveaux arrivés : en Syrie, en Egypte et en Afrique du Nord, dans l'Ifrîquiya, c'est-à-dire dans les provinces byzantines conquises, l'héritage hellénique est en train de se fondre à l'héritage babylonien pour donner une synthèse nouvelle dans le cadre du christianisme et de l'empire romain d'Orient. (Chez les Coptes, peu de réminiscences, apparemment, de l'ancienne civilisation égyptienne mais, comme chez les Syriens d'ailleurs, une résistance opiniâtre à la domination de Byzance, à sa spiritualité aussi bien qu'à sa bureaucratie et à sa fiscalité — et cette résistance se traduit en querelles religieuses.) Dans les anciens domaines des Sassanides, le courant national perse a peu à peu rejeté les réminiscences hellénistiques dans l'art et la pensée, ou les a profondément modifiées. L'héritage babylonien par contre, remodelé par (4) On voit là, répétons-le, la différence capitale qu'il y a entre les phases initiales de la civilisation arabe et celles de la civilisation occidentale. Cette dernière naît du contact entre ce qu'on pourrait nommer des « barbares intégraux », c'est-à-dire des peuples dont la culture se situe au niveau de la protohistoire, les Germains, avec une civilisation en voie de désintégration, le monde romain. Celui-ci n'a plus de force d'assimilation, ceux-là ne sont pas encore mûrs pour assimiler une culture étrangère. Il faudra une longue période d'incubation, environ sept siècles, avons-nous dit, pour que le nouvel amalgame donne naissance à une société originale. Les Arabes, eux, sont des barbares qui ont déjà subi une lente acculturation et qui entrent en rapport avec deux civilisations naissantes, la byzantine et ce qui aurait pu être la civilisation iranienne. — Pour achever ce bref tableau comparatif des phases initiales des trois civilisations nées de la rencontre de l'hellénisme et du Moyen-Orient, rappelons enfin que les barbares de la civilisation byzantine (à l'exclusion de quelques groupes « barbares » de l'intérieur, comme les Isauriens et les Arméniens), c'est-à-dire les Slaves, sont à la fois trop peu acculturés, trop extérieurs géographiquement et trop tard venus (ils le sont cependant moins que les Arabes) pour contribuer de façon sensible à modeler la civilisation byzantine.

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l'influence autochtone iranienne, est encore sensible. Le christianisme n'est pratiquement toléré que sous ses formes hérétiques, notamment nestorienne, persécutées par Byzance. Les trois courants que nous venons de distinguer, appelons-les hellénique, syrien et iranien, dérivent à des degrés divers des anciennes civilisations hellénique et babylonienne, l'héritage de la Grèce étant de moins en moins apparent à mesure qu'on s'éloigne du bassin méditerranéen, tandis que l'héritage du Moyen-Orient tend au contraire à gagner du terrain vers l'Ouest par le truchement du christianisme. Dans les anciennes provinces byzantines, l'amalgame gréco-oriental n'est pas encore parfait, c'est pourquoi nous distinguons un courant hellénique et un courant syrien. Dans l'ancien royaume sassanide, la synthèse est déjà réalisée et la nouvelle civilisation est déjà si avancée qu'il suffira de quelques générations pour que les Iraniens arabisés, ou arabisants, jouent un rôle déterminant dans l'éclosion de la nouvelle civilisation arabe qui apparaît ainsi comme un aboutissement imprévu de leur propre civilisation, comme s'il avait manqué à celle-ci un dernier élément constituant, un stimulant, un catalyseur. On insiste souvent sur l'importance de l'apport hellénique à la civilisation arabe. Il est indéniable. Il nous semble cependant que si l'on voulait résumer d'un mot cet apport, on pourrait le caractériser d'apport « intellectuel » : science, philosophie, littérature. Et encore le contact se fait-il le plus souvent par l'intermédiaire de traductions syriaques, et souvent aussi à travers le prisme déformant du christianisme naissant. Le contact direct avec la philosophie grecque sera un phénomène relativement tardif et ne touchera plus qu'une petite minorité de penseurs — eux-mêmes plus ou moins suspects aux musulmans orthodoxes —. Il s'agit donc d'éléments de civilisation qui, pour importants qu'ils soient, n'affectent pas la nouvelle civilisation arabe dans ses couches les plus profondes. Le monde syrien, avec la pénétration des traditions du Livre dès la période de pré-culture des Arabes, puis par le contact immédiat, après la conquête, et les affinités ethnico-culturelles qu'il révèle ou réveille, paraît avoir eu une influence plus profonde sur la civilisation naissante. La chose est évidente dans le domaine des arts plastiques, particulièrement de l'architecture des premiers temps de l'islam. On dit couramment que l'architecture arabe s'est inspirée de l'architecture byzantine. On en convient, mais encore faut-il rappeler que l'architecture byzantine, et l'essentiel de sa décoration, sont d'origine orientale : syrienne, mésopotamienne, iranienne. Les Arabes n'ont aucune peine à s'y adapter. Ils sont chez eux (5). (5) Nous avons déjà insisté à plusieurs reprises sur la lente orientalisation de l'empire romain et particulièrement de sa moitié hellénisante. Le fait est surtout visible, à l'observateur moderne, à travers les transformations de l'architecture : adoption de la coupole et du plan tréflé, qui allait devenir coutumière dans les églises chrétiennes ; disparition progressive de la statuaire, importance accrue du décor et particulièrement du revêtement en brique, en dalles colorées, en mosaïques, etc. Il est hors de doute que l'atmosphère d'une église byzantine ne doit plus grand-chose à l'esprit du classicisme hellénique. On ne soulignera jamais assez à quel point ces changements d'optique et de goût, et non seulement de pure

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C'est donc avec ces Syriens, restes de la civilisation babylonienne englobés près de mille ans dans la civilisation gréco-romaine, qu'ils ont récusée mais qui les a tout de même marqués, que les Arabes ont le plus d'affinités : un idiome apparenté à leur langue, des religions ayant la même source, des coutumes voisines, des contacts très anciens. Rien d'étonnant que ce soit la Syrie qui, en un premier temps, exerce sur les Arabes son pouvoir d'attraction. La capitale sera à Damas, les premières mosquées seront des églises chrétiennes à peine modifiées, l'administration sera calquée sur l'administration byzantine. Cependant, très vite, l'influence iranienne l'emportera, politiquement et spirituellement. Comment expliquer cet apparent paradoxe ? Deux éléments semblent avoir joué dans ce rapide glissement du centre de gravité du monde arabe, de la Syrie vers l'Iran. Le premier est que les Syriens, adeptes d'une religion relativement neuve, le christianisme, seront beaucoup plus lents à se convertir à l'islam que les Iraniens zoroastriens. Pendant de longues générations, les Syriens et les Egyptiens qui servent les khalifes resteront le plus souvent chrétiens. Les Iraniens sont, eux, devenus musulmans. Le deuxième élément, que nous avons déjà noté plus haut, serait la relative maturité politique des Iraniens. Ils ont perdu un Etat national en pleine vigueur, ils chercheront d'instinct à le reconstituer. En fait, dans le nouvel Etat arabe, ils auront très vite tendance non plus à servir, comme les Syriens, les nouveaux maîtres, mais à les remplacer. La chute des Omeyyades est en grande partie leur fait. C'est un affranchi iranien, Abou Moslim, qui, avec des troupes du Khorâssân, joue un rôle déterminant dans l'avènement des Abbassides. Cet appui des Iraniens explique aussi le transfert de la capitale de Damas à Bagdad (dont le nom même est persan). A partir de ce moment, le caractère iranien de l'empire arabe est de plus en plus accentué. Les khalifes de Bagdad apparaissent manifestement comme les successeurs des rois sassanides. Leur bureaucratie est héritée des grands rois (y compris les noms du tout-puissant vizir et de ses divans), et le personnel est en grande partie persan. La première dynastie de grands vizirs, les Barmékides, est d'origine persane. Plus significatif encore nous apparaît le rôle des Iraniens dans la cristallisation de la culture (6). Même dans le domaine de la poésie, où technique, impliquent une modification profonde de la Weltanschauung. Rien d'étonnant, donc, si les musulmans ont construit leurs premières mosquées en style byzantin ; et il convient de constater qu'ils ne s'en écartèrent jamais considérablement. Les Turcs de Mahomet II furent très vite à l'aise dans Sainte-Sophie transformée en mosquée. Au contraire, Saint-Marc de Venise est un cas rare jusqu'à l'époque contemporaine, et qui s'explique par le fait qu'immédiatement avant les débuts d'une culture originale en Occident, Venise a été une véritable colonie culturelle de Byzance. (6) Il avait déjà été entrevu au xiv" siècle, par le grand historien Ibn Khaldoûn, un pur Arabe, qui avait noté que c'était de Perse qu'étaient venus les premiers grammairiens arabes, les premiers collecteurs des traditions du Prophète, les premiers juristes et les premiers théologiens de l'islam.

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l'apport arabe est le plus sensible et le moins contesté, il convient de remarquer que le passage du chant populaire à la grande littérature se fait par le truchement de Persans nouvellement convertis, comme Aboû Nowâs. Les premiers prosateurs « arabes » sont également des Persans, tel Ibn Moqaffa qui dans la première moitié du νιπ" siècle adapte en arabe la version pehlévie du Pantchatantra sanskrit qui deviendra le récit, tellement populaire dans le monde arabe, de Kalîla et Dimna. Persans également les grands prosateurs du ix° siècle, Sahl ben Hâroûn et Ibn Qotaïba, ainsi que les créateurs de la grammaire et de la philologie arabes, comme Sîbawaïhi. Avec le déplacement de la capitale vers l'est, l'influence sassanide devient prépondérante aussi en architecture et dans les arts plastiques comme le prouvent les fouilles récentes de Raqqa et de Sâmarrâ. Et loin de s'estomper avec le temps, l'influence iranienne ira en s'accentuant à mesure que s'affermira l'autonomie de la Perse sous les Tahirides, les Çaffârides et les Sâmânides. Le cas des Mille et Une Nuits nous semble particulièrement significatif, car cette œuvre populaire, considérée aujourd'hui comme tellement caractéristique du monde arabe au temps de sa splendeur, est citée avec un dédain non dissimulé par les premiers ouvrages arabes qui y font allusion, à la fin du χ* et au début du xie siècle. L'encyclopédie historique de Masoûdî, comme aussi le Fihrist, un demi-siècle plus tard, parlent en termes péjoratifs de ces historiettes mensongères traduites en arabe du persan. Si, de nos jours, ce recueil, devenu une des grandes œuvres de la littérature universelle, peut paraître un reflet fidèle de la société arabe du temps des grands khalifes abbassides, pour les auteurs arabes contemporains il était encore une manifestation médiocre d'une littérature d'emprunt (7). Même dans les domaines où l'influence hellénique et syriaque est prédominante, comme dans les sciences et la philosophie, le palmarès iranien est brillant : Al-Beroûni, Avicenne, Al-Ghazali (qu'on a surnommé le saint Thomas musulman), le mathématicien Omar ben Alhayam, l'historien Tabari et probablement aussi Al-Balâdhuri, pour (7) Un des meilleurs connaisseurs actuels de l'histoire arabe, Gustave von Grunebaum, professeur à l'Université de Chicago, dans plusieurs de ses ouvrages et notamment dans un chapitre de son Medieval Islam — trad, française L'Islam médiéval, Paris, Payot, 1962 — a longuement insisté sur les sources grecques des Mille et Une Nuits. Mettant à profit une vaste érudition aussi bien dans le domaine de la littérature grecque, hellénistique et romaine, que de la littérature arabe, l'auteur relève dans les Mille et Une Nuits un certain nombre de thèmes qui avaient eu cours dans la littérature du monde méditerranéen. Il insiste également sur les formes exagérées de l'amour courtois qu'il attribue à la tradition hellénique. Nous ne sommes pas en mesure de juger du bien-fondé de cette dernière affirmation, mais ce qui nous paraît établi c'est que même si certains thèmes et certains modes de la littérature grecque se retrouvent dans la littérature arabe, ils ont presque toujours transité par la littérature syriaque et persane — et dans le cas des Mille et Une Nuits, par cette dernière essentiellement. Or notre propos ici n'est pas tant d'évaluer en dernière instance la quantité et la qualité respectives des éléments grecs et iraniens dans la civilisation arabe, que de déterminer quelle aura été l'influence immédiate sur la formation de cette civilisation — et, en ce sens, il nous paraît indubitable que l'influence iranienne a été prépondérante, et décisive.

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ne citer que les plus illustres. Et c'est encore un Persan, Almawçili, qui domine la vie musicale sous Hâroûn ar-Rashîd et Al-Mâmoûn, à l'époque que l'on s'accorde à considérer comme l'âge d'or de la civilisation arabe. Cet apogée, moins de deux siècles après Mahomet, serait tout à fait incompréhensible si l'on n'acceptait l'hypothèse que la civilisation dite arabe n'est que l'aboutissement de la civilisation amorcée en Iran par les Parthes au m" siècle avant Jésus-Christ et dont l'ère sassanide représente déjà, brillamment, la période de formation. L'amalgame nouveau s'est très vite constitué dès les premiers siècles de l'islam et, grâce aux conquêtes, à l'unité de la langue sacrée, aux pèlerinages et plus généralement à la facilité de circulation, même aux époques de troubles politiques, une certaine unité de style s'est établie dans les mœurs, dans l'art, dans la pensée — et cela malgré les querelles tribales, politiques, religieuses, philosophiques, qui paraissent singulièrement aiguës. On dirait même que la propagation des hérésies, le prosélytisme des sectes, la persistance des haines entre tribus arabes d'un bout à l'autre de l'immense empire favorisent le processus d'uniformisation. On dirait qu'il y a un sens plus aigu de la communauté islamique dans les premiers siècles de l'islam que dans la période ultérieure qui débouchera sur l'unification sous les Turcs ottomans — de même que l'Europe occidentale sera beaucoup plus différenciée et divisée contre elle-même à l'époque moderne qu'au temps des croisades et de la toute-puissance de la papauté. Nous avons dit empire, mais ne soyons pas dupes des mots. A aucun moment l'Etat omeyyade ou abbasside ne présente les caractéristiques de l'Etat unitaire d'une civilisation, ou « empire universel », pour reprendre l'expression de Toynbee. C'est une erreur de croire que les premiers khalifes reconstituent en quelque sorte l'empire des Achéménides. Nous sommes dans un nouveau cycle et les Arabes sont des quasi-barbares, tout à fait étrangers à l'idée impériale. Les khalifes demeurent avant tout des chefs religieux, les chefs de la guerre sainte pour la propagation de l'islam. S'ils s'installent à demeure, en Syrie d'abord, en Mésopotamie ensuite, ils conservent longtemps les mœurs des chefs nomades, leurs devanciers, et n'adoptent que partiellement les structures administratives des pays conquis (8). Lorsque la cour des Abbassides à Bagdad aura pris enfin l'allure de la cour des Rois de Perse, l'empire arabe sera déjà à la veille d'être fragmenté selon le tracé des principaux groupes ethnico-culturels, ou le hasard des sectes et des prétendants. Il y aura le Khalifat de Cordoue, le Maghreb occidental, le Maghreb oriental, l'Egypte avec les Toulounides puis les Fatimides, la Syrie avec les Hamdanides, la Perse enfin, de plus en plus autonome et de plus en plus différenciée du reste du monde musulman. Partout (8) On a noté que ce fut le petit royaume arabe des Ghassanides, vassal de Byzance de longue date, qui semble avoir servi de modèle aux premiers khalifes, ce qui aura, sans aucun doute, favorisé l'adaptation et ménagé la transition des structures patriarcales des Arabes du désert vers les formes d'Etat beaucoup plus élaborées que ceux-ci trouvent dans les anciennes provinces byzantines ou perses.

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l'élément arabe a peu à peu cédé le pouvoir politique à des éléments étrangers, berbères, turcs, iraniens. Rien, dans tout cela, ne rappelle la Pax romana, ou la Pax persica de l'époque achéménide, ou toute autre paix impériale de la phase finale d'une civilisation. Mutatis mutandis, la période des khalifats omeyyade et abbasside correspond davantage à la période d'expansion hellénique du vm* au iv" siècles avant J.-Ch. ou à l'expansion de l'Europe occidentale de la fin du Moyen-âge et de l'époque moderne. En dépit d'une extrême fragmentation et d'une certaine anarchie politique, on retrouve une étonnante unité dans les mœurs, les modes et les goûts, un foisonnement d'idées, des échanges continus dans l'art. Même après la rupture des Omeyyades de Cordoue avec le khalifat de Bagdad, l'Espagne, comme aussi le Maghreb demeurent très proches spirituellement du monde arabe tel qu'il s'est cristallisé au Moyen-Orient (9). Les monuments de Cordoue, de Séville, de Kairouan ou de Marrakech portent le sceau de l'art persan autant que ceux du Caire ou de Sâmarrâ. 3. Nous venons de toucher au troisième ordre de phénomènes que nous avons considéré plus haut comme nécessaire au « cadrage » des civilisations issues de la rencontre de l'hellénisme et du Moyen-Orient, à savoir les époques auxquelles ont lieu les manifestations les plus caractéristiques de l'évolution politique et culturelle de ces unités. Nous avons vu qu'il convenait de considérer l'époque qui va de la fin du vili* siècle au Xe siècle comme l'âge d'or de la culture arabe (10), qui suit de près la période de dynamisme politique maximum (à l'exception de la conquête de l'Inde par les Ghaznévides et les Mongols et celle du Sud-Est européen par les Ottomans qui sont des faits plus tardifs dus à des périphériques de l'islam). Les périodes correspondantes se situeraient pour Byzance au x* siècle en ce qui concerne le dynamisme politique et du ix* au xiv" siècle en ce qui concerne le rayonnement culturel ; pour l'Occident, dynamisme politique et floraison culturelle semblent plus étroitement associés et on peut les grouper de la Renaissance et de l'époque des grandes découvertes à la fin du xvin* siècle. Dans les trois cas, l'éclosion se situe environ mille ans après le début de la période larvaire, si nous situons celle-ci, pour la civilisation arabe, au tournant du n i ' au n* siècle avant J.-Ch., c'est-à-dire aux débuts du (9) Un exemple tout à fait caractéristique nous est fourni par le cas du chanteur Ziryâb qui, après avoir exercé ses talents à la cour d'Hâroûn ar-Rachïd, vient vivre auprès du khalife omeyyade Abd ar-Rahmân Π, à Cordoue. Et le cas n'est pas unique. Rappelons seulement, à une époque certes plus tardive, au xrv" siècle, l'exemple illustre d'Ibn-Khaldoûn, le plus grand historien du monde arabe qui, né à Séville dans une famille d'origine yéménite, servira plusieurs princes au Maghreb et en Egypte. Dans le monde arabe, tout comme dans l'Occident chrétien, les frontières politiques ne sont pas des frontières spirituelles. Pendant toute la période brillante de cette civilisation, il y aura, du Turkestan à l'Espagne et d'Arabie jusqu'en Syrie, un brassage incessant. (10) Il y a un léger décalage entre les périodes de floraison maximum dans les deux khalifats. Cordoue suit avec un certain retard. On estime en général que l'Espagne musulmane a vécu son âge d'or sous les < maires du palais » amirides, Al-Mansour et ses successeurs, à la fin du x* et au début du xi" siècle. 11

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royaume parthe ; pour la civilisation byzantine aux débuts du christianisme, c'est-à-dire au milieu du i " siècle après J.-Ch. ; et pour l'Occident au début de l'acculturation des Germains, c'est-à-dire à la fin du iv* siècle après J.-Ch. Le même décalage se maintient pendant les phases suivantes (11), celles des Royaumes Combattants et de l'Etat unitaire, et nous avons vu que si cette dernière phase manque dans l'histoire de la civilisation byzantine, pour la double raison que la branche principale (Asie Mineure et Sud-Est européen) est absorbée par une civilisation rivale (l'arabe) et que l'autre branche (la Russie) se convertit à la civilisation occidentale, par contre l'établissement de l'Etat unitaire de la civilisation arabe (l'empire ottoman) coïncide dans la première moitié du XVI* siècle avec le début de l'ère des Royaumes Combattants de la civilisation occidentale. Mais revenons à la fragmentation du khalifat. Dès le début du vin* siècle, à l'époque de l'expansion triomphante de l'islam, à l'extrêmeouest, en Espagne, la conquête est surtout le fait des Berbères — même si l'autorité des Omeyyades n'est pas mise en cause, tandis qu'à l'extrême-est, dans le Khorassan, celle-ci commence à être contestée. La situation s'aggravera encore sous les Abbassides. Il y aura désormais deux khalifats, à Bagdad et à Cordoue. Le Maghreb, le plus souvent, ne dépendra ni de l'un, ni de l'autre. A Bagdad, nous l'avons vu, les Iraniens, à qui les Abbassides devaient le trône, s'assureront la réalité du pouvoir. Pour leur résister, les khalifes s'appuieront sur les mercenaires turcs qui, un jour, deviendront à leur tour les maîtres, tandis que la Perse, sous des princes Tahirides, Çaffârides, Sâmânides ou Bouyides, affirmera de plus en plus son indépendance, en fait sinon en droit. Les Fatimides, peut-être parce qu'Arabes, auront encore moins de scrupules à l'égard des Abbassides, en Tunisie d'abord, en Egypte ensuite. Ainsi, dès le x" siècle, autour de trois dynasties arabes, les Omeyyades, les Fatimides et les Abbassides, le monde musulman se divise en au moins trois grands groupes, chacun se morcelant à son tour en une poussière de principautés, selon les ethnies, les traditions, les sectes — ou simplement les personnalités d'exception. Aux deux extrémités, dans le Maghreb occidental et surtout en Perse, des individualités nationales naissent ou renaissent. Il y a quelques tentatives d'unification, toutes de la part de dynasties turques, et qui demeurent somme toute limitées : celle des Seldjoukides au xi® siècle ; celle des Ayyoubides au xii* (qui donnent à l'histoire et à la légende Saladin) ; celle des Mamlouks surtout à la fin du xm" siècle, qui, seuls, semblent avoir eu, à cette époque dans le monde musulman, une « idée impériale ». Toutefois, l'ère des Royaumes Combattants, qui se dessine si nettement dans la plupart des civilisations que nous avons passées en revue, se détache moins bien de l'histoire de la civilisation arabe. Les changements, les affrontements, les regroupements ne manquent pas ; ils prennent même par moments un aspect chaotique. Jamais cependant on ne (11) Voir notre tableau synoptique, Annexe n° I.

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voit se constituer des constellations d'Etats rivaux, de puissance sensiblement égale, et dont au moins un, à tour de rôle, aspire à l'hégémonie sur l'ensemble du monde auquel il appartient. Peut-être est-ce dû au fait que le monde musulman s'étire, géographiquement, sur une distance proprement démesurée : de l'Indus à l'Atlantique, il y a 8 000 kilomètres et des obstacles naturels considérables. L'unité du monde gréco-romain était assurée par la mer. La civilisation hellénique est une civilisation essentiellement maritime — et l'empire romain, nous l'avons dit, est une frange territoriale autour du Mare Nostrum, dont il contrôle tout le littoral. Les Arabes n'auront jamais qu'une moitié du littoral et, sauf pour de courtes, périodes, n'auront pas la maîtrise de la Méditerranée. Traditionnellement, la liaison entre les diverses parties du monde arabe se fait par voie de terre. D'où découpage géographique en au moins trois tronçons principaux : d'est en ouest, l'aire iranienne, l'aire du Proche-Orient — Syrie, Arabie, Egypte —, puis, de l'autre côté du désert libyen, le groupe Maghreb-Espagne, lui-même souvent scindé en deux ou plusieurs parties. Ainsi, dès l'époque de la splendeur abbasside, l'autorité politique des khalifes a-t-elle été battue en brèche d'un bout à l'autre de l'immense « empire » si hâtivement bâti dans un élan religieux, tandis qu'à Bagdad même, la réalité du pouvoir était exercée par de véritables « maires du palais >, le plus souvent d'origine étrangère. C'est pourquoi la tendance vers l'unité du monde musulman n'apparaît-elle pas clairement. Plutôt que le spectacle d'un groupe de Contending States, comparables à ceux du Moyen-Orient antique, ou de la Chine, ou du monde hellénique, ou du monde occidental, voyons-nous une succession de tentatives dans le temps, s'achevant au xvi* siècle par l'installation de l'empire ottoman à la fois au cœur de l'ancien empire byzantin, et dans presque toute l'aire du monde arabe. Ainsi l'unification était-elle finalement réalisée non par des Arabes, ni par des Syriens, ni par des Iraniens (ces trois éléments constitutifs de la civilisation arabe), mais par une puissance périphérique, tard venue parmi ces barbares asiatiques islamisés, les Turcs, qui jouent un si grand rôle dans l'histoire politique du monde arabe depuis le ix' siècle. Pendant deux siècles, l'effort principal des Ottomans avait porté sur la lutte contre l'ennemi extérieur, le monde chrétien. Excepté leur grand affrontement avec les Turco-Mongols de Tamerlan, qui faillit compromettre les grands succès déjà remportés vers l'Ouest, les Ottomans semblent avoir été peu soucieux de leurs « arrières >, c'est-à-dire des autres unités du monde arabe alors en pleine décadence. Ce n'est qu'après avoir détruit tous les Etats chrétiens orthodoxes, à l'exception de la Russie trop lointaine (d'ailleurs, à l'époque, encore vassale des Tatars musulmans), et en même temps qu'il s'attaque à la Hongrie, premier bastion occidental, que l'empire ottoman remplit sa mission d'unificateur du monde arabe. Le monde antique nous a déjà fourni un exemple analogue : ce n'est qu'après avoir écrasé par l'entremise de deux champions, la Macédoine et Rome, la civilisation babylonienne représentée successivement par la Perse et par Carthage, que la civilisation hellénique a pu réaliser son unité. Et le parallèle avec l'< empire

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universel •» de Rome se poursuit en cela que c'est du côté de la civilisation rivale écrasée que lui viendra plus tard sa perte. Par ailleurs, l'unité du monde islamique ne sera pas complète. La tentative turque se heurtera à la résistance de la Perse qui, après avoir si grandement contribué à l'éclosion de la civilisation arabe, s'était peu à peu détachée, singularisée ; à telle enseigne qu'à partir du grand duel Sélim P'-Shah Ismail, dans le premier quart du xvi° siècle, qui consacre une coupure déjà ancienne, il est permis de parler de deux branches distinctes de la civilisation arabe, la branche turco-arabe et la branche iranienne. (La frontière entre l'empire turc et la Perse sera fluctuante, mais se situera légèrement plus à l'Est que l'ancienne frontière entre l'empire romain et le royaume sassanide, la Mésopotamie, qui avait longtemps subi l'influence iranienne, restant dans le lot de la Turquie, sauf pour une brève période au xvn* siècle.) C'est la seconde fois en 2 000 ans que la Perse se détache d'un ensemble pour créer une sous-civilisation à part : au m* siècle avant J.-Ch. avec la dynastie parthe des Arsacides, la seconde fois au χ ν Γ siècle après J.-Ch. avec la dynastie persane des Séfévides. Mais les circonstances sont très différentes. Dans le premier cas, les Perses s'étaient vite débarrassés de leurs maîtres macédoniens et la culture hellénique importée par les conquérants était demeurée superficielle. Par ailleurs, les Parthes qui mènent la résistance sont des semi-barbares tandis que l'hellénisme est en pleine maturité. Dans le deuxième cas, les Iraniens sont restés en contact avec les Arabes pendant huit siècles, et le moment de la rencontre entre les deux cultures est différent. Ce sont les Persans qui approchent de la maturité et les Arabes qui sont des semi-barbares. Nous avons vu le rôle capital que l'élément iranien avait joué dans les premiers siècles de l'islam, aussi bien dans le domaine politique que dans le domaine culturel. Ce rôle se poursuit jusqu'à la fin du xi* siècle pour le moins. Du milieu du x" siècle au milieu du xi", le pouvoir réel, à Bagdad, appartient aux émirs Boûyides qui se prétendent apparentés aux Sassanides et vont jusqu'à ressusciter le vieux titre de Shahinshah, Roi des rois. L'influence iranienne demeure prépondérante même après le renversement de la dynastie boûyide par les Turcs seldjoukides. Le plus grand ministre des sultans seldjoukides est un Persan, Nizâm al Moulk, personnage tout à fait remarquable, dont le testament politique servira de modèle aux Etats musulmans pendant des siècles, et qui, appuyé sur la théologie de son compatriote Al-Ghazalî, sera le créateur des madrassas qui demeurent aujourd'hui encore dans tout le monde musulman l'institution maîtresse de l'enseignement orthodoxe sunnite. Cependant, dès le début du ix° siècle, nous l'avons vu, la Perse, sous les Tahirides, a joui d'une indépendance de fait qui a favorisé un curieux retour en arrière dont il y a peu d'exemples dans l'histoire. La tradition persane, même lorsque la culture supérieure, chez les Iraniens, s'est exprimée en arabe, n'avait jamais été perdue et l'on voit au x* siècle, surtout pendant la réaction aristocratique des Sâmânides, apparaître, fécondée par la littérature arabe des deux siècles précédents,

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une grande littérature en langue persane. Cette renaissance d'une culture nationale se manifeste d'abord, comme il est naturel, dans la littérature, plus tard seulement dans les autres domaines. Roûdaki, Daqîqî, Firdoûsî sont déjà des poètes persans ; leur compatriote plus jeune Ibn Sîna (Avicenne) est encore un philosophe arabe. Par ailleurs, cette renaissance ne sera pas contrariée par les maîtres turcs ou mongols que les nouveaux mouvements des peuples de la steppe imposeront à la Perse pendant quelques siècles — Seldjoukides, Ghaznévides, Gengiskhanides, Timourides. Sous ces derniers, la Perse connaîtra même un des sommets de sa culture — quoique cette dynastie étrangère eut établi sa capitale à Hérat, en un point excentrique du monde iranien, et que l'Ouest du pays lui eut très tôt échappé —. Ainsi, par exemple, influencée par l'art chinois, mais néanmoins fortement originale, la miniature persane de l'époque timouride mérite-t-elle de figurer parmi les grands moments de la peinture universelle. Et cette apparition (ou réapparition) de la peinture que le préjugé arabe contre les « images » avait empêchée jusque-là, illustre bien, à côté de la poésie épique nourrie des hauts faits de l'antique histoire nationale, ce détachement de la Perse du reste du monde musulman. Un autre élément, par ailleurs, consacre la coupure : l'adoption par la Perse, au xvi* siècle, sous la nouvelle dynastie nationale des Séfévides, de la forme chiite de l'islam. La Perse avait déjà connu, dès les premiers temps de l'islamisation, des poussées « hérétiques », kharidjites ou chiites (12), mais avait été, chaque fois, ramenée à l'orthodoxie. Le fait qu'à présent la Perse adopte définitivement le chiisme, au moment même où les Turcs, défenseurs de l'orthodoxie sunnite, réalisent l'Etat unitaire de la civilisation arabe, aura les conséquences les plus graves pour l'unité du monde musulman. Le duel qui opposera les sultans ottomans aux Shahs de Perse revêtira, au début tout au moins, le caractère d'un conflit religieux. Cet aspect s'atténuera certes avec le temps, et le caractère politique d'un conflit, qui durera avec des intermittences jusqu'en plein XIX* siècle, deviendra de plus en plus évident (13). Mais dès le χνΓ siècle l'aspect de conflit entre nations ne fait point de doute, et il y a là un changement notable par rapport aux premiers temps de l'islam, lorsque la vie religieuse était dominée par les rivalités entre descendants du Prophète et entre tribus arabes. Le mélange de profane et de sacré, de temporel et de spirituel dans la prédication de Mahomet, puis dans la vie de l'islam sous les premiers khalifes, avait eu pour conséquence que (12) Autre détail significatif de ce détachement : c'est à la fin du xi* siècle — très exactement en 1079, au temps de Djelal el-Dîn — que les Perses ont abandonné le calendrier strictement lunaire de Mahomet, qui représente un recul scientifique par rapport au comput des anciens Arabes eux-mêmes, pour reprendre le calendrier zoroastrien que les Perses tenaient de l'Egypte, et qui correspondait donc grosso modo au calendrier julien. (13) Le traité d'Erzeroum en 1823 met fin à la dernière guerre turco-persane et à une longue rivalité qui pendant le dernier siècle, très exactement depuis 1723, depuis la campagne de Pierre le Grand dans le Caucase, n'aura profité qu'à la Russie.

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les querelles autour des hérésies de l'islam ou, si l'on préfère, de ses sectes, avaient pris dès le début un caractère beaucoup plus personnel et moins abstrait que dans les querelles des premiers siècles de l'Eglise chrétienne. On se battait autour de personnes, ou de mythes personnels, plutôt que pour tel ou tel dogme. En plus de cette adoption officielle de la doctrine chiite, la persistance en Iran — jusqu'à nos jours — de certaines pratiques et de certaines croyances zoroastriennes a également contribué à donner à l'islam iranien un caractère particulier. Sans oublier qu'à l'instar de ce qui s'était passé en Egypte et en Syrie pour les chrétiens, un noyau irréductible de partisans de l'ancienne religion a subsisté sous la forme de la minorité Guèbre ou Parsie. Ainsi, à partir de l'unification du monde arabe par les Turcs, l'Iran se détache-t-il définitivement de cet ensemble, et avec lui tout l'islam oriental. Etat national, presque homogène, il échappe partiellement aux phénomènes propres à un empire multinational et constitue désormais comme une sorte de « micro-climat » à l'intérieur de l'ensemble musulman. A noter qu'avec un léger retard, la Perse connaît un moment de puissance et de splendeur comparable à celui de la Turquie. Si l'on considère le règne de Soliman le Magnifique (1520-1566) comme représentant le sommet de la puissance ottomane, la Perse moderne atteint son épanouissement deux générations plus tard sous Shah Abbas (15871629). Au χνιιι* siècle, parallèlement à l'empire ottoman, la Perse s'acheminera vers la décadence, et son occidentalisation se heurtera aux mêmes difficultés qu'en Turquie. C'est l'histoire de l'empire ottoman qui nous offre quelques-uns des traits les plus caractéristiques des Etats unitaires d'une civilisation. Il est fondé par une race guerrière, périphérique de la civilisation arabe, les Turcs. Ceux-ci deviennent les champions de l'orthodoxie sunnite et adoptent l'essentiel de la culture arabe, à laquelle ils n'apportent plus rien de très original. Dès l'établissement du sultanat seldjoukide de Konia, la langue turque, qui s'enrichit d'un très grand nombre d'éléments arabes et persans, commence à être utilisée par l'administration, quoique l'arabe demeurât, pour deux siècles encore, la langue officielle de l'Etat. Sous les sultans ottomans, cette dernière trace de respect pour la langue du Coran disparaîtra — en dehors du domaine religieux, bien entendu. Comme nous l'avons vu, le premier effort des Ottomans n'est pas vers l'unification du monde arabe, mais est tout entier dirigé contre Byzance aeonisante et contre les autres peuples chrétiens des Balkans : Bulgares, Serbes, Albanais, Roumains. Les puissances catholiques les plus directement intéressées, la Hongrie, Venise, tenteront, trop tard, d'arrêter la vague qui déferle, aidées sporadiquement par une élite de la chevalerie occidentale. Mais l'esprit de croisade était mort. L'Occident assistera, stupéfait et comme paralysé, à la chute de Constantinople aux mains des Infidèles. Pis encore, des chrétiens auront aidé le sultan à forger la machine de guerre qui forcera les remparts de l'antique ville impériale.

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En 1453, les Turcs se qualifient pour l'empire universel du monde arabe, comme les Romains s'étaient qualifiés pour la domination du monde hellénique après la chute de Carthage en —146. Mais l'on peut se demander si en faisant de la prestigieuse cité chrétienne la capitale de leur propre empire, les Turcs n'ont pas gravement compromis leurs chances d'un véritable destin impérial au sein du monde musulman. Ils useront leurs forces, pendant des siècles, à la pacification de la chrétienté conquise et à la lutte contre la chrétienté qui, dans leur esprit, restait à conquérir. Il est de fait que les guerres européennes ont absorbé la part la plus importante des ressources de l'empire et que la diplomatie de la Porte a été davantage dirigée vers la lutte contre l'Europe que vers le maintien de l'unité de l'islam (14). Et s'ils arrivent très tôt en Arabie et en Egypte (1516-17) et aux confins marocains (1529) (15), ils se soucieront moins, par la suite, de maintenir la cohésion de ce vaste empire musulman que de maintenir sous le joug les raías d'Europe. Ainsi, dès le début du xvm* siècle, la suzeraineté ottomane sur le Maghreb devient-elle plutôt nominale. Après 1705, la Tunisie, sous la dynastie husseinite, est pratiquement indépendante. La Tripolitaine voit plusieurs tentatives d'indépendance entre 1714 et 1835, tandis que l'Egypte s'émancipe une première fois de 1766 à 1773, avant de s'émanciper définitivement au début du siècle suivant, avec Méhémet Ali. La Turquie ne s'acharnera pas à y rétablir son autorité, et acceptera au contraire l'alliance de Méhémet Ali contre ses sujets chrétiens révoltés. En échange, elle luttera avec opiniâtreté en Europe avant d'accorder l'indépendance aux nations chrétiennes de son empire. Cette différence d'attitude est probablement due, en partie, à l'animosité religieuse, en partie aux richesses agricoles des territoires européens, sauf la Grèce, (14) Les Turcs ont usé une partie de leurs forces contre l'Europe, un peu comme les Romains avaient usé une partie de leurs forces à combattre le royaume perse (mais tandis que l'empire romain, après son effondrement, a laissé une œuvre de civilisation qui a bravé les siècles, l'empire turc ne semble pas avoir apporté un quelconque élément positif ni à la civilisation arabe dont il était l'aboutissement politique, ni à la civilisation des peuples allogènes qu'il avait subjugués en Europe. Cependant le parallélisme se poursuit par ce hasard qui fait que la Turquie moderne, « reliquat » de l'empire ottoman, a conservé à peu de chose près le territoire (Thrace et Asie Mineure) qui fut celui du noyau de Byzance, « reliquat » de l'empire romain). Nous saisissons là, à la charnière du Bosphore, une des phases du mouvement pendulaire des relations Europe-Asie, à travers deux cycles de civilisations qui ne sont pas tout à fait contemporains : — premier temps, le premier qui nous soit historiquement connu, l'Europe empiète sur l'Asie, les Indoeuropéens se déversent d'Europe vers l'Asie (Phrygiens, Hittites) mais sont assimilés par la civilisation du Moyen-Orient ; — deuxième temps, l'Asie Mineure sert de base de départ à l'influence de l'Asie sur l'Europe (Crète et Grèce) ; — troisième temps, nouvelle offensive de l'Europe, colonisation grecque en Asie Mineure, contenue un instant par la réaction perse aux νι β -ν β siècles, mais qui reprend sa marche au IVe siècle sous l'impulsion des Macédoniens ; — quatrième temps, transformation (pacifique) du monde hellénique sous l'influence de l'Asie, transformation qui s'achève par l'absorption de l'empire byzantin par les Turcs ; l'Asie empiète sur l'Europe ; — cinquième temps, époque contemporaine, occidentalisation de la Turquie, l'Europe s'apprête à empiéter à nouveau sur l'Asie. (15) Le Maroc réussira à préserver son indépendance, non sans collusions avec l'ennemi chrétien.

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mais elle découle plus naturellement de la situation géographique de Constantinople, qui faisait des peuples balkaniques un glacis entre les puissances européennes et la capitale de l'empire. Hormis les Perses qui, on l'a vu, leur échappent définitivement, les seuls adversaires de taille que les Turcs trouveront sur leur chemin dans le rassemblement des terres musulmanes morcelées, seront les Mamelouks d'Egypte, de cette Egypte dont la puissance économique venait d'être brutalement et irrémédiablement touchée par la découverte par les Portugais de la route du Cap, qui détournait du Caire la plus grande partie du commerce du Levant. Une seule campagne en viendra à bout et l'Egypte deviendra désormais une colonie d'exploitation des sultans. Et le mot exploitation doit être entendu dans son sens le plus fort. En effet, si une certaine stérilité culturelle est généralement le lot des « nations impériales », elle est le plus souvent compensée par une bonne administration et une certaine prospérité économique. Ce ne fut pas le cas des Turcs. Les pays conquis, qu'ils fussent chrétiens ou musulmans, furent soumis à des exactions sans contrepartie, qui n'eurent même pas l'excuse de toujours profiter au pouvoir central. L'indiscipline et la cupidité des chefs locaux, l'indépendance relative dont ils jouirent bientôt menèrent à une exploitation impitoyable des populations, à un appauvrissement progressif de l'empire et à un état d'agitation chronique. Malgré la longue durée de cet empire(16), la «paix turque » n'a rien de comparable avec la « Pax romana », ni la « Pax sinica », ni la « Pax persica ». Pendant plusieurs siècles de domination, les Turcs n'ont réussi à réaliser ni l'ordre, ni la prospérité, ni la paix véritable, mais tout au plus la soumission par la terreur et une certaine uniformisation des mœurs. Si l'absence d'esprit créateur est une caractéristique assez générale des « peuples impériaux », elle est particulièrement marquée chez les Turcs. En dehors de quelques œuvres architecturales, surtout dans la capitale, telle la grande mosquée de Soliman ou la mosquée de Sélim à Andrinople, œuvre de l'architecte Sinan, à la fin du xvi* siècle, les Turcs, malgré le faste déployé par leurs sultans, ont peu de « réalisations (16) Plus de quatre siècles, de 1517 à 1922, si l'on prend pour point de départ la conquête de l'Arabie et de l'Egypte. Cette date de 1517 est également à retenir par suite d'un autre événement, de valeur symbolique : les Turcs emmènent à Constantinople le dernier khalife, de souche abbasside, Al-Mutawakkil III. Ils le laisseront par la suite rentrer au Caire, où il mourra en 1538, mais, d'une soi-disant cession de ses droits, les sultans tireront plus tard la prétention à être considérés en même temps comme khalifes. Cette prétention n'était justifiée que par analogie avec le temps des souverains omeyyades et abbassides, où les deux pouvoirs, temporel et spirituel, étaient réunis dans les mêmes mains. Elle n'apparaît d'ailleurs explicitement que très tard, au xrx" siècle, et pour des raisons de politique extérieure : le désir de se faire reconnaître un droit de protectorat sur les musulmans hors de l'empire ottoman, à l'instar, et en compensation, des droits qu'avaient acquis, à l'intérieur de l'empire, la France pour les catholiques ou la Russie pour les orthodoxes. L'abolition officielle du khalifat par l'Assemblée nationale turque, en 1924, apparaît, de ce fait, comme un non-sens juridique.

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impériales » à leur actif. On peut dire que sous leur férule le monde arabe, et avec lui le sud-est européen, a subi une lente dégradation, aussi bien dans le domaine économique que dans celui des valeurs de civilisation. Et ce phénomène prend d'autant plus de relief que cette stagnation, puis ce recul de la civilisation arabe coïncident avec le prodigieux essor de l'Occident. On peut se demander, dans ces conditions, par quel miracle ce grand ensemble disparate a pu non seulement se maintenir si longtemps, mais encore représenter pendant des siècles un danger formidable pour l'Europe. Une première explication est à trouver peut-être dans le fait que les Turcs furent longtemps animés du zèle religieux des néophytes. A l'heure où l'Occident commence sa grande crise religieuse, qui aboutira à un recul généralisé de la foi, l'islam, plus jeune, est au contraire en pleine vigueur, comme le prouve son expansion, pacifique le plus souvent, en Afrique et en Asie du sud-est. D'autre part, comme nous l'avons déjà souligné, l'Occident entame la phase des Royaumes Combattants au moment même où commence pour le monde arabe l'ère de l'unité impériale. Il ne sera jamais capable de présenter un front commun contre le péril ottoman — sans parler de sa tiédeur à porter secours aux « Grecs schismatiques ». Une autre cause enfin est à trouver dans la jeunesse relative de la nation ottomane qui sera grisée, et comme portée par ses propres succès. Elle fera preuve, jusqu'en plein xvn* siècle, d'une extraordinaire combativité. A cela s'ajoute une solide organisation militaire, de facture démocratique, qui représente un progrès par rapport à l'organisation et à la stratégie des armées médiévales de l'Occident (ce ne sera plus vrai à partir de la naissance des armées modernes au xvn e siècle) (17). Un des secrets de cette réussite fut l'institution des janissaires, remarquable au double point de vue de son caractère démocratique (18) et de son recrutement à l'étranger — ou plus exactement hors de la communauté turque. Il y eut là une institution des plus originales et dont les résultats, dans un premier temps, furent étonnants. L'éducation spartiate d'enfants arrachés à leurs parents semble une application de l'utopie de la République de Platon et, par certains côtés, une préfiguration des pratiques des Etats totalitaires contemporains. Elle aboutit à la création d'un corps fanatisé qui parut longtemps invincible. Son recrutement systématique parmi les enfants de chrétiens soumis à l'Empire eut d'autre part pour effet le renouvellement permanent, pendant de longues générations, de l'élite militaire chez un peuple relati(17) Dès le xv* siècle, d'ailleurs, la science et la technique occidentales étaient en avance, et Mahomet II avait eu recours à 1'« assistance technique » occidentale pour son artillerie et sa marine. (18) Il est certain que la structure féodale de la Hongrie et des Etats chrétiens des Balkans, en regard de la structure plus démocratique de l'Etat ottoman, a contribué à les débiliter, comme cela avait été le cas de la Perse sassanide face à l'invasion arabe ; dans les premiers temps de l'occupation turque, après la défaite des armées féodales, il y eut peu de résistance paysanne.

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vement peu nombreux. Jusqu'au jour où ce corps, devenu trop puissant, se retourna contre ses maîtres et par son indiscipline et ses incessantes interventions dans les affaires du Sérail compromit la stabilité politique de l'empire. Toujours est-il que si l'offensive turque contre les chrétiens reçoit un premier coup d'arrêt, sur mer, à Lépante en 1571, elle n'est pas brisée pour autant ni sur terre ni sur mer. Elle atteindra sa pointe extrême à Vienne en 1663. Le traité de Carlovitz en 1699 marque le premier recul, et il est symptomatique que le principal négociateur pour la Porte fut un sujet chrétien de l'empire, le grand drogman Alexandre Mavrocordato (19). Car c'est là encore un signe de l'indigence relative de la sub-civilisation turque, qu'elle ait dû faire appel, de si bonne heure, à des éléments périphériques, souvent même hors de la communauté des fidèles. Le refus dédaigneux d'apprendre les langues des « ghiaours » a rendu très tôt les Turcs tributaires, dans ce domaine, de leurs sujets chrétiens, surtout lorsque le sort des armes leur fut devenu adverse et que le rôle de la négociation s'en fut accru d'autant. Même à l'époque de grandeur de Soliman le Magnifique, les étrangers sont nombreux parmi les grands serviteurs de l'Etat : le grand vizir de Soliman, Ibrahim Pacha (1523-1536), est un Grec de Parga ; le grand amiral, Khaireddin Pacha, l'adversaire d'Andrea Doria, est un Grec de Mytilène. Le principal conseiller de Sélim II (1566-1574) sera un Juif español, Joseph Nasi. Dans la seconde moitié du xvn* siècle et au début du xvm*, la puissance ottomane déclinante semble trouver un regain de vigueur sous la dynastie albanaise des grands vizirs Köprülü(20). Parallèlement, le commerce et même une partie de l'administration tombent entre les mains des Grecs du Phanar, dont quelques-uns, tels à la fin du xvi" siècle ce Cantacuzène dit Sheitanoglou (le fils du diable), descendant probable de l'illustre famille byzantine, puis d'autres, les Mavrocordato, les Ypsilante, d'autres encore, se rendent indispensables par leur fortune, leur savoir, leur souplesse, qui doit être extrême pour qu'ils subsistent dans cet univers hostile, soumis à l'arbitraire. Leur situation n'est pas sans analogie avec celle des Juifs en Occident, et leur rôle — quoique obscur — ira croissant, à mesure que l'empire donnera des signes de décomposition. Il est juste de noter en échange qu'à l'inverse de ce qui s'était passé dans la rencontre entre l'Orient et l'hellénisme, où c'est la civilisation conquise qui a fini par avoir une influence prépondérante sur la civilisation conquérante, la civilisation byzantine à son déclin n'a eu que peu d'influence sur les Turcs. Ils ont adopté certes quelques éléments de la culture et de l'administration byzantines, mais la plupart des éléments de culture qui leur sont communs avec les Grecs, ils les tenaient déjà de leur contact avec le monde arabe. Au contraire, les mœurs que les Turcs ont introduites dans leurs possessions ont fortement marqué les peuples du sud-est européen. (19) Voir ci-dessus, p. 85 et p. 94. (20) Qui donne à la Porte six grands vizirs entre 1656 et 1710.

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C'est au contact de l'Occident que la Turquie allait se transformer, mais avec une lenteur extrême. Comme dans le cas de la Russie, ce fut d'abord un contact hostile. Mais les premiers revers devant les armées occidentales Oes Impériaux, aidés pour une fois par les Français, St. Gotthard, 1664, puis par les Polonais, Vienne, 1683) ne semblent pas avoir immédiatement ouvert les yeux des Turcs sur la supériorité du « système » de leurs adversaires. Sauf pour une première et brève expérience avec le comte de Bonneval, au début du xvm* siècle, il faudra attendre les dernières années du xvm* siècle pour voir apparaître les premières réformes de type occidental. Encore furent-elles trop timides et peu efficaces, et surtout limitées au seul domaine militaire, selon cette illusion courante chez les peuples « condamnés à l'acculturation », qu'il leur sera possible de n'adopter que les traits de culture les plus superficiels d'une civilisation rivale, dont ils ont éprouvé, à leurs dépens, la supériorité. Ce n'est pas le lieu ici de relater dans le détail les péripéties de l'occidentalisation de la Turquie. Plus encore que dans le cas de la Russie, la résistance des conservateurs fut opiniâtre à travers tout le XIX* siècle et c'est seulement après la perte des derniers restes de l'empire, en 1918, que la poigne de fer de Kemal Ataturk put imposer au peuple turc, désormais réduit au territoire d'un Etat national de modeste dimension, les réformes radicales qui permettent l'occidentalisation (21). Le XIX" siècle avait été une longue agonie — pendant laquelle, il faut le reconnaître, les Turcs avaient encore fait preuve de belles qualités militaires. Mais en définitive, l'empire ottoman n'avait dû de retarder son démembrement qu'à la politique d'équilibre des principales puissances occidentales, politique qui exigeait le maintien de ce pion sur l'échiquier européen. La Turquie s'était ainsi trouvée impliquée — à un rang secondaire et, on pourrait dire, à son corps défendant — dans les querelles des Contending States de la civilisation occidentale. Son rôle en cette circonstance rappelle dans une certaine mesure le rôle de l'Egypte aux vn*-vi* siècles avant J.-Ch., dans la dernière phase de l'ère des Royaumes Combattants du Moyen-Orient, qui s'achève par la victoire imprévue des Perses. La chute et le démembrement de l'empire ottoman ne marque pas — du moins pas encore, pour autant qu'on puisse en juger — la fin de la civilisation arabe. Celle-ci offre aujourd'hui à l'observateur quelques phénomènes particulièrement intéressants : — son « empire universel » a disparu après quatre siècles d'existence sans toutefois que son aire culturelle ait été physiquement (21) Le cas de la Turquie illustre le fait — qui est apparemment une constatation de simple bon sens, mais que l'on perd trop souvent de vue lorsqu'on étudie l'évolution des civilisations contemporaines, en voie de transformation sous l'impact de la civilisation occidentale — que l'adoption par un groupe social d'une nouvelle civilisation est d'autant plus malaisée que la culture à laquelle il appartenait était plus éloignée et qu'elle était plus solidement structurée, notamment sur le plan religieux. D'autres facteurs, certes, peuvent entrer en ligne de compte, qui modifient ces données générales, comme le prouve le cas du Japon.

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submergée par une civilisation rivale ou par des masses barbares ; — cette aire, en échange, subit partout l'influence économique, technique, politique et spirituelle d'une civilisation contemporaine rivale, l'occidentale, influence qui constitue en dernière instance une pression proprement intolérable ; — et cependant, la religion qui a représenté et représente encore le lien essentiel entre les membres de cette civilisation garde une vigueur étonnante. 1. A la place de l'unité impériale imposée par les Turcs, unité qui depuis un siècle et demi présentait bien des lézardes, d'autres regroupements se dessinent, fondés sur l'idée moderne de nation. On parle pour la première fois de « nation arabe > pour désigner les peuples divers qui du Golfe Persique à l'Atlantique parlent des idiomes arabes, et l'on cherche en même temps, ce qui est contradictoire, à maintenir la cohésion du monde musulman en créant une confusion entre arabisme et islam, confusion favorisée par le maintien de la langue arabe comme langue sacrée du Coran et par l'obligation du pèlerinage de la Mecque. Les événements politiques contemporains sont là pour prouver que, dans l'esprit des musulmans non arabes, cette confusion n'est plus possible. 2. Aujourd'hui, le phénomène primordial est le choc de la civilisation occidentale sur l'ensemble du monde musulman — qui déborde, on l'a vu, le cadre de la civilisation arabe, vers le sud en Afrique Noire, vers l'est, en Asie Centrale, en Inde, en Malaisie, dans l'Insulinde, où sont nées des cultures hybrides —. Partout, quoique à des degrés divers, les peuples musulmans sont en proie à une grande effervescence ou à un grave malaise, dus à la hâte avec laquelle leurs dirigeants s'efforcent de les moderniser et aux énormes difficultés et résistances auxquelles cette modernisation se heurte. La difficulté majeure provient de l'attachement à la tradition islamique et de l'incompatibilité de celle-ci avec les données essentielles de la civilisation occidentale moderne. 3. Car la religion islamique est encore en pleine vigueur, en pleine expansion. Le renouveau semble avoir commencé en Arabie, à la fin du XVIII* siècle, avec le mouvement puritain des wahabites, et s'est étendu depuis à de nombreux secteurs (22). Ainsi, on s'accorde à reconnaître qu'en Afrique Noire l'islam progresse dix fois plus vite que le christianisme. On peut certes trouver à ce phénomène des raisons locales, particulières : simplicité des dogmes islamiques en comparaison de la complexité des dogmes chrétiens (notamment le dogme de la Trinité) ; libéralisme relatif, notamment en ce qui concerne la pratique de la polygamie, etc. Mais l'élan de l'islam lui vient probablement aussi de sa jeunesse relative. Tout croyant est un propagateur virtuel de l'islam, tandis que la propagation du christianisme est pratiquement l'œuvre (22) Y aurait-il dans la vie des grandes religions des mouvements cycliques indépendants des mouvements cycliques des civilisations ?

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exclusive des « professionnels > (cette dernière différence entre les deux religions pouvant être également attribuée à leur structure différente, avec chez les musulmans une séparation beaucoup moins nette entre le spirituel et le temporel). Mais cet expansionnisme musulman n'arrive-t-il pas trop tard, à un moment où l'adaptation à la civilisation occidentale est devenue une question de vie ou de mort pour les peuples du monde entier ? Or l'incompatibilité entre l'islam et la civilisation occidentale, dans sa forme moderne, laïque, apparaît flagrante. Partout où les musulmans demeurent fermement attachés à la tradition coranique, les progrès de l'occidentalisation sont lents, ou nuls. Partout où l'occidentalisation progresse (avec tout le cortège de déséquilibres moraux que ce « progrès » implique dans un premier temps), la fidélité à l'islam — la fidélité réelle, profonde, et non celle simplement affichée par le chauvinisme anti-occidental — est en recul (23) ; et l'on peut légitimement se demander si une synthèse créatrice est encore possible dans un avenir prévisible, ou si la stricte observance de l'enseignement du Coran ne représente pas un obstacle insurmontable à l'occidentalisation. De ce point de vue, il semble que les peuples arabes soient en train de prendre un grand retard sur les peuples d'Extrême-Orient.

(23) L'affirmation vaut aussi pour les régions islamisées d'Afrique noire.

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Deux remarques liminaires nous feront tout de suite saisir les difficultés particulières auxquelles se heurte notre méthode, lorsqu'on cherche à l'appliquer à l'histoire de l'Inde. La première est que, de toutes les civilisations du vieux monde, celle de l'Inde demeure la moins bien connue. On dirait que le passé du sous-continent tout entier, et jusqu'à une époque récente, est enveloppé d'un brouillard de fantastique et de merveilleux, comme si le monde indien refusait l'histoire. Nous sommes en présence d'une culture « a-historique ». D'où il résulte que le dessin de ce passé demeure flou, et qu'en dehors de quelques monuments épigraphiques et des œuvres littéraires, l'histoire de l'Inde ancienne nous est mieux connue par les sources étrangères — notamment grecques, chinoises, musulmanes — que par les sources internes, du moins pour ce qui est de l'histoire « événementielle », qui joue un rôle essentiel dans notre schème (1). Seconde remarque : 1'« empire universel » de la civilisation indienne, l'empire goupta, ne couvre pas — il s'en faut de beaucoup — toute l'aire de cette civilisation, car non seulement celle-ci essaime au loin, donnant naissance, de l'Assam jusqu'à Ceylan et en Insulinde, à toute une série de « sub-civilisations », mais encore une grande partie de la péninsule indienne elle-même échappe à l'empire politique du nord unificateur. Aucune des civilisations connues n'a laissé hors de sa sphère politique une si grande partie de son aire culturelle. Il faut garder cela présent à l'esprit lorsqu'on cherche à démêler l'écheveau de l'histoire indienne. Si l'on essaye, à présent, de délimiter la civilisation indienne dans le temps, on se heurte à une autre difficulté : y a-t-il eu ime première t civilisation » de l'Indus, celle qui nous est révélée par les fouilles d'Harappa et de Mohenjo-Daro, qui serait antérieure d'un ou deux millénaires à celle que nous allons étudier, et qui serait donc contemporaine de celles de l'Egypte et de Sumer ? Ou bien le cycle de la civilisation indienne elle-même commence-t-il, comme ceux de l'Egypte et de la Mésopotamie, au iv* millénaire avant J.-Ch. ? A cette dernière question nous croyons devoir répondre par la négative. En effet, dans la seconde moitié du h* millénaire, après l'invasion aryenne, l'Inde du nord préCi) Il est proprement stupéfiant de penser que la première date certaine de l'histoire indienne à partir de laquelle les historiens d'aujourd'hui ordonnent toute leur chronologie est l'année — 327, date de l'apparition d'Alexandre sur l'Indus !

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sente tous les symptômes d'une nouvelle civilisation en gestation : invasion barbare imposant sa langue et ses croyances, lente conquête des vallées de l'Indus et du Gange avec interpénétration des deux cultures, celle des envahisseurs et celle des autochtones, structure sociale d'un âge héroïque, fournissant pour des siècles les éléments d'une poésie épique, etc, etc. Par ailleurs, les arts (et l'écriture) de la nouvelle civilisation s'écartent sensiblement de ceux dont a trouvé quelques spécimens à Harappa et Mohenjo-Daro qui se rattacheraient plutôt aux cultures de l'Elam et de la Mésopotamie (2). Reste à savoir donc si la vallée de l'Indus a connu, entre le iv" et le ιΓ millénaire, un cycle antérieur de civilisation. Certains éléments plaideraient en faveur de cette hypothèse. L'étalement dans le temps, l'étendue de l'aire couverte par une même culture — entre Harappa et Mohenjo-Daro, il y a plus de 700 km (3) — des traces de relations commerciales avec des pays aussi lointains que l'Egypte et peut-être même la Crète, le degré tout à fait remarquable d'urbanisation dans les deux centres et la parenté de leurs cultures, autant de faits qui tendraient à prouver qu'il y eut bien, avant le milieu du h" millénaire, un processus d'unification dans la vallée de l'Indus, comparable à celui que nous avons pu suivre en Egypte et en Mésopotamie (4). On peut donc imaginer une civilisation proto-indienne ou « indusienne », civilisation de la première génération, qui aurait déroulé un cycle complet, politique et culturel, et qui aurait été détruite par l'intrusion des Indo-européens, comme la civilisation crétoise l'avait été vers la même époque, en un autre point, par la même vague d'invasions. Cependant, l'absence totale de documents n'autorise aucune hypothèse à ce sujet — et d'ailleurs une telle hypothèse n'apporterait aucun élément nouveau à l'étude de la civilisation indienne elle-même. Nous laissons donc de côté la question de savoir si cette dernière est une civilisation de la première génération ou une civilisation de la seconde génération. La même observation vaut pour le Dekkan. De l'histoire antique des peuples dravidiens, nous ne savons pratiquement rien, mais la littérature tamoule, entre autres, a gardé le souvenir d'une culture antérieure au contact avec les Aryens et dont l'archéologie révèle peu à peu l'existence. A-t-elle accompli un cycle de civilisation au sens où nous l'entendons ? Aucun indice ne permet de l'affirmer, et tout ce que l'art (2) Ce qui n'exclut pas que certains traits de culture de la civilisation indusienne, certaines croyances, certains symboles aient été conservés dans la nouvelle civilisation. Ainsi, par exemple, on a cru voir un prototype du dieu Çiva de l'époque classique dans un personnage représenté assis « à l'indienne » sur un sceau indusien. Ce personnage a trois visages, il est coiffé d'un bonnet à cornes et il est entouré de plusieurs animaux ; ce seront là des hypostases de Çiva. (3) C'est-à-dire un ordre de grandeur tout à fait comparable à celui d'autres civilisations connues de la première génération, Egypte, Mésopotamie, Crète. (4) Autre détail significatif : la société est déjà pluri-raciale. Les restes d'ossements humains trouvés à Mohenjo-Daro appartiennent, selon les spécialistes, à quatre groupes différents : proto-australoïde, méditerranéen, mongol et alpin ; mais le petit nombre de cas étudiés ne permet pas d'établir s'il s'agissait de cas isolés ou d'un véritable mélange, ou simplement de la cohabitation passagère d'ethnies différentes (par suite du commerce ou de l'esclavage, par exemple).

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et la pensée des peuples dravidiens nous a légué est postérieur à la « greffe » âryenne. Mais que ces peuples aient eu, avant, une culture fortement originale, l'héritage non-âryen que l'on devine dans les œuvres de la civilisation indienne à sa maturité est là pour l'attester (5). Disons dès l'abord que la civilisation indienne dont nous allons essayer à présent de délimiter les périodes suit d'assez près, malgré un certain nombre de particularités, le « modèle » (pattern) que nous avons observé dans les autres civilisations. Vers le milieu du n" millénaire avant J.-Ch., probablement entre 1600 et 1400 — on en est réduit aux conjectures — des peuples nouveaux, les Aryens, pénètrent en Inde, par le nord-ouest, bouleversant l'ancien ordre établi (civilisation « indusienne » ?). Ils apportent leur panthéon, apparenté à celui des Iraniens, et, plus loin, à celui des Grecs et des Latins, ainsi qu'une langue de la famille indo-européenne. Leur progression vers l'Est est probablement lente, et l'influence ethnique et culturelle des nouveaux venus s'atténue, se dilue, au fur et à mesure de cette avance (6). On peut suivre cette progression à travers les allusions géographiques qui se trouvent dans le Rig-Véda et dans des œuvres plus tardives, notamment la geste de la guerre des Bhârata. On a pu ainsi affirmer que l'Est de l'arc indogangétique, le Magadha (la région qui donnera les Etats unificateurs et à la périphérie de laquelle apparaissent les Oupani-shad, le djaïnisme et le bouddhisme), n'aura été atteint par l'extrême pointe de la vague (5) Cet héritage devait déjà provenir de deux couches ethnico-culturelles, pour le moins. Les données actuelles de la linguistique supposent en effet trois familles principales — en laissant de côté les parlers périphériques notamment tibéto-birmans — : 1° le groupe Munda, 2° le groupe dravidien, 3° le groupe indo-âryen. La répartition géographique suggère l'ordre de stratification 1 - 2 - 3 , le groupe munda étant confiné aujourd'hui dans les régions les plus pauvres et les plus inaccessibles, tandis que les dravidiens sont groupés dans la moitié sud de l'Inde, à l'exception du noyau brâkûi au Béloutchistan. Ce dernier serait un résidu, une arrière-garde, au cas où l'immigration dravidienne s'était faite du nord au sud, ou au contraire une flèche avancée, dans l'hypothèse contraire. Hrozny a émis l'hypothèse que les créateurs de la civilisation de Mohenjo-Daro appartenaient déjà à une première vague indo-européenne qui aurait précédé les Aryens de quelques siècles, comme les Achéens avaient précédé, en Grèce et en Crète, les Doriens. Son hypothèse repose sur le déchiffrement proposé des inscriptions d'un unique sceau. Il est permis de rappeler ici que le génial déchiffeur de l'écriture hittite a pu, par la suite, se tromper dans d'autres cas, notamment dans l'interprétation qu'il a proposée, avant le déchiffrement par Michaël Ventris, de la linéaire Β de Crète (voir ci-dessus, p. 61, note 1). Tout récemment, en 1969, trois savants finlandais, les professeurs Asko et Simpo Parpóla et Pentti Aalto, ont proposé, devant les membres de l'Institut Scandinave de recherches asiatiques de Copenhague, une solution au déchiffrement de l'écriture indusienne. Si leur découverte, obtenue (pour la première fois dans ce domaine) à l'aide d'un ordinateur, se vérifie, nous nous trouverons sans doute devant une découverte aussi importante pour la connaissance des civilisations antiques que le déchiffrement de l'écriture sumérienne, et tout un pan de l'histoire demeuré dans l'ombre sera éclairé d'une lumière nouvelle. (6) D'ailleurs l'aryanisation de l'Inde du Nord-Est et, encore plus, de l'Inde du Centre, n'implique pas nécessairement une immigration massive d'indivivdus de race indo-européenne. Il est probable que l'on a eu affaire, dans certaines régions, à la superposition d'une mince couche de conquérants et, dans certaines autres, même, à un simple phénomène de transmission par contagion.

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âryenne que 100 à 200 ans avant la naissance du Bouddha. Partout, les nouveaux venus ont apporté leur organisation sociale et ce qu'on pourrait appeler, en termes modernes, leur préjugé racial qui se perpétuera à travers les siècles (7). A ce propos, on peut se demander quelles causes particulières peuvent rendre compte de l'importance exceptionnelle du système des castes à travers toute l'histoire de l'Inde. La division tripartite de la société qui apparaît dans les hymnes védiques les plus anciens ne diffère guère de celle que l'on rencontre chez d'autres peuples indo-européens, les Celtes ou les Latins par exemple (on a rapproché étymologiquement les termes brahmanes et flamines) ; mais tandis qu'en Europe, avec le temps, le système s'assouplit et se transforme, en Inde il se durcit en même temps qu'il se complique. S'est-il appuyé sur des structures antérieures ? Ou bien la division s'est-elle perpétuée et aggravée par suite I o du petit nombre des conquérants, 2 ° de la différence raciale trop visible (les conquérants blancs face aux Dâsa, les hommes à la peau noire), cette différence de couleur tendant à consacrer la différence sociale entre vainqueurs et vaincus, à l'encontre de ce qui s'était produit avec les autres envahisseurs indo-européens d'Europe ou du Moyen-Orient — à de rares exceptions près comme dans le cas des Spartiates et des Hilotes ? Le rôle prépondérant que l'on a attribué aux Brahmanes dans l'établissement du système des castes ne serait qu'une conséquence de ces deux faits, et le système n'aurait probablement pas pu se maintenir à travers les millénaires si les Aryens n'avaient trouvé, dans les populations autochtones, une attitude très particulière en face des problèmes moraux que pose la structure de la société. La soumission au destin qui vous a fait naître dans telle catégorie apparaît générale. L'Indien, jusqu'au récent contact avec l'Occident, semble être resté tout à fait étranger à la notion de révolte sociale. Dans l'ensemble, l'évolution de la civilisation indienne, à partir de l'invasion âryenne, présente un « profil » presque normal, si l'on admet comme norme le « profil > des civilisations hellénique et occidentale. Du milieu du n* millénaire jusque vers le vu* siècle avant J.-Ch., phase larvaire, époque héroïque de la conquête âryenne, société de type médiéval. Bien des détails de l'épopée des Bhârata, relatant le conflit entre deux clans âryens, vers 1400 avant J.-Ch. ou plus tard, rappellent les mœurs et les péripéties de la guerre de Troie. Par la suite, des unités mieux structurées se dessinent, tels d'abord, dans la haute vallée du Gange, le Kourou et le Pantchala ; plus tard, plus à l'est, le Koçala et le Magadha. Cependant, à l'époque du Bouddha, la société que nous laissent deviner les textes religieux ou littéraires est encore une société de structure féodale, mais une société qui a déjà réalisé la synthèse de l'apport indo-européen et du substrat autochtone — qui devait être composé lui-même d'héritages divers. Et l'on a (7) Environ 2 000 ans après l'arrivée des Indo-européens dans le nord-ouest de l'Inde, à Ajantâ, dans le centre du pays, des fresques d'inspiration bouddhiste nous montrent encore Indra, le roi des dieux, de teint plus clair que les nymphes et autres personnages mythiques qui l'accompagnent (grotte XVIII, à Ajantâ) ! 12

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l'impression que l'évolution spirituelle qui se produit après la cristallisation d'une civilisation indienne — disons dans le deuxième tiers du i " millénaire avant J.-Ch. — éloigne progressivement celle-ci de l'apport de la race dominante, l'âryenne, pour la rapprocher de plus en plus de l'apport autochtone. Le cas du Bouddha est déjà troublant. Sa doctrine apparaît comme une réaction contre le formalisme de la religion traditionnelle des brahmanes. Mais lui-même, en tant qu'issu d'une haute lignée de Kchatrîyas, serait-il un pur Aryen ? C'est peu probable. On a relevé un certain nombre de signes qui tendraient à prouver l'origine non âryenne du Bouddha : ainsi tout d'abord son nom, Gautama, qui le rattache à sa tante maternelle Gautamî, selon une coutume de clan matriarcal, alors qu'il est établi que la famille âryenne était de type patriarcal. D'autres détails encore, dont le moindre n'est pas que l'iconographie bouddhique, même purement indienne, a toujours représenté le Bouddha sous des traits mongoloïdes. Le fait est qu'aujourd'hui la masse de la population dans les régions sub-himalayennes, d'où le Bouddha était originaire, est manifestement à prédominance jaune. Autre fait remarquable, et à vrai dire sans précédent dans l'histoire des grandes religions : le bouddhisme, après avoir connu une rapide extension et avoir suscité toute une littérature et toute une philosophie dont l'influence a été déterminante sur les autres courants de pensée de l'Inde, a marqué subitement un arrêt puis un recul général — et cela, près d'un millénaire après son apparition — à telle enseigne qu'il a, de nos jours, pratiquement disparu du sous-continent indien, pour continuer une carrière entièrement nouvelle hors de ses frontières. Il y a là un phénomène d'ime importance capitale et qui donne à réfléchir. D'autant que ce recul a coïncidé avec un changement du centre de gravité politique et spirituel, du nord de l'Inde, vers le centre et le sud. Tout se passe comme si, au fur et à mesure de la pénétration de la « civilisation » du nord au sud, le vieux fonds pré-indo-européen reprenait le dessus, imposait ses mythes et ses formes, sa Weltanschauung (8). Il serait faux néanmoins de considérer le bouddhisme comme un accident, ou comme un phénomène en marge de 1'« indianité ». En fait, il est directement issu de la philosophie védique, comme le christianisme est issu du judaïsme. Par bien des traits, il représente une exagération — en même temps qu'une purification — des anciens concepts religieux et de la tendance particulièrement marquée de la spiritualité indienne vers l'attitude contemplative. D'ailleurs, si dans le sud de la péninsule le bouddhisme a été finalement rejeté (9), ce n'est pas sans qu'au préalable il ait fortement infléchi le cours de la spéculation philosophique et sans doute, plus généralement, l'attitude de l'Indien devant la vie. Enfin et surtout, l'élaboration de la doctrine bouddhiste pendant (8) Le phénomène est également sensible, nous le verrons, dans l'évolution des arts. (9) Dans le nord où il était resté plus vivace, ce sont les musulmans, afghans, turcs ou mongols qui lui auraient donné le coup de grâce.

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près d'un millénaire est l'œuvre presque exclusive de penseurs indiens et la propagande du bouddhisme dans l'Est et le Sud-Est asiatique va de pair avec la grande expansion — plutôt économique et culturelle que politique — de l'élément indien vers ces régions. Mais revenons, pour l'instant, à l'évolution politique, étant entendu que dans un premier temps nous nous limitons à l'étude du phénomène de civilisation dans la moitié nord de la péninsule, celle qui sera unifiée une première fois par la dynastie maurya au m* siècle avant J.-Ch., une seconde fois par les Gouptas du début du iv" siècle à la fin du v" siècle après J.-Ch. et une dernière fois sous Harsha au vu* siècle. Nous verrons plus loin ce qu'il convient de noter à propos du développement de l'Inde centrale et méridionale. Remarquons tout d'abord que le cycle indien commence quelques siècles après le cycle hellénique, autrement dit que la civilisation de l'Inde est plus jeune que la civilisation de la Grèce, et à plus forte raison que celle du Moyen-Orient. Aussi, au moment où l'empire achéménide réunit en un grand ensemble tout l'Ouest de l'Asie, l'Inde est encore politiquement informe. Plus exactement, il semble qu'elle ne soit pas encore sortie de son moyen âge. La vallée de l'Indus, partagée entre plusieurs royaumes, tombe sous la domination, ou à tout le moins la suzeraineté, du Grand Roi perse dès le tournant du vi" au v" siècle (10). Ce contact avec la Perse aura des conséquences de longue portée, aussi bien dans le domaine culturel — arts plastiques notamment et écriture Kharosthî (11) — que dans le domaine politique, surtout après l'apparition d'Alexandre se présentant comme le successeur des Achéménides. Cependant, ce n'était plus dans la vallée de l'Indus que se jouait désormais le sort de la civilisation indienne, mais dans la haute et moyenne vallée du Gange. S'il était prouvé que la vallée de l'Indus a connu une civilisation de la première génération, nous aurions là un nouvel exemple de cette loi qui veut que le berceau d'une nouvelle civilisation ne coïncide jamais avec le berceau de la civilisation à laquelle elle succède. A l'époque du Djînâ et du Bouddha, l'Inde gangétique n'a pas encore atteint partout le stade du régime monarchique de type classique. Si les Etats du Koçala et du Magadha sont déjà mieux structurés, on trouve autour d'eux des Etats encore dirigés par des clans oligarchiques1 qui rappellent par certains côtés la société grecque primitive telle qu'elle nous apparaît à travers l'Iliade. Tels sont entre autres les clans Litchhavi et Çakya dans lesquels naîtront le Djînâ et le Bouddha. L'histoire sainte du bouddhisme nous laisse entrevoir des tendances hégémoniques chez au moins un des grands Etats gangétiques, le Magadha, qui était déjà en expansion au siècle précédent. Adjataçatrou, (10) Inscriptions de Persépolis entre 518 et 515 citant le Hidou parmi les satrapies. (11) Curieusement, l'Inde Moderne a choisi de représenter dans ses armoiries le chapiteau d'Açoka à Sarnath, aux trois protomes de lions, qui est d'inspiration typiquement achéménide.

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le fils du protecteur du Bouddha, Bimbasâra, élargit encore sensiblement les limites de l'Etat, pour en faire un embryon d'empire. Et c'est dans cette marche la plus lointaine de 1'« âryâvarta » (12) qu'apparaîtra au début du IV* siècle, probablement comme une réaction à l'occupation macédonienne des provinces de l'Indus, Tchandragoupta le Maurya, le Sandrocottos des sources grecques, premier unificateur de l'Inde. Et là encore l'Inde se singularise car, six siècles plus tard, après le long intermède « barbare » qui va du milieu du n* siècle avant J.-Ch. au début du IVE siècle après J.-Ch., avec les Grecs de Bactriane, les Scythes, les Parthes et les Yue-Tche, c'est toujours du Magadha que viendra la dynastie indienne unificatrice, la dynastie Goupta. Aucune autre région n'avait pris la relève ; le Magadha n'avait pas épuisé son élan. En fait, le premier empire magadhien, celui des Maurya, était prématuré, né probablement sous la pression du danger extérieur. L'Inde n'avait pas encore atteint l'âge unitaire, à peine celui des Royaumes Combattants. L'état social de l'époque maurya et la littérature contemporaine indiquent en effet que nous sommes à peine sortis du Moyen-âge — un peu comme si l'Occident avait été unifié une première fois au xvi" siècle par la Maison d'Autriche, sous la pression du danger turc, ou la Grèce par Athènes au v" siècle avant J.-Ch., sous la pression du danger perse (13). L'empire maurya, donc, ne dure pas, malgré une succession de souverains très remarquables, Tchandragoupta, Bindousâra et surtout Açoka qui demeure une des plus belles figures de l'Histoire universelle et l'incarnation la plus haute de cette civilisation éminemment humaine de l'Inde. Qu'un roi qui, du moins dans la seconde partie de son règne, s'est approché à ce point de l'idéal du « saint couronné », ait été en même temps celui qui a reculé le plus loin les frontières d'un empire indien, voilà encore un paradoxe qui caractérise bien cette singulière civilisation. (12) Littéralement : « terrain d'évolution des ârya »( cf. traduction d'un passage du Baudhâyanadharmasûtra dans Louis RENOU, Anthologie Sanskrite, Paris, Payot, 1947, p. 190). (13) Si l'on accepte comme un des symptômes de l'ère médiévale d'une civilisation la création des grandes épopées, nous ne serions même pas à la fin du Moven-âee indien : les spécialistes donnent comme date probable de la rédaction du Mahâbhârata le π* siècle avant J.-Ch., c'est-à-dire une date postérieure même à la création de l'empire maurya, et donc plus d'un millénaire après les événements auxquels cette chanson de geste se réfère, la guerre des Bhârata, que l'on situe aux environs de —1400. Π avait fallu entre 3 et 5 siècles seulement pour l'apparition de la légende de Gilgamesh après l'existence historique de ce roi sumérien, pour l'apparition de l'Iliade après la guerre de Troie ou pour l'apparition de la Chanson de Roland après le règne de Charlemagne. Par ailleurs, ces chants épiques sont généralement antérieurs de plusieurs siècles à l'ère des Royaumes Combattants. Une explication vient immédiatement à l'esprit : la rédaction qui nous est parvenue ne serait qu'une version tardive de légendes déjà cristallisées sous une autre forme littéraire plusieurs siècles auparavant. Malheureusement aucune pièce documentaire ne vient étayer de telles hypothèses — et le seul fait d'une nouvelle rédaction à l'époque qui nous concerne prouverait la persistance de l'esprit épique à cette époque tardive, et c'est ce qui nous intéresse. Un autre élément est peut-être entré en ligne de compte : la lenteur de l'avance âryenne d'Ouest en Est, qui aurait

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Mais, encore une fois, l'unité impériale était prématurée : sur le plan de l'évolution politique, l'Inde n'avait pas encore vécu son ère des Royaumes Combattants ; sur le plan culturel, elle n'avait pas encore donné sa floraison maxima. Après le long règne d'Açoka (environ — 262 — 226 ?), l'empire maurya se morcelle, sans que ce morcellement ait été directement provoqué par les invasions « barbares » qui vont se succéder dans le Nord-Ouest : Grecs de Bactriane, Scythes, Parthes, Yué-Tché (ces derniers, eux aussi des Indo-européens, dont on ne sait pas encore s'il faut ou non les assimiler aux Tokhariens). A vrai dire, il ne s'agit pas d'invasions barbares stricto sensu, d'une Völkerwanderung, mais de conquêtes, d'ailleurs limitées, de la part de royaumes organisés et dont la classe dirigeante s'indianise rapidement. Certes, les Grecs de Bactriane ont laissé des traces durables dans les arts plastiques, soit directement, soit indirectement par l'entremise des Scythes. La découverte, il y a quelques dizaines d'années, d'importants vestiges de l'art gréco-bouddhique a été ime révélation. L'effet de surprise passé, on est en droit de se demander si cette influence hellénique a été aussi profonde qu'on l'a dit. A voir la rapide évolution de cet art, principalement dans la statuaire, vers un art entièrement nouveau où le vieil apport hellénique n'est plus reconnaissable qu'à l'œil du spécialiste, il semble plus approprié de dire que l'art grec — notamment en rompant l'interdit contre la représentation du Bouddha (14) — a plutôt servi de stimulant, qu'il n'a laissé véritablement d'empreinte. En échange, la poignée de Grecs, dont l'aventure si lointaine nous émeut encore, se serait assez vite indianisé, comme en témoignerait la légende de protecteur du bouddhisme laissée par Ménandre, le roi Milinda de la Milindapanha. La même chose est vraie, trois siècles plus tard, du grand roi de la dynastie Kouchane, Kanishka (milieu du n* siècle après J.-Ch.) qui, d'après la tradition, aurait pris pour ministre le plus grand poète et penseur indien de l'époque, Açvaghosha, et qui a su protéger les bouddhistes au point de s'attirer, de la part de ces derniers, une vénération presque égale à celle qu'ils vouent à Açoka. En définitive, on peut difficilement considérer ces présences étrangères sur le sol indien comme ayant provoqué un bouleversement du cycle politique de l'histoire indienne. Tout au plus peut-on supposer qu'elles auront retardé, d'un siècle ou deux, son évolution. La production intellectuelle et artistique ne semble subir aucune interruption et l'établissement de l'empire goupta au début du iv* siècle apparaît comme l'apogée de la civilisation indienne sur le plan culturel comme sur le retardé la synthèse entre les traits de culture des nouveaux venus et ceux des autochtones et, du même coup, le mûrissement de la civilisation. Il semble en effet que les Aryens soient venus en une seule grande vague qui s'est déplacée lentement sur un large front, et non en plusieurs vagues successives, étalées sur sept ou huit siècles, et sur des espaces plus restreints, comme dans le cas des invasions helléniques et germaniques. (14) Ce fait même est encore sujet à controverse, certains auteurs considérant que les représentations du Bouddha trouvées dans la région de Mathourâ seraient antérieures aux bouddhas gréco-bouddhiques.

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plan politique. Un autre élément vient confirmer la continuité de cette évolution : l'extraordinaire expansion de cette civilisation, très loin de son foyer, et ce précisément à l'époque des invasions dont nous venons de parler. A notre sens, cette expansion n'a pas lieu, comme le suggèrent certains historiens d'aujourd'hui, à cause de la pression « barbare » (car cette pression ne semble pas avoir provoqué de migration massive, et d'ailleurs l'expansion est essentiellement le fait des marchands, des artisans et des missionnaires), mais en dépit d'elle. En effet, l'Inde, au nord comme dans le Dekkan, se trouve en période d'expansion, grosso modo, de la fin de l'empire maurya au début de l'empire goupta, du IIe siècle avant J.-Ch. au iv* siècle après J.-Ch. (15) — donc approximativement entre le 11e et le 16* siècle « d'âge » de cette civilisation, en un mouvement comparable aux expansions hellénique (vm* au m e siècle avant J.-Ch.) et occidentale (xv* au xix* siècle), qui ont lieu exactement au même « âge », si l'on admet que l'époque larvaire de la civilisation gréco-romaine commence à un moment entre le xx* et le χνπΓ siècle avant J.-Ch., avec l'arrivée en Grèce des premiers Hellènes, et l'époque larvaire de la civilisation occidentale, à la fin du iv* siècle après J.-Ch., avec l'installation des Francs sur la rive gauche du Rhin. A travers cette époque de confusion, peut-on distinguer une véritable lutte pour l'hégémonie ? Peut-on considérer les conquêtes successives de ces dynastes étrangers, puis la longue rivalité des royaumes du nord avec les Çâtakarni du Dekkan, comme l'équivalent d'une ère des Royaumes Combattants ? On hésite à se prononcer. Toujours est-il que l'Inde entière, de l'extrême nord-ouest jusqu'au pays andhra, connaît alors une grande effervescence intellectuelle et artistique et une certaine unité de style et de pensée, malgré le morcellement et les rivalités politiques. Aussi, lorsqu'une dynastie forte réapparaît au Magadha au début du iv° siècle, avec le nouveau Tchandragoupta, l'unité impériale de tout le nord de la péninsule est-elle rétablie en quelques dizaines d'années. La dynastie compte plusieurs générations de souverains remarquables et il est permis de supposer que l'empire goupta, Etat unitaire de la civilisation indienne, aurait duré quelques siècles encore n'eut été la terrible invasion des Huns Hephtalites à la fin du v* siècle. La preuve indirecte nous en est fournie par la reconstitution de l'empire pendant la première moitié du vu* siècle sous le sceptre de Harsha (16). Or, de (15) Deux éléments permettent aux historiens de dater avec quelque précision le début de l'influence indienne en Indochine et en Indonésie : la découverte dans différents sites de ces régions de statuettes du Bouddha dans le style d'Amarâvatî, important centre bouddhiste dès avant l'ère chrétienne, et l'identification de noms indiens parmi les listes de souverains de différents pays de la péninsule indochinoise, dans les annales chinoises à partir du i " siècle de notre ère. (16) L'image de ce grand roi, originaire de l'antique centre de Thaneçvar, nous est mieux connue que celles de la plupart des souverains indiens grâce à la conjonction d'une source locale (son historiographe officiel, Bâna) et d'une source chinoise (le pèlerin bouddhiste Hiuan-Tsang). On pense immédiatement à d'autres grands « politiques » de l'histoire indienne, à Açoka, à Açvagosha, car il allie, avec le même bonheur, la vaillance et le sens politique, à la piété et au talent littéraire.

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tout ce que nous savons du règne de Harsha et de son temps, il ne se dégage pas encore l'impression d'un « bas-empire >. Pourtant deux remarques s'imposent : 1. Dès cette époque, de puissants royaumes rivaux se sont constitués dans le Dekkan et dans le sud de la péninsule, celui des Tchaloukya et celui des Pallava. Poulakeçin II, des Tchaloukya, sera pour Harsha un voisin dangereux, et nous verrons plus loin que l'épanouissement culturel désormais ralenti dans le nord, dans les domaines de l'ancien empire goupta, se poursuit dans les royaumes du sud. 2. Au contraire, le nord qui a vu se dérouler un cycle de civilisation complet, d'environ 23 siècles (du xvi'-xv" siècle avant J.-Ch. au vu* siècle après J.-Ch.), entame un processus de désagrégation, avant même de recevoir, au siècle suivant, le choc de l'islam ; et ce processus ne sera pas arrêté par la pression permanente des Etats musulmans qui, par à-coups, s'enfonceront de plus en plus profondément dans la péninsule. On a l'impression que l'Inde du Nord est entrée dans une « période intermédiaire » ou un « moyen-âge » — en fait les symptômes sont les mêmes mais, dans le premier cas, on aura, après quelques siècles, un retour à la forme antérieure de civilisation (Egypte, Chine), dans le deuxième cas, la naissance d'une nouvelle civilisation (Crète Grèce ·> Occident). On assiste d'abord à un morcellement selon des particularismes provinciaux, à base géographique, économique, ethnique, particularismes qui, le plus souvent, subsisteront jusqu'à nos jours ; ensuite à la naissance de nouvelles langues, ou du moins à l'apparition de littératures en langue populaire : hindi, bengali, goujarâti. Nous avons déjà rencontré des phénomènes analogues pendant les périodes intermédiaires de l'Egypte antique, au Moyen-Orient après la chute des Achéménides, pendant le Moyen-âge occidental ; enfin à l'apparition, à partir du vu* siècle, des féodaux Rajpoutes, trait caractéristique d'un état médiéval. On discute encore de l'origine des Rajpoutes, la théorie la plus répandue voulant qu'il s'agisse de descendants des Scythes ou d'autres tribus indo-européennes entrées par les passes du Nord-Ouest quelques siècles auparavant — comme on a discuté de l'origine ethnique des seigneurs féodaux du haut Moyen-âge occidental. Peu importe en définitive. Ce qui nous intéresse ici, c'est le phénomène en soi, sous son aspect social, économique, politique, culturel, car nous nous trouvons, avec les Rajpoutes, en présence de ces mœurs typiquement médiévales — courage individuel, sens de l'honneur, rudesse et simplicité, passion des récits héroïques, etc. — que nous avons déjà observées dans toutes les civilisations au stade de la désagrégation de l'Etat unitaire et de l'attente, soit d'une reconstitution de l'empire (cas d'une « période intermédiaire »), soit de la naissance d'une nouvelle civilisation (cas d'un e moyen-âge »). Nous retrouvons tous ces traits chez les Rajpoutes,

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qu'ils soient les représentants d'une « race guerrière » bien déterminée, ou le produit social d'un âge de la civilisation. Car la seule décomposition interne suffit parfois à provoquer de tels phénomènes, encore qu'il soit probable que les qualités typiques du seigneur féodal apparaissent plus aisément chez de récents barbares que chez les anciens « impériaux » retournés au désordre médiéval. Egalement caractéristique d'une ère médiévale, la renaissance d'une littérature épique. Ainsi les exploits de Prithivirâja d'Ajmir, et sa résistance héroïque aux musulmans à la fin du XII* siècle, sont encore aujourd'hui des sujets d'épopée en pays de langue hindie. Auparavant déjà, l'activité artistique, littéraire et philosophique s'était déplacée vers les royaumes périphériques de l'ancien empire goupta : le Bengale, l'Assam, le Cachemire, avec une certaine prédilection pour des formes d'expression plus « jeunes », comme un retour à un autre âge de la civilisation (poésie épique, par exemple). La féodalisation de l'Inde du nord continue malgré la pression de l'ennemi extérieur. Les musulmans, en effet, sont apparus dans le Sind dès les premières années du vin" siècle. Pendant deux siècles et demi, cette pression n'est pas excessive, quoique dès la seconde moitié du vin* siècle, les musulmans soient dans la vallée de Kaboul. Ils tiennent la route des invasions. En fait, ce ne sera qu'à la fin du x° siècle, avec l'installation des Turcs ghaznévides dans l'actuel Afghanistan, que la présence musulmane aux portes de l'Inde deviendra pour celle-ci un danger mortel. Danger mortel, car à l'inverse de ce qui s'est passé depuis plus de deux millénaires, nous avons affaire à un envahisseur qui est porteur d'un « message » et qui, en quelque sorte, refuse l'indianité — et il convient de rappeler que les musulmans qui occuperont l'Inde ne sont pas des Arabes, mais des Turcs, des Afghans, des Mongols. Dès l'aube du xm" siècle, toute l'aire indo-gangétique est entre les mains des musulmans, mais l'Inde centrale et méridionale, malgré ses divisions, résistera jusqu'au xv* siècle, presque aussi longtemps que Byzance, à l'autre extrémité de l'Asie. Et non seulement elle opposera cette longue résistance armée, mais elle résistera aussi par l'esprit, car la période post-impériale voit éclore une seconde floraison de la civilisation indienne, du vin* au xii" siècle. Quelle pourrait être l'explication de ce phénomène ? Nous l'avons dit au début de ce chapitre, un des éléments qu'il ne faut pas jamais perdre de vue lorsqu'on cherche à analyser le cycle indien de civilisation, c'est le fait qu'une moitié du monde indien a pratiquement échappé à l'unification politique, sauf, en partie, pour la trop brève période d'unité imposée par les Maurya, à un moment où la civilisation indienne n'avait pas encore atteint sa maturité. Cette observation est essentielle à l'intelligence de cette civilisation, puisque — nous venons de le voir — notre « cadre » s'applique bien à l'évolution politique de la moitié nord de la pénincule, l'aire indo-gangétique. Le Dekkan nous apparaît, dès lors, plutôt comme une sub-civilisation fécondée par la civilisation indienne, mais restée en marge de son cycle

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politique, un peu comme la Perse moderne dans le cadre de la civilisation arabe. Or, c'est surtout au Dekkan que se produit la seconde floraison culturelle de l'Inde. Pourtant l'unité culturelle du sous-continent est indéniable et personne ne songe à isoler l'histoire du Dekkan, même dans sa partie restée essentiellement dravidienne, du reste de l'histoire indienne — d'aucuns seront même tentés d'affirmer que c'est là que s'est toujours trouvée, que se trouve encore, l'Inde véritable, l'Inde la plus « indienne •» —. Par ailleurs, même dans le nord unifié par les Maurya et les Goupta, l'Inde n'a jamais connu un empire aussi centralisé que le Moyen-Orient sous les Perses ou l'aire méditerranéenne sous les Romains. Est-ce dû au hasard, ou faut-il attribuer la souplesse de cette structure impériale au manque d'agressivité typique de l'Indien ? Il n'en est que plus remarquable qu'en dépit de la brève durée de ces empires et des liens assez lâches qui ont tenu leurs différentes parties, en dépit aussi de la grande diversité des langues d'un bout à l'autre du souscontinent, il se dégage de cet ensemble une telle impression de communauté spirituelle. Voyons à présent, comme nous l'avons fait dans chaque cas, dans quelle mesure l'évolution de la pensée et des arts peut éclairer notre sujet. L'impulsion — à plusieurs reprises — est venue du nord, à tout le moins à l'époque que l'on peut qualifier d'historique : c'est par le nord-ouest que se produit l'invasion âryenne, c'est par là que pénètre l'influence perse, puis l'influence hellénique ; c'est au nord que se fait d'abord la synthèse védique des mythes et de la cosmogonie d'origine âryenne avec le vieux fonds pré-indo-européen ; c'est au nord également qu'apparaissent et le djaïnisme et le bouddhisme ; c'est au nord enfin que se constituent les grands empires qui assurent, pour un temps, l'unité partielle du monde indien. Tout cela vient du nord. Et sans doute aussi ce qui a précédé, c'est-à-dire la civilisation de Harappa et de MohenjoDaro, si c'est elle qui a emprunté à Sumer et non l'inverse — et peut-être les Dravidiens eux-mêmes, si certaines ressemblances entre leur langue et des langues de l'Europe pré-indo-européenne se vérifiaient (17). Plus encore, l'extrême sud de l'Inde, malgré son originalité, ne semble accéder à la Hochkultur qu'une fois qu'il a reçu la greffe du nord. Du moins, c'est à une telle conclusion que conduit cette datation objective des monuments littéraires et artistiques du sud : aucun n'est antérieur au contact avec le nord (18). Et pourtant... Pourtant, on ne peut s'empê(17) Voir entre autres l'hypothèse avancée par N. LAHOVARY, La diffusion des langues anciennes du Proche-Orient ; leurs relations avec le basque, le dravidien et les parlers indo-européens primitifs, Berne, Francke, 1957, 372 p., et brève note critique de V. BUESCO dans Revue des Etudes Roumaines, V-VI, 1957-58 (1960), p. 293. On avait de même proposé, précédemment, des rapprochements avec les langues scythiques ou avec les langues de la famille finno-ougrienne. (18) Ainsi par exemple, dès ses premiers témoignages écrits, le tamoul, la langue dravidienne dont la littérature est la plus riche, a déjà fait des emprunts au sanskrit.

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cher de constater également que ce qu'il y a de plus spécifique dans la pensée et l'art indiens semble appartenir au vieux fonds pré-âryen et que chaque vague qui déferle sur le nord — ou du nord vers le sud — si elle apporte quelque élément nouveau, celui-ci tend vite à s'assimiler à l'élément ancien, et ne prend sa valeur qu'une fois transfiguré, parce que fondu dans la masse de l'Inde pérenne. C'est, probablement, la lenteur de la pénétration âryenne jusqu'au Dekkan qui a permis à ce « réservoir » de l'Inde centrale et méridionale de n'être atteint que tardivement et progressivement par les formes de la nouvelle civilisation et d'être ainsi en mesure de réagir sur celle-ci à son tour, bien au-delà de sa période d'incubation dans le nord. Ce qui expliquerait en partie les profondes modifications que la culture indienne, tout en restant elle-même, subit dans la religion, la pensée, l'art, après l'ère impériale, ce qui est tout à fait inaccoutumé. Et c'était déjà chose rare que d'avoir atteint son âge d'or en pleine ère impériale (goupta) alors que, dans tous les autres cas où l'observation nous est permise, la floraison maxima d'une culture précède l'ère impériale et a lieu le plus souvent au cours de la période des Royaumes Combattants. Mais essayons de voir de plus près quelle a été l'évolution spirituelle et artistique de l'Inde dans son ensemble, parallèlement aux développements politiques que nous avons très brièvement esquissés. Première remarque qui confirmera ce que nous venons de dire : la création de la littérature religieuse et philosophique en Inde se déplace, dans le temps, d'ouest en est, puis vers le sud. Le cadre géographique de ce qu'il est convenu de considérer comme le plus ancien des recueils d'hymnes religieux, le Rig-véda, est le pays des « Sept rivières >, le Penjab et la vallée de l'Indus, donc l'extrémité nord-ouest de la péninsule. Le cadre des textes védiques plus tardifs, ou du Mahâbhârata, c'est le « champ des Kourou », la région de la Sarasvati, de la Yamounâ et du haut Gange, autrement dit le centre-nord, d'où rayonnera plus tard la ville de Thaneçvar, patrie de Harsha. Un millénaire après la date probable de l'arrivée des Aryens en Inde, le djaïnisme et le bouddhisme, peut-être aussi les plus anciennes Oupanishad, sont de la moyenne et basse vallée du Gange. Enfin lorsque, bien plus tard, après l'ère impériale, l'antique religion de l'Inde aura été transfigurée par l'assimilation des mythologies non âryennes et sublimée par le contact avec le djaïnisme et le bouddhisme, le grand Docteur de l'hindouisme nouveau sera un homme du sud — et même de l'extrême-sud — Çankara. Le bouddhisme, toutefois, a cessé très tôt d'être purement ou exclusivement indien. En même temps qu'il passait d'une philosophie issue de la spéculation védique à une véritable religion, il se répandait, d'abord dans le sud de l'Inde, puis à Ceylan, dans la péninsule indochinoise, en Insulinde et, contournant par l'ouest l'Himalaya, en Asie Centrale et en Chine. Mais c'est dans l'Inde du nord que l'on décèle les premiers symptômes de cette modification et qu'apparaît le nouveau bouddhisme du Mahâyâna (le Grand Véhicule) imprégné d'une certaine mythologie pré-bouddhique et contaminé par les grands mouvements religieux du

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Moyen-Orient. C'est là que, des siècles durant, sera la source de la vraie spéculation bouddhique, à laquelle viendront s'abreuver les pèlerins de tout l'Orient. La prolifération des grandes œuvres de l'exégèse bouddhiste a lieu entre le i " et le vu* siècle. Un premier sommet se situe au temps de Kanishka, en cet extrême nord-ouest, le Gandhâra, où, sous des souverains venus des steppes, se rencontrent les influences de l'Inde, de la Perse, de la Grèce et même de la Chine (19). Elle est dominée par la figure d'Açvaghosha, poète, musicien, philosophe et ministre de Kanishka ; brahmane de naissance, converti au bouddhisme, il sera la principale autorité du grand concile bouddhiste réuni par Kanishka à Péshawar. Presque contemporain d'Açvaghosha, le grand philosophe Nâgârjouna, originaire du Berar, aux confins de l'Inde du nord et du Dekkan, là où apparaît aussi l'art le plus original de l'Inde, est le créateur avec son successeur Aryadeva d'une des écoles de pensée les plus caractéristiques, dans son quasi-nihilisme, de la philosophie indienne. Enfin au iv* siècle, dans la lignée d'Açvaghosha, deux penseurs dont la légende veut qu'ils aient été frères, Asanga et Vasoubandhou, sont, dans ce même Gandhâra, à l'origine d'une doctrine idéaliste qui aura plus tard, jusqu'en Chine et au Japon, un retentissement considérable. Malgré les difficultés qu'éprouve un Occidental à se familiariser avec la pensée hindoue, on doit se rendre à l'évidence : au cours de l'Histoire, aucun foyer philosophique, à l'exception peut-être du foyer hellénique, n'a rayonné aussi longtemps et aussi loin que celui qui s'était allumé au début de notre ère dans le nord de l'Inde. Dans tout le nord, car le foyer, sous les Gouptas, se déplace vers la vallée du Gange, où affluent, à la cour ou à l'université, des hommes de tous les horizons. L'école philosophique des Yogâcâras, créée par Asanga et Vasoubandhou et continuée par le logicien Dignâga, fleurit à l'université de Nâlandâ, fondée non loin de Pâtalipoutra, par l'un des derniers empereurs gouptas. Et c'est également du Maghada qu'au v* siècle un ex-brahmane, Bouddhagosha, s'en ira à Ceylan traduire en pâli les textes sacrés du bouddhisme. Rappelons enfin que cette floraison exceptionnelle s'étale de l'ère de Kanishka à la fin de l'ère goupta, autrement dit du milieu de la période troublée qui précède l'établissement de l'Etat unitaire, au milieu de la période unitaire, si l'on admet que 1'« empire universel » fondé par les Gouptas est prématurément interrompu par l'invasion des Huns et qu'il se reconstitue un moment, au νιΓ siècle, sous Harsha. Ainsi le grand élan du bouddhisme indien coïncide dans le Nord avec la plus belle floraison culturelle et le summum de la puissance politique. (19) MASSON-OURSEL (L'Inde antique et la civilisation indienne, tome XXVI de la collection l'Evolution de l'Humanité) relève judicieusement que la numismatique elle-même, sous Kanishka, reflète cet éclectisme, dans les divers titres dont se pare le prince : Roi des Rois (Perse), Basileus (grec), Adjïrâja (indien), Devapoutra (traduction sanscrite de Fils du Ciel) ; et aussi dans les images de dieux qu'elle reproduit : le Bouddha, à côté de Çiva, de Mithra, d'Héraclès.

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Que s'est-il passé ensuite ? Dès l'époque de Harsha, Hiuan-tsang est témoin d'un certain recul. L'invasion des Huns Hephtalites et les terribles dévastations et persécutions qu'elle a entraînées ont dû porter un coup sévère aux monastères et à 1'« église » établie. Mais cela n'explique pas suffisamment ce repli soudain qui coïncide étonnamment avec le déplacement du centre de gravité, politique et culturel, du Nord vers le Centre et le Sud, et avec cette sorte de « renaissance » religieuse que représente l'affirmation de l'hindouisme. Tout se passe comme si, à partir du vu* siècle, après des siècles d'éclectisme, de mélanges et d'hybridation, une certaine indianité spécifique reprenait le dessus. Le couronnement de cette réaction, c'est l'hindouisme et la philosophie de Çankara. Çankara, nous l'avons dit, est un homme du sud, originaire de la côte des Malabar. Le style de sa dialectique évoque Al-Ghazali, ou Avicenne, ou encore les docteurs du Moyen-âge occidental (20). Est-il leur « contemporain » en termes de civilisation ? Assurément non, puisque ceux-là ont vécu avant l'ère de l'Etat unitaire de leur civilisation, tandis que Çankara vient après. Là encore, nous devons faire intervenir la non-concordance entre le développement culturel du Sud de l'Inde et le cycle du Nord. Un Çankara n'aurait pas pu apparaître dans le Nord, après l'ère impériale, mais il pouvait apparaître dans le Sud qui n'avait pas vécu le même cycle de civilisation et avait été fécondé plus tard. Çankara, le grand docteur de l'hindouisme, est l'héritier, dans le Sud, de la longue lignée des dialecticiens bouddhistes (et aussi djaïnistes et orthodoxes) du Nord. Voyons à présent ce que nous enseigne l'évolution de la littérature. Remarquons tout d'abord son exceptionnelle abondance, surtout en comparaison des documents qu'on pourrait appeler « historiques ». Il est vrai qu'elle est purement orale pendant des siècles, et même des millénaires. Remarquons ensuite qu'elle est imprégnée de religiosité dans presque toutes ses manifestations, dans presque tous les genres. On a pu affirmer qu'aucune grande culture n'a vécu l'esprit religieux d'une façon plus profonde, plus répandue, plus générale. Autres signes particuliers, qui pourraient être les signes d'un extrême conservatisme : d'abord le fait qu'une très grande partie de cette littérature est écrite en sanscrit qui est déjà une langue morte au moment où l'Inde accède à la littérature écrite (21) ; ensuite l'apparition très tôt d'une science de la grammaire hautement évoluée (Pânini, lui aussi originaire du NordOuest, est probablement du iv* siècle avant J.-Ch.). (20) Tel dialogue entre le Bouddhiste et le Védantîn dans le Brahmasûtrabhâsya de Çankara rappelle étrangement les disputes scolastiques entre réalistes et nominalistes (« rappelle » pour nous, s'entend, puisque Çankara précède ces derniers de quatre ou cinq siècles). (21) Il convient de signaler ici le rôle accidentel que semblent avoir joué les Indo-scythes, et les envahisseurs en général au début de notre ère, dans la vulgarisation du sanscrit, soit que les nouveaux maîtres aient fait fi, délibérément, du caractère sacré que cette langue conservait depuis des siècles, soit au contraire qu'il se soit agi d'une réaction naturelle des autochtones contre les dominateurs étrangers, réaction que ceux-ci auraient en quelque sorte sanctionnée.

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Ceci dit, nous retrouvons dans la littérature indienne les mêmes étapes que dans les autres grandes littératures de l'histoire universelle. La poésie épique est la première à paraître, et sa durée en Inde, nous l'avons vu, est particulièrement longue. La poésie didactique, la lyrique, le drame suivent. Ce dernier atteint sa pleine maturité au m* siècle (?) après J.-Ch. avec le dramaturge Bhâsa. Açvaghosha s'y était déjà essayé un siècle et demi avant lui, et le grand roi Harsha, au vu* siècle, à la fin de l'ère impériale, sera lui aussi auteur dramatique. En pleine période impériale, sous les règnes de Tchandragoupta II et Koumâragoupta (iv'-v* siècles), le plus grand peut-être, Kâlidâsa, avant tout poète lyrique, mais qui écrit aussi des drames et des épopées. Et c'est le moment où tous les arts fleurissent, la musique, l'architecture et la peinture autant que la littérature. Après ce moment, on assiste à une modification, soit que la veine fût tarie, soit qu'on tombât dans la préciosité, la rhétorique, l'exagération, la prolifération des formes. L'Inde entre dans son âge baroque et nous verrons tout de suite que dans les arts plastiques ce baroque sera particulièrement exubérant et se figera dans le temps, au point de représenter aujourd'hui l'image que les hommes des autres cultures se font de l'Inde. Mais remarquons d'abord que cette floraison déborde, et dans le temps et dans l'espace, les limites de l'empire goupta. La philosophie bouddhiste a pris son élan au Ghandhara, sous les règnes des rois Kouhchans ; Oujjaini, au cœur du pays Mâlva — l'antique Avanti — est le centre le plus brillant de l'indianité sous les « grands satrapes > scythes, et c'est là qu'apparaît Bhâsa. Enfin, c'est encore plus au sud, sous les dynasties des Vâkâtaka et des Tchaloukya, que se situe, entre le iv* et le vu* siècle, la grande époque de la peinture d'Ajantâ. Dans l'ensemble, cette floraison de la culture indienne dure environ du i " au vu" siècle dans le nord et continue encore 3 ou 4 siècles dans le centre et le sud. Il s'était écoulé à peu près le même laps de temps entre Hésiode et Plotin. L'évolution des arts plastiques confirme ce qui précède. D'une part l'initiative semble appartenir au Nord, d'autre part c'est dans le Centre et le Sud qu'apparaissent les œuvres les plus caractéristiques (une seule réserve à cette affirmation : le Nord ayant été beaucoup plus dévasté que le Sud par les razzias musulmanes, et les nouveaux maîtres ayant abondamment construit par la suite en un nouveau style indo-musulman, il est possible que notre jugement soit affecté par cette pénurie de monuments anciens dans le Nord du pays). Dans l'ensemble, les œuvres antérieures à l'influence perse sont rarissimes, probablement en raison de l'emploi de matériaux trop friables. Ce qui nous a été conservé (ou plus exactement ce que l'on croit pouvoir attribuer à une tradition locale dans des œuvres qui sont déjà contemporaines de l'influence étrangère) possède des traits que nous retrouvons à travers les âges et qui même s'accuseront avec le temps : contact avec la nature, profusion de la décoration florale, fraîcheur des expressions, mais déjà une tendance à l'exubérance et à la primauté du mouvement. L'influence perse (déjà teintée d'hellénisme) apporte en même temps que des techniques plus perfectionnées, un sens nouveau

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du monumental et du hiératique. Puis vient l'influence grecque et la naissance de ce qu'on a appelé l'art gréco-bouddhique, particulièrement dans l'iconographie. Nous avons vu plus haut comment cet apport étranger s'indianise progressivement pour donner naissance à un art hautement original qui ne doit plus grand-chose à ses lointains modèles. A vrai dire, dans la transformation progressive de l'image du Bouddha, ce ne sont pas seulement certaines formes autochtones qui reparaissent et modifient le modèle étranger, mais une nouvelle spiritualité qui sourd, et empreint le visage du Saint d'une douceur ineffable. L a sculpture bouddhique est probablement, aux côtés de l'art chrétien médiéval, une des plus pures représentations sculpturales du sacré. Le développement des arts plastiques en Inde est parallèle, à peu de chose près, à celui de la grande littérature — en gros, de l'époque maurya à la fin de l'époque de Harsha, avec toutefois un léger retard et des prolongements dans le sud pendant cinq ou six siècles encore. Cet art se répand, en même temps que le bouddhisme, dans tout l'Extrême-Orient, et s'y diversifie. Surtout, pour ce qui est de l'Inde elle-même, il est à l'origine de l'art d'inspiration hindouiste, plus tardif, qui atteint son plein épanouissement du vm* au x* siècle, notamment à Ellorâ, immédiatement au Sud des limites de l'Etat unitaire (Goupta, Harsha) et après la disparition de cet Etat. Egalement au sud de cette ligne, mais précédant l'art d'Ellorâ de trois siècles environ, les célèbres peintures des grottes d'Ajantâ, qui appartiennent encore à la communauté bouddhiste, représentant probablement le sommet de l'art pictural en Inde. Elles auront une influence considérable dans tout l'ExtrêmeOrient, jusqu'au Japon. Quelle est l'origine de cet art pictural, qui n'a pas pu surgir ex nihilo, avec une telle maîtrise ? On n'a pas établi, à notre connaissance, une filiation plausible. Faut-il le rattacher aux fresques du Seistan et de l'Iran, ce qui lui donnerait une origine commune avec l'art byzantin ? Nous posons la question. Cependant, le traitement, la manière, l'esprit qui s'en dégage, sont essentiellement différents, et proprement indiens. On s'accorde généralement à y reconnaître l'influence de l'art d'Amarâvatî (côté Sud-Est), dont l'époque de floraison se situerait entre la fin de l'époque maurya et le début de l'époque goupta. Ainsi, dans les œuvres picturales les plus classiques de l'Inde, l'influence du Nord et celle du Sud se rencontrent là, en une harmonieuse synthèse. Quelques siècles plus tard, dans les œuvres d'inspiration brahmanique d'Ellorâ, non loin de là, une évolution se dessine déjà vers le grandiose, le surnaturel, le tourmenté. Et cette tendance ira en s'aggravant. A u mouvement équilibré succédera la violence frénétique, et à la grâce, la mièvrerie. Un baroque exubérant, et parfois monstrueux, finira par s'imposer et se généraliser au point d'envahir tous les domaines de l'expression artistique. Cette ultime évolution est probablement due à la fois au phénomène général du passage à un certaine « romantisme » après le classicisme des grandes époques, et à une cause particulière : le glissement du centre de gravité, de la civilisation indienne du Nord vers le Sud, d'un milieu plus aryanisé et soumis davantage aux courants

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extérieurs, à un milieu plus purement dravidien — avec le corollaire de cette modification : la victoire de l'hindouisme. En résumé, le développement de l'art indien suit une courbe à peu près « normale », avec cette particularité qu'il éclot à une époque relativement tardive de la civilisation, qu'il atteint sa maturité à l'époque impériale (et non pas avant) et à l'époque immédiatement suivante hors des limites de l'empire, enfin qu'il prolonge pendant quelques siècles encore sa floraison dans ce Dekkan qui avait échappé à l'Etat unitaire du Nord. Il y aura encore des œuvres hindoues de valeur jusqu'au xvii" siècle, mais la conquête musulmane superposera peu à peu son cadre, politique et aussi culturel. Puis viendra l'Occident, la lutte d'influence entre Français et Anglais, enfin l'unification — totale cette fois — sous ces derniers. Depuis la conquête musulmane, la civilisation indienne se survit à elle-même en une demi-torpeur, un peu comme l'Egypte antique sous les Perses, puis sous les Grecs. Quelles auront été les conséquences profondes de la domination anglaise, et du traumatisme culturel qu'elle aura engendré, il est trop tôt pour se prononcer. Dans l'immédiat, il semble qu'en dépit d'une certaine uniformisation des mœurs administratives, de la constitution d'une certaine infrastructure matérielle de type occidental et de la formation d'une mince couche sociale de culture britannique, la masse indienne est encore profondément attachée à tous les aspects de son antique civilisation, avec ce que cela comporte de conséquences négatives dans l'actuel processus d'occidentalisation. En ce sens, le monde indien, plus encore peut-être que le monde arabe, apparaît pour le moment comme un des plus réticents à s'engager résolument dans la voie de l'adaptation intégrale de la civilisation occidentale.

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Arrivé à ce stade, est-il encore besoin de rappeler que notre essai n'a, ni de près ni de loin, l'intention de présenter un tableau, si succinct soit-il, de l'histoire universelle ? Non seulement nous avons délibérément laissé de côté de larges pans d'histoire concernant des peuples qui ne s'insèrent pas dans la trame des grandes civilisations telles que nous les avons définies, mais encore les brèves esquisses que nous avons tentées de celles-ci ont eu pour seul objet la recherche des similitudes, des concordances, qu'elles pouvaient présenter entre elles. Autrement dit, nous avons cherché à établir si, et dans quelle mesure, les civilisations connues se conforment toutes dans leur évolution à un certain schème. Ce faisant, les aspects les plus originaux de chacune d'entre elles ont, très probablement, été négligés. Aussi ne faut-il voir aucun rapport entre l'importance relative des chapitres consacrés ici aux diverses civilisations et la place qu'il conviendrait de réserver à chacune d'elles dans une histoire générale de l'humanité. Si nous avons cru nécessaire ce rappel en tête de ce chapitre, c'est que malgré sa profonde originalité, son étendue, sa durée, son importance dans l'histoire universelle, la civilisation chinoise, à l'instar de la civilisation égyptienne et pour les mêmes raisons, ne nous retiendra pas longtemps. Elle nous est, en effet, de peu d'utilité dans notre essai d'histoire comparée, pour la raison que nous ne pouvons l'étudier avec quelque précision que dans sa phase finale, celle de 1'« empire universel », avec ses effondrements et ses renouveaux, et, à un moindre degré, dans sa phase des Royaumes Combattants. Ceci dit, nous allons nous poser d'abord la même question que nous nous sommes déjà posée au sujet de la civilisation indienne : à quelle date remonte cette civilisation ? ou plus exactement : les premiers témoignages que nous avons d'ime vie civilisée dans l'aire qui sera par la suite celle de la civilisation chinoise, appartiennent-ils déjà à cette dernière, ou faut-il supposer l'existence d'un cycle antérieur, l'existence d'une civilisation proto-chinoise ? Il n'est pas plus aisé de répondre à cette question dans le cas de la Chine que dans le cas de l'Inde. Les données sont, cependant, différentes : d'une part, les vestiges de la haute antiquité chinoise sont moins abondants et plus difficiles à interpréter que ceux de la vallée de l'Indus ; en échange, les annotations historiques ultérieures et les souvenirs légendaires sont incomparablement plus riches, et évoquent tous l'existence, dans un passé immémorial, d'une époque d'unité et de splendeur de la royauté chinoise. Or il n'est plus permis aujourd'hui de faire fi de ces données légendaires, comme il était

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de mode il y a encore une cinquantaine d'années. Trop de découvertes sont venues nous prouver, des légendes mésopotamiennes aux récits bibliques et aux poèmes homériques, qu'on ne doit pas écarter systématiquement le mythe et la légende comme reflets de l'histoire. Dans le cas de la Chine, ces réminiscences d'un âge d'or et d'une unité perdue trouvent un début de confirmation dans la persistance à Lo-Yang, au centre du plus ancien pays chinois, et cela jusqu'à la dernière phase de l'ère des Royaumes Combattants, d'un Souverain de la dynastie Tcheou, dont la royauté avait été peu à peu vidée de substance, mais qui était encore respecté comme le seul « Fils du Ciel », investi du mandat céleste. Ce respect pour une institution sans pouvoir réel ne peut s'expliquer que par ime longue et vénérable tradition (1). Cette ancienne royauté est encore confirmée par les fouilles de NganYang (Anyang), dans le Ho-nan septentrional, qui ont révélé une civilisation brillante de l'âge du bronze, datant de la dynastie Shang, qui avait précédé celle des Tcheou. Les données archéologiques s'accordent aux données de l'histoire traditionnelle pour situer cette époque à la fin du n* millénaire, soit entre le xm" et le xi e siècle, environ, avant notre ère. Comment interpréter ces données en termes de « civilisation » ? D'après la chronologie la plus généralement admise, les débuts de la première dynastie, celle des Hia, fondée par le légendaire Yu le Grand, se situeraient aux environs de l'an 2000. Cette dynastie aurait été remplacée à la fin du xvi* siècle av. J.-Ch. par celle des Shang, qui est supplantée à son tour vers —1028 (chronologie Karlgren) par celle des Tcheou, originaire de la province plus excentrique du Chen-si et de la vallée de la Wei. Jusqu'alors, le monde chinois (2) avait été circonscrit à la moyenne vallée et à une partie de la basse vallée du Houang-ho. C'était une aire de dimensions comparables à celles des autres civilisations connues de la première génération, dans d'autres grandes vallées alluviales : vallée du Nil, Mésopotamie et, peut-être, vallée de l'Indus. Cette prise de pouvoir par les Tcheou s'accompagne, si l'on en juge d'après les vestiges archéologiques, d'un certain recul de l'art, et donc probablement de la culture dans son ensemble. Politiquement aussi, le royaume chinois des Tcheou est en nette régression dès le deuxième tiers du vin* siècle, lorsque la dynastie, chassée de son fief d'origine, le (1) Quoi qu'on en ait deux exemples à des époques médiévales : les Mérovingiens et les empereurs du Japon du temps des Shogouns. (2) Il est, certes, impropre d'user du terme « chinois » pour désigner le pays et la société d'avant l'établissement, dans cette aire géographique, de l'empire de Ts'in Che Houang-ti, au m* siècle, puisqu'il semble établi que le nom de la Chine dérive de celui de l'Etat « césarien » de Ts'in (sanskrit : Tchina, grec : Sinai). C'est un peu comme si nous avions pris l'habitude de qualifier de « romaine » toute la civilisation de la Méditerranée antique (hellénique, et peut-être aussi crétoise). Si l'on reste cependant conscient de ce que cette terminologie traditionnelle a d'arbitraire et stricto sensu d'inexact, il n'y a pas d'inconvénient à la conserver et il y aurait, sans doute, aujourd'hui quelque prétention à en vouloir proposer une autre. 13

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Chen-si, par une invasion barbare, se replie sur le Ho-nan, tandis que le reste du royaume commence à se diviser en seigneuries de plus en plus indépendantes. C'est vers cette époque (vin" siècle av. J.-Ch.) que les historiens modernes préfèrent situer le début de l'ère des Royaumes Combattants que l'histoire chinoise traditionnelle place entre —481 et — 221.

Comme pour l'Occident, pour l'Antiquité méditerranéenne ou pour le Proche-Orient, le nombre et la puissance relative des compétiteurs, des Contending States, varie d'un siècle à l'autre. Au vu* siècle, si l'on exclut d'emblée le royaume suzerain des Tcheou déjà décadent, les plus importantes des principautés rivales sont : Tcheng, Wei, Ten, Ts'i, Lou, Soung, Wou, Tch'ou, Tsin et Ts'in. Quatre siècles plus tard, au moment de la montée irrésistible de Ts'in, les Etats rivaux ne sont plus tout à fait les mêmes : on a, à côté des trois principaux, Ts'i, Ts'in et Tch'ou, Han, Wei, Tchao et Yen. Remarquons en passant I o que le premier de ces Etats à étendre sa domination au détriment des autres unités qui constituent alors le monde chinois, est un Etat périphérique, celui de Tch'ou, sur le moyen Yang-tseu-kiang, sinisé depuis peu, par contagion et non par conquête. Sa situation dans le contexte chinois offre une certaine analogie avec celle de la Macédoine dans le monde hellénique. Ce sont ses tentatives de conquête vers le Nord, dès le vu* siècle, qu'il convient sans doute de prendre comme point de départ de l'ère des Royaumes Combattants ; ce sont elles qui provoquent, dans cette sorte de confédération qu'est devenue alors la vieille Chine, comme réflexe de défense, cette institution qui a reçu traditionnellement le nom de système des Hégémons (période des « Cinq Hégémons ») ; on dirait aujourd'hui : un système de commandement unique. Le premier des Etats hégémoniques, c'est Ts'i. Vers la fin du vu* siècle, l'hégémonie passe à Ts'in. C'est un Etat périphérique, de l'Ouest cette fois, issu probablement d'un mélange de Chinois avec les barbares qui, quelques générations auparavant, avaient chassé les Tcheou de la vallée de la Wei (3). Et c'est là que se place notre deuxième remarque : Ts'in connaît ensuite une éclipse de plus de deux siècles, non que l'énergie l'ait déjà abandonnée, mais l'évolution politique ne permettait pas encore à cette primauté de s'affirmer définitivement. Les temps n'étaient pas mûrs. Nous voyons alors l'Etat de Ts'in se diviser selon les mœurs féodales en plusieurs principautés qui deviendront bientôt ses rivales, comme Han, Wei et Tchao. Il faudra attendre le iv* siècle pour que naisse (ou (3) Cette hypothèse est renforcée par toute une série de détails : ainsi, pratique de Ts'in d'enterrer avec un prince défunt ses fidèles serviteurs, pratique courante dans les régions touraniennes ; dans la principauté de Tchao (qui est une « bouture » de Ts'in) on avait coutume de boire dans le crâne de son ennemi, comme chez les Huns ; enfin l'art animalier scythe ou sarmate fait son apparition en Chine à l'époque Tcheou — comme l'a prouvé depuis un certain temps déjà l'ancien Conservateur du Musée Cernuschi M. d'Ardenne de Tizac (L'Art Chinois classique, Paris, 1926) — et se mélange curieusement aux motifs décoratifs géométriques typiquement extrême-orientaux. (On peut voir au Musée Cernuschi un petit vase de bronze de l'époque Tcheou tout à fait caractéristique de ce mélange).

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renaisse) l'idée d'une monarchie centralisée et que Ts'in reprenne, cette fois de façon décisive, son œuvre de « rassembleur des terres chinoises » (4). Mais revenons un instant en arrière, puisque, aussi bien, nous n'avons pas encore tenté de répondre à notre première interrogation : la civilisation chinoise est-elle une civilisation de la première génération, ou a-t-elle été précédée d'une autre civilisation, d'une civilisation protochinoise ? Tout d'abord, à partir de l'ère des Royaumes Combattants, qui semble assez nettement circonscrite, essayons un compte à rebours. L'ère des Royaumes Combattants succède habituellement à une phase larvaire, une phase de formation et une phase d'éclosion, les trois phases ensemble couvrant généralement plus d'un millénaire (civilisation occidentale : de la fin du iv° siècle au début du x v f ; civilisation hellénique : du XVI* siècle avant J.-Ch., environ, au v e siècle avant J.-Ch. ; civilisation indienne : du xv* siècle avant J.-Ch., environ, au i " siècle avant J.-Ch., etc.). Si nous remontons 12 ou 13 siècles en arrière, à partir du début de l'ère chinoise des Royaumes Combattants (νιΓ siècle avant J.-Ch.), nous arrivons en effet aux débuts de la dynastie Hia, mais les quelques éléments d'information que nous possédons sur cette époque quasi légendaire ne semblent pas étayer l'hypothèse d'une phase larvaire de type classique, avec ses barbares nouvellement arrivés, son mélange de races, son organisation rudimentaire et ses mœurs guerrières inspiratrices d'épopées. A vrai dire nos sources sont si tardives et si teintées de légende que tout jugement serait hasardeux. Du moins peut-on retenir que la légende n'a pas gardé le souvenir d'une époque chaotique et guerrière, mais au contraire d'un âge de paix au cours duquel se seraient cristallisés les rites et les techniques de la vie traditionnelle chinoise. Quant à l'époque suivante, celle des Shang, qui couvre grosso modo la deuxième moitié du ii e millénaire et sur laquelle nous sommes un peu mieux renseignés, grâce aux découvertes de Ngan-Yang, l'impression qui se dégage est celle d'une époque de paix, de luxe et de raffinement, et non celle d'une époque de troubles et de contestation ; plutôt une ère impériale — et même une ère impériale en voie de décadence — qu'une phase de formation. C'est avec la prise de pouvoir par les Tcheou, venus des confins plus rudes de l'Ouest, que nous avons l'impression, on l'a déjà dit, d'un recul de la civilisation (dernières années du π* millénaire). C'est là que pourrait se situer le début d'un nouveau Moyen-âge, avec ses mœurs caractéristiques débouchant quelque quatre siècles plus tard sur l'ère des Royaumes Combattants.

(4) Comparer avec la France médiévale : elle est déjà la première puissance de l'Occident aux xm* et xiv* siècles, mais elle se morcelle encore, dans la logique féodale, aux xiv* et xv* siècles (guerre de Cent ans contre le vassal anglo-normand, rivalité avec la maison de Bourgogne) et ce n'est qu'aux xvi" et XVIIe siècles qu'elle entre résolument dans la lutte pour l'hégémonie.

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Moyen-âge ou période intermédiaire ? A propos de l'histoire indienne, nous avons déjà noté la différence qu'il convient de faire entre ces deux voies que peut emprunter une société en désagrégation. A la vérité, elles présentent un grand nombre de caractères communs : affaiblissement du pouvoir central et de l'Etat en général, morcellement territorial, dépérissement des institutions et donc du Droit, avec pour corollaire le recours à l'allégeance personnelle pour s'assurer une protection ; les conséquences les plus visibles sont l'insécurité générale remplaçant la paix impériale, la régression économique, le recul des arts, des lettres et des sciences et de toutes les productions de l'esprit. Cependant les conditions ne sont point tout à fait les mêmes au départ, et l'aboutissement est autre : lorsque la décomposition de l'Etat impérial s'accompagne d'un afflux d'éléments barbares de l'extérieur ou d'une forte pression d'éléments allogènes de l'intérieur, on aura une ère médiévale aboutissant à une civilisation nouvelle ; lorsque la décomposition est le simple fruit de l'évolution interne normale, on aura une « période intermédiaire » aboutissant à la restauration de l'ancien Etat impérial avec des modifications culturelles qui ne touchent pas aux valeurs fondamentales de la civilisation. Les périodes intermédiaires ne nécessitant pas une longue incubation sont généralement beaucoup plus brèves que les périodes médiévales : l'histoire de l'Egypte et celle de la Chine d'après les Han nous offrent des cas de périodes intermédiaires de deux ou trois siècles, tandis que les périodes médiévales peuvent être millénaires. Aussi le retour à l'unité impériale ne sera-t-il pas précédé des phases préliminaires caractéristiques de la genèse d'une nouvelle civilisation. Les époques Hia et Shang, nous venons de le voir, ne semblent pas présenter les signes distinctifs des premières phases d'une nouvelle civilisation. Elles sont aussi trop proches de l'ère des Royaumes Combattants pour être les dernières phases d'une civilisation d'une autre génération, après lesquelles la vallée du Houangho serait entrée dans une période médiévale. Si les époques Hia et Shang dataient du m* millénaire, au lieu du n* millénaire, l'hypothèse d'une civilisation d'une autre génération aurait présenté plus de vraisemblance. Peut-on tirer un enseignement quelconque des vestiges artistiques ? On constate que l'art de l'époque Shang est, d'abord, un art déjà en pleine maturité, ensuite un art déjà chinois. Pour trouver des traces d'un style qui appartienne manifestement à une autre culture, il faut remonter à la céramique de Pan-chan, dans le Kan-Sou, qui serait un peu antérieure à l'époque Shang, mais qui, a-t-on remarqué, est aussi extérieure à l'aire de la civilisation chinoise antique, la province du Kan-Sou étant

loin à l'Ouest de la moyenne vallée du Houang-ho, berceau de cette civilisation. On lui trouve par ailleurs des affinités avec la céramique de Cucuteni (5). L'hypothèse qui vient naturellement à l'esprit est qu'on (5) Rappelons brièvement que la céramique dite de Cucuteni (du nom d'un village du Nord de la Moldavie) couvre une vaste région comprenant pratiquement toute la Moldavie et s'étendant vers l'Est sur une partie de l'Ukraine et vers

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se trouverait là en présence d'une culture n'appartenant pas au groupe mongoloïde (6). En revanche, certains motifs courants à l'époque Shang se retrouvent non seulement à travers toute l'histoire de l'art chinois, mais jusqu'en Amérique et dans certaines îles du Pacifique (7). Aussi est-on tenté de conclure que la civilisation chinoise a éclos dans la moyenne et basse vallée du Fleuve Jaune, probablement sans lien de filiation avec la culture du Pan-Chan, et avec un retard d'environ un millénaire et demi sur la civilisation du Moyen-Orient. Celle-ci aura-t-elle eu un effet stimulant sur les débuts de la civilisation chinoise et par quelles voies ? On retrouve en effet dans le premier art chinois certains motifs mésopotamiens tel celui du héros terrassant la bête et certaines formes très spéciales de poteries, telles ces jarres munies, à l'intérieur, d'un manche à forme phallique, dont on a trouvé des modèles à peu près identiques à Hsiao-T'un (Anyang), à Mohenjo-Daro (vallée de l'Indus) et à Djemdet Nasr (moyenne Mésopotamie). En revanche, les premiers spécimens d'écriture chinoise découverts à ce jour (8), quoique de 16 à 18 siècles plus jeunes que les premiers écrits sumériens, offrent un caractère tellement différent des écritures du Moyen-Orient et de l'Indus qu'on peut difficilement leur supposer une origine commune. Dans tout cela, nous n'avons pas encore répondu à la question de savoir s'il convient de considérer la civilisation chinoise de l'ère historique comme une civilisation de la première génération ou une civilisation de la deuxième génération. Nous avons dit les raisons pour lesquelles cette seconde hypothèse nous paraissait peu vraisemblable : absence de vestiges artistiques d'ime antiquité suffisante, et suffisamment différenciés de l'art chinois classique, pour laisser supposer l'existence d'un cycle de civilisation antérieur ; laps de temps trop bref entre l'époque de splendeur des Shang et le l'Ouest sur une petite partie de la Transylvanie. On l'inscrit dans le triangle Ariusd (Transylvanie) - Cucuteni - Tripolie (Ukraine). Ses préliminaires remonteraient selon certains auteurs à la fin du iv° millénaire ou tout au moins au début du m*, et son époque d'épanouissement se situerait aux environs de 2500 avant J.-Ch. Remarquons que l'aire de la céramique de Cucuteni se situe au cœur de la zone que l'on tend de plus en plus à considérer comme la zone de formation de l'Indoeuropéen primitif. (6) Point n'est besoin pour cela d'imaginer une présence indo-européenne si loin à l'Est, encore qu'elle n'ait rien d'impossible quand on songe aux établissements tokariens jusque dans le Tourfan et à l'existence au Japon d'un rameau primitif, très probablement de race blanche, les Aïnos. Il suffit, pour expliquer le phénomène, de constater une certaine unité de mœurs et des contacts entre les peuples touraniens de l'Ouest (indo-européens) et ceux de l'Est (mongoloïdes) et, partant, une transmission de certains traits de culture. (7) Voir ci-dessous p. 212 (civilisations pré-colombiennes). Ce caractère typiquement extrême-oriental de l'art chinois proto-historique a été mis en lumière il n'y a pas longtemps par M. Li Tsi, Diverse Background of the Decorative Art of the Shang Dynasty, in Procceedings of the Eighth Pacific Science Congress, I, Quezon City, 1955 ; id. - The Beginnings of Chinese Civilization, Seattle, 1957. (8) A Hsiao-T'un, dans la région d'Anyang, Ho-nan septentrional.

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début de l'ère des Royaumes Combattants, pour qu'une civilisation d'un cycle nouveau ait pu mûrir et éclore. Il n'en est pas moins vrai que l'existence possible d'un Etat unitaire avant l'ère des Royaumes Combattants a quelque chose de troublant. Peut-être doit-on imaginer des conditions analogues à celles qui ont retardé au Moyen-Orient la phase finale de l'ère des Royaumes Combattants : par exemple des vagues d'invasions successives, assez graves pour retarder le déroulement normal du cycle de civilisation, point assez toutefois pour provoquer un bouleversement total d'où serait issu un nouveau cycle. L'invasion de barbares du Nord attestée au vm° siècle, invasion qui a provoqué le transfert de la capitale des Tcheou à Lo-Yang, vient étayer cette hypothèse : les rois Tcheou seraient alors à la Chine antique ce que les rois de Kish ou rois de la Totalité, ou bien encore les premiers Sargonides, avaient été à la Mésopotamie. D'ailleurs n'avons-nous pas, dans ce même Extrême-Orient, le cas des « empereurs » japonais dès les premiers siècles historiques, qui sans être passés par une phase de véritable centralisation impériale en sont déjà réduits au rôle de « rois fainéants », tout comme leurs contemporains mérovingiens ? De toute manière, l'état actuel de nos connaissances, l'absence de documents éclairant la période antérieure aux Shang nous interdit toute spéculation. Au point où en sont aujourd'hui les recherches sinologiques, il serait vain d'essayer de discerner dans la brume de la protohistoire chinoise un dessin plus net des premières phases de cette civilisation. Mais dès que ces brumes se dissipent, dès que l'historien peut avancer d'un pas plus ferme — c'est-à-dire à partir du milieu du premier millénaire avant J.-Ch. — l'évolution de la Chine cadre parfaitement avec celle des autres civilisations que nous avons passées en revue. Ainsi le déroulement de la compétition entre Royaumes Combattants comporte, nous l'avons dit, des péripéties semblables à celles de la période correspondante du Moyen-Orient, de l'histoire de la Méditerranée hellénique, et, tout près de nous, de celle de l'Europe occidentale. Cette ère, par ailleurs, coïncide, à peu de chose près, avec une grande époque de la culture, avec la fixation de l'art chinois traditionnel, l'apparition des grandes doctrines philosophico-religieuses du confucianisme et du taoïsme, la rédaction de textes que les âges futurs considéreront comme classiques. Confucius et Lao-Tseu sont probablement des vi*-v" siècles, Mencius est du iv° ; d'autres doctrinaires du taoïsme Lie-Tseu et Tchouang-Tseu sont du iv" siècle. A l'autre extrémité du monde civilisé, Socrate, Platon et Aristote sont des v* et iv* siècles et, plus généralement, la grande époque de l'hellénisme va du v" siècle au m* siècle — un décalage d'un siècle environ avec la Chine. Chose tout à fait remarquable, ce décalage se retrouve dans l'établissement des empires universels chinois et romain. En ce qui concerne le domaine social, on observe le même processus qu'en Europe occidentale entre l'époque féodale et l'époque de l'absolutisme monarchique, à savoir le passage du pouvoir de la noblesse guerrière aux légistes, aux lettrés et aux ploutocrates, avec les mutations spirituelles que ce glissement entraîne.

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Pour la période immédiatement suivante, l'empire de Ts'in Che Houang Ti et des Han peut être pris comme le parangon de l'Etat unitaire ou Empire Universel et son parallélisme avec l'empire romain a déjà, de longue date, frappé les historiens. Nous y trouvons toutes les caractéristiques des Etats unitaires : paix intérieure, grands travaux d'utilité publique, extension géographique maxima, imposition d'une lingua franca, tendance à l'étatisme économique, à la codification, au monumental en architecture, puis peu à peu académisme des arts, sclérose de la pensée. Enfin — sans que les pressions extérieures suffisent à les justifier — apparaissent la fatigue, l'impuissance, l'anarchie. Nous avons déjà tenté d'expliquer à propos de l'Egypte, puis de Rome, le cas particulier de la Chine. A l'inverse de Rome, dont l'empire, frange autour d'une mer intérieure, était ouvert à toutes les pressions et à toutes les invasions, la Chine, mieux préservée par sa situation continentale, n'a subi de pression majeure qu'à une seule de ses frontières, au Nord - Nord-Ouest. Cette frontière, somme toute, n'a cédé que rarement, laissant entrer périodiquement des vagues qui ne semblent pas avoir jamais submergé numériquement l'élément chinois. Qui plus est, ces intrus ont appartenu à une seule grande famille ethnique, les TurcoMongols (Hiong-nou ou Huns, Tibétains, Tabghatch, Kitat, Toungous, Mongols de Gengis Khan, etc., plus tard les Mandchous). Tous se sont laissés rapidement siniser. C'est pourquoi les périodes troubles qui succèdent aux périodes de rétablissement impérial ne dépassent pas trois ou quatre siècles et s'apparentent davantage aux périodes intermédiaires de l'Egypte antique qu'au Moyen-âge occidental. La sinisation de chaque vague barbare se réalise généralement en 2 ou 3 générations et un siècle à peine après des invasions barbares, par exemple au iv* et au ν* siècles, l'art chinois, certes renouvelé par l'influence indienne ou gréco-bouddhique, produit quelques-uns de ses plus purs chefs-d'œuvre (grottes de Touen-Houang, de Yun-Kang, de Long-Men). Rien de comparable au long obscurantisme des véritables périodes médiévales. Convulsions de la civilisation, certes, mais non sa mort ; démantèlement du pouvoir central et installation de mœurs médiévales (9), mais non renversement définitif des anciennes valeurs de civilisation. C'est ainsi que moins de quatre siècles après le morcellement de l'empire, qui ne fut pas d'ailleurs définitif à la chute des Han, puisque la dynastie des Tsin maintiendra tant bien que mal l'ensemble pendant des générations encore, la Chine, après avoir résorbé ses barbares, reconstitue son unité sous les Souei, pour atteindre sous les T'ang la splendeur de l'ancien empire des Han, comme aussi ses dimensions (10). Mais cette première (9) A la chute de l'empire des Han dès les premières années du m* siècle, certains épisodes de la lutte que se livrent les Trois Prétendants ont parfois l'âpre beauté des prouesses de nos héros du Moyen-âge ou des héros du Shah-Namé, et les lieutenants du dernier Han légitime, les Kwan-Yu, les Tchang-lei, les Tchou-koleang sont de preux chevaliers inspirateurs d'épopées. (10) Sous T'ai-tsong le grand, le nouvel empire chinois s'étend encore plus loin vers l'Est, le Nord et surtout vers l'extrême Ouest sur la route de la soie.

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restauration, malgré son éclat et son rayonnement (voyage de HiuanTsang aux Indes, début de l'influence chinoise au Japon), dure moins longtemps que le premier empire et donne très vite des signes de sclérose culturelle (réédition des classiques, faveur du confucianisme, institution du mandarinat). Et cette fois encore c'est de l'intérieur que l'édifice craque d'abord : terrible guerre civile de 753 à 763, dépopulation, crise économique et sociale, développement du système des latifundia, réapparition d'une féodalité héréditaire, perte des possessions extérieures — bref — la Chine a entamé une nouvelle « période intermédiaire » et, à la fin du ix* siècle, elle se morcelle à nouveau (parmi les barbares qui s'installent alors dans l'Empire, relevons, dans la région de Pékin, les Kitat, dont le nom donne dans beaucoup de langues le nom même de la Chine médiévale : Cathay). A la fin du Xe siècle, deuxième restauration sous les Song, moins brillante que la première et encore plus brève, puisque dès le deuxième quart du χιΓ siècle, les Song en sont réduits à la moitié Sud de l'empire. Alors a lieu un nouveau bouleversement avec d'abord l'occupation du Nord par les tribus toungous (les Djurtchet ou Jou-Tchen), puis le raz-de-marée des Mongols dans la seconde moitié du xm" siècle. Mais là encore le miracle s'accomplit, les descendants de Gengis Khan, rapidement sinisés, restaurent pour la troisième fois l'empire chinois qui, cette fois encore, renoue avec ses traditions, avec son classicisme, avec son « style ». Cette restauration, dans le sens le plus littéral, sera encore plus marquée sous la dynastie nationale des Ming qui succédera aux Gengis-Khanides (1368-1644). La Chine, de plus en plus tournée vers son passé, se fermera sur elle-même et se sclérosera. Enfin la dernière dynastie impériale, celle des Ts'ing, dernier sursaut d'énergie de la Chine ancienne, lui viendra de l'extérieur, de Mandchourie (1644-1911), tout comme les dernières dynasties de l'Egypte antique étaient venues des confins éthiopiens, c'est-à-dire d'une zone extérieure à l'aire de l'Egypte classique. On ne prétend pas ici que de l'empire des Han à la révolution de Sun Yat-sen la Chine n'ait pas évolué. Ce qu'on veut dire, c'est qu'à travers près de deux millénaires et malgré de terribles convulsions, elle est restée, pour l'essentiel, fidèle à sa propre image, que sa pensée, même dans la nouvelle religion bouddhiste, a suivi les grandes voies tracées par la philosophie chinoise antique, que les nouvelles formes d'art se sont modelées selon les canons anciens, enfin qu'après l'effondrement périodique de l'unité impériale on ne retrouve jamais les longues phases initiales qui annoncent la naissance d'un nouveau cycle de civilisation. C'est pourquoi, nous l'avons déjà dit en passant (11), nous n'acceptons pas la coupure que Toynbee veut pratiquer dans l'histoire de Chine entre une civilisation chinoise d'avant l'introduction du bouddhisme Il sera moins heureux du côté des « satellites » de la culture chinoise, la Corée et le Viet-Nam. (11) Cf. ci-dessus, p. 138.

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(The Sinic Society - ou Chine I) et une civilisation chinoise d'après le bouddhisme (The Far Eastern Society - ou Chine II) — et cela d'autant plus qu'un des phénomènes typiques que nous avons observés dans le passage d'une civilisation-mère à une civilisation-fille, est le déplacement géographique : I o le foyer principal — ou berceau, pour employer la terminologie de Toynbee — se déplace et, 2° l'aire couverte par la nouvelle civilisation déborde largement l'aire de la civilisation précédente. L'exemple le plus frappant nous est donné par la filiation CrèteGrèce-Occident. Le phénomène est aussi évident lorsqu'il y a double filiation, comme dans le cas de Byzance, dont la civilisation a mûri en Syrie et en Asie Mineure et non en Grèce même ou en Mésopotamie ; ou dans le cas de la civilisation islamique, qui est issue de la même rencontre mais dont les deux pôles sont la Perse et l'Arabie. Enfin, si l'on suppose l'existence d'une civilisation indusienne, le berceau de celle qui lui succède, la civilisation indienne, est dans la vallée du Gange et non dans la vallée de l'Indus. Rien de tel dans l'histoire de la Chine. Les empires successifs se superposent presque exactement à l'ancien empire des Han. Tout au plus peut-on dire que la civilisation extrêmeorientale d'après les Han s'est étendue à quatre nouvelles zones d'influence : le Tibet, le Viet-Nam, la Corée et le Japon. Mais cet élargissement n'équivaut pas à un changement d'aire géographique, encore moins à un déplacement du centre de gravité. Nul doute que la distinction que Toynbee a voulu faire entre une civilisation chinoise d'avant le bouddhisme et une civilisation chinoise d'après le bouddhisme ne procède de son idée préconçue concernant le rôle des religions supérieures dans le passage d'une civilisation à une autre — théorie sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir. Nous ne voulons pas minimiser l'importance du bouddhisme dans l'évolution de la pensée chinoise, de l'art chinois, de toute la civilisation extrême-orientale à partir des premiers siècles de notre ère. Nous voulons seulement dire que la pénétration du bouddhisme, d'ailleurs très lente, n'a pas provoqué un renversement total des idées reçues ni des formes d'expression artistique et n'a pas coïncidé avec un bouleversement politique tel que l'on puisse valablement parler de la fin d'un monde et du début d'un monde nouveau. Les progrès du bouddhisme en Chine sont moins intimement liés à la désagrégation de l'empire des Han que les progrès du christianisme à la désagrégation de l'empire romain. C'est vers la fin du i " siècle après J.-Ch., lorsque l'empire des Han n'a plus qu'un siècle à vivre, que la toute première communauté bouddhiste s'installe timidement dans la région de l'embouchure du Yang-tseu. A la fin du π* siècle, le bouddhisme n'est pas encore une force bien redoutable, si ce n'est en cela qu'il a indirectement réagi sur le taoïsme qui, de la pure contemplation et de l'individualisme extrême, s'est transformé en une religion faisant appel aux « masses » (pour user d'un langage moderne). Ce ne sont pas les boudhhistes, mais les taoïstes qui, à la fin du n" siècle, par la révolte des « Turbans Jaunes », autant sociale et politique que morale et religieuse, soumettent l'empire affaibli des Han à une épreuve dont il ne se relèvera pas.

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Ajoutons enfin que le bouddhisme n'est jamais parvenu à être la religion dominante en Chine, encore moins la religion exclusive ou la religion d'Etat. Les trois grandes religions de la Chine : confucianisme, bouddhisme et taoïsme, ont réussi, à travers toutes les vicissitudes, à maintenir une « coexistence pacifique » presque bi-millénaire, la plus ancienne d'entre elles, le confucianisme, conservant une sorte de prééminence dans la classe dirigeante, jusqu'au bouleversement actuel imposé par la pression de la civilisation occidentale. C'est comme si, dans l'empire romain, le christianisme s'était développé en tolérant indéfiniment à ses côtés et le culte de Mithra, et le Zoroastrime, et tous les cultes syncrétistes du paganisme antique (12). Nous ne nous arrêterons pas longtemps aux « satellites culturels » de la Chine : la Corée, le Viet-Nam, le Japon et le Tibet, parce que, comme nous l'avons déjà noté à propos de l'Inde, les sub-civilisations apportent peu de lumières à l'étude du cycle de la « grande civilisation » lorsqu'elles ne sont pas englobées dans 1'« empire universel » de cette dernière. Or, si le Nord de la Corée, le Nord du Viet-Nam et le Tibet ont fait partie, à un moment donné, de l'empire chinois, ces pays, pas plus que le Japon, n'ont jamais été des partenaires égaux, des unités ayant participé de quelque manière à l'élaboration de la culture chinoise, ou à la lutte pour l'hégémonie comme c'est le cas aujourd'hui des principales unités composant la civilisation occidentale et comme cela avait été le cas — à un moindre degré — des principales unités englobées dans l'empire romain : Grèce, Italie, Macédoine, Asie Mineure, Syrie, Egypte. Dans les deux cas, de l'Inde et de la Chine, les sub-civilisations demeurent extérieures à l'aire couverte par l'empire universel de la civilisation majeure. Elles forment dès lors des centres secondaires de culture, parfois brillants mais généralement de plus courte durée, n'ayant ni l'espace ni la variété ethnique indispensables au déroulement d'un véritable cycle de civilisation. De même, leurs phases de développement ne correspondent pas nécessairement aux phases de la civilisation majeure à laquelle elles se rattachent et dont elles empruntent les institutions, la religion, les mœurs et, en un sens général, tous les traits de culture. Parfois, elles revêtent des formes hybrides, issues de la rencontre de deux ou plusieurs grandes civilisations, comme dans certains (12) Or, de persécuté, le christianisme est devenu très tôt persécuteur. On touche là une des caractéristiques les plus frappantes de l'esprit occidental, que signalait déjà Gobineau dans « Religions et philosophies dans l'Asie Centrale » : son intolérance, son exclusivisme, son incapacité de concevoir la Vérité sous des formes nuancées, variées, voire contradictoires, comme si le principe de noncontradiction était la pierre angulaire de toute sa pensée. Que l'on compare seulement la relative tolérance de l'islam à l'égard des Juifs et des Chrétiens, aussi bien sous la domination des Arabes que sous celle des Ottomans, avec l'intolérance du christianisme, particulièrement sous sa forme occidentale, qui n'a admis — et au prix de quelles humiliations et de quelles persécutions — que la persistance d'une petite minorité juive ! Que l'on compare le sort des Chrétiens et des Juifs d'Espagne sous la domination sarrasine, au sort des Musulmans et des Juifs après l'achèvement de la Reconquista !

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pays de la péninsule indo-chinoise la rencontre de l'Inde et de la Chine, ou en Indonésie la rencontre de l'Inde, de la Chine et de l'islam. On a remarqué parfois (13) que la pénétration chinoise s'était faite le plus souvent par la force (sauf au Japon) et avait imposé une culture globale qui s'était substituée à la culture locale comme un tout. La pénétration indienne, au contraire, s'est faite en souplesse, sans conquête militaire et probablement aussi sans cette prétention à l'immuable perfection qui semble inhérente à l'influence chinoise. L'Indochine et l'Insulinde ont été moins étroitement tributaires de la civilisation indienne que la Corée, le Viet-Nam ou le Japon ne l'ont été de la civilisation chinoise. Aussi peut-on se hasarder à affirmer (encore que tout jugement en la matière demeure nécessairement subjectif) qu'aucune des cultures « satellites » de la Chine, pas même le Japon, n'a donné des fruits aussi originaux que certaines des cultures fécondées par l'Inde, telles le Cambodge et Java. Ces sub-civilisations, répétons-le, sont souvent très remarquables, et l'historien de l'art, notamment, a de bonnes raisons de s'y arrêter ; mais le but de notre étude, la recherche des similitudes d'évolution entre les cycles de civilisation, nous a obligé à concentrer notre attention sur la civilisation majeure qui, seule, a développé un cycle complet. C'est pour cette même raison que nous avons négligé les sub-civilisations du Moyen-Orient (Hatti, Ourartou, Mitanni, Phénicie, Judée, etc.) quoiqu'elles aient été toutes, finalement, englobées dans 1'« empire universel » de la civilisation babylonienne. Toutefois, le Japon nous retiendra un moment, car sa rapide transformation à l'époque contemporaine et sa soudaine irruption parmi les Royaumes Combattants de la civilisation occidentale rendent son cas particulièrement intéressant pour l'étude des phénomènes d'acculturation ; et ce, d'autant plus qu'il offre à l'observateur l'exemple probablement unique de l'adoption volontaire par un peuple de deux cultures étrangères, à un intervalle de 1 300 ans seulement, c'est-à-dire dans un laps de temps plus court que la longévité moyenne des civilisations. L'influence chinoise au Japon a été à la fois librement consentie et « violente » en ce sens qu'elle a tendu à tout remplacer, tout régenter ; qu'elle a embrassé à peu près tous les domaines de la culture, depuis la religion et l'écriture jusqu'à l'organisation administrative. On trouve peu d'exemples aussi nets dans l'Histoire, et ce précédent explique en partie le caractère brusque et radical de la révolution de l'ère Meiji. Même la conversion de l'Europe orientale a été moins rapide et moins radicale. Mais rappelons aussi ce phénomène apparemment paradoxal : le Japon, qui cherche passionnément à imiter les institutions chinoises à partir du début du vu" siècle de notre ère, n'arrive pourtant pas à dépasser le stade des institutions médiévales alors que son modèle, la Chine, (13)

Cambodge

Voir notamment R. GROUSSET et Jeannine et à Java, Monaco, 1950.

AUBOYER,

De

l'Inde

au

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en est, de longue date, à l'ère impériale — elle en est même, pour le moins, à son Second Empire — ; ce qui prouve bien la difficulté qu'il y a, pour une culture qui emprunte, à brûler les étapes, à se trouver d'emblée à l'âge de la civilisation donneuse. Lorsque, à partir de l'Edit de la Grande Transformation — Taika — en 646, qui ouvre cette sorte de première ère Meiji, le Japon copie servilement les institutions des T'ang, il déforme autant qu'il réforme car, encore en pleine phase larvaire, il ne peut pas se donner des institutions impériales. En effet, selon toute vraisemblance, les sources chinoises à partir du n" siècle, les plus anciennes sources japonaises du vin" siècle et les découvertes archéologiques, concordent sur ce point), le Japon du vu" siècle a amorcé depuis peu de siècles, probablement moins d'un demi-millénaire, le passage du système des clans à celui de la royauté — d'une royauté plutôt nominale d'ailleurs. Il se trouve ainsi au stade d'une civilisation de la première génération à son commencement comme l'Egypte du début du iv" millénaire avant J.-Ch. ou la Mésopotamie de la fin du iv" millénaire. Si l'imitation dans le domaine culturel a déjà donné des résultats remarquables à l'époque de Nara — après la « période d'incubation » et grâce à l'essor du bouddhisme — les institutions politiques, elles, évoluent vers des formes très éloignées de celles de leur modèle, d'autant que vers la fin du ix* siècle le Japon interrompt ses relations avec la Chine qui est entrée dans une nouvelle « période intermédiaire ». Dès lors, le Japon développe des institutions féodales qui, sous des structures juridiques certes différentes, rappellent étrangement les institutions féodales occidentales quoique avec un raffinement que ne connaît pas encore notre Moyen-âge. Or ces deux sociétés ont eu pour modèles deux civilisations dans leur phase impériale, mais tandis que dans un cas cette civilisation (Rome) était déjà morte, dans l'autre elle était encore vivante (Chine des T'ang) — et cela pourrait peut-être expliquer la légère avance que le Japon des Fujiwara semble avoir, dans le domaine de la culture, sur l'Europe de son temps. Cependant, dans la période qui suivra, l'Occident prendra le grand élan qui l'anime encore, alors que le Japon privé de stimulant extérieur stagnera. Le fait que le Japon, à cette époque, ne participe pas, à proprement parler, d'un ensemble culturel plus vaste, autrement dit, qu'il joue un rôle marginal dans le cycle de la civilisation extrême-orientale dont le principal représentant, la Chine, répète ou prolonge, indéfiniment, son ère impériale, rend peut-être compte d'un autre phénomène : entre la fin du xv° et la fin du xvi* siècle, on dirait que le régime féodal japonais reprend scm second souffle. Car en dépit de l'autorité que s'est assurée un Hideyoshi, et qui prépare le Shogunat des Tokugawa, une nouvelle et puissante hiérarchie féodale est née à partir des Shugo ou gouverneurs de provinces au détriment de l'ancienne féodalité terrienne (un peu comme si les intendants français du xvii* siècle s'étaient mués à leur tour en seigneurs locaux plus ou moins indépendants, à l'instar des comtes de l'époque carolingienne). Dans les siècles qui suivent, le pouvoir est moins entre les mains du Shogun qu'entre les mains de la nouvelle oligarchie féodale. La puissance mili-

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taire du Japon en cette fin du xvf siècle pourrait faire illusion. Repoussé du continent asiatique — où, d'ailleurs, le seul rôle qui aurait pu lui être dévolu dans la circonstance eut été celui de fournir à une Chine décadente une nouvelle dynastie — s'étant par la suite, de luimême, fermé à l'influence occidentale, le Japon s'est condamné à une stagnation de plus de deux siècles. La Chine a épuisé ses possibilités de fécondaton et le Japon a acquis son individualité, mais, comme nous l'avons dit des sub-civilisations marginales en général, il ne possède ni l'espace nécessaire ni la diversité ethnique qui lui permettraient de prendre seul son essor ; et au xvii" siècle, par une réaction semblable à celle de la Chine, il se ferme à l'Occident malgré — ou précisément à cause — du début prometteur de l'influence jésuite. Cette réaction, de nature culturelle religieuse, n'est pas plus étonnante dans le Japon du χνιΓ siècle que dans la Russie du xv* siècle. Mais la Russie, moins éloignée par la géographie et la culture de l'Occident, prendra le tournant en 1700, le Japon plus d'un siècle et demi plus tard, en 1868. Alors, subitement, à la suite d'une simple révolution de palais, le Japon se met à l'école de l'Occident. Il le fait avec une application, une passion, un acharnement dont on ne connaît guère d'autre exemple dans l'histoire, si ce n'est précisément celui de ce même Japon, dans son acculturation par la Chine aux νιΓ-νιπ* siècles. Cependant, il ne faut pas l'oublier, ce fut au départ une révolution purement politique, faite de haut en bas et de l'initiative ou avec l'assentiment d'une grande partie de l'ancienne classe seigneuriale. De ce fait, cette révolution, car c'en était une, et d'importance, gardait un caractère socialement conservateur. Le but n'était aucunement de bouleverser les structures politiques, sociales et culturelles de la nation, mais seulement de lui donner les moyens de se mettre au même rang que les grandes nations occidentales. De là l'illusion qu'on pouvait maintenir une séparation rigoureuse entre le domaine de la technique, où il était permis, où l'on se devait, de copier l'Occident, et le domaine de la culture, des mœurs, où l'on se devait de conserver intact l'héritage ancestral. A la vérité, l'illusion s'est maintenue pendant deux générations. Il y avait dans ce même temps deux Japons et dans chaque citoyen — ou du moins chaque citadin — deux personnes qui co-existaient : celle qui s'assimilait la technique occidentale la plus avancée et imitait, pour le seul contact extérieur, les costumes et les coutumes de l'Occident, et celle qui, retranchée derrière les parois de bambou, reprenait l'habit et l'esprit ancestraux. Mais cette dichotomie s'est révélée, à la longue, impraticable. Plus exactement, cette impossibilité est apparue subitement à la lumière aveuglante et tragique de la bombe d'Hiroshima. Le demi-siècle d'expansionnisme et d'agressivité extrême du Japon (1894-1945) ne s'explique pas suffisamment par des motifs économiques, démographiques ou même politiques. Ces motifs existent certes mais sont sous-tendus par une cause plus profonde, d'ordre psychologique. On pourrait parler d'un complexe d'infériorité du Japon, né de son lointain passé de « satellite culturel » de la Chine, et qui aurait été ravivé par la rééducation qu'il a dû subir de la part de l'Occident. Le Japon a voulu affirmer sa supériorité dans

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le domaine le plus immédiatement accessible, celui de la puissance militaire, en un effort de surcompensation — pour employer le jargon des psychanalystes, car le phénomène de surcompensation est aussi fréquent dans le mental collectif que chez l'individu. Aussi, la terrible défaite de 1945 a-t-elle provoqué chez les Japonais un traumatisme profond, dont ils semblent se remettre aujourd'hui, après un quart de siècle, sous l'effet de leur expansion économique spectaculaire. Nous pensons qu'il n'est pas exagéré de dire qu'en 1945 le Japon a commencé une nouvelle étape de son occidentalisation — son occidentalisation totale. La catastrophe de 1945 aurait agi comme un révélateur. La défaite et l'occupation américaine auraient fait comprendre aux Japonais qu'une civilisation n'est pas dissociable en éléments qu'on puisse adopter « par tranches » — ou rejeter. Ce changement d'attitude ne va pas sans déchirements, mais le phénomène, même pour un observateur occasionnel, paraît évident. L'entrée du Japon à PO.C.D.E., le 28 avril 1964, prend ainsi valeur de symbole. Un siècle après le début de l'ère Meiji, le Japon est définitivement admis au « club » occidental, il est désormais un Occidental à « part entière ». Et lorsque la jeunesse nippone d'aujourd'hui, celle grandie, ou même née, après 1945, aura atteint l'âge mûr, il est probable que les valeurs de la vieille civilisation sino-japonaise réduite à l'état de folklore auront été refoulées vers les eaux profondes du subconscient collectif. Le processus d'occidentalisation de la Chine a été plus lent et plus difficultueux, d'abord parce que l'adoption d'une civilisation étrangère était, à l'origine, inconcevable aux yeux de ce peuple convaincu d'être le détenteur, le créateur, de la culture la plus élevée, de la civilisation la plus parfaite qui fut au monde, à vrai dire, de la Civilisation. L'idée que i a Chine eut quelque chose à apprendre des autres peuples ne pouvait pas effleurer l'esprit des Chinois. Aujourd'hui encore, dans l'attitude parfois déconcertante de la Chine communiste, à l'égard des puissances occidentales comme aussi de la Russie, il entre pour beaucoup de cette antique fierté, de ce complexe de supériorité, de cette certitude d'infaillibilité. Ces sentiments sont communs à tous les peuples porteurs d'une culture supérieure, mais nulle part ils ne semblent avoir atteint une telle intensité, exacerbés comme ils l'ont été par une longue humiliation. Seule la rivalité entre les puissances occidentales avait empêché la Chine d'être la proie, dans son entier, du colonialisme européen — et américain — du XIX* siècle. Mais tout compte fait, la pression politique, économique, culturelle — et finalement psychologique, par la longue série d'humiliations infligées — n'est-elle pas équivalente à une occupation matérielle ? Et il y avait, au flanc du continent, les « abcès » de Macao, Hong-Kong, Shangaï, Daïren, Port-Arthur, Kiao-tcheou, Kouan-tcheouWan. •^'••^JSpF' Ensuite, malgré l'apparente unité de l'empire, le pouvoir central au XIX" siècle était dans un tel état de faiblesse et de corruption qu'une révolution de haut en bas, comparable à la révolution japonaise de 1868, avait peu de chances de s'imposer. On le vit bien lors des tentatives de

LA CIVILISATION CHINOISE

réforme Jours ») II fallut sionnels non pas

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de l'empereur Kouang-sin en 1898 (les « Réformes des Cent peu après l'humiliante défaite subie de la part des Japonais. attendre que se fut créée une minorité d'« occidentalisés occa» (14) pour que la Chine put entreprendre sa transformation, avec l'ordre établi comme au Japon, mais contre lui.

L'immense empire, assoupi depuis des siècles, capable seulement d'accès de fièvre et de convulsions, n'a pas su se donner immédiatement cette minorité — relativement homogène et solidaire — qui eut pu imposer, dans un ordre relatif, l'indispensable transformation. Peut-être la Chine a-t-elle pâti de ne pas avoir réalisé sa révolution par en haut, à l'instar du Japon et, avant lui, de la Russie, car de ce fait elle a dû procéder à la fois à une « révolution culturelle » (qui a débuté réellement en 1911 et non pas en 1967) et à une révolution sociale — comme si, par exemple, la Russie avait subi en même temps la révolution de Pierre le Grand et la révolution de Lénine. On cherche vainement dans le passé un précédent d'un peuple ayant subi ce double « choc opératoire » : une révolution radicale politique et sociale survenant en même temps qu'un changement brutal de civilisation. D'où, probablement, les réactions convulsives auxquelles est soumis le corps de la Chine et qui peuvent paraître incompréhensibles, et, parfois, proprement démentielles aux observateurs étrangers. La Russie eut probablement été plongée dans un chaos total si la Révolution d'octobre avait suivi à une génération seulement la révolution « pétrine » de 1700. Or en 1917, il y avait un siècle que le processus d'occidentalisation de la Russie était pratiquement achevé et que celle-ci participait, au plus haut niveau, à la vie et aux créations de la civilisation occidentale ; quant à son système social rétrograde, nouvellement conditionné par les débuts du capitalisme, il était déjà assez occidental pour « sécréter » la lutte des classes, pas assez cependant pour la transcender. C'est donc de la révolution de Sun Yat-sen en octobre 1911 qu'il convient de dater le véritable début de l'occidentalisation de la Chine (car l'adoption sous le règne de l'impératrice Tseu-hi, dans la seconde moitié du XIX* siècle, de quelques institutions modernes comme les douanes et les postes — et la construction de quelques arsenaux et de quelques lignes de chemin de fer, ne constituent que de timides préliminaires sans effets en profondeur). Mais cette acculturation se heurtera à d'immenses difficultés : difficulté, d'abord, de rompre avec des mœurs politiques immémoriales, comme le prouve la tentative de restauration impériale à son profit, du général Yuan She-kaï, après la révolution de Sun Yat-sen ; quasi-impossibilité pour le Gouvernement central, lorsqu'il y en aura un, de s'imposer dans les provinces ; en fait, la guerre civile et la guerre extérieure, successivement ou simultanément, seront permanentes, jusqu'au triomphe des Communistes — en 1949 — imprimant au processus de transformation un mouvement accéléré et (14) Sun Yat-sen a reçu « l'esprit » de l'Occident par le truchement des missionnaires protestants ; Mao tse-toung par celui de la littérature marxiste.

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général (15) qui allait à son tour se répercuter dans la petite portion de territoire non soumise au régime marxiste (16). Reste à savoir si cette transformation sera parfaite à temps pour que la Chine devienne à son tour un compétiteur dangereux dans la course à l'hégémonie de la civilisation occidentale.

(15) Rien, cependant, ne saurait mieux illustrer l'énormité de la tâche à accomplir, que l'information suivante extraite du compte rendu de la séance du 2 juillet 1965 de l'Académie des Sciences d'Outre-Mer (Paris, Académie des Sciences d'Outre-Mer, juillet 1965, VI, tome XXV) : dans une intervention, M. Roger Levy, l'historien bien connu, cite une enquête faite par M. Myrdal (fils) dans une petite ville du Chensi, province où Mao Tse-toung s'est réfugié après la Longue Marche ; la plupart des paysans interrogés — par l'intermédiaire d'interprètes officiels — ignoraient que les Japonais avaient envahi leur pays dans la période 1937-1945 ! (16) En fait, par suite de l'exiguité du territoire, de l'aide massive des Etats Unis et du contact étroit avec l'Amérique, la Chine de Formose s'occidentalise aujourd'hui à un rythme encore plus rapide que la Chine continentale.

LES CIVILISATIONS PRECOLOMBIENNES

Les civilisations précolombiennes, malgré l'ombre épaisse qui entoure leurs origines et, à vrai dire, même leur histoire politique la plus récente, offrent un grand intérêt pour l'histoire comparée des civilisations, car ce sont les seules dont on peut affirmer, sans grand risque d'erreur, qu'elles se sont développées entièrement à l'abri de l'influence des autres civilisations connues. Les parallélismes qu'elles présentent avec les civilisations du vieux monde n'en sont que plus remarquables. Leur étude apporte, nous semble-t-il, un argument décisif en faveur d'une conception structurale de l'évolution des sociétés humaines en général, et des grandes civilisations en particulier : séparément et spontanément, des « formes culturelles » analogues, sinon identiques, sont nées à des milliers de kilomètres de distance et à des milliers d'années d'intervalle. Nous entendons par « formes culturelles » des structures politiques, économiques et sociales, des conceptions religieuses, des notions scientifiques et même des formes artistiques (les genres et non les styles). A l'objection qu'avec une documentation aussi précaire il est bien téméraire de hasarder des comparaisons, nous répondrons que si l'histoire politique des civilisations précolombiennes, au-delà de la très brève histoire des deux Etats impériaux détruits par les Espagnols, est difficile à reconstituer, on dispose en échange, grâce aux écrits des premiers temps de la conquête, d'une nombre considérable de renseignements sur les institutions, les mœurs, les coutumes, les arts — disons de renseignements sociologiques — qui nous manquent le plus souvent pour les civilisations mortes, celles avec lesquelles l'observateur occidental n'a pas eu de contact direct. Au moment où a lieu la rencontre de l'Occident avec le Mexique et le Pérou, c'est la première fois que l'Occident, civilisation de la troisième génération, se trouve en contact direct et intime avec des civilisations de la première génération, comme s'il s'était trouvé le contemporain de la Mésopotamie du π" millénaire ou de l'Egypte du m* millénaire avant J.-Ch. Peut-être est-ce à cela qu'est due l'incompréhension des envahisseurs envers la civilisation des vaincus et la destruction presque totale de leurs valeurs de culture. A cette cause s'ajoutait le fait que l'Occident en ce début du xvi' siècle entrait dans sa phase de création et d'expansion maximum, tandis que sa foi religieuse était encore « totalitaire > et en passe de vivre une crise majeure (nous avons déjà noté la coïncidence de la révolte de Luther et de la conquête du Mexique). Il ne pouvait être question de composer avec les païens. Certains auteurs estiment cependant qu'à beaucoup d'égards la civilisation mexicaine du xvi* siècle était supérieure à la civilisation 14

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occidentale de la même époque, notamment en matière d'urbanisme et d'hygiène. (Mais n'est-il pas curieux que cette perfection de l'urbanisme se retrouve dans d'autres civilisations de la première génération, ou dans d'autres pré-civilisations, sans que ce phénomène soit le symptôme indubitable d'une supériorité de culture ? Ainsi les cités de Harappa et Mohenjo-daro, dans la vallée de l'Indus, paraissent, au π* millénaire avant J.-Ch., plus avancées dans les techniques de l'urbanisme que les cités de la civilisation indienne que l'on connaîtra un millénaire plus tard, ou que leurs contemporaines, par ailleurs, plus raffinées, de Mésopotamie). En échange, par la plupart de leurs autres traits de culture, comme aussi par leurs dimensions, les deux ensembles précolombiens évoquent étrangement l'Egypte et la Mésopotamie des m'-ii· millénaires avant J.-Ch. ; l'empire des Incas, par son étendue, son organisation et sa déification du souverain se rapprochant plutôt de l'Egypte, et l'empire aztèque offrant plus de ressemblance, par sa forme, son étendue et sa structure politique, avec la Mésopotamie présargonide. A certains égards, les civilisations américaines sont même nettement en retard sur les civilisations de la première génération du vieux monde (Egypte, Mésopotamie, Crète) : absence, très probable, de l'écriture en Amérique du Sud, sacrifices humains au Mexique — étapes que la civilisation du ProcheOrient avaient déjà dépassées au moment où elles nous apparaissent disctinctement, à l'aube de l'Histoire. Il est très probable qu'à cause de leur isolement, ou pour toute autre raison, les civilisations d'Amérique entament leur phase de formation quelques millénaires après les civilisations de la première génération du vieux monde. Ce que les historiens appellent les « civilisations moyennes » commencent en Amérique du Sud dans la deuxième moitié du il* millénaire avant J.-Ch., les évaluations varient entre —1500 et — 1000 avant J.-Ch. Comme il est toujours extrêmement délicat de faire le départ sur la seule base des données archéologiques, entre les cultures considérées comme préhistoriques et celles qui appartiennent déjà à l'histoire, prenons comme point de repère la pyramide de Cuicuilco, près de Mexico, qui date probablement des environs de l'ère chrétienne ou un peu avant. A partir de cette construction monumentale qui suppose déjà une forte organisation politique et sociale, il nous faut reculer de quelques siècles au moins pour situer vers le milieu du i " millénaire avant J.-Ch. les débuts de la phase larvaire de la civilisation mexicaine. Les premiers monuments maya (nettement plus au Sud) dateraient du IV* siècle de notre ère, mais ils sont précédés, dans la zone côtière, plus à l'Ouest et au Nord, de vestiges de îa culture dite Olmèque, contemporaine de la pvramide de Cuicuilco. Ceci confirme donc notre hypothèse de datation. Pour la civilisation des Andes, nos points de repère sont plus rares encore et aucun vestige proprement historique ne peut être daté d'avant l'ère chrétienne. Cependant les deux civilisations, qui ont si peu de contacts entre elles que l'écriture de l'Amérique du Nord n'a pas pénétré en Amériaue du Sud et que le travail des métaux déjà avancé au Sud n'a pénétré dans le Nord qu'à une époque très tardive,

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ces deux civilisations atteignent en même temps à l'unité impériale au milieu du xv* siècle, moins d'un siècle avant la conquête espagnole. Encore peut-on se demander si nous sommes véritablement en présence, dans les deux cas, de l'Etat unificateur de la civilisation, tout au moins au Mexique où l'autorité des Aztèques est loin d'être indiscutée au moment de l'apparition de Cortés. Dans les Andes, au contraire, un siècle de domination de l'empereur Inca a suffi à cimenter l'unité de peuples fort disparates, à d'immenses distances, jusque dans sa « lingua franca >, qui a subsisté à nos jours. On peut, dans ce cas, affirmer avec moins de risques d'erreur que la civilisation péruvienne avait effectivement atteint le stade de 1'« empire universel ». Si donc l'irruption européenne n'avait pas brutalement interrompu le cours des deux civilisations précolombiennes, leur longévité aurait été de deux mille ans ou plus, ce qui représente la longévité moyenne d'une civilisation. En échange, entre 1'« invention •» de la céréale de base (le maïs) et l'apparition de la culture supérieure, le laps de temps semble avoir été beaucoup plus long en Amérique qu'au Proche-Orient, si tant est que les débuts de l'agriculture organisée doivent être situés dans les deux cas aux environs de l'an 5000 avant J.-Ch. Toujours est-il qu'on ne distingue pas aussi clairement que pour les civilisations du vieux monde dans quelles conditions les cultures supérieures sont nées des sociétés agricoles établies le long des fleuves. Pour la civilisation mexicaine, il y a bien, encadrant au Sud la péninsule de Yucatan les deux fleuves de l'Usumacinta, coulant vers l'Ouest, et du Motagua, coulant vers l'Est, mais ils ne semblent pas avoir été des fleuves à régime d'irrigation et les monuments maya les plus anciens ne sont pas dans l'immédiate proximité des fleuves, mais plus au Nord. Il est vrai que ce sont des monuments d'un art déjà achevé qui peut avoir succédé à un art plus primitif situé ailleurs. Dans le cas de la civilisation des Andes, le problème est encore plus obscur. Là aussi, dans le domaine de l'agriculture, y a-t-il eu découverte indépendante et simultanée, ou doit-on supposer des influences, des transmissions, ou simplement un héritage commun aboutissant aux mêmes résultats ? Comme on le sait, l'unanimité n'est pas encore faite sur l'origine des Amérindiens. Toutefois, peu de spécialistes doutent encore que les Indiens d'Amérique ne soient essentiellement une branche de la race jaune (1), quoique les peuples, du Nord au Sud du double continent, se soient considérablement diversifiés et peut-être aussi métissés avec des populations du Sud-Pacifique. La question reste ouverte (2). (1) Une récente expérience faite par le Professeur Petrakis de l'Ecole de Médecine de San Francisco sur plusieurs centaines d'Indiens a apporté un argument nouveau en faveur de la thèse de l'origine asiatique des Indiens : en application de la théorie du Dr japonais Matsunaga, il a établi que les Indiens appartenaient au type humain à cérumen sec, comme les Jaunes d'Asie, par opposition au groupe humain à cérumen visqueux (Caucasiens et Noirs). (2) La diversité des langues ne nous paraît pas un argument contre une origine commune. L'Afrique Noire présente aujourd'hui la même mosaïque de langues,

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Ce qui doit plutôt retenir l'attention de l'historien des civilisations, c'est cette autre constatation troublante : l'extraordinaire parenté qu'il y a entre certains aspects de l'art précolombien et l'art extrême-oriental, à laquelle nous avons déjà fait allusion à propos de la Chine (3). Tels motifs ornementaux, telles spirales irrégulières ou lignes en échelon se retrouvent, d'une ressemblance frappante, dans l'art maya des premiers siècles de notre ère, dans l'art chinois de l'époque Shang (xiv*-xi* siècles avant J.-Ch.), et dans certaines œuvres artisanales des Iles Marquises. La simple coïncidence paraît exclue. Doit-on croire à une lente immigration d'Ouest en Est, qui rapprocherait dans le temps certains groupes d'Indiens des débuts de la civilisation chinoise ? Ou bien, l'antiquité de l'homme jaune en Amérique semblant aujourd'hui prouvée — des découvertes récentes dans des cañons de l'Etat de Washington auraient révélé l'existence d'un type indien courant datant de 12 000 ou 13 000 ans avant J.-Ch. — il faudrait croire à un certain univers primitif des formes, à un mental collectif subsconscient, suscitant à des millénaires d'intervalle les mêmes formes artistiques chez deux branches d'une même race. Si l'on est mal renseigné sur la nation qui aurait donné en Amérique du Sud la « culture-ferment » de la civilisation, au Mexique il est à peu près certain que ce sont les Mayas — ce qu'on a improprement appelé le premier empire maya, car l'État maya n'a jamais revêtu une forme impériale et il convient de conserver le terme pour l'Etat unificateur des Aztèques —. Ce que nous savons de l'histoire des Mayas évoque étrangement l'évolution d'autres « cultures-ferment », telles la sumérienne ou l'hellénique. Voici ce qu'écrit à ce sujet le professeur Paul Radin (4) : « Les savants ont divisé l'histoire de la civilisation Maya en un certain nombre de périodes bien tranchées, caractérisées surtout par leur style artistique. La première grande période s'étend de l'an 176 après J.-Ch. jusqu'en 373, et les sites qui s'y attachent sont tous situés dans le Sud du Yucatan. La sculpture est alors rude et angulaire ; la figuration en profil des formes humaines est meilleure que celle de face. Toutes les conventions essentielles de l'art Maya existent déjà et le serpent emplumé commence sa carrière accidentée. La période suivante, dite moyenne, va de 373 à 472 et comprend quelques-uns des plus beaux chefs-d'œuvre artistiques. En sculpture, elle se caractérise par la pureté du style et par la simplicité de la présentation. Le style flamboyant, si typique des périodes tardives, n'a pas encore fait son apparition. Puis vient la grande époque qui s'étend de 472 à 620 et dure donc 150 ans. L'architecture progresse Il est probable qu'il y eut, à un certain stade de l'évolution des races humaines, une véritable prolifération des langages, particulièrement dans les zones de circulation difficiles (zones tropicales notamment), où chaque petite ethnie, chaque tribu a développé, dans son isolement, un système différent. (3) Voir plus haut, p. 197. (4) Paul RADIN, ex-Professeur d'Anthropologie à l'Université de Californie, Histoire de la Civilisation indienne, trad, française, Paris, 1953, p. 52.

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rapidement ; les chambres deviennent plus larges, les murs plus minces, les formes moins massives. Les calculs des inscriptions traitent de sujets astronomiques de plus en plus compliqués. C'est entre les années 472 et 620 qu'est comprise la période la plus brillante de la civilisation Maya. Puis elle se termine brusquement. Une terrible catastrophe semble s'être abattue sur ces villes florissantes. Quelques savants ont parlé d'une guerre civile, d'autres des ravages d'une épidémie et d'autres encore de la décadence sociale. Mais en fait nous n'en savons rien de précis, car les indications des chroniques qui ont trait à cette ancienne époque sont succinctes. Vers l'an 600, toutes les villes Maya furent abandonnées et il se produisit une émigration vers le Nord. La période de transition va de 620 à 980. L'architecture se maintient encore, mais la sculpture décorative disparaît complètement. Entre 980 et 1200, on dénote un mouvement qu'on peut qualifier de renaissance. Au Nord du Yucatan, l'architecture fleurit à nouveau et les styles décoratifs architecturaux sont alors beaucoup plus formels que ceux des époques précédentes. De nouveaux motifs surgissent, comme par exemple le panneau à masque, surface réduite à un rectangle et constituée à la manière des mosaïques de blocs sculptés séparément, ainsi que des figures géométriques telles que grecques, colonnes à branches et treillis en diagonale. La période suivante marque la décadence ; elle dure de 1200 à 1450 et se termine par la destruction de la ville qui avait joué un rôle de premier plan dans la période précédente. Une particularité intéressante de cette dernière époque est l'influence que semble avoir exercé sur la culture Maya une civilisation septentrionale qui n'était dans son essence qu'une refonte des éléments culturels répandus plusieurs siècles auparavant par les Mayas eux-mêmes. En d'autres termes, la civilisation Maya fut transformée par une autre culture venant se superposer à elle et à laquelle ses propres ancêtres avaient collaboré avec les barbares du Nord. » Nous retrouvons dans cette brève description toutes les caractéristiques des cultures de l'ancien monde, là où l'observation nous est permise : les phases de l'art primitif, classique, flamboyant, académiqueLa décadence, la renaissance après l'intervention probable des « barbares du Nord » (on pense aux renaissances babyloniennes), la durée totale du cycle. On retrouve même (on peut se demander si l'auteur n'a pas été, consciemment ou inconsciemment, influencé) la succession des cycles de Sorokin. Ajoutons aussi que les Mayas semblent s'être organisés en cités-Etats indépendantes ou fédérées, et que chaque cité était construite autour d'un temple ou d'un palais. Là encore, on songe aux cités sumériennes et aux cités grecques, à leurs rivalités, à leurs ligues ou confédérations, aux tentatives d'hégémonie (par exemple la ligue de Mayapan, dans le Nord de Yucatan, pendant la seconde période Maya, ou période toltéco-maya). Et nous retrouvons également le phénomène du déplacement du centre de gravité, la première culture Maya, celle qui s'épanouit entre le iv" et le VII* siècle de notre ère, ayant son centre dans le Sud de la péninsule de Yucatan, tandis que la seconde culture

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Maya (χ*-χνβ siècles environ) a son centre dans l'extrême Nord de la péninsule (région de Mayapan et de Chichén Itzà). D'autre part, on connaît à la même époque au moins trois autres foyers dans le Centre, le Sud et l'Est du Mexique, et les spécialistes pensent en général qu'il y a une certaine unité de culture dans toute la région, malgré la diversité des signes hiéroglyphiques. Cependant, nous n'avons pas assez de données relatives à l'histoire événementielle pour pouvoir affirmer qu'il y a eu — ni d'ailleurs qu'il n'y a pas eu — un moment où la constellation des Etats membres de cet ensemble a connu des rivalités internes et des luttes pour l'hégémonie correspondant à une véritable ère des Royaumes Combattants. Ce que l'on sait avec quelque précision c'est que : I o la famille linguistique à laquelle appartiennent les Aztèques, les Nahuatl, nous apparaît pour la première fois dans les deux derniers siècles du premier millénaire ; 2° qu'une branche Nahuatl, celle de Tulla (au Nord de Mexico), jouera un rôle prépondérant non seulement dans le centre du Mexique, mais encore au Yucatan, si l'on admet que la « renaissance Maya » avait subi la greffe toltèque ; 3° que la chute de Tula — datée de 1168 — aurait été le fait de nouveaux barbares venus du Nord, dont la dernière vague sera celle des Aztèques. Ceux-ci fondèrent Tenochtitlan (la future Mexico) dans le premier quart du xive siècle et commencent leur aventure impériale dans le deuxième tiers du xve siècle, moins d'un siècle avant l'arrivée des Espagnols. Comme on le voit, pour un futur peuple impérial, les Aztèques sont des tard-venus. Il n'y a guère que les Perses qui nous fournissent un autre exemple d'une accession aussi rapide, d'un peuple nouvellement acculturé, au rang de peuple unificateur d'une civilisation. Encore nous sommes-nous posé la question de savoir si l'Etat aztèque peut être considéré comme 1'« empire universel » de la civilisation mexicaine : il ne s'impose pas à des Etats solidement charpentés ayant lutté pour l'hégémonie, mais d'abord à des cités voisines de Tenochtitlan et plus anciennes qu'elle ; il n'étend pas sa domination sur le berceau de la civilisation, le pays Maya ; même dans la zone qu'il contrôle, il est loin d'avoir réalisé l'unité de son monde. On voit fort bien, des récits de la conquête espagnole, combien la domination aztèque était encore fragile au début du xvi" siècle, car l'empire de Motecuhzoma (le Montezuma des Espagnols) ne se serait pas effondré si vite sous les coups des 500 aventuriers de Cortés, si ceux-ci n'avaient reçu l'assistance d'une partie des vassaux de l'empereur aztèque, qui supportaient mal ce joug récent. Cependant ces arguments ne sont pas décisifs. Hannibal a, lui aussi, bénéficié de la complicité d'une partie de l'Italie, mais c'était à une époque où Rome n'était pas encore au rang des aspirants à l'hégémonie

du monde méditerranéen. Ainsi dans le cas de l'empire aztèque pouvonsnous supposer, par analogie, que nous sommes en présence soit d'une tentative prématurée d'unification (cas du premier empire babylonien au Moyen-Orient ou de la Macédoine pour le monde hellénique), soit de l'Etat unificateur à une phase encore trop précoce du processus d'unification. En tout cas, les Aztèques possèdent les caractéristiques

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de la plupart des peuples impériaux : ce sont, en comparaison des Toltèques et des Mayas, d'assez piètres artistes, sauf en ce qui concerne quelques grands travaux d'architecture qui feront l'admiration des Espagnols ; ils cherchent à copier avec plus ou moins de bonheur les modèles des peuples qui ont marqué, avant eux, leur civilisation. Par contre, ce sont de bons administrateurs et de redoutables guerriers. Les Aztèques et les Mayas seraient à la civilisation mexicaine ce que les Romains et les Grecs, respectivement, ont été à la civilisation antique. Si nous regardons à présent la civilisation péruvienne, ou civilisation des Andes, ce qui frappe dès l'abord, c'est l'étonnant parallélisme entre les dernières phases des deux civilisations précolombiennes. Sans qu'il y ait rapport apparent entre les deux zones de culture, leurs Etats unificateurs surgissent presque en même temps au milieu du xv* siècle. Les rares indices d'une liaison entre les deux zones et d'une influence réciproque ne suffisent pas à expliquer ce parallélisme. Il y a, en effet, des indices que les deux civilisations amérindiennes ne se sont pas développées de façon totalement indépendantes. Tout au moins certains éléments de culture peuvent avoir été transmis, à de longs intervalles, de l'une à l'autre. Ainsi a-t-on trouvé à Chichén-Itzà, en assez grand nombre, des objets d'orfèvrerie d'Amérique Centrale, et l'influence péruvienne sur certaines œuvres d'art centre-américaines paraît évidente. Plus généralement, il est probable que le travail de l'or s'est propagé de l'Amérique du Sud vers l'Amérique du Nord. Inversement, on a cru voir des influences Maya dans la sculpture de Chavin, dans le Pérou septentrional — mais ne pourrait-il s'agir, en ce cas, de manifestations simultanées d'un fonds commun ? En échange, ni l'écriture ni le calendrier n'ont dépassé, vers le Sud, l'actuel Nicaragua. Ce qui est certain, c'est que l'existence de l'empire péruvien a été révélée la première fois aux Espagnols de Vasco Nuñez de Balboa, en 1513, par les Indiens du Darien (Panama). Mais encore une fois, ces liens extrêmement ténus ne peuvent pas rendre compte du curieux phénomène de parallélisme dans le temps, des civilisations mexicaine et péruvienne ou, tout au moins, de leur dernière phase avant l'arrivée des Espagnols : le premier roi conquérant des Aztèques, Itzcoatl, règne au Mexique de 1428 à 1440, le premier Inca conquérant, Pachacutec, règne au Pérou de 1438 à 1471. Cependant, nous l'avons déjà noté, pour des raisons qui nous échappent et qui sont probablement diverses, dans le bref laps de temps qui s'écoule entre l'établissement de leur domination et l'effondrement de leur empire sous les coups des Espagnols, les Incas, contrairement aux empereurs aztèques, ont réussi une unification durable de leur immense empire, jusque dans le domaine de la langue. Peut-on avancer que la civilisation des Andes était plus mûre pour l'unification que la civilisation mexicaine ? C'est peu probable, les vestiges archéologiques étant, selon toute probabilité, plus récents en Amérique du Sud qu'en Amérique du Nord. Laissons la question ouverte, comme aussi celle de savoir quelle est la « nation-ferment » de la civilisation péruvienne. Est-ce au Pérou celle de Chavin de Huantar, ou, un peu plus au Nord, celle des Mochica, à la céramique si raffinée ? Et quelle est leur éventuelle liaison avec les gens

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de Tihuanaco près du Titicaca ? Plus encore que dans le cas du Mexique, nous sommes, au Pérou, dans l'impossibilité de tirer de notre connaissance des phases initiales de la civilisation des éléments de comparaison avec d'autres civilisations. Il est certain néanmoins que pendant le dernier millénaire qui a précédé l'établissement de l'empire inca, plusieurs centres de culture se sont succédé ou ont co-existé — notamment les Mochica et les Aymaras de Tihuanaco, déjà cités, et les Chimu, prédécesseurs immédiats des Kitchuas, nation des empereurs Incas. Notons également, comme pour les Aztèques, que les Kitchuas sont, à l'instar de tous les autres peuples unificateurs, des périphériques de la civilisation ; qu'ils semblent avoir une origine commune avec l'un des peuples créateurs de culture, les Aymaras ; que leur art est dénué d'originalité, mais qu'ils sont de grands constructeurs, de grands guerriers, et pardessus tout des organisateurs tout à fait remarquables. La mécanique de leur étatisme, qu'on est tenté d'appeler socialiste, a été tellement perfectionnée qu'elle a probablement contribué à énerver les peuples soumis à sa discipline au point d'étouffer chez eux, en peu de générations, toute initiative et toute réaction à l'oppression, facilitant ainsi l'œuvre destructrice des Espagnols. Quant à savoir si les civilisations amérindiennes sont définitivement mortes, c'est un autre problème. En tant que cycle de civilisation, certainement oui. Mais dans quelle mesure les peuples indiens, là où ils n'ont pas été profondément métissés, ont-ils été acculturés par l'Occident ? Sans doute le christianisme s'est-il implanté partout et assez rapidement même s'il a dû — comme ce fut d'ailleurs le cas partout et d'abord en Europe même — composer avec certaines traditions païennes. D'autre part, le fait que dans une grande partie des Etats qui occupent aujourd'hui l'aire de l'ancien empire inca, il existe, après quatre siècles et demi, de larges taches où l'Espagnol ne s'est pas encore imposé, est un signe inquiétant. On dirait chez certains de ces peuples un tragique repli sur soi-même, un refus de la participation à un monde qui lui demeure étranger, une sorte de schizophrénie collective. Les remous sociaux et politiques que connaissent de nos jours de nombreux Etats d'Amérique Centrale et du Sud pourraient bien préluder également à une réaction « culturelle ». Nous ne pensons pas, cependant, que les très remarquables réalisations artistiques du Mexique moderne (principalement en architecture) soient autre chose qu'une recherche voulue par une minorité, par une intelligentsia à la recherche de nouvelles sources. C'est un phénomène pour ainsi dire « cérébral », le Mexique étant un des pays d'Amérique latine qui semble, malgré la forte dose de sang indien, un des plus proches de l'occidentalisation intégrale. Au demeurant, l'Histoire ne nous offre encore aucun exemple d'une véritable re-naissance d'une civilisation détruite par une autre (5).

(5) Nous verrons plus loin quel correctif il convient d'apporter à cette affirmation.

DEUXIÈME

PARTIE

PHÉNOMÈNES

RÉCURRENTS

CHAPITRE PREMIER

Dimension et longévité des civilisations. Civilisations de la première, de la deuxième, de la troisième générations. Durée de chaque phase. Principales caractéristiques de chaque phase dans les domaines politique, économique, culturel, religieux ; 1'« âge héroïque » ; les autres phases. Sub-civilisations, intérieures et extérieures à l'aire de l'Etat unificateur ; déplacement du centre de gravité ; accession de l'un des Etats périphériques à l'empire.

Dans les chapitres précédents, nous avons cherché à découvrir le rythme commun qui semble avoir commandé le développement des grandes unités que nous avions isolées dans le continuum historique. Nous avons procédé à ce que nous pourrions appeler une coupe horizontale, en examinant successivement chacune de ces onze unités. Reprenons à présent, dans une sorte de coupe verticale, les principaux phénomènes dont nous avons constaté la répétition dans toutes — ou presque toutes — les civilisations. *

* *

Rappelons d'abord que les premières civilisations, dans la mesure où nous pouvons les observer à leurs débuts, ont éclos dans des vallées fluviales (les éléments de jugement nous manquent, à ce sujet, pour les deux civilisations américaines) et qu'elles ont eu des dimensions comparables. Ces dimensions vont en augmentant à chaque génération de civilisations. Sur une mappemonde, les civilisations de la première génération, c'est-à-dire celles qui n'ont pas été précédées d'un cycle antérieur, ne dessinent sur l'immensité des continents que des taches exiguës au milieu d'un monde barbare ou primitif — ou de zones inhabitées. Les seules civilisations que nous supposons de la première génération et qui

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CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

ont couvert une aire plus importante sont la civilisation babylonienne et la civilisation chinoise ; à moins qu'elles n'aient été précédées d'un cycle antérieur proto-mésopotamien et proto-chinois, contrairement aux conclusions auxquelles nous sommes arrivés. En tout cas, que nous soyons en présence d'un cycle antérieur ou simplement d'une première phase d'une civilisation à cycle prolongé, les premiers millénaires dans la moyenne et basse Mésopotamie et dans la moyenne et basse vallée du Houang-ho ont connu des unités politiques de dimensions comparables à celles des vallées du Nil, ou de l'Indus, ou celles de Crète ou d'Amérique, comme aussi aux dimensions de certaines cultures avancées de la préhistoire qui n'ont pas eu le temps de se développer en civilisations majeures comme c'est le cas, probablement pour la Palestine (Jéricho) et l'Elam, et peut-être aussi pour la Mésopotamie d'avant l'arrivée des Sumériens. Donc le Moyen-Orient et la Chine, ainsi que les civilisations de la deuxième génération, c'est-à-dire celles nées de la conjonction d'une civilisation en désagrégation avec des sociétés barbares, ou de la rencontre de deux civilisations en voie de désagrégation) s'étendent sur des aires géographiques beaucoup plus importantes, refoulant de plus en plus les zones « non civilisées » ; celles-ci de nos jours, sous l'impact d'une civilisation de la troisième génération, la nôtre, sont à leur tour réduites à de petites taches sur la mappemonde. Nous considérons civilisations de la première génération : avec certitude, l'égyptienne, la crétoise, les deux précolombiennes et l'indusienne — si tant est qu'elle puisse être un jour déterminée avec plus de précision —, et probablement la babylonienne et la chinoise ; civilisations de la deuxième génération : avec certitude, l'hellénique, probablement l'indienne (et, selon le cas, la babylonienne et la chinoise) ; civilisations de la troisième génération : l'arabe, la byzantine et l'occidentale, qui, toutes les trois, sont issues, dans des dosages divers, de la rencontre de la civilisation hellénique et de la civilisation babylonienne avec, en plus, des apports barbares. ?

civilisation crétoise

civilisation babylonienne civilisation arabe

=

civilisation hellénique

civilisation byzantine

civilisation occidentale

(l'héritage Crète-Grèce est plus marqué pour l'Occident, l'héritage Babylone plus marqué pour l'islam, Byzance se trouvant entre les deux — à notre sens, toutefois, plus proche du Moyen-Orient que de la Grèce). La longévité moyenne des civilisations, nous l'avons vu, est de deux mille à deux mille cinq cents ans. Les vestiges de la civilisation crétoise s'étendent de la deuxième moitié du ιν" millénaire jusqu'aux environs de l'an 1200, lorsqu'elle est définitivement anéantie par la dernière vague de barbares helléniques. Nous avons fait remonter la phase larvaire de la civilisation hellénique au début du h* millénaire, en

PHASES DES CIVILISATIONS

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tout cas avant 1600 avant J.-Ch., et nous avons clos le cycle (de façon, certes, un peu arbitraire) aux environs de 400 après J.-Ch., après le partage définitif de l'empire romain en un empire d'Occident et un empire d'Orient, au total 2 200 à 2 500 ans. Nous avons fait partir la civilisation arabe à mi-chemin entre les premiers signes de pénétration « babylonienne » en Arabie (v* siècle avant J.-Ch.) et les débuts du christianisme, ou plus précisément du milieu du m* siècle avant J.-Ch. (création du royaume Arsacide en Perse). Son Etat unificateur, l'empire ottoman, s'est écroulé après la première guerre mondiale — donc environ 2 200 ans plus tard — et aujourd'hui, malgré la vitalité de la religion musulmane, la civilisation arabe est en pleine désagrégation sous le choc de l'Occident. La civilisation byzantine commence sa phase larvaire (écourtée, puisqu'il n'y a pas d'apport massif de barbares) aux environs de l'ère chrétienne. Elle s'éteint au cours du xvni* siècle sans avoir réussi à créer son « empire », une moitié de son aire ayant été submergée au XV* siècle par l'empire ottoman, Etat unificateur de la civilisation arabe ; l'autre moitié s'étant, après 1700, « convertie » à l'Occident. Elle a eu de ce fait l'existence la plus brève de toutes les civilisations connues (moins de 2 000 ans). Pour les civilisations précolombiennes, nous avons vu qu'elles apparaissent déjà en voie de formation au début de l'ère chrétienne, donc que la phase larvaire remontait à quelques siècles en arrière, et qu'elles ont réalisé très probablement leur unité impériale au xv* siècle. On peut donc raisonnablement en inférer qu'elles ont eu une existence d'environ 2 000 ans et que leurs Etats unificateurs auraient duré quelques siècles encore, n'eut été la brutale intrusion des Espagnols. (Ouvrons ici une parenthèse pour faire remarquer qu'il est plus difficile de préciser dans le temps les débuts des civilisations de la première génération que ceux des civilisations de la deuxième ou de la troisième génération. Dans ces derniers cas, on connaît la date approximative du début de l'acculturation, ou contact soit entre les barbares et une civilisation déclinante, soit entre deux ou plusieurs civilisations déclinantes. Au contraire, pour les civilisations de la première génération, outre que les documents écrits font défaut, et parfois même les vestiges archéologiques, il se pose également une question de méthode : à quel moment de la lente gestation qui mène un groupe de peuples des clans à l'empire convient-il de situer le début de la phase larvaire ? On est amené à supposer — c'est le cas notamment de l'Egypte et de Sumer — que c'est, là aussi, un contact entre des ethnies différentes, contact le plus souvent violent, qui déclenche le processus. Pour l'Egypte, les données anthropologiques, linguistiques et archéologiques suggèrent une rencontre entre trois — peut-être quatre — groupes ethniques différents. Pour Sumer, la légende, partiellement confirmée par des données historiques, évoque un contact brutal, en basse Mésopotamie, entre les nouveaux venus sumériens et les anciens habitants de la région. Pour le Mexique et le Pérou, même ces débuts de preuve nous font actuellement défaut.)

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Nous venons d'énumérer les six unités dont la longévité moyenne a été de deux millénaires. Parmi elles, l'une, la civilisation byzantine, présentait un cycle abrégé : au début par la relative brièveté de la phase larvaire, du fait de l'absence d'éléments barbares ; la phase larvaire est ici, pourrait-on dire, souterraine — c'est sous le couvert des royaumes hellénistiques, puis de l'empire romain, le lent travail d'acculturation du monde hellénique par la civilisation du Moyen-Orient. Cycle abrégé aussi par l'absence de phase finale d'imité, comme nous l'avons montré au chapitre correspondant. Rappelons à présent que quatre autres civilisations ont eu, pour diverses raisons, une existence plus longue : en Egypte et en Chine par la répétition, à plusieurs reprises, de la phase impériale, après des « périodes intermédiaires » de troubles ne dépassant généralement pas 2 ou 3 siècles ; en Inde par la continuation du génie créateur de la civilisation pendant des siècles encore, après la dissolution de l'Etat unificateur (Gouptas, Harsha, milieu du vu* siècle) et même après l'occupation complète du sous-continent par des éléments d'une civilisation rivale, la civilisation arabe. Cette prolongation (principalement culturelle, au sens étroit) doit être attribuée d'une part à la durée relativement courte de l'empire unificateur, d'autre part et surtout au fait que celui-ci ne couvre qu'une partie de l'aire de la culture indienne, de sorte que — phénomène assez rare et que nous avons souligné en son temps — la civilisation indienne se survit après l'écroulement de l'empire, surtout en dehors des anciennes limites de l'empire, c'est-à-dire au Dekkan, à Ceylan, au Cambodge, en Insulinde. Et le mot de « survie > ne doit pas être pris ici dans un sens péjoratif, car le génie indien garde pour des siècles encore, après son époque classique, un grand pouvoir de création. Enfin la civilisation du Moyen-Orient, avons-nous dit, présente une autre variante, une ère des Royaumes Combattants anormalement longue. Plus précisément le processus d'unification du MoyenOrient recommence trois fois du χχιιΓ siècle (premiers Sargonides) au vi* siècle (empire Achéménide), chaque fois avec de nouveaux protagonistes, du fait des infiltrations et invasions barbares qui s'échelonnent du xxiie au XIII* siècle. Cependant, ce qu'il convient de remarquer ce n'est point tant la longévité totale de chacune de nos civilisations que la durée de chacune des phases que nous y avons distinguées. Ce qui frappe avant tout c'est qu'à l'exception de la civilisation babylonienne — qui à cause de la configuration géographique défavorable de son aire d'expansion et la coïncidence de deux importantes migrations (sémite et indo-européenne) qui surviennent avant la constitution de l'Etat impérial, présente une ère des Royaumes Combattants exceptionnellement longue, la durée des différentes phases d'évolution varie très peu d'une civilisation à l'autre, tandis que l'ordre des phases est toujours le même et ne se répète pas. Seule la phase finale, la phase impériale, est susceptible de répétition (Egypte, Chine). Examinons donc la durée moyenne des différentes phases, là où l'observation est possible.

PHASES DES CIVILISATIONS

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Pour la phase larvaire, l'observation n'est pas possible dans le cas de l'Egypte puisque l'histoire nous met immédiatement en présence, au début du m* millénaire, d'un Etat déjà unifié. Seule l'existence pendant quelques générations, à l'aube de l'ère historique, de deux administrations, de la haute et de la basse Egypte, et le maintien de deux symboles royaux, la couronne blanche et la couronne rouge, nous permettent d'imaginer au moins deux « Contending States » et probablement deux foyers de civilisation, mais la durée des phases précédant la phase d'unité impériale nous est inconnue. Toutefois l'archéologie pourrait nous proposer une limite antérieure, un terminus a quo, au-delà duquel il serait difficile de situer le début de la phase larvaire. Même incertitude due au manque de documents en ce qui concerne la Crète, la Chine, le Mexique et le Pérou. Byzance et le monde arabe ayant eu des phases larvaires que nous avons qualifiées de « souterraines » parce qu'elles ont consisté en un contact plusieurs fois séculaire entre deux civilisations contemporaines avec, dans le cas de l'islam, une lente acculturation des barbares arabes, il ne demeure que quatre unités dont on puisse comparer, avec quelque profit, les phases larvaires : le Moyen-Orient, l'Inde, la Grèce et l'Occident. En fait, parce que ce sont les seules où l'on peut dater avec une certaine approximation le premier contact d'une migration barbare avec une société sédentaire plus policée, contact dont naîtra une nouvelle civilisation. Pour la Mésopotamie, on s'accorde aujourd'hui à situer un peu après le milieu du iv* millénaire l'arrivée des Sumériens au Pays de la Mer. C'est la conquête de la basse Mésopotamie par ces nouveaux arrivants qui marquerait le début de la phase larvaire de ce que nous avons appelé la civilisation du Moyen-Orient. Acceptons comme point de départ le xxxiv* siècle avant J.-Ch. (1). De quatre siècles plus tard date probablement la première dynastie de Kish, suivie de celle d'Ourouk à laquelle appartiendrait Gilgamesh. Il s'écoule également quatre à cinq siècles entre le contact des Achéens avec le monde crétois (xvi* siècle avant J.-Ch.) et la guerre de Troie (xn e siècle) et autant entre l'entrée des Francs à l'intérieur de l'empire romain et l'épopée de Charlemagne. La phase immédiatement suivante, nous l'avons appelée phase de formation, pour marquer que c'est au cours de cette phase que la nouvelle société commence à cristalliser en formes originales, pour nous sensibles surtout à travers les vestiges artistiques. Cette phase dure également quelques siècles (quatre ou cinq siècles à Sumer, en Grèce et en Occident) après lesquels un style original a pu éclore et les unités politiques de la phase suivante se sont constituées : le groupe de cités-Etats en Mésopotamie et en Grèce, les villes maritimes d'Italie et les principales monarchies d'Occident. Nous sommes aux environs de — 2600 à Sumer, de —800 en Grèce, de —700 en Inde, de 1200 en Occident (2). (1) On sait que la chronologie de l'antiquité au-delà du x* siècle avant J.-Ch. présente encore quelques incertitudes ; on peut cependant admettre que les erreurs possibles ne dépassent guère un siècle et, en tout cas, que les mesures relatives demeurent valables. (2) Voir tableau, Annexe N° 1.

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Pour l'Inde, il ne nous a pas été possible, faute de documents, de subdiviser avec quelque approximation les huit ou neuf cents ans qui se sont écoulés depuis le début présumé de l'invasion âryenne, et qui représenteraient la phase larvaire et la phase de formation. Mais aux environs du vu* siècle avant J.-Ch., on pense que les grands Etats du Koçala et du Magadha sont déjà formés, et l'exégèse philologique nous permet de suivre la lente avance des Aryens depuis le Penjab jusqu'à la basse vallée du Gange et de retenir à mi-chemin le nom des Royaumes de Kourou et de Pantchala, et le nom du roi Parikshit dont la légende se relie à celle de la guerre des Bhârata. Nous venons de grouper, pour l'observation de leurs caractéristiques politiques, les deux premières phases, parce que pour plusieurs civilisations les renseignements que nous possédons sont, sur ces premières phases, par trop succincts. Cette remarque demeure valable pour les caractéristiques économiques et sociales : pour les temps anciens, les renseignements économiques et sociaux sont — si possible — encore plus pauvres que ceux relatifs à l'histoire événementielle et ne sont presque jamais directs. On doit les déduire (on pourrait dire : les deviner) de fragments archéologiques, de l'étude de l'urbanisme, de l'art tombal, des livres de comptes... D'autre part, même dans des sociétés plus proches de nous, ces premiers temps d'une civilisation révèlent une structure féodale et semi-barbare qui s'accompagne nécessairement d'ime économie embryonnaire, refermée, repliée sur elle-même. Dans une telle économie de type patriarcal, les échanges sont réduits au minimum et la structure sociale, pyramidale, est particulièrement rigide quoique les rapports de classe y soient moins tendus que dans les phases suivantes. Dans les premières phases ascensionnelles d'une civilisation, la structure aristocratique de la société est généralement et naturellement acceptée, parce que l'on n'a pas encore oublié son origine, fondée sur les vertus guerrières. Là encore, comme partout, les phénomènes économiques et sociaux sont si étroitement liés qu'on doit renoncer à distinguer ce qui serait cause de ce qui serait effet. Nous voyons par exemple à certaines époques « médiévales » ou « intermédiaires » des découvertes techniques avoir des conséquences militaires qui à leur tour engendrent des conséquences sociales : ainsi au Moyen-âge le nouvel usage, par des chevaliers bardés de fer, du cheval muni d'étriers, ou à l'époque de la guerre de Troie, et probablement aussi en Chine avant l'ère des Royaumes Combattants, l'invention des chars légers de combat ; ces phénomènes analogues, par leurs implications économiques, favorisent la formation d'une aristocratie de « chevaliers » qui soient en mesure de fournir eux-mêmes le coûteux équipement et de consacrer leur vie au métier des armes. En échange, même là où l'esclavage existe, les différences de niveaux de vie sont moins accusées dans ces économies agricoles de type patriarcal que dans les sociétés les plus évoluées où le développement des échanges commerciaux fait apparaître une autre espèce de rapports sociaux, de type ploutocratique. La « bourgeoisie » ou aristocratie d'argent apparaît rarement dès la phase larvaire, pendant laquelle la minorité

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dominante, trop fruste, est encore, en grande partie, possédée par des instincts de conquête, de pillage et de destruction. Ces caractères sont manifestes, et facilement explicables, dans les sociétés féodales nées de la rencontre d'un monde barbare avec une vieille civilisation, mais elles tendent tout naturellement à se répéter au cours des périodes intermédiaires, lorsque la féodalité peut être issue simplement de la sclérose de l'Etat et de l'usurpation du pouvoir par une certaine aristocratie, souvent d'origine administrative. Cependant, dans la phase larvaire, par un mouvement dialectique, la société guerrière en expansion favorise dans un second temps les échanges commerciaux et l'accumulation de biens qui engendrent à leur tour une nouvelle classe tirant sa puissance du commerce et de la navigation, de l'artisanat et de l'industrie, et qui finit par entrer en conflit avec l'ancienne classe dominante. Ce conflit sera arbitré par une monarchie, préexistante ou surgissant à la faveur des luttes intestines. On peut suivre ce processus dans le delta du Nil, à Sumer, en Grèce, en Europe occidentale. Mais — répétons-le — les caractéristiques économiques de l'âge héroïque ne se laissent pas facilement cerner, car nous manquons de points de comparaison. Dans les civilisations de la première génération dont la phase initiale se perd dans la nuit des temps, les premières structures économiques ont laissé peu ou point de trace : n'oublions pas que lorsque la Mésopotamie ou l'Egypte nous deviennent « déchiffrables », elles se trouvent déjà dans la phase d'éclosion ou même — cas de l'Egypte — à la veille de leur phase impériale. Ensuite, pour les civilisations de la deuxième ou de la troisième génération nées de la rencontre des barbares avec une vieille civilisation, la phase larvaire est, on le sait, un « moyen-âge », un temps obscur. Pour le monde méditerranéen par exemple, entre l'arrivée des Hellènes et les vn*-vni" siècles avant J.-Ch., il y a, pour l'historien, un trou noir. La civilisation occidentale est la seule pour laquelle le Moyen-âge permet de dresser un tableau assez complet de l'évolution économique et sociale. Ce n'est pas assez pour en tirer des conclusions d'ordre général. Peut-être une étude comparative, à partir du modèle occidental, donnerait-elle des résultats intéressants. Nous n'avons pas connaissance qu'une telle étude systématique ait été entreprise. Il est, en échange, un autre domaine où les traits communs à tous les « âges héroïques » se dessinent mieux, c'est celui des œuvres littéraires. Arrêtons-nous un instant à cet aspect de 1'« âge héroïque », car nous avons ici la chance de posséder une étude fondamentale, l'ouvrage de H. Munro Chadwick : The Growth of Literature (3). Chadwick est parti de la constatation que les littératures populaires, partout où l'on peut les étudier dans leurs phases initiales, ont suivi une évolution parallèle et ont toutes commencé par des poèmes ou des récits héroïques. Pour trouver des exemples suffisamment indépendants, des littératures ( 3 ) H . MONRO CHADWICK a n d Ν . KERSHAW CHADWICK, The

Growth

of

Litera-

ture, Cambridge, The University Press, 3 vol., 1932-1940. Il avait été précédé dès 1912 d'un premier essai de H.M. CHADWICK intitulé précisément The Heroic Age.

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CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

suffisamment pures d'influences extérieures, surtout de la part de civilisations plus anciennes et plus avancées (cas de l'influence latine sur la plupart des littératures du Moyen-âge occidental), Chadwick a d'abord mis en parallèle les littératures germaniques (notamment anglaise, norvégienne et allemande) et celtique (galloise et irlandaise) avec la première littérature hellénique. Il a ensuite élargi la comparaison aux littératures épiques slaves (russe et yougoslave), indienne et hébraïque, enfin à celles des Tatars de Sibérie et de quelques peuples africains (Gallas, Bantous, Yoroubas, Touareg) et polynésiens. Le fait, précisément, qu'il n'ait pas eu à l'esprit une division de l'histoire en cycles de civilisation ne rend que plus intéressant pour nous le résultat de ses observations, qui confirme en tous points nos hypothèses. Nous pensons même que dans notre perspective certaines des questions qu'il a soulevées s'éclairent d'un jour nouveau. Ainsi, il apparaît que la littérature héroïque (poèmes épiques, en vers ou en prose) éclot généralement au cours de ce que nous avons appelé l'âge héroïque et dans un milieu à demi-barbare. Un tel milieu peut se présenter dans les sociétés les plus diverses à la condition qu'elles vivent, ou aient vécu dans un passé récent, des aventures guerrières, de préférence de caractère agressif. Lorsqu'une telle société se trouve représenter le noyau d'une future civilisation, la geste acquiert des dimensions nouvelles, se propage chez d'autres groupes ethniques apparentés par la culture, et devient l'héritage commun de toute une civilisation, comme ce fut le cas de la légende de Gilgamesh au Moyen-Orient, des légendes d'Héraclès et de Thésée, de l'Iliade et de l'Odyssée et d'autres légendes grecques dans le bassin méditerranéen, dans une moindre mesure le cas du Mahâbhârata et du Râmâyana pour le monde indien, enfin des nombreuses épopées germaniques et celtiques, depuis le Nibelungenlied jusqu'au cycle du Roi Arthur et à la Chanson de Roland pour l'Europe occidentale. Chadwick n'introduit pas cette distinction entre les sociétés héroïques ayant débouché sur une Hochkultur et les autres, et le choix des peuples dont il a étudié la littérature a été guidé surtout, nous l'avons dit, par le souci de trouver des cycles littéraires relativement indépendants, ensuite par les limitations qu'imposaient aux auteurs leurs connaissances linguistiques et les traductions disponibles. Nous avons là, toutefois, un large éventail d'exemples qui nous permet d'étudier l'évolution de la littérature dans un nombre considérable de sociétés héroïques, soit dans le cadre d'une civilisation majeure, soit dans le cadre d'une sub-civilisation (ou nation faisant partie d'une civilisation majeure), soit dans le cadre de cultures demeurées en marge des grands courants de l'histoire. On peut constater : I o que partout où apparaît une littérature épique, populaire, nous sommes en présence d'une société qui vit ou vient de vivre un âge héroïque ; 2° que cette littérature présente partout, et sans que cela puisse être attribué à des influences réciproques, les mêmes caractéristiques ; 3° que l'évolution des genres littéraires s'est faite toujours dans le même sens. Ce sont là des constatations essentielles pour la morphologie des cultures.

PHASES DES CIVILISATIONS

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Il est évident que tous les peuples ne sont pas également riches en littérature épique et que là où une telle littérature apparaît, elle est circonscrite dans le temps, à la fois pour ce qui est de la geste relatée, c'est-à-dire de la période historique dont les événements ont inspiré le poème, et pour ce qui est de la période de rédaction. La notion d'un « âge héroïque » a existé confusément dans la mémoire de beaucoup de peuples. Hésiode y fait allusion pour les Grecs, Jordanès pour les Goths. A la lumière des travaux de Chadwick, on peut se hasarder à affirmer que les périodes historiques auxquelles se rapportent les poèmes ou récits qui peuvent être qualifiés proprement d'héroïques (par opposition notamment aux œuvres de caractère étiologique) sont en général très brèves : le temps de quelques générations, ou tout au plus deux ou trois siècles. Chadwick situe par exemple cette période historique pour les Germains, grosso modo, du m* au vi" siècle de notre ère ; pour ceux d'Irlande, du νιιΓ au Xe, avec toutefois des réminiscences d'une époque préhistorique (4). Dans ces trois cas une datation assez précise est rendue possible par l'existence de sources historiques contemporaines ou postérieures, locales ou étrangères. La même chose est vraie a fortiori des littératures épiques les plus récentes, celles des peuples balkaniques, dont l'une, la yougoslave, a été étudiée par Chadwick. Celle-ci comporte d'ailleurs plusieurs phases distinctes dont la première se rapporte à l'époque du grand royaume serbe d'Etienne Douchan jusqu'à son écroulement sous les coups des Turcs, donc un peu plus d'un siècle, du début du deuxième tiers du xiv' siècle au milieu du xv", et la dernière se rapporte au début de la lutte pour l'indépendance, au xvm* siècle et au xix° siècle (5). Nous ajouterons que ce dernier cycle a son pendant chez d'autres peuples des Balkans, notamment les Grecs, les Albanais et les Macédo-Roumains, et il est évident, dans le premier cas, qu'il n'y a aucun lien entre la poésie épique de la Grèce antique et la poésie épique de la Grèce moderne. Ces littératures épiques, pratiquement les dernières d'Europe, mais hors du domaine occidental (6), n'ont pu se développer

que parce que leur aire géographique, du fait de la domination ottomane, était retournée à un stade de demi-barbarie, de pré-civilisation.

(4) Nous verrons plus loin (p. 228) qu'il convient de rattacher à cette littérature épique, germanique et celtique, les chansons de geste françaises de l'époque post-héroïque, notamment la geste de Charlemagne dont les héros eux-mêmes sont d'une époque plus tardive que celle indiquée par Chadwick. (5) La littérature épique yougoslave présente un quadruple intérêt pour l'observateur : a) elle s'est prolongée oralement jusqu'à l'époque contemporaine ; b) l'historicité de la plupart des personnages peut être établie par des documents contemporains, nationaux et étrangers ; c) on a des preuves écrites dès le xvi* siècle de l'existence d'une épopée orale relative aux événements des xiv'-xv® siècles ; d) on a la chance rare qu'elle ait été recueillie à l'époque moderne à une date relativement reculée (première grande collection faite par Vuk Stjepanovitch Karadzitch en 1814, à Vienne, où l'auteur s'était réfugié après le premier épisode de la guerre d'indépendance des Serbes). (6) Nous toucherons un mot plus loin de la dernière en date des épopées du monde occidental proprement dit, la conquête du Far West, qui a trouvé de nos jours un mode d'expression artistique entièrement nouveau : le « western ». 15

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Aussi leurs thèmes et leur cadre présentent-ils plus d'affinités avec ceux des littératures des peuples marginaux, non intégrés dans une civilisation en marche, comme les Mongols d'Asie Centrale ou les Touareg du Sahara, qu'avec les littératures épiques des peuples barbares « en voie de civilisation ». En fait, c'est surtout des cas de cette espèce que Chadwick avait étudiés — lorsqu'il a eu son intuition centrale de l'existence des « âges héroïques » et, plus tard, lorsqu'il eut étendu le champ de ses investigations à d'autres catégories de peuples créateurs d'épopées, il n'a pas rendu compte, croyons-nous, de façon satisfaisante des raisons pour lesquelles certains caractères des poèmes de l'âge héroïque faisaient défaut dans ce second cas. De même, ne s'étant pas placé au point de vue de l'historien des civilisations, il a de la peine à expliquer le surgissement de la poésie épique à telle époque plutôt qu'à telle autre ; ainsi par exemple d'expliquer l'écart qui existe dans le temps entre la poésie grecque antique, d'ime part, et la poésie germanique et celtique (7) de l'autre, alors que l'explication en termes de civilisations est simple : les deux séries appartiennent à deux cycles de civilisation distincts, mais fort ressemblants dans leur déroulement à deux mille ans d'intervalle. La littérature épique sumérienne, du moins ce qui nous en est parvenu, se situe elle aussi à une époque bien déterminée — la consolidation de l'emprise des Sumériens sur la basse Mésopotamie — et dans un laps de temps très bref — la durée de 3 ou 4 règnes, puisque les trois héros de nous connus : Enmerkar, Lugalbanda et Gilgamesh, sont désignés sur des tablettes du début du π* millénaire, respectivement comme le deuxième, le troisième et le cinquième roi de la première dynastie d'Ourouk. Pour l'Inde, nous avons déjà dit à plusieurs reprises à quel point les précisions historiques y sont difficiles. On peut toutefois constater que le Mahâbhârata, malgré sa longueur exceptionnelle, est un récit axé sur un événement historique unique, qui s'est passé à un moment donné de l'avance âryenne d'Ouest en Est, probablement à l'époque où le centre de gravité des unités politiques âryennes se trouvait entre le Yamounâ et la haute vallée du Gange. Dans les deux cas (Sumer et Inde), les transcriptions littéraires que nous possédons datent de plus de mille ans après l'événement relaté mais cela peut être dû à des circonstances pour ainsi dire extérieures au phénomène de la littérature héroïque elle-même (apparition plus tardive de l'écriture, ou écriture d'abord réservée à d'autres fins — économiques ou religieuses par exemple —, ou simplement disparition matérielle des documents). Dans le cas de l'Inde, un autre phénomène est troublant : c'est le seul cas où les poèmes de caractère didactique, essentiellement (7) Nous nommons « germaniques » les littératures que Chadwick appelle « Teutonic », les littératures anciennes allemandes, scandinaves (y compris l'Islande) et anglaises ; « celtiques », celles que Chadwick appelle « British » et qui englobent les littératures anciennes de l'Angleterre d'avant l'invasion des Angles et des Saxons (conservées au pays de Galles), du pays de Galles lui-même, d'Ecosse, d'Irlande et de Bretagne.

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religieux (8), précèdent dans le temps les poèmes épiques. On s'accorde en effet à considérer que la rédaction des Védas (du moins du Rig-véda dans sa plus grande partie) est antérieure à la rédaction du Mahâbhârata. Mais il convient de remarquer : I o que le Rig-véda contient de nombreux passages épiques, relatifs notamment au clan des Bhârata ; 2° que son style étant déjà très évolué, l'hypothèse d'une première version où l'élément héroïque l'aurait emporté sur l'élément religieux est fort plausible ; 3° que dans le cas du Mahâbhârata nous nous trouvons également en présence d'une rédaction tardive d'une œuvre qui, très probablement, avait d'abord revêtu une forme plus nettement héroïque. (Cela semble ressortir de certains passages célèbres comme le dialogue entre Arjouna et son cocher — qui n'est qu'un avatar de Krishna — avant la bataille décisive des Bhârata (9). On sent derrière les arguments de Krishna — qui paraissent d'ailleurs de purs sophismes à un esprit occidental — un effort désespéré de concilier le nouvel esprit dominant des Brahmanes avec l'ancien esprit héroïque de la classe des Kchatrîyas. De telles justifications philosophiques ne peuvent pas avoir été contemporaines de la première conception du poème épique car, à l'âge héroïque, l'héroïsme est naturellement la vertu suprême et n'a pas à être autrement justifié.) On pourrait proposer un autre exemple d'une littérature épique qui serait apparue après une littérature didactique ou religieuse : celle des Celtes d'Irlande et d'Angleterre. Mais c'est un faux exemple car les premières lois et les premiers écrits édifiants dans les îles britanniques ont paru en latin. Il s'agissait donc là d'une sorte de prolongation du rôle d'acculturation de l'ancienne Hochkultur gréco-latine et non pas d'un produit véritablement autochtone. La littérature originale, ou littérature épique, ne commence qu'à un moment donné du cycle nouveau, et elle est la première dans ce cycle (10). Ainsi au début d'une civilisation, les anciennes branches s'atrophient et se dessèchent et les pousses qu'engendre une sève nouvelle appartiennent, elles, à l'âge héroïque. Nous voudrions, à ce point, proposer une distinction entre l'âge héroïque proprement dit, qui se situe à la phase larvaire de la civilisation, phase notamment de la Völkerwanderung et de la conquête par les barbares de leur future patrie, et l'âge post-héroïque qui se situe à la phase de formation, après l'établissement définitif des barbares et la fondation d'Etats organisés. La plupart des épopées se rapportent à des événements survenus à la première époque, elles ont reçu le plus souvent une première forme populaire (en prose ou en vers — nous verrons cela plus loin) très peu de temps après l'événement, puis une forme littéraire (8) Nous employons les épithètes « didactiques » et « religieux » pour conserver le classement proposé par Chadwick pour l'ensemble des littératures passées en revue, mais il n'est pas inutile de préciser que l'étrange spiritualité du Rig-véda n'a pas un caractère essentiellement didactique, ni même proprement religieux. On pourrait aussi bien qualifier ces poèmes d'hymnes métaphysiques et d'incantations lyriques. A vrai dire, ils défient toute classification. (9) Episode de la Bhagavadgîta dans le Mahâbhârata. (10) On la fait remonter au début du vin' siècle, encore qu'aucun manuscrit antérieur au xn e siècle ne nous soit parvenu.

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plus parfaite à la seconde période. Mais le sujet de l'épopée peut également se rapporter à des faits de l'âge post-héroïque. L'exemple le plus illustre est celui de la geste de Charlemagne. Et l'on peut se demander si l'épopée de Gilgamesh, l'Iliade et le Mahâbhârata ne se rapporteraient pas, eux aussi, à des événements de l'âge post-héroïque. La seule civilisation où nous puissions différencier avec plus de précision la littérature de l'âge héroïque de celle de l'âge post-héroïque est la civilisation occidentale, grâce à l'abondance non seulement de cette littérature elle-même, mais aussi des documents qui permettent d'en établir les sources historiques. Nous verrons les différences de fond et de forme qu'il y a en général entre les récits populaires des premiers temps, parfois assez proches de l'événement, et les poèmes plus élaborés de l'âge post-héroïque. Précisons seulement ici qu'en ce qui concerne l'Occident, la première série, celle à laquelle se réfère essentiellement Chadwick, se rapporte, pour la littérature germanique, à l'époque des invasions barbares, c'est-à-dire de la grande migration des Germains à partir des steppes de Russie, du m ' au vi* siècle après J.-Ch., avec certaines réminiscences bien précises telles que l'affrontement avec les Huns ; pour la littérature celtique, à l'époque de la résistance des Celtes des îles britanniques, non romanisés, à l'invasion des Angles et des Saxons (plus tard des Anglais) du v" au x* siècle. La seconde série, plus savante, parce qu'elle naît en France (dans le Midi d'abord puis dans le Nord) c'est-à-dire dans le vrai berceau de la nouvelle civilisation, en un point où les nouveaux arrivants barbares se sont trouvés des siècles durant au contact d'une vieille civilisation et de sa littérature évoluée, se rapporte aussi bien aux événements de l'époque héroïque stricto sensu, en reprenant les thèmes de la première série, qu'à des événements d'une époque beaucoup plus récente, tel le cycle de Charlemagne. Les modèles français et provençal se répandront pratiquement dans tout l'Occident. La Chanson de Roland est adaptée en allemand dans le troisième tiers du XII" siècle. Il s'agit déjà de littérature personnelle, c'est-à-dire dont on connaît les auteurs : la Chanson de Roland est adaptée par Conrad de Ratisbonne ; Gottfried de Strasbourg et Wolfram d'Eschenbach écrivent des poèmes sur les thèmes celtiques de Tristan et de Parsifal, et sur Guillaume d'Aquitaine (Willehalm). Mais presqu'en même temps on met en forme savante de vieilles légendes germaniques dans le Nibelungenlied où se mêlent étrangement les souvenirs des luttes des Goths contre les Huns et les hauts faits plus récents des empereurs Gibelins. Enfin, dans la dernière partie du xm* siècle, apparaîtra le cycle des poèmes consacrés à Dietrich von Bern dont le modèle n'est autre que Théodoric le Grand. A la même époque (xm" siècle), des recueils scandinaves d'Eddas se rapportent en grande partie aux mêmes événements de l'invasion gothique (par exemple la bataille des Goths et des Huns dans la Herrarar Saga). Ces derniers cas sont particulièrement intéressants car ils nous proposent probablement une limite extrême dans le temps, du moins pour l'Occident : Attila est mort en 453 ; Théodoric, roi des Ostrogoths, a vécu entre 454 env. et 526. Une distance aussi grande sépare l'Orlando furioso de l'existence historique de Roland. Mais le poème de l'Arioste

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comme aussi les Lusiades et les romans de chevalerie, en Espagne (mais ces deux dernières séries relatent des faits récents), représentent sans doute la dernière vague de littérature épique de l'Occident. Une littérature de même inspiration se développe aussi dans certaines provinces françaises (cycles des Bourguignons, des Lohérains, chansons de geste bretonnes, etc.) et chez les Anglo-Normands (par exemple le Roman de Bou ou geste des Normands, de Robert Wace, au xn* siècle). Ajoutons, au XIV* siècle, l'écho de ces autres Gesta dei per Francos, les Croisades, avec la Chanson d'Antioche, la Chanson de Jérusalem. Mais plus tard, les Franciades et autres Henriades ne seront plus que des jeux de l'esprit, des constructions artificielles, sans écho dans l'imagination des peuples (11). La littérature épique des Arabes est pauvre. Cela peut paraître étrange, s'agissant d'un peuple particulièrement doué pour la poésie et qui a vécu, aux vu* et vin" siècles, une prodigieuse aventure guerrière. Sans doute un élément de caractère ethnique (ou culturel si l'on préfère) peut avoir joué : les Arabes, dans ce cas, seraient réputés ne pas avoir « le souffle épique ». Cependant, si l'on admet notre interprétation (12), à savoir que la conquête arabe ne correspond pas à l'âge héroïque de la civilisation islamique, il y aurait là peut-être une explication par le « moment » et non plus par la « race ». La véritable poésie épique du monde islamique c'est en Perse que nous la trouvons au Xe siècle avec Roudaki et surtout Firdousi (13). Et cette poésie se rapporte à la geste des rois de Perse du cycle ancien et du cycle nouveau, comme les derniers Sassanides (Chosroès) et non à la conquête arabe, ce qui confirmerait notre hypothèse que l'âge héroïque de la civilisation islamique se situe à l'époque parthe et sassanide. Pas d'épopée non plus chez les Byzantins, du moins une littérature épique de 1'« âge héroïque », pour la raison qu'ils ne sont pas issus (11) Un dernier moment du souffle épique reparaît en France beaucoup plus tard à l'occasion de la Révolution et de l'épopée napoléonienne. 11 ne se manifeste cependant pas dans la forme du grand poème épique, mais sous des formes plus indirectes : dans des marches militaires d'un allant inégalé, dans « La Légende des Siècles » de Victor Hugo ; sur un mode mineur dans certains romans d'Alexandre Dumas ou dans les couplets patriotiques de Béranger. (12) Voir ci-dessus le chapitre consacré à la civilisation arabe, p. 153 sqq. (13) Elle avait été préparée par des siècles de poésie populaire, relatant les hauts faits des rois perses, comme en témoigne déjà au Ve siècle le chroniqueur arménien Moïse de Khorène (qui qualifie ces poèmes de « fables de fables »). On sait par ailleurs que dès le siècle suivant, une première tentative de réunir ces traditions avait été faite d'ordre du roi Noushirwan, et que le travail avait été repris sous le dernier des Sassanides, Yezdegerd, par le Dikhan Danischwer qui avait publié un premier Livre des Rois (Khodaï-nameh). Firdousi évitera soigneusement le mot Khodaï, même lorsqu'il citera Danishwer Dikhan, le terme de son temps, ne désignant plus que Dieu chez les Musulmans. Notons en passant l'orgueil superbe de l'auteur, qui s'exalte dans la satire vengeresse que Firdousi adresse au Sultan Mahmoud le Ghaznévide après avoir fui sa cour où il avait séjourné 12 ans pour rédiger son poème : ...« j'ai élevé dans mon poème un édifice immense auquel la pluie et le vent ne peuvent nuire »... C'est presque mot pour mot le célèbre exegi monumetitum aere perennius de la xxx" ode d'Horace !

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ET

LOIS

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d'une rencontre hostile entre des barbares et une civilisation en déclin (il en existe en échange qui date de l'âge post-héroïque, de la grande époque des ix* et x* siècles, telle l'épopée de Digénis Akritas). Ce n'est donc pas simple hasard si les épopées yougoslave et russe étudiées par Chadwick ne se rapportent pas à l'époque de la Völkerwanderung, mais à des époques bien plus tardives. C'est qu'à l'encontre de ce qui s'était passé avec les Germains en Occident, l'installation des Slaves dans l'Est européen avait été le fait d'une pénétration généralement pacifique et en tout cas postérieure à la phase larvaire de la civilisation byzantine. Aussi, leur « âge héroïque » ne commence en Russie qu'à l'époque Varègue et Kiévaine, et en Serbie à l'époque de la résistance contre les Turcs aux xiv'-xv" siècles. Par la suite, les circonstances historiques (l'invasion Tatare en Russie, l'occupation Ottomane dans les Balkans) expliquent la persistance, pendant quelques siècles, des mœurs semibarbares nécessaires à l'éclosion d'une littérature héroïque. Nous retrouvons là le phénomène déjà maintes fois observé des « micro-climats » des cultures nationales au sein de l'ensemble « civilisation », où, selon le moment de l'entrée en jeu, les mêmes phénomènes que dans la ou les nations initiatrices peuvent se reproduire, généralement en raccourci. Cependant, on doit signaler, chez les Yougoslaves comme chez les Russes, deux périodes bien différenciées, la première (cycle de l'époque Kiévaine pour la Russie, cycle d'Etienne Douchan ou de Kossovo pour la Serbie) étant séparée des cycles suivants, à peu d'exceptions près, jusque vers les χνΓ-χνιιΓ siècles, par une époque de prostration due à la soumission aux Tatars d'un côté et aux Turcs de l'autre. Et ce n'est qu'au moment où commence le reflux, où se réveille l'agressivité, que renaît la poésie épique, sur les modèles

établis par le premier

cycle.

Les bylines russes, jusqu'à celles célébrant les faits de Pierre le Grand et même la victoire de 1812, répètent à satiété les motifs des poèmes de l'époque Kiévaine. Plus encore : d'instinct on cherche à remplir le vide — du xn" au xvi" siècle — et cela se fait par une confusion bien involontaire entre les Polovtses (ou Coumans) de l'époque Kiévaine, avec les Tatars, devenus les ennemis par excellence, les ennemis de toujours. D'où l'apparition, bien sûr tardive, des Khans Batou et Mamai, et de la Horde d'Or en général, dans les poèmes du cycle de Kiev. En même temps, même chez un peuple où le souffle épique est de si longue durée, la qualité littéraire des poèmes va en se détériorant (14). En Chine, pour des raisons qui sont probablement fortuites, il n'y a apparemment aucune trace d'une littérature épique se rapportant au tout premier âge héroïque. H y en a, en échange, pour les débuts de la première Période Intermédiaire, pour l'âge trouble qui a vu la chute de l'empire des Han. Il y a là un parallèle intéressant avec l'Inde où le (14) Les Yougoslaves, eux, ont eu le bonheur d'avoir leur Homère à la fin de leur deuxième cycle épique en la personne du prince-évêque monténégrin PIERRE

II

PETROVITCH

NIEGOSH

(1813-1851),

l'auteur

de

La

Guirlande

de

la

montagne. L'apparition d'un grand poète épique aurait probablement été impossible dans la Russie du xix* siècle, déjà trop avancée dans la civilisation.

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retour à des conditions médiévales semi-barbares, à la fin du i " millénaire après J.-Ch., notamment au pays des Rajpoutes, donnera naissance à un nouveau cycle de poésie épique, comme la Geste de Prithi-Raj au XII* siècle (15).

Après avoir constaté de si frappantes concordances entre toutes ces civilisations, on peut légitimement se demander si les civilisations égyptienne, crétoise et précolombiennes n'ont pas eu, elles aussi, leur littérature de l'âge héroïque, peut-être orale, et que notre ignorance n'est due qu'à l'absence d'indices documentaires. Voyons à présent les principaux traits communs à ces littératures épiques, que Chadwick a mis en lumière. Dans tous les cas, il s'agit d'une littérature essentiellement narrative, destinée à distraire plutôt qu'à instruire ou édifier. Le récit raconte une aventure, de caractère belliqueux, et se rapportant à ime période bien définie, celle que Chadwick a nommée « l'âge héroïque ». Cette période peut être récente (cas des littératures balkanique, russe, tatare, etc.) ou se perdre dans la nuit des temps (cas de la littérature épique indienne, ou bien, au Moyen-Orient, au i " millénaire avant J.-Ch., cas de la vieille épopée sumérienne de Gilgamesh). Mais dans tous les cas, c'est une période limitée. La société que ces récits dépeignent est ime société de type médiéval, aristocratique et guerrière. Les héros sont presque toujours des rois et des princes, et le cadre préféré, quand ce n'est point le champ de bataille, est le palais. On s'étend longuement sur le récit des banquets et des festins ; les biens les plus précieux sont : le cheval, l'armure et les belles armes, et plus généralement, tous les accessoires du guerrier noble. Les vertus les plus prisées sont le courage, la loyauté, la générosité (16). Le paysan et le citadin sont le plus souvent absents des récits épiques. Il convient toutefois de nuancer cette affirmation : lorsque le souffle épique se maintient dans une société dont la structure aristocratique et féodale a été démantelée (cas par exemple des anciens Etats des Balkans transformés en pachaliks), le cadre du récit héroïque peut (15) Voir ci-dessus, chapitre de la civilisation indienne, p. 184. (16) A ce propos, il n'est peut-être pas sans intérêt de noter que les contes de fées de tous pays et de tous temps ont pour cadre de prédilection une société de type médiéval : il y est presque toujours question de fils de rois, de princes et de princesses, de châteaux-forts, de combats singuliers où le merveilleux se mèle à l'héroïque. Il arrive même que la distinction ne soit pas facile à faire entre récit héroïque et conte de fées, notamment dans certains bylines russes où l'élément merveilleux prend une importance exceptionnelle. Un trait — probablement d'origine asiatique, chamanique — y revient très fréquemment, c'est la métamorphose, d'un homme ou d'une femme doué de pouvoirs surnaturels, en animal. La limite entre les deux genres est parfois difficile à tracer. Sans doute, dans le conte de fées y a-t-il accentuation de l'élément merveilleux et disparition quasi-totale de l'élément historique qui n'a peut-être pas toujours été absent. Le conte de fées apparaîtrait ainsi comme une sorte de dérivé, de « sous-produit », du récit épique, à l'usage de l'enfance ; mais l'âge héroïque ne représente-t-il pas, précisément, l'enfance de la civilisation ?

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prendre un aspect plus rustique. La vie de cour, les palais, les banquets, les bijoux ne font plus partie du décor habituel. Et pourtant, même dans ce cas, nous trouvons dans la poésie balkanique certains traits qui révèlent comme une nostalgie d'une société aristocratique : le héros est réputé posséder de grands troupeaux ou de nombreuses ruches, sa carabine est en or, son épée d'argent, sa femme est parée de beaux colliers (17). Pour ce qui est de la forme de la littérature épique, Chadwick relève également des ressemblances frappantes dans tous les cas étudiés. Sans relation aucune entre eux, les poèmes héroïques revêtent tout naturellement des formes semblables. Les panégyriques et les invectives abondent, comme il y a en général abus des discours, qui dans certains cas peuvent occuper la plus grande partie du poème ; les descriptions sont nombreuses, parfois extraordinairement détaillées (n'oublions pas que le récit a presque toujours été oral au début, destiné à des sociétés dont il était la principale distraction « intellectuelle », que le récitant devait donner l'illusion d'avoir été témoin des combats ou des fêtes, faire durer le plaisir — ou, comme on dirait aujourd'hui, le « suspense »); il y a également abondance d'épithètes, plus ou moins stéréotypées, le nom de chaque personnage plus important apparaissant toujours accompagné de l'épithète qu'on lui a accordée une fois pour toutes — un peu comme un leitmotiv qui accompagne l'entrée en scène, ou la simple évocation d'un héros de Wagner. L'auteur des poèmes est généralement anonyme, du moins dans la période héroïque proprement dite. (Dans la période post-héroïque, qui se développe dans une société plus évoluée, l'auteur est presque toujours identifié.) Le moment de l'action, pour que la réalité du récit ne fasse point de doute, pour le récitant comme pour l'auditoire, est rejeté le plus souvent dans un passé indéfini, presque mythique, même lorsque l'événement appartient à l'histoire récente. Cet aspect à la fois historique et non historique de l'épopée est très caractéristique des sociétés semibarbares qui n'ont pas encore un sentiment bien défini de l'histoire et pour lesquelles le passé est naturellement légendaire. Le héros disparu subit, presqu'immédiatement, une transfiguration, une « majoration », qui le place au-dessus du commun des mortels. Il devient demi-dieu, ou dieu, et son existence se mêle à celle des dieux (devenus saints, anges ou démons dans les légendes chrétiennes). Mais Chadwick observe à juste titre que dans aucune épopée le héros n'apparaît comme ayant été dieu à l'origine, ce qui plaide en faveur de son historicité. Tout au plus lui inventera-t-on un père ou un ancêtre mythiques. Autre trait intéressant : l'absence de sentiment « national » dans le sens moderne du mot. Par exemple dans le cycle anglais, presqu'aucun événement qui se passât en Angleterre même ; presque tous les événements se passent quelque part sur le continent, au cours de la migration (17) Ainsi dans certains poèmes épiques grecs et macédo-roumains des xvii*xvm e siècles, relatifs aux précurseurs de la guerre d'indépendance.

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des Germains. Le fait est symptomatique : l'âge héroïque auquel se rapportent les poèmes est antérieur au clivage des nations, bien que celles-ci existassent en puissance, sous forme de groupes, d'ethnies ou même de royaumes barbares ; mais malgré, souvent, des guerres fratricides, ces groupes se sentaient liés entre eux par la langue et par une origine commune. L'Iliade a été chantée un peu partout en Grèce et même si plusieurs cités se sont, plus tard, disputé l'honneur d'avoir été la patrie de tel ou tel héros, la geste était obscurément vécue comme un patrimoine commun. De même le Mahâbhârata apparaît sous une forme littéraire dans une région nettement plus à l'Est que celle où est censé se dérouler le drame ; il est impossible de savoir si c'est une même ethnie qui a emporté avec elle le souvenir des événements relatés ou si ces événements se rapportent à un clan apparenté. De même, comment savoir avec certitude si des ancêtres des Angles et des Saxons, des Danois et des Norvégiens ont jadis participé aux aventures des Goths, des Burgondes et des Lombards auxquelles leurs poèmes épiques font allusion ? Les héros appartiennent à leur race (hellénique, âryenne, germanique) et les clans qui deviendront plus tard cités ou nations les revendiquent globalement. On peut même dire, inversement, qu'on trouve rarement, dans les poèmes héroïques, le sentiment d'une haine véritable contre l'ennemi. Certes, il y a toujours un « vilain », mais on rend hommage à sa valeur, même s'il s'agit des « infidèles ». Parfois même, on a perdu jusqu'au souvenir de son appartenance à une autre race : Etzel (Attila), dans la légende germanique, n'est plus le chef d'une horde étrangère, mais plutôt un frère ennemi. Ainsi encore le « Ianko Sibinjanin », qui dans l'épopée yougoslave rencontre le héros serbe Marko Kraljevitch — anachronisme fréquent dans les légendes populaires —, n'est autre que le père du roi Mathias Corvin, le héros roumano-hongrois du xv* siècle, Jean Huniade (« Ianko de Sibiu », en Transylvanie). Et il n'est dit nulle part qu'il n'est pas de même race que Marko. Dans le même ordre d'idées, l'accent est mis le plus souvent sur la valeur individuelle et non sur les vertus de toute une race ou une nation, et les causes de la guerre sont toujours individuelles — et bien souvent futiles. Même lorsque le poème en arrive au récit d'une grande bataille rangée, on s'attarde complaisamment à un combat singulier. A vrai dire, les exploits d'un héros, et d'un seul, sont au cœur du récit épique. On donne parfois au héros un compagnon ou des frères (Arjouna et ses frères, Gilgamesh et Enkidou, Achille et Patrocle). Mais le choix du héros lui-même est souvent déroutant. Ce ne sont pas toujours les personnages qui ont joué le premier rôle dans l'histoire vécue qui gardent par la suite la faveur populaire. Celle-ci dépend d'impondérables. Une sorte d'auréole de sympathie irraisonnée entoure le héros et explique l'engouement des contemporains et, après eux, des poètes, pour tel ou tel personnage secondaire dont l'histoire objective n'eut peut-être pas retenu le nom. Si le xvii* siècle français avait été inspirateur d'épopée, nul doute que celle-ci eut retenu le nom de d'Artagnan plutôt que celui de Louis XIV ou du Grand Condé ! D'ailleurs les événements auxquels

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participe le héros ne sont pas nécessairement les plus significatifs. Que représente la guerre des Bhârata dans la conquête de l'Inde par les Aryens ? Et la guerre de Troie, n'est-elle pas un épisode somme toute secondaire de la grande migration des Hellènes ? Qui pourra jamais dire combien d'autres Iliades auront été perdues pour le poète et l'historien ? S'il nous est déjà difficile d'affirmer l'historicité des héros de légendes, à plus forte raison est-il impossible de juger, par exemple, de l'importance historique respective d'Achille et d'Agamemnon, si tant est que les héros d'Homère représentent des personnages ayant réellement vécu. Pour les temps plus récents, pour les épopées germaniques, celtiques, slaves, les preuves abondent de ce que le choix des poètes est indépendant du jugement de l'historien. Le Roland du cycle de Charlemagne en est l'exemple le plus fameux. On en trouverait cent autres. De l'aventure de Michel le Brave à la fin du xvi" siècle, la poésie populaire roumaine a surtout retenu un certain « Gruia lui Novae » qui aurait été le fils d'un des lieutenants du prince, d'ailleurs d'origine serbe : Novak. L'histoire, elle, n'a pas retenu son nom. Mais le cas le plus typique est peut-être celui du héros serbe Marko Kraljévitch. Son existence historique est prouvée : il était le fils d'un grand féodal contemporain d'Etienne Douchan, Voukachine, qui aurait été tué à la bataille de la Maritza en 1371. Il se serait lui-même soumis aux Turcs en 1385 (donc avant Kossovo) comme châtelain de Prilep en Macédoine, et serait mort en 1394 à Rovine — cette éphémère victoire du prince Mircéa de Valachie sur le sultan Bayazid — dans les rangs de l'armée turque. Qu'un tel

personnage soit devenu, pour des siècles, le héros le plus populaire de la geste yougoslave, pourtant particulièrement riche et inspirée, a de quoi étonner. Mais le fait illustre bien notre observation de plus haut : la poésie épique est de caractère juvénile et passionnel ; et là aussi « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ». L'aspect en quelque sorte international de la littérature des temps héroïques s'estompe peu à peu, et dans les temps post-héroïques le caractère national (on serait tenté de dire : nationaliste) s'accentue et devient prépondérant, tandis que l'élément merveilleux tend à disparaître. Au fur et à mesure que nous nous éloignons de l'âge héroïque proprement dit, le poème épique « colle » mieux à l'histoire, mais il s'affadit et perd ses qualités littéraires, en même temps que nombre de caractères que nous avons considérés plus haut comme typiques de la littérature héroïque. Ceci est particulièrement frappant dans les exemples russe et yougoslave où il nous est possible de suivre parallèlement l'histoire et ce que la littérature épique en a retenu. A partir des bylines se rapportant à Ivan le Terrible, les thèmes se répètent d'âge en âge, avec des personnages nouveaux, tous réels. (Parmi les plus proches de la réalité historique, sont les récits du cycle cosaque, relatifs notamment aux conquérants de la Sibérie, tel cet Emak Timoféiévitch mort noyé dans l'Irtysh en 1584, ou aux chefs des révoltes ukrainiennes des xvii* et xvin e siècles, Stenka Razine et Pougatchev.) Nous nous trouvons là à la limite de la littérature épique et de la littérature de caractère historique qui est toujours plus tardive. Cepen-

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dant, si, comme on l'a vu, la littérature épique est la première à apparaître dans une société donnée, le second genre est généralement la littérature à tendance religieuse. A vrai dire, toute littérature, même dans les temps primitifs, comporte toujours à la fois des éléments héroïques et des éléments non héroïques ; nous voulons seulement dire qu'à l'âge héroïque, qui correspond généralement à une première phase de l'évolution d'une société « en mouvement », l'élément héroïque est prépondérant dans l'expression littéraire. Par la suite, ce caractère s'estompe. Cette modification correspond sans doute au glissement du pouvoir de la caste guerrière à la caste sacerdotale. Le phénomène est sensible chez les Germains et les Celtes et, plus encore, en Inde. Les philologues distinguent à l'intérieur du Mahâbhârata, qui ne compte pas moins de 100 000 couplets, 10 000 couplets environ qui représentent le noyau originel du poème et qui sont de caractère nettement épique. Sur ce noyau sont venus se greffer ultérieurement des thèmes didactiques de toute sorte, y compris des thèmes théologiques ou juridiques. Détail qui concorde avec ce que l'on constate dans d'autres cas — notamment dans les épopées occidentales — : les épisodes héroïques ont pour protagonistes des membres de la caste des Kchatriyas, tandis que les épisodes non héroïques ont pour protagonistes des brahmanes. Un certain sens historique apparaît en même temps : on cherchera à établir des généalogies, des catalogues, à expliquer des noms de lieux ou l'origine des nations et de l'univers ; on fera des panégyriques et, souvent aussi, une certaine nostalgie percera, au souvenir des grands Anciens. Les exhortations et les appels à l'imitation des Anciens pourraient bien être la preuve que nous sommes entrés dans la période post-héroïque et que les mœurs héroïques sont en danger de se perdre. Enfin, avec un retard de plusieurs siècles, apparaîtra la poésie élégiaque ou lyrique, autrement dit la littérature de caractère personnel. Le phénomène est facilement contrôlable dans les littératures de l'Occident, et il semble bien qu'il en a été de même dans la Grèce antique : Hésiode est postérieur à Homère de plusieurs générations, et c'est encore plus tard qu'apparaissent Archilochos, Alcée, Sapho. En parlant plus haut de la littérature de l'âge héroïque, nous avons employé indifféremment les termes d'épopée, de poésie épique, de récit, de saga — peut-être serait-il opportun de revenir un instant sur cette simplification intentionnelle. Chadwick estime qu'autant qu'on en puisse juger les littératures écrites ont toujours été précédées d'une littérature orale (18), dont elles dériveraient. A la lumière des recherches ethnographiques récentes, il nous semble qu'on peut être tout à fait affirmatif à cet égard. Ce qui (18) Qu'il nous soit permis d'employer l'expression de « littérature orale » sans tenir compte de l'objection puriste qu'il y aurait, éthymologiquement, contradiction dans les termes. Si un récit transmis oralement atteint un niveau esthétique supérieur on ne voit pas quel autre qualificatif on pourrait lui donner que celui de littérature. Il y a, d'ailleurs, fort longtemps que ce terme a perdu tout lien avec son étymon.

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est moins bien établi, c'est le point de savoir si la prose a précédé la poésie, ou inversement. Chadwick pencherait plutôt pour la primauté, dans le temps, de la prose. Il cite des spécialistes de l'ancienne littérature indienne pour affirmer qu'en Inde la forme en prose aurait précédé la forme poétique. Lui-même tire la même conclusion de quelques exemples de la littérature nordique (Irlande, Eddas) où prose et poésie s'entremêlent, la dernière étant réservée aux discours, autrement dit aux citations fictives. Il émet l'hypothèse que les premières pièces en vers auraient été les panégyriques et que le genre, ultérieurement, aurait contaminé l'épopée. Certaines constatations sont cependant troublantes : à des époques plus tardives, il apparaît que c'est de la poésie que l'on est passé à la prose. Ainsi en Occident, les chansons de geste du haut Moyen-âge n'ont été rédigées en prose qu'à partir du xv* siècle. Par ailleurs, c'est un fait que dans les littératures occidentale et antique la prose littéraire est apparue après les grandes époques de la poésie. Le fait est encore plus facile à vérifier dans les littératures modernes de l'Europe orientale où l'expérience, à la suite de l'influence occidentale, est plus concentrée : partout l'éclosion de la grande poésie a précédé d'une ou plusieurs générations l'éclosion de la grande littérature en prose. Cela peut paraître paradoxal, mais il est plus difficile d'accéder à la littérature en prose qu'en vers. Quelle conclusion peut-on tirer de tout cela, en ce qui concerne les premiers âges de la littérature ? Peut-être doit-on imaginer trois phases : — une phase pré-littéraire au cours de laquelle des récits à fond historique sont transmis sous forme de contes populaires de père en fils ; — une première phase proprement littéraire où ces récits sont généralement mis en vers ; cette phase se prolongerait très avant dans l'ère post-héroïque, au moment où commence à poindre une certaine nostalgie pour l'âge héroïque, et aboutirait parfois à des chefs-d'œuvre dont les auteurs seraient le plus souvent identifiés ; — enfin, dans certains cas, avant que de céder la place à d'autres genres (religieux, didactique, historique, lyrique, etc.), les poèmes subiraient une dernière métamorphose, en une prose littéraire plus élaborée. * * *

Nous avons fait cette longue digression sur la littérature de l'âge héroïque parce que l'étude de cette littérature illustre de la manière la plus frappante deux points essentiels : I o qu'à l'aube de toutes les civilisations (du moins de celles qu'il nous est permis d'observer dans leur phase initiale) — et dans une certaine mesure, dans toute société semi-barbare en période d'expansion ou de défense héroïque — on retrouve des structures sociales et des mœurs semblables, une mentalité parti-

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culière, et des œuvres littéraires présentant des caractères communs ; 2° que ces phénomènes ne se répètent plus au cours d'un même cycle de civilisation. Enfin, l'observation de ces phénomènes nous a été grandement facilitée par l'étude approfondie qu'en a faite H. Munro Chadwick. Il est probable qu'une étude comparée des littératures des autres âges des civilisations révélerait des concordances également intéressantes. Ce devrait être une des tâches premières de la littérature comparée. Or, en France tout au moins, les « comparatistes » tournent le dos à ce genre d'études. L'école française, pionnière en la matière, s'interdit aujourd'hui, avec un ensemble assez remarquable, de dépasser les frontières d'un certain historicisme des littératures (l'étude des influences réciproques, de la migration des thèmes et des genres littéraires, etc.), et aussi se confine-t-elle à quelques littératures occidentales, s'enferment ainsi dans le cadre d'une seule civilisation. Dès la fin du siècle dernier, pourtant, Brunetière avait eu l'intuition d'une succession nécessaire des genres littéraires (19), mais sans doute le grand critique a-t-il, avec trop d'assurance, tiré des conclusions hâtives d'observations, exactes par ailleurs, et cette tentative prématurée n'est peut-être pas étrangère à l'attitude de prudence excessive que professent aujourd'hui ses successeurs (20). A vrai dire, on ne nie pas a priori la légitimité d'études comme celles que nous préconisons, mais on voudrait les laisser aux soins d'une autre discipline — dont on se désintéresse — et qui serait la Littérature générale. Querelle de mots. On ne voit pas très bien pourquoi une histoire des influences littéraires réciproques mériterait davantage le nom de littérature comparée, qu'une étude comparée des littératures des diverses civilisations à chacun des âges de ces civilisations. Admettons simplement qu'il y a là deux ordres de préoccupation différents, tout aussi légitimes l'un que l'autre — l'un étant d'ordre purement historique, l'autre d'ordre sociologique, ou anthropologique au sens large du terme. La première discipline cherchera par exemple par quels cheminements tel thème de la littérature hellénistique a pénétré dans la littérature arabe, ou quelles sont les origines immédiates ou lointaines du roman courtois de Provence. L'autre cherchera à déterminer, comme l'a fait Chadwick, la parenté qu'il y a, à des époques différentes, entre les littératures épiques de peuples sans contacts les uns avec les autres. Car, par exemple, ce ne sont pas les contacts et les influences qui peuvent rendre compte de 1'« air de famille » que présentent les écrits classiques chinois recueillis à l'époque des T'ang (vu* siècle après J.-Ch.) avec les Préceptes de Ptah-Ho-Tep, rédigés probablement à l'époque de la V* dynastie d'Egypte (xxve siècle av. J.-Ch.) et repris à Thèbes, sous le Moyen Empire.

Ferdinand BRUNETIERE, L'évolution des genres, Paris, 1 8 9 0 . (20) Seule exception notable, celle de M. René ETIEMBLE (Comparaison n'est pas raison, La crise de la Littérature comparée, Paris, 1963). (19)

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L'école comparatiste américaine est beaucoup plus ouverte à l'idée d'une sociologie de la littérature, mais nous n'avons pas connaissance, à ce jour, d'une véritable tentative de « morphologie littéraire ». Cependant, on redécouvre à présent avec surprise et intérêt les œuvres des comparatistes russes Alexandre Veselovski et Victor Jirmounski (21) qui bien avant Chadwick avaient observé que les littératures des peuples fort éloignés dans l'espace et le temps passaient par des stades d'évolution semblables. Il serait souhaitable que des études systématiques soient entreprises dans ce domaine par des équipes de chercheurs, et dans l'optique des cycles de civilisation. On doit pouvoir tirer aussi de précieux enseignements de l'étude comparée des autres arts. Toutefois, il y a peu de choses à dire concernant les arts autres que la littérature, dans les premières phases d'une nouvelle civilisation. L'âge héroïque n'est pas un temps propice aux arts. Pour les civilisations de la première génération, nous n'avons pratiquement pas de vestiges artistiques des époques les plus reculées, si ce n'est des fragments archéologiques de type préhistorique. Nous n'avons pas à discuter de leur valeur artistique. Il suffit de songer à la maîtrise que révèlent déjà certaines peintures rupestres datant d'époques probablement bien antérieures aux premiers temps des grandes civilisations, et situées, d'ailleurs, hors de leur aire, pour comprendre qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre l'apparition de l'art, ou de certaines formes d'art, et la naissance des civilisations urbaines. Par ailleurs, les incertitudes de la datation, les difficultés de replacer tel ou tel vestige dans son contexte social et culturel rendent aléatoire, croyons-nous, toute tentative de schématisation de l'évolution artistique dans les premières phases d'une civilisation. Ce que nous venons de dire s'applique aussi bien à l'art architectural, car nulle part nous ne pouvons dater avec certitude un monument de la période larvaire des civilisations de la première génération : tout au plus pouvons-nous dire que là où une nouvelle civilisation naît de la rencontre d'un monde barbare avec une vieille civilisation, il y a toujours, dans la phase initiale, recul de l'art et même oubli des techniques, comme ce fut le cas pendant le Moyen-âge occidental et le Moyen-âge hellénique (improprement appelé « civilisation mycénienne »). En Occident, il y a d'abord eu ralentissement très net de la construction, une technique plus grossière, la disparition quasi totale de l'ornementation sculpturale, enfin répétition du style romain de la defnière époque, qui est déjà presque byzantin. Lorsqu'un style original se dégage, vers le xi" siècle, c'est que la phase larvaire est déjà passée et que nous sommes en pleine période de formation. On est tout naturellement tenté d'incriminer le seul élément barbare. Or il arrive que dans certaines périodes de décadence interne,

(21) Alexandre Nikolaevitch Veselovski et Viktor Maksimovitch Jirmounskii (orthographe anglaise : Zhirmunsky), cités par Henry H.H. REMAK, Comparative literature at the crossroads : Diagnosis, Therapy and Prognosis ; in Yearbook of General and Comparative Literature, IX, 1960. (La Bibliothèque Nationale possède plusieurs titres de ces auteurs, en russe pour le premier et deux traductions allemandes pour le second, sur des questions de linguistique).

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sans intrusion étrangère, ou avant toute intrusion étrangère, les mêmes phénomènes se manifestent. Nous avons deux cas dont l'observation est particulièrement instructive, ce sont ceux des deux civilisations (de la deuxième ou de la troisième génération) dont nous avons dit que la phase larvaire était « souterraine > : la byzantine et, à un moindre degré, l'arabe. Le premier art chrétien, cette amorce de l'art byzantin au m ' siècle, est encore un art romain — ou, si l'on préfère, hellénistique — tout au moins en Italie. Mais il témoigne déjà d'une détérioration des techniques, d'un abâtardissement du style. Et c'est ensuite seulement que viendra l'influence orientale. On peut objecter qu'il s'agissait d'un art qui se cachait, et ne pouvait probablement pas faire appel aux meilleurs artistes, mais plutôt à des artisans. Cela n'est que partiellement vrai, car le phénomène se prolonge et se précise au iv* siècle lorsque l'Eglise sera devenue officielle et bénéficiera de l'appui de l'empereur. D'ailleurs, il y a quelques œuvres de maître dès le m* siècle, comme cette belle orante de la catacombe de Priscilla à Rome. D'autre part, la même impression de décadence de l'art et des techniques s'observe à la même époque dans les œuvres païennes. Plus tard, à l'époque de Justinien, on atteindra à une nouvelle maîtrise, mais l'influence orientale aidant — surtout iranienne — on sera en présence d'un art entièrement nouveau. De l'autre côté, en Iran, la transformation s'est produite quelques siècles plus tôt, dès le début de l'époque parthe, par l'influence probable de l'art des steppes — parthe, sarmante, touranien en général — sur le mélange gréco-iranien qui s'était constitué immédiatement après la conquête macédonienne. Là aussi il y aura pendant 3 ou 4 siècles un art plus rude, plus primitif, qui affirmera sa personnalité à l'époque sassanide, pour atteindre sa pleine maturité sous les Ommeyyiades et les Abbassides. En Occident enfin, où l'infiltration barbare a été si massive qu'elle a, pour un temps, replongé toute une moitié de l'empire dans la barbarie, la transformation a été plus lente que dans la moitié byzantine de l'empire : ici un art original voit le jour dès le v° siècle, et en tout cas le vi*. En Occident, il faut attendre la fin du xi* siècle pour voir éclore un style proprement occidental. Même en tenant compte du décalage que nous avons observé entre les débuts des phases larvaires des deux civilisations-sœurs, la gestation a été beaucoup plus lente en Occident. Les âges héroïques ne sont pas propices non plus à la réflexion philosophique. L'angoisse devant les phénomènes de la nature, l'interrogation sur l'origine des êtres et des choses, l'inquiétude des fins dernières, revêtent un caractère purement religieux. Et il est hors de doute que ces périodes de troubles, d'insécurité, de désarroi, qui accompagnent la désintégration de l'Etat impérial d'une civilisation, offrent un terrain particulièrement favorable à la naissance ou à l'épanouissement des grandes religions. L'exemple le plus typique est — évidemment — le surgissement et la propagation du christianisme dans une société grécoromaine déjà atteinte de sénescence, déjà « malade ». De là sans doute l'idée centrale de Toynbee, qui a voulu voir dans l'éclosion d'une religion

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supérieure un des phénomènes-types qui accompagnent chaque fois le passage d'une civilisation sur le déclin à une civilisation nouvelle qui lui est affiliée. En effet, si l'on passe rapidement en revue les cas de filiation que nous connaissons, on ne trouve nulle part ailleurs que dans la transition de l'antiquité gréco-romaine à Byzance et à l'Occident un rôle de ferment joué par une religion supérieure. D'ailleurs, s'il se trouve que le christianisme a été à ses débuts l'agent principal et le plus efficace — mais non le seul — de l'orientalisation du monde gréco-romain, nous avons vu aussi qu'il a subi au cours des âges de très profondes modifications spirituelles selon les grands groupes ethnico-t Iturels qui l'avaient adopté. Nous avons observé ce phénomène à propos de la rupture entre catholicisme et orthodoxie d'abord, entre catholicisme et protestantisme ensuite. Il ressort clairement de cette observation que c'est la religion qui s'est scindée selon les clivages culturels et non l'inverse. Nous voyons une autre preuve de cette affirmation dans la constatation que le catholicisme quoique plus proche, quant aux dogmes, de l'orthodoxie que du protestantisme, a continué à faire partie avec ce dernier de la même unité de civilisation, tandis que les peuples orthodoxes ont manifestement appartenu à une civilisation distincte. C'est dire qu'indépendamment de son noyau proprement spirituel, de sa Révélation et de l'interprétation philosophique dans laquelle elle a cristallisé, une religion, de par la nature même de son contact avec la masse, se donne nécessairement tout un ensemble de symboles, de rites, de formes artistiques, en un mot de traits de culture que lui a fournis le milieu où elle éclot et qui deviennent partie intégrante et essentielle de sa manifestation. Certes, il y a interaction et nul doute que les différentes confessions ne laissent, sur les peuples qui les pratiquent, une empreinte profonde (22). Nous serions, quant à nous, davantage frappés par l'influence que les peuples ou groupes de peuples ont sur les religions, qu'ils finissent par modeler selon leurs propres moules de culture, et par le fait que cette influence est première, l'influence confessionnelle représentant pour ainsi dire un mouvement de ressac (les peuples marginaux, qui n'ont (22) Un exemple nous en est fourni par l'Inde et le Pakistan — et plus généralement par le monde indien — où il semble que les différences sensibles à présent entre adeptes de l'hindouisme et indiens musulmans soient dues en grande partie à l'influence plusieurs fois séculaire des deux religions, encore que le problème soit d'une infinie complexité. Il est difficile de savoir si à l'origine il n'y a pas eu, dans le choix entre les deux religions, une certaine sélection naturelle selon les ethnies ; cette sélection en tout cas a dû être très sensible selon les classes sociales, les classes opprimées étant naturellement plus tentées par l'islam, religion égalitaire, que les classes supérieures. Toujours est-il que des siècles d'éducation et de pratiques religieuses différentes ont créé des habitudes d'esprit suffisamment divergentes pour que l'on puisse parler aujourd'hui de deux cultures distinctes. Le même phénomène se remarque à un degré moindre, entre Slaves orthodoxes et Slaves catholiques, même au sein d'une seule ethnie, comme chez les Serbes et les Croates. (Mais là encore, comment faire la part, dans le caractère national — ou régional — de ce qui est dû à l'influence des Eglises, et de ce qui est la résultante de l'occupation turque d'un côté, de l'occupation autrichienne de l'autre ?)

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pas participé à la maturation de la religion, comme par exemple les Slaves de l'Est pour l'orthodoxie, et les Slaves de l'Ouest pour le catholicisme, ne reçoivent généralement que le ressac). Comme, par ailleurs, la religion plonge ses racines au plus profond de la psyché collective, ces formes extérieures confondues avec l'essence de la religion sont naturellement conservatrices. D'où la grande résistance que les religions opposent toujours à l'infiltration d'une civilisation étrangère, comme ce fut le cas du judaïsme contre l'influence hellénique. Dans les temps récents encore, dans le processus d'occidentalisation qui s'est étendu au monde entier, c'est partout la religion qui a opposé la résistance la plus vive : l'orthodoxie en Grèce, en Russie et dans tout l'Est européen ; l'islam dans les pays arabes et dans une partie de l'Afrique ; l'hindouisme en Inde (23). Il y a là, de toute façon, des problèmes d'une complexité extrême que nous ne pouvons qu'évoquer ici en passant, mais dont le schéma de Toynbee ne rend pas suffisamment compte (24). S'il n'est donc pas possible d'admettre telle quelle la théorie de Toynbee, il n'en est pas moins vrai que le désarroi spirituel caractéristique des époques de désintégration d'une civilisation (même lorsque cette désintégration est lente et qu'elle est encore peu sensible à la masse) favorise le retour à la ferveur religieuse. Et si le hasard veut qu'une religion supérieure surgisse à ce moment précis de l'Histoire, son éclosion et sa propagation peuvent en être grandement favorisées. Mais il faut remarquer : I o que cette grande espérance vient généralement du dehors ; elle n'est pas un produit, une « sécrétion » de la société malade elle-même. Le christianisme naît, certes, à l'intérieur du limes romain proprement dit, mais au sein d'une société demeurée presqu'entièrement imperméable à cette civilisation hellénique dont l'empire romain est l'aboutissement politique. Le bouddhisme, même sous l'aspect proprement religieux du Mahayana, éclôt en Inde et non pas en Chine. Mahomet n'apparaît pas en Iran ou en Mésopotamie, au centre de la future civilisation islamique, mais à sa périphérie. 2° que l'apparition et le développement des grandes religions semblent (23) Il ne faudrait pas chercher ailleurs l'explication des difficultés que les Bouddhistes ont créées aux Américains au Sud-Vietnam. Il ne s'agit pas d'une résistance politique à telle ou telle puissance ou à telle ou telle doctrine politique, mais bien d'une forme de résistance « culturelle » de la civilisation extrême-orientale aux abois, devant la civilisation occidentale envahissante. (24) Rappelons ici une autre remarque que nous avons déjà faite : lorsqu'une religion sert d'intermédiaire pour l'acculturation d'un groupe humain — que nous appellerons récepteur — par un autre groupe — que nous appellerons donneur — le groupe récepteur a souvent tendance, par une sorte de phénomène de rejet, à préférer des formes hérétiques de cette religion : ainsi l'adoption par l'Egypte des premiers siècles de notre ère, de la nouvelle civilisation issue de la rencontre Grèce-Moyen-Orient, sous la forme du christianisme monophysite ; de même la préférence des Germains pour l'arianisme. Aujourd'hui, mutatis mutandis, la Chine et quelques autres nations du tiers monde qui se convertissent à l'Occident ont tendance à adopter la quasi-religion occidentale du rationalisme, sous la forme de son hérésie marxiste.

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indépendants du cycle des civilisations, encore que la forme extérieure que revêtira telle religion ainsi que les périodes de ferveur religieuses dépendent dans une large mesure de l'âge de la civilisation à un moment donné. Cette indépendance tient sans doute à l'essence même de la religion supérieure qui transcende les données de civilisation, tout en composant avec elles (25). Nous sommes parvenus à la fin de la phase de formation. Près d'un millénaire — huit à neuf siècles en général — a passé depuis le début de la phase larvaire, c'est-à-dire, si l'on préfère, depuis le début de l'acculturation des barbares ou de la rencontre de deux civilisations qui s'interpénétrent. Cette troisième phase dure à son tour plusieurs siècles mais débouche très vite sur l'ère des Royaumes Combattants, les deux phénomènes pouvant même être entièrement concomitants, l'épanouissement culturel d'une civilisation et son dynamisme maximum dans tous les domaines (expansion, floraison des génies, esprit d'invention) étant parfaitement conciliables avec les déchirements de la lutte pour l'hégémonie. Là encore, l'observation n'est pas possible dans tous les cas. Nous ne savons rien — ou presque rien — de l'évolution de l'Egypte avant l'ère impériale qu'elle atteint dès le début du m* millénaire avec une grande avance sur toutes les civilisations connues. L'histoire de la Crète ne nous révèle rien non plus, sur les premières phases de la civilisation. Pour la Babylonie, on l'a vu, si l'on date du xxxiv* siècle avant J.-Ch. l'arrivée des Sumériens en Basse-Mésopotamie, c'est entre 2600 et 2500 avant J.-Ch., quelque huit à neuf siècles plus tard, qu'Our, Kish, Lagash, Ourouk nous apparaissent sous l'aspect de cités-Etats qui se disputent l'hégémonie. Ces cités, qui ont vécu leur âge héroïque vers le XXXe siècle, ou avant, présentent alors des mœurs politiques qui nous (25) Les grandes religions connaîtraient-elles des cycles comparables à ceux des civilisations elles-mêmes ? Il n'est pas douteux qu'en examinant chacune d'entre elles, on observe des périodes de « basse pression » et des périodes de « haute pression », des périodes de tiédeur chez les fidèles et de troubles dans les Eglises, et des périodes de ferveur et d'élan. Y aurait-il quelque régularité dans le mouvement ? La question mériterait une étude particulière. On dirait que plusieurs des religions supérieures présentent une grande flambée lorsqu'elles ont 1000 à 1200 ans d'âge, puis subissent une crise grave pouvant aller jusqu'à leur disparition dans certaines zones. C'est le cas du bouddhisme en Inde : né au v* siècle avant J.-Ch., il est en pleine splendeur du iv" au vi« siècle après J.-Ch., puis recule définitivement au VII* siècle devant l'hindouisme. Le judaïsme traverse lui aussi une crise grave un millénaire environ après Moïse et débouche, après le premier siècle de notre ère d'une part sur le christianisme, d'autre part sur le judaïsme transformé de la Thora et du Talmud. Le christianisme occidental connaît une flambée de ferveur du XIe au xiii* siècle, ensuite la crise de la Renaissance au xvi® et au début du XVII* siècles, qui a dégénéré en une crise, beaucoup plus grave, d'agnosticisme. L'islam est en renouveau spirituel depuis le mouvement wahhabite au milieu du xvm* siècle et en pleine expansion encore de nos jours, mais on entrevoit déjà la crise qu'il aura à surmonter pour s'adapter aux exigences de l'ère scientifique et industrielle, produit de la civilisation occidentale dans sa phase de déchristianisation.

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rappellent singulièrement l'atmosphère de l'Italie du Moyen-âge finissant et de la Renaissance. Après le χ χ ι ι Γ siècle, nous avons le premier Etat unifié de Sumer et d'Akkad et, dans l'art, une première époque classique. Nous sommes au xxn* siècle, environ 1 200 ans après le début de la phase larvaire — l'équivalent du xvi* siècle occidental, du v" siècle grec. Mais alors intervient la première vague d'invasions qui va, périodiquement, pendant plus d'un millénaire, arrêter et perturber l'évolution « normale » de la civilisation. Pour la Chine, nous ignorons le point de départ de la phase d'éclosion, mais il est hors de doute que la fin de cette phase, la période d'épanouissement de la culture chinoise, se situe entre le vi* et le m* siècle, coïncidant ainsi avec l'ère des Royaumes Combattants comme en Grèce et en Occident. C'est l'époque qui va de Confucius et Lao-Tseu à Mencius, qui voit la rédaction définitive des grands livres classiques, comme le Yi-King, enfin l'apparition des poètes élégiaques ; c'est aussi l'époque pendant laquelle l'art crée les modèles dont la Chine ne cessera de s'inspirer par la suite. S'il n'est donc pas possible d'affirmer que cette éclosion se produit au bout du même nombre de siècles que dans d'autres cas connus (puisqu'il nous manque le terminus a quo), du moins peut-on constater qu'elle dure à peu près autant que dans le cas de la civilisation hellénique qui déroule son cycle parallèlement, qu'elle coïncide presque avec l'ère des Royaumes Combattants qui débouche à la fin du m" siècle sur l'ère impériale, laquelle se nourrira de ses créations sans y ajouter grand-chose d'original ni dans le domaine de l'art ni dans le domaine de la pensée. En Grèce, les premières infiltrations des Hellènes remontent probablement au début du π* millénaire. Nous avons toutefois choisi comme début de la phase larvaire de la civilisation hellénique les environs de 1600 avant J.-Ch. qui nous ont transmis les premiers témoignages de l'acculturation des nouveaux venus par la civilisation crétoise (début de l'époque mycénienne). Si tel est le point de départ, c'est également après 8 ou 9 siècles, c'est-à-dire à partir des ν ι ι Γ - ν π ' siècles avant J.-Ch., que nous voyons les premières manifestations d'un art grec original, dans l'architecture notamment. Et ce début d'éclosion culturelle s'accompagne, du vu* au vi* siècle, de la grande expansion grecque sur tout le pourtour de la Méditerranée, expansion qui est à la source de la prodigieuse fortune de cette civilisation puisqu'elle provoquera d'une part l'affrontement avec l'Orient perse, dont la conséquence imprévue et combien féconde sera la conquête de l'Asie par les Gréco-Macédoniens, d'autres part l'acculturation du bassin occidental de la Méditerranée, donc de Rome. On peut estimer que cette phase d'éclosion a duré du vu* au il* siècle avant J.-Ch. environ, laps de temps pendant lequel se groupent presque toutes les créations de la civilisation hellénique dans tous les domaines, avec une pointe aux v* et iv* siècles. Et c'est là aussi que l'on peut le mieux observer l'échelonnement dans le temps des différentes créations. L'art se développe en premier ; d'abord sans doute la poésie épique, puis l'architecture (curieusement, les meilleures œuvres de la première époque, qui nous soient parvenues, se trouvent dans les

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colonies, en Sicile et en Grande Grèce notamment, et l'on peut supposer qu'elles sont un peu plus tardives et un peu plus rustiques que les modèles du « centre »). Cependant, le siècle d'or de l'architecture et des arts plastiques en général se situe au v° siècle, en même temps que le sommet de la littérature. La floraison de la philosophie et de la science a lieu avec un léger retard, entre le vi* et le 11Γ siècle, de Thalès et Pythagore à Archimède. La science débouche immédiatement au iv* et au iii° siècle, sur une période de remarquables inventions techniques, qui donneront au monde hellénique et à Rome une supériorité matérielle incontestée sur le reste du monde contemporain. Ce bourgeonnement de l'esprit inventif n'a de parallèle, dans toute l'Histoire, que dans la civilisation occidentale du xvm* siècle à nos jours. Mais on constate également que ce génie inventif tarit subitement dès le n" siècle avant J.-Ch., avant même l'établissement de l'empire universel de la civilisation

hellénique. Celle-ci est malheureusement la seule civilisation éteinte où nous puissions suivre avec une certaine précision la manière dont a évolué cette floraison de créations de l'esprit ; mais on est tenté d'en inférer que le processus, à des nuances près, est le même dans tous les cas, tellement est frappant le parallélisme avec l'évolution de l'Occident. Après l'éveil littéraire et artistique, vient l'éveil de la pensée spéculative. Il commence dans les colonies Ioniennes aux environs de — 600 avec Thalès, puis Pythagore — qui ne sont pas encore, ni l'un ni l'autre, des esprits scientifiques, malgré les « théorèmes » qu'on leur attribuera plus tard —. Puis viennent, à l'approche du Grand Siècle, les présocratiques, Héraclite, Parménide, Empedocle, Anaxagore, les Sophistes. Leur pensée est encore débile en comparaison de la perfection qu'ont déjà atteinte l'architecture, la sculpture, la tragédie. Le summum de la spéculation philosophique est atteint avec un siècle de retard sur l'art, au iv° siècle, avec Platon et Aristote. Mais ces grands esprits ne sont pas encore les fondateurs de la science exacte. C'est seulement avec certains contemporains d'Aristote, comme Théophraste ou Eudoxe de Cnide, que l'on voit poindre le véritable esprit scientifique qui donne subitement, dès la génération suivante, avec l'école d'Alexandrie, une floraison sans précédent dans l'Histoire, et au moins un génie d'envergure universelle : Archimède. Cette floraison est de courte durée. Dès le il* siècle, on peut noter une sorte de sclérose de la pensée, la création est tarie. On cherche moins à découvrir qu'à codifier ; à la science pure succède la science appliquée, aux savants, les ingénieurs. Après Archimède et Eratosthène, Philon de Byzance et Héron d'Alexandrie ; la première phase des grands techniciens coïncidant avec la dernière phase des grands hommes de science : Archimède est savant et ingénieur ; Héron d'Alexandrie est contemporain du dernier grand homme de science, Hipparque de Rhodes (milieu du n* siècle). Et ce sont les Romains, dont l'esprit inventif fut nul, qui bénéficieront, pour leur puissance militaire et leurs constructions monumentales, de la supériorité technique à laquelle étaient parvenus les pays hellénistiques, qui donneront encore leur « automne de la SaintMartin » au π* siècle après J.-Ch. avec la seconde Ecole d'Alexandrie (Claude Ptolémée meurt probablement en 168 et l'invention de l'algèbre,

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attribuée à Diophante, est du début du m* siècle). Après, commence la longue nuit de la science. En Inde, le Djîna et le Bouddha apparaissent mille à onze cents ans après la date probable de la pénétration âryenne dans le Nord-Ouest de la péninsule ; mais il faut tenir compte de la lenteur de l'avance des nouveaux venus vers l'Est et le Sud. Aussi l'art indien proprement dit n'apparaît-il que près de trois siècles plus tard, à l'époque maurya. Nous sommes assez mal renseignés sur ces époques anciennes, mais U semble bien que la maturation de l'art indien (et de la civilisation indienne en général) ait été plus lente que dans le cas de la Grèce, probablement à cause des dimensions du subcontinent indien. Il est hors de doute que l'occupation par les Hellènes de la Grèce et des îles égéennes a été plus rapide que l'occupation de l'Inde par les Aryens ou plus précisément de la moitié Nord de l'Inde. Ce décalage sera encore aggravé par la série d'invasions (grecque, scythe, yué-tché, etc.) qui s'échelonne du i " siècle avant J.-Ch. au ιΓ siècle après J.-Ch., c'est-à-dire que quinze siècles se sont déjà écoulés depuis le début de la phase larvaire et que la civilisation devrait être en pleine période d'épanouissement. C'est cela qui explique sans doute qu'en Inde cette période d'épanouissement dans l'art et la pensée, comme aussi l'expansion maxima (propagation du bouddhisme, du brahmanisme et de l'art indien vers l'Est et le Sud-Est asiatique) aient lieu presqu'en même temps que l'instauration de l'empire, et non comme dans tous les autres cas que nous avons passés en revue, avant l'instauration de l'empire. Cas apparemment unique, en Inde, la grande époque classique coïncide avec l'ère impériale, aussi bien dans

les limites de l'empire (art goupta) qu'en dehors de l'empire (art d'Amarâvatî) et elle se prolonge même bien au-delà dans le Centre et le Sud de l'Inde (sites d'Ajantâ et d'Ellorâ ; le philosophe Çangkara). Toutefois, les premiers témoignages d'un art indien original avaient déjà commencé au πι* siècle avant J.-Ch., donc environ 12 à 13 siècles après le début de la phase larvaire et cinq à six siècles avant l'établissement de l'empire Goupta. Il y a donc maturation plus lente, mais pas de différence fondamentale dans le processus. A l'inverse de l'Inde, mais comme au Moyen-Orient, en Chine, en Grèce et en Occident, dans le monde arabe le sommet de la phase d'éclosion précède de plusieurs siècles l'établissement de l'Etat unitaire. Si l'on admet, comme nous l'avons exposé plus haut (26), qu'il faut faire remonter la phase larvaire de la civilisation arabe au royaume parthe du m* siècle avant J.-Ch., alors le long Moyen-âge de cette civilisation s'achève à la fin de l'époque sassanide, et l'expansion arabe des νιΓ-νπι* siècles, ainsi que la floraison culturelle qui commence au ix* siècle, arrivent exactement au même âge de la civilisation que dans les cas précédents. Son expansionnisme maximum date des vu* et vin* siècles, encore que l'islam continue à s'étendre en tant que puissance politique, vers l'Inde et l'Europe, jusqu'au xvi* siècle et, en tant que (26) Voir chapitre consacré à la civilisation arabe, p. 153 sqq.

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religion, jusqu'à nos jours. Du point de vue culturel, l'époque de floraison va du ix° au xn* siècle, du « siècle » du khalife Abbasside Mamoun jusqu'à Averroès. Là aussi, on trouve dans l'éclosion culturelle le même ordre de succession qu'en Grèce ou en Occident : les arts d'abord, puis la philosophie, enfin les sciences. Après le xm* siècle, la civilisation arabe devient relativement stérile, sauf dans les foyers secondaires qui apparaissent en Perse et en Inde tandis que se succèdent, à partir de la fin du xi* siècle, les tentatives d'hégémonie : Seldjoukides au xi* siècle, Ayyoubides au xn°, Mamlouks au xm* ; enfin, à partir du xiv* siècle, les Turcs Ottomans qui devaient réaliser l'unité impériale au début du XVI* siècle. En ce qui concerne les civilisations précolombiennes, les données que nous possédons sur les premiers siècles de leur développement sont trop rares et encore trop sujettes à discussion pour nous permettre de mesurer avec approximation la durée des différentes phases. Remarquons néanmoins que si l'on admet que le pays maya a joué dans le cadre de la civilisation mexicaine un rôle analogue à celui de la Grèce dans la Méditerraneé antique, alors sa phase d'éclosion, qui est aujourd'hui assez bien circonscrite grâce aux découvertes archéologiques de Petén et du Sud Yucatan, prend place entre le iv° et le x* siècle de notre ère, c'est-à-dire au même moment que dans les cas précédents par rapport au terminus ad quem de sa civilisation, et son époque d'épanouissement, la grande époque de ce qu'on appelle improprement l'Ancien empire Maya, se situe aux vm* et ix° siècles, quatre ou cinq siècles avant l'établissement de l'Etat unitaire de la civilisation mexicaine, l'empire aztèque. Ceci correspond assez bien au « canevas » hellénique, à cela près que les Aztèques succombent sous les coups des envahisseurs espagnols avant même qu'ils aient englobé dans leur empire le berceau de la civilisation dont ils représentaient probablement le dernier avatar. L'art byzantin donne déjà des œuvres caractéristiques au v* et au vi" siècle (Ravenne, Constantinople), donc d'assez bonne heure. Nous avons attribué cette maturation relativement rapide à l'absence d'éléments barbares, en quantité déterminante, à l'époque où l'empire romain, surtout dans sa moitié hellénique, subissait l'influence de l'Orient — encore faudrait-il tenir compte de la masse des esclaves dont le rôle, notamment dans la propagation du christianisme, fut considérable —. Mais nous pensons que c'est seulement vers le milieu du ix* siècle que l'on peut parler d'une civilisation byzantine caractérisée et formant un tout. D'ailleurs n'est-ce pas de cette époque que date la première ébauche du schisme religieux qui va, plus tard, briser l'unité de la chrétienté, le schisme de Photius ? Il y a, à ce moment, plus de deux siècles que le grec a supplanté le latin comme langue officielle. L'hellénisation de l'Asie Mineure est achevée, tandis que vers l'Ouest, en Grèce même, se poursuit la lente assimilation des Slaves. L'« empire » byzantin est un royaume grec presque homogène. Sorti, après de graves convulsions, de la crise de l'îconoclasme, il s'apprête à créer, dans les quelques siècles qui suivent, ses œuvres d'art les plus caractéristiques. Et si la puissance politique de Byzance s'effondre brusquement vers la fin du

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xi" siècle, son rayonnement culturel continue longtemps encore. L'époque des Comnènes et des Paléologues peut être considérée sous le rapport de l'art et de l'esprit, comme une véritable époque de la Renaissance. Au ixe et au x* siècle, le dynamisme religieux de la chrétienté orientale est à son plus haut point. C'est l'époque de la conversion des Slaves du Sud et des Russes. C'est également une grande époque militaire qui donne de magnifiques figures d'empereurs et de condottières, tels Nicéphore Phocas, Jean Tzimiskès, Basile II le Bulgarochtone, Bardas Skléros, Bardas Phocas... Mais, encore une fois, malgré la splendeur de la capitale, nous ne sommes pas dans une ère impériale, mais à la fin du

Moyen-âge. Rien n'illustre mieux cette affirmation que l'épisode extraordinaire de Pankalis, du 24 mars 979, lorsque Bardas Phocas, tiré, par la régence de l'empire, du monastère où il était enfermé, vient à bout de l'usurpateur Bardas Skléros en combat singulier. Cette scène de chevalerie serait proprement inconcevable à l'époque impériale ; mais nous sommes en pleine période de puissance de l'aristocratie militaire, qui tend à accaparer l'Etat, par la mainmise sur les hautes charges de la cour et l'extension des latifundia. Cependant, le pouvoir central, aidé peut-être par la persistance de la tradition impériale romaine, tiendra tête longtemps par des distributions de terres aux soldats et par l'application rigoureuse d'un étatisme industriel et commercial — qui sont des traits caractéristiques des ères impériales. Là encore, pour ce qui est des caractéristiques économiques, on hésite à généraliser. Il semble bien pourtant que l'on rencontre partout — avec des variantes, évidemment — une tendance vers l'établissement de latifundia en pleine période d'éclosion et pendant l'ère des Royaumes Combattants. On retrouve cette tendance à la paupérisation des moins favorisés et à la concentration des fortunes en Grèce, aux iv* et πι* siècles, et, avec un retard de quelques siècles, à Rome ; en Egypte et en Chine au cours des époques intermédiaires, à Byzance, en Occident. Parfois — rarement — le pouvoir réussit à freiner cette tendance. D'autres fois elle débouche sur la révolte ou la révolution. Un examen plus attentif de ces phénomènes serait nécessaire. Si les historienséconomistes introduisaient dans l'évolution économique de l'humanité le découpage de l'Histoire en civilisations, peut-être l'étude parallèle de ces grandes unités révélerait-elle, dans le domaine économique également, de remarquables analogies. Nous nous sommes longuement étendus, au chapitre de la civilisation occidentale (27), sur l'évolution des créations de l'Occident, dans tous les domaines — un palmarès particulièrement brillant, couvrant une période particulièrement longue. Depuis les débuts d'une architecture occidentale originale, jusqu'à nos jours, il y a environ neuf siècles. Nous ne reviendrons pas sur le mouvement général de cette création de l'Occident et sur les diverses « pulsations » que nous avons cru y remarquer. Rappelons seulement que la successions des « pulsations » (27) Cf. ci-dessus, I " partie, p. 129 sqq.

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dans les différents domaines de création (arts, y compris les lettres, philosophie, sciences) est la même, par exemple, que dans l'Antiquité hellénique et chez les Arabes (28). Rappelons aussi les arguments que nous avons présentés pour soutenir que le sommet de cette énergie créatrice se situe entre le xv* et le xvin' siècles — donc entre le 11* et le 14e siècles à compter du début de la phase larvaire — et qu'au tournant des XIX* au xx" siècles une crise profonde et probablement irrémédiable s'est ouverte. Ajoutons enfin que, dans le profil « normal » d'une civilisation, il est permis de distinguer deux sommets, selon que l'on s'attache à la puissance de création intellectuelle et artistique, ou à la puissance politique. Cette dernière suit généralement à quelques siècles d'intervalle et coïncide avec l'établissement de l'Etat impérial qui recouvre tout ou partie de l'aire appartenant à la civilisation. Le bouillonnement intérieur, l'expansion et le rayonnement sont du premier sommet, qui est caractérisé par une explosion de vitalité dispersée et par la floraison maxima dans les arts et la pensée. La consolidation et l'extension géographiques maxima se situent généralement pendant le second sommet, le sommet politique. L'expansion maxima d'une civilisation peut toutefois ne pas coïncider avec l'aire géographique que couvrira l'Etat unificateur. Tantôt l'empire déborde largement l'aire de culture, comme ce fut le cas de l'empire romain qui a couvert toute une zone appartenant aux civilisations babylonienne et égyptienne et aux pré-cultures nord-africaines (28) Signalons ici un phénomène étrange, qui n'est probablement pas fortuit : on dirait que l'apparition des créations culturelles dans la vie des civilisations (ou des nations) se fait dans un ordre de succession inverse de celui qu'on peut observer chez les individus. Dans ces sociétés, en effet, on voit fleurir d'abord les créations de l'art (elles aussi dans un certain ordre, nous verrons cela plus loin) ; ensuite celles de la pensée philosophique, en troisième lieu l'esprit scientifique et ce n'est qu'à la fin du cycle que l'accent est mis sur l'esprit inventif et la science appliquée. Certes, toutes ces manifestations coexistent plus ou moins, mais en des dosages divers, et l'ordre d'importance, à chaque phase, semble bien être celui que nous indiquons. A l'inverse, chez les individus, l'esprit d'invention, le sens de la mécanique, vient déjà aux jeunes enfants ; le génie mathématique, lui aussi, peut être extraordinairemént précoce : rappelons seulement les cas de Pascal et d'Evariste Galois ; Einstein a donné à 26 ans sa première ébauche de la théorie de la relativité ; c'est également à 26 ans que Heisenberg a publié sa théorie c r le principe d'indétermination — les exemples abondent ; plus près de nous, la presse a cité deux cas de « phénomènes » mathématiques appelés à enseigner dans des universités américaines à l'âge de 15 et 16 ans. Au contraire, une pensée philosophique originale mûrit rarement avant la trentaine (Platon soutenait même qu'il ne fallait s'attaquer à la philosophie qu'après l'âge de 30 ans). Enfin, la création artistique peut connaître un crescendo à mesure que l'artiste avance en âge. Il y a dans cet ordre inverse, dans cette sorte d'ontogenèse à rebours, un phénomène curieux auquel, pour notre part, nous ne voyons pas d'explication. (Est-ce parce que dans la phylogenèse des œuvres de civilisation, le mental collectif s'exprime d'abord, dans ce qu'il a de plus spécifique, dans ce qui est particulier à son génie, donc unique, c'est-à-dire dans l'art, et ensuite seulement dans des œuvres d'un caractère de plus en plus impersonnel, au f u r et à mesure que le caractère spécifique de la culture s'estompe et s'efface ?)

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sans réussir à les assimiler ; tantôt, au contraire, les limites politiques de l'Etat unificateur demeurent très en-deça de l'extension de la civilisation, comme ce fut le cas de l'empire goupta en Inde. On peut en dire autant de la Chine pour la civilisation extrême-orientale et — pour des raisons différentes — du Mexique pour la civilisation de l'Amérique centrale, et de la Turquie pour la civilisation arabe (qui n'a pas embrassé la totalité du monde musulman, mais a absorbé en échange, sans l'assimiler, une portion du monde byzantin). Selon que l'empire a été ou non coextensif à l'aire de culture, on peut parler de sub-civilisations intérieures ou extérieures au domaine de l'Etat unificateur. Ainsi l'empire perse et l'empire romain ont-ils englobé toutes les sub-civilisations du Moyen-Orient ou du monde méditerranéen, tandis que la Chine laissait hors de sa domination la sub-civilisation japonaise et, largement aussi, le Tibet, la Corée et le Viet-Nam. Le cas extrême nous est fourni par l'Inde où les sub-civilisations issues du foyer indo-âryen s'étendent sur une aire beaucoup plus vaste que celle de l'empire goupta, comprenant notamment les royaumes dravidiens du Sud de la péninsule, une grande partie de l'Indochine, Ceylan, l'Indonésie. On doit également rappeler que le « centre de gravité » se déplace à plusieurs reprises, dans la vie d'une civilisation, et que l'on trouve parfois plusieurs foyers secondaires, un peu comme des tourbillons qui se formeraient à l'intérieur d'un cyclone en marche. Et ce phénomène est particulièrement visible dans le cas de la civilisation occidentale et dans celui de la civilisation du Moyen-Orient, pour la raison que dans ces deux cas le nombre des composantes ethniques ou sub-civilisations est plus important. Tout se passe comme si un même groupe politicoculturel épuisait son énergie créatrice au bout de quelques générations, ou de quelques siècles, et devait nécessairement céder la place de « chef de file » à un autre groupe ou sub-civilisation. Les exceptions paraissent rares. Nous avons examiné plus haut le cas de la France dans le cadre de la civilisation occidentale (29) et avons proposé une explication de cette exceptionnelle longévité. Nous avons cité également le cas de la Babylonie antique, mais l'intervalle de plus d'un millénaire qui sépare l'ancien empire babylonien des χνιιΓ-χνπ' siècles av. J.-Ch. du nouvel empire des vn*-vi* siècles et les invasions qui se sont succédées en Mésopotamie dans l'intervalle ne permettent pas de tirer des conclusions valables. Il est probable en effet que le groupe ethnique qui a constitué le royaume chaldéen du i " millénaire n'était pas le même que celui qui avait fait la grandeur de Babylone au temps d'Hammourabi. Il faut également noter qu'il n'y a pas coïncidence nécessaire entre la prépondérance militaire (et donc politique) de l'un des Etats dans une constellation de « Contending States », et sa prééminence dans l'ordre de la culture, quoique les deux phénomènes aillent généralement de pair, la floraison des créations de l'esprit suivant généralement de peu l'affirmation de puissance. Il arrive cependant — comme dans la (29) Cf. I " partie, p. 112 sqq.

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Grèce antique et dans l'Italie de la Renaissance — que l'excessive fragmentation, le refus de l'unité, laisse glisser le pouvoir vers d'autres puissances alors que le foyer de culture brille encore, parfois pendant des siècles. Ceci rejoint notre constatation précédente, de l'existence, en général, de deux sommets dans l'évolution du cycle de civilisation : celui de la création culturelle maxima, pendant l'ère des Royaumes Combattants, et celui de la puissance politique maxima, pendant l'ère impériale. Cette ère impériale qui assure l'unité politique d'une civilisation, on dirait qu'à travers les rivalités et les déchirements l'ensemble des unités qui constituent cette civilisation y aspire avec une force irrésistible. Pour user d'une expression moderne, on peut dire que toute civilisation a vocation à l'unité. Tôt ou tard, de gré ou de force, l'unification doit se produire — à moins qu'une catastrophe extérieure n'intervienne avant l'unification. En fait, nous ne connaissons qu'un cas : celui de la civilisation byzantine interrompue au Sud par la conquête turque, au Nord par l'intrusion occidentale. (Et là même, on dirait qu'une sorte de loi de compensation a joué pour que l'unité politique n'ayant pu se réaliser, la solidarité du groupe, formé pourtant de composantes ethniques diverses, ait été plus forte que partout ailleurs dans le domaine spirituel, par un attachement farouche à des formes de culture sclérosées.) L'unification doit se produire. La seule question est de savoir quand, comment et au profit de qui elle se fera — et aussi, si elle ne se fera pas trop tard. Toynbee affirme qu'elle se fait toujours trop tard, parce qu'il caresse le rêve d'une unité qui se ferait encore dans la phase de croissance de la civilisation. Or cela est psychologiquement contradictoire : le dynamisme, l'explosion de vitalité caractéristique de la phase d'éclosion, est incompatible avec l'esprit d'imité et avec les dures contraintes que la réalisation et le maintien de cette unité imposent inévitablement. En fait, il est arrivé que l'une des tentatives d'unification d'un certain ensemble aboutisse prématurément. Ce fut la réussite éphémère de Napoléon, celle, à peine moins éphémère, d'Alexandre et celle, plus durable, d'Açoka. Notons en passant que toutes les trois ont lieu vers le 13°-14" siècle d'âge de leur civilisation. Mais dans les trois cas la force centripète de la civilisation n'était pas encore assez grande et des siècles d'affrontement étaient encore nécessaires avant que l'épuisement, la lassitude, et une sorte de détachement n'imposassent la solution de l'unité. La plupart du temps, l'empire universel d'une civilisation s'installe sur les ruines morales d'un monde, au milieu des renoncements, du soulagement, parfois de l'indifférence. Le cas de Rome est typique à cet égard : pendant les dernières décennies de son éclatante ascension, Rome n'a plus de rivaux à combattre, mais seulement des rebelles à réduire et des solliciteurs à satisfaire. Le monde — son monde — était mûr pour l'unité. Nous avons déjà signalé à plusieurs reprises que cette unification se fait finalement au profit d'une puissance périphérique ; mais il doit être entendu que ce phénomène n'a rien à voir — ou fort peu de chose — avec la géographie. Ce n'est pas parce qu'elle se trouve à une

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extrémité de l'aire de civilisation, que cette puissance l'a emporté dans la lutte pour l'hégémonie, mais parce qu'elle était tard venue dans la compétition ou qu'elle était, en tout cas, plus neuve dans un ensemble culturel donnant des signes de fatigue. L'éloignement relatif, du berceau de la civilisation, est un pur accident — fréquent par la force des choses, mais un accident tout de même. Ainsi lorsque l'acculturation tardive est le fait d'une récente migration, comme dans le cas des Perses, l'Etat césarien peut avoir son assise assez près du centre (en l'occurence de la Mésopotamie) (30). Autre trait caractéristique des candidats à l'hégémonie et donc, à plus forte raison, de l'Etat césarien : un sens très aigu de l'organisation. Nous le trouvons chez les Assyriens, chez les Perses — du moins au début de leur empire —, dans l'Etat de Ts'in, à Rome, chez les Incas. Cela est aussi vrai des candidats à l'hégémonie pendant la période de leur tentative d'hégémonie, ainsi de l'Espagne du xvi" siècle, ou de la France de la fin du xvn* au début du xixe siècle (où il serait tout à fait erroné de se fier à l'apparence de légèreté que donne parfois la Cour, car il y a derrière cette façade un effort très remarquable d'organisation et d'innovation, notamment dans le domaine militaire : art des fortifications, tactique de l'artillerie, évolution de cavalerie, intendance, etc.). Quant aux deux principaux compétiteurs suivants dans la lutte pour l'hégémonie de l'Occident, l'Allemagne et les Etats-Unis, ils ont poussé le sens de l'organisation jusqu'à un degré qui confine à l'inhumain. Autre trait de l'ère impériale, apparenté au précédent : la perfection de la technicité visible surtout, pour les civilisations éteintes, dans les vestiges d'une architecture monumentale, mais que l'on devine aussi dans l'organisation militaire. Il est hors de doute que c'est à la supériorité technique de son armement et de sa science militaire que Rome a dû l'essentiel de ses succès, du i " siècle avant J.-Ch. au m* siècle après J.-Ch. La durée de la phase impériale est plus variable que celle des phases précédentes, d'une part, parce que c'est normalement au cours de cette phase qu'une civilisation succombe à l'assaut d'une civilisation contemporaine rivale ou à l'assaut des barbares ; d'autre part, parce que, dans les cas où les circonstances historiques ou géographiques ont permis à la civilisation de résister à ces assauts, c'est cette dernière phase qui se prolonge indéfiniment ou, plus exactement, qui recommence plusieurs fois le déroulement de son « drame » après de brèves Périodes Intermédiaires (Egypte, Chine). Dans la catégorie des Etats impériaux qui succombent « avant terme > sous les coups d'une autre civilisation, nous avons les deux (30) Ajoutons que le phénomène semble se vérifier aussi au niveau des subcivilisations, c'est-à-dire pour les nations en quête d'unité. L'Italie a été unifiée par le Piémont, principauté tardive et excentrique et dont la Maison régnante venait d'au-delà des monts ; l'Allemagne a été unifiée par la Prusse, la plus lointaine de ses marches, jadis vassale de la Pologne et — si l'on en juge d'après l'onomastique — pays à population fortement métissée de Slaves.

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empires amérindiens (moins de cent ans) et l'empire perse (environ 200 ans, de — 539, date de la prise de Babylone, ou de — 521, date de l'avènement de Darius, à — 330, date de la conquête d'Alexandre). Pour l'Ancien Empire égyptien, on est assez mal renseigné sur la date de l'unification définitive de la vallée du Nil. Selon qu'on prend pour point de départ la première dynastie (vers le xxx" siècle), ou la IIP dynastie (vers le χ ν π Γ siècle), nous avons, jusqu'aux troubles de la première Période Intermédiaire, de 450 à 650 ans. Le Moyen Empire, du début de la XIe dynastie jusqu'à la période trouble (des « quarante rois ») qui facilite l'infiltration des Hyksos, il y a moins de trois siècles. Enfin, le Nouvel Empire, celui des Touthmès et des Ramsès, consolidé au milieu du xvi° siècle, se décompose à son tour après quatre siècles environ, vers le milieu du xn* siècle. Même processus en Chine où l'empire de Ts'in Tche Houang Ti et des Han dure quatre siècles et demi, contemporain, à un siècle près, de l'empire romain, puis connaît plusieurs périodes intermédiaires et plusieure renaissances impériales. L'empire romain dure, lui aussi, cinq siècles (environ 100 av. J.-Ch. — environ 400 après J.-Ch.). L'Etat unificateur de l'Inde est moins étendu, plus morcelé dans le temps, et de moins longue durée (à peine plus de trois siècles, du début de l'ère Goupta à la fin du règne de Harsha, du premier tiers du iv" siècle au milieu du νιΓ). Enfin, le dernier en date des Etats unificateurs, celui du monde arabe, l'empire ottoman, dure très exactement quatre siècles, du début du xvi" siècle au début du XX* siècle. On voit par là que la durée moyenne de 1'« Empire Universel > d'ime civilisation est de quatre à cinq siècles. Mais dans tous les cas nous avons observé des signes de sclérose ou de fatigue dès les débuts de l'ère impériale. L'élan créateur est brisé. Dans le domaine de la politique et de l'économie, la société ne trouve plus les « réponses > appropriées (selon l'expression de Toynbee). Dans le domaine de l'art, on s'achemine vers la répétition des thèmes et des formes classiques (31). Dans le domaine de la pensée, l'éclectisme et le scepticisme succèdent aux constructions originales et aux fortes convictions. On trouve un raccourci saisissant de ces caractères dans le passage célèbre de l'Evangile selon saint Jean où Jésus paraît devant Pilate dans le prétoire. Il y a là deux phrases, deux petites phrases qui, si nous nous dépouillons de toute émotion religieuse ou esthétique, prennent valeur de symbole : le symbole de deux civilisations qui se rencontrent à des âges différents : d'une part la civilisation naissante qui, elle, croit ; de l'autre, celle qui va mourir et qui est déjà en proie au scepticisme. (31) Les historiens de l'art estiment par exemple qu'il existait dans l'Egypte ancienne, dès le début de la IV e dynastie, des répertoires qui codifiaient les peintures tombales. C'est la preuve que dès cette époque (xxvm* - xxvii e siècle) l'Egypte « présentait les symptômes » de la phase impériale.

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« ...Jésus répondit : ...Quiconque procède de la vérité écoute ma voix. » Et Pilate de lui poser alors cette simple question à laquelle il n'attend pas de réponse : « Qu'est-ce que la vérité ? » (32). L'Occident est parvenu au point où il se pose la question de Pilate.

(32) Jean, XVIII, 37-38.

CHAPITRE

2

Contacts entre civilisations dans l'espace et dans le temps. Acculturation ; résistance et phénomènes de rejet. Période d'incubation. Quelques effets de l'acculturation (costume, habitat, langue, etc.). La race ; en quel sens le concept de race peut-il être retenu par l'historien ? Stabilité et modification des caractères ethniques. Cas possibles d'< hibernation ». Qu'est-ce qui se transmet dans le temps ? Continuité ou non-continuité de la civilisation ?

Nous nous sommes préoccupés jusqu'à présent, de façon presque exclusive, de la dynamique interne des civilisations, laissant provisoirement dans l'ombre les phénomènes de contact entre les différentes unités avec les influences et l'interaction qu'ils entraînent. Or, aussi loin que nous remontions, nous trouvons partout ces contacts comme moteurs essentiels de la civilisation. Même dans le cas des civilisations les plus isolées, celle du Mexique et celle des Andes, l'isolement n'est pas total, et si les contacts extérieurs sont difficilement perceptibles au niveau de l'ensemble, les contacts sont nombreux et féconds au niveau des sousunités qui composent la civilisation. Plus loin encore, si l'on se tourne vers les sociétés primitives, il est aujourd'hui admis par la plupart des préhistoriens que la similitude des outillages et de certains traits de culture sur de très vastes espaces, ne peut s'expliquer que par des contacts à d'énormes distances, à l'échelle intercontinentale. Laissons de côté les hypothèses sur les modalités de ces transmissions aux époques les plus reculées, pour examiner rapidement l'aspect qu'elles revêtent à l'époque historique, par les emprunts que se font les diverses cultures ou civilisations en contact. En relation avec ces phénomènes, on a forgé depuis quelque temps le terme : acculturation (1). (1) D'après M. Georges Balandier (Dynamique des relations extérieures des sociétés « archaïques », in Traité de Sociologie publié sous la direction de Georges Gurvitch, p. 451) le mot serait d'origine américaine ou allemande. On le trouverait dès 1880 chez l'anthropologue américain Powell. En 1909, le Century Dictionary and Encyclopaedia le définit : « Le processus d'adoption et d'assimilation d'éléments culturels étrangers ». Il est curieux que l'anthropologue américain Ralph Beals, spécialiste des problèmes d'acculturation, ne connaisse pas ces antécédents ; dans son article Acculturation {in Antropology Today, recueil paru sous la direction d'Alfred Kroeber, Chicago, 1953), il pense que l'inventeur du mot est l'Allemand Walter Krikeberg, en 1910.

CONTACTS ENTRE CIVILISATIONS

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Aux Etats-Unis, il est largement usité par les anthropologues pour désigner les phénomènes consécutifs à des contacts directs et prolongés entre deux ou plusieurs cultures différentes (2). L'accord est loin d'être fait sur la signification exacte du terme, sur les phénomènes qu'il convient de ranger sous cette étiquette. Les Britanniques (à notre connaissance) n'ont pas encore adopté le terme et lui préfèrent l'expression « culture-contacts » (3) ; par contre, il a acquis droit de cité en France (parfois orthographié « aculturation »). En Amérique, le terme est appliqué surtout à l'étude des sociétés présentes, particulièrement aux Indiens des deux Amériques et aux peuples colonisés par l'Europe, en Afrique et en Asie. On a ouvert là un nouvel et vaste champ de recherches qui est activement fouillé : étude de l'impact de la civilisation occidentale sur les sociétés d'Afrique ou d'Océanie, mais aussi enquêtes sociologiques sur l'adaptation des émigrants à l'intérieur du monde occidental (notamment aux Etats-Unis), ou sur l'acclimatation à la vie urbaine des individus issus d'un milieu rural, etc. Evoquer ici les questions de méthode qu'ont suscitées les études d'acculturation en anthropologie serait hors de propos. Disons simplement qu'on ne doit transposer qu'avec une grande prudence, aux cas historiques d'acculturation, les résultats des enquêtes menées dans des sociétés contemporaines. D'une part, le cas des déracinés isolés ou des immigrants en petits groupes n'est que partiellement comparable à celui des migrations massives. Non seulement parce que l'importance numérique du groupe acculturé — sa masse — influe directement sur ses possibilités de résistance, mais encore parce que dans certaines migrations (notamment l'émigration européenne des xix* et xx* siècles vers les deux Amériques) il y a acceptation, plus ou moins marquée, d'adopter un nouveau mode de vie, alors que dans la plupart des autres migrations, ainsi que dans les contacts fortuits, ou subis, il y a au contraire un très vif désir de conserver l'identité culturelle du groupe (cas en général des invasions barbares, cas probablement des infiltrations sémites au MoyenOrient aux IIIe et n* millénaires av. J.-Ch., cas des communautés juives d'Europe orientale au siècle dernier, etc.). Dans tous les cas, l'intention — nette ou confuse, secrète ou avouée — du groupe de conserver son (2) Voici la définition qu'en ont donné Robert REDFIELD, Ralph LINTON et Melville HERSKOVITS, dans Memorandum on the Study of Acculturation, in American Anthropologist, XXXVIII (1936) pp. 149-52, apud Ralph BEALS, op. cit., p. 380 : « Acculturation comprehends those phenomena which result when groups of individuals having different cultures come into continuous first-hand contact, with subsequent changes in the original cultural patterns of either or both groups ». (On entend par acculturation les phénomènes qui se produisent lorsque des groupes d'individus de cultures différentes entrent en contact continu et direct entraînant des changements dans l'ensemble culturel originel de l'un des groupes ou de tous les deux). Voir également Richard THURNWALD, The Psychology of Acculturation, in American Anthropologist, XXXIV (1932), p. 557-69. (3) L'école britannique a gravité surtout autour de Bronislaw Malinowski ; cf. notamment A Scientific Theory of Culture, Chapter Hill, North Car., 1944, et The Dynamics of Culture Change, New Haven, 1945.

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CIVILISATIONS

ET

LOIS

HISTORIQUES

identité joue un rôle déterminant. Cette intention (cet animus comme diraient les juristes) n'est pas facile à déceler et évolue avec les générations. Un des rares exemples de migrations massives à notre siècle est représenté par l'installation d'importantes colonies chinoises dans tout le Sud-Est asiatique et sur le pourtour du Pacifique. Point de doute qu'au départ ces colonies ne cherchent à conserver jalousement leur identité culturelle. Elles y réussissent le plus souvent, même là où les autorités locales les forcent à une assimilation administrative. On peut prévoir que, dans certaines régions (Malaisie, Singapour) où les immigrants chinois ont équilibré ou même dépassé en nombre l'élément autochtone, c'est ce dernier qui finira par être assimilé par l'élément allogène. Ailleurs, au contraire, comme sur la côte Ouest des Etats-Unis, les Chinois, malgré les « Chinatowns », se laissent peu à peu absorber dans le grand ensemble. Dans tous les cas d'acculturation étudiés sur les sociétés contemporaines, les sociologues distinguent généralement trois attitudes possibles : 1 0 l'acceptation de la culture étrangère ; 2° la réaction contre elle ; 3° la solution syncrétiste (échanges réciproques, fusion) (4). Là encore, il faut se garder de tirer hâtivement des conclusions valables historiquement. Il est fort probable en effet que ce qui apparaît au sociologue contemporain comme une solution syncrétiste (dans telle société soumise à la pression occidentale) ne soit, dans la longue durée, qu'une phase transitoire dans un processus d'acculturation complète. Un syncrétisme d'une certaine stabilité ne semble pouvoir résulter que du choc et de l'interpénétration de deux civilisations majeures (cas de Byzance issue de la rencontre de la Grèce et du Moyen-Orient), ou dans une sub-civilisation un peu excentrique, se trouvant au point d'intersection de deux ou trois influences civilisatrices (cas de l'Indonésie entre l'Inde, le Monde arabe et l'Extrême-Orient). Dans le contexte actuel, les exemples récents (assimilation à l'Occident de la chrétienté orthodoxe et d'une partie du monde extrême-oriental) ne laissent guère prévoir, pour cette génération de civilisations, une résultante syncrétiste. En gardant présentes à l'esprit les réserves que nous venons de faire, nous pensons néanmoins que le terme acculturation peut être utilement employé aussi au niveau des civilisations, pour désigner le procès de transformation que subit toute culture au contact d'une autre culture, et plus particulièrement le procès de transformation de la société qui reçoit (étant entendu qu'il est rare qu'un groupe humain soit uniquement « récepteur •» ou uniquement « donneur »). L'application du terme aux civilisations du passé pose toutefois un problème de méthode. Limitées au domaine anthropologique, les études d'acculturation ont porté jusqu'à présent sur des sociétés vivantes, avec des méthodes (4) Voir un bon résumé de la l'entrecroisement des civilisations et Sociologie cité plus haut, pp. 315-330, strictement sociologique, avec peu de problème.

question dans Roger BASTIDE, Problème de de leurs œuvres, in GURVITCH, Traité de qui toutefois se place à un point de vue trop considération pour l'approche historique du

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d'observation directe et même d'expérimentation. Dans le domaine de l'étude comparée des civilisations, il va de soi que nous devons compter essentiellement sur la méthode historique, l'observation directe n'apportant qu'un appoint occasionnel. D'ailleurs, par la force des choses, l'observation actuelle se limite presque exclusivement à l'influence de la civilisation occidentale sur les autres civilisations ou cultures vivantes et, à un moindre degré, à l'influence du monde arabe sur une partie de l'Afrique noire. Si l'on admet cette extension du mot au domaine historique, nous proposons, comme l'étymologie le suggère, de le réserver par priorité aux contacts qui ont mené ou devraient apparemment mener à l'adoption d'une civilisation étrangère ; autrement dit, en se plaçant au point de vue de la société qui reçoit, le processus par lequel celle-ci abandonne progressivement ses propres traits de culture pour leur substituer ceux du groupe « donneur ». En échange, nous éviterions d'employer le terme : a) dans les cas d'emprunts faits à une culture étrangère mais assimilés au point de constituer des éléments intégraux de sa propre culture qui ne s'est pas laissée désintégrer (cas par exemple du passage du bouddhisme de l'Inde en Extrême-Orient) ; b) a fortiori, dans les cas de refus intégral d'une culture étrangère avec laquelle on est en contact (cas, entre beaucoup d'autres, des Lapons, des Eskimos et d'une grande partie des Indiens d'Amérique face à la civilisation occidentale). Ceci dit, et conscients du nombre quasi infini d'actions et de réactions qui peuvent se produire, essayons néanmoins de schématiser les principales situations qui se présentent en cas de contact entre deux ou plusieurs civilisations. Nous pouvons distinguer ainsi les contacts entre civilisations vivantes, quel que soit leur âge respectif — ou contacts entre civilisations dans l'espace (A) et la rencontre (plus rare) entre une civilisation vivante et une civilisation morte — ou contact entre civilisations dans le temps (B). Voici alors le schéma des principales situations qui se présentent : A. Contacts entre civilisations dans l'espace (civilisations plus ou moins contemporaines) : 1) Entre une civilisation conquérante et une civilisation conquise : a) avec mélange de populations ; exemples : civilisation occidentale et civilisations précolombiennes (partiellement) ; Arabes - Inde (partiel également) ; b) peu ou point de mélanges raciaux ; exemples : Moyen-Orient - Egypte ; civilisation hellénique - Egypte ; civilisation hellénique - Moyen-Orient ; Arabes en Espagne. 17

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2) Entre civilisations juxtaposées : a) avec influence prépondérante de l'une sur l'autre ; exemples : Occident et civilisations byzantine, arabe, indienne, extrême-orientale (à partir des χνιΓ-χνιιι" siècles) ; Inde antique et Extrême-Orient ; b) avec influence réciproque ; exemples : Egypte - Crète et Moyen-Orient (aux m* et il* millénaires av. J.-Ch.) ; Egypte - Moyen-Orient Grèce (au i " millénaire av. J.-Ch., avant la conquête d'Alexandre) ; Monde arabe - Byzance et Occident (au Moyen-âge). 3) Civilisations majeures en contact avec des peuples dans la phase de pré-culture (barbares) : a) selon l'âge de la civilisation majeure : 1. influence prédominante de la civilisation majeure (monde hellénique et Thraces, Celtes, Ibères ; influence chinoise dans tout l'Extrême-Orient ; influence indienne dans le Sud-Est asiatique ; monde arabe en Afrique noire) ; 2. influence réciproque (Occident, Afrique noire, à l'époque contemporaine) ; 3. influence prépondérante des Barbares (Grecs anciens affrontant la civilisation minoenne, Aryens en Inde, Germains dans l'empire romain) ; b) avec refus de l'interpénétration, ou avec des emprunts mineurs de la part des peuples barbares en contact avec la civilisation — tels que monnaies, outils, parures, produits de consommation — (cas des Germains face à l'empire romain, avant la Völkerwanderung ; de certaines sociétés primitives, notamment d'Amérique et d'Océanie, face à la civilisation occidentale). Comme on le voit, le contact entre deux ou plusieurs civilisations contemporaines peut avoir dans le cours du temps — selon l'âge de chacune d'entre elles et le moment du contact — des effets très différents. Ainsi l'Occident, au Moyen-âge, reçoit de Byzance et du monde arabe beaucoup plus qu'il ne leur donne. Après la Renaissance, c'est lui qui est principalement donneur — et le mouvement se précipite à partir du xviii* siècle, à telle enseigne qu'aujourd'hui l'une de ces civilisations, la byzantine, a été entièrement absorbée tandis que l'autre, l'arabe, est en voie d'acculturation. B. Contacts entre civilisations dans le temps (civilisations défuntes influençant des civilisations vivantes) : exemples : Byzance décadente hantée par l'image de la Grèce antique ; engouement de l'Occident pour Rome et la Grèce, du début de la Renaissance et jusqu'en plein xix" siècle.

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Cette passion imitatrice ne semble porter ceux qui y sont sujets que vers la civilisation-mère. Nous ne connaissons pas d'exemple d'une influence majeure exercée sur un cycle de civilisation par un cycle antérieur qui ne lui serait pas apparenté. Il s'agit d'une sorte d'attachement à son propre monde ancestral, attachement passionnel et quasi fétichiste. C'est un phénomène de même nature que le phénomène qui se produit au sein d'un cycle de civilisation qui répète plusieurs fois sa phase terminale (alternance de « périodes intermédiaires » et de « nouveaux empires » en Egypte et en Chine). Mais les effets ne sont pas les mêmes dans les deux cas : après la période intermédiaire, généralement assez brève — à l'échelle de l'Histoire —, la civilisation peut renouer avec son passé et reprendre sans changements radicaux les grands thèmes de sa spiritualité. Et cela d'autant plus aisément qu'il n'y aura pas eu intrusion massive de sang nouveau et donc modification sensible du caractère ethnique. Au contraire, le phénomène improprement appelé « Renaissance » apparaît longtemps après l'époque qu'on voudrait faire renaître — environ un millénaire et demi plus tard —, avec dans l'intervalle un Moyen-âge, un grand brassage de races et l'éclosion d'un style traduisant une vision du monde profondément différente. On est en pleine maturité d'une nouvelle civilisation. Le culte de son antiquité, c'est-à-dire de sa civilisation-mère, ne peut plus avoir que des effets secondaires, tantôt stimulants, tantôt inhibiteurs. A remarquer d'ailleurs que les « renaissances » sont toujours des « révolutions de haut en bas ». Nous voulons dire des mouvements nés dans les milieux cultivés et qui ne touchent la masse qu'avec un certain retard, alors que, dans les cas d'acculturation par contact entre civilisations contemporaines, on peut rencontrer les deux processus : — acculturation voulue et souvent même imposée d'en haut de façon autoritaire (Russie du x v i i i " siècle face à l'Occident ; Japon du haut Moyen-âge face à la Chine, puis, au xix* siècle, face à l'Europe) ; — ou au contraire acculturation de bas en haut, par un long cheminement inconscient, invisible (cas de la lente orientalisation du monde romain, à partir surtout du m* siècle) ; et dans la mesure où ce phénomène est visible, la minorité dirigeante, expression la plus typique de l'ancienne civilisation, s'y oppose dans un effort de conservation souvent pathétique. Le caractère partiellement artificiel des « renaissances » explique qu'elles aboutissent le plus souvent à un échec, encore que celui-ci (nous l'avons vu à propos de la Renaissance occidentale) soit moins catégorique que ne le prétendent Spengler et Toynbee. Dans la mesure où elles répondent à un besoin, dans la mesure où elles représentent une réaction contre certaines formes vieillies et donc une source de nouvelles inspirations, elles peuvent être fécondes. En échange, lorsque l'imitation d'une civilisation défunte revêt le caractère d'une véritable superstition, elle peut représenter un danger mortel. Par bonheur, la vie le plus souvent reprend ses droits. Une partie de Y Intelligentsia de la Grèce

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moderne aura lutté plus d'un siècle et demi pour imposer une langue artificielle en vertu d'un attachement abusif à la Grèce antique, issu d'un besoin de compensation à la suite d'une servitude plusieurs fois séculaire. Le résultat a failli être la création d'une langue artificielle sans racines dans le peuple et, partant, peu propice à la véritable création. Par bonheur, la langue populaire semble être sortie victorieuse de cette épreuve. Une expérience nouvelle se déroule à présent sous nos yeux en Israël, où l'hébreu, langue sacrée, sortie de l'usage quotidien depuis plus de deux mille ans, a été réintroduit comme langue vivante et sert à cimenter l'unité de tout un peuple ; mais l'expérience est trop récente et les conditions en sont trop particulières pour qu'on puisse en tirer des conclusions d'ordre plus général. D'ailleurs l'hébreu n'a pas supplanté une langue vivante issue de lui par lente évolution (cas du grec moderne ou des langues romanes), mais des idiomes étrangers et divers dont le plus répandu, le yiddish, n'avait accédé que de façon marginale à la dignité de langue littéraire. En ce sens, la revitalisation de l'hébreu représente moins un vain effort de retour en arrière qu'un ingrédient commode, un « catalyseur » dans la « réaction » qui doit donner l'amalgame de la nation nouvelle. Un autre exemple nous est fourni par l'exaltation de leurs origines latines chez les Roumains du xix' siècle. Là aussi, comme en Grèce, le phénomène procédait d'un besoin de compensation contre des humiliations séculaires, et d'affirmation face aux peuples dominateurs (Hongrois, Autrichiens, Russes). Mais dans le domaine linguistique, le but visé a été plus modeste et les résultats peuvent être considérés comme largement positifs : la langue parlée s'est spontanément débarrassée des éléments allogènes plus récents (du grec ou du turc, ou du slavon d'église) pour les remplacer par des termes de civilisation inspirés de l'italien et du français, selon des modèles plus en harmonie avec le génie de la langue. Point de doute cependant que cette transformation de la langue ait entraîné aussi des modifications de la psyché collective. Comme on le voit, il existe dans le cas des sub-civilisations, comme dans celui des plus grands ensembles, de nombreuses tentatives d'imitation ou même de retour en arrière. Elles se manifestent le plus souvent dans le domaine de la langue, mais peuvent aussi (cas de la Renaissance occidentale) toucher au domaine des arts. On peut se demander si l'inspiration que les artistes mexicains d'aujourd'hui demandent à l'ancienne culture mexicaine débouchera sur un syncrétisme d'une ampleur plus considérable, ou s'il demeurera limité aux recherches ornementales (qui peuvent d'ailleurs avoirmne forte résonance psychologique). Gardons-nous cependant de confondre les effets d'un simple regard en arrière, dans la vie d'un peuple, avec la tentative d'imiter et donc de faire revivre une civilisation d'un autre cycle. De ce dernier phénomène les exemples sont rares, tandis que la nostalgie d'un passé national, plus ou moins ancien, apparaît comme un phénomène fréquent. Le

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XIX* siècle européen, romantique et nationaliste, en fournit de nombreux exemples : engouement de l'Allemagne pour son passé médiéval ; celui de la Hongrie pour l'époque arpadienne et même pour l'épopée des Huns (à preuve la légende populaire de Hunor et Magor, ancêtres mythiques des Huns et des Magyars) ; exaltation des Finnois devant le passé légendaire que leur dévoilait le Kalevala, etc. Paradoxalement, cette idéalisation d'un certain passé, considéré comme privilégié, d'une certaine « tranche » du passé national, en dehors du fait qu'elle a favorisé la cohésion nationale, ne semble avoir eu aucun impact profond sur les faits de civilisation : peu d'influence sur la langue, quelques imitations, vite abandonnées dans l'art (faux gothique au xix', par exemple), et moins encore dans le domaine de la pensée. Cela s'explique aisément si l'on accepte le postulat que les phases d'une civilisation se suivent dans un certain ordre et ne se répètent pas. L'idéalisation du passé national ne peut se traduire par une imitation efficace puisqu'elle porte, par définition, sur un autre âge de la civilisation. Au contraire, une « renaissance » peut aller chercher ses modèles, chez la civilisation-mère, à un âge correspondant (5). Dans le cas de contact dans l'espace, il est également probable qu'une civilisation qui reçoit accepte plus aisément des éléments de culture appartenant (ou ayant appartenu) à une civilisation au même stade de développement. Ainsi avons-nous vu l'influence extraordinaire que l'art parthe et sassanide a eue, par le truchement de Byzance ou des barbares des steppes, sur l'art de l'Occident médiéval. Or il représentait l'art médiéval de la future civilisation arabe. Mais il s'agit là d'un cas, probablement exceptionnel, d'influence indirecte. Lorsque deux cultures sont en contact direct, il est bien rare qu'elles se trouvent à la même phase de développement. Les grandes civilisations ne sont jamais tout à fait contemporaines et, dans le cas d'influence d'une culture supérieure sur un peuple au stade de la pré-culture, la chose est évidente. Cependant les modalités de l'acculturation — singulièrement les motivations de l'acceptation ou du refus — demeurent chaque fois mystérieuses. L'élément prestige a souvent été mis en avant. Il est certainement prééminent dans le cas des peuples à la phase de pré-culture subissant l'influence d'une civilisation majeure (notre exemple A. 3) a 1) et le cas le plus typique nous est probablement fourni par l'acculturation du Japon par la Chine, à partir du vu* siècle. Mais là même nous avons vu que le modèle chinois avait été très inégalement suivi et que, si les éléments de culture stricto sensu (religion, écriture, arts) avaient pu être adoptés avec plus ou moins de fidélité, le Japon à ce moment de son (5) Ce n'est pas l'avis de Sorokin qui soutient précisément que la Renaissance a cru s'inspirer du classicisme grec, en copiant en fait le pseudo-classicisme, déjà « naturaliste » ou « sensualiste », des époques hellénistique et romaine ; mais la thèse de Sorokin est si complexe qu'elle nécessiterait toute une étude si l'on voulait chercher à déterminer ses points de concordance avec la thèse des cycles de civilisation que nous défendons ici.

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évolution avait été incapable de transposer chez lui les structures politiques d'un Etat se trouvant, de longue date déjà, au stade de 1'« empire universel ». Aujourd'hui également, dans les pays « en voie d'acculturation », ce sont les institutions politiques des démocraties occidentales qui « passent » le plus difficilement. Nous avons employé plus haut le terme influence. On doit en user avec précaution, car parler d'influence d'une culture sur une autre, c'est se mettre d'abord au point de vue du donneur. Or dans la vie des peuples — bien plus que chez l'individu, que l'environnement familial, social, national, façonne dès l'enfance inconsciente — une culture n'emprunte en fin de compte que ce qu'elle veut bien emprunter. Une influence n'agit pas seule ; on ne la subit pas, on la capte. Spengler a raison de s'élever contre la conception courante qui fait des influences des sortes d'entités indépendantes qui agiraient en vertu d'une dynamique intérieure. Il y a des peuples qui n'adoptent qu'une infime partie des influences dans lesquelles ils « baignent ». Depuis combien de siècles les Lapons sont-ils en contact avec les Suédois ? Cependant il a fallu attendre le xx* siècle pour qu'une partie d'entre eux adopte quelques outils européens élémentaires. On n'emprunte à la culture étrangère que ce qui provoque l'admiration, suscite l'envie ou répond à un besoin. Il n'y a pas d'influence sous contrainte absolue. On peut appliquer aux peuples le proverbe anglais : « One man may lead a horse to the water, but twenty cannot make him drink » (6). Dans le cas donc où un peuple dominé emprunte des éléments de culture au peuple dominateur, on peut valablement présumer qu'il ne le fait que dans la mesure où il éprouve — parfois à son corps défendant — une certaine admiration pour le peuple dominateur, ou pour tel trait de sa culture. Cela est encore plus vrai des peuples dominateurs empruntant aux peuples dominés. Il est hors de doute que si Alexandre et après lui les dynastes hellénistiques n'avaient pas été éblouis par le faste et la magnificence de la cour du Grand Roi, ils n'auraient pas imité le cérémonial et les rites d'une monarchie taxée par ailleurs de « barbare ». De même aujourd'hui, l'Américain blanc, raciste par une éducation séculaire, n'emprunterait pas certains éléments de culture aux Noirs, si dans son subconscient ces éléments n'exerçaient sur lui quelque sorte de fascination. On pourrait en ce cas parler d'« attraction inavouée ». Quoi qu'il en soit, si des règles régissent la matière, elles paraissent difficiles à déterminer car nous nous trouvons dans un domaine essentiellement affectif et imprévisible. Aussi serait-il inexact d'affirmer qu'il n'y a jamais d'acculturation sous contrainte. L'exemple des peuples soumis aux empires romain et chinois semblerait prouver le contraire. Mais que savons-nous des modalités de ces acculturations anciennes ? Fort peu de chose. Dans le cas de la Chine, il paraît difficile de reconstituer aujourd'hui le pro(6) « Un homme seul peut mener un cheval à l'abreuvoir, mais vingt hommes ne sauraient le forcer à boire. » (d'après BOSWELL, dans La vie de Samuel Johnson).

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cessus de sinisation des provinces excentriques. Du point de vue linguistique, l'unité ne s'est jamais faite. Pour les autres traits de culture, le processus a pris, dans chaque cas, des siècles. Rome de son côté, quoi qu'on en ait dit, n'a cherché nulle part à imposer sa civilisation. Elle a respecté la langue et les usages des peuples qui respectaient à leur tour la pax romana et rendaient un hommage — bien superficiel — à ses dieux. C'est pourquoi l'Orient hellénistique et asiatique, et toute l'Afrique du Nord n'ont été contaminés que dans les couches supérieures. En Europe, là où il nous est plus facile de suivre le processus de romanisation, comme en Gaule, on sait qu'il a été fort lent et qu'il n'a été achevé — sous l'effet de facteurs divers — qu'à la veille de l'effondrement de l'empire, à une époque où de longue date déjà le pouvoir central s'était relâché. Chez les Celtes des îles britanniques il n'y a point de doute : malgré des contacts plusieurs fois séculaires avec Rome et une domination partielle, le christianisme et, avec lui, la culture latine ne se sont implantés et n'ont donné leur floraison — si riche pour son temps ! — qu'après que tout risque de contrainte eut disparu, à la fin du v* siècle. On pourrait ajouter également l'exemple des Antillais et des Noirs américains qui n'ont commencé une production originale en littérature et en philosophie qu'un siècle après l'abolition de l'esclavage. De nos jours, le fait colonial et les effets d'une brusque décolonisation offrent un vaste champ d'observation, mais combien difficile à interpréter ! En règle générale, dans la colonisation récente, on a l'impression que l'acculturation a été relativement plus lente là où elle s'est faite sous contrainte, comme par exemple dans les colonies de peuplement (7), où l'antagonisme entre membres des deux cultures a été nécessairement plus grand. Cependant, si l'on veut vérifier cette hypothèse, comment isoler les unités de comparaison ? Car d'une part les méthodes d'administration ont été assez différentes selon les puissances coloniales pour entraîner des conséquences qu'il est encore difficile d'apprécier (8), (7) A remarquer que le terme « colonie » a fini par désigner aujourd'hui, par prédilection, les territoires qui précisément n'ont pas été < colonisés » (par des colons). Il y a là un curieux renversement sémantique. (8) Il y aurait des études intéressantes à faire pour comparer les résultats de l'acculturation sur certaines ethnies africaines artificiellement partagées au siècle dernier entre Anglais et Français (par exemple aux frontières du Nigèria et du Niger, du Nigèria et du Dahomey, de la Côte d'Ivoire et du Ghana, ex-Côte d'Or, etc.). Mais comment être certain que « toutes choses sont égales d'ailleurs ? » Il faudrait mesurer les efforts que les puissances tutélaires ont entrepris dans les domaines de l'infrastructure, des investissements, de l'éducation. Même à effort équivalent, comment connaître dès à présent les résultats qu'auront dans la longue durée l'approche britannique de certains problèmes et l'approche française. Ainsi par exemple, le fait que les Britanniques se sont généralement appuyés sur les structures féodales ou les chefferies existantes, alors que les Français, sans bouleverser l'ordre existant, ont tendu à réduire progressivement le rôle des structures traditionnelles. Ou encore le fait que la Grande-Bretagne a favorisé le maintien, et même l'expansion, de certaines langues vernaculaires, en dispensant un ensei-

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d'autre part le niveau de développement économique et social, le niveau de culture des sociétés autochtones au moment de leur contact avec l'Occident (ce que certains ethnologues ont appelé le « point zéro ») a été très variable d'un cas à l'autre. II tombe sous le sens qu'il n'est pas possible de comparer au point de départ l'Inde et les pays de l'Afrique Equatoriale, ni même l'Egypte et l'Algérie (9). Paradoxalement, toutefois, une résistance maximum peut se rencontrer aux deux extrêmes : soit chez les très anciennes civilisations, trop attachées aux valeurs de leur passé, comme l'Inde ou la Chine, soit chez les populations trop archaïques incapables de se plier à la discipline d'une société à un stade plus avancé, comme ce fut le cas probablement des anciens peuples caraïbes. On explique le plus souvent leur disparition par l'extermination ou l'effet décimant des maladies importées par les Européens. Ces explications ne nous paraissent pas entièrement satisfaisantes, puisque d'autres ethnies — les Noirs par exemple — ont survécu à ces mêmes épreuves. Gilberto Freyre (10) nous semble plus près de la réalité lorsqu'il suggère que certains groupes d'Amérindiens se trouvaient encore à la phase de la cueillette au moment de l'arrivée des Blancs et ne pouvaient pas faire ce saut immense dans le temps que représente l'adoption, même au niveau le plus modeste, d'une civilisation agricole. gnement dans ces langues et en facilitant le développement d'une littérature africaine écrite, tandis que la France a considéré que la « civilisation » n'avait pas à passer par ces détours et n'a dispensé l'enseignement qu'en langue française, dès l'école primaire. Le résultat a probablement été un développement beaucoup plus rapide de l'alphabétisation — et de la culture en général — dans les ex-colonies britanniques. Mais il y a l'envers de la médaille : d'abord par leur libéralisme en matière linguistique, les Britanniques ont indirectement encouragé le développement d'un langage « petit-nègre » le pidgin english dont la prolifération pourrait bien préluder à la naissance d'une ou de plusieurs langues hybrides. Ensuite, la consolidation des langues et littératures locales a eu pour effet indirect de maintenir les anciennes rivalités tribales, précisément au moment où le pouvoir central s'affaiblissait, et par là d'accélérer les forces centrifuges. Nous constatons que depuis l'accession à l'indépendance des ex-colonies françaises d'Afrique, aucune de celles-ci n'a connu de drame comparable au drame entre Haoussas et Ibos (guerre du Biafra) ni même les tensions tribales que l'on rencontre encore dans de nombreuses ex-colonies britanniques, comme le Kenya, l'Ouganda ou la Sierra Leone. (9) Il serait tentant d'établir un parallèle entre les processus d'acculturation de ces deux pays arabes, mais les conditions en ont été trop différentes. D'abord le niveau de culture et les structures sociales au point de départ, que l'on pourrait situer aux environs de 1830, en négligeant le premier impact sur l'Egypte, celui de la campagne de Bonaparte qui ne fut pas sans conséquences. Ensuite le degré de contrainte, qui a été bien moindre, ou de moindre durée, en Egypte, pratiquement libre jusqu'en 1883, et de nouveau à partir de 1922. Cependant il serait instructif d'observer si les progrès de l'occidentalisation, dans les deux cas, ont été plus grands en période de liberté qu'en période de contrainte. On ne peut s'empêcher de penser que l'avance de l'Egypte est due en premier lieu (car les structures sociales — existence d'une classe cultivée, etc. — jouent également un rôle) à ce que la plus grande partie de sa période d'acculturation s'est déroulée hors contrainte. La même observation pourrait s'appliquer à un parallèle entre Madagascar et les autres ex-colonies françaises d'Afrique, du fait que la Grande Ile avait eu deux générations d'acculturation libre avant la conquête française. (10) Casa Grande e Sentala, trad, française : Maîtres et esclaves, Paris, 1952.

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On peut parler de « breakdown », de « dépression » collective. Il y a eu refus de vivre. Cette dépression peut ne pas mener jusqu'à la mort de la collectivité, mais seulement à une résignation pathétique qui défie les siècles. Il semble que ce soit le cas de certaines communautés de l'Amérique du Sud. On peut se demander également si l'effacement, plusieurs fois millénaire, des Siciliens ne serait pas dû à un phénomène de même nature. A l'échelle du monde antique, l'île avait des dimensions, des richesses et une situation géographique qui eussent justifié, à l'instar de la Crète, une part plus active dans la marche des civilisations. Or, à moins d'admettre des thèses racistes, tout se passe comme si les habitants primitifs, du moins le premier amalgame cohérent, avaient été traumatisés par l'intrusion d'une civilisation étrangère, en l'occurence l'hellénique, tolérée à la longue, partiellement adoptée, mais jamais entièrement assimilée. Depuis, les dominations étrangères se sont succédées sans interruption, Romains, Byzantins, Arabes, Normands, Angevins, Aragonais, Bourbons de Naples, enfin les Italiens du Nord — le fond autochtone se repliant sur lui-même dans une résistance sourde, obstinée, le plus souvent passive, sporadiquement explosive, sans que la communauté retrouve jamais son véritable équilibre. Car toute société, même lorsqu'elle est relativement mal adaptée à l'environnement (un groupe ethnique ne trouve pas nécessairement la meilleure réponse aux exigences du milieu), représente toujours un tout harmonieux et elle façonne les membres du groupe à tel point que toute intrusion étrangère entraîne un risque de destruction pour la communauté entière. L'observation des phénomènes actuels d'acculturation nous fournit d'innombrables exemples de sociétés parfaitement équilibrées dans leur structure et leur rythme traditionnels et qui ont présenté des troubles graves, et à tout le moins un net recul de la moralité, après le premier contact avec la civilisation occidentale. L'impact d'une civilisation plus dynamique sur une société relativement statique produit toujours un « choc opératoire » un peu comme la greffe d'un organe étranger sur un corps malade. Le patient peut s'en trouver régénéré ou, au contraire, déclencher un phénomène de rejet et en mourir. Ce phénomène est totalement irrationnel, et c'est pourquoi les Occidentaux, même lorsqu'ils sont animés des meilleures intentions, sont le plus souvent incapables de comprendre les réactions des peuples du TiersMonde devant cette intrusion explosive dans leur mode de vie (11). Aussi tout groupe social est-il naturellement conservateur. La vie sociale est à ce point essentielle pour l'individu — la sociologie contemporaine l'a suffisamment démontré (12), que la conservation, apparem(11) Il y a à cet égard de bien profondes remarques dans le livre du Professeur Jacques Berque, Dépossession du monde (Paris, 1 9 6 4 ) lorsqu'on réussit à les dégager de leur jungle de poésie exubérante. (12) Un cas limite : celui des « enfants-loups ». On a, un temps, taxé de légendes les récits relatifs aux enfants abandonnés en forêt et allaités par des animaux sauvages, notamment des louves. A présent quelques cas ont pu être observés (en dernier lieu, à notre connaissance, en Inde, il y a une quinzaine

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ment sans changement, de la langue, des rites religieux, des us et coutumes, en un mot de tout ce qui représente son environnement moral, semble impérative. Ce conservatisme et cette réaction de défense sont d'autant plus vifs, la solidarité du groupe est d'autant plus grande, que la société est plus vulnérable et plus archaïque. Les découvertes archéologiques des dernières dizaines d'années nous révèlent de nombreux cas de cultures primitives, en contact les unes avec les autres et ayant néanmoins conservé pendant des millénaires des traditions distinctes. Appartenir à un groupe, et à un groupe relativement stable est ime nécessité quasi organique. C'est seulement dans ce milieu stable, harmonisé, que l'individu peut s'épanouir. On a découvert récemment un des moyens que la nature a imaginés pour assurer la cohésion de certaines sociétés animales : la sécrétion de substances odorantes qu'on a nommées phêromones (ou chez certains auteurs : phérormones) suffisamment subtiles et variées pour permettre l'identification des membres à l'intérieur de groupes restreints. Des études très poussées ont été faites en Australie sur des colonies de lapins de garenne (13). On a pu déterminer ainsi que non seulement chaque espèce — surtout de celles qui vivent en troupe — mais aussi chaque famille sécrète par plusieurs séries de glandes des odeurs différenciées particulièrement développées chez le mâle dominateur du groupe, et qui servent à marquer d'un signe distinct tous les membres du groupe. Dans les sociétés humaines, cette indispensable identification et cohésion du groupe est assurée par un ensemble de traits de culture qui jouent le rôle des phêromones dans les sociétés animales. Ce sont nos « phêromones culturelles ». Chaque individu appartient à une série de cercles (concentriques ou qui s'entrecoupent) allant de la famille à l'ethnie ou la nation. Dans la communication qui s'établit à l'intérieur de ces cercles, il y a de d'années) : on a pu ainsi constater que non seulement le langage, mais tout un ensemble de comportements considérés comme caractéristiques de l'espèce humaine n'apparaissent et ne se développent qu'en société, et selon un certain « calendrier ». Passé tel âge, l'individu qui a vécu hors société ne peut plus apprendre tel comportement humain. C'est dire combien est délicat le mécanisme psycho-physiologique des échanges entre individu et société. La moindre modification dans ces échanges peut avoir des répercussions incalculables. Le problème des rapports réciproques individu-société ont été entièrement renouvelés depuis une trentaine d'années par les travaux du psychologue américain A. Kardiner, en collaboration avec des sociologues ou anthropologues comme Ralph Linton, C. Du Bois, Ruth Benedict, etc. (Voir notamment : A. K a r d i n e r , The Individual and his Society, N e w York, 1939 ; The psychological Frontiers of Society, N e w York, 1945 ; War Stress and Neurotic Illness, N e w York, 1947 ; aussi la présentation philosophique et critique que le professeur Mikel D u f r e n n e a faite de ces théories dans La Personnalité de base, Paris, PUF, 1953, réédité 1966 ; idem sa contribution au Traité de Sociologie de Georges Gurvitch, tome II, La psychologie des vastes ensembles et le problème de la personnalité de base, pp. 387-401. — Sur le cas particulier des « enfants-loups », cf. Lucien M a l s o n , Les enfants sauvages, Mythe et réalité, Paris, 1964, qui n'accepte aucune espèce d'hérédité psychologique. (13) Voir le compte-rendu que donne de ces recherches M.P. O s t o y a (Comment le lapin défend son territoire) dans les Cahiers du Collège de Médecine, 1969, 10 (2) pp. 157-158.

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véritables automatismes sociaux de la pensée. A la limite, entre les membres d'une famille unie, il existe une compréhension à demi-mot, ou par le geste ou le regard, qui dénote une sorte de secrète complicité. A l'inverse, entre gens de milieux différents, d'éducation différente — et à plus forte raison entre individus appartenant à des cultures différentes, même là où la langue ne forme pas un obstacle absolu, il y a une gêne, une difficulté de communication pouvant aller jusqu'à l'hostilité irraisonnée. Les mêmes mots n'ont pas tout à fait le même sens, n'ont pas la même résonance affective, les mêmes « harmoniques >. Ils n'évoquent pas le même arrière-plan spirituel. Test suprême : ce ne sont pas les mêmes choses qui font rire. La propagation, à l'époque contemporaine, de l'anglais et du français à la suite de la colonisation offre dans ce domaine un vaste terrain d'observation. Comparer par exemple le complexe mental d'un intellectuel haoussa anglophone, d'une part, avec celui d'un Indien anglophone, d'autre part avec celui d'un haoussa francophone ; le rapprochement avec la parenté d'origine ou avec la nouvelle parenté culturelle dépendra probablement du degré de l'acculturation. Le moment crucial viendrait-il lorsqu'on oublie sa langue maternelle ou, du moins, lorsqu'on ne pense plus dans cette langue ? Même dans les classes hautement cultivées et polyglottes, les produits de mariages mixtes (internationaux) sont souvent des « animaux hybrides », mal à l'aise dans le groupe paternel comme dans le groupe maternel, à moins que l'un des deux ne l'ait entièrement accaparé. A certaines époques, peuvent apparaître, créées par une culture commune, et parfois dans une aire fort étendue, des élites internationales. Ce fut le cas dans les cités du pourtour méditerranéen à l'époque hellénistique et romaine, ou bien en Occident, du milieu du xvin" siècle au début du xx e , dans la haute société européenne francisée. Là aussi, cependant, le besoin d'homogénéité se retrouve sur un autre plan : celui de la classe sociale. Au siècle dernier, un aristocrate russe avait plus d'affinités avec un aristocrate autrichien ou espagnol qu'avec un paysan de son pays. Par suite de l'évolution, et des révolutions, du dernier demi-siècle, ce phénomène de stratification horizontale semble en régression — à moins qu'il ne se reproduise demain dans un nouveau contexte, celui de la prépondérance anglo-saxonne (14). Il est de fait que l'aristocratie se laisse plus facilement dénationaliser que la masse. Elle est naturellement plus à même d'assimiler des éléments de culture étrangers. C'est elle, en général, qui la première se (14) Cela paraît peu probable étant donné d'une part la structure sociale du modèle américain, d'autre part l'extension de l'enseignement dans le monde, et, partant, la pénétration de l'anglais dans des couches sociales très diverses. On pourrait également évoquer la communauté culturelle que l'usage du latin par les « clercs » avait créée par dessus les frontières politiques ou linguistiques pendant le Moyen-âge. Cependant, le fait que la culture était en grande partie entre les mains des gens d'Eglise, et que la noblesse était loin d'en avoir le monopole, a empêché qu'il ne se créât une véritable classe internationale des « latinisants ».

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met à singer les manières en faveur chez le peuple jouissant du prestige, à adopter sa mode, à apprendre sa langue. La bourgeoisie suit plus lentement, le peuple encore plus lentement — ou bien jamais. C'est ainsi que seule une mince couche de « collaborateurs » des hautes classes a été hellénisée dans l'Orient antique et que la « francisation » de l'Europe aux χνιιι* et xix* siècles est restée un phénomène éminemment aristocratique. Lorsque les circonstances historiques le permettent, par exemple une longue durée de la domination d'une culture supérieure sur des peuples à l'état de pré-culture — cas de la Gaule et de l'Espagne antique —, le processus, entamé par l'éducation et l'assimilation des fils de notables, peut ensuite se dérouler jusqu'à l'assimilation complète (15). Il est probable que dans les siècles qui viennent on assistera à une évolution du même ordre dans les anciennes colonies anglaises et françaises d'Afrique, où il existe partout une indéniable volonté d'acculturation, avec, parfois, la conviction, que nous croyons illusoire, de pouvoir néanmoins conserver l'essentiel de la psyché africaine. Au contraire, dans l'Europe du xixe siècle, où les cultures nationales étaient sensiblement de même niveau, il y eut réaction. En Allemagne et en Russie, elle s'est produite sous l'effet de causes apparemment contradictoires : d'une part le sursaut contre la domination napoléonienne, de l'autre la baisse de puissance et de prestige de la France à partir du milieu du siècle. Disons plus simplement que le processus d'acculturation a été interrompu par l'échec de la tentative française d'hégémonie. On pourrait donner d'autres exemples. Chaque fois c'est en se retrempant dans l'ambiance populaire que la classe dirigeante retrouve la voie nationale. Dans l'Allemagne du χ ν π Γ siècle, la mode française recouvre à peu près toutes les manifestations de culture, mais ne pénètre pas en profondeur. Si la distance (la différence de « style ») entre la noblesse et la bourgeoisie semble avoir été plus grande en Allemagne qu'en France, c'est parce que l'usage d'une langue étrangère comme principal véhicule de culture introduit nécessairement un nouveau critère social, crée une barrière de plus entre les classes et une cause supplémentaire d'antagonisme. Entre la bourgeoisie intellectuelle où l'on voyait sourdre les virtualités de la race et la mince couche aristocratique francisée, il n'y aura pas eu seulement refus de haut en bas mais également de bas en haut. Par ailleurs, cette dénationalisation prioritaire de l'élite peut se produire aussi lorsque c'est le peuple vainqueur qui adopte la civilisation des vaincus. Il y a l'exemple fameux de Rome. Graecia capta ferum victorem cepit — encore que l'influence grecque ait commencé à se faire sentir dès avant la conquête de la Grèce. Non seulement l'art et la pensée de Rome et de l'Italie ont été profondément (on est tenté de dire : intégralement) hellénisés, mais — détail que l'on n'a pas suffi(15) Dans le cas de la Dacie, la brièveté de l'occupation — moins de deux siècles — laisse supposer que la romanisation a été accélérée par une importante immigration, par une « ruée vers l'or » de la Transylvanie, ce qui aurait permis une acculturation à tous les niveaux, par mélange de races.

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samment souligné — il est probable que le grec a été pendant des générations la langue « de salon » de l'élite romaine — et cela au moment même de son accession à la domination du monde antique (16). Ce n'est que plus tard, sous l'empire, que cette relative « aliénation » de la classe dirigeante romaine aurait cessé. Dans le sens d'une acculturation par en haut, des vainqueurs, nous avons le cas encore plus typique des envahisseurs successifs de la Chine impériale, Turcs, Mongols ou Mandchous, dont la sinisation s'est faite chaque fois en commençant par la Cour et son entourage immédiat. Sous nos yeux, nous avons un exemple similaire en Afrique de l'Ouest : l'aristocratie peule (fulani), implantée au début du xix e siècle dans le nord de l'actuel Nigèria, en pays haoussa, à la suite de la conquête d'Ousman dan Fodio, est aujourd'hui entièrement « haoussisée » — si l'on nous passe le terme — sans pour autant avoir perdu la conscience et la fierté de son origine (17). Inversement, ce sont les paysans des régions les plus reculées, les sociétés les plus archaïques qui s'accrochent avec le plus d'obstination aux coutumes ancestrales. On connaît les vertus conservatrices des rameaux isolés : les bylines russes du cycle de Kiev ont été découvertes au xix e siècle (de façon quasi miraculeuse) dans l'extrême Nord de la Russie, au bord des grands lacs ; le plus beau cycle d'épopées germaniques a été conservé dans la lointaine colonie insulaire de l'Islande. Parmi les nations romanes, c'est le rameau roumain, complètement isolé du reste de la romanité pendant près d'un millénaire et demi, qui a gardé dans son folklore les réminiscences les plus proches du folklore latin (18). De même, le folklore français des xvii'-xviii' siècles est aujourd'hui (16) N'est-il pas symptomatique, si l'on en croit Suétone, que les dernières paroles de César s'écroulant percé de vingt-trois coups de poignard, aient été prononcées en grec ? (...etsi tradiderunt quidam Marco Bruto irruenti dixisse « kaì sù téknon », Vie des douze Césars /, L X X X II). M. Jérôme Carcopino, qui relève le fait dans son César, l'apporte à l'appui de son opinion que César avait une forte culture grecque ; mais ce n'est pas cet aspect de « culture » que nous voudrions surtout retenir du récit de Suétone, mais plutôt l'indication que le grec devait être la langue familière de la classe sociale à laquelle appartenait César. Qu'un homme frappé à mort se couvre la face en reconnaissant parmi ses assaillants celui qu'il considérait comme son enfant, et qu'il prononce en une langue étrangère ces mots tragiques qui ont traversé les siècles : — Et toi aussi, mon fils ! — cela prouve qu'il pensait en cette langue et s'en servait par prédilection dans l'intimité. On imagine tout aussi bien Frédéric le Grand prononçant en français ses dernières paroles. (17) Le Sardauna de Sokoto, ancien Premier Ministre de la Région du Nord, dont l'assassinat par des officiers ibos, en janvier 1966, est à l'origine de la guerre du Biafra, ne parlait plus le peul, pas plus que son cousin le sultan de Sokoto, quoiqu'ils fussent des descendants directs d'Ousman dan Fodio. (18) On a même identifié un « descântec » (conjuration — littéralement — des-cantation : formule magique d'exorcisation) qui, après deux mille ans et des siècles de christianisme, répète mot pour mot une incantation latine. (Phénomène à ne pas confondre avec celui des comptines — am stram gram, pic et pic et colegram... etc. où seul le son ou un son approchant des mots anciens a été conservé, le sens original ayant été entièrement perdu).

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mieux conservé au Québec que dans les provinces françaises d'où il était originaire. Lorsqu'un groupe accepte l'acculturation, ou lorsque l'influence étrangère commence à agir, insensiblement et sans résistance excessive de la part du groupe récepteur, alors un rythme s'établit, une certaine progression, que l'on retrouve, avec des variantes, dans tous les cas. Un chose est certaine : l'acculturation n'est jamais totale ni surtout immédiate. Un certain temps de mûrissement lui est nécessaire. Comme une maladie du corps, elle a sa période d'incubation. Et cette période d'incubation — tous les exemples sont concordants — est de 100 à 140 ans. Il est intéressant de noter que cette observation rejoint celle des sociologues qui ont constaté, sur des exemples contemporains, que la « personnalité de base » ne change pas avant trois générations. Lorsqu'on quitte le domaine de l'assimilation d'une famille ou d'un petit groupe pour observer l'acculturation d'un ensemble plus vaste — une nation par exemple — quels sont les signes qui nous permettent d'affirmer que le processus d'acculturation est achevé ou du moins qu'il a atteint le point de non-retour ? Il nous semble que le critère le plus sûr est l'apparition, dans l'unité de culture qui reçoit, d'œuvres originales dans les genres et le style de la civilisation donneuse. Certes, il y aura eu auparavant toute une série d'autres gestes, d'autres signes de soumission, tels que l'adoption de certaines techniques et de certaines sciences, des costumes, des manières, des jeux et des danses, parfois aussi de l'habitat et de l'ameublement — nous y reviendrons —, mais c'est seulement lorsque l'unité acculturée est capable de créer, dans le style adopté, qu'on peut la considérer comme définitivement assimilée. Sans doute est-il difficile, le plus souvent, de déterminer avec précision le point de départ du processus d'acculturation, et donc la durée de la période d'incubation. Le cas de la Russie de Pierre le Grand (oukase du 4 janvier 1700) et celui du début de l'ère Meiji au Japon (remise du pouvoir à l'Empereur par le dernier Shogun, 15 octobre 1867) sont l'exception. On pourrait également citer le nizami djedid de 1793 réformant l'armée turque, après la paix de Jassy, mais il s'agit, en fait, d'un faux départ, tellement les résistances furent vives par la suite, et l'attitude des Sultans indécise. Aussi la révolution d'Ataturk, 130 ans plus tard, représente-t-elle plutôt un nouveau départ qu'un point d'arrivée. En échange, le traité de Saint-Clair-sur-Epte par lequel Charles le Simple cède en 911 la future Normandie aux Normands semble bien avoir été à l'origine d'une assimilation totale et rapide des Normands dans leur nouvel environnement. S'il nous est difficile d'appliquer dans ce cas le critère des créations artistiques et intellectuelles pour la simple raison qu'il nous est impossible de savoir — par exemple — si les bâtisseurs des nouvelles cathédrales étaient ou non des descendants des Vikings, on peut présumer néanmoins que la poignée de féodaux qui au siècle suivant porta la culture française en gestation en Angleterre et en Sicile et jusqu'en Méditerranée orientale, aura été d'authentique

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souche normande. La grande aventure des Normands francisés commence exactement cent ans après l'installation en Normandie : 1009, Gilbert Batuère et ses hommes à Bari, mercenaires des Lombards contre les Byzantins ; 1029, son frère Renouf, comte d'Aversa ; 1043, Guillaume de Hauteville, comte de Melfi ; 1059, son frère Robert Guiscard, duc des Pouilles et de Calabre ; 1061, début de la conquête de la Sicile sur les Sarrasins par leur cadet Roger ; 1066, Guillaume le Conquérant en Angleterre. L'aventure des « Normands » de Russie est tout à fait parallèle à celle des Normands de l'Ouest : 130 ans s'écoulent entre l'installation de Rurik à Novgorod, vers 859, et le baptême de Vladimir le Grand en 989 — entre-temps le christianisme s'était déjà infiltré et par l'Ouest et par le Sud et la minorité dominante scandinave s'était entièrement slavisée, si l'on en juge par les données de l'onomastique, que corroborent d'autres renseignements historiques. Une période équivalente s'écoule entre la soumission du Saxon Widukind par Charlemagne en 783 et le moment où le duc Henri de Saxe (919-936) amorce l'unification de la Germanie sous la dynastie des Ottoniens. Pour en revenir à nos premiers exemples, le cas de la Russie moderne est typique : malgré un effort soutenu et des résultats immédiats dans certains domaines (armée, administration, urbanisme, etc.), il faut 120 ans pour avoir les premières œuvres modernes et originales de la Russie : celles de Pouchkine à partir de 1820. C'est vers la même époque que la pensée politique occidentale fait sa première apparition — éphémère — en Russie : complot de « Décembristes » en 1825. Pour le Japon, l'acculturation apparaît après un siècle presque complète. Elle l'est sans nul doute dans les domaines de la science et de la technique. Egalement dans l'architecture. Les autres arts, y compris la littérature, semblent suivre. Il n'y a guère que la musique où les Japonais n'aient pas encore donné de grand compositeur « moderne » (nous verrons tout de suite que, d'une culture à l'autre, c'est la musique qui « passe » le plus difficilement). D'autres cas d'acculturation récente sont plus difficiles à circonscrire. Quand aura commencé l'occidentalisation de la Grèce ? Dans les îles occupées par les Vénitiens, le processus a commencé de bonne heure, mais son ampleur a été limitée (19) probablement à cause de la résistance acharnée de l'Eglise grecque ; peut-être aussi à cause du fardeau trop lourd de l'antiquité hellénique que les Grecs modernes voulaient assumer. Nous pensons qu'il convient de situer vers la deuxième moitié du XVIII" siècle le tournant de la Grèce moderne vers l'Occident, lorsque la culture française pénètre dans les milieux du Phanar, et que des commerçants grecs s'établissent de plus en plus nombreux sur les rivages de la Mer Noire nouvellement acquis par (19) Il n'y a, en fait, que des «transfuges», comme le Greco, qui aient été entièrement assimilés à l'Occident.

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la Russie. Toutefois le premier grand poète, Solomos (1798-1857), est encore originaire des îles Ioniennes. Les grands poètes de la Grèce contemporaine naissent après le milieu du xix" siècle (Palamas, 1859 ; Cavafis, 1863). Plus de cent ans se seront écoulés depuis les débuts de l'occidentalisation jusqu'à l'âge de leur maturité (20). Même difficulté de situer les débuts de l'occidentalisation chez les Roumains. Retenons deux dates extrêmes : terminus a quo, 1700, union d'une partie de l'Eglise orthodoxe de Transylvanie avec Rome ; terminus ad quem, 1806-1812, occupation prolongée des Principautés par les Russes, au cours de laquelle se répand le costume à l'occidentale et la pratique du français (favorisée par ailleurs par l'émigration française). Il convient probablement de choisir arbitrairement une date entre ces deux limites. Ajoutons que, d'une part, l'action des prêtres éduqués à Rome ne commence à se faire sentir que dans la seconde moitié du χνιιΓ siècle, mais que, d'autre part, au début du siècle suivant l'appel vers l'Occident (surtout vers la France) est si puissant dans les Principautés qu'on peut parler d'un processus accéléré et presque passionnel. En fait, la génération mûre en 1848 donne déjà m poète de niveau occidental, Alecsandri. Mais le premier génie authentique, Eminesco, naît seulement en 1850 et produit entre 1865 et 1880. Nous avons suggéré plus haut (21) que la longue occupation de la Hongrie par les Turcs et la résistance qui a plus tard été opposée aux Habsbourg ont créé comme une coupure entre la Hongrie médiévale et la Hongrie moderne à telle enseigne qu'on peut presque parler d'une nouvelle acculturation par l'Occident, au χνιιΓ siècle. Si cette analyse est exacte, on peut situer le début de ce processus entre 1699 (traité de Carlovitz) et 1711 (échec de la révolte de Rakoczy). Là encore, les premières grandes œuvres littéraires se situent 100 à 140 ans plus tard : Kisfaludy (1788-1830) et la grande génération de 1848, Arany, né en 1817, Petöfi, né en 1823. Rappelons en passant (nous avons déjà noté le fait à propos de 1'« âge héroïque ») que partout l'éclosion de la poésie précède celle de la grande prose. Pouchkine et Lermontov précèdent (de peu, il faut le reconnaître) Tourgueniev, Dostoïevski et Tolstoï. Chez les Polonais, les Grecs, les Serbes et les Tchèques, alors que les grands poètes apparaissent dès le début du xix' siècle, il faut attendre l'époque contemporaine pour avoir des prosateurs de même niveau (Sienkiewicz, Kazantzakis, Andritch, Capek). Les Roumains ont des conteurs de grand talent (Negruzzi, Creanga) de la même génération que les poètes, mais le roman est tardif, après la première guerre mondiale (Rebreanu). Chez les Hongrois, Jokai suit Kisfaludy d'une génération. (20) A ce propos il n'est pas sans intérêt de faire un rapprochement avec le domaine de la politique : entre la maturité d'Alexandre Mavrocordato l'Exaporite, le premier de la dynastie qui fut, au moins partiellement, occidentalisé, c'est-à-dire 1681 (il était né en 1641), et celle de son arrière-arrière-petit-fils et homonyme, le défenseur de Missolonghi (1822) il y a environ 140 ans. (21) Cf. chapitre sur la civilisation occidentale, pp. 127-128.

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Même observation pour les arts plastiques et pour la musique, qui « perce » en dernier (il y a une génération environ entre Pouchkine et le « groupe des cinq >, entre Arany et Béla Bartok, entre Eminesco et Enesco). Si ce phénomène se confirmait, il y aurait différentes vitesses d'incubation, selon les traits de culture et les différentes manifestations de l'esprit. Nous ne cherchons pas à poser une loi sur la foi d'observations somme tout fragmentaires, et encore moins à leur chercher une explication. Le cas de la musique, en particulier, pose une question troublante. Tout se passe comme si, des diverses manifestations d'ime culture, c'était la musique qui poussait les racines les plus profondes et qui était donc la plus difficile à déraciner et aussi la plus lente à germer en sol étranger. Autre observation : lorsque l'acculturation est acceptée, lorsqu'elle n'est pas seulement le fait d'une minorité de « traîtres » ou de « collaborateurs », on assiste à une sorte de phénomène d'osmose. Il n'est point nécessaire que l'exemple étranger, les nouvelles formes d'être et de penser, l'enseignement — en un mot l'ensemble de la nouvelle culture — aient pénétré dans toutes les couches de la population acculturée, pour que de n'importe quelle couche sociale, sans antécédents familiaux, puisse surgir le génie créateur. Ce qui est en effet troublant, c'est la possibilité pour un homme issu d'un milieu relativement inculte d'atteindre aux plus hautes sphères de l'art et de la pensée, mais seulement lorsque son groupe ethnique aura atteint un certain degré de maturation dans la nouvelle culture, lorsqu'il aura achevé (ou presque) sa période d'incubation. A l'inverse, à la première génération de l'acculturation, même les individus issus de la classe la plus cultivée n'arrivent pour ainsi dire jamais à être créateurs dans le cadre de la civilisation dont ils ont reçu la greffe (22). Inversement, on peut observer dans certains cas une nouvelle réaction tardive, une sorte de réveil de la résistance à la culture implantée. C'est le ressac. C'est une réaction intellectuelle qui survient alors que la période d'incubation est précisément achevée, comme une nostalgie — qui revêt parfois un caractère violent — de l'époque où fleurissait une culture autochtone, ou présumée telle. Ce ressac a été particulièrement sensible dans la Russie du milieu du xix* siècle. Des phénomènes analogues, de tendance archaïsante, se sont produits dans d'autres pays (22) Un exemple : en 1786, le plus cultivé et le plus brillant des grands boïars valaques de l'époque, Enakitza Vacaresco, érudit en grec et poète en roumain, visite Vienne en grand seigneur. Dans son admiration pour la cité occidentale on sent qu'il entre moins de jouissance esthétique que d'étonnement. C'est un oriental. Il ne comprend pas, il ne peut pas comprendre. Cent vingt ans plus tard, un jeune paysan des Carpates, presque ignare, Brâncusi, venu à pied à Paris, sera si naturellement « acculturé » qu'il prendra la tête du mouvement du renouveau de la sculpture occidentale. Nul doute qu'il entre dans sa psyché une certaine dose de primitivisme, un certain appel des formes simplifiées d'archétypes ancestraux, et que cette tendance au primitivisme le servira à ce moment précis où l'art occidental, en crise, cherche des voies nouvelles ; mais c'est tout de même un occidental « à part entière ». is

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de l'Est européen, en plein xx e siècle, avec des répercussions jusque dans le domaine politique. Mais ces réactions sont généralement sans lendemain. Quelle explication peut-on donner de cette nécessité inéluctable d'une période d'incubation dans l'adoption d'une civilisation étrangère ? Pourquoi faut-il au moins trois générations d'acculturation pour modifier la personnalité de base (23) ? Il y a d'abord une unité qui est irréductible, « incompressible » : la génération. L'individu adulte, élevé, formé par son milieu, est très difficilement malléable. Il ne supporte plus que des transformations non essentielles. Transplanté par exemple dans un milieu culturel étranger (c'est à juste titre que le langage courant assimile l'expatriation à un déracinement), il cherche à emporter avec lui un peu de terre natale, à reconstituer tant soit peu le milieu culturel qui était le sien, sans quoi il sera en proie à des troubles profonds. La volonté de s'adapter, l'animus dont nous avons parlé plus haut, peut faciliter la transition — notamment à la seconde génération si les parents immigrés renoncent à transmettre à leurs enfants leur héritage ancestral, leur langue et leurs traditions — mais elle ne peut franchir le seuil de la génération. Cela est d'autant plus vrai dans le cas des émigrés malgré eux (des réfugiés politiques dont les événements du dernier demi-siècle ont multiplié le nombre au-delà de ce qui s'était vu à ce jour) chez lesquels l'adaptation est rendue encore plus difficile par l'attente du retour espéré dans la patrie. De nombreuses enquêtes sociologiques ont révélé dans ces milieux un nombre tout à fait exceptionnel de phénomènes d'inadaptation et de dépression nerveuse. La barrière de la génération est encore plus sensible, plus manifeste, dans les cas d'acculturation collective — c'est-à-dire lorsque tout un groupe ethnique est en transformation. Cependant, s'il n'y a pas opposition farouche, les changements d'une génération à l'autre peuvent être importants, mais pas au point d'abolir cette sorte de mémoire collective qui couvre trois ou quatre générations, et représente en moyenne notre contact direct avec les générations passées. Notre univers mental (le plus souvent sous une forme tout à fait inconsciente) couvre dans le temps ce qui nous a été directement conté ; c'est-à-dire qu'il recule jusqu'à l'enfance de nos grands-parents (24). Si l'on recule de l'âge mûr d'un individu jusqu'à l'enfance de ses grands-parents, l'on retombe sur les chiffres de plus haut : de 100 à 140 ans. Il y a dans notre perception, dans notre compréhension des événements historiques, plusieurs seuils naturels : il y a d'abord celui, très (23) Il va de soi que les considérations, de nature psychologique, qui suivent, se surajoutent à des facteurs de retard qui sont évidents et qu'on peut qualifier de matériels, comme le temps nécessaire à la formation de nouveaux cadres, la lenteur de l'éducation dans les nouvelles sciences et les nouvelles techniques, etc. (24) N'est-ce point symptomatique que les célèbres chants épiques des Germains conservés en Islande, portent le nom d ' « edda » qui signifie littéralement « arrière-grand-mère » ?

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marqué, de nos propres souvenirs. Ces souvenirs, même lorsqu'ils sont plus tard ordonnés à nouveau par l'effet de récits et d'enseignements extérieurs, conservent un parfum unique, une certaine consistance particulière. Les événements immédiatement antérieurs racontés par nos parents ou appris de façon livresque ne participent jamais de la même réalité. Le passé, antérieur aux premières images que l'enfant a gardées du monde, est rejeté par lui dans un temps proprement « immémorial ». L'intelligence relie plus tard les deux séries d'événements (ceux d'avant la mémoire et ceux d'après) sans jamais effacer tout à fait ce seuil naturel. Il y a ensuite un second seuil, c'est celui des récits de famille, celui des contacts directs (et si possible « sympathiques ») avec les anciennes générations. C'est une sorte de second présent, plus estompé. Au-delà de cette enfance des grands-parents (et plus rarement des arrièregrands-parents) c'est véritablement un autre monde, le passé lointain, l'ère d'avant l'époque contemporaine, avec laquelle notre génération n'a pratiquement plus de communication (25). Ce caractère nécessaire, inéluctable et général de la période d'incubation, nous amène, en passant, à marquer les limites naturelles d'un phénomène dont on a beaucoup parlé depuis quelque temps : celui de l'accélération de l'Histoire (26). Il serait absurde de nier que le rythme de l'évolution de l'humanité soit allé en s'accélérant et que les sociétés humaines — du moins un certain nombre d'entre elles, groupées en grandes civilisations — aient subi dans les cinq ou six derniers millénaires des transformations plus profondes que pendant les cinq ou six cent mille ans qui avaient précédé. Si l'on ajoute à cela les bouleversements visibles, sensibles et très considérables introduits dans la vie du monde par la civilisation occidentale depuis la révolution industrielle, la tentation est grande d'imaginer une accélération de l'Histoire continue et progressive. Mais de même qu'un corps lourd lâché dans le vide atteint au bout d'un temps une certaine vitesse constante, il est probable que certaines lois naturelles s'opposent à une accélération continue de l'Histoire. Et d'abord il convient de distinguer d'une part une accélération progressive et généralisée (quoique très inégalement généralisée puisque des peuplades isolées en sont restées de nos jours encore à l'âge de pierre), accélération résultant de l'accumulation des techniques qui ont (25) Certes l'historien de vocation parvient à reculer ce seuil, par la pratique des « documents », jusqu'au passé le plus lointain. Mais il est l'exception. Nous avons seulement voulu indiquer ici quel était le laps de temps normal sur lequel s'étale, de façon plus ou moins consciente, notre univers mental. Spengler en avait eu l'intuition lorsqu'il écrivait : « L'histoire réellement vécue, dont on sent encore le tact, ne dépasse jamais la génération du grand-père, pas plus pour les anciens Germains et les Nègres d'aujourd'hui, que pour Périclès et Wallenstein ». (Le déclin de l'Occident, vol. II, chap. I, I, § 7). Ajoutons une constatation banale qui illustre le fait : sauf chez les férus de généalogie, peu de gens connaissent le nom de jeune fille de leur arrière-grand-mère ! (26) Voir entre autres Daniel HALEVY, Essai sur l'accélération de l'Histoire, Paris, 1948.

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fini par acquérir une sorte de dynamique propre, et d'autre part des accélérations périodiques et localisées, liées aux phases des cycles de civilisation. Aussi certaines œuvres de civilisation, comme le langage ou la pensée philosophique ralentissent leur marche en haut de la courbe dans la période d'éclosion d'une civilisation et à l'époque impériale, comme pour fixer un moment d'éternité, et précipitent au contraire leur marche en bas de la courbe, pendant les périodes médiévales. Une certaine stabilité caractérise le mental collectif des époques classiques, de rapides transformations, celui des époques de transition. Il est certain que l'univers mental de Marc-Aurèle est plus proche de celui des Scipions ou de Paul-Emile que de celui de saint Augustin ou de Sidoine Apollinaire. Un siècle ou deux après ce dernier, le bouleversement sera encore plus profond. Le meilleur baromètre de ces accélérations est la transformation rapide de la langue. Inversement, pendant les périodes de stabilité classique, les sociétés font généralement de rapides progrès techniques, dont quelques-uns seront ensuite perdus pendant les périodes médiévales. Il faudrait donc savoir si les immenses transformations matérielles que subit notre civilisation depuis deux siècles ne sont pas plutôt liées au cycle de civilisation qu'à une accélération continue de l'Histoire, et si elles ne seront pas suivies dans un siècle ou deux d'une phase de stagnation, puis de recul. Deuxième observation : même aux époques de transformation accélérée, il y a une limite à l'accélération, une limite infranchissable, c'est celle que nous venons de voir : la capacité d'élasticité psychologique des générations. De plus, il serait intéressant de pouvoir déterminer si et dans quelle mesure les transformations techniques, auxquelles on attache aujourd'hui tant d'importance, affectent les cycles de civilisation ; si les révolutions dans les techniques de la guerre ou dans les moyens de production (dans l'agriculture, dans l'outillage, dans les moyens de transport et notamment la navigation) ont dans le passé modifié la vitesse d'évolution des cycles de civilisation, allongé ou écourté les différentes phases de leur cycle. Il ne le semble pas. A l'époque contemporaine, la transformation proprement prodigieuse que la révolution industrielle et les découvertes scientifiques, qui vont de pair, ont fait subir à la terre entière, ne paraît pas avoir influé sur le rythme d'évolution de notre civilisation. Nous voulons dire que si le rythme de développement politique que nous avons découvert au centre, dans l'axe de l'évolution, se répète dans notre civilisation comme dans toutes celles qui l'ont précédée, alors nous nous trouvons aujourd'hui dans la dernière phase de 1'« ère des Royaumes Combattants » commencée depuis quatre siècles et demi. Or deux siècles ont passé depuis le début de la révolution industrielle dont en pense communément qu'elle a ouvert une ère nouvelle dans l'histoire de l'humanité, et les deux phénomènes ne semblent avoir eu aucune interférence entre eux. La révolution technique n'a pas modifié le rythme du cycle politique ; les compétiteurs dans la lutte pour l'hégémonie de la civilisation occidentale ont continué à s'affronter et à s'éliminer dans un temps, si l'on peut dire, « normal », et l'ensemble de la civilisation

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occidentale n'a pas précipité sa marche vers l'unité, pas plus qu'elle n'a dessiné un retour vers une phase antérieure. Est-ce d'ailleurs la première fois que nous assistons à une rencontre entre une grande révolution technique et un cycle de civilisation ? On songe tout naturellement à 1'« invention » de l'agriculture sédentaire et à l'invention du bronze et du fer. La première est un phénomène qui a immédiatement précédé et très probablement conditionné la naissance des premières civilisations. Les deux autres sont — du moins quant à leur diffusion — des phénomènes historiques, c'est-à-dire en-deça des débuts des premières civilisations. Si elles ont provoqué des modifications sensibles dans les moyens de production et les techniques de la guerre (au point que leur apparition a paru justifier chez les historiens et préhistoriens les qualificatifs d'« âge du bronze » et d'« âge du fer »), on ne voit pas qu'elles aient modifié les cycles des civilisations déjà nées au moment de leur apparition, si ce n'est par un bouleversement temporaire de certains équilibres militaires. Encore une fois, ces inventions à elles seules ne semblent pas pouvoir être prises comme point de départ d'un « âge » de l'humanité, pas plus que, dans le cycle que nous vivons, l'invention de la navigation à voile, de la poudre à canon, et même de l'imprimerie (malgré la découverte de la « galaxie de Gutenberg » par le professeur Marshall McLuhan !). La longévité moyenne des civilisations a été, nous l'avons vu, de 2 000 à 2 500 ans. En ce sens, dans la très courte période que couvre l'ère historique à l'échelle de l'évolution humaine, aucune accélération ne nous paraît décelable dans le rythme des cycles de civilisation. Nous avons ouvert cette parenthèse à propos de la période d'incubation pour bien marquer la limitation psychologique que celle-ci impose à une accélération, possible, de l'Histoire. Achevons à présent ce chapitre sur une autre remarque : il doit être entendu que la période d'incubation de 100 à 140 ans ne représente rien d'autre qu'une limite minima. Nous l'avons observée dans les cas où il y a eu volonté manifeste, généralement de haut en bas (conversion du prince et des notables, etc.), d'adopter une civilisation étrangère. Là où l'on ne rencontre pas cette volonté en haut et cette acceptation en bas, le processus peut être beaucoup plus long, ou ne pas se produire du tout. Le cas des Indiens des deux Amériques nous offre toute la gamme des réponses possibles. Il peut aussi se produire une scission entre la minorité dominante et la masse. Par exemple, dans le long contact entre l'hellénisme et l'Orient (période hellénistique et romaine), on observe un double phénomène, des plus instructifs : d'une part, une fraction seulement de l'élite orientale s'est laissé helléniser, d'autre part, la masse en Occident « s'orientalisait » petit à petit, par l'effet, principalement, des courants religieux, charriés par les soldats, les marchands, les esclaves. Enfin, il faut tenir compte des âges respectifs (en termes de civilisation) du groupe donneur et du groupe récepteur. A la limite, dans le cas d'une rencontre entre des peuples à l'état de pré-culture (par exemple

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invasions barbares) et une civilisation en voie de désagrégation, l'acculturation est particulièrement longue — à vrai dire, on ne peut plus parler d'acculturation puisque dans cette rencontre aucun des deux groupes n'adopte plus la civilisation de l'autre, mais qu'en échange une nouvelle civilisation germera lentement. Et cette germination dure en moyenne, avons-nous vu, de sept à huit cents ans. Ce n'est plus un phénomène d'acculturation, mais un Moyen Age. * * *

On peut se demander si un ordre quelconque régit le passage des traits culturels d'une civilisation à une autre. Nous avons déjà rencontré ce problème et il est probable qu'une étude systématique et détaillée serait pleine d'enseignements ; d'instinct on se refuse à croire que cette transmission des traits de culture échappe à toute loi. Nous nous limiterons ici à quelques remarques. A première vue, on pourrait supposer, par exemple, que les traits à caractère matériel — ou à dominante matérielle — (armes, outils, techniques, habillement, habitat, etc.) s'adoptent plus facilement que les traits moraux (religion, langue, arts, philosophie, etc.). Or, on s'aperçoit très vite qu'il n'en est rien : tel élément de la première catégorie, comme l'habitat, manifeste une tendance conservatrice remarquable, tandis que la religion est un des éléments étrangers qui pénètrent par priorité. Peut-être par le biais de cette étude de la vitesse relative de pénétration des traits culturels pourrait-on définir quel est en fin de compte le « noyau dur » d'une culture. Il semble que l'élément de civilisation qu'une société qui accepte l'acculturation adopte le plus facilement soit le costume. Inversement, un peuple qui refuse une culture étrangère ou ne l'accepte qu'avec réticence restera obstinément attaché au costume traditionnel, qui prendra valeur de symbole (27). Du point de vue psychologique, cela s'explique aisément : c'est par la mode et la coiffure que l'individu cherche d'abord, et le plus naturellement, à copier son modèle, à s'identifier à son type d'homme idéal. Aussi longtemps qu'il éprouvera quelque répugnance pour la culture étrangère dont il subit la pression, il se gardera d'adopter ses modes. Dans la paysannerie de certaines provinces, surtout de celles qui ont eu à résister contre l'emprise grandissante d'une culture dominante considérée comme allogène, le costume national s'est conservé jusqu'à nos jours, même en Occident. Dans les cas récents d'acculturation à la civilisation occidentale, la rapidité plus ou moins grande avec laquelle les nouvelles générations adoptent le costume à l'européenne est le premier baromètre du degré d'avancement du processus d'occidentalisation. La persistance d'un costume national en Inde dans toutes les classes de la société est un signe très net de la résistance que la civilisation indienne oppose à (27) Costume et coutume ont la même étymologie.

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l'occidentalisation. Au contraire, l'adoption par la Chine populaire d'un véritable uniforme prolétarien inspiré probablement de la tunique de Sun Yat-sen est un signe manifeste de rupture avec le passé. En Afrique noire, la persistance, et même le renouveau du port du « grand boubou » d'influence arabe, dans les pays à majorité musulmane, traduit parfaitement leur retard dans l'occidentalisation, par rapport aux pays de la côte où l'influence chrétienne est prédominante. Toutefois, dans la classe dirigeante, cet attachement ou ce retour au costume traditionnel revêt un caractère partiellement artificiel (désir d'affirmation d'une civilisation africaine originale, après l'accession à l'indépendance) et, de ce fait, paraît sans lendemain. Déjà la jeune génération s'habille à l'européenne. Notons en passant — et ce n'est pas l'effet du hasard — que le premier « habit à l'européenne » que les nations musulmanes (Turquie, Egypte, Perse) ou extrême-orientales (Japon, Chine) ont adopté, au siècle dernier, a été l'uniforme militaire. C'était une conséquence directe et immédiate de l'adoption de l'armement, des techniques et de la discipline militaire de l'Occident, mais on gardait probablement l'illusion que ce « déguisement » resterait confiné à ce monde à part que représente partout l'Armée. A l'inverse de ce que nous venons d'observer pour le costume, on a l'impression que le type d'habitat manifeste une fixité remarquable et que, dans chaque groupe ethnique, le style de la maison paysanne a défié les siècles, du moins aussi longtemps qu'une révolution n'est pas intervenue dans les techniques de construction et les matériaux (28). Ainsi, le paysage rural en Occident commence à changer sous nos yeux, au fur et à mesure que se répand l'usage du béton et la maison préfabriquée. De la même manière, il y a des « sauts », des solutions de continuité, lorsqu'on passe de l'habitat en paillotte à celui en pisé, et du pisé à la brique ou au ciment. Même là, cependant, la fidélité aux modèles du passé ne disparaît pas entièrement (29). Depuis que Humboldt a eu l'intuition des liens structuraux qui existent entre la langue et la culture ou l'ethnie, depuis qu'il a découvert qu'elle n'était pas pure convention, mais une forme intérieure, profonde — la tradition et en même temps la source d'un mental collectif, unique, (28) Nous avons signalé plus haut, au chapitre consacré à la civilisation occidentale, qu'il était tentant de chercher les limites de l'infiltration germanique, en France, ou du moins son degré d'intensité, d'après le style des maisons paysannes : frontière entre l'Alsace et la Lorraine, maisons à colombages de Normandie, chalets de Haute-Savoie, etc. (29) L'auteur a d'abord été surpris, lors d'un voyage à Madagascar, par l'architecture des villages du plateau, autour de Tananarive. Il n'arrivait pas à « situer » le style de ces maisons en brique, à étage, avec fines colonnes rectangulaires à l'extérieur, de la hauteur des deux étages. Ultérieurement il a compris qu'il s'agissait probablement d'une synthèse entre le style local des hautes maisons en bois à colonnes, telles que nous les présente, conservées, les cases royales d'Andrianampoinimerina à Tananarive et Ambohimanga, et des pavillons en brique des pasteurs anglicans (dont l'action avait été prédominante dans l'évangélisation du pays au siècle dernier).

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incomparable —, d'innombrables études linguistiques sont venues confirmer ces rapports privilégiés de la langue et de l'ethnie. Les philosophes s'en sont mêlés et l'on sait à quelle exégèse subtile Heidegger et ses disciples ont soumis les mots, pour sonder l'âme collective et en extraire des significations insoupçonnées. L'histoire confirme ces rapports privilégiés, surtout l'histoire récente où la langue a été le critère principal, sinon le seul, de la nation et l'aliment du nationalisme. Cela est indubitable pour l'Europe (encore que la Suisse et, à un moindre degré, la France et l'Espagne fassent exception). La séparation entre Germaniques et Slaves, entre Autrichiens et Italiens, entre Italiens et Slaves du Sud, entre Hongrois et Slaves ou Roumains, entre Polonais et Ukrainiens, entre Slaves du Sud, Grecs et Albanais, etc., s'est faite partout sur des bases exclusivement linguistiques. Même en Occident, là où persistent des revendications autonomistes ou des mouvements séparatistes, ils se fondent le plus souvent sur le fait linguistique. Comment s'expliquer dès lors que des nations entières, au demeurant fort attachées à leur entité nationale, aient pu abandonner, pour adopter une langue étrangère, la langue de leurs ancêtres, acquis de leur passé, reflet de leur âme ? C'est un phénomène troublant, mystérieux. Le plus souvent — cas des peuples d'Asie ou d'Afrique qui ont adopté jadis le grec ou le latin, plus tard l'arabe — ce ne fut qu'un premier pas vers l'abandon de leur culture originelle. Mais comment savoir, dans les exemples que nous venons de citer, la part qu'aura joué le mélange des races ? Il est probable, à tout le moins, qu'elle accélère le processus. Il n'a pas fallu plus de cinq ou six générations pour que les idiomes thraces de la Dacie romaine disparaissent à tout jamais. Puis, nous l'avons vu, lorsque la langue adoptée « précipite » à son tour pour donner naissance à une langue nouvelle, c'est généralement le signe de mutations profondes. Nous sommes dans une période intermédiaire ou médiévale. Aujourd'hui, paradoxalement, dans une époque de si grandes facilités de communication, les zones de mélange de races sont peu nombreuses qui nous permettraient une étude sur le vif. D'ailleurs aucune étude actuelle de caractériologie ethnique ne nous permettrait d'établir si le changement de langue a toujours été suivi de mutations psychologiques profondes. Il faudrait étudier les cas diachroniquement, sur de longues durées. Et par quels moyens ? On en est réduit, pour le passé, aux intuitions, aux impressions, aux appréciations subjectives. On sent que derrière le trésor culturel charrié par une langue il y a un immense dépôt subconscient. Il est inconcevable que la totalité de ces sédiments culturels soit balayée avec les restes de la langue ancienne — de même qu'il est probable que la langue nouvelle se transmet appauvrie, non seulement, si l'on peut dire, en quantité, mais surtout en qualité ; elle aussi, en passant, a dû perdre une partie de ses propres sédiments —. Peut-être est-ce dans cette conservation d'un arrière-plan obscur, hérité de l'ancienne langue et qui apporte à la langue adoptive de nouveaux harmoniques, que réside le secret du maintien de l'identité ethnique après le changement de langue.

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De ces changements, les exemples récents abondent, mais précisément parce qu'ils sont trop récents, ils sont difficiles à interpréter. Laissant de côté les ex-colonies d'Afrique, où le processus est à peine à ses débuts et n'a pu avoir aucune influence en profondeur, nous connaissons, dans le cadre de la civilisation occidentale, au moins deux cas de nations ou de groupes ethniques bien caractérisés ayant adopté une langue étrangère sans avoir été — apparemment — dénationalisés. Nous pensons aux Irlandais et aux Juifs. Pour l'Irlande, il est curieux et particulièrement intéressant de constater que ce lent abandon de la langue ancestrale a coïncidé avec le réveil de la lutte pour l'indépendance et l'exacerbation des sentiments anti-anglais. Certes, les élites ont-elles fait un gros effort pour sauver le patrimoine ancestral et même pour imposer à nouveau l'usage généralisé de la langue nationale, mais les statistiques sont là pour montrer qu'il s'agit d'un combat sans espoir. Quelles conséquences ce changement de langue aura-t-il sur le caractère ethnique ? Il est trop tôt pour le dire. Dans l'immédiat, en considérant les traits spécifiques de l'Irlandais contemporain en regard de l'histoire, on serait prompt à conclure qu'il n'y en a aucune. D'ores et déjà, notons cependant deux conséquences, marginales mais non point secondaires : d'abord, l'assimilation des Irlandais aux Etats-Unis, quoique difficultueuse, s'est trouvée facilitée par la communauté de langue, faisant d'eux une sorte de catégorie intermédiaire entre le noyau anglo-saxon et le reste des « périphériques » ; ensuite, leur irruption dans la littérature anglaise contemporaine a eu sur celle-ci une influence dont on ne saurait exagérer la portée. Quant aux Juifs, leur cas est encore plus extraordinaire puisque, dès l'Antiquité, ils avaient peu à peu relégué leur langue ancestrale au domaine du sacré, pour adopter l'araméen. Au Moyen-âge, ils ont généralement adopté la langue du pays hôte — et, dans le cadre du monde arabe, on peut dire que l'assimilation est allée le plus loin dans le sens d'une acculturation presque totale. En Europe centrale enfin, un accident historique a fait qu'un groupe compact a adopté un dialecte allemand, qu'il a d'ailleurs conservé d'une relative pureté, et qui est devenu pour longtemps une nouvelle langue nationale d'une importante fraction de la juiverie. C'est dire que là où d'autres éléments, notamment religieux, forment le ciment de l'entité culturelle, l'élément linguistique peut passer au second plan. Dans des temps plus reculés ou dans des sociétés archaïques, il est probables que ce processus a été tout aussi fréquent. Ainsi, par exemple, il est établi que la langue actuelle des Peuls a été acquise à une époque relativement récente, quelque part dans l'extrême-ouest africain, alors que tous les autres traits de culture qui les caractérisaient se retrouvent intacts presque dans les moindres détails, après plus de six millénaires (30). (30) Ceci a été prouvé récemment par M. Henri Lhote qui a étudié dans le Nord du Sahara un nombre considérable de gravures et de peintures rupestres représentant sans aucun doute les ancêtres des Peuls dans des circonstances de la

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Nous voilà bien embarrassés pour déterminer le rôle de la langue dans la vie d'une culture. Cet embarras s'accroît lorsque nous passons de l'ethnie ou de la nation aux plus grands ensembles qui forment l'objet de notre étude et dont nous avons dégagé la trame et découvert la dynamique propre (31). Or il est certain que, dans le cadre des grandes civilisations, l'unité linguistique a été l'exception. Nous pensons à l'Egypte — mais que sait-on des langues de l'Egypte d'avant l'ère impériale ? Il est probable, en règle générale, qu'une fois l'empire instauré, c'est la langue imposée par la puissance césarienne qui devient la lingua franca de l'ensemble. Ce fut le cas pour la Chine, pour l'empire des Incas ; à un moindre degré pour Rome qui a toléré la persistance du grec dans de larges zones, et pour les Ottomans qui ont admis le partage du turc avec l'arabe. Ailleurs, dans l'empire perse, cas encore plus rare, c'est une langue étrangère, l'araméen, depuis des siècles déjà langue internationale du Moyen-Orient, qui est employée de préférence par la chancellerie impériale. Avant l'établissement de l'empire unificateur, nous trouvons toujours, successivement ou simultanément, plusieurs langues de circulation internationale. Le choix de celles-ci n'obéit pas à un critère unique. Les raisons de leurs succès sont variables et parfois difficiles à déterminer. Tantôt c'est le prestige présent qui joue, celui qui accompagne une position politique (et culturelle) dominante, comme pour le grec dans l'antiquité, le français puis l'anglais à l'époque moderne. Mais il y a aussi le prestige passé à prédominante religieuse : cas du sumérien, puis du babylonien ancien au π* millénaire av. J.-Ch., dans tout le Moyen-Orient, y compris l'Egypte (pour la correspondance diplomatique) ; cas du sanskrit en Inde et du latin en Occident. Il y a enfin le cas de langues qui s'imposent pour des raisons de commodité, notamment lorsqu'elles sont parlées — et colportées — par des nations commerçantes : l'italien dans la Méditerranée orientale depuis la fin des Croisades jusqu'au χνιιΓ siècle, ou le haoussa, de nos jours, dans l'Afrique Noire occidentale. C'est probablement une cause similaire qui explique la fortune de l'araméen dans l'Orient antique. A ces causes pour ainsi dire internes peuvent s'ajouter des causes extérieures : nous avons vu les Perses consolider la position de l'araméen. De nos jours, il est probable que l'administration anglaise a favorisé l'expansion du swahili en Afrique orientale ; et en Inde on pense que ce sont les envahisseurs musulmans qui ont répandu l'usage d'un petit idiome indo-européen de l'extrême nord-ouest, devenu aujourd'hui l'ourdou. vie quotidienne qui sont demeurées inchangées jusqu'à nos jours. Quelques-unes de ces peintures ont été datées par la méthode du carbone — 14 du milieu du v' millénaire avant J.-Ch. (31) Il est intéressant de noter en passant que même un socio-psychologue comme Kardiner, l'inventeur de la notion de personnalité de base, et qui se refuse énergiquement à admettre l'organicité des cultures, lorsqu'il en vient à étudier notre civilisation, est obligé de reconnaître qu'il y a une personnalité commune à l'homme occidental. Il en trace l'origine, se fondant comme Toynbee sur le critère religieux, jusqu'au livre de Job — mais savait-il que le thème de Job remontait à l'antiquité sumérienne ?

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Ainsi, comme nous venons de le voir, l'adoption d'une lingua franca par une certaine aire de civilisation obéit à des critères variables et le fait qu'une lingua franca soit détrônée par une autre n'est pas nécessairement le signe du passage d'un cycle de civilisation à un autre — tout au plus indique-t-il, avec un certain retard, un déplacement du centre de gravité. Ce fut le cas en Mésopotamie avec le passage du sumérien à l'akkadien. L'Occident a déjà eu plusieurs langues de circulation internationale, notamment le latin et le français — mais ce dernier, tout en supplantant le latin, a eu à lutter à certaines époques et dans certaines zones avec l'italien et aussi, plus récemment, avec l'allemand. Avec ce dernier, le français partageait son influence non pas tant géographiquement que socialement, moins dans un plan horizontal que dans un plan vertical. Si le français, pendant trois siècles, a été sans partage la langue des salons et de la diplomatie, c'est l'allemand qui était, pendant le même temps, à l'Est de la France et jusqu'à Constantinople et à l'Oural, sans parler des pays scandinaves, la langue des voyageurs et des marchands. Aujourd'hui, les deux langues sont en train d'être supplantées par l'anglais. L'allemand, sous l'impact de l'anglais et comme contrecoup de la défaite de 1945 et des haines accumulées, a perdu du terrain et se resserre peu à peu jusqu'à se réduire à son aire nationale. Le français résiste mieux pour un ensemble assez complexe de raisons (langue diplomatique, prestige littéraire, et, plus récemment, naissance d'une Afrique francophone rappelant par certains côtés l'Amérique hispanisante). Cependant, en Europe, la position du français est gravement compromise, même dans les pays de langues romanes, par l'envahissement de l'anglo-américain — en partie aussi par l'isolement artificiel de l'Europe de l'Est, bastion traditionnel du français. Autrement, il eut été tentant d'imaginer un monde atlantique se partageant entre l'anglais et le français, un peu comme l'empire romain s'était partagé entre le latin et le grec. La position de ce dernier était toutefois plus forte, du fait d'une implantation plus prolongée, en Asie Mineure et dans tout le Proche-Orient. Il a commencé par subir, aussi longtemps que l'empire avait son centre en Italie, l'influence du latin et, par là, le grec populaire s'est truffé de néologismes d'origine latine, surtout dans le domaine administratif et militaire. Puis, lorsque l'empire d'Orient eut trouvé — ou retrouvé — son autonomie, le grec a repris le dessus. De même, si ce modèle se répétait, et à condition que l'hégémonie ne fut pas déjà passée à d'autres races, on pourrait voir dans quelques siècles un « Bas Empire » européen ayant recouvré son indépendance à l'égard de l'Amérique, et dans lequel une vieille langue de culture comme le français retrouverait son ascendant. * * *

S'il est si difficile de découvrir, et de définir, le lien qui existe entre la langue et l'ethnie à l'échelle de l'ère historique, on conçoit d'autant mieux à quelles difficultés on s'est heurté lorsqu'on a voulu rattacher, à travers la préhistoire, une langue ou une famille de langues à une race définie par ses caractères anthropologiques. La plupart des linguistes

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et des préhistoriens s'accordent aujourd'hui à dissocier entièrement les phénomènes linguistiques des phénomènes raciaux. Aussi loin qu'on puisse remonter, on voit tantôt une même grande famille ethnique divisée en une infinité de langues différentes, parfois sans aucune parenté décelable, tantôt (cas des Indo-Européens) une famille linguistique couvrant, dès l'aube de l'histoire, des peuples dont la diversité anthropologique apparaît plus que probable (32). Il faut donc admettre un double postulat : I o les différents rameaux humains ont dû se séparer et se diversifier avant la cristallisation des langues ; 2° tandis que certains idiomes demeuraient confinés à de petits groupes humains — ou bien disparaissaient —, d'autres avaient la fortune de s'étendre à de larges groupements, débordant l'ethnie stricto sensu, soit par voie de contagion, soit à la suite de conquêtes (étant entendu, dans ce dernier cas, que la langue qui s'impose peut aussi bien être celle des vaincus que celle des vainqueurs). Est-ce à dire que devant cette imprécision du concept de race il faille renoncer à déterminer le rôle de celle-ci dans la marche de l'Histoire ? Nous pensons qu'après avoir reconnu et accepté les limites de notre connaissance, il convient pour le moins de préciser en quel sens le mot « race » doit être pris par l'historien. Quelques caractères de chacune des trois grandes branches de l'espèce humaine ont été distingués bien avant Gobineau. Ils ne suffisent cependant pas à expliquer la naissance et le développement des civilisations, ni à rendre compte de leurs traits spécifiques. Il n'y a pas de qualités intrinsèques des races, pas de vertu qui soit à jamais attachée à l'une ou l'autre d'entre elles. La race blanche a donné des rameaux qui ou bien n'ont créé que des cultures de seconde zone par rapport aux cultures voisines du Proche-Orient, de l'Inde ou de la Chine (cas des peuples d'Asie occidentale et centrale, Scythes, Tokariens, etc.), ou bien même sont demeurés, ou retournés, à la primitivité (cas des Aïnos du Japon). Sans aller si loin, lorsque les conditions géographiques et des circonstances exceptionnelles isolent un groupe, sa vie culturelle peut demeurer stagnante ou même devenir régressive (33). (32) L'histoire plus récente de l'Afrique fournit des exemples qui par analogie, peuvent nous montrer comment dans une certaine aire géographique, la langue et les mœurs d'une ethnie peuvent faire tache d'huile sur les ethnies avoisinantes, sans qu'il y ait nécessairement mélange de races. Ainsi parmi les tribus touareg d'aujourd'hui, il en est une, celle des Daoussaouan de race blanche comme les autres, mais offrant des caractères anthropologiques nettement différents de ceux des « vrais » Touareg berbéroïdes, et au contraire une ressemblance frappante avec la race alpine. Cette tribu qui par les mœurs ne se distingue plus des autres Touareg est en train d'adopter aussi la langue tamasheq en perdant peu à peu son idiome particulier, qui d'ailleurs offre des ressemblances avec la langue d'un peuple négroïde : le sonrhaï ! D'autres tribus touareg sont fortement métissées de Noirs. Dans quelques siècles il est évident que la langue tamasheq ou les idiomes qui en seront issus, ne couvriront plus une même réalité ethnique. (33) C'est un peu le cas des Albanais dans la péninsule balkanique. C'est surtout le cas des « Mountain People » des Etats-Unis, dans les Appalaches, où un

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Ce que nous avons trouvé chaque fois à l'origine d'une nouvelle civilisation, ce n'est pas l'épanouissement naturel d'une race ou d'une ethnie, mais l'effervescence consécutive à la rencontre, au choc, de deux ou plusieurs ethnies. Sauf pour la Chine, où les données sur le surgissement de la première civilisation de la vallée du Houang-ho nous font défaut, nous trouvons partout un mélange de races à l'origine de la nouvelle civilisation : — en Egypte, des Hamites, des Semites et des Négroïdes, peut-être aussi des proto-méditerranéens et des Asiatiques pré-indoeuropéens ; — au Moyen-Orient, des pré-Indoeuropéens, des Sumériens (origine indéterminée), des Sémites ; plus tard, lorsque la civilisation est déjà épanouie, viendront s'ajouter des Indoeuropéens : Hittites, Hourrites, Mèdes et Perses, etc.) ; — en Crète, des proto-méditerranéens et des Asianiques (?) ; — en Grèce, des Indoeuropéens et des proto-Méditerranéens ; — en Inde, des Indoeuropéens et des Dravidiens (à peau noire, d'origine inconnue) ; — dans la civilisation arabe, prédominance sémite, apports indoeuropéens et asianiques en Perse et au Proche-Orient, Egyptiens, Hamites, etc. ; — dans la civilisation byzantine, mélange d'Indoeuropéens et d'Asiatiques dans des proportions impossibles à déterminer (prédominance indoeuropéenne après l'invasion slave) ; — dans la civilisation occidentale, Indoeuropéens et pré-Indoeuropéens, avec nette prédominance des premiers ; — dans les civilisations précolombiennes, des Jaunes et des Polynésiens (?).

C'est probablement au niveau de ces ensembles de civilisation et dans leurs subdivisions que se cristallisent les traits de caractère que l'on a coutume d'appeler des caractères raciaux. C'est à ces « groupements seconds » où le substrat proprement anthropologique, c'est-à-dire biologique, ne joue qu'un rôle accidentel, que l'historien se réfère généralement lorsqu'il parle de race. En dernière instance, l'historien ne peut retenir le vocable de race que dans le sens de groupe humain plus ou moins homogène qu'un ensemble d'aptitudes ataviques et de traits de culture a amalgamé au point d'en faire, à un moment donné de l'Histoire, une unité que les autres unités analogues considèrent instinctivement comme leur étant étrangère. Sans doute, pris en ce sens, le concept de race est-il bien proche du concept de civilisation dans le sens large où l'entendent les ethnologues, avec le risque d'un émiettement à l'infini. Il est regrettable qu'au sein de la famille des sciences anthropologiques l'accord ne se groupe d'Européens, appartenant à une souche particulièrement active, les Ecossais d'Irlande du Nord (Scotch-Irish) est, à cause des conditions adverses, retourné en quelques générations à un état de demi-primitivité.

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soit pas encore fait sur un vocabulaire de base réduisant au minimum les malentendus et les équivoques du fait du seul langage (34). Encore une fois, nous pensons que dans l'acception où la prend l'historien, la race doit désigner ces vastes groupements de peuples qu'une longue cohabitation dans un même environnement physique, un certain destin historique commun et parfois la langue, ont modelés en un ensemble plus ou moins homogène, présentant des traits généraux aisément reconnaissables. En ce sens, les races ne sont nullement coextensives aux civilisations que nous avons délimitées. Leur formation est le plus souvent bien antérieure à la naissance des civilisations. Tels apparaissent encore, en marge des grands empires de l'antiquité, les Celtes, les Germains, les Thraces, les Scythes, les Mongols. Entre ces deux derniers groupes, une vaste zone de l'Asie centrale et occidentale semble avoir connu une même civilisation, à en juger par les vestiges de l'art touranien, sans qu'on puisse parler d'une parenté ethnique même lointaine, puisque cette aire géographique était partagée entre IndoEuropéens d'une part, Turcs et Mongols de l'autre. Au sein de ces ethnies façonnées par le temps, certains traits de caractère se sont accusés et sont restés plus ou moins constants sans qu'il soit possible de les expliquer de façon satisfaisante ni par quelque particularité physiologique, ni par l'action du milieu géographique. Certes, les grandes branches de l'espèce humaine présentent chacune des particularités anthropologiques (couleur de la peau, forme du crâne, taille, pilosité, etc.) qui les différencient les unes des autres. Ensuite, à l'intérieur de chacune d'elles, on trouve des divisions à l'infini, ou des nuances, selon les proportions des membres, l'indice céphalique, l'angle facial, le prognathisme plus ou moins prononcé, la forme des muscles, la teinte des cheveux et des yeux, comme aussi selon la résistance physique, l'appétit sexuel, etc. Cependant ces particularités isolées ou groupées ne suffisent jamais à rendre compte d'un caractère ethnique, d'un comportement collectif, d'un trait de culture. Ces dernières dizaines d'années, les historiens auraient eu plutôt tendance à attribuer un rôle déterminant à l'action du milieu géographique. L'action du milieu avait déjà été suggérée par les historiens de l'Antiquité. C'est également une observation de la « conscience naïve ». Il est évident que le paysage et le climat agissent sur nous de façon immédiatement sensible, encore que mystérieuse. La luminosité du ciel, le type de végétation, le degré d'hygrométrie, les variations de pression atmosphérique influent sur notre organisme, sur notre humeur. Dans quelle mesure, toutefois, l'action de ces facteurs externes peut-elle modeler ataviquement notre structure psychique et, plus encore, modifier (34) Il faut reconnaître que les spécialistes ont tendance actuellement à réserver le terme de race pour désigner les grandes divisions bio-anthropologiques et le terme d'ethnie aux agrégats culturels, produits de l'Histoire ; mais le mot race depuis plus d'un siècle et notamment depuis les théories de Taine, est à ce point entré dans le jargon de la méthodologie de l'histoire que nous avons cru devoir le conserver ici comme synonyme d'ethnie.

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les caractères physiques d'une race ? On voit, il est vrai, dans le vieux inonde, et singulièrement dans l'ensemble eurafricain, si l'on se déplace longitudinalement, une gradation des types raciaux évoquant tout naturellement une transformation sous l'effet du climat : dans les régions nordiques, au soleil plus pâle et plus parcimonieux, les Germaniques (surtout les Scandinaves) à la peau très blanche, aux cheveux blonds et aux yeux clairs ; dans les régions tropicales, au soleil ardent, les Noirs, les Dravidiens, les Mélanésiens. Pourtant, il y a aussi les Indiens d'Amérique du Nord, les Eskimos et les Lapons dont le type physique ne semble pas s'altérer dans un environnement aussi nordique que celui des Scandinaves. Il faut probablement admettre l'hypothèse des brusques mutations à l'origine des différenciations des grands embranchements de l'espèce humaine. Mais cela n'est pas encore suffisant pour déduire avec quelque vraisemblance, de certains caractères physiques, des caractères psychiques. Dans la courte période historique, nulle part une transformation physique n'a été observée sur des groupes immigrés en zones climatiques différentes de leur zone d'origine, sauf sous l'effet des métissages. Imaginer alors des mutations psychologiques collectives sous l'effet du milieu ? Mas l'idée, par exemple, que les Grecs, venus selon toute probabilité d'une région de climat continental, aient pu être « structurellement » transformés en quelques siècles par le nouveau cadre physique qui était devenu le leur à l'époque historique, nous paraît difficilement soutenable. Car comment expliquer alors que le même cadre physique ait vu se développer en cinq mille ans trois civilisations si nettement différenciées que la crétoise, l'hellénique et la byzantine — sans compter cette quatrième phase qui s'est ouverte depuis deux siècles, pour la Grèce moderne, sous l'impact de l'Occident ? Dans son « Tibet secret », l'ethnologue italien Fosco Maraini a fait une observation similaire : sur les hauts plateaux du Tibet entre la rocaille nue et le ciel clair, dans ce paysage où les forêts sont rares et les brumes plus rares encore, on eut imaginé une pensée empreinte de sérénité, un art tout d'équilibre et de mesure, au lieu que la civilisation tibétaine se complaît dans l'horrible, l'obscur, le tortueux, le fantastique, le macabre. Et c'est là, en échange, un trait que l'on retrouve chez la plupart des autres mongoloïdes, notamment les Chinois et les Amérindiens. Ne doit-on pas en déduire, dans les facteurs initialement déterminants du caractère ethnique, une primauté des tendances acquises dans un passé immémorial, n'ayant apparemment aucun rapport avec des caractères proprement physiologiques de la race, mais pouvant demeurer constantes sur de très longues périodes ? Cette persistance de certains caractères de la race (prise désormais dans le sens que nous avons retenu plus haut) est un fait d'observation courante. Quoique parvenus au sommet de la pyramide de la civilisation, les peuples germaniques présentent encore des traits communs déjà relevés par Tacite dans sa Germanie. Rappeler les racines gauloises de tel trait de caractère du Français est devenu un lieu commun. On a également remarqué qu'à travers toute leur histoire, les Turcs, qu'ils soient Ghazné-

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vides, Seldjoukides, Ayyoubites ou Ottomans, ont partout manifesté les mêmes tendances, un caractère violent, une certaine absence d'imagination artistique, peu de penchant pour la pensée abstraite, une préférence, dans le domaine religieux, pour les doctrines les plus sommaires. Il est difficile devant de telles constantes de ne pas conclure à l'hérédité collective et durable de certains caractères acquis (35). Cette stabilité relative des caractères ethniques rendrait compte, entre autres, de certaines parentés spirituelles troublantes, par-delà les âges et les continents (comme nous l'avons signalé pour l'art des Chinois et des Amérindiens), et aussi de la facilité plus ou moins grande de l'assimilation par contact, selon les affinités ethniques. En effet, en même temps que l'âge des civilisations en présence, il semble bien que, dans les phénomènes d'acculturation, les affinités raciales aient joué un rôle important, pour favoriser, retarder ou contrecarrer le processus d'assimilation. Nous sommes sur un terrain où l'affirmation est impossible, mais certaines impressions se dégagent. Ainsi les Mongols, à l'apogée de leur conquête militaire au χιιΓ siècle, recouvrent partiellement trois zones de civilisation : à l'est la Chine, au centre une partie du monde islamique, à l'ouest une partie du monde chrétien orthodoxe. Or ces trois civilisations ont eu sur eux des influences fort différentes. Les Chinois, auxquels ils étaient apparentés par la race, les assimilent entièrement à telle enseigne que les Gengiskhanides, dès la seconde génération, redonnent à l'empire chinois puissance et splendeur. Les Arabes (ou Iraniens) réussissent à les convertir à l'islam, mais ils demeurent en quelque sorte des intrus, des dominateurs politiques sans véritable contribution au devenir culturel de la civilisation qu'ils ont adoptée. Enfin, dans les territoires chrétiens qu'ils submergent, ils demeurent entièrement à l'écart et, s'ils fournissent à la Russie quelques traits de culture, ils demeurent eux-mêmes peu perméables à la civilisation chrétienne. Il y a eu, un moment, la recherche d'une alliance avec les chrétiens contre les Arabes, il y a eu l'implantation partielle du nestorianisme, mais dans l'ensemble le christianisme est resté marginal. On peut certes chercher une explication du phénomène dans la force de rayonnement que possédait à ce moment chacune des trois civilisations recouvertes par la vague mongole, mais l'explication par les affinités ethniques demeure tentante, et d'autres exemples viennent à l'esprit : le (35) Les études récentes de caractériologie des peuples ont bien mis en lumière la consistance, la solidité de la constitution mentale de chaque groupe ethnique, résultante possible de certaines particularités physiques, mais plus probablement d'une accumulation historique. Voir en particulier Paul GRIEGER, La caractériologie ethnique, Paris, 1961. II s'agit d'une tentative remarquable de chiffrer, de « mathématiser », les données des caractères ethniques par de savantes classifications typologiques. Mais la méthode utilisée, l'enquête sociologique directe, s'applique de préférence aux petites unités (provinces, ethnies au sens étroit, « pays », etc.) et — en tout cas — ne permet guère d'inductions sur le passé, donc une étude diachronique. Ces études ont donc tendance, indirectement, à mettre l'accent sur la différenciation et la permanence des caractères ethniques alors qu'ici nous sommes intéressés au premier chef par la variation relative de ces caractères en fonction des cycles de civilisation.

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clivage que nous avons déjà signalé entre catholicisme et protestantisme dans l'ouest de l'Europe — à quelques exceptions près — à la frontière du monde romanisé et du monde resté plus purement germanique ; le succès de l'islam en Afrique du Nord, comparé à l'insuccès relatif du christianisme (appréhendé non comme un apport de la culture procheorientale, mais comme un élément imposé par les maîtres romains). Or il y avait plus de parenté ethnique et culturelle entre les Sémites et les Berbères, qu'entre ceux-ci et les Méditerranéens du rivage européen. Il y a eu une longue résistance de certains noyaux berbères, mais là encore n'est-il pas intéressant de constater que l'islamisation définitive des Berbères du Maroc s'est produite en réaction contre l'intrusion des Espagnols et des Portugais aux xv* et xvi" siècles ? De même, pourquoi le christianisme égyptien a-t-il mieux résisté à la conquête islamique que le christianisme syrien (36) ? N'est-ce point parce que les Egyptiens avaient moins d'affinités raciales avec l'envahisseur arabe ? La sympathie inconsciente pour une ethnie à laquelle on est apparenté a son corollaire dans l'antipathie naturelle que l'on éprouve pour toute ethnie dont on se distingue manifestement, antipathie qui est à la source du racisme. Le racisme est aussi vieux que le monde et l'histoire n'est qu'une longue suite de manifestations racistes. Tout peuple ayant réduit un autre à l'esclavage ou s'étant superposé à lui en tant que classe dominante, a tendance à considérer le peuple vaincu comme appartenant à une espèce différente et, bien sûr, inférieure — même lorsqu'il est fasciné par la civilisation des vaincus. Dans ce dernier cas, le sentiment de supériorité recevra une motivation différente : on méprisera le vaincu pour le simple fait de s'être laissé vaincre, preuve de sa couardise ou de sa dégénérescence. Le sentiment de supériorité raciale du groupe dominateur est la règle. Il apparaît nettement dans les livres sacrés des Aryens à l'égard des hommes à la peau plus noire que ceux-ci trouvèrent en Inde (et cela malgré le haut degré de civilisation que nous ont révélé les fouilles de la vallée de l'Indus). C'était le sentiment des Spartiates à l'égard des Hilotes ; ce fut et c'est encore le sentiment des Européens à l'égard des Indiens d'Amérique, celui des Arabes à l'égard des Noirs, celui des Bantous à l'égard des Pygmées, celui des Japonais à l'égard des Aïnos. Ce sentiment est d'autant plus marqué et d'autant plus stable que les différences anthropologiques sont plus sensibles (couleur de la peau, taille, traits du visage, pilosité, etc.). La répulsion des Juifs pour les Samaritains, encore à l'époque du Christ, n'avait certainement pas d'autre cause — en tout cas pas une cause religieuse puisque les Samaritains pratiquaient le judaïsme (37). (36) Cette affirmation fondée sur la situation actuelle devrait être corroborée par des évaluations de l'époque médiévale qui nous manquent. Il est possible que le christianisme syrien ait subi de graves pertes à des époques plus tardives du fait du long duel arabo-byzantin d'abord, et des Croisades ensuite — tandis que le christianisme copte échappait mieux à la persécution du fait de son éloignement de la zone d'affrontement. (37) Les Samaritains qui ont survécu à nos jours — quelques centaines d'individus, dans la région de Naplouse — prétendent même être les seuls pratiquants du 1*

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A côté des preuves d'une certaine stabilité des caractères ethniques, il y a pourtant de nombreux exemples de variation et de transformation de ces caractères. Pour nous en tenir à l'exemple le plus frappant, l'histoire prouve que les vertus guerrières d'une nation varient à travers les âges. Il n'y a pas de race définitivement héroïque ni de race absolument pusillanime. H y a, sans doute, des peuples, des lignées, naturellement plus agressifs que d'autres, mais il y a surtout que les peuples sont plus agressifs à certains stades de leur évolution, à certains stades de leur cycle de civilisation, et plus pacifiques à certains autres. Ainsi nous avons vu qu'après la phase de désintégration de l'Etat unificateur d'une civilisation, la ou les races anciennement dominantes sont, pour longtemps, fort peu agressives. A l'inverse, les Barbares, qui formeront le noyau de la classe dominante à la génération suivante de civilisations, sont, par définition, de tempérament agressif. Les seules circonstances historiques, sans mélange de races, peuvent ensuite modifier radicalement cette tendance. Les Scandinaves, descendants des farouches Vikings et qui sont restés des guerriers redoutables jusqu'en plein xvm" siècle, comptent aujourd'hui parmi les peuples les plus pacifiques du monde. Inversement, le peuple japonais, dont les qualités militaires, de nos jours, ne sont plus à démontrer, ne semble pas avoir témoigné, au début de son histoire, des mêmes vertus guerrières. L'épigraphie japonaise nous a conservé des textes des premiers temps historiques du Japon, dans le dernier tiers du i " millénaire après J.-Ch., qui montrent l'angoisse et le désespoir des familles paysannes frappées par la conscription. Rien de spartiate ou de romain chez ces mères japonaises d'il y a mille ans. Et cependant, il a suffi d'une longue ère médiévale au cours de laquelle une nation nouvelle s'est forgée, avec une mentalité particulière et un code d'honneur chevaleresque de coloration religieuse, pour donner le Japonais d'aujourd'hui. Dans l'Antiquité, on croit pouvoir suivre un processus analogue dans la naissance du militarisme assyrien. L'Assyrie entre le xvii* et le ix* siècles environ est réduite à son territoire le plus exigu, perpétuellement sur la défensive contre tous ses voisins, jusqu'à ce qu'elle devienne à son tour, pour deux ou trois siècles, la grande puissance agressive du Moyen-Orient. Une fois de plus, il nous apparaît — aussi bien dans les facteurs de stabilité que dans les facteurs de variation du caractère ethnique — que l'élément psychologique l'emporte sur l'élément proprement biologique. judaïsme le plus pur. Si la tradition biblique est exacte, Sargon, après la prise de Samarie (en 721 av. J.-Ch.) aurait déporté tous ses habitants et les aurait remplacés par des colons amenés de l'Est, originaires de Cutha. Nous ne savons rien de précis sur l'origine ethnique de ces colons, mais on sait qu'avant la domination assyrienne Cutha était encore considérée comme une ville sainte de la basse Mésopotamie et il n'est donc pas interdit de penser que ces populations déportées transplantées en Samarie selon les cruelles méthodes des Assyriens descendaient des anciens Sumériens. Il est hautement probable, en tout cas, que les Samaritains se distinguaient des Juifs par le type physique et qu'un Juif du temps de Jésus devait reconnaître un Samaritain du premier coup d'oeil, aussi facilement qu'un Roumain reconnaît un tzigane, ou qu'un Français reconnaît un Nord-Africain.

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Cet élément psychologique, nous croyons le découvrir également à travers un autre phénomène d'ailleurs assez rare, si tant est que notre observation soit exacte, celui de 1'« hibernation » d'une culture. Il semble en effet que, dans certaines circonstances adverses, un peuple, une culture puisse disparaître en apparence, puisse « hiberner » — à condition que l'adversité ne soit pas extrême — et resurgir des siècles plus tard sous un aspect nouveau, avec une énergie renouvelée. Le cas le plus frappant — à la vérité, tout à fait extraordinaire — serait celui des Etrusques. Nous n'avons pas à reprendre le débat sur l'origine des Etrusques. Qu'ils aient été des immigrants d'Asie Mineure, comme inclinent à le croire la plupart des auteurs d'après la tradition rapportée par Hérodote, ou qu'ils aient représenté un îlot pré-indo-européen, il importe peu. Ce qui importe, c'est qu'à l'époque historique ils aient constitué une ethnie bien caractérisée, possédant une langue, des croyances, des mœurs distinctes de celles de tous leurs voisins ; ethnie animée d'un pouvoir d'expansion considérable mais qui pour des raisons diverses (manque d'unité, rencontre d'adversaires trop puissants : Grecs, Romains) a été arrêtée brutalement dans son élan. L'épreuve a été assez grande pour que le peuple se replie sur lui-même, qu'il sombre dans l'apathie collective, mais point assez pour que la nation meure en tant que telle. Le sentiment de son identité persiste. Malgré les persécutions, malgré la colonisation latine dans le Sud du pays et la dénationalisation progressive de son aristocratie, le monde étrusque conserve sa singularité. Sporadiquement, il se révolte contre l'oppresseur romain — la dernière fois, semble-t-il, sous la dictature de Sylla. La langue et les coutumes étrusques sont encore attestées par Denys d'Halicarnasse, au temps d'Auguste, tandis que certaines cérémonies religieuses comme les réunions du Fanum Voltumnae se perpétuent jusque sous Constantin. On peut donc légitimement en inférer que la « personnalité » étrusque s'est conservée — comme la gauloise par exemple — jusque très tard dans la vie de l'empire romain et que ce n'est qu'au début du Moyenâge, sous l'effet nivélateur du christianisme et, aussi, dans le mouvement de solidarité instinctive qui a dû rapprocher tous les anciens « impériaux » face aux envahisseurs barbares, que les Etrusques se sont fondus dans la masse italique et que leur langue s'est définivement perdue (38). En ce cas, les débuts de l'effervescence toscane, c'est-à-dire le milieu du XIII" siècle, se situent au terme d'une période d'environ huit siècles, c'est-à-dire après un temps normal de transformation médiévale. On ne le dit pas assez : la Renaissance italienne est un phénomène presque exclusivement toscan. Portons sur une carte d'Italie le lieu d'origine de tous les grands artistes, de tous les grands esprits — en un (38) Les linguistes ont cru reconnaître une influence de l'étrusque dans certaines inflexions du dialecte toscan. Juste retour des choses : si leurs déductions sont exactes, c'est le latin déformé par les Etrusques qui est devenu, mille ans plus tard, la langue littéraire de l'Italie. 1*

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mot des « génies » — de la Renaissance : leur concentration en Toscane est proprement prodigieuse. Plus des deux tiers des noms s'inscrivent dans une ellipse orientée nord-ouest - sud-est avec pour foyers Florence et Arezzo, villes distantes seulement d'une soixantaine de km à vol d'oiseau (39). C'est peut-être la floraison la plus dense de toute l'histoire de l'humanité, si l'on songe que la Grèce classique s'est manifestée autant, et plus, dans les îles qu'en Attique. Concentration aussi dans le temps : la floraison commence au troisième tiers du xm* siècle et s'arrête brusquement au deuxième tiers du χνΓ siècle. Et elle a lieu dès le début dans toute la Toscane et rien qu'en Toscane — et c'est de là qu'elle se répand en Ombrie, en Emilie puis à Venise et, dans ime moindre mesure, dans la vallée du Pô. Qu'y avait-il, en Toscane, de plus, ou de différent, des autres provinces italiennes en cette fin du Moyen-âge ? Pourquoi l'étincelle n'est-elle point partie de Venise, reine des mers, enrichie, dans tous les sens du mot, par le contact avec Byzance et l'Orient ? Ou de Gênes ; ou de Milan, plus proche du monde germanique et de la France. Rien surtout dans le sud. Même à Rome, malgré la présence de tant de grands artistes attirés par les papes humanistes, il n'y a qu'un seul nom à retenir, et encore n'est-il pas de première grandeur : Jules Romain, l'élève de Raphaël. Or, si nous mettons en regard une carte des principaux établissements étrusques et si l'on tient compte de la colonisation systématique de l'Etrurie du Sud par les Romains, donc d'un déplacement probable du « centre de gravité » de l'ethnie étrusque du sud au nord (du triangle Ombrane - Tibre - mer Tyrrhénienne à la vallée de l'Arno), alors le rapprochement des deux cartes est pour le moins troublant (40). Certes, il dut y avoir des mouvements de peuples au haut Moyenâge, mais probablement moins en Toscane qu'en Lombardie et dans toute l'Italie du nord. Moins aussi qu'à Rome où l'afflux considérable des esclaves dans l'antiquité a dû modifier considérablement la contexture ethnique. Il serait d'ailleurs puéril de soutenir que c'est le sang étrusque qui coule dans les veines de ces Toscans de la Renaissance. Nous pensons que le « sang », c'est-à-dire les gènes, l'hérédité biologique n'a plus grand sens après tant de générations et tant de mélanges possibles. En échange, l'héritage psychologique, même subconscient, d'un ensemble qui n'a pu donner toutes ses virtualités et qui a maintenu une certaine cohésion et a souffert d'un certain sentiment collectif de frustration, représente probablement une réalité, susceptible de servir de support à une nouvelle culture, lorsque les circonstances favorisent cette résurgence. Les circonstances ? C'est avant tout le retour de la période d'éclosion au sein d'un nouveau cycle de civilisation. Ainsi, le « peuple » étrusque serait entré en hibernation à la fin de la période d'éclosion de la civilisation antique sans avoir pu donner toute sa mesure, et se serait réveillé au début de la période d'éclosion du cycle suivant. •·'*! t -Ή (39) Voir Annexe n° III A. (40) Voir Annexe n° III Β.

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Nous sommes très conscient de la fragilité de notre hypothèse (bien que la remarque que le principal foyer de la Renaissance se trouvait dans la patrie ancienne des Etrusques ait été souvent faite). Il est toujours hasardeux d'échafauder une théorie sur des indices aussi incertains, qui peuvent être le fait d'une pure coïncidence. Nous avons tenu cependant à émettre cette hypothèse pour que d'autres puissent ou bien l'étayer par des exemples de même nature, ou bien donner du phénomène quelque explication plus satisfaisante. Pour notre part, nous voyons un cas similaire dans l'histoire des Perses, encore que le parallélisme ne soit point parfait : les Perses sont des tard venus dans le déroulement de la civilisation du Moyen-Orient. Ils jouent le rôle de peuple césarien, réalisateur de l'unité. Cependant, une culture véritablement originale n'a pas le temps de mûrir avant que leur empire ne soit submergé par les Gréco-Macédoniens. Ce sont des « cousins » barbares, les Parthes, qui amorcent leur renaissance politique qui s'affirme vigoureusement quelques siècles plus tard sous la dynastie autochtone des Sassanides ; mais leur véritable Renaissance, le plein épanouissement de leur génie créateur, se situe pendant la période d'éclosion de la civilisation arabe, du ix* au xii* siècle. On pourrait enfin considérer comme une troisième variante du phénomène d'hibernation le cas des Juifs d'Europe, avec leur rentrée spectaculaire dans le champ de l'Histoire, à partir surtout de la fin du xviii" siècle, lorsqu'il leur fut permis de s'assimiler à la civilisation occidentale et que la plupart d'entre eux eussent accepté de tenir la gageure. (L'opération n'a pu se faire que dans une Europe en voie de dé-christianisation ; mais il est à peu près certain aujourd'hui qu'elle mène également et progressivement à la dé-judaïsation des Juifs.) * * *

Nous venons d'évoquer certains cas où nous avons cru voir le réveil, après un long assoupissement, de certaines virtualités qui n'avaient pu se réaliser chez un peuple par suite de conditions adverses. Mais en dehors de cette énergie contenue, diffuse, indéterminée qui couvait sous la cendre, qu'est-ce qui s'est véritablement transmis d'une phase à l'autre ? Quels sont les éléments culturels qui sont passés de la culture disparue à la culture renaissante ? Et plus généralement, qu'est-ce qui se transmet d'une civilisation défunte à celle qui, environ un millénaire plus tard, lui succède ? Nous pensons qu'il est possible de distinguer dans les éléments constitutifs d'une culture trois couches, perméables les unes aux autres certes, et même imbriquées les unes dans les autres, et néanmoins distinctes : — D'abord l'ensemble des techniques, des plus élémentaires, comme celles de l'agriculture et jadis celles des armes, jusqu'à celles qui débouchent sur l'art, et lui sont associées. Cet acquis

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technique, ce savoir faire, est aisément transmissible dans le temps comme dans l'espace, encore que sa progression procède elle aussi par bonds et que l'on constate même, le plus souvent, une nette régression dans les périodes médiévales, en commençant par les techniques des arts, et pouvant aller jusqu'à la perte totale d'une science ou de l'habileté technique dans certains domaines. Ainsi donc, même au niveau de cette couche la plus impersonnelle, la moins liée au caractère unique de chaque culture, il n'y a pas d'accumulation progressive et assurée. — Une autre couche serait représentée par les créations de la culture dans les domaines de l'art et de la pensée. De ces créations les plus hautes d'une civilisation, qui sont le reflet de son âme, le message que ce rameau de l'humanité voulait laisser à l'Histoire, rien ne passe aux générations suivantes. Rien, ou si peu de chose, si tronqué, si déformé ! L'héritage de l'Antiquité au Moyen-âge ? Il est comme ces pierres du Forum et ces colonnes des temples qui ont servi à bâtir les églises et les châteaux forts. Un matériau brut. Et à l'ombre de la civilisation majeure, avant que celle-ci ne disparaisse à son tour, combien d'autres cultures n'ont péri sans traces ! Ce drame immense est vécu aujourd'hui par beaucoup avec une intensité particulière. Il faut appartenir à une de ces cultures en voie de perdition, ou qui se meurent avant même que d'avoir éclos, pour comprendre l'infinie détresse de ceux qui assistent impuissants à la disparition inexorable de ce qui représentait leurs valeurs les plus précieuses. Avec chaque culture qui se meurt, c'est une fleur unique qui se fane pour ne plus renaître, un parfum incomparable qui s'évanouit à jamais. Il y a dans les moindres idiomes, il y a dans la conception du monde de la plus petite tribu vouée à l'extinction, des trésors de sagesse et de poésie. Perdus — perdus pour toujours et pour tous. Dans la vie des peuples comme dans toute la Création, ce qui frappe le plus et scandalise véritablement l'esprit, c'est l'immense gâchis de la Nature. Ceux aujourd'hui privilégiés, qui appartiennent aux cultures universelles, peuvent encore se bercer de l'illusion de leur pérennité. Jusqu'à quand ? Que reste-t-il de l'Egypte antique, de la Mésopotamie, de la Crète, du Mexique et du Pérou ? Et comment serions-nous assurés que la race orgueilleuse, qui depuis des siècles étend son emprise sur les peuples et les choses, ne tombera pas un jour, elle aussi, dans l'hébétude et la torpeur ? — Cependant, ces hautes créations de la civilisation majeure, qui portent la marque de son génie propre — son art, sa philosophie, sa religion, ses institutions, son système de droit — n'épuisent pas le contenu spirituel de la civilisation, elles ne traduisent pas toutes ses manifestations, en un mot, elles ne sont pas toute la culture. Elles sont ses manifestations diurnes. Mais il y a dans les profondeurs une autre couche plus obscure, plus difficile à discerner, plus mystérieuse. C'est le fond trouble déposé par les millénaires, par les âges immémoriaux, et qui

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n'émerge plus de ci de là que sous forme de mythes, de légendes, de coutumes, de danses, de chants, d'incantations, de superstitions, dont ceux-là mêmes qui les transmettent pieusement, de génération en génération, ignorent le sens premier. Ces éléments nocturnes, refoulés dans les replis du subconscient collectif, ne peuvent pas être dénués de toute incidence sur le caractère ethnique, ils apparaissent dans le comportement de la race et jusque dans ses œuvres les plus hautes. Car ils sont communs aux cultures supérieures et à toute culture, comme une sorte de substrat nécessaire, immanquable, qui répond sans doute à un besoin élémentaire. Ce « fond trouble » peut se trouver en antinomie avec l'esprit de la civilisation supérieure, et donc en antagonisme avec elle — comme il semble que ce fut le cas dans la Grèce antique entre la tendance « dyonisiaque » et la tendance « apollinienne » (41) — ; même alors il affleure jusque sous les plus grandes œuvres de la haute époque classique. Cette troisième couche n'est pas seulement plus profonde dans le microcosme, dans la conscience individuelle, parce que moins consciente, plus antique et plus mystérieuse, elle est aussi plus profonde dans le monde, dans le sens de la stratification sociale. En effet, nous l'avons déjà signalé, les hautes cultures, le plus souvent, sont le fait d'une minorité dominante ou, à tout le moins, expriment essentiellement l'esprit de cette minorité. Lorsque dans sa phase d'extension maximum cette civilisation aura déjà stéréotypé, vulgarisé, émasculé son « style », elle aura par là-même préparé sa dissolution, sa disparition totale, tandis que les autres éléments de culture, considérés comme mineurs, continueront à être charriés dans le subconscient des masses pour former dans les âges futurs le trésor de la culture populaire, dans lequel auront pris place, déformés, presque méconnaissables, quelques joyaux de l'ancienne civilisation supérieure. Mais celle-ci aura disparu à jamais dans ses créations les plus hautes et les plus lumineuses. Les civilisations s'élèvent certes à chaque génération, mais non comme s'élèvent les étages d'un monument, les uns au-dessus des autres, mais comme se surélève de quelques coudées à chaque âge le sol des cités nouvelles, sur les ruines, les cendres et les décombres des cités disparues.

(41) Nous prenons ces adjectifs dans le sens antinomique que leur ont donné certains philosophes, et notamment Spengler. Chez ce dernier, l'apollinien est essentiellement « lumineux », « statique », « équilibré ». Mais la réalité aura été beaucoup plus complexe. Ainsi est-il établi que les courants monothéistes venus d'Orient ont trouvé quelque faveur chez les prêtres d'Apollon qui se sont ainsi trouvés au moment des guerres médiques et de l'affrontement historique entre l'Orient et l'Occident, pencher vers un compromis avec l'Orient. Le terme d ' « apollinien » ne se rattache donc pas à quelque réalité historique mais à une abstraction moderne des attributs d'Apollon.

CHAPITRE

3

De quelques signes accompagnant la naissance, la croissance, l'épanouissement et la désagrégation des cultures. La fatigue psychologique ; comparaison avec la psychologie individuelle ; l'effet de la fatigue psychologique sur des groupes restreints : le destin d'une famille, d'une lignée ; le « génie héréditaire » et ses limites ; les déséquilibres stimulants. L'effet de la fatigue psychologique sur les grands ensembles : le phénomène de l'effacement des « centraux » et de la montée des « périphériques » ; les cas de l'empire romain, de la France, de la Grande-Bretagne, de la Russie, des Etats-Unis. Rôle des périphériques dans l'actuelle mutation culturelle.

Nous n'avons pas l'intention de reprendre à ce stade l'énumération des traits particuliers qui distinguent les phases successives du développement d'une civilisation. Nous les avons signalés à plusieurs reprises au cours de notre étude (1). Rappelons tout de même qu'on a observé que l'apparition d'une nouvelle civilisation s'accompagne généralement de quelques phénomènes singuliers. Une certaine effervescence se manifeste d'abord. Elle est surtout sensible chez les peuples barbares qui s'apprêtent à envahir des royaumes « civilisés ». On n'a jamais donné de ces ébranlements soudains et de ces migrations massives une explication satisfaisante. L'effervescence ne se traduit pas exclusivement par une agressivité accrue. Elle peut se manifester également par une stimulation de l'esprit inventif, axé en un premier temps sur la technique, la tactique et l'organisation militaires. L'amélioration des armes, donc de la métallurgie, peut se répercuter ensuite sur les techniques industrielles et, partant, sur l'agriculture, la navigation, etc. Mais contrairement à ce que semblent croire de nombreux auteurs pénétrés de la pensée matérialiste, ces techniques ne possèdent aucune vertu propre, elles n'ont de pouvoir créateur que dans la mesure où elles ont été « dynamisées » par un élément humain. Combien de techniques se sont perdues dans les basses époques des civilisations parce qu'elles n'intéressaient plus ? Combien d'autres ont attendu des siècles ou des millénaires un « inventeur », alors que tous les éléments étaient à portée de main ? Après tout, ce ne sont pas les Chinois — qui en connaissaient de longue date le principe — qui ont profité de la boussole et de la poudre à canon, mais les Occidentaux. Et ceux-ci à leur tour n'ont pas conquis le monde parce qu'ils avaient (1) Voir notamment ci-dessus IIe Partie, chapitre 1.

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inventé le canon et perfectionné la navigation, mais c'est parce qu'ils allaient conquérir le monde qu'ils ont inventé le canon et perfectionné la navigation. On attribue parfois la supériorité militaire d'un groupe ou d'une nation, à tel moment de l'Histoire, à quelque perfectionnement technique, à une arme nouvelle, à l'application d'une tactique ou d'une organisation originale. C'est en général bien peu de chose. Entre sociétés de développement sensiblement égal, l'efficacité de telles inventions est de courte durée. L'adversaire — s'il est animé de la volonté de défense — a vite fait d'adopter la nouvelle technique ou la nouvelle tactique, ou de leur trouver un antidote. Même l'apparition de l'éléphant de guerre ou, plus tard, du canon, n'ont pas suffi à donner à une armée une supériorité durable. Surtout, cette invention, ou mieux cette capacité d'inventer, n'est pas un phénomène accidentel et isolable, elle n'est, comme l'apparition des « génies », qu'un symptôme de l'énergie créatrice. Parfois cette supériorité technique ou tactique est à peine perceptible. Peu de chose, du xi* au xm" siècle, distingue le chevalier français (ou franco-normand) du chevalier anglais, occitan, aragonais ou même du Sarrasin. Et pourtant, pendant deux siècles il est invincible. Simon de Montfort soumet tout un pays avec une poignée de chevaliers. Leurs adversaires sont plus nombreux, ils sont soutenus par tout un peuple, ils ne sont ni moins bien armés ni moins convaincus de leur droit, mais ils succombent. Il y a, à la racine, un phénomène mystérieux de croissance, il y a une poussée qui fait que tel groupe humain « explose » à tel moment et dans tel sens. Nous n'en savons pas davantage. La supériorité technique est un effet et non pas une cause. Plus tard, bien plus tard, après la période larvaire, se manifeste également le génie créateur dans les arts et la pensée, aboutissant à de soudaines floraisons, à l'apparition de véritables « bouquets de génies », et cette apparition est sans doute le signe le plus sûr que la civilisation a atteint sa maturité. C'est ce que Kroeber a exprimé par la proposition suivante : « Geniuses are the indicators of the realization of coherent pattern growths of cultural value » (2). Or, nous affirmons ici qu'aucune explication rationnelle, logique, ne rendra compte de ces montées de sève et de ces floraisons qui sont probablement de même nature que les brusques mutations des espèces. Lorsqu'on aura saisi le pourquoi et le comment de ces transformations du règne animal, on aura peut-être percé aussi le mystère de la naissance et de la mort des civilisations. On s'imagine aussi parfois que la minorité agissante qui se trouve à l'origine d'une civilisation s'impose au départ par quelque supériorité (2) Configurations of Culture Growth, p. 839 (traduction libre : l'apparition de génies est le signe qu'une culture, dans son développement, a atteint le stade de la cohésion).

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intellectuelle. Ainsi, Emile Callot (3) écrit : « ...il est évident que l'attribution de cette prépondérance ne va jamais sans quelque fondement, et que le choix est déterminé en raison d'une préexcellence réelle en quelque genre d'activité scientifique, artistique, religieuse, morale, etc. L'élite est donc un groupe à qui la supériorité reconnue accorde un pouvoir d'innovation dont les effets se répercutent à travers le corps social tout entier. » Cette opinion nous paraît tout à fait erronée. L'auréole qui entoure l'élite à l'aube d'une civilisation provient exclusivement de ses vertus guerrières. Le reste vient ensuite — et peut fort bien ne pas venir de cette même élite, c'est-à-dire du noyau central de

cette civilisation ou culture particulière. Ainsi par exemple en France l'apport de la noblesse d'épée a été très limité dans le domaine des créations de l'esprit. De façon encore plus nette, nous avons vu que l'apport de la minorité dominante arabe dans le cadre de la civilisation islamique a été très inférieur à l'apport de l'élément persan. Autre signe de cette indétermination, de ce caractère flou et pour ainsi dire anonyme des grandes poussées d'énergie créatrice : dans le domaine politique — le premier où cette énergie se manifeste — lorsqu'un groupe ethnique est en période ascensionnelle, peu importent les hommes ; il s'en trouve toujours, et point n'est besoin qu'ils aient du génie. C'est une chose étonnante, et pourtant hautement significative, que les grandes réussites historiques soient le fait de poussées collectives obscures plutôt que le fait de personnalités hors ligne. Dans la montée de la puissance romaine, les Scipion, les Paul Emile, les Sylla, les César sont l'exception. Certes, la période ascensionnelle favorise, non pas la naissance des génies — on peut supposer que leur apparition virtuelle est plus ou moins constante — mais leur épanouissement — et ils impriment ensuite leur marque à la civilisation. A la rigueur cependant, l'ascension politique se contente de personnalités moyennes, pour ne pas dire médiocres. Un homme comme Popilius Laenas, le héros de la rencontre d'Alexandrie avec Antiochos IV, que nous avons relatée plus haut (4), est probablement un personnage de second plan. Et si l'histoire a retenu le nom de sa famille, c'est davantage parce que certains de ses membres ont défrayé la chronique par leurs exactions et leurs prévarications. César et Auguste arrivent à temps pour doter Rome des institutions nouvelles exigées par sa situation « impériale », mais ce ne sont pas eux qui ont fait l'empire. L'empire romain s'est bâti de façon presque inconsciente sous la poussée d'une poignée d'aristocrates orgueilleux et de ploutocrates avides. Inversement, des personnalités d'exception peuvent surgir en période de crise ou de déclin — elles ne peuvent plus rien pour arrêter le mouvement. Parfois même elles le précipitent. Une nation montante peut tirer parti des médiocrités, une nation déclinante ne sait plus utiliser les génies. Ceux-ci à leur tour se trouvant en désaccord fondamental (3) Civilisation

(4) Cf. p. 69.

et Civilisations,

Paris, 1954, p. 44.

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avec leur moment, travaillent à faux, car ils sont coupés du réel — et les vertus qui en d'autres temps leur eussent permis d'accomplir de grands desseins, les portent à présent vers les chimères. On peut imaginer que, si Charles de Gaulle avait vécu au xvni* siècle, il eut été un second Richelieu et aurait pu fermement établir l'hégémonie française sur l'Europe. Il a vécu au xx* siècle et son action a été, trop souvent, anachronique et donc négative. Si les personnalités d'exception peuvent, à la rigueur, manquer dans la période d'ascension, il n'en demeure pas moins que l'élément humain, sous forme d'énergie psychologique collective, est le facteur essentiel, pour ne pas dire unique, de la réussite politique d'une société. On a longtemps insisté sur les richesses naturelles, la situation géographique et autres facteurs extérieurs. Un examen objectif de tous les cas de succès exceptionnel d'une race prouvera que la richesse du sol n'a rien à voir dans l'apparition et l'essor des civilisations. Tel sol ingrat comme celui de la Grèce voit fleurir une des civilisations les plus éclatantes, tel sol riche peut rester en friche pendant des millénaires, ou bien retourner au désert après que la race qui l'avait d'abord fertilisé eut donné des signes de fatigue. La Crète, l'Egypte, la Mésopotamie sont aujourd'hui des pays pauvres et il n'est pas prouvé que le climat de ces régions ait tellement changé depuis le temps où elles voyaient fleurir de brillantes civilisations. Tout est dans l'élément humain. L'époque présente, avec ses problèmes complexes de développement économique à l'échelle mondiale, mais dans des pays de niveau inégal pour ce qui est de la « civilisation », c'est-à-dire de la maîtrise de la technicité industrielle (depuis le savant jusqu'à l'ouvrier spécialisé), nous a fait toucher du doigt cette vérité qui n'était pas si évidente jusqu'à ce jour. La Suisse, le Danemark, la Norvège, les Pays-Bas ne possèdent pas de richesses naturelles, en termes de civilisation moderne. Elles ont des niveaux de vie parmi les plus élevés du monde. Et que dire du relèvement de l'Allemagne et du Japon au-dessus de leurs ruines, et de la construction d'Israël dans le désert ? Il est, en échange, une autre question à laquelle il paraît plus difficile de donner une réponse catégorique : y a-t-il une quelconque relation entre les poussées démographiques et les poussées « culturelles » ? En d'autres termes, les élans de civilisation s'accompagnent-ils toujours d'un accroissement de la population — et celui-ci lorsqu'il est démontré, est-il une conséquence de la civilisation ou au contraire a-t-il été un signe précurseur ? A la vérité, le problème est tellement difficile à circonscrire qu'on hésite à se prononcer. Mais on ne peut pas ne pas le signaler. La difficulté principale réside dans l'absence quasi totale de données statistiques avant une époque relativement récente. Les études démographiques plus systématiques n'ont commencé en Europe qu'au xvm" siècle et encore n'ont-elles atteint une valeur véritablement scientifique que depuis un siècle environ. Pour les temps anciens, on dispose de quelques recensements à caractère fiscal et encore pour les seuls empires fortement organisés. Or ce qui serait du plus haut intérêt, ce serait de surprendre

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précisénìent quelques poussées démographiques antérieures aux poussées culturelles ou, à tout le moins, concomitantes. Le problème est complexe : une forte natalité, par exemple, peut fort bien s'accompagner d'une forte mortalité qui en annule les effets. Or c'est surtout le premier phénomène qui serait le signe d'une certaine vitalité accrue. En Europe, pour les pays et les époques où l'observation est possible, accroissement démographique et floraison culturelle (y compris expansion politique) semblent être allés de pair : voyez la France du Moyen-âge au χ ν ι Γ siècle, l'Angleterre de la fin du χ ν ι Γ à la fin du xix* siècle, la Russie du début du W i n * au début du xx* siècle. Mais les causes possibles de ces accroissements et ensuite de la stagnation sont si nombreuses et variées qu'on hésite à en tirer une quelconque conclusion. On est certes tenté par des explications d'ordre psychologique : lorsqu'un groupe ethnique est animé d'une farouche volonté de se réaliser ou seulement de survivre, il se multiplie à l'envi (les Canadiens français sont passés de 65 000 à 6 millions et demi en deux siècles — une multiplication par cent, alors que dans le même laps de temps, la population de la France métropolitaine se multipliait par deux !). Mais comment expliquer la lente disparition de certaines peuplades isolées, notamment dans les îles du Pacifique — même sans l'intrusion des Occidentaux, donc sans traumatisme externe (5) ? Laissons ouverte la question. Disons simplement que dans de nombreux cas nous observons une poussée démographique précédant ou accompagnant les périodes de floraison d'une culture. Cette poussée est probablement le symptôme d'un dynamisme latent. Mais si c'est là une condition probablement nécessaire, elle n'est certainement pas suffisante. L'épanouissement d'une civilisation peut être contrarié par tant d'autres facteurs que l'accroissement démographique à lui seul est une donnée tout à fait insuffisante. Inversement, on constate une baisse de la natalité chez les peuples « arrivés », ou repus, sans qu'on puisse donner de ce phénomène, dans l'état actuel de la science, une explication psycho-sociologique entièrement satisfaisante (6). La baisse de la natalité pourrait bien n'être qu'une manifestation de plus du désarroi psychologique qui saisit une société qui a cessé de croire en ses idéaux. Il semble en effet que lorsqu'un grand nombre de générations s'est abreuvé à certaines sources de culture et a vécu intensément ses idéaux, il arrive un moment où leurs épigones cessent nécessairement d'y croire. Ces idéaux deviennent stériles. Le phénomène n'a rien à voir avec une quelconque dégénérescence physique. (5) On peut faire un rapprochement entre ces phénomènes humains et certains phénomènes observés récemment sur des espèces animales. Ainsi, on s'est aperçu que la carpe de culture placée dans des conditions de vie optimale, en arrive à végéter ; elle se nourrit moins bien, ne grossit plus, se reproduit plus lentement. Elle ne prospère que dans le voisinage de certaines espèces rapaces, comme la sandre ou le brochet ! (6) Il y a un parallèle à faire avec le phénomène, bien connu des sociologues modernes, de la diminution de la natalité, dans les familles d'intellectuels (théorie de la « fécondité différentielle »). On est allé jusqu'à proposer de ce phénomène

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Il est d'ordre purement psychologique. Nous avons signalé au chapitre de la civilisation occidentale (7) la transformation qui semble en cours depuis environ trois quarts de siècle. Un autre exemple nous est fourni dans cette même Europe occidentale par l'évolution politique. Il y a un demi-siècle, Spengler notait déjà que le concept de nation qui s'était lentement formé du ix" au xix" siècle avait perdu son sens et son dynamisme. (Il anticipait quelque peu, puisque le traité de Versailles a représenté justement le couronnement de l'idéal des nationalités et que son application a coïncidé avec une dernière flambée de nationalisme, particulièrement violente dans son propre pays.) Aujourd'hui, la chose est évidente. Mais de même que l'Allemagne et l'Italie ont trouvé un regain de vitalité au xix* siècle du seul fait d'avoir réalisé tardivement leur unité nationale, de même il est permis d'imaginer un réveil du dynamisme européen dans son ensemble, sous l'impulsion d'un nouvel idéal, l'idéal de l'unité à un échelon supérieur. On ne peut certes pas affirmer que la réalisation d'une Europe unie suffirait à insufler une ardeur nouvelle aux nations occidentales et à leur accorder un nouveau répit de quelques siècles, mais on peut se hasarder à affirmer du moins que 1'« Europe des patries » a cessé d'exister en tant que source vivante d'idéal. A l'intérieur des unités de culture (civilisations ou nations), on peut parler, aux époques de croissance, d'une spiritualité convergente, aux époques de désagrégation, d'une spiritualité divergente. Il y a, en tous temps, un parti démocratique et un parti aristocratique, il y a en tous temps des « Armagnacs » et des « Bourguignons », des catholiques et des protestants, des royalistes et des républicains. Du moins, aux époques où le corps social est encore sain, la solution de chaque parti est une solution possible. Le propre des époques de désagrégation, c'est que les solutions préconisées sont impossibles. La jeunesse se révolte, mais elle se révolte sans but définissable. Elle n'est plus « révolutionnaire », mais « contestataire », c'est-à-dire qu'elle nie sans savoir reconstruire. Quant à l'Intelligence, son désarroi est encore plus dramatique et significatif. On dirait que les plus grands esprits sont, de plus en plus, dans l'incapacité d'opter politiquement pour les voies de la modération, du bon sens, du « réalisable » (pour éviter un terme devenu péjoratif : réalisme). On dirait qu'entre Maurras et Brasillach d'une part, Aragon et Sartre de l'autre, il n'y aurait plus de place pour la voie moyenne — ou bien ceux qui l'adoptent en sont-ils presque honteux. Ils sont considérés comme en dehors des grands courants. Certains sont pourtant des passionnés. Mais aux époques de désintégration, il n'est plus permis de se passionner pour la Raison. N'est légitime que la passion utopique : utopie archaïsante ou utopie futuriste, mais utopie quand même. Il y a des explications biologiques. L'hypothèse ne doit pas être écartée a priori, bien que dans le cas des couples d'intellectuels, les motivations psychologiques peuvent rendre compte à elles seules de la restriction à la natalité. Nous reviendrons plus loin sur la question. (7) Voir ci-dessus, p. 134 sqq.

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là un signe de grave maladie sociale. Quos vult Jupiter perdere, prius.

dementai

A cette maladie sociale, beaucoup de bons esprits continuent de penser qu'il est aisé de porter remède. Callot encore (8), à la suite de Towner (9), croit que des causes analogues ayant agi avec les mêmes effets sur des collectivités successives du passé, il suffit de modifier ces causes pour pallier ces effets fâcheux. C'était aussi ce que croyait Maurras avec sa célèbre maxime : « Politique d'abord », qui supposait qu'il suffirait d'une réforme politique pour que les maux sociaux supposés de purs effets d'une régime détestable fussent guéris. Or c'est là que réside toute la difficulté, le propre des sociétés malades étant de ne se point laisser guérir. Qu'un régime politique mal adapté à une certaine société puisse être à l'origine de troubles momentanés dans le mécanisme de cette société, cela ne fait point de doute. Mais il convient de remarquer tout de suite : d'abord que si cette société s'est donné un régime politique inadéquat, cela témoigne déjà d'une certaine inadaptabilité ; ensuite, que si elle ne réforme pas d'instinct ce régime qui ne lui convient pas, ce sera la confirmation que le corps social est malade ; enfin, on peut effectivement prédire que le plus souvent elle ne le réformera pas — preuve que tel qu'il est ce régime « convient » à son état. A la vérité, lorsqu'une civilisation entre en décadence, le processus est généralement irréversible. Qu'on nous pardonne une comparaison triviale : une civilisation en désagrégation rappelle le phénomène, bien connu des ménagères, de la « mayonnaise qui tourne ». Le principe unificateur, le liant, a subitement fait défaut. Pour le « rattraper », il faut recommencer le processus au début, rajouter d'autres ingrédients — et ce sera alors autre chose. ***

On reste confondu devant le grand mystère de la mort des civilisations. Depuis Montesquieu et Gibbon, on n'a cessé d'épiloguer sur les causes de la décadence de l'empire romain. L'analyse des circonstances de cette décadence, de ses causes possibles et de ses effets visibles est toujours passionnante (10). Mais puisque nous savons aujourd'hui que, (8) Op. cit., p. 135. (9) R.H. TOWNER, La philosophie de la civilisation, Paris, 1927, p. VI. (10) Entre les deux guerres est para le livre admirable de notre maître Ferdinand LOT, La fin du monde antique et le début du Moyen Age, dans la collection « L'évolution de l'humanité » (Paris, 1927). Il a été réédité récemment et demeure à nos yeux, après plus de 40 ans, l'ouvrage le plus complet et le plus profond qui ait été écrit à l'époque contemporaine sur l'agonie de l'empire romain. Aucun livre d'histoire ne nous a fait réfléchir davantage sur le phénomène de désagrégation des grands empires — ce qui ne veut pas dire que si son auteur pouvait encore nous lire il souscrirait à nos conclusions d'ordre général.

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dans les grandes lignes, le même processus se répète, à un certain stade, dans la vie de toutes les civilisations, comment ne pas être frappé par cette répétition et ne pas lui chercher une cause unique et générale ? Et l'on est amené à donner de ce phénomène inéluctable quelque sorte d'explication par la psychologie collective — qui elle-même, malgré sa singularité, est reliée à la psychologie individuelle et n'est intelligible que par elle. Certains anthropologues ont employé le terme de fatigue culturelle pour caractériser ce phénomène, apparemment mystérieux, de baisse du pouvoir créateur et même de l'instinct de cohésion, qu'ils observaient dans certaines sociétés devenues subitement incapables de faire face aux exigences de l'environnement ou à la pression des autres groupes. Nous préférons, pour notre part, parler de fatigue psychologique pour bien marquer que le phénomène n'est pas propre aux seules collectivités ou sociétés complexes, mais qu'on le retrouve au niveau des plus petites unités et jusque chez l'individu. Chez l'individu, il est sans doute essentiellement somatique, encore que des éléments psychiques puissent intervenir pour provoquer une sénescence précoce. A partir d'un certain âge — sauf de très rares exceptions — une sclérose progressive de la pensée se manifeste, une difficulté d'adaptation, une fidélité excessive aux appréciations du passé, s'accompagnant très souvent d'un sentiment de regret, d'amertume, de frustration. Puis vient l'assoupissement des désirs et des ambitions, l'indifférence. Le ressort est brisé ! Mais cette « fatigue » n'est pas toujours, n'est pas nécessairement le résultat d'une usure physique, d'un vieillissement organique. Elle peut frapper des individus de tous âges, à la limite même de tout jeunes gens dont l'énergie psychique a été arrêtée par quelque circonstance imprévisible. On la constate par exemple chez certains jeunes gens qui ont fourni un effort excessif pour atteindre un objectif particulièrement difficile et jouissant à leurs yeux d'un prestige exagéré (tels qu'examens, concours des grandes Ecoles, etc.). Le but une fois atteint, il se produit une satisfaction prématurée de l'ambition, une sorte de relâchement de la volonté. Le potentiel d'énergie a été consommé. On est probablement en présence d'une phénomène psycho-somatique. En tout cas, la « fatigue » des groupements humains, même les plus étroits, comme la famille, nous apparaît comme un phénomène purement psychique. Indépendamment des aptitudes individuelles, on voit en effet des lignées ambitieuses, des familles qui s'acharnent à « monter », et d'autres qui « se laissent aller ». L'énergie dépensée par les familles qui montent semble tout à fait indépendante des qualités intellectuelles ou morales de chacun des membres de la lignée. On observe certes des séries plus douées, d'autres qui le sont moins, mais aucun lien apparent entre l'énergie et les capacités, entre l'ambition et le talent. Lorsque, par extraordinaire, les deux phénomènes coïncident, on peut obtenir des séries remarquables. Et il est certain qu'il y a alors interaction — du moins au début d'une lignée montante — le talent pouvant susciter l'ambition et l'ambition aiguiser le talent.

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On a observé de tous temps et en tous lieux que certaines qualités d'intelligence, certaines aptitudes aux techniques, aux sciences ou aux arts, pouvaient se transmettre dans certaines lignées. On a parlé de génie héréditaire. C'est même le titre d'un gros ouvrage de Sir Francis Galton(11) (qui avait lui-même du «génie héréditaire» puisqu'il était le petit-fils par sa mère d'Erasmus Darwin et le cousin germain de Charles Darwin). Si Galton s'est lourdement mépris sans doute sur le sens de l'apparition des lignées illustres (et des floraisons culturelles), qu'il attribuait à des causes purement physiologiques, il n'en demeure pas moins un des pionniers des études génétiques et le créateur de l'eugénique. U Eugenics Record Office qu'il a fondé à Londres en 1905 (et qui s'est établi depuis à Long Island, New York) a entrepris les premières études statistiques d'anthropométrie. La masse de documentation généalogique qui a été rassemblée par cet institut et les études systématiques qui ont été menées dans son cadre, notamment sur un grand nombre de fratries et sur des paires de jumeaux, surtout univitellins, ne permet plus de douter aujourd'hui de l'importance primordiale de l'hérédité dans la formation de la personnalité. Le cas des « dynasties » d'artistes, de savants ou d'hommes politiques, à toutes les époques de l'Histoire, est trop connu pour que nous nous y arrêtions trop longuement (12). Citons tout de même pour mémoire certaines séries remarquables : Parmi les artistes, la plus souvent citée est celle des Bach où, depuis Veit Bach le boulanger hongrois de Presbourg (selon une tradition rapportée par Jean-Sébastien lui-même) et jusqu'aux trois fils de Jean-Sébastien, il y a six générations de musiciens ou d'amateurs de musique, dont plusieurs dizaines de musiciens distingués, et au moins quatre « personnalités d'exception » : Jean-Sébastien et ses trois fils. Palestrina, Couperin, Beethoven, Haydn, Mozart appartenaient tous à des familles de musiciens. Galton a dressé des listes et proposé des statistiques. Ainsi, sur 42 peintres de génie, Italiens, Espagnols ou Flamands, il trouve 21 cas de parentés illustres. Sur une liste de 56 poètes, il trouve des preuves d'hérédité de talent dans 40 % des cas. Chez les hommes de sciences, les cas de « génie héréditaire » sont également nombreux. On connaît, aux xvii* et xvin* siècles, la dynastie des Bernouilli, mathématiciens et physiciens, des Cassini, astronomes et topographes pendant quatre générations, des Jussieu, trois générations de botanistes, des Becquerel, quatre générations de physiciens. Nous venons de voir le cas des Darwin : Erasmus Darwin (1731-1802), poète et l'un des meilleurs physiciens de son temps ; ses deux petits-fils, (11) Hereditary Genius, Londres, 1869 - réédité 1883. (12) GALTON, op. cit., et dans d'autres ouvrages, tels English Men of Science (1874), Noteworthy Families (1906), etc., en a cité un grand nombre ; après lui Théodule RIBOT, dans l'Hérédité psychologique, Paris, 1873, et plus récemment Georges POYER, sous le même titre, Paris, 1949.

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Charles Darwin et Francis Galton ; son arrière-petit-fils Georges Howard Darwin, deuxième fils de Charles Darwin, astronome et novateur dans le domaine de la géologie. Euler a un père mathématicien et trois fils astronomes, physiciens, mathématiciens. Les Saussure sont physiciens et naturalistes de père en fils. John Stuart Mill est le fils de James Mill, historien, philosophe et économiste. On pourrait multiplier les exemples. Dans d'autres cas, le « génie héréditaire » est plus varié. Aldous et Julian Huxley sont les petits-fils du grand naturaliste Thomas Huxley. Jean-Paul Sartre est le petit-neveu d'Albert Schweitzer. Les frères Maurice et Louis de Broglie sont les arrière-petits-fils d'Albertine de Staël et descendent donc de Mme de Staël, et de Necker dont le père était déjà professeur de Droit à Genève, et dont le frère, les neveux et petits-neveux sont également des universitaires. Les Arnaud, au xvn* siècle, donnent à la même génération quatre personnalités exceptionnelles dans la théologie et la philosophie, et un diplomate de valeur à la génération suivante. Les grandes réussites financières (qui débouchent parfois sur la politique) sont souvent, elles aussi, le fait de véritables dynasties : citons parmi les plus célèbres, les Médicis, les Fugger, les Dupont de Nemours, les Rothschild, les Krupp, les Rockefeller, les Ford, les Schneider, les Wendel, etc. Le domaine de la politique nous fournit des exemples encore plus nombreux, sans doute parce que le politicien, qui de son vivant tient le devant de la scène bien plus que l'artiste ou le savant, attire davantage le biographe ; peut-être aussi parce qu'un grand nombre de personnages qu'a retenus l'histoire événementielle appartiennent à des familles royales ou aristocratiques dont on peut plus aisément tracer la généalogie. Là, plus encore qu'ailleurs, on voit comment la personnalité d'exception est généralement la résultante d'un phénomène d'interférence, de la rencontre fortuite entre deux lignées particulièrement douées, ou bien l'aboutissement d'un crescendo dans une lignée ambitieuse. Sans doute le vrai génie demeure-t-il irréductible à toute explication sociologique ou bio-psychologique, c'est un cas « monstrueux ». Même dans ce cas pourtant, lorsque l'investigation généalogique est possible, on constate souvent des signes avant-coureurs dans les deux ou trois générations qui précèdent. (D'ailleurs il n'est pas exclu que là où le génie nous semble jaillir du néant, ce soit notre ignorance des antécédents familiaux qui nous empêche de suivre la lente montée, l'aiguisement progressif de l'intelligence.) Au commencement de presque toutes les grandes dynasties dont l'histoire nous a gardé le souvenir, nous trouvons deux ou trois générations de fortes personnalités, ou la rencontre de deux lignées exceptionnelles. Périclès est le fils de Xanthippe, le vainqueur de Mycale, et sa mère Agariste appartient à la famille quasi royale des Alcmeonides qui a donné, entre autres, Clisthène. Alexandre est le fils d'un homme aux qualités hors série et sa mère Olympias semble avoir été, elle aussi, fort remarquable. En Inde, chez les Maurya, Açoka est précédé de deux générations fortes. Chez les Goupta, même floraison de quatre générations brillantes. De même chez les Gengiskhanides et les Timourides. a»

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En Occident, Charlemagne est précédé d'au moins cinq générations ascendantes, depuis Pépin de Landen, dont deux exceptionnelles, celles de Charles Martel et de Pépin le Bref. Frédéric II de Hohenstaufen est issu de trois lignées illustres : celle des Gibelins par son grand-père Frédéric Barbourousse, celle des Guelfes par la mère de ce dernier, et celle des Hauteville de Sicile par sa propre mère. Charles Quint est un cas tout aussi intéressant, qui réunit en lui l'héritage de quatre lignées ambitieuses, par ses quatre grands-parents, Ferdinand d'Aragon, Isabelle de Castille, Maximilien de Habsbourg et enfin Marie de Bourgogne, fille du Téméraire. Les Bourbons, qui donnent à la première génération régnante Henri IV et à la troisième le grand Condé et Louis XIV, sont également issus de deux familles qui montent, celle des d'Albret (la mère d'Henri IV est l'arrière-petite-fille d'Alain le Grand d'Albret) et celle des Bourbons (il n'y a que deux générations, à la mort de Pierre II de Beaujeu en 1503, que la branche cadette à laquelle appartient Antoine de Vendôme, père d'Henri IV, a hérité du duché de Bourbon et du premier rang à l'éventuelle succession au trône). Un peu avant, les Guise, issus d'une branche cadette ayant hérité du duché de Lorraine par deux femmes successivement, avaient donné également une flambée de deux ou trois générations brillantes. Si nous nous sommes permis cette brève digression dans le domaine du « génie héréditaire », ce n'était point tant pour insister sur une hypothèse qui est aujourd'hui largement acceptée, mais plutôt pour souligner son corollaire : à savoir que si génie héréditaire il y a ·— autrement dit si l'on voit effectivement des lignées où capacités et énergie créatrice se rencontrent pour donner une série de personnalités d'exception — cette série ne dure pas et, surtout, n'est pas indéfiniment perfectible. Au bout de deux ou trois générations, tout au plus quatre, la « veine » semble épuisée. Or il ne s'agit apparemment pas d'un épuisement physiologique. Louis XV n'avait ni moins de vitalité, ni moins d'intelligence que son arrière-grand-père, mais c'était un dilettante et un jouisseur. Alcibiade était probablement aussi doué que Périclès et Clisthène, mais il était dissipé, extravagant et instable. Il s'agit d'une fatigue psychologique. Et la fatigue apparaît d'autant plus tôt que l'individu véritablement exceptionnel a surgi plus tôt dans la série. Si l'ambition familiale est satisfaite au-delà des espérances, les descendants seront soit indifférents à leur propre réussite, soit inhibés par la réussite de l'ascendant. Lorsque, par extraordinaire, un nouveau « génie » apparaît dans une famille illustre, après plusieurs générations de relatif effacement, on peut être certain de trouver toujours à l'origine de cette résurgence, soit un croisement avec une lignée en cours d'ascension, soit tout autre cas de déséquilibre stimulant ou adversité créatrice (mésalliance, naissance illégitime, pauvreté humiliante, infirmité physique, inversion sexuelle, etc.). On peut sans doute chercher aussi des explications biologiques à cet épuisement d'une lignée douée.

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Remarquons d'abord que les travaux récents de génétique — aussi bien par l'observation sociologique de différents groupes humains que par des expériences sur les animaux — ont établi qu'une certaine « perfectibilité » est décelable de génération en génération, du moins pendant un certain temps. On a observé (notamment en Amérique, sur une grande échelle) que les enfants de couples d'intellectuels avaient, en moyenne, plus de facilité aux études que les enfants de travailleurs manuels, même lorsque par accident ils se trouvaient séparés de leur milieu familial dont l'influence, dès le bas âge, aurait encore accentué 1'« avance », et, en tout cas, aurait faussé l'observation. Cette observation est corroborée à présent par des expériences faites sur des générations successives de souris et qui ne laissent pas que d'être troublantes : non seulement certaines souches de souris sélectionnées sont-elles plus aptes que d'autres à apprendre des « tours » d'intelligence mais, chose plus étonnante encore, en nourrissant des souriceaux avec de la cervelle de souris ayant appris à exécuter certains « tours », les souris ainsi élevées sont plus aptes à apprendre à leur tour que celles qui avaient reçu une nourriture normale. Si ces expériences ne sont pas infirmées (13), elles prouveraient la possibilité d'une perfection progressive des qualités d'intelligence de génération en génération. Il ne s'agit pas encore de l'hérédité des caractères acquis — puisque stricto sensu ce n'est pas un caractère nouveau qui est apparu dans la lignée — mais d'une réceptivité accrue ; de raffinement, de l'aiguisement de certaines qualités existantes (14). Si cette amélioration héréditaire, si cette « accumulation d'intelligence » était prouvée, comment se fait-il qu'elle ne soit pas indéfinie ? Or on constate que les lignées supérieures sont très vite frappées d'impuissance, de dégénérescence ou d'extinction. Il y a là quelque chose de troublant et de mystérieux. Tout se passe comme si nous étions en présence d'une loi de la Nature : pour le maintien d'un certain rythme général dans l'avancement de l'humanité, pour arrêter la poussée exagérée de certains rameaux, dans une direction unique et, partant, excessive et éviter les risques de déséquilibre à l'intérieur d'une société donnée, l'équilibre se rétablit naturellement par toute une série de mécanismes : par exemple débilitation par suite de conditions d'existence trop facile ou de la débauche, ou encore de l'excessive endogamie. Il y a aussi les unions mal assorties (du point de vue de l'eugéniste), car la « lignée montante » ne s'alliera pas toujours à une autre lignée montante, de manière à cumuler les dispositions de l'intelligence ou tout au moins à les préserver. L'héritier, intimement convaincu que le poten(13) Elles ont encore été récemment renforcées par des expériences similaires sur des organismes beaucoup plus rudimentaires, comme certaines espèces de vers plats, les planaires (expériences du Dr James V. McConnell, de l'Université du Michigan). (14) L'hypothèse que l'on propose actuellement pour rendre compte de cette hérédité « améliorée » repose sur la transmission possible d'acides aminés du cerveau (ADN, ARN) qui auraient la propriété de « codifier » la mémoire.

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tiel intellectuel de son lignage suffit à assurer la qualité de sa descendance, recherchera plutôt l'alliance de l'argent, de la beauté ou du nom — sans se douter que le hasard de la distribution des gènes peut fort bien grouper dans sa progéniture les moins bonnes virtualités de sa race avec celles déjà médiocres de l'autre. Mais le mécanisme le plus immédiat — et sur lequel les sociologues modernes ont déjà amplement épilogué — serait celui de la « fécondité différentielle ». Dans tous les pays (du moins dans le cadre de la civilisation occidentale, car dans d'autres sociétés la pratique de la polygamie dans les classes les plus aisées tendrait plutôt à l'effet contraire), on a constaté que les enfants étaient moins nombreux dans les couches aisées de la population, et plus particulièrement chez les intellectuels, que dans les couches pauvres. On a même tenté, dans les pays anglo-saxons, après des enquêtes portant sur de très grands nombres, de chiffrer cette fécondité différentielle : le nombre des enfants serait inversement proportionnel au quotient intellectuel des parents ! Les causes de ce phénomène seraient multiples et ce n'est point le lieu ici d'énumérer toutes celles que l'on a proposées et qui reposent, évidemment, sur l'étude de la société occidentale contemporaine. Arrêtons-nous cependant un instant sur la tentative d'explication biologique de M. Corrado Gini(15) : il y aurait une évolution du plasma germinatif de l'espèce. Les cellules germinales auraient, comme les cellules somatiques, un cycle de développement se déroulant à travers plusieurs générations, et se manifestant par une réduction graduelle du pouvoir reproductif. Parallèlement, dans un premier temps, se développeraient les qualités intellectuelles, condamnées elles aussi à dépérir au bout d'un certain nombre de générations. Les classes supérieures seraient formées surtout de lignées arrivées au point le plus élevé de leur parabole évolutive ; mais arrivées au sommet elles commenceraient à déchoir lentement jusqu'à disparaître et à être remplacées par de jeunes lignées des classes inférieures qui se trouvent dans la phase ascendante de leur cycle. C'est le métabolisme social, ou phénomène de la circulation des élites, déjà signalé par Jacoby il y a près d'un siècle. Cette hypothèse biologique, de toute évidence, n'est pas près d'être confirmée (ni d'ailleurs infirmée) par des expériences ou par des observations concluantes (16). Pour notre part, nous ne la croyons pas fondée : l'extinction des lignées illustres nous apparaît due aux causes les plus diverses, parfois purement accidentelles, et la fécondité différen(15) Cité par G. POYER, (L'hérédité psychologique), d'après l'exposé de G. Levi della Vida, au premier Congrès latin d'eugénique. (16) Il y a pourtant les expériences troublantes réalisées tout récemment au National Institute of Mental Health de Washington sous la direction du Dr John Calhoun : des souris entassées dans des espaces trop étroits, bien que largement pourvues du nécessaire, se divisent très vite en < catégories sociales » ; celles qui, par la force, se sont assuré dès le départ les meilleures places, dans les hauts casiers, se développent harmonieusement et sont plus belles, mais au bout de quelques mois les femelles cessent leur fonction de reproduction.

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tielle dans la société occidentale s'explique fort bien par des raisons sociologiques. Quant à la dégénérescence, elle est plus souvent morale que physique (17), ce qui nous renforce dans la conviction qu'elle est l'aboutissement d'un processus psychique. Si tel est le cas, le phénomène d'extinction ou d'effacement des souches les plus avancées — phénomène qui alarme les « eugénistes » — serait, au contraire, nécessaire à l'avancement équilibré de la Civilisation. Car la perte automatique d'énergie dans une lignée douée ne peut mener à la longue qu'à la stagnation et à la dégénérescence. Il est donc utile à la société que les lignées les plus douées s'éteignent rapidement. Dans un nombre impressionnant de cas, on s'aperçoit en effet que la Nature pourvoit à cette extinction par les moyens les plus divers. D'abord par le manque de descendance ; les grands génies de l'Histoire, le plus souvent — c'est un fait qui a été maintes fois relevé — ne laissent pas de descendance. Le cas de Bach apparaît comme une rareté. La plupart des « titans » de l'Histoire disparaissent sans héritiers : Michel-Ange, Léonard, Descartes, Newton, Beethoven, Balzac, etc. Parfois le hasard — ou la malignité des hommes — s'en mêle : les fils d'Alexandre et de César périssent assassinés, celui de Napoléon meurt jeune, dans une demi-captivité ; et la descendance illégitime est médiocre. Comme aussi celle du César chinois, Ts'in Che Houang-ti, dont la dynastie s'éteint à la troisième génération, dans les massacres. Ces derniers phénomènes, qui échappent à toute explication rationnelle, répondent probablement à une nécessité organique de l'espèce, et il est vain de s'en scandaliser. Le sort des descendances d'hommes illustres qui ne se sont pas immédiatement éteintes est révélateur. Voici, selon Marcel Granet, ce que pensaient les anciens Chinois de ce processus inexorable de décadence de leurs dynasties royales : « Le pouvoir de toute dynastie résulte d'une Vertu (to) ou d'un Prestige (Tô ou Tô-yiri) qui passe par un temps de plénitude (tcheng ou cheng), puis décline (ngai), et, après une résurrection (hing) éphémère, s'épuise et s'éteint (mie). La dynastie doit alors être éteinte (mie), supprimée (tsine ou mie-tsine : exterminée), car elle n'a plus le Ciel pour elle (pou T'ieri) : le Ciel (T'ien) cesse de traiter ses rois comme ses fils (tseu). Une famille ne peut fournir à la Chine des Rois, Fils du Ciel (T'ien tseu), que pour la période où le Ciel lui octroie une investiture (ming). Cette investiture, ce mandat céleste, (17) On constate, certes, parfois, une débilité croissante dans les lignées ayant bénéficié, plusieurs générations durant, d'une vie trop facile. Encore qu'à certaines époques, la pratique de la chasse et l'exercice des armes aient entretenu la par le mariage de ladite Marie-Aurore avec le nommé Dupin de Francueil, que leur fils Maurice, père de George Sand, s'encainaillait avec Antoinette Delaborde, fille d'un oiseleur, ancien aubergiste, qu'il allait épouser lorsqu'elle attendrait la future George Sand. On voit la suite extraordinaire de liaisons illégitimes et de mésalliances dont est issue notre héroïne. Le cas de la comtesse de Noailles est similaire, quoique inverse : Anna Bassarab-Brancovan est l'aboutissement de deux lignées ambitieuses et relativement « parvenues » qui s'élèvent en un siècle par une suite de mariages illustres. Du côté paternel, l'arrière-grand-père, Démetre Bibesco, est un petit boïar qui a fait fortune et s'est marié dans une des plus grandes familles roumaines de son temps : les Vacaresco. Ses deux fils, éduqués en France, Georges Bibesco et Barbu, adopté Stirbey, régneront à tour de rôle en Valachie (par élection). Troisième étape : Georges Bibesco épouse Zoé Mavrocordato qui, adoptée par le dernier prince Bassarab-Brancovan, se devait de relever par un de ses fils le nom prestigieux des Bassarab, fondateurs, au Moyen-âge, du Pays roumain. Ce fils fut le père

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d'Anna de Noailles. — L'ascendance maternelle est tout aussi intéressante : sa mère était la fille de Musurus Pacha, Grec devenu ambassadeur de Turquie à Londres et même grand vizir, et de Anna Vogoride (ou Vogoridès) qui appartenait à une famille bulgare, hellénisée de fraîche date, et qui servait la Porte depuis deux générations dans les charges les plus hautes et cherchait par tous les moyens à accéder aux trônes de Valachie et de Moldavie (20). C'est de ce curieux amalgame d'ambitions politiques et nobiliaires que devait sortir Anna de Noailles. * * *

Nous nous sommes attardés quelque peu sur le processus de la fatigue psychologique au niveau des « lignées » — et sur le réveil possible sous l'effet des déséquilibres stimulants — parce que nous pensons qu'il éclaire le phénomène similaire qui se produit au niveau des sociétés plus complexes, jusqu'aux nations et aux civilisations. A ce niveau, une des manifestations les plus caractéristiques de la fatigue psychologique est le phénomène de l'effacement progressif des « centraux » et de la montée concomitante des « périphériques ». Nous appelons centraux, au sein d'une culture donnée, les éléments ethniques ou sociaux, souvent une minorité, qui ont d'abord initié cette culture, et ont donné à la nation son style, sa coloration particulière ; périphériques, les éléments qui se sont agglomérés ultérieurement à cette culture, parfois contre leur gré, et n'ont été admis que tardivement à participer à la conduite de l'Etat. (Les deux termes ne sont pas pris nécessairement dans un sens géographique, notamment lorsque dans une certaine unité territoriale plusieurs groupes ethniques cohabitent et s'interpénétrent.) Nous avons déjà suggéré plus haut que la durée de l'énergie nationale pouvait être fonction de l'homogénéité ou de l'hétérogénéité relatives de ses composantes ethniques, comme aussi de sa stratification sociale. Une nation dont l'ethnie est relativement homogène et dont les (20) Le fondateur de la « dynastie », l'arrière-grand-père d'Anna de Noailles, Stéphane Vogoride, dit le Prince Stéphanakis ou Stephanakis Bey (il avait été bey de Samos à deux reprises), fut lieutenant princier en Moldavie en 1821, pendant la période d'hésitation de la Turquie à la suite de métairie, mais ne réussit pas à se hisser sur le trône, la Porte ayant préféré revenir aux princes autochtones. Il se consola en mariant plus tard une de ses filles au prince de Moldavie Michel Sturdza. Un de ses fils, Nicolas Vogoride tenta la même manœuvre en 1856-1858 lorsqu'il fut lui aussi lieutenant-princier en Moldavie après la guerre de Crimée. Ses intrigues et les fraudes flagrantes qu'il commit dans les élections du Divan moldave pour empêcher l'Union des Principautés, faillirent entraîner une rupture entre la France et l'Angleterre, évitée à l'entrevue d'Osborne entre Napoléon III et la reine Victoria (6 août 1857). On trouve pour ainsi dire le syndrome du « génie héréditaire » chez les Vogoride, ces « derniers des Phanariotes » — y compris des phénomènes qui l'accompagnent parfois : plusieurs cas de folie ou de débilité mentale. — En tout cas leur « héritage psychologique » apparaît prédominant chez Anna de Noailles.

EFFACEMENT DES «CENTRAUX» ET MONTÉE DES «PÉRIPHÉRIQUES»

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classes sociales sont peu différenciées (ou tout au moins suffisamment souples pour permettre le mouvement de métabolisme social) s'épuise vite — à peine moins vite qu'une « lignée », et sa grandeur s'incarne souvent dans le destin d'une famille, comme ce fut le cas de certaines cités italiennes. Lorsque les classes sociales sont très différenciées et en antagonisme plus ou moins constant (antagonisme fondé parfois sur une origine ethnique différente), alors l'accession au pouvoir, par évolution ou par révolutions successives, des classes anciennement dominées, peut prolonger l'énergie nationale pour de nouvelles périodes. Le phénomène est encore plus sensible là où l'unité politique recèle une variété ethnique manifeste ; à condition bien entendu que les forces centrifuges ne l'emportent pas sur les forces centripètes, c'est-à-dire sur les forces d'attraction et de cohésion. Malgré la diversité initiale, il est indispensable que l'un des groupes constituants domine les autres, forme pour ainsi dire le levain de cette puissance. Les autres groupes doivent en accepter les buts politiques, la culture, et le plus souvent aussi la langue. Et au fur et à mesure qu'ils s'agglutinent au noyau central et adoptent son « style », ils viennent renouveler, rajeunir ses cadres et prolonger ainsi sa vitalité (au détriment cependant de la pureté du « style »). Cette loi de Veffacement des centraux et de la montée des périphériques pourrait donc s'énoncer ainsi : dans toute société en évolution, l'impulsion initiale est donnée par une minorité dominante. L'énergie de celle-ci, toutefois, s'épuise nécessairement au bout de quelques siècles, ou même de quelques générations. La relève est alors assurée par les groupes périphériques qui ont assimilé la culture de la minorité dominante. Cette dernière, même lorsqu'elle n'est pas écartée par la force, a tendance à renoncer progressivement à tout rôle de direction. Inversement, les périphériques sont animés — un temps — du zèle des néophytes. Aussi l'attitude des conservateurs, qui attribuent aux nouveaux venus (du moins aux plus voyants, aux « métèques ») des intentions purement destructrices, est généralement injustifiée car ce n'est pas la poussée des périphériques qui chasse les centraux, mais le vide laissé par les centraux qui attire les périphériques (sauf, nous le verrons, en période révolutionnaire). Il ne faut pas s'y tromper : le phénomène de l'effacement des centraux et de la montée des périphériques n'est nullement une cause de décadence des sociétés, il n'en est que l'un des symptômes. Il n'est pas la maladie ; il ne représente même pas une de ses manifestations essentielles, mais simplement un signe extérieur, aisément reconnaissable (de même que l'apparition de taches rouges sur la peau de l'abdomen n'est pas cause de la rougeole mais seulement une de ses manifestations, qui facilitent le diagnostic). Autrement dit, ce n'est pas parce que le pouvoir est entre les mains des centraux qu'une certaine culture est en période ascensionnelle, ni parce qu'il est tombé entre les mains des périphériques qu'elle est en voie de désagrégation. C'est parce qu'une certaine société est en période ascensionnelle que le pouvoir est encore

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aux mains des centraux et c'est lorsqu'elle entrera en désagrégation que le pouvoir tombera aux mains des périphériques. En même temps que la fatigue psychologique agit sur les premiers dans le sens d'un détachement progressif des affaires de l'Etat, un mouvement de sens inverse se dessine qui pousse les seconds à s'assurer le contrôle de ce pouvoir central qu'ils ont d'abord haï, puis envié et dont ils s'efforcent enfin de s'emparer, non pour le détruire, mais au contraire pour retarder son agonie. Tel est le paradoxe et tel est le drame de toute culture sur le déclin. Car, d'une part, ses éléments anciens sont farouchement attachés à leur style, d'où méfiance instinctive contre le métèque et refus de l'admettre au sein du groupe s'il n'est apparemment capable d'une assimilation totale — d'où, encore, réaction de haine et de violence à l'égard de tel groupe allogène considéré à tort ou à raison comme absolument inassimilable (notamment pour des raisons raciales ou religieuses). D'autre part, cette culture s'épuise et finit par se stériliser si elle demeure renfermée sur elle-même. La seule chance de survie est dans l'absorption progressive des éléments allogènes et cela ne peut se faire qu'au prix d'une modification sensible de son « profil ethnique » et donc nécessairement de son « style » (21). *

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Si nous choisissons d'examiner ici, pour illustrer notre thèse, le cas de quelques ensembles multinationaux, c'est simplement parce que le processus de l'effacement des centraux et de la montée des périphériques y est plus apparent. Le cas de l'empire romain est, de tous, le plus frappant. A la fin de l'époque républicaine, au moment du dynamisme maximum de Rome, on assiste à une concentration extraordinaire du pouvoir entre les mains des membres de l'oligarchie sénatoriale, et même, plus précisément entre les mains de quelques familles (22). Certes, dès le π" siècle avant J.-Ch., (21) La même remarque s'applique, dans une certaine mesure, aux classes sociales et aux raisons profondes de leur incompréhension mutuelle. Le conservateur n'est pas nécessairement le représentant d'une minorité possédante qui défend âprement ses privilèges. C'est souvent, plus simplement, un homme exagérément attaché à une forme dépassée de civilisation. Ce qu'il reproche à 1' « autre » ce n'est point tant de vouloir lui ravir une certaine primauté (matérielle ou de prestige), que de vouloir imposer à la collectivité un nouveau style de vie. C'est cette « trahison » qui lui paraît sacrilège. On connaît cette boutade d'un intellectuel espagnol réputé pour ses idées libérales et qui avait néanmoins combattu, pendant la guerre civile, dans les rangs franquistes : à quelqu'un qui s'étonnait plus tard de ce choix paradoxal, il aurait répondu : — « Cuestión de estética ! ». A vrai dire, cela va plus loin qu'une simple boutade. (22) Le seul exemple, encore plus flagrant de concentration du pouvoir nous est fourni par l'empire perse quelques siècles plus tôt : la quasi totalité des hautes charges de l'Etat, notamment les satrapies, sont confiées à des membres de la famille royale des Achéménides. Les historiens modernes ont souvent voulu voir dans cette excessive concentration, la faiblesse première de l'empire achéménide.

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l'ancien patriciat s'est fondu en une nouvelle nobilitas où les familles d'origine plébéienne sont en majorité. Mais même s'il subsiste entre les familles des nuances sensibles selon l'ancienneté ou le patriciat, la classe qui détient désormais le pouvoir est unie. (Il y a là un phénomène assez semblable à ce qui se passera en France au χ ν π Γ siècle par la fusion de la noblesse d'épée et de la noblesse de robe.) Quelques chiffres (23) : sur les 108 consuls qui se succèdent de 200 à 146 avant J.-Ch., quatre seulement sont des homines novi. En cent ans, de 233 à 133, les 200 places de consul sont occupées par 58 familles parmi lesquelles les Cornelii donnent 22 consuls (12 dans la seule branche des Scipions), les Aemilii, les Fulvii 11, les Postumii, les Claudii Marcelli 9, les Claudii patriciens et les Sempronii 8, etc. Sur les 58 familles, 13 familles occupent plus de la moitié des 200 places, et 5 d'entre elles, plus du tiers. « On ne peut même plus dire que le Sénat domine Rome. En réalité le Sénat lui-même est dominé par un petit groupe de familles nobles, celles qui, fournissant de père en fils les préteurs et les consuls, ont accaparé, sous les espèces des deux plus hautes magistratures curules, les grands commandements, sorte de supersénat maître de la République. Ce sont les familles des imperatores qui ont vaincu Hannibal et mené les légions victorieuses en Afrique, en Macédoine et en Asie ; et, extérieurement, elles se distinguent, jusqu'au sein du Sénat, par un surcroît de privilèges » (24). Cette concentration devait déboucher, après un siècle de troubles et de tourments, sur le régime du Principat. Nous avons parlé plus haut de la lente dégradation de la dynastie julio-claudienne. Nous allons insister à présent sur un autre phénomène : celui de la progressive disparition des postes suprêmes, des nobles d'abord, des Romains ensuite, enfin de tous les Italiens. Les trois empereurs qui succèdent (pour quelques mois) à Néron, Galba, Othon et Vitellius, sont encore des Italiens — le premier est même un vieux Romain de souche patricienne — cependant la révolte qui le porte au trône a été initiée et menée par le légat de Lyonnaise, C. Julien Vindex, qui est d'origine gauloise. Italienne également, mais de modeste extraction, la dynastie flavienne (Vespasien, Titus, Domitien). Mais après le dernier empereur du siècle, Nerva, qui appartient à l'aristocratie sénatoriale, Trajan ouvre la série des grands empereurs provinciaux qui couvre près d'un siècle. Ils viennent d'Espagne d'abord, la province la plus anciennement romanisée. Sont-ils tous des descendants purs des anciens colons ? On peut en douter. Trajan est né à Nous n'avons pas l'intention de prendre le contrepied de cette opinion pour prôner les vertus de l'oligarchie. Nous voulons simplement constater objectivement qu'on trouve cette concentration du pouvoir chez une étroite oligarchie, dans toutes les sociétés au sommet de leur courbe ascendante. (23) Tirés de BLOCH et CARCOPINO, Histoire Romaine, t. II, Paris, PUF, 1935, pp. 33-34, qui citent à leur tour NEUMANN, Geschichte Roms während des Verfalls der Republik, I, p. 30. ( 2 4 ) BLOCH e t CARCOPINO, Op.

cit.,

p. 34.

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ftalica en Bétique, dans l'extrême-sud de l'Espagne. Son père avait déjà gravi tous les échelons d'une carrière sénatoriale et avait été élevé au patriciat. Son successeur, Adrien, qui lui est doublement apparenté (il est son petit-neveu et il épouse une de ses petites-nièces) est également né à Italica. Antonin le Pieux est né près de Rome, mais sa famille appartenait à la noblesse provinciale de Nîmes. Marc-Aurèle est également né à Rome, mais d'une famille originaire de Bétique. On descend encore dans l'échelle des périphériques avec le successeur de Commode, le fils assassiné de Marc-Aurèle : Pertinax, qui est le fils d'un affranchi de Ligurie. Un seul Italien en ce n" siècle de notre ère, Didius Julianus, qui règne quelques mois en 193, après Pertinax. Et avec son successeur, Septime Sévère, on franchit un pas de plus : c'est un provincial africain, d'une famille équestre qui a déjà donné des consuls à la génération de son grand-père (ses deux grands-oncles), mais qui est probablement d'origine autochtone. Le type physique de Septime Sévère le suggère, comme aussi le fait que le latin sera pour lui une langue apprise qu'il parlera toujours avec un accent marqué. Après lui viennent les deux fils qu'il a eus de sa seconde épouse, la Syrienne Julia Domna, Geta et Caracalla, enfin les petits-neveux de Julia Domna, Elagabal et Alexandre Sévère, qui sont de purs Arabes. Le successeur du dernier, Maximin, est probablement un Thrace, et un historien contemporain dit de ses parents qu'ils étaient « à demi-batbares » (25). Vient ensuite, en 238, une très brève réaction soutenue par le Sénat : le vieux Gordien, d'une ancienne famille romaine, descendant des Gracques et apparenté à Trajan : il règne, avec son fils, un mois. Puis trois autres Italiens, de 338 à 344, Pupien, Balbin et le jeune Gordien III. Puis, avec de rares exceptions, de nouveau des provinciaux, notamment la série des empereurs illyriens, qui tiennent l'empire à bout de bras pendant un siècle, les Aurélien, les Dioclétien, et la seconde dynastie flavienne qui donnera Constantin le Grand. Beaucoup sont « métissés », d'autres sans doute, seulement romanisés (le vrai nom de Dioclétien, Dioclès, ne sonne pas latin ; Philippe est Arabe ; l'aïeul de Claude II est un soldat d'origine barbare ; Galère est dit dace, c'est-à-dire qu'il doit être Daco-Romain). Après le passage, quelques mois en 275-76, du vieux sénateur Tacite, qui prétend descendre de l'historien, plus un seul Italien n'accède au trône jusqu'à la date que nous avons adoptée comme date limite de « l'empire universel » de Rome ! Au total : de l'accession au trône de Trajan en 98 jusqu'à la mort de Théodose en 395, en trois cents ans, sur 52 empereurs, 10 Italiens seulement (presque tous, des personnages de second plan, des intérimaires, ayant régné en tout moins de 25 ans (26) / (25) Hérodien VI, 8, I, apud M. BESNIER, Histoire Romaine (collection Histoire Générale de G. Glotz), Paris, 1937, p. 142. (26) Voir, Annexe n° IV, la liste complète des empereurs romains, depuis la fin de la dynastie julio-claudienne (68 après J.-Ch.) jusqu'à la mort de Théodose (395 après J.-Ch.).

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Ajoutons à cela qu'au iv" siècle l'armée romaine ne compte presque plus d'Italiens et que même les charges les plus hautes incombent non plus à des provinciaux (plus ou moins « métissés ») comme aux n* et m* siècles, mais à de purs barbares. Quant au pouvoir civil (le pouvoir réel, dans le sillage de l'empereur), il est déjà en grande partie dès le i " siècle entre les mains d'affranchis et d'étrangers. Nos chiffres seraient dénués de signification s'ils démontraient seulement l'accession progressive, et proportionnelle, aux hautes charges et à la magistrature suprême, de toutes les couches sociales et de toutes les races de l'empire. Si les périphériques, en quelques générations, participaient pleinement à la vie nationale et obtenaient une chance égale d'accéder aux leviers du pouvoir, il n'y aurait là rien d'étonnant, mais seulement la preuve qu'un organisme social (nation, civilisation) exige tout naturellement, des populations qu'il assimile, un stage de quelques générations. Les chiffres ne deviennent éloquents et ne révèlent le phénomène de fatigue psychologique du noyau central que lorsque les proportions sont nettement inversées. Or c'est ce que nous venons de voir dans l'empire romain. Il n'y a pas eu, du m ' siècle avant J.-Ch. au iv" siècle après J.-Ch., un rétablissement progressif de l'équilibre entre les divers groupes ethniques constitutifs de l'empire, mais lente disparition de l'élément central (dont nous avons vu au départ l'extraordinaire concentration au sein d'un petit noyau de l'aristocratie sénatoriale) et glissement du pouvoir vers des zones de plus en plus périphériques, à l'exclusion de Rome et même de l'Italie. Ce qui accentue encore la disproportion, c'est le fait que tous les sujets de l'empire n'ont jamais eu vocation égale aux affaires de l'Etat, étant donné que la romanisation n'a pénétré ni partout ni très profondément. Ferdinand Lot estime, après de savants et minutieux calculs, que la population de l'empire romain, au Bas-Empire, ne devait pas dépasser 40 millions d'habitants dont environ huit millions pour l'Italie et autant pour l'Egypte. Si l'on tient compte de ce que la partie orientale de l'empire était de loin la plus peuplée et que la romanisation y était restée très superficielle, on peut supposer que la population parlant le latin dut, jusqu'à la fin, rester très inférieure à la moitié de la population de l'empire. Le recensement de Claude, en 47, donne moins de six millions de citoyens romains. Admettons que le nombre des « latinophones » ait, dès cette époque, dépassé légèrement le nombre des citoyens et que la population de l'empire ait augmenté sous la longue paix des Antonins ; enfin que l'édit de Caracalla (dont on discute encore la portée exacte) ait accéléré la romanisation : il nous paraît raisonnable d'estimer qu'aux derniers siècles de l'empire la population parlant latin hors d'Italie (et en Italie même l'usage du latin n'était certainement pas encore généralisé !) ne devait pas dépasser la population de l'Italie. S'il en est ainsi, on peut considérer que les citoyens à qui les plus hautes magistratures étaient accessibles se partageaient, à peu près également entre Italiens et non-Italiens (provinciaux et romanisés). Or, aux derniers siècles de l'empire, les premiers se sont complètement effacés. Tel est

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l'effet de la fatigue psychologique au niveau des grands ensembles. Encore une fois : ce qui est étonnant, ce n'est pas la montée des « périphériques >, qui serait un phénomène normal en soi ; ce qui est étonnant et significatif, c'est l'effacement progressif, et finalement quasi total, des « centraux ». Dans le cas de l'empire romain, il y eut, c'est certain, un élément fortuit qui est venu accélérer le processus : le fait qu'après l'extinction de la dynastie qui se réclamait de César (et même avant) le pouvoir, ou plus exactement le pouvoir de faire les empereurs, est généralement échu à l'armée, par suite de l'absence d'un système successoral reconnu. Or l'armée, dès le i " siècle, s'était régionalisée et même dé-romanisée. Mais cela aussi — et même en tout premier lieu — est, pour une nation, un signe de fatigue. * * *

Voyons à présent un autre cas : celui de 1'« empire » français. Car la France a toujours été un empire, c'est-à-dire un Etat plurinational (27). La France a été faite par les gens du Nord, les gens de langue d'oïl ou, si l'on veut, les gens de l'ancienne Neustrie centrée sur l'Ile-deFrance. Par la politique tenace d'une dynastie entreprenante, par une série aussi de hasards et, enfin, par une sorte de dynamisme géo-politique, elle a atteint au xix* siècle ses frontières naturelles. Le déroulement de ce processus comme une fatalité et l'homogénéité acquise par l'ensemble — homogénéité due en grande partie à la puissance politique du Royaume (la puissance attire et enivre !) et au prestige culturel qui s'y est attaché — nous masquent aujourd'hui ce que ce processus a pu avoir d'accidentel, voire d'artificiel. (Il n'est que juste de constater cependant que si quelques « langues étrangères » ont été ainsi rattachées au Royaume — à commencer par les pays de langue d'oc dès le Moyenâge, puis d'autres comme la Bretagne, le Pays Basque, le Roussillon, l'Alsace, la Corse — en échange des pays de langue française comme la Wallonie, la Suisse romande, le Val d'Aoste, sont restés en dehors.) Jusqu'à la fin du xm* siècle lorsque le comté de Toulouse fut rattaché au domaine royal, comme conséquence indirecte de la croisade contre les « Albigeois », la suzeraineté du roi de France sur le Toulousain avait à peine plus de signification que la prétendue préséance de l'Empereur sur le roi de France, ou que la suzeraineté du Pape sur le royaume de Hongrie. De même, lorsque les Etats d'Aix, en 1486, accepteront le leg de leur province fait par leur comte défunt au roi de France, ils auront soin de spécifier que la Provence s'unissait à la France « non comme un accessoire à un principal, mais comme un principal à un (27) Les Français d'aujourd'hui, au lieu de s'en faire un titre de gloire, s'offusquent aisément de cette affirmation. On ne sait pourquoi le mythe de 1' «hexagone » miraculeusement constitué en une entité demeurée immuable de la conquête de César jusqu'à nos jours, est devenu une sorte de crédo national. La réalité est toute autre. Le monolithisme actuel ne devrait pas faire oublier la très lente construction de la nation française.

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autre principal et séparément du reste du royaume ». Ceci allait être vrai jusqu'à la Révolution, sauf en ce qui concerne l'introduction du français comme langue judiciaire et administrative, par l'édit de Villers-Cotterets de 1539 sur la réformation de la justice. — En fait, pendant des siècles, les gens de langue d'oc, tout en acceptant l'allégeance au roi de France, ne se considéreront pas vraiment comme des « Français », des gens « de France ». La France, c'était le Nord de la France. Certes, les élites du Midi se laisseront-elles emporter peu à peu par le grand courant qui entraîne la « Hochkultur » française, tandis que le provençal perd de son prestige et que sa littérature s'atrophie. Il se crée une sorte de bipolarité intellectuelle : le français en pleine expansion s'impose aux hommes de culture, mais une partie d'eux-mêmes, indéfinissable, presque secrète, est restée attachée à leur terroir et aux trésors de sa langue. Et la « francisation » est lente et ne touche encore qu'une petite minorité. Au milieu du xv" siècle, à la fin de la Guerre de Cent Ans, un conseiller de Jean IV d'Armagnac, futur évêque, ayant à traiter avec les Anglais, engage les pourparlers en latin parce qu'il n'entend pas le français (« quia ydioma gallicum non plane fari et minus scribere scio ») (28). En 1644, Mlle de Scudéry, qui voyage dans le Midi, s'étonne de ne pouvoir engager la conversation avec les dames de la bonne société marseillaise : elles ne parlent pas le français. Trente-cinq ans plus tard, en 1679, Mme d'Aulnoy constate à Bayonne que les dames savent du français mais qu'elles ont beaucoup d'embarras quand elles s'en servent. Ainsi, en plein xvii* siècle, sous le règne de Louis XIV, ces dames de l'aristocratie de Marseille et de Bayonne sont moins francisées que ne le seront deux siècles plus tard les dames de la société de Saint-Petersbourg ou de Bucarest ! Même chez les hommes, plus tôt appelés aux affaires et à la culture française, la pénétration du français a été lente. On a dès le xvi* siècle de grands écrivains français originaires du Midi, comme Montaigne, Marot, Brantôme ; mais ils sont certainement bilingues. Au xviii" siècle, certains membres de l'Académie de Marseille avouent encore que, s'ils peuvent rédiger en français, ils continuent à penser en provençal (29). Que dire alors du peuple, de l'immense majorité de la population du Midi ? Arthur Young, en pleine période révolutionnaire, notera qu'au Sud d'une certaine ligne on ne se fait plus entendre en français (30). Le français a donc pénétré dans les provinces « allogènes » avec une lenteur extrême ; d'abord, comme de règle, dans les hautes classes. (28) Cité par Auguste BRUN, Parlers Régionaux. France dialectale et unité française, Paris, 1946. Voir aussi du même auteur, de 1923, Recherches historiques sur l'introduction du français dans les provinces du Midi. Sur le même sujet, plus récent — et plus polémique — l'essai de M. Robert LAFONT, Sur la France, Paris, Gallimard, 1968. (29) Tous les exemples précédents sont tirés de l'ouvrage d'A. BRUN, Parlers régionaux. (30) Comme on aimerait savoir, parmi les cinq cents fédérés de Marseille qui défilèrent dans les rues de Paris à la veille de la Journée du 10 août 1792 en chantant « La Marseillaise », combien parlaient vraiment le français ! 21

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Mais pendant longtemps, comme une langue de culture, comme il est parlé dans certains pays étrangers. Ce n'est qu'au xvm* siècle que la mode forcera subitement la porte des salons de l'aristocratie et de la bourgeoisie languedociennes, en même temps qu'une certaine presse et les idées des « philosophes ». Le grand tournant sera pris sous la Révolution comme une réaction contre le risque d'éclatement du Royaume, et, paradoxalement, comme nous le verrons tout de suite, précisément à un moment où les provinciaux périphériques feront irruption dans la politique. En même temps qu'on procédera à des réformes centralisatrices sur le plan administratif, on partira en guerre contre les parlers régionaux. On prônera « l'unité dans l'uniformité ». Mais ce n'est qu'à l'époque contemporaine que cette uniformité sera près d'être atteinte. Il aura fallu pour cela, près d'un siècle après la Révolution, l'enseignement généralisé de Jules Ferry, le brassage du service militaire obligatoire et de deux grandes guerres, l'exode rural provoqué par l'industrialisation, enfin la presse et surtout, depuis peu, la radio et la télévision. L'uniformité de la France est un phénomène contemporain. On peut dire qu'aujourd'hui enfin la disparition des parlers régionaux et des patois est en vue, exception faite pour quelques « noyaux durs » comme la Bretagne et la Corse, ou pour quelques provinces frontières adossées à des pays étrangers parlant la même langue ou une languesœur : le flamand et l'alsacien dans le Nord et dans l'Est, le catalan et le basque le long des Pyrénées. Reste à savoir si cet effort d'uniformisation, mené avec tant de méthode et de persévérance depuis un siècle, n'aura pas poursuivi la chimère d'une unité qui existait déjà sous un autre visage, au détriment d'un diversité riche de potentialités insoupçonnées (31). (31) Le point de la situation a été fait récemment dans une enquête très complète menée par M. Michel LEGRIS pour le quotidien « Le Monde » : Les parlers maternels en France ( « L e Monde» du 9 au 18 septembre 1964). Il y a moins d'un demi-siècle, voici quelle était encore la situation du provençal dans le département des Basses-Alpes, selon des notes prises en 1925 par Auguste Brun dans la région de Forcalquier : « Tout le monde aujourd'hui entend le français, tout le monde, au besoin, le parle. J'ai encore connu quelques vieillards incapables de le parler. Maintenant la plupart sont morts : il en reste à peine deux ou trois qui emploient uniquement le provençal. La partie de la population qui a dépassé la cinquantaine parle plus volontiers le provençal, sans être gênée d'ailleurs quand elle emploie le français. La conversation courante, quand on se trouve entre gens d'âge, a lieu presau'exclusivement en provençal. Aussi l'usage est resté de faire les publications municioales en provençal ; les criées des marchands ambulants se font encore en provençal. J'ai assisté, à la Mairie, à une vente aux enchères par devant notaire, en provençal ». (...Plus loin l'auteur indique que les femmes ont davantage tendance à adopter le français, observation particulièrement instructive, car c'est en général la femme qui est plus conservatrice et qui défend mieux la langue ancestrale ; ici, il doit s'agir d'un phénomène social : c'est vulgaire de parler le dialecte, il faut tout faire pour que les enfants l'évitent ; on leur a donné le complexe du patois). L'auteur aioute : « Ainsi, dans la vie domestique, l'usage de chacun varie selon l'âee et le sexe de celui qui parle et aussi selon l'âge et le sexe de celui à qui on s'adresse. Le grand-père parlera provençal à la grand-mère, à son fils, et français à son petit-fils et surtout à sa petite-fille. Le père parlera provençal à l'aïeul,

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Où voulons-nous en venir ? A la constatation que la France a été lentement construite par les gens de la moitié nord du pays, les gens de langue d'oïl, et que jusqu'à une époque relativement récente, c'est-à-dire le xix e siècle, les Français du Midi, ceux des autres provinces allogènes et ceux des provinces nouvellement acquises, n'étaient pas des Français « tout à fait comme les autres ». En veut-on la preuve ? Jusqu'à la Révolution, le pouvoir est presque exclusivement entre les mains des hommes du nord — et, comme dans le cas de Rome, il est le monopole d'une caste avec une forte concentration dans un certain milieu et dans certaines familles. Voici l'enquête à laquelle nous avons procédé sur l'origine régionale des ministres de Louis X V et de Louis XVI, de 1717 (date de la suppression du système des Conseils, sous la Régence) jusqu'en juillet 1789 (32) : sur les 12 chanceliers et gardes des Sceaux qui se succèdent pendant ces trois quarts de siècle, pas un seul n'est originaire des provinces périphériques. Presque tous appartiennent à des dynasties de gens de robe, possédant des charges au Parlement de Paris, et dont les familles sont originaires de la région parisienne et des provinces avoisinantes. Dans l'ensemble, pour tous les ministères, sur 76 noms, 16 seulement viennent de provinces que nous considérons périphériques ; 2 sont des sujets étrangers (Law et Necker). Par ailleurs, étant donné que le pouvoir suprême est demeuré tout ce temps entre les mains du roi, il convient d'ajouter aux « centraux » les trois princes : le Régent, Louis X V et Louis XVI. Sur un total donc de 79 noms, nous avons 18 périphériques si nous comptons les deux étrangers (hypothèse la plus favorable), soit un pourcentage de 22,80 %. Si nous excluons Law et Necker, qui ne sont pas des Français périphériques, mais des techniciens étrangers qui louent leurs services au roi de France, comme d'autres louent leur épée, la proportion tombe à 16 sur 77, soit 20,75 %. Encore faut-il remarquer que c'est bien en forçant la note, en interprétant de la façon la plus large la notion de province périphérique, que nous avons atteint le chiffre de 16 « périphériques ». Le comte de Saint-Germain et le prince de Montbarrey par exemple, ministres de la Guerre respectivement en 1775 et en 1777, viennent de Franche-Comté, province de langue d'oïl, jadis appartenant à l'ensemble bourguignon et déjà rattachée une première fois à la couronne sous Louis XI. Et si la famille du comte de Montmorin, ministre des affaires étrangères de 1787 à 1789, vient d'Auvergne, elle sert la couronne depuis des siècles et elle est apparentée aux Bourbons. Les Ségur (du Périgord) et les Puységur (du Bas-Armagnac) donnent eux aussi de

quelquefois à sa femme, plutôt provençal à son fils adulte, plutôt français à sa fille et aux petits... ». L'auteur ajoutait ailleurs que dans le Sud-Ouest, Toulousain, Gascogne, etc., la langue occitane résistait mieux que dans les Basses-Alpes ( A . BRUN, Op.

cit.,

p. 1 3 2 sqq).

(32) Voir Annexe n° V. A. — Pour simplifier, nous n'avons tenu compte que de la famille paternelle, dont l'héritage psychologique demeure prépondérant dans notre société patriarcale. Mais il est hors de doute que l'influence de la famille maternelle peut dans certains cas avoir joué un rôle capital, comme nous l'avons vu dans un chapitre précédent.

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hauts dignitaires à la Cour depuis des siècles. Peut-on encore parler de périphériques dans tous ces cas ? A la vérité, les vrais périphériques, les provinciaux nouveaux venus comme les Massiac, les Silhouette, les Peyrenc de Moras, se comptent sur les doigts de la main. Les provinces allogènes, y compris tout le Midi de la France, et, bien sûr, la Bretagne, le Roussillon, la Navarre, l'Alsace, la Flandre, ne donnent qu'un nombre infime de dignitaires de l'Etat — beaucoup d'entre eux sont des ecclésiastiques (Dubois, Fleury, Bernis, Loménie de Brienne), comme si l'Eglise avait été l'antichambre du pouvoir pour ceux qui n'y accédaient pas de plain-pied. Il y a aussi, nous venons de le voir, ime plus forte proportion de périphériques parmi les ministres de la Guerre, et vers la fin du siècle. Ce ne sont pas des hommes politiques, mais des techniciens. Un simple coup d'œil sur notre liste suffit d'ailleurs à nous édifier : à la fin de l'Ancien Régime, le pouvoir en France est encore fermement entre les mains des gens du Nord de la Loire, et les ministres se recrutent par prédilection dans une oligarchie de noblesse administrative. Il est à peine exagéré d'affirmer qu'au χνιιι* siècle les plus hautes charges de l'Etat se passent de père en fils dans les familles qui détiennent déjà par voie héréditaire les hautes charges du Parlement de Paris (en regard, les représentants de la vieille noblesse d'épée, les Choiseul, les d'Aiguillon, les Puységur, les maréchaux de Castries et de Ségur, sont en minorité). Les Lamoignon de Malesherbes, les d'Aguesseau, les d'Ormesson, les Voisin de la Noiraye, les Lambert, les Berryer, les Fleuriau d'Armenonville, les Phélyppeaux, les d'Argenson, toutes familles plus ou moins apparentées entre elles, sont pendant les deux grands siècles de la monarchie française, de véritables pépinières de ministres. Lamoignon est le petit-fils de Guillaume de Lamoignon, président du Parlement de Paris, principal auteur des ordonnances de Colbert ; il est le fils d'une Voisin de la Noyraie et le père de Chrétien François de Lamoignon, dernier Garde des Sceaux de Louis XVI ; d'Aguesseau est marié à une d'Ormesson ; Fleuriau d'Armenonville est le fils d'une Lambert ; les Voyer d'Argenson donnent quatre ministres au χ ν π Γ siècle. Mais la palme revient sans doute aux Phélyppeaux, plus connus sous leurs noms de noblesse de comtes de Pontchartrain, comtes de Saint-Florentin, comtes de Maurepas et ducs de La Vrillière : ils donnent entre 1610 et 1781 onze ministres et un chancelier du Royaume, de sorte que, selon l'expression d'un de leurs biographes, ils sont restés « dans le ministère » sans interruption pendant 171 ans ! — Et toutes ces familles viennent d'une zone limitée qu'on pourrait presque circonscrire à l'Ile-de-France, la Champagne, la Touraine et la Normandie. On dira peut-être que cette absence des provinciaux s'explique aisément du fait de la décentralisation du Royaume, de la vie encore intense des provinces, avec leurs Etats, leurs Parlements, leurs Académies ; et aussi de la lenteur des communications. Mais cela n'empêchait pas l'afflux des courtisans et des gens d'épée, particulièrement des régions pauvres de Gascogne, d'Auvergne, de Bretagne — mais ils n'avaient pas, ou ils avaient rarement, des ambitions politiques. La politique, c'était l'affaire des gens « de France ».

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Le paysage change brusquement sous la Révolution. La scène politique est envahie par les provinciaux des provinces lointaines. Que s'est-il passé ? Y a-t-il eu quelque nouveauté radicale dans les moyens de communication qui ait rapproché les provinciaux de Paris ? Aucunement (33). Il y a eu simplement que la Révolution n'a pas seulement libéré des passions politiques et sociales trop longtemps contenues, elle a signifié aussi une sorte de revanche de la province sur Paris, du Midi sur le Nord, des « périphériques » sur les « centraux ». A telle enseigne que du jour au lendemain la balance penche dangereusement de l'autre côté. (Nous retrouverons le même phénomène, encore plus marqué, en Russie, immédiatement après la Révolution d'Octobre.) Les provinciaux affluent à Paris, un peu ivres de ce pouvoir nouvellement acquis, et malgré l'importance révolutionnaire du peuple de Paris et de ses « journées », ils prennent une part très active aux affaires. On connaît la place qu'ont tenue les Girondins aux premiers temps de la Révolution. Mais il y a d'autres Méridionaux qui jouent un rôle de premier plan : l'abbé Sieyès, plus tard Cambacérès ; les Mirabeau sont des Provençaux (de lointaine origine italienne) et le père du tribun est le premier de la famille à s'être établi à Paris et à avoir acheté, en 1740, une propriété plus près de la capitale (à Bignon, dans le Loiret, où naîtra Mirabeau en 1749). Les Alsaciens font aussi leur apparition dans les Conseils et à la tête des armées ; et, pour la première fois depuis la révocation de l'Edit de Nantes, et après la terrible persécution qui avait duré un siècle, les protestants. Barnave, Boissy d'Anglas sont protestants, et Jean Bon Saint-André qui est même pasteur, comme Rabeau Saint-Etienne. Il y a aussi Marat, qui de plus est né sujet suisse, fils d'un juif vénitien (Mara). Cette « montée des périphériques » et cette affirmation des provinces risque même, un instant, de mettre en danger l'unité du pays. On sait comment les partisans de « la République une et indivisible » eurent finalement raison des fédéralistes et comment le mouvement centralisateur prit alors, au contraire, un tournant décisif. Il n'en est que plus significatif que les périphériques aient continué de fournir pendant l'époque révolutionnaire une grande partie du personnel de Gouvernement. Barras, qui domine le Directoire, appartient à une famille de vieille noblesse provençale, et six des douze autres membres successifs du Directoire viennent des provinces périphériques : Reubell est Alsacien, Neufchateau, Lorrain ; Roger Ducos, Barthélémy, Treilhard et Sieyès des Méridionaux. Quant à la période suivante, est-il encore besoin de rappeler qu'il s'en est fallu de quelques mois que Bonaparte ne naquit point sujet du Roi ? Et qu'à l'âge de neuf ans il ne parlait pas encore le français (34) ? (33) Sauf qu'il faille mentionner que c'est pendant cette deuxième moitié du XVIII* siècle — que l'on s'est habitué à envisager sous son seul aspect négatif, c'est-à-dire dans la perspective de la révolution qui allait venir — que la France s'est dotée du réseau routier le plus dense et le meilleur d'Europe. (34) En remontant à l'ancêtre à la 6* génération, on trouve Francesco Buonaparte qui a émigré en 1512 de Toscane en Corse, dans un milieu particulièrement

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Sous la Restauration, on assiste à une réaction très nette. Mais elle est surtout politique et sociale plutôt que régionale. On ne reviendra plus jamais à la concentration régionale du personnel gouvernant qui était encore si flagrante dans les derniers temps de l'Ancien Régime. La France, sous la Restauration, est largement gouvernée par les hobereaux, mais ils viennent aussi bien des provinces lointaines. On peut même avancer que sous la Restauration et la Monarchie de juillet les « figures de proue » de la politique française sont des périphériques : des hommes du Midi comme Decazes, Villèle, Thiers ; des protestants comme Guizot. Cependant on peut estimer qu'au milieu du xix" siècle, pour la première fois, la proportion des « centraux » et des « périphériques » dans le Gouvernement de la France s'équilibre. La proportion se retournera dans le sens d'une prédominance progressive des périphériques, à la fin du xix" siècle, avec la III" République (35). Mais avant d'examiner le recrutement régional des gouvernants français depuis 1871, nous aimerions, pour que les chiffres prennent tout leur sens, préciser davantage ce que nous entendons par « centraux » et par « périphériques », dans la France du xvm* siècle d'abord, puis à l'époque contemporaine. Nous considérons périphériques au xvm* siècle : I o tous ceux dont le « parler maternel » n'est pas le français (36) : Languedociens, Basques, Catalans du Roussillon, Bretons, Flamands, Alsaciens, Corses ; 2° ceux qui viennent d'une province acquise depuis moins d'un siècle, comme l'Artois, la Franche-Comté, la Lorraine (cela afin de tenir compte de la plus courte période d'incubation, dont nous avons vu la constance, et pendant laquelle les nouveaux venus sont animés du zèle des néophytes) ; 3° les minorités ethniques ou religieuses qui maintiennent leur singularité ou leur solidarité, tels les protestants et les juifs ; « insulaire ». Taine a eu l'intuition de cette sorte de « léthargie » en expliquant Napoléon comme un phénomène attardé de la Renaissance italienne. (35) Nous avons renoncé à établir l'origine régionale des Ministres français de 1789 à 1871 car cela nous aurait entraîné dans des recherches trop longues et somme toute, hors de propos. Nous avons estimé suffisant, pour étayer notre argument, un second « sondage » sur l'origine des Premiers Ministres français (détenteurs de la plus haute autorité effective), de 1871 à nos jours — ce qui nous donne, par hasard, à peu près le même chiffre (78) que pour les ministres du XVIII" siècle — (V. Annexe n° V. B). (36) Nul doute qu'il n'y ait dans ce découpage quelque arbitraire ; ainsi la limite entre les pays de langue d'oc et les pays de langue d'oïl ne correspond pas nécessairement à la limite des pays qui ont plus ou moins gravité autour de Paris et du Roi. Le hasard des héritages féodaux et des distributions d'apanages a pu rattacher parfois de plus près à la couronne telle province périphérique plutôt que telle province de langue d'oïl. Dans l'ensemble cependant, nous pensons que notre découpage correspond à une certaine réalité et l'adoption de tout autre critère nous entraînerait à de trop nombreux et subtils distinguos.

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4° les familles d'origine étrangère établies dans le pays depuis moins de trois générations. (De même que nous avons considéré comme « centrale » une famille originaire des provinces périphériques, établie dans la partie nord de la France, et notamment à Paris, depuis plus de trois générations). A la fin du xix* siècle, le tableau aura été légèrement modifié. On ne doit plus, de toute évidence, compter parmi les provinces périphériques les provinces de langue d'oïl rattachées à la France depuis plus d'un siècle, telles l'Artois et la Franche-Comté, où l'on a, de longue date, perdu toute conscience d'une ancienne allégeance étrangère. Nous cesserons également de considérer comme périphériques les Lorrains nés après 1866 (cent ans après l'annexion), encore que le drame de la perte de l'Alsace-Lorraine en 1871 ait avivé chez eux le sens d'une appartenance à une marche frontière, et presque à une entité à part. En échange, il convient d'ajouter les nouveaux venus, Savoyards, Niçois, colons d'Algérie, créoles, métis, étrangers naturalisés, etc. Essayons à présent d'établir, pour les époques considérées, les chiffres de la population selon les provinces et les minorités ethniques ou religieuses. On sait qu'il n'y a pas eu en France de recensement général et systématique avant l'époque révolutionnaire. Pour l'époque antérieure, nous sommes obligés d'avoir recours à des ouvrages du temps, qui se fondent sur les rapports, ou mémoires des intendants et sur les registres paroissiaux des naissances, des mariages et des morts. Ces ouvrages sont peu nombreux. Nous avons choisi les chiffres que nous donne Messance, Receveur Particulier des Finances de Saint Etienne en Forez, dans Nouvelles recherches sur la population de la France, Lyon, 1788, parce qu'ils se présentent dans des tableaux commodes à consulter. Ils ne diffèrent que très peu des chiffres que donnent Moheau en 1778, ou Calonne en 1787 (pour l'Assemblée des Notables), ou enfin Necker. Les chiffres absolus nous intéressant d'ailleurs moins que la population relative par province, nous pouvons admettre que la marge d'erreur est la même pour l'ensemble du royaume et que les pourcentages que nous avons obtenus sont aussi proches que possible de la réalité. Nous avons dû couper certaines provinces ou généralités selon la ligne de partage des langues, telle qu'établie à l'époque contemporaine, quoi qu'il soit avéré que cette ligne s'est déplacée au siècle dernier, et continue à se déplacer au profit du français — mais nous n'avions pas le moyen de procéder à un décompte plus exact pour l'époque. Il en résulte que le chiffre que nous obtiendrons pour les périphériques est très probablement un minimum. Le calcul nous donne : — pour l'ensemble des provinces « centrales » : 12 255 431 habitants; — pour l'ensemble des provinces « périphériques » : 11 674 204 habitants. Ces chiffres doivent être corrigés en déduisant des « centraux » et en rajoutant aux « périphériques » les minorités religieuses, c'està-dire les Protestants et les Juifs.

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Ni pour les uns ni pour les autres nous ne disposons de chiffres précis. Bâville, intendant du Languedoc dans les années 1680, évalue à 166 000 les réformés du Languedoc (37), province où ils étaient relativement nombreux. Combien pouvaient-ils être dans tout le royaume au moment de la révocation de l'Edit de Nantes, et combien émigrèrent ? Sur ce dernier point, les estimations des historiens modernes varient encore considérablement, entre 200 000 et 800 000. Etant donné le chiffre de Bâville d'avant la révocation, le dernier chiffre apparaît excessif — d'autant que l'émigration, clandestine, ne fut possible, le plus souvent, que des provinces du nord et de l'est. En nous basant sur le nombre actuel des protestants en France, qui oscille autour de 800 000, et en admettant que le nombre des protestants s'est accru dans le même rythme que celui de l'ensemble de la population (qui a presque doublé, de 1788 à nos jours), et en supposant enfin que le nombre des familles protestantes rentrées en France après l'édit de tolérance n'est pas très considérable, on peut admettre, dans la France de la fin du XVIII* siècle, un chiffre d'environ 400 000 protestants que nous répartissons également entre le Nord et le Midi, faute de renseignements plus précis. Cependant, une nouvelle difficulté surgit : comme ceux des protestants qui refusaient d'abjurer même pour la forme étaient pratiquement privés d'état civil, il nous est impossible d'évaluer le nombre des protestants qui sont effectivement compris dans les chiffres de Messance. Les protestants recensés dans le Midi étant déjà comptés parmi les périphériques en tant que méridionaux, nous pensons que le nombre des protestants à déduire des provinces dites « centrales » et à rajouter aux « périphériques » ne devrait pas excéder 150 000, auxquels il faudrait ajouter, à l'estime, 50 000 clandestins, du Nord et du Midi (en augmentant d'autant les totaux de Messance). Le décompte n'est guère plus facile pour les Juifs. En prenant pour base le chiffre (63 000) donné en 1884 par Vivien de Saint Martin dans son Dictionnaire de Géographie Universelle, à l'article « Juifs » (38), et en tenant compte de ce que les Juifs étaient relativement nombreux en Alsace-Lorraine, on peut admettre un chiffre du même ordre, un siècle plus tôt : disons 60 000, dont la moitié dans les provinces périphériques, déjà comptés une fois. Total Protestants et Juifs à rajouter au chiffre des « périphériques » d'après le recensement de Messance : 230 000. Ce qui nous donne un total de « périphériques » de 11 904 204 sur une population globale de 23 979 635 habitants (chiffre obtenu à partir du total de Messance, plus la Corse selon Necker, plus, à l'estime, 50 000 protestants non recensés), soit en chiffres ronds la moitié de la population du pays. Et si l'on veut bien se rappeler que nous avons adopté, faute de données plus précises, la ligne de partage des langues telle qu'elle se présente au xx* siècle, donc défavorable aux « périphériques », il est permis d'affirmer sans grand risque d'erreur que la proportion

Cf. Raoul STEPHAN, Histoire du Protestantisme français, Paris, Fayard, p. 186. (38) Cité par E. LEVASSEUR, La population française, Paris, 1892, p. 455, note 1. (37)

1961,

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réelle de ceux-ci dans la France de la fin du xviii' siècle était de plus de 50 % de l'ensemble de la population (39). Pour le début de la III* République, nous avons le recensement général de 1872. Ce qui frappe au premier abord c'est que la population des provinces du Midi (plus les deux départements lorrains) a très peu augmenté (11 971 436 habitants) alors que celles des provinces au nord de la ligne de partage entre langues d'oc et langues d'oïl (moins la Lorraine) a plus que doublé (24 131 485 habitants) — à quoi il convient d'ajouter la perte d'environ 1 500000 habitants de l'Alsace-Lorraine. Cette première impression doit recevoir une série de corrections : 1. Il faut déduire de la France du Nord les langues « étrangères » : le breton et le flamand : a) pour le breton, Lucien Tesnière dans sa Statistique des langues d'Europe (40) donne le chiffre de 1 340 700 Bretons bretonnants d'après un ouvrage réalisé par Sébillot en 1886. Nous conserverons le même chiffre pour 1872 estimant que s'il y a eu un certain accroissement de population entre les deux dates, il est probablement, et largement, compensé par l'exode vers Paris et les régions industrielles, par l'émigration à l'étranger, et par le < grignotage » du breton par le français (41) ; b) pour le flamand, L. Tesnière donne le chiffre de 216 473 flamingants en 1926 ; pour tenir compte à la fois de l'accroissement de population et du recul constant du flamand devant le français, il semble raisonnable de retenir, en 1872, le chiffre approximatif de 200 000. 2. De même les minorités religieuses : a) les protestants : s'ils sont 800 000 dans une population totale de 46 500000 (recensement de 1962), un calcul proportionnel nous donne le chiffre de 414 000 pour la population de la partie Nord de la France en 1872 ; b) les juifs : nous partons du même chiffre de 63 000 donné pour 1884, en en prenant les deux tiers (proportion de la population des provinces du Nord), soit 42 000. (39) La proportion était légèrement plus en faveur des « centraux » avant l'annexion de la Lorraine et de la Corse qui totalisaient (d'après Messance et Necker) 924.862 habitants, à déduire du total de la population et du total « périphériques » ; ce qui donnerait avant 1766 un peu plus de 48 % de « périphériques » contre un peu moins de 52 % de « centraux ». (40) Dans A. MEILLET, Les Langues dans l'Europe Nouvelle, Paris, Payot, 1928. — Pour la délimitation des pari ers régionaux de la France, nous avons utilisé entre autres, en plus de Tesnière et d'Auguste Brun déjà cités : A. DAUZAT, Les Patois, Paris, 1927, 207 p., 7 cartes ; Le Nouvel Atlas linguistique de France, dirigé par Albert Dauzat, Toulouse (Bibl. Nat. G. Fol. X 38) ; R. PANNIER, Les limites actuelles de la langue bretonne, in « Le Français Moderne », t. X 1942, pp. 97-115, 2 cartes ; Sever POP, La dialectologie, Louvain, 1950. (41) Le même Tesnière calculait qu'en 1926 le breton n'était plus parlé que par environ 1 000 000 d'individus. Par ailleurs, M. René PLEVEN (dans la « Revue des Deux Mondes», n° du 15 octobre 1956 : La France vivante : la Bretagne) estime à 700.000 le nombre des Bretons ayant quitté la Bretagne au siècle dernier.

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3. Une dernière correction enfin : l'exode probable des provinces du Midi vers la capitale et plus généralement vers les régions plus industrialisées de la moitié Nord du pays. Essayons de le déterminer approximativement à partir du chiffre que les départements du Midi auraient dû atteindre par accroissement naturel. Celui-ci a été pour l'ensemble du pays, entre 1788 et 1872, de l'ordre de 53 %. Pour les provinces du Midi cet accroissement serait représenté par la différence entre le chiffre que nous donne le recensement de 1872 pour ces provinces, moins Nice et la Savoie : soit 11 213 301 et la population de ces mêmes provinces en 1788, d'après Messance ; soit 8 050 933. Cette différence de 3 162 368 ne représente qu'un accroissement de 39 %, 16 % de moins que pour l'ensemble du pays. A supposer que le taux d'accroissement ait été le même dans le Midi que dans le Nord (ce qui n'est pas certain), il y aurait eu un « manque à gagner » des départements du Midi de l'ordre de 1 288 000 unités. Il est permis d'en inférer qu'il représente pour l'essentiel un déplacement de population vers le Nord. Nous retiendrons le chiffre approximatif de 1 100 000, pour faire la part d'autres facteurs, et notamment du commencement de colonisation de l'Algérie. Cependant, le mouvement étant allé en s'accélérant, il est probable qu'une partie seulement des nouveaux venus dans le Nord s'y trouvait en 1872 depuis plus de deux générations. Admettons donc arbitrairement qu'au moins les deux tiers de ces nouveaux venus dans le Nord, soit environ 732 000, sont encore des périphériques qu'il convient de déduire des « centraux » et de rajouter aux « périphériques ». Ces cinq corrections successives représentent un total de 2 728 700 personnes que nous rajoutons aux 11 971436 habitants des départements du Midi et de Lorraine, ce qui nous donne, pour 1872, un chiffre approximatif de 14 700136 «périphériques» sur une population totale de 36 102 921, c'est-à-dire une proportion de 40,7 % de « périphériques » contre 59,3 % de « centraux ». Après 1872, le dépeuplement des provinces du Midi et le mouvement de la concentration dans la moitié nord du pays se sont encore accentués et le processus d'assimilation des périphériques s'est précipité. D'autre part, nous avons cessé de considérer « périphériques » les Lorrains (départements des Vosges et de Meurtheet-Moselle). De la sorte, au recensement de 1962, les départements du Midi ne totalisent que 11 543 396 habitants, contre 34 984 185 pour les départements du nord du pays. Et cependant, nous verrons que le rapport « centraux-périphériques » est resté sensiblement le même qu'en 1872 à cause d'abord du retour de l'Alsace-Lorraine à la France, ensuite de la colonisation de l'Afrique du Nord et de l'intégration de certains territoires d'outre-mer, enfin de l'apparition depuis quelques dizaines d'années, par suite d'une politique d'immigration soutenue, d'une nouvelle et importante catégorie de périphériques : les étrangers naturalisés. Voilà donc comment nous avons cru devoir procéder pour établir le chiffre approximatif des « périphériques » en 1962 (date du dernier recensement officiel) : 1. Après déduction des étrangers, le Midi de la France — région au sud de la ligne de démarcation entre les langues d'oc et

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les langues d'oïl — compte une population de 10 877 187 habitants. (Le recensement de 1962 donne séparément le nombre de naturalisés et des étrangers par département. Il est à remarquer que ces précisions nous manquaient pour 1872, mais attendu que l'immigration et les naturalisations massives sont des phénomènes relativement récents, il est peu probable que la possession de ces précisions aurait changé nos pourcentages de 1872 de façon significative.) 2. Nous avons rajouté à ce chiffre celui des naturalisés établis dans la partie nord du pays, soit 829 135. Auquel nous avons ajouté à peu près un quart, soit 200 000, représentant les enfants et petitsenfants de naturalisés (estimation volontairement réduite, considérant que la politique de naturalisation n'a pris de l'ampleur qu'après la première guerre mondiale, et plus encore après 1945). 3. Les « langues » : a) Les Bretons. Compte tenu de ce qui a été dit plus haut sur le recul constant du breton, d'une certaine émigration, mais aussi de l'accroissement naturel et du maintien pendant une ou deux générations de la « conscience régionale » chez les Bretons francisés ou déracinés, nous avons pensé qu'il fallait garder un chiffre proche de celui de 1872, soit en chiffres ronds : 1 300 000 ; b) Les Flamands : pour les mêmes raisons, nous avons arrondi le chiffre de Tesnière de 1926 (216 473) à 250 000 ; c) Les Alsaciens-Lorrains (parlant le dialecte ou l'allemand) : nous les avons évalués à 1 700 000, en partant du chiffre de Tesnière en 1926 (1 381 315) plus un accroissement naturel estimé à environ 335 000. (N. B. : comme pour 1872, les Basques, les Catalans et les Corses sont compris dans les chiffres globaux des provinces du Midi.) 4. Nous évaluons à environ 800 000 le nombre des habitants de la partie nord du pays, qui seraient des Méridionaux à moins de trois générations. Estimation probablement assez large à partir du « manque à gagner » des départements du Midi entre 1872 et 1962. En effet, l'augmentation de la population française dans les limites géographiques de 1872, et sans les étrangers et naturalisés, a été de 4 703 810 habitants, soit de l'ordre de 13 %. Les départements méridionaux — 11213301 habitants en 1872 — auraient dû, proportionnellement, connaître un accroissement de 1 457 729 unités. Or ils ne sont, en 1962, que 10 393 748 (total des provinces du Midi, moins les étrangers et les naturalisés), soit une baisse de 819 553 unités, donc un manque de 2 277 282. Sur le nombre, combien représentent l'exode vers le Nord et combien l'émigration vers les colonies ou l'étranger et notamment vers l'Afrique du Nord, ou bien d'autres causes de dépopulation, comme la baisse de la natalité ? En considérant qu'une importante fraction des Français d'Algérie était originaire du Midi, on peut supposer qu'environ un tiers de ce total représente l'émigration vers les colonies tandis que deux tiers, c'est-à-dire environ 1 500 000 personnes, représenteraient l'exode vers le Nord. Mais il faut tenir compte également de

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mouvements en sens inverse, notamment vers la Côte-d'Azur et, peut-être, dans une moindre mesure, vers la région industrielle de Marseille, seules régions du Midi qui marquaient, entre 1872 et 1962, une augmentation nettement supérieure à l'accroissement naturel. Devant la difficulté de déterminer les chiffres respectifs qu'il faudrait déduire des totaux du Nord et du Midi, admettons comme une hypothèse raisonnable que le solde des migrations, en faveur du Nord, est de 1 200 000 personnes. Sur cet exode probable nous avons, comme pour 1872, considéré les deux tiers encore « périphériques » en 1962, soit en chiffres ronds 800 000. 5. Les minorités religieuses : a) Protestants (de la partie nord du pays, les autres étant déjà compris parmi les « périphériques » méridionaux) : environ 600 000 (calcul proportionnel à la distribution de la population entre Nord et Sud) ; b) Juifs : on les évalue actuellement à 550 000 dans l'ensemble du pays, mais la majorité est d'immigration récente, puisqu'en 1945 on les évaluait à 130 000. La différence entre les deux chiffres doit figurer dans le recensement de 1962 aux rubriques « naturalisés » ou « étrangers ». Gardons donc le chiffre de 1945 avec un léger accroissement naturel, soit 140 000, dont 75 % dans le nord du pays, soit 105 000. 6. Les Français d'Algérie, évalués à environ 1 200 000 en 1961 (et dont la majeure partie venait des provinces du sud de la France, mais dont une partie non négligeable était constituée de descendants de colons espagnols ou italiens et de juifs indigènes). 7. La population des actuels départements d'outre-mer, environ 1 000 000 en 1962 — en gardant présent à l'esprit que sa participation à la vie politique du pays est toute récente (1946) (42). En reprenant ces sept catégories, nous obtenons pour 1962 un total de 18 861 322, chiffre approximatif des « périphériques » sur 46 557 809 (population de la France métropolitaine, sans les étrangers : 44 357 809 + 2 200 000 Français d'Algérie et des départements d'outre-mer), soit légèrement plus de 40 % (mais seulement 39 % si l'on omet les départements d'outre-mer, intégrés depuis trop peu de temps) ; comme on le voit, une proportion à peine inférieure à celle d'il y a cent ans (43). Il est certain cependant que la disproportion entre les deux groupes ira désormais en s'accentuant, étant donné le recul des « langues étrangères » de l'intérieur, notamment du provençal, et partant, la résorption progressive de la plupart des anciens « périphériques ». (42) Nous avons volontairement omis les Français de l'étranger, qui échappent à toute statistique. Ils sont près de 1.000.000 d'après les registres d'inscription des consulats, mais en réalité peut-être le double. Leur rôle dans la vie publique est négligeable, et par ailleurs on peut supposer qu'ils se recrutent dans toutes les régions du pays. (43) Est-il encore besoin de rappeler que n'étant ni démographe ni statiticien et les données précises nous faisant souvent défaut, nous n'avons pas eu la prétention de présenter ici des chiffres rigoureux, mais seulement d'indiquer un ordre de grandeur vraisemblable. Et nous pensons que même sans ces laborieux calculs on voudra bien convenir que depuis deux siècles un ensemble de facteurs tels que la politique de centralisation, l'exode rural, le développement des télécommunications et l'usage généralisé du français qui s'en est suivi, ont modifié les proportions des populations de la France au détriment des provinces jadis allogènes.

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En face de ces chiffres, quelle a été la distribution régionale des gouvernants français depuis un siècle ? Dès les débuts de la IIP République, ce qui nous frappe — comme pour l'époque révolutionnaire — c'est l'importance numérique des « périphériques » dans le Gouvernement (44). La tendance est surtout nette dans les premières années du régime. En dehors de la tentative de résistance des conservateurs (la « République des ducs » et l'époque de 1'« ordre moral ») qui est menée comme par hasard par des « centraux » (le duc de Broglie, le général de Cissey, le général de Rochebouët, etc.), les figures de proue sont des Méridionaux (Thiers, Freycinet, Gambetta, Duclerc, Fallières, etc.) ou des Lorrains (Jules Simon, Buffet, Jules Ferry). Mais peut-être le phénomène le plus caractéristique est-il l'irruption massive des protestants dans les Conseils du Gouvernement. Certes depuis la Révolution avaient-ils déjà acquis droit de cité, mais leur rôle dans la politique — à l'exception du personnage de Guizot — n'avait pas encore été de tout premier plan. Après 1870, on peut dire qu'ils montent à l'assaut du pouvoir. C'est avec eux que Jules Ferry (qui est libre penseur, mais qui est très proche de la famille de sa femme, une protestante d'Alsace) mènera à bonne fin sa réforme de l'enseignement. Auparavant, dès 1879, deux présidents du Conseil successifs, Waddington et Freycinet, sont protestants. Dans le cabinet Freycinet, cinq ministres sur neuf sont protestants. En 1899, les protestants donnent 10 préfets sur 86 et plus de 100 parlementaires ! Chiffres hors de proportion avec leur nombre dans la nation. — Après ce premier « défoulement » des « périphériques », vers 1885, on dirait qu'un certain équilibre se rétablit, qui dure jusqu'au lendemain de la première guerre mondiale. La France est alors gouvernée par des hommes venant indifféremment de tous les horizons régionaux — et sociaux —. Mais à partir de 1920, le mouvement d'effacement des « centraux » et de montée des « périphériques » reprend et s'accentue de plus en plus. Dans l'ensemble, en un siècle, de 1871 à 1970, sur 78 présidents du Conseil, 32 sont des « centraux », 46 des « périphériques », soit une proportion d'environ 41 % contre 59 %. Depuis un demi-siècle, depuis la fin de la première guerre mondiale, sur 42 présidents du Conseil, 15 seulement sont des « centraux », 27 des « périphériques », soit une proportion d'environ 35 % contre 65 %. Ainsi à la fin du xvin* siècle, lorsque les provinces de la vieille France comptaient environ 50 % de la population du pays (ou probablement moins), elles donnaient 80 % de ses gouvernants ; au milieu du XX* siècle, lorsqu'elles représentent environ 60 % de la population, elles ne donnent que 35 % de ses gouvernants, tout au plus. * * *

Comment se présente la situation en Grande-Bretagne ? (44) Voir Annexe n° V B, la liste des Présidents du Conseil de 1871 à nos jours.

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Partant du fait que le royaume et la puissance britanniques se sont construits d'abord autour de l'élément anglais (plus loin dans le passé, le mélange anglo-normand), nous considérons « centraux » les Anglais protestants, « périphériques » les Gallois, les Ecossais, les Irlandais et les catholiques anglais. Les Irlandais ont été pratiquement exclus du pouvoir à la fois en tant que catholiques et en tant qu'étrangers « colonisés ». En échange, le Pays de Galles, réuni à la couronne depuis la fin du χιιι* siècle, et l'Ecosse, unie à l'Angleterre depuis le début du xvii e , participaient à la vie du Royaume et avaient tous deux dépassé la « période d'incubation » au moment où nous commençons notre enquête, c'est-à-dire en 1721 — pour prendre comme point de départ le ministère de Sir Robert Walpole, traditionnellement considéré comme le premier en date des Premiers Ministres britanniques (sans le titre, qui n'a d'existence légale que depuis 1905). Remarquons en passant que le sentiment de particularisme régional semble avoir été dans les îles britanniques encore plus vivace qu'en France, alors que le recul des langues nationales — ou « parlers maternels » — y est plus prononcé (45). Pas plus que pour la France, nous n'avons de statistiques officielles au xvm* siècle. Le premier recensement général date de 1801. Pour le xvm" siècle, nous n'avons que des estimations, notamment celles de Rickman (46). Malheureusement, nous n'y trouvons de statistique séparée que pour la Grande-Bretagne d'une part, l'Irlande de l'autre. On nous propose pour la première le chiffre de 6 047 664 habitants (en 1720), pour la seconde 2 317 374 habitants (en 1725), ce qui nous permettra à tout le moins certaines déductions sur le développement probable de ces deux ensembles. A partir de 1821, nous avons des chiffres séparés pour l'Irlande, l'Ecosse, et l'Angleterre et le Pays de Galles réunis. Voici les chiffres pour 1821 : Pour l'ensemble des Iles britanniques : 2 0 893 584 habitants qui se répartissent comme suit : — Angleterre et Pays de Galles — Ecosse — Irlande

12 0 0 0 2 3 6 2 091 521 6 801 827 (47)

(45) Voici les chiffres que donnait TESNIERE, op. cit., en 1926 : en Ecosse, sur une population totale, au-dessus de l'âge de 3 ans, de 4 573 471 habitants, 4 414 692 ne parlaient que l'anglais, 148 950 l'erse (ou gaélique) et l'anglais, et 9 829 l'erse seulement — et cela surtout dans les îles Hébrides. En Irlande, sur 4 390 219 habitants (pour l'ensemble de l'île) : 3 810 219, anglais seulement, 560 000 anglais et irlandais, 20 000 irlandais seulement. Et il est probable qu'aujourd'hui, après une génération, la situation des langues autochtones s'est encore détériorée. (46) Cf. G. TALBOT GRIFFITH, Population

Problem

of the Age of

Malthus,

Cambridge, University Press, 1926. (47) Dans L. DUDLEY STAMP and STANLEY H . BEAVER, The British Isles,

(4· éd.) p. 582.

1954

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Comme on le voit, en un siècle, la population de la GrandeBretagne a augmenté de 133 %, celle de l'Irlande de près de 200 %. Mais ce rapide accroissement de la population irlandaise s'arrête dans la décennie 1841-1850, lorsque brutalement la population commence à décroître, en partie à cause de conditions économiques désastreuses, notamment plusieurs années de disette, mais peut-être aussi à cause d'une sorte de désespoir collectif. Les Irlandais émigrent en masse : près de 1200 000 dans la seule décennie 18411850 ! (exactement 1 195 866, cf. Talbot Griffith, op. cit., p. 68). Cas unique en Europe, à partir de 1841, loin d'augmenter, la population de l'Irlande décroît au point de ne plus atteindre en 1966 que la moitié environ du chiffre de 1841 : 4 368 777 (48) contre 8 196 597. Dans le chiffre fourni plus haut pour l'Angleterre et le Pays de Galles en 1821, il est difficile d'évaluer la part exacte de ce dernier, vu le drainage continuel des populations de GrandeBretagne, du Nord vers le Sud (49). Admettons arbitrairement qu'entre 1821 et 1966 la population du Pays de Galles aurait évolué parallèlement à l'évolution de la population de l'Ecosse, qui est passée de 2 091 521 à 5 179 344 (50), soit un accroissement de l'ordre de 150 %. On peut en déduire raisonnablement que le Pays de Galles évalué par Chaline en 1966 à 2 667 000 habitants (51), en comptait, en chiffres ronds, 1 100 000 en 1821 — que nous allons déduire du total « Angleterre » pour le rajouter aux chiffres de l'Ecosse et de l'Irlande, ce qui nous donne en chiffres ronds : 11000 000 d'Anglais contre 10 000 000 de Gallois, Ecossais et Irlandais — (dans ces derniers, nous n'avons pas fait de distinction entre les catholiques, ou Irlandais de race, et les protestants ou immigrants de Grande-Bretagne, qui sont des colons, et pour une grande part d'ailleurs venaient d'Ecosse et du Pays de Galles). Les catholiques sont aujourd'hui 8 % de la population de GrandeBretagne. Il semble que leur nombre soit en progression, mais à défaut de chiffres plus précis, nous pouvons garder la même proportion en 1821, donc sur 11000000 d'Anglais, environ 880000 catholiques. Pour les juifs, le Dictionnaire de Vivien de Saint-Martin (déjà cité) donne pour 1884 46 000 dans tout le Royaume. Considérant qu'ils devaient être surtout concentrés en Angleterre, le chiffre de 20 000 dans l'Angleterre de 1821 nous paraît un minimum. Total catholiques et juifs : 900000. Il convient donc de retirer 900000 du chiffre des Anglais et de les rajouter aux natio-

(48) Chiffre obtenu en additionnant la population de la République d'Irlande (2 884 000) à celle dé l'Irlande du Nord (1 484 775), (d'après l'Annuaire Statistique des Nations Unies, 1968). (49) Ce mouvement est encore très sensible de nos jours. Voir dans Claude CHALINE, Le Royaume Uni et la République d'Irlande, Paris, Puf, 1966, p. 71, un tableau sur l'évolution régionale de la population britannique entre 1951 et 1964 qui révèle un important déplacement de population du nord et du centre vers le sud et le sud-est. ( 5 0 ) CHALINE, op. cit., corroboré par Annuaire Statistique des Nations Unies, 1968. (51) Tesnière en 1928 donnait 2 205 680, mais y ajoutait 450 000 habitants du comté de Monmouthshire, en Angleterre, où l'on parle le gallois.

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nalités, ce qui nous donne 10 100 000 < centraux » contre 10900000 « périphériques » soit une proportion de 48 % de « centraux » (Anglais protestants) contre 52 % de < périphériques > (catholiques et nationalités autres qu'Anglais). Or nous verrons que cette minorité gouverne seule le pays. A l'époque contemporaine, la situation a été profondément modifiée, par la perte de l'Irlande d'une part, et par l'exode massif vers le sud et le sud-est que nous venons de signaler, d'autre part. D'après Cl. Chaline (52) et l'Annuaire Statistique des Nations Unies, la situation serait actuellement la suivante (chiffres arrondis au millième) : Angleterre 44 470 000 Ecosse 5 179 000 Pays de Galles (et Monmouthshire) 2 667 000 Irlande du Nord 1 484 000 (53) A ces derniers trois chiffres, il convient d'ajouter : les catholiques (8 % du chiffre Angleterre) 3 560 000 (54) les juifs, qui sont évalués selon les auteurs entre 450 000 et 550 000. En prenant le chiffre le plus élevé, soit 1 % de la population, cela nous donne pour l'Angleterre 440 000 Soit 4 000 000 à déduire du chiffre de l'Angleterre. Ce qui représente dans une première approximation : « Centraux » (Anglais protestants) 40 470 000 soit environ 75 % «Périphériques» 13 330 000 soit environ 25 % Cependant, étant donnée l'ampleur exceptionnelle de l'exode vers la capitale et le sud-est anglais, nous allons, comme pour la France, considérer qu'une partie non négligeable de la population de l'Angleterre proprement dite est constituée d'immigrants des autres trois pays (et de l'étranger, notamment de certains pays du Commonwealth) s'y trouvant depuis moins de trois générations. Corrigeons donc les proportions ci-dessus en admettant grosso modo 70 % de « centraux » contre 30 % de « périphériques » (55). ( 5 2 ) Op. cit. (53) TESNIERE (op. cit.), d'après le recensement de 1921, donc il y a près d'un demi-siècle, donnait sur un total de 44 050 492 habitants, 35 230 225 habitants pour l'Angleterre, contre 8 820 267 pour les trois autres pays, à savoir 4 882 497 pour l'Ecosse, 2 656 474 pour le Pays de Galles (plus le Monmouthshire) et 1 281 296 pour l'Irlande du Nord. (54) Ils étaient évalués à 4 000 690 en 1965 pour l'Angleterre et le Pays de Galles. Notre chiffre approximatif à partir du pourcentage général paraît donc raisonnable. (55) Nous n'avons pas tenu compte de l'émigration à l'étranger (en particulier vers les Etats-Unis et les Dominions « blancs »). Elle a été importante et constante, de toutes les parties des îles britanniques, mais le phénomène ne devrait pas affecter sensiblement nos proportions. Par ailleurs, depuis une quarantaine d'années, s'est dessiné un important mouvement compensatoire, l'immigration d'Europe centrale et des Antilles.

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Examinons à présent la liste des Premiers Ministres britanniques, de 1721 à nos jours (56). Que voyons-nous ? Jusqu'en 1852, pendant 131 ans, un seul qui ne soit pas Anglais : le comte de Bute, en 1762. Encore ne reste-t-il au pouvoir que quelques mois et les historiens relatent qu'il devait son impopularité à ce qu'il était un favori du roi, à ce qu'il était partisan de la paix, et à ce qu'il était d'origine écossaise. En résumé, au xvm* siècle, un seul « périphérique » (57) sur 14 Premiers Ministres (ou Premiers Lords de la Trésorerie) ; au χιχ· siècle, 4 (Aberdeen, Disraeli, Gladstone, Balfour, tous dans la deuxième moitié du siècle — et Balfour appartient à la noblesse anglaise par sa mère, sœur du marquis de Salisbury) contre 17 « centraux ». Au xx e siècle enfin, nous avons trouvé 7 « centraux » (Anglais), 6 « périphériques » (Ecossais et Gallois) et 1 dont nous n'avons pas pu déterminer l'origine régionale (Attlee, probablement Anglais), ce qui donne selon le cas 8 contre 6 ou 7 contre 7, soit 57 % contre 43 %, ou 50 % - 50 %. Sauf erreur de notre part, il n'y a pas encore eu en Grande-Bretagne de Premier Ministre catholique. Ainsi comme dans le cas de la France, mais avec un léger décalage, on peut suivre le processus d'effacement des centraux et la montée des périphériques. Jusqu'au milieu du xix' siècle, à une exception près, le Royaume est gouverné par les Anglais protestants, qui ne sont pas encore une majorité dans la nation. Là aussi on observe, comme à Rome et en France, une forte concentration dans un ou deux groupes sociaux, ici la vieille aristocratie et la nouvelle grande bourgeoisie d'affaires, avec des dynasties de politiciens (les Pitt père et fils, les Grenville père et fils, apparentés aux Pitt, les frères Pelham — Henri Pelham et son frère le duc de Newcastle —, les Cavendish-Bentinck, avec les ducs de Portland et de Devonshire, le marquis de Salisbury et son neveu Balfour, etc.). A l'époque contemporaine, lorsqu'ils représentent environ 70 % de la population, les « centraux » ne donnent plus que la moitié, environ, des gouvernants. *

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Dans la Russie d'ancien régime, le pouvoir était si fortement concentré entre les mains du tsar que l'on peut se demander si l'énumération des principaux ministres de l'ancien régime revêt quelque signification. Il n'en est pas moins vrai qu'il a existé depuis Pierre le Grand une noblesse administrative solidement structurée au sein de laquelle s'est recrutée la quasi totalité du haut personnel de gouvernement, et que du point de vue ethnique (ou régional) elle ne comprenait, prati(56) Annexe n° VI. (57) Nous n'avons pas cru devoir compter parmi les périphériques les grands seigneurs anglais possédant des terres en Irlande depuis les guerres de religion, car à aucun moment ils ne se sont coupés de Londres et ne sont devenus de véritables colons. Dans cette catégorie entrent le comte de Shelburn (1782), Spencer Perceval (1809) et Wellington (1828). 22

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quement, que deux catégories : des Russes d'abord, des Germaniques ensuite, des Allemands (surtout les barons baltes), accessoirement des Suédois, des Hollandais ; cette seconde catégorie — petit groupe aristocratique, rapidement et totalement russifié — ayant été étroitement associé, comme un levain, à l'occidentalisation de la Russie depuis le début du XVIII' siècle. Le poste de président du Conseil des Ministres a été créé pour la première fois en Russie par la Constitution d'octobre 1905. Il a eu huit titulaires jusqu'à l'abdication de Nicolas II (58). Au xix* siècle, jusqu'au règne d'Alexandre II, ce sont les ministres des Affaires Etrangères qui portaient le titre de chancelier, sans jouer toutefois le rôle d'un véritable Premier Ministre. Nous prendrons donc, en plus des Premiers Ministres de 1905 à 1917, les ministres des Affaires Etrangères de 1818 à 1917 (59). (Remarquons en passant — comme dans la France de Louis XV — la durée exceptionnellement longue des ministères : de 1818 à 1895 il n'y a que 3 ministres des Affaires Etrangères ! Nesselrode reste en place 36 ans ; Gortchakov, 26 ans ; de Giers, 13 ans.) Avec les cinq souverains (Alexandre I", Nicolas I", Alexandre II, Alexandre III et Nicolas II), nous avons, entre 1818 et 1917, 21 noms, tous des « centraux » si l'on admet notre interprétation de plus haut. Si l'on considère périphériques les Germaniques (Nesselrode, de Giers, Vladimir Lamsdorf, Serge Witte, Boris Stürmer), une proportion de 16 à 5. En tout cas, pas un représentant des véritables minorités ethniques de l'empire, c'est-à-dire en premier lieu les Ukrainiens et les Biélorusses, et a fortiori aucun des « périphériques » plus éloignés de l'élément russe : Polonais, Baltes, Finlandais, Roumains, Tatares, Georgiens, Arméniens, Juifs, sans parler des ethnies finnoises et sibériennes autochtones. Avec la Révolution d'octobre, renversement complet de la situation. Le premier Politbureau, élu le 10-23 octobre 1917, compte 7 membres : Lénine, Zinoviev, Kamenev, Trotsky, Staline, Sokolnikov, Boubnov. Un seul Russe, Lénine — et encore est-il très loin d'être un « pur Russe » comme on voudrait le laisser croire aujourd'hui ; il est même de sang très mêlé, ses quatre grands-parents étant de races différentes : le grand-père paternel, Nicolas Vassilievitch Oulianov, Russe, sa grandmère paternelle Kalmouk, son grand-père maternel Juif et sa grand-mère maternelle Allemande (60) ! Les autres : un Ukrainien (Boubnov) (61), (58) Voir annexe η" VII A. (59) Annexe n° VII Β. (60) C'est surtout l'origine juive du grand-père maternel, le Dr Alexandre Blank, qui a fait l'objet de controverses. Le fait était connu aux premiers temps du bolchévisme. Le leader socialiste roumain Constantin Stere, qui était originaire de Bessarabie et avait, avant 1917, fréquenté les milieux révolutionnaires russes, affirmait que Lénine était un demi-juif et que c'était de notoriété publique. Plus tard, sous Staline, et plus récemment depuis qu'un certain antisémitisme règne dans les sphères supérieures soviétiques, on a cherché à camoufler l'origine juive du grand-père de Lénine. (Le point de la question vient d'être fait dans un article de M. Victor FAY, Le « secret d'Etat », Les origines de Lénine, « Le Monde » du

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un Géorgien (Staline), quatre Juifs (Zinoviev, Kamenev, Trotsky, Sokolnikov). Dans le second Politbureau : quatre membres du premier, Lénine, Kamenev, Trotsky et Staline et un nouveau venu, Krestinsky, qui est Ukrainien. Pas un seul Russe dans le Politbureau en dehors de Lénine, pendant les cinq premières années de la Révolution. En avril 1922, dans le quatrième Politbureau, il entre deux Russes (probables — car leur originale régionale, en dehors du lieu de naissance, n'est pas bien déterminée) : Rykov et Tomsky. Ainsi, comme pendant la Révolution française, mais de façon beaucoup plus marquée encore, on assiste à une véritable irruption des « périphériques » dans la politique. Pendant les premières années de la Révolution, les « centraux », les vrais Russes, sont quasiment absents du pouvoir. Et la liste des membres du Politbureau pourrait être renforcée par l'énumération de quelques autres figures de proue des premiers temps du bolchevisme : Frounzé, le créateur de l'Armée Rouge, bien que né dans la capitale du Kirghizistan, était d'origine moldave, comme son nom roumain l'indique (frunza : feuille, du latin frondea ; cf. fr. : frondaison) ; Rakovsky était Bulgare, Djerjinsky, le chef de la Guépéou, Polonais, Sverdlov, que Lénine aurait voulu pour successeur, Juif. Parmi les principaux ministres soviétiques des Affaires Etrangères, un seul, Molotov, a été Russe ; Litvinov était Juif, Vishinsky Polonais (Gromyko est probablement Ukrainien). Cependant, en Russie aussi, on remarque, avec le temps, une légère réaction, notamment contre l'élément juif dont on a vu l'importance au début de la Révolution. Mais après 50 ans de stabilité du régime et avec son relatif « embourgeoisement », on est en droit de considérer que le phénomène d'irruption des périphériques propre aux périodes révolutionnaires est à présent dépassé et que la proportion des « centraux » et des « périphériques » au sein de la plus haute instance du pouvoir soviétique correspond à un certain état d'équilibre. Or cette proportion révèle que l'empire russe en est au stade de l'effacement des centraux et de la montée des périphériques. Dans l'ensemble (62), sur 44 membres du Politbureau, de 1917 à nos jours, nous avons trouvé 25 périphériques, 14 probablement Russes 27 août 1970. Le Dr Blank, de son vrai nom Sender Blank, de Nijni-Novgorod, aurait changé son prénom trop spécifiquement juif, en celui d'Alexandre, en se convertissant au christianisme pour épouser une allemande luthérienne). (61) Dans le cas de Boubnov, il pourrait ν avoir doute sur son origine ukrainienne. Les biographies officielles le disent fils d'ouvriers (né à Ivanovo-Voznesensk, en Ukraine), mais il pourrait s'agir là d'un pieux mensonge, car il a achevé ensuite ses études secondaires dans la même ville et a suivi pendant un temps les cours de l'Institut agricole de Moscou, ce qui était rarement le cas, à l'époque, pour un fils d'ouvriers ukrainiens. Il se peut qu'il ait été le fils d'un fonctionnaire russe envoyé en Ukraine. (62) Voir Annexe n° VII. C, la liste des membres du Politbureau à partir d'octobre 1917 et jusqu'au Politbureau élu à l'issue du 23 e Congrès, en avril 1966. Nous avons rencontré quelques difficultés à nous procurer des renseignements pertinents sur la biographie des dirigeants soviétiques. Le caractère hagiographique des notices dans les dictionnaires, les nombreuses retouches que ceux-ci ont subies, enfin l'indifférence affichée pour l'origine ethnique des personnalités, font que plusieurs cas sont restés indéterminés.

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et 5 dont nous n'avons pu déterminer l'origine. En admettant que les non-déterminés soient tous des Russes, cela nous donne 19 « centraux » contre 25 « périphériques » ; s'ils sont tous des périphériques, la proportion est de 14 à 30. En d'autres termes, la « fourchette » des membres russes du Politbureau se situe entre 32 % et 43 % du total. (Et encore — remarque que nous avons faite également pour l'empire romain — ces chiffres bruts ne donnent pas une image exacte des véritables proportions, car jusqu'à ce jour, dans certaines provinces allogènes, notamment dans le sud-est de la Russie d'Europe et en Sibérie, la majorité de la population ne participe que de façon très marginale à la vie politique de l'ensemble soviétique ; une petite minorité seulement est acquise à la cause de la russification et c'est dans cette petite minorité que se recrutent les « collaborateurs » du gouvernement central). Cherchons, en regard, quel est le rapport numérique des Russes ou Grand-Russiens à l'ensemble des autres nationalités, dans l'empire des tsars jadis, et dans l'empire soviétique aujourd'hui. La distinction théorique entre « centraux » et < périphériques » est relativement facile, les « centraux » étant les Russes proprement dits, c'est-à-dire essentiellement les descendants des habitants de l'ancienne Moscovie du temps d'Ivan le Terrible, les « périphériques » étant représentés par toutes les autres nationalités conquises depuis le xvi* siècle (63) et qui sont effectivement périphériques du point de vue géographique — à l'exception des Juifs qui sont répandus un peu partout sur le territoire. L'application du critère linguistique à l'évaluation des diverses populations de l'Union Soviétique pose cependant des problèmes. Il y a d'abord un nombre impressionnant de langues et de dialectes (appartenant à une douzaine de groupes : indoeuropéen, turc, finnoougrien, caucasien, sémite, etc.), plus que dans tout le reste de l'Europe. Tesnière écrivait en 1928 (64) : « ...Sur le territoire que nous venons de délimiter il n'est pas parlé moins de 83 langues des 120 que nous avons comptées en Europe. » D'autres linguistes en ont dénombré jusqu'à 169. Il va de soi qu'un pareil émiettement ne peut servir de base à une classification ethnique, culturelle et finalement politique. Π faut faire des regroupements. Le découpage politique auquel, par touches successives, a procédé le gouvernement soviétique n'offre pas non plus un critère satisfaisant, certaines entités (par exemple le groupe tatare-bashkire) ayant été divisées pour des raisons politiques et économiques, d'autres Républiques, au contraire mais pour des raisons similaires, embrassant plusieurs ethnies. Enfin et surtout le gouvernement soviétique, continuant sur ime plus vaste échelle une politique déjà (63) Conquises, à l'exception des Ukrainiens et des Géorgiens qui ont demandé eux-mêmes, à un certain moment de leur histoire, la protection de Moscou, ou le rattachement à la Russie ; les premiers sous l'impulsion du hetmán Bogdan Khmielnitski en 1653, pour se défendre contre les empiétements des Polonais catholiques, les seconds en 1783 à la requête du roi Irakli II, pour se protéger des Turcs et des Persans. (64) Op. cit.

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appliquée par les tsars, a procédé à d'importants transferts de populations, en particulier des Républiques d'Europe vers celles de Sibérie. Ce processus revêt d'ailleurs pour Moscou un caractère de quasi-nécessité partout où il s'agit d'implanter dans des zones sousdéveloppées des industries nouvelles avec leur cortège de techniciens, d'ouvriers spécialisés et de bureaucrates. Le développement économique de la Russie de l'est et de la Sibérie s'accompagne ainsi d'une politique de colonisation qui, dans les dernières décennies, a pris de telles proportions que dans plusieurs Républiques de l'est, comme le Kazakhstan ou la Kirkizie, l'élément autochtone est devenu minoritaire par rapport à l'élément russe (ou russifié — car une autre conséquence des transferts de population est le plus souvent la russification, lorsqu'elle n'est pas déjà consommée, des colons allogènes, forcés, dans le nouveau milieu, d'utiliser la langue de communication, c'est-à-dire le russe). De la sorte, dans presque toutes les Républiques du sud-est et d'Asie, les grands centres industriels et les capitales administratives sont devenus autant de bastions du russisme. Aussi, les frontières des Républiques fédérées et des régions dites autonomes ne correspondant qu'imparfaitement au découpage naturel en groupes nationaux conscients de leur particularisme, nous devons nous contenter de prendre simplement les chiffres que les statistiques officielles nous fournissent, d'une part pour la population parlant le russe, d'autre part pour l'ensemble des autres < langues ». Tesnière (65), en 1928, évaluait les Russes à 67 805 207, sur une population totale de 144 805 000 habitants. Il basait ses calculs sur le dernier recensement en U.R.S.S., celui du 17 décembre 1926. Mais comme les résultats relatifs aux langues n'étaient pas encore élaborés, l'auteur s'est surtout servi des chiffres du recensement de 1920, en se reportant même, assez souvent, au dernier recensement de l'ancien régime, en 1897, et à un commentaire qui lui avait été consacré (66). Il est donc possible que les chiffres avancés par Tesnière reflètent davantage la réalité de 1897 que celle de 1928. Pour l'époque actuelle, nous avons les chiffres de M.P. George (67), d'après le recensement de janvier 1959 (et que nous avons corroborés avec les chiffres de l'Annuaire Statistique des Nations Unies, 1968, qui se sert d'ailleurs de la même source officielle). D'après ces dernières données, les Russes en U.R.S.S. étaient en 1959 114114 000 sur une population totale de 208 827 000 (chiffres arrondis au millième). Cependant dans un cas comme dans l'autre il convient de déduire les Juifs qui ne figurent à aucune rubrique, n'étant recensés ni comme « nation », par la langue, ni comme religion. Ils doivent avoir été comptés avec les nationalités parmi lesquelles ils se trouvaient — avec, probablement, une prime pour la langue russe, lorsqu'ils se trouvaient dans des Républiques marginales —. On les (65) Op. cit. (66) D. AITOFF, Peuples et langues de la Russie, d'après le dernier recensement, Paris, 1906. (67) Géographie de l'U.R.S.S., Paris, PUF, 1966.

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évaluait à 5 000 000 dans la Russie tsariste. Mais un grand nombre d'entre eux se trouvant dans les régions du sud-ouest de l'empire, redevenues, après 1917, roumaines ou polonaises, on ne les estimait plus qu'à 2 600 000 en 1927 et à 3 000 000 en 1939. Les annexions territoriales de 1939-40 (Pologne orientale, Pays baltes, Bessarabie et Bucovine du nord) ayant ramené quelque 2 000000 de juifs à l'intérieur des frontières de l'U.R.S.S., celle-ci se trouvait avoir, à nouveau, environ 5 000 000 de juifs au moment de l'invasion allemande. A la suite des déportations et des massacres perpétrés par les nazis pendant la deuxième guerre mondiale, on estime qu'ils ne sont plus aujourd'hui que 2 000 000 environ. Admettant que la moitié au moins en ait été comptée parmi les Russes, il faudrait déduire du chiffre des Russes 1 300 000 pour le recensement de 1926 et 1000 000 pour le recensement de 1959. Ces corrections faites, et si les statistiques sont correctes — ou plus exactement si la marge d'erreur a été la même en 1926 et en 1959, les Russes représentaient 45,9 % du total de la population en 1926, 54,15 % en 1959, joit une augmentation de plus de 17 %, qui ne peut s'expliquer que par la politique de russification. Et cette augmentation est, en fait, encore beaucoup plus considérable, attendu qu'entre 1926 et 1959 la Russie a incorporé à son empire, vers l'ouest, de vastes territoires peuplés d'allogènes (finnois, baltes, blancs-russiens, ukrainiens, polonais, roumains), ce qui aurait dû avoir pour effet d'accroître d'autant la proportion des périphériques. En réalité, les néo-Russes actuellement au pouvoir à Moscou ont poursuivi de façon moins avouée mais d'autant plus efficace la même politique de russification qu'avaient menée jadis les tsars. * * *

De tous les Etats plurinationaux de la civilisation occidentale, l'Amérique est le seul où le pouvoir soit encore entre les mains des représentants du noyau central. Il est assez difficile de choisir un critère pour distinguer « centraux » et « périphériques » aux Etats-Unis (étant évident, tout d'abord, que ces termes sont dénués ici de toute signification géographique). Le plus simple est de partir de la notion évidente que le noyau central de la nation américaine a été constitué par les colons anglo-saxons, qui ont apporté de Grande-Bretagne, au χνιι" et au xviii' siècles, la langue et la culture britanniques. Ce sont les « white-anglo-saxon-protestant », expression que leurs adversaires ont abrégée en « wasp » (68). Ce groupe n'a cessé, depuis trois siècles, d'être alimenté par l'ancienne patrie et à se sentir très proche d'elle par les mœurs et la culture, surtout dans les classes cultivées. Les premiers colons anglo-saxons-protestants avaient trouvé sur place de petites colonies hollandaises qui, à cause d'un « profil ethnique » peu distinct de l'anglo-saxon, et à cause de leur petit nombre, se sont (68) Jeu de mot : guêpe ; on en a tiré aussi l'adjectif < waspish ».

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laissé assimiler assez tôt, surtout dans les villes (dans les campagnes, le néerlandais s'est maintenu jusqu'au début du xix" siècle). A ces deux groupes se sont joints, après la révocation de l'Edit de Nantes — mais le plus souvent après un stage, parfois de toute une génération, en Angleterre, en Hollande ou en Allemagne — des Huguenots, dont le nombre n'a jamais été très important. A cause de leur dispersion et de la pénurie de ministres du culte français, ils ont été rapidement dénationalisés. Ils ont joué un rôle non négligeable, aussi bien dans l'essor économique du pays que, plus tard, dans sa vie politique. Au moment de la guerre d'Indépendance, ils étaient pour la plupart assimilés, et beaucoup avaient « anglicisé » leurs noms (un des héros des premiers temps de la guerre d'Indépendance, Paul Revere, s'appelait en réalité Rivoire ; on a aussi Bowdoin, de Baudoin, Greenleaf de Feuillevert ; nous ajouterons la famille maternelle de Franklin Roosevelt, Delano, qui aurait été primitivement De Lannoy, les Dewey qui auraient été Douai, etc.). Vers la même époque, a commencé l'immigration d'origine allemande, d'abord quelques sectes religieuses pour fuir les persécutions ou les tracasseries, tels les Mennonites (parmi lesquels certains auteurs font venir l'ancêtre du Président Eisenhower). Puis, à partir du deuxième quart du χνιπ" siècle, des groupes de plus en plus compacts quittent l'Allemagne pour l'Amérique, le plus souvent pour des motifs économiques. Au moment de la Révolution, les Allemands représentaient, de loin, le groupe national le plus nombreux, après les Anglo-Saxons. Si la Nouvelle Angleterre fut longtemps réticente à accueillir des colons qui ne fussent pas d'origine anglaise, les autres colonies s'ouvrirent assez largement, notamment la Pennsylvanie. On a calculé qu'à l'époque de la proclamation de l'Indépendance, les Allemands y représentaient à peu près la moitié de la population. Bien que protestants pour la plupart à cette époque (certaines colonies refoulaient les catholiques), les Allemands furent plus lents à s'assimiler que les Hollandais et les Huguenots. Formant des groupes relativement compacts, maintenant leurs liens avec la patrie d'origine, publiant des journaux en allemand, ils gardèrent longtemps ime sorte de double nationalité. Ce conservatisme fut facilité par un flot incessant d'immigrants (sauf pendant les guerres de la Révolution française et de l'empire), qui grossit encore au xix* siècle (69). (69) En 1850, sur 2 244 602 habitants des Etats-Unis nés à l'étranger (foreign born) 583 774, plus du quart, étaient originaires d'Allemagne (sans compter d'autres germanophones, comme les Suisses allemands, les Autrichiens, les Allemands de Bohême et les Alsaciens-Lorrains). En 1880 ils étaient près de 2 millions, exactement 1 966 742 sur un total de 6 679 943 foreign-bortt ; près du tiers du total ; en 1910, 2 311 237 — mais la proportion par rapport au total (13 345 545) avait nettement diminué : depuis les années 1880, le grand rush de l'Europe du sud et de l'est avait commencé. (Ces chiffres sont extraits de Historical Statistics of the United States, Colonial times to 1957, New York, I960, Series C. 218 - 283. Nous avons également consulté, entre autres, pour ce chapitre, Statistics Abstract of the United States, 1965, 86 th Annual edition, prepared under the direction of Edwin D. Goldfield, chief, Statistical Reports Division ; Edward CHANNING, A History of

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D'autres groupes nationaux sont venus à peu près aux mêmes époques : encore des Néerlandais, des Scandinaves en très grand nombre par rapport à la population de leurs pays, des Suisses, enfin et surtout des Irlandais qui, nous l'avons vu à propos de la Grande-Bretagne, ont émigré en masse vers les Etats-Unis à partir des années 1840 (en 1880, ils étaient 1 854 571, les habitants des Etats-Unis qui étaient nés en Irlande !). Mais ce qu'il faut remarquer, c'est que ce flot d'immigrants vient, presque exclusivement, de l'Europe du nord-ouest. A l'exception des Irlandais catholiques, et de quelques Français, ce sont tous des Germaniques. La situation change aux environs de 1880. L'Europe occidentale, en plein développement industriel, cesse subitement d'être ce grand réservoir d'émigration. Par ailleurs, l'Angleterre cherche à encourager l'émigration vers ses dominions. Peu à peu, la masse des immigrants viendra de l'Europe du sud et de l'est, d'Italie, de Grèce, de l'Orient méditerranéen, des Balkans, mais surtout d'Autriche-Hongrie et de Russie ; parmi les émigrants de ces deux pays, une forte proportion de juifs. Deux chiffres illustrent ce glissement : en 1882, sur 788 000 immigrants, 87 % venaient du nord et de l'ouest de l'Europe et 13 % des pays du sud et de l'est ; en 1907, les proportions sont inversées ; sur 1 285 000 immigrants, 19,3 % seulement viennent de l'Europe du nord et de l'ouest, 80,7 % de l'Europe du sud et de l'est. C'est la vague de la « nouvelle immigration » qui allait bientôt susciter de vives inquiétudes dans les milieux les plus conservateurs des Etats-Unis et aboutir après 1920 à des lois restreignant l'immigration ou, plus exactement, établissant des quotas d'immigration favorisant en fait les îles britanniques et les pays germaniques en général (70). On a invoqué toutes sortes de bonnes raisons pour justifier ces mesures restrictives. En réalité, elles avaient une seule explication essentielle : les « vieux Américains » éprouvaient une sorte d'antipathie naturelle, presque d'aversion, pour les nouveaux venus, Méditerranéens, Européens de l'est, Juifs, au « profil ethnique » si différent du leur qu'ils se persuadaient aisément qu'ils ne seraient jamais entièrement assimilables au noyau américain « authentique », c'est-à-dire anglo-saxon-protestant, et que la nation tout entière courrait le risque, de ce fait, de perdre son identité. Cependant, si l'on jette un coup d'oeil rétrospectif aux premiers temps de la formation de la nation américaine, on s'apercevra que la même réserve fut observée tout au début non seulement à l'égard des Hollandais, des Français et des Allemands, mais même à l'égard de the United States, N e w York, 1924 ; Meldwyn Allen JONES, American Immigration, The University of Chicago Press, Chicago & London, 1960, 359 p. ; ainsi que les chiffres du recensement de 1960). (70) Proportionnellement, pourtant, si l'on ne tient pas compte de l'origine ethnique des immigrants, leur nombre par rapport aux Américains de naissance était à peine plus élevé au début de ce siècle qu'au milieu du siècle dernier : 14,5 % de « foreign born » dans la population des Etats-Unis en 1910 contre 13,2 % en 1860.

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« sous-groupes » ethniques de Grande-Bretagne ! Ainsi les Scotch-Irish, ces « pieds noirs » de l'Irlande, qui commencèrent à affluer en Amérique du Nord au début du xvm* siècle et finirent par représenter, avec les Allemands, le groupe national le plus important, furent au début assez mal reçus par les colons anglais (71). Il est donc certain qu'aux yeux des descendants de colons anglais — que nous considérerons l'élément le plus central — la notion de « périphérique » a varié avec le temps, et qu'elle a pu au début comprendre tout ce qui n'était pas authentiquement anglais, c'est-à-dire même les Gallois, les Ecossais et les Scotch-Irish. Mais il est non moins certain, à mesure que se constituait l'amalgame proprement américain, qu'une autre image s'est formée et que vers la deuxième moitié du xix* siècle on en est arrivé à considérer comme faisant partie essentiellement du noyau central tous les Américains protestants d'origine germanique. Essayons de nous représenter comment se répartiraient schématiquement les divers groupes qui composent aujourd'hui la société américaine. Il va de soi qu'une délimitation selon des critères purement objectifs n'a pas de sens. Nous devons tenter une classification en quelque sorte subjective, en nous plaçant au point de vue du noyau central, c'est-à-dire des « wasp ». Imaginons des cercles concentriques, dont le premier, à l'intérieur, serait occupé par les Anglo-saxons-protestants. Nous aurions le tableau suivant : I o Anglo-saxons-protestants (Anglais, Gallois, Ecossais, ScotchIrish) ; 2° dans le cercle immédiatement suivant et beaucoup plus étroit : les Hollandais (de l'ancienne colonisation) ; 3° troisième cercle, encore plus étroit : les Huguenots ; 4° un cercle très large au contraire, comprenant les Allemands protestants et autres germaniques protestants (notamment Suisses et Scandinaves) ; 5° les Anglo-Saxons catholiques ; (71) On estime qu'il en vint 250 000 dans les cinquante ans qui ont précédé la Révolution. Ces Scotch-Irish ou « Irlandais Ecossais » étaient des descendants des colons protestants d'Ecosse installés en Irlande, surtout dans l'Ulster, depuis le temps de Cromwell. Pour diverses raisons, les unes religieuses — mésintelligence avec l'Eglise anglicane — les autres économiques et sociales — détérioration de leur situation, notamment après l'expiration des premiers baux qui leur avaient été concédés par les grands propriétaires anglais — ils émigrèrent en grand nombre au cours de tout le x v m · siècle. Assez mal vus dans les premiers temps à cause de leur caractère turbulent et de leur particularisme, ils finiront par s'assimiler et représenteront au début du χ ι χ · siècle un des éléments les plus dynamiques de la jeune nation. Par rapport à leur nombre, ils forment peut-être le groupe ethnique qui a donné le plus de Présidents aux Etats-Unis : six sur trente-six, en ne tenant compte que de l'ascendance paternelle (Andrew Jackson, James Knox Polk, James Buchanan, Chester Allan Arthur, Me Kinley, Woodrow Wilson).

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6° les Irlandais catholiques (qui ont donné du fil à retordre aux « vieux Américains » et aux autorités dans les premières générations, mais qui ont tout de même été considérés plus assimilables et donc plus proches que d'autres catholiques, parce que de langue anglaise) ; 7° les autres catholiques de l'Europe du nord-ouest ; 8° les Européens du sud et de l'est (surtout Italiens et Slaves) ; 9° les Juifs ; 10° d'autres blancs non européens (Arméniens, Turcs, Arabes, etc.) ; 11° divers « coloured », sauf les Noirs (Indiens, Asiatiques, Portoricains, etc.) ; 12° dans le cercle le plus extérieur se trouveraient les Noirs, dont le « profil ethnique » apparaît aux « centraux » comme le plus éloigné du leur (72). Il y a là certes une schématisation extrême et nous concevons aisément qu'elle puisse susciter les plus vives critiques. On nous dira d'abord que le mélange, avec le temps, a dû être intense et qu'aucune famille américaine, en cette seconde moitié du XX* siècle, ne pourrait prétendre appartenir à un seul de nos cercles imaginaires. Cela est probable. Mais quand on y regarde de plus près, on constate que les mélanges ont eu lieu généralement entre cercles contigus ou très proches. Dans les biographies des hommes politiques américains, lorsqu'on parle d'ascendances diverses, on désigne par là, le plus souvent, de simples sous-groupes du groupe central, ou tout au plus nos trois ou quatre cercles intérieurs : on dira de tel président ou vice-président que son ascendance est anglaise et galloise du côté paternel, écossaise et scotch-irish du côté maternel, ou qu'il a une ascendance scotch-irish, hollandaise et huguenote. On ne trouve pratiquement pas de mélanges entre groupes centraux et groupes périphériques. D'ailleurs, pendant longtemps, surtout dans les campagnes, les groupes ethniques se sont tenus relativement isolés les uns des autres. Au début du XIX* siècle encore, pour beaucoup d'observateurs européens, la société américaine présentait davantage l'aspect d'une mosaïque que d'un « melting pot ». — Depuis une ou deux générations, le mouvement d'interpénétration des groupes s'est accentué, mais pas au point d'altérer radicalement le schéma que nous proposons. Les questions de race et de religion ont joué un grand rôle dans ce cloisonnement relatif. On dira aussi qu'en admettant que le schéma fut valable à telle époque et en telle région des Etats-Unis, il varie dans le temps et suivant (72) Il est symptomatique à cet égard que l'Américain blanc cachera une ascendance noire, si elle existe, tandis qu'il se vantera volontiers d'un ancêtre indien — réel ou légendaire — parce que l'Indien lui apparaît rétrospectivement, malgré sa « sauvagerie », comme l'ennemi fier et indomptable.

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les lieux. Il est évident que l'optique diffère dans l'est et dans l'ouest, que, par exemple, sur la côte Pacifique où les Noirs sont rares et les Jaunes nombreux (et redoutés) les préjugés raciaux contre ces derniers peuvent être encore plus forts qu'à l'égard des Noirs et les rangs de ces deux catégories raciales, dans nos cercles imaginaires, peuvent se trouver inversés. Il est évident aussi que l'attitude à l'égard des Noirs diffère dans le Sud et dans le Nord. Par ailleurs, comme il s'agit de classifications purement psychologiques et seulement à demi conscientes, l'ordre de nos cercles peut se modifier avec le temps. Du point de vue du groupe central certains groupes peuvent changer de classe et se rapprocher du centre. Il semble que ce soit le cas en ce moment et depuis une trentaine d'années pour la minorité juive. Elle était déjà influente dans la politique sous Franklin Roosevelt. Elle a ensuite bénéficié du mouvement universel de sympathie suscité par les exterminations nazies. Aujourd'hui, le rôle des Juifs aux Etats-Unis, dans l'Université, dans les arts, dans la presse et les « mass media » en général, est hors de proportion avec leur nombre dans la nation, et il est probable qu'aux yeux de beaucoup d'Américains, leur « cercle » se situe désormais plus près du centre, peut-être avant celui des Européens du sud et de l'est. (De même, il va de soi que les considérations sociales jouent à leur tour pour modifier le schéma général dans des cas isolés. Certaines grandes familles d'origine hollandaise, française ou allemande se trouvent, à n'en pas douter, plus près du « centre » qu'une famille de fermiers du Middle-West, fut-elle d'origine purement anglaise.) Ces réserves faites, nous pensons que notre schéma représente bien, dans l'ensemble, la répartition de la société américaine telle que la conçoivent les « wasp », par cercles de plus en plus éloignés selon qu'ils leur trouvent moins d'affinités avec eux-mêmes. Aussi la ligne idéale de partage entre « centraux » et « périphériques » s'est-elle lentement déplacée. Si, du temps de la colonisation, le noyau anglais, nous l'avons vu, avait tendance à considérer comme des intrus même les Scotch-Irish, il semble qu'au moment de la Révolution la ligne de partage se soit trouvée quelque part entre le troisième et le quatrième cercle, les Hollandais et les Huguenots étant devenus, pour la plupart, des « centraux ». De nos jours, nous pensons que la limite entre « centraux » et « périphériques » se situe entre le quatrième et le cinquième cercle, laissant encore les catholiques de toute race au dehors. Mais sous nos yeux, l'affaiblissement des barrières religieuses, un certain brassage des races, enfin l'irruption des périphériques dans la politique (surtout depuis l'élection de J.F. Kennedy à la présidence) changent rapidement les données du problème et tendront à l'avenir à déplacer la « frontière » très loin, probablement jusqu'à la limite entre blancs et « coloured ». Si la limite psychologique entre « centraux » et « périphériques » s'est légèrement déplacée au cours des deux derniers siècles, il s'ensuit que la porportion entre les deux grands groupes est demeurée à peu près constante.

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On s'acocrde à estimer qu'au moment de la guerre d'Indépendance, le groupe anglo-saxon était largement majoritaire. Mais nous avons vu l'importance qu'avait déjà prise l'immigration allemande. Il y avait d'autres nationalités aussi, et il ne faut pas oublier non plus que les Noirs, dont les premiers avaient été importés dès 1619, étaient déjà 386 000 sur un million et demi d'habitants, en 1760 (73) et 757 000 sur 3 929 214 en 1790 (74). Quelle peut être de nos jours la proportion relative entre « centraux » et « périphériques » ? Tenter un décompte diachronique des diverses catégories d'immigrants serait une gageure. Le plus simple paraît être de partir des chiffres que nous fournissent les recensements récents, selon trois critères principaux : la race, la religion et l'ancienneté dans le pays. Le recensement de 1960 (sur une population totale de 179 323 175 habitants) nous donne : 1. Pour les confessions, autres que protestantes, mais sans les musulmans pour lesquels on ne possède pas de chiffres 51 150 333 (dont 47 468 333 de catholiques et 3 280 000 d'orthodoxes). 2. Juifs 5 720 000 3. Gens de couleur (non-white) : 20 491443 (dont Noirs : 18 871 831). Combien parmi ceux-ci figurent déjà dans les chiffres des confessions non protestantes ? Une estimation de 1957 nous fournit le chiffre de 774 000 catholiques parmi les « non-white ». Par ailleurs, les bouddhistes, presque tous des chinois ou des japonais, sont 200 000. Nous allons donc déduire 1 000 000 du chiffre total des « non-white » 19 491 443 76 361 776 A ces trois catégories, relativement faciles à délimiter, il faudrait ajouter au moins une partie du chiffre des nouveaux venus : les naturalisés et les enfants de naturalisés. Les mêmes statistiques nous donnent, en 1960 : 9 738 091 individus nés à l'étranger, 24 312 263 dont un des parents au moins est né à l'étranger. Sur le total de 34 050 354, 13 225 701 sont des blancs originaires des îles britanniques (sauf l'Eire), d'Allemagne et d'autres pays germaniques. Même en admettant que tout le reste de 20 814 653 se trouve déjà compris dans nos catégories de plus haut (catholiques, orthodoxes, juifs, gens de couleur), ce qui est hautement improbable, il n'en demeure pas moins que ces nouveaux venus, même ayant vocation de faire partie des « centraux », ne peuvent pas être tous considérés comme assimilés à la première génération. (73) CHANNING, op. cit., p. 591-92. (74) Premier recensement officiel.

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Il y a enfin, à la rubrique « religions », le fait que certains recensés omettent de déclarer qu'ils appartiennent à une religion, ou bien déclarent n'en avoir aucune. Ces deux catégories étaient évaluées en 1957 à 4 300 0 0 0 personnes. U n e partie au moins de ce chiffre devrait être ajoutée à nos « périphériques ». Si l'on tient compte de toutes ces approximations, on voudra bien admettre que les périphériques ne sont pas loin de représenter aujourd'hui 5 0 % de la population des Etats-Unis.

Voyons, en regard, comment se recrute le personnel dirigeant des Etats-Unis depuis l'entrée en fonction du premier président, Washington, et jusqu'à nos jours. Nous avons choisi de rechercher l'origine nationale des quatre plus hauts magistrats de la République : les présidents, les vice-présidents, les secrétaires d'Etat et les Chief-Justice (75). Pour les présidents, les sept premiers appartiennent à notre premier cercle (Anglo-saxons-protestants), le 8* au deuxième cercle (Hollandais) ; le premier à appartenir au quatrième cercle (d'origine allemande) est le 31* : Hoover, en 1929 ; le premier véritable périphérique : le 35*, Kennedy (catholique irlandais, notre sixième cercle) en 1961. En résumé : 30 sont du premier cercle (Anglo-saxons-protestants), 3 du deuxième cercle (Hollandais : Van Buren, Théodore Roosevelt, Franklin Roosevelt), 2 seulement du quatrième cercle (Allemands ou Suisses allemands : Hoover et Eisenhower), un seul véritable périphérique, et le premier catholique à accéder à la magistrature suprême, Kennedy. Faut-il encore rappeler qu'il a été élu à la plus petite majorité populaire de toute l'histoire des élections présidentielles américaines — et qu'on ne l'a pas laissé achever son mandat (76) ? Mais ce quasi-monopole du pouvoir politique entre les mains du groupe central est encore plus évident si l'on prend l'ensemble des quatre hautes magistratures que nous avons désignées : sur 123 noms (nous n'avons compté qu'une fois, comme précédemment, les hommes politiques qui ont occupé successivement l'un des quatre postes, par exemple les vice-présidents ou les secrétaires d'Etat devenus ultérieurement présidents des Etats-Unis), nous n'avons trouvé que deux périphériques, le président Kennedy et le vice-président Spiro Agnew, tous deux postérieurs à 1960. Cent appartiennent aux quatre cercles intérieurs avec une très nette majorité dans le premier cercle ; dans 21 cas, nous n'avons pu déterminer l'origine, mais les noms typiquement anglo-saxons laissent peu de doute sur l'origine de la famille (William Pierce Rogers, Dean Rusk, Henry Wallace, George Marshall, James Byrnes, etc.). On peut donc affirmer, avec un risque minime d'erreur, que pendant (75) Voir Annexe n° VIII, A, B, C, D. (76) Cependant l'élection de Kennedy a brisé un monopole presque deux fois séculaire ; elle a ouvert une brèche et par cette brèche les périphériques sont entrés en force. Il est très significatif que l'opposant de Lyndon Johnson ait été d'origine juive (Goldwater) et que les candidats des deux partis à la Vice-Présidence, aux élections suivantes, aient été tous deux des périphériques (Spiro Agnew, d'origine grecque, Edmund Muskie, d'origine polonaise).

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les 160 premières années de l'Administration américaine pas un seul Américain né hors de nos quatre cercles intérieurs n'a accédé aux hautes magistratures de l'Etat. Et comme dans les autres « empires » que nous avons étudiés, cette concentration ethnique s'est doublée d'une relative concentration sociale, d'autant plus remarquable que le régime instauré était, surtout à ses débuts, le plus démocratique qu'un grand pays ait connu dans l'Histoire. Il y a eu une tendance naturelle à la fidélité aux descendants des « Fathers of the Revolution » et à la constitution de véritables dynasties de politiciens. Pour ne prendre que les présidents, nous avons John Adams et John Quincy Adams, père et fils ; William Henry Harrison et son petit-fils Benjamin Harrison — et le père de William était un des signataires de la Déclaration d'Indépendance e.t un des membres du Continental Congress, tandis que son fils, John, le père de Benjamin, a été membre du Congrès, comme aussi un frère de William. William Me Kinley est l'arrière-petit-fils d'un combattant de la Guerre d'Indépendance ; James Madison et Zachary Taylor, respectivement 4* et 12" présidents des Etats-Unis, sont cousins issus de germain ; William Howard Taft (27* président) est le fils d'un secrétaire à la Guerre et Attorney General sous Ulysses Grant, et son fils et son petit-fils seront à leur tour sénateurs. Le président Johnson est fils et petit-fils de représentants à l'Assemblée du Texas. Enfin et surtout, le cas de Franklin Delano Roosevelt est digne de l'époque de l'oligarchie romaine : outre qu'il était le cousin (au 5* degré) du président Theodore Roosevelt, il était, avec sa femme née également Roosevelt, apparenté à onze autres présidents des Etats-Unis ! La très démocratique Amérique est aujourd'hui le seul pays occidental où l'appartenance à l'aristocratie (de naissance ou d'argent) ne soit pas encore un handicap pour la réussite politique. A côté de quelques homines novi comme Truman, Eisenhower ou Nixon, nous trouvons sur le devant de la scène un nombre considérable de personnalités appartenant à l'aristocratie d'argent, comme les Rockefeller, les Harriman, les Kennedy, ou aux familles « qui ont fait l'Amérique », comme les Roosevelt, les Stevenson ou les Cabot-Lodge (77). Et l'on remarquera aussi que ce sont souvent les représentants des hautes classes (les Roosevelt, les Stevenson, les Kennedy) qui se trouvent (77) Quand on connaît la réputation aux Etats-Unis de la « société » de Boston, il est difficile d'être « mieux né » dans la jeune Amérique que M. Henry Cabot-Lodge qui réunit sur sa tête les noms des deux familles les plus « huppées » de Boston depuis deux siècles et demi. (Il ne semble pas cependant qu'on ait pu faire une liaison documentaire entre John Cabot arrivé dans le Massachussetts vers 1700, venant de l'île de Jersey, et les deux célèbres navigateurs vénitiens, père et fils, Jean et Sébastien Cabot qui, au service de l'Angleterre, reconnurent les premiers, à la fin du xv" siècle et au début du xvi*, la côte au sud du SaintLaurent ; bien que le nom de Cabot n'étant pas italien, une origine commune dans les îles anglo-normandes ne soit pas à exclure. Cf. L. Vernon BRIGGS, History and Genealogy of the Cabot Family 1475-1927, Boston, Charles E. Goodspeed & C , 1927).

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à la tête de partis ou de mouvements que l'on qualifierait en Europe de « gauche », tandis que ce sont des représentants types de la classe moyenne, comme Eisenhower et Nixon, qui font figure de conservateurs. De même que ce furent souvent des aristocrates comme les Gracques ou César qui défendirent à Rome la cause démocratique et des plébéiens comme Caton l'Ancien ou Cicéron qui se trouvèrent aux premiers rangs des conservateurs. ***

La fatigue psychologique d'une société, apparente à travers le processus d'effacement des « centraux » et de montée des « périphériques », se manifeste d'abord dans le domaine politique. L'énergie créatrice dans le domaine de l'esprit est plus lente à s'épuiser. (Il est vrai qu'elle avait été aussi plus lente à apparaître dans les premières phases de la civilisation.) Cependant, on peut observer — en général — une certaine tendance au conservatisme chez la plupart des représentants de l'ancienne culture, tandis que les périphériques seraient plus facilement tentés par la recherche de formes nouvelles. Le rôle joué par les périphériques de l'Occident dans la transformation de l'esprit européen au tournant de ce siècle (et notamment son inclination nouvelle vers l'absurde, l'irrationnel, le subconscient, le mouvant) nous paraît très symptomatique à cet égard (78). Les Européens de l'est sont en nombre parmi les novateurs de l'art occidental : Stravinsky et Kandinsky sont Russes, Brancusi est Roumain, Archipenko Ukrainien, Béla Bartok Hongrois. A la charnière de l'Europe occidentale et de l'Europe orientale, dans cette mosaïque de peuples qui constituent l'empire austro-hongrois, il y a, avant 1914, une fermentation intellectuelle très remarquable, contrastant de façon saisissante avec la sclérose des formes sociales et politiques. En cette nouvelle Babel qu'est Vienne (79) naissent des mouvements qui vont révolutionner la littérature et la pensée occidentales : Robert Musil est Autrichien, Kafka juif de Bohème, Miroslav Karléja Croate, Sigmund Freud juif viennois. De Vienne aussi, le trio Schönberg, Webern, Alban Berg. Eugène Ionesco est Roumain, comme aussi le moraliste E.M. Cioran, ce prophète de malheur de la civilisation occidentale (80). Egalement Roumain celui qui fut sans doute le premier précurseur du surréalisme, Urmuz (81). (78) Cf. chapitre consacré à la civilisation occidentale, p. 134 sqq. (79) Toynbee affirme quelque part qu'à l'époque contemporaine encore, les deux tiers des noms de l'annuaire téléphonique de Vienne étaient d'origine étrangère : tchèque, hongroise, slovaque, croate, polonaise, ruthène, etc. Et encore, probablement, n'a-t-il pas pu tenir compte des familles juives dont les noms, pour la plupart, se confondent avec les noms allemands. (80) Cf. notamment Précis de décomposition et Histoire et Utopie. (81) Il commence à peine à être connu en France (v. Les Lettres Nouvelles, sept.-oct. 1969). N é en 1885, de son vrai nom Demètre Demetrescu-Buzau, fils

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Mais de tous les périphériques de l'Occident ce sont probablement les Juifs qui, par rapport à leur nombre, ont participé de la façon la plus massive à cette mutation de la pensée et de l'art de l'Occident. Depuis près de deux millénaires, ils vivaient dans la civilisation occidentale, mais hors d'elle, dans un isolement presque total, équivalant spirituellement à une longue somnolence. Et pourtant, dans le même temps, par la lecture et l'interprétation incessante de ses livres sacrés, le Juif « s'exerçait ». De tous les peuples d'Europe, le peuple juif est, sans nul doute, celui qui depuis des siècles a connu le moins d'analphabètes. C'est là très probablement, à côté du phénomène de surcompensation, que se trouve le secret de son extraordinaire réussite à l'époque contemporaine. Dès que les interdits furent levés — de part et d'autre — vers la fin du xvni e siècle et le début du xix*, il y eut une véritable irruption des Juifs dans la culture occidentale. Leur élan dure encore. Enfin nous sommes tenté de compter aussi les Irlandais parmi les périphériques de l'Europe moderne. S'ils avaient créé un des foyers les plus précoces de la civilisation occidentale au haut Moyen-âge, leur élan avait été brisé par l'intrusion anglaise. Aussi, la nouvelle prise de conscience au xix' siècle, avec sa fièvre nationaliste — curieusement couplée avec un abandon de la langue ancestrale — a représenté, après un sommeil plusieurs fois séculaire, comme une nouvelle acculturation à la civilisation occidentale. Or il est superflu de rappeler le rôle éminent, pour ne pas dire écrasant, qu'ont joué les Irlandais dans la littérature anglaise contemporaine.

d'un médecin de province, lui-même juge suppléant, puis greffier à la Cour de Cassation, il a tiré du contraste entre sa fantaisie naturelle et le formalisme presque irréel de sa tâche quotidienne, des accents d'une loufoquerie tragique. Il a écrit, dès 1906-1907 de courtes pièces qui circulèrent dans des cercles étroits, puis remarquées par le poète Arghezi, furent publiées pour la première fois en 1922. Il s'est suicidé en 1923 dans un jardin public. Son œuvre a été connue d'Eugène Ionesco et, dit-on, aussi de Tristan Tzara, le père du dadaïsme.

CONCLUSION

1. Rappel de quelques faits. 2. Conséquences possibles sur la méthode en synthèse historique. 3. Où en est la civilisation occidentale ? Essai de diagnostic. Pax Americana ? Les derniers compétiteurs dans la lutte pour l'hégémonie. Un nouveau Moyen-âge ou une Période intermédiaire ?

Au terme de cette étude et malgré l'extrême complexité des problèmes, nous pensons que l'on peut tirer certaines conclusions. Et d'abord, le rappel de quelques constatations qui peuvent ainsi se résumer : — Dans la masse confuse du passé historique, une observation attentive permet de distinguer quelques grands ensembles de culture. Ils ne recouvrent pas la totalité du passé humain — il s'en faut de beaucoup — mais depuis environ six mille ans, ils correspondent aux grandes poussées de l'évolution humaine. Nous avons choisi, après d'autres, de les nommer civilisations. (Des peuples en marge des grandes civilisations, on peut dire qu'ils ont un passé, mais qu'ils n'ont pas d'histoire — mais c'est une question de mots.) — D'une génération de civilisation à l'autre, l'aire géographique des civilisations s'est élargie, à telle enseigne qu'on peut concevoir que notre civilisation, à moins que ce ne soit celle de la génération suivante, s'étendra à toute la terre. — De même un certain progrès global apparaît visible, encore que faute d'un critère absolu, il soit bien malaisé de le définir. Au début de ce siècle, on aurait pu donner pour assuré que le monde, dans son ensemble, avait atteint à plus d'« humanité ». On peut en douter aujourd'hui. Du moins pourrait-on définir objectivement le progrès par une certaine accumulation, une certaine « additivité » de biens matériels, qui s'est traduite par un mieux-être général : la santé publique s'est améliorée, la nutrition, dans l'ensemble, est meilleure, la mortalité en nette régression, en conséquence la population du globe a prodigieusement augmenté ; les communications sont plus faciles et plus rapides, l'analphabétisme en recul, la sécurité de chacun, en temps normal, mieux assurée, etc. (Même ainsi conçue, cette notion de progrès implique un choix, une échelle des valeurs, et dénote une conception matérialiste — 23

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ou « quantitative » — du bonheur et donc du but suprême de l'homme dans la vie. Or, à une époque où la morale « productiviste » de l'Occidental, bien qu'elle ait contaminé le monde entier, est remise en question en Occident même, en vertu de quel critère supérieur peut-on affirmer qu'il est plus important pour l'homme et son destin de produire quelques barils de pétrole de plus, que de faire sa prière à Allah cinq fois par jour et de respecter le jeûne du ramadan ?) — A l'intérieur de ce vaste mouvement global, chacune des civilisations présente par rapport aux autres des diversités qualitatives à l'infini. Le champ de l'imprévu, de la création apparaît illimité. Et pourtant, nous avons observé un certain parallélisme dans l'évolution de toutes les civilisations qui semblent dérouler leur histoire selon le même modèle : — Elles passent toutes par les mêmes phases de développement, et ces différentes phases ont, dans chacune des civilisations, des durées comparables. — Ces phases sont décelables surtout dans l'évolution politique de la société (l'homme est d'abord un animal politique), mais il y a étroite corrélation entre toutes les manifestations de la culture à chaque phase de développement, tel moment « sécrétant » nécessairement, telles formes politiques, telles structures économiques et sociales, et tels genres dans l'art et la pensée. (Une civilisation dans sa phase impériale, par exemple, ne produit pas de la littérature épique (1), de même qu'il eut été impossible que, dans sa phase larvaire, elle ait fourni une philosophie ou des arts classiques, ni qu'elle ait vu la constitution d'un empire stable.) — Les phases sont irréversibles ; le même ensemble culturel ne peut pas retourner vers une phase antérieure de son développement. La seule phase susceptible de répétition est la phase impériale, en passant toutefois par des périodes troubles ou « périodes intermédiaires », qui présentent, en plus ramassé, certains caractères des époques médiévales, c'est-à-dire d'une nouvelle phase initiale. — C'est pourquoi les civilisations ont dans l'ensemble la même longévité, sauf celles qui ont recommencé plusieurs fois leur phase impériale (comme l'Egypte et la Chine) et celle (cas unique de la civilisation babylonienne) dont « l'ère des Royaumes Combattants » s'est démesurément prolongée à cause d'une succession d'invasions barbares survenant au cours de cette phase, mais toutes ont finalement sombré, toutes ont disparu entièrement, ne laissant parfois que des traces indéchiffrables. — L'énergie créatrice se déplace d'un peuple à l'autre. Un même espace géographique habité par une même race ne sera jamais le berceau (1) Une seule exception — à notre connaissance — l'Enéide. Encore s'agit-il d'une œuvre quelque peu artificielle, construite « intellectuellement » d'après les modèles de l'épopée hellénique, et non d'une œuvre jaillie de l'inspiration populaire. Elle n'est sauvée que par le génie poétique de Virgile et l'on peut se demander, à l'analyse, si c'est effectivement le caractère épique qui domine (voir ce que nous avons dit plus haut de 1'« âge héroïque », p. 223 sqq.).

CONCLUSION

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de deux civilisations successives. Plus encore, un même amalgame ethnico-culturel ne paraît pas capable de donner plus d'ime floraison. La sève créatrice se retire à jamais des branches qui ont déjà donné des fruits mûrs. (Deux exceptions troublantes, que nous avons tenté d'expliquer plus haut : la Perse dans le cadre de la civilisation islamique, et l'Italie centrale dans le cadre de la civilisation occidentale.) — Ces analogies frappantes dans le développement de toutes les civilisations ne signifient point qu'il y ait répétition. Il n'y a jamais re-naissance, mais sur le même modèle, un nouveau cycle, qualitativement différent. C'est pourquoi le terme palingénésie employé parfois par les philosophes de l'histoire nous paraît impropre (2). Si ces traits, que nous venons de rappeler très brièvement, se retrouvent effectivement dans toutes les civilisations, il serait logique d'en tirer quelques enseignements, à la fois pour une meilleure compréhension du passé et pour l'intelligence du temps présent. * * *

On note un intérêt croissant des historiens de métier pour les problèmes de la philosophie de l'histoire. Cependant le découpage de l'histoire en grandes unités ou grandes civilisations ne s'est pas encore imposé. La plupart des essais de synthèse et des grandes collections historiques continuent de proposer des divisions qui ne s'écartent que bien timidement de l'ancienne division, entachée d'« Européocentrisme » : Antiquité, Moyen-âge, Histoire Moderne. Des historiens éminents parlent encore couramment du « Moyen-âge chinois » ou du « Moyen-âge indien » ou du « Moyen-âge arabe », non point pour désigner les époques qui furent effectivement de type médiéval dans l'histoire de ces civilisations, mais pour désigner l'époque de leur histoire correspondant, dans le temps, au Moyen-âge occidental ! C'est pur non-sens. La Chine a eu probablement son Moyen-âge avant l'époque de Confucius. Le Moyen-âge indien s'est écoulé grosso modo du milieu du il* millénaire au milieu du i " millénaire av. J.-Ch. Le Moyen-âge de la civilsation arabe, c'est l'époque parthe et sassanide, c'est-à-dire l'histoire du Moyen-Orient du ni* siècle avant J.-Ch. au vu" siècle après J.-Ch. Toute autre terminologie fausse la perspective. De même la méthode comparative, les rapprochements entre hommes et situations chez des peuples et à des âges différents — démarche naturelle, et nécessaire parfois, pour éclairer des faits moins bien connus à la lumière de faits mieux connus — demeure, le plus souvent, purement intuitive. Disons le mot : la plupart des historiens s'en servent au petit bonheur. Or la comparaison historique n'est perti(2) On le trouve fréquemment chez Toynbee. Mais c'est BALLANCHE (Essais de palingénésie sociale, 1827) qui semble avoir été l'inventeur du mot — dans cette acception sociologique, car dans un sens métaphysique, il était employé déjà par les stoïciens.

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nente et donc éclairante que si elle s'applique à des périodes, à des institutions ou à des événements sociologiquement comparables. En d'autres termes : une comparaison historique n'a de valeur qu'entre deux moments

historiques

parallèles.

On peut comparer Napoléon à

Alexandre parce qu'ils représentent tous deux une tentative avortée d'empire universel à un âge sensiblement correspondant de deux civilisations. De même César ou Auguste à Ts'in Che Houang-ti parce qu'ils apparaissent au même moment de l'évolution de leurs civilisations respectives : l'établissement de l'empire universel (3). On peut également comparer deux tentatives successives d'hégémonie entre les campagnes de Russie de Napoléon et d'Hitler. Mais il est absurde de faire des rapprochements entre Napoléon et Charlemagne, parce qu'en dehors du hasard que l'aire de leurs empires coïncide en partie, ils apparaissent à des moments d'une même civilisation si différents que toute comparaison est dénuée de signification. L'histoire comparée demeurera un jeu stérile de dilettantes aussi longtemps que l'on n'aura pas isolé et défini les unités de comparaison. Là encore on se heurte à la méfiance des historiens contre toute loi sociologique applicable à l'explication historique. Il serait temps de mettre fin à ime vieille et vaine querelle. Que les spécialistes des deux disciplines cessent de polémiquer ou — pis encore — de s'ignorer. Car une sociologie qui néglige l'étude diachronique des phénomènes se détache du réel, et une histoire qui nie l'existence de toute loi sociologique se condamne aux tâtonnements et à des procédés de divination. En résumé, si l'on accepte l'existence des cycles de civilisation, la conséquence la plus notable pour la méthode historique sera de donner une dimension nouvelle à la notion de moment. Des trois facteurs Qa race, le milieu, le moment) qui selon Taine et son école conditionnent essentiellement l'événement, le moment était demeuré le moins bien défini, le plus vague. Tout au plus servait-il parfois à situer un personnage historique dans son cadre, et il se distinguait alors bien peu du concept de milieu : le milieu à tel moment de l'Histoire, et rien de plus. Dans cette acception étroite, il ne pouvait servir le plus souvent qu'à la biographie ou à l'histoire littéraire et artistique. Le moment était le « parent pauvre > de la triade. Les historiens avaient mis l'accent, par contre, tantôt sur la race, tantôt, plus récemment, sur le milieu (entendu dans le sens de milieu géographique). Nous avons vu en cours de route avec quelle prudence il convenait de manier les concepts de race et de milieu (4). Aujourd'hui on peut soutenir que si ces deux facteurs ne sauraient donner que des indications laissées à la libre appréciation de l'historien, le troisième, le moment, apparaît comme le plus facile à cerner et le plus certainement déterminant. La première démarche de l'historien doit être de « cadrer » (3) Quoique nous ayons proposé une date antérieure à César pour l'établissement de l'hégémonie romaine sur le monde hellénique (voir ci-dessus p. 67 sqq.). (4) Voir ci-dessus, notamment p. 284 sqq.

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la tranche d'histoire qu'il veut étudier, dans l'histoire générale des civilisations. Si elle appartient à une grande civilisation, d'établir, avec toute la précision souhaitable, à quel âge de cette civilisation elle se situe. Le sujet recevra un éclairage nouveau et souvent révélateur. On réduira ainsi à ses justes proportions l'explication « historiciste », encore si fréquente, qui attribue à de purs accidents historiques certains développements tout naturellement explicables par le moment (5). * **

Arrivés à ce stade, nous ne pouvons plus éluder les questions qui s'étaient posées à nous lorsque nous étudiions plus spécialement l'évolution de la civilisation occidentale : où en est notre civilisation ? Quel est son âge ? Quelles sont ses perspectives d'avenir ? Sommes-nous à la veille de sa phase « impériale » (6) ? A ces questions, les réponses, bien entendu, ne peuvent être que conjecturales. Il y a pourtant un état actuel, une situation à partir de laquelle, à la lumière du passé, se dégagent des possibles — et il importe aussi bien à l'historien qui veut comprendre les phénomènes du présent qu'à l'homme politique qui voudrait les influencer, de poser correctement le diagnostic. Un point d'abord paraît acquis, dans l'optique de l'histoire comparée des civilisations : l'Occident se trouve, depuis déjà quatre siècles et demi, à l'ère des « Royaumes Combattants » (7). C'est dire qu'il a entamé depuis un temps relativement long la lutte des puissances pour l'hégémonie. Avec la première guerre mondiale, aurait commencé l'acte final de ce drame. Après la deuxième guerre mondiale, il ne restait que deux acteurs principaux, l'Amérique et la Russie. Lequel des deux avait le plus de chances d'établir son hégémonie sur le monde (8) ? (5) Cette tournure d'esprit « historiciste » se retrouve encore couramment chez les meilleurs historiens. Ainsi René GROUSSET, dans son Histoire de la Chine (Paris, Fayard, 1942), attribue à la réaction nationaliste de la dynastie Ming et à son conservatisme rétrograde, la sclérose de la Chine du xiv® au xvn* siècle. Une explication par le moment du cycle de civilisation suggérerait au contraire que c'est à cause de la sclérose de la civilisation chinoise due à son excessive longévité et à ses rebondissements successifs, que l'empire des Ming a été ultra conservateur ! (6) Ci-dessus, pp. 149-150. (7) Voir le détail de notre argument, ci-dessus, p. 141 sqq. (8) On peut, évidemment, écarter d'emblée la question, affirmer qu'il s'agit d'un faux problème, et qu'aucun des deux antagonistes n'a poursuivi, ou ne poursuit, consciemment, le dessein d'une domination mondiale. Nous répondrons que l'histoire des civilisations prouve que toute civilisation a vocation à l'unité ; elle tend naturellement vers l'unité, indifféremment de la conscience que les peuples, ou leurs dirigeants, prennent de ce but latent. On a dit aussi que rien n'empêche deux grandes puissances de se partager le monde, et l'on a avancé l'exemple de la coexistence pendant des siècles, dans l'antiquité, de deux grandes puissances rivales : l'empire romain et le royaume parthe. La comparaison ne nous paraît pas pertinente, car les deux empires n'appartenaient pas à la même civilisation.

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Le temps n'est pas si loin où, en Occident, des observateurs politiques et des économistes distingués supputaient gravement (manque d'information ou wishful thinking ?) de la date à laquelle la puissance économique de l'U.R.S.S. dépasserait celle des Etats-Unis. L'avance que la Russie avait subitement prise en octobre 1957, dans le domaine des satellites artificiels, sembla un instant leur donner raison. On oubliait que n'importe quelle puissance ayant atteint un certain degré de technicité et de développement économique, peut en concentrant ses efforts sur un objectif prioritaire l'emporter sur ses concurrents, pendant un temps et dans ce domaine particulier. C'est la fable du lièvre et de la tortue (mais, de ce qu'une fois la tortue était arrivée au but avant le lièvre, le fabuliste, plus sage en cela que nos économistes, n'en avait pas conclu que la tortue est un animal plus rapide que le lièvre). Une observation même superficielle aurait dû faire voir qu'en termes économiques, la comparaison entre les deux grandes puissances n'était pas possible. En face d'une Amérique sur-industrialisée dans tous les secteurs et sur tout son territoire, l'Union Soviétique demeure encore, objectivement, dans de nombreux domaines et dans de vastes zones géographiques, un pays moyennement développé. A l'heure des fusées interstellaires, il y a encore en U.R.S.S. des régions où le moyen normal de locomotion est l'âne ou le chameau (9). On trouve un critère qui ne saurait tromper, du degré de développement économique d'un pays, dans la proportion de la population employée dans les divers secteurs d'activité, notamment dans l'agriculture. En U.R.S.S., 30 % environ de la population travaille encore dans l'agriculture, alors que la proportion aux Etats-Unis est descendue sous 5 % (exactement 4,7 %, chiffres de 1967) (10). (9) Dès les années 50, certains auteurs, malgré la pénurie des statistiques valables, avaient dénoncé, dans des analyses pertinentes, le mythe de la puissance économique de la Russie. Voir en particulier le calcul auquel s'était livré le Prof. Maurice ALLAIS dans Les perspectives économiques de l'unification européenne. (Groupe de recherches économiques et sociales, Paris ; publié en 1959 en association avec le « Thomas Jefferson Center », University of California). Il arrivait à la conclusion, fondée essentiellement sur la consommation générale d'énergie, q;*e la puissance industrielle des Etats-Unis surclassait la puissance industrielle soviétique à peu près 2 fois 1/2 à 3 fois. Voici par exemple les chiffres qu'il trouvait pour la consommation brute d'énergie, pour l'année 1956 (en millions de tonnes d'équivalence houille) : U.S.A. 1 356,3 ; U.R.S.S. 415,5 (cf. Communauté Européenne : 416,1) (op. cit. tableau IV D, p. 432). (10) Pour la Russie soviétique, nous n'avons pas de chiffres distribuant la population laborieuse par secteurs (primaire, secondaire, tertiaire). Nous avons pris les chiffres (pourcentages) que nous fournit un recueil de statistiques publié à Moscou en 1968 et intitulé : « L'économie nationale de l'U.R.S.S. en 1970 » (en russe). Voici le tableau de la population employée dans l'économie nationale par branches (%) en 1967 (p. 645). Total 100 Industrie et bâtiment 36 Agriculture et forêts 30 Transports et communications 8 Commerce, alimentation 7 Enseignement, science, art 14

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II y a plus encore : la puissance d'une économie moderne (et donc sa traduction éventuelle en potentiel de guerre), ne se juge pas seulement en fonction de la quantité de matières premières extraites ou de la quantité de marchandises fabriquées, mais aussi en fonction de la variété et de la souplesse des structures industrielles, de l'étendue et de la diversité de l'infrastructure, des voies de communication, du matériel roulant, de l'intensité du trafic, etc., toutes choses difficiles à évaluer et qui se prêtent mal à la comparaison (11). L'économie américaine est semblable à ces automobiles puissantes et souples qui sillonnent les autoroutes des Etats-Unis : le bon ordre veut qu'elles roulent à une allure modérée ; mais si la nécessité l'exige, une légère pression sur l'accélérateur leur permet de doubler de vitesse en quelques instants. L'économie soviétique est un poids lourd lancé au maximum de sa vitesse sur une route en « tôle ondulée ». Un autre facteur jouera encore à l'avenir : l'énorme avance technologique des Etats-Unis, qui semble s'accentuer de plus en plus. Les pays Appareil administratif 2 Autres branches (municipalités, habitations, etc.) 3 On trouve une répartition par catégories différentes à la page suivante (646). Population employée dans l'économie nationale (%) Total 100 Production matérielle 79,2 dont : ouvriers et employés 56,3 kolkhoziens 18,3 membres des familles des ouvriers et employés travaillant sur les lopins agricoles privés 4,5 divers 0,1 Branches improductives 20,8 dont : enseignements, services de santé, science et art . . . . 14,4 autres branches improductives (Services municipaux, habitations, transport de voyageurs et communications pour la population ; appareil de l'administration de l'Etat et des organisations coopératives, organismes de crédit et d'assurances) 6,4 Il est probable que pour avoir, dans cette autre présentation, le total de la population employée dans l'agriculture, il faut ajouter aux kolkhoziens et aux paysans travaillant sur les lopins individuels, une partie des ouvriers (pour les forêts) et une partie des « employés », pour les fonctionnaires des kolkhozes. (Par ailleurs, nous ne savons pas si, en sens inverse, aux Etats-Unis les statistiques comptent les travailleurs de l'industrie forestière parmi les 4,7 % employés dans l'agriculture). (11) Quelques chiffres tout de même : les Etats-Unis (6 % de la population du globe) possèdent la moitié des véhicules de tourisme du monde entier : 80 059 300 sur 160 240 000 — et si l'on prend le total des véhicules (tourisme et utilitaires) : 95 582 200 sur 204 120 000 (chiffres extraits de l'Annuaire Statistique des Nations Unies, 1968). Dans le domaine de l'aviation, les chiffres sont encore plus impressionnants : 54 % du trafic mondial se fait aux Etats-Unis ! (en 1967 : 158 912 969 pasagers-km sur un total mondial de 273 000 000 passagers-km. — ibid.).

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les plus avancés d'Europe occidentale (et le Japon) suivent à distance ; l'U.R.S.S. de plus loin encore (12). On convient assez généralement aujourd'hui que les Etats-Unis se trouvent très loin en tête de tous les pays, quant à la puissance économique, et l'écart, apparemment, ne fait qu'augmenter (13). Une avance économique et technologique aussi considérable ne pourra pas ne pas se traduire tôt ou tard par l'établissement d'une hégémonie de fait. A l'époque contemporaine, l'économique prime tout. Les deux guerres mondiales ont prouvé qu'indifféremment de la puissance militaire initiale, l'emportent finalement les puissances qui détiennent la suprématie industrielle et qui peuvent assurer leur approvisionnement par la maîtrise des mers. Plus récemment, un élément nouveau est intervenu, la quasi-impossibilité d'un affrontement direct entre les deux superpuissances, en raison de l'équilibre nucléaire. Mais si l'on a dit que la guerre est la poursuite par d'autres moyens des fins que la diplomatie n'a pu atteindre, on peut dire inversement, aujourd'hui, que la diplomatie doit poursuivre des fins qu'une guerre devenue hautement improbable sinon impossible ne peut plus atteindre. Dans le passé, la guerre demeurait le test suprême, avant lequel il n'était pas possible d'établir avec certitude si l'équilibre des forces était rompu. En 539 avant J.-Ch., Babylone sous Nabonide se croyait plus forte que la Perse de Cyrus ; en 1870, la France de Napoléon III se croyait plus forte que la Prusse. Aujourd'hui, pour la première fois dans l'Histoire, la terreur qu'inspire l'emploi possible de l'arsenal nucléaire force les antagonistes à une appréciation très subtile et aussi précise que possible de la puissance (12) Le retard technologique de l'U.R.S.S. (en dehors du domaine spatial) est trahi par la nature de ses relations économiques avec l'ouest : la difficulté qu'elle éprouve actuellement à intensifier ses échanges commerciaux avec les pays occidentaux tient essentiellement à ce qu'elle ne peut offrir le plus souvent que des matières premières et des denrées alimentaires en échange d'outillages et de produits finis. C'est là la marque d'une économie moyennement développée. Prodige de la diplomatie : en cointéressant le Japon et l'Allemagne et d'autres pays occidentaux, à son développement industriel, l'U.R.S.S., en même temps qu'elle cherche à rattraper son retard technologique, poursuit aussi le but de neutraliser en quelque sorte les principaux alliés politiques des Etats-Unis en en faisant des partenaires économiques. Cependant, nous ne croyons pas que ce retard puisse être comblé dans un proche avenir, les institutions économico-politiques de l'U.R.S.S. n'étant pas adaptées à l'actuelle compétition. C'est ainsi, par exemple, que la Russie Soviétique a pris un énorme retard sur les Etats-Unis et l'Europe occidentale dans le domaine de l'informatique qui commande aujourd'hui tout le progrès technologique. On a estimé que fin 1967 l'U.R.S.S. avait en service environ 1 500 calculateurs électroniques contre 15 000 en Europe occidentale et 40 000 aux Etats-Unis (estimation de M. Georges Anderla, membre de la Commission interministérielle française pour l'informatique : « Le développement de l'informatique en U.R.S.S. », dans « Est & Ouest », Supplément au n° 453, 1-15 oct. 1970). (13) Le livre de J.-J. SERVAN-SCHREIBER, Le Défi Américain (Paris, Denoël, 1967) a beaucoup fait, en France, pour ouvrir les yeux du grand public sur cette réalité. Il arrive d'ailleurs à des conclusions analogues à celles de M. Allais, quant à la comparaison U.S.A.-U.R.S.S. : « Cette capacité de production (celle des EtatsUnis) est deux fois et demie celle de l'Union Soviétique, qui est plus peuplée que les Etats-Unis» (p. 61).

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et de la détermination de l'adversaire. Raison de plus de penser que les deux principaux compétiteurs actuels seront finalement départagés par l'écrasante supériorité économique que l'un d'eux possède sur l'autre. Cependant, les considérations d'ordre économique sur lesquelles nous nous sommes étendus quelque peu, pour importantes qu'elles soient dans le contexte contemporain, ne représentent pas l'élément le plus significatif, du point de vue de l'histoire des civilisations. On a tendance, en effet, à surestimer l'importance du facteur économique, oubliant qu'il n'a pas de dynamique propre, qu'il est lui-même la résultante de ressorts plus profonds. Aussi, la puissance économique relative est-elle susceptible de se modifier à un rythme qui, à l'échelle de la vie des nations, peut être assez rapide — soit à la suite d'événements fortuits et d'ordre purement matériel (découverte de nouvelles richesses, de nouvelles méthodes de production, etc.), soit, surtout, pour des raisons d'ordre moral (baisse du dynamisme national, démographie stagnante, etc.). Il y a, en échange, un facteur que tous les précédents historiques nous désignent comme étant déterminant dans la lutte pour l'hégémonie, c'est l'âge relatif des compétiteurs ; toutes choses égales d'ailleurs, c'est le dernier venu des « Royaumes Combattants » qui l'emporte. Cet âge, dans le cas concret, nous est révélé par trois ordres de phénomènes, étroitement liés : la date de formation de la nation, la date d'entrée dans la lutte des « Royaumes Combattants », enfin le stade où ils se trouvent dans le processus d'effacement des « centraux » et de montée des « périphériques ». 1. En regard des Etats-Unis, la Russie est une vieille nation, et même un empire vieux de plusieurs siècles. Spirituellement, la nation russe existe depuis les χ β -χΓ siècles, époque où elle assimilait la civilisation byzantine. Même si l'on tient compte du désastre du xm" siècle et de l'éclipsé qui s'en est suivie, la Russie retrouve son unité et son dynamisme dès le xvi* siècle, lorsqu'elle commence à bâtir son empire, sur les ruines de la puissance tatare, puis en Sibérie, en Ukraine, dans les pavs baltes, dans le Caucase. L'impérialisme russe a quatre cents ans d'âge." La nation américaine ne commence à prendre forme qu'après la guerre d'Indépendance. Elle a moins de deux cents ans. Ce même décalage se retrouve dans le domaine de la culture, au sens étroit. La Russie s'est intégrée à la civilisation occidentale assez tôt pour atteindre encore, au xix* siècle, des sommets que l'Amérique n'a pas atteints — et, si notre analyse est exacte, nous sommes enclins à croire qu'elle ne les atteindra jamais — le moment du cycle occidental auquel les Etats-Unis sont parvenus à la maturité semblant exclure l'apparition chez eux de génies créateurs de l'envergure d'un Dostoievsky ou d'un Moussorgsky. 2. La Russie est entrée dans la compétition des « Contending States » de la civilisation occidentale en 1756 (alliance avec la France, l'Autriche et la Suède contre la Prusse et l'Angleterre - guerre de Sept Ans). Les Etats-Unis n'y sont entrés qu'en 1917.

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3. Les Etats-Unis, nous l'avons vu, en sont encore au stade du gouvernement par les « centraux », alors que la Russie paraît déjà très avancée dans le processus d'effacement des « centraux » et de montée des « périphériques », ce qui est généralement le signe d'un vieillissement de la société (14). Sans doute peut-on s'attendre dans l'avenir immédiat à ce que l'U.R.S.S. oppose une résistance acharnée, comme le prouve dernièrement son intervention massive et efficace au Moyen-Orient, le resserrement de son emprise sur les pays de l'est européen depuis l'affaire tchécoslovaque, et plus généralement son immense effort dans les domaines maritime et nucléaire depuis la crise de Cuba. Mais elle ne saurait se maintenir indéfiniment dans la course en soutenant un effort militaire si disproportionné à sa puissance économique réelle, sans compromettre précisément le progrès économique qui est aujourd'hui le fondement principal de toute puissance militaire. La première étape sera probablement l'établissement d'un condominium américano-soviétique, d'une sorte de diarchie mondiale. Mais on sait quel est à la longue le sort des diarchies comme celui des duumvirats (ou des triumvirats). L'un des partenaires sera réduit de plus en plus au rôle de brillant second, jusqu'à ce qu'une épreuve de force, un « show-down », révèle la suprématie d'un seul. Ce condominium de fait se dessine déjà depuis une quinzaine d'années, plein d'hésitations, de reculs, de dénégations de part et d'autre, de fausse honte (15). La conjonction américano-soviétique s'est révélée fortuitement pour la première fois en octobre-novembre 1956, lorsque, par une sorte d'entente tacite, l'U.R.S.S. et les Etats-Unis ont fait (14) V. ci-dessus p. 337 sqq. Autre signe de la jeunesse relative de la nation américaine : elle est la seule des nations du monde occidental à posséder une épopée contemporaine : la conquête de l'Ouest. Chantée sur un mode qu'on peut considérer mineur, le western, elle présente en tout cas la caractéristique essentielle des épopées, qui est d'exalter les hauts faits des nouveaux venus contre les anciens occupants de la terre. Miracle du Septième Art : le western, cette geste de l'homme blanc, continue à passionner les foules du Tiers Monde malgré leur prévention contre la richesse et la puissance des Etats-Unis. (Une expérience personnelle de l'auteur : il y a quelques années, il donnait un cours d'histoire diplomatique à de jeunes élèves de l'école d'administration de Niamey. Il en vint à parler de la guerre russo-japonaise. Le récit de la victoire japonaise éveilla immédiatement le plus vif intérêt. Les questions fusèrent. Il était manifeste que cette première victoire d'un peuple de couleur sur une grande nation blanche suscitait des réactions affectives. Quelques jours plus tard, nous assistions à la projection, dans un cinéclub, d'un classique du western : La chevauchée fantastique (Stage-coach) de John Ford. Au moment de la charge finale, les mêmes jeunes Noirs applaudirent frénétiquement la cavalerie des « bons » Blancs qui massacrait les « vilains » Peauxrouges !) (15) Le discours du Président Nixon devant l'Assemblée Générale des Nations Unies le 23 octobre 1970 fera probablement date car c'est la première fois qu'est affirmée publiquement la responsabilité spéciale des deux super-puissances et que la proposition, à peine déguisée, d'un condominium mondial américano-soviétique est faite devant ceux-là mêmes qui la redoutent et qui s'en considèrent les victimes désignées.

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échouer la dernière tentative de politique « de la canonnière » des puissances de second ordre : l'expédition franco-britannique de Suez. De plus en plus les conflits internationaux ne peuvent se régler (ou se « geler >) qu'en dehors de l'Organisation des Nations Unies, en dehors même des alliances existantes, par une action commune, des démarches concertées, ou à tout le moins par consensus des deux super-grands. En face de cette réalité, toutes les Assemblées générales, toutes les réunions de « non-alignés » et autres tentatives de regroupement du grand nombre prennent de plus en plus un aspect d'impuissance pathétique et presque dérisoire. Même là où l'action des faibles et des désespérés a fini par avoir raison des grands, c'est exclusivement par l'effet qu'elle a obtenu sur l'opinion publique de ces mêmes grands (ce qui explique, soit dit en passant, que cet effet n'ait pu s'exercer que sur des pays occidentaux, là où cette opinion publique est libre de s'exprimer). Pour le moment, il y a, à proximité des deux super-grands, des terrains de « chasse gardée », Amérique latine d'un côté, Europe de l'Est de l'autre. Entre les deux, un terrain d'âpre rivalité où l'on évite cependant la confrontation directe et où — comme on le voit actuellement au Proche-Orient — il n'y a de solution possible des conflits entre tiers que dans la mesure où il y a au préalable accord (fut-il tacite) entre Washington et Moscou. La même chose est vraie dans le domaine des grand accords internationaux, notamment ceux relatifs aux problèmes nucléaires et aux problèmes spatiaux, qui ont tous été d'abord l'objet de tractations directes entre Russes et Américains (16). Actuellement, de même, les négociations en vue d'une limitation éventuelle des vecteurs anti-nucléaires (SALT) sont menées en tête à tête par les deux supergrands. Il est un autre argument que l'on oppose souvent à ceux qui voient venir l'hégémonie d'une puissance sur le monde actuel : on affirme que l'évolution politique de la civilisation, sa structure démocratique, excluent désormais l'hypothèse de l'établissement d'un « empire universel ». Cet argument ne nous paraît pas décisif. L'« empire » peut revêtir les formes les plus diverses. Il ne s'est pas établi de façon identique ni n'a possédé les mêmes institutions en Egypte ou en Perse, en Inde, en Chine ou à Rome, chez les Incas, chez les Aztèques ou chez les Turcs. L'hégémonie athénienne sur ime partie du monde hellénique — qui fut brève, il est vrai — ne s'est pas exercée par domination directe, mais par l'établissement d'une sorte de monopole de la puissance militaire au sein d'une (16) Ainsi des principaux accords internationaux des dernières années : le traité interdisant les explosions nucléaires dans l'atmosphère, dans l'espace extérieur et dans les eaux, en date, à Moscou, du 5 août 1963 ; le traité sur les principes régissant les activités des Etats en matière d'exploration et d'utilisation extraatmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, ouvert à la signature à Londres, Moscou et Washington le 1er février 1967 ; l'accord sur le sauvetage des astronautes et la restitution des objets lancés dans l'espace extra-atmosphérique, ouvert à la signature à Londres, Moscou et Washington le 22 avril 1968 ; le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, ouvert à la signature à Londres, Moscou et Washington le 1 er juillet 1968.

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alliance. L'hégémonie romaine, nous l'avons vu, est en fait antérieure à l'instauration d'un régime monarchique, et celui-ci au début ne s'est pas donné pour ce qu'il était. Pendant des générations, l'empire a été gouverné selon des méthodes très pragmatiques, en gardant des régimes variés selon les territoires, avec des institutions différentes à Rome et en Italie, dans les provinces sénatoriales et les provinces impériales, dans les royaumes « protégés », etc. Dans notre cycle de civilisation, il est difficilement imaginable que l'hégémonie revête jamais la forme impériale classique. Mais on peut fort bien concevoir qu'au sein de ces nouvelles amphictyonies que sont les grandes organisations internationales qui groupent la quasi-totalité des nations du monde, une seule d'entre celles-ci acquière un poids tel que l'on se trouve en présence d'une hégémonie de fait. D'ailleurs l'énorme disproportion des moyens et la rapidité des communications facilitent les interventions sur tous les points du globe. Après tout, Rome n'entretenait pas plus de garnisons dans le monde d'alors que les Etats-Unis n'ont de bases autour de la terre, et il faut moins de temps aujourd'hui à l'Amérique pour amener une division aéroportée de l'Arizona en Indochine qu'il n'en fallait jadis à Rome pour déplacer une légion de Thrace en Bithynie. Surtout, l'élément nouveau nous paraît être la disproportion des moyens. Jamais dans l'histoire de l'humanité il n'y a eu un tel écart entre peuples riches et peuples pauvres, même au temps où les barbares nomades jetaient des regards de convoitise sur les cités chinoises ou romaines. Entre une armée romaine et une armée barbare, la différence tenait moins à la supériorité de l'armement — encore moins au nombre — qu'à la discipline, à l'organisation, à la science miltaire. Aujourd'hui, les termes de comparaison sont proprement incommensurables. La différence est tout aussi grande sur le plan général de l'économie. On a tout dit sur l'énorme disproportion entre les niveaux de vie dans les pays industrialisés et dans les pays en voie de développement. On constate même que l'écart va en augmentant. On le dit et on le répète, mais on n'ose pas en tirer les conclusions qui s'imposent (17). Non pas qu'il faille se laisser aller au plus sombre pessimisme concernant l'avenir des pays les moins avancés. Leurs économies progressent mais, dans l'ensemble, moins vite que celles des pays industrialisés (18). Dans ces conditions, on peut prévoir qu'on aura pendant (17 La disproportion des moyens confine parfois au fantastique. Un exemple entre mille : le seul modèle d'un avion supersonique américain, baptisé XB-70, qui n'a été réalisé qu'en deux prototypes (dont l'un s'est écrasé) et qui a été déclaré dépassé avant d'être produit en série, au début de 1969, a coûté, selon la presse (cf. « Newsweek » du 17 février 1969 ») 1 400 millions de dollars, soit 7 700 millions de francs français ou encore 385 milliards de francs CFA, près de 40 fois le total des recettes budgétaires annuelles d'un pays africain de 4 millions d'habitants, comme le Niger. (Le coût des deux prototypes de l'avion supersonique commercial franco-britannique — projet « Concorde » — est évalué pour le moment à 10 milliards de francs français). (18)' C'est ce qui ressort des études les plus sérieuses qui ont été menées ces dernières années. Voici par exemple quelques chiffres extraits du rapport de la

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des générations encore l'actuelle formation « en comète » : un petit groupe de pays occidentaux en expansion, Etats-Unis en tête, et le reste du monde s'effilant de plus en plus à la traîne. Là est le drame, et il est de nature essentiellement psychologique, les masses du Tiers-Monde (19) ayant de plus en plus le sentiment d'être frustrées de biens dont elles Commission d'Etudes du développement international, rédigé à la demande de la Banque Mondiale en 1968 et plus connu sous le nom de Rapport Pearson, du nom du Président de la Commission, l'ancien Premier Ministre canadien Lester B. Pearson (titre anglais : Partners in Development, Praeger, New York, 1969 ; titre français : Vers une action commune pour le développement du tiers monde, Paris, Denoël, 1969). Tableau de la croissance par région du produit intérieur brut à prix constant, de la population, et du produit intérieur brut par habitant. 1950-1967 (pourcentage annuel) Pays en voie de développement (Il s'agit de 80 pays d'Afrique, de l'Asie du Sud, de l'Asie orientale, de l'Europe du Sud, de l'Amérique latine et du Moyen-Orient, représentant approximativement 97 % du produit intérieur brut (PIB) de tous les pays en voie de développement). p m 4 g Population PIB par habitant

2,3 2,4

Pays

industrialisés (Canada, Etats-Unis, Autriche, Belgique, Danemark, Finlande, France, République Fédérale d'Allemagne, Italie, Pays-Bas, Norvège, Suède, Suisse, RoyaumeUni, Irlande, Islande, Luxembourg, Australie, Japon, Nouvelle-Zélande, Afrique duSud)

·

PIB 4,3 Population 1,2 PIB par habitant 3,1 (pp. 358-359, édition anglaise). La comparaison entre les deux séries de chiffres prouve que même si l'augmentation annuelle du produit intérieur brut, dans les pays en voie de développement, est assez satisfaisante dans l'ensemble, elle est pratiquement annulée par l'augmentation trop rapide de la population. Et il s'agit là de moyennes, les régions les plus pauvres, comme l'Asie du Sud et l'Afrique, présentant des résultats encore plus préoccupants (augmentation annuelle du PIB par habitant : 1,7). Aussi longtemps que cette « démographie galopante » (pour employer un terme consacré) n'aura pas été arrêtée dans les pays les plus pauvres, tout espoir d'une amélioration sensible du revenu individuel sera vain. Or, d'une part cette brusque augmentation de la population des pays sous-développés est la toute première conséquence d'un certain progrès et d'une assistance internationale accrue (éradication de certaines grandes endémies, meilleures conditions d'hygiène, nutrition améliorée, etc.), d'autre part elle ne pourra être enrayée que lorsque ces mêmes pays auront atteint un niveau de vie et d'éducation beaucoup plus élevé. Il y a cercle vicieux. Si les taux actuels d'augmentation de la population se maintiennent, on a calculé que les régions industrialisées qui comptaient en 1968, 1 040 millions d'individus compteraient en l'an 2000 entre 1 250 et 1 400 millions (selon les suppositions sur la diminution du taux de fertilité), tandis que les régions en voie de développement qui comptaient en 1968 2 430 millions d'individus en auraient en l'an 2000 entre 4 720 millions et 5 560 millions (Rapport Pearson, éd. anglaise, p. 56). Ajoutons enfin un autre point sombre du processus de développement : l'accumulation vertigineuse de la dette publique qui finit par rendre illusoire, dans certains cas, l'assistance extérieure. Le service de la dette extérieure est parfois si important qu'il finit par absorber plus de la moitié des nouveaux prêts qui sont consentis : par exemple en Asie de l'Est 52 %, en Afrique 73 % et en Amérique latine 87 %

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n'avaient jamais joui auparavant, mais dont on leur a donné le goût et pour lesquels on a donc créé un besoin. Il est évident que si cette tendance à la paupérisation relative s'accentue (20), on va vers quelque catastrophe, vers un antagonisme de plus en plus violent entre les (ibid. p. 74). Or il se trouve que les termes de comparaison que nous propose le rapport Pearson sont basés sur le produit intérieur brut (PIB) qui traduit la somme de tous les biens et services produits dans un pays pendant une année et non le produit national brut (PNB — les sigles anglais sont respectivement GDP, Gross Domestic Product et GNP, Gross National Product) qui représente le PIB (ou GDP) moins les redevances payées à l'étranger, comme les annuités de la dette extérieure. Or c'est ce chiffre qui nous renseignerait exactement sur l'enrichissement annuel par tête d'habitant, qui est donc, en moyenne, dans les pays en voie de développement, encore beaucoup plus bas que le chiffre de 2,4 % indiqué dans le tableau ci-dessus. Nous ignorons les raisons pour lesquelles la Banque Mondiale n'a pas été en mesure de fournir ce second chiffre. (19) Ce n'est pas sans quelque réticence que nous employons cette expression, car elle prête à confusion. En termes de civilisation, il n'y a pas trois « mondes » aujourd'hui. Ou bien il y a autant de mondes qu'il y a de civilisations et de cultures distinctes, ou bien il n'y en a que deux : le monde déjà occidentalisé (y compris l'U.R.S.S. et l'Est européen) et le reste du monde. L'expression est apparue dans un contexte politique bien déterminé, dans la croyance à une division durable du monde — pour ne pas dire définitive — en un « bloc » capitaliste et un « bloc » socialiste. C'est une vision politique à courte vue. 11 n'y a « bloc » ni d'un côté ni de l'autre (pour des raisons différentes), et il y a de moins en moins de pays purement « capitalistes » et de moins en moins de pays purement « socialistes ». Mais il y a, au sein de la civilisation occidentale, une fissure, probablement temporaire, artificiellement entretenue par une des puissances aspirant à l'hégémonie. Cependant l'expression a acquis droit de cité et désigne assez commodément l'ensemble des pays dont le niveau de vie se trouve en-dessous d'une certaine limite arbitrairement déterminée, et qui ont le sentiment d'une certaine solidarité face aux pays « nantis ». (Cet ensemble déborde partiellement sur le monde occidental, en tant que culture, notamment en Amérique latine). « Tiers-Monde », expression à résonance politique, est en fait presque synonyme de « pays en voie de développement » (concept économique). Les statistiques de la Banque Mondiale ont choisi de considérer « pays en voie de développement » tout pays dont le revenu annuel moyen par tête d'habitant est inférieur à 500 $ US. Il est évident qu'à l'intérieur de cette grande classe, il y a d'énormes différences, de dimension et de population d'abord (allant de centaines de millions d'habitants comme l'Inde, à quelques centaines de mille comme le Gabon ou la Mauritanie), mais aussi de richesses potentielles et de degré de développement (allant de pays dont le revenu moyen par tête d'habitant est inférieur à 100 $, comme l'Inde, le Pakistan, l'Indonésie et la plupart des pays africains, jusqu'à d'autres comme le Mexique, le Chili ou le Vénézuela qui, avec plus de 400 $ par tête, sont proches du « décollage économique ». (20) Elle pourrait être atténuée par une baisse de la natalité dans les pays sous-développés et par une assistance plus généreuse de la part des pays industrialisés. Or il apparaît que si le courant net des ressources financières à destination des pays en voie de développement a augmenté en chiffres absolus ces dernières années, il a diminué en chiffres relatifs, c'est-à-dire en pourcentage du produit national brut des pays développés à économie de marché, tombant de 0,79 en 1960 à 0,70 en 1968. Autre constatation véritablement angoissante : entre 1950 et 1968 la part des pays en voie de développement dans le commerce mondial est tombée de 3 1 % à 1 8 % (chiffres extraits du Rapport du Comité de la planification du développement, du Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, publié sous forme de brochure « Vers un développement accéléré », Propositions pour la deuxième décennie des Nations Unies pour le développement, O.N.U., New York, 1970).

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pauvres et les « nantis », allant jusqu'à des troubles sanglants et prolongés. Et cependant on ne voit pas que cette révolte puisse se traduire dans le proche avenir par un renversement de tendance, sauf effondrement moral (breakdown) du côté où se trouve actuellement la puissance. Or cet effondrement, s'il survenait avant un siècle, c'est-à-dire avant la plus courte période d'incubation nécessaire aux plus avancés des pays du Tiers-Monde pour être complètement acculturés, entraînerait fatalement aussi une régression catastrophique des pays les moins favorisés, dont le progrès actuel est entièrement dépendant des progrès techniques réalisés dans les pays les plus avancés. Tel est le paradoxe. Il y a là, croyons-nous, pour la durée probable encore impartie à la civilisation occidentale, un mécanisme auquel on ne voit pas comment on pourrait échapper. Les pays sous-développés sont condamnés à se développer avec l'Occident, ou à ne pas se développer (21). De ci de là, et de plus en plus, des « révoltes économiques » auront lieu dans les pays du Tiers-Monde qui cherchent à secouer la tutelle des grands, et singulièrement celle des Etats-Unis. Mais comme la technicité supérieure ne se trouve, pour le moment, que là, et demeure indispensable au développement, ce seront le plus souvent de simples réactions rageuses et désespérées. Il y a aussi le maniement du grand capital mobile. C'est l'instrument principal de l'actuelle prépondérance américaine. Non que ce soit un phénomène entièrement nouveau. L'hégémonie politique s'est souvent accompagnée (ou a été précédée) d'une pénétration commerciale. Ce qu'on peut appeler capitalisme dans la société antique a joué un rôle important dans l'établissement de la puissance athénienne, et plus tard de la puissance romaine, sans parler de Carthage. Le rôle des hommes d'affaires romains a été souvent déterminant dans le processus de pénétration de Rome sur tout le pourtour méditerranéen, comme

(21) Paul VALÉRY, en 1931 (Regards sur le monde actuel), prédisait que l'inégalité entre les nations du monde tendrait à disparaître, parce que la science se transposant en recettes universelles allait se distribuer également à une clientèle de plus en plus nombreuse. Combien cette prophétie, après 40 ans, paraît démentie par les faits ! Le grand visionnaire n'avait pas prévu la transformation radicale, ces dernières dizaines d'années, des conditions matérielles de la recherche scientifique, qui rend de plus en DIUS difficile la participation des pays pauvres aux progrès de la plus haute technologie. Du temps où seuls dans leurs laboratoires un Galilée, un Leibniz ou un Lavoisier découvraient quelque loi fondamentale de la nature, on eut pu imaginer une invention relativement indépendante de la richesse des Etats (et pourtant dès cette époque, n'y avait-il pas une étonnante concentration de l'inventivité, qui est un phénomène de maturation culturelle ?) Aujourd'hui en tous cas, le coût exorbitant de la recherche scientifique en fait un monopole d'un petit groupe de pays, avec en tête les Etats-Unis. Selon une heureuse formule de M. Michel Rocard, « la dépendance technologique est la forme la plus moderne du colonialisme ». (« La crise de la recherche scientifique », dans « Le Monde » du 8 mai 1970). Cependant cette forme nouvelle sera probablement plus supportable que les autres — et donc durable.

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d'ailleurs dans l'acharnement à effacer Carthage de la carte du monde même après qu'elle fut devenue politiquement inoffensive. Cependant les mécanismes économiques du capitalisme moderne sont infiniment plus subtils et plus complexes, à telle enseigne qu'on peut parler d'une forme entièrement nouvelle d'impérialisme. C'est là une conséquence de l'invention de la société anonyme, avec son corollaire, la supranationalité des grandes entreprises — phénomène qui a pris ces dernières dizaines d'années une telle ampleur qu'il a donné une dimension nouvelle aux relations internationales. Nous allons sans doute vers une sorte de consortium des plus grosses affaires du monde, dans lequel le capital américain sera prépondérant. L'influence politique des Etats-Unis suit le capital beaucoup plus qu'elle ne le précède (22). Une des formes, aujourd'hui, de la résistance des pays du TiersMonde à l'Occident (ou plus exactement de leur humeur), c'est la faveur que rencontre dans les milieux intellectuels de ces pays le système marxiste, cette hérésie (23) de la pensée politique occidentale. Ainsi — autre paradoxe — on s'enflamme pour le marxisme parce qu'il est appréhendé comme n'étant pas la doctrine orthodoxe de l'Occident, mais en même temps le communisme joue le rôle d'« accoucheur » de l'occidentalisation. En effet, loin de s'implanter d'abord dans les pays les plus industrialisés, comme le prophétisaient Marx et Lénine, le communisme apparaît aujourd'hui plutôt comme une opération chirur(22) Par une gamme entière de techniques financières : constitution de sociétés nouvelles, rachats de parts, fusions, participations, etc., le capital américain s'est infiltré dans le monde entier, « bloc » communiste excepté (la réciprocité est également vraie, le capital européen n'étant pas absent du marché américain, mais dans une moindre mesure). Il est extrêmement difficile — pour ne pas dire imposible — d'évaluer l'ampleur de cette infiltration. On peut en échange comparer l'importance relative des plus grosses entreprises industrielles du monde, ce qui donne déjà une idée des rapports de force. D'après les chiffres d'affaires de 1968, sur les 50 premières firmes du monde, 37 sont américaines, 6 sont britanniques, 2 anglo-hollandaises, 2 italiennes, 1 hollandaise, 1 allemande, 1 japonaise. Toutes, sauf le groupe Royal Dutch/Shell et Unilever (anglo-hollandaises, respectivement en 4 e et en 9 e position), viennent après la 20 e place. (A titre indicatif : ventes en 1968, Royal Dutch/Shell 9 215 millions $, Unilever 5 533 millions $ ; première firme américaine, General Motors : 22 755 millions $. Source : « T h e Fortune Directory », May 15, 1969, The 500 Largest U.S. Industrial Corporations, et id., Part II - August 15, 1969, The 200 Largest Industrials outside the U.S.). (Ces tableaux ne tiennent pas compte des unités de production de l'U.R.S.S. et des pays communistes en général, qui n'ont pas l'habitude de rendre publiques les données statistiques de leurs « combinats ». Par ailleurs, les différences de structure entre ces unités de type socialiste et les unités de type classique, rendraient la comparaison difficile. Cependant, les chiffres du commerce extérieur, plus faciles à obtenir, et tout ce que l'on connaît du marché intérieur soviétique font penser qu'il est hautement probable que l'introduction dans la comparaison d'unités de production du < bloc socialiste » ne modifierait pas sensiblement le tableau). (23) Nous n'entendons pas émettre par là un jugement de valeur, mais simplement situer un fait historiquement ; une doctrine hérétique se définit par rapport à l'orthodoxie par trois caractères principaux : en ce qu'elle apparaît postérieurement, en ce qu'elle est hétérodoxe, c'est-à-dire différente de la doctrine jusqu'alors reçue, enfin, subsidiairement mais non pas nécessairement, en ce que dans la longue durée elle demeure minoritaire dans le cadre de l'ensemble considéré.

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gicale, une sorte de césarienne que certains pays du Tiers-Monde s'imposent pour provoquer ou accélérer la « révolution culturelle » de l'occidentalisation. Pour les nations en voie d'acculturation, le communisme se présente donc : d'abord comme une idéologie capable de prendre la place des « anciens dieux » avec plus de dynamisme que le libéralisme bourgeois ; ensuite, comme un régime autoritaire mieux à même de faire éclater les cadres anciens pour leur substituer par la force les normes occidentales (24). Pour le moment, le frein principal à l'impérialisme américain se trouve à l'intérieur de la société américaine elle-même, dans la conjonction de deux courants bien ancrés dans sa tradition : le courant pacifiste et le courant isolationniste. Du point de vue sociologique, ils ne se superposent pas nécessairement, ils peuvent même se recruter dans des cercles par ailleurs fortement antagonistes, mais ils peuvent aussi converger et représenter alors une force d'opposition considérable à l'autre courant, naturel chez tous les grands peuples, mais comme inavoué ou trop confusément perçu : celui de la lutte pour l'hégémonie. Il semble que ce soit le cas depuis quelques années et que cette convergence soit à l'origine du « profil bas •» (low profilé) adopté par l'administration Nixon en politique étrangère. Il y aura encore, sans aucun doute, sous la pression d'événements internes, de telles périodes de réserve, de retrait relatif. Un dégagement des Etats-Unis de leurs responsabilités mondiales apparaît cependant plus qu'improbable. L'histoire nous enseigne qu'une grande puissance qui est en tête de la (24) A ce propos, il n'est peut-être pas déplacé de glisser une remarque sur un aspect particulier du duel communisme-démocratie dans les pays du Tiers Monde : la facilité plus grande du système communiste de venir à bout de la corruption. La corruption est la grande plaie des régimes démocratiques dans les pays nouvellement acculturés, la plaie ouverte dont ils risquent tous de mourir. Non pas que ce soit un phénomène nouveau, la corruption étant vieille comme le monde ; ce qui est nouveau, c'est qu'en régime démocratique elles est psychologiquement inadmissible. Elle était chose naturelle dans un régime féodal ou oligarchique, où les abus des plus forts, l'exploitation des plus faibles sont, d'une manière plus ou moins consciente, tolérés. C'est le droit du seigneur, du maître, de celui qui par la naissance ou par la faveur du prince se trouve en haut de la pyramide. Mais lorsque le principe de l'égalité est admis, et son corollaire, la suppression (au moins théorique) des droits de la naissance, alors les mœurs seigneuriales des nouveaux maîtres apparaissent comme une anomalie intolérable. Lorsque les peuples du Tiers Monde adoptent du jour au lendemain le régime démocratique de l'Europe occidentale, ils ne saisissent pas d'emblée qu'il n'a été rendu praticable que par une très lente évolution de l'esprit civique, par la maturation plusieurs fois séculaire d'une morale née du christianisme dans des circonstances historiques, plus particulièrement en milieu germanique, morale qui fait de l'honnêteté sous toutes ses formes l'impératif majeur de la vie en société. (Cet impératif a été beaucoup moins catégorique dans la plupart des autres civilisations). Aussi longtemps qu'elles n'auront pas compris qu'il n'est pas de démocratie viable sans une conception très rigide de l'honnêteté civique, les élites du Tiers Monde n'auront pas vraiment franchi le seuil de l'occidentalisation. Le communisme a compris cet impératif et cherche à le faire respecter par la terreur. Il reste à savoir si un élément aussi fondamental de la morale collective, qui exige une mutation en profondeur, pourra être inculqué pour des générations, par de telles méthodes. 24

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course à l'hégémonie ne se retire jamais de son plein gré. L'Amérique est condamnée à la super-puissance. Par ailleurs, son relatif libéralisme, son pacifisme traditionnel peuvent aussi, en sens inverse, jouer en faveur de l'établissement du « leadership » américain. Dans la lutte actuelle pour la primauté, le champion qui allie le maximum de puissance au maximum de liberté compatible avec le moment impérial, a le plus de chances de s'imposer à la longue comme hégémon de la communauté des nations. D'autres problèmes internes peuvent encore freiner les Etats-Unis dans leur élan, et le plus grave de tous : le problème noir, qui ne semble pas près de trouver sa solution. On dirait même qu'on s'achemine de plus en plus, des deux côtés, vers un refus de l'intégration. S'il devait en être ainsi, si dans les deux ou trois générations qui viennent ce problème ne trouve pas de solution naturelle, on peut s'attendre à une déchirure définitive et à des remous tragiques, paralysants pour la nation. Déjà les troubles des dernières années et les assassinats politiques comme ceux des frères Kennedy et du pasteur Martin Luther King sont du plus mauvais augure. Et cependant, il faut bien remarquer que contrairement à l'opinion reçue, ces graves dissensions sociales et ces révoltes sanglantes ne sont pas nécessairement des signes de faiblesse et de désagrégation — elles peuvent aussi se produire en pleine phase d'ascension d'une société : l'assassinat des frères Gracques (133 et 121 av. J.-Ch.) et la révolte de Spartacus (73-71 av. J.-Ch.) encadrent très exactement l'établissement de l'empire universel de Rome. Le fait que les Etats-Unis soient actuellement les grands favoris dans la course à 1'« empire universel » n'implique pas nécessairement qu'ils y parviendront. Nous avons dit plus haut les raisons pour lesquelles nous estimons que l'U.R.S.S. sera distancée de plus en plus. Mais un autre compétiteur apparaît déjà à l'horizon : la Chine, qui représente la plus grande masse humaine de la planète et qui semble animée d'un grand dynamisme (que traduit non seulement l'action politique de la Chine de Pékin, mais de façon plus générale l'expansion de l'élément chinois depuis un demi-siècle sur tout le pourtour du Pacifique). Le fait que le sol chinois paraisse manquer de certaines richesses naturelles nécessaires aujourd'hui au développement industriel n'est pas à nos yeux un empêchement majeur. Nous l'avons déjà dit, la richesse du sol ne joue qu'un rôle secondaire dans l'essor des peuples et des civilisations. Seuls comptent l'élan vital et le degré de technicité, le second, dans la longue durée, étant fonction du premier (25). (25) Pour le moment, la puissance industrielle de la Chine est encore négligeable (hormis des secteurs privilégiés comme l'armement nucléaire). La grande puissance de l'Extrême-Orient n'est pas la Chine, mais, pour longtemps encore, le Japon. Sa croissance économique depuis la dernière guerre est la plus rapide du monde. Des « futurologues » américains prédisent que dans vingt ans le produit national du Japon atteindra celui des Etats-Unis et que le XXIe siècle sera le siècle du Japon. Nous nous méfions de ces sortes d'extrapolations économiques — du moins ne sont-elles généralement valables que pour l'avenir immédiat. — Il est probable que certaines des conditions qui ont permis l'essor prodigieux de l'éco-

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Il y a, en échange, un autre facteur qui est décisif, c'est la durée de la période d'incubation. Avant que ne s'achève cette période (dont nous avons dit qu'elle durait généralement de 100 à 140 ans), la Chine ne pourra pas être un rival dangereux des Etats-Unis. Nous avons noté au chapitre de la civilisation extrême-orientale (26) qu'il convient de dater le début de l'occidentalisation de la Chine de la révolution de Sun Yat-sen en automne 1911 ; que par ailleurs l'énorme résistance opposée par une tradition multimillénaire, les troubles intérieurs et la guerre étrangère ont ralenti le processus jusqu'au lendemain de la deuxième guerre mondiale. En conséquence, il est plus raisonnable de compter sur une période d'incubation relativement longue, c'est-à-dire d'environ 140 ans (27). En d'autres termes, l'acculturation de la Chine sera achevée au plus tôt vers 2010, et plus vraisemblablement vers 2050. Dans les deux cas, le temps qui reste aux Etats-Unis pour établir leur hégémonie avant que la Chine ne devienne leur adversaire numéro un est — à l'échelle de l'Histoire — relativement bref. Et il faut compter pendant ce temps avec le troisième compétiteur, la Russie. Or, plus important pour le moment que la rivalité qui pourrait surgir un jour entre la Chine et les Etats-Unis, est le conflit qui se prépare déjà entre la Chine et la Russie. Conflit idéologique en apparence, conflit « classique » en réalité. Selon toute probabilité, c'est l'immense frontière entre la Chine et la Sibérie qui sera dans les prochaines dizaines d'années la frontière la plus « chaude » du globe. Et c'est autant sans doute pour encercler la Chine que pour faire échec aux bases anglo-américaines que l'U.R.S.S. cherche à présent des relais pour sa flotte dans l'Océan Indien. Les Etats-Unis, qui font lentement l'apprentissage de la diplomatie, pourraient tirer profit de ce conflit latent. H y a, enfin, une autre objection qui se présente à l'esprit, lorsqu'on envisage l'hypothèse d'une Chine devenant l'Etat unificateur de la civilisation occidentale : ce serait la première fois dans l'Histoire qu'un groupe ethnique ayant déjà parcouru tout un cycle de civilisation s'inténomie japonaise pendant les vingt dernières années se modifieront. D'abord le Japon sera nécessairement amené à reprendre son rôle politique dans le Pacifique et tout l'Extrême-Orient et, partant, à se doter petit à petit d'une puissance militaire correspondante, dont la réalisation se fera au détriment des investissements productifs. Ensuite, l'occidentalisation totale amènera très probablement une révolution spirituelle, notamment par un affaiblissement de 1' « esprit familial » qui continue d'animer les syndicats ouvriers. Un esprit revendicatif de style occidental (marxiste ou trade-unioniste) se fera fatalement jour, qui freinera l'expansion capitaliste. Enfin et surtout, à l'échelle actuelle des puissances, le Japon n'a pas les dimensions et la masse démographique qui lui permettraient de prendre place parmi les « géants ». Comme l'Allemagne et pour les mêmes raisons, le Japon a perdu pendant la deuxième guerre mondiale toute chance de se retrouver au premier rang des « Contending States » de la civilisation occidentale. (26) Voir ci-dessus, p. 207. (27) Détail qui nous paraît assez symptomatique du stade actuel de l'acculturation de la Chine : ni Mao Tsé-toung ni Tchiang Kai-shek ne parlent de langues européennes.

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grerait à une civilisation rivale pour en prendre la direction. Qu'il s'agisse de la Haute-Egypte ou de Ts'in, de Sumer ou d'Akkad, des Aryens ou des Perses, des Hellènes ou des Romains, des Germains, des Arabes ou des Turcs, les groupes dominants ont toujours été vierges d'une civilisation antérieure. La Chine et le Japon présentent en ce sens une expérience unique. Il y a, certes, la Russie. Mais outre qu'elle vient de moins loin (race blanche, langue indo-européenne, christianisme) elle s'est rattachée à la civilisation occidentale à un âge où celle-ci pouvait encore beaucoup donner — et aussi recevoir — du point de vue culturel. En sera-t-il de même au xxi* siècle pour le monde extrêmeoriental ? Y aura-t-il un apport de l'Extrême-Orient à l'Occident tel que les hommes des races futures puissent penser que la civilisation occidentale eut été incomplète sans l'apport chinois et japonais ? Il est permis d'en douter. Non point à cause de quelque insuffisance de la race jaune (28), mais parce que ces peuples s'agglomèrent à une culture occidentale déjà en voie de désagrégation. Alors, tout apport nouveau, loin de s'intégrer harmonieusement à l'ensemble occidental, accentue au contraire les forces centrifuges, préparant ainsi, pour les siècles ou les millénaires futurs, la naissance d'un monde nouveau. * * *

Ainsi donc, la civilisation occidentale paraît avoir atteint la dernière phase de son cycle, la phase de l'unité, mais avant même que ne vienne véritablement cette ère de paix relative et de progressive uniformité, des craquements sinistres se font entendre, qui font craindre que nous soyons frustrés de cette paix ou qu'elle ne soit de trop courte durée. Nous ne pensons pas seulement à ce risque nouveau, et proprement hallucinant, de l'auto-destruction par les armes nucléaires. (Est-il plus grand, après tout, que celui que couraient les civilisations passées lorsqu'elles subissaient l'invasion des hordes barbares ? Des empires ont été engloutis, des peuples entiers ont été exterminés. Sans aller si loin : on a calculé qu'à la suite de la guerre de Trente Ans — menée par des nations réputées civilisées — la population de l'Allemagne, par suite des massacres, des famines, des épidémies, a été réduite des deux tiers. Ή est peu vraisemblable qu'une guerre atomique, si la folie des hommes la déclenchait, provoquerait la mort de 140 millions d'Américains, ou de 160 millions de Russes, ou de 400 millions de Chinois.) Nous songeons plutôt aux signes de décomposition perceptibles au cœur même de la civilisation occidentale, et que nous avons relevés en cours de route. On a l'impression que la société occidentale va vers un état de déséquilibre croissant et de révolte permanente. Il est possible que ce (28) Certains anthropologues ont au contraire avancé que la race jaune est un rameau plus tard détaché du tronc central et physiologiquement plus évolué que les races blanche et noire — laissant entendre qu'elle serait susceptible de faire franchir à l'humanité une étape supérieure.

CONCLUSION

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soit là l'effet de son « âge ». Il est possible aussi que la révolution industrielle ait imposé à l'homme de si profondes transformations psychiques que l'adaptation n'ait pu encore se faire. Il y a eu rupture du rythme naturel, de l'équilibre entre l'homme et la nature tel qu'il s'était établi depuis des temps immémoriaux et en tout cas depuis que l'homme l'avait emporté sur les grands carnassiers et les autres espèces rivales. Le rythme de la vie moderne, particulièrement en milieu urbain, a accéléré sa pression jusqu'à des limites pour beaucoup intolérables. La vie quotidienne du citadin, surtout de l'ouvrier manuel, comparée à la vie que menait hier encore le paysan, prend parfois des aspects de cauchemar — cette course ininterrompue de l'aube grisâtre jusqu'à la nuit dans Un paysage limité et souvent hideux, à l'atmosphère irrespirable, l'entassement dans les transports en commun, le bruit incessant, une tension permanente dans un travail de moins en moins intelligent —. Pour supporter cette dépersonnalisation, ce rythme trépidant, inhumain, qu'il s'est lui-même imposé, pour vivre dans ce cadre monstrueux si souvent décrit par la littérature et le cinéma, l'homme, l'animal le plus adaptable de la création, cherche des remèdes, des exutoires. Les trouvera-t-il, et les trouvera-t-il à temps et sans trop de déchets ? Il n'est pas étonnant que ce soit dans les sociétés les plus prospères, aux Etats-Unis, en Europe occidentale, qu'apparaissent les symptômes les plus inquiétants. On y observe, surtout dans la jeunesse, l'irruption d'un irrationnel absolu, soutenu par des doctrines subtiles, suffisamment fondées pour emporter l'adhésion, suffisamment fausses pour entraîner vers des voies sans issue. Il se crée des groupes d'asociaux de plus en plus nombreux, les uns allant jusqu'aux solutions extrêmes, d'autres se contentant d'une demi-rupture avec l'ordre établi dont ils contestent toutes les formes et jusqu'à ses fondements ethiques (sans cesser, le plus souvent, de jouir de ses avantages). Il y a là un syndrome grave et ce ne sont pas les retours à des conceptions ou des politiques conservatrices qui changeront quoi que ce soit à cet état pathologique de la société occidentale. Il faut y voir également une conséquence du vide immense laissé par la quasi-disparition, dans la société moderne, des « oasis » contemplatives, dont on ne comprend plus la profonde, la salutaire utilité. Jadis, on cherchait un exutoire aux maux de la société soit dans la retraite absolue, soit dans quelque délire collectif de nature religieuse — on allait en pèlerinage ou l'on partait en croisade. A une époque où dans l'ensemble du monde occidental la pratique religieuse atteint son niveau le plus bas depuis la victoire du christianisme, et où l'Eglise elle-même s'est laissée subrepticement pénétrer par les dogmes rationalistes qui ignorent ou nient les vertus de la contemplation, les individus aujourd'hui légion qui se sentent broyés par l'énorme machine de la société moderne, se trouvent totalement désemparés. D'où la courbe ascendante des suicides, ou les explosions de révolte insensée et sans direction ; d'où les tentatives d'évasion individuelle ou collective dans la drogue, ou la rupture de ban dans quelque « hippie-land ». La vie « hippie »

374

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

est un succédané, parodique mais sans doute nécessaire, de la vie contemplative, ce besoin fondamental de l'être. Un aspect paradoxal, et à la vérité tout à fait aberrant, de cette révolte de la jeunesse, de ce refus de la civilisation telle qu'elle est devenue broyeuse d'individualité et monstrueuse d'organisation, est qu'une fraction non négligeable de ces libertaires prenne pour idéal passionnel la Chine de Mao Tsé-toung où la pression de la société sur l'individu a atteint un degré jamais encore atteint dans une société policée. Au fait, hormis le rythme excessif de la vie quotidienne, qu'est-ce qui est devenu intolérable, ou difficilement tolérable, au citoyen des Etats sur-développés ? Le carcan de la société n'était sans doute pas moins serré dans les siècles passés. L'observation ethnographique a montré qu'une société est d'autant plus contraignante, l'individu d'autant moins libre, que la société est plus primitive, c'est-à-dire plus stagnante. Dans une société en mouvement, l'emprise de la société a tendance à se relâcher jusqu'à un point optimum, qui donne le plus de chances à la création. On ne connaît pas assez la vie intérieure, l'évolution sociale, des civilisations lointaines, mais dans notre lignée, c'est-à-dire GrèceOccident, les périodes d'équilibre optimum entre contrainte sociale et liberté individuelle se situent exactement aux époques les plus fécondes du point de vue spirituel : du v* au ni' siècle av. J.-Ch. en Grèce, du XV* au xix" siècle en Occident. Le drame essentiel de notre société réside peut-être en ce qu'elle a dépassé le stade de la faculté maximum de création — ce qu'on appelle parfois aujourd'hui la « créativité » — avec son cortège d'injustices et d'insécurité, mais que l'homme n'a pas encore accepté le corollaire de l'ère impériale, qui est le renoncement à une part de liberté individuelle (sauf dans les pays à régime communiste — encore est-il permis de penser que même là, s'il y a apparemment soumission, il n'y a pas encore acceptation et renoncement). Mais ce qu'il y a peut-être de plus nouveau dans la situation présente, et qui achève de rendre difficile toute tentative de pronostic, c'est l'apparition, avant la réalisation de l'unité politique, de symptômes indubitables de mutation culturelle. Au lieu de se figer en conformisme moral et en académisme artistique, la civilisation occidentale a amorcé depuis trois quarts de siècle Un tournant découvrant des horizons entièrement nouveaux (29). Que peut-on en déduire ? — ou bien que ces symptômes, ces signes annonciateurs d'un nouveau Moyen-âge s'effaceront momentanément et qu'on vivra un siècle ou deux de néo-classicisme (qui ne saurait être qu'un pâle reflet de la véritable époque classique de l'Occident) ; — ou s'ils persistent, que le nouveau Moyen-âge est déjà en gestation et que l'éventuelle période impériale ou ère unitaire de notre civilisation sera de très courte durée. (29) Cf. pp. 134 à 138 ci-dessus.

CONCLUSION

375

En tout cas, il semble bien que ce soit la première fois dans l'histoire des civilisations que l'approche de l'ère unitaire ne s'accompagne pas d'une certaine fixité du style. Il y a là un phénomène troublant. Même dans le cas du passage de la civilisation hellénique à la civilisation byzantine, dont nous avons dit qu'il avait été relativement rapide et s'était fait par une sorte de cheminement souterrain, les premiers signes n'étaient apparus que deux siècles environ après l'établissement de l'empire universel de Rome. Alors, une autre explication devient plausible : une phase nouvelle de l'évolution humaine se dessinerait, dont Spengler avait entrevu l'apparition possible. La phase d'évolution par cycles successifs de civilisations serait achevée et l'humanité progresserait désormais selon un rythme nouveau, dont on ne connaît pas encore le secret. Cette hypothèse apparaîtrait plus vraisemblable si nous avions déjà vécu un cycle de civilisation véritablement planétaire. Or il ne nous semble pas qu'en sa phase actuelle la civilisation occidentale ait encore la vitalité nécessaire pour convertir intégralement toutes les civilisations et cultures encore vivantes. La civilisation universelle sera probablement celle du cycle suivant. Que cette unification totale se produise bientôt ou dans quelques millénaires, elle aura pour conséquence de supprimer un des éléments essentiels de la transformation des sociétés, à vrai dire le moteur même du progrès : le contact entre civilisations différentes. Là se trouve peutêtre le secret, la nécessité profonde de la désintégration de tout grand ensemble. Lévi-Strauss a remarqué (30) — après Gobineau — que la collaboration, voire la coalition de différentes cultures est nécessaire à la marche en avant, mais que l'unification qui s'ensuit réduit les chances de progrès. Aussi devrait-on rechercher une nouvelle diversification. Nous pensons quant à nous qu'une telle diversification ne peut pas être recherchée, voulue. Dans le cas présent de la civilisation occidentale en train de détruire ou d'absorber toutes les autres cultures à la surface de la terre, on ne voit pas que l'on puisse volontairement préserver ime certaine diversité. Celle-ci se refera sans doute d'elle-même — mais quand ? et comment ? à travers quels bouleversements ? On se plaît pourtant à rêver qu'on pourrait conserver précieusement des échantillons de toute culture vivante, où qu'elle soit et d'où qu'elle vienne, comme autant de feux sacrés jalousement gardés, et que c'est de leur rencontre, qu'au bout de la longue nuit qui nous attend, jaillirait un jour l'étincelle qui allumera la flamme de la prochaine civilisation. Alors, encore une fois, à la lumière du passé, quelles paraissent être les chances de notre civilisation ? Il n'est guère vraisemblable que l'Occident s'effondre dans les générations prochaines. Il est plus probable qu'il a encore devant lui quelques siècles de grande prospérité et de paix relative — bienfaits (30) Race et Histoire,

op. cit.

376

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

compensés par des troubles intérieurs de plus en plus graves et irrémédiables. Après quoi, nous ne disons pas qu'il est improbable, nous disons qu'il est exclu — de par les lois de la nature — qu'il continue sa courbe ascendante. Sera-t-il achevé par ses barbares de l'intérieur ? Il n'y a pratiquement plus de « barbares intégraux » — et il n'y en aura plus à moins d'un retour général à la primitivité à la suite de quelque catastrophe (provoquée par des causes naturelles ou humaines). Par ailleurs, la relative fixité des frontières fait que, paradoxalement, notre époque de grande circulation internationale est en même temps une époque où les migrations sont presque inexistantes et les mélanges de races relativement rares. Mais, nous l'avons vu, l'intrusion des barbares dans un monde civilisé pour en bouleverser les structures mentales et en accélérer la mutation, n'a jamais été qu'un événement second, le fait primordial étant la décomposition interne. A la limite, la mutation peut se produire par la simple dynamique de ces forces internes et sous quelque influence étrangère (comme pour la naissance des civilisations arabe et byzantine). Enfin si les éléments ethniques allogènes sont trop peu nombreux pour donner une coloration culturelle nouvelle à l'ensemble (cas des invasions de peuples mongols en Chine, ou de l'infiltration de peuples sémites en Egypte) ou si l'impact des civilisations voisines est insuffisant (influence du Moyen-Orient sur l'Egypte ou de l'Inde sur la Chine) alors la décomposition interne ne débouche pas sur une civilisation nouvelle, à travers un Moyen-âge, mais sur une réédition de l'ancienne civilisation à travers une Période intermédiaire. Dans notre cas, la première hypothèse étant écartée (invasion barbare — car même au cas de domination universelle de la Chine, celle-ci, à ce moment, serait déjà occidentalisée), il reste deux modèles : le modèle égyptien et chinois (avec ime série de Périodes intermédiaires et de Nouveaux empires) et le modèle byzantin. La modification en profondeur de nos structures esthétiques depuis trois quarts de siècle suggère plutôt la répétition du précédent byzantin. Une seule hypothèse, encore une fois, nous paraît tout à fait improbable : que la civilisation occidentale remonte le courant et que les peuples mêmes qui l'ont créée redonnent au monde une nouvelle ère de juvénile création. Preuve sans doute d'une interrogation anxieuse et très généralisée, jamais on n'aura vu paraître autant d'ouvrages et d'articles sur le sort de notre civilisation. Malgré les symptômes graves de troubles, la plupart des réponses demeurent étonnamment optimistes, parce que la plupart des auteurs, même les plus qualifiés, partent du postulat que toute l'histoire dément, qu'une civilisation est indéfiniment perfectible. C'est très exactement le contraire qui est vrai : une civilisation, c'està-dire une grande unité politico-culturelle « inventée » et construite par un ensemble de peuples plus ou moins apparentés, ne peut pas ne pas atteindre un degré de fatigue à partir duquel elle dépérit nécessairement. Si cette observation est pertinente, si la fatigue psychologique

CONCLUSION

377

atteint effectivement les plus grands ensembles, alors le fait que la race blanche ait joué un rôle si considérable dans l'histoire des civilisations devrait être pour nous plutôt un motif d'inquiétude qu'une raison d'espérer. A ceux qu'une telle perspective remplit d'effroi, on peut répondre que, s'il est à craindre que nous soyons bien proches d'un nouveau crépuscule des dieux, on peut être tout aussi certain que l'aube se lèvera plus tard sur une nouvelle civilisation, encore plus haute et plus lumineuse. Mieux vaudrait que les générations naissantes se préparent à ces âges sombres, dans la consolation qu'ils comportent toujours au milieu des déchirements, des ruines et de la désolation, ces grands élans de l'âme annonciateurs de temps nouveaux.

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350-353

MAGNENCE

fils de Constantin

(usurpateur) : fils d'un père breton et d'une mère franque.

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388 361-363 363-364 364-375 364-378 (367)375-383 375-392

379-395

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

l'Apostat : fils de Jules Constance, demi-frère de Constantin. JOVIEN : provincial pannonien. VALENTINIEN (en Occident) : Pannonien, probablement d'origine barbare. VALENS (en Orient) : frère du précédent. GRATŒN : fils de Valentinien. VALENTINIEN I I : demi-frère du précédent. THEODOSE le Grand : provincial, son père originaire de Galice. JULIEN

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ANNEXE

Ν' V

Α. — LISTE DES MINISTRES FRANÇAIS DE LOUIS XV ET LOUIS XVI (de 1717 à 1789) * Date du début du Ministère (1714)

1717

1718

1720 1722

1727

Noms

Centraux (C) ou Périphériques (P)

Chanceliers et Gardes des Sceaux VOISIN, seigneur de La Noyraie, Chancelier et Garde des Sceaux. Né à Paris. Famille originaire de Touraine. Le grand-père, Daniel Voisin de La Noyraie, né à Tours, Secrétaire du Roi en 1593. D'AGUESSEAU, seigneur de Fresne, Chancelier. Avocat au Châtelet puis Procureur Général. Famille originaire de Bretagne, établie à Paris ; depuis huit générations au service du Roi. D'ARGENSON (Marc René de Voyer de Paulmy, marquis). Garde des Sceaux. Ancienne maison de Touraine, attestée depuis 1244. (D'AGUESSEAU, Chancelier et Garde des Sceaux, v. plus haut.) FLEURIAU D'ARMENONVILLE . G a r d e des Sceaux.

Famille originaire de Touraine, établie à Paris en 1634. CHAUVELIN, seigneur de Grosbois, Garde des Sceaux. Ancien Président à mortier. Son aïeul à la S* génération, Toussaint Chauvelin, déjà Procureur au Parlement de Paris (1553), puis Procureur Général de Catherine de Médicis.

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* Liste établie d'après M. BAJOT, Chronologie ministérielle de trois siècles ou liste nominative par ordre chronologique de tous les ministres de la Justice, des Affaires Etrangères, de la Guerre, de la Marine, des Finances, de l'Intérieur, du Commerce, de la Police Générale, des Cultes et de l'Instruction publique, depuis la création de chaque ministère, 2* édition, Paris, Imprimerie Royale, 1836. (La liste n'est cependant pas complète, un personnage comme le cardinal de Fleury, premier ministre sans le titre — et sans portefeuille — n'y figurant pas ; ni, à plus forte raison, le Régent et son successeur de fait, et prédécesseur de Fleury, le duc de Bourbon.) L'origine des familles a ensuite été recherchée dans divers dictionnaires biographiques ou encyclopédiques et dans des dictionnaires de la noblesse. (Lorsqu'un même personnage est revenu plusieurs fois au ministère ou qu'il a changé de portefeuille, son nom est entre parenthèses et n'est compté qu'uné fois)

o 1750

1750

1761

1762

1763

1774

87-17

1715 1718 1723 1727 1737

CIVILISATIONS E T LOIS HISTORIQUES LAMOIGNON (Guillaume de Lamoignon de BlancMesnil, seigneur de Malesherbes, etc.), Chancelier. Famille originaire du Nivernais, attestée depuis Saint Louis. Depuis plusieurs générations à Paris. Guillaume est le petit-fils de Guillaume de Lamoignon, Premier Président du Parlement de Paris, et le fils d'une Voisin de La Noyraie. MACHAULT D'ARNOUVILLE, Jean-Baptiste, Garde des Sceaux. Famille établie depuis plusieurs générations à Paris ; remonte à Simon de Machault, Commissaire et examinateur au Châtelet en 1515. BERRYER, Nicolas René. Famille originaire de Normandie. Le grand-père, Louis Berryer, comte de La Ferrière, mort en 1686, avait été Secrétaire du Conseil. FEYDEAU DE BROU, Paul Esprit, Garde des Sceaux. Famille originaire de la Marche, établie depuis le xv" siècle à Paris. Trois générations de Conseillers au Parlement de Paris, avant le Garde des Sceaux. MAUPEOU (René Charles de M., marquis de Morangles, vicomte de Bruyère, etc.), Garde des Sceaux et Vice-Chancelier, puis Chancelier après 1768. Ancien Premier Président de Parlement de Paris. Remontent à Pierre de Maupeou, seigneur de Noisy, Trésorier d'Anne de Joyeuse, Amiral de France - trisaïeul du Chancelier. H U E DE MIROMESNIL, Armand Thomas, 4 " marquis de Miromesnil, Garde des Sceaux. Famille originaire de Normandie. L'arrière-grand-père d'Armand Thomas était Conseiller au Parlement de Paris en 1631. LAMOIGNON, (Chrétien-François de), Garde des Sceaux, fils du Chancelier, v. plus haut.

Ministres des Affaires Etrangères Maréchal d'UxELLES, Président du Conseil des Affaires Etrangères. Famille originaire de Bourgogne. Cardinal DUBOIS (Guillaume, archevêque de Cambrai, puis cardinal). Fils d'un apothicaire de Brive-la-Gaillarde, Limousin. FLEURIAU D'ARMENONVILLE (Jean-Baptiste de F . d'A., comte de Morville), fils du Chancelier, v. plus haut. (CHAUVELIN, v. plus haut, Gardes des Sceaux.) AMELOT DE CHAILLOU, Jean-Jacques. Famille originaire d'Orléans, établie à Paris depuis plus de deux siècles : Jacques Amelot, Avocat au Parlement sous François I " .

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391

ANNEXES 1744

1747

1751

1754

1757

1758 1761

1766 1770

1771

1774 1787

1789

D'ARGENSON (René Louis de Voyer de Paulmy, marquis). Fils du Garde des Sceaux, v. plus haut. BRULART DE SILLERY, Louis-Philogène, marquis de Puisieux. Famille originaire de Champagne, établie depuis neuf générations à Paris (Pierre Brulart, 1" Secrétaire de Louis XI en 1466). BARBERY DE SAINT-CONTEST, François-Dominique. Fils d'un Conseiller d'Etat ordinaire, plénipotentiaire au Traité de Bade, 7 septembre 1714. Famille originaire de Normandie, généralité de Rouen. ROUILLÉ (Antoine-Louis de R . , comte de Jouy, seigneur des Loges, Villeras, Fontaine-Guérin, etc.). Fils d'un Conseiller d'Etat, ancien ministre à Lisbonne. Famille depuis au moins trois générations à Paris. Cardinal DE BERNIS (François, Joachim de Pierre, comte de Bernis). Famille du Vivarais, Languedoc. De longue date au service du roi : le trisaïeul du cardinal, Bertrand de Pierre-Bernis, sert dans l'armée déjà sous Henri II ; de même l'arrière-grand-père, le grand-père et le père du cardinal. CHOISEUL (Etienne François, duc de Choiseul Stainville). Vieille noblesse de Champagne. CHOISEUL-PRASLIN (César Gabriel de Choiseul, duc de Praslin). Cousin du précédent. (Duc de Choiseul, pour la Τ fois.) Comte de SAINT-FLORENTIN (Louis Phélyppeaux, comte de Saint-Florentin, duc de La Vrillière). Famille originaire de Blois, établie depuis deux siècles à Paris. A donné au χνιΓ et au xvm* siècles onze Secrétaires d'Etat et un Chancelier (Pontchartrain). Duc d'AIGUILLON (Emmanuel Armand de Vignerot du Plessis-Richelieu). Descendant de Françoise du Plessis, sœur du Cardinal de Richelieu. VERGENNES (Charles Gravier de). Famille originaire de Bourgogne. Comte de MONTMORIN. Ancienne maison d'Auvergne, qui sert la couronne depuis plusieurs siècles. Elle est même apparentée aux Bourbons (Gaspard de M., au xvie siècle, épouse une fille de François de Joyeuse et de Jeanne de Bourbon, sœur de François de Bourbon, 8* aïeul de Louis XV). Nous la considérons néanmoins comme « périphérique ». Duc de VAUGUYON. Famille du Poitou (de lointaine origine bretonne, seigneurs de Quélen).

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2

CIVILISATIONS E T LOIS HISTORIQUES

Ministres

1718 1723

1726 1728 1740 1743

1751 1758 1761 1771

de la

Guerre

LEBLANC, Claude. Fils d'un Maître des requêtes et d'une sœur du maréchal de Bezons. Les Leblanc sont originaires de YAuxerrois. Marquis de BRETEUIL (François Victor Le Tonnelier). Famille originaire du Beauvaisis, établie à Paris depuis deux siècles. L'aïeul de Breteuil à la 5* génération, Jean Le Tonnelier de Breteuil, est Conseiller, Notaire et Secrétaire du du Roi en 1580. (LEBLANC, pour la 2° fois.) D'ANGERVILLIERS (Prosper Nicolas Bauyn). tils, petit-fils et arrière-petit-fils de Conseillers au Parlement de Paris. Apparenté à Maupeou. (Marquis de BRETEUIL, pour la 2° fois.) Comte d'AROENSON (Marc Pierre de Voyer de Paulmy). Fils du Garde des Sceaux et frère du Secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères. V. plus haut. S'adjoint son neveu en 1751 : Marquis de PAULMY (Marc Antoine René de Voyer). Fils du Marquis d'Argenson, Secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères. Maréchal de BELLE-ISLE (Charles Fouquet). Petit-fils du Surintendant des Finances. (Duc de CHOISEUL. V. plus haut, Affaires Etrangères.) Marquis de MONTEYNARD. Ancienne famille du

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Dauphinê.

1774 1774

1775

1777 1780 1787 1787

fois, v . p l u s h a u t . ) Comte du MUY (Louis Nicolas Victor de Félix), Maréchal de France. Famille originaire du Piémont (mais le grand-père du maréchal, déjà Directeur Général des Economats, et Conseiller d'Etat). Comte de SAINT-GERMAIN (Claude Louis). Famille originaire de la région de Lons-le-Saunier. Nous la considérerons comme périphérique, la Franche-Comté n'ayant été restituée à la France qu'à la paix de Nimègue, en 1678. SaintGermain est né en 1707. Prince de MONTBARREY (Alexandre Marie Elèonor de Saint-Mauris). Franche-Comté. Maréchal de SEGUR. Ancienne noblesse du Périgord (mais qui occupe des charges à la Cour depuis le xvi* siècle). Baron de BRETEUIL (V. plus haut). Comte de BRIENNE, d'ancienne noblesse cham( D u c d'AiGUiLLON, p o u r l a 2 e

penoise.

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393

ANNEXES

1788

Comte de PUISEGUR, d'ancienne noblesse du Bas-Armagnac (mais qui donne des dignitaires à la Cour depuis Philippe le Bel).

Ρ

Ministres des Colonies (et de la Marine) 1718 1722

1757 1758 1758 1758

1769 1771 1774

1774

1780 1787

1787

(FLEURIAU D'ARMENONVILLE, devenu en 1722 Garde des Sceaux, v. plus haut). Comte de M O RVILLE, fils du précédent. Comte de MAUREPAS (Jean Frédéric Phélyppeaux — le nom s'écrit de diverses façons, Phélippeau, Phélypeaux, etc. — de la même famille que le comte de Saint-Florentin, v. plus haut liste des ministres des Affaires Etrangères). (ROUILLÉ, en 1754, aux Affaires Etrangères, v. plus haut.) (MACHAULT D'ARNOUVILLE, Garde des Sceaux en 1750, v. plus haut.) PEYRENC DE MORAS. Famille du Languedoc, protestants des Cévennes, de modeste origine. D E MASSIAC, Claude. Famille originaire du Cantal. LENORMAND DE MEZY, adjoint à Massiac. Famille de l'Ile-de-France. (BERRYER, Garde des Sceaux en 1761, v. plus haut.) (CHOISEUL-STAINVILLE, V. plus haut, Affaires Etrangères.) (CHOISEUL-PRASLIN, V. plus haut, Affaires Etrangères.) TERRAY (Abbé Joseph-Marie), originaire de Boën, dans le Lyonnais. BOURGEOIS DE BOYNES. Gâtinais. TURGOT (Anne Robert Jacques T., baron de l'Aune). Issu d'une vieille famille parlementaire originaire de Normandie. SARTINE (Antoine Raymond Jean Gualbert Gabriel de), né à Barcelone en 1729, mort à Tarragone en 1801. D'origine catalane. Maréchal de CASTRIES (Charles Eugène Gabriel de La Croix). Languedoc. (Comte de MONTMORIN, en même temps aux Affaires Etrangères, v. plus haut.) Comte de L A LUZERNE (de Briqueville). Famille de Normandie.

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C

4

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES Ministres

des

Finances

(sous des titres divers : le plus souvent Contrôleur Général des Finances ou Directeur Général des Finances) 1718 1720 1720 1720 1722 1726 1730

1745 1754 1756 1757 1759

(Marquis d'ARGENSON, v. plus haut Gardes des Sceaux.) John LAW DE LAURISTON, Ecossais. L E PELLETIER DES FORTS (Michel Robert Le P. des Forts et de Saint-Fargeau). Famille originaire du Maine. L E PELLETIER DE LA HOUSSAYE, Félix. Famille originaire de Mantes, établie depuis le xvi* siècle à Paris. DODUN (Charles Gaspard D . , marquis d'Herbault), fils d'un Conseiller au Parlement de Paris (Herbault, dans la région de Blois). (LE PELLETIER DES FORTS, V. ci-dessus.) ORRY (Philibert Orry, comte de Vignory), fils de Jean Orry, né à Paris, qui avait réorganisé les finances de Philippe V d'Espagne ; famille établie à Paris. (MACHAULT D'ARNOUVILLE, v. Gardes des Sceaux.) MOREAU DE SECHELLES, famille originaire de Bretagne et d'Artois (N.B. : d'après le nom, il ne doit pas s'agir de la Bretagne bretonnante). (PEYRENC DE MORAS, v. plus haut Ministres des Colonies.) BOULLONGUE (Jean Nicolas de), famille originaire de Ponthieu. SILHOUETTE (Etienne de), famille originaire de

Guyenne.

1759 1763

1768

BERTIN (Henri Léonard Jean Baptiste), né à Périgueux, fils d'un Conseiller au Parlement de Bordeaux. Famille originaire du Limousin. LAVERDY ou mieux LAVERDI (Clément Charles François de L., chevalier, marquis de Gambaye, Seigneur de Neuville), né à Paris en 1720, Conseiller au Parlement de Paris. Famille de lointaine origine milanaise (xvi* siècle). MAYNON D'INVAULT, Etienne. Famille établie à

Paris.

1769

(Abbé nies.)

1774 1776

plus haut Ministres des Colonies.) CLUGNY (Jean Bernard Etienne de). Ancienne famille de Bourgogne, originaire d'Autun.

TERRAY,

(TURGOT, V.

v. plus haut Ministres des Colo-

ANNEXES 1776

TABOUREAU

DES R E AUX,

Gabriel. Famille éta-

395

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blie à Paris. 1776

NECKER. Suisse.

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1781

Jean François. Famille originaire de Beaune, en Bourgogne, établie à Paris depuis le χνι β siècle. D'ORMESSON (Henri François-de-Paule Le Fèvre). Grande famille de parlementaires de Paris. CALONNE (Charles Alexandre de). Famille originaire de Picardie. BOUVARD DE FOURQUEUX. Famille de la région parisienne. LAURENT DE VILLEDEUIL. Né à Paris. Famille originaire du Nord. LOMENIE DE BRIENNE (avec titre de Premier Ministre). Famille originaire du Limousin. LAMBERT (Charles Guillaume). Paris. (NECKER, V. plus haut.)

C

1783 1783

1787 1787 1787 1787 1788

1723 1726

JOLY DE FLEURY,

A cette liste il convient d'ajouter : — le duc de BOURBON, qui joue le rôle d'un premier Ministre, de 1723 à 1726, et — le cardinal de FLEURY qui lui succède en 1726 et gouverne jusqu'à sa mort en 1743. Evêque de Fréjus, né à Lodève, Hérault, en 1653, dans une famille d'ancienne noblesse du Languedoc.

C C C C Ρ

C

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Β. — LISTE DES PRESIDENTS DU CONSEIL DES MINISTRES FRANÇAIS (de 1871 à nos jours) *

Dates du Ministère

Noms

Centraux (C) ou Périphériques (P)

1871-73

THIERS (Marie Joseph Louis Adolphe), né à Marseille, 14 avril 1797, fils légitimé de MarieLouis Th., petit-fils d'un avocat au Parlement de Provence. Apparenté par sa mère aux Chénier.

Ρ

1873-74

BROGLIE (Albert, duc de). Famille de lointaine

C

1874-75

1875-76 1876

1876-77

1877

origine italienne, donne depuis le xvii" siècle une série de militaires de haut rang et de grands dignitaires de l'Etat. La mère du duc était protestante (deux ministères successifs). Général de CISSEY (Ernest Louis Octave Courtot de C.), né à Paris, 23 décembre 1810. Famille noble de Bourgogne. BUFFET (Louis Joseph), né à Mirecourt, Vosges, le 26 août 1818. Lorrain. DUFAURE (Jules Armand Stanislas), né à Saujon, Charente-Inférieure, le 4 décembre 1798. Saintongeois. (Un premier ministère de quelques jours en 1873.) SIMON (François Jules Suisse dit Jules), né à Lorient le 27 décembre 1814. Fils d'un petit marchand de draps, originaire de la Meurthe. Lorrain.

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(3* ministère de BROGLIE.)

* Paradoxalement, la recherche de l'origine familiale s'est révélée plus laborieuse pour les politiciens de l'époque contemporaine que pour ceux du xvm' siècle, lorsque la plupart des ministres appartenaient à des familles aristocratiques pour lesquelles on dispose de nombreux ouvrages de généalogie ou dictionnaires de la noblesse. La France démocratique semble n'attacher que peu d'importance à l'arrière-plan familial de ses grands hommes (contrairement à ce qui se passe par exemple dans les pays anglo-saxons où l'on s'intéresse toujours beaucoup au < background » familial). Nous avons dû parfois chercher une confirmation des données biographiques et géographiques dans l'étymologie du nom (Dictionnaire de Dauzat). En tout état de cause, nous avons toujours choisi la réponse qui pouvait infirmer notre hypothèse et, à l'inverse de ce que nous avons fait pour le xvm* siècle, chaque fois qu'il y a un doute sur l'origine de la famille, nous l'avons classée parmi les c centraux ».

ANNEXES 1877

1877-79 1879

1879-80

1880-81 1881-82

1882

1882-83

1883

1883-85

1885-86

1886 1886-87

1887

1887-88

1888-89

Général de ROCHEBOUET (de Grimaudel de R.), vieille famille d'Anjou. (3* ministère D O T AURE.) WADDINGTON (William Henry), né à SaintRémy-sur-Avre, le 11 décembre 1826, protestant, fils d'un riche manufacturier anglais établi en France, a opté lui-même pour la nationalité française. FREYCINET (Louis Charles de Saulces de), né à Foix, Ariège, le 14 novembre 1828. Famille protestante du Sud-Ouest (origine plus lointaine du Dauphiné). FERRY (Jules François Camille), né à SaintDié, le 5 avril 1832. Lorrain. GAMBETTA (Léon Michel), né à Cahors, Lot, le 2 avril 1838, fils d'un épicier d'origine italienne. (2* ministère FREYCINET.) DUCLERC (Charles Théodore Eugène), né à Bagnères-de-Bigorre, Hautes-Pyrénées, le 9 novembre 1812. FALLIERES (Clément Armand), né à Mezin, Lot-et-Garonne, le 6 novembre 1841, député de Nérac. Origine du nom : localité de la Haute-Garonne (Dauzat). (2* ministère Jules FERRY.) BRISSON (Eugène Henri), né à Bourges, le 31 juillet 1835. Son père, Louis Adolphe B., pendant 50 ans avoué près la Cour de Bourges. Nom dérivé de Brès ou Bris, successeur de Saint-Martin (Dauzat). (3* ministère FREYCINET.) GOBLET (René Marie), né à Aire, Pas-de-Calais, le 26 novembre 1828. Nom de Picardie (Dauzat). ROUVIER (Maurice), né à Aix-en-Provence le 17 avril 1842, avocat à Marseille, a toujours gardé un fort accent du Midi. Nom du Sud-Est (Dauzat). TIRARD (Pierre Emmanuel), né à Genève le 27 septembre 1827. Famille originaire de l'Isère, département également partagé entre le provençal et le franco-provençal. (Dans le doute, le considérerons « central » quoique Dauzat dise que le nom vient du Sud-Est.) FLOQUET (Charles Thomas), né à Saint-JeanPied-de-Port, Basses-Pyrénées, le 2 octobre 1828. Nom qui peut être méridional (Dauzat). Sa mère, d'origine basque, nièce du maréchal Harispe, de l'époque napoléonienne.

397

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398

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

1889-90

(2* m i n i s t è r e TIRARD.)

1890-92

(4* m i n i s t è r e FREYCÏNET.)

1892

LOUBET (Emile), né à Marsanne, Drôme, le 31 décembre 1838, avocat à Montélimar, maire de la ville, conseiller général de la Drôme. Nom : dérivation occitane de loup (Dauzat). RIBOT (Alexandre Félix Joseph), né à SaintOmer, le 7 février 1842. Nom de l'Artois (Dauzat). (2 ministères successifs.)

1892-93

1893

DUPUY (Charles Alexandre), né au Puy, HauteLoire, le 5 novembre 1851. Fils d'un huissier de la préfecture du Puy. Nom : peut être du Massif Central (Dauzat).

1893-94

CASIMIR-PERIER (Jean Paul Pierre), né à Paris le 8 novembre 1847, fils d'Auguste Casimir Périer, Ministre de Thiers, petit-fils de Casimir Périer, Ministre de Louis-Philippe, et arrièrepetit-fils de Claude Périer, riche fabricant toilier de Grenoble, député au Corps Législatif en l'An VIII.

1894-95

(2* et 3° m i n i s t è r e s DUPUY.)

1895

(3* ministère RIBOT.)

1895-96

BOURGEOIS (Léon Victor Auguste), né à Paris le 29 mai 1851. Nom généralement des provinces du Nord. MELINE (Félix Jules), né à Remiremont, Vosges, le 20 mai 1838. Nom lorrain.

1896-98 1898 189&-99

(2 e ministère BRISSON.) (4 E et 5* m i n i s t è r e s DUPUY.)

1899 1902 WALDECK-ROUSSEAU (Pierre Marie Ernest), né à Nantes le 2 décembre 1846, fils de René Valdec Rousseau dit Waldeck-Rousseau. Représentant du peuple en 1848. Famille originaire de Saintonge. 1902-05 COMBES (Emile), né le 6 septembre 1835 à Roquecombe, Tarn. Fils d'un tailleur devenu tisserand. Etudes au petit séminaire de Castres et au grand séminaire d'Albi. Nom du Midi, du Massif Central et de la région lyonnaise (Dauzat). 1905-06

(2* et 3 E m i n i s t è r e s ROUVIER.)

1906

SARRIEN (Jean Marie Ferdinand), né le 13 octobre 1840 à Bourbon-Lancy, Saône-et-Loire. Avocat, maire de sa ville natale. Pas de détails sur sa famille, le considérerons natif de Bourgogne.

1906-09

CLEMENCEAU

(Georges),



à

Mouilleron-en-

Pareds, Vendée, le 28 septembre 1841. Issu d'une famille de « bleus » vendéens.

399

ANNEXES

1909-11

BRIAND (Aristide), né à Nantes, en 1862. Fils d'un aubergiste d'origine bretonne. Nom de famille breton, d'une racine gaélique. Toutefois l'ascendance paternelle semble avoir été établie à Sucé en Loire-Inférieure, donc hors de la Bretagne bretonnante. Le considérerons donc « central ». (2 ministères successifs.)

C

1911

MONIS (Ernest), né en 1846 à Châteauneuf, Charente. Avocat à Cognac. Pas de détails sur sa famille, le considérerons comme « central ».

C

1911-12

CAILLAUX (Joseph), né au Mans en 1863. Père polytechnicien, ministre en 1877. Grand-père avoué à Orléans. Arrière-grand-père épicier à Chartres. Par sa mère, petit-fils d'un banquier protestant. POINCARÉ (Raymond), né à Bar-le-Duc en 1860. Lorrain.

C

1912-13 1913

(3* et 4* ministères BRIAND.)

1913

BARTHOU (Louis), né en 1862 à Oloron-SainteMarie, Basses-Pyrénées. Famille de modeste origine (père quincaillier, grand-père forgeron). Nom du Midi, tiré de « barthe » : broussaille, buisson (Dauzat). DOUMERGUE (Gaston), né à Aigues-Vives, Gard, en 1863. Protestant du Midi.

1913-14 1914

(4* ministère RIBOT.)

1914-15

VIVIANI (René), né en 1862 en Algérie à SidiBel-Abbès. Pas de renseignements sur l'origine de sa famille. Le nom est italien ou corse (Dauzat). (2 ministères successifs.)

1915-17

(5* e t 6 E m i n i s t è r e s BRIAND.)

1917

(5* ministère RIBOT.)

1917

PAINLEVÉ (Paul), né en 1863 à Paris, de parents eux-mêmes Parisiens, mais dont l'ascendance est limousine et bretonne, le compterons néanmoins parmi les « centraux ». (2* ministère CLEMENCEAU.) MILLERAND (Alexandre), né en 1859 à Paris. Nom de la région parisienne (Dauzat). (2 ministères successifs.) LEYGUES (Jean-Claude Georges), né à Villeneuvesur-Lot en 1857. Nom du Sud-Ouest (Dauzat).

1917-20 1920

1920-21 1921-22

(7* m i n i s t è r e BRIAND.)

1922-24

(2* e t 3 ' m i n i s t è r e s POINCARÉ.)

1924

FRANÇOIS-MARSAL (Frédéric), n é en 1872. P r e -

mier Ministre cinq jours, au moment de la démission du Président Millerand. Nom du Cantal. Pas de détail sur sa famille. Dans le doute, le considérons « central ».

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C

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400 1924-25

1925 1925-26 1926 1926-29 1929

1929-30

1930

1930 1930-31

1931-32 1932

1932 1932-33

1933

1933 1933-34 1934 1934 1934-35

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUBS

(Edouard), né à Troyes le 5 juillet 1872, fils d'un officier. Le grand-père originaire des Vosges. Très modeste origine (nous avons dit cependant que nous cessions de considérer comme appartenant à une province périphérique les Lorrains nés plus de 100 ans après le rattachement de la province à la France — à plus forte raison lorsque, comme dans le cas d'Herriot, la famille a quitté la province depuis 2 générations). (2* et 3 E ministères PAINLEVÉ.) (8 E , 9* et 1 0 ' ministères BRIAND.) (2 E ministère H E R R I O T . ) ( 4 ' et 5 E ministères POINCARÉ.) ( 1 1 E ministère BRIAND.) TARDIEU (André), né à Paris en 1 8 7 6 , dans une famille de vieille bourgeoisie parisienne qui a donné depuis le XVIII* siècle une lignée d'artistes célèbres, sculpteurs, graveurs et peintres. CHAUTEMPS (Camille), né à Paris en 1885. Famille savoyarde. Père député de Haute-Savoie et ancien ministre. (2 E ministère TARDIEU.) STEEG (Jules Joseph Théodore), né à Libourne en 1868. Fils d'un pasteur protestant député de Versailles 1 8 8 1 - 1 8 8 6 , lui-même fils d'un ouvrier prussien immigré. LAVAL (Pierre), né en 1883 à Châtillon, Puy-deDôme. Auvergnat. (3 ministères successifs.) (3 E ministère TARDIEU.) (3* ministère H E R R I O T . ) PAUL-BONCOUR (Joseph), né en 1873 à SaintAignan, Loir-et-Cher. Pas de détails. Dans le doute, le considérerons « central ». DALADIER (Edouard), né en 1884 à Carpentras, Vaucluse. Fils d'un boulanger de Carpentras. Nom qui se retrouve dans le Vaucluse et le Roussillon (Dauzat). SARRAUT (Albert), né en 1872 à Bordeaux. Nom du Sud-Ouest (Dauzat). (2* ministère CHAUTEMPS.) (2* ministère DALADIER.) (2* ministère DOUMERGUE.) FLANDIN (Pierre-Etienne), né en 1889 à Paris. Son père, né à Paris en 1853, Sénateur de l'Inde française. Son grand-père, le Dr Charles Flandin, membre de l'Académie de Médecine. Nom du Nord, déformation de Flandrin (Dauzat).

HERRIOT

C

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C

ANNEXES

1935

BOUISSON (Fernand), né en 1874 à Constantine, Algérie. Transplanté ensuite à Aubagne. Nom du Midi (Dauzat).

1935-36

( 4 · m i n i s t è r e LAVAL.)

1936

(2* ministère SARRAUT.)

1936-37

BLUM (Léon), né en 1872 à Paris. Issu d'une famille israélite d'Alsace.

1937-38

(3 E et 4* m i n i s t è r e s CHAUTEMPS.)

1938

(2* ministère BLUM.)

1938-40

(3 E et 4 E m i n i s t è r e s DALADIER.)

1940

REYNAUD (Paul), né en 1878 à Barcelonnette, Basses-Alpes. Famille émigrée temporairement au Mexique.

1940

Maréchal PÉTAIN (Philippe), né en 1856 à Cauchy-à-la-Tour, Pas-de-Calais. Nom originaire de l'Artois (Dauzat).

1940

(LAVAL.)

1941

(FLANDIN.)

1941-42

Amiral DARLAN (François), né en 1881 à Nérac, Lot-et-Garonne. Nom du Midi (Dauzat).

1943-44

(LAVAL.)

1944-46

Général de GAULLE. Doit être considéré comme « central », malgré la possibilité d'une lointaine origine flamande (Dauzat : nom calqué du flamand Van de Walle « du rempart », variante semi-francisée de Waulïé). Il y a un Gaspard de Gaulles capitaine - châtelain de Cuisery, anobli en 1571 (cf. Jean Gönnet, Les origines bourguignonnes du Général de Gaulle, Châlons, 1945). Au début du xvn" siècle, un Nicolas de Gaules Conseiller au Parlement de Bourgogne. En 1626, un Gaspard de Gaulle, « Escuyer, sieur de Rémilly, gendarme de la Compagnie de la Reyne ». Mais la filiation continue ne peut être remontée que jusqu'en 1713, à un Antoine de Gaulle, de Châlons-sur-Marne. Ajoutons qu'au xvni" siècle des de Gaulle apparaissent en Normandie, en Champagne et à Paris. (Nous avons nous-même trouvé par hasard dans les archives de la Ville de Paris un de Gaulle, artiste-peintre, domicilié dans les années 1840 au n° 174 de la rue de l'Université.) GOUIN (Félix), né en 1884 à Peypin, Bouchesdu-Rhône. Marseillais. BIDAULT (Georges), né en 1899 à Moulins, Allier. Famille originaire de la périphérie du Morvan, dans les départements de la Saône-etLoire et de la Nièvre. Région de langue d'oïl.

1946 1946

401

26

402 1946-47 1947 1947 1947-48 1948 1948 1948-49

1949-50 1950 1950-51 1951

1951 1951 1951

1951 1951

1951-52 1952 1952

1952 1952

CIVILISATIONS E T LOIS HISTORIQUES

(3* ministère BLUM.) RAMADIER (Paul), né en 1888 à La Rochelle. Famille originaire du Midi. (Léon BLUM, non investi.) SCHUMAN (Robert), né à Luxembourg en 1 8 8 6 . Famille originaire de la Lorraine du Nord. MARIE (André), né à Honfleur, en 1 8 9 7 . Fils d'un instituteur. Pas de détais. (Robert SCHUMAN, non investi.) QUEUILLE (Henri), né en 1 8 8 4 à Neuvic-d'Ussel, Corrèze. Nom de localité dans le Puy-de-Dôme (Dauzat). (2 ministères successifs.) (2e ministère BIDAULT.) (3* ministère QUEUILLE.) PLEVEN (René), né en 1 9 0 1 à Rennes. Famille d'origine bretonne. (Georges BIDAULT, non investi.) MOLLET (Guy), né en 1905 à Fiers, Orne (non investi). (4* ministère QUEUILLE.) PETSCHE (Maurice), né à Paris en 1895, fils et petit-fils de « technocrates » lorrains. Famille protestante, originaire à la 3e génération de Wissembourg (Bas-Rhin). Selon la tradition familiale, de lointaine origine hongroise. Egalement protestant du côté maternel (Bruniguel, vieille famille protestante des Cévennes). (Non investi.) MAYER (René), né à Paris en 1895. Famille israélite. (Georges BIDAULT, non investi.) (Paul REYNAUD, non investi.) (Maurice PETSCHE, non investi.) (2* ministère PLEVEN, avec 2 remaniements.) PINEAU (Christian), né à Chaumont en 1 9 0 4 (non investi). SOUSTELLE (Jacques), né en 1 9 1 2 à Montpellier. Nom de localité dans le Gard (Dauzat), (non investi). (Paul REYNAUD, non investi.) (Georges BIDAULT, non investi.) DELBOS (Yvon), né en 1885 à Thonat, Dordogne, fils d'un instituteur. Nom : forme méridionale de Dubois (Dauzat), (non investi). FAURE (Edgar), né en 1908 à Béziers, fils d'un médecin-colonel. Nom : forme la plus répandue en Languedoc, de Fèvre (Dauzat). (Un certain mystère a plané sur l'origine familiale d'Edgar

ANNEXES

1952 1952 1952 1952 1953

1953 1953 1953

1953 1953-54 1954-55

1955 1955-56 1956-57 1957

1957

Faure, peut-être entretenu par lui-même pour faire oublier dans le Jura son origine méridionale, trahie pourtant par son accent. On l'a dit même « d'origine juive et étrangère ». Son biographe (Jean Sarrus, Edgar Fauré) s'est donné la peine de réfuter ces allégations : le grand-père paternel était instituteur dans l'Aude, le grand-père maternel, viticulteur dans l'Hérault.) (Paul REYNAUD, renversé.) (René PLEVEN, renversé.) PINAY (Antoine), né en 1891 à Saint-Symphorien-sur-Coise, Rhône. (Jacques SOUSTELLE, non investi.) (Georges BIDAULT, non investi.) (2* ministère René MAYER.) (Paul REYNAUD, non investi.) MENDES-FRANCE (Pierre), né à Paris en 1 9 0 7 . Famille d'origine juive, (non investi). (Georges BIDAULT, non investi.) (André MARIE, non investi.) LANIEL (Joseph), né en 1 8 8 9 à Vimoutiers, Orne. Nom de Normandie (Dauzat). (Pierre MENDES-FRANCE.) (Christian PINEAU, non investi.) (2 E ministère Edgar FAURE.) (2e ministère Guy MOLLET.) BOURGES-MAUNOURY (Maurice), né en 1 9 1 4 à Luisant, Eure-et-Loir. Famille paternelle (à la génération du grand-père) originaire de Moustier en Dordogne. Par sa mère, apparenté au Maréchal Maunoury. (Antoine PINAY, non investi.)

1957

(Guy MOLLET, non investi.)

1957-58

(Félix), né à Paris en 1919. Père ingénieur des Mines. Famille originaire de la région de Barbezieux, Charente. Viticulteurs et négociants en Cognac. PFIMLIN (Pierre), né en 1907 à Roubaix. Alsacien. (Général de GAULLE pour la 2* fois, puis Président de la République sous la nouvelle Constitution)*.

1958 1958

403

GAILLARD

* D'après la Constitution de 1958, le pouvoir suprême, en fait comme un droit, appartient au Président de la République ; mais les deux Présidents de la V* République ayant été comptés une fois en tant que Présidents du Conseil, ils ne figurent plus une seconde fois sur notre liste.

404

1959-62 1962-68 1968-69

1969

CIVILISATIONS E T LOIS HISTORIQUES

(Michel), né en 1912 à Paris. Famille d'origine juive. POMPIDOU (Georges), né en 1911 à Montboudif, Cantal. Auvergnat. Président de la République depuis 1969. COUVE DE MU»VILLE (Maurice), né en 1 9 0 7 à Reims. Famille protestante, d'origine créole de l'Ile Maurice. CHABAN-DELMAS (Jacques Pierre Michel D E L MAS, dit), né en 1915 à Paris. Bordelais. Nom du Midi. DEBRÉ

ANNEXE

Ν' VI

LISTE DES PREMIERS MINISTRES BRITANNIQUES (de 1721 à nos jours) avec l'origine régionale de leur famille (Cette liste est en fait celle des Premiers Lords de la Trésorerie — qui étaient généralement aussi Premiers Ministres avant 1905 — et des Premiers Ministres lorsque le Premier Ministre est un autre que le Premier Lord de la Trésorerie)

Dates

Noms

1721

WALPOLE (Robert, premier comte d'Oxford), né à Houghton, dans le Norfolk, en 1676. Le trisaïeul, Calibut Walpole, déjà dans le Norfolk. Le grand-père et le père, actifs dans la politique. Comte de WILMINGTON (Spencer Compton), né en 1673 (?), 3E fils du comte de Northampton et arrièrepetit-fils du premier comte de Northampton (fin

1742

Centraux (C) ou Périphériques (P) C

C

XVI* - début xviT siècle).

1743

1754

1756

1757

1762

PELHAM (Henri), né en 1696, frère cadet du duc de Newcastle. Très vieille famille de Hertfordshire. La baronie de Pelham déjà en possession de la famille sous Edouard I " au xm* siècle. Duc de NEWCASTLE (Thomas Pelham Holies), né en 1693. Frère du précédent, héritier d'une immense fortune du côté maternel comme du côté paternel. Marié à lady Henriette Godolphin, fille de lord Godolphin et petite-fille de Marlborough. Duc de DEVONSHIRE (William Cavendish, 4* duc de D.). Vieille famille anglaise. Premier ancêtre attesté, Sir John Cavendish tué au cours d'une jacquerie à Bury St Edmunds en 1381 (prend William Pitt dans le ministère). (Duc de NEWCASTLE pour la seconde fois, avec W. Pitt.) Comte de BUTE (John Stuart, 3* comte de B . 17131792). Ecossais. Au pouvoir quelques mois seulement. Impopulaire parce que favori du Roi George III, parce que partisan de la paix et aussi, relèvent les historiens, parce qu'Ecossais.

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406 1763

1765

1766

1766

1770 1782 1782

1783

1783 1801

1804

1806 1807

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES GRENVILLE (George, 1 7 1 2 - 1 7 7 0 ) , frère cadet de Lord Temple. Famille du Buckinghamshire. (Sans parenté avec le grand navigateur du xvi* siècle, Richard Grenville, le cousin de Sir Walter Raleigh). Marquis de ROCKINGHAM (Charles Watson Wentworth, 2* marquis de R., 1730-1780). Son aïeul à la 6* génération établi à Rockingham Castle en 1584. Duc de GRAFTON (Augustin Henry Fitzroy, 3" duc de G., 1735-1811). Petit-fils de Henry Fitzroy 1" duc de Grafton, fils naturel du roi Charles II et de Barbara Villiers, duchesse de Cleveland. Premier Lord de la Trésorerie pendant que William Pitt devient Premier Ministre. William PITT, Comte de Chatham, Premier Ministre, « l'homme fort » de la guerre de Sept ans. Né en 1708, petit-fils de Thomas Pitt (1653-1726) qui s'est enrichi dans le commerce de la Compagnie des Indes Orientales et a été Gouverneur de Madras ; originaire de Blandford dans le Dorset. Lord NORTH (Frederik North, plus tard 2* comte de Guilford). Titre de baron North créé en 1554 pour Edward North, fils d'un citoyen de Londres, Roger North. (Marquis de ROCKINGHAM, pour la 2' fois.) Comte de SHELBURN (William Petty Fitzmaurice, comte de SH., plus tard marquis de Landsdowne). Les Petty, famille anglaise établie fin xvii* siècle sur des biens irlandais confisqués. Les Fitzmaurice établis en Irlande depuis le xv° siècle. Duc de PORTLAND (William Henry Cavendish Bentinck, 3* duc de Portland, 1738-1809). Voir plus haut pour les Cavendish, au duc de Devonshire. Les Bentinck, vieille famille de Gueldre, aux Pays-Bas. L'arrière-grand-père du 3e duc, venu de Hollande avec Guillaume d'Orange, fait comte de Portland en 1689, négociateur de la paix de Ryswick en 1697. (En même temps, Premier Ministre : Lord NORTH, voir ci-dessus.) William PITT (1759-1806), fils du premier William Pitt et d'une Grenville. ADDINGTON (Henry Α., plus tard Vicomte Sidmouth, 1757-1844). Fils d'un médecin. Le grand-père, premier à c passer la ligne » entre Yeomen et gentleman campagnard. Famille attestée dans l'Oxfordshire depuis le xvi* siècle. (William PITT pour la 2* fois.) Lord GRENVILLE (William Wyndham Grenville, baron, 1759-1834). Fils du Premier Ministre George Grenville. (Duc de PORTLAND, pour la 2* fois.)

C

C C

C

C

C

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C C

C

407

ANNEXES

1809 1812

1827

1827

1828

1830

1834

1835

1835 1841 1846

1852

1852

Spencer PERCEVAL (1762-1812). Second fils de John Perceval, 2* comte d'Egmont. Famille de baronnets anglais dotés de terres en Irlande. Comte de LIVERPOOL (Robert Bank Jenkinson, 2* comte L., 1770-1828). Anglais. Descendant d'Anthony Jenkinson, premier Anglais à avoir pénétré en Asie centrale, en 1558. George CANNING ( 1 7 7 0 - 1 8 2 7 ) , fils d'un gentilhomme anglais du comté de Londonderry, en Irlande du Nord. Vicomte GODERICH (Robinson Frederik John, plus tard 1" comte de Ripon, 1782-1859). Fils de Thomas Robinson, 2* comte de Grantham. Anglais. Déjà un ancêtre maire d'York sous Elisabeth 1". (De nombreux dignitaires dans la famille, diplomates, amiraux, etc.) Duc de WELLINGTON (Arthur Wellesley, premier duc de W., 1769-1852). Le vainqueur de Waterloo. Anglais d'Irlande. Le grand-père, Richard Colley, premier baron Mornington, avait pris le nom de Wesley (orthographié plus tard Wellesley) par suite de l'héritage d'un parent, lui-même parent lointain de John Wesley, le fondateur du méthodisme. Comte GREY (Charles, 2" comte G., 1764-1845). Fils du général Sir Charles Grey, premier comte Grey de Howiek. Famille originaire du Northumberland. Vicomte MELBOURNE (William LAMB, 2" vicomte M . , 1779-1848). Anglais, Son grand-père, Sir Matthew Lamb, député de Peterborough, dans le Northamptonshire, depuis 1747. Sir Robert PEEL (1788-1850), 2' baronnet, petit-fils de Robert Peel qui a fait la fortune de la famille en créant une manufacture de calicot dans le Lancashire. Famille venue au xvn" siècle du Yorkshire dans le Lancashire. (Vicomte de MELBOURNE, pour la 2* fois.) (Sir Robert PEEL, pour la V fois.) Lord John RUSSEL, plus tard 1" comte Russel (1792-1878), né à Westminster, troisième fils de John Russel, 6* duc de Bedfort. Le 1" duc, William Russel « le Patriote » (1639-1683), était le fils du 5* comte Russel. (Bedfort, en Angleterre.) Lord DERBY (Edward George Geoffrey Smith Stanley, 1799-1869, 14e comte de Derby). Le premier comte de Derby (en Angleterre) vivait à la fin du XV* siècle. Comte d'ABERDEEN (George Hamilton-Gordon, 4* comte d'Aberdeen, 1784-1860). Vieille famille écossaise.

C C

C

c

c

c

c

c

c

c

Ρ

408

1855

1865 1866 1868

1868

1874 1880

1885

1885

1886 1886 1887 1891

1892 1894 1895 1905

CIVILISATIONS ET LOIS

HISTORIQUES

Vicomte PALMERSTON (Henry John Temple, 3" vicomte P., 1784-1865). Famille originaire du Warwickshire, possédant des propriétés en Irlande depuis le XVI* siècle. (Comte RUSSEL, pour la seconde fois.) (Comte DERBY, pour la seconde fois.) DISRAELI (Benjamin, plus tard Lord Beaconsfield, 1804-1881). Son grand-père Benjamin d'Israeli, originaire de Cento en Italie, établi en Angleterre en 1748, naturalisé en 1801. Famille d'origine juive. GLADSTONE (William Ewart, 1809-1898). Ecossais du côté paternel et du côté maternel. Le grand-père enrichi dans le commerce des grains à Leith (près Edimbourg). Le père John Gladstone établi à Liverpool, membre du Parlement, baronnet. (DISRAELI, pour la seconde fois.) (GLADSTONE, pour la seconde fois.) Sir STAFFORD NORTHCOTE, plus tard 1" comte de Iddesleigh (né à Londres en 1818). Nom d'Angleterre (avec, comme Premier Ministre, le Marquis de Salisbury). Marquis de SALISBURY (Robert Arthur Talbot Gascoyne-Cecil, 3* marquis de S., 1830-1903). Remonte à Robert Cecil, premier comte Cecil, m. 1612, cousin germain de Francis Bacon. (GLADSTONE, pour la 3* fois.) (Marquis de SALISBURY, pour la seconde fois.) W.H. SMITH (né à Londres en 1825). Fils d'un industriel londonien (avec, comme Premier Ministre, le Marquis de Salisbury). BALFOUR (Arthur James, premier comte Balfour, 1848-1930). Son père, Sir James Maitland Balfour of Whittingehame, dans le Haddingtonshire, en Ecosse. Mais sa mère, Lady Blanche Gascoyne-Cecil, est une sœur du Marquis de Salisbury (avec comme Premier Ministre le Marquis de Salisbury). (GLADSTONE, pour la 4 " fois.) Comte de ROSEBERY (Archibald Philip Primrose, 5* comte de R., 1847-1929). Fils de Lord Dalmeny. Sa mère, descendante de Stanhope à la 5° génération. (BALFOUR, pour la seconde fois, avec comme Premier Ministre le Marquis de Salisbury. Lui-même Premier Ministre à partir de 1902.) Sir Henry CAMPBELL-BANNERMAN (1836- 1908). Second fils de Sir James Campbell of Stracathro, Forfarshire, Lord Provost de Glasgow. Famille écossaise. Sir Henry relève le nom de Bannerman (Angleterre) à la mort d'un oncle maternel.

ANNEXES

1908

1916

1922

1923

1924 1924 1929 1935

1937

1940

1945

1951 1955

1957

1963

409

ASQUITH (Herbert Henry Asquith, premier comte C d'Oxford et Asquith, 1852-1928). Famille de petite bourgeoisie du Yorkshire. Lloyd GEORGE (David, 1 " comte Lloyd George of Ρ Dwyfor, 1 8 6 3 - 1 9 4 5 ) . Gallois de souche paysanne. Très attaché au particularisme gallois. BONAR L A W (Andrew, 1858-1923), né dans la NouΡ velie Brunswick, au Canada, de parents d'origine écossaise. Lui-même éduqué à Glasgow dès son enfance. Stanley BALDWIN (né à Bewdey, Worcestershire, en C 1867). Ascendance anglaise du côté paternel : père gros industriel, arrière-grand-père originaire du Shropshire, Angleterre. Ascendance écossaise, galloise et irlandaise par sa mère. RAMSAY MACDONALD (James), né en 1866 à Lossie Ρ Mouth en Ecosse. Origine écossaise paysanne. (Stanley BALDWIN, pour la seconde fois.) (RAMSAY MACDONALD, pour la seconde fois.) (Stanley BALDWIN, pour la 3 E fois.) Neville CHAMBERLAIN (1869-1940). Fils de Joseph C Chamberlain et frère d'Austin Chamberlain, tous deux leaders conservateurs. Famille bourgeoise originaire du Wiltshire, dans le sud de l'Angleterre. CHURCHILL (Sir Winston Leonard Spencer Churchill). C Descendant direct du duc de Marlborough. Les Spencer Churchill, vieille famille noble d'Angleterre. Sa mère Jennie, fille de Leonard Jerome, de New York. ATTLEE (Clement Richard, plus tard 1" comte Attlee, non determine né à Londres en 1883). Fils d'un avocat de Londres. (N'avons pu déterminer plus loin l'origine de la famille.) (Winston CHURCHILL, pour la seconde fois.) EDEN (Sir Anthony E . ) , né en 1897 à Windelstone C Hall, dans le comté de Durham, Angleterre. Famille anglaise, baronnets depuis 1672. Ρ MACMILLAN (Harold, né à Londres, 1894). Appartient à une famille de grands éditeurs d'origine écossaise. La fortune de la famille, faite par le grand-père et le grand-oncle du Premier Ministre, qui étaient de souche paysanne de l'île d'Arran. Η.Μ. a épousé Lady Dorothy Evelyn Cavendish, fille du 9" duc de Devonshire. Sir Alec DOUGLAS HOME (Alexandre Frederik, Ρ 14* comte Home, né en 1903). Famille de vieille noblesse écossaise (à laquelle a appartenu aussi le philosophe Hume).

410 1964

1970

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES WILSON (Harold), né à Huddersfield en 1916. Ancêtres paysans de Rievaulx dans le Yorkshire. HEATH (Edward), né le 9 juillet 1916 à Broadstairs, dans le Kent. Le trisaïeul d'Edward Heath, marin garde-côtes, venu dans le Kent de Cornouailles au début du siècle dernier.

C

C

ANNEXE

Ν" VII A

LISTE DES PREMIERS MINISTRES RUSSES DE 1905 A 1917

_ ,

v. Noms

Dates

Centraux (C) ou Périphériques (P)

Octobre 1905 - Avril 1906 W I T T E (comte Serge Julievitch). Né en 1849 à Tiflis, fils d'un haut fonctionnaire. Famille paternelle d'origine hollandaise, établie dans les Pays Baltes, dès avant leur annexion par la Russie sous Pierre le Grand. Par sa grand-mère maternelle, descendant de la famille princière des Dolgorouki. Avril 1906 - Août 1906 GOREMYKINE (Yvan). Famille noble de Russie. Un des ancêtres d'Yvan Goremykine fut aide de camp de Pierre le Grand. Août 1906 - Septembre 1911 STOLYPJNE (Pierre). Famille noble de Russie (région de Tver), attestée depuis le xvi" siècle. Septembre 1911 - Janvier 1914 KOKOVTZEV (comte Vladimir Nikolaevitch - 1 8 5 3 1 9 4 2 ) . Famille très probablement russe. Janvier 1914 - Janvier 1916 GOREMYKINE (Yvan). Pour la seconde fois. Janvier 1916 - Novembre 1916 STURMER (Boris Vladimirovitch - 1 8 4 9 - 1 9 1 7 ) . Fils d'un capitaine de Tuia, d'origine allemande. Novembre 1916 - Décembre 1916 TREPOV (Alexandre Fédorovitch, né en 1863). Son père, Fédor Fédorovitch Trepov, né en 1809, anobli en 1867, était le fils naturel d'un officier d'origine germanique, Friedrich Wilhelm von Steuger. Décembre 1916 - Mars 1917 GALITZYNE (prince Nicolas). Très ancienne noblesse

russe.

C

C

C

C

C

C

C

ANNEXE

Ν° VII Β

LISTE DES MINISTRES DES AFFAIRES ETRANGERES DE RUSSIE DE 1818 A 1917

Dates

Noms

Centraux (C) ou Périphériques (P)

1818-1856

NESSELRODE (comte Charles-Robert, 17801862). Né à Lisbonne où son père était ambassadeur de Russie. Famille noble de Rhénanie.

C

1856-1882

GORTCHAKOV

C

famille 1882-1895

(prince

noble

Alexandre).

descendant

des

D e GIERS (Nicolas Karlovitch,

Vieille

Rurikides. 1820-1895).

C

Alexandre).

C

Noblesse suédoise de Finlande. 1896

1897-1900

1900-1906

1906-1910

1910-1916

LOBANOV - ROSTOVSKI

(prince

Descendant des Rurikides. MOURAVIEV (comte Michel). Vieille famille noble de Riazan, installée à Novgorod, à la fin du XV* siècle par le Grand-Duc de Moscou. LAMSDORFF (comte Vladimir). Fils du général comte Nicolas Lamsdorff, petit-fils du comte Mathieu Lamsdorff, tuteur de Nicolas I er . Vieille famille de barons baltes, au service de la Russie depuis l'annexion de la Lettonie par Pierre le Grand. Comtes russes en 1817. IZVOLSKI (Alexandre). Noblesse provinciale russe, de lointaine origine polonaise (1462). Par sa mère, arrière-petit-fils du prince Yashvill, un des conspirateurs qui assassinèrent Paul I " en 1801. SAZONOV (Serge Dmitrievitch - 1861-1927).

C

C

C

C

Famille de Grands-Russiens de Moscou (possédant des terres d'acquisition récente dans le Gouvernement de Grodno). 1916-1917

POKROVSKI (N.N.). Très probablement russe

(d'après le nom).

C

ANNEXE

N° VII C

LISTE DES MEMBRES DU POLITBUREAU (de 1917 à nos jours)

Dates

Noms

Centraux (C) ou Périphériques (P)

I. — Politbureau élu le 10/23 octobre 1917 1. LENINE (Vladimir Ilyitch Oulianov), né le 22 avril 1870 à Simbirsk — aujourd'hui Oulianovsk — sur la Volga. Son père, Ilya Nikolaïevitch Oulianov, inspecteur des écoles primaires du Gouvernement de Simbirsk, fils d'un Russe et d'une Kalmouk. Sa mère, Marie Blank, fille d'un médecin d'origine juive et d'une Allemande (voir note 60, p. 338). 2 . G.E. ZINOVJEV, né en septembre 1 8 8 3 à Elisabethgrad, province de Kherson (Ukraine), dans une famille de petits bourgeois juifs (son père était propriétaire d'une petite ferme laitière). 3 . L . B . KAMENEV, né le 18 juillet 1883 à Moscou. Son père, mécanicien de chemin de fer. Juif. 4 . TROTSKY (Léon D . Bronstein), né le 2 6 octobre 1879 dans le village de lanovka, district d'Elisabethgrad, province de Kherson. Son père, propriétaire d'une ferme de 250 acres. Juif. 5 . STALINE (Josef Vissarionovitch Djougatchvili), né en 1879 à Gori, province de Tiflis. Fils d'un cordonnier. Georgien. 6 . G.I. SOKOLNIKOV, né le 1 5 août 1 8 8 8 à Romnakh, district de Poltava, Ukraine. Fils d'un médecin. Juif. 7 . BOUBNOV (Andréi Sergueevitch), né en 1 8 8 3 à Ivanovo-Voznesensk, sur le Boug (Ukraine de l'Ouest). Fils d'un ouvrier. Probablement Ukrainien.

C

Ρ

Ρ Ρ

Ρ

Ρ

Ρ

II. — Politbureau élu en mars 1919 après le 8* Congrès du Parti bolchévik 1. 2. 3. 4.

(LENINE.) (KAMENEV.) (TROTSKY.) (STALINE.)

414

CIVILISATIONS E T LOIS HISTORIQUES

5. N.N. KRESTINSKY, né le 13 octobre 1883 à Moghilev sur le Dniepr. Père professeur de lycée. Ukrainien.

Ρ

III. — Politbureau élu le 22 mars 1921 après le 10* Congrès 1.

(LENINE.)

2.

(TROTSKY.)

3.

(ZINOVIEV.)

4.

(STALINE.)

5.

(KAMENEV.)

IV. — Politbureau élu le 3 avril 1922 après le 11* Congrès 1.

(LENINE.)

2.

(KAMENEV.)

3.

(TROTSKY.)

4.

(STALINE.)

5.

(ZINOVIEV.)

6. A.I. RYKOV, né le 13 février 1881 à Saratov (sur la Volga). Son père, paysan de la région de Viatka, district de Iaransk (Russie), venu tenir un commerce à Saratov. 7. M.M. TOMSKI, né à Petersbourg le 31 octobre 1880, fils d'un ouvrier ajusteur. Probablement Russe.

C

C

V. — Politbureau élu le 26 avril 1923 après le 12* Congrès (Sans changement par rapport au précédent.) VI. — Politbureau élu le 2 juin 1924 après le 13* Congrès 1. 2. 3. 4. 5. 6.

7.

(KAMENEV.) (TROTSKY.) (STALINE.) (ZINOVIEV.) (RYKOV.) (TOMSKI.) N . I . BOUKHARINE,

né le 2 7 septembre 1 8 8 8 à Moscou. Père et mère instituteurs. Probablement Russe.

C

VII. — Politbureau élu le 1" janvier 1926 après le 14* Congrès 1.

(BOUKHARINE.)

2.

K.E. VOROCHILOV, né en 1 8 8 1 dans le village de Verkneie, province d'Ekaterinoslav (Ukraine). Fils d'un garde-barrière. Ukrainien.

3.

(ZINOVIEV.)

4. M.I. KALININE, né le 7 novembre 1875 dans le village de Verkhnai'a Troïka, district de Kortchev, province de Tver (Russie). Fils de paysans. 5. MOLOTOV (Viatcheslav M . Skriabine), né en février 1890 à Koukharka, province de Viatka, dans une famille de petits bourgeois.

Ρ

C C

ANNEXES 6. 7.

(RYKOV.) (STALINE.)

8.

(TOMSKI.)

9.

(TROTSKY.)

415

Vili. — Politbureau élu le 19 décembre 1927 après le 15* Congrès 1.

(BOUKHARINE.)

2.

(VOROCHILOV.)

3.

(KALININE.)

4. V.V. KOUÏBYCHEV, né le 25 mai 1888 à Omsk

C

(Sibérie occidentale). Fils d'un officier. Entré lui-même à l'Ecole militaire. Très probablement Russe. 5.

(MOLOTOV.)

6.

(RYKOV.)

7.

I . A . ROUDZOUTAK, né en août 1 8 8 7 , dans une petite ferme du district de Kursitensk, en Lettonie, dans la famille d'un ouvrier agricole. Letton.

8.

(STALINE.)

9.

(TOMSKI.)

Ρ

IX. — Politbureau élu le 13 juillet 1930 après le 16* Congrès 1.

(VOROCHILOV.)

2. L.M. KAGANOVITCH, né le 22 novembre 1893 dans le village Kabani, de la province de Kiev, dans une famille juive pauvre. 3.

Ρ

(KALININE.)

4. S.M. Kœov, né en 1886 dans le district d'Ourjoume, province de Viatsk (Russie). Probablement Russe. 5. S.M. KOSSIOR, né en 1889. Fils d'un ouvrier polonais. Ancien apprenti dans une usine métallurgique de Souline (Don).

C Ρ

6 . (KOUÏBYCHEV.) 7.

(MOLOTOV.)

8.

(RYKOV.)

9.

(ROUDZOUTAK.)

10.

(STALINE.)

X. — Politbureau élu le 10 février 1934 après le 17* Congrès 1. 2. 3. 4. 5. 6.

(STALINE.) (MOLOTOV.) (KAGANOVITCH.) (VOROCHILOV.) (KALININE.) A . I . MIKOYAN, né

le 2 5 novembre 1 8 9 5 dans le village de Sanain, province de Tiflis, Arménie. Fils d'un ouvrier charpentier. Arménien.

Ρ

416

CIVILISATIONS E T LOIS HISTORIQUES 7.

(MOLOTOV.)

8.

(STALINE.)

9.

KHROUCHTCHEV (Nikita S.), né le 1 7 avril 1 8 9 4 , dans la famille d'un ouvrier mineur dans le village de Kalinovka, province de Koursk. Ukrainien.

Ρ

XII. — Politbureau élu après le plenum du C.C. en mars 1946 1.

(ANDREIEV.)

2.

(VOROCHILOV.)

3.

(JDANOV.)

4.

(KAGANOVITCH.)

5.

(KALININE,

6.

(MIKOYAN.)

meurt le 3 juin 1946.)

7.

(MOLOTOV.)

8.

(STALINE.)

9.

(KHROUCHTCHEV.) BERIA (Lavrenti

Ρ P.), né dans le village de Merhennir, district de Suhum, Geòrgie, dans une famille de paysans. Georgien. C 11. MALENKOV (George M . ) , né le 18 janvier 1902 à Orenburg (aujourd'hui Tchkalov), sud-ouest des Ourals. Père fonctionnaire, probablement Russe. On a dit que sa mère était Bachkire. (deux membres cooptés en 1948) 1. N . A . BOULGANINE, né en 1895 à Nijni-Novgorod non déterminé (aujourd'hui Gorki). Fils d'un ouvrier. Origine non déterminée, probablement Russe. 2 . Alexei N . KOSSYGUINE, né en 1 9 0 4 à Peters- non déterminé bourg. Fils d'un ouvrier. Origine non déterminée, probablement Russe. 10.

XIII. — Politbureau constitué après la mort de Staline, mars 1953 1. 2. 3. 4. 5. 6.

(MALENKOV.) (BERIA.) (MOLOTOV.) (VOROCHILOV.) (KHROUCHTCHEV.) (BOULGANINE.)

7.

(KAGANOVITCH.)

8.

(MIKOYAN.)

M . Z . SABOUROV, né le 19 février 1 9 0 6 à DrouΡ zovki, Donbas (Ukraine). Fils d'un ouvrier. Très probablement Ukrainien. 10. M.G. PERVOUKHINE, né le 14 octobre 1904 à non déterminé Nierozan, dans la province de Tchéliabinsk, district de Zlatoustveni (Sibérie occidentale). Fils d'un ouvrier forgeron. Origine non déterminée. 9.

417

ANNEXES

XIV. — Politbureau élu le 27 février 1956 après le 20* Congrès 1.

(BOULOANINE.)

2.

(VOROCHILOV.)

3.

(KAGANOVITCH.)

4. A.I. KIRITCHENKO, né en 1908 dans le village de Tchernobaevka, région de Kherson (Ukraine). Fils d'un ouvrier. Ukrainien. 5.

(MALENKOV.)

6.

(MIKOYAN.)

7.

(MOLOTOV.)

8.

(PERVOUKHINE.)

9.

(SABOUROV.)

10. M .A. SOUSLOV, né en 1902, dans une famille de paysans du village de Schahovski, province de Saratov sur la Volga. Probablement Russe. XV. — Politbureau élu en octobre 1961 après le 22* Congrès 1. BREJNEV (Leonid Ilitch), né en 1906 dans le village de Kamenski (aujourd'hui Dnieprodjerzinsk, Ukraine). Fils d'ouvrier. Ukrainien. 2. VORONOV (Guénady Ivanovitch), né en 1910 à Tser (aujourd'hui Kalinine, Russie). Probablement Russe. 3. KOZLOV (Frol Romanovitch), né en 1908 dans le village de Lochinino, district de Kossilovski, région de Riazan. Fils de paysans. 4.

9.

Ρ C C

Ρ

(MKOYAN.)

7. PODGORNY (Nikolai Viktorovitch), né en 1903 à Karlovke, région de Poltava (Ukraine). Fils d'un ouvrier fondeur. Ukrainien. 8. POLIANSKY (Dmitri Stepanovitch), né en 1917 à Slavianoserbsk, dans le Donbas (Ukraine). Fils de paysans. Ukrainien. 10.

C

(KOSSYGUINE.)

5. KUUSÏNEN (Otto Wilhelmovitch), né en 1881 en Finlande. Fils d'un tailleur. Finlandais. 6.

Ρ

Ρ Ρ

(SOUSLOV.) (KHROUCHTCHEV.)

11. CHVERNIK (Nikolai Mihailovitch), né en 1888 à Petersbourg. Fils d'un ouvrier. Origine non déterminée.

non déterminé

XVI. — Politbureau élu en avril 1966 après le 23* Congrès 1.

(BREJNEV.)

2.

(VORONOV.)

4.

(KOSSYGUINE.)

3. KQULENKO (Andrei Pavlovitch), né en 1906 à Alexeïevka, Goubernie de Voronej (Ukraine). Fils d'un artisan. Ukrainien.

Ρ

27

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

418

5.

6.

MAZUROV (Kiril Trofimovitch), né en 1914 dans le village de Rudnya - Pribitkovskaïa, district de Gomel, Goubernie de Moghilev (Ukraine). Ukrainien. PELCHE (Arvid Yanovitch), né en 1 8 9 9 dans le district de Bausk (Lettonie). Letton.

Ρ

Ρ

7. (PODGORNY.) 8. (POLIANSKY.) 9 . (SOUSLOV.)

10.

(Alexandre Mikolaevitch), né en 1918 à Voronej (Ukraine). Probablement Ukrainien. CHELEPINE

11. CHELEST.

Ρ

non déterminé

ANNEXE

Ν'

Vili

LISTE DES PRESIDENTS DES ETATS-UNIS DES VICE-PRESIDENTS, DES SECRETAIRES D'ETAT ET DES CHIEF JUSTICES (de 1789 à nos jours) avec l'origine ethnique de leur famille

A. PRESIDENTS Dates 1) 1789-1797

2) 1797-1801 3) 1801-1809 4) 1809-1817

5) 1817-1825 6) 1825-1829 7) 1829-1837 8) 1837-1841 9) 1841

Noms

Centraux (C) ou Périphériques (P)

(George), né le 22 février 1732 à Wakefield, Virginie. Origine anglaise. Son arrière-grand-père, le col. John Washington venu du Northamptonshire en 1657 ou 58, était cadet d'une famille de vieille noblesse anglaise. ADAMS (John), né le 30 octobre 1735 à Braintree, Mass. Origine anglaise. Arrièregrand-père immigré d'Angleterre en 1636. JEFFERSON (Thomas), né le 13 avril 1743 à Shadwell, Virginie. Fils d'un ingénieur d'origine galloise. MADISON (James), né le 1 6 mars 1 7 5 1 à Port-Conway, Virginie. Origine anglaise. MONROE (James), né le 28 avril 1758 dans le Westmoreland, Virginie. Origine écossaise. ADAMS (John Quincy), né le 11 juillet 1767 Braintree, Mass. Fils du 2' Président, John Adams. JACKSON (Andrew), né le 15 mars 1767 en Caroline du Sud. Scotch-Irish (père et mère nés en Irlande). VAN BUREN (Martin), né le 5 décembre 1782 dans l'Etat de New York. D'origine hollandaise. HARRISON (William Henry), né le 9 février 1773 en Virginie. Fils d'un signataire de la Déclaration d'Indépendance, d'origine anglaise (mort de maladie un mois après son installation). WASHINGTON

C

C C C

C C C C C

420 10) 1841-1845

11) 1845-1849

12) 1849-1850

13) 1850-1853 14) 1853-1857

15) 1857-1861 16) 1861-1865

17) 1865-1869

18) 1869-1877

19) 1877-1881

20) 1881

21) 1881-1885 22) 1885-1889

23) 1889-1893

24) 1893-1897 25) 1897-1901

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES TYLER (John), né le 29 mars 1790 en Virginie. Fils d'un Gouverneur de Virginie, d'origine anglaise.

KNOX POLK (James), né le 2 novembre 1795

en Caroline du Nord. D'origine ScotchIrish. TAYLOR (Zachary), né le 2 4 novembre 1784 en Virginie. Famille d'origine anglaise (cousin de Madison). FILLMORE (Millard), né le 7 janvier 1800 dans l'Etat de New York. Famille d'origine anglaise. PIERCE (Franklin), né le 23 novembre 1804 dans le New Hampshire. Fils d'un ancien Gouverneur de New Hampshire. Famille d'origine anglaise. BUCHANAN (James), né le 23 avril 1791 en Pennsylvanie. D'origine scotch-irish (père immigré d'Irlande). LINCOLN (Abraham), né le 12 février 1809 dans le Kentucky (le premier des Présidents à être né hors des 13 Etats de la Fédération primitive). Famille d'origine anglaise (immigrée en 1635). Mort assassiné. JOHNSON (Andrew), né le 29 décembre 1808 en Caroline du Nord. Famille d'origine anglaise. GRANT (Ulysses Simpson), né le 2 7 avril 1822 dans l'Ohio. Famille d'origine anglaise et écossaise. HAYES (Rutherford Birchard), né le 4 octobre 1822 dans l'Ohio. Famille d'origine écossaise (immigrée en 1680). GARFIELD (James Abram), né le 19 novembre 1831 dans l'Ohio. Famille d'origine anglaise (immigrée en 1630). Mort assassiné. ARTHUR (Chester Alan), né le 5 octobre 1830 dans le Vermont. Scotch-Irish (père né en Irlande en 1796). CLEVELAND (Grover), né le 18 mars 1837 dans le New Jersey. Famille d'origine anglaise. HARRISON (Benjamin), né le 2 0 août 1833 dans l'Ohio. Petit-fils du Président William Harrison. (CLEVELAND, pour la seconde fois.) Me KINLEY (William), né le 23 janvier 1843 dans l'Ohio. Famille d'origine Scotch-irish, son arrière-grand-père combattant de la guerre d'Indépendance. Mort assassiné.

421

ANNEXES

26) 1901-1909

27) 1909-1913

28) 1913-1921

29) 1921-1923

ROOSEVELT (Théodore), né le 28

octobre

1858 à New York City. Famille d'origine hollandaise (ancêtre Claes Van Rosenvelt, immigré en Nouvelle Hollande vers 1650). Côté maternel, Bulloch, aristocrates du Sud. TAFT (William Howard), né le 15 septembre 1857 dans l'Ohio. Fils d'un ancien Secrétaire à la guerre et Attorney Général sous Grant. Famille d'origine anglaise. WILSON (Woodrow), né le 28 décembre 1856 en Virginie. Famille d'origine scotchirish (grand-père immigré d'Irlande du Nord en 1807). HARDING (Warren Gamaliel), né le 2 novem-

C

C

C

c

bre 1865 dans l'Ohio. Ancêtres anglais et scotch-irish. Mort de maladie avant la fin de sa magistrature. 30) 1923-1929

COOLIDGE (Calvin), né le 4 juillet 1872 dans

c

31) 1929-1933

le Vermont. Famille d'origine anglaise, immigrée en 1630. HOOVER (Herbert Clark), né le 10 août 1874 dans l'Iowa, d'un père forgeron. Famille d'origine allemande (immigrée en 1738).

c

ROOSEVELT (Franklin Delano), né le 20 jan-

c

32) 1933-1945

vier 1882 près de Hyde Park, New York. Cousin, au 5* degré, de Théodore Roosevelt. 33) 1945-1953

TRUMAN (Harry), né le 8 mai 1884 dans le

c

34) 1953-1961

Missouri. Famille (modeste) d'origine anglaise, installée d'abord dans le Kentucky. EISENHOWER (Dwight David), né le 14 octobre 1890 dans le Texas. Famille d'orìgine allemande, installée en Pennsylvanie vers 1730.

c

35) 1961-1963

KENNEDY (John Fitzgerald), né le 29 mai

Ρ

1917 dans le Massachusetts. Famille de récente origine irlandaise (génération du grand-père). Premier catholique à accéder à la magistrature suprême des Etats-Unis. Mort assassiné. 36) 1963-1969

37) 1969-1974

JOHNSON (Lyndon Baines), né le 27 août 1908 dans le Texas. Origine très probablement anglo-saxonne. Religion : Christian Church (Disciples of Christ).

c

NIXON (Richard Milhous), né en 1913 en

c

Californie. Famille de protestants d'Irlande (quakers). Thomas Milhous vivait en 1700 dans le comté de Kildare. James Nixon immigré en 1721.

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

422

Β. VICE-PRESIDENTS 1) (John ADAMS, cf. Présidents.) (Thomas JEFFERSON, cf. Présidents.) 3) BURR (Aaron), 1756-1836, de l'Etat de New York. Origine anglaise. 4 ) CLINTON (George), 1739-1812, de l'Etat de New York. Origine anglaise. 5) GERRY (Elbridge), 1744-1814, du Massachusetts. Origine anglaise. 6 ) TOMPKINS (Daniel D.), 1 7 7 4 - 1 8 2 5 , de l'Etat de New York. Ancêtre immigré d'Angleterre dans le Massachusetts en 1640. 7) CALHOUN (John Caldwell), 1782-1850, de Caroline du Sud. Origine Scotch-irish. 8) (Martin VAN BUREN, cf. Présidents.) 9) JOHNSON (Richard M.), 1780-1850, né en Virginie, d'origine anglaise. 10) (John TYLER, cf. Présidents.) 11) DALLAS (George M.), 1792-1864, de Pennsylvanie. Fils d'un immigrant anglais. 12) (Millard FILLMORE, cf. Présidents.) 1 3 ) KING (William Rufus Devane), 1 7 8 6 - 1 8 5 3 , de Caroline du Nord. Ancêtres originaires d'Irlande du Nord, origine huguenote par les femmes. 14) BRECKINRIDGE (John C.), 1821-1875. Famille Scotch-irish de Virginie. 15) HAMLIN (Hannibal), 1809-1891. Ancêtre à la 5* génération, James Hamlin, établi dans le Massachusetts en 1639 (origine pas spécifiée, très probablement anglaise étant donné la date et la colonie). 1 6 ) (Andrew JOHNSON, cf. Présidents.) 1 7 ) SCHUYLER COLFAX, 1 8 2 3 - 1 8 8 5 , né dans l'Etat de New York. Schuyler (vieille famille hollandaise) par sa grand-mère paternelle. Son grand-père paternel, William Colfax, commandant de la garde de George Washington. 18) WILSON (Henry), 1812-1875, de son vrai nom Jeremiah Jones Colbath. Né dans le New Hampshire. Origine très probablement anglo-saxonne, d'après le nom. 19) WHEELER (William Almon), 1819-1887. Ancêtres puritains installés dans le Massachusetts en 1637. 20) (Chester A. ARTHUR, cf. Présidents.) 2)

C C

C C

C

C

C

C

C C

C

C

423

ANNEXES

21)

22) 23) 24)

25) 26) 27)

28)

29) 30) 31) 32) 33) 34) 35) 36) 37) 38) 39)

HENDRICKS (Thomas Α.), 1819-1885. Ancê-

tre huguenot, venu avec William Penn. Mère d'origine écossaise. MORTON (Levi Parson), 1824-1920. Ancêtres venus en Nouvelle Angleterre en 1650 d'origine écossaise. STEVENSON (Adlai Ewing), 1835-1914. Scotch-irish. HOBART (Garret Augustin), 1844-1899. Ancêtre Edmund Hobart venu d'Angleterre en 1633. Autres ascendances : hollandaise, huguenote. (Théodore ROOSEVELT, cf. Présidents.) FAIRBANKS (Charles Warren), 1852-1918. Ancêtre, nommé Fayerbanke, venu d'Angleterre en 1633. SHERMAN (James S.), 1855-1912. Ancêtre Ph. Sherman venu d'Angleterre dans le Massachusetts en 1633. Famille maternelle également d'origine anglaise. MARSHAL (James Riley),

1854-1925.

Des-

cendant de colons anglais de Virginie. (Calvin COOLIDGE, cf. Présidents.) DAWES (Charles G.), né en 1865 dans l'IUinois. Famille d'origine anglaise. CURTIS (Charles), né en 1860 dans le Kansas. Famille d'origine anglaise. GARNER (John B.), né en 1868 dans le Texas. Famille d'origine anglaise. WALLACE (Henry Α.), origine non détermi- non déterminé née, le nom est britannique. (Harry S. TRUMAN, cf. Présidents.) BARKLEY (Alben W.), origine non détermi- non déterminé née, le nom est britannique. (Richard M. NIXON, cf. Présidents.) (Lyndon Β. JOHNSON, cf. Présidents.) HUMPHREY (Hubert Horatio), origine non non déterminé déterminée, le nom est britannique. AGNEW (Spiro T.), fils d'immigrant grec (a modifié son nom). C. SECRETAIRES D'ETAT

1) (Thomas JEFFERSON, cf. Présidents.) 2) RANDOLPH (Edmund J.), 1753-1813, de Virginie. Père et mère d'origine anglaise.

424

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

3) PICKERING (Timothy), Î745-1829. Mère d'origine anglaise. Famille paternelle établie dans le Massachusetts en 1637 (très probablement anglaise). 4) MARSHAL (John), 1755-1825. Père d'origine galloise, modeste. Mère d'origine écossaise. 5) (James MADISON, cf. Présidents.)

C

6)

SMITH (Robert),

1757-1842.

C

Scotch-irish.

C

7) (James MONROE, cf. Présidents.) 8) (John Quincy ADAMS, cf. Présidents.) 9) CLAY (Henry), 1777-1852. D'origine anglaise, de Virginie. 10) (Martin VAN BUREN, cf. Présidents.)

C

11)

C

LIVINGSTON (Edward),

1764-1836. Aseen-

dance anglaise et écossaise par le père, hollandaise par la mère. 12)

ME LANE (Louis), 1786-1857. Ancêtre qua-

C

ker venu avec Penn. 13)

FORSYTH (John), 1780-1841. Famille d'ori-

C

gine écossaise, immigrée en 1680. 14)

15) 16) 17) 18) 19) 20) 21)

22) 23)

WEBSTER (Daniel), 1 7 8 2 - 1 8 5 2 . F a m i l l e é t a -

C

blie dans le Massachusetts en 1635 (très probablement Anglais). Côté maternel, origine écossaise. LEGARE (Hugh S.), 1797-1842. Origine C huguenote côté paternel, anglaise côté maternel. UPSHUR (Abel Parker), 1791-1844. Origine non déterminé non déterminée. Famille maternelle Parker, en Virginie depuis le xvn* siècle. (John Caldwell CALHOUN, cf. Vice-Présidents.) (James BUCHANAN, cf. Présidents.) CLAYTON (James Middleton), 1796-1856. C Du côté paternel, quakers venus avec Penn. (Daniel WEBSTER, pour la seconde fois.) EVERETT (Edward), 1794-1865. Pas de préC cisions sur sa lignée paternelle, mais il est dit de lui qu'il avait des < colonial ancestors > du Massachusetts. La mère, Lucy Hill, était de Boston. Le père, également de Boston, était pasteur. Avec un tel « background », l'origine anglaise est à peu près certaine. MARCY (William L.), 1786-1857. Ancêtre C John Marcy venu d'Angleterre en 1685. CASS (Lewis), 1782-1866. Vieille famille de C la Nouvelle Angleterre.

ANNEXES

24)

425

BLACK (Jeremiah Sullivan), 1810-1883. Ori-

gine Scotch-irish. 25) SEWARD (William Henry), 1801-1872. Nom à consonance britannique. Son grand-oncle, colonel pendant la guerre d'Indépendance. 26) WASHBOURNE (Elihu Benjamin), 1816-1887. Famille d'origine anglaise. 27) FISH (Hamilton), 1808-1893. Famille d'origine anglaise. Par sa mère, Stuyvesant, vieille famille hollandaise. 28)

29) 30) 31) 32) 33) 34)

EVARTS

(William

Maxwell),

1818-1901.

Famille maternelle, Sherman, dans le Massachusetts depuis 1636. Famille paternelle dans le Connecticut depuis 1650. BLAINE (James Gillespie), 1830- 1893. Scotch-irish, venus de Londonderry en 1745. FRELINGHUYSEN (Frederick Th.). Aseendance hollandaise et allemande. BAYARD (Thomas Francis), 1828-1898. Ascendance huguenote et hollandaise (Stuyvesant). (James Gillespie BLAINE, pour la seconde fois.) FOSTER (John Watson), 1836-1917. Sans non précisions, nom à consonance britannique. GRESHAM (Walter Q.), 1832-1895. Famille

C

C C C

C

C C C

déterminé C

d'origine anglaise, installée en Virginie en 1759.

35)

OLNEY (Richard),

1835-1917. Descendant

C

d'un Thomas Olney, compagnon du pasteur Roger Williams, un des fondateurs en 1629 de la colonie du Massachusetts. Mère d'origine huguenote. 36)

SHERMAN (John), 1823-1900. Ancêtre Edmund Sherman venu d'Angleterre (Essex) en 1634. 37) DAY (William Rufus), 1849-1923. Famille de la Nouvelle Angleterre. 38) HAY (John), 1838-1905. Père : ascendance écossaise et allemande. 39) ROOT (Elihu), 1845-1937. Famille d'origine anglaise, venue en 1639. 40) BACON (Robert), 1860-1919. Ancêtre Nathaniel Bacon venu de Cornouailles en 1639. 41)

KNOX (Philander Chase), 1854-1921. Fils

d'un pasteur méthodiste épiscopalien (donc très probablement d'origine anglaise).

C

C C C C C

426

CIVILISATIONS E T LOIS HISTORIQUES

42) 43) 44) 45) 46) 47) 48) 49) 50) 51) 52) 53) 54) 55) 56)

BRYAN (William Jennings), 1 8 6 0 - 1 9 2 5 . Famille d'agriculteurs de Virginie, sans autres précisions. Nom à consonance britannique. LANSING (Robert), 1864-1928. Ancêtre Geritt Lansing, immigré de Hollande en 1640. COLBY (Bainbridge), origine non déterminée, HUGUES (Charles S.), origine non déterminée. KELLOGG (Frank B.), né en 1856. Origine non déterminée. STIMSON (Henry L . ) , né en 1 8 6 7 . H U L L (Cordell), fils d'un immigrant anglais. STETTINIUS Jr ( E . R . ) , né en 1 9 0 0 à Chicago. Nom allemand. BYRNES (James F.), sans précisions. MARSHALL (George Catlett), 1880-1959, sans précisions. ACHESON (Dean G.), né en 1 8 9 3 . De récente origine anglaise. DULLES (John Foster). Ancêtre William Dulles venu d'Ecosse en 1776. HERTER (Christian), sans précisions. RUSK (Dean), sans précisions. ROGERS (William Pierce), sans précisions.

non déterminé C non déterminé non déterminé non déterminé non déterminé C C non déterminé non déterminé C C non déterminé, non déterminé non déterminé

D. CHIEFS JUSTICES 1) JAY (John), Chief Justice de 1789 à 1795. Ancêtre huguenot Auguste Jay établi à New York en 1686. Mère Van Cortland, hollandais. 2) RUTLEDGE (John), 1739-1800. D'origine anglaise. 3) ELLSWORTH (Oliver), 1745-1807. Ancêtre venu du Yorkshire dans le Connecticut en 1650. 4) (John MARSHALL, cf. Secrétaires d'Etat.) 5) TANEY (Roger Brook), 1777-1864. Ancêtre Michael Taney installé dans le Maryland depuis 1660. Ancêtres maternels depuis 1650. 6) CHASE (Salmon Portland), 1808-1873. Ancêtre paternel Thomas Chase, venu d'Angleterre dans le Massachusetts en 1640. Mère d'origine écossaise.

C

C C

C

C

427

ANNEXES

7) WAITE (Morrison R.), sans précisions. 8) FULLER (Melville Weston), 1833 - 1910. Compte dans la famille plusieurs clergymen, très probablement d'origine anglo-saxonne. 9) WHITE (Edward Douglas), 1845-1921. Ancetre paternel immigré d'Irlande en Pennsylvanie, 1749. 10) (William Howard TAFT, cf. Présidents.) 11) HUGUES (Charles E.), fils d'un prêtre baptiste, sans précisions. 12) STONE (Harlan F.), sans précisions. 13) WINSON (Fred M.), sans précisions. 14) WARREN (Earl), sans précisions. 15) BURGER (Warren E.). Père d'origine suisse. Mère d'origine allemande.

non déterminé non déterminé C

non déterminé non déterminé non déterminé non déterminé C

BIBLIOGRAPHIE OBSERVATIONS

La bibliographie d'un tel sujet — on s'en doute — est nécessairement sélective. Aussi pour la première partie, plus proprement historique, avonsnous renoncé à donner nos ouvrages de référence. La liste, du reste, en eut été trop longue et sans intérêt pratique ; le lecteur pourra se reporter à tous les travaux historiques faisant autorité. Nous nous sommes donc limité, là, au rappel des ouvrages cités dans le texte et en note (même lorsqu'ils portaient sur un point d'intérêt secondaire).

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ÍNDEX des noms propres (les noms contenus dans les Annexes ne figurent pas à l'Index)

AALTO (Pentti) : 176*.

ABB AS (Shah) : 166. ABD AR RAHMAN I I : 161*. ABELARD : 131.

ABERDEEN (comte d') : 337. ABOU NOWAS : 159. ACCIAIUOLI : 85. ACHILLE : 233-34. AÇOKA : 180, 181, 182*, 250, 305. AÇVAGHOSHA : 181, 182*, 187, 189.

ADAMS (John) : 350.

ADAMS (John Quincy) : 350. ADJATAÇATROU : 179. ADLER : 312. ADRIEN : 71, 318. AETIUS : 101. AGAMEMNON : 234. AGARISTE : 305. AGNEW (Spiro) : 349*.

AGRIPPINE l'Aînée : 310. AGRIPPINE la Jeune : 310. AGUESSEAU (d') : 324. AHENOBARBUS : 310. AIGUILLON (d') : 324. AITOFF (D.) : 341*. AKHENATON : 51, 54.

ALAIN le G r a n d d'ALBRET : 306. ALARIC : 101. AL-BALADHURI : 159. AL-BEROUNI : 159.

ALBERT le Grand : 25, 131. ALBERTI : 109*. ALCÊE : 235. ALCIBIADE : 306. ALECSANDRI : 272. ALEMBERT (d') : 133.

ALEXANDRE le Grand : 27, 39, 58, 67, 70, 174*, 179, 250, 252, 258, 262, 305, 309, 356. ALEXANDRE NEWSKI : 90.

ALEXANDRE I*' de Russie : 338. ALEXANDRE I I : 338. ALEXANDRE I I I : 338.

ALEXIS Mikailovitch (Tsar) : 93, 96*. AL-GHAZALI : 159, 164, 186.

ALHAYAM (Omar-ben) : 159. ALLAIS ( M a u r i c e ) : 358*. AL-MAMOUN : 160.

A L MANSOUR : 161*. ALMAWÇILI : 160. AL-MUTAWAKKIL Ι Π : 168*. ALOVISIO DI MILANO : 91.

ALTHEIM (Franz) : 35*, 70*. AMENOPHIS IV (Akhenaton) : 54. ΑΝΑΤΠ (Emmanuel) : 32*, 139*. ANAXAGORE : 244.

ANNE (Tsarine) : 96*. ANDERLA ( G e o r g e s ) : 360*. ANDRIANAMPOINIMERINA : 279*. ANDRITCH : 272. ANGES : 85.

ANTHIME de Tralles : 81. ANTIOCHOS Epiphane : 69, 298. ANTOINE : 68.

ANTONIA Major : 310. ANTONIA Minor : 310. ANTONIN le Pieux : 318. APOLLINAIRE : 135, 139.

APOLLODORE de Damas : 71. ARAGON : 301. ARANY : 272, 273. ARCADIUS : 70, 79. ARCHILOCHOS : 235. ARCHIMÈDE : 244. ARCHIPENKO : 351. ARDENNE DE TIZAC (d') : 194*. ARGENSON (d') : 324. ARGHEZI : 352*. ARIOSTE : 228. ARISTOTE : 23*, 198, 244. ARIUS : 40*. ARJOUNA : 227, 233. ARNAUD : 305. ARTAGNAN (d*) : 233. ARTHUR (Roi) : 224.

ARTHUR (Chester Allan) : 345*. ARYADEVA : 187. ASANGA : 187.

ATATURK (Kémal) : 171, 270. ATTILA : 82, 101, 228, 233. ATTLEE : 337. AUBOYER (Jeannine) : 203*.

AUGUSTE (Octave ou Octavien) : 58, 68, 291, 298, 310, 356. AUGUSTE I I DE SAXE : 313.

AUGUSTIN (Saint) : 276.

438

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES BONAPARTE : BONHOEFFER

voir Napoléon. (Dietrich) : 122*. Bonnat : 139. BONNEVAL (Comte de) : 171. BOSWELL : 262*. BOUBNOV : 338-39*. BOUDDHA : 28, 35, 54*, 177-82, 190, 245.

AULNOY ( M m e d ' ) : 3 2 1 . AURÉLIEN : 8 7 , 3 1 8 . AVERROES : 2 4 6 . AVICENNE : 1 5 9 , 1 6 5 , 1 8 8 . BACH

(Veit) : 3 0 4 .

BACH (J.S.) : 112, 131, 304, 309. BACON (Francis) : 132. BACON (Roger) : 1 3 2 . BAGBY (Philip) : 15, 60, 73, 98, 102. BALANDIER (Georges) : 2 5 4 * . Β ALBIN : 3 1 8 . BALBOA (Vasco Nuñez de) : 2 1 5 . BALFOUR : 3 3 7 . BALLANCHE : 3 5 5 * . BALZAC : 1 3 5 , 3 0 9 .

Bana : 182*. BARNAVE : 3 2 5 . BARRAS : 3 2 5 . BARTHÉLÉMY : 3 2 5 . BARTOK (Béla) : 135, 273, 351. BASILE I " le Macédonien : 88. BASILE II le Bulgarochtone : 83, BASSARAB-BRANCOVAN (Anna)

Comtesse de Noailles. BASS ARAB (Neagoe) : 91*. BASTIDE (Roger) : 256*. BATUÈRE (Gilbert) : 271. BAVILLE : 3 2 8 . BAYAZID : 2 3 4 . BEALS (Ralph) : 254*, 255*. BEAVER (Stanley H.) : 334*. BECKETT : 1 3 5 , 1 3 6 . BECQUEREL : 3 0 4 . BEETHOVEN : 1 3 1 , 1 3 6 , 3 0 4 , 3 0 9 . BELA IV de Hongrie : 87*. BENEDICT (Ruth) : 266*. BENOIT I " : 8 1 . BÉRANGER : 229*. BERDIAEV (Nicolas) : 14*. BÉRÉNICE d'Egypte : 69. BERG (Alban) : 351. BERKELEY : 1 3 2 . BERNIS (Cardinal de) : 324. BERNOUILLI : 3 0 4 . BERNSTORFF : 9 7 * . BERQUE (Jacques) : 265*. BERRYER : 3 2 4 . BESNIER ( M . ) : 3 1 8 * . BESSARION (Cardinal) : 84. BHASA : 1 8 9 . BIBESCO (Démètre) : 313. BIBESCO (Georges) : 313. BIBESCO (Princesse) : 95*. BIMBASARA : 1 8 0 . BINDOUSARA : 1 8 0 . BISMARCK : 1 4 6 . BLANK (Dr Alexandre) : 338*. BLOCH : 3 1 7 * . BOISSY D'ANGLAS : 3 2 5 .

247. voir

BOUDDHAGOSHA : 1 8 7 . BOULEZ (Pierre) : 137. BOWDOIN : 3 4 3 . BRANCUSI : 99, 134, 139*, 273*, BRANTÔME : 3 2 1 . BRAQUE : 1 3 9 . BRASILLACH : 3 0 1 . BRION (Mme Marcel) : 134*. BRIGGS (L. Vernon) : 350*. BROEDERLAM (Melchior) : 109*. BROGLIE (DUC d e ) : 3 3 3 . BROGLIE (Louis de) : 134, 305. BROGLIE (Maurice de) : 305. BRUN (Auguste) : 321-22*, 329*. BRUNELLESCHI : 1 0 9 * . BRUNETIÈRE (Ferdinand) : 237. BRUNO (Giordano) : 132. BRUTUS (Marcus) : 269*. BUCHANAN (James) : 345*. BUESCO ( V . ) : 1 8 5 * . BUFFET : 3 3 3 . BULTMANN : 1 2 2 * . BUONAPARTE (Francesco) : 325*. BUTE (Comte de) : 337. BUTRÉ ( M . d e ) : 1 2 * . BYRNES (James) : 349. BYRON (Lord) : 95.

351.

CABOT (Jean et Sebastien) : 350*. CABOT LODGE : 3 5 0 . CALDERÓN : 1 1 1 , 1 3 6 . CALHOUN (Dr John) : 308*. CALIGULA : 3 1 0 . CALLOT (Emile) : 298, 302. CALONNE : 3 2 7 . CALVIN : 1 2 0 * , 1 3 2 . CAMBACÉRÈS : 3 2 5 . CAMBYSE : 3 4 . ÇANKARA : 1 8 6 , 1 8 8 , 2 4 5 . CANTACUZENES : 8 5 . CANTACUZENE (Sheitanoglou) : 170. CANTEMIR (Antiochus) : 96. CANTEMIR (Demetrius) : 93-94, 96*, CAPEK : 2 7 2 . CARACALLA : 3 1 9 . CARCOPINO (Jerome) : 269*, 317*. CASSINI : 3 0 4 . CASTRIES ( M a l d e ) : 3 2 4 . CATHERINE I I : 9 2 . CATÓN l'Ancien : 351. CATULUS : 1 0 0 . CAVAFIS : 2 7 2 . CAVENDISH-BENTINCK : 3 3 7 .

97*.

INDEX CERVANTES : 119*. CÉSAR : 100, 2 6 9 * , 2 9 8 , 3 0 9 , 3 1 0 ,

320,

351, 356. CÉZANNE : 109, 134*. CHADWICK (John) : 61*. CHADWICK (H. Munro) : 45, 223-238. CHALINE (Claude) : 335-36. CHAMPEAUX (Guillaume de) : 131. CHAMPOLLION : 6 1 * . CHANNING (Edward) : 343*, 348*. CHAPOUR I " : 104, 155. CHARLEMAGNE : 101*, 180*, 221, 225*, 228, 234, 271, 306, 356. CHARLES MARTEL : 8 2 , 3 0 6 . CHARLES I V de Luxembourg : 128. CHARLES QUINT : 2 4 , 2 5 , 114, 1 4 1 - 4 5 , 306. CHARLES le Simple : 270. CHARLES le Téméraire : 142, 306. CHARLES X I I : 3 1 0 . CHOISEUL : 9 7 * , 3 2 4 . CHOPIN : 1 2 8 * , 131. CHOSROÈS I " : 1 0 4 * , 2 2 9 . CHURCHILL (Winston) : 313. CICÉRON : 3 5 1 . CIMABUE : 107. CIORAN (E.M.) : 351. CISSEY ( G a i d e ) : 3 3 3 . CLAIRVAUX (Bernard de) : 131. CLAUDE : 3 1 0 , 3 1 9 . CLAUDE I I : 3 1 8 . CLES-REDEN (Sybille von) : 104*. CLISTHÈNE : 3 0 5 , 3 0 6 . COLBERT : 3 2 4 . COLOMB (Christophe) : 110*. COMMODE : 3 1 8 . COMNÈNES : 8 5 . COMTE (Auguste) : 132. CONDÉ : 2 3 3 , 3 0 6 . CONFUCIUS : 5 4 * , 1 9 8 , 2 4 3 , 3 5 5 . CONRAD de Ratisbonne : 2 2 8 . CONSTANTIN : 54, 7 0 , 7 9 , 8 1 , 2 9 1 , 3 1 8 . COPERNIC : 125*, 1 2 7 * , 133. CORNEILLE : 111, 113. CORTÉS : 144, 2 1 1 , 2 1 4 . CORVIN (Mathias) : 127, 2 3 3 . COUPERIN : 3 0 4 . CREANGA : 2 7 2 . CROMWELL : 3 4 5 * . CROY (Guillaume de) : 142. CUSE (Nicolas de) : 132, 133. CUSTINE : 109. CYAXARE : 5 8 . CYRILLE le Grec : 8 5 . CYRILLE (et METHODE) : 7 6 * . CYRILLE Loukaris : voir Loukaris. CYRUS : 5 8 , 3 6 0 . DANIEL : 5 4 * . DANILEVSKY : 14*, 15, 7 3 , 9 8 .

439

DANISCHWER : 2 2 9 * . DANTE : 2 5 , 1 0 4 * , 130. DAQIQI : 165. DARIUS : 2 5 2 . DARWIN (Charles) : 3 0 4 , 3 0 5 . DARWIN (Erasmus) : 3 0 4 . DARWIN (George Howard) : 3 0 5 . DAUZAT ( A . ) : 3 2 9 * . DEBUSSY : 1 3 1 , 135. DECAZES : 3 2 6 . DELABORDE (Antoinette) : 3 1 3 . DELANO : 3 4 3 . DENYS D'HALICARNASSE : 2 9 1 . DERAIN : 139. DESCARTES : 113, 1 3 2 , 1 3 3 , 3 0 9 . DEVONSHIRE (DUC d e ) : 3 3 7 . DEWEY : 3 4 3 . DIDIUS Julianus : 3 1 8 . DIETRICH von Bern : 2 2 8 . DIGENIS AKRITAS : 2 3 0 . DIGNAGA : 187. DILTHEY (Wilhelm) : 9 . DIMITRI (le faux) : 9 2 . DIOCLETIEN : 3 1 8 . DIOPHANTE : 2 4 5 . DISRAELI : 3 3 7 . DJELAL-EL-DIN : 165*. DJERJINSKY : 3 3 9 . DJINA : 2 8 , 5 4 * , 179, 2 4 5 . DOMITIEN : 3 1 7 . DONATELLO : 130. DORIA (Andrea) : 170. DOSTOIEVSKY : 14*, 9 8 , 2 7 0 , 3 6 1 . Du Bois ( E . ) : 2 6 6 * . DUBOIS (Cardinal) : 3 2 4 . DUCLERC : 3 3 3 .

Ducos (Roger) : 325. DUDU (Prêtre) : 4 9 . DUFRENNE (Mikel) : 2 6 6 * . DUMAS (Alexandre) : 2 2 9 , 3 1 3 . DUPIN DE FRANCUEIL (Aurore) : voir George Sand. Du PONT (de Nemours) : 12*, 3 0 5 . DUPRONT (prof. A.) : 10*. EBIH I I : 4 9 * . ECKHART (Maître) : 131, 132. EINSTEIN : 1 3 4 , 1 3 5 * , 2 4 8 * . EISENHOWER : 3 4 3 , 3 4 9 , 3 5 0 , 3 5 1 . ELAGABAL : 3 1 8 . ELIADE (Mircea) : 2 2 * , 9 1 * . ELIAS (Norbert) : 1 1 7 * . EMINESCO : 2 7 2 , 2 7 3 . EMPEDOCLE : 2 4 4 . ENESCO : 2 7 3 . ENKIDOU : 2 3 3 . ENSOR : 139. ERASME : 132. ERATOSTHENE : 2 4 4 . ESTERHAZY : 127.

440

CIVILISATIONS E T LOIS HISTORIQUES

ETIEMBLE (René) : 237*. ETIENNE DOUCHAN : 8 6 , 2 2 5 , 2 3 0 , 2 3 4 . ETIENNE Némania : 86. EUDOXE DE CNIDE : 2 4 4 . EULER : 3 0 5 . EUTYCHÈS : 4 0 * . EVANS : 6 0 . EZECHIEL : 5 4 * . FALLIERES : 3 3 3 .

FAY (Victor) : 338*. FERDINAND D'ARAGON : 3 0 6 . FERMÂT : 1 1 2 , 1 3 3 . FERRY (Jules) : 322, 333. FIORAVANTI Degli ALBERTI

(Rodolfo)

dit « Aristote » : 91. FIRDOUSI : 1 6 5 , 2 2 9 * . FLAMININUS : 6 8 . FLEURI AU D'ARMENONVILLE : 3 2 4 . FLEURY (Cardinal) : 3 2 4 . FORD : 3 0 5 . FORD (John) : 3 6 1 * . FRAGONARD : 1 1 7 * . FRANÇOIS I " : 2 4 , 2 5 , 1 4 2 - 4 5 . FRÉDÉRIC Barberousse : 1 3 2 * , 3 0 6 . FRÉDÉRIC le Grand : 1 1 4 , 1 1 6 , 2 6 9 * . FRÉDÉRIC I I DE HOHENSTAUFEN : 1 0 7 , 306. FREUD : 3 1 2 , 3 5 1 . FREYCINET : 3 3 3 . FREYRE (Gilberto) : 264. FROBENIUS ( L e o ) : 9 , 2 2 * , 1 0 4 * . FROUNZE : 3 3 9 . FUGGER : 3 0 5 . GALBA : 3 1 7 . GALERE : 3 1 8 . GALILÉE : 1 3 3 , 3 6 7 * . GALITZINE (Dmitry) : 9 6 * . GALITZINE (Vassily) : 9 6 * . GALLA PLACIDIA : 7 1 . GALOIS (Evariste) : 2 4 8 * . GALTON (Sir Francis) : 3 0 4 * , 3 0 5 . GAMBETTA : 3 3 3 . GAUDI (Antoni) : 1 0 8 . GAUGUIN : 1 0 9 , 1 3 4 , 1 4 0 . GAULLE (Charles de) : 2 9 9 . GAUTAMA (le Bouddha) : 1 7 8 . GAUTAMI : 1 7 8 . GENGIS KHAN : 3 3 , 1 9 9 , 2 0 0 . GENET (Raoul) : 1 1 5 * . GEORGE ( P . ) : 3 4 1 . GERMANICUS : 3 1 0 . GHIBERTI : 1 0 9 * . GHIRSHMAN (Roman) : 1 0 3 - 4 . GIBERTI (Gian Matteo) : 1 2 1 * . GIBBON : 13, 3 0 2 . GIERS (de) : 3 3 8 . GILGAMESH : 4 5 * , 228, 231, 233.

55,

180*, 221,

GINI (Corrado) : 3 0 8 . GIOTTO : 8 0 , 9 1 * , 1 0 7 , 1 1 2 . GLADSTONE : 3 3 7 . GLOTZ ( G . ) : 6 3 * . GOBINEAU : 1 3 * , 15, 7 3 , 9 8 , 1 0 4 * , 202*, 284, 375. GOETHE : 1 1 7 . GOLDFIELD ( E d . ) : 3 4 3 * . GOLDWATER : 3 4 9 * . GORDIEN : 3 1 8 . GORDIEN I I I : 3 1 8 . GORTCHAKOV : 3 3 8 . GOTTFRIED de Strasbourg : 2 2 8 . GOUDEA (Prince de Lagash) : 4 9 . GOYA : 1 1 0 .

GRACQUES (les frères) : 3 5 1 , 3 7 0 . GRANET (Marcel) : 3 0 9 - 1 0 . GRANT (Ulysses) : 3 5 0 . GRATIEN : 1 0 0 . GRECO ( L e ) : 2 7 1 * . GREGOIRE le Grand (Saint) : 8 1 . GREENLEAF : 3 4 3 . GRENVILLE : 3 3 7 . GRIEGER (Paul) : 2 8 8 * . GRIFFITH (G. Talbot) : 1 1 8 * , 3 3 4 - 3 5 . GROMYKO : 3 3 9 . GROUSSET ( R . ) : 2 0 3 * , 3 5 7 * . GRUNEBAUM (Gustave von) : 1 5 9 * . GRUÍA LUI NOVAC : 2 3 4 . GUÉNON (René) : 1 3 9 . GUERRY (Liliane) : voir Mme Marcel BRION. GUILLAUME d'Aquitaine : 2 2 8 . GUILLAUME le Conquérant : 2 7 1 . GUILLAUME I I : 1 4 6 . GUILLAUME (Paul) : 1 3 9 . GUISCARD (Robert) : 2 7 1 . GUIZOT : 3 2 6 , 3 3 3 . GURVITCH (Georges) : 2 5 4 * , 2 5 6 * , 2 6 6 * . GUSTA VE-ADOLPHE : 3 1 0 , 3 1 3 . GUSTAVE VASA : 1 2 1 * , 3 1 0 . GUTENBERG : 2 7 7 . HABSBOURG (Maximilien de) : 306. HAENDEL : 1 1 2 . HALEVY (Daniel) : 275*. HAMILTON : 9 6 * . HAMMOURABI : 5 2 , 5 6 , 5 8 , 2 4 9 . HANNIBAL : 6 7 , 2 1 4 , 3 1 7 . HANNIBAL (Abraham Petrovitch) : HARRIMAN : 3 5 0 . HAROUN AR-RASHID : 1 6 0 , 1 6 1 * . HARRISON (Benjamin) : 350. HARRISON ( W . H . ) : 3 5 0 . HARSHA : 179, 182, 183, 187-90,

252. 224,

113,

HAUTEVILLE (Guillaume HAYDN : 1 1 2 , 1 3 6 , 3 0 4 . HAZAÊL (Roi de Damas) HEGEL : 9.

de) : 271. : 49.

313.

220,

441

INDEX JEAN V I Cantacuzène : 85. JEAN V Paléologue : 85.

HEIDEGGER : 2 8 0 .

HEISENBERG : 134, 2 4 8 * . HENRI de Saxe : 271.

JEAN-SANS-TERRE : 2 2 . JEREMIE : 5 4 * .

HENRI I V : 3 0 6 . HÉRACLÈS : 2 2 4 . HERACLITE : 2 4 4 . HERACLIUS : 8 1 .

JEROME (Leonard) : 313. JÉSUS : 4 0 * , 1 2 3 , 2 5 2 .

JHERING (Rudof von) : 122.

HEREDIA (José Maria de) : 68*.

JIRMOUNSKI ( V i c t o r ) : 2 3 8 * . JOB : 2 8 2 * .

HERDER : 9 . HÉRODOTE : 2 9 1 . HERON D'ALEXANDRIE : 2 4 4 .

JOHANNITZA (OU KALOJEAN) : 8 6 , 2 4 3 . JOHNSON ( L y n d o n Β . ) : 3 4 9 * , 3 5 0 .

HERSKOVITS (Melville) : 255*.

JoKAi : 272. JONAS (Evêque de Riazan) : 89*.

HERZEN (Alexandre) : 14*.

HESIODE : 6 6 , 1 8 9 , 2 2 5 , 2 3 5 . HIDEYOSHI : 2 0 4 . HINDEMITH : 1 3 6 .

JONES (Meldwyn Allen) : 3 4 4 * . JORDANES : 2 2 5 .

JOYCE (James) : 135.

HIPPARQUE de Rhodes : 244.

JULES ROMAIN : 2 9 2 . JULIA DOMNA : 7 1 , 3 1 8 . JULIE : 3 1 0 . JULIEN : 1 0 0 .

HITLER : 3 5 6 .

HIUAN-TSANG : 1 8 2 , 1 9 0 , 2 0 0 . HOMERE : 2 3 4 - 3 5 . HONORIUS : 7 0 , 7 9 . HOOVER : 3 4 9 . HROZNY : 6 1 * , 1 7 6 * .

HUGO (Victor) : 229*.

HUMBOLDT (Guillaume de) : 12, 13,

JULIEN Vindex : 317.

.

JUNG ( C . G . ) : 3 1 1 . JUSSIEU : 3 0 4 . JUSTIN : 8 1 . JUSTINIEN : 7 9 * , 8 1 , 8 2 , 8 8 , 2 3 9 .

HUME : 1 3 2 .

HUNIADE (Jean) : 233. HUSS (Jean) : 121. HUSSERL (Edmund) : 135*. HUXLEY (Aldous) : 305. HUXLEY (Julian) : 305.

KAFKA : 1 3 5 , 3 5 1 . KALIDASA : 1 8 9 . KAMENEV : 3 3 8 - 3 9 . KANDINSKY : 9 9 , 1 3 4 , 1 5 1 . KANISHKA : 1 8 1 , 1 8 7 . KANT : 1 3 2 . KARADZITCH ( V u k S t j e p a n o v i t c h ) : 2 2 5 * . KARDINER ( A . ) : 2 6 6 * , 2 8 2 * .

HUXLEY ( T . H . ) : 3 0 5 . HUYGHENS : 1 3 3 .

IAROSLAV le Sage : 88.

IBN-KHALDOUN : 1 5 8 * , IBN-MOQAFA : 1 5 9 . IBN-QOTAIBA : 1 5 9 .

KARLEJA (Miroslav) : 351.

161*.

KARLGREN : 1 9 3 . KAZANTZAKIS : 2 7 2 .

KEMPIS (Thomas « a ») : 132.

IBN-SINA (Avicenne) : 165.

KENNEDY : 6 9 * , 3 4 9 , 3 5 0 , 3 7 0 . KEPLER : 1 3 3 .

IBRAHIM PACHA : 1 7 0 . IBSEN : 1 1 1 . INNOCENT I I I : 8 6 . IONESCO : 1 3 5 , 1 3 6 , 3 5 1 . IORGA ( N . ) : 2 1 * , 9 5 * . IRAKLI I I : 3 4 0 * .

KEYSERLING (Comte Hermann) : 139.

KHAIREDDIN Pacha : 170.

KHMIELNITSKI ( B o g d a n ) : 3 4 0 * . KHROUCHTCHEV : 6 9 * . KIERKEGAARD : 1 3 3 .

ISABELLE de Castille : 306.

KING (Martin Luther) : 370.

ISAIE : 5 4 * .

KISFALUDY : 2 7 2 .

ISIDORE de Milet : 81. ISIDORE de Moscou : 8 9 * . ISMAIL (Shah) : 164.

KÖNIGSMARK (Jean-Christophe de) : 313. KÖNIGSMARK (Marie-Aurore de) : 313.

ITZCOATL : 2 1 5 . IVAN I I I : 8 9 .

IVAN I V le Terrible : 8 9 * , 91, 144, 340.

JACKSON ( A n d r e w ) : 3 4 5 * . JACOBY : 3 0 8 .

JASPERS (Karl) : 5 4 * . JEAN I V d'Armagnac : 321.

JEAN BON SAINT-ANDRÉ : 3 2 5 .

I.

KÖPRÜLÜ : 1 7 0 . KOUANG-SIN : 2 0 7 . KOUMARAGOUPTA : 1 8 9 . KRAMER ( S . N . ) : 4 5 . KRESTINSKY : 3 3 9 . KRIKEBERG ( W a l t e r ) : 2 5 4 * .

KRIJANITCH (Yuri) : 93. KRISHNA KROEBER 254*, KRUPP :

: 227. (Alfred) : 9, 129, 137-38, 297. 305.

140,

442 KULHMANN

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

(Quirinus) : 92.

KWAN-YU : 199. LAFONT (Robert) : 321*. L A FONTAINE : 1 1 3 . LAGRANGE : 1 3 3 . LAHOVARY ( N . ) : 1 8 5 * . LAMARCK : 1 3 3 . LAMBERT : 3 2 4 . LAMOIGNON (Chrétien-François de) : 3 2 4 . LAMOIGNON (Guillaume de) : 3 2 4 . LAMSDORF (Vladimir) : 3 3 8 . LANDOLPHE (Comte d'Aquino) : 1 3 2 * . LAPLACE : 1 3 3 . LAO-TSEU : 5 4 * , 1 9 8 , 2 4 3 . LAVOISIER : 1 3 3 , 3 6 7 * . LA VRILLIÈRE : 3 2 4 . LAW : 323. L E COMTE DU NOUY : 9 1 * . L E CORBUSIER : 1 3 7 . LEGRIS (Michel) : 3 2 2 * . LEIBNIZ : 1 3 2 , 1 3 3 , 3 6 7 * . LENINE : 2 0 7 , 3 3 8 - 3 9 , 3 6 8 . LÉON I " : 8 1 . LERMONTOV : 2 7 0 . LESZCZINSKA (Marie) : 9 3 * . LEVASSEUR ( E . ) : 3 2 8 * . LEVI DELLA VIDA ( G . ) : 3 0 8 * . LÉVI-STRAUSS (Claude) : 2 3 , 3 7 5 . LEVY (Roger) : 2 0 8 * . LHOTE (Henri) : 2 8 1 * . LIE-TSEU : 1 9 8 . LINNE : 1 3 3 . LINTON (Ralph) : 2 5 5 * , 2 6 6 * . L I P I T ISHTAR : 5 6 . LISZT : 1 2 8 * .

LI-TSI : 197*. LITVINOV : 3 9 9 . LOCKE : 1 3 2 . LOMÉNIE DE BRIENNE : 3 2 4 .

Loos (Adolf) : 137. L O P E DE VEGA : 1 1 1 . LORENZETTI (les frères)

: 109*. LOT (Ferdinand) : 301* 319.

LOUGALZAGISI D'OUMA : 4 6 . LOUKARIS (Cyrille) : 8 5 , 9 4 . LOUIS IX (Saint) : 106.

Louis XI : 142, 324,. Louis XIV : 14, 112, 113*, 114, 127, 131, 145, 233, 306, 321. Louis XV : 113*, 145, 306, 323, 338. Louis XVI : 113*, 116, 145, 323, 324. LUSIGNAN : 8 5 . LUTHER : 1 2 1 * , 1 4 4 . MACHIAVEL : 1 1 9 * . MCLUHAN (Marshall) : 277. MCCONNELL (Dr James V.) MADISON (James) : 350. MAGELLAN : 1 4 4 .

: 307*.

MAHOMET : 1 5 1 , 1 6 0 , 1 6 5 , 2 4 1 . MAHOMET I I : 1 5 8 * , 1 6 9 * . MAHMOUD LE GHAZNEVIDE : 2 2 9 * . MALINOWSKI (Bronislaw) : 2 5 5 * . MALEBRANCHE : 1 3 2 . MALSON (Lucien) : 2 6 6 . MAMOUN (Khalife) : 2 4 6 . MANÓLE (Maître) : 9 1 * . MANTEGNA : 1 1 0 . MAO TSE-TOUNG : 2 0 7 * , 2 0 8 * , 3 7 1 * , 3 7 4 . MARAINI (FOSCO) : 2 8 7 . MARAT : 3 2 5 . MARC-AURÈLE : 1 0 0 , 1 0 4 , 2 7 6 , 3 1 8 . MARCELLUS : 3 1 0 . MARGUERITE d'Autriche : 1 4 2 . MARIE de Bourgogne : 3 0 6 . MARIUS : 1 0 0 , 3 1 0 . MARKO KRAUEVITCH : 2 3 3 , 2 3 4 . MARLBOROUGH ( D u c d e ) : 3 1 3 . MAROT : 3 2 1 . MARSHALL (George) : 3 4 9 . MARTIN de Danemark : 1 3 2 * . MARTINI (Simone) : 1 0 7 . MARX (Karl) : 1 2 3 , 1 3 2 , 3 6 8 . MASOUDI : 1 5 9 . MASSIAC : 3 2 4 . MASSON-OURSEL : 1 8 7 * . MATHIEU d'Arras : 1 2 8 . MATHIEU (Georges) : 1 3 7 . MATISSE : 1 3 9 . MATSUNAGA ( D r ) : 2 1 1 * . MATVEIEV (Artemon S.) : 9 6 * . MAUREPAS : 3 2 4 . MAURICE : 8 1 . MAURRAS : 3 0 1 , 3 0 2 . MAVROCORDATO (Alexandre, l'Exaporit e ) : 85, 9 4 - 9 5 , 170, 2 7 2 * . MAVROCORDATO (Alexandre, de Missolonghi) : 9 5 , 2 7 2 * . MAVROCORDATO ( Z o é ) : 3 1 3 . MAXIMILIEN de Habsbourg : 3 0 6 . MAXIMIN : 3 1 8 . MAZARIN : 3 1 3 . M E KINLEY : 3 4 5 * , 3 5 0 . MEDICIS : 3 0 5 . MEHEMET-AU : 40, 88*, 92, 167. MEILLET (A.) : 3 2 9 * . MELANCHTON (Philipp) : 1 3 2 . MENCIUS : 1 9 8 , 2 4 3 . MÉNANDRE : voir Milinda. MESNIL du Buisson (Du) : 8 0 * . MESSANCE : 3 2 7 - 2 9 . METHODE : 7 6 * . M I C H E L le Brave : 2 3 4 . MICHEL-ANGE : 1 0 8 , 1 1 1 * , 1 3 0 , 1 3 6 , 144, 309. MILESCO (Nicolas) : 9 3 . MILINDA (OU Ménandre) : 8 1 . M I L L (James) : 3 0 5 . M I L L (John Stuart) : 3 0 5 .

INDEX

MILLET (Gabriel) : 104*. MINAMOTO (les frères) : 22.

OLYMPIAS : 3 0 5 .

MIRCEA de Valachie : 234.

OSTOYA (M.P.) : 266*.

ORBINI (Mauro) : 9 3 * . ORMESSON ( d ' ) : 3 2 4 . ORSINI : 3 1 3 .

MIRABEAU (le m a r q u i s d e ) : 1 0 - 1 3 . MIRABEAU : 3 2 5 .

OTHON : 3 1 7 .

MITHRIDATE : 6 9 . MOGHILA OU MOVILA ( P i e r r e ) : 9 3 . MOHEAU : 3 2 7 . MOÏSE : 4 6 * , 2 4 1 * . MOÏSE d e K h o r ê n e : 2 2 9 * . MOLOTOV : 3 3 9 . MONTAIGNE : 1 3 2 , 3 2 1 .

OULIANOV (Nicolas Vassilievith ) 338. OUR-NAMMOU : 5 6 .

OUROUKAGINA de Lagash : 46.

OUSMAN DAN FoDio : 269*.

PACHACUTEC : 2 1 5 . PALAMAS : 2 7 2 . PALEOLOGUE ( Z o é ) : 8 4 , 8 9 . PALESTRINA : 1 1 2 , 3 0 4 . PANINI : 1 8 8 .

MONTBARREY (Prince de) : 323. MONTBAS (Comte de) : 9 7 * . MONTESQUIEU : 1 3 , 3 0 2 . MONTEVERDI : 1 1 2 .

MONTFORT (Simon de) : 297. MONTMORIN (Comte de) : 323. MOSLIM (Abou) : 158.

MOTECUHZOMA ( o u MONTEZUMA) : MOURAD I V : 9 4 . MOUSSORGSKY : 1 3 1 , 3 6 1 . MOZART : 1 1 2 , 1 3 1 , 1 3 6 , 1 3 7 , 3 0 4 .

PANNIER (R.) : 3 2 9 * . 214.

MUSIL (Robert) : 135, 351.

MUSKIE (Edmund) : 349*. MUSURUS PACHA : 3 1 4 . MYRDAL (fils) : 2 0 8 * . NABONIDE : 3 6 0 . NAGARJOUNA : 1 8 7 .

NAPOLÉON : 112, 116, 117, 250, 264*, 309, 325, 356. NAPOLÉON I I I : 3 1 4 * , 3 6 0 . NARAM-SIN : 4 6 , 5 6 .

NARYSHKINE (Nathalie) : 9 6 * . NASI (Joseph) : 170.

NECKER : 3 0 5 , 3 2 3 , 3 2 7 - 2 8 * . NEFERTITI : 5 4 . NEGRUZZI : 2 7 2 . NÉRON : 3 1 0 , 3 1 7 . NERVA : 3 1 7 . NESSELRODE : 3 3 8 . NEUFCHATEAU : 3 2 5 . NEUMANN : 3 1 7 * . NEUVILLE ( R . ) : 1 3 9 * . NEWCASTLE ( D u c de) : 3 3 7 . NEWTON : 1 3 3 , 3 0 9 .

NICODEME de Bithynie : 69.

NICOLAS I I : 3 3 8 . NIETZSCHE : 1 3 3 . NIXON : 3 5 0 , 3 5 1 , 3 6 2 * , 3 6 9 . NIZAM AL MOULK : 1 6 4 .

NOAILLES (Anna Brancovan, Comtesse de) : 313.

PARIKSHIT : 2 2 2 . PARMENIDE : 2 4 4 .

PARPÓLA (Asko et Simpo) : 176*. PASCAL : 113, 132, 133, 248*.

PATROCLE : 2 3 3 . PAUL-EMILE : 6 9 , 2 7 6 , 2 9 8 .

PAUL (Saint) : 72, 79.

PEARSON (Lester B.) : 365*.

PELHAM (Henri) : 337. PÉPIN le B r e f : 306. PÉPIN de Landen : 306.

PERCEVAL (Spencer) : 337*.

PERICLES : 110, 2 7 5 * , 305, 306. PERTINAX : 3 1 8 . PETÖFI : 2 7 2 .

PETRAKIS (Prof.) : 2 1 1 * .

PEYRENC DE MORAS : 3 2 4 . PHÉLYPPEAUX : 3 2 4 . PHILIPPE : 3 1 8 . PHILIPPE-AUGUSTE : 1 5 5 .

PHILIPPE I I d'Espagne : 143. PHILIPPE V de Macédoine : 67. PHILON de Byzance : 244. PHILON le Juif : 79. PHILOTÉE : 8 9 * .

PHOCAS (Bardas) : 247. PHOCAS (Nicéphore) : 247. PHOTIUS : 7 6 , 1 2 0 , 2 4 6 . PICASSO : 1 3 4 , 1 3 9 .

PIERRE I I de Beaujeu : 306.

PIERRE le Grand : 74, 90, 92-97, 165*, 207, 230, 270, 337. PIERRE l'Irlandais : 132*.

PIERRE II Petrovitch Niégosh : 230*. PILATE : 2 5 2 .

PISANO (Nicola) : 107.

NOUSHIRWAN : 2 2 9 * .

PITT : 3 3 7 . PLANCK ( M a x ) : 1 3 4 .

OCCAM (Guillaume d') : 132.

PLOTIN : 7 2 , 1 8 9 . POBEDONOSTSEV : 1 4 * .

NOVAK : 2 3 4 .

OCTAVIE : 3 1 0 . ODOACRE : 7 0 .

443

PLATON : 54*, 198, 244, 248*. PLEVEN (René) : 329*. PODIEBRAD (Georges) : 128.

444

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

POLK ( J a m e s K n o x ) : 3 4 5 * .

ROUDAKI : 1 6 5 ,

POP (Sever) : 3 2 9 * .

RUBENS : 1 1 1 * . R U B L E V (Andrei) RUDE : 1 3 0 .

229.

POLYBE : 6 9 . POMPEE : 6 9 . PONTCHARTRAIN : 3 2 4 .

ROUSSEAU (J.-J.) : 117.

POPILIUS LAENAS ( C . ) : 6 9 , 2 9 8 . PORTLAND ( D u c d e ) : 3 3 7 . POUCHKINE : 9 6 , 2 7 1 - 2 7 3 , 3 1 3 . PouGATCHEV : 2 3 4 . POULAKEÇIN I I : 1 8 3 . POWELL : 2 5 4 * . POYER (Georges) : 3 0 4 * , 3 0 8 * .

RUFFO ( M a r c o ) : 91.

PTAH-HO-TEP : 2 3 7 .

SAINT-SIMON : 1 1 3 * . SALISBURY (Marquis de) SAND (George) : 313. SALOMON : 1 2 3 .

: 90.

RURIK : 2 7 1 .

RUSK (Dean) : 3 4 9 . RYKOV : 3 3 9 .

SAHL BEN HAROUN :

159.

SAINT-GERMAIN ( C o m t e de) : 3 2 3 . SAINT-FLORENTIN ( C o m t e de) : 3 2 4 . SAINT-MARTIN (Vivien de) : 328, 3 3 5 .

PRITHIVIRAJA d ' A j m i r : 184. PROCOPE de Césarée : 81. PTOLEMEE Alexandre : 6 9 . PTOLEMEE Apion : 69. PTOLEMEE (Claude) : 2 4 4 . PUPIEN : 3 1 8 . PUYSÉGUR : 3 2 3 - 2 4 . PYTHAGORE : 5 4 * , 2 4 4 .

SANDROCOTTOS

180.

: 337.

(OU TCHANDRAGOUPTA)

SAPHO : 2 3 5 .

SARDAUNA de Sokoto : 269*.

SARGON : 46, 7 1 , 2 9 0 * . SARTRE (Jean-Paul) : 301, 3 0 5 . SATOW (Sir Ernest) : 1 1 5 * . SAUL DE TARSE (Saint Paul) : 7 2 .

RABELAIS : 1 3 6 . RABEAU SAINT-ETIENNE : 3 2 5 . RACINE : 1 1 1 , 1 1 3 .

RADIN (Paul) : 2 2 * , 2 1 2 * .

RAKOCZY : 1 2 7 , 2 7 2 . RAKOCZY : 1 2 7 , 2 7 2 . RAPHAEL : 1 1 1 * , 1 3 6 , 1 3 7 , 1 4 4 , RAZINE (Stenka) : 234. REBREANU : 2 7 2 . REDFIELD (Robert) : 255*.

SAUSSURE : 3 0 5 . 292.

REMAK ( H e n r y H . H . ) : 2 3 8 * . REMBRANDT :

111*.

RENI (Guido) : 110. RENOU (Louis) : 1 7 9 * . RENOUF (Comte REUBELL : 3 2 5 .

d'Aversa) : 2 7 1 .

REVERE (Paul) : 3 4 3 . RIBOT ( T h é o d u l e ) : 3 0 4 * .

RICHARD CŒUR-DE-LION : 2 2 . RICHELIEU : 1 1 2 , 1 4 6 , 2 9 9 , 3 1 3 . RICKMAN : 1 1 8 * , 3 3 4 . RILKE : 135.

RINTEAU (Marie) : 3 1 3 . RIVAROL : 1 1 5 .

ROBINSON ( J o h n A . T . ) : 1 2 2 * . ROCARD (Michel) : 367*. ROCHEBOUËT ( G l . d e ) : 3 3 3 . ROCKEFELLER : 3 0 5 , 3 5 0 . RODIN : 1 3 0 .

ROGER de Sicile : 2 7 1 .

ROGERS ( W . P . ) : 3 4 9 . ROLAND : 2 2 4 , 2 2 8 , 2 3 4 .

ROMAIN I V Diogene : 83. ROMULUS AUGUSTULE : 7 0 .

ROOSEVELT (Franklin) : 3 4 3 , 3 4 9 , 3 5 0 . ROOSEVELT (Theodore) : 3 4 9 . ROSSINI : 1 3 6 . ROTHSCHILD : 3 0 5 .

SAXE (Maréchal de) : 313. SCARLATTI ( R o x a n e di) : 9 4 . SCHELER ( M a x ) : 2 3 . SCHNEIDER : 3 0 5 . SCHOENBERG (Arnold) SCHOPENHAUER : 1 3 2 . SCHUMANN : 1 3 1 . SCHWEITZER (Albert) SCIPION : 2 9 8 .

: 135, 351. : 305.

SCOTT (Duns) : 132.

SCUDÉRY

(Mlle de) : 321.

SEGUR (Mal de) : 3 2 3 - 2 4 . SELIM I " : 1 4 4 , 1 6 4 , SELIM I I : 1 7 0 .

SERGE (Saint) : 81. SERVAN-SCHREIBER

168.

(J.-J.) : 360*.

SEVERE (Alexandre) : 3 1 8 .

S E V E R E (Septime) : SHAKESPEARE : 1 1 1 , SHAMSHI ADAD : 5 6 .

318.

136.

SHELBURN (Comte de) : 337*. SHELLEY : 9 5 . SIBAWAIHI : 1 5 9 . SIDOINE APOLLINAIRE : 2 7 6 .

SiÉYès (Abbé) : 325. SIENKIEWICZ : 2 7 2 . SILHOUETTE : 3 2 4 .

SIMON (Jules) : 3 3 3 .

SINAN : 1 6 8 . SKLEROS (Bardas) : 247. SOCRATE : 5 4 * , 1 9 8 .

SOKOLNIKOV : 3 3 8 - 3 9 .

SOMBART

(Werner) : 123-24.

:

445

INDEX

SOLARIO (Pietro) : 91. SOLIMAN le Magnifique : 33, 166, 168, 170. SOLOMOS : 2 7 2 . SOPHIE : 9 2 * , 9 6 * .

THOMAS DE MODÈNE : 128. THURNWALD ( R i c h a r d ) : 2 5 5 * .

TIMOFEIEVITCH (Emak) : 234.

32, 5 4 , 6 0 , 7 3 , 9 8 , 108, 109, 1 2 2 , 135, 2 5 9 , 2 6 2 , 2 7 5 * , 2 9 4 * , 3 7 1 , 3 7 5 . SPINOZA : 132. STALINE : 9 6 , 3 3 8 , 3 3 9 * .

TITE-LIVE : 6 9 . TITUS : 3 1 7 . TOCQUEVILLE : 1 4 7 * . TOLSTOI : 9 8 , 135, 2 7 2 . TOMSKY : 3 3 9 . TOUKOULTI-NINOURTA : 5 7 . TOULOUSE-LAUTREC : 139. TOURGUENIEV : 2 7 2 . TOWNER ( R . H . ) : 3 0 2 .

STAËL ( M m e de) : 117, 3 0 5 . STAMP ( L . DUDLEY) : 3 3 4 . STEPHAN ( R a o u l ) : 3 2 8 * . STERE (Constantin) : 3 3 9 * . STEVENSON : 3 5 0 .

53, 58, 60, 63, 73, 92, 98, 102*, 108, 109, 1 3 6 - 3 8 , 151, 160, 2 0 0 - 0 1 , 239, 241, 250, 252, 259. TRAJAN : 7 1 , 104, 3 1 7 , 3 1 8 . TREILHARD : 3 2 5 .

STILICON : 7 0 , 100. STRAVINSKY : 9 9 , 135, 151. STRINDBERG : 111. STRZYGOWSKI : 1 0 4 * .

TROTSKY : 3 3 8 - 3 9 . TRUMAN : 3 5 0 .

SOROKIN (Pitirim) : 9, 109, 213, 261*. SPARTACUS : 3 7 0 .

SPENGLER (Oswald) : 9, 12, 14», 15, 21,

STAËL (Albertine de) : 305.

TROELTSCH (Ernst) : 124*.

STIRBEY (Barbu) : 313.

TSEU-HI (Impératrice) : 207. TS'IN CHE HOUANG-TI

STURDZA (Michel) : 314*. STÜRMER (Boris) : 338.

URMUZ : 3 5 1 . VACARESCO (Enakitza) : 2 7 3 * . VALENS : 100. VALERIEN : 155. VALÉRY ( P a u l ) : 3 6 7 * . VAN BUREN : 3 4 9 . VARIGNON : 133.

TABARI : 159. TACITE : 2 8 7 , 3 1 8 .

TAFT (William Howard) : 350. TAINE : 2 8 6 * , 3 2 6 * , 3 5 6 .

T'AI-TSONG le Grand : 14, 199*.

VASA (Gustave) : voir GUSTAVE.

TAMERLAN : 163.

VASOUBANDHOU : 187.

TAYLOR (Zachary) : 350.

THEODORA (Comtesse) : 132*. THEODORIC : 82, 2 2 8 .

THEODORIC (Maître) : 128.

THEODOSE : 7 0 , 8 1 , 100, 3 1 8 .

THEOPHANE le Grec : 90.

THEOPHRASTE : 2 4 4 . THÉSÉE : 2 2 4 .

THIERRY (Augustin) : 113.

THIERS : 3 2 6 , 3 3 3 . THOMAS D'AQUIN (Saint) : 2 5 , 131.

193*,

TZARA (Tristan) : 351. TZIMISKÊS (Jean) : 88, 247.

SUN YAT-SEN : 2 0 0 , 2 0 7 , 2 7 9 , 3 7 1 . SVERDLOV : 3 3 9 . SYLLA : 2 9 1 , 2 9 8 .

335, 336, 340-41. THALÊS : 2 4 4 .

: 29, 42,

199, 2 5 2 , 3 0 9 .

SUETONE : 2 6 9 * . SULLIVAN : 137.

TCHANDRAGOUPTA : 180, 182. TCHANDRAGOUPTA I I : 189. TCHANG-LEI : 199. TCHÉKHOV : 111. TCHIANG KAI-SHEK : 3 7 1 * . TCHOU-KO-LEANG : 199. TCHOUANG-TSEU : 198. TEGLATHPHALASAR I I I : 5 7 . TEILHARD DE CHARDIN : 1 8 * . TESNIERE ( L u c i e n ) : 3 2 9 * , 3 3 1 ,

TOYNBEE (Arnold) : 9, 12, 15, 26, 29,

VASSILI (Grand Prince) : 89*. VASTO (Lanza del) : 139. VELASQUEZ : 1 1 1 * .

VENDOME (Antoine de) : 306. VENTRIS (Michael) : 61*, 176*.

VESELOVSKI ( A l e x a n d r e ) : 2 3 8 * . VESPASIEN : 3 1 7 .

VICTORIA (Reine) : 314*.

334,

VIÈTE : 133. VIGNY : 3 3 * . VILLEHARDOUIN : 85. VILLELE : 3 2 6 . VINCI : 1 0 9 * , 1 1 1 * , 112, 144, 3 0 9 . VIOLLET LE D u c : 9 1 * . VIRGILE : 3 5 4 * . VISHINSKY : 3 3 9 . VITELLIUS : 3 1 7 . VLADIMIR DE KIEV (le S a i n t ) : 8 3 , 89, 271. VLADIMIR MONOMAQUE : 8 8 . VLAMINCK : 139.

VOGORIDE (Anna) : 314. VOGORIDE (Nicolas) : 314*.

88,

446

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

VOGORIDE (Stéphane) : 314*. VoLNEY : 12. VOISIN DE LA NOYRAIE : 3 2 4 . VOLTAIRE : 1 1 6 , 1 1 7 , 3 1 3 . VOUKACHINE : 2 3 4 . VUILLARD : 1 3 9 . W A C E (Robert) : 2 2 9 . WADDINGTON : 3 3 3 . WAGNER (Otto) : 1 3 7 . WAGNER (Richard) : 1 3 1 , 2 3 2 . WALLACE (Henry) : 3 4 9 . WALLENSTEIN : 2 7 5 * . WALPOLE (Sir Robert) : 3 3 4 . WASHINGTON : 3 4 9 . WATTEAU : 1 1 7 * . WATZELRODE (Lucas) : 1 2 5 * . WEBER ( M a x ) : 123-24. WEBERN : 3 5 1 . WELLINGTON : 3 3 7 * . WENDEL : 3 0 5 . W H I T E (Leslie) : 9 . W I T T E (Serge) : 3 3 8 .

WIDUKIND : 2 7 1 . WILSON (Woodrow) : 3 4 5 * . WISNIOWIECKI : 9 3 * . WOLFRAM D'ESCHENBACH : 2 2 8 . WRIGHT ( F . L . ) : 137. WÜRMSER (Nicolas) : 1 2 8 . XANTHIPPE : 3 0 5 . YEZDEGERD : 2 2 9 * . YPSILANTI (Alexandre) : 9 5 . YORITOMO : 2 2 . YOSHITSUNE : 2 2 . YOUNG (Arthur) : 3 2 1 . YUAN S H E - Κ Α Ι : 2 0 7 .

Yu le Grand : 193. ZALMOXIS : 5 4 * . ZARATHOUSTRA : 5 4 * . ZENON : 8 1 . ZINOVIEV : 3 3 8 - 3 9 . ZIRYAB : 1 6 1 * .

TABLE DES MATIÈRES Introduction

9

Première LES

partie

CIVILISATIONS

Définition et énumération

17

La civilisation égyptienne

39

La civilisation babylonienne

44

La civilisation crétoise

60

La civilisation hellénique

64

La civilisation byzantine

73

La civilisation occidentale

100

La civilisation arabe ou islamique

151

La civilisation indienne

174

La civilisation chinoise ou extrême-orientale

192

Les civilisations précolombiennes

209

Deuxième

partie

PHÉNOMÈNES RÉCURRENTS

Chapitre premier Dimension et longévité des civilisations. Civilisations de la première, de la deuxième, de la troisième générations. Durée de chaque phase. Principales caractéristiques de chaque phase dans les domaines politique, économique, culturel, religieux ; 1'« âge héroïque » ; les autres phases. Sub-civilisations, intérieures et extérieures à l'aire de l'État unificateur ; déplacement du centre de gravité ; accession de l'un des Etats périphériques à l'empire.

217

Chapitre 2 Contacts entre civilisations dans l'espace et dans le temps. Acculturation ; résistance et phénomènes de rejet. Période d'incubation. Quelques effets de l'acculturation (costume, habitat, langue, etc.). La race ; en quel sens le concept de race peut-il être retenu par l'historien ? Stabilité et modification des caractères ethniques. Cas possibles d'« hibernation ». Qu'est-ce qui se transmet dans le temps ? Continuité ou non-continuité de la civilisation ?

254

448

CIVILISATIONS ET LOIS HISTORIQUES

Chapitre 3

296

De quelques signes accompagnant la naissance, la croissance, l'épanouissement et la désagrégation des cultures. La fatigue psychologique ; comparaison avec la psychologie individuelle ; l'effet de la fatigue psychologique sur des groupes restreints : le destin d'une famille, d'une lignée ; le « génie héréditaire » et ses limites ; les déséquilibres stimulants. L'effet de la fatigue psychologique sur les grands ensembles : le phénomène de l'effacement des « centraux » et de la montée des « périphériques » ; le cas de l'empire romain, de la France, de la GrandeBretagne, de la Russie, des Etats-Unis. Rôle des périphériques dans l'actuelle mutation culturelle.

Conclusion

353

1. Rappel de quelques faits. 2. Conséquences possibles sur la méthode en synthèse historique. 3. Où en est la civilisation occidentale ? Essai de diagnostic. Pax Americana ? Les derniers compétiteurs dans la lutte pour l'hégémonie. Un nouveau Moyen-âge ou une Période intermédiaire ?

Annexe Annexe Annexe Annexe Annexe Annexe Annexe Annexe Annexe Annexe Annexe

IA IB II III IV V VI VII A VII Β VIIC VIII

379 380 381 382 386 389 405 411 412 413 419

Bibliographie

429

Index

437

Table des matières

447

ACHEVÉ D'IMPRIMER PAR LES PRESSES DU PALAIS-ROYAL 35,

RUE

SAINTE-ANNE

3* TRIMESTRE

-

PARIS

1975

N° IMPRESSION 4500 Groupement économique France-Gutenberg