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French Pages 382 [193] Year 1994
CONFLUENCES Méditerranée
Revue trimestrielle N°13 Hiver 1994-1995
publiée avec le concours du Fonds d'action sociale et du Centre national du livre
Editions L'Harmattan 5-7 rue de l'Ecole Polytechnique75005 Paris
CONFLUENCES Méditerranée Revue trimestrielle 77, rue Blomet 75015 Paris N° 13 Hiver 1994-1995
Fondateur Hamadi Essid (1939 -1991)
Directeur de la rédaction Jean-Paul Chagnollaud Comité de rédaction Christian Bruschi, Christophe Chiclet, Régine Dhoquois-Cohen, Thierry Fabre, Alain Gresh, Bassma Kodmani-Darwish, Abderrahim Lamchichi, Bénédicte Muller, Bernard Ravenel Secrétariat de rédaction Anissa Barrak Comité de réflexion James Aburizk, Adonis, Paul Balta, Elie Barnavi, Jean-Michel Belorgey, Mahmoud Darwish, Shlomo EI-Baz, Michel Jobert, Paul Kessler, Théo Klein, Clovis Maksoud, William Quandt, Madeleine Rebérioux, Edward Saïd, PietTe Salinger, Mohamed Sid Ahmed, Baccar Touzani Correspondants Carole Dagher (Beyrouth), Beya Gacemi (Alger), Ruba Husary (Jérusalem) Jamila Settar-Houfaïdi (Rabat), Ridha Kéfi (Tunis) ~ila Skarveli (Athènes), Baku Erwin (Tirana), Gema Martin Munoz (Madrid)
Directeur
de la publication Denis Pryen
@L'Harmattan, 1995 ISSN: 1148-2664 ISBN: 2-7384-3207-7
Ce numéro est dédié à la mémoire de notre ami
Harnadi Essid
qui nous a quitté il y a trois ans
Le pont de Mostar a été édifié en 1566 et a été détruit en 1993
Sommaire N°13 Hiver 1994-1995
Bosnie Dossier préparé par
Christophe Chiclet
Avant-propos (7) Christophe Chiclet et Jean-Paul Chagnollaud La partition de la Bosnie est inacceptable (11) Nikola Kovac Entre la vie et la mort (21)' Zarko Papic L'équilibre bosniaque (31) Mirko Sagolj De vrais faux problèmes (37) Tarik Haveric La Bosnie-Herzégovine de 1878 à 1945 (41) Henry Bogdan Tito, échec d'une modernisation? (49) Jean-Amault Dérens Les peuples d'Europe orientale, éternels sacrifiés (65) Eugène Silianoff Les Tsiganes, une minorité écartelée (69) Alain Reyniers V oisinage et crime intime (75) Xavier Bougarel Réalité de la pénétration islamique (89) Gérald Arboit La politique américaine et l'affaire yougoslave (99) Paul-Marie de La Gorce
y a-t-il un péché originel? (107)
Bernard Ravenel la tentation des Balkans (115) Sabetay Vaml Crimes en ex-Yougoslavie et au Rwanda et limites d'une justice pénale internationale Monique Chemillier-Gendreau Turquie:
Tentatives
(119)
Le viol comme arme de guerre (133) Extraits du rapport d'experts établi pour l'Unesco
Le processus de paix au Proche-Orient Entretiens
avec
Leila Chahid: Un processus en difficulté (139) par Jean-Paul Chagnollaud Yehuda Lancry: Le processus est irréversible (147) par Régine
Dhoquois-Cohen
La situation en Algérie De l'escalade de la violence (159) à l'amorce d'un dialogue politique? Abderrahim Lamchichi
Confluences Culturelles Hommage
à Yeshayahou Leibowitz (171) Régine Dhoquois-Cohen Avec les enfants de Sarajevo (173) Zarina Khan
Si tu meurs subitement, l'ami... (179) et autres poèmes de Stevan Tontic Traduits par Mireille Robin
La poupée de riz (183)
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une nouvelle de Dragana Tomasevic
Traduite par Mireille Robin
Notes de lecture (189) Christophe Chiclet - BernardRavenel
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Pour s'abonner à Confluenc~s, voir page 192
Avant-propos
La guerre en Bosnie marquera sans doute un tournant capital dans ces premières années de l'après-guerre froide où le monde est en train de perdre tous ses repères. La vitesse foudroyante avec laquelle les événements internationaux sont connus et interprétés occulte complètement la formidable rapidité avec laquelle ils sont oubliés. La surabondance d'informations contribue largement à saturer une mémoire collective qui, de toutes façons, s'est toujours montrée bien peu sensible aux tragédies qui ne semblaient pas la concerner directement, sauf pendant de courts moments d'intense mobilisation qui retombe toujours très vite. Ainsi, qui se souvient encore de l'euphorie triomphante qui transportait de fierté les participants à la CSCE célébrant à Paris, en novembre 1990, la fin de la guerre froide? Dans un élan d'enthousiasme sans doute sincère, ils adoptèrent solennellement un charte définissant les grands principes de la vie internationale. On peut y lire notamment: "Nous, chefs d'Etat ou de gouvernement participant à la Conférence sur la sécurite et la coopération en Europe, sommes réunis à Paris à une époque de profonds changements et d'espérances historiques (...) nous déclarons que nos relations seront désormais fondées sur le respect et la coopération (...) nous réitérons notre détermination à nous abstenir de recourir à la menace ou à l'emploi de la force contre l'intégrité territoriale de tout Etat (...) nous voulons que l'Europe soit une source de paix (...) nous affirmons que l'identité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse des minorités nationales sera protégée (...) nous exprimons notre détermination à lutter contre toutes les formes de haine raciale ou ethnique(...)
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Un an plus tard, l'Union européenne reconnaissait, dans la précipitation et sans véritable précaution, les républiques de l'exYougoslavie qui avaient proclamé leur indépendance. Elle se montra ensuite absolument incapable d'arrêter l'engrenage tragique qui allait dévaster la Bosnie-Herzégovine, soumettre des villes à d'interminables sièges - celui de Srajevo dure depuis mille jours -, tuer des centaines de milliers de personnes et en déplacer des millions. Bien entendu, les origines de ce conflit sont d'abord fondamentalement internes mais, pour autant, cela ne signifie pas que la communauté internationale ne porte pas de lourdes responsabilités dans ce désastre; au point que beaucoup, comme notamment le général Cot N° 13 Hiver 1994-1995
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(commandant de la Forpronu de juillet 1993 à mars 1994), n'hésitent pas à comparer cette situation à "un processus munichois". Et même si, pour toute une série de raisons, Sarajevo n'est pas Prague, comment ne pas voir que, dans ces deux drames, les Européens ont abandonné les principes fondamentaux auxquels ils prétendaient être attachés en cédant totalement devant la loi du plus fort? "Certes, l'accord de Munich amoindrit le territoire de la Tchécoslovaquie. Mais la République tchécoslovaque peut poursuivre sa vie libre", déclarait Edouard Daladier à la chambre des députés le 4 octobre 1938. Aujourd'hui certaines déclarations récentes sur la Bosnie, comme celles du secrétaire d'Etat américain admettant que les Serbes ont gagné, ressemblent tristement à cette affirmation complètement dénuée de toute vision historique. Et, comme l'écrit le général Jean Cot, "même ceux que font sourire les balivernes utopiques devraient pouvoir admettre qu'en termes de realpolitik, l'échec total en Yougoslavie ne peut que susciter demain de nouveaux appétits au cœur de l'Europe". La charte de Paris de novembre 1990 a-t-elle encore un sens lorsque l'heure est au mépris des droits de l'Homme et des minorités, à la modification des frontières par la force et à la partition par la guerre d'un Etat souverain? Comme à Chypre ou ailleurs, le fait accompli de la force paie. Au lieu d'imposer à l'agresseur le respect des règles fondamentales du droit international, on se met à négocier avec lui pour trouver des solutions de partage liées aux rapports de force. De la cantonalisation, on est passé à une fédération en trois segments; puis, sous la pression des Etats-Unis, à la création d'une fédération croato-musulmane confédérée à la Croatie. Cette initiative ne pouvait qu'en entraîner une autre: la fédération des Serbes de Bosnie avec la nouvelle Yougoslavie (Serbie-Monténégro). Le projet d'une Grande Serbie voulue par les autorités nationalistes de Belgrade reçut ainsi la bénédiction internationale. Les derniers défenseurs de l'idée yougoslave XIXème siècle
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n'ont rien pu faire. L'esprit
"partisan
née au milieu du anti-fasciste"
qui
fut l'idéologie officielle titiste a volé en éclats en quelques mois. Dès 1982, le général Bakaric, compagnon de guerre de Tito avait prévenu: "La Yougoslavie peut vivre avec le nationalisme croate, elle ne survivra pas au retour du nationalisme serbe". Cette image d'une Yougoslavie socialiste mais anti-stalinienne, non alignée, autogérée et fédérale à l'extrême n'a pas résisté à la crise économique. Le fédéralisme librement consenti ne prospère qu'à l'ombre des richesses. Ni la Suisse, ni les Etats-Unis ne songent à éclater. Mais, en Yougoslavie, les réflexes égoïstes ferments du nationalisme, sont apparus dès le début de la crise économique. Les riches républiques du nord ne voulaient plus payer pour les pauvres du sud. Pourtant un système de fédération à géométrie variable n'a même pas été proposé aux citoyens yougoslaves. Un système où chaque république aurait pu se fédérer suivant ses désirs, au niveau économique, et/ou militaire, et/ou diplomatique... Les forces démo_cratiques anti-nationalistes avec tous leurs défauts n'ont reçu aucun encouragement alors que les antiConfluences
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communistes bulgares et albanais recevaient force conseils de diplomates américains. Certains intellectuels occidentaux, peut-être en mal de publicité, n'ont fait qu'obscurcir le débat. En traitant tous les .Serbes de la même manière, on gomme les différences fondamentales qulséparent les hommes de Slobodan Milosevic et les milliers de citoyens yougoslaves d'origine serbe qui rejettent de toutes leurs forces cette barbarie. Se sentant ainsi isolés, les Serbes se referment sur eux-mêmes au plus grand bénéfice des nationalistes au pouvoir. A l'heure où les autoroutes de la communication brisent les frontières, on se bat, comme au XIXème siècle, pour un accès à la mer et quelques kilomètres carrés de terre ensanglantée. Et demain, quelle sera la viabilité de ces Etats croupions aux frontières biscornues? Quel sera le destin de ces hommes et de ces femmes jetés dans des camps de réfugiés d'où, un jour ou l'autre si la situation perdure, jaillira une nouvelle génération animée d'une formidable soif de revanche qui pour se faire entendre utilisera tous les moyens possibles? Sur ce conflit complexe qui condense tous les déchirements et toutes les contradictions de notre époque, nous avons voulu, dans ce dossier, apporter quelques éléments de compréhension et d'interprétation. En donnant la parole à l'ambassadeur de Bosnie, Nikola Kovac, età trois autres personnalités bosniaques: Zarko Papic, Mika Zagolj et Taric Haveric. En replaçant cette guerre dans une perspective historique depuis 1878 (Henry Bogdan, Jean-Arnault Arens et Eugène Silianoft). En portant un regard d'anthropologue sur ce terrible rapprochement qu'établit Xavier Bougarel entre "voisinage et crime intime". En rappelant que les Tsiganes sont aussi des victimes, mais des victimes oubliées (Alain Reyniers). En analysant les positions d'acteurs extérieurs: les Etats-Unis (PaulMarie de La Gorce), l'Europe (Bernard Ravenel), la Turquie (Sabetay Varol) et le monde musulman(Gérald Arboit). En évaluant enfin - à propos de la mise en place du tribunal pénal international - les limites d'une justice internationale (Monique Chemillier -Gendreau). Christophe Chiclet et Jean-Paul Chagnollaud
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Les conquêtes serbes depuis 1991 d'après Libération, 29 novembre 1994
Confluences
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"La partition de la Bosnie est inacceptable" Entretien
avec
Nikola Kovac Professeur l'Education, République ambassadeur
à l'Université de Sarajeyo, ancien des Sciences, de la Culture et des de Bosnie, Nikola Kovac est,. depuis de Bosnie à Paris.
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ministre de Sports de la octobre 1993,
Comment peut-on représenter le gouvernement de Bosnie-
Herzégovine
quand
on est soi-même
Serbe?
Tout simplement, comme cela a toujours été le cas, parce que les Serbes ont toujours été une composante de la mosaïque bosniaque; ils ont ainsi toujours été représentés au gouvernement - cette pratique a été mise en place à l'époque de Tito - dans l'armée et dans les services publics. La participation des Serbes aux fonctions publiques est donc tout à fait naturelle et logique; toutes les nationalités sont représentées à part ég ale. - Dans la situation actuelle les gens du SDA ne voient-ils pas d'un œil soupçonneux les cadres de l'Etat bosniaque nationalité musulmane ?
qui ne sont pas de
Absolument pas, parce que, comme nous autres les Serbes, les Musulmans et les Croates font la distinction entre les Serbes et les agresseurs, les extrémistes du SDS, le parti de Karadzic. Nous considérons que c'est un mouvement séparatiste qui, à un moment, a voulu faire éclater le pays et séparer une partie du territoire national bosniaque pour le rattacher à la grande Serbie. TIy a donc une différence entre eux et les Serbes qui ont toujours été fidèles à l'idée d'une Bosnie unitaire. N° 13 Hiver 1994-1995
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- Ceux-là ne considèrent-ils pas les Serbes qui continuent à travailler au sein de l'Etat bosniaque, cqmme des traîtres?
Bien sar que oui; ils nous appellent les mauvais Serbes, les mercenaires de Izetbegovic, les trattres... Mais si être un bon Serbe veut dire participer au nettoyage ethnique, s'attaquer aux institutions légales et changer, par la force, les frontières d'un Etat souverain, je veux bien accepter ces qualificatifs. Je ne pourrai jamais trahir l'idée de l'unité et de l'égalité des populations de la Bosnie-Herzégovine, je ne peux pas imaginer un pays qui soit ethniquement purifié, non seulement par conviction politique, mais aussi pour des raisons qui tiennent à notre histoire et à notre culture. En Bosnie, il n'y a pas de territoire ethniquement homogène parce que les populations sont imbriquées les unes dans les autres depuis des siècles et parce qu'il y a d'innombrables liens familiaux, traditionnels, et linguistiques qui unissent les trois composantes bosniaques. Une Bosnie purifiée est, pour moi, un projet aberrant et absurde. Aujourd'hui, peut-on encore envisager une quatrième voie: ni serbe, ni croate, ni musulmane, mais bosniaque?
Cette quatrième voie s'est faite entendre, très modestement, dès le début. Aux dernières élections libres et démocratiques, beaucoup d'électeurs se sont abstenus parce qu'ils ne voulaient voter ni pour les communistes ni pour les partis nationaux. Parmi eux, il y avait un bon nombre de partisans de partis de gauche: des anciens communistes, des sociaux-démocrates, des socialistes, des radicaux, des libéraux. Ils représentent cette quatrième voie, celle des citoyens, des patriotes, des démocrates. Dans les grandes villes comme à Sarajevo et à Tuzla, ce mouvement est assez fort et, fidèle au pluralisme national et politique, refute le monopole des partis nationaux. Ceci est encore vrai maintenant, après tous ces combats et ces déchirements, parce que même ceux qui ont voté pour les partis nationaux se sont rendu compte que les promesses qu'on leur avait faites ont été trahies. Les Serbes ne se sont pas prononcés pour la guerre ni pour une politique de nettoyage ethnique; les Croates ne se sont pas prononcés pour une politique séparatiste; ils ont donc été trahis, et les gens de toutes les nationalités réalisent que la politique menée par les partis nationaux s'écarte nettement des programmes et des engagements pris pendant la campagne électorale. D'ailleurs dans certains secteurs comme à Tuzla, notamment, les partis nationaux n'ont pas obtenu la majorité. Tuzla est une exception certes, mais cela confirme et illustre ce phénomène. Même au sein des partis nationalistes, il y a déjà maintenant deux courants différents: un courant dur et un autre plus modéré et plus libéral. Au sein du parti croate, il yale parti paysan et le conseil populaire croate; au sein du parti musulman, on trouve le congrès des intellectuels musulmans et un parti musulman libéral. Du côté des Serbes, il yale conseil des citoyens serbes qui a été très bien reçu non seulement à Sarajevo, mais aussi à Tuzla et à Mostar. - Actuellement dans la nouvelle fédération croato-musulmane, les Confluences
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Serbes restés dans ce territoire sont très peu représentés et n'apparaissent pas en tant que nation constitutive; n'est-ce pas là un .
vraiproblème?
En effet, il y a un problème. Cela a été évoqué, cette année, au congrès du conseil des citoyens d'origine serbe qui a proposé une motion au parlement demandant que les Serbes soient reconnus comme un peuple constitutif de la fédération. En raison de la guerre, on .ne peut pas avoir d'élections libres dans les régions contrôlées par Karadzic où il est peu vraisemblable que tous les Serbes soient de son avis, alors que le reste des Serbes est fidèle à l'idée d'une Bosnie plurinationale et multiculturelle. La fédération des Croates et des Musulmans en Bosnie reste donc ouverte aussi à l'ensemble de la population serbe qui reconnaît les frontières officielles de la Bosnie et ses institutions légales. - Dernièrement,
après l'offensive bosniaque qui a mené aux contreattaques serbes notamment sur Bihac, n'avez-vous pas l'impression d'avoir été piégé par les Etats-Unis? Je, pense, en particulier, à la déclaration du secrétaire d'Etat américain disant que les Serbes avaient
gagné. J'espère bien que la déclaration du secrétaire William Perry n'exprime pas la politique officielle américaine. J'ai lu aussi un article rédigé par un de ces stratèges des chancelleries qui n'ont auc~ne expérience du terrain et qui appliquent des schémas et des modèles qui ne sont pas viables. Il faut lire le texte du général Jean Cot (dans Le Monde du 14 décembre), où il énumère toutes les erreurs commises par la communauté internationale à l'égard de la Bosnie. Les Américains ont soutenu l'idée d'une Bosnie unifiée, mais il n'y a pas eu de continuité à la suite des tensions qui se sont développées entre l'Otan et l'Onu. En fait, les Américains n'ont pas d'intérêt stratégique en Bosnie; ils ne s'intéressent à mon pays que dans le cadre d'une stratégie globale qui prend en compte, notamment, leurs rapports avec la Russie. Ainsi ils voulaient davantage soutenir Boris Eltsine qu'exercer une véritable pression sur Milosevic.
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Une levée de l'embargo sur les armes ne risquerait-elle pas de
déclencher un embrasement aujourd'hui?
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général, encore plus meurtrier qu'il ne l'est
Le problème de l'embargo est posé à l'envers: on cherche à remédier à ses conséquences alors qu'on néglige ses causes. Le vote de l'embargo a été une erreur de la part des Occidentaux et du Conseil de sécurité parce qu'il pénalisait uniquement la population agressée et les Bosniaques absolument dépourvus d'armes. Ce n'était donc pas une position neutre: la communauté internationale s'appropriait ainsi le droit de se mêler de la politique intérieure d'un pays en lui liant les mains et en lui imposant une mesure qui la pénalisait. A partir de ce moment l'armée fédérale, très bien armée, a pu conquérir la totalité du pays. Depuis ce n'est plus une guerre classique entre militaires, mais bien une agression contre une population
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désarmée. Malgré ces conditions qui ont abouti à une occupation totale je dis bien totale - l'armée bosniaqueet les Bosniaquesont réussi à libérer 30 %, et peut-être un peu plus, de leur territoire. L'armée bosniaque a été créée avec des gens qui sont motivés parce qu'ils défendent non seulement une certaine idée de la Bosniemais aussi leur propre vie et leur pays.
-
- Parlez-nous de ce qui se passe à Bihac; et comment se fait-il qu'il y ait des combats entre Musulmans?
C'est une trahison classique de la part de Fikret Abdic. TI n'a jamais accepté l'idée d'être soumis à un chef ni d'être le numéro deux. A un certain moment, il a donc profité de la situation pour proclamer une autonomie de la Bosnie occidentale. Cette affaire tragique montre bien à quel point c'est une sale guerre; en raison d'abord des crimes qui sont commis mais aussi en raison de toutes sortes de manipulations, de détournements de biens, de trafics d'armes, de trafics de carburants au profit de seigneurs de la guerre. Même Milosevic a dénoncé les dirigeants de Palé qui se sont enrichis comme des profiteurs de guerre. Aujourd'hui même, ce qui empêche la création de la fédération croato-bosniaque, ce sont les intérêts des chefs locaux qui rançonnent tous les convois et qui installent un peu partout des postes de douane et des points de contrôle...
-
Comment expliquez-vous le déficit démocratique qu'il y a actuellement dans l'ensemble de l'ex-Yougoslavie, à Zagreb, à
Belgrade,
en Bosnie?
Dans les Balkans, et notamment dans l'espace culturel des Slaves du sud et des pays de l'ancienne Yougoslavie, il n'y a pas eu de révolution bourgeoise; il ne peut donc pas y avoir de classe qui possède le sens des responsabilités civiques. La démocratie a toujours été très fragile, très restreinte; il y a eu des périodes d'anarchie, de tyrannie et de dictature qui ont duré beaucoup plus longtemps que les périodes de démocratie. Par ailleurs, il faut souligner que l'Europe n'a pas soutenu les courants démocratiques qui existent en Serbie et en Croatie; elle a préféré soutenir les dictateurs, les anciens communistes et les anciens staliniens... Pourquoi? Je ne le sais pas. Comme j'ignore pourquoi, de l'extérieur, on a soutenu l'idée d'un éclatement de la Yougoslavie pour ressusciter les anciens mauvais esprits du nationalisme qui ont remplacé l'idéologie communiste. La démocratie est vraiment un oiseau rare dans les Balkans. Les institutions démocratiques n'y ont pratiquement jamais existé. Après la guerre, le parti communiste yougoslave était beaucoup plus libéral que dans les autres pays de l'Est, mais c'était tout de même un parti unique qui contrôlait l'ensemble des activités économiques, politiques, culturelles... La démocratie n'a donc pas eu de racines profondes à l'Est sauf peut-être dans quelques milieux restreints: des dissidents, des gens éclairés, des intellectuels révoltés... La majorité d'entre eux est aujourd'hui à l'étranger. Confluences
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A Belgrade, par exemple, il n'y a pas d'opposants; les chefs de l'opposition sont à l'étranger ou se taisent. Comment expliquez-vous qu'il y ait autant de Serbes derrière Milosevic?
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Le phénomène est plus sociologique que politique: c'est la Serbie profonde, la Serbie paysanne qui a voté Milosevic. En tant que président du comité central du parti communiste, à l'époque, il avait éliminé tous les courants libéraux où qu'ils se trouvent, à l'université, au sein du parti ou ailleurs. Lorsqu'il a vu que le communisme faisait faillite, il a repris le vieux rêve épique de la grande nation serbe dont les racines remontent au Moyen Age à partir de la bataille de Kosovo-Polje. Il a procédé à l'exaltation et à la glorification d'un passé légendaire. Il a ainsi confondu un fantasme avec la réalité d'aujourd'hui et la légende avec l'histoire. Mais cet amalgame a réveillé des sentiments latents dans la population et dans la paysannerie, en particulier. Le nationalisme est ainsi venu comme une idée salvatrice, comme une panacée. De surcroît, la propagande menée par les leaders nationaux était fondée sur l'idée que les nations étaient menacées: les Serbes étaient menacés par les Musulmans, les Musulmans prétendaient qu'ils étaient menacés par les Serbes. Tout le monde menaçait tout le monde dans une situation paradoxale où chacun était, à la fois, sujet et objet de ces menaces, de cette peur, de cette panique collective. Chacun était à la fois acteur et victime. C'est ce qui a rassemblé les gens autour de leur religion et de leurs leaders nationaux. Par ailleurs, un homme comme Milosevic est un dictateur qui contrôle, par sa police, l'ensemble des activités sociales; en Serbie, la police est beaucoup plus importante que l'armée. - Quelle est, aujourd'hui, la viabilité de la Bosnie? Je n'accepte pas l'idée d'un partage ethnique de la Bosnie que ce soit à 10%, à 20% ou à 50%; on ne peut pas réduire le destin d'un peuple à des questions de pourcentages. On peut arriver à un accord sur une régionalisation ou une cantonisation du pays suivant des critères économiques et géographiques, par exemple, mais pas sur une base ethnique. Malgré la situation actuelle, je suis convaincu que, lorsque la paix sera rétablie, la vie reprendra le dessus. Les lois de l'économie de marché réintroduiront de multiples formes de circulations et d'échanges. Les relations économiques culturelles, linguistiques, familiales se rétabliront et le pays pourra survivre. Bien sûr, si on laisse la situation figée dans un partage où il y aurait différentes milices nationales, des polices locales et des administrations autonomes, le pays n'est pas viable. Aujourd'hui, alors qu'on essaie de restaurer un réseau ferroviaire, certains veulent faire deux sociétés nationales de chemin de fer, ce qui est impensable. D'autres ou les mêmes- veulent créer deux villes de Sarajevo, en la divisant, ce qui est aussi inconcevable. C'est dans la nature des choses que la ville demeure unie. N° 13 Hiver 1994-1995
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- A l'avenir,
quelle peut être la place de la religion en Bosnie?
J'ai appris récemment que de hauts fonctionnaires du parti communiste ont été enterrés avec un cérémonial religieux et donc avec la présence de l'Eglise; cela m'a beaucoup frappé. Dans les moments de grands bouleversements historiques et politiques, on assiste ainsi à une montée en puissance de sentiments religieux et de toutes sortes de courants mystiques et ésotériques. Actuellement, à Zagreb dans les vitrines des grandes librairies, vous pouvez voir d'un côté une littérature qui glorifie l'authenticité de l'Etat croate et de ses mouvements nationalistes y. compris les plus violents, et de l'autre toute une littérature ésotérique qui: alimente ce mouvement de mysticisme et ce recouts à l'irrationnel. En tant qu'intellectuel, militant de gauche et athée, ce qui me choque c'est qu'une fausse dévotion se soit substituée à une véritable foi. Ce phénomène dégrade les nouveaux croyants car il n'a rien avoir avec la religion. On a souvent parlé d'une pression effectuée par le système de Tito sur la religion et sur l'Eglise, mais il faut - sans glorifier le régime titiste reconnaître, parce que c'est un fait, que pendant les cinquante dernières années, il y a eu plus de mosquées et d'églises construites que pendant les trois siècles précédents. Le sentiment religieux pour ceux qui avaient la foi n'a donc jamais été menacé. Mais l'actuelle résurgence ostentatoire de sentiments religieux m'apparait comme une provocation. C'est cela que je n'approuve pas. Sur un autre plan, il faut souligner que le rôle de l'Eglise, surtout de l'Eglise catholique, a été très positif dans le processus de réconciliation des partis et des citoyens. Elle a joué un rôle important en aidant à l'intégration. Les chefs de l'Eglise catholique sont restés à Sarajevo et ont toujours professé la fidélité à cette convivialité, notamment grâce aux pères franciscains et à l'archevêque de Sarajevo, Mgr Puljic, qui a été récemment élevé à la dignité de cardinal pour récompenser la mission pastorale de l'Eglise catholique en Bosnie. Au fond, dans mon pays, les vrais croyants représentent une proportion de la population comparable à celle qu'on trouve ailleurs dans le monde. Je ne pense pas que la Bosnie puisse être une exception, il n'y a aucune raison. En France, on a été surpris de découvrir votre drapeau avec le symbole des fleurs de lys; est-ce qu'il y a une relation historique avec les arnwiriesjrançaises ou est-ce le hasard?
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Ce n'est pas un hasard parce que c'est un symbole héraldique qui remonte au XVème siècle voire au XIIIème voire au XIVème siècle; on le trouvait, parmi d'autres, à la Cour bosniaque; mais, de toutes façons, dans l'histoire et dans l'art héraldique on trouve le lys un peu partout en Europe; c'était un symbole universel. Mais nous, nous avons en Bosnie une variante particulière de cette plante qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Confluences
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Vous êtes ambassadeur de Bosnie en France, à ce titre comment jugez-vous la politique française à l'égard de ce conflit?
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Je ne la juge pas, je l'assume. J'ai d'abord constaté qu'il y avait un divorce très net et très accentué entre l'opinion publique et les hommes politiques. A mon avis, dès le début, la France, comme l'ensemble de la communauté internationale, a essayé d'appliquer à la Bosnie un modèle simpliste: comme il y a trois populations, trois religions, on parlait même de deux ou trois langues différentes, on a voulu appliquer la seule solution qui ne soit pas viable, celle de la partition ethnique. Tous les plans de paix ont ainsi été fondés sur ce principe du partage. Or c'était une stratégie erronée qui ne correspondait pas à la réalité. Il y a eu aussi le poids de la vieille et traditionnelle amitié francoserbe qui a pesé sur le conflit en Bosnie-Herzégovine. Je sais très bien que cette serbophilie renvoie à un lointain passé, mais j'ai été stupéfait de voir confondre les poilus d'Orient avec les milices de Karadzic ou les partisans de Tito avec l'armée de Mladic; il n'y a absolument rien de commun entre ces époques et entre ces deux armées. Les soldats de la Première guerre mondiale qui ont combattu l'Empire ottoman et l'Autriche-Hongrie n'ont rien à voir avec les séparatistes de Karadzic ou les nationalistes de Milosevic. Et pourtant, on a mélangé non seulement ces périodes très différentes mais aussi les idéologies. Les partisans de Tito étaient des combattants anti-fascistes, alors que les milices de l'armée de Mladic veulent créer leur Etat en Bosnie en employant les mêmes méthodes et les mêmes moyens que ceux dont les Serbes ont été victimes pendant la Deuxième guerre mondiale: le nettoyage ethnique et les camps de déportation. Et cela a été soutenu aussi bien par certains dirigeants de la gauche que par les représentants de la majorité. Aujourd'hui, bien sûr, après 200 000 morts on ne peut pas réfléchir de la même façon. Au début, il aurait fallu porter un coup d'arrêt et intervenir pour empêcher les massacres. Pour le reste, les partis politiques locaux auraient pu trouver les moyens de s'arranger. Or, au lieu de réagir avec fermeté, l'Europe a laissé faire la barbarie, en Bosnie comme au Rwanda. Alors aujourd'hui on cherche des arrangements territoriaux et constitutionnels pour conserver la souveraineté et l'intégrité territoriales de la Bosnie tout en créant une espèce de confédération des Serbes de Bosnie et de Serbie. C'est une démarche absurde car on ne peut pas, à la fois, conserver l'intégrité d'un pays et consentir à la scission d'une partie de son territoire national. De plus, on a voulu faire pression sur Milosevic et Karadzic pour qu'ils acceptent la moitié du territoire bosniaque alors que c'est leur objectif depuis le début; on veut les forcer à accepter ce dont ils rêvent depuis toujours! C'est, de surcroît, une démarche hypocrite qui consiste à masquer la partition de la Bosnie par des arrangements territoriaux et constitutionnels. La partition ethnique, fondement de tous les plans de paix, est la seule idée que les Bosniaques n'ont jamais accepté et qu'ils continuent à contester. Elle est inacceptable parce qu'elle est absurde.
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- En revenant un peu en arrière, pourriez-vous nous dire ce que vous pensez de la manière dont s'est effectuée la reconnaissance de la Slovénie, de la Croatie puis de la Bosnie-Herzégovine par les Européens
?
Au sein de la communauté internationale, il y a eu des hésitations et des divergences qui ont abouti à un esprit de démission complète. Les Allemands ont brusqué un peu la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie, sans avoir, au préalable, assurer la protection de ces pays. La France a suivi cet exemple alors qu'elle voulait conserver l'unité de la Yougoslavie. Mais les origines du conflit ne sont pas là car, aujourd'hui, il est clair que si les dirigeants de l'ex-Yougoslavie avaient voulu conserver l'unité de leur fédération, ils auraient pu le faire. Le fait est qu'ils ne le voulaient pas. Les Serbes ont voulu avoir une grande Serbie englobant des territoires bosniaques et croates. La Croatie a voulu constituer un Etat indépendant conforme au rêve historique de la politique croate. Les Slovènes aussi voulaient avoir un pays indépendant. C'est pourquoi il ne faut pas établir un rapport de cause à effet entre la reconnaissance internationale des différentes parties de la Yougoslavie et le déclenchement de l'agression. Lorsque la communauté internationale a reconnu la Croatie et la Slovénie, la guerre était déjà commencée, Vukovar était détruite et Dubrovnik déjà bombardée1. Une guerre fondée sur la revendication de droits historiques sur des territoires habités par les Serbes et même par les autres... Les Serbes ont conquis des territoires où ils n'ont jamais été majoritaires. Je n'approuve donc pas cette idée que la reconnaissance précoce des différentes républiques yougoslaves a provoqué la guerre. C'est plutôt un moyen par lequel on aurait pu aider les pays qui voulaient être indépendants. - Vous avez fait allusion à l'article du général Cot consacré à la situation en Bosnie. Le titre choisi résume tout à fait son analyse: "Un processus munichois". Qu'en pensez-vous?
Toutes choses égales par ailleurs, je considère aussi que c'est le scénario de Munich qui se répète en Bosnie. Entre les deux guerres, nous avons eu la Société des Nations et Munich. Aujourd'hui, nous ,avons les Nations Unies et la Bosnie, sans oublier le Rwanda ou la Somalie. La communauté internationale n'arrive pas à s'imposer comme une autorité crédible et efficace. En 1938, les grands principes de droit international ont été violés et la guerre a eu lieu. Churchill disait: nous avons eu le déshonneur et la guerre. Actuellement, c'est le même scénario: on veut partager et déchirer la Bosnie en deux parties en la réduisant à un petit Etat croupion. La communauté internationale aussi bien que l'agresseur se trompent, la Bosnie ne peut pas être partagée; la Bosnie est une entité historique, culturelle, nationale beaucoup plus profonde qu'on ne le pense. C'est pourquoi le rappel de Munich est, à mon avis, tout à fait fondé. Confluences
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- Comme vous le dites, nou.s avons eu le déshonneur; vous aussi que la guerre risque de s'étendre
à d'autres
mais pensezrégions des
Balkans? Oui, je le crains parce que je considère que le conflit en BosnieHerzégovine ne concerne pas seulement un petit pays, perdu dans les Balkans. Il s'agit plutôt de la manifestation d'un phénomène beaucoup plus large: la montée du nationalisme et de l'intégrisme un peu partout en Europe. Que ce soit le nationalisme militant de Jirinowski en Russie, l'intégrisme orthodoxe en Serbie ou en Grèce, le populisme en Italie ou en France, l'islamisme dans les pays arabes ou encore la résurgence d'un esprit nazi en Allemagne. Il s'agit donc, cinquante ans après la victoire du fascisme, de la résurrection des mauvais esprits du passé. Dans l'exYougoslavie, il y a eu un moment avec Tito où un certain esprit de tolérance a régné; mais après lui tout a basculé dans l'horreur et le communisme a donc, sur ce point aussi, échoué. Les gens n'ont pas compris, ou n'ont pas voulu comprendre qu'il y a plus de choses qui nous rassemblent que de choses qui nous séparent. Les Allemands et les Français ont su tirer la leçon de leur histoire mais pas nous dans les pays de l'ex-Yougoslavie. Si aujourd'hui les clés de la serrure bosniaque se trouvent à Belgrade, je crains que le destin des Balkans ne se joue en Bosnie. Si on n'arrive pas à résoudre le problème bosniaque en dégageant une solution fondée sur une paix juste et honorable, le conflit risque de s'étendre à l'ensemble des Balkans. Les tensions actuelles sont trés préoccupantes avec, notamment, le problème du Kosovo, l'antagonisme entre les Grecs et les Albanais, les revendications de la Grèce à l'encontre de la Macédoine... Si on n'arrive pas aujourd'hui à fixer les frontières, à établir un ordre international et à conserver certaines valeurs, cela signifie que la raison du plus fort l'emporte en toutes circonstances. Alors, dans ce cas, ce serait le risque d'un engrenage infernal qui pourrait atteindre tous les pays balkaniques. - Les Occidentaux commencent à envisager un retrait des casques bleus tandis que vous-même vous déclarez publiquement que les Bosniaques finiront par gagner la guerre; on a ainsi le sentiment de ne plus être très loin de l'engrenage infernal que vous évoquez...
Oui, absolument. La mission des casques bleus a été paradoxale dès le début, pour devenir ensuite tout à fait absurde. Ils ont fait des efforts remarquables sur le terrain, sur le plan humanitaire, mais ils n'ont jamais eu ni les moyens ni les compétences pour riposter et donc s'imposer. Ils étaient là pour entretenir une paix (peace keeping) qui n'existait pas; comme si on pouvait entretenir quelque chose qui n'existe pas... Ils étaient en mission de surveillance, de contrôle et d'interposition entre les deux fronts et ils se sont faits humilier à maintes reprises. Ils ont même subi des pertes tragiques: une centaine de morts au cours des deux dernières années dont 22 soldats du contingent français. En bref, ils devaient assumer une mission impossible; ils n'ont même pas pu N° 13 Hiver 1994-1995
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empêcher le meurtre du vice-Premier ministre du gouvernement bosniaque, qui a été tué dans un véhicule de l'Onu en présence d'officiers de la Forpronu après plusieurs heures de négociations avec la police locale serbe à un poste de contrôle; il a été tué comme un chien dans une voiture blindée en présence d'un colonel français. Cela montre à quel point ils étaient dans une situation paradoxale; bien sûr, je n'accuse pas la Forpronu en tant que telle, elle ne fait que dépendre des Nations Unies; mais il a manqué une véritable volonté politique alors que pourtant toutes les fois que la Forpronu a lancé une menace, une simple menace à l'égard des Serbes ou qu'il y a eu une intervention aérienne, (même "homéopathique"commedit le général Cot), les Serbes ont obtempéré, que ce soit à Gorazde ou à Sarajevo. Mais à part ces exceptions, il n'y a eu aucune menace sérieuse; toutes ces gesticulations diplomatiques et militaires au dessus de la Bosnie n'ont rien donné, sinon des résultats tragiques. Les Bosniaques, par contre, n'avaient pas le choix puisqu'ils devaient défendre leur existence. Ils se sont donc organisés comme des partisans, comme des résistants, et ce n'est pas par hasard s'ils se réclament de la résistance française ou des combattants de la guerre civile d'Espagne. Les Bosniaques sont, à la fois, piégés, attaqués et trahis; ils veulent la libération de leur pays, le retrait des troupes venues de Serbie et du Monténégro, la reconnaissance des frontières et le retour des réfugiés. Aujourd'hui, nous sommes devant une situation tragique: la communauté internationale a décidé de reconnaître et donc de légaliser ce que les Serbes ont acquis par la force des armes. Elle va ainsi légitimer un fait accompli. Cela les Bosniaques ne l'accepteront jamais et ne cesseront de le contester. On ne peut pas empêcher un peuple de se battre pour sa liberté et pour sa survie; car c'est bien de vie ou de mort qu'il s'agit. Entretien conduit par Jean-Paul Chagnollaud et Christophe Chiclet
1 L'amiral Bocinov, responsable de la flotte fédérale .dans cette partie du littoral dalmate, a refusé de bombarder Dubrovnik. Il a été immédiatement mis aux arrêts par ses subordonnés d'origine serbe, puis transféré dans une prison militaire de Belgrade où il fut torturé. Ayant tenté de mettre fin à ses jours, il a été libéré en juin 1992. Macédonien, il est marié à une Croate, son fils est marié à une Serbe, son petit-fils est donc "yougoslave". L'amiral Bocinov avait accepté de recevoir Confluences dans le sanatorium de Svéti Nahum sur les bords du lac d'Ohrid, en juillet 1992, alors qu'il se remettait trés difficilement de son incarcération. Aujourd'hui l'amiral Bocinov est chef d'état-major.
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Entre la vie et la mort Zarko Papic
Pour Zarko Papic, la guerre en ex- Yougoslavie ne résulte pas de la coexistence de plusieurs ethnies, cultures et langues dans un même espace géographique. Il n'y a pas non plus de raisons "fatales", qu'elles soient religieuses ou historiques, encore moins de facteurs qui relèveraient d'un complot international. Ancien ambassadeur de Yougoslavie auprès de l'OCDE, ancien membre du gouvernement de Y ougoslavie au titre de ses fonctions de directeur de l'Institut fédéral pour la planification et le développement à Belgrade, il analyse ici les véritables raisons de la situation qui prévaut aujourd'hui en Bosnie-Herzégovine en remontant aux sources des conflits.
La forme libérale d'autogestion, base du socialisme en Yougoslavie, s'est effondrée au milieu des années quatre-vingt. Le pays a sombré dans une crise économique profonde et les programmes de réforme et de stabilisation ont échoué les uns après les autres. Les différences économiques et les tensions entre les républiques se sont accentuées. La Yougoslavie était alors à un carrefour; fallait-il opter pour une transformation radicale par le biais de l'économie de marché, de la démocratie pluraliste et d'un système confédéral, ou bien opter pour le maintien du statu quo à travers des modifications économiques et démocratiques subtiles, et un renforcement de la Fédération? L'équilibre des pouvoirs au sein du parti et des institutions n'a pas permis non plus que l'une des deux options prévale. A la fin des années 1980, Slobodan Milosevic, le nouveau leader communiste en Serbie, fonda son mouvement populiste basé sur l'idéologie nationaliste. Son mouvement avait pour but de renforcer l'unité de la Fédération et d'assurer son pouvoir sur celle-ci en jouant sur les sentiments patriotiques du peuple. C'est la première étape de N° 13 Hiver 1994-1995
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l'effondrement de la Yougoslavie. Le mouvement populiste détrôna rapidement les responsables politiques de la Voïvodine et du Monténégro qui s'opposaient à ce renforcement. Il abolit, par une répression systématique, les droits civils des Albanais du Kosovo et lança un défi ouvert aux leaders, à cette époque encore communistes, de Slovénie et de Croatie. La seconde étape de l'effondrement commence par la scission du Parti communiste: les Slovènes et les Croates quittent les organes du parti parce que leurs propositions, raisonnables et modérées, sont rejetées par une nouvelle majorité acquise aux idées de Milosevic. La chute du mur de Berlin accélère les changements: en Slovénie et en Croatie s'organisent les premières élections pluralistes. La peur face aux projets de Milosevic et le refus de sa conception de l'unité yougoslave par les dirigeants serbes dominent les campagnes électorales. Les partis nationalistes (HDZ-La communauté démocratique croate) et les coalitions nationalistes (DEMOS en Slovénie) arrivent au pouvoir. La troisième étape de l'effondrement de la Yougoslavie fait suite aux tensions qui se durcissent entre les nouveaux leaders au sujet de leurs relations futures. Les négociations se heurtent à la résistance de la plupart des républiques aux réformes proposées par le dernier gouvernement fédéral d'Ante Markovic. Le nouveau gouvernement Croate de Tudjman réalise rapidement "l'équilibre de la peur", en créant son propre "populisme nationaliste" alors que la résistance de la population serbe en Croatie commence, initiée et prise en charge en grande partie par Belgrade. La Slovénie et la Croatie déclarèrent leur souveraineté en juin 1991, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine en avril 1992 au moment où la Serbie et le Monténégro proclamaient leur Etat commun: la République fédérale yougoslave. TIme semble que l'éclatement de la Yougoslavie trouve son origine en Serbie, du fait de la politique expansionniste de Milosevic, inacceptable pour les autres ethnies. Les Slovènes, et les Croates et plus tard les Macédoniens et les Musulmans, ne s'opposaient pas à l'idée de la Yougoslavie en tant que telle, mais plutôt à la Yougoslavie que Milosevic voulait leur imposer: une Yougoslavie dans laquelle les Serbes seraient politiquement dominants et lui-même un "nouveau Tito". La peur de l'expansionnisme et du nationalisme serbes mena à la victoire les partis nationalistes lors des élections démocratiques de 1990, en Slovénie et en Croatie. Cette victoire a bien sûr renforcé le nationalisme serbe et assuré le succès de Milosevic et de son parti, lors des premières élections démocratiques en Serbie. C'est alors que les sentiments cachés d'une grande partie de l'armée pour Milosevic se sont dévoilés et transformés en soutien ferme. Depuis lors, rien n'a pu arrêter le raz-de-marée nationaliste en Yougoslavie. Le décor de la guerre civile était planté. Le début, la forme et les différentes étapes de son escalade ne sont pas les points les plus importants. Le plus important se situe dans le fait que la guerre faisait partie intégrante des politiques nationalistes: celle menée par Milosevic et à laquelle a répondu le nationalisme de Tudjman et dans une moindre Confluences
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mesure celui des leaders slovènes de l'époque. Même après les élections en Slovénie, en Croatie et en Macédoine, il est devenu évident que la domination serbe imaginée par Milosevic n'était plus possible dans une Yougoslavie unie. Le nationalisme .serbe a donc revu ses objectifs. Les Serbes étaient pratiquement absents.. de Slovénie. Milosevic ne pouvait donc pas compter sur la Slovénie, aussi l'intervention de l'armée fédérale en Slovénie (juin 1991) fut-elle menée de manière à ce que cette "guerre de week-end" fut perdue. Symboliquement, il était essentiel que cette guerre eut lieu et qu'elle fut perdue. D'un point de vue pragmatique, il ne fallait pas qu'elle dure trop longtemps. En Croatie, le comportement de l'armée fédérale a été dirigé de façon à déstabiliser le pays, à renforcer le nationalisme' radical de droite, et à diviser les Serbes et les Croates en Croatie, afin de favoriser le soulèvement de la Krajina, cette partie du territoire croate où les Serbes étaient majoritaires dans la population. Le même scénario était prévu pour la Bosnie-Herzégovine. Par ailleurs, Tudjman, le leader nationaliste croate, recevait à bras ouverts la guerre civile proposée: celle-ci renforçait son pouvoir, facilitait la reconnaissance internationale de la Croatie et signifiait, qu'à son tour, il pourrait annexer une partie de la Bosnie-Herzégovine. Il faut souligner que les deux nationalismes en conflit sont, malgré les apparences, alliés. Cette guerre leur permit, en effet, de se soutenir mutuellement afin de se maintenir au pouvoir puisqu'elle supprime les institutions démocratiques, annule les réformes économiques, affaiblit l'opposition et maintient la domination de l'ancienne nomenklatura.
Les causes réelles de la guerre
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La cause principale de la guerre est à rechercher dans la nature du régime, c'est-à-dire dans la classe politique en Serbie (où tout a commencé) ainsi qu'en Croatie (qui a adopté les mêmes principes). Il s'agit bien de régimes totalitaires et dictatoriaux. En période de crise économique, la guerre est le meilleur moyen de conserver le pouvoir. Le nationalisme agressif est une manière d'étouffer la société civile et le libéralisme, puis de sacrifier l'individu aux masses, pour mieux le dominer. Il est toujours dirigé contre un ennemi extérieur. Un tel régime est voué à "fabriquer" la guerre. A Belgrade, tant que la guerre durera, personne ne demandera à Milosevic pourquoi la Serbie court à sa perte. Personne ne lui demandera de rendre des comptes: sur l'inflation, la pauvreté, la misère, ou bien sur les raisons pour lesquelles trois cent mille personnes, sont mortes, toutes nationalités confondues, ni pour quelle raison quatre millions de personnes sont devenus des réfugiés. Bien sûr, personne n'ira le lui demander, et pourtant le résultat est là: la Serbie n'a jamais connu, dans son histoire, une situation économique et un isolement international aussi désastreux. Ces mêmes questions ne seront pas non plus posées à Tudjman, le dictateur croate. La guerre se révèle N° 13 Hiver 1994-1995
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donc être la condition sine qua non de survie de ces deux dictateurs démocratiquement élus. Le phénomène nationalisme-dictature-guerre a déjà un précédent en Europe: l'Allemagne, à partir de 1933. Hitler et les nazis ont été élus au cours d'élections démocratiques, grâce à leur politique nationaliste agressive. Puis est venue la dictature. La dictature et le nationalisme ont créé la guerre pour survivre. Les conséquences nous sont connues. Voilà pourquoi, en plus de la très profonde inquiétude que j'éprouve pour mon pays, je me fais également de plus en plus de souci pour l'Europe. "L'affaire" yougoslave pourrait se reproduire dans des r~gions d'Europe où il suffirait de peu de choses pour réveiller un sentiment de nationalisme toujours présent et de moins en moins caché. D'ailleurs, ce phénomène se produit déjà pas très loin de chez nous, dans les pays de l'ex-Union soviétique. La question est de comprendre pourquoi les dictatures nationalistes sont apparues si vite en Serbie et en Croatie. Pour y répondre, il faut tout d'abord savoir qu'il y a de nombreuses causes générales et que seules quelques-unes sont spécifiques à la Yougoslavie. Une partie de la réponse se trouve dans l'ancien système communiste. Un système très centralisé où le pouvoir économique et politique était concentré dans les mêmes mains. Dans ce cadre, toutes les tentatives de réformes, durant la période communiste, ont porté sur la décentralisation en accordant des prérogatives de plus en plus importantes aux instances locales. Ce qui a conduit à renforcer les revendications d'autonomie de chacune des ethnies. A la chute du communisme, le nationalisme s'est donc partout renforcé puisque ses conditions d'émergence avaient mûri depuis longtemps. Le fait que les partis nationalistes aient été élus au suffrage universel en Serbie aussi bien qu'en Croatie s'explique facilement. Ces élections ont été organisées en 1990 et 1991 dans un climat de crise économique et de chômage. Un nombre important de jeunes n'avait plus aucune perspective. Les anciennes valeurs s'étaient effondrées et l'insécurité augmentait. Dans une telle situation, les électeurs ont accepté les réponses les plus simples que leur offraient les doctrines nationalistes: la responsabilité des difficultés économiques est rejetée sur les autres et le leader est présenté comme un sauveur. De surcroît, en Serbie, comme en Croatie, ce discours s'est appuyé sur le monopole des médias. ,
La Bosnie, entre la vie et la mort Une année après le début du conflit entre Serbes et Croates (avril 1992), la Bosnie-Herzégovine est devenue le cœur des affrontements. Dans cette république, la guerre a commencé par l'agression serbe pour devenir, avec le temps, une guerre totale. J'évite de parler d'une guerre civile en Bosnie car c'est, en fait, une guerre contre les civils, contre la Confluences
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communauté multi-confessionnelle" une guerre absurde entre amis, parents et voisins. Une guerre qui de l'intérieur, a déchiré des individus faisant en sorte que la main droite fasse la guerre à la main gauche. La guerre en Bosnie-Herzégovine est une guerre entre la Serbie et la Croatie pour s'approprier de nouveaux territoires appartenant à un autre Etat. Les Serbes et les Croates de Bosnie ne sont que des instruments entre les mains de Milosevic et de Tudjman, les vrais "seigneurs de la guerre". Ces Serbes et ces Croates de Bosnie sont avec les Bosniaques les plus grandes victimes. Je dis bien "Bosniaques" et non pas ItMusulmans". Quand on dit musulman en Bosnie, on parle de nationalité, et non pas de religion. De nombreux "musulmans" sont athées. Le terme "musulman", retenu dans les années soixante pour désigner leur nationalité, a été un mauvais choix qui a provoqué beaucoup de malentendus. Mais, il faut dire aussi qu'en Bosnie, il existe des "Musulmans", des Croates et des Serbes partisans d'une Bosnie autonome basée sur les principes de citoyenneté. Nous pourrions donc les appeler tous "Bosniaques" et c'est alors que ce mot retrouverait son vrai sens. Le terme "bosniaque" contient l'essence de la communauté multiethnique et multiculturelle en Bosnie, il sous-entend aussi sa continuité historique. Les nationalistes serbes et croates veulent se partager la Bosnie, abolir son identité, son unité et son autonomie."Leur propagande prétend que la Bosnie est une création artificielle que Tito dessina de manière arbitraire, que ce pays n'a jamais existé et qu'il n'existera pas. Ceci n'est qu'un mensonge. Les faits historiques en sont la preuve. La Bosnie en tant qu'Etat médiéval des Slaves du Sud existe depuis le Xème siècle alternativement sous la domination de la Hongrie et de Byzance. Elle acquiert sa pleine indépendance au Xllème siècle où elle s'étend sur de nouveaux territoires. La Bosnie atteint l'apogée de son pouvoir et de son étendue territoriale au XIVème siècle avec Tvrtko 1er. A cette époque, ses frontières étaient à l'est le fleuve Drina, au nord le fleuve Sava et à l'ouest la mer Adriatique. La Bosnie médiévale avait aussi sa spécificité: une église indépendante avec des particularités religieuses prononcées. Après les siècles de conquêtes ottomanes en Bosnie, la Bosnie du XVème siècle est tombé sous le joug turc. La noblesse bosniaque et une grande partie de la population se sont converties à l'islam. Restée sous le pouvoir turc pendant quatre siècles, elle avait, au sein de l'Empire ottoman, un statut particulier. Le pachalik bosniaque exigeait toujours davantage d'autonomie jusqu'au soulèvement qui s'est produit au XIXème siècle contre l'armée ottomane. A cette époque, les Serbes ont fomenté plusieurs révoltes contre le pouvoir ottoman en Bosnie avec des revendications ethniques et sociales. Les frontières actuelles de la BosnieHerzégovine remontent à cette période et sont le résultat des guerres, des victoires et des défaites entre les Turcs et les pays catholiques de l'Occident. Les frontières de l'ouest et du sud ont été établies au XVIIème siècle, l'actuelle frontière du nord de la Bosnie prend forme au XVlIlème siècle et celle de l'est au XIXème. Lors du congrès de Berlin en 1878, l'Autriche-Hongrie s'est vue
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attribuer le protectorat sur la Bosnie-Herzégovine dans les frontières déjà définies, celles que l'on connaît aujourd'hui. Même durant la monarchie austro-hongroise, la Bosnie avait un statut "d'entité telTitoriale" autonome. Après plusieurs siècles de civilisation islamique, la société bosniaque a vite rejoint les courants de civilisation européenne en renforçant son caractère multiculturel. A l'époque de la première Yougoslavie, les frontières intérieures de la région ont été dessinées sans tenir compte des références aux réalités historiques et ethniques, et elles changeaient souvent. On a cru résoudre les conflits ethniques très fréquents entre Belgrade et Zagreb avec "l'entente" de 1939 quand la Bosnie a été partagée de facto. Après 1941, la Bosnie appartenait complètement à l'Etat indépendant croate, une grande partie de ses territoires étant même formellement rattachée à la zone italienne d'occupation. La Bosnie a été reconstituée en 1943 quand les représentants des forces de libération ont décidé d'en faire une des unités constitutives de la nouvelle Yougoslavie. Ce statut a été confirmé après la Libération, il s'est développé et renforcé jusqu'à l'effondrement de la Yougoslavie et la proclamation de la souveraineté et de l'indépendance de la Bosnie-Herzégovine. Durant la Deuxième guerre mondiale, les combats les plus terribles ont été menés sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine, et sa population en a subi les douloureuses conséquences. Les massacres ethniques ont laissé des traces très profondes dans la conscience de toutes les ethnies en Bosnie, mais ni l'identité ni la possibilité de vie commune n'en ont été remises en cause. La Bosnie-Herzégovine a donc gardé sa continuité nationale (au moins autant que la Serbie ou la Croatie) et ses frontières sont historiquement les plus anciennes établies dans l'espace de l'exYougoslavie. C'est le pays de trois ethnies parlant la même langue. Les ressemblances culturelles sont plus frappantes entre les Serbes de Bosnie et les Musulmans de Bosnie qu'entre les Serbes de Bosnie et les Serbes de Serbie. La construction de cette identité s'est construite au fil des jours et c'est justement cette identité bosniaque qui est restée le principal obstacle à l'impérialisme serbe et croate. Pour toutes ces raisons, le problème de la Bosnie ne peut être résolu comme un problème ethnique. Toute solution fondée sur la partition de la Bosnie produira toujours un conflit entre la Serbie et la Croatie.
La politique nationaliste et ses résultats Les Serbes de Bosnie sont parmi les principales victimes de l'agression nationaliste perpétrée par les forces armées et le parti de Karadzic contre la Bosnie-Herzégovine unitaire. Selon le dernier recensement effectué avant la guerre, environ 1 450 000 Serbes vivaient en Bosnie-Herzégovine. Après deux ans et demi de guerre, les résultats du dénombrement de la population serbe en Bosnie sont catastrophiques. Tenant compte des divergences d'estimation Confluences
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quant à la situation actuelle, il me semble raisonnable de penser que: - dans les territoires sous contrôle du gouvernement de BosnleHerzégovine vivent actuellement à peu près 200 000 Serbes (dont approximativement 50 000 à Sarajevo); - le nombre des réfugiés serbes de Bosnie se trouvant en République Fédérale Yougoslave (la Serbie et le Monténégro), s'élève à 400 000 (ce chiffre incluant aussi bien ceux qui sont officiellement enregistrés que les clandestins). La majorité de ces réfugiés viennent des territoires de la République serbe autoproclamée; - le nombre de réfugiés serbes de Bosnie, dans les pays occidentaux et autres, est de l'ordre de 100 000; - l'estimation faite du nombre de Serbes morts atteint le chiffre astronomique de 80 000. Ces évaluations doivent être faites avec la plus grande réserve. En effet, nous ne disposons pas de chiffres pour en vérifier l'exactitude. En revanche, nous pouvons affirmer, sans risquer de nous tromper, que les autorités de la république serbe autoproclamée essaient, de façon évidente, de moduler voire de tronquer les données pouvant permettre des estimations proches de la réalité. On peut cependant dégager quelques conclusions fondamentales. Tout d'abord, nous pouvons constater que la politique nationaliste a eu pour résultat de réduire considérablement la population serbe de BosnieHerzégovine où ne vivent aujourd'hui plus que 850 000 à 900 000 Serbes (dont 200 000 sur le territoire sous contrôle du gouvernement bosniaque). Cela signifie que, dans la République serbe auto pro cIamée , il ne reste que 700 000 Serbes; chiffre qui ne correspond qu'à la moitié du corps électoral qui avait voté lors des dernières élections pour "son parti ethnique et pour son leader". Ces calculs simplifiés démontrent, sans ambiguïté possible, que Karadzic et son parti n'ont pas la légitimité nécessaire pour représenter les Serbes en Bosnie-Herzégovine. Les Serbes restés sur le territoire sous contrôle du gouvernement de Sarajevo (souvent sous pression du fait de leur appartenance ethnique) expriment ainsi leur désaccord avec Karadzic, de même que ceux qui ont fui la République serbe autoproclamée. De surcroît, même les Serbes sous contrôle de Karadzic montrent chaque jour un peu plus leur mécontentement à l'égard de sa politique. Ainsi, nous avons, d'une part, des soulèvements armés (à Banja Luka) et d'autre part, une résistance passive. Les Serbes en Bosnie prennent, petit à petit, conscience des abus dont ils font l'objet. Ils commencent à comprendre qu'ils sont les victimes de la politique nationaliste serbe. Ce processus a politiquement pris forme à l'Assemblée des citoyens serbes qui a eu lieu, en mars 1994, à Sarajevo. Lors de cette manifestation, les Serbes les plus éminents ont critiqué, puis rejeté, la politique de Pale. Ils se sont prononcés pour une Bosnie-Herzégovine des citoyens, unitaire, démocratique et multi-ethnique. Ils se sont élevés contre les crimes de guerre et ont pris parti pour la paix ainsi que pour la confiance mutuelle entre les trois ethnies en Bosnie-Herzégovine. Les membres du Conseil des Citoyens Serbes ont été élus pour mener à bien cette initiative des N° 13 Hiver 1994-1995
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citoyens. Cela prouve qu'en Bosnie-Herzégovine, il existe des Serbes fidèles à la tradition de la coexistence. Ces Serbes devraient être reconnus par la communauté internationale et acceptés comme les véritables représentants des Serbes de Bosnie-Herzégovine.
y a-t-il des solutions? Au fond, la situation en ex-Yougoslavie n'a pas changé depuis un an, les nombreux événements survenus depuis n'ayant pas profondément modifié la situation. La guerre en Bosnie continue. De nombreux plans de paix dressés par la communauté internationale n'ont jamais été réalisés. Le dernier qui a marqué toute l'année 1994, repose sur deux éléments de base. Premièrement, les Musulmans bosniaques et les Croates de Bosnie se sont mis d'accord sur leur fédération et sur une fédération future avec l'Etat croate (aux Serbes de Bosnie de s'y rattacher s'ils le souhaitent). Deuxièmement, le partage territorial de la Bosnie-Herzégovine donne 51 % pour la Fédération et 49 % pour la république serbe en Bosnie. Malgré le fait que Belgrade a soutenu ce plan, les Serbes de Bosnie l'ont refusé. A la suite de quoi, Belgrade a mis en place un embargo contre la république serbe de Bosnie. En retour, la République Fédérale Yougoslave a bénéficié de l'allègement de l'embargo imposé par la communauté internationale. Mais ce plan n'a toujours pas été accepté et les nouvelles initiatives ne sont pas claires. La faiblesse principale de ce plan est qu'il mène à la partition de la Bosnie, hypothèse sans précédent historique: un pays reconnu internationalement serait coupé en deux et ces deux parties seraient en même temps des parties confédérales de deux autres pays, la Croatie et la Serbie. Si cela se faisait, la partition définitive de la Bosnie ne serait qu'une question de temps. Par ailleurs, la situation dans les pays de l'ex-Yougoslavie s'aggrave. Trois années de guerre ont profondément atteint l'âme multiethnique de la Bosnie. Aussi, le nationalisme musulman-radical est-il de plus en plus évident et le pouvoir en place y succombe. Ce nationalisme mène lui aussi à la partition de la Bosnie. C'est pourquoi la lutte pour une Bosnie démocratique et civile, contre les trois nationalismes, est la condition de la préservation de la vie commune et de la Bosnie-Herzégovine unitaire. En Croatie, le conflit entre le pouvoir en place et les Serbes .qui ont annexé un tiers du territoire de cet Etat s'accentue. Ceux-ci ont d'ailleurs "autoproclamé" leur propre Etat. En Croatie et en Serbie, la situation économique est désastreuse. Les réformes économiques et le développement d'une économie de marcbé sont stoppés. Les premières privatisations de l'économie, entamées par le dernier gouvernement de l'ex-Yougoslavie, ont été vite remises en question et les entreprises concernées sont retournées dans le giron de l'Etat. En fait de libre échange, nous avons des Etats, qui à coup de Confluences
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décrets, gèrent l'économie et fixent les prix. Les partis au pouvoir dominent complètement la vie économique, politique et culturelle. Ce sont, au fond, des systèmes à parti unique. Le degré de liberté économique et politique, en Croatie aussi bien qu'en Serbie, est aujourd'hui nettement inférieur à ce qu'il était en ex-Yougoslavie où une forme libérale de socialisme s'était développée. La politique de la communauté internationale n'a pas changé non plus. Elle est faite de mauvaises évaluations, d'absence de buts précis, de résignation face au fait accompli. Cette politique confuse ne pouvait vraiment pas donner de résultats. La communauté internationale ne porte pas la responsabilité de la guerre mais, face à cette situation conflctuelle, elle manifeste son impuissance voire ses divisions. Et pourtant, l'Europe a un intérêt évident au règlement de cette crise car elle est moins stable politiquement qu'il n'y parait. La durée de la guerre en ex-Yougoslavie a déjà troublé l'unité de la communauté internationale. Un foyer de conflits en Europe, avec la possibilité d'une extension jusqu'aux Balkans, peut briser complètement cette unité si chère à l'Europe, remettant en question sa paix et sa stabilité. En Bosnie, des volontaires russes se battent aux côtés des Serbes, des volontaires allemands aux côtés des Croates, et des volontaires islamistes ont rejoint les rangs musulmans. Ces mêmes pays leur fournissent une assistance technique voire des armes. Les puissances étrangères sont donc directement impliquées dans le conflit en ex-Yougoslavie même si pour l'instant, ce n'est que symbolique. Mais qui peut garantir que demain cela ne va pas prendre des dimensions plus importantes, pour aller jusqu'à de vraies alliances militaires? Ose-t-on imaginer une telle Europe? N'est-il pas suffisant qu'une guerre mondiale ait commencé à Sarajevo? La communauté internationale a donc un véritable intérêt à stabiliser cette région. Reste à savoir comment L'important est de tirer les leçons des échecs précédents. C'est pourquoi, la communauté internationale doit fonder sa politique sur les principes suivants: 1. Une solution globale doit être recherchée pour tous les foyers de conflits à la fois: la Bosnie, les parties de la Croatie contrôlées par les Serbes locaux, le Kosovo, la Macédoine, les relations entre la Serbie et la Croatie, etc. Dans le cas contraire, de nouveaux foyers s'embraseront. 2. Une solution démocratique durable est impossible tant que, dans des pays impliqués dans la guerre, le pouvoir sera détenu par des dictateurs et leurs "vassaux". La politique de la communauté internationale doit encourager les changements politiques à l'intérieur de ces pays. Ces deux principes peuvent être réalisés par les moyens suivants: a) Mettre en place un protectorat des Nations Unies sur toute la Bosnie-Herzégovine pendant un an; désarmer toutes les formations militaires, et fixer la date des élections démocratiques dans un an. Cela implique la non-reconnaissance des leaders et des pouvoirs en place Serbes, Croates et Musulmans en Bosnie et refus de dialoguer avec eux. D'ailleurs, aujourd'hui la population ne leur reconnaît plus aucune
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légitimité. Leur seule "légitimitéUprovient de la communauté internationale qui traite avec eux sur un pied d'égalité. b) Sous la menace de l'isolement international, exiger des élections démocratiques en Serbie, en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et au Monténégro, la libéralisation des médias, le contrôle, non seulement des élections, mais aussi des conditions nécessaires à la campagne électorale. n faut soutenir et aider l'opposition démocratique. c) Proposer un plan global pour éteindre les foyers de crise, qui comporterait les éléments suivants: - le respect des droits des minorités en Serbie (les Albanais du Kosovo) et en Croatie (les Serbes) doit être affirmé de la même manière; - assurer la coexistence pacifique des diverses ethnies de BosnieHerzégovine; - proposer des mesures pour la reconstruction de cette région (l'union douanière, les droits individuels à la nationalité dans plusieurs pays d'ex-Yougoslavie, etc); - un programme de désarmement, sous contrôle international, pour toute la région; un programme d'aide financière internationale pour la reconstruction économique, à condition que les points précédents soient appliqués; Ces propositions semblent peut-être utopiques. Cependant, je suis sûr que les citoyens d'ex-Yougoslavie les accepteraient s'ils étaient libérés des "cages nationalistes" dans lesquelles leurs dictatures les tiennent captifs.
Zarko Papic est ancien ambassadeur de Yougoslavie auprès de l'OCDE et ancien directeur de l'Institut fédéral pour la planification et le développement à Belgrade.
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L'équilibre bosniaque
Mirko Sagolj
Journaliste au quotidien indépendant de Sarajevo, Oslobodenje, Mirko Sagolj défend ici l'idée que personne, dans l'histoire, n'a pu réussir à partager la Bosnie-Herzégovine qui a toujours existé avec ses trois peuples constitutifs.
Si la Bosnie-Herzégovine devait être partagée" sur une base ethnique en trois Etats nationaux, si ses frontières devaient exploser, de grands et profonds changements toucheraient les Balkans et l'ensemble du continent européen. La guerre en Bosnie-Herzégovine peut durer une centaine d'années, avec des cessez-le-feu, des trêves et d'autres tromperies de ce genre. Sachant que la guerre a commencé il y a déjà trois ans par l'agression de l'armée serbo-monténégrine contre le village de Ravné dans le sud de la république, il reste enocre 97 ans. Pourquoi autant? Parce que dans la Bosnie-Herzégovine partagée par la violence, la guerre, les crimes et le génocide, la paix n'est pas possible. Qui survivrait à une telle guerre de cent ans? Probablement personne en Bosnie-Herzégovine, sauf ceux qui ont vécu cette stratégie loin de ses frontières, qui sont les descendants de la génération actuelle ou qui vont naître un peu partout sur la planète, là ou se sont installés les réfugiés. D'où vient cette thèse d'une guerre d'un siècle en cas de partage de la Bosnie-Herzégovine? Elle se base sur l'histoire bosno-herzégovienne qui répète sans cesse qu'on ne peut partager la Bosnie car, en tant qu'entité indivisible, elle résiste toujours à chaque agression. La BosnieHerzégovine existe depuis 800 ans, depuis le traité du Ban Kulin en 1189. A cette époque elle est déjà reconnue comme une structure étatique alors que nombre de pays européens actuels n'ont pas encore vu le jour. N° 13 Hiver 1994-1995 r
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Sa spécificité étatique et spirituelle était respecté par les Bans bosniaques, par l'Empire Ottoman qui a règné 415 ans, par l'Empire Austro-Hongrois, par le Royaume de Yougoslavie puis par la République Socialiste Fédérative de Yougoslavie. L'esprit du traité du Ban Kulin a toujours régné sur cet espace. Il est confirmé lors de la première session du Conseil antifasciste de libération nationale de Bosnie-Herzégovine (ZA VNOBH) le 25 novembre 1943 à MrkonjicGrad. Les représentants élus de tous les peuples s'y sont déclarés pour une Bosnie unitaire dans le cadre de la Yougoslavie. Cette volonté a été reconnue à la première session du Conseil antifasciste de Yougoslavie (AVNOJ), réuni la même année à Jajce. Personne n'a donc pu partager la Bosnie-Herzégovine, bien qu'il y ai eu des tentatives passées, mais il est vrai moins brutales qu'aujourd'hui. Chaque tentative s'est solder sur le fait que finalement, la BosnieHerzégovine est un trépied tenant debout grâce à ses trois peuples constitutifs: Musulman (Bosniaque), Serbe et Croate, en présence d'autres peuples comme les Juifs et les Tsiganes. Un dicton local dit que nul Etat n'est bon si un Juif n'y a pas d'avenir et si un Tsigane ne peut construire son campement. En Bosnie, c'était possible. Tous ceux qui dirigeaient en Bosnie-Herzégovine savaient bien que s'il manquait un pied au trépied, ce dernier ne pouvait rester debout sur ses deux autres pieds. Si un seul peuple veut règner c'est intenable. Et il en est de même si deux peuples s'accordent pour diriger ensemble sans le troisième. C'est cela qui mène aux conflits militaires. Même l'histoire des deux frères de Sokolovic n'a pas amené le partage de la Bosnie. Natifs du village de Sokolovic près de Visegrad, l'un était le patriarche serbe Makarije qui après l'arrivée des Turcs reconstitua le patriarcat de PecQ. en 1557, l'autre, Mehmet Pacha Sokolovic était le puissant grand vizir ottoman. Quand il y eu des changements de populations, ces phénomènes ne furent qu'éphémères prouvant ainsi l'indivisibilité du pays. Ainsi en Bosnie-Herzégovine, aucun peuple ne peut dire s'il est le plus vieux car l'histoire les a tellement mélangés que personne ne peut connaitre ses origines éthniques et religieuses. D'ailleurs le phénomènes des Bogomiles bosniaques n'est pas encore scientifiquement explicité. Aujourd'hui encore, les Bogomiles sont accusés de différents crimes quand on cherche un bouc émissaire. Mais en même temps tout le monde veut se les approprier quand il recherche ses racines locales pour revendiquer son bon droit. Près de la petite ville herzégovienne de Stolac qui a subi de graves destructions, il existe des pierres tombales bogomiles appelées "Stétchak". Stolac a d'abord été détruite par les bandes de Karadzic puis lors du conflit croato-musulman. Tous les monuments de la culture islamique ont été détruits. Seules les pierres tombales sont restées "vivantes". En effet, sur ces pierres il y a des inscriptions gravées dans l'ancienne écriture "bosantchica", proche du cyrillique d'aujourd'hui. C'est pour cela qu'une partie des Serbes incultes et mal informés participant à l'agression contre la Bosnie, pensent que ces monuments sont des signes de leur propre culture nationale. fis ne les ont donc pas détruits. Sachant que Croates et Musulmans se considèrent aussi comme les descendant des Bogomiles, ils Confluences
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n'y ont pas non plus touché. Ces pierres sont donc la seule chose commune qui a été protègée. Elles pourraient peut-être un jour constituer la base de la reconstruction d'un Etat commun aux trois peuples. D'autant qu'aujourd'hui la Bosnie a ses "Bogomiles contemporains".Ce sont les enfants issus de mariages mixtes dont leur destin actuel est difficile et incertain, car comme les Bogomiles, ils n'appartiennent à personne et à tout le monde. Ces dernières années, dans les grandes villes de BosnieHerzégovine un tiers des mariages étaient mixtes. Ces derniers sont devenus la cible des nationalistes extrémistes. A Sarajevo, dans le journal musulman "Ljiljan", se développe une campagne très sévère contre ces mariages, dénonçant brutalement les adultes et les enfants des mariages mixtes. Pourtant, trois exemples prouvent que l'on revient toujours à la situation antérieure. Premièrement, entre la moitié du XVlème jusqu'à la fin du XVllIème siècle, tous les catholiques ont disparus à cause de différents conflits nationaux et religieux. Leur nombre est passé de 750.000 à 25.000 pour revenir à 850.000 par la suite. Deuxièmement, le début de la Seconde guerre mondiale, comme actuellement, a été marqué par la liquidation et l'extermination massive des Musulmans des bords de la rivière Drina. Pour sauver leurs vies, ces Musulmans ont tous fui les villes en 1943. Or au recensement de 1991, les Musulmans étaient à nouveau majoritaires dans ces mêmes villes. Mais aujourd'hui, à nouveau, il n'y a plus de Musulmans dans ces villes. Troisièmement, jusqu'au début du XXème siècle, il y eu une modification importante dans les appartenances religieuses: du catholicisme vers l'islam et vice-versa, de l'orthodoxie vers l'islam et vice-versa et du catholicisme vers l'orthodoxie. Ces flux sont égaux car à chaque comptabilité les différentes religions gardent quasiment le même nombre de pratiquants. Bref, en Bosnie quand on déplace quelqu'un de sa ville ou de son village natal, il ressent le besoin d'y revenir pacifiquement ou par la force. C'est pour cela que tout déplacement de force d'un peuple entraine une longue et sanglante guerre pour revenir à la situation antérieure. Le partage de la Bosnie pourrait avoir de graves conséquences sur la frontière entre catholicisme et orthodoxie et entre christianisme et islam. Dans la Bosnie-Herzégovine multiconfessionnelle, la frontière entre catholicisme et orthodoxie passait par la Drina. Si le pays est partagé en Etats nationaux, cette frontière est repoussée de quelques centaines de kilomètres vers l'ouest sur la rivière Kupa qui correspond aux frontières de la "Grande Serbie" sur la ligne Virovitica-Karlovac-Karlobag, voulu au départ par Ilija Garatchanin puis repris par ses successeurs: Stevan Moljevic, Draza Mihai10vicet désormais Slobodan Milosevic. Les Croates seuls ne peuvent arrêter les Serbes et nous risquons de voir se concrétiser la prophétie du grand écrivain croate Miroslav Krleza: "Vous pouvez contempler toute la Croatie du sommet de la cathédrale de Zagreb. Toute la Croatie sera réduite à Zagreb et sa banlieue". La frontière entre christianisme et islam se situe dans le vieux Sarajevo sur la petite place Slatko Chotcheta. C'est la frontière entre deux religions et trois civilisations. A quelques centaines de mètres, on y trouve la mosquée, l'église orthodoxe et la cathédrale catholique. Ces trois lieux N° 13 Hiver 1994-1995
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symbolisent lapossibiltéd'une vie commune équilibrée pendant des siècles. Avec le partage de la Bosnie, cette frontière va imploser. L'ex-Yougoslavie a été découpée dans le but aussi de découper la Bosnie pour qu'elle soit partagée entre la Serbie et la Croatie. Pour arriver à cela, il faut que les Musulmans bosniaques disparaissent, qu'ils soient liquidés, expulsés ou convertis. Les dirigeants des pays occidentaux qui soutiennent ce partage, voire l'inspirent, sont-ils conscients des conséquences sur l'équilibre des zones d'intérêts dans le monde? Aujourd'hui, ce partage semble inévitable. La guerre s'intensifie et menace d'échapper à tout contrôle, risquant de s'étendre à l'ensemble des Balkans. Marchants vers la "Grande Serbie", les Serbes de Karadzic contrôlent déjà les deux-tiers de la Bosnie-Herzégovine. En 1991, les Serbes étaient 31,21%, les Musulmans 43,48%, les Croates 17,3% et les autres 5,54%. Aujourd'hui personne ne connait l'état actuel de la situation car 1,5 millions de personnes ont été déplacées et 300.000 autres sont mortes. Le conflit croato-musulman n'a fait que compliquer les choses. .Au départ, Croates et Musulmans combattaient ensemble contre les tchetniks de Karadzic. Ils ont obtenu des succès dans les régions d'Herzégovine à population mixte. Cette alliance a été minée par la volonté serbo-croate de se partager les dépouilles de la Bosnie. Franjo Tudjman, président de la Croatie, avec raide des extrémistes du HDZ, a tenté de prendre une partie de l'Herzégovine et de la Bosnie par .la force, pratiquant la purification ethnique. Les Musulmans étant déjà repoussés vers la Bosnie centrale, entre Tuzla, Zénica, Sarajevo et Mostar, ils ont dû prendre les armes contre les forces croates du HVO dans cette région. Ainsi en avril 1993, Croates et Musulmans se sont affrontés pour la première fois, après une coexistence harmonieuse pendant des siècles. En Herzégovine majoritairement croate, les Musulmans ont été les victimes, l'inverse en Bosnie centrale. Les Croates de Bosnie centrale et septentrionale étaient contre cette politique de Tudjman et du HVO, ainsi que l'opposition à Zagreb, l'église catholique, les Etats-Unis et l'Allemagne. Tous pensaient qu'à long terme, cette politique n'était pas bonne pour les Croates et finalement allaient dans le sens des visées des agresseurs serbes. Grâce à ces différentes pressions, Franjo Tudjman a accepté ridée d'une fédération croato-musulmane, confédérée à la Croatie. Cette fédération existe désormais avec sa propre constitution et son propre Etat mais de manière floue. Il existe une dualité des pouvoirs. Parfois le pouvoir fédéral prime, parfois se sont les structures purement croates ou musulmanes, bref il y a un mélange de compétences. Cette situation est intenable pour l'avenir de la fédération. D'autant qu'elle ne fait pas mention des populations serbes restées loyables à cette autoritée. En conclusion, il manque encore un pied au trépied bosniaque. Cette fédération est une sorte de grossesse extra-utérine. Mais elle a tout de même l'avantage d'avoir arrêté le conflit entre Croates et Musulmans. D'un autre côté, Rodovan Karadzic refuse tout plan de paix, l'obligeant à rendre 20% du territoire qu'il contrôle, parce que ce serait contraire à son projet de "Grande Serbie", malgré les pressions internationales et la "rupture" avec Belgrade. Confluences
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Aucun plan de paix proposé par les instances internationales n'est basé sur la réalité du conflit. Tout semble inspiré de ridée de "Grande Serbie" qui passe par la destruction de la Bosnie et l'occupation d'une grande partié de la Croatie. Cela voudrait dire que la guerre n'aura jamais de fin, sauf si Slobodan Milosevic préfère se cantonner aux acquis de 50% de la Bosnie et non 70 ou 75 % comme le souhaite Karadzic. Pragmatique, le président Serbe change de tactique et ne veut plus jouer les jusqu'auboutiste quitte à attendre une période plus propice pour. repartir à l'attaque. Pour faire plier Karazic, Milosevic pourrait reconnaitre la Bosnie-Herzégovine comme Etat indépendant et souverain. Dans ce cas, ce serait la fin définitive de ce criminel de guerre qu'est Radovan karadzic. Mais Milosevic peut-il réduire seul Karadzic? Si la Russie reconnaissait la Bosnie-Herzégovine et si les Nations Unies, l'Otan et l'Union europénne accentuaient leurs pressions politiques, diplomatiques et militaires, le risque d'une guerre de cent ans pourrait être évité. t
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Mirko Sagolj est journaliste au quotidien Oslobodenje
à Sarajevo.
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De vrais faux problèmes
Tarik Haveric Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les défenseurs aussi bien que les détracteurs du modèle pluriethnique et pluriculturel de la société bosniaque ont puisé les éléments de leur argumentation dans les valeurs de tolérance et d'humanisme. Pour les premiers, il s'agit de sauver un modèle de coexistence pacifique précieux pour l'humanité; pour les seconds il ne s'agissait que d'un rêve, beau certes, mais irréalisable. Tarik Haveric, dirigeant du Parti libéral de Bosnie-Herzégovine et membre de l'association Sarajevo, dénonce ici l'oubli de l'argumentation légaliste qu'il estime être la seule à devoir être retenue pour sauver le modèle Bosniaque et préserver d'autres sociétés, y compris les Etats-Unis et la France, de l'effritement communautaire.
Dans son article De vrais-faux Français?I Morald Chibout dénonce la décision du .gouvernement marocain d'instaurer des visas d'entrée pour tous les Algériens et pour tous les étrangers d'origine algérienne, si bien que "des centaines de ressortissantsfrançais munis de passeports français se sont vus déchus de leur nationalité française par des policiers marocains et ont subi arrestations, gardes à vue et interrogatoires". Deux jours plus tard, le 28 septembre, Le Monde publie un texte intitulé La fin du rêve.bosniaque. Son correspondant à Sarajevo, Rémy Ourdan, nous y annonce: "Les dirigeants musulmans donnent le coup de grâce à l'espoir d'un Etat multiethnique". Quoique abordant des sujets totalement distincts, ces deux articles sont à mettre en relation. En effet, l'article de Rémy Ourdan explique les causes du problèmes évoqué par Morald Chibout, (à l'insu de son auteur!) tandis que Morald Chibout démontre, sans le vouloir, les véritables causes de l'échec de toutes les initiatives de l'Occident pour résoudre le conflit bosniaque. Ces causes ne sont mentionnées, en règle générale, ni par les N° 13 Hiver 1994-1995
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correspondants ni par les spécialistes des Balkans, pourtant si bien informés. "Sur quels critères discriminatoires peuvent se baser les autorités marocaines pour distinguer un Français d'un autre? 'f, se demande M. Cmbout, pour constater plus loin que la notion de nationalité H
traduite par un passeport se retrouve reléguée au au second plan". Cette observation est juste. Mais ce phénomène ne s'est pas produit pour la première fois aux postes-frontières marocains. Le Maroc n'a fait que reprendre un modèle breveté par la France officielle, développé et orchestré avec l'aide des médias et de nombreux intellectuels depuis presque trois ans. Ainsi pour les lecteurs du texte d'Ourdan, il n'est pas inhabituel de parler, au lieu de Bosniaques tout court - c'est-à-dire des citoyens de ce pays qui en possèdent le passeport et jouissent, en conséquence,
de la nationalité
bosniaque
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de Serbes, de Croates ou de
Musulmans (voire Bosniaques musulmans), comme de trois nationalités en Bosnie-Herzégovine. M. Chibout rappelle que selon la Cour internationale de justice, la nationalité est "un lien juridique". Si telle est la vérité, elle devrait avoir force de loi tant en Bosnie qu'en France ou au Maroc; et la violation de ce principe, où que ce soit, devrait être une raison suffisante pour tirer le signal d'alarme. Si le million de citoyens français d'origine algérienne avait élevé la voix à temps contre l'institution de "trois nationalités" en Bosnie, peut-être n'auraient-ils pas découvert que ce même problème a commencé à se poser pour eux, qu'ils sont de faux Français et que leur origine ethnique (la consonance du nom, le lieu de naissance et le faciès) a plus d'importance que leur passeport. Ce morcellement du problème, par suite de quoi celui-ci demeure irrésolu, est rendue possible par le privilège du libre arbitre, c'est-à-dire du libre choix du sujet. Chibout est en droit de mettre en question la notion de nationalité française sans avoir à lier son propos à la Bosnie et à la position française sur la Bosnie: ce n'est tout simplement pas son sujet Rémy Ourdan est en droit d'utiliser l'expression "du côté dit 'bosniaque', à majorité musulmane", sans se demander ce que pourrait signifier une expression équivalente, par exemple "du côté dit 'français', à majorité catholique. En fait il n'écrit pas sur ce qui se passe en France. Soulignant "qu'avant la guerre, 45% des familles vivant dans la capitale bosniaque étaient mixtes", Rémy Ourdan ne nous explique pas comment on reconnaît un tel mariage. Si, en France, un Breton est marié à une Alsacienne, est-ce un mariage mixte? Et est-ce enregistré quelque part officiellement, pour que les journalistes puissent s'en servir? Enfin, comment peut-on vraiment savoir si "un Serbe a épousé une Musulmane, (ou) un Musulman... une Croate"? Que quelqu'un soit serbe, ce n'est pas un fait juridique, et ce n'est inscrit ni dans les cartes d'identité ni dans les passeports, même en Bosnie. Certes, un tel peut "se déclarer" de nationalité croate. Mais j'aurais beau me déclarer de nationalité américaine, les autorités américaines, hélas, refuseront très certainement de me délivrer un passeport s'ils ne trouvent pas un bien-fondé juridique à ma déclaration. Pourtant, pour Rémy Ourdan, il est devenu normal qu'en Bosnie la nationalité ne soit pas un fait juridique, mais qu'elle s'identifie à l'appartenance ethnique. Cette Confluences
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appartenance est ainsi devenue la source des droits politiques, et peut être déterminée sur la base d'une déclaration personnelle (Moi, je suis de nationalité serbe). Evidemment on offre par là même la possibilité d'enlever leur nationalité, selon ces mêmes critères, à certain.escatégories de citoyens par un simple énoncé, comme on a retiré, à une certaine époque, leur nationalité allemande ou autrichienne aux juifs. Ce qui voue d'emblée à l'échec les "plans de paix" pour la BosnieHerzégovine est le fait qu'ils reposent tous sur des principes de. base désapprouvés et rejetés il y a longtemps par les démocraties occidentales elles-mêmes. Il n'est pas étonnant que de telles solutions soient proposées et soutenues par des gouvernements guidés par des raisons d'Etat ou par leur sens de la realpolitik. Mais le phénomène qui mériterait une étude approfondie est la contribution apportée inconsciemment par certains intellectuels français (Edgard Morin, Jacques Julliard, Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut) dont, pourtant, la bienveillance et la position pro-bosniaque ne sauraient être mises en question. ,
Un ordre normatif a été aboli par la force en Bosnie-Herzégovine. On ne peut pas défendre n'importe quel ordre normatif (comme, par exemple, le système féodal ou l'apartheid) par runique fait de sa légalité; mais une commission composée des juristes européens les plus éminents avait estimé acceptable celui de Bosnie. Il était donc démocratique, ou sur le point de le devenir, vu la singularité historique du post-communisme et de la période de transition. Qu'un pays à régime démocratique soit agressé devrait être une raison suffisante pour que tous viennent à sa défense. Et la seule solution acceptable pour mettre fin au conflit serait la pleine restitution de son ordre normatif, et non une quelconque "paix équitable". Mais l'engagement pro-bosniaque des intellectuels français a surtout consisté à souligner certains traits de caractère de la victime lui imprimant une valeur spécifique, et non à défendre l'universalité du principe de l'inviolabilité d'un régime démocratique légal. C'est ainsi que nous avons entendu dire, ou lu à maintes reprises, que la Bosnie était un pays multiethnique et multiculturel, que les différents peuples y avaient toujours vécu ensemble, qu'ils voulaient continuer à y vivre ensemble, etc... Ceci veut-il dire qu'il serait permis d'attaquer un pays monoethnique et monoculturel, en changer les frontières et l'ordre intérieur, ou même le détruire entièrement sans que cela suscite un véritable intérêt? Personne n'a le droit, à Lyon ou à Nantes, de chasser quelqu'un de son appartement s'il possède les papiers prouvant qu'il en est propriétaire ou locataire. Pour empêcher ce genre d'agissement, les autorités font appel à la loi, et non à la volonté des Bretons, Alsaciens, Corses, Occitans ou autres, de vivre ensemble. Pourtant, on a l'impression, en entendant le discours des intellectuels français "multiethnophiles", qu'en Bosnie les gens ne vivaient pas là parce qu'ils étaient propriétaires ou locataires de leur appartement ou parce qu'ils habitaient à telle adresse, mais parce qu'il s'agissait d'un milieu tolérant. En fait, le déplacement forcé de la population doit être condamné parce qu'il représente encore une fois une violation des lois, et non pas parce que cela est contraire à l'idée de vie en commun. Le fait de substituer sans relâche l'idéal humaniste (tolérance et entente) à la légalité, la volonté au caractère obligatoire des lois, et N° 13 Hiver 1994-1995
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l'accord des communautés aux droits de l'individu, a donné au bout de deux ans et demi ses résultats: la réalité bosniaque commence à ressembler à sa fausse image. L'ordre constitutionnel de Bosnie, celui qui a été aboli par l'agression, ignorait la notion de l"'accord..des peuples", et personne ne jouissait de droits particuliers sur la base de son origine ethnique. Aujourd'hui, la Constitution de la Fédération Bosniaco-croate imposée par Washington, un document éminemment raciste, stipule le partage du pouvoir entre deux ethnies (représentées par leurs partis respectifs) et rend impossible à jamais toute articulation démocratique des intérêts politiques. Mais l'effet le plus épouvantable de la défense de l'idylle communautaire bosniaque (au lieu d'un pays démocratique agressé) est que les lecteurs français ne remarquent plus aujourd'hui l'immoralité profonde du titre même du texte paru dans Le Monde. Car évoquer la fin du rêve bosniaque revient à dire qu'il ne s'agit pas ici d'une réalité, un pays avec son ordre légal, qui vient d'être détruite, mais qu'un rêve parmi tant d'autres ne pourra pas être réalisé. Quand on lit que "après l'éclatement de la Yougoslavie, les Bosniaques rêvaient (c'est moi qui souligne) d'une Bosnie-Herzégovine unie, multiethnique et moderne", on oublie qu'en fait cette Bosnie-Herzégovine existait en tant que telle bien avant l'éclatement et même la naissance de la Yougoslavie. On oublie qu'elle a été anéantie, c'est-à-dire qu'elle est passée de l'existence au néant avec l'aide des démocraties occidentales et de la France notamment. La coexistence, dans un même pays, de gens de différentes origines ethniques, fait accompli en Bosnie depuis des siècles (et qui nous laisse d'ailleurs indifférents dans le cas du Royaume-Uni, de la France ou des Etats-Unis), est devenu un projet: quelque chose en puissance dont le passage du néant à l'existence dépend de la volonté et de l'aptitude des personnes impliquées. Et si les Bosniaques, même avec notre aide, n'arrivent pas à réaliser leur projet multiethnique, si maintenant ils y renoncent eux-mêmes, tant pis pour eux! On ne peut pas accuser les autres de l'échec de ses propres projets! Si l'on en dresse le bilan, la dérogation aux principes démocratiques de base, c'est-à-dire l'acceptation de l'ethnie comme source des droits politiques en Bosnie, n'a pas entrainé la "solution politique du conflit", dont l'issue reste difficile à prévoir. En revanche, des centaines de milliers de citoyens français se sont vus, à cause de leur origine, transformer en faux Français. Pour le moment au Maroc seulement, mais cela ne fait que commencer.
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Tarik Haveric est dirigeant du Parti libéral de Bosnie.:Herzégovine l'association Sarajevo.
1 Libération, 26 septembre 1994. Confluences
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et membre de
La Bosnie-Herzégovine de 1878 à 1945
Henry Bogdan L'insurrection violente contre la domination ottomane qui s'étendit à partir de la Bosnie à tout le monde balkanique dès 1875-1876, et l'intervention militaire de la Russie qui la suivit en 1877, trouvèrent leur épilogue dans une conférence internationale qui se tint à Berlin du 15 juin au 13 juillet 1878. Les représentants des grandes puissances de l'époque, l'Allemagne, .. Autriche-Hongrie, la France, le Royaume-Uni et la Russie, s'efforcèrent de trouver une solution de compromis au problème. des Balkans. On y discuta entre autres de l'avenir de la Bosnie-Herzégovine.
Conformément à une convention secrète austro-russe en date du 15 janvier 1877, laquelle incluait la Bosnie-Herzégovine dans la zone d'influence de la monarchie austro-hongroise, la conférenc.e de Berlin confia "à titre provisoire", l'administration de cette province à l'AutricheHongrie, qui obtint également le droit de maintenir des garnisons dans le sandjak de Novipazar afin d'assurer la sécurité de la route de Salonique. Ainsi en 1878, la Bosnie-Herzégovine, hinterland de la Dalmatie autrichienne, se trouva-t-elle intégrée dans un empire multinational qui depuis le XVIème siècle avait été le bastion avancé" de la chrétienté latine et le fer de lance de la lutte contre les Ottomans. Le territoire qui passait ainsi sous administration austro-hongroise s'étendait sur 51027 km2, la majeure partie (41908 km2) constituait la province de Bosnie, le reste celle d'Herzégovine. La Bosnie-Herzégovine avait pour voisins au nord et à l'ouest la Croatie qui dépendait du royaume de Hongrie depuis la fin du XIème siècle, au sud la Dalmatie rattachée à l'Autriche depuis 1815 après avoir appartenu à Venise. Il y avait donc ainsi une continuité territoriale entre la Bosnie-Herzégovine .et l'Empire austro-hongrois. En revanche sur ses frontières orientales, la h-:.
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Bosnie-Herzégovine avait pour voisins du nord au sud le royaume de Serbie, le sandjak de Novipazar sous tutelle turque et le Monténégro. Pour la Serbie, la présence austro-hongroise en Bosnie-Herzégovine bloquait tout espoir d'accéder à l'Adriatique. Un dénombrement de la population effectué dès 1879 par la nouvelle administration donna le chiffre de 1 158 092 habitants pour l'ensemble de la Bosnie-Herzégovine. Sur le plan purement ethnique, l'immense majorité de la population était slave et parlait le serbo-croate mais sur le plan religieux, on avait 38,7 % de musulmans et 18,1 % de Croates catholiques romains face à une majorité relative de Serbes orthodoxes (42,9 %). Sarajevo, la capitale du territoire n'était alors qu'une petite ville aux aspects très provinciaux avec ses 21 377 habitants dont 68,9 % de musulmans, 17,3 % de Serbes orthodoxes et 3 % de Croates catholiques. Dans les autres villes de Bosnie-Herzégovine, les musulmans étaient majoritaires à Banja Luka (67,7 %), à Zenia (81,8 %), à Mostar (59,2 %) et à Gorazde (82,2 %). Dans les régions rurales, les Serbes étaient le plus souvent majoritaires. 'Quelle a été l'évolution des différentes composantes de la population de Bosnie-Herzégovine à l'époque austro-hongroise? On peut en avoir une idée assez précise en comparant les résultats du dénombrement de 1879 à ceux du recensement austro-hongrois de 1910. On constate tout d'abord que la population totale a sensiblement augmenté, passant de 1 158 092 habitants à 1 898 040 en 1910, soit une augmentation de l'ordre de 70 %. En revanche, le rapport entre les différentes composantes de cette population s'est modifié au profit des Serbes orthodoxes qui sont passés de 42,9 % à 43,5 % et surtout au profit des Croates qui sont passés de 18,1 % à 22,9 %, tandis que la part des musulmans tombait de 38,7 % à 32,2 %. La nette augmentation du poids des Croates en BosnieHerzégovine s'explique en grande partie par une immigration en provenance de la Dalmatie et de la Croatie, voisines. Ceci est particulièrement net à Sarajevo où la part des Croates dans la population est passée de 3 % à 19 % dans une ville où la population totale est passée entre 1879 et 1910 de 21 377 à 51 919 habitants. La même tendance peut être constatée dans les autres villes. L'administration austro-hongroise entreprit la mise en chantier de grands travaux d'infrastructure, notamment dans le domaine des transports avec l'appui des groupes financiers et industriels allemands et autrichiens soucieux de mettre en valeur un pays au sous-sol riche qui était le prolongement naturel de l'Empire. Entre 1878 et 1914, plus de 1200 km de voies ferrées à voie étroite et souvent à crémaillère en raison de la configuration géographique du pays, furent construites reliant la Bosnie-Herzégovine au littoral adriatique d'une part et au réseau des chemins de fer hongrois - dont dépendaient les chemins de fer de Croatie - d'autre part. Sarajevo devint un important carrefour ferroviaire facilitant de ce fait l'installation de manufactures. Des milliers de kilomètres de routes carrossables furent construites par les militaires du génie, permettant ainsi le désenclavement du pays. Tout se passait comme si la Double Monarchie entendait garder à titre définitif ce territoire que le Congrès de Berlin lui avait donné à Confluences
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administrer à titre provisoire. Le pas fut franchi le 5 octobre 1908 l'année même où l'empereur François Joseph célébrait le 60ème anniversaire de son avènement - lorsque l'Autriche-Hongrie annexa officiellement la Bosnie-Herzégovine, faisant de cette province une sorte de Reichsland appartenant en commun à l'Autriche et à la Hongrie. L'annexion provoqua quelques remous diplomatiques; cependant la Russie et la Serbie reconnurent à contrecœur la nouvelle situation. L'annexion de la Bosnie-Herzégovine en effet avait quelque peu modifié l'équilibre dans les Balkans au profit des Empires centraux. Certes en 1878, la Russie avait accepté les décisions du congrès de B~rlin en se plaçant dans la tradition d'accords austro-russes antérieurs qui prévoyaient le partage des Balkans ottomans en deux zones d'influence, la partie occidentale sous influence autrichienne, la partie orientale sous influence russe. La Serbie, reconstituée en Etat souverain au début du XIXème siècle, se trouvait au confluent de ces deux zones d'influence et avait joué un rôle important lors des révoltes de 1875-1876 qui avaient abouti au recul des Ottomans. L'opinion publique et les intellectuels serbes souhaitaient la,.reconstitution d'une Grande Serbie mais le prince Milan Obrenovic et son fils Alexandre entendaient maintenir de bonnes relations avec l'Autriche-Hongrie comme le montre le traité secret du 28 juin 1881 qui plaçait la Serbie dans la zone d'influence autrichienne et qui permit un an plus tard au prince Milan de prendre le titre de roi de Serbie. Mais le parti radical serbe et denomb~eux cadres de l'armée critiquaient violemment l'orientation pro-autrichienne du roi. Le Il juin 1903, un coup d'état militaire mit fin dans un bain de sang au règne des Obrenovic. La famille rivale des J(arageorgevic retrouva le trône dont elle avait été chassée en 1859 en la personne du roi Pierre 1er, très lié à la cour de Russie et ancien officier de Saint Cyr. La diplomatie de Belgrade prit dès lors une nouvelle orientation et le principal auteur du coup d'Etat de 1903, le colonel Apis, devint le chef des services secrets serbes. La Bosnie-Herzégovine devint alors un terrain d'affrontement entre les intérêts serbes et ceux de l'Autriche-Hongrie; la population serbe locale devint de plus en plus perméable à la propagandepanserbe et antiautrichienne diffusée depuis Belgrade, tandis que les Croates et les musulmans s'accommodaient sans trop de problèmes du régime autrichien. Or, au même moment, un certain nombre d'hommes politiques slaves de Slovénie et de Croatie ainsi que des membres de la minorité serbe de l'Empire discutaient de l'éventualité d'un regroupement des Slaves du sud. Mais pour eux, ce regroupement ne pouvait se concevoir qu'à l'intérieur d'un Empire des Habsbourg rénové et en aucune façon dans le cadre d'un royaume serbe agrandi. Cette idée d'un regroupement des Slaves du sud correspondait aux vues de l'archiduc François Ferdinand, l'héritier du trône des Habsbourg qui avait de nombreux contacts avec les chefs politiques "yougoslaves" de l'Empire. De ce fait, l'éventualité de son accession au trône était considérée par les milieux nationalistes de Belgrade comme une véritable catastrophe. Le gouvernement serbe luimême était conscient que si les plans de l'archiduc François Ferdinand se N° 13 Hiver 1994-1995
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réalisaient, il n'y aurait plus de reconstitution possible d'une Grande Serbie. L'assassinat de l'archiduc François Ferdinand le 28 juin 1914 par l'étudiant serbe bosniaque Gavrilo Prinzip fit connaître à l'Europe tout entière le nom de Sarajevo. Cet assassinat à bien des égards était un acte de terrorisme d'Etat puisque le groupe terroriste auquel appartenait Prinzip avait des liens étroits avec les services secrets de Belgrade. Au lendemain de l'attentat, alors que l'Autriche-Hongrie, appuyée par l'Allemagne, entendait mettre fin au terrorisme serbe par une intervention militaire localisée, l'Europe tout entière s'embrasa par le jeu compliqué des alliances. Durant la Première guerre mondiale, la population de BosnieHerzégovine demeura fidèle à l'Empire et la province fournit à l'armée impériale et royale ses meilleures unités qui firent preuve de loyalisme jusqu'aux derniers combats de l'automne 1918. Mais à ce moment là, le sort de la Bosnie-Herzégovine était déjà décidée, non par les représentants qualifiés du peuple bosniaque, mais par les pays de l'Entente et leur allié serbe. Pendant qu'on se battait sur tous les fronts, les membres du gouvernement serbe en exil avaient obtenu de l'Entente l'engagement qu'une fois la guerre terminée, tous les Slaves du sud seraient regroupés dans le cadre d'un "Etat yougoslave" sous la dynastie des Karageorgevic. Certains hommes politiques croates et slovènes, soucieux de se retrouver du côté des vainqueurs au cas où les Puissances centrales seraient vaincues, s'étaient ralliés à cette idée d'une "Yougoslavie" pensant, comme on le leur en avait fait la promesse, que toutes les nationalités seraient égales dans le nouvel Etat. Au début de novembre 1918, alors que l'armée austro-hongroise avait déposé les armes, l'armée serbe prit possession des territoires depuis si longtemps convoités. Très rapidement, leurs habitants prirent conscience qu'ils étaient devenus les sujets d'un Etat impérialiste et centralisateur. Les musulmans de Bosnie tout comme les Croates furent traités en citoyens de seconde zone dans un Etat dirigé exclusivement par les Serbes et dont l'orthodoxie était la religion officielle. Dans ce royaume qui s'appela d'abord "'royaume des Serbes-Croates et Slovènes" et où les Serbes orthodoxes ne représentaient que 36,1 % de la population d'après le recensement de 1921, le pouvoir était exercé par les Serbes seuls et à leur seul profit. En Bosnie-Herzégovine, les musulmans, et dans une moindre mesure les Croates, furent privés de leurs droits civiques, tout comme l'étaient les Albanais musulmans du Kosovo. Tous les droits des minorités garantis pourtant par le Traité sur la protection des minorités auquel la Serbie avait souscrit, furent systématiquement ignorés par les autorités de Belgrade. Pour les Serbes, les Bosniaques musulmans étaient des renégats que l'on assimilait à l'ennemi ancestral, le Turc. Le nouvel Etat qui prit le nom de Yougoslavie en 1931 fut sans cesse confronté à la résistance d'abord passive des peuples sujets, Croates, Bosniaques et Macédoniens, puis lorsque le roi Alexandre eut mis fin au pseudo régime parlementaire de 1929, des organisations terroristes se manifestèrent un peu partout. Confluences
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Après l'assassinat du roi Alexandre en octobre 1934, le prince régent Paul chercha à s'entendre avec les Croates.. Ell 1939 fut constituée la Banovine autonome de Croatie à laquelle fut rattachée une partie de la BosnieHerzégovine avec les villes de Mostar et de Trevnik. Les victimes de cette réorganisation administrative furent les Bosniaques musulmans: les uns furent rattachés à la Croatie, les autres demeurèrent sujets de la Serbie. Au moment où se déclencha la Deuxième guerre mondiale, la Yougoslavie se déclara aussitôt neutre et d'une neutralité plutôt bienveillante à l'égard de l'Allemagne. Le gouvernement yougoslave pensait alors pouvoir compter sur l'appui du Reich pour maintenir l'intégrité territoriale du pays menacée par les séparatistes croates et par les revendications territoriales à peine dissimulées de ses voisins bulgares, hongrois, voire italiens déjà présents en Albanie. Le prince-régent Paul multiplia les gestes de bonne volonté à l'égard de Hitler et son Premier ministre Cvetkovic signa le 25 mars 1941 le traité d'adhésion au Pacte tripartite unissant déjà l'Allemagne, l'Italie et le Japon dans la perspective d'une guerre contre l'URSS. Cette adhésion formelle au Pacte tripartite eut d'immédiates répercussions en Yougoslavie. Le 27 mars, un coup d'Etat organisé par les généraux serbes avec l'appui des services secrets britanniques mit fin à la régence du prince Paul et proclama roi le jeune Pierre II, fils du roi Alexandre; le statut d'autonomie octroyé à la Croatie fut aboli et un traité d'amitié fut signé aussitôt avec l'URSS. La Yougoslavie bascula dans le camp des alliés. La réaction allemande fut im:qlédiate; dès le 6 avril, la Wehrmacht envahit le pays. Les nationalistes croates profitèrent de la situation pour proclamer l'indépendance de la Croatie et le chef des oustachis, Ante Pavelitch, devenu Poglavnik de Croatie, conclut aussitôt un traité d'alliance étroite avec le Reich. L'armée régulière yougoslave, pourtant suréquipée, fut anéantie en quelques jours. Il est vrai qu'elle était surtout habituée à maintenir l'ordre et qu'il était plus facile de tenir face aux civils désarmés des provinces soumises que face à des soldats aguerris. En outre, une grande partie des recrues yougoslaves venaient des territoires et régions où le centralisme serbe n'avait jamais été accepté et de ce fait ne manifestaient guère de zèle pour défendre une patrie qui n'était pas la leur. Tandis que la Serbie occupée par les Allemands se trouvait réduite à ses frontières de 1911, la Bosnie-Herzégovine fut dans sa quasi totalité rattachée à l'Etat croate. Dès le début de l'occupation allemande dans l'exy ougoslavie, un mouvement de résistance dominé par les nationalistes serbes, se constitua dans les régions montagneuses de Serbie et de Bosnie; ses combattants reprirent la vieille appellation de tchetnik que portaient autrefois les groupes serbes qui combattaient l'occupant turc. L'objectif des tchetniks et de leur chef, le général Mihajlovic, était de reconstituer la grande Yougoslavie sous l'autorité des Serbes. Un peu plus tard, au début de l'été 1941, apparut une résistance communiste qui s'organisa autour du croate )ozif Broz dit Tito et dont l'objectif était de construire une Yougoslavie fédérale et socialiste. Le territoire bosniaque avec ses montagnes, ses bassins intérieurs et ses vallées encaissées devint rapidement un des bastions de la résistance anti-allemande et aussi l'une N° 13 Hiver 1994-1995
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des régions où se déroulèrent, à tous les niveaux, les affrontements les plus meurtriers. Contre les deux mouvements rivaux de résistance, l'Etat croate mobilisa toutes ses forces et fut largement épaulé par ses alliés allemands et italiens. Le nord de la Bosnie fut tenu par les forces de la Wehrmacht tandis que les troupes italiennes s'efforçaient de faire régner l'ordre dans la partie méridionale contiguë à la Dalmatie qu'ils occupaient déjà; mais en 1943, elles furent remplacées par les Allemands. Contre les occupants et contre les forces de l'Etat croate, tchetniks et partisans titistes menèrent une lutte sans merci mais chacun à sa manière, chaque camp n'hésitant pas à nouer des alliances ponctuelles avec l'ennemi commun pour affaIblir le mouvement rival. Aux massacres perpétrés par les oustachis croates contre les orthodoxes serbes répondirent les massacres auxquels se livrèrent les tchetniks sur les civils croates et surtout sur les musulmans de Bosnie, parfois en collaboration avec les Italiens. Dès août 1941, les tchetniks semèrent la terreur dans les villages musulmans de Bosnie méridionale et d'Herzégovine. Dans les districts de Foça, de Rogatlica, de Gorazde et dans bien d'autres encore, ce furent des milliers de musulmans qui furent massacrés dans des conditions atroces comme le rapporte l'un des compagnons de Tito, Milovan Djilas dans ses Mémoires. Pour les tchetniks, les Bosniaques musulmans étaient des renégats, pires que les Turcs et de ce fait ne méritaient aucune pitié. On ne peut s'étonner, dans ces conditions, que beaucoup de musulmans de Bosnie, surtout dans les régions qui avaient vécu les massacres des tchetniks, se soient engagés pleinement aux côtés du régime oustachi de Zagreb. Il ne faut pas oublier qu'entre mai et décembre 1941, les tchetniks avaient massacré de 70 000 à 150000 musulmans selon les sources pour se venger des massacres perpétrés contre les Serbes par les oustachis. Comme les autorités de Zagreb étaient quelque peu réticentes à l'égard de ce zèle musulman jugé suspect, certains chefs de la communauté musulmane de Bosnie offrirent leurs services directement aux Allemands et furent encouragés par le grand mufti de Jérusalem Hadj Amin el Hussein. Le principe d'une division Waffen-SS formé de musulmans croateslbosniaques fut décidé à Berlin mais les dirigeants de l'Etat croate multiplièrent les obstacles pour empêcher les engagements. De nombreux volontaires musulmans se retrouvèrent dans les prisons croates. TIfallut l'intervention personnelle de Hitler pour faire céder Zagreb. La 13ème division Waffen-SS dite Kroatische SS Freiwilligen B.H. Gebirgsdivision 1 officiellement créée au printemps 1943, fut opérationnelle dès juillet 1943 et placée sous les ordres du général-major Sauberzweig. Elle comprenait 21 065 hommes encadrés par 360 officiers et quelque 2 000 sous-officiers, musulmans pour la plupart. Ce qui animait ces volontaires, plus que l'idéologie national-socialiste, c'était essentiellement la volonté de venger leurs coreligionnaires massacrés par les Serbes. Himmler donna des directives au général Sauberzweig pour que soient respectées les coutumes et les traditions des soldats musulmans. Cette division fut d'abord envoyée en Auvergne, puis transférée en Syrie avant de participer à partir de février 1944 aux opérations militaires dans le nord de la Bosnie contre les Confluences
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partisans titistes. Au cours de l'hiver 1944-1945, la plupart des S5 bosniaques se débandèrent et beaucoup rallièrent alors les unités de Tito. A ce moment-là d'ailleurs, la plus grande partie de la Bosnie-Herzégovine était contrôlée par Tito et leur ralliement, bien que tardif, leur permit d'échapper aux représailles dont furent victimes les Croates et les Slovènes. Quant aux tchetniks, abandonnés par les Anglo-Saxons, ils avaient été presque totalement anéantis par les partisans titistes. Les promesses de Tito concernant le destin futur de la Yougoslavie fédérale et socialiste laissaient entrevoir pour les diverses composantes de la population de Bosnie-Herzégovine des perspectives d'avenir plus favorables que celles de l'entre-deux guerres. Mais la guerre avait profondément marqué le pays et laissait derrière elle un bilan catastrophique sur le plan humain, et cela pour toutes les communautés. Selon l'historien serbe Kocovic, les pertes serbes en Bosnie seraient de l'ordre de 209 000 morts tandis que le chercheur croate Zejavic les estimait à 164 000. Pour les pertes musulmanes, le chiffre de 100 000 habituellement donné doit être considéré comme un chiffre minimum. Quant aux pertes croates en Bosnie, elles seraient de l'ordre de 50 000. Ce qui donne un total de l'ordre de 300 à 350 000 victimes pour l'ensemble de la population de Bosnie-Herzégovine. Ce chiffre est assez conforme à la réalité si l'on tient compte du fait qu'entre 1931 et 1948 la population de la Bosnie-Herzégovine a augmenté seulement de 242 000 personnes en dépit d'une démographie vigoureuse, alors que pour la période qui va de 1948 à 1961, l'augmentation a été de 712 000 malgré une diminution de l'accroissement naturel. Lourd bilan donc qui a touché toutes les communautés et dont le souvenir n'allait pas manquer de laisser des traces profondes en dépit du fédéralisme promis par Tito dans le cadre d'une Yougoslavie socialiste au sein de laquelle toutes les nationalités devaient jouir de l'égalité. Population Population Totale 1 158 440 1 898 044 1 890 440 2 323 555 2 565 277 3 277 948 4 124 008 4 354 911
Année 1879 1910 1921 1931 1948 1961 1981 1991 Henry
Bogdan
est agrégé
de Bosnie-H'erzégovine % Musulmans 38,7 32,2 31,1 30,3 30,7/34,5 25,7/33,8 39,5 43,7 d'Histoire,
professeur
% Croates
% Serbes 42,9 43,5 43,9 44,2 44,3/41,6 42,9 32,0 31,3
18,1 22,9 23,5 23,6 23,9/22,8 21,7 18,4 17 3
au Lycée Voltaire
à Paris.
1 Division de montagne SS des volontaires croates de Bosnie-Herzégovine; l'utilisation de la mention "croate" est liée au fait que la Bosnie Herzégovine était rattachée administrativement à rEtat croate.
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