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French Pages 119 [62] Year 2002
JACOU ES PAVIOT
ruges 1300-1500
COLLECTION MÉMOIRES Collection dirigée par Henry Dougier
Illustration de couverture : vue partielle de Bruges (1487-1493), Bruges, musée Groeninge. N° 79 - Avril 2002 - ISSN: 1157-4488 - ISBN: 2-7467-0220-7 - 13 euros
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Le nom de Bruges évoque l'image d'une ville mélancolique, silencieuse, endormie le long de ses canaux. Rien de tel pourtant à la fn du Moyen Âge : Bruges a vécu une histoire de révoltes contre le pouvoir central, matées dans le sang, et qui causèrent fnalement sa ruine. Dès le xnr• siècle, elle s'établit comme le grand centre commercial de l'Europe du Nord, où les Allemands, les Anglais, les Français, les Espagnols, les Portugais, les Italiens apportaient leurs marchandises : laine, blé, ambre, métaux, vin, soieries, cotonnades, épices et faisaient commerce de l'argent. Cela n'a été possible que par l'industrie des Brugeois, regroupés en une corporation de métiers : drapiers, maçons, tailleurs, fabricants de chapelets, armuriers ou hôteliers. Bruges était aussi une ville de culture, de plaisirs et de spectacles. Des confréries religieuses aux guildes littéraires, des maisons de prostitution aux exécutions publiques et aux tournois ... visite insolite et portrait historique de Bruges. B.P.B.1
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Collection Mémoires
JACQUES PAVIOT
Dirigée par Henry Dougier avec un comité international d'historiens : Maurice Agulhon (Paris), Peter Burke (Cambridge), Neil Harris (Chicago), Klaus Herding (Hambourg), Yves Hersant (Paris), Jacques Le Goff (Paris), Claudio Magris (Trieste), Carlos Martinez Shaw (Barcelone), Elikia M ' Bokolo (Paris), Jacques Revel (Paris), ~udolf von Thadden (Gôttingen).
L'histoire des idées, des sensibilités, des créations dans le monde, au travers de lieux symboles saisis à des moments charnières de bouillonnement ou de rupture.
Bruges, 1300-1500
Le suivi éditorial de cet ouvrage a été effectué por Laurence Lhommedet
(:) 2002 by les Éditions Autrement, 1 7, rue du Louvre, 75001 Paris. Tél.: 01 .40.26.06.06. Fax : 01 .40.26.00 .26. E-mail : [email protected] ISBN : 2-7467-0220-7. ISSN : 1157-4488. Dépôt légal : 2• trimestre 2002. Imprimé en France.
Éditions Autrement - collection Mémoires n° 79
PROLOGUE
Pour Olivier, Édouard, Claire et Jean
En 1892, la Librairie Marpon et Flammarion publiait à Paris le roman Bruges-la-Morte dû à la plume du poète belge d'expression française Georges Rodenbach (1855-1898). L'intrigue, connue, n'a guère d'intérêt: un jeune homme riche perd tôt sa femme adorée, vénère comme une relique sa chevelure, reporte son sentiment sur une actrice qui présente des ressemblances avec la défunte et désire lui faire jouer son rôle. Ce n'est pas cette histoire qui a apporté la renommée à l'auteur, mais plutôt l'évocation du lieu. L'important était que le volume est orné d'un frontispice de Fernand Khnopff sur la couverture et, à l'intérieur, de trente-cinq « similigravures » présentant les monuments et le paysage urbain de Bruges. Ainsi était lancée l'image symboliste d'une Bruges assoupie sous les brouillards du Nord, ou en train d'être ensevelie sous les eaux de la mer du Nord comme dans les œuvres réalisées par 1904 par Fernand Khnopff, Une ville abandonnée (la place Hans Memling ou du Mercredi envahie par les eaux) ou A Bruges. Un portail (de l'église Notre-Dame, dans le même état). Deux ans après la sortie de Bruges-la-Morte, la Librairie Pion publiait Du sang, de la volupté et de la mort, de Maurice Barrès (édition complétée en 1903, définitive en 1909). Dans ce recueil, Barrès reprenait le roman médiéval de Gillian de Trazegnies, héros bigame, en l'édulcorant dans le récit « Les deux femmes du bourgeois de Bruges » situé à la Renaissance et dans lequel il reprend le thème d'une Bruges triste et mélancolique.
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L'image du voyageur s'arrêtant sur un pont a été reprise par Marguerite Coppin, dans les mêmes années :
AVANT-PROPOS
À l'heure où le ciel est plus près de la terre,
Où le souffle du soir soupire doucement Le voyageur lassé de cent villes frivoles, S'arrête Et tout rempli du bruit des choses folles, Il se heurte au silence, il s'étonne, il attend S'accoude au parapet et songe ... Bruges alors lui répond dans l'ombre qui s'allonge, Dans le chant des cloches, dans Je frolis des eaux. Le voyageur charmé voit par les lents canaux Descendre dans l'ombre calme de la paix sur la ville Et ce passant d'un soir s'éprend de la beauté Qui dort royale et pure, en son repos tranquille Plein de morne sérénité. Nul n'est besoin de dire que ce genre de littérature est à juste titre oublié et que le nom de Rodenbach est honni à Bruges où lui a été refusé l'honneur d'une statue ou d'une stèle. Il a cependant contribué à ce que Bruges, la « Venise du Nord », devînt une destination favorite des touristes visitant la Belgique. Si les photographies ornant son ouvrage donnent l'impression de vide et de silence, le visiteur d'aujourd'hui n'a guère de chances de la ressentir la journée. Il voit plutôt le cosmopolitisme des touristes et une ville industrieuse, reflet plus véridique, bien que déformé, de la Bruges au temps de sa grandeur et de sa splendeur.
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Ce sont les royaumes et les terres desquels les marchandises viennent à Bruges et en la terre de Flandre, c'est assavoir les choses qui s'ensuivent ci-après: du royaume d'Angleterre viennent laines, cuirs, plomb, étain, charbon de roche, fromages ; du royaume d'Écosse viennent laines, cuirs, fromages et suif ; du royaume d'Irlande viennent cuirs et laines ; du royaume de Norvège viennent gerfauts, merrain (bois de charpente), cuirs bouillis, beurre, suif, oing et poix, cuirs de bouc dont on fait cordouan ; du royaume de Danemark viennent palefrois, cuirs, oing, suif, cendres, harengs, bacons ; du royaume de Suède viennent vairs et gris, oing, suif, saindoux, cendres et harpoix (poix) ; du royaume de Russie viennent cire, vairs et gris ; du royaume de Hongrie viennent cire, or et argent en plates (plaques, lingots); du royaume de Bohême viennent cire, or et argent et étain ; du royaume d'Allemagne viennent vin du Rhin, poix, cendres, merrain, blé, fer et acier ;
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du royaume de Pologne viennent or et argent en plates, cire, vairs et gris, et cuivre ; de l'évêché de Liège et de là entour viennent toutes œuvres de cuivre faites et de batterie (battu), et du grand merrain; du royaume de Bulgarie (Grande Bulgarie, sur la Volga) viennent vairs et gris, hermine, sable (zibeline) et létice (belette blanche) ; du royaume de Navarre viennent filasses dont on fait serges, cordouans, basanes (peaux de mouton tannées), réglisse, amandes, pelleterie, drap dont on fait voiles aux grandes nefs (navires); du royaume d'Aragon viennent telles choses comme de Navarre et safran et riz ; du royaume de Castille viennent graine (d'écarlate), cire, cordouans, basanes, filasse, laine, pelleterie, vif-argent (mercure), suif, oing, cumin, anis, amandes et fer ; du royaume de Léon viennent autres choses comme dessus est dit, sans fer; du royaume d'Andalousie, c'est-à-dire de Séville et de Cordoue, viennent miel, huile d'olive, cuirs, pelleterie, cire, grandes figues et raisins; du royaume de Grenade viennent cire, soie, figues, raisins et amandes ; du royaume de Galice viennent saindoux, vif argent, vin, cuirs, pelleterie et laine ; du royaume de Portugal viennent miel, pelleterie, cire, cuirs, graine (d'écarlate), oing, huile, figues, raisins, balais (rubis); du royaume de Fès en Afrique viennent cire, cuirs et pelleterie ; du royaume de Maroc viennent telles marchandises, et cumin et sucre brûlé; du royaume de Sidjilmassa qui est situé près de la mer des sables (le Sahara), viennent dattes et alun blanc; du royaume de Bougie viennent pelleterie d'agneaux, cuirs, cire et alun de plume; du royaume de Tunis viennent telles choses comme de Bougie; du royaume de Majorque viennent alun et riz, cuirs, figues qui croissent dans le pays ; du royaume de Sardaigne vient pelleterie ; du royaume de Constantinople vient alun de glace ; du royaume de Jérusalem, du royaume d'Égypte, de la terre au soudan (sultan d'Égypte) viennent poivres et toute épicerie et (bois de) brésil ; du royaume d'Arménie viennent coton et toute autre épicerie dessusdite;
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du royaume de Tartarie viennent draps d'or et de soie de moult manières, et pelleterie et vairs et gris. Et de tous ces royaumes et terres dessusdites viennent marchands et marchandises en la terre de Flandre, sans ceux qui viennent du royaume de France, et de Poitou et de Gascogne et des 3 îles (Oléron, Ré, Noirmoutier), où il y a moult royaumes que nous ne savons nommer, dont tous les ans viennent marchands en Flandre, et de moult autres terres. Pourquoi nulle terre n'est comparée pour la marchandise contre la terre de Flandre. Explicit. Ainsi écrivait avec une certaine fierté et un certain chauvinisme un Brugeois, sans doute dans le dernier tiers du XIII' siècle, en oubliant toutefois de mentionner les Italiens, grâce auxquels les marchandises d'Orient et d'Afrique étaient apportées. Cette période correspond à l'âge d'or de Bruges: un équilibre s'est instauré, qui a engagé les deux siècles suivants, malgré les évolutions et les bouleversements naturels, démographiques, économiques, politiques et militaires que connurent alors l'Europe occidentale et, plus particulièrement, l'ensemble des « Pays-Bas ». Les xrv• et xv• siècles sont marqués par les luttes contre ces forces adverses qui entraînèrent la Flandre, à la fin de la période, à céder devant le pouvoir monarchique et centralisateur des Habsbourgs - qui recueillaient et réalisaient l'héritage de leurs prédécesseurs, les ducs Valois de Bourgogne - et poussèrent les marchands étrangers à partir définitivement à Anvers où s'était déplacé le grand commerce international. L'histoire politique et militaire de la Flandre fut très troublée au Moyen Âge. Le comté dépendait, sur le plan économique, essentiellement de l' Angleterre, tout en étant politiquement rattaché au royaume de France. L'histoire de ces deux pays étant principalement faite de conflits, la Flandre, prise entre eux, en souffrit particulièrement. Elle fut également le théâtre de divisions intérieures: les marchands drapiers, qui lui avaient apporté la richesse grâce au labeur des ouvriers du textile, refusèrent trop souvent de partager le pouvoir avec ceux-ci. Les premiers finirent par s'allier avec le pouvoir central et favorisèrent ainsi le cours de l'Histoire vers l'absolutisme. Les seconds, plus « démocratiques », se constituèrent en forces particularistes et réactionnaires. La richesse de la Flandre a permis à Bruges de devenir une « économie-monde », selon une expression grandiloquente à la mode depuis quelques décennies. Mais, à vouloir tout englober, la réalité historique dans toute sa diversité ne disparaît-elle pas sous le concept? Il faut également relativiser les notions de « centre » et de « périphérie » : Bruges n'était un centre que
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pour elle-même, une périphérie pour les Italiens, une étape intermédiaire pour la Hanse. Mieux vaudrait alors parler de noyau à l'intérieur de réseaux mais, là encore, d'un noyau d'importance variable selon les réseaux. Cependant, Bruges occupait incontestablement une place de premier ordre en Europe. Dans les pages qui suivent, j'ai tenté de tracer un portrait historique de la ville de Bruges aux derniers siècles du Moyen Âge, selon quatre aspects. Pour comprendre la ville, il est indispensable de rappeler son passé politique en liaison avec son développement monumental, dont il reste aujourd'hui peu de chose. Sa gloire venant du commerce, il faut ensuite présenter les marchands étrangers, leur organisation à Bruges même, les structures de leur commerce. La troisième étape s'attarde sur les habitants de Bruges, leur vie économique. Enfin, un des attraits de Bruges ayant été son cadre de vie, la fin de J'ouvrage guide le lecteur, tel un badaud de la fin du XIV' ou du XV' siècle se promenant par les rues et les places, dans des lieux plus ou moins famés, dans des cercles plus recherchés ...
1. BRUGES, CENTRE POLITIQUE
Même si l'on a trouvé des traces d'habitat gallo-romain sur son site, les origines de Bruges remontent à l'époque carolingienne. Il se peut que les premières fortifications (castrum) aient été érigées vers 800, quand Charlemagne organisa la défense de l'empire contre les Normands. D'ailleurs, ces derniers donnèrent son nom à l'agglomération: Je norrois I bryggja signifie « appontement », « débarcadère », « quai d'accostage », ce qui indique que les Normands, plutôt que d'attaquer la cité (il n'existe aucune mention connue d'attaque, ce qui laisse supposer qu'ils avaient passé un accord avec les autorités locales), y ont pratiqué le commerce. L'habitat urbain se développa dans la partie plus élevée pour donner naissance au Vieux Bourg (Oudburg) au sud-ouest du castrum, situé à peu près entre le Bourg (Burg), la cathédrale Saint-Sauveur et l'église Notre-Dame. Au milieu du IX' siècle, Bruges était devenu un centre suffisamment important pour que le premier comte de Flandre, Baudouin !°', y installât sa résidence. Le nouveau rôle politique de la ville est attesté par le fait que des monnaies y furent frappées entre 864 et 875. Le petit-fils de Baudouin, Arnoul 1er (918-965), reconstruisit les bâtiments du Bourg qu'il entoura d' un rempart de pierre de taille. Il fit bâtir l'église Saint-Donatien sur le plan de
1. Norrois : ancienne langue des peuples scandinaves.
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la chapelle palatine d'Aix (il était carolingien par sa grand-mère) et la fit élever au statut de collégiale en 961. En 1127, le comte de Flandre Charles le Bon fut assassiné à Bruges dans l'église Saint-Donatien, et le notaire Galbert qui écrivit l'histoire de ce meurtre nous a livré des renseignements topographiques sur la ville médiévale. Elle ne ressemblait en rien à celle d'aujourd'hui. Lorsqu'on l'approchait, on apercevait le château qui la dominait, le Bourg (Burg) entouré de fossés et par la rivière de Reie et traversé d'est en ouest par la rue Haute. Cette forteresse, avec ses puissants murs munis de tours et de portes, était imprenable, sinon par la ruse. À l'intérieur, dans la partie sud-est (à l'emplacement de l'hôtel de ville et du Greffe civil), se trouvait la résidence du comte de Flandre où, dans la grande salle, cœur du pouvoir, était rendue la justice, étaient reçus les invités et les visiteurs, dînait le comte. Les caves étaient remplies de réserves de grain, de viande, de bière, de vin, et servaient aussi de prison. Dans la partie sud-ouest se dressait le vieux château et, entre les deux, la résidence du châtelain, représentant du comte qui ne résidait pas à Bruges de manière permanente La partie nord était occupée par les bâtiments religieux. L'église Saint-Donatien était reliée par un passage voûté à la résidence du comte. Au nord de l'église, le cloître et les bâtiments du chapitre occupaient l'espace jusqu'à la muraille, tandis que la maison du prévôt et l'école des chanoines étaient construites contre le mur occidental. Le p~évôt était, depuis 1089, chancelier héréditaire de Flandre, c'est-à-dire receveur des revenus domaniaux du comté