Assassin des pauvres: L'Eglise et l'inaliénabilité des terres à l'époque carolingienne 9782503577937, 2503577938

Donnés à Dieu, les biens fonciers des églises sont réputés inaliénables et les personnes qui tenteraient de s'en em

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Assassin des pauvres: L'Eglise et l'inaliénabilité des terres à l'époque carolingienne
 9782503577937, 2503577938

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ASSASSINS DES PAUVRES L’ÉGLISE ET L’INALIÉNABILITÉ DES TERRES À L’ÉPOQUE CAROLINGIENNE

Collection Haut Moyen Âge dirigée par Régine Le Jan

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ASSASSINS DES PAUVRES L’ÉGLISE ET L’INALIÉNABILITÉ DES TERRES À L’ÉPOQUE CAROLINGIENNE Gaëlle Calvet-Marcadé

F

© 2019, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher.

D/2019/0095/205 ISBN 978-2-503-57793-7 eISBN 978-2-503-57794-4 DOI 10.1484/M.HAMA-EB.5.114497 ISSN 1783-8711 eISSN 2294-8473 Printed on acid-free paper

REMERCIEMENTS

É

crire n’est pas le travail solitaire que l’on croit. En réalité, de nombreuses personnes ont contribué à l’achèvement de cet ouvrage. Sur divers continents et en diverses langues, toutes m’ont apporté leur aide et je tiens ici à les remercier car elles ont formé mon équipe de cœur et d’esprit. Merci ! Merci à mes parents de m’avoir ouvert les portes du monde médiéval. Des remparts d’Aigues-Mortes aux ruelles d’Agde, il est des impressions d’enfance qui marquent toute une vie. Vous avez su tenir ma main et la lâcher quand il le fallait me donnant le courage d’avancer et de ne jamais renoncer. Danke Schön ! À mes deux directrices de thèse, Régine Le Jan et Hedwig Röckelein, va toute ma gratitude. Les chemins de la recherche sont souvent tortueux. Sans votre œil expert, vos encouragements et votre soutien, ce travail n’aurait pu aboutir. Gratias maximas ! D’autres professeurs ont su guider mes pas, Dominique Iogna-Prat sur les chemins de l’ecclesia, Steffen Patzold et Geneviève BührerThierry à la rencontre des évêques carolingiens, Laurent Morelle dans les subtilités de la diplomatique. Mais c’est à Christiane Cosme que je dois mes plus belles plongées dans la langue latine. Grazie ! Les heures de travail sont aussi des heures partagées avec des amis, autour d’un manuscrit ou d’un café. À tous mes compagnons de bibliothèque, Laurence, Claire, Caroline, Warren, Arnaud, Lucie, Émilie, Valentina, merci d’avoir rendu ce chemin plus agréable par votre présence. Thank you ! Enfin, last but not least, mon mari Xavier a su m’épauler et me supporter (dans tous les sens du terme) tout au long de cette aventure, partageant mes découvertes et mes doutes. Et plus que tout autre, je sais combien il se réjouit aujourd’hui avec moi de voir ce livre exister.

LISTE DES ABRÉVIATIONS

ARTEM

Atelier de Recherches sur les Textes Médiévaux

CCL

Corpus Christianorum, Series Latina

CCCM

Corpus Christianorum, continuation mediaevalis

HAMA

Haut Moyen Âge (Brepols)

MGH

Monumenta Germaniae Historica

Savigny

Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte

BHL

Bibliotheca Hagiographica Latina

AASS

Acta Sanctorum. Anvers-Bruxelles, 1643-1925

MEFREM

Mélanges de l’École Française de Rome

PL

Patrologie Latine

TELMA

Chartes originales antérieures à 1121 conservées en France, C. Giraud, J.-B. Renault et B.-M. Tock (éd.), Nancy : Centre de Médiévistique Jean Schneider ; édition électronique : Orléans : Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, 2010. (Telma). [En ligne] http://www.cn-telma.fr/originaux/. Date de mise à jour : Première version, 10 juin 2010.

INTRODUCTION

Les clercs, ou les séculiers, qui sont suspectés de retenir les présents de leur parent, ou les dons, ou les legs par testament, ou s’ils ont cru devoir reprendre aux églises ou aux monastères ce qu’ils avaient donné, aussitôt qu’un saint synode est constitué, ils sont exclus des églises comme assassins des pauvres jusqu’à ce qu’ils rendent l’objet du litige1.

Au début du vie siècle, Césaire d’Arles utilise une formule originale pour désigner les spoliateurs de res ecclesiae : assassins des pauvres. L’invective est lancée et sera reprise trois siècles plus tard par les Carolingiens. L’éloquence de Césaire percute les esprits. La violence est concrète, l’accusation outragée. Le voleur de biens d’Église se rend coupable d’un crime aussi grave que le meurtre. Les possessions meubles et immeubles des églises sont désignées au haut Moyen Âge par l’expression res ecclesiae. Pièces d’or et d’argent, reliques et ciboires, vêtements sacerdotaux, mais aussi dîmes, offrandes de cire pour le luminaire, fruits déposés au pied de l’autel, menus cadeaux des fidèles, donations de parcelles de vignes, champs, forêts, domaines agricoles… Tous ces biens sont des res ecclesiae, et tous sont frappés du même interdit comme le rappelle l’évêque d’Arles. Ces possessions doivent servir à assurer les missions de l’Église et bénéficier aux pauperes ainsi qu’à l’ensemble des fidèles ; elles ne sauraient être détournées à d’autres fins. Ce principe constitue une véritable obligation pour l’administration ecclésiastique : ce qui appartient aux églises ne peut plus retourner à la sphère temporelle et les personnes qui outrepassent cet interdit sont considérées comme des voleurs sacrilèges et excommuniées. L’Église ayant une vocation éternelle, son patrimoine est appelé à toujours croître et ne jamais diminuer. L’institution ecclésiale aspire ainsi les richesses pour mieux pouvoir les redistribuer. Entre le ve et le xiie siècle, l’Église encourage les offrandes : pour faire leur salut, les fidèles sont invités à capitaliser dans leur foi et à investir dans les œuvres, les aumônes et les donations2. L’objectif n’est pas de thésauriser mais au contraire de faire circuler les ressources. C’est dans cette dynamique de transmission entre les vivants et les morts, entre les clercs et 1  Concile d’Agde 506 c. 4, éd. C. Munier, Turnhout, 1963 (CCL, 148), p. 194. Yves Marie Congar attribue la formule à Césaire d’Arles, mais elle est déjà utilisée lors du concile de Vaison de 442. Y. M. Congar, « Les biens temporels de l’Église d’après sa tradition théologique et canonique », dans Id. (dir.), Église et Pauvreté, Paris, 1965, p. 237. 2  A.J. Bijsterveld, « The medieval gift as agent of social bonding and political power : a comparative approach », dans E. Cohen et M. De Jong (dir.), Medieval transformations. Texts, power, and gifts in context, Leiden, 2001, p. 144.

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Introduction

les laïcs, entre les potentes et les pauperes, que se forme une boucle de réciprocité ininterrompue, liant le monde d’ici-bas à l’au-delà. Ce cycle de dons constitue un élément majeur dans la définition médiévale de la société chrétienne, à un moment où l’institution ecclésiale se confond avec le corps social tout entier pour former l’ecclesia3. Jusqu’au xiie siècle, voire jusqu’au xviiie4, l’Église est la matrice au sein de laquelle se structurent les rapports sociaux. Les donations pieuses sont ainsi régies par l’attente du Jugement dernier. Les clercs pensent les échanges matériels en lien avec le salut éternel dans une représentation économique du salut de l’homme5. Les comportements et les actions des fidèles ne prennent tout leur sens que dans cette double dimension diachronique et téléologique.

Les terres ecclésiales Parmi les possessions des lieux saints, les terres occupent une place à part. Dans une société traditionnelle, comme l’est celle de Francie au ixe siècle, la terre n’est pas un espace cartographiable au paysage naturel et désenchanté. La terre est d’abord un territoire, elle est le réceptacle des croyances et des valeurs des hommes ; elle est modelée par les rapports de force et les liens de solidarité ; elle réunit les vivants et les morts enterrés dans son sol en se faisant le support des offrandes et des prières. L’immobilité du sol permet aux relations sociales et en particulier aux rapports de domination de se matérialiser6. En définitive, le foncier est un support permettant de rendre visible l’ordre du monde et le contrôle de la terre rendant durable ce qui est en mouvement permanent : les liens d’homme à homme. Les terres des églises ont également un rôle particulier à jouer dans le fonctionnement de l’État franc. Le royaume carolingien est un land-based state, pour reprendre les catégories de Chris Wickahm, soit un État dont le fonctionnement, les ressources et l’organisation sont basés sur la terre7. Le sol est la principale source de richesses, de pouvoir et de prestige. Aux viiie et ixe siècles, les biens-fonds des églises de l’empire sont utilisés pour les besoins des clercs et pour ceux des milites qui assurent la défense physique du monde chrétien. Cette habitude n’est pas propre 3 D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150, Paris, 1998, p. 11. A. Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Paris, 2001, p. 28-30. 4  A. Guerreau-Jalabert, « L’ecclesia médiévale, une institution totale », dans J. C. Schmitt et O. G. Oexle (dir.), Les Tendances actuelles de l’histoire du Moyen Age en France et en Allemagne, Paris, 2003, p. 221. 5 V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (ive-début ixe siècle), Rennes, 2012. 6  E. Rude-Antoine, G. Chrétien-Vernicos (dir.), Anthropologies et droits. État des savoirs et orientations contemporaines, Paris, 2009, p. 318. 7 C. Wickham, Framing the early middle ages : Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, 2005, p. 57-59.

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aux Carolingiens. Déjà, avant eux, les Mérovingiens avaient coutume de s’appuyer sur les ressources foncières des lieux saints pour récompenser leurs fidèles8. Mais c’est seulement à partir des années 750-770 que cet usage des terres d’Église à des fins séculières participe d’un véritable système de gouvernement, structuré par la législation sur la précaire, le cens recognitif et l’instauration de la dîme9.

Le moment carolingien Les historiens du xxe siècle y ont vu une forme de spoliation qu’Émile Lesne a particulièrement étudiée dans son Histoire de la propriété ecclésiastique en France. Pour lui, il ne fait aucun doute que les rois carolingiens procèdent à des « sécularisations »10. Ce concept a par la suite profondément orienté la lecture et l’interprétation des sources médiévales, d’autant plus que le moment carolingien se caractérise par une intense production de textes visant à défendre le patrimoine des églises. Cette littérature de combat contre les spoliateurs est marquée par la très grande hétérogénéité des sources : entre les années 820 et 880, les clercs carolingiens rédigent opuscules, lettres, canons conciliaires, récits de vision et de miracle afin de définir le domaine matériel de l’Église et d’affirmer son intangibilité. Il existe en particulier une série de traités consacrés exclusivement à la gestion des biens ecclésiastiques : le Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum d’Agobard de Lyon11, la Collectio de ecclesiis et capellis d’Hincmar de Reims12, le Libellus de exordiis et incrementis quarundam in observationibus ecclesiasticis rerum de Walahfrid Strabon13 ou encore le récent traité anonyme édité par Guy Lobrichon14. Ces opuscules spécialisés sont peu nombreux. La plupart du temps les discours de 8 M.  Rouche, « Religio calcata et dissipata. Ou les premières sécularisations de terres d’Église par Dagobert », dans J. Fontaine et J. N. Hillgarth (dir.), Le Septième siècle, changement ou continuité, Londres, 1992, p. 236-249. Dagobert n’est pas le seul exemple connu, voir : I. Wood, « Teutsind, Witlaïc and the history of merovingian precaria », dans W. Davies et P. Fouracre (dir.), Property and power in the early middle ages, Cambridge, 1995, p. 31-52. É. Magnou-Nortier, « La confiscation des biens d’église : un droit royal (vie-viiie siècle) », dans Ead. (dir.),  Aux sources de la gestion publique, tome 2, Lille, 1995, p. 167. 9  M. Lauwers (dir.), La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, 2012 (Collection d’études médiévales de Nice, 12). J.-P. Devroey, « Dîme et économie des campagnes à l’époque carolingienne », dans R. Viader (dir.), La dîme dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, 2010, p. 37-62. 10 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II. La propriété ecclésiastique et les droits régaliens à l’époque carolingienne, Lille, 1922-1926, p. VII. 11  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum. Agobardi Lugdunensis Opera omnia, éd. L. Van Acker, Turnholt, 1981 (Corpus Christianorum, Continuation Mediaevalis, 52), p. 121-141 12  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis, éd. M. Stratmann, Hanovre, 1990 (M.G.H., Fontes iuris Germanici antiqui in usum scholarum separatim editi, 14). 13  Walahfrid Strabon’s « Libellus de exordiis et incrementis quarundam in observationibus ecclesiasticis rerum ».  A translation and liturgical commentary, éd. A. L. HartingCorrea, Leyden, 1996. 14  G. Lobrichon, « Biens d’Église, offrandes et lieux sacrés : autour d’un traité carolingien inédit (Paris, BnF, lat. 1745, fol. 32r-39v) », dans M. Lauwers (dir.), La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, 2012 (Collection d’études médiévales de Nice, 12), p. 107-154.

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défense se trouvent insérés dans des textes de portée plus générale, comme les capitulaires et les lettres synodales ou enchâssés dans la trame des sources narratives. L’une des originalités du présent livre est d’avoir rassemblé ces discours de défense comme s’il s’agissait d’un corpus. Il s’agit bien sûr d’une pure construction, d’un fonds imaginaire nécessaire au processus d’historicisation. Les discours de défense ne désignent pas un type de source en particulier, mais des éléments discursifs insérés dans des documents de nature variée. Ces séquences discursives ont une fonction argumentative et explicative : en les intégrant à la trame de leur texte, les auteurs rappellent la dimension théologico-économique des donations pieuses, ils soulignent leur originalité juridique (le seul propriétaire est Dieu), et martèlent que ces terres sont fondamentalement différentes des autres biensfonds15. Ces discours défensifs n’ont jamais eu à l’époque de lien entre eux, ni par leur nature, ni par leurs auteurs. Leur transmission est également différenciée : ils n’ont pas été regroupés en florilège ni constitués en collection. Cette classification reste donc arbitraire, et a pour seul objectif de mettre en exergue les stratégies discursives des clercs carolingiens. La floraison textuelle du ixe siècle est d’autant plus surprenante qu’elle succède à une longue période de silence. Avant les années 820, les protestations cléricales se trouvaient uniquement dans des actes conciliaires – comme lors du concile d’Agde que présidait Césaire en 506 –, au détour d’une phrase chez Grégoire de Tours ou Frédégaire, ou dans la correspondance de Boniface16. En aucun cas des traités n’avaient été rédigés, et surtout aucun prélat ne s’était exprimé avec autant de force et n’avait cherché avec une telle conviction à défendre les res ecclesiae, c’est-à-dire à les définir pour mieux les distinguer. Les œuvres des auteurs carolingiens s’inscrivent donc dans une longue chaîne de tradition textuelle qui s’étend des Pères de l’Église à la Réforme grégorienne. On peut cependant souligner deux spécificités propres à cette période : un accroissement significatif du nombre de séquences défensives insérées dans les textes et le renforcement de leur tonalité polémique, avec notamment l’apparition des traités de défense.

Les terres d’Église dans l’historiographie Plusieurs historiens ont travaillé sur ce corpus pour tenter d’établir la chronologie des protestations. En premier lieu Émile Lesne, puis Charles De Clercq pour la législation royale et Wilfried Hartmann de façon très synthétique pour les 15  J. M.  Adam, Les textes : types et prototypes. Récit, description, argumentation, explication et dialogue, Paris, 1992, p. 19. 16 Boniface, Epistola, éd. M. Tangl, Die Briefe des heiligen Bonifatius and Lullus, (M.G.H., Epistolae, 1), lettre no 78 p. 169. Frédégaire, Chronique des Temps Mérovingiens, éd. et trad. O. Devilliers et J. Meyers, Turnhout, 2001, c. 41 p. 245.

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actes conciliaires17. Susan Wood dans son étude sur les Eigenkirche a proposé une présentation des textes les plus célèbres, comme autant de jalons d’une histoire des idées désincarnée et déconnectée de son analyse des pratiques18. Élisabeth MagnouNortier en a étudié certains, dans une perspective fiscaliste19, et à la différence notable que, pour elle, les sources antérieures à 845 sont quasiment toutes interpolées par les faussaires isidoriens20, hypothèse réfutée depuis21. De son côté, Barbara Rosenwein a utilisé cette littérature de combat de façon très partielle et à une échelle microhistorique pour étudier les stratégies de défense propre à un monastère22. Dans son ensemble, l’historiographie s’est heurtée à deux écueils : d’une part elle a opéré une sélection dans les seules sources juridiques sans prendre en considération les séquences défensives insérées dans d’autres documents ; d’autre part, malgré l’éclairage sur leurs similitudes et leurs dissemblances, beaucoup d’historiens ont cherché à faire apparaître une voix unique chez les auteurs carolingiens. Ainsi Michel Rubellin résume cette chronologie en trois noms : Boniface, Agobard, Hincmar. Selon l’historien il existerait une doctrine unique des clercs carolingiens qui met un siècle à être élaborée et ne viserait qu’à avaliser la séparation entre clercs et laïcs et à faire reconnaître la propriété éminente de l’Église sur ses terres23. Il n’est pas le seul : la période carolingienne est souvent considérée comme un « faux départ », le premier moment dans le processus de séparation des clercs et des laïcs annonçant la future Réforme grégorienne24. 17 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II…, p. 135-268. C. De Clercq, La législation religieuse franque. Étude sur les actes de conciles et les capitulaires, les statuts diocésains et les règles monastiques. II. De Louis le Pieux à la fin du ixe siècle (814-900), Anvers, 1958, p. 185. W. Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit im Frankenreich und in Italien, dans W.  Brandmüller (dir.), Konziliengeschichte, Paderborn, 1989, p. 458-462. 18 S. Wood, The proprietary church in the medieval west, New York, 2006, p. 729 sqq. 19  É. Magnou-Nortier, « Les deux discours dans les actes des conciles de Meaux (juin 845) et de Paris (février 846) », dans Famille, violence et christianisation au Moyen Âge.  Mélanges Rouche, Paris, 2005, p. 409-430. 20  É. Magnou-Nortier, « L’enjeu des biens ecclésiastiques dans la crise du ixe siècle », dans Ead. (dir.), Aux sources de la gestion publique, II, Lille, 1995, p. 227-261. É. Magnou-Nortier, « La tentative de subversion de l’État sous Louis le Pieux et l’œuvre des falsificateurs », dans Le Moyen Age, 1999, p. 331-365 et p. 615-641. 21  G. Schmitz « Echte Quellen – falsche Quellen. Müssen die zentralen Quellen aus der Zeit Ludwig des Frommen neu bewertet werden ? », dans F.-R. Erkens et H. Wolff (dir.), Von Sacerdotium und Regnum. Festschrift für Egon Boshof, Vienne, 2002, p.  275-300. M.  De  Jong, « The state of the church : ecclesia and early medieval state formation », dans W.  Pohl et V.  Wieser (dir.), Der frühmittelalterliche Staat. Europäische Perspektiven, Vienne, 2009 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 16), p. 244-245. 22  B. Rosenwein, T. Head et S. Farmer, « Monks and their enemies : a comparative approach », dans Speculum, 66, 1991, p. 764-796. 23  M. Rubellin, « Biens et revenus ecclésiastiques : la doctrine des évêques carolingiens (milieu viiie milieu ixe siècle) », dans M. Pacaut et O. Fatio (dir.), L’hostie et le denier. Les finances ecclésiastiques du Haut Moyen Age à l’Époque Moderne, Genève, 1991, p. 25-36. 24 F. Mazel, F. Mazel, L’évêque et le territoire. L’invention médiévale de l’espace (ve-xiiie siècle), Paris, 2016.

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Si on observe en effet au ixe siècle des conflits entre hommes d’Église et séculiers pour le contrôle des res ecclesiae, il me semble que la démarche téléologique peut nuire à une bonne analyse des enjeux de cette période. L’histoire n’est pas linéaire, et près de deux siècles séparent les clercs carolingiens des réformateurs du xie siècle. Par ailleurs, les sources qui nous sont parvenues ont toutes été produites par des clercs, à l’exception de certaines lettres et des diplômes royaux. S’il y a eu une controverse, il nous manque la position adverse : le discours des laïcs sur les res ecclesiae. À travers les récits ou les critiques des clercs, leur voix se fait parfois entendre, au style indirect ; mais c’est principalement en étudiant les traces des litiges, donc par leurs actes, que l’historien perçoit la résistance des hommes du Siècle aux principes de gestion foncière imposés par les prélats, bien que ces textes soient aussi produits par des clercs. Les récentes contributions du groupe de recherche sur l’État et l’étaticité dans les royaumes du haut Moyen Âge occidental ont rappelé l’importance des res ecclesiae, à la fois comme source de revenus pour l’État franc, mais aussi comme enjeu politique25. La circulation des richesses foncières ne peut pas être limitée à la logique binaire qui opposerait le groupe des clercs à un groupe de rivaux laïcs. La réalité des échanges est bien plus complexe. Les terres sont données par tous les fidèles – rois, clercs, laïcs, potentes et pauperes – mais ces mêmes donateurs se transforment parfois en spoliateurs et accaparent les ressources des églises. Les biens spoliés peuvent ensuite être restitués par ceux qui les ont détournés26. Ces transferts de richesses fonctionnent en circuit fermé. L’alternance entre expropriation, réclamation et restitution rythme la vie politique carolingienne27. Les discours défensifs ne sont donc pas qu’un rejet des « sécularisations », ils recouvrent d’autres objectifs qui ont trait à la reproduction matérielle et symbolique de la société28.

Nouvelles lectures Étudier les terres des églises de Francie au ixe siècle nécessite donc d’être extrêmement conscient de la distance qui nous sépare des réalités médiévales. Il nous 25  S. Airlie, « The aristocracy in the service of the state in the carolingian period », dans S. Airlie, W. Pohl et H. Reimitz (dir.), Staat im frühen Mittelalter, Vienne, 2006 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 11) p. 93-111. H.–W. Goetz, « Versuch einer resümierenden Bilanz », dans W. Pohl et V. Wieser (dir.), Der frühmittelalterliche Staat. Europäische Perspektiven, Vienne, 2009 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 16), p. 523-531. 26  P. Fouracre, « Comparing the resources of the Merovingian and Carolingian states : problems and perspectives », dans W. Pohl et V. Wieser (dir.), Der frühmittelalterliche Staat. Europäische Perspektiven, Vienne, 2009 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 16), p. 296. 27 M. Innes, « Property, politics and the problem of the Carolingian state », dans W. Pohl et V. Wieser (dir.), Der frühmittelalterliche Staat. Europäische Perspektiven, Vienne, 2009 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 16), p. 302. 28 M. Godelier, Au fondement des sociétés humaines, Paris, 2007, p. 103.

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est devenu très difficile de penser la dynamique théologico-économique qui sert de moteur à la circulation des richesses foncières à cette époque. La perception de l’espace, le rapport des hommes au sol, les fondements de la propriété, la cosmologie et la spiritualité ne sont pas les mêmes aujourd’hui qu’au ixe siècle. La polarisation des paradigmes traditionnels, clerc/laïc, public/privé, Église/roi est par trop réductrice pour rendre compte de la complexité des sources. Certaines conventions académiques doivent en particulier être abandonnées, comme le concept de « sécularisation ». Ce concept-écran est d’autant plus trompeur qu’il est employé sans jamais être défini. En effet la définition semble inutile tant le mot est transparent : séculariser signifie sortir de la sphère religieuse, faire retourner dans le siècle des biens ou des personnes29. Employer ce concept signifie que l’on considère que la sphère religieuse est distincte de la sphère temporelle. Division qui s’avère inopérante pour l’étude des sociétés alti-médiévales : les « sécularisations » sont tout simplement impensables au ixe siècle, dans une société où le corps social tout entier est englobé dans l’ecclesia et où la disjonction entre droit et morale chrétienne ne s’est pas encore opérée30. D’autre part si les termes possessio, usus, proprietas, spoliatio se retrouvent dans les sources, leur sens lui a évolué au fil des siècles. La question du droit de propriété est importante puisqu’à l’époque carolingienne les établissements religieux n’ont pas de personnalité juridique ou morale : la gestion des res ecclesiae revient donc à des personnes physiques31. Mais ce droit de propriété se différencie de celui défini par notre Code Civil : un droit individuel, inaliénable et univoque qui ne reconnaît qu’un seul propriétaire. Ce droit naturel et universel, qui prend forme à partir des Lumières, n’existe pas pour le haut Moyen Âge. « Le concept moderne de propriété est une création de la pensée laïque », rappelle MarieFrance RenouxZagamé32. Dans la logique théologico-économique des clercs du ixe siècle, le problème se pose en d’autres termes. La conception carolingienne s’éloigne également de la définition qu’avait pu avoir la propriété dans l’Antiquité. Chez les historiens, le droit romain a 29 A. Rey, Séculaire, dans Id. (dir.) Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, II, Paris, 1992, p. 1906. En français séculariser et sécularisation apparaissent en 1586-1587 et ne portent d’abord que sur des personnes : « sécularisation n.f., passage (d’un religieux) à la vie séculière ». Il faut attendre 1743 pour les trouver appliqués aux biens : « passage (d’un bien ecclésiastique) dans le domaine de l’État » et en 1875 pour les fonctions publiques. R. Azria et D. HervieuLéger, Sécularisation, dans Eaed. (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, 2010, p. 1151. 30 J.-C. Monod, Sécularisation et laïcité, Paris, 2007, p. 17. 31   J. Hillner, « Clerics, property and patronage : the case of the roman titular churches », dans Antiquité Tardive, 14, 2006, p. 59-68. D. Moreau, « Les patrimoines de l’église romaine jusqu’à la mort de Grégoire le Grand », dans Antiquité Tardive, 14, 2006, p. 79-93. F. R. Ducros, « Le statut des biens ecclésiastiques dans l’ancien droit canonique – Éléments de théorie juridique », dans L’année canonique, 50, 2008, n. 24 p. 112. 32 M.-F. Renoux-Zagamé, Origines théologiques du concept moderne de propriété, Genève, 1987, p. 12.

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longtemps constitué un mythe instituant un cadre juridique de référence universel et atemporel33. Cet universalisme est aujourd’hui remis en cause par les chercheurs, quel que soit leur champ disciplinaire34. Autre décalage qu’il convient de préciser encore : la définition des possessions des églises se distingue de la tripartition romaine entre res sacrae, res sanctae et res religiosae35. La catégorisation juridique du sacrilège ne signifie pas que les res ecclesiae sont des biens sacrés. Nul doute que les objets cultuels sont consacrés36. En revanche, les sources n’évoquent pas de processions liturgiques ni de rituels particuliers pour intégrer les nouveaux biens-fonds dans le patrimoine ecclésial avant le xiie siècle37. La distinction des lieux entre espaces consacrés, religieux, saints, profanes, etc. n’est pas stabilisée au ixe siècle ; tout comme la distinction entre les différents ordines – clercs séculiers, moines, laïcs – la construction d’espaces séparés est un processus en cours38.

Des terres inaliénables Au ixe siècle, plusieurs traditions coexistent pour préciser l’intangibilité des patrimoines ecclésiaux. Les auteurs continuent de prôner l’indisponibilité des res ecclesiae, telle qu’elle est formulée depuis l’Antiquité tardive39. Selon ce principe, les possessions terrestres de l’Église sont imprescriptibles et inaliénables car elles appartiennent à Dieu. On ne peut ni les acquérir par l’usage (la prescription trentenaire permet à tout occupant d’une terre d’en devenir le propriétaire s’il l’a occupée pendant plus de trente ans sans contestation), ni les aliéner par la vente ou le don. 33 A. Graceffa, Les historiens et la question franque. Le peuplement franc et les Mérovingiens dans l’historiographie française et allemande des xixe et xxe siècles, Turnhout, 2009, p. 57-59. 34  É. Rude-Antoine, G. Chrétien-Vernicos (dir.), Anthropologies et droits. État des savoirs et orientations contemporaines, Paris, 2009, p. 320 et 328. M. De Souza, La question de la tripartition des catégories du droit divin dans l’Antiquité romaine, Saint-Étienne, 2004, p. 11. Y. Thomas, « L’institution juridique de la nature. Remarques sur la casuistique du droit naturel à Rome », dans Revue d’histoire des Facultés de droit et de la science juridique, 5, 1988, p. 103. 35 Les res sacrae relèvent de la propriété divine ; les res sanctae sont les remparts et les portes de la ville ; les res religiosae les tombes familiales et les propriétés des morts. M. De Souza, La question de la tripartition…, p. 28. 36  J. C. Schmitt., « La notion de sacré et son application à l’histoire du christianisme médiéval », dans Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 9, 1992, p. 19-29. 37  E.  Bozoky, « Voyages de reliques et démonstration du pouvoir aux temps féodaux », dans Voyages et voyageurs au Moyen âge. xxvie Congrès de la Société des Historiens de l’Enseignement Supérieur Public, Paris, 1996, p. 267-280. 38 D.  Iogna-Prat, La maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris, 2006. D. Iogna-Prat, « Constructions chrétiennes d’un espace politique », dans Le Moyen Age, 107 / 1, 2001, p. 49-69. 39  Y.-M. Congar, « Les biens temporels de l’Église d’après sa tradition théologique et canonique », dans Id. (dir.), Église et Pauvreté, Paris, 1965, p. 233-258.

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Les terres des églises de Francie correspondent aux possessions inaliénables étudiées par l’anthropologue Annette Weiner40. Elles sont séparées de la circulation des autres biens-fonds et des échanges entre laïcs ; ce sont des biens mis à-part. Séparation ne veut pas dire immobilisme, car les domaines des églises continuent de circuler entre les mains des clercs, mais aussi entre clercs et laïcs, comme l’atteste l’octroi des bénéfices et des précaires. En effet, la règle d’indisponibilité ne constitue pas un principe absolu41. Des aliénations restent toujours possibles : les trois cas bien connus des juristes médiévaux (piété, nécessité, et avantage évident) ne sont pas fixés avant le xiiie siècle42. Or, au ixe siècle, ces cas ne sont ni clairement définis dans les canons ni établis par une tradition. Ce vide juridique explique entre autres pourquoi les clercs acceptent que le roi aliène de façon temporaire les terres d’Église. L’écart existant entre le principe d’indisponibilité des res ecclesiae et la possibilité d’y déroger ouvre la voie à de multiples potentialités politiques. Les conceptions des médiévaux sur la propriété sont plus souples que les nôtres. Les droits s’entrelacent, se chevauchent, se recoupent : une église appartient à un laïc, au saint à qui elle est dédiée, aux pauvres et à Dieu. Cette superposition de strates vient également du fait qu’au Moyen Âge on pense l’autorité et la propriété dans un continuum43. Posséder un lieu saint et son temporel est aussi une question de pouvoir : celui de l’évêque, de l’abbé, ou du prêtre desservant, et celui du seigneur, qu’il s’agisse du roi, d’un groupe de paysans, d’un puissant laïque, d’un comte, ou d’un clerc. Tous les établissements religieux sont possédés, c’est-à-dire gérés sur terre par une personne dont la potestas recouvre en tout ou partie la définition de la propriété. Ce qui signifie que parler d’ « Eigenkirche » n’a plus de sens, puisque toutes les églises sont appropriées par quelqu’un à partir du moment où elles sont fondées, dotées et consacrées. Les dynamiques entre la domination et l’appropriation, le pouvoir et le contrôle, l’inclusion et l’exclusion offrent aujourd’hui une alternative aux anciens concepts d’ « église privée » et de « sécularisation ». Elles soulignent également que la question foncière n’est jamais autonome, ni purement juridique ni purement économique : elle se trouve enchâssée dans d’autres rapports sociaux, religieux, familiaux. C’est cet entrelacs d’enjeux et de motivations qu’il convient désormais de prendre en compte.

40 A. Weiner, Inalienable possessions. The paradox of keeping-while-giving, Berkeley, 1992, p. 6. 41 A. Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Paris, 2007, p. 226. N. Rouland, Anthropologie juridique, Paris, 1988, p. 255. 42  F. R. Ducros, « Le statut des biens ecclésiastiques »…, p. 119. 43  Ibid., p. 142. M.-F. Renoux-Zagamé, Origines théologiques du concept moderne de propriété, Genève, 1987, p. 144.

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Une analyse micro-historique des conflits fonciers Le présent ouvrage s’appuie sur deux corpus de sources : les discours défensifs des clercs d’une part et l’enregistrement des conflits fonciers concernant des bénéfices ecclésiastiques de l’autre. Une soixante de dossiers conflictuels situés dans un espace qui s’étend au nord de la Francie, entre la Loire et la Meuse ont été choisis.. Cette région correspond au cœur du royaume franc, là où continue de s’exercer pendant tout le ixe siècle le pouvoir des rois carolingiens, bien qu’on observe une inégale répartition des conflits entre le règne de Louis le Pieux (18% des cas) et celui de son fils Charles le Chauve (840-877) qui rassemble la grande majorité des litiges. 15 10 Nombre de conflits 5 0

840-850

850-860

860-870

870-877

Fig. 1 : Répartition des dossiers conflictuels sous le règne de Charles le Chauve

Le découpage arbitraire du règne par tranche chronologique de dix ans fait apparaître une profonde rupture autour des années 850. Les conflits fonciers s’intensifient au nord de la Francie après le partage de l’Empire. Cette large bande de territoires recouvre les anciens royaumes de Neustrie, d’Austrasie et de Bourgogne, et contient les fiscs et les palais royaux les plus riches, les monastères et les évêchés les plus prestigieux et les plus puissants. Dans cette région se concentrent également les conflits fonciers. Le choix des litiges étudiés s’est opéré en fonction des informations fournies par les sources. La richesse du matériau a été privilégiée dans l’optique d’une analyse micro-historique. Il était en effet nécessaire de connaître les protagonistes, l’objet du litige, le déroulement des affrontements et les moyens d’action des acteurs, afin d’éclairer les dynamiques sociales en action, les enjeux et les motivations profondes de chacun. L’étude menée ici privilégie une analyse fine des rapports de force qui se jouent dans la compétition pour le contrôle de territoires, compris comme des espaces plastiques, des conglomérats de lieux, de points, où s’exerce le pouvoir d’un homme ou d’un groupe.

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Une autre raison a motivé le choix de ce bornage géographique : tous les discours de défense ont été rédigés dans la moitié nord du royaume de Francie occidentale. Aucun texte théorique pour condamner les spoliateurs et définir les res ecclesiae ne nous est parvenu parmi les documents produits en Germanie, en Bretagne, dans les régions situées au sud de la Loire ou encore en Italie, à l’exception de la correspondance des papes. L’objectif de cet ouvrage étant d’analyser les stratégies défensives des hommes d’Église, il est important d’observer les pratiques foncières dans les limites du contexte de rédaction des œuvres théoriques. Wala de Corbie, Agobard de Lyon, Hincmar de Reims sont à la fois acteurs – chargés de protéger le patrimoine de leurs églises respectives – et auteurs des discours de défense. Il faut donc déconstruire la description qu’ils nous ont transmise des affrontements. En effet il n’existe pas une « doctrine des évêques carolingiens »44, mais plusieurs voix/voies possibles, chaque auteur poursuivant des enjeux différents lors de la rédaction de son texte, chacun ayant une persönliche causa scribendi45. La mise par écrit des principes théologiques comme l’enregistrement des conflits fonciers n’est pas une donnée objective, elle répond à des enjeux pratiques subjectifs qui sont propres à chaque auteur. Le discours est action dans le monde et représentation du monde ; et ce sont ces enjeux, dissimulés sous les discours de défense, que ce travail tente de mettre à jour. Au tournant des viiie et ixe siècles, dans l’ensemble de la société chrétienne et en particulier parmi les élites, les frontières entre laïcs et clercs, même si elles sont rappelées en permanence dans les sources, restent dans la réalité encore très perméables. Confusion sans doute renforcée sous le règne de Charlemagne par toute la conception du pouvoir royal qui est alors développée. Or c’est dans ce contexte, alors que la distinction entre l’ordo des laïcs et l’ordo des clercs n’a pas encore atteint dans les pratiques le degré de rigidité qu’elle aura par la suite, qu’est devenue pensable la séparation des terres ecclésiales. Avant d’être un phénomène politique, l’inaliénabilité des terres a d’abord été un phénomène langagier rendant possible l’avènement d’une autre société. Pour saisir ce moment où les autorités carolingiennes s’appuient sur des stratégies discursives originales pour développer une conception séparée des res ecclesiae dans la perspective d’édification de la société chrétienne, il m’a paru essentiel de comparer l’étude des discours et les pratiques d’échanges fonciers des clercs, et en particulier celles liées au système des bénéfices. Une première partie de cet ouvrage sera donc consacrée à l’étude du lexique des clercs carolingiens (I) ainsi qu’à 44 J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims (845-882), I, Genève, 1976, p. 501-502. M. Rubellin, « Biens et revenus ecclésiastiques : la doctrine des évêques carolingiens… », p. 25-36. 45  G.  Althoff, « Causa scribendi und Darstellungsabsichten. Die Lebensbeschreibungen der Königin Mathilde und andere Beispiele », dans M. Borgolte et H. Spilling (dir.), Litterae medii Aevi. Festschrift für Johanne Autenrieth zu ihrem 65. Geburtstag, Sigmaringen 1988, p. 117-133.

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la délimitation de leur corpus d’auctoritates (II). Les chapitres suivants aborderont la question de la circulation des terres d’Église entre les mains des bénéficiers (III) avant d’observer les enjeux politiques et sociaux liés à la possession de ces terres (IV). Un dernier chapitre (V) étudiera les armes spirituelles et matérielles à la disposition des clercs pour contrôler la circulation des res ecclesiae ainsi que les conséquences de leurs stratégies de défense.

CHAPITRE PREMIER. LES SPOLIATEURS, ENTRE FICTION ET RÉALITÉ La catégorisation juridique des accusés et de leurs actes Des sources construites La défense des res ecclesiae : éléments de définition La production textuelle du ixe siècle témoigne de la volonté des clercs de défendre les res ecclesiae. Cette mise en défens des terres se traduit par des stratégies discursives, mais également par des actes concrets d’exclusion des spoliateurs, car dans la société carolingienne, les conflits et les luttes forment une grande partie des interactions humaines. Les échanges sont dès lors perçus en termes de compétition et de concurrence, les relations sociales en termes de domination et de pouvoir. C’est dans ce contexte de lutte entre différents groupes sociaux, que se pose la question de la défense des res ecclesiae. Que désigne la défense d’un bien ? Quelles fonctions sociales sont remplies par ce processus ? L’acte de se défendre n’est pas une action indépendante initiant une interaction sociale, mais une réponse apportée en réaction à un événement perçu comme dangereux. Cette perception négative est un jugement porté sur une situation qui, dans d’autres contextes et avec d’autres acteurs, n’aurait pas forcément eu le même impact. La subjectivité est ici essentielle ; elle traduit les besoins les intérêts et les valeurs du groupe qui se sent agressé et qui se pose en victime. Dans le cadre du paradigme darwinien – compétitions et luttes sociales sont intrinsèques aux rapports humains puisque résultant du fameux « struggle for life » – la défense des clercs carolingiens pour protéger les res ecclesiae correspond à un mécanisme social pouvant être modélisé de deux façons : Lecture no 1 : La défense comme réponse à une attaque Situation stable ⇒ agression ⇒ défense ⇒ conflit ⇒ règlement du conflit ⇒ retour à un état stable Lecture no 2 : La défense comme repli sur soi Situation stable ⇒ déséquilibre social ⇒ défense ⇒ repli identitaire ⇒ apparition d’un nouvel ordre Dans le premier cas de figure, les discours visant à protéger les biens ecclésiastiques viennent en réponse à une attaque, un stimulus externe. En réponse à ce qu’il considère comme une agression, le prélat lésé cherche à se défendre en utilisant divers moyens, allant de la simple déploration formelle à la mort du

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coupable obtenue suite à l’intervention du saint, en passant par l’affrontement public devant le plaid royal. La question des terres d’Église ne semble pas pouvoir échapper à l’interprétation conflictuelle des relations sociales pour la simple raison que les sources les plus abondantes sont les documents juridiques conservés dans les cartulaires, et que la notion de défense est indissociable de son corrélat, la perception d’une attaque ou d’une menace. Peut-on pour autant en conclure que les discours des clercs sont liés de façon systématique à des attaques menées par leurs « ennemis » contre le patrimoine foncier des lieux saints ? Leurs arguments ne sont pas toujours construits en opposition contre d’autres groupes sociaux que l’on pourrait qualifier d’ « ennemis ». Dans le deuxième cas de figure, le réflexe de défense ne trouve pas son origine dans un stimulus unique, une agression exogène clairement identifiée et désignée comme telle, mais dans un contexte social global qui se modifie peu à peu au détriment du groupe « victime » qui voit sa position au sein de la société se détériorer et donc ses chances de survie en tant que groupe social être amoindries1. Ce groupe prend alors conscience que le monde autour de lui change, et que s’il ne réagit pas, c’est son existence même qui est à terme menacée. On se trouve ici dans le contexte de lutte défini par Max Weber2. Quand le stimulus est exogène, le groupe des clercs se trouve en situation de concurrence avec le groupe des laïcs pour le contrôle des terres ecclésiastiques ; quand il est endogène, et donc interne à l’ordo clérical, soit ce stimulus correspond à une situation de concurrence entre deux pairs (par exemple deux évêques se disputant une paroisse), soit à une situation de dépendance hiérarchique dénoncée (moines vs abbé ; communauté monastique vs évêque par exemple). Par ailleurs, la défense des biens n’a pas la même forme ni la même signification selon que l’on part des dossiers conflictuels ou des sources du droit. Dans ce dernier cas, il est illusoire de vouloir rechercher derrière les accusations contenues dans les lettres synodales et les divers traités sur les res ecclesiae, ou à travers la catégorisation juridique des canons conciliaires, l’existence concrète d’un agresseur. Les auteurs dénoncent dans les sources juridiques des attaques qui n’ont pas forcément eu lieu. Le schéma a priori inéluctable (défense = attaque) ne modélise qu’un aspect du problème et ne rend pas compte de toute la réalité carolingienne. Il est pour cela essentiel de garder présentes à l’esprit les quatre fonctions de la défense : protection, dissuasion, exclusion et distinction. Frapper de défense, mettre en défens, c’est interdire à certains groupes,

1 M. Godelier, Au fondement des sociétés humaines, Paris, 2007, p. 51. 2 M. Weber, Économie et société, I, Paris, rééd. 1995, n. 5 p. 74.

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certaines personnes l’accès aux terres d’Église. Ce repli a pour but de protéger les biens, les lois qui les protègent et tout l’ordre symbolique auquel ils se rattachent3. Les discours de défense peuvent faire l’objet de lectures multiples. Vus depuis le registre de la mémoire des conflits et des actes de la pratique, ils sont discours de protection et de dissuasion, repli identitaire autour de la conscience d’une appartenance commune à l’ordo clérical et affirmation d’un entre-soi ontologique. Les assaillants sont clairement identifiés, les actions incriminées définies, les lois, et à travers elles l’ordre du monde, rappelées avec force. De l’autre côté, en partant des textes juridiques, on s’aperçoit que la rhétorique des clercs repose sur des accusations topiques, des spoliateurs désincarnés, que la tonalité morale et la violence des sanctions contre les depraedatores ecclesiae témoignent plus d’un malaise, d’une crise identitaire, comme autant d’expressions des difficultés d’un groupe social à s’adapter aux changements du monde. Vus de ce côté-ci, les discours de défense sont d’abord exclusion et distinction, ils visent moins à protéger physiquement des terres, qu’à promouvoir une vision du monde et à l’imposer aux autres. Ces écrits visant à distinguer les res ecclesiae des autres terres en circulation dans le royaume prennent donc la forme de revendications identitaires. Il s’agit d’une forme d’autopromotion de l’ordo clérical qui procède par exclusion et mise à l’écart de tous ceux qui s’éloignent de la norme suivie par les clercs, en les rejetant de manière agressive pour les laïcs qui se trouvent à l’extérieur, ou en rappelant les obligations de leur statut ou la fidélité à une règle quand il s’agit des membres du clergé. La frontière de la distinction passe alors entre les moines et leur supérieur, abbé ou évêque. Ce phénomène discursif à visée identitaire pose de multiples problèmes de documentation et d’analyse : on ignore s’il s’agit de l’expression réactionnelle d’une minorité ou d’une majorité de clercs, ou si ces manifestations sont suscitées par des changements sociaux globaux ou par des problèmes locaux. Différentes analyses peuvent être faites de ces réactions de défense, selon que l’on privilégie le point de vue micro ou macroscopique, les explications politiques ou économiques. La question de la protection des biens ecclésiastiques appartient en effet à la fois aux champs juridique, politique et théologico-économique tel que l’a défini Valentina Toneatto4, d’où l’importance d’une étude des phénomènes languagiers mettant en lumière l’articulation de ces différents niveaux d’interprétation.

3  Y.  Thomas, « Sanctio. Les défenses de la loi », dans L’écrit du temps, 19 « Négations », Paris, 1988, p. 61-84. 4 V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (ive-début ixe siècle), Rennes, 2012.

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La construction des schémas de qualification La qualification juridique des spoliateurs de res ecclesiae suit une structure ternaire, qui peut être lue à trois niveaux différents. Le canon 4 du concile de Trosly (909) en est l’archétype : […] Quiconque sépare, enlève, usurpe, dévaste, spolie, ou vole à une église quoi que ce soit de ses biens, puisque le Christ et son Église ne sont qu’une personne et que chaque église représente le Christ, commet sans doute possible un sacrilège. […] Et qu’il sache qu’il s’est séparé du royaume de Dieu et de la société des saints […]5.

Dans les actes de concile, le coupable est d’abord qualifié selon le type de vol commis, ici ce sont six verbes d’action qui qualifient l’actio criminalis. Puis vient un qualificatif tiré des sources du droit canon : soit de la Bible, le voleur est alors comparé à Judas livrant le Christ, à Ananie et Saphire ou à un autre personnage ; soit des Pères, le plus souvent saint Augustin ou Julien Pomère qui le désignent comme sacrilège ; soit des conciles ou des décrétales, la plus célèbre invective étant « assassin des pauvres ». Enfin, dans une dernière étape, les spoliateurs sont mis au ban de la société tant qu’ils ne se seront pas amendés. Ils sont frappés d’excommunication et d’anathème et les évêques les appellent à faire pénitence. Le schéma de qualification du reus criminalis (l’accusé) est à la fois très répétitif et infiniment variable. On retrouve en principe les trois éléments de la qualification : l’actio criminalis, sa traduction religieuse, et la sanction qui l’accompagne. Ce qui donne le modèle suivant : Si A fait telle action ⇒ il est B ⇒ et mérite une sanction C. A correspond à la qualification du spoliateur. Les prélats insistent peu sur l’acteur lui-même, qui est remplacé par un pronom indéfini (quisque, quis). La formule juridique attire l’attention non sur la personne du spoliateur, mais sur son geste, soit par la désignation de l’actio criminalis (un verbe d’action) dans le cas le plus fréquent, soit par la désignation anonyme et abstraite du reus criminalis. Les termes sont alors très nombreux : depraedator, invasor, fur, oppressor…etc. B correspond à la qualification religieuse du crime et présente une variété moindre, puisque tous les qualificatifs qui sont alors appliqués doivent provenir d’une autorité. Ces qualificatifs sont de deux types : soit un adjectif ou un substantif placé en attribut du sujet, soit la mise en parallèle avec un personnage biblique. Pour les attributs le choix est limité, le spoliateur est un sacrilège, un meurtrier ou un 5  Concile de Trosly 909, c. 4, éd. J. D. Mansi dans Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, 18A, Venise, réimpr. 1901-1927, col. 274.

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assassin des pauvres, voire les trois à la fois. Pour les comparaisons, le choix dépend du statut du coupable : on peut trouver Judas livrant le Christ, Ananie et Saphire trompant l’apôtre, le prêtre Ouzza touchant l’arche d’alliance. L’exemple des rois bibliques n’étant mis en scène que dans des textes destinés aux princes et aux potentes. La sanction (C) est toujours mentionnée et vient après la qualification religieuse du crime. Il ne peut y en avoir que deux : l’excommunication et l’anathème, qui sont parfois accompagnées de variantes, comme le paiement d’une amende ou l’appel à la pénitence. Le schéma de qualification est répétitif, car sans surprise dans les éléments qui le composent. En revanche, si sa structure change peu, son contenu est d’une grande variété, puisque les différents éléments potentiellement utilisables pour signifier A, B et C peuvent être combinés à l’infini entre eux. Ce qui est important dans ce schéma de qualification c’est l’évolution qu’il connaît entre le début et la fin du ixe siècle. Dans les premiers conciles, la formulation est encore incomplète, il manque B, la qualification religieuse, ainsi peut-on lire dans le canon no 15 du concile de Paris en 829 : Quiconque détourne les biens d’Église à son propre usage, à ses honneurs terrestres et à ses plaisirs, doit être averti de sa séparation et de sa transgression6.

En se durcissant, les conciles du ixe siècle ont modifié le schéma de qualification pour mettre l’accent sur la partie centrale, la qualification religieuse du crime et le lien immédiat et irréfragable entre cette qualification et la sanction qui en découle. En développant ce lien entre les parties B et C, les clercs carolingiens ont également développé leur argumentaire, puisque, pour donner du poids à leur sentence, ils ont puisé dans les sources du droit canonique des citations qu’ils insèrent dans la formulation de leur condamnation, utilisant toutes les autorités disponibles alors et générant à cette occasion la constitution de formidables répertoires de références textuelles. Une autre particularité de cette qualification tient à la neutralité des accusations. Les clercs s’adressent à une masse anonyme, définie par des tournures impersonnelles, « Quiconque… », « tous ceux qui… », etc. Les spoliateurs sont toujours désignés au pluriel, les accusations que l’on trouve dans les documents conciliaires ne sont jamais faites ad nominem. Ce schéma de qualification se retrouve dans d’autres formulations juridiques, comme les diplômes de restitution. Cette neutralité n’a rien de surprenant puisqu’il s’agit de textes de loi. Les documents juridiques sont des outils de négociation et de pacification. L’individuation des spoliateurs y est donc gommée.

6  Concile de Paris 829, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1908, (M.G.H. Concilia, 2/2), Livre I, c. 15, p. 610.

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Dans les autres sources, la neutralité des accusations est moins fréquente. Hincmar de Reims, Loup de Ferrières, Frothaire de Toul, mais aussi les différents papes, désignent nommément les coupables. Quant aux textes hagiographiques, ils oscillent entre la neutralité de spoliateurs érigés en contre-exemples et l’inscription de l’identité précise des pervasores, pour que les moines des générations futures gardent en mémoire le nom des ennemis de leur monastère et répètent leur condamnation et leur bannissement de la société chrétienne jusqu’après leur mort.

L’importance du lexique Cet obscur objet du délit La qualification des coupables est étroitement liée à l’objet même de leur vol : les terres et les revenus des lieux saints. Les auteurs carolingiens définissent très rarement les biens ecclésiastiques. Comme le rappellent malicieusement les évêques à Pépin d’Aquitaine, il serait trop long d’énumérer tout ce qui appartient à Dieu : ce sont les maisons, les champs et les hommes7. En bons rhéteurs, les prélats répugnent à donner une définition précise de la propriété ecclésiastique8 ; et rares sont ceux qui précisent comment est délimité le patrimoine ecclésial. Lors du concile d’Aix-la-Chapelle en 836, les clercs dévoilent par quelle opération les terres se sont transformées en biens ecclésiastiques : Considère, prudent auditeur et lecteur attentif, comment est accru le culte divin. Car en plus de tous les dons précieux en bétail, en or, en argent, en gemmes, en soie et en d’autres diverses matières que le Seigneur avait ordonnés de lui offrir ainsi qu’à son saint tabernacle, à cette époque déjà on commence aussi à consacrer au Seigneur les maisons et les champs, et tout ce qui est consacré au Seigneur appartient au droit des prêtres9.

Consacrer des terres signifie deux choses : d’une part, elles sont vouées à Dieu et d’autre part, elles subissent une transformation, un ajout de sacralité qui modifie leur nature. De domaines familiaux, séculiers, fiscaux, elles deviennent les biens de Dieu. Au ixe siècle, pour désigner les possessions réservées au divin, on ne trouve aucun des trois adjectifs antiques : les terres ne sont ni religieuses, ni saintes, ni sacrées, elles font partie des res ecclesiae ou des res ecclesiasticae. L’emploi et la 7 Jonas d’Orléans, Lettre synodale du concile d’Aix-la-Chapelle à Pépin d’Aquitaine (836), éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1908, (M.G.H. Concilia, 2/2), Livre I c. 36, p. 744. 8  Ch. de Miramon, « Spiritualia et temporalia. Naissance d’un couple. », dans Zeitschrift der SavignyStiftung für Rechtsgeschichte, Kan. Abt. 92, 123, 2006, p. 247. 9  Jonas d’Orléans, Lettre synodale…, Livre I, c. 32, p. 741.

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traduction de ces deux expressions soulèvent quelques problèmes. Les prélats emploient l’une et l’autre comme des synonymes – une étude des contextes ne permet pas d’établir des usages différents – avec une légère préférence pour res ecclesiae qui est la formule la plus fréquente dans les actes conciliaires. On peut en français la traduire par « bien de l’église-bâtiment » ou encore « bien ecclésial » comme le propose Michel Lauwers10. Quant à l’adjectif ecclesiasticae, il peut s’avérer commode de le rendre par « ecclésiastique ». Cependant on prendra alors garde de ne pas lui donner le sens restrictif qu’il possède aujourd’hui dans la langue française : les biens ecclésiastiques sont ceux qui appartiennent à l’Église comprise comme une institution abstraite. Dès lors, la formule « biens ecclésiastiques » renvoie aux possessions du clergé, une catégorisation qui s’éloigne des conceptions carolingiennes. L’adjectif ecclésial désigne lui les biens relatifs à l’église-bâtiment ou à la communauté des fidèles et correspond sans doute mieux aux représentations de l’époque11. En effet, le lien fondamental qui est mis en lumière dans ces expressions est celui qui existe entre les terres et l’édifice qui renferme l’autel-reliquaire sur lequel sont déposées les chartes de donation et les offrandes12. Au ixe siècle, la consécration n’implique ni une cérémonie ni des rituels précis accomplis in situ sur les biens fonciers, comme ce sera le cas à l’époque féodale13. L’acte qui scelle le don, qui octroie aux terres cette dimension spirituelle indissociable de leur nouveau statut, est le dépôt de la charte ou d’une partie de l’offrande (motte de terre) sur l’autel, au plus près des reliques14. Tout ce qui entre dans l’église et qui est mis au service du culte subit cette transformation. Cependant, il semblerait qu’à mesure que l’on s’éloigne physiquement et symboliquement de l’autel, l’importance religieuse des biens s’étiole peu à peu. Les res ecclesiae seraient l’intégralité des objets possédés par l’église et le prêtre desservant, répartis en cercles concentriques autour de l’autel. D’abord viendraient les reliquaires, vases, calices et vêtements liturgiques – le trésor de l’église ; puis le bâtiment ecclésial et son environnement proche – le cimetière, la maison du prêtre et son manse, dont Hincmar de Reims fait la description : 10 M. Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005, p. 31. 11 P.-É. Littré, Ecclésial et Ecclésiastique, dans Id. (dir.), Dictionnaire de la langue française, nv. éd., 2007. 12  D.  Méhu, « Les cercles de la domination clunisienne », dans Annales de Bourgogne, 72/3, 2000, p. 337-339. 13  E. Bozoky, « Voyages de reliques »…, p. 267-280. Pour les rituels de consécration du ixe siècle voir : D.  Iogna-Prat, La maison Dieu…, p.  260. M.  Lauwers, Naissance du cimetière…, p.  123. C.  Treffort, « Consécration de cimetière et contrôle épiscopal des lieux d’inhumations au xe siècle », dans M. Kaplan (dir.), Le sacré et son inscription dans l’espace à Byzance du ive au xiiie siècle. Études comparées, Paris, 2001, p. 285-299. 14 A.  Angenendt, « Cartam offere super altare. Zur Liturgisierung von Rechtsvorgängen », dans Frühmittelalterliche Studien, 26, 2002, p. 133-158.

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Autour de cette chapelle, qu’il y ait une clôture, afin que la maison de Dieu édifiée honorablement dans la mesure des possibilités soit maintenue avec honneur dans son enclos et ait un aître assez grand pour que les nécessiteux qui ne peuvent transporter leurs morts plus loin aient la possibilité de les y ensevelir. Que dans le courtil il y ait un lieu où le prêtre puisse descendre et abriter son cheval, où le matriculaire puisse demeurer, et où le prêtre puisse conserver la dîme à l’abri jusqu’au moment favorable s’il n’a pu la transporter tout de suite de cette villa jusqu’à sa maison. Et si on ne peut faire mieux, que cette chapelle ait un arpent de terre, dont puisse vivre son matriculaire ; dans les lieux où la dévotion des fidèles est telle qu’on peut donner plus pour le culte, nous nous en réjouissons15.

Puis, toujours en s’éloignant, on trouverait le mobilier, la vaisselle, les tissus, les livres et tout ce que peut contenir la maison du prêtre ou de l’évêque ; mais aussi les biens-fonds : hommes, bâtiments, bétail et outils de production compris – la nue-propriété n’existant pas. Enfin, les revenus et les offrandes déposés sur l’autel : dîmes, nones, prémices, aumônes, constitueraient encore un autre cercle qui viendrait se superposer aux précédents. La question de la délimitation de ces espaces et de leur interconnexion est cruciale, et j’aurai l’occasion d’y revenir. Dans les actes de concile, le lexique pour définir les biens des églises est d’une grande richesse : res ecclesiae, res ecclesiasticae, possessio, facultates ecclesiae, decima, vota fidelium, oblationes, stipendia, patrimonia, praedia sont les termes les plus usités, mais il en existe d’autres : eleemosyna, villa ecclesiae, pecunias ecclesiae, re communi, agros dominicatos, proprietas ; comme pour les spoliateurs et leurs crimes, il existe de multiples façons de désigner les possessions des églises. Le choix d’un terme au lieu d’un autre ne traduit pas qu’un souci stylistique, ces mots, s’ils désignent les mêmes réalités matérielles, dévoilent différentes dimensions du rapport des clercs à leur patrimoine, liant le monde d’ici-bas à l’au-delà. Un premier niveau d’expression rend compte de la réalité matérielle des biens : les termes génériques sont les plus fréquents, distinguant les biens-fonds (res, praedium, proprietas, terra, villa, ager) des revenus (facultates, decimae, primitiae, nonae). Les biens ecclésiastiques sont ensuite définis par métonymie en fonction de leur nature et de leurs finalités religieuses : les termes vota, oblatio, pretium, eleemosyna ne correspondent pas à une description des biens eux-mêmes mais à l’action qui a permis leur intégration au patrimoine ecclésiastique, le don et la prière16. Les possessions sont détenues par les églises car elles ont été données en aumône par les fidèles, répondant en cela à l’appel biblique (Luc 11, 41). Les 15 Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis…, p.  76. Traduction collective établie par E. Carpentier, Ph. Depreux, G. Pon et C. Treffort, version de travail, 2006. 16  Concile de Meaux-Paris 845, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Concilia, 3), c. 17 p. 94. Il s’agit ici d’une citation du c. 13 du concile d’Orléans 549. Privilège synodal, Concile de Pîtres, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998, (M.G.H. Concilia, 4), p. 171.

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richesses offertes aux lieux saints sont un support pour la foi des croyants : en accompagnant leur offrande d’un vœu ou d’une prière, ils participent à l’avènement de la cité de Dieu sur terre et nourrissent leur propre croyance – leur don ne prenant tout son sens que dans l’horizon de l’attente eschatologique17. Les donations sont de nature variée : il peut s’agir de bien-fonds comme des produits des récoltes, le plus souvent leur contenu n’est pas détaillé. Les définitions des uns et des autres témoignent de cette diversité des offrandes. Ainsi pour Walahfrid Strabon, des dons de pain, de vin, de raisins et de fèves peuvent être faits à l’autel18 ; pour Hincmar de Reims, par offrandes des fidèles « il faut comprendre aussi les petites terres ou les petites vignes que chacun a ou aurait données à l’église pour le lieu de sa sépulture ou le remède de son âme19 ». Elles servent, pour le donateur, à racheter ses péchés et à accompagner ses prières, et pour l’église bénéficiaire à nourrir les pauvres et à faire vivre les clercs, ce qui implique qu’elles soient collectées puis partagées et redistribuées par le prêtre. À l’époque carolingienne, la distinction entre spirituel et temporel n’existe pas encore20. Les biens des églises possèdent une dimension matérielle et religieuse, les deux natures coexistent dans la conception des clercs et ne peuvent être dissociées, expliquant la relation de substitution qui s’établit souvent entre la description physique des biens (villa, decima, praedia) et leur désignation spirituelle (vota, pretium, oblatio). Les deux termes entretiennent un rapport de contiguïté dans les discours et les conceptions des carolingiens. En s’attaquant aux terres et aux revenus, les spoliateurs affaiblissent la réalité spirituelle de ces offrandes et menacent de ruiner l’économie de l’église ou du monastère, au sens matériel et spirituel du terme. Le remodelage de la réalité selon les types de sources Les auteurs du ixe siècle héritent d’un corpus lexical qui s’est construit au fil des siècles et qui continue d’être utilisé après eux. Tous les termes servant à désigner les spoliateurs sont déjà présents au vie siècle et on les retrouve encore au xie21. On peut cependant noter deux tendances majeures à cette époque : une 17  E. Magnani Soares-Christen, « Le don au Moyen Âge : pratique sociale et représentations. Perspectives de recherche », dans Revue du MAUSS, 19, 2002, p. 309. B. Jussen, « Gift and heart, countergift and deed : A scholarly pattern of interpretation and the language of morality in the Middle Ages », dans G. Algazi, B. Jussen et V. Groebner (dir.), Negotiating the Gift, Göttingen, 2002. 18  Walahfrid Strabon, Libellus de exordiis…, c. 19. 19 Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis…, p.  94. Traduction collective établie par E. Carpentier, Ph. Depreux, G. Pon et C. Treffort, version de travail, 2006. 20  Ch. de Miramon, « Spiritualia et temporalia. Naissance d’un couple. », dans Zeitschrift der SavignyStiftung für Rechtsgeschichte, Kan. Abt. 92, 123, 2006, p. 224-287. 21  É.  Magnou-Nortier, « The Enemies of the Peace : Reflections on a vocabulary, 500-1100 », dans Th. Head (dir.), The Peace of God, Londres, 1992, p. 59. B. Rosenwein, T. Head et S. Farmer, « Monks and

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explosion lexicale d’abord, les sources étant d’une grande richesse dans la diversité des termes employés par rapport à l’époque mérovingienne ; et l’apparition de nouveaux termes ensuite, comme le participe subreptus, a, um, qui émerge dans la documentation conciliaire à partir de 845 et est utilisé jusqu’en 874 seulement. Le temps de vie très bref de ce terme, qui correspond au règne de Charles le Chauve, ne peut se comprendre que par l’étude approfondie des événements de la période et des nouvelles menaces qui pèsent sur les droits fonciers des évêques à ce moment-là. La catégorisation des spoliateurs diffère selon le type de sources. Trois principaux groupes documentaires se dessinent : les sources juridiques, les sources narratives et les documents de la pratique. Tous ne font pas le même usage des catégories de qualification, certains termes omniprésents dans les conciles disparaissent dans les sources hagiographiques ou les actes de la pratique et vice versa. Pour ce qui est des sources juridiques, la question n’est pas de savoir quelle est la réalité vécue, mais quelle est la réalité perçue et retransmise par les clercs. En effet la loi ne sert pas à décrire une situation. Les données précises et détaillées du réel sont remodelées, réduites et schématisées pour devenir des abstractions. Ce remodelage de la réalité permet aux praticiens du droit de penser le monde plus que de le décrire22. La description de l’action des spoliateurs, comment ils usurpent une terre, par quel moyen physique, par quel geste, par quelle parole ils s’en rendent maître, tout cela n’intéresse pas le législateur. Les clercs carolingiens construisent dans ces textes une grille de lecture permettant de juger et de mettre en œuvre la décision juridique. Cette mise en ordre de la réalité est en elle-même d’une grande richesse, puisqu’elle exprime les valeurs et les rapports de force des différents groupes sociaux. Ce n’est donc pas une réalité physique que nous permettent d’atteindre les documents juridiques, mais une réalité immatérielle qui conditionne et structure les pratiques et les relations sociales, mais qui est aussi influencée par elles. Ainsi l’accent qui est mis sur la portée religieuse du crime et les sanctions qui en découlent, l’excommunication, l’anathème et la pénitence, sont le principal intérêt de ces textes. Dans les actes de la pratique, les actions des spoliateurs sont mieux éclairées : on y apprend comment un champ a été délimité par des bornes de pierre pour prévenir toute usurpation23 ou encore comment un laïc s’est octroyé le droit d’exploiter la forêt d’un monastère24. Mais l’éclairage reste partiel, les motiva-

their enemies : a comparative approach », dans Speculum, 66, 1991, p. 771. 22  Y. Thomas, « Présentation », dans Annales HSS, 57 / 6, 2002, p. 1426. 23  C. Giraud, J. B. Renault et B. M. Tock (éd.), Chartes originales antérieures à 1121 conservées en France, Nancy, 2010 (édition électronique TELMA), acte no 497. 24  G. Chevrier, M. Chaume et R. Folz (éds), Chartes et documents de Saint-Bénigne de Dijon. Prieurés et dépendances des origines à 1300. I. vie-xe siècles, Dijon, 1986. Actes no 76, 78 et 84.

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tions ne sont pas toujours connues, ni les modes opératoires ou, plus simplement, l’identité des accusés. Les informations les plus intéressantes sur les voleurs de res ecclesiae ne sont d’ailleurs pas fournies par les actes de restitution, ni les notices de plaid, qui ont aplani les aspérités du réel, mais dans les clauses comminatoires des actes de donation ou des privilèges : à leur échelle ces documents participent tout autant que conciles et traités à l’élaboration d’un discours de défense des biens ecclésiastiques. Quant aux sources narratives, elles sont les plus riches en détails sur la réalité physique des échanges, ce sont elles qui donnent corps aux stratégies et aux visions des uns et des autres, que ce soit pour s’approprier des terres, ou pour accuser de détournements illégitimes des raptores qui n’en sont pas. Une typologie des spoliateurs est donc possible, elle est même essentielle, tant la richesse et la fluidité du lexique des clercs rendent la compréhension des sources délicates.

Raptor, fur, invasor : comment définir les spoliateurs ? Des qualifications variées Raptor Le substantif raptor est d’un usage peu fréquent. Seuls quelques auteurs l’emploient : les papes Benoît III, Nicolas Ier et Jean VIII, Hincmar de Reims, Isaac de Langres, Paschase Radbert, Loup de Ferrières, Benoît le Lévite et les faussaires isidoriens. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’usage de ce substantif pour qualifier les usurpateurs ne trouve pas son origine chez Hincmar de Reims, dans la célèbre Collectio de Raptoribus qu’il rédige lors du concile de Quierzy en 85725. Si on remonte le fil de l’histoire, on s’aperçoit que l’usage de cette invective pour désigner ceux qui s’attaquent au temporel des lieux saints est récent : l’Antiquité Tardive et l’époque mérovingienne ne connaissent que des ravisseurs de femmes. Dans la patristique, si les occurrences du mot raptor sont fréquentes – les auteurs citent alors les deux références bibliques où se trouvent ce terme26 25  Le titre Collectio de Raptoribus n’est attesté que dans une édition moderne : J. Sirmond (éd.), Karoli Calvi capitula, Paris, 1623, p. 143-159. Cette édition a été réalisée d’après un manuscrit aujourd’hui perdu. Dans les autres manuscrits, la citation de Grégoire le Grand ouvrant la collection est accolée au dernier canon du concile (c. 10). Hincmar De Reims, Collectio de raptoribus, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 392. 26  Il s’agit de I Cor. 5, 11 : Nunc autem scripsi vobis non commisceri : si is, qui frater nominatur, est fornicator, aut avarus, aut idolis serviens, aut maledicus, aut ebriosus, aut rapax : cum eiusmodi nec cibum sumere. Et I Cor. 6, 10 : Neque fures, neque avari, neque ebriosi neque maledici, neque rapaces regnum Dei possidebunt. Le texte biblique de la Vulgate ne comporte pas de raptores, mais des rapaces. Les deux termes

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– elles ne s’appliquent pas aux res ecclesiae, sauf deux exceptions que l’on peut lire chez Césaire d’Arles27. Il faut donc attendre le viiie siècle pour que les spoliateurs soient désignés comme des raptores. Le premier auteur à utiliser cette expression est Boniface dans une lettre datant de l’année 747 et adressée à l’archevêque Cudberht de Canterbury : celui qui s’empare par la force de terres ecclésiastiques, écrit-il, est désigné par les anciens Pères comme un ravisseur, un sacrilège, un assassin des pauvres, un loup diabolique […]28.

D’autres après lui reprennent cette invective : ce sont d’abord des auteurs anglo-saxons, Catulphe29 et Alcuin30 ; puis, à partir du milieu du ixe siècle, cet usage se développe également chez les clercs de Francie31. L’expression se décline alors de deux façons : soit par réminiscence en citant indirectement le verset biblique – l’invective raptores est alors employée seule ou dans une paraphrase de l’Épître aux Corinthiens ; soit complétée par une autre catégorie de reus criminalis : raptor et pervasor, raptores et praedones, etc. À l’origine de la diffusion de cette nouvelle accusation se trouvent deux sources : la bulle de Benoît III pour l’abbaye de Corbie datée de 855, et les collections isidoriennes. Les faussaires utilisent avec parcimonie l’expression, on en trouve une dizaine d’occurrences tout au plus – ce qui est infime au regard de leur production textuelle – mais deux d’entre elles sont essentielles : Benoît le Lévite insère dans sa collection de capitulaires la lettre no 78 de saint Boniface32 et dans les Fausses Décrétales, le Pseudo-Lucius frappe d’anathème les raptores ecclesiae33. Si ces deux collections ont bien été produites dans les années 845/850

se trouvent dans les diverses versions de la Vetus Latina et l’alternance entre rapaces et raptores dans les citations bibliques est déjà fréquente chez les Pères. 27  Césaire d’Arles, Sermones Caesarii uel ex aliis fontibus hausti, éd. G. Morin, Turnhout, 1953, (CCSL 104), sermon 183, c. 4, l. 9. 28 Boniface, Epistola, éd. M.  Tangl, Die Briefe des heiligen Bonifatius and Lullus, (M.G.H., Epistolae, 1), lettre no 78 p. 355. Cette lettre est reprise dans la collection des Faux Capitulaires. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium, éd. G. H. Pertz, Hanovre, 1837 (M.G.H., Leges, II/2), p. 19-39. 29 Catulphe, Lettre d’admonition à Charlemagne (c.  775), éd. E.  Dümmler, Berlin, 1925, (M.G.H., Epistolae, 6), no 7, p. 504. 30 Alcuin, Lettre au roi Aethelred de Northumbrie (c.  793) éd. E.  Dümmler, Berlin, 1925, (M.G.H., Epistolae, 4), no 16 p. 44. 31  Paschase Radbert, Expositio in Matheo, Livre XII (IX-XII), éd. B. Paulus, Turnhout, 1984, (CCM 56 B), p. 1027, l. 3151. Hincmar de Reims, Karolo regi de XII abusivis, éd. Th. Gross, « Das unbekannte Fragment eines Briefes Hinkmars von Reims aus dem Jahre 859 », dans Deutsches Archiv, 32/1, 1976, p. 187-192. 32  Benoît Le Lévite, Collectio capitularium, éd. G. H. Pertz, Hanovre, 1837 (M.G.H., Leges, II/2), c. 427, p. 74. 33  Décrétales pseudo-isidoriennes et Capitula Angilramni, éd. P. Hinschius, Leipzig, 1863, c. 7 p. 178.

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dans la mouvance de l’abbaye de Corbie34, l’utilisation par Benoît III en 855 de l’invective raptor et pervasor ne relève pas de la pure coïncidence – ce qualificatif n’ayant jamais été attribué aux spoliateurs de biens ecclésiastiques dans la littérature canonique préexistante. Le texte du privilège a pu être préparé à Corbie par un scribe ayant également participé à l’œuvre des faussaires. S’agit-il alors d’une simple réminiscence d’un lexique dont la violence rhétorique marque les esprits, ou de l’insertion consciente et volontaire d’un nouveau vocabulaire ? Difficile à dire, d’autant plus que le reste du document ne semble pas contenir d’autres références isidoriennes. La bulle de Benoît III est sans doute parvenue ensuite à la connaissance de l’archevêque de Reims, puisqu’Hincmar reprend dans la Collectio de Ecclesiis l’expression raptor et pervasor35. Le prélat est alors le seul auteur du ixe siècle à utiliser cette double invective, les autres clercs la réservant aux ravisseurs de femmes. Cette qualification est liée à la conception des terres d’Église et de leur défense par Hincmar de Reims, conception qu’il faut mettre en lien avec son combat pour la législation sur le mariage36 et qui s’insère également dans la trame des réflexions ecclésiologiques sur la personnalisation du bâtiment ecclésial. Bien qu’elle se trouve dans la lettre synodale de Quierzy, la célèbre Collectio de Raptoribus, l’expression n’a pas bénéficié de l’importante diffusion de ce texte pour contaminer les discours des autres clercs. Dans cette longue diatribe contre les spoliateurs, Hincmar emploie à plusieurs reprises le mot raptor, et cite la condamnation du PseudoLucius, lui assurant ainsi son succès futur37. Si l’utilisation de cette référence reste somme toute relativement limitée pour le ixe siècle – chez les autres auteurs, dans les capitulaires royaux et épiscopaux ainsi que dans les sources hagiographiques et narratives, le substantif raptor reste attaché au rapt des femmes et apparaît très rarement pour désigner les usurpateurs de res ecclesiae38 –, il devient au cours du xe siècle un motif récurrent dans les discours de défense et une invective courante dans les clauses comminatoires au xie siècle. 34 H.  Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung der pseudoisidorischen Fälschungen. Von ihrem Auftauchen bis in die neuere Zeit, Stuttgart, 1972-1974 (Schriften der MGH, 24), p.  191. K.  Zechiel-Eckes, « Auf Pseudoisidors Spur. Oder : Versuch, einen dichten Schleier zu lüften », dans W. Hartmann et G. Schmitz (dir.), Fortschritt durch Fälschungen ? Ursprung, Gestalt und Wirkungen der pseudoisidorischen Fälschungen, Hanovre, 2002, p. 1-28. 35  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 120. 36  Pour s’opposer au changement de siège des évêques, Hincmar explique dans le De translationibus episcoporum, qu’avoir deux églises pour un prêtre équivaut à avoir deux femmes. Hincmar de Reims, De translationibus episcoporum, (PL, 125), col. 226A. Voir : S. Joye, La femme ravie. Le mariage par rapt dans les sociétés occidentales du haut Moyen Age, Turnhout, 2012 (HAMA, 12). 37  Decretum magistri Gratiani, éd. E. Friedberg, Gratz, réimpr. 1959 (Corpus juris canonici, I), p. 816. 38  Dans les sources narratives, on ne trouve aucun raptores, sauf dans la partie des Annales de Saint-Bertin rédigée par Hincmar (a. 878). Dans les sources hagiographiques, l’écart est frappant, sur 183 occurrences du substantif raptor dans notre corpus, seules deux occurrences concernent les terres ecclésiastiques. Les autres occurrences portent sur le rapt des femmes. L’invective est absente des actes de la pratique.

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Fur Le terme le plus fréquent pour désigner les spoliateurs est un substantif peu signifiant : fur, furis, m. Mais là encore, la contamination du langage des clercs carolingiens ne s’est pas faite au hasard. Le succès de ce terme provient de deux citations, l’une de la Bible : Ni les voleurs ni les avares ni les rapaces ne possèderont le royaume de Dieu39.

et l’autre de saint Augustin : Vois que Judas se trouve au milieu des saints, vois que Judas est un voleur et, pour que tu ne considères pas cela comme négligeable, un voleur et un sacrilège, non pas un voleur ordinaire, un voleur de bourse, mais de la bourse du Seigneur, un voleur de bourse, mais d’une bourse sacrée40.

La citation de saint Augustin est reprise textuellement quatorze fois dans les sources du ixe siècle. Une première fois dans l’Institution aux chanoines en 817, puis en 836 dans la lettre des évêques à Pépin, lors des conciles de Quierzy en 857, Tusey en 860, Douzy en 871 et Fismes en 881. Peu à peu, dans la deuxième moitié du siècle, les auteurs prennent l’habitude de désigner les spoliateurs comme des voleurs sacrilèges sans citer saint Augustin, la contamination du vocabulaire s’est faite imperceptiblement. Le substantif fur, furis, m. peut être utilisé dans de nombreux autres contextes que celui de la défense des terres d’Église. À l’inverse, il est intéressant de noter que les clercs carolingiens se servent peu de son équivalent, le substantif latro, latronis, m. pour qualifier les spoliateurs. Ainsi, alors qu’Alcuin à la fin du viiie siècle utilise davantage latro que fur, la tendance s’inverse chez les auteurs du ixe siècle. De la même façon, pour désigner le crime de vol de façon générique les capitulaires ont recours au terme latro, tendance que l’on retrouve ensuite chez Anségise et dans les capitulaires royaux du ixe siècle41. Cette différence de traitement entre deux substantifs qui sont souvent employés comme synonymes à cette époque s’explique par la forte

39  Concile de Douzy 871, éd.  W.  Hartmann, Hanovre, 1998 (M.G.H.  Concilia, 4), p.  545 : Neque fures neque avari neque rapaces regnum dei possidebunt. La formule de Douzy est incomplète, I Cor. 6, 10 : Neque fures, neque avari, neque ebriosi neque maledici, neque rapaces regnum Dei possidebunt. 40 Saint Augustin, Homélies sur l’Évangile de saint Jean, L, 10, trad. M.-F.  Berrouard, Paris, 1989, (Bibliothèque Augustinienne, 73b), p. 277. 41  Capitulaire d’Herstal en 779, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), c. 9 p. 48, p. 49, p. 51. Charlemagne, Capitulare de latronibus, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), p. 180.

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connotation religieuse que possède fur42. Le mot latro désigne en latin classique et tardo-antique le voleur de grand chemin ; socialement, le terme est très déprécié et renvoie au brigandage, il ne convient pas aux usurpations foncières. Les actes de conciles privilégient donc le substantif fur, au détriment de latro ; même constat chez les auteurs qui déplorent le vol des églises comme Walahfrid Strabon, ou dans les sources hagiographiques où les occurrences de fur prédominent sur celles de latro (36 occurrences contre 8 dans notre corpus). Pervasor et oppressor À l’époque carolingienne, le pervasor usurpe et dévaste. Le sens du mot a évolué depuis le vie siècle, où il se limitait à une simple occupation illégitime des biens d’autrui, sans que la violence soit déplorée43. Les clercs du ixe siècle condamnent non seulement la spoliation d’une terre, mais aussi sa destruction par le pillage, les incendies et le saccage des cultures. Sigibert est l’exemple même du pervasor : Sigibert, avec d’autres hommes libres et non-libres qu’il avait payés, viola par la force l’immunité de saint Maurice et saint Férréol, au lieu dit Riparia, qu’il incendia, et dont il dépouilla la maison emportant les chevaux mais aussi les armes, les vêtements et toutes les choses qui s’y trouvaient44.

Sigibert est un laïc en conflit avec l’archevêque de Vienne pour la possession de deux domaines ecclésiastiques. Sa revendication foncière se traduit par la violence. Détruire est une façon ici de manifester son droit sur des biens qui lui échappent. La violence du spoliateur pose aussi la question de la réalité physique des détournements : comment se passe dans les faits le maintien d’une famille sur un manse ? Comment un grand continue-t-il à exercer sa potestas sur une villa ecclésiastique ? Cette prise en main physique pose également la question de la réalité des restitutions. Quand les missi royaux sont envoyés pour faire respecter une restitution, agissent-ils par la contrainte pour se faire obéir ? Les usurpateurs emploient-ils la force pour se maintenir ? Les sources évoquent peu cette violence, on trouve parfois la formule invasores per vim ecclesiasticarum rerum45, mais sans autres détails. 42  38 occurrences pour latro contre 289 pour fur. Sondage lexicométrique réalisé sur le texte de la Vulgate à partir de la base de données Verbum Domini XP. 43  J. Heuclin, « Biens ecclésiastiques et invasiones au vie siècle », dans É. Magnou-Nortier (dir.), Aux sources de la gestion publique, II, Lille, 1995, p. 145. 44 M. Thévenin, Institutions privées et publiques, 1887, p. 135, acte no 96. 45  Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey, Ad rerum ecclesiasticarum pervasores et ad pauperum praedatores, éd.  W.  Hartmann, Hanovre, 1998, (M.G.H.  Concilia, 4) p.  40. Il s’agit d’une

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La spoliation est la manifestation d’un rapport de force qui se traduit d’abord par des actes physiques. Flodoard mentionne des lettres d’Hincmar de Reims demandant à des potentes locaux de prendre sous leur protection les terres de saint Rémi trop éloignées de Reims46. Ce constat pose aussi la question de la réalité physique des domaines ecclésiastiques. Dans l’historique de la villa de Neuilly-Saint-Front, Hincmar de Reims relate le cas d’une villa qui a été plusieurs fois donnée, spoliée puis restituée, mais où les anciens bénéficiers continuent de se maintenir malgré les restitutions royales47. Comment comprendre qu’une partie des terres puisse faire retour à l’église pendant qu’une autre reste aux mains des bénéficiers, sans acte de précaire et malgré les protestations de l’évêque ? Cette dispersion de la propriété ecclésiastique est rendue possible par la structure même des domaines48. L’agrégation de plusieurs parcelles de terres qui ne sont pas toutes contigües favorise l’éclatement et la division des villae. Dans son récit des miracles de saint Germain, Heiric d’Auxerre relate le cas d’un paysan qui spolie les terres du saint en déplaçant les bornes qui marquaient la limite entre sa parcelle et celle de l’église49. Le paysan est désigné comme un pervasor, mais son action reste limitée comparée aux déprédations commises par Sigibert. Heiric ne donne pas d’autres indications sur ses motivations. Il s’agit d’une terre éloignée de l’église, puisqu’il est dit dans le texte que le prêtre s’y rend pour la journée puis rentre chez lui le soir. Il est fort probable en outre que ce champ ait appartenu à la famille du paysan : les deux parcelles sont contigües. Dans les deux cas, il s’agit d’un bien fragilisé soit par sa situation aux marges, soit par son entrée récente dans le patrimoine ecclésial. Sigibert et le paysan sont coupables du même crime, bien que leurs actions, et sans doute aussi leurs motivations, divergent. Sigibert est un potens, il peut payer des hommes pour occuper les terres de l’église de Vienne. Les destructions perpétrées ont sans doute pour objectif d’entrer en interaction avec l’archevêque, puisqu’une négociation s’ouvre et qu’il s’engage à restituer les biens. On se trouve dans un contexte de conflit pour la terre et d’équilibre des rapports de force dans une région. À l’inverse, le paysan anonyme agit seul pour accroître sa parcelle réminiscence du droit romain. Il existe dans le Code Théodosien une clause contre les vols de propriété par violence (qui sont également traités dans la loi Unde vi). Voir notamment : Theodosiani libri IX. Cum constitutionibus Sirmondianis et leges novellae ad Theodosianum pertinentes, éd. Th. Mommesen, P. Meyer et P. Krüger, Berolini, 1954, Livre IX, 10, 3. Je remercie Bruno Dumézil de m’avoir signalé cette référence. 46 Flodoard, Historia remensis ecclesiae. Die Geschichte der Reimser Kirche, éd. M. Stratmann, Hanovre, 1998, (M.G.H., Scriptores, 36), Livre III, c. 26, p. 333. Lettre au comte Gérard de Vienne pour les biens de Reims situés en Provence. À Eberhard de Frioul, Ibidem, p. 330. 47  H. Mordek, « Ein exemplarischer Rechtsstreit : Hinkmar von Reims und das Landgut Neuilly-SaintFront », dans Savigny, Kan. Abt., 83, 1997, p. 100-112. 48  F. Bange, « L’ager et la villa : structures du paysage et du peuplement dans la région mâconnaise à la fin du haut Moyen Âge (ixe-xie siècles) », dans Annales E.S.C., 39/3, 1984, p. 533. 49  Heiric d’Auxerre, De Miraculis sancti Germani, (PL, 124) Livre I, c. 64, col. 1237A. [BHL 3462]

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ou continuer à cultiver des terres qui autrefois appartenaient à sa famille. Il est d’ailleurs fort probable que ce soit lui qui exploite la parcelle du saint en plus de la sienne, car si un autre paysan, précariste ou dépendant de l’église la cultivait, il aurait sans doute protesté auprès du prêtre contre les empiètements de son voisin. À l’époque carolingienne, le mot pervasor se rapproche de la définition des oppressores des terres d’Église. La destruction physique des biens fonciers peut être le fait d’un pervasor, s’il revendique un droit sur ces domaines en même temps qu’il les ravage, ou d’un oppressor, si son action est ponctuelle et ne s’accompagne d’aucune réclamation d’ordre juridique. Parfois les grands laïcs sont accusés de dévaster les patrimoines ecclésiastiques : on imagine des seigneurs passant à cheval dans les champs, anéantissant la prochaine récolte, ruinant les plantations et les bâtiments. Isaac de Langres se plaint ainsi de l’action du noble Hilderbernus accusé d’avoir coupé des arbres dans la forêt de saint Bénigne50. Mais ce sont les troupes royales qui sont le plus souvent mises en cause dans ces exactions ponctuelles : à Quierzy en 858, les évêques comparent le passage des milites aux déprédations des païens51 ; en 869, Hugues l’Abbé se plaint à Charles le Chauve que des hommes sous prétexte qu’ils se rendent à l’ost pillent ses domaines52. Paradoxalement, les auteurs d’oppressions les mieux connus sont les évêques, les juges et les comtes. Ces oppressores exercent un pouvoir de contrainte sur les hommes des domaines, et les prêtres desservant les églises rurales. Ils peuvent les obliger à rendre divers services ou à acquitter des redevances. Certains canons soulignent l’extrême indigence des clercs ou des pauperes réduits à la famine par les grands : « vous faites mourir de faim les paysans, alors que vous vivez de leur travail » peut-on lire dans la lettre synodale aux grands d’Anjou de 85953, et plus tard à Trosly : Mais ils ne comprennent pas ces misérables malheureux que des milliers d’hommes innocents périssent chaque jour, non par le glaive, ce qui serait une mort plus légère, mais par la très dure et atroce famine54.

50 G. Chevrier et alii (éds), Chartes et documents de Saint-Bénigne de Dijon…, p. 115 acte no 84. 51  Hincmar de Reims, Lettre des évêques des provinces de Rouen et Reims à Louis le Germanique (Concile de Quierzy, 858), éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 5, p. 408. Même constat chez Hincmar de Reims, dans le De coercendis militum rapinis. Hincmar de Reims, De coercendis militum rapinis, (PL, 125). Voir l’analyse dans : É. Magnou-Nortier, « The Enemies of the Peace »…, p. 74-76. 52  Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, (840-877), éd. M. Prou et G. Tessier, Paris, 19531955, no 8, p. 613. 53  Concile de Savonnières 859, Lettre synodale, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 482-485. 54  Concile de Trosly 909… col. 284. La dîme est instaurée au viiie siècle en Francie à la suite de graves épisodes de famine. J.-P. Devroey, « Dîme et économie des campagnes à l’époque carolingienne », dans R. Viader (dir.), La dîme dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, 2010, p. 37-62. M. Lauwers (dir.), La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, 2012 (Collection d’études médiévales de Nice, 12).

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Où s’arrête le topos littéraire, où commence la réalité ? La société carolingienne reste une économie de la survie plus que de l’abondance et on a sans doute tort de trop souvent considérer les plaintes des clercs comme de simples topoï. Loup de Ferrières dans ses lettres se plaint de la spoliation de la celle de SaintJosse qui réduit ses moines à une trop grande pauvreté. Il est évident que l’occupation d’une terre et sa destruction ne répondent pas à des motivations d’ordre économique. Le grand qui s’empare d’une terre ecclésiastique a tout intérêt à la conserver en bon état s’il compte en tirer des revenus. Au vie siècle, la motivation principale des pervasores semblait être de mettre la main sur les produits fonciers de l’Église et de pouvoir les détourner à d’autres usages. Au ixe siècle, l’occupation d’une terre d’Église par un pervasor ne peut se réduire à ce seul cas de figure, la destruction physique des biens nous montre bien qu’outre le refus de la thésaurisation des richesses par le clergé et la compétition pour le contrôle du foncier, d’autres données sont à prendre en compte pour expliquer l’intérêt suscité par ces res ecclesiae. Invasio ou usurpatio ? Un invasor est une personne qui occupe ou utilise indument les possessions d’une autre. En droit romain, l’invasio désigne la saisie d’un bien immobilier par une personne qui n’en possède pas les droits, ou dont les droits n’ont pas encore été confirmés par la justice. Il s’agit d’un terme juridique très technique. L’actio criminalis peut cependant recouvrir plusieurs réalités. Les plus fréquentes sont les cas d’occupations illégitimes de sièges épiscopaux. Odacre, prétendant au siège de Beauvais imposé par Louis III en 881, est accusé d’être un invasor ecclesiae ou un invasor sedis par Hincmar de Reims55. Mais ces occupations irrégulières ne sont pas toujours définies comme des invasiones. Hilduin à Cambrai en 862 ou le diacre Tortold en 859 à Langres détiennent illégitimement le siège épiscopal sans être pour autant désignés comme des invasores56. À l’inverse, des laïcs peuvent recevoir cette qualification, comme le comte Cunipert dans la lettre du pape Jean VIII57,

55  Hincmar de Reims, Lettre no 19, (PL, 125) c. 8, col. 110-117 et lettre no 20, c. 33, col. 117-122. Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Sainte-Macre (881), éd. G. Schmitz, « Hinkmar von Reims, die Synode von Fismes 881 und der Streit um das Bistum Beauvais », dans Deutsches Archiv, 35, 1979, p. 480-484. 56  Hincmar a rédigé un libellus contre Hilduin qui est aujourd’hui perdu. Dans sa lettre à Nicolas Ier, Hincmar déplore qu’Hilduin occupe le siège de façon illégale sans autre condamnation. Voir Hincmar de Reims, Epistola no 169, éd. E. Perels, Berlin, 1939, (M.G.H., Epistolae, 8/1). Les deux clercs qui occupent indument les sièges de Bayeux et de Langres ne sont pas non plus qualifiés d’invasores. Voir Concile de Savonnières 859, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3) c. 4 et c. 5, p. 459. 57 Jean VIII, Lettre no 81, éd. E. Caspar et G. Laehr, Hanovre, 1912-1928, (M.G.H., Epistolae, 7) p. 77. Mais aussi dans les lettres no 93, 96, 197, 220 et 248.

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ou encore le laïc Rhudingus, invasor cellae aux yeux de Loup de Ferrières bien qu’il ait reçu la celle Saint-Josse en bénéfice du roi de façon régulière58. Chaque prêtre n’a le droit de desservir qu’une seule église, pour laquelle il aura été choisi selon les règles canoniques. Le concile de Paris en 829 condamne les clercs qui desservent plusieurs églises, ce sont des invasores ecclesiarum59. Si un évêque est placé sur un siège sans respecter ces règles, ou s’il en change au cours de son épiscopat, il est aussitôt décrété invasor. Actard de Nantes, chassé par les Normands est accusé d’être un invasor sedis à son arrivée à Tours60. Et il accuse lui-même Gislard d’être l’invasor de son église à Nantes61. Une invasio concerne en principe les biens immeubles et les charges épiscopales. Il s’agit d’une occupation physique des terres appartenant à une autre personne, et l’on trouve souvent à proximité d’autres synonymes tels qu’usurpatio et occupatio. Le reus criminalis peut être un clerc comme un laïc. L’accusation a une dimension juridique très forte. Elle est fondée sur la distinction entre la détention légitime ou illégitime d’une terre, contrairement à l’époque mérovingienne où l’invasio n’est jamais qualifiée d’illégitime62. Le concile de Douzy le rappelle : Hadrien II a refusé de reconnaître Nortman comme un invasor et de l’excommunier, car les biens qu’il occupe lui ont été donnés en bénéfice par Hincmar de Laon, il les tient donc en conformité avec le droit canon : Je ne prononcerai pas l’excommunication […] car il [Nortman] n’a pas usurpé ces biens et qu’il les tient sous l’autorité de celui qui les lui a donnés en bénéfice63.

L’invasor est celui qui transgresse une loi, que ce soit celle du roi ou celle de l’Église. Dans cette qualification, l’accent est mis sur la dimension physique, l’occupation matérielle des terres, et sur la notion de transgression de l’autorité reconnue. De son côté, occupatio ne garde que le sens le plus restreint de l’invasio. La dimension juridique est absente. Ce terme désigne l’acte de se maintenir physiquement sur un bien-fonds, de l’occuper. À l’inverse, le terme usurpatio, s’il est dans bien des cas synonyme d’invasio, possède un sens particulier. L’usurpatio porte davantage sur les droits que sur les terres. L’actio criminalis ne correspond 58  Loup de Ferrières, Correspondance, I, éd. L. Levillain, Paris, 2e éd., 1964, lettre no 11, p. 21. 59  Concile de Paris 829, éd. A.  Werminghoff, Hanovre, 1908, (M.G.H.  Concilia, 2/2), Livre  I, c.  49, p. 605. 60  Hincmar de Reims, De translationibus episcoporum, (PL, 125), c. 13, col. 210-230. 61 Nicolas Ier, Lettre no 107, éd. E. Dümmler, Berlin, 1925, (M.G.H., Epistolae, 6) p. 621. 62  M. Rouche, « La notion d’invasion dans les conciles mérovingiens », dans É. Magnou-Nortier (dir.), Aux sources de la gestion publique, II, Lille, 1995, p. 127. 63  Concile de Douzy 871, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998 (M.G.H. Concilia, 4), c. 15 p. 438.

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pas à une action physique mais à un glissement juridique : s’arroger des droits qu’on n’a pas. Ce terme est ainsi employé dans le cas de clercs disant la messe et recevant les dîmes sans avoir été régulièrement ordonnés64. Il est ainsi possible d’usurper une potestas ou un droit de ditio : Le monastère de Saint-Alexandre et ses biens ne doivent pas être séparés du monastère de Saint-Denis par la ruse, ni en être distraits selon le droit du bénéfice ou de la précaire. Mais les moines furent asservis, sous votre commandement et votre ordre, et le monastère par votre action est revenu avec ses biens sous votre ditio (domination), ce qui est une usurpation. Si on possède les biens ainsi, cela est absurde et contre la loi et la justice65.

Les évêques s’adressent ici à Conrad de Souabe, le frère de l’impératrice Judith. Charles le Chauve avait demandé aux moines de Saint-Denis de céder en bénéfice le monastère de Saint-Alexandre à son oncle. Mais les frères hésitent et portent l’affaire devant les prélats réunis en concile à Verberie en 853 qui s’opposent à la cession du monastère. Conrad est accusé d’agir selon un droit qu’il ne possède pas. Il impose sa potestas aux moines. Bien que la distinction entre invasio et usurpatio soit ténue, elle reste perceptible dans certains contextes, invasio étant plus souvent employé pour décrire l’occupation physique, et usurpatio par rapport à des droits. Dans le premier cas, le spoliateur transgresse un droit, dans le deuxième il se l’approprie. Mais cette nuance n’est pas la plus importante pour les clercs carolingiens, ce qu’ils mettent au centre, en condamnant les occupations illégitimes ou les usurpations, c’est le fait que la frontière entre ce qui doit être observé et ce qui est interdit ne soit pas respectée.

Quand les auteurs apportent des précisions à leurs plaintes Les fraudeurs de dîmes Reste un dernier groupe de spoliateurs : ceux qui volent les dîmes ou qui refusent de les payer. On trouve un rappel du paiement des dîmes dans de nombreux canons de conciles66, et leur omniprésence dans les conflits fonciers semble indiquer que, même quand elles ne fournissent pas le casus belli initial, elles restent l’un des enjeux essentiels des litiges. En 836, dans sa lettre synodale adressée à

64  Concile d’Attigny 874, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998 (M.G.H. Concilia, 4), c. 1 p. 594. 65  Concile de Verberie 853, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984 (M.G.H. Concilia, 3) p. 307. 66  Concile de Soissons 853, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984 (M.G.H. Concilia, 3) c. 8 p. 264. Concile de Meaux-Paris 845, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984 (M.G.H. Concilia, 3) c. 62 p. 81.

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Pépin d’Aquitaine, Jonas d’Orléans explique qu’il y a trois types de chrétiens : ceux qui font des offrandes, ceux qui n’en font pas et ceux qui les volent67. Au ixe siècle les conciles ne sont pas très explicites sur la désignation des spoliateurs de dîmes. Une seule fois, dans la lettre synodale de Tusey en 860, le vocabulaire employé pour désigner ce type de vol se précise : ceux qui refusent de rendre les dîmes sont des subtractores decimarum, ceux qui accaparent les offrandes des fraudatores elemosinarum68. Le plus souvent, les fraudeurs sont désignés par des périphrases, comme dans le concile de Meaux-Paris en 845 : Au sujet de ceux qui doivent payer les nones et les dîmes des biens ecclésiastiques et restaurer les bâtiments de l’église selon l’antique autorité et la coutume, mais qui non seulement le négligent, mais l’abandonnent par mépris et oppriment les clercs par la faim et la pénurie69.

Tout au long du ixe siècle, les clercs se battent pour que les seigneurs rendent les dîmes des églises qu’ils possèdent en bénéfice ou en propre70. Lorsqu’ils le font spontanément, les auteurs ne manquent pas de le signaler, comme Hincmar dans le De Villa Noviliaco71. Il faut attendre la fin du siècle, notamment lors du concile de Trosly en 909, pour que d’autres fraudeurs soient désignés, ce sont les artisans, les marchands et les milites : Certains prétendent qu’ils ne doivent payer aucune dîme de ce qui vient de la guerre ou de l’industrie, de l’art ou du produit des brebis72.

Ils pensent qu’ils n’ont pas à payer la dîme, car celle-ci ne s’applique qu’aux produits de la terre, mais c’est une erreur expliquent les évêques, qui appellent tous les fidèles à s’acquitter du dixième de leur revenu ou de leur production, quelle qu’en soit l’origine ou la nature. Parfois ce sont les prêtres des églises rurales qui refusent de rendre les dîmes, c’est-à-dire d’opérer le partage entre ce qui

67  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… c. 9, p. 724. 68  Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey, Ad rerum ecclesiasticarum pervasores et ad pauperum praedatores, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998, (M.G.H. Concilia, 4) p. 40. 69  Concile de Meaux-Paris 845… c. 62 p. 81. 70  Voir le soin apporté par Adalhard de Corbie pour expliquer le prélèvement des dîmes sur les biens du monastère et éviter les fraudes : Adalhard de Corbie, Statuta seu Brevia, éd. J. Semmler, dans K. Hallinger (éd.), Initia consuetudinis benedictinae. Consuetudines saeculi octavi et noni, I, Siegburg, 1963, (Corpus Consuetudinum monasticarum, 1), p. 365-422. 71  Hincmar de Reims, De villa Novilliaco, éd. H. Mordek, « Ein exemplarischer Rechtsstreit : Hinkmar von Reims und das Landgut Neuilly-Saint-Front », dans Savigny, Kan. Abt., 83, 1997, p. 100-112, c. 3. 72  Concile de Trosly 909… col.  281. Le problème de la définition de la dîme est déjà abordé au début du ixe siècle, voir: Capitulaire per se scribenda, 818/819, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883, (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 1) p. 285 c. 5.

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revient à l’évêque, aux pauvres et à la fabrique73. À l’inverse, quand les dîmes sont payées, elles peuvent être détournées par le seigneur de l’église, le prêtre ou même l’évêque et dès lors, elles ne peuvent plus être affectées aux missions de l’église, ce qui constitue une actio criminalis désignée avec les mêmes verbes que pour les biens : tollo, diripio, aufero, etc. Les voleurs de dîmes sont les spoliateurs des facultates ecclesiae, nous n’en saurons pas plus. Rien dans le lexique ne permet de distinguer un reus criminalis clerc d’un laïc, un usurpateur foncier d’un fraudeur dîmaire. Quant à la catégorie des fraudatores elemosinarum, elle semble désigner un autre type de détournement. Il ne s’agit plus des dîmes mais de toutes les autres offrandes spontanées qui peuvent être apportées à l’église. Vulfade de Bourges rapporte ainsi que certaines personnes sont accusées de détourner les donations pieuses faites par leurs parents à l’église au moment de leur mort74. L’intention de l’accusé : le paradoxe du spoliateur Dernier élément faisant partie de la catégorisation juridique des spoliateurs, l’intention de l’accusé. Assez souvent sont mentionnées les circonstances du vol. Les clercs distinguent ainsi trois types d’actio criminalis : les vols commis par erreur, ceux effectués en toute conscience et ceux réalisés per subreptio. Ce dernier élément de catégorisation fait apparaître un premier paradoxe : le spoliateur n’agit pas seul, la critique porte au moins sur deux personnes, celui qui reçoit ou prend le bien ecclésiastique et celui qui le donne ou permet l’usurpation comme le résume la lettre du pape Nicolas Ier à Adon de Vienne : Au sujet de ces mêmes biens qui sont dédiés et affectés à Dieu, qui sont usurpés et enlevés à l’occasion d’une concession du prince, nous prescrivons que d’abord on fasse connaître en consultant le prince l’audace et la rupture de son acte, puis qu’on sache s’il s’agit d’une concession ou de l’audace d’un envahisseur. Et si l’usurpation est due à une largesse du prince, que le prince lui-même s’amende. Mais s’il [celui qui occupe le bien] est accusé d’être un envahisseur, il sera excommunié jusqu’à sa correction75.

Dans cette lettre, le pape rappelle que les usurpations de res ecclesiae ont deux origines possibles : soit elles ont été ordonnées par le roi et il s’agit alors de bénéfices ecclésiastiques, soit le spoliateur s’est de lui-même attribué un droit sur ces terres. Le fidèle qui tient le bien du roi n’est pas le principal responsable, il revient 73  Ces cas nous sont connus par Hincmar de Reims, en particulier dans sa correspondance. Flodoard, Historia remensis ecclesiae… Livre III, c. 23, p. 316. 74  Vulfade de Bourges, Lettre aux clercs et aux laïcs de l’église de Bourges, (v. 866-876), éd. E. Dümmler, Berlin, 1902, (M.G.H., Epistolae 6), p. 190. 75 Nicolas Ier, Lettre no 106, éd. E. Dümmler, Berlin, 1925, (M.G.H., Epistolae, 6) p. 619, c. 3.

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au prince de l’avertir et de lui en demander la restitution. Dans ce cas-là, le coupable et le responsable du don ne reçoivent pas de peines spirituelles, le roi est invité à s’amender, c’est-à-dire à rendre le bien, voire dans certains cas à accomplir une légère pénitence. En revanche les envahisseurs qui s’approprient les domaines par eux-mêmes sans les recevoir de la main du roi sont eux excommuniés jusqu’à ce qu’ils s’en soient dessaisis. Tous les grands conflits du ixe siècle sont liés à des contestations de bénéfice : Hincmar de Reims revendique la villa de Neuilly-Saint-Front (Noviliaco), Loup de Ferrières la celle Saint-Josse, Hincmar de Laon est accusé d’avoir enlevé le bénéfice ecclésiastique d’un fidèle du roi, etc. Mais c’est sous la plume du pape Nicolas Ier que l’on trouve la position de défense la plus claire : le roi ne doit pas donner de terre d’Église à ses fidèles et s’il l’a fait, pour une raison ou pour une autre, il doit faire restituer ce bien. Pour les clercs du royaume de Francie, la ligne de défense à adopter est beaucoup moins évidente, comme le montrent leurs multiples façons de catégoriser les spoliateurs. Les conciles acceptent parfois que les vols soient commis par erreur, comme l’expliquent les évêques à Pépin dans la lettre synodale de 836, mais ils sont intransigeants à l’égard de ceux qui détournent les biens et ne tiennent pas compte de leurs avertissements : Si quelqu’un, profanant le culte de Dieu, pèche par erreur contre ce qui a été consacré à Dieu, il peut expier sa faute par des holocaustes et la prière du prêtre, mais que penses-tu de celui qui pèche non par erreur mais sciemment par cupidité et audace contre ce qui a été consacré à Dieu, et déclare que son péché restera impuni et qu’en aucune manière il n’a péché en enlevant les biens sanctifiés par Dieu et en les utilisant pour son besoin76 ?

La plupart du temps les voleurs sont accusés d’agir en toute conscience : ils peuvent ne pas être d’accord avec un jugement ou une donation, ne pas se sentir concernés par la législation canonique, ou encore refuser de répondre aux revendications du clergé. Le modèle du croyant se repentant d’un vol commis par erreur est une image idéale proposée par les clercs, celle du bon chrétien pieux et respectueux des règles de l’Église, par opposition à ceux qui non seulement volent les res ecclesiae mais refusent de reconnaître leur tort. Elle leur permet également de souligner le lien entre l’actio criminalis et sa réparation. On restitue un bien en le rendant au lieu saint, on s’acquitte d’un vol en faisant des offrandes qui bénéficient à toute la communauté.

76  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre I, c. 28.

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C’est là le deuxième paradoxe des pervasores : tout spoliateur est un bienfaiteur de l’Église, tout donateur est un spoliateur en puissance77. Halitgaire de Cambrai dans son pénitentiel prévoit que les coupables de rapinae pauperum devront se racheter en faisant des offrandes à l’Église78. Hincmar regrette même que certains justifient et excusent leur méfait par de nombreuses aumônes. Parmi les vols commis consciemment, il en est un sur lequel les conciles du ixe siècle reviennent particulièrement, il s’agit des vols commis par tromperie. Selon les actes du concile de Yütz en 844, il existe deux façons d’entrer en possession d’un domaine ecclésiastique : soit par la force (violenta ablatione), soit par l’obtention d’un précepte illicite (inlicitorum preceptorum confirmatione79). Dans ce dernier cas, le grand laïc a caché au roi la véritable nature du bien pour l’obtenir plus facilement en bénéfice. Il s’agit d’une tromperie qui menace le futur du patrimoine ecclésial. Si le statut initial du domaine n’est pas reconnu, il sera définitivement perdu pour l’église. Ce type de vols est d’autant plus grave qu’il profite des dysfonctionnements du système des bénéfices. Ce système est basé sur l’autorité du roi qui donne et reprend les bénéfices, si le roi est abusé il ne peut plus gouverner avec justice. Les vols par subreption sont une menace particulièrement grave. Ils sont rendus possibles par le fonctionnement même du pouvoir royal : le prince ne peut pas connaître tout son royaume, pour chaque dossier il est conseillé par ses proches et ses agents et doit se fier à eux ; s’ils le trompent, son jugement est faussé aussi. La divisio, une catégorie à part La divisio reste sans doute l’un des problèmes les plus spécifiques auxquels doivent faire face les clercs carolingiens. L’acte de diviser des terres est de loin celui qui est le mieux défini et détaillé dans les sources. Sans doute s’agit-il d’un problème récent qui nécessite la mise en place d’une nouvelle législation et la redéfinition des modes d’attribution de la propriété foncière. Il existe plusieurs types de divisio : la répartition d’une église et de son temporel entre les héritiers du fondateur ; le démembrement des domaines suite à des ventes de parcelles mal gérées ; la distribution du patrimoine d’un lieu saint entre plusieurs fidèles, soit du roi, soit de l’église ; la divisio des terres des anciennes églises et la fondation de nouvelles paroisses ; et enfin le partage des biens monastiques entre l’abbé et les moines et l’instauration d’une part réservée pour ces derniers.

77  B. Rosenwein, T. Head et S. Farmer, « Monks and their enemies : a comparative approach », dans Speculum, 66, 1991, p. 768. 78  Halitgaire de Cambrai, De vitiis et virtutibus et de ordine poenitentium, (PL, 105) col. 660D. 79  Concile de Yütz 844, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 4 p. 29. Voir aussi : Concile de Meaux-Paris 845… c. 20 p. 81.

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Le cas le plus ancien est sans doute celui des possessions communes à plusieurs héritiers. Dès l’époque mérovingienne, il apparaît que certaines églises rurales sont possédées par plusieurs cohéritiers. L’église a été fondée par leur ancêtre commun et fait partie du patrimoine familial. Ces cas de division ont été particulièrement bien étudiés par Susan Wood. Selon elle, le terme divisio ne doit pas être compris dans ce cas comme un partage physique et concret de l’église et de ses biens, mais comme une perception mentale de la possession commune80. De fait, le bâtiment ecclésial, l’autel et l’office du prêtre ne peuvent absolument pas être divisés physiquement, mais rien n’empêche de les posséder en commun. En revanche, ce qui risque d’être partagé entre les cohéritiers ce sont les revenus, les récoltes et les champs, exception faite de la part réservée au prêtre. Dans la Collectio de Ecclesiis, Hincmar de Reims souligne bien que le seigneur de l’église doit recevoir une part des facultates, qu’il soit clerc ou laïc, seul ou avec d’autres81. L’emploi du terme divisio correspond davantage dans ces contextes de cohéritage à la notion de partage. L’église et ses biens sont possédés en commun, la division est symbolique et la part matérielle perçue par les héritiers est une fraction du bien détenu en commun. C’est ainsi qu’il faut comprendre la donation par Charles le Chauve d’un tiers de chapelle à son fidèle Nivelon, pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres82. Il n’est pas alors question de domaines démembrés ou de destruction de l’unité du patrimoine ecclésial. Les évêques du ixe siècle critiquent le poids que font peser les cohéritiers sur les terres de leur église. Plus ils sont nombreux, plus la ponction faite sur les facultates de l’église a tendance à s’alourdir, menace à laquelle s’ajoute le risque de conflit entre les cohéritiers. Hincmar de Reims dresse ainsi la liste des exigences seigneuriales (cens, dons, droit de pâture, montures et fourrage) qui sont multipliées par le nombre de cohéritiers. La solution alors trouvée par le prélat pour remédier à cette surcharge est d’établir une charte commune qui enregistre les engagements et la part de chacun afin « qu’ainsi ni eux-mêmes, ni leurs héritiers ne puissent à l’avenir diviser comme leur propriété ce qui a été remis à cette église, ni en exiger aucun service sinon spirituel83 ». Et de fait, les menaces sont devenues réelles au ixe siècle. La possession commune perdant au fil du temps de son sens et de sa clarté, chaque portion d’héritage devient possession personnelle. Les héritiers se croyant libres d’agir individuellement avec leur part, sans tenir compte de l’ensemble auquel ils appartiennent,

80 S. Wood, The proprietary church… p. 628. 81  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 90 et p. 107. 82 G. Chevrier et alii (éds), Chartes et documents de Saint-Bénigne de Dijon… p. 89, acte no 56. 83  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 85. Traduction collective établie par E. Carpentier, Ph. Depreux, G. Pon et C. Treffort, version de travail, 2006.

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mettent alors en péril l’unité foncière du lieu où ils sont possessionnés. C’est ce qui est déploré dans l’Édit de Pîtres : Comme dans certains lieux les héritiers des colons, tant du fisc que des maisons de Dieu, vendent leur héritage, c’est-à-dire le manse qu’ils tiennent, qui est non seulement le leur mais aussi celui des chanoines, des prêtres ruraux ou d’autres personnes, et ne conservent que leur maison, et à cette occasion détruisent les villae, si bien que non seulement on ne peut plus prélever le cens qui jusque-là était dû, mais qu’il est impossible aussi de reconnaître les terres de chaque manse84.

Dans ce passage, il n’est pas fait mention de divisio mais de villae détruites. Le processus d’éclatement d’un domaine qui y est décrit est pourtant l’une des définitions possibles de la divisio au ixe siècle. Ce processus d’appropriation individuelle par les héritiers de leur portion d’héritage et de son aliénation par la vente est la conséquence de deux problèmes : la divergence des intérêts du seigneur et des paysans, et l’accroissement de différentes pressions sur la population paysanne85. Les familles qui héritent d’une terre incluse dans un domaine fiscal ou ecclésiastique ne partagent pas forcément la vision du système auquel ils appartiennent. Ils possèdent, ou croient posséder, en pleine liberté leur part d’héritage (comme s’il s’agissait d’un alleu), mais en l’aliénant par la vente ils font éclater l’unité foncière du domaine. La logique socio-économique d’une famille ne correspond pas toujours au bon fonctionnement du domaine. Dans les intérêts propres aux familles paysannes se trouvent notamment la recherche d’une protection physique auprès d’un potens, l’entrée en dépendance pour échapper au service militaire et au paiement du cens, ou la nécessité de vendre en raison de la pression démographique ou d’exactions diverses. Dans ce chapitre de l’édit de Pîtres, le problème n’est pas décrit du point de vue du propriétaire originel, qui voit ses domaines être démembrés, mais du point de vue du roi qui perd des hommes pour l’armée et des revenus. Ce qui est également critiqué est la confusion qu’introduisent ces pratiques d’aliénation qui brouillent la répartition des terres et fractionnent encore davantage les territoires et le maillage des pouvoirs et des droits. En agissant ainsi, les héritiers font passer leur intérêt personnel avant l’intérêt général de l’organisation domaniale, ou même du royaume dans le cas de l’ost86. 84  Édit de Pîtres 864, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2) p. 323 c. 30. 85 C. Wickham, Framing the early middle ages : Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, 2005, p. 289. 86  É. Renard, « Une élite paysanne en crise ? Le poids des charges militaires pour les petits alleutiers entre Loire et Rhin au ixe siècle », dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, Turnhout, 2006, p. 315-336.

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Un autre type de division, qui est fortement critiqué par les clercs carolingiens et qui apparaît dès l’époque mérovingienne, est la distribution des terres d’un monastère entre plusieurs fidèles87. Dans ce cas-là aussi, l’unité foncière du patrimoine est brisée. C’est le cas du temporel de l’abbaye de Marchiennes qui est réparti entre plusieurs grands88. En principe les divisions se font par villae, mais parfois il peut arriver qu’elles soient elles-mêmes divisées entre plusieurs bénéficiers. Émile Lesne a particulièrement travaillé sur ce type de divisiones, qui pour lui sont la manifestation même des « sécularisations89 ». Il en a fait un processus systématique et organisé en amont par le roi, notamment par la rédaction d’inventaires du patrimoine foncier des églises90. En réalité, les divisiones faites par le roi au cours du ixe siècle ne correspondent pas à une politique préétablie, elles sont plus la conséquence de rapports de force locaux. Elles entraînent une rareté foncière artificielle et témoignent de la compétition existant au sein des élites laïques et ecclésiastiques pour le contrôle du sol. Walter Goffart propose une interprétation originale de ces divisions royales. Il s’agirait d’une des mesures visant à réformer l’Église franque que prennent les maires du palais puis les rois au cours du viiie siècle91. La divisio établit alors une limite entre le patrimoine foncier minimum dont les établissements religieux ont besoin pour survivre, et les terres superflues qui ne leur sont pas nécessaires. Ces biens-fonds en surplus doivent alors être remis au roi qui les confie à ses fidèles. Cette divisio s’applique aussi bien aux anciennes possessions qu’aux nouvelles acquisitions. La forte résistance qu’opposent les prélats à cette mesure s’explique justement par le fait qu’elle bride l’accroissement du patrimoine ecclésial. Mais elle appartient bien au mouvement réformiste, car son but, toujours selon Walter Goffart, serait d’assainir la vie du clergé en limitant les richesses disponibles, d’instaurer de façon artificielle une rareté alors que l’essor des donations pieuses a dans le même temps considérablement enrichi les lieux saints. Cette divisio de réforme serait en vigueur des années 743 jusqu’aux années 815-820, elle serait abandonnée définitivement par Louis le Pieux en 818. Cet abandon ne change rien dans les faits : les bénéfices déjà cédés restent aux mains 87  É.  Magnou-Nortier, « La confiscation des biens d’église : un droit royal (vie-viiie siècle) », dans Ead. (dir.), Aux sources de la gestion publique, tome 2, Lille, 1995, p. 162. M. Rouche, « Religio calcata et dissipata. Ou les premières sécularisations de terres d’Église par Dagobert », dans J.  Fontaine et J. N. Hillgarth (dir.), Le Septième siècle, changement ou continuité, Londres, 1992, p. 173-211. 88  Annales de Saint-Bertin, éd. F. Grat, J. Vieillard et S. Clémencet, Paris, 1964, a. 876. 89 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… p. 62-64 et p. 212. 90  La bulle de Nicolas Ier pour l’église de Reims au temps de l’archevêque Tilpin, qui proscrit la pratique des divisions a été largement utilisée par Émile Lesne pour construire cette interprétation, or il s’agit d’un faux forgé au xixe siècle. F. Gross, Abbés, religieux et monastères dans le royaume de Charles le Chauve, thèse de doctorat, sous la direction d’Yves Sassier, Université Paris IV, Paris, 2006, p. 488-489. 91 W. Goffart, The Le Mans Forgeries. A chapter from the history of Church property in the ninth century, Harvard, 1966, p. 11-14.

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des laïcs et sont réinvestis par le roi à la mort de leur bénéficiaire. Ainsi Louis le Pieux ne restitue pas réellement les bénéfices occupés. Il y a longtemps eu erreur d’interprétation sur sa décision d’arrêter les divisiones : cette mesure ne signifiait en aucune manière restituer des biens mais autoriser les églises à accroître leur patrimoine et à jouir de leurs biens superflus. Dans d’autres contextes, l’emploi du terme divisio révèle des problèmes fonciers internes à l’Église et dont Hincmar de Reims s’est fait le théoricien dans la Collectio de Ecclesiis. Ces divisions concernent les fondations de nouvelles paroisses sur le territoire d’autres plus anciennes. Prenons l’exemple de l’évêque Bernold de Mâcon. Dans les années 864-873, Bernold reçoit plusieurs demandes de ses prêtres pour consacrer de nouvelles églises dans des villaes de son diocèse. Un premier prêtre, Bedeem, édifie une église dans la villa de Miliacus. Lors de la consécration, Bernold ajoute à la dotation initiale de la nouvelle église des villae qui se trouvent dans les limites du diocèse et d’autres plus éloignées92. Un autre prêtre, Grunrinus, édifie de la même façon une nouvelle église dans la villa de Sologny. Cette fois Bernold donne en précaire au prêtre les terres qui se trouvent dans la villa de Sologny et en ajoute d’autres pour la dotation de l’église. Il prend soin de préciser que le prêtre Grunrinus et ses successeurs pourront jouir des dîmes et des nones récoltées dans ces villae93. Dans le diocèse de Mâcon, la création d’églises dans de grandes villae et la division du territoire d’anciennes paroisses pour en créer de nouvelles n’ont pas posé de problèmes, car on en manquait. En effet, dans les deux cas Bernold donne en dotation la villa où se trouve l’église mais également d’autres villae, parfois situées en dehors des limites du diocèse. Il prend donc dans les biens de l’église épiscopale pour doter les nouvelles fondations. Le deuxième acte précise l’affectation des dîmes à la nouvelle fondation, soit que les dîmes étaient déjà perçues par un autre lieu saint ou par l’église épiscopale elle-même, soit qu’elles sont instituées en même temps que la nouvelle fondation en raison d’un peuplement récent. Mais cette dernière hypothèse est peu probable, car elle porte sur un trop grand nombre de villae (5 !) et rend impossible l’arrivée et l’installation soudaine d’un si grand nombre de personnes dans cette région et à cette époque. Les dîmes sont donc enlevées à une ancienne église pour être transférées à la nouvelle fondation. La question des dîmes est centrale dans le problème des divisions d’anciennes paroisses. C’est pour répondre à ce problème qu’Hincmar rédige la Collectio de Ecclesiis en 859 à la demande de Charles le Chauve. En effet, un conflit éclate entre Adelold, un prêtre du diocèse de Troyes, et l’évêque Prudence. Ce dernier est accusé de fonder de nouvelles églises au détriment d’autres plus anciennes,

92  Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, éd. C. Ragut, 1864, p. 232. 93  Ibid., p. 235.

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dont celle du prêtre Adelold. Selon Hincmar les raisons qui poussent à diviser les anciennes paroisses sont le manque de ressources94. Certaines églises mieux dotées, ou dont la population s’est accrue, voient leur revenu augmenter. D’autres au contraire, soit que la population est moins nombreuse, soit qu’elles sont plus éloignées ou moins bien dotées à l’origine, ont des revenus très faibles. En « divisant » les territoires de ces paroisses les évêques peuvent rééquilibrer ces disparités de ressources, mais ils peuvent aussi en profiter pour enrichir certaines églises au détriment d’autres ou faire passer certaines terres sous leur pouvoir95. C’est précisément ce qu’Hincmar récuse. Un évêque selon lui ne doit pas profiter de son pouvoir d’ordre (qui est aussi pouvoir de diviser) pour perturber la répartition de terres, d’hommes et de richesses entre les lieux saints. Quel sens a alors le mot divisio dans ce cas précis ? Il pourrait s’agir ici, non d’une fragmentation de l’espace disponible, mais d’une redistribution des biens fonciers, notamment sous la forme de précaire. Les terres données en précaire sont soumises au cens et à la double dîme : le précariste doit payer les dîmes à l’église diocésaine et à l’église propriétaire. En multipliant les précaires l’évêque pourrait donc augmenter les revenus des paroisses, du moins c’est ce que laissent supposer les accusations d’Hincmar de Reims contre Prudence et Rothade96…L’hypothèse reste ouverte. Enfin, la divisio peut aussi avoir un sens positif et aller dans le sens d’une défense des res ecclesiae, quand elle permet de distinguer la part de l’abbé et la part des moines dans le patrimoine monastique, assurant à ces derniers des revenus suffisants pour le maintien et la bonne observance de la règle. Dès 832, le monastère de Saint-Denis reçoit un diplôme de Louis le Pieux définissant la mensa fratrum97. Quelques années auparavant, il y avait eu une scission entre les frères observant la règle bénédictine, qui avaient été relégués dans une cella attenante au monastère, et les autres qui suivaient une forme plus relâchée. En 832, la définition d’une part réservée aux moines doit permettre de réintégrer les observants de la cella et de rétablir la même règle pour tous. En 862, les évêques réunis en concile à Pistes confirment ce partage des biens entre l’abbé et les moines de Saint-Denis98. Frédéric Gross a ainsi recensé 25 monastères disposant d’une mense conventuelle sous le règne de Charles le Chauve, dont huit sans doute étaient déjà constituées au temps de Louis le Pieux99. Cette division est bénéfique, car elle assure la survie matérielle des moines et l’observance de la règle. 94  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 76. 95  J.-P. Devroey, « Dîme et économie des campagnes à l’époque carolingienne »… p. 41. 96  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 34. 97  Constitutio de partitione bonorum monasterii sancti dyonisii, éd. A.  Werminghoff, Hanovre, 1908 (M.G.H. Leges, Concilia, 2/2), p. 688-694. 98  Privilège synodal, Concile de Pîtres, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998, (M.G.H. Concilia, 4), p. 106. 99 F. Gross, Abbés, religieux et monastères dans le royaume de Charles le Chauve, thèse de doctorat, sous la direction d’Yves Sassier, Université Paris IV, Paris, 2006, p. 641.

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Conclusion du chapitre I L’usurpation de terres ecclésiales est le fait de divers personnages, clercs ou laïcs, potentes célèbres ou paysans anonymes que les mots des sources ne permettent pas toujours de caractériser avec précision. Les discours de défense sont, pour une bonne partie, contenus dans des documents juridiques dont la finalité n’est pas d’individualiser les coupables, mais au contraire de généraliser leur action pour créer des catégories juridiques réutilisables par les praticiens du droit et les prélats. Ce processus gomme les aspérités du réel. On peut cependant tenter de donner une définition et de proposer une traduction aux invectives les plus fréquentes. Parmi elles, l’invasor désigne toute personne qui occupe ou utilise indument les possessions d’une autre. Lui sont attachées les notions d’occupatio (occupation physique des biens) et d’usurpatio (accaparement de droits ou exercice illégitime d’un pouvoir sur des terres). Le pervasor, lui, usurpe et dévaste. Les clercs condamnent non seulement l’appropriation illégitime d’une villa, mais aussi sa destruction. Les exactions des plus puissants font l’objet d’une critique plus importante. Ces potentes sont les évêques, les juges et les comtes, qui oppressent les pauperes ou ruinent les biens-fonds des églises. Mais au ixe siècle, il semblerait que les deux problèmes majeurs auxquels sont confrontés les clercs, soient les divisiones et le détournement des dîmes. La divisio correspond à des actions très diverses : partage des biens monastiques entre l’abbé et les moines, créations de nouvelles églises sur le territoire d’autres plus anciennes, lutte entre des héritiers rivaux pour le partage des richesses ecclésiales, démembrement de parcelles au sein d’une même villa… Les contextes sont variés mais concernent tous le problème de la réorganisation d’une ancienne unité foncière mise à mal par des pratiques nouvelles. La qualification juridique des crimes se fonde sur un vocabulaire hérité des collections canoniques : Bible, patristique, décrétales, canons antiques et conciles mérovingiens fournissent aux carolingiens la matrice lexicale qui leur est nécessaire. Ces qualifications sont adaptées par les clercs du ixe siècle à leurs propres problématiques, les emprunts se font par contamination et par réminiscence. Peu à peu, le sens de ces termes évolue, par une lente sédimentation ils acquièrent au fil de leur emploi par des auteurs successifs des inflexions de sens. Les carolingiens reçoivent ce riche bagage linguistique, et participent à leur tour à l’évolution imperceptible de ces expressions. Les praedatores et les invasores du ixe siècle ne sont pas ceux des siècles précédents, les voleurs sacrilèges ne sont plus ceux pourfendus par saint Augustin. Mais de la fiction à la réalité, le chemin à parcourir pour retrouver derrière les figures rhétoriques la réalité des échanges fonciers est parfois long. La question n’est plus alors de savoir quelle est la réalité vécue, mais quelle est la réalité perçue et retransmise par les clercs, elle seule permettant d’accéder à leur vision du monde.

CHAPITRE II. LE LEGS DU PASSÉ DANS LES REPRÉSENTATIONS CAROLINGIENNES Les bénéfices ecclésiastiques : évidences et paradoxes La mise en place d’un nouveau système sous les premiers Carolingiens (740-770) « Sécularisation » et réforme : une simple coïncidence ? Au ixe siècle, la circulation des bénéfices ecclésiastiques est encadrée par des lois récentes (elles ont à peine cinquante ans) dont on peut observer la réalité dans les actes de la pratique. Précaire, cens, dîme : ces mesures sont mises en place dans les années 740-817. La chronologie de cette législation est bien connue, cependant, la distinction établie par les historiens et les éditeurs modernistes entre législation séculière et religieuse doit être nuancée1. Conventum generale et concile sont des assemblées publiques réunissant tous les grands et ayant vocation à permettre au roi et aux membres de l’élite de se retrouver pour discuter des affaires du royaume, qu’elles soient liturgiques, militaires ou politiques. Les décisions de ces deux assemblées sont mises sur le même plan par les auteurs médiévaux qui les citent, les capitulaires recevant également le nom de canons2. Les règles énoncées dans les sources conciliaires n’ont pas vocation à venir limiter ou « moraliser » les lois civiles contenues dans les capitulaires. Les obligations édictées par le roi ne sont pas non plus des mesures visant à compenser les « sécularisations ». Bien souvent, les historiens ont séparé et opposé ces deux corpus normatifs, alors qu’ils participent de la même volonté d’organiser l’ecclesia. Ils se heurtaient alors à un paradoxe : comment expliquer que la grande période de spoliations et de mise en place d’une législation sur les bénéfices ecclésiastiques coïncide avec les premiers conciles réformateurs visant à protéger le patrimoine foncier des lieux saints ? Comment expliquer que des chefs comme Carloman et Pépin se trouvent être tout à la fois ceux qui ordonnent les « sécularisations » et ceux qui protègent le patrimoine ecclésial. Comment ont-ils pu être à la fois des spoliateurs et les initiateurs du mouvement réformiste ?

1 W. Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit… p. 458-462. Pour un aperçu synthétique du renouvellement historiographique, voir : P. Fouracre, The Age of Charles Martel, Harlow, 2000, p. 121-154. 2 R. McKitterick, The Frankish Church and the Carolingian reforms 789-895, Londres, 1977, p. 28.

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Dès le viiie siècle, les rois francs gouvernent de concert avec les évêques. Cette conception d’une coopération entre princes et prélats remonte à l’Antiquité tardive et existe également à l’époque mérovingienne3. Les Carolingiens s’inscrivent donc dans la continuité de ce modèle. Ni césaropapisme ni augustinisme politique de leur part, l’organisation et la gestion du royaume et de la société chrétienne ne peuvent se faire sans la coopération de la potestas royale et de l’auctoritas épiscopale auxquelles sont associés les grands4. À cette époque, les conciles ne sont pas consacrés aux affaires religieuses, ce sont des assemblées de tous les fidèles, et la question des res ecclesiae n’est pas non plus un dossier cristallisant l’opposition de deux sphères (séculière vs religieuse), mais un des sujets politiques les plus importants qui soient alors : la répartition des richesses tant matérielles que symboliques entre les différents groupes détenteurs d’une parcelle de pouvoir. Quel est donc le nouveau système de partage des ressources foncières que l’on attribue traditionnellement à la législation des premiers Carolingiens ? Il s’agit d’un ensemble de règlements, promulgués dans des actes conciliaires, ayant pour but de réorganiser la circulation de certains biens fonciers : les villae, cellae, forêts, mines, et autres possessions contrôlées par les différents établissements religieux de Francie. Les objectifs d’une telle refonte sont d’ordre politique. Après les jeux d’alliance et le coup de force nécessaire à la famille carolingienne pour s’emparer du pouvoir royal, il devient nécessaire de remettre de l’ordre dans la répartition et l’attribution des richesses disponibles, d’autant plus que les besoins militaires s’intensifient du fait des nouvelles conquêtes et de la répression des révoltes de Carloman et Pépin5. Le capitulaire des Estinnes (743) En 742, Carloman maire du palais d’Austrasie, ordonne la restitution des pecunias ecclesiarum qui ont été détournées par les clercs6. Tout le programme carolingien est en germe dans les premières phrases : Carloman en tant que dux et princeps des Francs, avec l’aide et le conseil des évêques, décide de restaurer la lex Dei et de réorganiser le gouvernement du royaume pour permettre au peuple chrétien de faire son salut. La première étape de ce processus de rénovation passe par la purification de l’ordre clérical : retour aux règles monastiques et à la discipline, 3  M. De Jong, « Ecclesia and the Early Medieval polity », dans S. Airlie, W. Pohl et H. Reimitz (dir.), Staat im frühen Mittelalter, Vienne, 2006 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 11), p. 124. 4 Th.  Reuter, «  Kirchenreform und Kirchenpolitik im Zeitalter Karl Martells  : Begriffe und Wirklichkeit », dans J. Jarnut, U. Nonn et M. Richter (dir.), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, 1994, p. 35-59. 5 R. McKitterick, The Frankish kingdoms under the Carolingians, Londres, 4e éd., 1992, p. 33-34. 6 Carloman, Capitulaire de 742, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883, (M.G.H.  Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), c. 1 p. 25.

Le legs du passé dans les représentations carolingiennes

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respect du statut clérical. L’ordo clericorum vient en premier : Carloman attend des hommes d’Église qu’ils lui apportent l’aide et le conseil dont il a besoin pour renouer avec un fonctionnement politique fort. L’année suivante, en 743, se tient le fameux concile des Estinnes où sont posés les premiers principes régulant la répartition et la circulation des terres d’Église7. Il est alors décidé qu’en raison de la présence d’ennemis extérieurs entourant le royaume franc et du risque probable d’un affrontement militaire dans un avenir très proche8, Carloman peut retenir une partie des pecuniae aecclesialis pour soutenir l’armée. Mais à certaines conditions : primo pour un temps limité ; deuxio uniquement pour les biens soumis à un cens et pour lesquels un acte de précaire aura été établi ; tertio cela signifie que, chaque année et pour chaque parcelle affectée aux besoins militaires, l’établissement religieux propriétaire recevra un sou, soit douze deniers9. Carloman explique les raisons de cette double mesure (cens et précaire). Le cens joue un rôle recognitif, il permet de prouver le droit de l’église sur le bien. Si celui à qui le bien ecclésiastique a été prêté vient à mourir, l’église est réinvestie de sa propria pecunia. Mais cette restitution n’est pas définitive tant que le roi peut en avoir besoin. Le cens distingue la terre prêtée pour les besoins militaires du royaume, il signale ainsi qu’elle entre dans un circuit d’échange autre, qui n’est ni celui des biens qui restent dans la nasse de l’Église ni tout à fait celui des biens séculiers, fisc ou alleu. L’acte de précaire officialise ce prêt : les noms des bénéficiaires, du bien prêté et de l’établissement créditeur sont mis par écrit ainsi que le montant du cens et le rappel de la date à laquelle il doit être versé, souvent à l’anniversaire du saint. À la mort de l’emprunteur, il faut rédiger un nouvel acte pour confier le domaine à un nouveau bénéficiaire. Arrêtons-nous quelques instants sur ce canon fort célèbre. Plusieurs éléments doivent être soulignés. Tout d’abord, dans le lexique employé alors, il n’est question ni de res ecclesiae, ni de res et facultates, ni de villae ecclesiasticae, mais uniquement de pecuniae ecclesiae. Ensuite, les mesures prises ici par Carloman ne visent pas à fonder un nouveau système, le législateur en appelle même à l’indulgence de Dieu. C’est une mesure d’urgence, une décision politique liée aux circonstances mais qui n’a pas de valeur programmatique ni d’ambition autre que répondre à un besoin de défense immédiat. Le deuxième canon du concile des Estinnes n’est qu’une des nombreuses interprétations possibles des trois cas d’aliénation existant dans le droit canonique depuis l’Antiquité, bien que ce principe ne soit à aucun moment évoqué10. 7  Concile des Estinnes a. 743, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1906, (M.G.H. Leges, Concilia, 2/1), c. 2. 8  Il s’agit ici des opposants à Pépin et Carloman qui, poussés par Griffon, se révoltent tour à tour dans les régions périphériques du royaume franc : Bavière, Aquitaine, etc. R. McKitterick, The Frankish kingdoms under the Carolingians, Londres, 4e éd., 1992, p. 33-34. 9  Sur la valeur de ce cens et son importance, voir : P. Fouracre, The Age of Charles Martel, Harlow, 2000, p. 140. 10 J. Gaudemet, Église et Cité. Histoire du droit canonique, Paris, 1994, p. 109. F. R. Ducros, « L’aliénation des biens ecclésiastiques sous l’Ancien Régime », dans Hypothèses 2009, Travaux de l’École Doctorale

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Les historiens ont longtemps voulu voir dans ce canon un paradoxe : Carloman légitime l’usage des biens ecclésiastiques à des fins non religieuses tout en reconnaissant leur statut particulier et en essayant de préserver au maximum le droit de l’église et la possibilité de restitutions futures. La double obligation cens-précaire peut aussi être interprétée comme une mesure garantissant le bon fonctionnement du système même en temps de guerre ou lors d’une campagne militaire, c’est-àdire à un moment où les assemblées publiques ne peuvent plus se tenir régulièrement et où les décisions doivent être prises rapidement malgré l’interruption ou la désorganisation des rouages décisionnels habituels. Le cens est prévu pour que les terres restent disponibles pour les besoins militaires du royaume malgré la mort du bénéficiaire : un domaine soumis à un cens appartient à un circuit d’échange particulier. Le but de Carloman pourrait donc être de s’assurer en permanence de la disponibilité de troupes et de ressources gérées soit par un bénéficiaire pourvu d’un bien ecclésiastique, soit par l’église elle-même en attendant la nomination sur ordre du roi du nouveau récipiendaire. La dimension pragmatique de cette double obligation cens-précaire est explicitée par Carloman lui-même : si les nécessités du royaume le justifient toujours, l’église peut renouveler le prêt consenti sur le seul ordre du roi. Dans les deux cas, cens et précaire sont des mesures permettant de simplifier, fluidifier et accélérer la prise de décision pour l’attribution des biens-fonds. Elles assurent et sécurisent la disponibilité des forces vives nécessaires au fonctionnement de l’armée en campagne. Les actes de précaire existent déjà dans l’Empire romain tardif. Ils sont toujours usités à l’époque mérovingienne, mais connaissent un changement complet d’utilisation sous les Pippinides. Avant le viiie siècle, la précaire est bien acceptée par les établissements religieux, parce qu’elle est accordée au fondateur ou donateur initial. Avec la précaire royale, les rejets et les conflits sont plus fréquents. Cela n’empêche pas la multiplication de ce type de concession aux ixe et xe siècles. Les précaires disparaissent ensuite de la documentation au milieu du xie siècle, sans doute sous les coups du mouvement réformiste11. La réception et l’influence de ce canon du concile des Estinnes au ixe siècle ne sont pas évidentes. Hincmar de Reims est le seul à le citer explicitement dans la lettre synodale adressée à Louis le Germanique en 858, mais il attribue alors les décisions à Pépin et déforme l’esprit du texte, puisqu’il déclare que le roi s’occupa de restituer aux églises les res ecclesiae détournées par son père, Charles Martel12. Quant aux autres d’Histoire de Paris 1, 13, 2010, p. 202. 11  L. Morelle, « Les “actes de précaire” instruments de transferts patrimoniaux (France du Nord et de l’Est, viiie-xie siècle) », dans Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale, viiie-xie siècle, Rome, 1999, (MEFRM, 111 / 2), p. 607-647. 12  Hincmar de Reims, Lettre des évêques des provinces de Rouen et Reims à Louis le Germanique (Concile de Quierzy, 858), éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 408-427. U. Nonn « Das Bild Karl Martells in mittelalterlichen Quellen », dans J. Jarnut, U. Nonn et M. Richter (dir.), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, 1994, p. 9-21.

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sources du ixe siècle, elles restent très évasives dans leur référence. Les capitulaires de Louis le Pieux et de Charles le Chauve rappellent qu’ils s’inscrivent dans la continuité d’une coutume ou d’une loi instituée par leurs ancêtres sans donner plus de précision. Finalement une seule idée forte sera retenue de ce canon : la répartition des richesses ecclésiales est orientée selon deux principes qui sont les besoins militaires (necessitas) et les missions sociales (paupertas). Carloman prévoit en effet que si les établissements religieux auxquels on a enlevé des biens devaient souffrir de pénurie et de pauvreté, alors les domaines prêtés leur seraient rendus en integra possessio. Échos en Neustrie et en Aquitaine L’année suivante, en mars 744, se tient une nouvelle assemblée, convoquée cette fois par Pépin, frère de Carloman et maire du palais de Neustrie. Les décisions qui y sont prises s’inscrivent dans la même ligne que celles des conciles austrasiens. L’accent est mis sur la distinction entre les différents ordres : célibat des clercs, tonsure et habit, stabilité et clôture pour les moines, etc. Clercs et laïcs ne doivent pas être confondus. Le troisième canon ajoute ainsi aux règles de circulation des biens ecclésiastiques que les moines et les moniales auxquels on a pris des biens pour les besoins militaires du royaume doivent être consolés en attendant que leurs besoins (necessitati) soient satisfaits. Le législateur insiste sur le cens qui doit être payé et sur le fait que les abbés réguliers ne doivent pas participer à la campagne militaire13. Ces règles complètent les dispositions prises par Carloman l’année précédente, mais elles ne visent que les clercs réguliers. Le but est là encore de les distinguer en préservant leur pureté religieuse. Quant aux compensations promises aux moines, elles peuvent être comprises de deux façons : soit les communautés se sont plaintes de souffrir de la pauvreté – comme ce sera le cas au ixe siècle – et ont demandé la restitution de leurs possessions ; soit Pépin souhaite privilégier les monastères, toujours dans un souci de préservation de leur statut religieux. Il faut en effet répondre correctement aux besoins matériels des moines afin qu’ils respectent la règle, conservent leur état et se consacrent à la prière, mais sans pour autant restituer les biens prêtés. Pépin rappelle que ce qui doit prévaloir, c’est que le cens soit toujours payé, et donc que les terres restent disponibles. Les nécessités militaires passent avant le respect de l’affectation des donations pieuses mais ne doivent pas se faire au détriment de la restauration de la discipline ecclésiastique et de la redéfinition des contours de chacun des ordres.

13  Capitulare Suessionense a.  744, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883, (M.G.H.  Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), c. 3 p. 29.

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La défense des biens fonciers dans la législation civile est de nouveau abordée en 768 dans un capitulaire adressé aux grands d’Aquitaine visant à endiguer la désertion des églises14. Les mesures sont brèves. Pépin adresse son capitulaire aux évêques, aux abbés, et aux laici homines qui détiennent des bénéfices pour rappeler que les clercs doivent contrôler et posséder les biens de leurs églises en toute quiétude, comme le prévoit un capitulaire précédant. Si une personne leur a enlevé quelque chose, elle doit le rendre dans son intégralité. Enfin, obligation est faite à tous ceux qui détiennent des res ecclesiae d’établir un acte de précaire. Le silence des clercs La particularité de cette première période réformatrice est qu’elle ne s’accompagne pas du discours défensif qui caractérise les conciles de l’époque mérovingienne ou ceux du ixe siècle. Les seules plaintes enregistrées sont celles que Boniface adresse au pape Zacharie dans ses lettres, où il annonce, entre autres, que Carloman s’est engagé à corriger et réformer l’ordre ecclésiastique qui depuis un long moment est foulé au pied et malmené15. Cette promesse est d’ordre politique et ne vise pas particulièrement les biens fonciers des églises. Les grands de Francie ont reconnu devant Boniface qu’aucun concile ne s’était plus tenu dans le royaume depuis près de 80 ans. Les revendications ne portent pas uniquement sur les affaires religieuses et ce débat politique est aussi souhaité par les grands. Par ailleurs, la personnalité de Boniface n’est pas à négliger16. En tant que missus sancti Petri17 il est en lien direct avec Rome et jouit d’un important prestige. Il occupe une position particulière par rapport aux potentes carolingiens : il n’a pas de famille proche sur le continent, mais on ne peut pas dire non plus qu’il soit isolé ; comme tous les puissants, il entretient un important réseau d’amis et de fidèles et se trouve également engagé dans des conflits temporels – en particulier

14  Capitulare Aquitanicum a. 768, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883, (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), p. 42-43. 15 Boniface, Epistola… lettre no 50 p. 299. E. Ewig, « Milo et eiusmodi similes », dans Id., Spätantikes und fränkisches Gallien, II, Munich, 1979, (Beihefte der Francia, 3/2), p. 189-219. A. Dierkens, « Carolus monasteriorum multorum eversor et ecclesiasticarum pecuniarum in usus proprios commutator ? Notes sur la politique monastique du maire du palais Charles Martel », dans J. Jarnut, U. Nonn et M. Richter (dir.), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, 1994, p. 277-294. 16  La biographie de référence reste : Th.  Schieffer, Winfrid-Bonifatius und die christliche Grundlegung Europas, Darmstadt, rééd. 1972. On trouvera une mise en perspective de son parcours biographique dans : U. Nonn, « Castitas et vitae et fidei et doctrinae – Bonifatius und die Reformkonzilien », dans F. Felten, J.  Jarnut et L.  von Padberg (dir.), Bonifatius – Leben und Nachwirken. Die Gestaltung des christlichen Europa im Frühmittelalter, Mayence, 2007, p. 271-280. 17  Concilium Germanicum, a. 742, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1906, (M.G.H. Leges, Concilia, 2/1), c. 1 p. 3.

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pour le siège de Mayence18. Les historiens ont évoqué plusieurs hypothèses pour comprendre les critiques émises par Boniface à l’encontre de Charles Martel et du clergé franc auxquels il reproche la situation catastrophique de l’Église. Il faudrait mettre en lien ses invectives avec les difficultés qu’il rencontre à Mayence, mais aussi avec sa personnalité intransigeante19. Par ailleurs, si l’on considère que le gouvernement du royaume est le fruit d’une coopération entre le roi et les prélats, on comprend que les mesures prises aux Estinnes par Carloman mais également en Neustrie par Pépin n’aient pas suscité la colère des clercs. En s’alliant avec les Carolingiens, les grands ecclésiastiques sont eux aussi menacés par leurs opposants qui encerclent le royaume franc (Ragenfred en Neustrie, Eudes en Aquitaine et les ducs d’outre-Rhin). Ils participent en prêtant leurs biens à leur propre maintien au pouvoir dans une période de transformations profondes et de compétition exacerbée. Compétition d’autant plus forte que les Pippinides puis les premiers Carolingiens renouvellent leur personnel politique en liquidant les « principautés épiscopales » qui se sont développées dans le royaume. C’est le cas à Orléans, mais aussi à Auxerre20 : les princes dispersent le patrimoine foncier de ces évêchés trop puissants et le redistribuent à leurs fidèles. Il n’existe pas de clivage entre partisans de la réforme et opposants, comme on a pu longtemps le croire, mais des rapports de force et des décisions circonstanciées21.

Le règne de Charlemagne : un système bien rodé La législation des res ecclesiae sous Charlemagne peut se résumer en trois grandes dates : 779, 794 et 813. Le capitulaire le plus important est celui d’Herstal en 779 dont on possède le commentaire lombard22. Pour la première fois, les dîmes sont mentionnées, bien que leur levée ait dû être instituée dès les années 755. Sur les 23 canons, seuls deux concernent les biens ecclésiaux : le premier (c.7) rappelle

18  S.  Airlie « The Frankish aristocracy as supporters and opponents of Boniface », dans F.  Felten, J.  Jarnut et L.  von Padberg (dir.), Bonifatius – Leben und Nachwirken. Die Gestaltung des christlichen Europa im Frühmittelalter, Mayence, 2007, p. 255-269. 19 P. Fouracre, The Age of Charles Martel, Harlow, 2000, p. 126-137. U. Nonn, « Castitas et vitae et fidei et doctrinae – Bonifatius und die Reformkonzilien », dans F. Felten, J. Jarnut et L. von Padberg (dir.), Bonifatius – Leben und Nachwirken. Die Gestaltung des christlichen Europa im Frühmittelalter, Mayence, 2007, p. 271-280. 20  Y.  Sassier, « Les Carolingiens et Auxerre », dans D.  Iogna-Prat et alii (dir.), L’École carolingienne d’Auxerre, Paris, 1990, p. 29-33. 21 Th.  Reuter, «  Kirchenreform und Kirchenpolitik im Zeitalter Karl Martells  : Begriffe und Wirklichkeit », dans J. Jarnut, U. Nonn et M. Richter (dir.), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, 1994, p. 35-59. 22  Commentaire lombard, Capitulaire d’Herstal, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), c. 7 p. 48.

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que tous les hommes doivent s’acquitter de la dîme qui sera gérée par l’évêque diocésain ; le second (c.14), bien plus développé, reprend les mesures édictées aux Estinnes par Carloman cinquante ans plus tôt. En voici les principales idées : seul le roi peut donner des terres ecclésiales en bénéfice aux laïcs et les rendre ensuite aux lieux saints ; les bénéficiers doivent lever les dîmes et les nones sur la partie du temporel qu’ils occupent et les apporter à l’église propriétaire23 ; ils doivent en outre payer un cens d’un montant différent selon l’importance de leur bénéfice, et ne pas oublier d’établir un acte de précaire ; enfin, il faut distinguer les précaires établies sur ordre du roi et celles qui sont faites spontanément, de leur plein gré, par les prélats. En 794, le capitulaire de Francfort réitère l’obligation de payer la double dîme et ajoute une nouvelle obligation pour les bénéficiers : il leur faut participer à la restauration matérielle des bâtiments ecclésiaux24. À cette date, aucune plainte ne s’élève du côté des clercs. L’expansion de l’empire chrétien et les campagnes militaires absorbent toutes les énergies du royaume, puis le couronnement impérial et les nombreux projets de mise en ordre de l’empire dans les premières années continuent de consolider l’alliance entre potestas royale et auctoritas épiscopale. Les spoliateurs n’ont pas encore fait leur apparition dans les sources. Les mesures provisoires et limitées décrétées en 743 semblent être devenues la norme pour organiser la distribution et la circulation des richesses foncières. Les importants développements ajoutés par le commentateur lombard au capitulaire d’Herstal témoignent de la volonté de Charlemagne d’étendre cette législation à l’ensemble de l’empire. Cependant quelques lueurs de changement commencent à poindre dans les conciles des années 813-814. Lors du synode de Chalon en 813, ceux qui ne paient pas les dîmes sont menacés d’excommunication25 ; et pour la première fois depuis bien longtemps la célèbre maxime de Julien Pomère est de nouveau insérée dans les actes conciliaires26. Les premières critiques contre les usurpateurs de biens ecclésiastiques ne portent pas contre les bénéficiers laïques, mais contre les clercs accusés de se laisser séduire par les richesses terrestres au point de mettre en péril leur mission. Le sixième canon du concile de Chalon est un rappel à l’ordre adressé aux évêques et aux abbés, en particulier à ceux qui font tonsurer de force 23  Sur le fonctionnement de la double dîme voir : É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… note 4 p. 108. G. Constable, « Nona et Decima. An aspect of carolingian economy », dans Speculum, 35, 1960, p. 224-250. 24  Concile de Francfort 794, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), c. 25 et 26 p. 76. 25  Concilium Cabillonense 813, éd. A.  Werminghoff, Hanovre, 1906, (M.G.H.  Leges, Concilia, 2/1), c. 18 p. 277. 26  Ibid., c. 6 p. 275. C’est la première mention de cette sentence à l’époque carolingienne, mais elle est incomplète et interpolée : les auteurs du ixe siècle ont omis vota fidelium et rajouté stipendia fratrum.

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des fidèles pour recevoir leurs biens. Le canon rappelle que les prêtres doivent s’occuper du salut des âmes et non des richesses matérielles, car les donations pieuses des fidèles ne sont obtenues ni par la contrainte ni par la ruse. Les évêques poursuivent : ces offrandes sont spontanées, comme le rappelle l’Écriture Sainte, elles sont destinées à Dieu ; la véritable Église n’est pas celle qui spolie les fidèles mais celle qui apporte le soutien nécessaire aux plus faibles, car les possessions des églises que les prélats ne doivent pas utiliser comme leurs propres biens mais comme un dépôt qui leur a été confié, sont le prix des péchés, le patrimoine des pauvres et la solde des frères. On est très loin d’une remise en question du circuit des bénéfices ecclésiastiques mis en place depuis plus d’un demi-siècle par les Carolingiens. Bien au contraire, les quelques canons mentionnant des abus visent à protéger les règles fondamentales qui organisent la circulation de ces biens-fonds. Les prélats ne doivent pas contraindre les donations pieuses ni s’approprier les terres, les actes de précaire doivent être établis en toute transparence sans que l’origine des domaines soit dissimulée (s’ils ont été obtenus par la force ou la ruse notamment), et la double dîme et le cens acquittés par les récipiendaires27. Le circuit initial, qui ne devait concerner que les biens détachés du patrimoine ecclésial par le roi, s’est même doublé d’une seconde boucle, permettant elle aux prélats d’agir à l’identique : pouvoirs royal et épiscopal participent au même degré à la redistribution et à la circulation des terres d’Église.

La réception de la législation des premiers Carolingiens au ixe siècle La diffusion des canons des premiers rois carolingiens au ixe siècle est un bon exemple de la construction par redécouvertes et relectures successives des chaînes de transmission des règles canoniques. La législation des années 740-750 et celle du règne de Charlemagne suivent des trajectoires différentes : les canons promulgués par ce dernier sont constamment répétés ; à l’inverse, tous les règlements carolingiens antérieurs à son règne sombrent dans l’oubli jusqu’au milieu du ixe siècle, où ils sont alors redécouverts par les faussaires isidoriens. Ne nous trompons pas : le matériau normatif précarolingien continue de circuler en abondance dans les collections canoniques des viiie-ixe siècles, mais il s’agit alors des seuls canons mérovingiens. L’éclipse ne concerne que la législation des années 740-750 qui semble avoir disparu des bibliothèques cathédrales et monastiques au début du ixe siècle. 27  Outre les canons 6 et 17 du concile de Chalon, le concile de Reims promulgue la même année des canons contre les précaires abusifs, soit que les biens soient des donations forcées, soit que les intentions du précariste ne soient pas très claires. Concilium Remense 813, éd. A.  Werminghoff, Hanovre, 1906, (M.G.H. Leges, Concilia, 2/1), c. 25 et c. 26 p. 256.

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Toutes ces normes oubliées sont redécouvertes avec la mise en circulation du corpus isidorien dans les années 850-860. Benoit le Lévite (Livre I, c. 1 et c. 2) reprend et interpole les canons des Estinnes sur la restitution des biens et le paiement des dîmes. Le c. 3 du même livre est une citation de la lettre de Boniface au sujet de ce même concile où il évoque les nécessités militaires obligeant à céder en précaire une part des revenus des églises, également répété au Livre II c. 425 (non interpolé). Hincmar de Reims mentionne ces canons dans la lettre synodale de Quierzy en 85828. Dans les capitulaires et les conciles du règne de Louis le Pieux, plusieurs références sont faites à la législation du siècle précédent. Avant 826, l’empereur y renvoie de façon floue en se référant aux lois et aux coutumes établies par son père ou ses ancêtres, par la suite la compilation d’Anségise servira d’ouvrage de référence pour retrouver et citer les règles établies par Charlemagne et son fils, mais aucune des règles datant d’avant les années 790 n’y figure. Anségise est un proche de la famille royale. À  la demande de Louis le Pieux, il rédige en 826-827 une compilation rassemblant tous les capitulaires de Charlemagne et Louis qui connaît par la suite un grand succès. Sa collection joue un rôle très important dans la transmission des règles édictées au début du ixe siècle. Les références gagnent en précision et en force, même si des attributions importantes sont parfois déformées : l’interdiction de diviser le temporel des lieux saints prise par Louis dans le capitulaire ecclésiastique de 818/819 est ainsi attribuée à Charlemagne. Paternité que relaie ensuite Hincmar dans la lettre synodale de Quierzy : Alors l’empereur Charlemagne promulgua un édit, pour que ni ses fils, ni leurs successeurs n’attentent quoi que ce soit contre les biens, édit qu’il confirma de sa main, et dont nous avons l’intégralité, et qu’il intégra à son livre de capitulaires. Ce récit et les textes nous les avons et nous avons entendu notre seigneur Louis votre père s’y référer de vive voix29.

Sur la question foncière, la collection d’Anségise se fonde quasi exclusivement sur les canons de Charles des années 806-813 auxquels viennent s’ajouter les décisions prises par Louis dans le capitulaire ecclésiastique de 818/819 : rappel des règles de fonctionnement précaire-dîmes-cens, de la dotation minimale des églises et des principes de gestion (inventaire, partage des tâches entre prêtres et évêques, obligations du bénéficier, etc.). La collection n’est donc pas un répertoire où les réformateurs peuvent trouver l’inspiration et les arguments nécessaires à 28  Hincmar de Reims, Lettre des évêques des provinces de Rouen et Reims à Louis le Germanique (Concile de Quierzy, 858), éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 7 p. 415. 29  Ibid., c. 7 p. 416.

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la défense des biens. Cependant on y retrouve l’interdiction de diviser les patrimoines ecclésiastiques promulguée par Louis et/ou Charles30, ainsi que deux novelles de l’empereur Justinien. La première (c. 29) rappelle l’interdiction d’aliéner les domaines ecclésiastiques sauf dans les cas prévus par les pactes conclus entre les églises et les princes (mais ceux-ci ne sont pas définis). La seconde (c. 30) prévoit que, si le prince veut échanger des biens immeubles avec des lieux saints, cela reste possible, mais en respectant la pragmatique sanction promulguée pour ces mêmes lieux, sans autre précision. Ces deux références au droit romain n’ont pas eu une grande diffusion par la suite. À Worms en 829, Louis utilise la compilation d’Anségise pour rappeler la législation des dîmes31. Puis, tout au long du ixe siècle, cette collection reste couramment employée sans que les principales références allant dans le sens d’une défense des biens fonciers qui s’y trouvent soient réutilisées. La législation des premiers Carolingiens occupe donc une place particulière dans les discours de défense des clercs du ixe siècle. Dans les conciles, les lettres et les traités, les auteurs s’y réfèrent pour rappeler les règles de fonctionnement du système précaire-dîmes-cens et les principes structurant la gestion et la redistribution des dîmes. Hors des conciles et des collections juridiques, ils semblent accorder peu d’importance au contenu des normes, se référant de manière évasive « aux décisions des empereurs et des papes » ou aux « capitulaires de Louis et Charles32 ». En règle générale, les auteurs privilégient deux types d’auctoritates séculières : soit celle du souverain précédant ; soit celle puisée dans un passé impérial romain fictif ou non, comme à Troyes en 87833.

Pas de doctrine unique, mais une matrice flexible Les normes du passé ne forment pas un corpus rigide structurant les actions et les pensées des clercs. Elles n’énoncent pas non plus une doctrine, ni une Loi absolue qu’il faudrait imposer par la force à des laïcs récalcitrants. Les compilations 30  Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), Livre I c. 77 p. 405. Il s’agit du c. 1 du capitulaire de Louis le Pieux de 818/819 qu’Anségise attribue à Charlemagne. 31  Capitulare Wormatiense a. 829, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), c. 9 p. 13. Ce capitulaire cite Anségise. Voir également : Concile de Francfort a. 794, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), c. 26 p. 76. 32  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… p. 134. 33  Lors du concile, le pape Jean VIII compare le Code Théodosien aux lois de Charlemagne pour trouver la norme la plus appropriée pour punir les sacrilèges et leur imposer une composition. S. Kuttner et W. Hartmann, « A new version of Pope John VIII’s decree on sacrilege (Council of Troyes, 878) », dans Bulletin of Medieval Canon Law, 17, 1987, p. 1-32. H. Mordek et G. Schmitz, « Papst Johannes VIII. Und das Konzil von Troyes (878) », dans Festschrift für H. Löwe, Cologne, 1978, p. 179-225.

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juridiques de grande envergure comme la Dionysio-Hadriana et la Dacheriana au début du siècle, ou les Faux Capitulaires de Benoît le Lévite plus tard sont des répertoires dont l’objectif est de recenser et transmettre toutes les règles des auctoritates du passé, ou du moins, toutes celles qui ont connu une diffusion relativement importante pour justifier de leur intérêt et de leur validité. Cette accumulation explique que l’on trouve parfois des préceptes contradictoires au sein d’une même compilation, même si les clercs essaient justement de limiter les oppositions flagrantes en interpolant ou en ne citant pas complètement leurs sources34. Dans la collection de capitulaires de Benoît le Lévite, on trouve ainsi plusieurs canons répétant que les biens ecclésiastiques ne peuvent en aucun cas être détournés de leurs usages religieux, mais aussi la lettre de Boniface qui accompagne les actes du concile des Estinnes reconnaissant la mise à disposition des res ecclesiae pour les besoins militaires du royaume. Deux principes dont la contradiction est a priori irréductible. Rédiger de telles collections n’est pas à la portée de tous les auteurs et nécessite sans doute une organisation matérielle assez contraignante : c’est pour cette raison que les clercs font des renvois non spécifiques quand citer le contenu précis des normes n’est pas nécessaire à leur discours ou qu’ils s’arrangent pour que des décisions récentes soient attribuées à des souverains d’un passé plus lointain. Les textes parajuridiques de cette période ne sont pas des œuvres finies, mais des espaces textuels ouverts dont l’argumentaire peut être constamment nourri d’une nouvelle référence, s’adaptant ainsi au public et aux objectifs visés (d’où l’importance de rechercher la causa scribendi des auteurs). Ainsi, dans la lettre synodale de 836, les évêques présentent leur nouvel envoi en expliquant que la dernière fois ils avaient eu trop peu de temps pour renforcer leurs avertissements par des citations bibliques, mais qu’ils se devaient de le faire afin qu’il ne leur soit pas reproché d’avoir agi selon leurs caprices et leur intérêt personnel35. De cette lettre nous sont parvenues trois versions : une admonestation générale avec peu de références scripturaires (non conservée) ; puis le long traité historique adressé à Pépin d’Aquitaine en 836 ; et, enfin, une lettre remaniée et complétée par des références conciliaires36. Ces trois versions témoignent de la plasticité des textes qui restent ouverts aux modifications. 34  Boniface est cité deux fois dans les Faux Capitulaires : Livre I c. 3 et Livre II c. 425. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39. Les canons 425, 426 et 427 du Livre II sont révélateurs de cette volonté de décomposer la moindre référence pour en extraire des règles, au risque de trahir la pensée originelle et de faire apparaître des contradictions en lieu et place des nuances ou des conditions restrictives. 35  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… p. 724-767. Voir le prologue en particulier. 36 Les capitula de 836 complètent l’argumentaire des actes d’Aix par les conciles de : Clermont a. 535, c.  5 ; Orléans a.  511, c.  15 ; Tolède 9 a.  655, c.  1 ; Orléans a. 549, c.  13 ; Orléans a. 538, c.  25 ; Aix a.  816, c. 116. Ces six canons ne se trouvent ni dans les actes du concile d’Aix-la-Chapelle de 836 ni dans la lettre synodale adressée à Pépin. Capitula diversarium sententiarum pro negociis rei publice consulendis (836), éd.

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Nombreuses sont les admonitions des prélats où leurs sources sont à peine mentionnées, et rares celles jugées suffisamment dignes d’intérêt pour être développées et complétées37. Les lettres synodales par exemple ne se prêtent pas toutes à l’exposé des normes canoniques. Elles se limitent le plus souvent à une exhortation morale et l’essentiel de leur argumentaire est tiré de la Bible ou des deux principales références patristiques ( Julien Pomère et Saint Augustin). Seules la lettre adressée à Pépin en 836 et la Collectio de Raptoribus se distinguent par leur accumulation de références. Enfin, en matière de res ecclesiae, il n’est pas toujours très pertinent d’opposer les lois séculières et ecclésiastiques. En 878, l’archevêque de Narbonne s’adresse au pape Jean VIII pour rénover un code de lois barbare (Gothicis legibus) sur un point concernant une question d’ordre religieux : le châtiment des sacrilèges. Jean VIII ne se réfère pas aux règles conciliaires, qui pourtant prévoient également la punition de ce crime. Sans doute pour respecter l’origine séculière du code goth, il recherche dans les deux corpus législatifs disponibles (droit romain et capitulaires) la meilleure règle à adapter à la situation présente. Même si pour les auteurs du ixe siècle il existe bien deux sources d’autorité textuelle et normative, l’une séculière et l’autre ecclésiastique, et qu’à aucun moment ces deux corpus ne se confondent totalement, il reste très difficile de distinguer loi civile et loi de l’Église. Les décisions sont appelées indistinctement des canons et puisent leurs principes et leur force dans un champ de représentations communes. Par ailleurs, les lois séculières constituent l’une des sources du droit canon : par défaut, notamment quand la Bible, les conciles et les décrétales sont muettes sur un sujet, les clercs se tournent vers les normes éditées par les princes38.

Les quatre piliers de l’édifice conceptuel carolingien La législation franque de la période 740-814 n’est pas la principale source des clercs du ixe siècle. Ils y trouvent très peu d’arguments allant dans le sens d’une défense des terres comprise comme une volonté de séparer les res ecclesiae des autres biens et d’en réserver l’usage et le contrôle au seul ordre clérical. Cependant les auteurs ne dédaignent pas citer ces premières lois carolingiennes, G. Laehrs, dans « Ein karolingischer Konzilsbrief und der Fürstenspiegel Hincmars von Reims », Neues Archiv, 50, 1933, p. 132-134. 37 Un autre exemple de cette reprise a posteriori d’un texte de défense nous est donné par le De Villa Novilliaco : Hincmar a rédigé deux textes, d’abord l’historique de la villa de Neuilly où il évoque sans les citer des canons et des capitulaires, puis une petite compilation de capitula en lien avec son combat contre la famille du comte Donat de Melun. Édition des deux textes dans : H. Mordek, « Ein exemplarischer Rechtsstreit : Hinkmar von Reims und das Landgut Neuilly-Saint-Front », dans Savigny, Kan. Abt., 83, 1997, p. 100-112. 38 J. Gaudemet, Les sources du droit de l’Eglise en Occident du iie au viie siècle, Paris, 1985, p. 68.

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bien au contraire – il suffit de parcourir les actes des conciles et les capitulaires tout au long de la période pour s’en apercevoir – mais ils le font uniquement pour rappeler les principes d’organisation et de fonctionnement des bénéfices ecclésiastiques. Leur constante invocation, qui est aussi une façon de les actualiser, semble indiquer que le système de répartition des richesses foncières, tel qu’il s’est peu à peu construit autour du souverain carolingien, est loin d’être remis en cause. Il faut donc chercher dans d’autres corpus les idées et les arguments des auteurs du ixe siècle pour promouvoir la séparation des res ecclesiae et fonder leur spécificité. Les carolingiens construisent l’édifice de leurs discours sur quatre piliers normatifs : la Bible, la patristique, les conciles et le droit romain. Chacun de ces legs a une portée particulière dans la construction d’une rhétorique de défense des terres ecclésiales.

Le recours au texte biblique Une matrice flexible On s’aperçoit très vite, en identifiant et en répertoriant les sources des clercs, que leur pensée s’élabore à partir des principes et des idées déjà exprimées depuis longtemps avant eux par les Pères de l’Église ou les conciles antiques, mais qu’ils ont également besoin, pour créer leur propre réflexion et penser le monde qui les entoure, d’une matrice intellectuelle moins contraignante. Les passages les plus novateurs en matière de défense des biens ecclésiastiques s’appuient exclusivement sur des arguments scripturaires. La lettre synodale d’Aix 836, celle du concile de Tusey 860, et le traité d’Agobard de Lyon font partie des œuvres les plus importantes dans la construction du discours de défense, et elles n’utilisent quasiment que des citations bibliques39. Le recours au texte sacré offre un double avantage aux auteurs carolingiens : il les assure du soutien d’une référence indépassable en termes de prestige et d’autorité tout en leur permettant une plus grande liberté dans le choix des versets, l’agencement des idées et leur commentaire. C’est le cas par exemple dans les Fausses Décrétales : les lettres forgées par le PseudoIsidore où il est question de la défense du temporel ecclésial s’appuient toutes sur un verset biblique qui est ensuite paraphrasé et commenté40. Le recueil 39  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… p. 724. Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey… p. 22-34. Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… p. 121-141. 40  A. Firey, « Lawyers and Wisdom : the use of the Bible in the pseudo-isidorian forged decretals », dans C. Chazelle et E. Burton Van Name (dir.), The Study of the Bible in the carolingian Era, Turnhout, 2003, p.  189-214. Jean  Gaudemet rappelle « l’importance des Faux Isidoriens pour l’introduction des Écritures dans le droit canonique », J.  Gaudemet « La Bible dans les collections canoniques », dans P. Riché et G. Lobrichon (dir.), Le Moyen Âge et la Bible, Paris, 1984, (Bible de tous les temps, 4), p. 354.

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en offre deux exemples : le récit de la communauté des biens dans l’Église primitive et les compositions en cas de vol. Dans la décrétale du Pseudo-Eusèbe, il est ainsi énoncé que, d’après les anciens canons (qui en réalité n’existent pas), celui qui envahit les possessions d’autrui ne reste pas impuni mais doit les restituer avec une compensation. Le faussaire explique ce châtiment par le fait qu’on peut lire dans l’Évangile (Luc 19, 8) : « Seigneur, je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens et, si j’ai fait tort à quelqu’un, je lui rends le quadruple »41. Dans le canon suivant, le Pseudo-Isidore renforce cette première idée (tout vol doit être dédommagé par une compensation) par l’ajout d’une autre référence biblique, mais qui est cette fois présentée à l’appui d’une loi séculière42. Il existe bien dans la législation des empereurs romains et des rois francs un principe de composition pécuniaire43, que l’on retrouve d’ailleurs dans les clauses pénales des actes de la pratique, mais ici les faussaires ont préféré forger des décrétales à partir de versets bibliques pour diffuser ces mesures, comme s’ils craignaient que l’origine séculière de ces lois ne les rende moins performantes. Par cette double autorité, religieuse et civile, les faussaires apportent plus de souplesse à une règle relativement importante, si l’on en croit les actes de la pratique, permettant que, selon les cas, on insiste plus particulièrement sur son origine séculière ou pontificale pour la faire respecter. Ancien Testament Les références au texte biblique sont donc très nombreuses et absolument essentielles dans les discours de défense, puisqu’elles sont souvent à l’origine de conceptions nouvelles. S’il existe quelques versets orphelins – soit qu’ils ne sont employés que par un auteur44, soit qu’ils n’apparaissent qu’une seule fois dans les sources45– la grande majorité des références bibliques est utilisée et répétée par 41  Décrétales pseudo-isidoriennes et Capitula Angilramni, éd. P. Hinschius, Leipzig, 1863, c. 13, p. 238. 42  Ibid., c. 14, p. 238. Citation du Dt. 27, 17. Repris dans les Faux Capitulaires. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39 : Livre II c. 381. 43  Dans son décret contre les sacrilèges, le pape Jean VIII mentionne deux lois civiles, l’une de Justinien et l’autre de Charlemagne. S. Kuttner et W. Hartmann, « A new version of Pope John VIII’s decree on sacrilege (Council of Troyes, 878) », dans Bulletin of Medieval Canon Law, 17, 1987, p. 1-32. En 857, lors du concile de Quierzy, les actes sont accompagnés d’une brève collection juridique rassemblant les canons portant sur les compensations financières, tous tirés de la compilation d’Anségise : Capitulaire de Quierzy 857, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), p. 289-291. 44  C’est le cas notamment du verset De evangelio vivere (I Cor. IX, 14) qui est d’une grande importance dans la Collectio de Ecclesiis d’Hincmar de Reims, mais qu’on ne retrouve pas dans les autres grands traités de défense. Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 121. 45 Les raptores sont ainsi accusés de déchirer la tunique du Christ, référence à Jean 19, 23 que l’on retrouve au c. 4 du concile de Yütz 844 et au c. 5 de la lettre synodale du concile de Fismes 881. L’image de la tunique du Christ n’a pas pour vocation à l’origine à être utilisée pour les biens d’Église. Elle est citée pour la première fois dans le capitulaire de Quierzy en 838. Capitulaire de Quierzy 838, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), p. 774. Mais chaque fois le discours ne

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plusieurs textes défensifs. Dans l’Ancien Testament, les principaux arguments visant à protéger les biens sont tirés tout d’abord de l’histoire des offrandes et des dîmes, telle qu’elle est retracée dans la Genèse46. Le meilleur exemple de cette reconstitution historique du sens théologico-économique des donations pieuses et des dîmes se trouve dans la lettre synodale d’Aix en 836 attribuée à Jonas d’Orléans47. Les offrandes des patriarches sont également citées par Walahfrid Strabon48, et le prélèvement dîmaire se retrouve encore expliqué de cette façon chez Agobard de Lyon49 et dans les Fausses Décrétales50, mais sans être autant développés que dans la lettre synodale attribuée à l’évêque d’Orléans. Ce récit des origines est souvent suivi par les exemples de rois bibliques51. Le Livre des rois et le Livre de Josué sont alors exploités par les clercs qui en extraient une galerie de portraits saisissants, dessinant par la confrontation des modèles et des contre-exemples l’archétype du bon roi chrétien. En 836, on retrouve ainsi

porte pas sur les biens d’Église : Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Sainte-Macre (881), éd. G. Schmitz, « Hinkmar von Reims, die Synode von Fismes 881 und der Streit um das Bistum Beauvais », dans Deutsches Archiv, 35, 1979, p. 480-484. 46  Ce récit des origines se trouve développé dans trois textes : la lettre synodale d’Aix 836, les traités d’Agobard de Lyon et de Walahfrid Strabon. Pour une première comparaison critique de la lettre de Jonas et du traité d’Agobard, voir : M. Rubellin, « Biens et revenus ecclésiastiques : la doctrine des évêques carolingiens… », p. 25-36. Michel Rubellin résume en grande partie les positions d’Egon Boshof. E. Boshof, Erzbischof Agobard von Lyon. Leben und Werk, Cologne, 1969, p.  75 sqq. Dès le viiie siècle, la législation sur la dîme se réfère à l’Ancien Testament, notamment en raison de l’influence des moines irlandais, voir : R. Kottje, Studien zum Einfluss des Alten Testaments auf Recht und Liturgie des frühen Mittelalters (6.-8. Jahrhundert), Bonn, 1964, (Bonner historische Forschungen, 23), p. 44. D’une façon plus générale, l’insertion de citations bibliques dans les collections canoniques sur le continent se fait suite à la diffusion de la Collectio Hibernensis. J. Gaudemet « La Bible dans les collections canoniques », dans P. Riché et G. Lobrichon (dir.), Le Moyen Âge et la Bible, Paris, 1984, (Bible de tous les temps, 4), p. 338. 47  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… p. 724-767. En particulier le Livre I, canons 13 à 39. W. Hartmann, « Die karolingische Reform und die Bibel », dans Annuarium Historiae Conciliorum, 18/1, 1986, p. 70. J. Reviron, Les idées politico-religieuses d’un évêque du ixe siècle, Jonas d’Orléans et son « De institutione regia », Paris, 1930, p. 114 : Jonas s’inspire principalement de l’Ancien Testament. 48  Walahfrid Strabon, Libellus de exordiis…, p. 98 : Chapitre 15 De oblationibus veterum. Pour un commentaire de cette oeuvre, voir : D. Iogna-Prat, « Lieu de culte et exégèse liturgique à l’époque carolingienne », dans C. Chazelle et E. Burton Van Name (dir.), The Study of the Bible in the carolingian Era, Turnhout, 2003, p. 236-244. 49  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 8 p. 125. 50  Décrétales pseudo-isidoriennes… p. 697. 51  Dans la lettre synodale de 836 le Livre II est réservé à la présentation des figures royales ; chez Agobard on trouve deux mentions rapides, d’abord au c. 9 une référence au livre de Josué (p. 126), puis au c. 13 au Livre des Rois (p. 128) ; en revanche on ne trouve rien de comparable chez Walahfrid Strabon. La référence aux rois bibliques existe dans d’autres textes, notamment une décrétale forgée par le PseudoIsidore, reprenant les exemples de Moïse, David et Salomon. Décrétales pseudo-isidoriennes… p. 697.

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sous la plume des clercs des personnages tels que Samuel52, Akân53, Éli et ses fils54, David55, Salomon56, mais aussi les redoutables Nabuchodonosor, Balthasar et Antiochus57. Certains de ces contre-modèles sont appelés à poursuivre une belle carrière dans les discours de défense. C’est le cas notamment du prêtre Ouzza58, d’autres au contraire ne font parfois qu’une brève apparition dans la documentation59. Enfin, l’exemple des prêtres égyptiens (Genèse 47, 13-26) est la dernière référence tirée de l’Ancien Testament qui se distingue par ses fréquentes citations60. Nouveau Testament Contrairement à d’autres sources carolingiennes, les références vétéro-testamentaires ne sont pas surreprésentées dans la littérature défensive61. Le Nouveau 52  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre II c. 48, p. 750. Samuel érige des autels et offre des holocaustes à Dieu. Pas de citation biblique. 53  Ibid., Livre II c. 39, p. 746. Les prélats rappellent le châtiment subi par Akân : lors de la prise de Jéricho, tous les biens qui se trouvent dans la ville sont frappés d’interdit, mais Akân viole cet interdit entraînant l’échec de Josué devant Aï ( Josué 6, 21). Les spoliateurs sont semblables à Akân, pour un pêcheur toute la communauté est condamnée. Mais le sort du coupable est bien pire encore : Akân et les siens sont lapidés. 54  Ibid., Livre II c. 45, p. 749. Pinhas et Hophni, les fils d’Éli sont des prêtres du sanctuaire de Silo. Ils ne respectent pas les offrandes faites à Dieu et n’écoutent pas les reproches de leur père : ils trouvent la mort lors d’une guerre contre les Philistins. En apprenant leur mort, leur père Éli et sa femme meurent également (I S 1 à 4). Pas de citation biblique. Leur exemple est particulièrement développé dans : Sédulius Scottus, Liber de rectoribus christianis, éd. S. Hellmann, Munich, 1906, c. 19. (v. 855-859). 55  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre II c. 5-8 p. 731. Chr. 28 et 29 : le roi David demande des offrandes pour le temple de Dieu. Livre II c. 51-52 p. 751. 2 R 6, 13-18. 56  Ibid., Livre II c. 54 p. 752. Salomon construit le temple de Dieu. Pas de citation biblique. 57  Ibid., Livre II c. 59 p. 754 (Nabuchodonosor). Livre II c. 60 p. 754 : Balthasar pour avoir ordonné qu’on lui apporte les vases consacrés à Dieu pour que lui-même, ses femmes et ses grands puissent boire perdit la nuit même la vie et son royaume. Dan. 5, 22-24, 30-31. Livre II c. 62 p. 755 : Le temple est souillé par Anthiochus, le roi des Grecs, et les biens sacrés sont pillés. 2 Mach. 5, 11-20. 58  Le prêtre Ouzza (Oza ou Uzza) trouve une mort soudaine à peine a-t-il touché l’arche contenant les tables de la Loi (2 S 6, 6). Personnage à ne pas confondre avec le roi Ozias qui lui est atteint par la lèpre, signe de sa punition pour avoir usurpé la charge des prêtres (il avait voulu réaliser des sacrifices sur l’autel à leur place). Son exemple est cité en 836 puis au début du concile de Fismes 881. 59  Ibid., Livre II c. 65 p. 756. Un autre sacrilège, Ménélas, n’est plus utilisé après 836. Ménélas est un sacrilège parce qu’il a conduit Antiochus et qu’il lui a donné des conseils pour voler les biens et les vases sacrés du temple. Il a mérité la mort et son exemple doit terrifier ceux qui non seulement enlèvent les biens des églises, mais aussi ceux qui donnent des conseils, qui exhortent et qui promettent l’impunité, ou qui d’une quelconque manière encourage les spoliations. 2 Mach. 13, 1-8. 60  On la retrouve notamment dans la collection anonyme de 836 (alors qu’elle est absente de la lettre synodale de 836), Capitula diversarium sententiarum pro negociis rei publice consulendis (836), éd. G. Laehrs, dans « Ein karolingischer Konzilsbrief und der Fürstenspiegel Hincmars von Reims », Neues Archiv, 50, 1933, p. 134 ; puis chez Agobard de Lyon (Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 15 p. 129), et en 844 dans le c. 4 du concile de Yütz, repris au c. 12 du concile de Ver. Lors d’un épisode de famine particulièrement grave tous les paysans d’Égypte sont contraints de vendre leur terre au Pharaon, sauf les prêtres. Genèse 47, 18-22. 61  Sur l’utilisation plus fréquente de l’Ancien Testament, voir : W.  Hartmann, « Die karolingische Reform und die Bibel », dans Annuarium Historiae Conciliorum, 18/1, 1986, p. 73. M. De Jong, « Ecclesia

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Testament livre les idées les plus importantes pour la rhétorique des clercs. Il fournit l’un des arguments les plus repris et commentés au ixe siècle : le récit de la communauté des biens dans l’Église primitive et la condamnation d’Ananie et Saphire. En se fondant, comme les Pères de l’Église avant eux, sur les Actes des Apôtres (AA IV, 32 sqq), les évêques rappellent que, dans les premières communautés chrétiennes, tous les fidèles se partageaient le produit des ventes de leurs biens et remettaient aux apôtres l’argent ainsi récolté62. Ce récit mythique de la communauté des biens dans l’Église primitive est surtout évoqué par les nombreuses références au châtiment d’Ananie et Saphire, frappés de mort pour avoir détourné une partie du fruit de la vente de leur champ et l’avoir caché à l’apôtre. Avec la figure de Judas, traditor Christi, le couple sacrilège est probablement le contre-modèle le plus répandu dans les discours de défense du ixe siècle. On le retrouve aussi bien dans les sources normatives, dans les traités et les œuvres narratives que dans les actes de la pratique, et il occupe une place particulière dans l’œuvre du Pseudo-Isidore. Autre arme redoutable brandie par le Nouveau Testament, le verset selon lequel « les rapaces ne possèderont pas le royaume du seigneur » (1 Cor. 6, 10). Le problème de l’héritage du Christ et de la participation des fidèles au royaume de Dieu est traité par un ensemble de citations tirées de différents livres bibliques. Quand on sait l’importance des transferts patrimoniaux et les litiges fonciers liés à l’hereditas à cette époque, le jeu stylistique des auteurs sur la proximité entre les versets bibliques et les préoccupations de leurs contemporains devaient accroître davantage encore la portée de ces citations. Les spoliateurs sont alors accusés de revendiquer injustement l’héritage du seigneur. En accaparant les terres des églises, ils perturbent la répartition des richesses entre les hommes et menacent de ruiner tout l’édifice reliant les fidèles entre eux et l’ici-bas à l’au-delà. Le postulat de départ des clercs est simple : tout le monde créé appartient à Dieu, les hommes ne sont que les dépositaires de la création divine, en offrant des biens à l’Église ils ne font que rendre à leur créateur sa création63. Ces citations n’ont d’autres buts que de réitérer l’accord tacite réglant la circulation des richesses entre l’ici-bas et l’au-delà. En donnant aux églises, les croyants participent au royaume de Dieu, ils sont alors cohéritiers du and the Early Medieval polity », dans S. Airlie, W. Pohl et H. Reimitz (dir.), Staat im frühen Mittelalter, Vienne, 2006 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 11), p. 120. 62 D.  Ganz, « The ideology of sharing : apostolic community and ecclesiastical property in the early Middle Ages », dans W. Davies et P. Fouracre (dir.), Property and power in the early middle ages, Cambridge, 1995, p. 17-30. I. Rosé, « Ananie et Saphire, ou la construction d’un contre-modèle cénobitique (iie-xe siècle) », dans Médiévales, 55, 2008, p. 33-52. 63 M.-F. Renoux-Zagamé, Origines théologiques du concept moderne de propriété, Genève, 1987, p. 32 et 231. Voici le commentaire que fait Smaragde de Saint-Mihiel de ce principe : « En concluant donc qu’il faut lui donner le fruit de ses propres biens, il montre que nous ne possédons rien de nous-mêmes qui permettrait de lui donner du fruit. Par conséquent, nous qui ne sommes en mesure ni de vouloir ni de pouvoir être les propriétaires de notre bien, hâtons-nous de lui donner en tout temps le fruit de son propre bien. » Smaragde de SaintMihiel, Expositio in regulam sancti Benedicti, éd. et trad. A. Spannagel et P. E. Sigeburg, Paris, 2006, p. 127.

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Christ, et ils peuvent espérer être récompensés de ce sacrifice dans l’au-delà64. Par leurs dons de terres et de richesses, les fidèles contribuent au fonctionnement du système ecclésial tant au niveau matériel que symbolique. En transférant leurs biens, ils témoignent de leur foi ; leur aumône nourrit tout autant les pauperes de l’Église que leur propre espoir, puisqu’ils donnent dans l’attente d’une récompense dans une autre vie, comme l’expriment avec clarté les préambules des actes de donation65. Troisième et dernière référence apportée par le Nouveau Testament et reprise de manière assez significative par les auteurs carolingiens, le verset rappelant qu’il faut rendre à César ce qui lui revient, et à Dieu ce qui lui appartient. La version de saint Matthieu est la plus fréquente (Matth. 22, 21). On la retrouve dans les actes conciliaires et les traités, le plus souvent adaptée aux besoins rhétoriques de l’auteur. Le premier à l’employer est Agobard de Lyon, en 823 dans son Liber de dispensation ecclesiasticarum rerum : Rendez ce qui appartient à César à César, c’est-à-dire les tributs et les redevances, et ce qui appartient à Dieu à Dieu, c’est-à-dire les dîmes, les prémices et les autres offrandes, aussi bien celles attachées à un vœu que celles qui sont spontanées66.

Le traité d’Agobard suit une ligne de défense très dure vis-à-vis des laïcs qui sont totalement exclus de la gestion et du contrôle des res ecclesiae. Il n’est donc pas étonnant d’y lire ce verset. On le retrouve ensuite lors des conciles réformateurs qui se tiennent à Yütz et à Ver en 844. Le verset est alors appliqué aux abbés laïques : les évêques rappellent que les monastères ne doivent pas revenir à des laïcs en s’appuyant sur Matth. 22, 2167. Dans les actes du concile de Ver, le même verset est cité sans être modifié, dans ceux de Yütz il n’est pas cité littéralement mais reformulé : Rendez à Dieu ses biens, pour posséder les vôtres en paix […] Les séculiers possèdent les honneurs séculiers, les ecclésiastiques reçoivent les honneurs ecclésiastiques68.

On pourrait penser que cette référence a la faveur des clercs les plus intransigeants, mais on le retrouve également chez d’autres auteurs, moins virulents. Hincmar de Reims, malgré son engagement plutôt modéré dans l’exclusion des laïcs, n’hésite pas à citer saint Matthieu à deux reprises : dans la lettre synodale

64  Ce verset est également commenté par Smaragde. Ibid., c. 7, p. 131. 65  The Cartulary of Flavigny, 717-1113, éd. C. B. Bouchard, Cambridge Mass., 1992, acte no 26 (903) p. 79. 66  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… p. 135. 67  Concile de Ver 844, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3) c. 3 p. 32. 68  Concile de Yütz 844, c. 12 p. 44. F. J. Felten, Äbte und Laienäbte im Frankenreich : Studie zum Verhältnis von Staat und Kirche im früheren Mittelalter, Stuttgart, 1980, p. 299.

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de 858 adressée à Louis le Germanique69 et dans la Collectio de ecclesiis70, quitte à nuancer sa pensée par la suite, puisqu’il est aussi le seul auteur à faire référence à l’idée augustinienne selon laquelle l’Église possède par droit du roi71. Comment concilier ces deux principes antagonistes ? En suivant saint Matthieu, les prélats les plus intransigeants revendiquent une nette séparation entre les domaines de l’Église et ceux destinés au roi et à ses milites alors que la formule augustinienne semble ouvrir d’autres possibilités de coopération entre les deux pouvoirs. L’archevêque de Reims n’est pas le seul à devoir ainsi jongler entre des conceptions parfois opposées. On retrouve cette ambivalence dans les conciles de 844 également : le canon qui précède la citation de saint Matthieu rappelle que le roi est rex et sacerdos, et que pour cette raison il détient les évêchés sous sa potestas et qu’il a le devoir de choisir des évêques pieux et capables72. Ces rapides remarques sur la flexibilité des auteurs carolingiens soulignent combien une méthode d’analyse s’arrêtant à la collection des idées et des références scripturaires laisse échapper une grande part de l’intérêt même de leurs écrits : le plus important ne se trouve pas dans l’autorité choisie mais dans les raisons qui ont motivé un auteur à un moment donné de choisir précisément cette référence plutôt qu’une autre. Tout dépend alors du destinataire, du contexte de rédaction mais aussi, très probablement, des ressources textuelles alors à la disposition de l’auteur.

Les sources patristiques Un emploi limité chez certains auteurs Bien souvent les versets bibliques sont transmis aux auteurs carolingiens par l’intermédiaire des œuvres patristiques. À l’autorité de la parole divine s’ajoutent alors les commentaires des Pères. Cependant, les citations littérales d’œuvres patristiques dans les discours de défense ne sont pas forcément les passages les plus intéressants pour étudier les conceptions carolingiennes. Ce sont soit des 69  Hincmar de Reims, Lettre des évêques des provinces de Rouen et Reims à Louis le Germanique… c. 12, p. 420. 70  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 92. 71  Saint Augustin, Homélies sur l’Évangile de saint Jean, trad. M. F. Berrouard, Paris, 1989, (Bibliothèque Augustinienne, 73b), I, 16 et VI, 26 p. 402 : « C’est par le droit des rois que les possessions sont possédées. » On retrouve cet argument du per jura regum dans trois textes de l’archevêque de Reims : la première fois dans la célèbre Collectio de Ecclesiis v. 858 ; puis dans un opuscule rédigé en 868 pour défendre son neveu Hincmar de Laon contre Charles le Chauve, au tout début du conflit qui va ensuite les opposer. Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 65. Hincmar de Reims, Expositiones ad Carolum regem pro Ecclesiae libertatum defensione, (PL, 125), col. 1051 ; dans une lettre écrite en 870 pour Charles le Chauve et adressée au pape Hadrien II : Hincmar de Reims, Lettre no 27, (PL 124), col. 878. 72  Concile de Ver 844, op. cit., c. 2 p. 32.

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citations très longues, notamment chez Hincmar de Reims, dont on voit mal comment elles peuvent s’insérer dans la pensée de l’auteur et nourrir son argumentaire (on est alors en présence d’un travail de compilation plus que de rhétorique défensive), soit des références si fréquentes que le sens initial est souvent déformé et qu’il devient difficile de déterminer l’attribution exacte à une autorité précise : c’est le cas pour le fur sacrilegus de saint Augustin, mais également pour la formule de Grégoire le Grand selon laquelle la superbia est la racine de tous les maux73. Cette sentence est très générale et ne s’applique pas uniquement aux problèmes fonciers, pourtant elle est l’une des plus employées par les clercs, on la retrouve aussi bien dans les actes conciliaires, les traités, les capitulaires ou encore les sources narratives et diplomatiques. Cette courte formule doit son succès à plusieurs critères : elle est tirée d’un verset biblique et a déjà été commentée74. Comme pour le fur sacrilegus d’Augustin, en choisissant cette sentence les clercs carolingiens adjoignent deux autorités en une formule dont la brièveté permet sans doute une mémorisation rapide et facile, assurant ainsi sa diffusion. Voyons comment elle a pu être insérée dans un texte célèbre, l’Ordinatio Imperii de 817 : Mais s’il arrivait, ce que Dieu défend et ce que nous souhaitons le moins, que quelqu’un poussé par la cupidité des choses terrestres, qui est la racine de tous les maux, se montrait soit briseur soit oppresseur des églises ou des pauvres […]75

Le texte prévoit ensuite que le coupable soit rappelé à l’ordre et puni s’il ne s’amende pas. Cet exemple illustre comment, par petites touches, les auteurs insèrent leurs références sans toujours rappeler le nom de l’auctoritas ni en respecter la formulation littérale, rendant plus délicat le travail de l’historien pour les répertorier. Dans les conciles et les capitulaires, la référence aux Pères de l’Église se fait par un renvoi volontairement flou et approximatif à la sanctorum patrum traditionem76 ou encore à la canonicam auctoritatem77, sans autre précision. Les auteurs considèrent comme la tradition canonique toutes les autorités du passé : les Pères, les anciens papes et les conciles, sans qu’aucune ne soit davantage estimée ou 73  Chez Grégoire, ce n’est pas la cupiditas mais la superbia (l’orgueil) qui est à l’origine de tous les péchés, reprenant le verset biblique : Initium omnis peccati est superbia (Eccli. 10, 15). Sur l’ordre des sept vices et son évolution, voir : L. J. Bataillon « Chronique de doctrines médiévales », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 86/1, 2002, p. 145-158. 74  Saint Paul, Épître à Timothée I (VI, 10) : Radix enim omnium malorum est cupiditas. Voir : G. Calvet, « Cupiditas, avaritia, turpe lucrum : discours économique et morale chrétienne chez Hincmar de Reims (845-882) », dans J. P. Devroey, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites et la richesse au haut Moyen Âge, Turnhout, 2010, (HAMA, 10), p. 92-117. 75  Ordinatio imperii, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), c. 10 p. 270. 76  Ibid., c. 1 p. 275. 77  Ibid., c. 23 p. 278.

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mise à l’honneur dans leurs écrits. Encore faut-il rappeler qu’à l’exception de la collection irlandaise Hibernensis et des Fausses Décrétales, les compilations juridiques de cette période (Dyonisio-Hadriana, Hispana, Dacheriana, Anselmo dedicata) ne contiennent aucun texte patristique78. Ce n’est qu’au début du ixe siècle que les clercs commencent à utiliser la patristique pour des questions disciplinaires comme la protection des biens et des dîmes, lors du concile de Paris en 829 notamment. Dans les discours de défense, les emprunts aux sententiae patrum sont donc plutôt maigres. Quatre auteurs sont particulièrement mis à contribution : Augustin et Julien Pomère bien sûr, mais aussi, dans une moindre mesure, saint Jérôme et Grégoire le Grand79. On retrouve trois d’entre eux dans le Décret de Gratien : Augustin est alors le plus cité (44%), puis Jérôme (14%) et Grégoire (8%). Julien Pomère a une diffusion beaucoup plus confidentielle et reste surtout attaché à la défense du patrimoine ecclésial. On peut même dire qu’il est LA grande référence des auteurs carolingiens, sans qui son œuvre n’aurait sans doute pas été conservée80. La pensée d’Augustin apporte un élément fondamental à l’argumentaire des clercs : les spoliateurs de res ecclesiae sont des voleurs sacrilèges comparables à Judas81. Cette référence se diffuse en Francie sans doute à partir d’une version de la Dacheriana (vers 80082). Elle est très souvent insérée littéralement ou de façon plus libre dans les actes conciliaires dès les années 816-817, puis d’autres auteurs la reprennent à leur compte. Agobard de Lyon83 et Hincmar de Reims dans divers textes, dont la célèbre Collectio de Raptoribus, assurent ainsi le succès de cette équation (spoliateur de biens ecclésiastiques = fur et sacrilegus = châtiment réservé à Judas84). Mais la pensée de l’évêque d’Hippone occupe une place secondaire dans les discours carolingiens. Les auteurs lui préfèrent alors Julien Pomère ou les pseudo-papes Anaclet, Lucius et Urbain85. 78  J. Werckmeister, « The reception of Church Fathers in canon law », dans I. Backus (dir.), The reception of the Church Fathers in the West : from the Carolingians to the Maurists, I, Leiden, 1997, p. 61 et p. 78. Pour une analyse plus détaillée, voir : C. Munier, Les sources patristiques du droit de l’Eglise du viiie au xiiie siècle, Mulhouse, 1957, p. 33. 79  Les Pères grecs, déjà peu cités dans les sources carolingiennes, sont absents des discours de défense. W. Otten, « The texture of tradition. The role of the Church Fathers in Carolingian theology », dans I. Backus (dir.), The reception of the Church Fathers in the West : from the Carolingians to the Maurists, I, Leiden, 1997, p. 21. 80 J. Werckmeister, op. cit. n. 222, p. 66. 81 Saint Augustin, Tractatus in Iohannis Evangelium, éd. R.  Willems, Turnhout, 1954 (Corpus Christianorum, Series Latina 36), p. 437. 82  Version transmise par la Dacheriana, (2, 59, forme B), citée intégralement par Hincmar dans la collection de capitula qui accompagne le De Villa Novilliaco, mais que l’on retrouve le plus souvent dans une forme abrégée. Hincmar de Reims, De villa Novilliaco, éd. H. Mordek, « Ein exemplarischer Rechtsstreit : Hinkmar von Reims und das Landgut Neuilly-Saint-Front », dans Savigny, Kan. Abt., 83, 1997, c. 37 p. 111. 83  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… p. 133. 84 Hincmar De Reims, Collectio de raptoribus, éd. W.  Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H.  Leges, Concilia, 3), p. 394. 85 É. Bain, Église, richesse et pauvreté dans l’Occident médiéval. L’éxégèse des Évangiles aux xiie et xiiie siècles, Turnhout, 2014 (Collection d’études médiévales de Nice, 16).

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Saint Jérôme, qui pourtant répète en substance la même condamnation qu’Augustin (les spoliateurs sont des sacrilèges qui seront punis comme Judas86), n’a pas connu le même succès : les malédictions qu’il professe contre ceux qui détournent à leurs usages les domaines des églises n’ont été insérées que dans les actes des conciles de Paris 829 et Aix 836 ; ils disparaissent ensuite des discours de défense87. Hincmar et Grégoire Quant au pape Grégoire le Grand, bien que son œuvre nourrisse les réflexions des réformateurs depuis Boniface88, sa pensée ne fournit pas aux clercs carolingiens d’arguments suffisamment en adéquation avec les problèmes de leur temps pour être insérés dans leur défense des res ecclesiae89. Le pape est cité pour la première fois en 845 lors du concile de Meaux-Paris, pour rappeler qu’« il agit contre les lois, celui qui retient un lieu vénérable […]90 », puis à nouveau dans deux autres conciles à la fin du siècle91. On le retrouve ensuite dans les textes d’Hincmar de Reims : il ouvre la Collectio de Raptoribus et clôt la Collectio de Ecclesiis. À Quierzy en 857 (De Raptoribus), Hincmar utilise un extrait de la Regula Pastoralis portant sur les voleurs de res ecclesiae92, mais, contrairement aux autres références contenues dans la Collectio qui connaissent une importante diffusion dans les conciles postérieurs (notamment la trilogie pontificale issue des Fausses Décrétales, des

86  Saint Jérôme, Commentaire sur saint Matthieu, II, trad. E. Bonnard, Paris, 1979 (Sources Chrétiennes, 259), Livre IV, c. 28 l. 88. 87  Concile de Paris 829, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1908, (M.G.H., Leges, Concilia, 2/2) Livre I, c. 15, p.  610. Canon repris dans une production isidorienne, la Collectio Danielana. Jonas d’Orléans, Lettre synodale… c. 84, c. 85 et c. 86 p. 763. 88 S. Floryszczak, Die Regula Pastoralis Gregors des Grossen. Studien zu Text, kirchenpolitischer Bedeutung und Rezeption in der Karolingerzeit, Tübingen, 2005, p. 346. 89  Sur son influence dans l’idéologie politique carolingienne et la conception des rapports entre pouvoir royal et pouvoir épiscopal, voir : B. Judic, « La tradition de Grégoire le Grand dans l’idéologie politique carolingienne », dans R. Le Jan (dir.), La royauté et les élites dans l’Europe carolingienne (du début du ixe siècle aux environs de 920), Lille, 1998, p. 17-57. 90  Concile de Meaux-Paris 845, éd. W.  Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H.  Leges, Concilia, 3), c.  61. Citation d’une lettre de Grégoire le Grand au sous-diacre Sabinus : Gregorii Magni, Registrum epistularum, éd. D. Norberg, Turnhout, 1982, Livre IX, Lettre no 89, p. 643. 91  Concile de Troyes 878, Décret du pape Jean VIII contre les spoliateurs, éd. J. D. Mansi dans Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, 17B, Venise, réimpr. 1901-1927, col.  349. Jean  VIII cite saint Grégoire dans sa lettre à Theoctiste. Référence que l’on retrouve également dans les actes du concile de Tusey en 860 et du concile de Fismes en 881. Gregorii Magni, Registrum epistularum, éd. D. Norberg, Turnhout, 1982, Livre XI, Lettre no 27, p. 902 92 Grégoire I, Regula Pastoralis III, 20, (PL 77), col. 85C-86A. La citation, qui condamne ceux qui aliena rapiunt est reprise à l’identique par Hincmar, à l’exception d’un ajout notable : l’archevêque complète l’admonestation de Grégoire en précisant que ces voleurs sont des raptores. Hincmar De Reims, Collectio de raptoribus, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 392, l. 10.

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pseudo- Anaclet, Urbain et Lucius93), la citation de Grégoire, elle, n’est pas reprise par la suite, soit que les prélats la jugent moins percutante que les autres, soit qu’ils lui préfèrent la nouveauté des pseudo-papes. Quelque temps plus tard, quand l’archevêque de Reims rédige son De Ecclesiis, il rappelle à Charles le Chauve l’existence de canons promulgués par Grégoire le Grand. Le passage est assez intéressant sur l’art et la manière de choisir des auctoritates : Si nous avons compris que les prêtres et les églises qui leur sont confiées, situées dans le diocèse de n’importe quel évêque, appartiennent au pouvoir d’ordination et au contrôle de l’évêque, comme certains ont récemment commencé à l’interpréter, ainsi que nous l’avons dit, alors non seulement nous allons devoir mettre en avant ces deux chapitres […] mais nous devons aussi, en préférant à ceux-ci le huitième chapitre du concile de Chalcédoine, le montrer aux rois et aux autres pouvoirs, avec le livre des canons ouverts sous les yeux, et nous devons revendiquer pour nous les monastères qui sont enrichis avec les prières et les aumônes des fidèles […]. Ce pouvoir, dont parle ce chapitre des canons, saint Grégoire l’expose dans […]94

Suit alors une petite compilation constituée de quatre lettres de Grégoire le Grand, toutes portant sur le pouvoir de l’évêque sur les églises et les monastères dans et hors de son diocèse95. Dans ce passage Hincmar dévoile en partie les logiques qui président au choix des références canoniques. L’archevêque de Reims rédige cet opuscule à la demande de Charles le Chauve dans les années 858-859 pour l’aider à trancher certains conflits fonciers soulevés à l’occasion de la construction de nouvelles églises et de la division du patrimoine d’autres plus anciennes. Cette pratique est fermement condamnée par Hincmar qui accuse ses principaux adversaires, Rothade de Soissons et Prudence de Troyes, de mal interpréter les décisions canoniques. L’extrait précédent se trouve à la toute fin de la première partie de l’ouvrage, dans la compilation juridique qui rassemble toutes les autorités qu’Hincmar a jugées pertinentes pour démontrer au roi Charles en quoi ses deux suffragants se trompent dans leur lecture des règles canoniques. 93  Sur les sources des Faux Capitulaires de Benoît le Lévite, on peut se reporter aux onze articles d’Émil Seckel parus entre 1901 et 1935. É. Seckel, « Studien zu Benedictus Levita », dans Neues Archiv, 26, 1901, p. 37-72 : les sources du Livre I ; (suite) Neues Archiv 29, 1904, p. 275-331 : les sources du Livre I ; (suite) Neues Archiv 31, 1906, p. 59-139 et p. 238-239 : les sources du Livre I ; (suite) Neues Archiv 34, 1909, p. 319381 : les sources du Livre II ; (suite) Neues Archiv 35, 1910, p. 105-191 et p. 433-539 : les sources du Livre II ; (suite) Neues Archiv 39, 1914, p. 327-431 : les sources du Livre III ; (suite) Neues Archiv 40, 1915, p. 15-130 : les sources du Livre III ; (suite) Neues Archiv 41, 1917, p. 157-263 : les sources du Livre III ; (suite) Savigny kan. Abt. 23, 1934, p. 269-377 : les sources du Livre III ; (suite et fin) Savigny, kan. Abt. 24, 1935, p. 1-112 : les sources du Livre III. 94 Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p.  96. Traduction collective établie par E. Carpentier, Ph. Depreux, G. Pon et C. Treffort, version de travail, 2006. 95 Grégoire I, Registrum epistularum, VIII, 17, éd. L. M. Hartmann, 1890 (M.G.H. Epistolae 2), p. 20 ; Ibid., VIII 32, p. 34 ; Ibid., IX, 203, p. 191.

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Pour que son message soit encore plus clair, il se fait l’avocat du diable et imagine quelles autres références pourraient être ajoutées à celles avancées par Rothade et Prudence : il évoque le c. 8 d’un concile de Chalcédoine puis cite quatre lettres de Grégoire le Grand. Le prélat arrive alors à une conclusion ayant pour but d’effrayer Charles le Chauve : si les évêques suivent la voie de Prudence et de Rothade et réactivent d’autres canons – comme ceux de Chalcédoine et de Grégoire – il leur faudra alors non seulement revendiquer le contrôle des nouvelles églises placées hors de leur diocèse, mais également le contrôle des monastères…un risque que le roi ne souhaite sans doute alors pas prendre. Toutes les références disponibles ne sont pas utilisées par les prélats, même si elles peuvent servir leurs intérêts et légitimer la protection et la distinction du patrimoine ecclésiastique. Les raisons de leur choix d’en écarter certaines ou au contraire d’en solliciter d’autres restent en grande partie dans l’ombre. Ici Hincmar témoigne à Charles le Chauve de la menace potentielle que représente le positionnement de ses suffragants. En s’appuyant sur certains canons plus que sur d’autres, ils privilégient leur pouvoir temporel – comme le ferait tout autre propriétaire foncier – au détriment de l’antique « gouvernement de l’évêque » qui n’est pas un droit de propriété mais un devoir de gestion vis-à-vis des biens de son église96. Le prélat manifeste un intérêt particulier pour Grégoire le Grand, puisqu’il s’appuie quasi exclusivement sur ses lettres pour imaginer les conséquences de la politique suivie par Prudence et Rothade, mais c’est également par une longue citation du pape sur la rémunération du clergé qu’il clôt sa collection97. Cependant, l’intérêt d’Hincmar ne semble pas partagé par les autres clercs qui n’ont pas recours à Grégoire le Grand dans leurs œuvres. Julien Pomère Reste un dernier apport issu de la patristique, et non des moindres : Julien Pomère. Il s’agit sans doute d’une des sentences les plus importantes dans l’argumentaire carolingien :

96  Prudence et Rothade s’appuient sur deux canons en particulier : le c. 17 du Concile d’Orléans (511) et le c. 19 du concile de Tolède (589). Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 11. 97  Ibid., p. 123-127. Hincmar insère une longue citation de Grégoire le Grand. Grégoire I, Homilia in evangelia, I 17, 13-18, (PL 76), col. 1145A-1149C. Sur l’intérêt d’Hincmar pour Grégoire, voir : B. Judic, « La tradition de Grégoire le Grand dans l’idéologie politique carolingienne », dans R. Le Jan (dir.), La royauté et les élites dans l’Europe carolingienne (du début du ixe siècle aux environs de 920), Lille, 1998, p. 49.

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Les biens des églises sont les vœux des fidèles, le prix des péchés et le patrimoine des pauvres98.

Cette formule se trouve ici citée pour la première fois dans son intégralité dans un capitulaire carolingien de 818. Julien Pomère est un rhéteur d’origine africaine qui au ixe siècle est confondu avec Prosper d’Aquitaine et dont la vie n’est pas très bien connue99. Cette triple définition est extraite du seul ouvrage complet qui nous soit parvenu : le De vita contemplativa, un traité en trois livres composé vers 500 à la demande de l’évêque Julien de Carpentras100. Seul le deuxième livre porte sur les biens ecclésiastiques (chapitres IX à XVI). Les clercs carolingiens ne découvrent pas Julien Pomère. Son œuvre est déjà utilisée par Boniface, Chrodegang de Metz et Paulin d’Aquilée au viiie siècle101, ou encore par Alcuin dans son Liber de virtutibus et vitiis. Mais le nombre de citations dont il fait l’objet explose dans les années 810-860. L’intérêt des auteurs du ixe siècle pour cet ouvrage se comprend aisément : il correspond exactement à leurs préoccupations. En effet, Pomère mène une réflexion sur le rapport que les clercs entretiennent avec leur patrimoine temporel. Pour lui, la vie monastique constitue un idéal indépassable, mais auquel les évêques, qui ont à assumer leur rôle de guide et de pasteur de la communauté des fidèles, ne peuvent pas se conformer. Pomère réfléchit alors à la nécessité pour les prélats d’accepter leur situation (ils ne peuvent pas vivre dans la pauvreté évangélique comme les moines) mais également à l’importance pour eux de développer à la fois un ensemble de règles et une éthique leur permettant de gérer au mieux le temporel de leur église tout en conciliant l’idéal de pauvreté monastique102.

98  Capitulaire ecclésiastique de 818/819, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), c. 1 p. 275. 99  Réfugié à Arles vers 497/98 sans doute en raison des persécutions des Vandales contre les chrétiens, il participe notamment à l’éducation de Césaire d’Arles, voir sa notice biographique dans : R. A. Kaster, Guardians of language : the grammarian and society in Late Antiquity, Berkeley, 1988, p. 342. Dans les actes du concile de Paris 829 les prélats hésitent entre Prosper et Julien Pomère, le doute persiste bien après eux encore. Au ixe siècle, ils tranchent en faveur de Prosper d’Aquitaine, sans doute en raison de son prestige (il a été le disciple de saint Augustin). J. Devisse, « L’influence de Julien Pomère sur les clercs carolingiens », dans Revue d’Histoire de l’Eglise de France, 56, 1970, p. 287. 100  Julien Pomère, De Vita Contemplativa, (PL 59), col. 415-520. Julien Pomère, La vie contemplative, trad. R. Jobard et L. Gagliardi, Paris, 1995. 101 Boniface, Epistola… lettre no 78 p. 349. Les citations employées correspondent au Livre I, c. 16-2021 et au Livre II c. 3. Paulin d’Aquilée, Liber exhortationis ad Henricum comitem, (PL 99), col. 197-285, correspond au Livre II, c. 13-16 et 19 à 21 et Livre III c. 1 à 3. Pour saint Chrodegang voir J. Devisse, art. cit. n. 243, n. 11 p. 286. Sur le bagage culturel de Boniface, voir : M. Glatthaar, Bonifatius und das Sakrileg. Zur politischen Dimension eines Rechtsbegriffs, Francfort, 2004, p. 46. 102 J. Devisse, art. cit. n. 243, p. 285-295. D. Ganz, « The ideology of sharing : apostolic community and ecclesiastical property in the early Middle Ages », dans W. Davies et P. Fouracre (dir.), Property and power in the early middle ages, Cambridge, 1995, p. 17-30.

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Le chapitre IX, dont est extraite la célèbre formule en trilobe, porte d’ailleurs un titre éloquent : « De ce que les clercs ne doivent rien avoir en propre mais qu’ils reçoivent les richesses de l’Église comme des richesses communes dont ils auront à rendre compte à Dieu »103. Dans ce chapitre, Julien Pomère essaie de concilier l’idéal monastique de pauvreté personnelle et la nécessité pour les évêques de gérer les biens de leurs églises : celui qui a renoncé à ses propres possessions et qui est nommé à un poste de responsabilité dans l’Église doit accepter de posséder les richesses de l’Église, car il ne s’agit pas des siennes mais de biens communs104. Pomère prend alors l’exemple de Paulin de Nole et d’Hilaire d’Arles qui abandonnent leurs biens personnels pour entrer dans la vie monastique et une fois devenus évêques administrent les biens de leur église. Pour Pomère, les possessions personnelles et celles de l’Église ne sont pas de même nature : dans le second cas, l’évêque ne possède pas les biens en propre, il en a seulement la gestion105. Le passage plébiscité par les clercs carolingiens suit ce premier développement : D’où il nous est donné à comprendre que de tels hommes [Paulin et Hilaire], si grands, qui voulant être les disciples du Christ ont renoncé à tout ce qu’ils avaient, possédaient les richesses de l’Église non comme possesseurs mais comme mandataires. Et c’est pourquoi sachant que les biens de l’Église ne sont rien d’autre que les vœux des fidèles, les prix des péchés et les patrimoines des pauvres, ils ne les ont pas revendiqués pour leurs usages comme biens propres, mais comme biens qui leur étaient confiés, ils les ont distribués aux pauvres. En effet, c’est faire peu de cas de ce que l’on possède que posséder non pour soi mais pour les autres, et de ne pas rechercher les richesses de l’Église par avidité de posséder mais les prendre en charge avec le souci de venir en aide. Ce que l’Église a, elle l’a en commun avec ceux qui n’ont rien, et de ce fait elle ne doit rien dépenser pour ceux qui ont suffisamment par eux-mêmes, puisque donner à ceux qui ont, ce n’est rien d’autre que perdre106.

De ce long passage, seule la célèbre formule est réutilisée par les clercs du ixe siècle. Dès lors, on peut se demander dans quelle mesure la pensée de Pomère a nourri les discours de défense des auteurs carolingiens, d’autant plus que ces derniers ne l’ont pas fidèlement suivie. Au ixe siècle, Pomère est une référence très fréquente dans les actes conciliaires, mais quasi absente des autres sources. On le trouve pour la première fois

103  Julien Pomère, De Vita Contemplativa, (PL 59), col. 453. 104  Ibid., col. 453, c. 9. 105  Idée que l’on retrouve exprimée très clairement par Hincmar de Reims : Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 99. 106  Julien Pomère, De Vita Contemplativa, (PL 59), col. 453-454. Trad. F. Gross, Abbés, op. cit., passim.

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dans les canons du concile de Chalon en 813107, puis dans sept autres conciles jusqu’en 860108. Il est également cité dans deux capitulaires de Louis le Pieux de 818-819109, paraphrasé dans les capitulaires épiscopaux d’Hincmar de Reims en 852110, et cité à nouveau dans l’Epitaphium Arsenii de Paschase Radbert111. Mais ces emprunts sont de valeur inégale. Seul le concile d’Aix en 816 cite de larges pans de l’œuvre de Julien Pomère, tous les autres ne font que reprendre la définition en trilobe tirée du chapitre IX, bien souvent sans se référer au De Vita Contemplativa mais en le citant à travers d’autres emprunts112. En effet, la formule a été insérée dans trois documents dont la diffusion connait alors un grand succès : les actes des conciles de Paris 829, d’Aix 836, et la Collectio de Raptoribus. En réalité, c’est une version très édulcorée de Julien Pomère que les clercs carolingiens ont retenue dans leur discours de défense. Alors que le rhéteur fonde sa dialectique sur des concepts de droit romain (possessor, procurator, etc.), les auteurs du ixe siècle ne retiennent surtout de sa formulation que les éléments mystiques ou éthiques. Seule la définition du chapitre IX a su capter leur attention et ils semblent ne pas s’être montrés très fidèles à l’esprit du texte originel. Dans le chapitre IX, Pomère explique que les res ecclesiae ne sont pas les possessions de l’évêque, mais des biens communs que les clercs doivent gérer dans l’intérêt de la communauté. Le principe de l’évêque « mandataire » ou gestionnaire du patrimoine de son église est un point particulièrement important dans la pensée d’Hincmar de Reims, et dont les autres clercs du ixe siècle semblent également convenir, à quelques ajustements prêts comme le montre l’exemple de Prudence de Troyes et Rothade de Soissons : la tentation de l’appropriation personnelle n’est jamais loin113. Le deuxième élément contenu dans cette citation est la détermination des biens en vertu de leur destination. Les res ecclesiae sont définies par leurs usages religieux. Vœux des fidèles et prix des péchés, les biens sont constitués 107  Concile de 813, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1906, (M.G.H. Leges, Concilia, 2/1), c. 6. 108  Concile Aix 816 (Institution des chanoines) ; Rapport des évêques à Louis le Pieux a. 829 c. 9 ; Concile de Paris 829 c. 15 ; Concile Aix 836 c. 19 et c. 48 ; Concile Ver 844 c. 12 ; Concile Quierzy 857 ; Concile Tusey 860. 109  Capitulaire ecclésiastique de 818/819, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), c. 1 p. 275. 110  Hincmar de Reims, Capitulaires, éd. R. Pokorny et M. Stratmann, Hanovre, 1995, (M.G.H., Capitula episcoporum, 2), p. 34-89. 111  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii (= Vita Walae), éd. E.  Dümmler, « Radberts Epitaphium Arsenii », dans Philosophische und historische Abhandlungen der königl. Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 2, 1900, Livre II c. 2, p. 63. Wala aurait cité Pomère lors de son rapport devant l’empereur Louis le Pieux et les grands du royaume en 828. 112  Sur sa réception dans l’Institution des Chanoines de 816. F. Gross, op. cit., 113  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 99. Ce rappel est encore cité lors du concile de Paris en 829 (c. 15) et à Aix en 836 (c. 19), puis il disparaît des textes de défense. Concile de Paris 829, Livre I, c. 15, p. 610.

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par les offrandes pieuses des croyants pour racheter leurs fautes ; ils ont de ce fait un statut particulier qui les distingue des autres. Patrimoine des pauvres, les possessions des églises ont vocation à permettre aux clercs d’entretenir et d’aider les plus faibles. Il s’agit là de l’élément principal qui est repris par les carolingiens : la détermination des fonctions religieuses des biens et leur nécessaire dimension collective et collaborative. En revanche, le dernier aspect de la pensée de Pomère est passé sous silence : l’Église « ne doit rien dépenser pour ceux qui ont suffisamment par eux-mêmes, puisque donner à ceux qui ont, ce n’est rien d’autre que perdre ». La question de la rétribution des clercs est au cœur de la réflexion du rhéteur, mais sa position – les res ecclesiae ne doivent pas servir de revenu aux clercs – ne trouve pas d’écho dans les discours de défense des carolingiens. Bien au contraire, les prélats jouent sur la double signification du mot pauperes et trahissent ainsi la pensée initiale de Pomère : le patrimoine des pauvres devient aussi bien celui des clercs que celui des plus faibles, alors que dans l’ouvrage du rhéteur il est clairement expliqué que les clercs qui ont des biens personnels ne doivent rien recevoir d’autre de la part de leur église, et qu’en aucun cas ils ne doivent attendre une rétribution pour leur ministère.

Les canons de conciles L’interprétation des canons Cette présentation des anciens canons cités par les auteurs carolingiens n’a pas vocation à dresser un bilan de la législation des biens ecclésiastiques à cette époque114 mais de repérer au sein des discours de défense les principaux piliers sur lesquels les clercs se sont appuyés pour construire leur argumentaire. Quatre fondements majeurs se dégagent : la défense du pouvoir de l’évêque sur les terres de son église et le problème de leur gestion (par un économe, un avoué, des laïcs, etc.) ; la punition des spoliateurs et autres contrevenants aux règles canoniques ; l’accusation qui leur est faite d’être des « assassins des pauvres » ; et enfin, le recours, encore timide, au principe d’inaliénabilité des res ecclesiae. Les conciles représentent l’une des sources normatives les plus abondantes pour la défense des biens ecclésiastiques, mais là encore leur emploi est très inégal. Ils sont surtout utilisés lors des grands conciles réformateurs de Paris 829, Aix 836 et Meaux-Paris 845, puis dans les compilations d’Hincmar de Reims et

114 P. Fourneret, Biens ecclésiastiques, dans A. Vacant, E. Mangenot et E. Amann (dir.), Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1905, col. 843-878. W. Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit… p. 458-462.

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enfin dans les collections isidoriennes. Les premiers conciles des ive et ve siècles sont particulièrement plébiscités (dix-huit occurrences) et, parmi les plus importants, ceux de Gangres c. 340115, Antioche 341116 et Chalcédoine 451117 sont les plus fréquemment cités. Puis viennent les conciles mérovingiens (seize occurrences) dont il ne subsiste que cinq synodes, ce qui est relativement peu au regard de l’abondante production conciliaire des ve-viie siècles : Vaison 442118, Agde 506119, Orléans 511120, Clermont 535121 et Orléans 549122, auxquels il faut également ajouter les conciles wisigothiques, seuls ceux de Tolède sont repris123 (7 occurrences), et enfin le concile romain de 502 présidé par le pape Symmaque (9 occurrences124). L’ensemble de ces canons est parvenu jusqu’aux mains des clercs carolingiens grâce à différentes compilations canoniques. Trois d’entre elles se révèlent être

115  La date de ce concile est incertaine. Il s’est tenu près de Gangres en Anatolie, deux canons (c. 7 et c. 8) en sont tirés. Ils frappent d’anathème toute personne faisant ou recevant les donations pieuses sans l’accord de l’évêque. Canons Apostoliques ( fin ive siècle), éd. P. P. Joannou, Discipline générale antique (iveixe siècle), I, Rome, 1962, p. 92. 116  Le concile d’Antioche, aussi appelé Concile de la Dédicace, se tient sous le pontificat de Jules Ier en 341. Il est réuni par l’empereur Constance à l’occasion de la consécration solennelle de l’église d’Antioche. Les actes, comme tous ceux des conciles antiques, ont été transmis par Denys le Petit. Les canons 24 et 25 sont cités par les clercs carolingiens. Canons Apostoliques… p. 123-125. 117  En revanche les trois autres conciles fondateurs que sont Constantinople, Nicée et Ephèse ne sont pas employés dans les discours de défense. Ces quatre conciles oecuméniques sont d’une grande importance dans la construction du droit canonique médiéval, comme en témoigne la comparaison qu’établiront plus tard les canonistes entre ces conciles et les quatre Évangiles. J. Werckmeister, « The reception of Church Fathers in canon law », dans I. Backus (dir.), The reception of the Church Fathers in the West : from the Carolingians to the Maurists, I, Leiden, 1997, p. 56. Du concile de Chalcédoine sont repris trois canons : c. 17, c. 24 et c. 26. Les conciles oecuméniques. II. Les décrets de Nicée à Latran V, éd. G. Alberigo Paris, 1994, p. 223. 118  Concile de Vaison 442, éd. C. Munier, Turnhout, 1963 (CCL, 148), c. 4 p. 97. Conciles gaulois du ive siècle, trad. J. Gaudemet, Paris, 1977, (Sources chrétiennes, 241). 119  Sous la présidence de Césaire d’Arles. Concile d’Agde 506, éd. C. Munier, Turnhout, 1963 (CCL, 148), c. 4 p. 194. Conciles gaulois du ive siècle, trad. J. Gaudemet, Paris, 1977, (Sources chrétiennes, 241). 120  Concile Orléans I a. 511, c. 15 et c. 17. éd. C. Munier, Turnhout, 1963 (CCL, 148) p. 9. Les canons des conciles mérovingiens, trad. J. Gaudemet et B. Basdevant-Gaudemet, Paris, 1989, (Sources chrétiennes, 353), p. 81. 121  Concile Clermont 535 c. 5, éd. C. Munier, Turnhout, 1963 (CCL, 148) p. 106. Les canons des conciles mérovingiens, trad. J. Gaudemet et B. Basdevant-Gaudemet, Paris, 1989, (Sources chrétiennes, 353), p. 213. K. J. von Hefele, Histoire des conciles d’après les documents originaux, II, Paris, 1911, p. 1139. 122  Concile Orléans V a. 549, c. 13 et c. 15, éd. C. Munier, Turnhout, 1963 (CCL, 148) p. 152. Les canons des conciles mérovingiens, trad. J. Gaudemet et B. Basdevant-Gaudemet, Paris, 1989, (Sources chrétiennes, 353), p. 309. 123  Concile Tolède I a. 397-400 c. 11, Tolède III a. 589 c. 19 et c. 20, Tolède IX a. 655 c. 1. Concilios visigoticos e hispano-romanos, éd. J. Vives, T. Marin, et G. Martinez Diez, Barcelone, 1963. 124  Plusieurs conciles se sont tenus à Rome sous le pontificat de Symmaque (498-514), ceux des années 499-503 (soit 5 ou 6 conciles) ont eu pour principal enjeu le règlement du conflit qui opposait Symmaque à l’anti-pape Laurent. Sur les faux produits à cette époque et leur transmission dans les collections canoniques, voir : P. V. Aimone, « Gli autori delle falsificazioni simmachiane », dans G. Mele et N. Spaccapelo (dir.), Il papato di san Simmaco (498-514), Cagliari, 2000, p. 53-77.

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des courroies de diffusion essentielles : la Dyonisio-Hadriana, la Dacheriana et l’Hispana125. La question de la définition des pouvoirs sur les terres d’Église de chaque détenteur d’une parcelle d’autorité – roi, évêques, comtes, prêtres, abbés – cristallise une grande partie des tensions qui agitent alors les élites carolingiennes. Parmi les canons les plus fréquemment employés par les clercs, il n’est donc pas étonnant de retrouver ceux des conciles d’Antioche et de Chalcédoine. La définition du pouvoir épiscopal sur les res ecclesiae est en effet un problème qui a dès l’origine occupé les débats conciliaires. Au ixe siècle, l’interprétation des règles pose toujours problème. Les canons 24 et 25 d’Antioche rappellent que le temporel ecclésial doit être géré par le jugement et la potestas de l’évêque, à qui est confiée l’âme du peuple qui se réunit dans l’église126. Mais la définition des limites de ce pouvoir épiscopal donne lieu à des interprétations divergentes et à des abus, nécessitant le rappel du c. 26 de Chalcédoine sur la nécessité pour l’évêque de déléguer la gestion à un économe choisi dans le clergé local, ou encore le renvoi à la célèbre citation de Julien Pomère (l’évêque n’est pas propriétaire des biens mais dépositaire127). Le meilleur exemple des tensions générées par la malléabilité du concept de potestas est sans doute celui qui oppose Hincmar de Reims à ses suffragants Rothade de Soissons et Prudence de Troyes. Le conflit porte précisément sur l’une des frontières de la potestas de l’évêque : a-t-il le droit de diviser d’anciennes 125 L. Kéry, Canonical Collections of the Early Middle Ages. A bibliographical Guide to the Manuscripts and Literature, Washington, 1999 (History of Medieval Canon Law, 1), p. 13, p. 87 et p. 71. Sans remonter aux premières collections canoniques, la plus importante pour la transmission de ces références est la Collectio Dionysio-Hadriana (v.  774), réalisée à la demande du pape Hadrien  Ier pour être envoyée à Charlemagne. Puis, au tout début du ixe siècle, la Collectio Dacheriana et vers le milieu du siècle la Collectio Hispana systematica continuent de diffuser les canons. La Dionysio-Hadriana est particulièrement importante car un bon nombre de ces canons se trouvaient dans la compilation de Denys le Petit (la Dionysiana, v. 500) qui est compilée et rénovée à la demande d’Hadrien Ier en 774. J. Gaudemet, Les sources du droit de l’Eglise en Occident du iie au viie siècle, Paris, 1985, p. 134. Sur le contexte de production et l’importance de la Dionysio-Hadriana, voir R. McKitterick, The Frankish Church and the Carolingian reforms 789-895, Londres, 1977, p. 41. 126  Cette citation du concile d’Antioche (c.  24) est extraite des actes du concile d’Aix 836 qui reprennent eux-mêmes la version de Denys le Petit. Concile d’Aix 836, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1908 (M.G.H. Concilia, 2/2), p. 718. Ce canon sera également repris dans une collection canonique anonyme datant probablement des mêmes années, ainsi que dans les Fausses Décrétales, mais cette fois dans la version de l’Hispana. Décrétales pseudo-isidoriennes… p. 272. En substance, le c. 25 d’Antioche rappelle que l’évêque a la potestas de dispenser les biens ecclésiastiques pour ceux qui en ont besoin, avec une grande prudence et la crainte de Dieu, qu’il ne faut pas donner trop à celui qui manque car il pourrait détourner le superflu à son usage ; et, si un évêque ou un clerc est accusé d’usurper les biens de l’église, il sera jugé et corrigé par le synode. 127  Concile Chalcédoine, dans Les conciles oecuméniques. II. Les décrets de Nicée à Latran V, éd. G. Alberigo, Paris, 1994, c. 26 p. 225. Cité pour la première fois lors du concile de Paris en 829, puis lors du concile Meaux-Paris. Concile de Paris 829, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1908, (M.G.H. Concilia, 2/2) Livre I, c. 15, p. 622. Concile de Meaux-Paris 845, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Concilia, 3), c. 47.

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paroisses et d’en fonder de nouvelles ? S’appuyant sur trois canons antiques, Prudence et Rothade estiment que c’est le cas, contrairement à Hincmar qui voit dans leur action une tentative pour accroître leur propre patrimoine, confondant les biens de leurs églises et les leurs128. Le principal point d’achoppement dans la conception qu’ont les carolingiens de la circulation des richesses foncières de l’Église est bien la question de leur gestion : dans les faits, les res ecclesiae au ixe siècle peuvent être gérées aussi bien par des laïcs que par des clercs, par un économe, un chanoine, l’évêque, l’abbé ou le prêtre. Il existe une multitude d’acteurs possibles et le rappel des canons de Chalcédoine n’y change rien. Les prélats eux-mêmes sont divisés sur la conduite à tenir, en particulier vis-à-vis du roi et des laïcs. Les réponses apportées par les anciens canons nourrissent ces différentes conceptions, leur fournissant des arguments parfois contradictoires – ce qui explique également que certains canons soient peu répétés, n’ayant pas obtenu le consensus nécessaire à leur diffusion. Parmi les décisions fréquemment relayées, témoignant donc d’une relative unanimité des clercs à leur endroit, trois conciles semblent trouver une large audience : il s’agit de ceux qui condamnent les raptores. Les canons 7 et 8 du concile de Gangres, qui frappent d’anathème ceux qui emportent les offrandes et les biens donnés aux églises, sont particulièrement cités (5 occurrences129), ainsi que les canons des conciles de Tolède et de Clermont qui y ajoutent une sentence d’excommunication130. Assassin des pauvres Tous les prélats s’accordent également à faire des spoliateurs des « assassins des pauvres »131. Le quatrième canon du concile d’Agde 506 dont est tirée cette célèbre invective est inséré à quatre reprises dans les sources carolingiennes132, et 128  La controverse entre Hincmar et ses suffragants porte sur trois canons : Tolède 589 c. 19, Orléans 511 c. 17 et Orange 441 c. 9. Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 12. Ces trois canons sont également repris dans la lettre d’Hincmar à son neveu l’évêque de Laon au sujet de la villa Folembray. Le c. 19 de Tolède 589 est cité lors du concile d’Aix 836 (c. 48), il rappelle que la dotation des églises revient à l’ordinatio et à la postestas des évêques qui ne peuvent les distraire par audace. 129  Concile de Gangres 340, dans Canons Apostoliques ( fin ive siècle), II, éd. P. P. Joannou, Rome, 1962, c. 7 et c. 8 p. 92. 130  Concile Tolède I a. 397-400 c. 11, Tolède III a. 589 c. 19 et c. 20, Tolède IX a. 655 c. 1. Concilios visigoticos e hispano-romanos, éd. J. Vives, T. Marin, et G. Martinez Diez, Barcelone, 1963. Concile Clermont 535 c.  5, éd. C.  Munier, Turnhout, 1963 (CCL, 148), p.  106. Les canons des conciles mérovingiens, trad. J. Gaudemet et B. Basdevant-Gaudemet, Paris, 1989, (Sources chrétiennes, 353), p. 213. 131  Concile Agde 506 c. 4, éd. C. Munier, Turnhout, 1963 (CCL, 148), p. 194. Césaire d’Arles évoque les necatores pauperum. 132  Elle apparait pour la première fois dans les Fausses Décrétales (dans la version de l’Hispana). Décrétales pseudo-isidoriennes… p. 331 ; puis dans la Collection de Raptoribus en 857, Hincmar De Reims, Collectio

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l’expression, si elle est moins fréquente que la citation de Pomère ou que le fur sacrilegus d’Augustin, n’en reste pas moins l’un des principaux traits rhétoriques des discours de défense. Cette accusation n’est pas nouvelle. L’expression aurait été forgée lors du concile de Vaison en 442133, sans doute à partir du Psaume 108 dont la lecture solennelle est recommandée aux évêques lorsqu’un spoliateur est frappé d’excommunication134. L’invective est fréquemment reprise dans divers conciles mérovingiens, dont ceux d’Agde 506 et Orléans 549 (c. 13 et c. 15), et également citée au ixe siècle135. L’accusation d’assassin des pauvres est symptomatique de l’usage que font les prélats carolingiens des anciennes règles. La même sentence est citée à partir de 4 canons différents : dans le plus ancien, celui de Vaison 442, l’assassin des pauvres (egentium necatores) est celui qui retient les offrandes des fidèles empêchant les pauperes de recevoir l’aide et l’aumône nécessaires à leur survie136. À Agde en 506, les necatores pauperum sont les clercs ou les laïcs qui refusent de transférer à l’Église les donations faites par leurs parents137. Dans le canon 13 du concile d’Orléans 549, l’assassin (necator pauperum) est celui qui tente « de retenir, aliéner et soustraire les biens et ressources attribués légalement, sous une forme ou l’autre d’aumône, aux églises, aux monastères ou aux hospices138 ». Ce dernier concile est celui qui est le plus souvent relayé (4 occurrences ex aequo avec Agde 506), et le premier cité au ixe siècle : on le trouve d’abord dans la collection de capitula

de raptoribus, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 392-396 ; dans la lettre synodale du concile de Tusey en 860 : Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey… p.  30 (dans la version de la Dacheriana) ; et enfin deux fois dans la collection de capitula du De villa Novilliaco. Hincmar de Reims, De villa Novilliaco, éd. H.  Mordek, « Ein exemplarischer Rechtsstreit : Hinkmar von Reims und das Landgut Neuilly-Saint-Front », dans Savigny, Kan. Abt., 83, 1997, c. 7 p. 106 et c. 16a p. 109. 133  Y.-M.  Congar, « Les biens temporels de l’Église d’après sa tradition théologique et canonique », dans Id. (dir.), Église et Pauvreté, Paris, 1965, p. 237. Concile Vaison 442 c. 4, éd. C. Munier, Turnhout, 1963 (CCL, 148), p. 97. 134  O. Guillot « Assassin des pauvres : une invective pour mieux culpabiliser les usurpateurs de biens d’Eglise, aidant à restituer l’activité conciliaire des Gaules entre 561 et 573 », dans J. Hoareau-Dodinau et P. Texier (dir.), La Culpabilité : actes des 20e journées d’histoire du droit, Limoges, 2001, p. 338. 135  En revanche d’autres conciles mérovingiens relayant cette invective ne sont pas repris par les carolingiens, c’est le cas notamment de l’important concile de Tours II en 567 (c. 25) qui associe la figure de Judas et l’expression necator pauperum. Le concile de Meaux-Paris en 845 (c.  40) qui a recours au même procédé d’association des deux références ne l’utilise pas. Sur la liste des conciles mérovingiens où se trouvent cette accusation voir, O. Pontal, Histoire des conciles mérovingiens, Paris, 1989 ; et O. Guillot, op. cit. n. 278, p. 338. 136  Concile Vaison 442 c. 4, éd. C. Munier, Turnhout, 1963 (CCL, 148), p. 97. 137  Concile Agde 506 c. 4, Ibid., p. 194. 138  Concile d’Orléans 549 c. 13. Les canons des conciles mérovingiens, trad. J. Gaudemet et B. BasdevantGaudemet, Paris, 1989, (Sources chrétiennes, 353), p. 309.

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anonyme de 836139, puis lors du concile de Meaux-Paris 845140, dans le recueil de Benoît le Lévite141 et enfin en 858 dans la lettre synodale du concile de Quierzy142. Ce canon suit une tout autre voie de diffusion que ceux d’Agde et de Vaison qui sont mis à jour par les Fausses Décrétales et ne commencent à être diffusés en Francie qu’après 852143. Mais comme pour bon nombre d’autres références essentielles à la matrice conceptuelle des carolingiens, il semblerait que l’accusation de necator pauperum soit réactivée dès le viiie siècle par saint Boniface : « quiconque s’approprie les ressources du Christ et de l’Église », dit-il dans une de ses lettres, « sera réputé homicide devant le tribunal du Souverain Juge. Un tel homme a été appelé par les anciens pères ravisseur, sacrilège et assassin des pauvres. » En revanche, le canon 15 du même concile d’Orléans 549 ne connaît pas le même succès, il n’est cité qu’une seule fois à Meaux-Paris 845144. Ces quatre canons sont choisis par les auteurs carolingiens en fonction des enjeux de leur défense : se prémunir contre des héritiers récalcitrants (Agde 506), protéger plus particulièrement les hospices (Orléans 549), ou insister sur les dommages ainsi causés aux pauperes (Vaison 442 et Orléans 549 c. 15145). Au final, cette invective est l’emprunt le plus important fait aux anciens conciles (11 occurrences de l’expression). Là encore la diversité des voies de transmission et des contextes d’utilisation témoignent de situations différentes. Mais plus que la répétition d’une doctrine unique, l’application de cette invective contre plusieurs types de spoliateurs montre comment les anciens canons jouent le rôle d’une véritable matrice conceptuelle où les prélats carolingiens viennent puiser l’inspiration et la force de leur règlement. Symmaque et l’inaliénabilité des biens Enfin, la question de l’inaliénabilité des biens ouvre encore un nouveau volet du débat sur la défense des terres d’Église. Longtemps comprise dans l’historiographie traditionnelle comme le rejet des laïcs ou la séparation entre sphère

139  Capitula diversarium sententiarum pro negociis rei publice consulendis (836), éd. G. Laehrs, dans « Ein karolingischer Konzilsbrief und der Fürstenspiegel Hincmars von Reims », Neues Archiv, 50, 1933, p. 132. 140  Concile de Meaux-Paris 845… c. 40 p. 104. 141  Benoît Le Lévite, Collectio capitularium, éd. G. H. Pertz, Hanovre, 1837 (M.G.H., Leges, II/2), p 1939, Livre II c. 136 et Livre III c. 419. 142  Hincmar de Reims, Lettre des évêques des provinces de Rouen et Reims à Louis le Germanique… p. 417. 143 Boniface, Epistola… lettre no 73. Trad. dans : É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… p. 59. 144  Concile Orléans 549 c. 15, repris au c. 40 du concile de Meaux-Paris. Concile de Meaux-Paris 845, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Concilia, 3) p. 104. 145  Selon Susan Wood cette insistance sur les pauperes est propre à l’espace franc. S. Wood, The proprietary church… p. 25.

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séculière et sphère spirituelle, l’indisponibilité et l’imprescriptibilité des res ecclesiae au ixe siècle semblent revêtir une autre dimension. Le principe d’inaliénabilité est une règle très ancienne, mais qui n’a jamais été conçue comme un absolu et dont les exceptions admises (piété, intérêt et nécessité) ont pu varier dans le temps, suscitant d’âpres discussions, en particulier autour de la conception de la nécessité146. Ce principe est absent des textes bibliques et des réflexions des auteurs chrétiens des trois premiers siècles. En toute logique, ce n’est qu’après la législation de Constantin et l’autorisation pour l’Église de posséder des biens-fonds en propre que le principe d’inaliénabilité se met en place en même temps que les économes et l’interdiction des aliénations injustifiées, quand il apparut que certains évêques géraient mal leur patrimoine147. Les premières règles canoniques allant dans ce sens sont promulguées au cours du ve siècle par les conciles et les papes148 ; aucune d’entre elles n’est reprise par les auteurs carolingiens. Leur seule et unique référence est alors le pape Symmaque (478-514), auquel ils se réfèrent régulièrement jusqu’au milieu du ixe siècle149. Cette référence disparait ensuite de la documentation, notamment car le principal contributeur de cette période, Hincmar de Reims, n’utilise dans aucun de ses textes les décrets de Symmaque. Cet usage exclusif du concile romain de 502 est curieux pour plusieurs raisons. Paradoxalement, le pape prend cette mesure pour répondre à un décret laïque d’Odoacre de 483 qui interdit au pontife romain de vendre les terres de l’Église150. D’autre part, bien que ce principe soit repris par les conciles mérovingiens du vie siècle, notamment le fameux concile d’Agde de 506, 146  Ambroise de Milan (374-397) définit trois motifs pour aliéner les biens ecclésiastiques : nourrir les pauvres, racheter les captifs, entretenir les cimetières. F. R.  Ducros, « Le statut des biens ecclésiastiques »… p. 119. Il existe un adage dans le droit canonique qui veut que : « la nécessité n’a pas de loi » et que « ce qui n’est pas licite dans la loi, l’est par nécessité ». Fr.  Roumy, « L’origine et la diffusion de l’adage canonique Necessitas non habet legem (viiie-xiiie s.) », dans W. Müller et M. Sommar (dir.), Medieval Foundations of the Western Legal Tradition. A  Tribute to Kenneth Pennington, Washington, 2006, p. 301-319. 147 J. Gaudemet, Église et Cité. Histoire du droit canonique, Paris, 1994, p. 107-109. Pour une bibliographie plus complète, voir : F. R. Ducros, « Le statut des biens ecclésiastiques »… n. 22 p. 112. 148  Le plus ancien texte est le Concile de Carthage IV en 401 (canon 5), inséré par Gratien au Décret (39, c. 88). Les papes Léon le Grand en 447 et Hilaire en 470 promulguent des décrétales sur l’inaliénabilité des biens. Il semblerait qu’à cette époque ce soit le pouvoir civil, en l’occurrence l’empereur Justinien, qui légifère le plus en faveur de l’inaliénabilité des biens des églises. L’une des raisons invoquées pour expliquer le succès des décrets de Symmaque en Occident se fonde sur le fait que les compilations juridiques de Justinien ne sont pas connues en Occident pendant tout le haut Moyen Âge. P. Fourneret, Biens ecclésiastiques, dans A. Vacant, E. Mangenot et E. Amann (dir.), Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1905, col. 843-878. 149  Symmaque (pape), Concile Romain de 502, Acta synhodorum habitarum Romae, éd. Th. Mommsen, 1894, (M.G.H., Auctorum Antiquissimorum, 12), p. 438. Sur la chronologie et les enjeux des conciles romains tenus sous Symmaque, voir : W. T.  Townsend, « Councils held unter pope symmachus », dans Church History, 6, 1937, p. 233-259. 150  Sur le contexte de rédaction de ces canons lors du schisme laurentien, voir A. Fliche et V. Martin (dir.), Histoire de l’Église. IV. De la mort de Théodose à l’élection de Grégoire le Grand, Paris, 1937, p. 341.

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les auteurs du ixe siècle n’utilisent jamais cette transmission mérovingienne151… Difficile de croire que les évêques carolingiens aient pu citer, à partir de deux collections canoniques différentes – la Dacheriana et l’Hispana – le quatrième canon d’un concile sans s’apercevoir que le septième canon du même concile pouvait également les intéresser : c’est donc qu’ils n’avaient aucun intérêt à rappeler la règle conciliaire et préféraient renvoyer directement au pape152. On ignore pourquoi les prélats carolingiens ont opéré une telle sélection. Seule une étude approfondie de la transmission des manuscrits de ce concile jusqu’au ixe siècle pourrait permettre de conclure que les évêques ont agi sciemment, préférant se référer au pape qu’au concile. En attendant, l’analyse des sources carolingiennes signale un emploi contrasté de ce canon selon les auteurs et les années. Une première mention en est faite lors du concile de Paris de 829. Les prélats citent le quatrième canon du concile de Rome de 502 où Symmaque rappelle l’interdiction qui est faite aussi bien aux évêques qu’aux laïcs d’aliéner, de façon définitive ou temporaire, les biens des églises pour quelque raison que ce soit. Trois exceptions sont alors prévues à cette règle : les besoins des clercs, l’accueil des pèlerins et le rachat des captifs153. Ce canon, qui est sans nul doute celui qui rappelle le plus clairement possible le principe d’inaliénabilité des res ecclesiae et les traditionnelles trois exceptions, ne connait pas de diffusion au ixe siècle ni après d’ailleurs. Les autres canons du concile romain de 502 suivent des destinées différentes. Le canon 3 est inséré dans les actes et dans la lettre synodale du concile d’Aix 836, puis dans les actes du concile de Meaux-Paris en 845, avant d’être compilé par le Pseudo-Isidore, mais cette diffusion cache une bien étrange division. La première partie du canon 3 (c. 3a) est un résumé produit par les carolingiens qui rappelle en substance le contenu du c. 4 de Symmaque. Le pape interdit aussi bien aux laïcs, qu’aux clercs et aux puissants d’aliéner quoique ce soit des richesses des églises, car elles ont été confiées aux prêtres par Dieu et eux seuls en ont la gestion154. Il

151  Le principe est alors rappelé avec de nombreuses variantes sur la forme : aliénation rendue possible sur la décision collective de tout le clergé, ou avec l’avis des évêques voisins par exemple. O. Pontal, Histoire des conciles mérovingiens, Paris, 1989, p. 277-278 : exemples de canons interdisant toute aliénation qui ne sont pas repris par les carolingiens : Épaone 517 c. 12, Orléans 538 c. 13 et c. 26, Paris 562 c. 2, Clichy 626/27 c. 15. 152  Le décret de Symmaque n’est pas reçu par les conciles gaulois. Il est repris uniquement dans un décret de Théodoric de 508 (M.G.H., Leges, 5, p. 169). Cependant le principe d’inaliénabilité des biens existe dans les conciles mérovingiens, notamment à Agde en 506 (canons 6, 7, 22, 26 et 45) : mais les clercs carolingiens n’utilisent pas ces références, ils s’arrêtent au quatrième canon. 153  Concile de Paris 829… c. 17, p. 624. 154  Concile d’Aix 836, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1908 (M.G.H. Concilia, 2/2), c. 48 p. 718. Ce canon contient tout l’esprit de la ligne de défense des prélats. Le décret de Symmaque est encadré par deux autres références majeures : juste avant se trouve le c. 24 du concile d’Antioche, et juste après la définition en trilobe de Julien Pomère.

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s’agit donc à nouveau du rappel très clair du principe d’inaliénabilité des biens ecclésiastiques, mais là encore, ce canon ne connaît aucune diffusion. Après avoir été inséré dans les actes du concile d’Aix 836, il disparait des discours de défense. En revanche, la suite du canon 3 (c. 3b) trouve elle une meilleure audience : elle est d’abord citée dans la lettre synodale d’Aix en 836 (sans la première partie du canon155), puis dans les actes de Meaux-Paris en 845156. Dans ce passage, Symmaque condamne les spoliateurs de biens ecclésiastiques à être exclus de la communauté des croyants, car ils sont injustes et semblables aux sacrilèges. En définitive, la meilleure réception que l’on ait au ixe siècle des décrets du pape Symmaque est celle des faussaires isidoriens : la quasi-intégralité des canons du concile romain de 502 est insérée dans les Fausses Décrétales157, Benoît le Lévite ne relaye que le c. 2158, et la collection Danielana le c. 6159. Les faussaires l’intègrent à leur collection de décrétales des premiers papes (ce qui semble logique), mais ne la citent guère par ailleurs. Quant à Hincmar de Reims, il a sans doute dû tenir pour suspect cette référence et la laisse à distance160. Le principe d’inaliénabilité tel qu’ont pu le concevoir Symmaque et ses contemporains ne semble pas rencontrer d’écho favorable dans la littérature de combat du ixe siècle. Il est intéressant de constater que, à l’exception de quelques canons choisis lors du débat sur les abbés laïques, les principales références citées pour défendre les patrimoines ecclésiaux s’adressent indistinctement aux clercs comme aux laïcs : le c. 4 d’Agde 506 précise bien « les clercs ou les séculiers » ; le c. 15 d’Orléans 549 « et si jamais quelqu’un, quel que soit son pouvoir ou son rang » ; et les constitutions de Symmaque que « ni les laïcs, ni les clercs ni les puissants » ne peuvent aliéner des terres d’Église. 155  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre III c. 95 p. 766. 156  Le concile de Meaux-Paris fait deux références à Symmaque. La première est une fausse attribution (c. 40) : les prélats placent dans la bouche du pape le c. 5 du concile de Clermont 535, il peut s’agir d’une erreur de bonne foi, ce canon étant assez proche dans l’esprit du c. 3b du concile romain de 502 puisqu’il condamne également les spoliateurs à être exclus de la communauté chrétienne ; la seconde fois les clercs ne citent pas Symmaque mais renvoient aux canonice sententiae qui désignent les spoliateurs comme des sacrilèges. Concile de Meaux-Paris 845, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Concilia, 3) c. 60 p. 112 : Voir note de l’éditeur no 178. 157 Pseudo-Isidore, Constitution de Symmaque, dans Décrétales pseudo-isidoriennes… p. 657-660, p. 676 (citation reprise à l’identique p. 695). 158  Le c. 2 est cité dans les Faux Capitulaires. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39. Livre II c. 393 : ni les laïcs ni les clercs ne peuvent disposer des biens d’Église. Voir également c. 1,p. 403 et c. 3, p. 199. 159  Unbekannte Texte aus der Werkstatt Pseudoisidors : Die Collectio Danieliana, éd. K.G.  Schon, Hanovre, 2006, (M.G.H., Studien und Texte, 38), c. 35 p. 36. La citation est insérée dans un canon dont la première partie est de source inconnue. Elle rappelle que le pouvoir de décision lors du concile revient aux clercs et non aux laïcs. 160  Pourtant il semblerait que le scriptorium de Reims possède un manuscrit des actes du concile romain de 502 qui ait été rédigé au viiie siècle. Concile Romain de 502, Acta synhodorum habitarum Romae, éd. Th. Mommsen, 1894, (M.G.H., Auctorum Antiquissimorum, 12), p. 396.

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Par ailleurs, on trouve également dans les capitulaires francs le rappel de l’indisponibilité de ces biens : la loi des Alamans interdit aux clercs comme aux laïcs leur aliénation161. Puis, au ixe siècle, d’autres dispositions empêchent que l’on oppose la prescription ordinaire aux lieux saints162. Autrement dit, la seule étude des sources juridiques carolingiennes ne permet pas d’assurer avec certitude que les prélats aient construit leur discours de défense uniquement pour exclure les laïcs. Leur hésitation à utiliser les décrets les plus intransigeants du pape Symmaque et la mention qui est faite régulièrement que les règles canoniques s’appliquent aussi bien aux clercs qu’aux laïcs semblent indiquer que le débat sur la répartition et le contrôle des res ecclesiae ne se limite pas à une opposition clerc/laïc ou au rappel de principes intangibles, mais qu’il reflète les transformations et les réflexions en cours au sein de l’ensemble de la société chrétienne.

Le droit romain… Un corpus incontournable La transmission du droit romain au haut Moyen Âge a suscité, et suscite encore, de nombreuses études. La question maintes fois débattue est de savoir d’une part quelle influence ont pu avoir les catégories juridiques romaines sur la formulation des règles de droit carolingiennes, et, d’autre part, de repérer au sein des sources juridiques du haut Moyen Âge les références explicites faites au droit romain tardif163. Pour la question des terres d’Église, le problème du droit romain est incontournable pour trois raisons principales : le lexique latin du foncier tire son origine des concepts romains ; les prélats citent des références textuelles précises dans leurs œuvres ; enfin, l’historiographie traditionnelle a admis le principe selon lequel l’Église est régie par le droit romain. Toute la terminologie latine du foncier (possessio, proprietas, beneficium, precaria, etc.) est précisément définie dans le droit romain classique et tardif. Il est très difficile d’établir avec certitude l’importance de ce sens originel dans les réemplois carolingiens. Les postulats de recherche oscillent traditionnellement entre deux pôles opposés : une continuité et une fidélité aussi bien à la lettre qu’à l’esprit de 161  Leges Alamannorum, éd. K. A. Eckhardt, Hanovre, 1966, (M.G.H., Leges nationum Germanicarum, 5/1), tit. 19, p. 51. 162  Capitula e lege romana (826 ?), c.  1, Nulla sub Romana ditione, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), p. 310-311. Capitulare missorum (832), éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), c. 8 p. 64 ; Conventio Furonensis (878), éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), c. 7 p. 70. 163  S. Kerneis, « L’Antiquité Tardive et le Haut Moyen Âge : sources juridiques », dans Revue d’Histoire du Droit, 83/1, 2005, p. 33-41.

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la règle romaine ; ou à l’inverse une rupture au cours du très haut Moyen Âge et la déperdition du sens originel de ces catégories. Les grands principes permettant de penser la propriété foncière ont fait l’objet d’une réévaluation de leur lexique dans l’historiographie récente. Ainsi, pour Susan Wood, le concept de dominium est passé du sens juridique romain de possession à une idée plus proche de celle d’autorité personnelle164. Cette évolution lexicale et conceptuelle est admise par un grand nombre d’historiens ; elle ouvre de nouvelles perspectives, notamment pour l’étude du système des bénéfices165. Aujourd’hui, les historiens s’orientent vers une solution médiane : certes, il s’agit bien des mêmes mots, mais dont le contenu a parfois été partiellement ou totalement renouvelé pour être adapté à la société carolingienne166. En réalité la contamination des discours de défense par le lexique juridique romain est double : il y a bien une influence directe des catégories du droit, à laquelle s’ajoute la reprise du langage biblique, lui-même issu du lexique juridique et administratif de l’empire romain des Ier et iie siècles. L’expression rationem redderre en est un bon exemple. Cette formule si prégnante dans la rhétorique des clercs du ixe siècle trouve son origine dans le texte biblique qui le reçoit lui-même du vocabulaire juridico-administratif du droit de la tutelle. La pensée administrative mise en place par l’Église trouve son origine dans les Épitres de Paul, qui s’inspirent du droit romain de la tutelle, du dépôt et de la succession167. Il existe un grand nombre d’exemples de cette fossilisation du lexique juridique romain via le texte biblique et ses multiples réminiscences dans la langue des auteurs carolingiens. Les réminiscences ne sont ni des citations précises ni des emprunts inavoués au droit romain, mais relèvent plutôt de l’influence des lectures et de la culture des clercs, et de leur mise en œuvre inconsciente dans leur rhétorique de défense. Elles sont bien plus difficiles à déceler dans les textes carolingiens, et il est souvent impossible d’en retrouver l’origine exacte. 164 S. Wood, The proprietary church… p. 230. 165 Wolfram H., « Karl Martell und das fränkische Lehenswesen. Aufnahme eines Nichtbestandes », dans J. Jarnut, U. Nonn et M. Richter (dir.), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, 1994 p. 77. Au viiie siècle, le bénéfice ecclésiastique est rendu possible car on distingue l’usage (possessio) de la propriété (dominium). Raison pour laquelle ces bénéfices ne sont pas vus comme des aliénations et qui nous éloigne encore un peu plus du monde romain. 166  Voir les conclusions rassemblées par M. Rouche dans : A. Dubreucq (dir.), Traditio juris. Permanence et/ou discontinuité du droit romain durant le haut Moyen Âge, Lyon, 2005, p.  407. Mais également : J. Barbier, « Le fisc du royaume franc. Quelques jalons pour une réflexion sur l’État au haut Moyen Âge », dans W. Pohl et V. Wieser (dir.), Der frühmittelalterliche Staat. Europäische Perspektiven, Vienne, 2009 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 16), p. 273 et p. 279. J. Gaudemet, « Survivances romaines dans le droit de la monarchie franque du ve au xe siècle », dans Tijdschrift voor Rechtsgeschiednis, 23, 1955, p. 161-206. 167  Ces indications m’ont été fournies par Yan Thomas, lors de son séminaire « Droit romain et histoire de la science juridique en Occident », EHESS, année 2007-2008. Les références bibliques sont les suivantes : 1 Tim. 6-20, et 2 Tim 12-14.

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L’héritage romain pour la défense des biens ecclésiastiques ne s’arrête pas à ces réminiscences textuelles. Deux questions restent en suspens et doivent encore être discutées : quelles sont les lois des empereurs romains du Bas Empire que les prélats carolingiens citent textuellement ? Peut-on abonder dans le sens de nombreux historiens et historiens du droit pour qui, au ixe siècle, l’ecclesia vivit sub lege romana168 ? Analyse diachronique des citations Les lois des empereurs romains sont explicitement citées une trentaine de fois dans les textes défensifs rédigés au cours du ixe siècle, suivant une ventilation particulière : les années 850 et l’activité des faussaires isidoriens marquent une profonde rupture. Au début du siècle, les lois romaines sont relativement peu utilisées dans la défense des terres d’Église. On en compte une dizaine d’occurrences : les deux premières dans le capitulaire ecclésiastique de 818-819169, puis dans les conciles des années 821-830170 et, enfin, dans la collection d’Anségise171. Ces références portent sur quatre problèmes juridiques : le droit emphytéotique (1 mention172) ; le partage des biens et des revenus ecclésiastiques en quatre parts (3 mentions173) ; la prescription trentenaire (2 mentions174) ; l’inaliénabilité du patrimoine ecclésial (3 mentions175).

168  Ce principe a déjà été remis en question et nuancé dans : C. G. Fürst, « Ecclesia vivit lege Romana ? », dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, kan. Abt., 61, 1975, p. 17-36. 169  Capitulaire ecclésiastique de 818/819, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), p.  275-280. Au viiie siècle le droit romain connaît une « éclipse totale » et ne revient dans les conciles carolingiens qu’au ixe siècle, voir : J. Gaudemet, « Survivances romaines dans le droit de la monarchie franque du ve au xe siècle », dans Tijdschrift voor Rechtsgeschiednis, 23, 1955, p. 168. G. Schmitz, « The capitulary legislation of Louis the Pious », dans P. Godman et R. Collins (dir.), Charlemagne’s Heir : New Perspectives on the Reign of Louis the Pious, Oxford, 1990, p. 425-436. 170  Rapport des évêques à l’empereur au sujet des biens ecclésiastiques (821), éd. A. Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1) p. 368. Concile de 825, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1906, (M.G.H. Leges, Concilia, 2/1), c. 6 p. 589-590. Concile de Worms 829, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1908 (M.G.H. Concilia, 2/2), c. 8 p. 13. 171  Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1) p. 431-681. 172  Capitulaire ecclésiastique de 818/819, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), p. 275-280. Repris dans la Collection d’Anségise. 173  Capitulaire ecclésiastique… c. 4 p. 276 ; Rapport des évêques à l’empereur… c. 5. Concile de 825… c. 6. 174  Capitulare Wormatiense a. 829, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), c. 8 p. 13. Repris par Anségise. 175  Pour les biens meubles (les vases et les objets liturgiques) : Capitulaire ecclésiastique de 818/819, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), c. 13 p. 277. Ce canon s’inspire de la règle de Justinien qui prévoit l’aliénation de biens ecclésiastiques pour le rachat des captifs : Iuliani Epitome latina novellarum Iustiniani, éd. G. Haenel, Leipzig, 1873, Livre CXI, 8. Autre citation, cette fois pour les biens fonciers : Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H.,

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Le prestige de l’autorité romaine ne semble pas séduire les auteurs. Anségise omet ainsi de mentionner l’origine romaine de deux normes particulièrement importantes pour la protection des biens. Au chapitre 29 du Livre II de sa collection, l’abbé de Fontenelle insère une règle inédite, rappelant qu’il est interdit d’aliéner le patrimoine des établissements religieux, en particulier celui des hospices et des différents lieux d’accueil pour les pauvres et les pèlerins, sauf dans quelques cas prévus176. Le canon suivant (no 30) reprend une autre novelle du même empereur prévoyant qu’il est toujours possible pour le prince d’échanger des biens immeubles avec des lieux saints à condition de respecter la pragmatique sanction promulguée pour ces mêmes lieux177. Pour l’éditeur des capitulaires, Alfred Boretius, il s’agit de deux novelles de Justinien reprises d’après l’épitomé de Julien et qu’Anségise recopie in extenso sans citer leur origine178. Au tournant des années 850, l’exploitation des normes romaines dans les discours de défense s’intensifie. De nouvelles collections canoniques jouent ici un rôle de catalyseur normatif : celles produites par les faussaires isidoriens bien sûr (Fausses Décrétales, Faux Capitulaires, et Collectio Danielana179), mais également d’autres moins célèbres comme la Collectio Anselmo dedicata ou la Lex Romana canonice compta180. Parmi les faux isidoriens, la compilation de capitulaires de

Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), Livre II c. 29 p. 549 et c. 30, référence textuelle à deux novelles de Justinien transmises par l’épitome de Julien citée précédemment. 176  Collectio capitularium Ansegisi… c. 29, p. 549 : De rebus ad venerabilem locum pertinentibus non alienandis. Les cas d’exception ne sont pas détaillés ni par Justinien, ni par Anségise. Aucune diffusion au ixe siècle, réception partielle chez Réginon de Prüm. Réginon de Prüm, De synodalibus causis (v. 906), éd. F. G. A. Wasserschleben, réimp. Graz, 1964, 1, 372, p. 171. 177  Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), c. 30 p. 553 : De hoc, quomodo liceat ad imperatorem res sancti loci transferri. Beaucoup plus court que le précédent, ce canon provient également d’une novelle de Justinien. Juliani Epitome, Livre VII c.  33, p.  32. Réception dans : Réginon de Prüm, De synodalibus causis (v.  906), éd. F.G.A. Wasserschleben, réimp. Graz, 1964, I, 373, p. 171. Il y est fait référence à la pragmatique sanction de 554 : à la demande du pape Virgile, Justinien étend sa législation à l’ensemble de l’Italie. 178  Jean  Imbert évoque un « emprunt non avoué ». Voir la bibliographie sur ces deux canons dans : J. Imbert, « Les références au droit romain sous les Carolingiens », dans Revue Historique de Droit français et étranger, 73/2, 1995, n. 43 p. 168. 179  Décrétales pseudo-isidoriennes… Benoît Le Lévite, Collectio capitularium, éd. G. H. Pertz, Hanovre, 1837 (M.G.H., Leges, II/2), p.  19-39. Unbekannte Texte aus der Werkstatt Pseudoisidors : Die Collectio Danieliana, éd. K.G. Schon, Hanovre, 2006, (M.G.H., Studien und Texte, 38). 180  Deux collections produites hors de l’atelier des faussaires et témoignant du même regain d’intérêt pour le droit romain tardif : la Lex romana canonice compta (milieu ixe siècle), et la Collectio Anselmo dedicata. Lex romana canonice compta : Testo di leggi romano-canonice del sec. IX pubblicato sul ms. Parigiano Bibl. Nat. 12448, éd. C.  G. Mor, Pavie, 1927, (Publicationi della R.  Universita di Pavia, 13). Collectio Anselmo Dedicata (vers 875-900), éd. partielle J. C. Besse dans, Histoire des textes du droit de l’Église au Moyen Âge de Denys à Gratien : Collectio Anselmo Dedicata. Étude et textes, Paris, 1957 (incipits et explicits des canons). Sur ces différentes collections voir : L. Kéry, Canonical Collections of the Early Middle Ages. A bibliographical Guide to the Manuscripts and Literature, Washington, 1999 (History of Medieval Canon Law, 1).

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Benoît le Lévite est celle qui accorde la plus grande place au droit romain181. À l’inverse, dans les Fausses Décrétales, seule la prescription trentenaire est rappelée182. L’activité juridique des faussaires a sans doute largement contribué à renouveler le legs romain et à le diffuser plus largement dans le nord de la Francie dans la seconde moitié du ixe siècle, influençant les capitulaires d’Hérard de Tours et d’Isaac de Langres183. La principale innovation par rapport à la période précédente vient de la redécouverte des constitutions impériales désignant comme sacrilège les spoliateurs des biens publics puis, par extension, des possessions des églises. Les normes romaines sont également utilisées lors de quatre importants conciles de cette période : à Meaux-Paris en 845, à Douzy en 871 et en 874, à Troyes en 878 et à Trosly en 909. Hincmar de Reims y a parfois recours pour défendre le temporel de son église184. Parmi les autres auteurs carolingiens, seul Walahfrid Strabon cite le ius romanum185. En revanche on n’en trouve aucune trace dans les autres traités, ni dans les lettres synodales de cette période, pourtant si importantes dans la rhétorique défensive des clercs. Agobard de Lyon fait une allusion discrète aux lois romaines condamnant le vol sacrilège des biens publics, mais sans mentionner l’origine de ces leges saeculi186. Les constitutions des empereurs sont alors utilisées pour : rappeler la prescription trentenaire187 ; défendre les terres ecclésiales contre toute forme d’usurpations188 ; ou accuser de sacrilège les spoliateurs189. 181 Un tableau de concordance entre la collection de Benoît le Lévite et les sources romaines a été établi par F. L. Ganshof dans : F. L. Ganshof, Recherches sur les capitulaires, Paris, 1958, p. 27-29. 182  Décrétales pseudo-isidoriennes… p. 362. 183  J. Gaudemet, « Survivances romaines dans le droit de la monarchie franque du ve au xe siècle », dans Tijdschrift voor Rechtsgeschiednis, 23, 1955, p. 172. 184  L’archevêque de Reims fait deux fois références à la prescription trentenaire dans sa Collectio de Ecclesiis, et au Livre XVI du Code Théodosien dans les conciles de Douzy 871 et 874. J. Devisse, Hincmar et la loi, Dakar, 1962, p. 19. 185  J. Imbert, « Les références au droit romain sous les Carolingiens », dans Revue Historique de Droit français et étranger, 73/2, 1995, p. 167. 186  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 18 p. 133. 187  Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39, Livre III c. 248 et Additio IV c. 170. Concile de Trosly 909… col. 263-308. Ce canon s’inspire des capitulaires d’Isaac de Langres, eux-mêmes repris par Benoît le Lévite, voir : G. Schmitz, « Das Konzil von Trosly (909). Überlieferung und Quellen », dans Deutsches Archiv, 33/2, 1977, p. 379. 188  Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39. Livre I c. 339 (partiellement réécrit) De praediis deo dicatis = Code Théodosien I, 2, 5. Sur les restitutions des biens aux monastères : Livre I c. 386 (partiellement réécrit) = Juliani Epitome 78. Livre III c. 289 reprend les Sententiae Pauli. Mesures contre les tentatives de pervasio, dans : Concile de Douzy 871, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998 (M.G.H. Concilia, 4), c. 4 p. 491. Transmission d’une novelle de Valentinien et d’un décret de Théodose, via le Bréviaire d’Alaric. Cet emploi massif du droit romain est l’œuvre d’Hincmar de Reims. J. Gaudemet, « Survivances romaines dans le droit de la monarchie franque du ve au xe siècle », dans Tijdschrift voor Rechtsgeschiednis, 23, 1955, p. 168. 189  Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p.  19-39. Livre  II, les canons 111, 115 et 117 reprennent le Code Théodosien, mais ne se trouvent pas dans tous les manuscrits. Condamnation des spoliateurs

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Si au cours du ixe siècle les normes romaines connaissent un regain d’intérêt, sans doute grâce au dynamisme intellectuel insufflé par le règne de Charlemagne puis par les faussaires isidoriens, paradoxalement, alors que le nombre de citations augmente dans les sources juridiques, l’influence réelle du droit romain diminue. Certains concepts ont perdu le sens précis que leur avaient donné les juristes de l’Antiquité tardive, et, lors des litiges, dans les actes de la pratique, il est rarement fait référence aux décrets impériaux190. Un premier sondage dans la base de l’ARTEM révèle, sans surprise, que la lex romana ou le ius romanum ne sont quasiment jamais évoqués dans les chartes191. La mention la plus fréquente est celle de lex perpetua. Faut-il dès lors considérer comme Jean Imbert que le terme lex, quand il n’est pas spécifié renvoie au droit romain, et que cette lex perpetua ferait donc référence aux constitutions impériales192 ? Il serait sans doute plus juste de rapporter cette loi perpétuelle à l’ensemble des normes qui forment alors le droit ecclésiastique et dont les décrets romains ne sont qu’une des sources193. Des canaux de transmission multiples En recherchant les fondements des décisions juridiques, les historiens se heurtent à un autre problème : la pluralité des lois. On trouve en effet quelques règlements en faveur d’une défense des res ecclesiae dans les codes de lois sacrilèges dans : Concile de Meaux-Paris 845, éd.  W.  Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H.  Concilia, 3) c. 60. Le canon fait référence de façon implicite au droit romain sans le citer. La référence est empruntée au Code Théodosien, 16, 2, 34. Egalement lors du concile de Troyes 878 : Le pape fait référence ici à une novelle de Justinien. S. Kuttner et W. Hartmann, « A new version of Pope John VIII’s decree on sacrilege (Council of Troyes, 878) », dans Bulletin of Medieval Canon Law, 17, 1987, p. 1-32. H. Mordek et G. Schmitz, « Papst Johannes VIII. Und das Konzil von Troyes (878) », dans Festschrift für H. Löwe, Cologne, 1978, p. 223. 190  J. Imbert, « Les références au droit romain sous les Carolingiens », dans Revue Historique de Droit français et étranger, 73/2, 1995, p. 169. Ce paradoxe a été mis en lumière par Lemarignier et Gaudemet dès les années 1950-1955, voir le rappel historiographique dans : Ch. Lauranson-Rosaz, « Avant-Propos (Bilan historiographique) », dans A. Dubreucq (dir.), Traditio juris. Permanence et/ou discontinuité du droit romain durant le haut Moyen Âge, Lyon, 2005, p. 11-14. 191  Sur le romanisme des chartes du Haut Moyen Âge à la fois figé et évolutif et le processus de vulgarisation du droit romain tardif, voir : G. P. Massetto, « Elementi della tradizione romana in atti negoziali altomedievali », dans Ideologie e pratiche, Spolète, 1999, p. 511. 192  J. Imbert, « Les références au droit romain sous les Carolingiens », dans Revue Historique de Droit français et étranger, 73/2, 1995, p. 167. 193  Le pape Léon Ier dans une lettre adressée au concile de Chalcédoine rappelle que seul le droit ecclésiastique est permanent. Lettre citée dans les Faux Capitulaires : Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39, Livre III c. 445. Dans le Bréviaire d’Alaric les constitutions impériales sont décrétées éternelles. Yves Sassier rappelle qu’au ixe siècle les lois humaines et divines sont qualifiées d’éternelles à partir du moment où les premières sont conformes aux lois de Dieu, qu’elles s’appliquent à l’Église et sont reconnues par les clercs. Y. Sassier, « Lex perpetua et lex loco temporique conveniens. Conception statique et conception dynamique de la loi (vie-xiie siècle) », dans Quaestiones medii aevi novae, 7, 2002, p. 21-43.

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germaniques, souvent inspirés des lois romaines194. Dans l’un des plus importants d’entre eux pour la transmission du droit romain, le Bréviaire d’Alaric, la défense des patrimoines ecclésiastiques occupe deux canons : le premier rappelle que toutes les donations pieuses faites à l’Église sont fermes et définitives195 ; le deuxième oblige les évêques à faire un inventaire des biens de leur église à leur arrivée et à la mort de leur prédécesseur (ce qui ne revient pas au même en cas de vacance prolongée du siège épiscopal). L’aliénation par la vente des biens-fonds est autorisée à deux conditions : que le prix de la vente soit remis intégralement au prélat, et que ce prix soit conforme à la valeur du bien pour que le patrimoine de l’Église soit augmenté par cette aliénation et non diminué196. En revanche, deux arguments normatifs tirés du droit romain qu’affectionnent les carolingiens – la prescription trentenaire et les compositions financières – sont présents dans le code mais ne s’appliquent pas aux res ecclesiae197. Dans les autres codes de droit germanique, notamment la Loi salique et la Loi des Burgondes, la situation est assez similaire : la protection des temporels ecclésiastiques est un sujet secondaire, quand un chapitre leur est consacré. Il ressort de cette étude que les normes défensives qui se trouvent dans ces codes sont issues du droit romain vulgaire198. Elles se distinguent par leurs objectifs et leur formulation carolingienne sur deux points précis : d’une part, une grande importance est accordée aux compositions pécuniaires pour punir les vols ; d’autre part, la définition des res ecclesiae est limitée aux biens meubles (vases, objets liturgiques, etc.). La question des spoliations foncières ne semble pas avoir retenu leur attention. L’anecdote rapportée par Adrevald dans son récit des Miracles de SaintBenoît témoigne de cette pluralité juridique et des différences culturelles que l’on peut observer au niveau régional ou sous la plume de différents auteurs199. En 194  La législation sur les biens ecclésiastiques n’apparaît pas dans tous les codes, c’est le cas par exemple dans la Lex Burgondiorum, le Pactus Legis Salicae ou encore la Lex Ribuaria. J. Gaudemet, « Survivances romaines dans le droit de la monarchie franque du ve au xe siècle », dans Tijdschrift voor Rechtsgeschiednis, 23, 1955, p. 160. 195  Lex romana Visigothorum, éd. G.  Haenel, réimpr. Aalen, 1962, (M.G.H., Leges nationum Germanicarum, 1/1), Livre V, Titulus I, 1, p. 208. Les principaux épitomés sont édités parallèlement au texte du Bréviaire, en colonnes. 196  Ibid., p. 209. 197  Ibid., p. 292 : le vol des biens publics ou des biens du roi (mais il n’est pas spécifié que les res ecclesiae en font partie), est puni d’une amende qui a neuf fois la valeur du bien spolié, sur le modèle de la loi romaine. Sur l’utilisation de la loi romaine par les clercs pour défendre le patrimoine ecclésial, voir : A. Dubreucq, « Le Bréviaire d’Alaric de Couches-les-Mines et l’influence aquitaine en Burgondie », dans M. Rouche et B. Dumézil (dir.), Le Bréviaire d’Alaric, aux origines du Code Civil, Paris, 2008, p. 161-178. 198 E. Levy, West roman vulgar law : the law of property, Philadelphie, 1951. 199  Les régions au sud de la Loire étant celles où le droit romain est le mieux conservé et le plus souvent utilisé. La différence est très nette dans les notices de plaid. Pour les actes originaux, voir Telma, chartes no 1580 et no 1578. C. Juillet, « Secundum legum romanam… : quelques exemples de la persistance du droit romain dans le Limousin du haut Moyen Âge » dans A. Dubreucq (dir.), Traditio juris. Permanence et/ou discontinuité du droit romain durant le haut Moyen Âge, Lyon, 2005, p. 33-44.

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829, lors d’un procès qui oppose les abbayes de Saint-Denis et de Fleury pour le contrôle de domaines, le procès doit être ajourné, car on ne trouve plus en région parisienne de juristes suffisamment compétents en droit romain200. Le plaid se transporte à Orléans où l’affaire est réglée au détriment de Fleury par l’abbé Loup de Ferrières. Ancien élève de Raban Maur, il a travaillé à Mayence sur les codes et les lois romaines et bénéficie de la double culture nécessaire pour rendre un jugement conforme au droit. L’exemple de Loup de Ferrières n’est pas isolé. Comme lui, tous les prélats de Francie ont pu consulter les grandes compilations de droit romain, mais aussi les codes de lois barbares et les compilations canoniques201. Au ixe siècle, les principales références de droit romain citées dans les discours de défense proviennent soit du Code Théodosien transmis par le Bréviaire d’Alaric et ses résumés, soit des novelles de Justinien reprises dans l’Épitomé de Julien202. Le Code Théodosien est alors le plus utilisé. Hincmar de Reims le cite beaucoup dans la lettre qu’il adresse à Charles le Chauve pour défendre son neveu Hincmar de Laon en 868, mais aussi lors des conciles de 871 et 874203. Les novelles de Justinien sont employées à trois reprises seulement : chez Anségise et Benoît le Lévite, leur origine n’est pas indiquée ; la seule référence explicite est due au pape Jean VIII, en 878 lors du concile de Troyes204.

200  Il est alors rappelé que les terres d’Église sont régies par le droit romain : res sub romana constitutas lege. Les miracles de saint Benoît, éd. E. de Certain, Paris, 1888, (Société de l’histoire de France, 85). 201  Bien qu’on n’ait conservé aucune information sur les études juridiques en Francie à cette époque. P.  Riché, « Enseignement du droit en Gaule du vie au xie siècle », dans Ius Romanum Medii Aevi, I, 5b, 1965, p.  12-19. Par ailleurs, bon nombre des plus anciens manuscrits des lois nationales conservées datent du ixe siècle, voir J. Imbert, « Les références au droit romain sous les Carolingiens », dans Revue Historique de Droit français et étranger, 73/2, 1995, p. 165. J. Vézin, « Les manuscrits juridiques en Gaule (ve-viiie siècle) », dans A. Dubreucq (dir.), Traditio juris. Permanence et/ou discontinuité du droit romain durant le haut Moyen Âge, Lyon, 2005, p. 93-103. Le renouveau juridique et du droit romain au viiie siècle dans la moitié nord de la Francie s’explique dans un premier temps par la migration de manuscrits du Sud vers le Nord (mais également depuis l’Irlande), puis dans un second temps par la production locale de nouveaux manuscrits au cours du ixe siècle. 202  Sur la tradition canonique de l’Épitomé, voir : W.  Kaiser, Die Epitome Iuliani : Beiträge zum römischen Recht im frühen Mittelalter und zum byzantinischen Rechtsunterricht, Francfort, 2004. 203  Hincmar de Reims, Expositiones ad Carolum regem pro Ecclesiae libertatum defensione, (PL, 125), col. 1039. Concile de Douzy 871, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998 (M.G.H. Concilia, 4). 204  S. Kuttner et W. Hartmann, « A new version of Pope John VIII’s decree on sacrilege (Council of Troyes, 878) », dans Bulletin of Medieval Canon Law, 17, 1987, p. 1-32. H. Mordek et G. Schmitz, « Papst Johannes VIII. Und das Konzil von Troyes (878) », dans Festschrift für H. Löwe, Cologne, 1978, p. 179-225.

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…Un héritage à reconsidérer ? Les références textuelles : entre revendication et oubli Les clercs carolingiens nourrissent leur pensée en puisant dans le droit romain quatre types de normes : des lois descriptives (emphytéose) ; des lois prescriptives (prescription trentenaire) ; des lois quantitatives (division des dîmes en quatre parts) ; et enfin des lois afflictives (composition en cas de vol) auxquelles s’ajoute la qualification du vol de res ecclesiae comme sacrilège. Parmi ces références, le rappel des règles encadrant les contrats emphytéotiques ou livellaires est le moins fréquent205. L’emphytéose est un bail à très long terme, voire pour une durée illimitée, qui a été conçu à l’origine pour aider les grands propriétaires terriens à mettre en valeur leurs biens fonciers sans en assumer toutes les charges. Le locataire reçoit un droit réel de jouissance sur sa parcelle appelé jus emphyteuticum et doit en échange de son exploitation verser une redevance périodique au propriétaire206. On comprend que les clercs se soient opposés à ce type de contrat : la concession d’une terre d’Église sur le très long terme fait peser le risque que le propriétaire originel soit oublié. Comme dans le cas des précaires, ces contrats de location posent la question de l’aliénation temporaire des patrimoines ecclésiaux soit pour les mettre en valeur, soit pour en attribuer l’usage et les produits à d’autres missions que celles de l’Église. La prescription trentenaire rencontre un succès plus important. Cette norme est un bon exemple de l’usage que font les prélats carolingiens du droit romain tardif. Elle trouve certes son origine dans les lois impériales207, mais est très tôt intégrée aux canons conciliaires. Ainsi à Chalcédoine en 451 est-il déclaré que : En chaque Église les paroisses de campagne ou de village doivent rester sans bouleversement aux évêques qui les possèdent, surtout s’ils les ont administrées sans contrainte, grâce à une possession continue, depuis trente ans. Si pendant ces trente ans il a éclaté

205  Deux mentions : Collectio capitularium Ansegisi, éd. G.  Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), c. 79 p. 478 ; Concile de Pavie 876 c. 10, éd. J. D. Mansi dans Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, 17B, Venise, réimpr. 1901-1927. Il est surtout question des évêques ou des prêtres qui privilégient ainsi les membres de leur famille. Voir : J. Imbert, « Les références au droit romain sous les Carolingiens », dans Revue Historique de Droit français et étranger, 73/2, 1995, p. 171 et 173. Alors que ces contrats semblent être plus courants en Italie à la même époque, voir : F. Bougard, La justice dans le royaume d’Italie. De la fin du viiie siècle au début du xie siècle, Rome, 1995, p. 220. 206 R. Monier, Manuel élémentaire de droit romain, Paris, rééd. 1977, p. 444-446. 207  Cette loi est décrétée en 449 en Gaule et concernait les terres défrichées. Voir : C. Juillet, « Secundum legum romanam… : quelques exemples de la persistance du droit romain dans le Limousin du haut Moyen Âge » dans A. Dubreucq (dir.), Traditio juris. Permanence et/ou discontinuité du droit romain durant le haut Moyen Âge, Lyon, 2005, p. 33-44.

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ou s’il éclate un différend à leur sujet, il est permis à ceux qui se disent victimes d’injustice de porter l’affaire devant le synode208.

Il s’agit bien d’une norme issue du droit romain, mais quand les prélats carolingiens l’utilisent, ils se réfèrent aux antiques canons conciliaires et non à la loi civile initiale209. Les voies de transmission de cette règle sont diverses : collections canoniques210, conciles antiques211, décrétales212, mais à aucun moment les carolingiens n’ont recours à une source romaine. La prescription a été entièrement remodelée et incorporée au droit canon. Les clercs n’ont pas besoin d’une référence directe au droit impérial. En effet, cette mesure est restée en vigueur dans la Gaule mérovingienne ; il n’y a donc pas eu d’interruption dans l’usage juridique qui en est fait. Au ixe siècle, on la retrouve insérée dans le capitulaire de Worms en 829, lui-même repris par Anségise213 ; puis c’est au tour d’Hincmar de Reims214 et des faussaires isidoriens de l’intégrer à leurs collections215. Il n’est pas alors fait de référence explicite au droit romain, tout au plus trouve-t-on la mention que cette norme se trouve « dans les anciennes lois216 ». La prescription sert alors à justifier la propriété de l’évêque sur les biens de son église. En revanche, l’inverse n’est pas possible : nul ne peut opposer aux lieux saints la prescription trentenaire pour revendiquer des biens-fonds.

208 G. Alberigo (éd.), Les conciles oecuméniques. Les décrets de Nicée à Latran V, Paris, 1994, p. 217. 209  Pourtant cette loi civile existe dans le Code Théodosien, voir : J. Gaudemet, « Survivances romaines dans le droit de la monarchie franque du ve au xe siècle », dans Tijdschrift voor Rechtsgeschiednis, 23, 1955, p. 203-204. 210  Hincmar de Reims utilise la version transmise par l’Hispana et la Dacheriana. Hincmar de Reims, Epistola no 17, éd. E. Perels, Berlin, 1939, (M.G.H., Epistolae, 8/1) c. 2 p. 70. Dans les Fausses Décrétales, c’est la version de l’Hispana qui est utilisée : Décrétales pseudo-isidoriennes… p. 362. 211  Le Pseudo-Isidore cite un canon du concile de Chalcédoine de 488 lui-même intégré aux actes du concile de Tolède IV. Décrétales pseudo-isidoriennes… c. 17 p. 282. Cette loi est également mentionnée dans les conciles mérovingiens d’Orléans 511 et Orléans 538. 212  Le pape Gélase est particulièrement mis à contribution : chez Anségise et Benoît le Lévite, mais aussi chez Hincmar de Reims dans la Collectio de Ecclesiis. Cette décrétale de Gélase est souvent transmise dans la version qu’en donne l’Hispana. Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), Livre I c. 77 p. 475. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39, Livre III c. 248. 213  Capitulaire de Worms 829, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H.  Leges, Capitularia Regum Francorum, 2) c. 8 p. 13. Collectio capitularium Ansegisi… c. 91 p. 614. 214  Hincmar utilise à plusieurs reprises cette loi : dans la Collectio de Ecclesiis, dans sa correspondance, mais aussi lors du conflit qui l’oppose à son neveu Hincmar de Laon. L’archevêque rappelle que l’église de Juvigny lève les dîmes depuis plus de 30 ans sur les villae contestées. 215  La loi est citée trois fois : chez Benoît le Lévite au livre III c. 248 et dans l’Additio IV c. 170, via les papes Gélase et Symmaque ; chez le PseudoIsidore via le concile de tolède IV c.  33 (version Hispana), p. 362. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39. Décrétales pseudo-isidoriennes… 216  Concile de Trosly 909… c. 6.

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La lex tricennalis est mentionnée dans les sources juridiques, mais également dans les actes de la pratique217. Elle permet lors d’un conflit foncier d’attester devant le tribunal la possession des terres contestées. Cet usage judiciaire a été étudié pour l’Italie et la période féodale218. Au nord de la Francie carolingienne, son emploi est relativement stable : le délai de prescription est de trente ans219 – on ne trouve pas de variations comme en Italie220 – et les cas où elle s’applique sont toujours les mêmes : la possession non interrompue d’un domaine pendant une durée de trente ans vaut pour preuve du droit de l’église sur ce bien. Le recours à la prescription trentenaire n’est pas une exception. Une autre norme déjà connue à l’époque mérovingienne, mais qui s’était ensuite effacée au cours du viiie siècle, est reprise par les carolingiens : la règle de partage des dîmes et des offrandes. Deux traditions coexistent alors en Francie221. La tradition espagnole et franque distingue trois bénéficiaires : le prêtre, la fabrique et les pauvres. Dans la tradition romaine et italienne, ils sont quatre : l’évêque, les clercs, la fabrique et les pauvres. La division en quatre parts se répand en Gaule à l’époque carolingienne suite à l’influence d’Augustin de Cantorbéry puis de Boniface222. Cette nouvelle répartition à la mode romaine, n’affecte pas directement la défense du patrimoine des églises, mais elle participe au bon fonctionnement du système de redistribution des richesses foncières, comme l’explique Hincmar de Reims dans la Collectio de Ecclesiis223. Les clercs carolingiens désignent cette nouvelle tradition comme étant une loi romaine : la lex romana est aussi la loi promulguée par le pape, l’évêque de Rome. La référence à Rome est double, les auteurs peuvent revendiquer dans certains cas le prestige du droit romain tardif, tel qu’il a été édicté par les empereurs chrétiens ; ils peuvent aussi bien se placer sous l’autorité du pontife romain,

217  On la trouve dans les formules de Tours (no 39 et 40) : Formulae merowingici et karolini aevi, éd. K. Zeumer, Hanovre, 1886, (M.G.H., Leges), p. 156-157. 218 F. Bougard, La justice dans le royaume d’Italie. De la fin du viiie siècle au début du xie siècle, Rome, 1995, p. 220, et mention dans les sources de la pratique : p. 389, 403 et 407. B. Lemesle, Conflits et justice au Moyen Âge. Normes, loi et résolution des conflits en Anjou, xie-xiie siècle, Paris, 2008, p. 140. 219  Seul Benoît le Lévite indique un délai de quarante ans. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39. Livre III c. 248 et Additio IV c. 170. 220 F. Bougard, op. cit., p. 220. 221 P. Viard, Histoire de la dîme ecclésiastique principalement en France jusqu’au Décret de Gratien, Dijon, 1909. É. Lesne, « La dîme des biens ecclésiastiques aux ixe et xe siècles », dans Revue d’Histoire ecclésiastique, 13-14, 1912/1913, p. 477-503 et p. 659-673, et 97-112. G. Constable, Monastic tithes, from their origins to the twelfth century, Cambridge, 1964. J. P. Devroey, « Dîme et économie des campagnes à l’époque carolingienne »… p. 37-62. 222  Y.-M.  Congar, « Les biens temporels de l’Église d’après sa tradition théologique et canonique », dans Id. (dir.), Église et Pauvreté, Paris, 1965, p. 246. En Gaule mérovingienne la première mention qui est faite du partage en quatre parts date de 722, voir : É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. I. La propriété ecclésiastique en France aux époque romaine et mérovingienne, Lille, 1910, note 4 p. 334. 223  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 46.

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lui-même bénéficiaire, héritier et garant du corpus juridique transmis par l’Antiquité au haut Moyen Âge. Ainsi, pour la division en quatre parts de la dîme, les prélats se réfèrent le plus souvent au décret du pape Gélase224 tout en désignant cette règle comme la lex romana225. Compositions pécuniaires et peines en cas de vol : du droit romain aux lois barbares Les compositions pécuniaires en cas de vols de res ecclesiae sont les règles inspirées du droit romain les plus fréquentes dans les codes de lois germaniques, mais il s’agit la plupart du temps des biens meubles des églises, sauf dans le cas des biens incendiés où l’on peut considérer que ces mesures s’appliquent alors également aux champs et aux bâtiments attachés à l’église. La flexibilité du vocabulaire pour désigner les biens et l’actio criminalis (aufero, fraudere, abstrahere) ne permettent pas de dire si ces compositions visent d’abord les objets, puis par extension le patrimoine foncier ecclésial ou s’ils englobent dès l’origine tout le temporel meuble et immeuble. L’une des principales différences entre les codes germaniques et les normes carolingiennes est de souligner le lien qui existe entre biens publics, domaines du roi et res ecclesiae. Cela est particulièrement clair dans un article de la loi des Bavarois : Et si quelqu’un volait quelque chose dans l’église, dans la cour du chef, dans la fabrique ou dans le moulin, il devra payer une composition de 27, à savoir il devra restituer trois fois neuf, car ces quatre demeures sont des maisons publiques ce qui est toujours évident226.

La formulation semble indiquer que cette règle de droit porte uniquement sur les denrées et les objets qui se trouvent dans des espaces clos dont l’usage doit rester collectif. La fabrique de l’église est ici définie comme un bâtiment distinct où sont probablement entreposées, à côté de la maison de l’évêque ou du prêtre, les ressources matérielles nécessaires à l’entretien de l’église, comme les stocks d’huile pour le luminaire, les vivres pour la matricule, etc. La comparaison entre 224  Concile de Paris 829… c. 15. Le c. 15. Les prélats citent une décrétale du pape Gélase (lettre 14 c. 27). Également citée par Hincmar de Reims dans la Collectio de Ecclesiis. Cette décrétale a été transmise aux carolingiens grâce aux principales collections canoniques de l’époque : Dionysio-Hadriana, Dacheriana. L’Hispana conseille une répartition en trois parts. Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… n. 288 p. 119. 225  Rapport des évêques à l’empereur au sujet des biens ecclésiastiques (821), éd. A. Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), p. 368, c. 5. 226  Lex Baiwariorum, éd. E.  von  Schwind, Hanovre, 1926, (M.G.H., Leges nationum Germanicarum, 5/2), Titulus IX, II, p. 367.

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les quatre lieux fonctionne par analogie : le bâtiment ecclésial, la cour du chef militaire ou du comte, la fabrique de l’église mais aussi le moulin sont des lieux collectifs qui doivent servir à la communauté et ne peuvent pas être appropriés et utilisés à des fins privées, c’est-à-dire qui priveraient les autres membres de la communauté de leur accès. Or, en droit romain, il est interdit de détourner à des usages personnels les biens publics et une composition sanctionne ce principe227. Aux viie et viiie siècles, cette peine se retrouve dans les codes de loi germaniques mais elle ne s’applique pas encore à tous les biens ecclésiastiques, c’est-à-dire aux meubles comme aux biens-fonds, comme ce sera progressivement le cas au cours du ixe siècle228. La loi des Alamans marque une étape dans cette lente adaptation des lois romaines aux besoins des sociétés franques : une compensation de trente-six sous est exigée en cas de vols dans une église, et pour la première fois le voleur qui dérobe une possession ecclésiale par la force se voit désigner comme un raptor, terme jusque là réservé au rapt des femmes229. Ici, le lexique renvoie à une autre courroie de transmission entre le droit romain christianisé et les auteurs carolingiens : les collections canoniques dont nous avons déjà vu l’importance. On retrouve ce système de rachat financier dans les actes de la pratique. Mais dans ce cas, on s’éloigne alors de l’héritage romain. Selon Jean Gaudemet, les clauses pénales inscrites à la fin des diplômes de donation sont étrangères à l’esprit du Code Théodosien. Jean Gaudemet explique la généralisation des clauses pénales dans les actes carolingiens par le fait que la force juridique de l’engagement privé et le respect des contrats ne suffisent plus à garantir la transmission des domaines. Pour lui, ces clauses sont très différentes des garanties conventionnelles du droit romain, bien qu’on les rencontre déjà au Bas-Empire ou à Byzance230. Élisabeth Magnou-Nortier revient sur cette vision en s’appuyant sur un texte d’Hincmar de Reims. Dans le De Defensione, l’archevêque cite une loi des empereurs Arcadius et Honorius tirée du Code Théodosien qui sanctionne d’une amende de cinq livres d’or la violation des privilèges des églises231. Le principe de 227  Sur les origines romaines du droit de composition voir : J. M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, 2e éd., 2005. 228  Sur les compositions sanctionnant l’appropriation des biens publics dans les lois germaniques, voir : L. Visig. VII, 2, 12, L. Sal. XXII et Leges Alamannorum, éd. K. A. Eckhardt, Hanovre, 1966, (M.G.H., Leges nationum Germanicarum, 5/1), VI, 31. 229  Leges Alamannorum… tit. III, c. V, 1, p. 70-71. 230  J. Gaudemet, « Survivances romaines dans le droit de la monarchie franque du ve au xe siècle », dans Tijdschrift voor Rechtsgeschiednis, 23, 1955, p. 202-203. Aucune loi romaine ne correspond exactement aux clauses carolingiennes. Jean Gaudemet admet qu’on puisse les rapprocher, sur la forme plus que sur le fonds, d’une constitution de 426 promulguée par Valentinien III et qui se trouve dans le Codex Justiniani (CJ. 1, 14, 2). 231  Hincmar de Reims, Expositiones ad Carolum regem pro Ecclesiae libertatum defensione, (PL, 125), col. 1039 C. Hincmar insère la novelle XVI 2-34. É. Magnou-Nortier (éd.), Le code théodosien Livre XVI

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la composition pécuniaire existe bien dans le droit romain tardif, mais il n’a pas été transmis et utilisé directement par les auteurs carolingiens. Dans les actes de la pratique, mais aussi dans leurs collections juridiques et parajuridiques, les prélats reprennent des éléments du droit romain, tel qu’il a été transformé et intégré aux codes de lois germaniques puis ils l’adaptent aux besoins de leurs églises. Il ne faut pas oublier en effet que les Carolingiens utilisent le Bréviaire d’Alaric et non l’intégralité du Code Théodosien. Or, le Brévaire contient à peine un quart du Code ; en outre, il expurge le Livre XVI consacré à la religion chrétienne de la quasi-totalité du matériau législatif232. Ecclesia vivit sub lege romana ? Ce rapide survol du legs romain utilisé au ixe siècle dans les discours de défense ne prétend pas présenter toutes les lois romaines ayant pu être connues des auteurs ou utilisées lors des conflits. La mention isolée d’autres normes ne peut permettre de conclure à un désintérêt pour ses règles de droit. Les hasards de la conservation et de la transmission des sources ne nous ont livré qu’un tableau fragmentaire du corpus juridique romain en circulation chez les prélats du ixe siècle. C’est le cas notamment pour deux cas isolés : la loi de Justinien interdisant d’aliéner les terres d’Église que reprend Anségise233 ; les rituels romains de restitution des biens-fonds spoliés (circum ambulatio et traditio brevi manu) que l’on retrouve dans les actes de la pratique234. Nous est-il encore possible, à l’issue de ce parcours textuel, d’affirmer que l’Église carolingienne vit sous le droit romain ? L’étude des discours de défense et des textes juridiques plaide pour un droit romain incorporé et dissout dans le droit canonique235. Les prélats carolingiens ne s’y trompent pas : les res ecclesiae sont régies par les anciens canons et les décrets des saints pères. Le legs romain n’est qu’un des piliers de ce corpus normatif, même si c’est en son sein que le

et sa réception au Moyen Âge, Paris, 2002, p. 153. 232  É. Magnou-Nortier (éd.), Le code théodosien Livre XVI et sa réception au Moyen Âge, Paris, 2002, p. 153. 233  Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), Livre II c. 29 p. 549 et c. 30. 234  Ces deux usages romains sont attestés à Brioude en 851, mais la restitution se fait au bénéfice d’un laïc dont les biens avaient été intégrés au fisc. Le cas est exposé dans : Ch. Lauranson-Rosaz, « Theodosyanus nos instruit codex… Permanence et continuité du droit romain et de la romanité en Auvergne et dans le Midi de la Gaule durant le haut Moyen Âge », dans A. Dubreucq (dir.), Traditio juris. Permanence et/ou discontinuité du droit romain durant le haut Moyen Âge, Lyon, 2005, p. 15-32. Sur ces deux rituels, voir : R. Monier, Manuel élémentaire de droit romain, I, Paris, rééd. 1970, p. 414. 235  Les historiens ayant participé au volume Traditio Juris arrivent à la même conclusion. Voir en particulier : Ch. Lauranson-Rosaz, art. cit. n. 378, p. 26 ; et les conclusions d’A. Dubreucq dans le même volume. Même idée dans : H. Feine, « Vom Fortleben des römischen Rechts in der Kirche », dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung, Kan. Abteilung, 42, 1956, p. 1-24.

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Chapitre II

droit canon a pu prendre naissance236. La redécouverte, réelle ou non, des lois impériales par les auteurs du ixe siècle, témoigne plus de stratégies d’autorité que d’un véritable souci de suivre le cadre normatif romain, mais cette histoire-là est bien plus visible depuis la lecture des actes de la pratique et nécessite à présent de poursuivre l’enquête à travers l’étude des dossiers conflictuels.

Conclusion du chapitre II Les canons invoqués tour à tour par les prélats ne sont pas l’émanation d’une doctrine unique des res ecclesiae qui serait celle de l’Église depuis l’Antiquité, mais une sélection d’arguments en vue d’orienter le débat public dans le sens de leurs intérêts respectifs. Jean VIII lors du concile de Troyes en 878 lorsqu’il compare les lois de Charlemagne et de Théodose contre les spoliateurs sacrilèges, l’illustre bien : le pape écarte la règle romaine, plus sévère, et privilégie le capitulaire carolingien. Le choix des normes représente une part essentielle du travail des clercs. Le legs de l’Antiquité et du monde mérovingien à l’époque carolingienne est considérable. La majeure partie des arguments de défense existe déjà dans les siècles précédents. Pour construire leur discours de défense, les prélats disposent donc d’outils rhétoriques et d’arguments nombreux et parfois contradictoires. Ils fondent leur argumentation sur les quatre piliers de cette tradition que sont la Bible, les Pères de l’Église, les canons conciliaires et le droit romain. Tous ne revêtent pas la même importance. Le texte biblique est ainsi l’auctoritas la plus prestigieuse, mais aussi la plus souple, celle à partir de laquelle les auteurs peuvent modeler leur propre argumentaire. Viennent ensuite les Pères de l’Église et les canons conciliaires : eux-mêmes fossilisent des normes issues de différentes sources (droit romain, décrétales, etc.), formant le droit canon. Quant aux emprunts directs et reconnus faits au droit romain, ils sont très rares. Si les catégories juridiques romaines survivent à travers le lexique latin, les conceptions des hommes du ixe siècle sont très éloignées de l’esprit des décrets du Bas Empire. L’Église ne vit plus sous le droit romain mais le droit romain continue, lui, de vivre dans l’Église. Ces multiples sources irriguent la pensée des clercs, leur fournissant normes, arguments, exemples et châtiments. Le travail de sélection a dû être immense et l’on comprend mieux dans un tel contexte le souci des auteurs de s’inscrire dans une tradition pour discriminer les bonnes règles des mauvaises, mais aussi les querelles qui se sont élevées entre les clercs quant au choix et à l’interprétation de ces normes.

236 J. Gaudemet, Église et Cité. Histoire du droit canonique, Paris, 1994.

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S’il est abusif de parler de doctrine au sujet des res ecclesiae pour le ixe siècle, en revanche on peut reconnaître l’existence d’un certain nombre de points de convergence au sein des élites carolingiennes concernant la définition et l’usage des terres d’Église. Ces consensus sont sans doute même plus nombreux et mieux ancrés que les pierres d’achoppement et pour cette même raison beaucoup moins mis en lumière dans la littérature de combat. On peut en présenter une rapide synthèse. La destination religieuse des res ecclesiae est reconnue par tous les prélats. Ce sont des offrandes faites pour le salut des âmes et le rachat des péchés, dont le seul véritable propriétaire est Dieu. De ce fait, les possessions ecclésiales ont une nature particulière qu’elles ne peuvent perdre, même en changeant de mains, et le patrimoine foncier des églises a lui vocation à toujours s’accroître. Tous s’accordent également pour réserver ces richesses à l’usage de la communauté des fidèles, ou, en d’autres termes, au bien commun, justifiant ainsi la sévère condamnation des spoliateurs qui sont rejetés hors de la communauté. Le consensus acquis autour de cette « doctrine » des res ecclesiae ne masque pas les ambiguïtés existant alors. Si on entre dans le détail des discussions de l’époque, on se rend compte que pour chaque norme évoquée il existe des interprétations divergentes. Pour les uns, reconnaître que les terres des églises ne peuvent perdre leur nature spécifique autorise le roi ou l’évêque à les céder en bénéfice ou en précaire. Pour d’autres, a contrario, cela justifie la stricte séparation de ces biens et leur circulation hors de la sphère séculière. On a vu à plusieurs reprises les nombreuses réflexions liées à la définition des droits et des pouvoirs de chaque autorité sur le temporel des lieux saints, et en particulier ceux des prélats, là encore les opinions divergent. Mais ce qui se trouve sans doute à la source de tous ces conflits d’opinion, l’origine première des débats, est sans aucun doute la difficulté qu’ont alors les carolingiens à définir ce qu’est le bien commun. Au ixe siècle, l’intérêt de l’ensemble de la communauté des fidèles peut être compris comme la défense militaire contre les différentes forces qui menacent la paix du royaume (Normands, brigands, etc.). Mais le bien commun signifie également le salut de tous les fidèles. Dans un cas les res ecclesiae peuvent être employées aux besoins des milites, dans l’autre elles doivent être réservées à la seule sphère religieuse. Du soin des âmes ou de la défense militaire, laquelle de ces deux nécessités les élites carolingiennes veulentelles faire passer en premier ? Et sont-elles irrémédiablement inconciliables ?

CHAPITRE III. LA CIRCULATION DES BÉNÉFICES ECCLÉSIASTIQUESAU PRISME DE LA COMPÉTITION

L

a terre est la principale source de richesse et de prestige pour les hommes du ixe siècle. Pour cette raison, elle fait l’objet d’une compétition des plus sérieuses : les grands du royaume de Francie rivalisent entre eux pour obtenir du roi des bénéfices et ainsi contrôler les ressources du sol et du sous-sol. Cette concurrence entraîne des tensions et des affrontements qui sont parfois enregistrés dans les sources. Mais tous les conflits fonciers ne résultent pas d’une compétition. La compétition peut être définie comme un effort simultané mené par plusieurs personnes ou groupes opposés pour l’obtention d’un même résultat, ici le contrôle des terres ecclésiales. Ce qui la distingue des autres litiges, c’est la nécessité, à l’issue du processus agonistique, de distinguer un vainqueur. Cependant, cette nécessité ne doit pas masquer les relations complexes qui lient les compétiteurs entre eux et les amènent bien souvent à passer d’une position de concurrent à une situation de partenaire. Plus que la compétition et l’opposition duale ami-ennemi, c’est le concept de coopétition qui permet le mieux d’appréhender la fluidité des relations sociales entre les différents protagonistes lors d’échanges fonciers1. L’existence de deux élites, l’une militaire et l’autre religieuse, a longtemps orienté le regard des historiens vers une lecture binaire de la période. Émile Lesne considérait les luttes pour le contrôle des biens ecclésiastiques comme une opposition entre clercs et laïcs, ayant pour résultat la « sécularisation » des terres, c’est-àdire leur passage de la sphère religieuse à la sphère temporelle, leur réaffectation à de nouvelles missions – le service des armes remplaçant le soin des pauvres. Cette vision est partielle, elle laisse de côté un bon tiers des litiges fonciers de l’époque qui voient s’affronter les hommes d’Église entre eux. Le concept de sécularisation ne permet pas de rendre compte de la dynamique complexe de la compétition pour les res ecclesiae, ni des enjeux politiques et sociaux attachés au contrôle du foncier. D’autant plus que, dans la grande majorité des cas, le système des bénéfices n’est pas remis en cause par les clercs du ixe siècle. Bien au contraire, ils l’acceptent et participent à la circulation des terres ecclésiales orchestrée par le roi. Le concept de compétition offre un prisme original pour 1  Le dernier colloque international tenu à l’Université Cà Foscari de Venise, 19-21 mars 2015, a permis aux historiens d’explorer ce concept de coopétition. Coopétition : Rivaliser, coopérer dans les sociétés du haut Moyen Âge (500-1100) sous la direction de R. Le Jan, G. Bührer-Thierry et S. Gasparri, Turnhout, 2018 (HAMA 31).

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Chapitre III

interroger les pratiques foncières et repenser le clivage entre clercs et laïcs. En effet, la différenciation entre les deux élites est ténue : leurs membres appartiennent aux mêmes milieux, aux mêmes réseaux, parfois aux mêmes familles. Les combats et les tensions qui les opposent révèlent une partition complexe où les lignes de faille ne recoupent pas toujours les limites de l’organisation sociale. La réflexion menée dans ce chapitre se développe donc à partir de ce constat paradoxal : le temporel des établissements religieux du royaume constitue une masse de biens indisponibles mais pouvant être mis au service du roi. La plus grande attention doit être portée à ce paradoxe. Le système des bénéfices ecclésiastiques fonctionne grâce à cette double injonction : les terres des églises sont inaliénables, mais peuvent être détachées de leurs affectations premières pour servir d’autres objectifs, et non des moindres, puisqu’elles participent indirectement à la reproduction de la hiérarchie sociale. Ce processus sera davantage mis en lumière dans les chapitres suivants. Mais, auparavant, il convient d’esquisser le cadre général des échanges dans lequel s’inscrit ce système. La première partie de ce chapitre s’attache donc à retracer les grandes lignes de la politique suivie par les différents rois carolingiens tout au long du ixe siècle, afin d’offrir un aperçu du fonctionnement du système des bénéfices à cette époque. La seconde partie esquisse un tableau des échanges fonciers dans lesquels s’insère la circulation des bénéfices ecclésiastiques. Les processus agonistiques sont étudiés d’abord dans les conflits internes au clergé, puis dans les litiges opposant les hommes d’Église aux hommes du siècle. La question des res ecclesiae est alors mise en perspective avec d’autres pratiques telles que l’abbatiat laïc ou l’attribution des charges abbatiales et épiscopales. Cet élargissement du champ d’enquête répond à un impératif simple : les terres d’Église n’existent pas hors des établissements qui les reçoivent ni hors du pouvoir des hommes qui en ont la gestion. La défense des possessions ecclésiales entre en résonnance avec les conflits liés à l’attribution des charges. Il convient dès lors d’en rappeler les éléments qui ont pu influencer la conception et la protection des res ecclesiae à cette époque. Enfin, une dernière partie est consacrée à mettre en évidence les enjeux implicites poursuivis par les discours de défense, à travers l’exemple de Pépin Ier d’Aquitaine. On voit alors apparaître quelles sont les pratiques perçues comme des menaces par les auteurs ; leurs discours étant eux-mêmes un écho de la compétition, la preuve de l’existence d’un débat social sur l’usage des res ecclesiae et le témoignage des justifications et des arguments avancés par l’un des groupes rivaux.

Des biens au service du roi Au ixe siècle, les évêchés et les monastères sont considérés comme des honores et le roi participe aux choix des évêques et des abbés des établissements les plus

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prestigieux. Ce principe n’est pas remis en cause tout au long de la période, tant que le prince respecte certaines règles canoniques. En revanche, s’il passe outre, le roi s’expose à entrer en conflit avec les évêques gardiens de la légitimité et de la régularité canonique des élections, comme c’est le cas à Beauvais en 881. Or, la gestion des res ecclesiae est confiée aux hommes qui occupent ces fonctions. La nature spécifique de ces possessions débouche donc sur un paradoxe : les res ecclesiae sont des biens mis à part, ils sont soumis à un régime d’indisponibilité (inaliénabilité et imprescriptibilité) ; mais, dans le même temps, ils doivent circuler en permanence pour relier les hommes, aussi bien entre eux qu’avec Dieu, puisqu’ils sont l’expression matérielle de la caritas chrétienne qui unifie toute la création. Une fois lancée dans le circuit d’échanges des biens inaliénables, la terre ne doit pas cesser de circuler, entre Dieu et son peuple, entre les vivants et les morts, entre les différents groupes familiaux et sociaux, les pauperes et les potentes notamment. Dans la pensée chrétienne de cette époque, Dieu le premier a amorcé ce mouvement perpétuel de dons et de contre-dons en offrant aux hommes sa création. Par leurs offrandes aux lieux saints, les fidèles ne font que répondre à son geste initial, créateur et ordonnateur du monde visible. Toutes les richesses du royaume ont donc vocation à être rendues à Dieu sous la forme d’aumônes et de cadeaux. Ce principe d’un échange continu entre Dieu et son peuple se retrouve sous différentes formes dans les autres relations sociales : dans la gestion des dîmes par l’évêque, dans l’administration du monastère par l’abbé, dans le gouvernement du royaume par le roi. À chaque fois, un rector (l’évêque, l’abbé, le roi) est chargé de collecter les richesses pour mieux les redistribuer entre les hommes qui lui sont soumis. Cette conception de la circulation des ressources a de nombreuses conséquences, notamment en ce qui concerne les pauperes, comme nous le verrons dans la suite de l’analyse, mais aussi dans la responsabilité qui incombe au roi de bien choisir ces rectores ecclesiae. Les richesses transmises aux églises ne sont pas destinées à être thésaurisées par leurs possesseurs successifs : chaque détenteur d’un domaine ecclésial doit s’assurer de sa préservation et de sa transmission. On mesure à nouveau combien ces biens-fonds ont la paradoxale caractéristique d’être à la fois immobiles et en mouvement permanent. Mais si les res ecclesiae sont appelées à circuler entre les hommes, elles ne peuvent le faire que dans un cadre bien précis. Il revient donc au roi de placer des prélats compétents qui auront ensuite sous leur pouvoir la gestion des biens de leur église, l’administration de leur territoire et l’encadrement du clergé local. Le droit de regard du prince sur l’organisation du temporel ecclésiastique s’inscrit implicitement dans le choix qu’il fait lors de l’élection épiscopale. Le roi désigne certes un fidèle, un conseiller, voire un agent participant à son gouvernement, mais aussi un bon gestionnaire,

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un homme capable de diriger la communauté des clercs et d’administrer les richesses de l’Église2. Selon les moments, les lieux et leurs propres conceptions, les Carolingiens ont adopté une grande variété d’attitudes : Louis le Pieux, Charles le Chauve et leurs successeurs n’ont pas interprété et utilisé cette prérogative de la même façon.

Les bénéfices ecclésiastiques sous le règne de Louis le Pieux Le principe faisant des évêchés et des grands monastères du royaume des honores est formulé en 817 dans l’Ordinatio Imperii. Louis le Pieux y rappelle que les rois ont le pouvoir de distribuer tous les honneurs, tant ceux tenus par l’ordre ecclésiastique dans les évêchés et les abbayes que ceux tenus par l’ordre laïque dans le siècle3. Lui-même donne des biens en bénéfice à ses fidèles, comme son père Charlemagne avant lui : à l’évêque Roland d’Arles il confie l’abbaye de Saint-Césaire4, au comte Donat de Melun il attribue la villa de Neuilly-SaintFront5 ; on le voit aussi intervenir pour distribuer les terres de Saint-Riquier et de Saint-Wandrille à ses hommes6. Loin de l’image traditionnelle qui fait de lui le premier roi à avoir mis fin aux « sécularisations » ordonnées depuis le milieu du viiie siècle, Louis le Pieux apparaît dans des visions destinées à son fils Louis le Germanique rôtissant aux Enfers pour les abus qu’il aurait commis pendant son règne7. Cette image du roi arrêtant les spoliations a été en partie construite par Émile Lesne. L’historien a bien vu que Louis le Pieux continuait d’utiliser les possessions ecclésiales comme ses prédécesseurs, mais, dans l’architecture de son œuvre, il ne pouvait expliquer qu’un roi ait pu à la fois interdire les divisions et pourvoir ses hommes en bénéfices ecclésiastiques. Il a donc, par une pirouette rhétorique, réglé cette contradiction : l’empereur ne procède pas à de nouvelles « sécularisations » 2  S. Patzold, « Bischöfe als Träger der politischen Ordnung des Frankenreichs im 8./9. Jahrhundert », dans W. Pohl et V. Wieser (dir.), Der frühmittelalterliche Staat. Europäische Perspektiven, Vienne, 2009 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 16), p. 255-268. Id., « Die Bischöfe im karolingischen Staat. Praktisches Wissen über die politische Ordnung im Frankenreich des 9. Jahrhunderts », dans S. Airlie, W. Pohl et H. Reimitz (dir.), Staat im frühen Mittelalter, Vienne, 2006 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 11), p. 133-162. 3  Ordinatio Imperii (a.  817), éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), p. 271, c. 3. 4  Annales de Saint-Bertin, éd. F. Grat, J. Vieillard et S. Clémencet, Paris, 1964, p. 165. 5  Hincmar de Reims, De villa Novilliaco, éd. H. Mordek, « Ein exemplarischer Rechtsstreit : Hinkmar von Reims und das Landgut Neuilly-Saint-Front », dans Savigny, Kan. Abt., 83, 1997, p. 100. 6 W. Kienast, Die fränkische Vassalität, Francfort, 1990. Ermold le Noir signale également des bénéfices ecclésiastiques octroyés par Louis le Pieux : Ermold le Noir, Poème sur Louis le Pieux et Epîtres au roi Pépin, éd. E. de Faral, Paris, 1964, p. 105, p. 119. 7 Flodoard, Historia remensis ecclesiae… p. 259 et 266 (lettres no 347 et 348) ; vision également mentionnée dans les Annales de Fulda.

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après avoir interdit les divisions en 818, il continue d’attribuer à ses fidèles des domaines déjà sécularisés8. Cette explication est plausible, mais ne restera jamais qu’une hypothèse. En effet, si, dans certains cas, il est avéré que les villae étaient déjà tenues en précaire du temps de Charlemagne, la plupart du temps, il est très difficile d’affirmer avec certitude que les terres viennent d’être données pour la première fois en bénéfice. L’interdiction des divisions de 818 ne peut pas être comprise comme un coup d’arrêt donné aux pratiques antérieures. D’une part, la notion de divisio n’est pas explicitée dans le texte, car il peut s’agir des divisions entre cohéritiers, ou des divisions entre anciennes et nouvelles églises par exemple. D’autre part, rien dans les pratiques ne rend perceptible le moindre changement d’attitude à l’égard des biens ecclésiastiques. La seule évolution notable, la multiplication des diplômes d’immunité, témoigne du contrôle accru du roi sur ces biens9. Louis le Pieux se comporte comme les autres souverains carolingiens. Ses contemporains ne louent pas son attitude. En 823, Agobard de Lyon épargne l’empereur dans ses reproches, mais ne salue pas pour autant son action10. Lorsqu’Anségise rédige en 828 sa collection de capitulaires, il omet de lui attribuer celui de 818, qu’il place sous l’autorité de Charlemagne11. La même année, Wala de Corbie critique les usages que fait Louis le Pieux des res ecclesiae dans un opuscule qu’il adresse à la cour12. Ces accusations ne nous renseignent pas sur l’attitude réelle de l’empereur : elles ont été rédigées dans les années 828-829, en même temps que les autres critiques du règne de Louis le Pieux13. Seuls l’étude des diplômes royaux et le souvenir des biens attribués en bénéfice dans les sources narratives livrent un portrait plus nuancé de l’action impériale. Anségise, Wala et Agobard poursuivent d’autres buts que la description objective de la politique de Louis le Pieux. Anségise est en quête d’une autorité plus ancienne et plus prestigieuse pour une norme nouvelle – qui a pu d’ailleurs être promulguée par Charlemagne puis reprise par Louis, comme le suggère Hincmar de Reims14. L’opuscule de Wala ne nous est pas parvenu, et c’est par la plume de Paschase Radbert, écrivant dans les années 850, que nous connaissons ce reproche : 8 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… p. 149 155. 9 S. Wood, The proprietary church… p. 251. L’historienne a dénombré plus de cent chartes d’immunité pour la période 814-816. 10  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… p. 121-141. 11  Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), Livre I c. 77 p. 475. Il s’agit du c. 1 du capitulaire de 818/819 qu’Anségise attribue à Charlemagne. 12  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… c. 1 p. 61. 13 M.  De  Jong, The penitential state. Authority and atonement in the age of Louis the Pious, 814-840, Cambridge, 2009. 14  Hincmar de Reims, Lettre des évêques des provinces de Rouen et Reims à Louis le Germanique… c. 7, p. 416.

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nul doute que Paschase fait alors écho aux revendications des clercs de son temps, plaçant dans la bouche de Wala la rhétorique défensive de la génération suivante. Quant à Agobard, l’absence de blâmes peut difficilement être interprétée comme une louange en négatif. Du règne de Louis le Pieux, il ressort que l’empereur a appliqué la législation de ses prédécesseurs et qu’il n’a en rien modifié le mode de circulation des bénéfices ecclésiastiques15. Il interdit bien à ses fils de diviser le patrimoine des églises mais, dans le même temps, il leur attribue le pouvoir de contrôler tous les honores de leur part du royaume16. Les rappels à l’ordre qu’il adresse à Pépin et Lothaire en 834 et 836 servent un double discours, à la fois politique et religieux. L’accusation de division ou de spoliation recouvre sous sa plume une condamnation des choix opérés par ses fils. Seul celui qui est apte à exercer le pouvoir et qui a été légitimement reconnu comme tel par les membres de l’élite militaire et ecclésiastique a le droit de diviser les biens des églises, c’est-à-dire de partager les richesses foncières et les charges publiques et de répartir entre ses fidèles une partie de ces ressources. En dénonçant l’usage que font les jeunes princes de leur prérogative royale, Louis le Pieux nie leur autonomie politique et leur aptitude à gouverner. Ils doivent encore apprendre et attendre de lui qu’il les guide ; ces dénonciations s’inscrivent dans la répression de l’opposition à Louis le Pieux qui a lieu à la même époque17. L’enjeu de la redistribution du capital foncier est trop important pour qu’une mauvaise gestion des terres mette en péril l’équilibre du système. Les moyens mis en œuvre pour évaluer le patrimoine des établissements religieux – polyptyque, inventaire, notatio brevis – puis pour dédommager ceux qui ont été trop durement ponctionnés témoignent d’une réflexion globale sur le partage et la circulation des richesses18. La célèbre Notitia de servitio monasteriorum promulguée par Louis le Pieux poursuit les mêmes objectifs : évaluer les capacités des lieux saints et utiliser leur patrimoine en fonction de celles-ci, dans un souci d’équilibre et de préservation, mais aussi selon le degré de contrôle exercé par le roi sur eux19. 15  Capitulaire sur les biens ecclésiastiques, a. 825, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), p. 331-332, c. 4 : les églises peuvent être mises à contribution selon les nécessités du royaume, en dehors de ces cas, les missi jugeront les abus commis. 16 Nithard, Histoire des fils de Louis le Pieux, éd. P. Lauer, Paris, 1926, p. 25. 17 M. De Jong, The penitential state… p. 122 et p. 205. 18  J. P. Devroey, « Ad utilitatem monasterii. Mobiles et préoccupations de gestion dans l’économie monastique du monde franc. », dans Revue Bénédictine, 103, 1993, p. 224-240. 19  Notitia de servitio monasteriorum, 817, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), p. 349. Lors du concile d’Aix-la-Chapelle fut établie la fameuse liste des dons et des services militaires dus par chaque monastère pour soutenir les campagnes de l’empereur. On répartit en trois catégories, d’après leurs revenus, les monastères de l’empire : ceux qui peuvent lui fournir argent et soldats ; ceux qui ne peuvent lui procurer que l’argent, enfin ceux qui ne l’aident que de leurs prières. Les quatorze monastères de la première classe sont : Fleury, Ferrière, Nigelles de Troyes, Sainte-Croix, Corbie, Sainte-Marie de Soissons, Stavelot, Flavigny, Saint-Claude du Jura, Novalaise, Lorsch, Schuttern, Monsee et Tegernsee. Dans la seconde classe sont rangés seize monastères : Saint-Michel, Baume, Saint-Seine,

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Les Carolingiens sont conscients qu’ils n’ont aucun intérêt à ruiner leurs églises par une exploitation trop brutale et excessive. Il est pour eux bien plus prudent et profitable d’optimiser les ponctions pour permettre aux clercs de continuer à assurer le culte et attirer des dons, tandis que leurs fidèles utilisent les biens superflus sur la longue durée. Comme l’a suggéré Walter Goffart, l’arrêt des divisions ne marque pas la fin des « sécularisations », mais le début d’une nouvelle étape dans la gestion des bénéfices ecclésiastiques : les établissements religieux peuvent de nouveau accroître leur patrimoine sans avoir à craindre que les domaines en trop ne leur soient enlevés20.

Le règne de Charles le Chauve : priorité donnée aux monastères La politique de Charles le Chauve concernant la gestion des res ecclesiae s’inscrit dans la continuité des stratégies instituées par ses prédécesseurs. Comme son père et son grand-père, Charles considère les biens des églises comme les honores de son royaume et revendique le droit d’en choisir les gestionnaires, dans le respect du droit canon. Hincmar de Reims est très clair à ce propos : les églises relevant du bénéfice du roi, des évêchés ou des monastères […] sont les bénéfices du roi, confiés à lui par Dieu pour les défendre et les confier à des administrateurs qui conviennent21…

L’archevêque distingue trois types d’établissements religieux selon qu’ils sont contrôlés directement par le roi, l’évêque ou l’abbé. Les biens ecclésiastiques tenus par le roi sont ceux qu’il gère en cas de vacance du siège épiscopal ou abbatial. Hincmar souligne que, dans tous les cas, les églises ont été confiées par Dieu au roi et qu’il est de sa responsabilité de les remettre ensuite à de bons gestionnaires22. Les délégations de pouvoir sont imbriquées les unes dans les autres : Dieu confie le gouvernement des églises et de leur patrimoine au roi qui les confie lui-même à ses grands

Nantua, Schwarzach, Fulda, Hersfeld, Ellwangen, Feuchtwangen, Nazaruda, Hasenried, Herrieden, Kempten, Altmunster, Altaich, Kremsmunster, Mattsee et Benediktbeuren. Dans la troisième classe on énumère une cinquantaine de monastères, qui n’auront qu’à prier pour l’empereur, la plupart sont situés au-delà du Rhin et en Bavière. 20 W. Goffart, The Le Mans Forgeries. A chapter from the history of Church property in the ninth century, Harvard, 1966, p. 11-14. 21 Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p.  84. Traduction collective établie par E. Carpentier, Ph. Depreux, G. Pon et C. Treffort, version de travail, 2006. On retrouve la même idée exprimée dans les actes du concile de Yütz en 844. Concile de Yütz 844, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3) c. 2, p. 31. 22  Il ne s’agit pas encore de la formulation précise de la doctrine distinguant le domaine éminent du roi, mais l’idée est déjà en germe dans la pensée hincmarienne. M. F. Renoux-Zagamé, Origines théologiques… p. 12.

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(comte, évêque, abbé) qui les remettent ensuite à leurs officiers. De fait, Charles le Chauve participe au choix des prélats de son royaume, gère les possessions ecclésiales lors des vacances de siège et distribue des terres d’Église à ses fidèles laïques23. Son règne est beaucoup mieux documenté que celui de Louis le Pieux, et l’on peut suivre sur plusieurs années la circulation d’un même domaine et son passage de mains en mains. L’accumulation de témoignages de conflits donne l’impression d’une rotation foncière plus importante qu’à la période précédente : les bénéficiers se succèdent à un rythme plus rapide, les terres restent moins longtemps à la disposition d’une même famille. Il peut s’agir d’un effet de sources comme de la traduction d’une réelle accélération des échanges fonciers. La circulation des bénéfices ecclésiastiques durant le règne de Charles le Chauve subit le contrecoup du partage de 843 : l’abondance des sources témoigne des changements de fidélité et de la mobilité géographique des grands qui se répartissent entre les différents royaumes. Cette flexibilité des réseaux de fidélité est bien visible par exemple pour la famille de l’impératrice Judith, les Welfs, dont certains membres quittent leurs possessions situées autour du lac de Constance pour se repositionner, en Francie dans la région d’Auxerre, et en Alsace dans le royaume de Lothaire24. Leur installation sur de nouveaux domaines entraîne d’ailleurs quelques affrontements25. L’obligation qui est faite aux grands de ne posséder des bénéfices que dans un seul de ces trois royaumes explique qu’il y ait eu un plus grand nombre de mouvements fonciers dans les années 840-880 qu’à l’époque de l’apogée territorial de l’Empire carolingien, même si la plupart des familles et des établissements religieux continuent de posséder des biens-fonds dans plusieurs régions26. Chacun 23  Le premier cas connu de vacance et de régale est celui de Charlemagne dans le De Villa Novilliaco d’Hincmar. 24 M. Borgolte, Die Grafen Alemanniens in merowingischer und karolingischer Zeit. Eine Prosopographie, Sigmaringen, 1986. On peut également observer cette mobilité à partir de l’étude d’une région, par exemple en Alsace : H. Büttner, « Lothringen und Leberau », dans Geschichte des Elsass I und ausgewählte Beiträge, Sigmaringen, 1991, p.  237-260 ; et en dernier lieu : H.  J. Hummer, Politics and power in early medieval Europe. Alsace and the Frankish Realm, 600-1000, Cambridge, 2005. 25  Conrad l’Ancien est possessionné en Alsace (il est fait comte d’Argengau par Louis le Pieux), il s’oppose en 853 aux moines de Saint-Denis pour le contrôle du monastère de Lièpvre. Voir : G. CalvetMarcadé, « Du conflit à la norme. Le pragmatisme des évêques carolingiens lors du concile de Verberie (853) », dans Hypothèses 2009, Travaux de l’École Doctorale d’Histoire de Paris 1, 13, 2010, p. 191-199. Ses fils, Conrad II et Rodolphe reçoivent respectivement le comté de Paris et le comté d’Auxerre v. 858-859. D’après les Annales de Fulda, ils quittent le parti de Louis le Germanique pour celui de Charles à l’issue de l’invasion manquée. L’installation à Auxerre ne se fait pas sans résistance, comme en témoignent les actes de SaintGermain d’Auxerre : Cartulaire général de l’Yonne. Recueil de documents authentiques, I, éd. M. Quantin, Auxerre, 1854. Voir en particulier un acte de restitution de Louis le Bègue pour SaintGermain (878). Recueil des actes de Louis II le Bègue, Louis III et Carloman II, rois de France (877-884), éd. F. Grat, J. de Font-Réaulx, G. Tessier et R. H. Bautier, Paris, 1978, no 6 p. 14. 26  Dans la Vita Remigii, Hincmar de Reims rapporte comment après la division de 843 les biens de saint Rémi se sont retrouvés dans les trois royaumes. Les lettres rapportées par Flodoard témoignent du souci constant de l’archevêque de s’assurer la conservation de ces biens lointains en les plaçant sous la protection

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des rois doit trouver de nouveaux bénéfices pour les grands qu’il gagne à sa cause dans un territoire dont les possibilités foncières se sont rétrécies. Lothaire Ier et son fils se plaignent de manquer de terres27. Dans la querelle qui oppose les deux Hincmar, il est fait allusion à la surcharge numéraire des bénéficiers de l’église de Laon28 – trop d’hommes, pas assez de terres disponibles – mais aussi aux difficultés que rencontre Hincmar de Reims pour placer ses propres clercs29. Il est fort probable que l’impression d’une rotation plus importante sur la période 840-880 soit une conséquence du partage de Verdun et de la recomposition des réseaux de fidélité qui lui succède30. Le système des bénéfices tel qu’il avait été conçu un siècle auparavant dans une période d’unité territoriale et d’expansion militaire doit s’adapter à un nouvel espace aux frontières non extensives : on passe alors d’un bassin de ressources immense à un stock de bénéfices limités. Ce rétrécissement spatial s’accompagne d’une très forte mobilité des élites et la combinaison de ces deux mouvements entraîne l’accélération des changements de bénéficiers et l’essor d’une compétition plus violente pour l’obtention et la conservation des honores, sans pour autant que le système s’asphyxie : la réserve de terres disponibles devait être suffisante pour permettre à l’issue de ce jeu de chaises musicales que chacun puisse retrouver une place. Sous le règne de Charles le Chauve, la question de la défense des res ecclesiae se cristallise autour du contrôle des établissements monastiques31. L’institution des abbés laïques apparaît sous les règnes précédents, mais c’est dans les années 840 que les conflits se multiplient. Charles lui-même se réserve le contrôle de monastères prestigieux à la mort de leur abbé32 et donne en bénéfice à ses fils des abbayes33. Enfin, il intervient dans différents conflits pour s’assurer le contrôle des membres de l’élite laïque locale. M. Stratmann, Hinkmar von Reims als Verwalter von Bistum und Kirchenprovinz, Sigmaringen, 1991 (Quellen und Forschungen zum Recht im Mittelalter, 6). Sur la répartition des fidélités, voir : Annales de Saint-Bertin, éd. F. Grat, J. Vieillard et S. Clémencet, Paris, 1964, p. 249. 27 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… p. 186. Les deux rois justifient ainsi leur utilisation des terres du monastère de Stavelot et de l’évêché de Toul. 28  Plainte d’Hincmar de Laon à Charles : il entretient plus d’hommes que ce que son évêché ne peut le supporter. Il dresse une liste des bénéficiers. Lettre d’Hincmar de Reims à Hincmar de Laon, (PL, 126), col. 495. 29  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 121. 30  Annales de Saint-Bertin, éd. F. Grat, J. Vieillard et S. Clémencet, Paris, 1964, a. 876 : Charles tient une assemblée à Samoussy où il reçoit des hommes de l’ancien royaume de Lothaire. Il donne à certains des abbayes entières, à d’autres il garantit des bénéfices tirés des terres de Marchiennes qui avait été divisées pour les besoins du roi. 31 F. Gross, Abbés, religieux et monastères dans le royaume de Charles le Chauve, thèse de doctorat, sous la direction d’Yves Sassier, Université Paris IV, Paris, 2006, p. 670. 32  Il est abbé laïc de Saint-Denis en 867 à la mort de l’abbé Louis. Sur les règnes précédents, voir : F. J. Felten, Äbte und Laienäbte im Frankenreich : Studie zum Verhältnis von Staat und Kirche im früheren Mittelalter, Stuttgart, 1980, p. 288. 33  Annales de Saint-Bertin, éd. F. Grat, J. Vieillard et S. Clémencet, Paris, 1964. Charles donne à son fils Louis l’abbaye de Saint-Crépin (p. 92), puis Marmoutier (p. 123). Lothaire reçoit Saint-Germain d’Auxerre (p. 125).

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de communautés situées dans les régions en périphérie du royaume franc : au Mans (frontière bretonne), en Auvergne ou encore en Alsace où il aide les frères de Saint-Denis à revendiquer la possession de Lièpvre contre le comte Conrad l’Ancien. Charles a choisi le plus souvent de renforcer le pouvoir épiscopal sur les monastères. Cette politique est particulièrement visible en Auvergne et en Bourgogne, à la frontière de l’Aquitaine et de la Provence34. Les évêques jouent dans ces régions un rôle majeur comme relais du pouvoir royal : la soumission des lieux saints à leur autorité sert les intérêts politiques du roi. Cependant, cette stratégie n’est pas appliquée de façon systématique et ne rencontre pas toujours le succès escompté. Les auteurs contemporains de Charles le Chauve nous donnent une image ambivalente du roi : spoliateur de biens ecclésiastiques pour les uns, défenseur des églises pour les autres. Dans les Annales de Saint-Bertin et les actes de la pratique, on le voit d’une main restituer des terres aux églises, accorder de larges dons aux monastères, et de l’autre diviser des patrimoines et distribuer les villae à ses fidèles. Aucun portrait de roi ne peut être monochrome. Bienfaiteur et spoliateur, le prince donne pour reprendre, reprend pour donner. Son rôle est de redistribuer les richesses foncières et de s’assurer de leur bonne exploitation. L’historiographie traditionnelle a scruté la politique des Carolingiens en matière de bénéfices ecclésiastiques opposant les pratiques acquisitives (dons, restitutions, immunités) aux aliénations (bénéfice, précaire, division) pour distinguer les rois bienfaiteurs des spoliateurs, Louis le Pieux vs Charles Martel. Longtemps, les historiens ont vu dans les atermoiements de Charles pour valider les décisions des conciles réformateurs de Meaux-Paris, ou encore dans ses promesses de défendre l’Église35 des éléments susceptibles de classer le roi dans la catégorie des bienfaiteurs empêchés : il aurait voulu suivre l’avis des prélats, mais

34  C’est la conclusion à laquelle parvient Frédéric Gross. Il a démontré que « Charles le Chauve a été plutôt favorable au contrôle épiscopal sur les monastères ». Il ne s’agissait pas de sa part d’une politique systématique mais d’une adaptation pragmatique aux différentes situations. F. Gross, Abbés, religieux et monastères… p. 432. 35  Hincmar rappelle les huit serments que Charles a déjà prêtés : Quierzy en 838, Coulaines en 843 (Hincmar indique la quatrième année de son règne), Beauvais en 846, Meersen en 851, Soissons en 853, de nouveau Quierzy en 858 et une deuxième fois la même année, Tusey en 860. Hincmar de Reims, Expositiones ad Carolum regem pro Ecclesiae libertatum defensione, (PL, 125) col. 1041, 1043. La Vita sancti Germani prête à Charles le Chauve un vœu au début de son règne pour défendre et protéger l’Église. Heiric d’Auxerre, De Miraculis sancti Germani, éd. L. M.  Duru, Paris, 1864, p.  114-192, (Bibliothèque Historique de l’Yonne, 2). Dans la vision du moine Audrade, on apprend que les prélats ont promis à Charles de lui apporter leur soutien s’il promettait en retour de protéger leurs biens. Audradus Modicus, Liber revelationum, éd. L. Traube dans « O Roma nobilis », dans Abhandlungen der philosophisch-philologischen Klasse der königlich bayerischen Akademie der Wissenschaften, Münich, 1892, p. 297-397.

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ne pouvait le faire en raison de la pression qu’exerçaient sur lui les grands laïcs36. Lors du concile de Meaux-Paris en 845, les évêques ont énoncé les principes les plus intransigeants de toute la période, demandant l’exclusion des laïcs de la gestion des res ecclesiae37, mais l’année suivante, lors du plaid d’Épernay, le roi rejette les canons les plus durs, ce qui est un désaveu pour le parti épiscopal comme le déplore Prudence de Troyes dans les Annales de Saint-Bertin : jamais dans des temps chrétiens, on n’avait accordé si peu d’attention aux plaintes des prélats38. Quelques mois plus tard, le roi revient sur sa décision et prend des mesures pour protéger les biens des églises. Entre-temps, la situation a changé39 et si Charles le Chauve agit ainsi, c’est pour répondre aux protestations des laïcs, mais aussi pour éviter de déséquilibrer le rapport de force au sein des élites. Dans ses serments, Charles le Chauve ne promet pas d’arrêter les aliénations : il s’engage à conserver à chacun son honneur – alors que les grands sentent bien l’instabilité du système depuis le partage de 843. Il promet d’assumer son rôle de chef d’orchestre pour garantir la circulation des richesses et leur juste répartition entre les différents membres de l’élite religieuse et militaire40. Ces deux groupes sont en concurrence pour le contrôle des bénéfices, le renouvellement des serments attendu de Charles le Chauve permet à chacun de neutraliser son adversaire à défaut de pouvoir totalement l’éliminer du champ de la compétition, ce qui n’est pas souhaitable dans le cadre de la coopétition des élites entre elles41. Les plaintes et les mises en garde des auteurs ecclésiastiques sont un moyen rhétorique de lutter contre leurs compétiteurs séculiers : les clercs avancent des arguments religieux – vengeance divine, responsabilité du roi dans le salut de son peuple, devoir de défense de l’Église et de ses biens – pour contrer les arguments militaires des potentes laïcs qui sont d’autant plus prégnants à cette époque que les invasions normandes perturbent le royaume et réclament des réponses concrètes et immédiates. Il se dégage de l’étude des actes de Charles le Chauve l’image d’un roi au pouvoir fort qui continue, malgré les vicissitudes de son temps (manque de terres, invasions des Normands, émancipation des grands), d’exercer un contrôle très étroit 36 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… p. 207. Pour Ferdinand Lot, les accords de Coulaines livrent les biens d’Église aux mains des grands laïcs. 37  Concile de Meaux-Paris 845, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Concilia, 3) p. 81-131. 38  Annales de Saint-Bertin, a. 846. 39  Capitulaire de 853, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), p. 75-76. 40  Serment de 851, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), p. 72. Serments faits à Soissons en 853 et à Quierzy en 858, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984 (M.G.H. Concilia, 3) p. 253 et p. 403. Concile de Tusey 860, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998, (M.G.H. Concilia, 4), p. 12. 41  W. Pezé, « Compétition et fidélité à l’épreuve de la guerre de succession, 840-843 », dans R. Le Jan, G. Bürher-Thierry et S. Gasparri (dir.), Coopétition : Rivaliser, coopérer dans les sociétés du haut Moyen Âge (500-1100) Turnhout, 2018 (HAMA 31).

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sur les biens des églises42, comme en témoigne l’usage qu’il fait du patrimoine ecclésial à la mort des prélats. Charles récupère les facultates de l’évêché de Metz pendant la vacance du siège et utilise le trésor pour payer le tribut normand43 ; il devient lui-même abbé laïc du monastère de Saint-Denis en 867 à la mort de l’abbé Louis ; il contrôle les domaines de Saint-Martin de Tours pendant trois ans ainsi que ceux de Saint-Germain d’Auxerre. Les Annales de Saint-Bertin attestent de l’importance de son rôle dans la redistribution des richesses foncières : dès qu’un bénéficiaire meurt, trahit ou change de camp, Charles récupère son bien et le remet en circulation44. Sa médiation est incontournable.

Les forces centrifuges et l’essor de la compétition pour les biens à la fin du ixe siècle Après la mort de Charles le Chauve, la prérogative régalienne en matière de distribution et de contrôle des terres d’Église passe aux mains de ses successeurs, mais aussi à celles des comtes et des grands qui érigent des pouvoirs autonomes. Louis le Bègue, Louis III, puis Boson, Eudes et les autres princes de la fin du ixe siècle considèrent qu’ils possèdent un droit de contrôle sur les honores que sont les évêchés et les abbayes et, par extrapolation, sur tout le patrimoine des églises. L’étude des actes de ces rois nous les montre tour à tour restituant ou donnant des biens-fonds aux églises puis utilisant une partie de ces mêmes terres pour les céder en bénéfice à leurs fidèles. Lors du conflit qui oppose Louis III à Hincmar de Reims au sujet de l’attribution du siège de Beauvais, les clercs du palais ne manquent pas de rappeler que le roi a en son pouvoir toutes les églises du royaume45. Selon l’évolution du rapport de force et l’orientation de leurs propres intérêts, les princes choisissent de restituer ou au contraire d’aliéner le patrimoine des lieux saints. Ainsi, au moment de son élection, Eudes restitue massivement des terres à Saint-Martin de Tours pour renforcer sa position au sud de la Loire ; il craint sans doute une révolte des Aquitains46.

42  L’historiographie actuelle continue d’osciller entre la vision d’un roi dont le pouvoir se maintient ou au contraire la vision d’un roi considérablement affaibli. Pour Janet  Nelson, il redéfinit les formes de gouvernement et renforce son pouvoir pendant cette période. J. Nelson, « West Francia and Wessex in the ninth century compared », dans W. Pohl et V. Wieser (dir.), Der frühmittelalterliche Staat. Europäische Perspektiven, Vienne, 2009 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 16), p. 99-112. 43  Annales de Saint-Bertin, p. 249. 44  Outre les Annales de Saint-Bertin, son action de distribution est bien visible dans l’historique de la villa de Neuilly-saint-Front. Hincmar de Reims, De villa Novilliaco, éd. H. Mordek, « Ein exemplarischer Rechtsstreit : Hinkmar von Reims und das Landgut Neuilly-Saint-Front », dans Savigny, Kan. Abt., 83, 1997, p. 100-112. 45  Hincmar de Reims, Epistula no 19, (PL, 125), c. 9, col. 1069-1086. 46  R. H. Bautier, « Le règne d’Eudes (888-898) à la lumière des diplômes expédiés par sa chancellerie », dans Comptes-rendus des séances de l’année. Académie des inscriptions et belles-lettres, 105/2, 1961, p. 140-157.

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À cette époque, les nominations épiscopales cristallisent les rapports de force47. Les premières tentatives d’accaparement du pouvoir au niveau local échouent : c’est le cas en 862, lorsque le comte d’Auvergne Étienne tente de chasser l’évêque de Clermont pour le remplacer par le clerc Adon48 ; ou, en 872, lorsque le comte Boson cherche à imposer son favori sur le siège de Senlis49. Au tournant du siècle, cette prérogative passe définitivement aux grands50. Le comte d’Autun, Richard le Justicier, renouvelle les occupants des principaux sièges épiscopaux de Bourgogne dans les années 893-895, malgré la résistance des clercs. Il commence par Autun en 893 : à la suite de la mort d’Adalgaire, Richard choisit le nouveau prélat parmi ses proches – il s’agit de Walon, frère de Manassès, comte de Dijon, fidèle et ami de Richard51. L’évêque Thibaut de Langres, qui considère que cette élection ne s’est pas déroulée dans le respect du droit canonique, se rend à Rome pour porter plainte. À son retour, il est capturé et aveuglé par des hommes de Richard qui le remplace par un de ses fidèles, Argrin52. L’année suivante, en 895, le siège de Troyes est vacant. Gautier de Sens s’oppose au candidat de Richard, Riveus. Le comte d’Autun s’attaque alors à l’archevêque de Sens, met le siège devant son palais, l’emprisonne pendant de longs mois avant de négocier sa reddition et d’obtenir qu’il reconnaisse Riveus comme évêque de Troyes53. En l’espace de trois années, le comte de Bourgogne a remplacé les évêques des principaux sièges de la région (Autun, Langres, Troyes), s’assurant de les remplacer par des hommes dévoués. Comme Maurice Chaume l’a déjà souligné dans sa monographie sur la Bourgogne, ce travail de remodelage politique porte presque exclusivement sur la région qui en 880 n’a pas suivi Boson dans sa révolte54. Dans ces trois cas, les clercs ont protesté contre les moyens violents utilisés par Richard pour imposer son candidat, sans succès.

L’Église et ses bénéficiers Les potentes laïcs ne sont pas les seuls à capter une part des prérogatives royales sur les res ecclesiae. L’élite religieuse participe elle aussi au système des

47 L. Jégou, L’évêque, juge de paix. L’autorité épiscopale et le règlement des conflits entre Loire et Elbe (milieu viiie-milieu xie siècle), Turnhout, 2011 (HAMA, 11), p. 291. 48  Lettre du pape Nicolas au comte Étienne, a. 862, (PL, 119), col. 805. 49 Flodoard, Historia remensis ecclesiae… p. 342. 50  Les évêques réunis à Trosly condamnent les grands qui s’emparent, à la mort de l’évêque, de son héritage et des biens de son église. Concile de Trosly 909… c. 14, col. 263-308. 51  The Cartulary of Flavigny, 717-1113, éd. C. B. Bouchard, Cambridge Mass., 1992 : actes no 19, 23, 25, 55. Hugues de Flavigny, Chronicon, éd. G. H. Pertz, Hanovre, 1843, (M.G.H. Scriptores, 8), p. 280-502. 52  Annales Vedastini. Les Annales de Saint-Vaast, éd. C. Dehaisnes, Paris, 1871, a. 894 p. 348, (Société de l’Histoire de France, 2). Flodoard, Historia remensis ecclesiae… Livre IV, c. 3. 53  Il semblerait que le pape Formose ait alors excommunié Richard. Flodoard, Historia remensis ecclesiae… 54 M. Chaume, Les origines du duché de Bourgogne, I, Dijon, 1925, p. 374.

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bénéfices en attribuant à ses hommes des terres ecclésiales55. Au cours du ixe siècle, les prélats ont remplacé les précaires verbo regis par des actes effectués en leur nom propre56. En 845, lors du concile de Beauvais, Hincmar est désigné archevêque de Reims. Il commence par demander à Charles le Chauve de restituer les biens-fonds donnés en bénéfice ou en précaire pendant la vacance du siège rémois et de casser les actes illicites concernant les possessions de son église57. Cette reprise en main du patrimoine temporel n’est pas une stratégie de défense comprise comme l’exclusion des anciens bénéficiers, mais comme un moyen de convertir les liens de fidélité : l’autorité du nouvel évêque supplante celle du roi qui a eu la gestion des biens pendant la vacance. Hincmar ne cherche pas à récupérer les terres pour les placer hors du circuit des échanges, mais à établir de nouvelles précaires en son nom pour reprendre la maîtrise de la circulation des domaines de son église. Le cas d’Hincmar n’est pas isolé : tous les établissements religieux de cette époque confient une partie de leurs possessions à des bénéficiers imposés par le roi ou qu’ils choisissent librement dans leur réseau. Il peut d’ailleurs s’agir de clercs comme de laïcs. Les bénéfices sur ordre du roi continuent d’exister tout au long du ixe siècle, comme en témoigne l’exemple du diocèse de Laon. À la demande de Charles le Chauve, Hincmar de Laon a donné au comte Nortman une villa ecclésiastique de son diocèse. Cette situation est acceptée par tous les acteurs et ne soulève aucune protestation, jusqu’au jour où le prélat reprend au comte son bénéfice. Nortman se plaint alors à son seigneur, le roi Charles, qui intervient auprès d’Hincmar de Laon pour obtenir la restitution du bénéfice. Les évêques réunis en concile à Verberie en 869 donnent raison au comte. Dans ce cas, le problème vient de ce que Nortman est l’homme du roi mais pas celui de l’évêque, qui le considère comme un spoliateur (ce que Nortman conteste puisqu’il a reçu la villa de Poilly du roi et qu’il l’occupe en vertu d’un droit légitime58). La plupart des terres cédées en bénéfice par les églises ont laissé peu de traces dans la documentation – que l’acte de précaire ait été établi et non conservé ou qu’il n’ait jamais existé – pour la simple raison qu’elles n’étaient pas contestées ; 55  Les précaires octroyées par les églises sont attestées depuis l’époque mérovingienne. O. Pontal, Histoire des conciles mérovingiens, Paris, 1989, p. 283. 56  L. Morelle, « Les “actes de précaire” instruments de transferts patrimoniaux (France du Nord et de l’Est, viiie-xie siècle) », dans Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale, viiie-xie siècle, Rome, 1999, (MEFRM, 111 / 2), p. 607-647. 57  Concile de Beauvais (845), éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 47-53. 58  Die Streitschriften Hinkmars von Reims und Hinkmars von Laon, 869-871, éd. R. Schieffer, Hanovre, 2003, (M.G.H., Concilia, 4/2). J. Nelson, « Not bishops’ Bailiffs but Lords of the Earth : Charles the Bald and the Problem of Sovereignty », dans D. Wood (dir.), The Church and Sovereignty c. 590-1918, Essays in Honour of Michael Wilks, 1991, p.  23-34. P. R.  McKeon, Hincmar of Laon and Carolingian politics, Londres, 1978.

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on en trouve un écho dans les polyptyques et les inventaires59. Seuls les cas litigieux ou douteux ont entraîné une mise par écrit, comme c’est le cas lors du concile de Verberie en 853. Lors de cette assemblée, les moines de Saint-Denis se sont présentés devant les évêques pour leur demander conseil. Ils voulaient savoir s’ils pouvaient donner en bénéfice le monastère de Lièpvre au comte Conrad l’Ancien60 : [Les moines] disaient que leur vénérable seigneur et abbé Louis61 avait délibéré avec eux au sujet du précepte de notre glorieux seigneur et roi Charles62, et qu’il avait recherché leur accord, pour savoir combien de temps il vous [à Conrad] laisserait en précaire le susdit monastère et ses biens, une fois que vous aurez rendu les biens attribués à la maison de Dieu63 ; ce qu’ils n’osèrent pas accepter sans l’avis de leur évêque, de l’archevêque, ou mieux, du sacré synode64.

Le diplôme de Charles le Chauve mentionné par les frères est aujourd’hui perdu. Il pouvait s’agir aussi bien d’un acte de restitution que d’une demande de précaire verbo regis en faveur de Conrad. Les deux hypothèses sont possibles. Dans le premier cas, Conrad détiendrait le monastère par la force ou en vertu d’un bénéfice qui aurait pu lui être alloué par Charles le Chauve ou Lothaire, puisque Lièpvre se trouve en Alsace. Charles lui aurait alors demandé de le restituer à Saint-Denis. Les moines se retrouvent à délibérer avec leur abbé pour savoir s’il convient ou non d’établir un nouvel acte de précaire en faveur de Conrad. Comme ils hésitent, une délégation est envoyée à Verberie recueillir l’avis des évêques qui se prononcent contre l’aliénation de Lièpvre. Dans le cas d’une précaire verbo regis, Charles demande aux moines de céder le bien en bénéfice à Conrad ; comme les frères y sont opposés, ils portent l’affaire devant le concile et contournent ainsi l’ordre du roi sans offenser son autorité. Les deux schémas se valent. Les hésitations de la communauté et le recours au concile pour trancher un problème juridique recouvrent des motivations diverses. Les frères ont pu faire le choix d’un arbitrage conciliaire pour des raisons juridiques : le bénéfice se trouve dans un autre royaume (celui de Lothaire) ; ils ont

59  Adalhard de Corbie, Statuta seu Brevia, éd. J. Semmler, dans K. Hallinger (éd.), Initia consuetudinis benedictinae. Consuetudines saeculi octavi et noni, I, Siegburg, 1963, (Corpus Consuetudinum monasticarum, 1), p. 365-422. Les statuts portent sur les biens exploités directement par les moines ; seul le dernier chapitre évoque les dîmes dues par les fidèles pourvus en biens du monastère. 60  Frère de l’impératrice Judith. 61   Louis, abbé de Saint-Denis (v. 840-867), est le cousin de Charles le Chauve. 62   Acte perdu. 63   Conrad occupe déjà les biens, il doit donc les restituer à Saint-Denis pour les recevoir à nouveau sous forme de précaire. Cette procédure est habituelle à l’époque. 64  Concile de Verberie 853, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984 (M.G.H. Concilia, 3) p. 306.

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un doute sur la validité juridique de leur précaire dans cette situation et veulent obtenir des garanties du concile. Au ixe siècle, les grands domaines remis en bénéfice directement par les grands ecclésiastiques à leurs fidèles laïques se font avec l’assentiment et le contrôle implicite du roi, pour deux raisons. D’une part, les biens sont confiés par délégation de pouvoir de main en main : les évêques et les abbés reçoivent leur charge du roi qui leur confie la gestion du patrimoine de leur église, avant qu’eux-mêmes ne délèguent les terres à l’administration et au contrôle de leurs prêtres ou de leurs fidèles. D’autre part, dans le cas des bénéficiers laïques, l’évolution de la précaire au ixe siècle se fait dans un double mouvement. La précaire familiale, telle qu’elle a pu être étudiée par exemple en Italie par Laurent Feller65, coexiste avec une autre forme de précaire : les bénéfices remis directement par les prélats à leurs fidèles pour exploiter les terres mais aussi pour récompenser leur service d’armes. C’est là l’évolution principale du ixe siècle66. On passe alors d’une militia gérée par le roi aux frais de l’Église (précaire verbo regis), à une militia constituée par les hommes des prélats et contrôlée directement par eux. En dépit de cette évolution qui tend à accroître le pouvoir épiscopal sur les terres ecclésiales, l’ensemble des res ecclesiae demeurent soumis au regard du roi. Les terres des églises de Francie sont mises à son service grâce au système des bénéfices. Véritable chef d’orchestre, le prince aspire les richesses foncières pour mieux les redistribuer autour de lui aux différents membres de l’élite. Hommes du siècle et hommes d’Église sont en rivalité entre eux, mais également au sein de leur propre ordo pour obtenir ces précieux honores. Rivalité silencieuse la plupart du temps, mais qui débouche parfois sur un affrontement plus violent ouvrant la porte à des discussions sur les règles du jeu et entraînant la mise par écrit des droits de chacun. Il convient désormais d’analyser séparément les litiges internes à l’ordre clérical, avant d’étudier les bénéfices ecclésiastiques contestés aux laïcs, afin de mettre à jour les mécanismes de la compétition et les enjeux tacites poursuivis par chacun des protagonistes.

65  L. Feller, « Précaires et livelli. Les transferts patrimoniaux ad tempus en Italie », dans Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale, viiie-xe siècle, Rome, 1999, (MFRM, 111 / 2), p. 725-746. L. Feller, A. Gramain et F. Weber, La fortune de Karol. Marché de la terre et liens personnels dans les Abruzzes au Haut Moyen Age, Rome, 2005. 66 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… op. cit. n. 10, p. 268 et p. 271. F. Prinz, Klerus und Krieg im früheren Mittelalter. Untersuchungen zur Rolle der Kirche beim Aufbau der Königsherrschaft, Stuttgart, 1971.

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Conflits et compétition au sein du clergé Corriger les pratiques des clercs L’évolution de la législation conciliaire On a pu voir précédemment que le corpus des actes conciliaires était à la fois très riche et inégalement réparti tout au long du ixe siècle, la plupart des conciles contre les pervasores s’étant tenus sous le règne de Charles le Chauve (840-877). Entre 816 et 843, sur les quatre conciles du corpus, seuls deux consacrent quelques canons à la condamnation des spoliateurs. Il s’agit des assemblées de Paris en 829 et d’Aix-la-Chapelle en 836. Dans ces deux conciles, il n’est question que d’un seul type d’usurpateur : les prêtres ou les évêques qui détournent à leur usage personnel les res ecclesiae. Les quatre canons qui sont consacrés à cette question dans les actes de 829 se limitent à rappeler que les clercs ne doivent plus enrichir leurs parents avec les biens qu’ils ont reçus de l’Église, car il ne s’agit pas de possessions personnelles leur appartenant mais d’un dépôt qui leur a été confié67. Il s’agit davantage d’une mise en garde que d’une réelle condamnation. Il n’est d’ailleurs pas mentionné de punitions telles que l’excommunication ou la dégradation des religieux. Ce même concile rappelle que, sans grande nécessité et sans l’assentiment du primat de la province, aucun évêque ne doit aliéner une terre d’Église, et déplore que souvent, par complaisance, par amour, par amitié ou par crainte, un prélat échange des biens d’Église de plus grande valeur que ceux qu’il reçoit en retour68. Les seuls invasores envisagés alors sont les prêtres qui occupent plusieurs églises rurales quand celles-ci ne sont pas suffisamment dotées pour assurer leur entretien69. Cette tendance de la législation conciliaire du début du siècle n’échappe pas aux grands laïcs qui, quelques années plus tard, s’opposent à l’interdit sanctionnant les biens des églises. En effet, lors du concile de Tusey en 860 les évêques rappellent que tous les ordines sont soumis aux normes protégeant les res ecclesiae des spoliateurs. Les laïcs arguent alors de leur appartenance au siècle pour échapper à ces règles qui, disentils, ne s’appliquent qu’aux clercs.

67  Concile de Paris 829… c. 15 p. 623. Voir aussi le canon 16 p. 623. Ce principe, tiré des écrits de Julien Pomère, est également rappelé dans la Relatio episcoporum de 829 puis plus tard par Hincmar de Reims dans le De ecclesiis. Relatio episcoporum 829, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2) c. 15, p. 34. 68  Concile de Paris 829… c. 17 p. 624. 69  Ibid., c. 49 p. 642. Dans la Relatio episcoporum de 829, ce sont les prêtres et les évêques qui sont accusés de mettre en danger leur église en grevant ses revenus de trop lourdes impositions. Voir Relatio episcoporum 829, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), p. 33, c. 11.

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En 836, le concile d’Aix-la-Chapelle reprend exactement les mêmes mises en garde, mais en mettant cette fois l’accent sur la responsabilité des seuls évêques. Ils ne doivent pas gérer les domaines ecclésiaux comme leurs propriétés, mais comme les biens confiés à eux par Dieu pour les nécessités des autres – on retrouve ici l’influence de Julien Pomère. Ils ne doivent pas employer ce patrimoine selon leur bon plaisir ni pour enrichir leurs parents70. Une petite compilation canonique leur rappelle également l’interdiction d’aliéner les biens ecclésiastiques sans l’accord de leur clergé71. La différence majeure entre ces deux conciles se trouve dans les deux lettres qui les accompagnent. En 829, dans la Relatio episcoporum adressée à Louis le Pieux, aucune allusion n’est faite à de quelconques spoliateurs de res ecclesiae72. En revanche, en 836 le ton change, puisque la lettre synodale est adressée à Pépin d’Aquitaine au sujet de domaines ecclésiastiques qui ont été détournés. Dans certains manuscrits, cette lettre porte même le titre De rebus ecclesiasticis non invadendis, qui été repris par Jean-Paul Migne dans son édition. La tonalité de cette exhortation tranche avec le reste du dossier conciliaire de 836. De plus graves accusations accentuent la responsabilité des voleurs et annoncent leur inéluctable châtiment : Les biens qui sont offerts et consacrés à Dieu doivent être remis au droit des prêtres et il n’est pas permis de les affecter à des besoins extérieurs, de retenir ou d’enlever quoi que ce soit de ces biens, et celui qui tente de le faire est condamné à mort par le Seigneur, comme il est dit dans le livre des Nombres73 : si quelqu’un de l’extérieur s’approchait, il serait mis à mort74.

Les usurpateurs mis en cause ne sont pas des clercs, mais Pépin d’Aquitaine et les grands de son entourage qui occupent des terres ecclésiales. La lettre synodale est bien plus importante que les actes du concile pour la défense des biens ecclésiastiques comprise comme une volonté d’exclure les laïcs. La position des auteurs de cette admonition ne fait aucun doute : il est interdit d’affecter les res ecclesiae à des besoins extérieurs à ceux de l’Église. Le rejet des hommes du siècle est encore renforcé par la citation biblique qui n’utilise pas le mot profanus pour désigner celui qui est hors du temple, mais une périphrase encore plus frappante : si quis externorum, ceux qui sont à l’extérieur. Le châtiment réservé aux spoliateurs est la mort, non pas physique mais spirituelle. Ils se séparent du reste de la communauté des fidèles et ne pourront pas connaître le salut et la vie éternelle. Par ailleurs, c’est 70  Concile d’Aix 836, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1908 (M.G.H. Concilia, 2/2), Livre II c. 19, p. 709. 71  Ibid., Livre II c. 48, p. 718. 72  Relatio Episcoporum, a.  829, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H.  Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), p. 26-51. 73  Nombres 1, 51. 74  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre I, c. 27 p. 739.

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la première fois que, dans les actes conciliaires de notre corpus, les pervasores sont désignés comme des sacrilèges75. La lettre synodale de 836 est la première à être adressée directement aux spoliateurs temporels. Habitués à concevoir en terme d’opposition les relations entre clercs et laïcs à cette époque, les historiens du xxe siècle ont souvent vu dans les canons de 829 et 836 les premières pierres apportées à l’édifice d’une doctrine unique de défense des terres fondée sur l’exclusion des hommes du siècle ; doctrine qui serait ensuite amenée à se développer et à s’amplifier tout au long du ixe siècle76. En réalité, dans la législation conciliaire du règne de Louis le Pieux, le premier souci des prélats est de protéger le patrimoine ecclésial des abus de ses principaux administrateurs : les prêtres, les abbés et les évêques. Et, de fait, dans un tiers des cas, les conflits fonciers du ixe siècle sont internes au clergé. Les évêques font partie des spoliateurs de res ecclesiae incriminés dans les sources. Le lexique employé pour blâmer leurs mauvaises actions ne se distingue pas de celui employé pour désigner l’actio criminalis des laïcs, seuls la caractérisation du crime et les châtiments diffèrent. Les conflits cléricaux les mieux documentés se déroulent sous le règne de Charles le Chauve. Le seul litige important datant du règne de Louis le Pieux voit s’affronter les moines de Saint-Calais à l’évêque du Mans (leur querelle commence dans les années 838). Ces affrontements internes à l’ordo clérical suggèrent que la compétition pour les terres ecclésiales oppose les clercs aux laïcs mais aussi les hommes d’Église entre eux : soit entre pairs (évêques vs évêques, monastères vs monastères, prêtres vs prêtres), soit au sein de la hiérarchie ecclésiastique (prêtre vs évêque, abbé vs évêque). Cette situation n’a rien de surprenant, puisque les clercs sont les premiers – et en théorie les seuls – à gérer le patrimoine ecclésial. Abus de position dominante Les discours de défense des clercs carolingiens s’ouvrent sous le règne de Louis le Pieux par une volonté de réformer la gestion des res ecclesiae et de réprimer les abus observés lors des enquêtes commandées par l’empereur. Il s’agit là d’un des principes du mouvement de réforme de la période carolingienne : l’ordo clérical est le premier à être amélioré, car les clercs doivent montrer l’exemple, ils sont le 75  Ibid., Livre II, c. 39 p. 746. On trouve la citation de saint Augustin sur le fur sacrilegus au c. 74 p. 759. 76  On peut relire les pages de Jean Devisse par exemple : « Commencée en 829, développée de façon décisive à travers la pseudo Décrétale d’Urbain en 857, la sacralisation est devenue, en 860, à Douzy, doctrine officielle de l’Église carolingienne. Elle se transmet, de synode en synode, en particulier dans la région de Reims où elle a très certainement contribué à sauvegarder les biens de l’Église au moment de la plus forte pression féodale. » J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims (845-882), I, Genève, 1976, p. 501-502. Jean Devisse omet de signaler que cette doctrine n’est en fait exprimée que par un seul clerc : Hincmar de Reims. Voir également l’article suivant : M. Rubellin, « Biens et revenus ecclésiastiques : la doctrine des évêques carolingiens… », p. 25-36.

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premier des ordres du royaume. Cette volonté d’amender et de régénérer leur fonction passe par la redéfinition du modèle épiscopal dont les évêques des années 829-830 proposent une nouvelle lecture, en réponse au sentiment diffus de crise et de déclin qui règne alors à la cour impériale77. Les prélats carolingiens sont en position dominante : ils sont les seuls habilités à gérer le temporel des églises et ils semblent profiter d’une période propice aux donations pieuses78. Tous les établissements religieux relèvent alors d’un pouvoir temporel et d’un pouvoir spirituel. On retrouve cette idée chez Hincmar de Reims79. L’évêque exerce le contrôle spirituel sur tous les établissements (monastère, église rurale, oratoire, chapelle) situés dans son diocèse, qui ne doit pas être compris comme un espace administratif aux contours prédéfinis mais comme la projection de sa propre autorité sur certains lieux de culte80. La légitimité du contrôle épiscopal est donc en permanence remise en jeu par les autres pouvoirs : celui de l’évêque voisin, du saint local, ou encore du seigneur temporel. Les prélats ont la mission d’administrer le patrimoine de leur diocèse et de leur église épiscopale. Ils délèguent en partie cette charge aux prêtres. La source qui nous renseigne le mieux sur cette répartition du pouvoir de gestion à l’époque carolingienne est le traité d’Hincmar de Reims, la Collectio de Ecclesiis et Capellis. L’archevêque distingue la dispositio épiscopale – qui est la faculté d’administration pouvant aller jusqu’à la décision d’aliéner les biens, donc d’en disposer – de la dispensatio du prêtre qui désigne sa compétence à répartir les richesses en fonction des différents besoins81. Ces deux fonctions se complètent, l’évêque devant surveiller la gestion de ses prêtres et étant lui-même soumis à la surveillance de son clergé et de ses pairs82.

77  S. Patzold, « Redéfinir l’office épiscopal : les évêques francs face à la crise des années 820-830 », dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, Turnhout, 2006, p. 337-359. 78  Dans la Collectio de Ecclesiis, Hincmar rappelle que les prêtres ne doivent pas se montrer arrogants vis-à-vis des fidèles qui leur donnent leurs biens ni profiter de la situation qui fait que les plus pauvres sont contraints de donner leurs terres à l’église. Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 92. Sur le poids des charges militaires qui conduisent les petits alleutiers à aliéner leur patrimoine, voir : É. Renard, « Une élite paysanne en crise ? Le poids des charges militaires pour les petits alleutiers entre Loire et Rhin au ixe siècle », dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, Turnhout, 2006, p. 315-336. B. Rosenwein, « Property transfers and the Church, eighth to eleventh centuries. An overview », dans Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale, viiie-xe siècle, Rome, 1999, (MEFRM, 111 / 2), p. 563-575. 79  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 90. 80  F. Mazel, L’évêque et le territoire, op. cit., p. 13, passim. 81  Sur la définition de ces deux notions, voir : V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (ive-début ixe siècle), Rennes, 2012. 82  La question de la gestion des biens telle qu’elle est développée par Hincmar de Reims a été étudiée en détail par Martina Stratmann, voir : M. Stratmann, Hinkmar von Reims als Verwalter von Bistum und Kirchenprovinz, Sigmaringen, 1991 (Quellen und Forschungen zum Recht im Mittelalter, 6).

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Le principal problème réside dans le décalage existant entre la conception théorique des possessions ecclésiales et l’usage qu’en font alors les clercs. Les conciles du ixe siècle répètent qu’il ne faut pas confondre les biens de l’Église et ceux du prêtre ou de l’évêque. Dans les faits, il semblerait qu’il soit souvent difficile à l’époque de concevoir l’existence d’un patrimoine ecclésial distinct des propriétés personnelles des prélats83. Dans une lettre datant de 864, Hincmar déplore ainsi la gestion de son suffragant Rothade de Soissons : Plus de cinq cents personnes ont été témoins du fait que le missus du roi a rapporté devant le synode un calice orné de pierres précieuses que l’évêque avait donné en gage à un cabaretier et à une tenancière de taverne ; elles savent qu’il a remis des couronnes d’argent à un juif, qu’il a dissimulé l’existence de biens ecclésiastiques pour les faire exploiter clandestinement à son profit, qu’il a détourné des vases d’argent d’un poids respectable et qui appartenaient depuis longtemps à son église, qu’il a dilapidé selon sa fantaisie, sans le consentement de son métropolitain, ni celui de ses évêques, ni des prêtres de son diocèse ou d’un trésorier, des biens amassés par ses prédécesseurs ou remis par des fidèles84.

Le récit d’Hincmar frise le topos littéraire. L’accusation de détournement des terres ecclésiales fait écho à l’exemple biblique d’Ananie et Saphire, mais elle indique également que ces pratiques, qu’elles aient été ou non le fait de Rothade, sont attestées à l’époque et font partie des lieux communs pour dénoncer les mauvais gestionnaires. Les témoignages concrets sur les abus de gestion des clercs ne sont pas très nombreux et souvent peu détaillés. Les reproches sont de plusieurs ordres. Aux seuls évêques, il est reproché d’imposer de trop lourdes charges, en tant que seigneurs, sur les domaines de leur diocèse85. Aux évêques et aux prêtres, il est fait grief de favoriser leur parentèle en distribuant les terres des églises. Ce motif est particulièrement présent dans les actes des conciles de 829 et 836, ceux-là mêmes qui réintroduisent en Francie la pensée de Julien Pomère. En 829, le concile condamne les évêques qui achètent avec les biens qui leur sont confiés des domaines ou des esclaves pour leur famille et leurs amis. « Les droits ecclésiastiques sont arrachés et le ministère sacerdotal est noirci et même trahi et méprisé par ces détournements86. » Il est alors rappelé que le prélat peut disposer comme il l’en-

83  La personnalité juridique de l’église n’est pas formulée avant le xiiie siècle. F. R. Ducros, « Le statut des biens ecclésiastiques »… p.  107-129. Sur l’existence et le rôle des économes en Occident, voir : P. Fourneret, Biens ecclésiastiques, dans A. Vacant, E. Mangenot et E. Amann (dir.), Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1905, col. 857. 84 J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims (845-882), II, Genève, 1976, p. 595-596. 85  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 90. 86  Concile de Paris 829… c. 16, p. 623.

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tend des possessions qu’il a reçues en héritage ou acquêts avant d’accéder au siège épiscopal, mais qu’une fois devenu évêque, toutes les richesses qu’il a reçues en son nom ou au nom de ses proches doivent revenir à l’église qu’il dirige. Le même principe s’applique aux prêtres qui achètent avec les ressources ecclésiales des domaines pour leurs parents : à leur mort, ces terres doivent retourner à l’église. Ces reproches se trouvent dans des sources normatives, et plus rarement dans les documents de la pratique ou les sources narratives87. Si l’on excepte les exactions seigneuriales des évêques, les autres accusations ont toutes trait au même problème : la confusion entre le patrimoine personnel des clercs et les biens de leur église. On comprend alors que les prélats carolingiens se soient intéressés à la doctrine de Julien Pomère, puisque toute son œuvre traite de la difficulté pour les clercs d’assumer leurs devoirs de gestionnaires de richesses qui ne leur appartiennent pas en propre. Avant de lutter contre les abus liés au système des bénéfices confiés aux laïcs, les premières mesures prises par les carolingiens dans le cadre de la défense des res ecclesiae visent donc à assainir la gestion des ressources et à rappeler que le patrimoine ecclésial n’est pas la propriété des évêques, mais qu’il s’agit de biens communs qui leur sont confiés et dont ils ont la garde : « les évêques ne dominent pas, ils rendent service88 ». Les sources hagiographiques de cette période participent à ce discours défensif en proposant des contre-modèles. On trouve dans les gesta du Mans, d’Auxerre et de Fontenelle une alternance entre les portraits des bons et des mauvais gestionnaires. Le plus célèbre est sans doute Teutsinde, abbé du monastère de SaintWandrille, accusé d’avoir abandonné en bénéfice à des laïcs et à ses proches plus d’un tiers des biens monastiques dans les années 73589. Son abbatiat est décrit par le chroniqueur comme une période de tyrannie et non de gouvernement, mais le plus intéressant dans ce passage est sans doute l’explication que donne alors l’auteur de la situation : Car au temps où des rois grands et zélés pour la religion chrétienne offraient de nombreux biens et des propriétés, toute indigence étant exclue, il n’y avait qu’un seul cœur et une seule âme dans la milice nombreuse des serviteurs de Dieu ; toutes choses leur étaient communes, personne ne disait avoir quelque chose en propre, mais à l’exemple

87  On les retrouve ensuite dans les actes du concile d’Aix 836, puis dans la collection du PseudoIsidore. Concile d’Aix 836, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1908 (M.G.H. Concilia, 2/2), c. 19 et c. 30. Pie, Deuxième lettre aux évêques d’Italie, dans Décrétales pseudo-isidoriennes… p. 118. Hérard de Tours, Capitulaires, éd. R. Pokorny et M. Stratmann, Hanovre, 1995, (M.G.H., Capitula episcoporum, 2), c. 44 et c. 49. 88  S. Patzold, « Redéfinir l’office épiscopal : les évêques francs face à la crise des années 820-830 », dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, Turnhout, 2006, p. 347. 89  I. Wood, « Teutsind, Witlaïc and the history of merovingian precaria », dans W. Davies et P. Fouracre (dir.), Property and power in the early middle ages, Cambridge, 1995, p. 31-52.

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de la primitive Église, ils servaient le seigneur avec bonheur et sans préoccupation. Car ils savaient qu’ils recevraient du père du monastère tout le nécessaire90.

Pour le chroniqueur, les abus des clercs sont dus aux spoliations subies par les lieux saints au viiie siècle. Les moines ne conservent plus que le strict nécessaire pour couvrir leurs besoins, la raréfaction soudaine des richesses aurait entraîné un réflexe de chacun pour soi ; à l’idéal monastique de la communauté des biens aurait succédé l’appropriation individuelle, signe du désarroi et de la crise matérielle et spirituelle traversée par la communauté. Or, la chronique est rédigée dans les années 830. L’auteur est donc contemporain de l’arrêt des divisions (818) et de la redécouverte de Julien Pomère. Il est très probable qu’il projette sur la situation du viiie siècle une conception et des problématiques de son temps. Si l’on suit Walter Goffart, l’arrêt des divisions en 818 permet aux établissements religieux d’accroître à nouveau leur patrimoine en profitant des biens superflus91. Dans ce cas, le souci des prélats des années 830 de distinguer les possessions personnelles de l’évêque du patrimoine ecclésial trouverait son origine dans cette mesure : après des temps difficiles de pénurie, la peur de manquer aurait encouragé une thésaurisation personnelle des clercs, devenue inutile après 818. Au même moment, on assiste à un renforcement du pouvoir épiscopal sur le sol, signe d’une compétition accrue pour l’accès aux res ecclesiae. Par ailleurs, les hommes d’Église ne diffèrent pas des hommes du siècle : la gestion épiscopale est influencée par des pratiques foncières courantes au sein de l’élite. Clercs comme laïcs, tous les grands du royaume donnent la primauté à la transmission familiale des honores et défendent leur droit à l’hereditas. C’est le cas de la famille de l’évêque Pardoul de Laon au sein de laquelle se transmet sur plusieurs générations la villa de Folembray92. La distinction entre les deux élites est plus fragile que ne voudraient le faire croire les auteurs carolingiens. Les membres du clergé sont issus des mêmes milieux que les potentes laïcs, comme eux, ils ont tout intérêt à obtenir du roi des bénéfices pour maintenir leur rang au sein de l’élite. La compétition pour les honores et l’importance du réseau familial chez les hommes d’Église pourraient également expliquer la condamnation des deux abus que sont l’appropriation et le détournement des terres d’Église par les clercs au profit de leurs proches. Dans cette hypothèse, les laïcs seraient exclus du contrôle des res ecclesiae non en raison 90  Gesta abbatum Fontanellensium, Chronique des abbés de Fontenelle (Saint-Wandrille), éd. et trad. P. Pradié, Paris, 1999, (Les classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 40), p. 77. 91 W. Goffart, The Le Mans Forgeries. A chapter from the history of Church property in the ninth century, Harvard, 1966, p. 11-14. 92  R.  Le  Jan, « Malo ordine tenent. Transferts patrimoniaux et conflits dans le monde franc (viie-xe siècle) », dans Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale, viiie-xe siècle, Rome, 1999, (MEFRM, 111/2), p. 951-972. J. P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (vie-ixe siècles), Bruxelles, 2006, p. 189.

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de leur différence intrinsèque, mais plutôt en raison d’une distinction insuffisante de l’ordo clérical. Les élites militaires et religieuses partagent les mêmes pratiques foncières, aussi les clercs sont-ils invités à abandonner certaines de leurs habitudes de gestion héritées du siècle et le champ d’action des laïcs est-il limité pour éviter toute confusion entre les deux ordres.

Compétition et hiérarchie au sein du clergé La compétition opposant les clercs entre eux pour le contrôle des richesses ecclésiales revêt deux formes : soit les acteurs sont des égaux dans la hiérarchie ecclésiastique ; soit leur rivalité s’inscrit dans une trame de relations d’autorité (famille, diocèse, immunité, bénéfice). S’il est possible dans le premier cas de parler de compétition simple pour les terres d’Église, dans le second, les relations préexistantes complexifient le modèle initial qui voudrait que la compétition ne puisse se dérouler qu’entre des adversaires se trouvant à égalité dans la hiérarchie sociale pour pouvoir revendiquer le même bien – ou qui revendiquent justement cette égalité même s’ils occupent un rang différent. La question de l’égalité entre compétiteurs est importante dans la contestation des bénéfices ecclésiastiques occupés par des laïcs, et elle joue également un rôle dans la concurrence entre hommes d’Église. Parmi les clercs, trois protagonistes revendiquent des bénéfices et prennent part au jeu agonistique : les prêtres, les évêques et les communautés monastiques. La hiérarchie ecclésiastique organise les rapports entre ces différents acteurs qui peuvent s’opposer entre eux, à un niveau horizontal (prêtre vs prêtre, prélat vs prélat, monastère vs monastère) ou, au contraire, rivaliser dans une dynamique verticale. Tous les cas de figure ne sont pas présents dans la documentation carolingienne. Il existe des conflits mettant aux prises deux prêtres, mais aucune source n’en a gardé un témoignage détaillé. Seul Hincmar de Reims dans le De Ecclesiis rappelle que « l’évêque devra donner des juges aux prêtres qui se disputent au sujet d’une paroisse rurale93 ». À l’autre extrémité de l’échelle ecclésiastique, les différends entre prélats sont beaucoup plus nombreux dans les sources, mais toujours aussi mal renseignés. Quant aux conflits entre communautés monastiques, on n’en connait qu’un seul exemple pour tout le ixe siècle : celui qui s’élève entre Fleury et Saint-Denis. La mise en place des mensa fratrum et les rivalités liées au partage des biens monastiques constituent une autre étape, qui est essentielle dans l’évolution de la défense des res ecclesiae au cours du siècle. D’une manière générale, les litiges les mieux documentés sont ceux qui se déroulent entre niveaux hiérarchiques différents, alors qu’au contraire, les cas de 93  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 70.

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compétition horizontale, qui se déroulent entre égaux, fournissent peu de matière textuelle pour en reconstituer le déroulement. Au ixe siècle, il existe dans les régions situées entre Loire et Rhin trois types de conflits fonciers hiérarchiques : un évêque s’oppose à l’un de ses prêtres diocésains au sujet d’une terre ; un archevêque rappelle à l’ordre l’un de ses suffragants ; un monastère conteste le contrôle épiscopal sur ses biens et revendique sa libertas. À chaque fois les enjeux varient. Dans le premier cas, le différend porte sur un problème de gestion seigneuriale ; dans le second, sur une question de respect de l’autorité métropolitaine ; dans le dernier, l’objectif est de contrôler l’accès au sacré. Les deux premiers types de litiges sont documentés par Hincmar de Reims en particulier alors que les cas de revendication de leur libertas par les monastères sont connus par diverses sources, témoignant d’un intérêt plus important porté à ce type de conflits à l’époque. Voyons à présent dans le détail ce que nous apprennent ces différents affrontements horizontaux ou hiérarchiques sur le fonctionnement de la compétition pour les res ecclesiae. Évêques vs évêques Les différends entre prélats ne portent pas sur la définition des limites de leur territoire (selon une logique plus proche de la cartographie moderne que des mentalités carolingiennes) mais sur la répartition des res ecclesiae entre eux94. Deux dossiers sont bien documentés : ceux des églises de Soissons et de Langres. Hincmar de Reims surveille de près Rothade de Soissons et rapporte dans sa correspondance les litiges qui opposent son suffragant tantôt à Erpoin de Senlis95, tantôt à Odon de Beauvais96 pour le contrôle d’églises et de domaines ruraux. Isaac de Langres dispute de son côté la villa de Vandœuvre à Ottulf de Troyes97. Son successeur, Albéric de Langres, accuse Frothaire de Toul de perturber la répartition des dîmes dans la région en consacrant de nouvelles églises98. Ce même Frothaire se plaint à son tour à Drogon de Metz : il lui reproche d’avoir laissé des moines de son diocèse fonder une celle sur le territoire de l’église de Toul sans son accord. Drogon est le seigneur de la celle de Varangéville, qui vient d’être fondée par des 94 B. Rosenwein, Negotiating space. Power, restraint and privileges of immunity in early medieval Europe, Ithaca, 1999, p. 115-134 : voir en particulier l’analyse du conflit foncier opposant l’abbé Fulrad de SaintDenis à l’évêque Angilramn de Metz. F. Mazel (dir.), L’espace du diocèse. Genèse d’un territoire dans l’Occident médiéval ve-xiiie siècle), Rennes, 2008. 95  Lettre rapportée par Flodoard. Hincmar de Reims, Epistola no 193, éd. E. Perels, Berlin, 1939, (M.G.H., Epistolae, 8/1) p. 202. 96  Ibid., p. 247-250, p. 279 et p. 333. 97  Aucun texte ne nous est parvenu de ce conflit. Concile de Troyes 878, éd. J. D. Mansi dans Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, 17B, Venise, réimpr. 1901-1927, col. 349. 98  La correspondance d’un évêque carolingien, Frothaire de Toul (ca 813-847), avec les lettres de Theuthilde, abbesse de Remiremont, éd. M. Parisse, Paris, 1998, lettre no 31 p. 146.

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religieux venus de Gorze, il exerce sur elle sa dominatio, mais, comme elle se situe dans l’évêché de Toul, Frothaire lui rappelle qu’il doit donner son accord avant l’installation des frères et que la surveillance disciplinaire lui revient99. La plupart de ces conflits naissent à l’occasion de la fondation d’un nouveau lieu saint et soulèvent le problème de la répartition des dîmes et des droits entre l’évêque seigneur et l’évêque diocésain100. Les prélats interagissent les uns avec les autres pour obtenir une meilleure répartition des richesses foncières, ils négocient, s’allient, s’opposent101. Les nouvelles églises entraînent une redéfinition des affectations des dîmes et des offrandes. Dans les régions où ces fondations s’expliquent par un accroissement démographique, cela ne pose pas de problème : les nouveaux habitants augmentent le bassin de ressources disponibles. Dans les régions où les fondations ne sont pas liées à un essor démographique, le partage est plus délicat. Là où auparavant il n’existait qu’une seule église, on en trouve désormais deux, pour la même quantité de richesses. La compétition se joue ici sur deux niveaux : influencer la répartition des revenus entre anciens et nouveaux lieux de culte ; affirmer son autorité et son pouvoir. À cet égard, la lettre de Frothaire de Toul est éloquente. On y apprend que Drogon de Metz profite de la bienveillance de Frothaire envers les moines de Gorze (Frothaire y a été éduqué) pour fonder une nouvelle celle à Varangéville sans avoir à lui demander son accord, alors que Frothaire est l’évêque diocésain du lieu. L’évêque de Toul en est conscient, il accepte la nouvelle communauté mais demande à Drogon de ménager son honneur : Il faut qu’à l’avenir cela soit corrigé par votre zèle comme il convient, pour que vos oreilles ne soient plus importunées par cette affaire, et que nous ne soyons pas dépossédés du droit qui nous est conféré par les canons, ni du respect qui nous est dû102.

Le respect de leur autorité et la préservation de leur honneur expliquent le silence des sources au sujet des conflits entre prélats. Les évêques n’ont pas intérêt à ce que leurs différends se règlent devant un concile103. La société du ixe siècle est

99  Ibid., lettre no 10 p. 109. 100  Le problème des nouvelles fondations est récurrent à cette époque. Le texte juridique le plus important est la Collectio de Ecclesiis d’Hincmar de Reims, mais cette question est aussi traitée par les faussaires isidoriens. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… Livre I c. 51 et sqq (authentiques), c. 334 (interpolé). La littérature hagiographique rapporte également quelques cas de conflits de ce type, voir : Heiric d’Auxerre, De Miraculis sancti Germani, éd. L. M. Duru, Paris, 1864, p. 114-192, (Bibliothèque Historique de l’Yonne, 2) p. 140, c. 3. Voir : S. Wood, The proprietary church… p. 76. 101  Ce phénomène de coopétition existe déjà à l’époque mérovingienne : Ch. Mériaux, « La compétition pour l’épiscopat en Gaule mérovingienne » dans R. Le Jan, G. Bürher-Thierry et S. Gasparri (dir.), Coopétition : Rivaliser, op. cit. 102  La correspondance d’un évêque carolingien… lettre no 10 p. 109. 103 L.  Jégou, L’évêque, juge de paix. L’autorité épiscopale et le règlement des conflits entre Loire et Elbe (milieu viiie-milieu xie siècle), Turnhout, 2011 (HAMA, 11), p. 144.

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tissée par les liens d’interconnaissance où l’honneur, la réputation et le prestige jouent un rôle majeur dans la construction des identités et des pouvoirs. Lors d’un procès devant un plaid ou un concile, les parties attendent que la publicité du jugement rendu garantisse leur accord et leurs droits. Quand les évêques se disputent l’attribution des res et facultates d’une église ou d’une celle, il ne peut pas y avoir de compromis. La lutte qui les oppose exige de distinguer un perdant et un gagnant. Or, toute défaite rendue publique par un procès fragiliserait le pouvoir de l’évêque débouté. La distinction entre pouvoir seigneurial et autorité diocésaine est déjà en soi une forme de compromis permettant aux deux prélats de se partager les lieux disputés. Les conflits émergent quand les attributions entre ces deux pouvoirs ne sont pas bien délimitées, en particulier lors du partage des dîmes et des offrandes. L’évêque diocésain et l’évêque propriétaire peuvent s’affronter au moment de la collecte, de la gestion et de l’affectation des revenus de l’église. Parfois, l’un des prélats cherche à éliminer son concurrent en réunissant sous sa seule autorité toutes les compétences et tous les droits attachés au domaine en question. Fleury vs Saint-Denis : une exception ? Les communautés monastiques s’opposent très rarement entre elles pour le contrôle des res et facultates. Le seul cas connu est resté fort célèbre et a donné lieu à de nombreuses gloses de la part des historiens du droit. Il s’agit du conflit qui oppose le monastère de Fleury à celui de Saint-Denis dans les années 818-827. Les deux communautés se disputent la possession de groupes de mancipia se trouvant dans des domaines en Gâtinais104. L’histoire nous est rapportée par le moine de Fleury, Adrevald, dans les Miracula sancti Benedicti105. Lors d’un premier conflit (c. 24), ce dernier rapporte que l’abbé de Fleury fit un cadeau au viguier chargé de présider le tribunal, mais celui-ci, ayant déjà reçu un don de Saint-Denis, débouta les religieux de Saint-Benoît. Il est aussitôt puni par le saint qui le fait mourir d’une chute de cheval. Un second procès est alors organisé que Fleury remporte. Quelques années plus tard, les deux monastères s’opposent de nouveau pour la possession d’un groupe d’esclaves (c. 25). Ce second litige est le plus célèbre, car 104  On ignore à qui appartenaient les terres sur lesquelles se trouvaient les mancipia. Cette information est importante car les mancipia sont alors conçus comme des biens meubles attachés à une terre. J. Nelson, « Dispute settlement in Carolingian West Francia », dans W. Davies et P. Fouracre (dir.), The settlement of disputes in early medieval Europe, Cambridge, 1986, p. 45-64. P. Wormald, The Making of English law : King Alfred to the Twelfth Century, Oxford, 1999, p. 30, 33 et 70. E. Bournazel, « Du droit romain aux lois barbares : du bon usage de la lèse-majesté aux temps carolingiens » dans A. Dubreucq (dir.), Traditio Juris. Permanence et/ou discontinuité du droit romain durant le haut Moyen Âge, Lyon, 2005, p. 241. 105  Les miracles de saint Benoît, éd. E. de Certain, Paris, 1888, (Société de l’histoire de France, 85), c. 24 et c. 25. Adrevald compose son récit entre 865 et 877.

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il a donné lieu à une enquête menée par les missi Jonas d’Orléans et Hugues de Tours entre 818 et 827106, puis à un procès où les juges locaux s’avouèrent incapables de régler l’affaire en raison de leur méconnaissance du droit romain. À cette occasion, il est rappelé que les églises vivent sub lege romana. Un nouveau plaid est organisé à Orléans où « un juriste au nom de bête » (identifié par Janet Nelson avec Loup de Ferrières107) ordonne de partager les mancipia litigieux entre les deux établissements, provoquant la colère d’Adrevald qui aurait préféré que son saint l’emporte. Ce qui est remarquable dans cette anecdote, ce n’est pas la méconnaissance du droit romain – il est probable que les missi ont eu recours à ce prétexte pour transporter le plaid à Orléans – mais la volonté des deux communautés de ne pas négocier108. Les deux monastères recherchent la victoire et non le compromis109. Leur relation s’inscrit alors dans un cadre compétitif, soit territorial et religieux – les esclaves disputés se trouvant en Gâtinais, peut-être les moines de Fleury craignent-ils que Saint-Denis n’étende son influence dans cette région110 ; soit plus politique – les deux monastères ont toujours été très proches, s’échangeant des terres et des reliques111. Une hypothèse possible serait alors d’envisager un différend récent entre Adalgaud de Fleury et Hilduin112. Pour Adrevald, le règlement proposé par Loup de Ferrières est un affront. En partageant les mancipia entre les deux établissements, Loup empêche de désigner un vainqueur. Dans ce type de litige, le règlement s’effectue en principe par un duel judiciaire, s’il s’agit d’un conflit entre une église et un laïc, soit par l’épreuve de la croix, si les deux parties sont des lieux saints113. Or, on assiste au début du 106 Je reprends la datation et l’identification proposées par Philippe  Depreux. Ph.  Depreux, Prosopographie de l’entourage de Louis le Pieux (781-840), Sigmaringen, 1997, p. 264. 107  J. Nelson, « Dispute settlement in Carolingian West Francia », dans W. Davies et P. Fouracre (dir.), The settlement of disputes in early medieval Europe, Cambridge, 1986, p. 45-64. 108  On retrouve des situations comparables un siècle plus tard, voir : B. Rosenwein, T. Head et S. Farmer, « Monks and their enemies », … p. 764-796. 109 J. Nelson, op. cit. n. 484, p. 63. 110  Hilduin mène dans les années 820 une importante politique de réorganisation du patrimoine foncier de Saint-Denis. D. Songzoni, « Le chartrier de l’abbaye de Saint-Denis au haut Moyen Âge », dans Pecia, 3, 2003. A. Stoclet, « Evindicatio et petitio. Le recouvrement de biens monastiques en Neustrie sous les premiers Carolingiens. L’exemple de Saint-Denis », dans H. Atsma (dir.), La Neustrie : les pays au nord de la Loire, II, Sigmaringen, 1989, p. 125-149. 111  Au c. 28 Adrevald rapporte le don des reliques de saint Sébastien offert par Hilduin à l’abbé Boson de Fleury, successeur d’Adalgaud, signe que les relations entre les deux monastères se sont détendues. Les miracles de saint Benoît, éd. E. de Certain, Paris, 1888, (Société de l’histoire de France, 85). P. Geary, Le vol des reliques au Moyen Âge : Furta sacra, trad., Paris, 1993, p. 174. 112  L’abbé Adalgaud n’a pas encore été identifié. Il est curieux cependant qu’un des frères de Loup de Ferrières porte le même nom. Loup de Ferrières, Correspondance, I, éd. L. Levillain, Paris, 2e éd., 1964, lettre no 11 p. 83. 113  L’exemple le plus célèbre est celui qui oppose le champion de Saint-Denis à celui de l’évêque de Paris en 775. Die Urkunden Pippins, Karlmanns und Karls des Grossen, éd. E.  Mühlbacher, Hanovre, 1906

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ixe siècle à une évolution du droit canon : Louis le Pieux interdit dans un capitulaire de 818-819 l’épreuve de la croix en cas de conflit entre deux églises. Il faut désormais négocier ou imposer le jugement, ce que fait Loup de Ferrières114. L’exemple de Fleury et Saint-Denis est un cas unique dans la documentation du ixe siècle. Aucun autre conflit opposant deux communautés monastiques n’a été enregistré. Cette lacune s’explique par le souci qu’ont alors les clercs de préserver le prestige de leurs établissements. Il ne peut y avoir un vainqueur et un perdant. Dans l’ordalie, le monastère débouté perd non seulement ses terres, mais aussi une grande partie de l’aura sacrée qui fonde sa puissance. Tout échec est interprété comme une marque de la faiblesse de son saint protecteur, voire comme le signe d’un châtiment divin. La même intention guide Louis le Pieux en 818 quand il prohibe l’ordalie par la croix : il devient impossible pour deux églises de rivaliser entre elles. Tous les lieux de culte sont alors placés sur un pied d’égalité. Ces rapports de force valent également pour les hommes d’Église. En revanche, les sources redeviennent plus prolixes concernant les cas de compétition verticale : les conflits qui opposent des acteurs de rang hiérarchique différent sont les mieux renseignés dans la documentation. Prêtres vs prélats Les exactions commises par les évêques dans leur diocèse sont critiquées par Hincmar de Reims dans la Collectio de Ecclesiis. L’archevêque entreprend la rédaction de cet opuscule pour permettre à Charles le Chauve de disposer de règles canoniques pour juger une affaire opposant son suffragant Rothade de Soissons au prêtre Adelold. Rothade a exigé du prêtre une somme indue ; Adelold s’est alors plaint de cet abus à Hincmar et l’affaire a été jugée à Quierzy en 858 en faveur du prêtre115. Il s’agit du conflit mettant en scène un prêtre rural le mieux documenté de la période. On dispose bien de quelques chartes, comme cet acte de restitution en faveur du monastère de Saint-Bénigne rapportant qu’un manse appartenant aux moines avait été indûment retenu par un prêtre116, preuve que ce type de litige continue d’exister tout au long du ixe siècle, mais sans attirer l’attention des auteurs contemporains ni des compilateurs postérieurs. À Saint-Bénigne, on se trouve dans une configuration hiérarchique un peu biaisée : le prêtre est un bénéficier du monastère. Il semblerait que dans ce cas précis il ne s’agisse donc (M.G.H., Dipl. Kar., 1), no 102 (775), p. 146-147. 114  F. L. Ganshof, « Contribution à l’application du droit romain et des capitulaires dans la monarchie franque sous les Carolingiens », dans Studi in onore di Edoardo Volterra, Milan, 1971, 3, p. 598. 115 J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims (845-882), II, Genève, 1976, p. 583-587, p. 845. 116 G. Chevrier et alii (éds), Chartes et documents de Saint-Bénigne de Dijon… acte no 103 (a. 877), p. 136.

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pas d’une compétition opposant les moines au prêtre, mais de l’occupation de biens monastiques en vue d’en obtenir la rétrocession en précaire. Ces terres sont soit une donation familiale contestée, soit une partie de la dotation d’une église appartenant à Saint-Bénigne : la charte ne précise pas si le prêtre agit en son nom propre ou au nom de son église. On se retrouve donc dans une situation où le conflit sert à créer du lien social et à négocier les relations entre ce prêtre et les moines, indépendamment de tout processus agonistique117. Évêques vs archevêque : le cas des deux Hincmar Hincmar de Reims éclaire également les oppositions pouvant exister entre les évêques suffragants et leur métropolitain. Le différend qui s’élève entre l’archevêque de Reims et son neveu l’évêque de Laon en est le meilleur exemple. Au début du conflit, les deux Hincmar se disputent le contrôle de plusieurs villae appartenant à l’église de Reims mais situées dans le diocèse de Laon118. Les domaines d’Aguilcourt, de Juvincourt et de Folembray sont des enclaves de la seigneurie ecclésiastique de Reims. L’archevêque exerce sur ces possessions les mêmes droits que tout autre seigneur, et Hincmar de Laon y détient l’autorité diocésaine. Mais la délimitation entre leurs deux pouvoirs n’est pas évidente, surtout quand le neveu décide de s’émanciper de la tutelle de son oncle en remettant en cause son droit seigneurial et en rejetant son autorité de métropolitain. Cette volonté d’autonomie est bien visible dans le dossier de la villa de Folembray. Ce domaine, constitué de plusieurs parcelles de terres et d’une église baptismale, appartient à l’église de Reims mais se trouve dans le diocèse de Laon. L’archevêque Tilpin l’a donné en bénéfice à Raoul, le grand-père de l’évêque Pardoul de Laon. Le bien est conservé par la famille de Pardoul jusque dans les années 860 (Pardoul meurt en 856 et Hincmar de Reims écrit pour la première fois à ce sujet à son neveu en 860). À cette date, le prêtre de l’église voisine, située dans le domaine de Coucy, assure le service liturgique, car l’office de Folembray est alors vacant. Il revendique bientôt pour son église de Coucy le contrôle de celle de Folembray, ce 117  Sur le processus de ce type de conflit créateur de lien social, voir : B. Rosenwein, Negotiating space. Power, restraint and privileges of immunity in early medieval Europe, Ithaca, 1999. On retrouve une situation similaire à Saint-Bertin où l’abbé Hilduin obtient la restitution d’une celle confiée à un moine Goibert. L’acte ne précise pas si ce moine tient la celle en précaire (il en est le fondateur) ou s’il en a la direction spirituelle : de toute évidence et comme dans tout processus coopétitif, l’objectif poursuivi par les deux parties est de négocier leur relation et non d’évincer l’autre. Hilduin vient d’arriver à l’abbatiat et quelques années plus tard il confirme la celle au fils du moine Goibert. Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, (840-877), II, éd. M. Prou et G. Tessier, Paris, 1953-1955, no 489 p. 622-625. 118 Quatre villae sont alors disputées : Aguilcourt, Folembray, Juvincourt et Gundulfi villa. Pour une édition des sources de ce conflit, voir : Die Streitschriften Hinkmars von Reims und Hinkmars von Laon, 869-871, éd. R. Schieffer, Hanovre, 2003, (M.G.H., Concilia, 4/2), p. 71, 146 et 180-361. P. R. McKeon, Hincmar of Laon and Carolingian politics, Londres, 1978.

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qu’Hincmar de Laon refuse. Pour mettre un terme à la vacance et clore cette situation ambigüe, l’archevêque de Reims propose à son neveu un nouveau prêtre – ce qui est conforme à son droit de seigneur du lieu – mais Hincmar de Laon rejette le candidat et remet en cause l’appartenance de Folembray à l’église de Reims. La situation s’envenime assez vite : pour faire pression sur son oncle, Hincmar frappe d’interdit l’église de Folembray. Les habitants du domaine se plaignent à l’archevêque de Reims et défendent l’indépendance de leur église – ils ne veulent pas donner leurs dîmes à celle de Coucy. Pour le métropolitain, il n’y a aucune raison canonique d’attribuer Folembray à Coucy et, de ce fait, de faire passer le domaine sous le contrôle de son neveu, le prêtre de Coucy étant un clerc de Laon. L’église est en effet suffisamment dotée, elle est en bon état et aucun obstacle naturel n’empêche son accès. L’issue de ce conflit reste inconnue, mais il est évident que ni l’oncle ni le neveu ne se seraient satisfaits d’un compromis : la volonté d’aller à la rupture est évidente des deux côtés. On assiste à une contestation à caractère compétitif. Deux évêques, qui sont des pairs mais non des égaux, recherchent au même moment à contrôler le même bien ecclésiastique. Cependant, la superposition des liens existants entre eux brouille le processus agonistique. À leur relation familiale initiale (oncle et neveu119), s’ajoute l’autorité du métropolitain sur son suffragant et l’enchevêtrement entre pouvoir seigneurial et autorité diocésaine. La multiplication des conflits fonciers à Laon à cette époque peut s’expliquer par la conjonction de plusieurs facteurs. Démographiques d’abord : on sait que l’évêque de Laon peine à trouver des terres libres pour ses nombreux bénéficiers ; économiques ensuite : selon Susan Wood, ces églises se trouvent dans des régions fraîchement déboisées, ce qui aurait permis d’accroître en peu de temps leur nombre de fidèles et donc leurs dîmes et leur valeur120 ; politiques enfin : Hincmar de Laon est dans une démarche systématique d’opposition et d’émancipation par rapport à l’autorité de son métropolitain121.

119  Hincmar de Reims est l’oncle maternel de l’évêque de Laon. Il joue un rôle protecteur envers son neveu, notamment en soutenant son élection au siège de Laon. Les sources ne permettent pas de reconstituer la relation existant entre les deux Hincmar et il est difficile de conclure à une infériorité familiale et sociale d’Hincmar de Laon qui le pousserait à s’affirmer contre son oncle. Sur la spécificité des relations entre oncle et neveu, voir : L. Leleu, « Semper patrui in fratrum filios seviunt. » Les oncles se déchaînent toujours contre les fils de leurs frères. Autour de Thietmar de Mersebourg et de sa Chronique. Représentations de la parenté aristocratique en Germanie vers l’an mille dans les sources narratives, Thèse de doctorat, sous la dir. de Régine Le Jan, Université Paris I, Panthéon-Sorbonne, Juin 2010. 120 S. Wood, The proprietary church… p. 72. 121  Opposition qu’il faut mettre en lien avec les normes canoniques diffusées par les faussaires isidoriens à la même époque. Voir : H. Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung der pseudoisidorischen Fälschungen. Von ihrem Auftauchen bis in die neuere Zeit, Stuttgart, 1972-1974 (Schriften der MGH, 24), p. 191. É. Lesne, La hiérarchie épiscopale, provinces, métropolitaines et primats en Gaule et en Germanie depuis la réforme de saint Boniface jusqu’à la mort d’Hincmar (742-882), Lille, 1905.

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Dans ces conflits à caractère agonistique où l’on ne recherche pas de compromis, la distance hiérarchique joue un rôle important. L’un des deux adversaires part désavantagé, on pourrait même penser que son combat est perdu d’avance puisqu’il ne dispose pas de la même marge de manœuvre que son rival. Cependant, l’existence de liens hiérarchiques préexistants et parfois redoublés (familiaux, vassaliques, religieux) ne freine pas la compétition. Le cas des deux Hincmar en témoigne. L’évêque de Laon est conscient de la distance qui le sépare de son adversaire, cela ne l’empêche pas de s’opposer à lui, car l’enjeu premier (le contrôle des villae) cache un objectif secondaire bien plus important : contester la supériorité et l’autorité du métropolitain. Aucun compétiteur ne s’engage à concourir sans avoir au préalable évalué ses chances de victoire. Hincmar de Laon est toujours l’initiateur des litiges fonciers. Il a tout à gagner à rivaliser avec son oncle. En revendiquant la possession de ces domaines, il se place implicitement au même niveau qu’Hincmar de Reims, il s’adresse à lui comme à un égal, sans témoigner de respect particulier pour son titre de métropolitain, sans reconnaître en lui l’oncle qui a favorisé son élection à Laon. L’objectif d’Hincmar le Jeune est d’annuler la supériorité de son oncle, de le neutraliser par la compétition pour que l’autorité qu’il tire de son rang d’archevêque soit redistribuée collectivement entre tous les évêques. Hincmar de Laon privilégie d’ailleurs le recours au concile pour négocier et régler les différends qui l’opposent à d’autres prélats122. L’archevêque de Reims est conscient de cet enjeu implicite. Plutôt conciliant au début du conflit, il refuse très vite toute négociation avec son neveu : un compromis signerait sa défaite. Il se place au contraire dans une ligne défensive intransigeante, rappelant sa préséance et le respect que doit son neveu à son autorité de métropolitain et d’oncle123. Évêques et monastères Deux types de spoliation fournissent une documentation plus abondante que les autres, signe d’un intérêt particulier des contemporains pour ces problématiques : les conflits au sujet des villae possédant une église et les litiges opposant les moines aux évêques. Dans les deux cas, les biens-fonds sont importants par leur taille et leur prestige. Les villae avec église drainent les dîmes et les offrandes des habitants. La dimension économique rejoint le souci pastoral : plus le nombre 122  Sur la compétition comme moyen de neutraliser les pouvoirs rivaux, voir : J. L. Boilleau, Conflit et lien social : la rivalité contre la domination, Paris, 1995, p. 194. 123  Hincmar de Reims lui rappelle leur lien de parenté et le fait que son neveu lui soit redevable de son siège, mais il utilise peu ces arguments pour étayer sa défense. Il préfère placer le débat au niveau de leur relation hiérarchique au sein de l’Église. Il ne manque aucune occasion pour rappeler à son neveu la hiérarchie de la province. Die Streitschriften Hinkmars von Reims und Hinkmars von Laon, 869-871, éd. R. Schieffer, Hanovre, 2003, (M.G.H., Concilia, 4/2), p. 131 et p. 190.

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de fidèles est important, plus la responsabilité des prélats est grande. Dans leur affrontement, les deux Hincmar utilisent cet argument comme une arme, le neveu accusant l’oncle de laisser les habitants d’Aguilcourt naître et mourir sans que leur âme soit prise en charge par un prêtre ; l’oncle reprochant à son neveu le même crime pour la villa de Folembray124. Les monastères possèdent quant à eux un patrimoine temporel important assorti parfois du contrôle des lieux de production et d’échange tels que salines, pêcheries, marchés, etc., et sont une des principales sources d’accès au sacré et de conservation des mémoires familiales. Ces établissements connaissent les mêmes règles et les mêmes problèmes de circulation et de redistribution que les autres biens ecclésiastiques. Ils ne connaissent a priori pas de traitement spécifique. Les litiges opposant les moines aux évêques sont caractéristiques du règne de Charles le Chauve. Le seul conflit de ce type à l’époque de Louis le Pieux concerne la communauté de Saint-Calais. Signe avant-coureur d’une évolution dans les affrontements du siècle, ce célèbre litige n’éclate qu’à la fin de son règne, en 838, lorsque les frères déposent leur première plainte contre l’évêque Aldric du Mans devant le concile de Quierzy125. Comme les évêchés, les grandes abbayes font partie des honores du royaume, le prince peut en disposer pour les distribuer à ses fidèles clercs, puis laïques. Les monastères ne pouvaient pas exister hors de la domination d’un seigneur. Le droit canonique alors en vigueur stipule que le pouvoir spirituel de l’évêque diocésain s’exerce sur les établissements relevant de son autorité, donc dans son diocèse et dans les enclaves extradiocésaines. Cette potestas episcopi englobe l’autorité disciplinaire et le contrôle sur la gestion des biens, même si la législation et les privilèges d’immunité du ixe siècle essayent de la limiter à sa seule dimension disciplinaire126. D’autre part, les communautés monastiques, comme les églises, dépendent également du pouvoir d’un seigneur temporel, qui peut être un évêque, un laïc, un autre lieu saint ou le roi127. Il n’existe pas dans les sources de témoignage d’une volonté des frères de s’émanciper de la domination d’un autre monastère. En revanche, on trouve quatre cas litigieux où la communauté monastique s’oppose à la tutelle exercée par le pouvoir épiscopal. Il s’agit des monastères du Mans (838-863), de Fleury

124  Hincmar de Reims, Lettre à Hincmar de Laon, (PL, 126), col. 537-538 et col. 555-564. 125  Les actes de ce concile n’ont pas été conservés. Formulae merowingici et karolini aevi, éd. K. Zeumer, Hanovre, 1886, (M.G. H., Leges), no 27. F. Gross, Abbés, religieux et monastères dans le royaume de Charles le Chauve, thèse de doctorat, sous la direction d’Yves Sassier, Université Paris IV, Paris, 2006, p. 289. 126  Pour concevoir leur potestas les prélats carolingiens s’inscrivent dans la continuité du droit canon antique. Ils utilisent les canons 8 et 15 du concile de Chalcédoine, un capitulaire de Charlemagne de 802 et les lettres de Grégoire le Grand. Les faussaires isidoriens ne remettent pas en cause le pouvoir épiscopal sur les monastères, voir : Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39, Livre I c. 139. F. Gross, op. cit., p. 310-312. 127 S. Wood, The proprietary church… p. 418.

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(859), de Manglieu et Saint-Chaffre en Auvergne (877). L’origine de leur combat se trouve dans la volonté de faire passer ces lieux saints sous le contrôle seigneurial de l’évêque diocésain (Le Mans, Manglieu et Saint-Chaffre) ou d’un autre prélat, comme c’est le cas à Fleury. Le monastère de Saint-Benoît se trouve en effet dans le diocèse d’Orléans dont l’évêque est le suffragant de l’archevêque de Tours. Il n’est fait mention dans la documentation d’aucun conflit entre ces deux prélats et la communauté monastique. Au ixe siècle, l’ennemi des moines est incarné par l’archevêque Raoul de Bourges qui détient le monastère en bénéfice de Charles le Chauve. Le prélat exerce son droit de bénéficier, mais il ne peut pas justifier sa mainmise sur Fleury par une simple extension de ses prérogatives épiscopales, comme le lui rappelle le concile de Savonnières128. Il s’agit d’un simple bénéfice. Comme dans les autres cas de spoliations, la mention de ces conflits attire le regard de l’historien et laisse dans l’ombre la situation des autres monastères placés sous l’autorité des évêques. Dans la majorité des cas, on ne relève aucune trace d’opposition au contrôle épiscopal (qu’il soit disciplinaire ou seigneurial) : à Reims, Hincmar a en son pouvoir les monastères de Saint-Rémy et d’Hautvillers ; à Toul, Frothaire contrôle l’affectation des biens de Saint-Èvre129 ; Isaac de Langres gère le patrimoine de Saint-Bénigne de Dijon130 ; Hermand de Nevers semble contrôler tous les établissements de son diocèse131 ; Adalgaire d’Autun reçoit Flavigny en bénéfice en 877 et le conserve jusqu’à sa mort sans rencontrer de résistance, contrairement à ce que rapporte Hugues de Flavigny dans sa Chronique132. Les conflits entre moines et évêques ne sont pas structurels mais conjoncturels. Ils signalent une crise ponctuelle dans le système de circulation et de répartition des biens ecclésiastiques et non une remise en cause du droit des évêques qui reste à cette époque très fort. La critique du bénéfice de Raoul de Bourges en 859 en est un bon exemple. L’archevêque a reçu de Charles le Chauve le monastère de Fleury vers 845-846 en 128  Concile de Savonnières 859, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 12 p. 461. P. R. McKeon, « the Carolingian councils of Savonnières (859) and Tusey (860) and their background », dans Revue bénédictine 1974, 84, p. 75-110. 129  La correspondance d’un évêque carolingien, Frothaire de Toul (ca 813-847), avec les lettres de Theuthilde, abbesse de Remiremont, éd. M. Parisse, Paris, 1998. 130  R. H.  Bautier, « Les diplômes royaux carolingiens pour l’église de Langres et l’origine des droits comtaux de l’évêque », dans Id. (dir.), Chartes, sceaux et chancelleries. Études de diplomatique et de sigillographie médiévales, I, Paris, 1990, p. 214. 131 F. Gross, op. cit. n. 502, p. 336. 132  Il n’est fait aucune mention d’un conflit entre les moines et l’évêque dans les sources carolingiennes. La seule ombre au tableau est l’accusation d’empoisonnement portée contre le moine Girfred, mais il est innocenté par un concile et la notice de plaid ne fait pas référence à une hostilité entre la communauté et son abbé. Il semblerait qu’Hugues de Flavigny, qui rédige sa Chronique deux siècles plus tard, transpose les problématiques grégoriennes à l’époque carolingienne. The Cartulary of Flavigny, 717-1113, éd. C. B. Bouchard, Cambridge Mass., 1992 : actes no 25, p. 76-78. Hugues de Flavigny, Chronicon, éd. G. H. Pertz, Hanovre, 1843, (M.G.H. Scriptores, 8) p. 280-502.

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récompense du rôle qu’il jouait alors dans les négociations avec Pépin II d’Aquitaine. Ce don manifestait aux yeux de tous la double appartenance de l’archevêque, à la fois fidèle de Pépin et de Charles le Chauve, et soulignait l’importance de Fleury comme interface entre l’Aquitaine et la Francie du nord. À l’époque, cette faveur royale ne soulève aucune critique – Adrevald en 866 ne l’évoque pas non plus – alors même que les conciles contemporains de Meaux-Paris et de Beauvais, où Charles le Chauve se rend en compagnie de Raoul, excluent les séculiers du contrôle des monastères. Il faut attendre le concile de Savonnières en 859 pour que le bénéfice de Raoul soit remis en question : le synode général demanda humblement en se prosternant jusqu’à terre devant le roi Charles et l’archevêque Raoul de Bourges, suppliant et conjurant par la croix et le sang du Christ, qu’ils travaillent à préserver le privilège du monastère de saint Benoît validé et non arraché de force, qu’ils avaient confirmé avec l’approbation du roi et que Raoul, qui retenait de façon irrégulière l’abbatiat, avait lui-même signé133.

La critique est ténue : les quarante évêques présents au concile se prosternent jusqu’à terre et implorent Charles le Chauve et Raoul de Bourges d’accéder à leur requête, comme si leur demande était inconvenante. Ils déplorent que l’archevêque tienne le monastère de façon irrégulière : Fleury ne se trouve pas sous l’autorité épiscopale de Bourges. Le rapport de force s’est modifié et Raoul ne joue plus un rôle suffisamment important pour justifier cette possession. En revanche, suite à la défection de Wénilon, la province ecclésiastique de Sens dont dépend Fleury, est en pleine réorganisation. Les prélats profitent sans doute du concile de Savonnières pour liquider le passé et reconfigurer la distribution des res ecclesiae disponibles. Le bénéfice de Raoul, compréhensible en 846-848 ne l’est plus en 859. Dans les trois autres cas, le conflit s’inscrit dans une relation hiérarchique préexistante entre évêque diocésain et communauté monastique. Charles le Chauve s’est montré favorable au pouvoir épiscopal sur les monastères dans les régions où il ne pouvait pas s’appuyer sur les élites laïques locales : ce serait le cas au Mans134, mais aussi à Saint-Chaffre et à Manglieu135. Il n’est pas le seul roi à se servir des prélats comme relais de son pouvoir. Dans le conflit du Mans, Louis le Pieux est d’abord favorable à la libertas monastique et confirme le diplôme instituant

133  Concile de Savonnières 859, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 12 p. 461. F. J. Felten, Äbte und Laienäbte im Frankenreich : Studie zum Verhältnis von Staat und Kirche im früheren Mittelalter, Stuttgart, 1980, p. 37. 134 Ph. Le Maître, Le corpus carolingien du Mans, Thèse d’Histoire, Paris X Nanterre, 1980. Ph. Le Maître, « L’œuvre d’Aldric du Mans et sa signifiance (832-857) », dans Francia, 8, 1980, p. 43-64. 135 C. Lauranson-Rosaz et alii (dir.), Les bénédictins de Saint-Chaffre du Monastier, histoire et archéologie d’une congrégation, Le Monastier-sur-Gazeille, 1998. C. Lauranson-Rosaz, L’Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan) du viiie au xie siècle : la fin du monde antique, Le Puy, 1987.

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la libre élection abbatiale que lui apportent les moines et leur abbé Sigismond. Mais lorsqu’il lui faut venir à bout de la rébellion de son fils Lothaire et mener une campagne contre les partisans de son fils dans la région, il choisit de s’appuyer sur Aldric du Mans et règle lors du plaid de Quierzy le différend entre les moines et l’évêque en confirmant les droits d’Aldric sur Saint-Calais. L’abbé Sigismond est en effet lié avec les grandes familles locales et prend une part active aux différentes révoltes contre les Carolingiens, il ne constitue pas un allié fiable pour l’empereur. Autre exemple, en 852, lorsque Lothaire donne à l’église de Lyon les monastères de Savigny et Nantua, c’est pour renforcer le pouvoir de l’archevêque face à l’aristocratie locale136. Dans les trois conflits qui ont lieu sous le règne de Charles le Chauve (Le Mans, Manglieu et Saint-Chaffre), le roi est favorable au contrôle épiscopal, mais cela ne suffit pas à remporter la partie. Par trois fois, les moines sortent vainqueurs de l’affrontement, car les preuves fournies par les évêques pour justifier leur contrôle sont trop faibles voire inexistantes. Il ne suffit pas de profiter d’une absence de privilège d’immunité pour pouvoir annexer le lieu saint, surtout si l’évêque n’est pas accepté par la communauté137. Ce type de conflit relève bien d’un schéma agonistique, moines et prélat recherchent simultanément le même objet : la confirmation d’un droit sur la maîtrise des richesses monastiques. L’effet de la compétition s’exprime dans l’intransigeance des frères. Négociation et compromis sont exclus, le conflit ne peut se régler que par l’abandon des revendications d’une des parties. Ces rivalités recouvrent des enjeux multiples qui s’articulent à plusieurs niveaux : pour le roi, il s’agit de confier le contrôle des lieux de pouvoir à des agents fiables138 ; pour l’évêque, l’objectif est d’obtenir la direction spirituelle et temporelle du monastère et de ses ressources, mais aussi d’étendre ses prérogatives et donc son pouvoir disciplinaire et seigneurial ; pour la communauté monastique, la recherche de la libertas n’a pas encore l’importance qu’elle aura à l’époque grégorienne, elle témoigne cependant d’un souci des moines de préserver leur pureté religieuse et leur indépendance via la création d’un patrimoine foncier réservé. Dans les différents conflits fonciers internes au clergé qui viennent d’être présentés, les protagonistes ne se situent pas toujours sur un plan d’égalité dans 136 M. Rubellin, Église et société chrétienne d’Agobard à Valdès, Lyon, 2003. 137 S. Wood, The proprietary church… p. 200-204. Le but des faux du Mans est justement de prouver le droit de l’évêque sur le monastère en profitant de l’absence de privilèges, but d’autant plus audacieux que Saint-Calais n’a jamais eu de liens proches avec l’évêché du Mans. Pour l’évêque le contrôle du monastère relève de son dominium, il est dans son bon droit ; pour les moines c’est un abus de droit, une spoliation. 138  À Flavigny, la notice de plaid rendant compte du procès intenté contre le moine Girfred accusé d’avoir empoisonné son évêque et abbé Adalgaire, désigne le monastère de Flavigny comme un castrum publicum. The Cartulary of Flavigny, 717-1113, éd. C. B. Bouchard, Cambridge Mass., 1992, acte no 25 a. 894.

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l’échelle sociale et ecclésiastique et la position hiérarchique des rivaux joue un rôle central dans la compétition pour les res ecclesiae. Il n’est pas nécessaire d’occuper les mêmes fonctions, ni le même rang social pour s’affronter ; on peut être inférieur à son rival et revendiquer le même bien que lui, comme le montre l’exemple d’Hincmar de Laon. Cependant, pour que le jeu agonistique puisse se dérouler convenablement et aboutir à la victoire de l’un ou l’autre camp, il faut que les deux parties appartiennent au même champ, au sens bourdieusien du terme. En effet, seuls les membres d’un même champ peuvent rivaliser entre eux pour l’obtention d’un bien. La compétition pour les terres d’Église se déploie donc au sein d’un groupe d’hommes déterminé. L’une des conséquences de cette concurrence est de reconfigurer les groupes sociaux par la constitution de deux camps : ceux qui ont accès aux biens ecclésiaux et ceux qui en sont exclus. Si l’on considère que les terres des églises de Francie sont des possessions inaliénables, on peut dès lors, comme le suggère Annette Weiner, désigner le groupe ayant accès à ces biens comme une « coterie d’égaux »139, autrement dit un club fermé. D’après l’anthropologue américaine, les objets précieux frappés d’indisponibilité, c’est-à-dire tous les biens dont l’échange est soumis à des règles particulières, circulent au sein d’un groupe restreint dont les membres se considèrent comme des égaux. Cependant, les exemples précédents nous ont montré que, dans la Francie carolingienne, les rivaux ne sont pas toujours égaux. Les protagonistes des conflits fonciers sont avant tout des pairs qui n’oublient jamais la place qu’ils occupent dans la hiérarchie sociale, ecclésiastique ou politique du royaume. Ils constituent donc un club de pairs et non d’égaux. Appartenir à ce club implique de partager les mêmes valeurs et les mêmes croyances. Les individus qui en font partie connaissent les règles implicites qui structurent leurs rapports sociaux. Ils forment une communauté qui fonctionne sur le mode de l’inclusion et de l’exclusion : leur groupe est inclus dans la société mais tout le monde ne peut pas en faire partie. Les puissants laïques et ecclésiastiques appartiennent à ce club de pairs. La compétition pour les res ecclesiae ne sépare pas les deux groupes, bien au contraire, elle manifeste leur appartenance commune à l’élite du royaume. Le roi, en distribuant les honores, amorce le processus agonistique : tous les grands, quel que soit leur ordre, rivalisent entre eux pour obtenir les bénéfices. La compétition transcende les limites des ordres comme elle s’exprime à l’intérieur de chacun. Au sein de l’ordo clérical, les rivalités servent à modifier le partage initial des richesses entre les différents lieux saints. Cet ensemble de luttes est structuré par les rapports de domination, mais les relations de solidarité et de coopération y jouent également un rôle prépondérant. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’à l’issue du processus agonistique un vainqueur doit 139 A. Weiner, Inalienable possessions… p. 136.

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s’imposer et son droit sur les biens doit être reconnu. À l’inverse de certains litiges fonciers de cette époque dont le but implicite est la création d’un lien social entre les adversaires, l’objectif de la compétition n’est pas d’établir un compromis ni de négocier, mais bien de remporter la victoire, de renforcer les limites des groupes et d’ordonner le monde en créant des séparations artificielles fondées sur la maîtrise du sacré et l’accès à certains biens rares : les lieux saints et leur patrimoine. Rien n’empêche ensuite, à l’issue du processus, une fois le vainqueur désigné et la hiérarchie rétablie, qu’un nouveau lien s’instaure entre les parties, mais cela ne constitue en aucun cas l’objectif primordial de la compétition.

Les bénéfices illégitimes Les querelles internes au clergé ne constituent qu’un tiers du corpus des conflits. Cette moindre représentation peut s’expliquer de deux façons : soit par la prédominance des litiges opposant les hommes d’Église aux hommes du siècle à cette époque, soit par l’étroit contrôle exercé par les auteurs ecclésiastiques sur l’enregistrement des luttes internes à leur ordre. On l’a vu, les prélats tentent d’éviter la publicité d’un procès pour régler leurs différends. Ils ne tiennent pas à offrir aux yeux du monde et de Dieu l’exemple de rivalités foncières ou de dissensions profondes. Il leur faut donc trouver rapidement un compromis et ne pas donner trop de visibilité à leurs querelles. Seules les affaires les plus importantes, par leur durée et la présence de personnages célèbres, sont mises par écrit. Les prélats cherchent à préserver une unité au sein de leur ordo, car leurs missions spirituelles et sociales exigent d’eux une conduite irréprochable. Ils doivent montrer l’exemple, l’observance des obligations et des devoirs de leur statut est l’un des fondements de leur supériorité et de leur autorité. Lorsqu’Hincmar de Reims accuse Rothade de Soissons d’être un mauvais évêque, il dresse la liste des pratiques déviantes de son coévêque telles que l’usure, la dilapidation des biens, ou le népotisme. Or, le crime le plus grave à ses yeux ne se trouve pas dans cette énumération mais dans le fait que Rothade en ait été reconnu coupable lors d’un concile réunissant plus de cinq cents personnes140. C’est là l’une des caractéristiques du processus compétitif : pour obtenir un bénéfice ecclésiastique, il faut s’en montrer digne, convaincre l’arbitre ou le public de sa compétence à posséder ce bien d’exception. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que les mots « compétence » et « compétition » partagent une origine étymologique commune : tous deux viennent du verbe latin competere, qui peut être traduit par « coïncider », « être convenable pour » et plus rarement « rechercher concurremment ». Les concurrents rivalisent sur leurs compétences, 140  Hincmar de Reims, Epistola no 169, éd. E. Perels, Berlin, 1939, (M.G.H., Epistolae, 8/1), p. 150.

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c’est-à-dire sur leurs droits, leur légitimité ou leur capacité à recevoir le domaine revendiqué. Chacun doit argumenter et défendre sa position devant un public (le concile, la cour, le roi, etc.) qui est partie prenante du processus agonistique. Le rival débouté est celui qui n’aura pas su convaincre de ses qualités. Son manque de compétence est la cause de son échec à obtenir une terre d’Église. C’est lui que les auteurs carolingiens désignent comme un envahisseur illégitime. Ce procédé rhétorique est particulièrement visible lors des affrontements pour l’obtention d’une charge épiscopale ou abbatiale141. Hincmar de Reims s’oppose à Louis III, car il ne reconnaît pas Odacre comme un candidat valable pour occuper le siège de Cambrai ; il l’accuse alors d’être un invasor sedis ecclesie142. Ce manque de qualification est d’ordre religieux : soit le futur évêque ne présente pas le niveau d’éducation requis pour remplir ce ministère, soit la procédure canonique d’élection n’a pas été respectée. Cette accusation sert souvent de prétexte à des oppositions politiques. Dans le cas de Beauvais, Odacre est identifié par Georges Tessier comme le notaire responsable de la chancellerie de Charles le Chauve après 875143. Les reproches d’avaritia et de cupiditas portés par Hincmar contre lui sont sans doute plus politiques que religieuses ou morales. En effet, la charge de notaire de la chancellerie royale ne peut être occupée que par une personne de grande culture. Les qualités intellectuelles et le niveau de formation d’Odacre ne peuvent pas être incriminés par l’archevêque, qui conteste en revanche la régularité de l’élection en raison de l’intrusion du roi Louis  III. Odacre est incompétent, car il n’a pas été désigné par la bonne autorité, ce qui signifie, pour Hincmar, par le pouvoir des évêques. Dans le cas de Wénilon de Sens, l’abbaye de SainteColombe de Troyes lui est reprise par Charles le Chauve car ce bénéfice, obtenu de Louis le Germanique en 858, relevait de l’usurpation. La légitimité de Louis le Germanique pour attribuer les honores de Francie occidentale fut aussi temporaire que son expédition militaire. Charles le Chauve, sitôt revenu dans son royaume, reprit les bénéfices octroyés par son frère144. Parfois, la remise en cause des qualités du bénéficier ne suffit pas à l’exclure du champ de la compétition, comme le montre l’échec de Frothaire de Bourges et d’Adalgaire d’Autun en 878. Lors du concile de Troyes, les deux prélats présentent au pape Jean VIII un diplôme de Charles le Chauve ordonnant que l’abbaye de 141  Outre les cas rapportés par Hincmar de Reims, on peut mentionner les usurpations d’Anschaire à Langres et Tortold à Sens lors de l’invasion de Louis le Germanique. Concile de Savonnières 859, Lettre synodale, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 5 p. 459. 142  Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Sainte-Macre (881), éd. G. Schmitz, « Hinkmar von Reims, die Synode von Fismes 881 und der Streit um das Bistum Beauvais », dans Deutsches Archiv, 35, 1979, p. 480-484. 143  Recueil des actes de Louis II le Bègue, Louis III et Carloman II, rois de France (877-884), éd. F. Grat, J. de Font-Réaulx, G. Tessier et R. H. Bautier, Paris, 1978, p. 72-73. 144 F. Gross, op. cit. n. 502, p. 423.

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Saint-Denis, alors détenue par Gauzlin, soit donnée à l’église de Rome et lui demandent de le confirmer. L’événement est rapporté par Hincmar de Reims, qui note qu’un grand nombre de personnes pensèrent que ce document avait été apporté par les deux évêques pour enlever l’abbaye à Gauzlin145. Jean VIII leur répond que c’est au roi Louis de confirmer, s’il le souhaite, l’acte de son père. La tentative des prélats ne fut pas suivie d’effet. C’était un coup de force et non une mesure de bon sens, comme le fait remarquer Hincmar de Reims. En effet, Adalgaire et Frothaire sont alors alliés à une faction opposée à Gauzlin, menée par Hugues l’Abbé et le comte Boson, qui cherche à écarter l’abbé du contrôle de Saint-Denis. L’incompétence des clercs exclus de la circulation des biens d’Église est due au fait que leur mode de vie les rapproche des laïcs. Les spoliateurs ecclésiastiques n’appartiennent plus vraiment à leur ordre. Or, la distinction entre clerc et laïc joue un rôle prépondérant au ixe siècle dans la répartition des richesses foncières de l’Église. Les prérogatives de l’ordre clérical forment une barrière visant à les séparer du monde laïque. Cette barrière, comme on va le voir dans la suite de l’analyse, est mouvante ; elle implique à l’intérieur du clergé de maintenir un certain niveau, soit un ensemble de critères et de qualités attendus des clercs, fondant leur identité spécifique et justifiant leur droit sur les res ecclesiae146. Dans un contexte compétitif, les éléments constituant le niveau du groupe tendent à se durcir : les hommes d’Église doivent attester de leurs compétences (moralité, éducation, dévotion), dont le niveau global s’élève à mesure que la compétition s’accroît, pour distinguer en interne par un processus d’inclusion et d’exclusion ceux qui sont dignes d’appartenir au club des bénéficiers et les autres. Un clerc accusé de spolier une terre ecclésiale de façon illégitime est exclu du groupe : il ne possède pas les qualités requises, le niveau attendu. Steffen Patzold a ainsi montré comment la législation des premiers conciles réformateurs de 829 et 836 rappelant les normes canoniques en matière de gestion des biens ecclésiastiques a été utilisée par Thégan pour distinguer les évêques issus de l’élite des prélats non nobles147. D’après lui, les mauvais comportements mentionnés dans les actes du concile de 829 sont uniquement le fait des non-nobles. Thégan refuse de les reconnaître comme ses pairs en raison de leur origine familiale. Ici, le niveau – les qualités morales attendues – devient barrière : jamais les évêques ignobiles ne pourront posséder ces qualités liées à la naissance. Thégan utilise le discours de défense des conciles de 829 et 836 pour créer un groupe d’hommes partageant

145  Annales de Saint-Bertin, a. 878. 146 E. Goblot, La barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, Paris, 3e éd. 1984. 147  S. Patzold, « Redéfinir l’office épiscopal : les évêques francs face à la crise des années 820-830 », dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, Turnhout, 2006, p. 352.

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les mêmes valeurs et les mêmes caractéristiques qui les rendent dignes d’occuper leur fonction et d’accéder aux patrimoines des églises, formant un club de pairs. In fine, les prélats se disputent les richesses ecclésiales, car ils sont soumis à la compétition pour les honores du royaume au même titre que les séculiers. Clercs comme laïcs, tous les bénéficiers appartiennent au même groupe social, ils font partie de l’élite qui exerce à des degrés divers un pouvoir sur le sol et les hommes. L’analyse des litiges qui se sont déroulés au sein de l’ordo clérical a mis en lumière le processus agonistique et ses ressorts complexes. La compétition pour les res ecclesiae permet de redéfinir les contours du groupe au pouvoir. Seuls ceux qui sont reconnus par leurs pairs peuvent prétendre exercer un contrôle sur les richesses foncières des lieux saints. Ce fonctionnement, qu’on a pu observer à l’échelle du monde ecclésiastique, se retrouve également dans le siècle, avec quelques nuances.

Les bénéfices contestés aux laïcs. Remise en cause du modèle ou crise d’ajustement ? Le système des bénéfices n’est pas remis en cause par les clercs carolingiens. Au regard de la législation du ixe siècle et des nombreuses mentions de terres ecclésiales cédées en bénéfice à des laïcs sur ordre du roi ou de l’évêque, il est manifeste que ce mode de répartition des richesses est non seulement accepté par les prélats, mais qu’eux-mêmes participent à son bon fonctionnement. L’enregistrement des conflits fonciers puis la conservation des actes de restitution ou d’immunité dans les chartriers des établissements religieux par les générations suivantes ont eu un effet majeur sur la lecture des historiens. L’historiographie traditionnelle a reconnu dans cette mémoire l’existence d’une situation de compétition permanente pour les biens, doublée d’une opposition systématique entre hommes du siècle et serviteurs de Dieu. Mais l’on pourrait se demander si, au vu du grand nombre de biens-fonds alors en circulation et pour lesquels on n’a conservé aucune mention de conflits, les cas de spoliations mentionnés par les sources ne témoigneraient pas d’une simple crise d’ajustement du système. Ainsi, dans le cas du monastère de Saint-Wandrille (pour lequel on dispose de données chiffrées), il est fait mention de très peu de litiges comparés au nombre de domaines attribués en bénéfice. Les chroniqueurs des Gesta abbatum Fontanellensium qui nous renseignent sur la situation foncière de la communauté ne se soucient d’ailleurs pas des bénéficiers mais de la mauvaise gestion des abbés qui portent seuls toute la responsabilité de la dégradation matérielle du monastère148.

148  Gesta abbatum Fontanellensium, Chronique des abbés de Fontenelle (Saint-Wandrille), éd. et trad. P. Pradié, Paris, 1999, (Les classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 40).

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Les conflits enregistrés par les sources sont des cas particuliers. Les protestations des ecclésiastiques contre les bénéficiers laïques ne sont pas seulement dues à leur appartenance à un autre ordre que celui des clercs ; cet argument n’est pas le premier invoqué, quand il est mentionné. Comme pour le cas des bénéficiers clercs ou des abus de gestion, le principal problème est de distinguer les hommes dignes d’appartenir au groupe qui a accès aux terres d’Église. Être digne signifie posséder les compétences et la légitimité pour contrôler ses possessions extraordinaires puisqu’appartenant à Dieu et mises au service de l’ensemble de la communauté. Jusqu’au début du ixe siècle, la délimitation des différents ordres ne posait pas de problème particulier pour l’organisation sociale et la répartition des richesses. La mise à l’écart des laïcs par les clercs ne s’est pas construite en l’espace d’une génération et s’explique en partie par l’essor de la compétition foncière. Il a fallu attendre la Réforme grégorienne pour que la séparation entre clercs et laïcs soit consommée, et le processus n’est pas encore achevé au xie siècle. Les années 830880 marquent une étape dans ce long processus, mais témoignent également de la mobilité et de la perméabilité de cette barrière que les hommes d’Église essaient de construire et d’imposer en se distinguant des séculiers. L’opposition entre clercs et laïcs n’est pas encore établie au ixe siècle, elle commence à peine à se faire jour et à se matérialiser dans les luttes pour le contrôle des res ecclesiae. La différence est de taille : pour Émile Lesne la rupture avait déjà eu lieu. La distinction par exclusion réciproque entre les deux ordines semble même pour l’historien avoir toujours existé. Il semblerait a contrario que cette rupture n’ait pas encore été réalisée et que sa relative nouveauté suscite d’âpres débats au sein des élites carolingiennes.

Le bénéficier indigne Tous les conflits ne mentionnent pas l’ordo auquel appartient le spoliateur. Cette omission est particulièrement frappante dans les documents de la pratique où un grand nombre d’actes ne précise pas si l’usurpateur est un laicus. Un rapide sondage dans la base de l’ARTEM ajoute une seconde particularité : sur les 387 chartes originales conservées pour la période 800-900, seules dix évoquent un spoliateur laïque et emploient l’adjectif laicus pour le désigner149. Ces dix actes incluent tous une mise en défens du patrimoine des moines contre les tentatives d’usurpations des laïcs et des clercs. Les deux ordres y sont mentionnés ensemble. Les clauses comminatoires et les interdictions de spoliation leur sont adressées conjointement : elles visent tous ceux qui pourraient exercer un pouvoir ou revendiquer un droit sur la terre donnée ; sauf dans un cas, un diplôme d’immunité du

149  Telma, actes no : 4830, 641, 1780, 3657, 4570, 4803, 644, 2658, 1786 et 4766. Ils s’échelonnent entre les années 839 et 898.

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pape Jean VIII en faveur de la communauté de Saint-Philibert de Tournus datant de 876, où seules les exactions des laïcs sont incriminées (laicalibus depopulationibus150). Cette exception s’explique par les tensions qui existent alors entre Jean VIII et le comte Bernard de Gothie. À cette époque, le pape s’oppose au candidat du comte pour le siège de Bourges151. Par ailleurs, ces dix actes originaux sont tous destinés à des monastères152, détail d’importance comme nous le verrons par la suite. À l’inverse, les sources excluant les laïcs du contrôle des biens d’Église en raison de leur non-appartenance à l’ordre clérical sont de natures juridique et parajuridique : quelques actes de conciles et le traité d’Agobard de Lyon. Il s’agit bien d’une stratégie discursive des clercs. L’indignité du bénéficier à posséder les res ecclesiae n’est donc pas qu’affaire d’ordo. Elle est le plus souvent justifiée de trois façons : le bénéficier n’est pas un bon chrétien ; il a trahi le roi et s’est vu reprendre son bénéfice, mais refuse de le restituer ; les moyens utilisés pour obtenir le bien sont illégitimes et rendent caduc aux yeux des prélats son droit à l’occuper. Les motifs d’incompétence avancés par les auteurs sont variés et servent souvent de prétextes à d’autres motivations ayant trait aux rapports de force locaux, à l’agenda politique du roi ou aux intérêts propres des clercs. Avant toute chose, le bénéficier doit montrer qu’il mérite de contrôler les terres d’Église. Le cas le plus extrême étant celui du roi des Danois, Harald, à qui Lothaire attribue des domaines en Frise. Prudence note dans les Annales de Saint-Bertin qu’il s’agit là d’un crime détestable, car il livre ainsi les chrétiens au pouvoir du diable : les persécuteurs des francs deviennent leur seigneur et les fidèles doivent servir ces hommes qui obéissent aux démons153. Même Agobard de Lyon, qui ne peut être soupçonné d’indulgence envers les grands laïcs qui possèdent des bénéfices ecclésiastiques, distingue parmi eux des hommes plus prudents que d’autres, soucieux de suivre les commandements divins et respectueux de la parole des évêques154. Hincmar de Reims de son côté demande à des potentes de protéger les biens de Reims qui se trouvent dans d’autres royaumes155. D’autres bénéficiers laïques sont célébrés dans les sources pour leur piété et leurs offrandes156. L’accusation d’être de mauvais chrétiens et de se comporter comme 150  L’acte prévoit cependant quelques lignes plus haut une protection contre le pouvoir de l’évêque de Mâcon, qui est le principal intéressé. Telma, acte no 1786. Voir : I. Cartron, Les pérégrinations de SaintPhilibert. Genèse d’un réseau monastique dans la société carolingienne, Rennes, 2009, p. 301-302. 151 I. Cartron, op. cit., p. 128. 152  Sauf un acte en faveur du chapitre cathédral de l’église d’Autun : Telma acte no 4766. 153  Annales de Saint-Bertin, a. 841. 154  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 5 p. 123. 155 Flodoard, Historia remensis ecclesiae… c.  28. M.  Stratmann, Hinkmar von Reims als Verwalter von Bistum und Kirchenprovinz, Sigmaringen, 1991 (Quellen und Forschungen zum Recht im Mittelalter, 6). 156  Comme ce comte auquel Louis le Pieux demande d’aider l’abbé de Saint-Bénigne de Dijon pour la réfection de l’église en raison des bénéfices ecclésiastiques qu’il occupe. G.  Chevrier et alii (éds), Chartes et documents de Saint-Bénigne de Dijon… acte no 34 p. 69. Les testaments des grands laïcs de cette

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les païens est présente dès la lettre synodale de 836 avant d’être développée à Tusey en 860 ; on la retrouve disséminée dans toute la littérature défensive de l’époque157. Il ne s’agit pas d’un argument utilisé lors des conflits fonciers pour obtenir la restitution des biens, mais d’un motif rhétorique développant une nouvelle conception de la circulation des res et facultates. La plupart du temps, l’accusation de spoliation intervient à un moment de rupture : en cas de trahison du bénéficier laïque ou à sa mort. Dans le De Villa Novilliaco, Hincmar de Reims retrace le circuit emprunté par un domaine de son église158. Suite au don initial du roi Carloman en 771, la villa est cédée en bénéfice à plusieurs laïcs, d’abord par Charlemagne, puis par Louis le Pieux qui la concède au comte Donat de Melun. Quand Hincmar arrive sur le siège de Reims et commence à reprendre en main le temporel de son église, la famille de Donat est à son apogée et l’archevêque au pouvoir encore fragile s’abstient de toute revendication (Ebbon n’est pas encore mort à cette date159). En 858, lors de l’invasion de Louis le Germanique, Donat de Melun trahit Charles le Chauve et passe du côté de son frère. Il perd alors son honor et ses terres. Le domaine de Neuilly retourne au fisc royal – l’origine ecclésiale du bien ayant été oubliée – avant d’être à nouveau donné par Charles le Chauve au monastère d’Orbais dans la province de Reims puis cédé en bénéfice à deux laïcs. Quand Hincmar commence à s’intéresser à ce bien-fonds, dans les années 860-870, il se heurte au fils de Donat et de Landrade, Gozelin, qui continue d’occuper le domaine malgré le retour au fisc et les nouvelles réattributions dont il a fait l’objet. Le prélat rédige son opuscule en 876 contre Landrade et Gozelin, ses principaux adversaires. Il construit tout son récit autour des trahisons de cette famille (une première fois en 834, puis de nouveau en 858) et souligne toutes les irrégularités ayant eu lieu dans la transmission de cette terre. Louis le Pieux aurait cédé le bien en bénéfice suite à une première tromperie : Bégon, un membre du palais, le fait passer pour une villa fiscale160. Puis Donat impose à Charles que son bénéfice soit transmis à son fils ; enfin, la mère et le fils profitent de l’absence du roi, alors en Italie, pour obtenir par la pression que la reine Richilde et le jeune prince Louis leur cèdent de nouveau la villa en bénéfice. Hincmar dresse le époque témoignent de l’importance des donations pieuses dans leur pratique religieuse. Voir : F. Bougard, C. La Rocca et R. Le Jan (dir.), Sauver son âme et se perpétuer. Transmission du patrimoine et mémoire au haut Moyen Age, Rome, 2005. 157  Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey… p. 22-34. 158  Hincmar de Reims, De villa Novilliaco, éd. H. Mordek, « Ein exemplarischer Rechtsstreit : Hinkmar von Reims und das Landgut Neuilly-Saint-Front », dans Savigny, Kan.  Abt., 83, 1997, p.  100-112. J. Hourlier, « L’affaire de Neuilly-Saint-Front (814-876) » dans Mémoires de la Société d’agriculture, commerce, science et arts du département de la Marne, 76, 1961, p. 61-74. 159  Ph. Depreux, Prosopographie de l’entourage de Louis le Pieux (781-840), Sigmaringen, 1997, p. 160. 160  Bégon est un proche de Louis le Pieux. Il est désigné comme son amicus et on sait par ailleurs qu’il avait épousé une fille de l’empereur. Ph. Depreux, op. cit., p. 121-122.

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portrait du mauvais fidèle : déloyal, agissant par la ruse, en secret. La famille de Donat représente les grands nobles dont Hincmar se méfie, leur reprochant d’être plus au service de leurs propres intérêts que de ceux du royaume161. L’archevêque accompagne son traité d’une brève collection de trente-huit capitula dont le contenu et l’orientation pourraient surprendre : il s’agit uniquement de capitulaires et de canons rappelant la législation des bénéfices et les obligations militaires du fidèle envers son seigneur162. D’après Hubert Mordek, Hincmar de Reims aurait réuni les trente-deux premiers capitula dans les années 859/860, au moment où la famille de Donat est condamnée pour avoir trahi Charles le Chauve et s’être ralliée à Louis le Germanique. Les six suivants ont été ajoutés par l’archevêque lors de la visite du roi en 871 à Reims. L’historien explique la répétition des chapitres dans la troisième partie en raison des derniers soubresauts de l’affaire dans les années 875/876. Aucun de ces canons ne reprend le discours de défense habituel des clercs carolingiens. Le prélat place son argumentaire au niveau du droit des bénéfices : le domaine a été attribué à un fidèle en récompense de son service d’armes par son seigneur ; il l’a trahi et sa famille, par son comportement, se montre indigne de la clémence du roi. Arguments juridiques à l’appui, l’archevêque démontre au roi qu’il est dans son intérêt de lui remettre le bénéfice, quitte sans doute à ce que luimême le confie ensuite à un autre bénéficier laïque. Hincmar s’oppose à la famille de Donat qu’il souhaite exclure du contrôle des terres de saint Rémi. Il ne leur fait pas confiance, sans doute parce que le comte avait reçu la villa sous l’épiscopat d’Ebbon et qu’il représentait pour Hincmar un bénéficier non fiable163. Une situation similaire se joue à Toul à la mort de Joseph, un bénéficier royal. L’évêque Frothaire se heurte à l’hostilité de la femme et du fils de ce dernier qui refusent de rendre le bénéfice et cherchent à se faire confirmer leur droit en passant outre l’autorité du prélat164. Les changements de bénéficiers sont les périodes où émergent les accusations de spoliation les plus virulentes, notamment quand le nouveau bénéficier n’est pas reconnu digne de contrôler le bien ecclésial. Pour Hincmar, il s’agit de liquider les traces du passage d’Ebbon. Dans le cas de Frothaire, la réaffectation des domaines s’effectue en raison d’un défaut 161  Dans la lettre synodale qu’il adresse à Louis le Germanique, Hincmar propose au roi de s’allier avec l’Église plutôt qu’avec ces grands nobles avares et violents auxquels il ne peut pas se fier. Hincmar de Reims, Lettre des évêques des provinces de Rouen et Reims à Louis le Germanique… p. 408-427. 162  Cette compilation est éditée par Hubert Mordek à la suite de l’historique. H. Mordek, « Ein exemplarischer Rechtsstreit »… p. 100-112. 163  Jacques Hourlier mène une étude prosopographique sur la famille de Donat qu’il rattache aux familles des Robertiens, des Rorgonides et des Bosonides. J. Hourlier, « L’affaire de Neuilly-Saint-Front (814-876) » dans Mémoires de la Société d’agriculture, commerce, science et arts du département de la Marne, 76, 1961, p. 61-74. 164  La correspondance d’un évêque carolingien, Frothaire de Toul (ca 813-847), avec les lettres de Theuthilde, abbesse de Remiremont, éd. M. Parisse, Paris, 1998, lettre no 14.

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de service : la veuve du bénéficier et son fils ne peuvent pas remplir le service d’armes attendu. A contrario, quand le bien-fonds reste dans une même famille de récipiendaires qui entretiennent de bons rapports avec le prélat en place et qui remplissent leurs obligations de vassaux, les clercs n’ont aucune raison de revendiquer les domaines confiés. Ainsi à Laon, la villa de Folembray est détenue sur quatre générations par la famille de l’évêque Pardoul165. On connaît même le cas d’une restitution inversée : un bénéfice enlevé par erreur à une noble femme, Emma, lui est rendu166. Le droit du bénéficier existe et est reconnu par les clercs de Francie et les papes du ixe siècle. Ainsi, Hadrien II refuse d’excommunier Nortman à la demande d’Hincmar de Laon, car, dit-il, ce bénéficier a reçu la villa d’une autorité légitime et avec l’accord de l’évêque167. De la même façon, le pape refuse de confirmer l’acte faux que lui présentent Adalgaire de Flavigny et Frothaire de Bourges pour évincer l’abbé Gauzlin de la compétition pour Saint-Denis168. Le problème de l’indignité du bénéficier peut même parfois jouer contre les clercs. Dans le cas de la celle de Saint-Josse, il est évident que Charles le Chauve ne veut pas la rendre à Loup de Ferrières. Le roi a alors besoin d’une présence armée solide dans cette région pour contrer les visées de Lothaire Ier. Loup en est conscient et en fait une question personnelle169. Il souligne lui-même dans ses lettres son manque de goût et de compétence pour le maniement des armes et les expéditions militaires170. Il considère la perte de Saint-Josse comme une défaveur dont il cherche les raisons171. Il jalouse le comte qui l’a reçu et se lamente sur la disgrâce dans laquelle le tient Charles le Chauve. Mais il doit patienter que la menace de Lothaire s’éloigne et que le bien se libère pour le récupérer. Ici le bénéficier indigne n’est pas celui qu’on croit : le comte se montre plus méritant que l’abbé, car il possède les compétences dont a alors besoin Charles le Chauve. La question de la fidélité joue dans ce dossier un rôle important aussi : Loup est un appui fidèle et sûr, alors que le comte Odulf a déjà trahi Charles le Chauve ; Saint-Josse représente le prix de son ralliement. Pour Matthew Innes, l’alternance des spoliations et des restitutions 165  Hincmar de Reims, lettre à Hincmar de Laon, (PL, 126), col. 537-538 et col. 555-564. 166  Recueil des actes d’Eudes, roi de France (888-898), éd. R. H. Bautier, Paris, 1967, no 21 et 22 (a. 888). Eudes essaie de s’attacher la fidélité d’Adalgaire d’Autun en restituant de nombreux biens à son église dans les années 880-890, malmenant parfois le droit de ses fidèles. W. Kienast, Die fränkische Vassalität, Francfort, 1990, n. 1748 p. 489. Il est possible que cette Emma soit la veuve d’Ebolus, un fidèle du roi Eudes. K. F. Werner, Enquêtes sur les premiers temps du principat français (ixe-xe siècles), trad., Ostfildern, 2004, p. 87. 167  Concile de Douzy 871, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998 (M.G.H. Concilia, 4), c. 15 p. 438. 168  Annales de Saint-Bertin, a. 878. 169  Sur les visées de Lothaire Ier dans la région, voir : É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… p. 189. 170  Loup de Ferrières, Correspondance, II, éd. L. Levillain, Paris, 2e éd., 1964, lettre no 72 (a. 849) p. 13. 171  Ibid., lettre no 32 (a. 844) p. 149.

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correspond à l’oscillation entre honneur et disgrâce. Les revendications des clercs deviennent des prières ritualisées adressées au roi pour retrouver sa confiance et sa faveur, comme Loup de Ferrières cherche à redevenir digne de son bénéfice et de la bienveillance royale172. La désignation du bénéficier indigne n’est donc pas qu’une question d’ordo. On peut être reconnu comme un grand docteur en droit canon et se voir refuser l’attribution d’un honor par manque d’habileté guerrière. L’évolution des rapports de force et des besoins du royaume nécessite d’adapter en permanence la circulation des richesses foncières : aucun grand n’est garanti dans la possession de ses ressources. Tous les puissants, ecclésiastiques comme séculiers, doivent manifester leur capacité à contrôler les res ecclesiae et être reconnus par leurs pairs. L’appartenance à l’ordre clérical favorise l’accès aux terres d’Église mais ne suffit pas toujours. À l’inverse, les hommes du siècle ne sont pas rejetés pour la seule raison qu’ils sont des laïcs, sauf dans un cas bien précis : celui des abbés laïcs.

Le cas des abbés laïques : une situation tolérée par les clercs À l’époque carolingienne, les monastères peuvent être gérés par des laïcs. Les lieux saints sont alors investis de deux façons possibles : soit l’établissement est donné comme bénéfice à un laïc mais conserve son abbé régulier – le bénéficier devient alors son seigneur ; soit la charge abbatiale est confiée à un homme du siècle. Le problème de l’abbatiat des laïcs joue un rôle central dans le mouvement de défense des biens ecclésiastiques au ixe siècle. Les exemples en Francie du Nord ne manquent pas173 : en 843 Charles le Chauve cède la celle de Saint-Josse en bénéfice au comte Odulf174 ; le roi devient lui-même l’abbé de Saint-Denis en 867175 ; à la fin du siècle, les Robertiens se succèdent à la tête de Saint-Martin de Tours176. Ces trois exemples sont parmi les plus célèbres du ixe siècle, ils sont également représentatifs de la situation des monastères à cette époque. Dans la majorité des cas, seigneurie et abbatiat des laïcs sont tolérés par les clercs et ne provoquent pas de conflit. Loup de Ferrières accuse Odulf et les autres bénéficiers laïques de la celle de Saint-Josse d’être des invasores, mais ses plaintes

172 M. Innes, « Property, politics and the problem of the Carolingian state », dans W. Pohl et V. Wieser (dir.), Der frühmittelalterliche Staat. Europäische Perspektiven, Vienne, 2009 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 16), p. 299-313. 173  Pour une liste exhaustive, se reporter à : W. Kienast, Die fränkische Vassalität, Francfort, 1990, p. 355. F. J. Felten, Äbte und Laienäbte im Frankenreich : Studie zum Verhältnis von Staat und Kirche im früheren Mittelalter, Stuttgart, 1980. 174  Acte original de Charles le Chauve, a. 843. Telma acte no 2785. 175  Annales de Saint-Bertin, a. 866. 176  H. Noizet, « L’ascension du lignage robertien : du val de Loire à la Francie », dans Annuaire-Bulletin de la société de l’histoire de France (année 2004), 2006, p. 19-35.

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restent sans réponse, ne provoquant ni débat, ni procès. L’abbé doit attendre la mort du bénéficier et l’évolution du rapport de force dans la région pour récupérer son bien. Les abbatiats de Charles le Chauve, de Robert le Fort ou d’Eudes ne sont pas non plus remis en cause. On ne trouve pas dans les actes de la pratique la trace d’un conflit opposant une communauté religieuse à son seigneur ou à son abbé laïque. Dans les sources narratives, seules trois critiquent ouvertement cette pratique : - dans l’Epitaphium Arsenii, rédigé vers 844, Paschase Radbert déplore que des hommes du siècle aient en leur pouvoir la gestion des monastères177 ; - dans le Liber Revelationum (vers 850), le moine Audradus Modicus annonce le châtiment mortel du comte Vivien, abbé laïque de Saint-Martin de Tours178 ; - dans les Annales de Saint Bertin, Hincmar de Reims fait le récit en 866 de la mort des comtes Robert le Fort, abbé de Marmoutier, et Ramnoux de Poitiers179. Il existe dans les pratiques d’échange et de répartition des richesses ecclésiastiques du ixe siècle une tolérance pour la seigneurie et l’abbatiat des laïcs. Le concile de Verberie de 853 est la seule trace textuelle d’un litige entre une communauté monastique et un laïc à avoir été conservée180. Dans leur jugement, les évêques interdisent aux moines de Saint-Denis de céder en bénéfice le monastère de Lièpvre au comte Conrad l’Ancien. Ils se réfèrent aux sacrés canons sans dire clairement si le comte est un bénéficier indigne en raison de son appartenance à l’ordre laïque, ou en raison, ce qui est plus probable, de la complexité du dossier : Saint-Denis se trouve en Francie ; Lièpvre dans le royaume de Lothaire ; Conrad est un fidèle de Louis le Germanique181. À l’époque mérovingienne, l’abbatiat n’est pas recherché par les grands et ce n’est qu’à des années 755 que cette charge est considérée comme un honor, mais on ne trouve pas encore d’abbés laïques à cette date182. Puis début du ixe siècle, l’office devient un objet de compétition aussi recherché que les autres honneurs, 177  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… Livre II c.  4. Datation proposée par David  Ganz, voir : D. Ganz, « The Epitaphium Arsenii and opposition to Louis the Pious », dans P. Godman et R. Collins (dir.), Charlemagne’s Heir : New Perspectives on the Reign of Louis the Pious, Oxford, 1990, p. 539. 178  Audradus Modicus, Liber revelationum, éd. L. Traube dans « O Roma nobilis », dans Abhandlungen der philosophisch-philologischen Klasse der königlich bayerischen Akademie der Wissenschaften, Münich, 1892, p. 385. 179  Annales de Saint-Bertin, a. 866. 180  Il existe deux autres mentions de conflits portant sur l’attribution d’un établissement monastique à un laïc : Loup de Ferrières revendique la celle de Saint-Josse (840-852) ; les moines de Saint-Denis produisent une série d’actes faux dans les mêmes années pour récupérer le monastère de Saint-Mihiel, en vain. Dans les deux cas les plaintes des moines sont déboutées et aucun procès n’a lieu. 181  G. Calvet-Marcadé, « Du conflit à la norme. Le pragmatisme des évêques carolingiens lors du concile de Verberie (853) », dans Hypothèses 2009, Travaux de l’École Doctorale d’Histoire de Paris 1, 13, 2010, p. 191-199. 182  F.  J. Felten, Äbte und Laienäbte im Frankenreich : Studie zum Verhältnis von Staat und Kirche im früheren Mittelalter, Stuttgart, 1980, p. 99.

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évêchés et comtés. Dans l’historiographie traditionnelle, le règne de Charles le Chauve est considéré comme la période où naît et se développe cette pratique, mais le phénomène a dû commencer bien plus tôt, comme l’atteste une formule de donation datant du règne de Louis le Pieux183, ou encore le rapport que fait Wala lors du plaid d’Attigny, où « il montra et énuméra les dangers des nombreux monastères qui, déjà à cette époque, étaient tenus par des laïcs184 ». L’intérêt pour cet honor s’accroît tout au long de la période carolingienne, expliquant l’éclosion de normes nouvelles et de témoignages. Les établissements religieux entrent donc dans le circuit des res ecclesiae, au nom de l’intérêt commun, compris comme le salut et la protection du peuple chrétien, que ce soit par le service religieux et les prières des moines, par le souci du soin des pauvres et des malades, etc.), ou encore par la défense armée contre les Normands et le paiement du tribut. Ce changement accompagne la mutation des lieux funéraires observée par Michel Lauwers au cours du ixe siècle : à côté des monastères familiaux, se développent des établissements chargés de la sépulture des pauperes et des pèlerins dont la vocation collective interdit toute appropriation privée185. Enrichis par les donations pieuses et les dîmes, dotés d’hospices et de nouveaux bâtiments fondés par les Irlandais au siècle précédent, protégés par leurs privilèges et leurs immunités, auréolés du prestige de leurs reliques et du pouvoir de leur saint, les monastères deviennent des objets de compétition entre la famille du fondateur, l’abbé, l’évêque, le comte, le roi. Le concept d’ « abbé laïque » ne permet pas de rendre compte de cette ouverture de l’abbatiat à différents acteurs, et. Frédéric Gross note qu’il est plus pertinent de distinguer les abbés réguliers des abbés séculiers, laïcs, évêques ou rois186. Le concept d’abbé laïque, développé à la fin du xixe siècle, restreint la lecture des sources à un clivage clerc/laïc qui n’est qu’un aspect de la situation des lieux saints à cette époque. On l’a vu précédemment, les évêques exercent eux aussi un pouvoir important sur les abbayes, et les principaux conflits de la période (Saint-Calais, Saint-Chaffre, Fleury) voient les moines s’opposer à leur abbé séculier, l’évêque, et non à leur abbé laïque. Depuis l’ouvrage de Franz Felten, l’abbatiat des hommes du siècle n’est plus considéré comme un malheur pour les communautés monastiques. Bien au contraire, de nombreuses études ont montré toute l’importante du rôle de ces prélats dans la réforme spirituelle de leur établissement et la restauration du patrimoine temporel187. 183  Formulae merowingici et karolini aevi, éd. K. Zeumer, Hanovre, 1886, (M.G.H., Leges), no 27, p. 305. F. Gross, Abbés, religieux et monastères dans le royaume de Charles le Chauve, thèse de doctorat, sous la direction d’Yves Sassier, Université Paris IV, Paris, 2006, p. 278. 184  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… p. 65. 185 M. Lauwers, Naissance du cimetière…, p. 38 et p. 45. 186 F. Gross, op. cit., p. 537. 187  H.  Noizet, « L’ascension du lignage robertien : du val de Loire à la Francie », dans AnnuaireBulletin de la société de l’histoire de France (année 2004), 2006, p. 19-35. Pour la période antérieure, voir :

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Cette réhabilitation des abbés laïques contraste avec les canons conciliaires condamnant l’abbatiat des séculiers qui sont promulgués dans les années 844-846188. Ces normes nouvelles sont fondamentales pour l’évolution des discours de défense pour deux raisons. Tout d’abord, pour la première fois lors d’un concile, les laïcs sont exclus de la circulation des terres d’Église en raison de leur ordo. Les prélats construisent alors une sphère séparée pour les biens monastiques et les autres res ecclesiae dont sont exclus les laïcs. Dans un second temps, en parallèle, les évêques sanctionnent cette défense en accusant les spoliateurs laïques de commettre un sacrilège. Cependant, malgré leur intransigeance et leur nouveauté, les canons des années 844-846 n’ont aucun impact sur les pratiques de répartition des biens monastiques entre les différents membres de l’élite et restent déconnectés de la réalité des échanges et des négociations.

Le respect des règles du jeu Du bénéfice autorisé à la spoliation illégitime La critique des abbés séculiers constitue une partie du discours de défense qui ne peut se confondre avec les autres plaintes des clercs. On a vu plus haut qu’il existe une très grande variété d’actes dénoncés par les clercs, s’appliquant aussi bien aux pervasores clercs qu’aux laïques, mais ces crimes ont un point commun : ils sont tous illégitimes. La question de la sacralisation progressive des terres d’Église au ixe siècle reste un point délicat à trancher. Les domaines ecclésiaux sont disponibles pour une circulation au sein du club de pairs formé par les différents membres des élites ecclésiastique et laïque. Les clercs acceptent et participent au système des bénéfices, ils ne sapent pas ses fondements. Les conflits dont on a conservé la trace témoignent de crises d’ajustement ou de régulation dans la répartition des richesses foncières entre les potentes ; et même dans ces situations litigieuses, la nature spécifique des terres ecclésiales n’est pas mise en avant dans l’argumentaire des auteurs. Aux yeux des prélats et de l’assemblée qui se réunit lors du plaid, le crime n’est pas de tenir un bien d’Église en bénéfice, mais d’en détourner l’usage à des fins privées ou de l’avoir obtenu de façon irrégulière189.

A. M. Helvétius, Abbayes, évêques, laïques, une politique du pouvoir en Hainaut au Moyen Age (viie-xie siècle), Bruxelles, 1994, p. 127. 188  Concile de Yütz 844 et Meaux-Paris 845-846, éd. W.  Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H.  Leges, Concilia, 3) p. 81-131. 189  L’idée de détournement (retorquere) des biens ecclésiastiques est très présente dans les discours de défense, voir par exemple : Concile de Paris 829… c. 15.

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Un qualificatif revient souvent dans les actes de la pratique pour qualifier le crime des spoliateurs : l’occupation a été faite indument ou par violence. Les raptores ne sont pas accusés de détenir un domaine ecclésial, mais de l’occuper sans en avoir le droit. Ils osent revendiquer (praesumere) pour eux la possession et l’usage d’un bien foncier soit auquel ils n’ont pas accès (ils ne font pas partie du club), soit qu’ils ont obtenu sans respecter les règles du jeu, c’est-à-dire sans l’accord du roi et des évêques. Il existe une frontière très nette pour les carolingiens entre les détournements légitimes et ceux obtenus par la ruse ou la force. En cela, les règnes de Louis le Pieux et de Charles le Chauve ne sont guère différents : lors du plaid de Quierzy en 838, les grands de Septimanie se plaignent du comportement du duc Bernard qui utilise les res ecclesiae et les possessions des laïcs sans respecter les lois divines et humaines ; ils demandent à l’empereur la restitution des domaines qui leur ont été enlevés190. En 853, lors du concile de Verberie, les évêques rejettent la demande du comte Conrad en arguant du non-respect des lois, puisqu’il occupe le monastère par la force. En 859, à Savonnières, le même reproche est adressé à l’évêque Raoul de Bourges191. Quel que soit le conflit considéré, il est toujours question d’une entorse aux règles et du mépris des autorités épiscopale et royale. Émile Lesne a émis l’idée que cet essor des plaintes pour non respect du droit au début du ixe siècle s’expliquait par l’absence d’actes de précaire192, mais l’analyse des causae scribendi des clercs montre que d’autres hypothèses peuvent être avancées. La critique des prélats porte sur la transgression des règles du jeu qui se caractérise par le recours à la violence et l’insoumission. Dès lors, le spoliateur se rapproche de l’infidèle, du traitre193. Les usurpateurs ne respectent ni l’autorité des prélats, ni celle du roi. Les discours de défense visent à travers la poursuite des nombreux pervasores à décourager l’appropriation personnelle de richesses destinées au bien commun et dont la possession est sanctionnée – c’est-à-dire organisée, garantie et protégée – par une double potestas, celle des évêques et du roi. Le crime des spoliateurs est donc double : ils utilisent pour leurs besoins particuliers des biens devant servir à l’intérêt de tout le royaume ; ce faisant, ils bafouent l’autorité épiscopale et le pouvoir royal qui en sont les garants. En d’autres termes, ils ne respectent pas les règles du jeu, c’est-à-dire l’ensemble de mécanismes complexes qui permettent au roi et aux grands de gouverner194. Pour que le système de répartition des terres fonctionne, les bénéfices ecclésiastiques 190 L’Astronome, Vita Hludowici imperatoris. Das Leben Kaiser Ludwigs, éd. E. Tremp, Hanovre, 1995, (M.G.H., SS rer. Germ. in usum sch., 64), p. 412 191  Concile de Savonnières 859, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 5 p. 459. 192 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… p. 83. 193  Hincmar de Reims, De villa Novilliaco, éd. H. Mordek, « Ein exemplarischer Rechtsstreit : Hinkmar von Reims und das Landgut Neuilly-Saint-Front », dans Savigny, Kan. Abt., 83, 1997, p. 100-112, c. 7. 194 M. Innes, « Property, politics and the problem of the Carolingian state »… p. 302.

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doivent circuler et revenir régulièrement entre les mains du roi et des clercs. De leur collaboration naît la seule défense des res ecclesiae possible. La condamnation des actes subreptices Les bénéfices illégitimes sont obtenus de deux façons : soit par la tromperie, soit par la violence, comme l’exposent les évêques réunis à Meaux en 846. Les prélats déplorent que certains potentes aient recours à la ruse ou au mensonge pour obtenir du roi des terres. Prétextant parfois la nécessité, ou sous couvert d’une tromperie, ils présentent au prince des faits autres que la réalité, principalement pour obtenir un bien public, soit par le biais du droit des bénéfices soit par le droit allodial195. Le cas de tromperie (per subreptionem) exposé dans ce canon se retrouve dans plusieurs sources narratives et diplomatiques. Hincmar de Reims rapporte ainsi que le comte Donat de Melun a obtenu le domaine de Neuilly par la ruse : un certain Bégon a intercédé en sa faveur auprès de Louis le Pieux en faisant passer la villa ecclésiale pour un bien du fisc196. Ce stratagème n’est pas rare, c’est sans doute celui qu’emploie Renard pour recevoir de Charles le Chauve la celle de SaintHymetières en Lyonnais197. Les actes légitimes obtenus suite à un exposé erroné sont appelés des actes subreptices198. Ces diplômes posent un réel problème aux prélats et aux rois carolingiens : ils brouillent la répartition des richesses foncières et faussent l’équilibre des attributions. Leur existence fragilise l’autorité dont ils émanent : le roi est contraint d’annuler sa propre décision. Enfin, ils suscitent l’embarras des clercs confrontés à des actes contradictoires. Dans le cas du domaine de Neuilly, la fausse origine fiscale attribuée à la villa aurait pu engendrer un conflit entre le monastère d’Orbais et l’église de Reims. Charles le Chauve, ignorant que l’église rémoise est le véritable propriétaire du domaine, le donne au monastère d’Orbais. Un conflit est ici peu probable, Orbais faisant partie du patrimoine rémois. Mais une donation à un monastère ou à une église plus lointaine et ne dépendant pas de Reims aurait pu aussi être possible199. L’existence de 195  Concile de Meaux-Paris 845… c. 20 p. 94. 196  Hincmar de Reims, De villa Novilliaco… p. 100-112, c. 4. Identifié par Philippe Depreux comme comte d’Aquitaine puis de Paris, Bégon est surtout un proche de Louis le Pieux, son amicus et son gendre, voir : Ph. Depreux, Prosopographie de l’entourage de Louis le Pieux (781-840), Sigmaringen, 1997, p. 120. 197  Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, (840-877), éd. M. Prou et G. Tessier, II, Paris, 1953-1955, no 236, p. 21-22. 198 Un acte subreptice « est un acte régulièrement expédié, mais qui a été obtenu sur un faux exposé », Vocabulaire international de la diplomatique, éd. M.M. Cárcel Ortí, Valence, 2e éd., 1997, p. 43. 199  En 875, dans le conflit qui oppose Wulfad de Bourges au comte Eccard de Mâcon, des documents royaux contradictoires sont présentés par les deux parties. Recueil des chartes de l’abbaye de Saint-Benoîtsur-Loire, éd. M.  Prou et A.  Vidier, Paris, 1900-1907, no  24  p.  57. J.  Nelson, « Dispute settlement in Carolingian West Francia », dans W. Davies et P. Fouracre (dir.), The settlement of disputes in early medieval Europe, Cambridge, 1986, p. 53.

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chartes contradictoires (une donation à l’église de Reims, puis une autre au monastère d’Orbais) est l’une des raisons qui ont poussé l’archevêque de Reims à rédiger son De villa Noviliaco. En retraçant l’historique du domaine et la chronologie des actes, Hincmar offre aux futurs clercs rémois un guide leur permettant de distinguer les actes licites et illicites, si ceux-ci continuent d’exister. Dans le De divortio, Hincmar explique en effet que le roi, en cas de restitution, doit s’assurer que les autres chartes concernant la terre incriminée sont bien détruites pour éviter toute contestation ultérieure200. Les sources normatives attestent de l’inquiétude des carolingiens à ce sujet. En parallèle à l’interdiction de l’abbatiat séculier, les conciles des années 844-846 énoncent une série de mesures pour lutter contre les actes subreptices. Au concile de Yütz en 844, les évêques exhortent le roi à défendre, protéger et accroître les patrimoines des églises mis à mal par les usurpations violentes et la confirmation des préceptes illicites201. À Ver, ils lui conseillent de fuir les amitiés et les conseils des hommes dépravés et le mettent en garde contre les requêtes malhonnêtes202. À Beauvais l’année suivante, Hincmar de Reims demande à Charles le Chauve d’annuler tous les actes subreptices établis pendant la vacance du siège rémois203. Quelques mois plus tard, le même avertissement est inséré dans les actes du concile de Meaux-Paris204. Cette condamnation des praecepta inlicita prend tout son sens dans la vision qu’ont alors les carolingiens de la loi. Au ixe siècle, le roi est soumis à la loi et tout acte obtenu du prince contre la loi n’a pas de valeur205. Dans le cas du domaine de Neuilly, Hincmar de Reims obtient de Charles le Chauve l’annulation d’un acte de donation émis en son absence par sa femme, l’impératrice Richilde, et son fils Louis. L’archevêque explique que la famille de Donat avait profité du voyage de Charles en Italie pour obtenir ce diplôme par la pression, il faut comprendre sans doute le recours à des intercesseurs puissants ou la menace de faire défection206. Les spoliateurs laïques ne sont pas les seuls visés. À Soissons en 853, le roi Charles se plaint que le diacre de Reims Ragamfrid a composé de faux documents portant son nom. Le soi-disant faussaire est assigné à résidence le temps de l’enquête207. Quelques années auparavant, un moine de Saint-Bertin dénommé Goibert forge un faux qu’il attribue à Charles le Chauve pour conserver une celle, mais le nouvel 200  L. Morelle, « La main du roi et le nom de Dieu : la validation de l’acte royal selon Hincmar, d’après un passage de son De divortio », dans J. Hoareau-Dodinau et P. Texier (dir.), Foi chrétienne et églises dans la société politique de l’Occident du Haut Moyen Âge (ive-xiie siècle), Limoges, 2004, p. 289. 201  Concile de Yütz 844, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 4, p. 33. 202  Concile de Ver 844, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 12, p. 44. 203  Concile de Beauvais 845, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 4, p. 55. 204  Concile de Meaux-Paris 845… c. 18 p. 94. La demande d’Hincmar est généralisée à l’ensemble des églises de Francie. 205  Y. Sassier, « Le roi et la loi chez les penseurs du royaume occidental du deuxième quart du ixe à la fin du xie siècle », dans Cahiers de Civilisation Médiévale, 43/171, 2000, p. 265-266. 206  Hincmar de Reims, De villa Novilliaco… c. 7. 207  Concile de Soissons 853, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984 (M.G.H. Concilia, 3) p. 284-289, c. 6.

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abbé Hilduin découvre la tromperie et la lui enlève208. Le recours aux faux devient l’une des stratégies de défense utilisées par les moines carolingiens lorsqu’ils veulent passer outre les moyens et les recours que leur offrent roi, évêque, concile ou pape. L’emploi de la violence et de la ruse pour recevoir un bénéfice ecclésiastique témoigne de la difficulté à intégrer le club des pairs ayant accès aux res ecclesiae, et de s’y maintenir. Obtenir une terre d’Église n’est pas un aboutissement, mais un défi dont il faut sans cesse se montrer digne. Frothaire de Toul rapporte ainsi l’histoire d’une jeune veuve et de son fils qui tentent d’outrepasser leurs droits de bénéficier pour conserver une terre d’Église. L’évêque avait donné en bénéfice un domaine du monastère de Saint-Èvre à un laïc nommé Joseph, sans doute en échange d’un service d’armes. À sa mort, la règle voudrait que le bénéfice revienne à l’Église, son jeune fils n’ayant pas encore l’âge requis pour le remplacer. Magnanime, Frothaire demande à la veuve de lui restituer un tiers du bien (soit dix manses et une vigne de 40 muids), comme une aumône. Mais la veuve ne veut pas se dessaisir de la villa et se rend au palais pour obtenir de Louis le Pieux la totalité du domaine en bénéfice (30 manses). Frothaire nous dit qu’elle agit sournoisement. En effet, elle essaie de prendre de vitesse son propre seigneur, puisque le bénéfice n’a pas été octroyé par Louis le Pieux mais par Frothaire lui-même, en plaidant sa cause elle-même devant l’empereur209. La condamnation des actes subreptices et des bénéfices illégitimes est une conséquence de l’essor de la compétition pour les biens fonciers au cours du ixe siècle et de l’élévation de la barrière et du niveau régulant l’entrée dans le club des bénéficiers. Être en possession d’une terre d’Église signifie se montrer digne de cette charge en acceptant de jouer selon les règles du jeu et dans le respect des autorités garantes du système, seul gage de son bon fonctionnement et de l’harmonie entre les ordines.

Une nouvelle menace : la transformation des terres d’Église en alleux Les évêques, dans les actes du concile de Meaux-Paris en 845, distinguent les spoliations obtenues par des préceptes illicites, qui sont un abus du droit des bénéfices, des occupations par abus du droit allodial210. Les donations en alleu sont un nouveau problème soulevé au cours du ixe siècle. Les terres ainsi données ne relèvent plus du droit des bénéfices structuré autour de la précaire et de la double dîme. Elles entrent 208  Il s’agissait pour Goibert de conserver une celle qu’il avait lui-même fondée. On se trouve ici dans un cas assez classique de renouvellement des alliances et des fidélités à l’arrivée du nouvel abbé, Hilduin. Hilduin reprend la celle mais la restitue ensuite au fils de Goibert. Le récit en est fait au xe siècle par Folquin. Cartulaire de l’abbaye de Saint-Bertin, éd. B. Guérard, 2 vol., Paris, 1840-1867. 209  Lettre de Frothaire de Toul à l’archichapelain Hilduin, no 14. La correspondance d’un évêque carolingien, Frothaire de Toul (ca 813-847), avec les lettres de Theuthilde, abbesse de Remiremont, éd. M. Parisse, Paris, 1998. Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, (840-877), éd. M. Prou et G. Tessier, Paris, 1953-1955, no 330. 210  Concile de Meaux-Paris 845, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Concilia, 3) c. 20, p. 94.

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dans le patrimoine d’une famille par la largesse du roi et sortent du circuit réservé aux res ecclesiae. Elles ne servent plus un intérêt commun à tous les ordres du royaume. Les principes d’indisponibilité des possessions ecclésiales et de révocabilité des bénéfices qui pouvaient s’accorder entre eux dans le cadre de la précaire, entrent alors en contradiction avec le droit de l’hereditas. Bon nombre de conflits fonciers du ixe siècle voient s’opposer ces deux préceptes : indisponibilité des res ecclesiae et priorité donnée à la conservation du patrimoine familial. Les litiges apparaissent d’ailleurs à la mort du bénéficier, quand l’église revendique le domaine face à ses descendants ou quand ceux-ci contestent une donation pro anima réalisée par leur ancêtre. L’alleu désigne une forme de possession différente des précaires et des bénéfices. Les transferts in alode jure effectués par le roi correspondent à des donations en pleine propriété, à la mode romaine, par opposition aux concessions provisoires211. On comprend dès lors que les clercs s’y soient opposés : les églises perdraient définitivement leurs biens. Leur inquiétude est grande dans les actes conciliaires du règne de Charles le Chauve. Les prélats réunis à Meaux-Paris en 845 étudient la question des monastères donnés en alleu, alors que leurs fondateurs les avaient remis au roi pour en assurer la liberté, c’est-à-dire la vocation religieuse. Ce type d’échange relève des actes illicites, le roi n’étant pas autorisé à donner en alleu des biens ecclésiaux. Quand les clercs mentionnent une telle concession, ils précisent qu’il s’agit bien d’un abus et que le prince s’est rendu coupable de négligence, puisqu’il n’a pas vérifié l’origine du domaine concédé ou qu’il a été abusé par une description trompeuse de la réalité, un intercesseur ayant alors fait passer la terre d’Église pour un bien du fisc. Les évêques rappellent le roi à l’ordre : il doit être vigilant, car de lui seul dépendent la bonne affectation des terres et la juste répartition des richesses212. Comme le souligne Frédéric Gross, « le roi a le devoir de protéger les monastères qui lui ont été remis par leurs fondateurs et, en les donnant en alleu, il manque à ses obligations et encoure un châtiment venu de Dieu213 ». La dimension religieuse de la donation pieuse peut être annulée par les descendants des fondateurs, et seule l’autorité royale permet de défendre la vocation initiale de ces offrandes pro anima214. Les conciles et les capitulaires des années suivantes encouragent les 211  Pour un rappel des débats historiographiques sur l’existence de petits propriétaires terriens, voir : L. Feller, « Statut de la terre et statut des personnes. L’alleu paysan dans l’historiographie depuis Georges Duby », dans Études rurales, 145/146, 1997, p. 147-164. Et en dernier lieu : É. Renard, « Une élite paysanne en crise ? Le poids des charges militaires pour les petits alleutiers entre Loire et Rhin au ixe siècle », dans F.  Bougard, L.  Feller et R.  Le  Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge.  Crises et renouvellements, Turnhout, 2006, note 1 p. 315. 212  Concile de Meaux-Paris 845… c. 41 et c. 42. 213 F. Gross, Abbés, religieux et monastères dans le royaume de Charles le Chauve, thèse de doctorat, sous la direction d’Yves Sassier, Université Paris IV, Paris, 2006, p. 294. 214 W. Goffart, The Le Mans Forgeries. A chapter from the history of Church property in the ninth century, Harvard, 1966, p. 17.

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missi à enquêter sur les biens des églises cédés en alleu pour permettre au roi de clarifier certaines situations, voire d’annuler certaines concessions215. Le roi et l’Église ont tout intérêt à ce que les bénéfices ecclésiastiques ne deviennent pas des alleux ou des propriétés familiales héréditaires. La défense des terres ecclésiales rejoint les intérêts du pouvoir royal : en garantissant le régime d’indisponibilité des res ecclesiae (c’est-à-dire leur circulation restreinte), le roi s’assure dans le même temps la disponibilité et le contrôle des ressources du royaume et justifie son rôle de médiateur entre les grands. Les discours de défense servent donc également le système des bénéfices en fournissant au prince un argumentaire pour légitimer l’indisponibilité de tous les honores de Francie qui sont réservés au bien commun et ne peuvent faire l’objet d’une appropriation privée par les familles ni être détournés à des usages personnels. Des mesures de réforme proposées par les clercs en 845, seule une petite vingtaine sont acceptées par les grands lors du plaid d’Épernay en 846. Parmi elles, Charles le Chauve ne manque pas de faire valider le canon 20 du concile de Meaux-Paris condamnant les donations de bénéfice ecclésiastique en alleu ; il y ajoute l’ordre que des missi enquêtent sur ces concessions. Sur ce point, ses intérêts et ceux des prélats convergent216. Dans ce modèle de répartition des ressources foncières, roi et évêques sont appelés à collaborer pour maintenir un équilibre. Si trop de terres passent aux mains des clercs, le prince perd une partie des forces vives de son royaume, comme l’expose Anségise dans sa collection de capitulaires. Les hommes libres qui donnent leurs possessions aux églises et les reçoivent en retour en précaire, quand ils agissent non pour cause de pauvreté mais pour échapper aux obligations dues aux affaires publiques, doivent, tant qu’ils possèdent ces biens-fonds, remplir les charges publiques et le service d’ost ; s’ils tentent de s’y soustraire, ils ne seront pas protégés par l’immunité217. Certaines donations pieuses sont motivées à l’époque par des considérations d’ordre socio-économique : les petits alleutiers préfèrent donner leurs manses à un lieu saint et entrer dans sa dépendance plutôt que de servir directement le roi, car les obligations qui pèsent sur eux sont trop lourdes à assumer218. Le prince possède donc un droit de regard sur les dons fonciers parce qu’ils ont un impact 215  Capitulaire de Soissons 853, éd.  W.  Hartmann, Hanovre, 1984 (M.G.H.  Concilia, 3) c.  5  p.  284. Capitulaire d’Attigny 854 (c.  10), éd. A.  Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H.  Leges, Capitularia Regum Francorum, 2) p. 270. 216  Capitulaire d’Épernay 846, c. 11, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), no 257 p. 260-262. 217  Collectio capitularium Ansegisi, éd. G.  Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), Livre II, c. 17 p. 533. Anségise reprend ici un capitulaire de Lothaire : Cap.  Olonnense 825, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1) c. 1 p. 329. Voir : É. Renard, « Une élite paysanne en crise. », p. 324. 218 É. Renard, op. cit., p. 315-336. L. Feller, « Dette, stratégies matrimoniales et institution d’héritier : sur l’élite paysanne lombarde au ixe siècle », dans Revue Historique, 646/2, 2008, p. 357.

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direct sur les ressources en terres et en hommes mobilisables pour la défense ou le gouvernement du royaume219. La défense des biens ecclésiastiques concerne autant le roi que les évêques : les deux pouvoirs collaborent et se renforcent mutuellement. Au fil de l’enquête, il apparaît que les liens existant entre les terres ecclésiales et le fonctionnement politique, social et religieux du royaume tissent un réseau de plus en plus complexe. Les res ecclesiae sont loin de former une sphère économique séparée réservée aux seuls usages de l’ordo clérical. Les biens-fonds des églises sont investis d’enjeux multiples qui les placent au cœur du fonctionnement de la société carolingienne. Les discours de défense des clercs se révèlent eux aussi moins lisses qu’il n’y paraît à première lecture. Le rejet des usurpateurs et leur châtiment font écho à des problématiques qui dépassent le monde religieux. L’accusation de spoliation est un masque qui dissimule d’autres critiques, d’autres enjeux, qu’il convient à présent de mettre à jour.

Sous le masque de l’accusation de spoliation Longtemps les historiens ont reçu sans les critiquer les récits des auteurs carolingiens. Les nombreux cas de bénéfices ecclésiastiques possédés sans heurts par des laïcs n’ont pas retenu leur attention. Ils se sont concentrés uniquement sur ce que les clercs désignaient comme des spoliations illégitimes. Or, la notion de ce qui est légal ou autorisé dépend en grande partie du contexte dans lequel s’inscrivent les relations entre prélat et bénéficier220. Le sens réel de la circulation des richesses foncières est souvent déformé par les stratégies discursives des auteurs et il revient à l’historien de déconstruire leurs témoignages pour en faire apparaître les motivations profondes. Il est important de prendre de la distance par rapport au discours des clercs, en particulier dans leur rhétorique de défense et de critique des abus, et de nuancer l’impact de leurs condamnations sur la réalité des échanges221. La dénonciation des usurpateurs de terres d’Église par les prélats carolingiens est un discours construit, une arme rhétorique dont ils se servent dans la compétition pour les honores pour modifier le rapport de force à leur avantage, mais c’est également une forme de contestation politique. Il est donc essentiel de revenir sur les causae scribendi des clercs et de replacer leurs accusations dans un tableau d’ensemble. Le cas de Pépin d’Aquitaine en offre un bon exemple.

219  Édit de Pîtres 864, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2) p. 322 c. 28. 220  W. Davies et P. Fouracre (dir.), Property and power in the early middle ages, Cambridge, 1995, p. 8. 221  P. Fouracre, « Carolingian justice : the rhetoric of improvement and contexts of abuse », dans La giustizia nell’alto medioevo (secoli V-VIII), Spolète, 1995, (Settimane di studio, 42/2), p. 788.

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Chapitre III

Pépin Ier d’Aquitaine, un spoliateur ? Entre le premier grand concile réformateur de Paris en 829 et le dernier, celui de Trosly en 909, seuls six conflits ayant pour objet des terres ecclésiales ont été portés devant les évêques du royaume de Francie. Peut-être y en a-t-il eu davantage, mais soit le règlement n’a pas été mis par écrit, soit il n’a pas été conservé. Le premier de ces litiges se déroule en 836 et met en scène Pépin Ier d’Aquitaine222. Le roi est accusé par les prélats réunis à Aix-la-Chapelle d’avoir usurpé des villae ecclésiastiques. À cette occasion, Jonas d’Orléans rédige une longue lettre synodale où il expose au souverain les griefs qui lui sont reprochés. Le conflit de 836 est particulièrement riche, puisqu’il offre à la fois l’explication de Jonas sur le sens des donations pieuses, la reprise au discours indirect des arguments qu’il prête à Pépin et à son entourage, et enfin la possibilité de relier cette accusation de spoliation aux événements politiques de la période 835-838. En février 836, les prélats réunis en concile à Aix-la-Chapelle sur ordre de l’empereur Louis le Pieux promulguent une série de canons et envoient à Pépin cette lettre l’accusant de spolier des terres d’Église. Ils l’exhortent à les rendre et lui expliquent longuement par des exemples tirés de la Bible pourquoi les chrétiens, et en particulier les rois, doivent faire des dons aux lieux saints. Cette admonitio est signée par trois évêques : Aldric du Mans (831-857), Herchenrad de Paris (831837), et le rédacteur qui n’est pas nommé, mais que la tradition historique identifie comme étant Jonas d’Orléans (818-843)223. Hypothèse d’autant plus probable que Jonas a déjà adressé un ouvrage à Pépin, le De Institutione Regia, quelques années auparavant, et qu’il a fait partie de son entourage au début de son règne avant d’être écarté, suite à une campagne de calomnies224. Cette lettre d’exhortation est aussi mentionnée dans les Annales de Saint-Bertin en 837225, et par l’Astronome dans sa Vita Hludowici imperatoris226.

222  Fils cadet de Louis le Pieux, roi d’Aquitaine (814-838). On ignore sa date de naissance exacte, probablement vers 800-803. C. Settipani, La préhistoire des Capétiens : 481-987, Villeneuve d’Ascq, 1993. 223  Le nom de Jonas est mentionné dans un manuscrit, voir : Jonas d’Orléans, Lettre synodale… p. 724. E. Magnou-Nortier a avancé l’hypothèse d’un vaste travail de falsification des actes des conciles de 829 et de 836 ainsi que du De Institutione Regia de Jonas d’Orléans, mais elle n’a pas mentionné dans son étude la lettre synodale adressée à Pépin Ier. É. Magnou-Nortier, « La tentative de subversion de l’État sous Louis le Pieux et l’œuvre des falsificateurs », dans Le Moyen Age, 1999, p. 331-365 et 615-641. 224  Jonas d’Orléans, Le métier de roi. De institutione regia, éd. et trad. A. Dubreucq, Paris, 1995, (Sources Chrétiennes, 407), p. 23. Le traité date de 831. 225  Les Annales de Saint-Bertin placent le concile d’Aix en février 837, mais il a bien lieu en 836. Sur la date du concile, se reporter à Ph. Depreux, Prosopographie de l’entourage de Louis le Pieux (781-840), Sigmaringen, 1997, p. 251. 226 L’Astronome, Vita Hludowici imperatoris. Das Leben Kaiser Ludwigs, éd. E. Tremp, Hanovre, 1995, (M.G.H., SS rer. Germ. in usum sch., 64), p. 407.

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Cette accusation contre Pépin Ier a été reprise par les historiens227. L’éditeur des actes du roi d’Aquitaine, Léon Levillain, a recherché dans les diplômes émis après février 836228, les restitutions résultant de ce rappel à l’ordre. En effet, les Annales de Saint-Bertin soulignent que la lettre des évêques fut suivie d’effets et que Pépin rendit plusieurs terres aux églises spoliées. Pépin, un spoliateur ? Si certains historiens ont conservé de lui cette image, les sources médiévales en font un protecteur des lieux saints229. Du témoignage de Jonas lui-même, Pépin a toujours cherché à améliorer sa vie chrétienne230. Roger Collins dans un article récent a souligné le paradoxe de cette lettre : pourquoi un bienfaiteur des églises serait-il accusé de les spolier ? Pourquoi Pépin s’empresset-il de se soumettre aux demandes des évêques ? Pour résoudre ce paradoxe, Roger Collins avance une première hypothèse : Pépin et ses proches sont accusés de spoliation pour des raisons politiques, économiques et religieuses. Cette condamnation recouvre des actions bien différentes du simple fait d’occuper illégitimement des terres ecclésiastiques. Selon lui, les motivations économiques l’emportent. Cette lettre aurait été écrite en vue d’obtenir la révocation des contrats de précaire passés entre des fidèles royaux et certains établissements religieux : à cette époque, le cens perçu n’est plus suffisant pour compenser la perte des domaines231. Mais le cens n’a jamais été ni un loyer, ni une compensation financière ; il s’agit, quand il existe, d’un cens de récognition, une somme symbolique rendant concret le lien entre l’église propriétaire et le bien cédé en bénéfice. Les objectifs de Jonas et des évêques réunis à Aix doivent être cherchés ailleurs que dans la seule explication financière.

227 L. Auzias, L’Aquitaine carolingienne, Paris, 1937. Les derniers articles parus sur Pépin Ier soulèvent les paradoxes posés par cette lettre. R. Collins, « Pippin I and the Kingdom of Aquitaine », dans P. Godman et R. Collins (dir.), Charlemagne’s Heir : New Perspectives on the Reign of Louis the Pious, Oxford, 1990, p. 372. 228  Recueil des actes de Pépin Ier et de Pépin II, rois d’Aquitaine (814-848), éd. L. Levillain, Paris, 1926. Acte no 26 du 25 décembre 837 : restitution spontanée à l’église SaintMaurice d’Angers de biens tenus en bénéfice par des fidèles royaux (Leotduinus et Gosbertus) p. 108 ; Acte no 27 du 27 février 838 : à la demande de Dodon d’Angers, Pépin restitue des biens tenus par ses comtes, fidèles, vicomtes, vicaires, centeniers en bénéfice, p. 113 ; Acte no 29, 23 avril 838 : à la demande de son père Louis le Pieux, Pépin restitue à Jumièges (abbé Heribertus) le domaine de Tourtenay en Thouarsais et six domaines en Anjou, qu’il avait enlevés. Pour l’éditeur Pépin répond ici à la demande de 836. 229  Dans la Chronique de Saint - Maixent (xiie siècle) reprenant en partie les Miracles de Saint Benoît (c. 33), Pépin est présenté comme un roi pieux qui construit des monastères : Saint-Jean d’Angély, SaintCyprien de Poitiers et Brantôme. La chronique de SaintMaixent (751-1140), éd. J. Verdon Paris, 1979, p. 5153. Voir : R. Collins, « Pippin I and the Kingdom of Aquitaine », dans P. Godman et R. Collins (dir.), Charlemagne’s Heir : New Perspectives on the Reign of Louis the Pious, Oxford, 1990, p. 367. 230  Jonas d’Orléans, Le métier de roi. De institutione regia, éd. et trad. A. Dubreucq, Paris, 1995, (Sources Chrétiennes, 407), p. 151. 231 R. Collins, op. cit. n. 606, p. 371.

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L’existence d’un débat au sein des élites L’évêque d’Orléans explique lui-même dans le prologue les raisons de cette exhortation. Lors d’une précédente admonestation adressée au même, les prélats n’ont pas eu le temps de préparer une réponse argumentée satisfaisante. Ils semblent avoir été pris au dépourvu par les questions que Pépin et ses proches leur ont alors posées. Jonas rappelle que les évêques se doivent d’y répondre, la pastorale étant l’un des piliers de leur office232. Ces questions les voici : Pourquoi est-ce mal ou différent, si nous utilisons les biens ecclésiastiques selon notre volonté et pour nos besoins ? Delà, pourquoi est-ce une bonne administration pour Dieu et ses saints, pour l’amour et l’honneur desquels les biens sont prétendus être offerts à Dieu, quand de toute façon aucun de ces biens ne revient à l’usage de ses saints ? Et pourquoi Dieu ordonne-t-il de lui offrir ces biens, qui sont exposés par les recteurs des églises, alors que toutes les choses de la terre sont à lui et qu’il les a créés à l’usage de l’homme233 ?

Cette interrogation sur le sens des donations pieuses et la légitimité des clercs à les administrer est attribuée à Pépin et à ses proches, mais il est impossible de savoir s’ils ont réellement pu prononcer ces paroles ou s’il s’agit de questions rhétoriques. Jonas mentionne une exhortation précédente, sans doute restée orale et que la tradition historique place à Attigny en 834. Pour la même année, l’Astronome relate que Louis le Pieux envoya un abbé Hermold à Pépin pour l’inviter à restituer aux lieux saints des domaines qu’il leur avait enlevés234. Ces questions, insérées au discours indirect dans l’argumentaire de Jonas, rendent cette lettre synodale originale. Ni chez Hincmar de Reims, ni chez Agobard ou Paschase Radbert on ne trouve les paroles des spoliateurs ou leurs arguments repris par les clercs235. L’intérêt de ces questions ne vient pas du fait de savoir si elles ont ou non été prononcées par Pépin et son entourage, mais du fait que les évêques aient jugé opportun de les insérer dans leur argumentaire et d’y apporter des réponses. Elles 232  Voir la traduction partielle et parfois très libre de K. J. von Hefele, Histoire des conciles d’après les documents originaux, IV, Paris, 1911, p. 97. Sur le rôle des évêques, leur responsabilité dans le gouvernement et la mise en place de l’idée que le roi leur est soumis, voir D. Iogna-Prat, « La construction biographique du souverain carolingien », dans P. Henriet (dir.), À la recherche de légitimités chrétiennes. Représentations de l’espace et du temps dans l’Espagne médiévale (ixe-xiiie siècle), Lyon, 2003, p. 197-224. Sur le devoir pastoral des évêques chez Jonas d’Orléans, voir : S. Patzold, Episcopus. Wissen über Bischöfe im Frankenreich des späten 8. bis frühen 10. Jahrhunderts, Ostfildern, 2008, p. 199. 233  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre I c. 3, p. 731. 234 L’Astronome, Vita Hludowici imperatoris. Das Leben Kaiser Ludwigs, éd. E. Tremp, Hanovre, 1995, (M.G.H., SS rer. Germ. in usum sch., 64), c. 53. 235  Dans l’Epitaphium Arsenii, Paschase Radbert cite au discours indirect les paroles qu’auraient échangées Wala et les grands laïcs au sujet des biens ecclésiastiques, Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… c. 3 p. 64.

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ont été choisies et mises en scène pour servir un discours. Il est important de garder à l’esprit que toutes les sources disponibles ont été rédigées par des clercs, et que seules leurs théories nous sont parvenues. Les résistances et les oppositions au système de circulation des richesses monopolisées par l’Église sont passées sous silence. En d’autres termes, la voix des « spoliateurs » ne nous est pas parvenue ni les éventuels débats sur l’usage des terres d’Église au ixe siècle, faute de sources permettant d’accéder aux idées et aux arguments autres que ceux des clercs. On peut aussi envisager l’absence d’une contestation organisée en face ou encore un manque d’intérêt de la part des grands laïcs pour expliquer cette lacune documentaire. Si les conciles sont donc bien des temps de négociation et des tribunes politiques où chaque groupe peut venir défendre ses intérêts, il n’en reste pas moins que les documents conservés ne nous donnent à voir qu’une seule face de ce débat éludant les oppositions et les heurts inhérents à la compétition pour les biens et au durcissement du système, comme lors du concile de Meaux-Paris en 845 où une partie des décisions des évêques ne furent pas validées par les grands qui étaient présents. Mais si Jonas a choisi d’insérer dans son exhortation ces interrogations sacrilèges, il est fort probable que ce soit en raison de leur actualité : les doutes des laïcs énoncés sous sa plume reviennent peut-être fréquemment dans les discussions à la cour, et le prélat a décidé de les réduire au silence en leur donnant justement la parole. Il s’agirait alors des seules traces laissées par ceux qui se sont opposés au contrôle de l’Église sur les ressources foncières du royaume. La lettre synodale de 836 connaît un certain succès au ixe siècle : on la retrouve dans des manuscrits copiés à Metz, Reims et Orléans, prouvant ainsi que l’un des principaux objectifs de cette admonition, si ce n’est le seul, est de diffuser une nouvelle conception des res ecclesiae. Jonas ne s’en cache pas. En conclusion de sa longue lettre, il adresse une dernière exhortation à Pépin d’Aquitaine, le priant de lire son opuscule et d’y puiser les enseignements nécessaires à son salut et à celui de son peuple. Il l’encourage à protéger les églises comme l’ont fait ses prédécesseurs, et à se séparer de ceux qui déshonorent, humilient et pillent les patrimoines des lieux saints236. L’objectif des évêques n’est pas d’obtenir des précaires, dont il n’est d’ailleurs nullement question dans la lettre, mais bien de convaincre Pépin. Les prélats se réfèrent à la Bible pour justifier les règles qu’ils imposent et montrer qu’elles viennent de Dieu et qu’ils n’agissent pas ainsi pour inverser le rapport de force en leur faveur237, mais la motivation religieuse – leur devoir de pastorale – ne suffit pas. D’autres intérêts ont dû conduire à la rédaction de cette admonitio.

236  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… c. 96, p. 766-767. 237  Ibid., p. 730.

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Aucun des auteurs ne semble engagé dans un litige foncier en Aquitaine238. Pépin a même favorisé les circulations commerciales des moines de Saint-Mesmin de Micy, chers à Jonas239. Les évêques profitent donc d’un conflit, qui ne les concerne pas directement, pour produire cet opuscule et rendre publiques leurs conceptions des possessions ecclésiales. Leur intérêt se trouve dans la réception de cette lettre, et ils y ont plutôt réussi, comme le montre la transmission dès le ixe siècle, mais aussi la mention qui en est faite dans les Annales de Saint-Bertin et chez l’Astronome. Une autre personne trouve également un intérêt à voir Pépin accusé de spoliation : son père. Il convient pour étayer cette hypothèse de remonter un peu le fil des événements, sans pour autant revenir à la déposition de 833. Les dernières années du règne de Louis le Pieux et de son fils suffisent à donner un éclairage différent à cette lettre synodale240.

Les restitutions réalisées par Pépin Ier après 836 En cherchant dans les cartulaires les traces d’un conflit portant sur des terres d’Église avant février 836, la date du concile d’Aix241, on trouve deux dossiers, l’un en Anjou et l’autre à Autun. Les restitutions en Anjou En 834, Pépin reçoit le comté d’Anjou, rendu vacant par l’exil forcé du comte de Nantes Lambert, qui s’était associé à Hugues et Matfrid et avait soutenu Lothaire lors de la crise précédente242. Or, si l’on se réfère aux diplômes de Pépin considérés par les historiens comme résultant de l’exhortation synodale, il est frappant de voir que tous ses actes concernent uniquement l’Anjou.

238  Aucune trace d’un conflit impliquant Pépin Ier dans le cartulaire de Sainte-Croix d’Orléans, ni dans celui de Saint-Vincent du Mans. Le cartulaire de l’église de Paris garde bien le témoignage d’une restitution faite par Charles le Chauve en 868 d’une villa Naintré (Nantriacus) en Poitou, mais rien ne dit que Pépin l’avait auparavant utilisée à son usage. Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, (840877), éd. M. Prou et G. Tessier, II, Paris, 1953-1955, no 312, p. 189-190. 239  Recueil des actes de Pépin Ier et de Pépin II, rois d’Aquitaine (814-848), éd. L. Levillain, Paris, 1926, no 21. 240  J. Nelson, « The last years of Louis the Pious », dans P. Godman et R. Collins (dir.), Charlemagne’s Heir : New Perspectives on the Reign of Louis the Pious, Oxford, 1990, p. 147-159. 241 Les Annales de St Bertin sont la seule source à dater ce concile de février 837, date suivie par J.T. Nelson et R. Collins dans le recueil Charlemagne’s Heir. Mais Ph. Depreux rappelle bien que la date à retenir est février 836. Ph. Depreux, Prosopographie de l’entourage de Louis le Pieux (781-840), Sigmaringen, 1997, p. 251. 242  Le comte Renaud d’Herbauge reçoit le duché de Nantes et Pépin l’Anjou. J. Nelson, op. cit. n. 620, p. 152.

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Fig. 2 : « Carte des domaines restitués par Pépin Ier entre 835 et 838 »243

Dans un acte daté du 25 décembre 837, Pépin restitue à l’église Saint-Maurice d’Angers des biens tenus en bénéfice par ses hommes, Leotduinus et Gosbertus, à savoir le monastère de Chalonnes et ses villae situées à Avoir, Oiré, Martius, et La Vilaine244. Il explique dans le préambule qu’il doit revenir ad rectitudinis

243  Carte réalisée par Aurélie Boissière, avec l’aimable autorisation de l’auteur. 244  Recueil des actes de Pépin  Ier et de Pépin  II, rois d’Aquitaine (814-848), éd. L.  Levillain, Paris, 1926, no 26. L’évêque d’Angers est sans doute déjà mort. La liste des évêques mentionne un dénommé

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statum245. Puis de nouveau, dans un acte daté du 27 février 838, Pépin restitue à la demande de Dodon d’Angers des domaines tenus par ses comtes, vassaux, vicomtes, vicaires et centeniers246. Or Dodon est un proche de Pépin, il est son chancelier depuis 833, date à laquelle il a succédé à Ebroïn, et il vient d’être nommé évêque d’Angers par Pépin au tout début de l’année 838, après la mort de son titulaire. Les deux actes de restitution faits en faveur de l’église d’Angers et l’acte de confirmation des privilèges de cette même église peuvent donc difficilement être vus comme résultant uniquement de l’admonitio des prélats. Il semble davantage que ce soit la toute récente élection de Dodon qui explique ces restitutions. Charles le Chauve agit de même envers Hincmar en 845 lorsque celui-ci arrive sur le siège de Reims. Enfin, dans un acte daté du 23 avril 838, Pépin rend à l’abbaye de Jumièges, à la demande de son père, le domaine de Tourtenay en Thouarsais ainsi que six domaines en Anjou, qu’il avait enlevés pour les donner en bénéfice à ses fidèles247. Pour l’éditeur Léon Levillain, Pépin répond ici explicitement à la demande de 836 : il en veut pour preuve le préambule de l’acte où Pépin déclare qu’il doit revenir ad pristinam rectitudinis normam248. L’argument est faible : cette expression est déjà présente dans l’acte de restitution accordé à Dodon, elle ne suffit pas à confirmer l’hypothèse de Léon Levillain. Le parallèle avec la situation de Dodon à Angers ne s’arrête pas là : l’abbé de Jumièges, Heribert, vient lui aussi d’être élu abbé en 837. Là encore, comme Dodon, il profite de son arrivée récente pour revendiquer des terres de son monastère cédées en bénéfice. Pépin Ier est-il un usurpateur de biens ecclésiastiques ? Nul doute que Jonas d’Orléans exploite les paroles qu’il attribue à Pépin pour construire son argumentation. Il se moque des spoliateurs et cherche à montrer leur incompréhension des réalités théologico-économiques et des enjeux sotériologiques attachés aux richesses ecclésiales. Aux questions incohérentes et vaines prêtées à Pépin et ses proches, Jonas oppose un discours construit qui légitime les donations pieuses et la nécessaire médiation des clercs. Au monde confus des laïcs, s’oppose la vision ordonnée des hommes d’Église. Mais si les objectifs des évêques se limitent à vouloir donner une large audience à leurs idées, pourquoi ne pas avoir rédigé un traité ou une collection canonique ? Pourquoi avoir choisi la voie de l’accusation ad nominem ? En 836, Jonas ne peut pas avoir déjà prévu la succession de l’évêque d’Angers ni celle de l’abbé de Jumièges. Les actes qu’on a cru devoir regarder Aiglebarius qui meurt en 837 et est remplacé par Dodon, le chancelier de Pépin Ier depuis 833. Chalonnes est un prieuré de chanoines sur la Loire. 245  Ibid., p. 108. 246  Ibid., no 27, p. 113. ; et no 28, 28 mars 838 : confirmation à la demande de Dodon des privilèges et exemptions de son église obtenus de Louis le Pieux. 247  Ibid., no 29. 248  Ibid., p. 126.

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comme résultant de l’exhortation synodale répondent à d’autres motivations et ne trouvent pas leur origine dans un conflit antérieur à 836. Il est possible que la forme de l’admonition ait eu plus de poids et que le ton vindicatif se prête davantage à ce type d’exercice249. La fameuse lettre synodale d’Hincmar de Reims, la Collectio de Raptoribus, est elle aussi très dure envers les usurpateurs, mais elle n’accuse personne en particulier. Jonas cherche peut-être à mettre en garde Pépin contre un usage excessif des domaines ecclésiaux. Pourtant rien dans les diplômes antérieurs au mois de février 836 ne permet de déceler une modification dans les pratiques foncières du roi d’Aquitaine, qui continue de donner aux lieux saints, de confirmer leurs privilèges et d’assurer aux fondateurs leurs droits sur leur fondation. À son arrivée en Anjou, ses premiers actes sont en faveur du monastère de Glanfeuil, fondé quelques années plutôt par le comte Rorgon du Maine250. Le seul changement vient de sa prise de pouvoir en Anjou. Louis le Pieux a-t-il voulu contester certains bénéfices remis par son fils à des grands proches de lui lors de son arrivée en Anjou ? L’accusation de spoliation serait alors d’ordre politique, dirigée contre l’attribution de certains bénéfices à des hommes certes fidèles à Pépin Ier, mais peut-être moins à son père. Il ne peut s’agir ici que d’une hypothèse, car même si des auteurs favorables à Louis le Pieux, comme Prudence de Troyes et l’Astronome251, qui écrivent après la mort des protagonistes dans les années 840-841, ont pu construire a posteriori le portrait d’un Pépin Ier spoliateur pour justifier l’exclusion de son fils Pépin II et légitimer la volonté de Louis le Pieux de reprendre le royaume d’Aquitaine, il n’en reste pas moins que Jonas a rédigé son admonition en 836, longtemps avant la mort de Pépin Ier. La mémoire de Pépin Ier et de son fils Pépin II a été déformée par des auteurs favorables à Louis le Pieux et Charles le Chauve. On trouve ainsi au xe siècle deux sources, Les Annales de Metz et la Chronique de Réginon de Prüm, qui relatent la mort honteuse de Pépin Ier et de son fils, tous deux sombrant dans la folie en raison de leur penchant pour l’alcool et la débauche252. Il est évident que ces textes, rédigés longtemps après les 249  Sur l’admonitio attendue de l’empereur et son rôle dans la construction de l’autorité de Louis le Pieux, voir : M. De Jong, The penitential state. Authority and atonement in the age of Louis the Pious, 814840, Cambridge, 2009, p. 135, p. 147. 250  Recueil des actes de Pépin Ier… no 22. 251  Prudence de Troyes est le rédacteur des Annales de Saint-Bertin et l’Astronome rédige sa Vita dans l’entourage de Drogon de Metz, auquel son ouvrage est dédié : H.  Doherty, The maintenance of royal power and prestige in the carolingian regnum of Aquitaine und Louis the Pious, unpublished dissertation, Cambridge, 1997, p. 57. Selon H. Doherty la Vita a été rédigée en 843, et Drogon est « the guiding hand » de l’Astronome. J. Nelson, « Carolingian royal funeral », dans F. Theuws et J. Nelson (dir.), Rituals of power : from late antiquity to the early Middle Ages, Leiden, 2000, p. 159 n. 117. 252  J. Nelson, « The last years of Louis the Pious », dans P. Godman et R. Collins (dir.), Charlemagne’s Heir : New Perspectives on the Reign of Louis the Pious, Oxford, 1990, p. 147-159. F. Galabert, « Sur la mort de Pépin Ier et Pépin II, rois d’Aquitaine », dans Annales du Midi, 49, 1937, p. 241-260.

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événements, s’inspirent d’une troisième source, orale ou écrite, visant à noircir le portrait des rois d’Aquitaine pour prouver leur incapacité à gouverner et justifier ainsi l’éviction de Pépin II en 838. L’accusation de spoliation des terres d’Église fait sans doute partie de cette entreprise de propagande contre Pépin Ier et son fils. Le dossier autunois Le deuxième dossier permettant de faire un lien entre un conflit foncier et la condamnation de Pépin se déroule en Autunois. Depuis l’époque de Charles Martel, la famille des Nibelungen détient dans cette région le bénéfice de Perrecy, villa appartenant à l’église de Bourges253. En 836, Heccard, comte d’Autun et dernier nivelonide encore présent dans la région, reçoit le domaine de Perrecy en bénéfice de Pépin Ier254. Or, une trentaine d’années plus tard, ce même Heccard entre en conflit pour le contrôle de cette villa avec l’archevêque de Bourges Vulfad, qui en revendique la restitution pour son église255. En 836, si toutefois la cession en bénéfice à Heccard a bien lieu à cette date256, le siège de Bourges est vacant. À la mort d’Ermenaire en 835, deux archevêques se succèdent rapidement, ne laissant guère plus que leur nom dans la liste épiscopale, avant que Raoul ne soit élu en 839-840. On serait assez tenté de voir dans l’intervention de Jonas d’Orléans et ses coévêques, une volonté de défendre le patrimoine de l’église de Bourges. Olivier Bruand, qui a retracé dans un ouvrage récent l’historique du fisc de Perrecy257, suggère que Pépin Ier a permis à Heccard de garder ce bénéfice pour des raisons de fidélité et non en vertu de leur proximité familiale. En effet, bien que la femme de Pépin Ier appartienne à la famille des Nibelungen par son père258, c’est sans doute pour des raisons politiques que le roi d’Aquitaine accepte qu’Heccard conserve la villa. En 836, Pépin est « en quête de clientèle dans la perspective délicate de la succession de Louis le Pieux259 », un appui sûr en Autunois serait pour lui un atout, dans une région où les grands sont plutôt fidèles à l’empereur260. Cela faitil pour autant de Pépin un spoliateur de res ecclesiae ? Là encore, l’incrimination 253 O. Bruand, Les origines de la société féodale. L’exemple de l’Autunois (France, Bourgogne), Dijon, 2009. p. 101-118. 254  Heccard est alors âgé d’une quinzaine d’années. 255  Recueil des chartes de l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, I, éd. M. Prou et A. Vidier, Paris, 1900-1907, no 24. 256  L’édition des actes de Pépin Ier indique un problème de datation pour l’acte qui nous intéresse, qui pourrait soit dater de 836 soit de 838. O. Bruand n’a pas remis en cause la date retenue de 836. 257  O. Bruand, ajouter op. cit., p. 101-118. 258 La femme de Pépin  Ier est la fille du comte Teutbert de Madrie, sans doute lui-même fils de Nivelon Ier. Le beau-père de Pépin Ier est donc le grand oncle d’Heccard. 259 O. Bruand, op. cit. p. 105-106. 260  À la mort de Pépin en 838, l’évêque d’Autun Modoin et le comte Gérard de Bourges, gendre de Pépin Ier se rallient à Louis le Pieux et Charles.

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des évêques, si elle est suscitée par la situation de l’église de Bourges, peut sembler disproportionnée : en accordant Perrecy à Heccard, Pépin ne commet pas de détournement, il maintient juste l’affectation d’un bénéfice ecclésiastique à l’usage d’un comte dont la famille en a la jouissance depuis plusieurs générations.

Une lettre écrite à la demande de Louis le Pieux L’accusation de spoliation pourrait révéler les préoccupations politiques de Louis le Pieux. Le corps de la lettre synodale insiste sur deux aspects essentiels du droit des res ecclesiae : les possessions des lieux saints relèvent uniquement du droit des prêtres, et personne, pas même le roi, ne peut passer outre261. Par ailleurs, il est de la responsabilité du prince de s’assurer que ces biens ne sont pas détournés à des usages autres que ceux de l’Église262. Ces deux principes sous-tendent tout l’argumentaire de l’admonition, faisant de cette lettre la suite logique du De Institutione Regia écrit pour Pépin par Jonas d’Orléans en 831. Après avoir expliqué au jeune roi ce qu’était son ministère royal, Jonas approfondit un point central quelques années plus tard : la question des res ecclesiae. Comme dans le De Institutione, on retrouve l’idée que le prince est le garant du salut du royaume. Un bon roi peut sauver ses fidèles, un mauvais roi les fait tous condamner. Ainsi la théorie développée par Jonas depuis 831, voire 829, place le souverain dans l’Église mais non au-dessus d’elle, il n’est pas vicaire mais serviteur du Christ263. Ici, en 836, Jonas martèle cette soumission du roi à l’Église et à ses règles, ainsi que son incapacité à gérer les patrimoines ecclésiaux, rôle qui est réservé aux prêtres. L’évêque d’Orléans s’éloigne d’une conception faisant du Carolingien une sorte de roi-prêtre, comme Charlemagne avait pu sembler l’être en son temps. Il insiste sur la dimension élective du ministère royal : le roi est choisi par Dieu avant de recevoir son trône par héritage, ce sont ses actions qui font de lui un bon ou un mauvais souverain. Cette argumentation s’appuie sur une galerie de portraits de personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament. Prophètes, grands prêtres, et princes sont mis en scène avec leurs fils dans des versets illustrant la question de l’autorité paternelle et les rivalités entre bons et mauvais fils. La décision des premiers de respecter l’alliance avec Dieu et des seconds de s’en écarter par avarice ou impiété est sans cesse répétée : les choix scripturaires effectués par les évêques en 836 ne sont pas sans évoquer le contexte politique troublé de cette période.

261  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre  II, c.  56 : les princes sont soumis aux lois divines et aux prêtres ; et livre II c. 68 : ce n’est pas à eux de gérer les biens des églises. 262  Ibid., Livre II, c. 69. 263  Jonas d’Orléans, Le métier de roi. De institutione regia, éd. et trad. A. Dubreucq, Paris, 1995, (Sources Chrétiennes, 407).

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Chapitre III

Dans le premier livre, Jonas cite l’exemple de David et Salomon, puis de Jésus et de ses disciples avant de revenir aux origines avec Abel et Caïn. Dès l’ouverture, la question des relations entre père et fils, le problème de la rivalité entre frères, et la nécessaire médiation des apôtres et de leurs successeurs, les évêques, sont posés. Viennent ensuite les exemples de Noé, Abraham et du prophète Melchisedech, chacun marquant une étape dans les différentes offrandes faites à Dieu par son peuple. L’exemple des fils d’Aaron, Nadab et Abiu est particulièrement éclairant264. Aaron est un grand-prêtre dont les quatre fils font également partie de la classe sacerdotale. Les deux aînés, Nadab et Abiu, sont chargés de conserver le feu sacré devant l’autel du Seigneur, mais l’ayant laissé s’éteindre par négligence, ils en allument un autre. En apportant un feu étranger devant l’autel de Dieu, ils commettent un outrage, un acte d’impiété qui traduit également leur ignorance de la loi divine. Cette transgression entraîne leur mort. La signification de cet exemple pour Pépin et ses proches est qu’il faut redouter le courroux divin : même Nadab et Abiu, qui sont pourtant des prêtres, ne peuvent pas être sauvés ni par leur père ni par leur statut sacerdotal. Inutile de chercher derrière chaque exemple biblique son équivalent historique. Les associations devaient être évidentes pour les contemporains de Jonas : Pépin et Lothaire sont les mauvais fils, Charles le bon fils, quels que soient les versets bibliques choisis. Pépin d’Aquitaine n’est pas le seul à recevoir les admonitions de son père. Dans les mêmes années, Louis le Pieux rappelle également à Lothaire qu’il doit restituer aux églises les biens spoliés265. Comment ne pas faire un parallèle avec l’exemple d’Eli et de ses fils Pinhas et Hophni cités par Jonas au Livre II ? Les fils d’Eli sont des prêtres du sanctuaire de Silo, mais ils ne respectent pas les offrandes faites à Dieu et n’écoutent pas les reproches de leur père ; au cours d’une guerre ils sont tués, signe du châtiment divin. L’avertissement lancé autant à Pépin qu’à ses frères Louis et Lothaire est évident266. À travers cette galerie de portraits, Jonas retrace l’histoire des offrandes faites à Dieu et répond aux questions des spoliateurs en donnant du sens aux donations pieuses et en insérant cette pratique cultuelle dans une triple tradition – historique, théologique et économique – dont la finalité n’est autre que le salut. Il procède en exégète, expliquant tour à tour comment chaque bon exemple (Abraham, Moïse, David, Salomon) a contribué au culte de Dieu par ses dons et par le respect des commandements divins, et comment au contraire les mauvais (Caïn, les fils

264  Lévitique, 10, 1-5 et Nombres, 3, 2. 265  P. Godman et R. Collins (dir.), Charlemagne’s Heir : New Perspectives on the Reign of Louis the Pious, Oxford, 1990, p. 155. 266  On retrouve les mêmes exemples chez Dhuoda. Dhuoda, Manuel pour mon fils, éd. P. Riché, Paris, rééd. 1991 : Livre III, 1 p. 137. P. Riché, Éducation et culture dans l’Occident barbare, vie-viiie siècles, Paris, 1962, p. 501.

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d’Aaron, les fils d’Eli, Ozias) s’en sont éloignés en volant, en méprisant ou en transgressant les lois divines. Le troisième et dernier livre se clôt sur l’exemple de l’empereur Constantin. Cette galerie de portraits sert un projet politique : rappeler à Pépin qu’il est soumis à une double autorité, celle de son père et celle des évêques, et qu’il n’a, en matière de gestion des bénéfices ecclésiastiques, aucune liberté. En l’absence de références explicites à un conflit précis dans la lettre de 836, l’historien ne peut avancer que des hypothèses sur les éventuelles restitutions recherchées et obtenues suite à ce concile. Le fait même que Jonas n’évoque dans le préambule aucun litige, suggère que cette admonitio ne vise pas à défendre le patrimoine d’un établissement religieux en particulier – Jumièges, Saint-Maurice d’Angers ou Bourges – mais seulement à rappeler à l’ordre Pépin, s’il tentait de confier les bénéfices ecclésiastiques à des hommes trop proches de lui au goût de son père. La défense des res ecclesiae se doublerait alors d’une critique de la politique de Pépin et de sa tentative de se construire son propre réseau de fidélités. Hypothèse d’autant plus séduisante que d’autres auteurs, comme l’Astronome ou Ermold le Noir ont également dénoncé le penchant de Pépin pour la chasse, activité hautement politique s’il en est, où le roi d’Aquitaine structure et unifie ses grands autour de lui.

Conclusion du chapitre III Au ixe siècle, les biens fonciers des églises font l’objet d’une intense compétition entre les différents membres de l’élite. De nombreuses sources de cette période nous ont transmis le témoignage des conflits qui ont opposé différents groupes ou personnes pour l’obtention d’une terre d’Église. Dans l’historiographie traditionnelle, les querelles opposant les clercs aux laïcs sont les plus étudiées. Certains historiens, comme Émile Lesne, utilisent alors volontiers le concept de « sécularisation » pour analyser ces affrontements. Leurs travaux se fondent sur le postulat selon lequel les res ecclesiae sont des possessions inaliénables. Ces historiens considèrent en effet que ce principe est connu et appliqué dans l’empire franc et que tous les cas litigieux observables dans la documentation attestent de manquements à cette règle de droit, preuve de la « sécularisation » des terres, c’est-à-dire d’un abus du pouvoir séculier. Dans cette perspective, la norme institue des ayants droit légitimes (les clercs) et des spoliateurs illégitimes (les laïcs) qui ne peuvent pas être mis sur un plan d’égalité. Or, sur la soixantaine d’affaires recensées dans le cadre de ce livre, un tiers se déroule au sein du clergé. Il est donc très important de ne pas oublier que les luttes surgissent aussi au sein de l’ordre ecclésiastique et que les serviteurs de Dieu se disputent également le contrôle du foncier. Les évêques font partie des spoliateurs les plus incriminés dans les sources. Par ailleurs, l’observation des pratiques foncières sous les différents règnes de cette

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Chapitre III

époque atteste que le système des bénéfices ecclésiastiques est accepté et reconnu par l’ensemble des acteurs sociaux. Les terres ecclésiales sont des biens frappés d’indisponibilité mais dont le roi peut avoir la disposition. La notion de compétition permet d’étudier les mécanismes complexes de répartition des richesses foncières entre les grands à cette époque sans se heurter aux problèmes conceptuels liés aux « sécularisations ». Le modèle agonistique qui se dessine à l’issue de cette étude comporte trois caractéristiques, offrant un nouvel éclairage à la circulation du patrimoine foncier des églises au ixe siècle. D’une part, les biens circulent au sein d’un groupe de pairs, aussi bien clercs que laïcs. D’autre part, en cas de rivalité, l’enjeu n’est pas de trouver un compromis mais de distinguer un vainqueur en éliminant le rival le moins apte à gérer les res ecclesiae. Enfin, les contestations sont des remises en cause de la compétence du bénéficier et de sa légitimité à contrôler ces biens extraordinaires que sont les terres d’Église. La compétition entraîne un phénomène d’inclusion et d’exclusion, elle permet la formation d’un club autorisé à gérer le temporel des lieux saints et excluant les autres prétendants de l’accès aux honores ecclésiastiques. Les conflits liés au contrôle des terres qui ont été étudiés dans ce chapitre opposent des acteurs détenant une parcelle de pouvoir d’origine publique : rois, comtes, évêques ou abbés. À partir du milieu du ixe siècle, tous se livrent une compétition exacerbée pour contrôler les res ecclesiae, l’enjeu étant, pour chacun d’eux et en particulier pour le prince et les clercs, de se distinguer des autres compétiteurs. Le roi de Francie essaie de conserver son rôle de juge et d’arbitre dans la redistribution des richesses foncières en restant au-dessus des oppositions et des querelles qui polarisent et structurent les interactions entre les grands. Ce rôle, qui lui est dévolu depuis l’époque mérovingienne, s’est beaucoup modifié avec les Carolingiens267. Au ixe siècle, le roi continue de l’exercer dans les régions situées entre la Loire et la Meuse, là où son pouvoir est le plus fermement établi. Les hommes d’Église pour leur part refusent d’être traités à égalité avec les hommes du siècle et de devoir concourir contre eux pour obtenir du roi des terres d’Église. Refuser aux grands laïcs de gérer des res ecclesiae, c’est refuser de les reconnaître comme des pairs. Or, jusqu’à présent, la circulation des bénéfices

267  S.  Airlie, « Semper fideles ? Loyauté envers les Carolingiens comme constituant de l’identité aristocratique », dans R. Le Jan (dir.), La royauté et les élites dans l’Europe carolingienne au ixe siècle, Lille, 1998, p. 129-143. Hypothèses renouvelées récemment dans : S. Airlie, « The aristocracy in the service of the state in the carolingian period »… p. 93-111. Voir également : R. Le Jan, « Réseaux de parenté, memoria et fidélité autour de l’an 800 », dans R. Le Jan, Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge, Paris, 2001, p. 108-118. R. Le Jan, « La noblesse aux ixe et xe siècles : continuité et changements », dans R. Le Jan, Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge, Paris, 2001, p. 192. P. Fouracre, « Comparing the resources of the Merovingian and Carolingian states : problems and perspectives », dans W. Pohl et V. Wieser (dir.), Der frühmittelalterliche Staat. Europäische Perspektiven, Vienne, 2009 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 16), p. 287-297.

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ecclésiastiques entre les grands, clercs et laïcs confondus, avait créé une « coterie d’égaux » pour reprendre l’expression d’Annette Weiner268. Les prélats cherchent désormais à remodeler ce groupe et à restreindre l’accès aux temporels des lieux saints. Ils tendent à rejeter les hommes du siècle et à accentuer les différences entre les deux ordres pour établir une nouvelle hiérarchie au sein de la société. La compétition pour les biens se double d’une stratégie de distinction visant à séparer les terres ecclésiales des autres bénéfices et par là même à préserver l’ordo clérical269. Les clercs dressent une barrière entre leur ordo et celui des laïcs, mais imposent également une hiérarchie (le niveau) au sein de leur propre groupe, les moines étant les plus parfaits et donc les plus à même de contrôler les res ecclesiae. Les auteurs carolingiens franchissent un premier pas vers l’exclusion réciproque des deux ordres. Par leurs discours de défense, ils posent les premières pierres d’un édifice que leurs successeurs achèveront lors de la Réforme grégorienne. Mais, pour l’instant, leurs réflexions ouvrent à peine la voie à l’exclusion des laïcs de la sphère des possessions temporelles des lieux saints. La rupture entre les deux élites n’est pas encore consommée, et les conflits pour la maîtrise des terres ecclésiales attestent davantage d’une crise d’ajustement du gouvernement carolingien que d’une réelle remise en cause du système de répartition et de gestion de ces richesses. Cette crise d’ajustement est visible dans l’exemple du roi Pépin Ier d’Aquitaine. Le roi est accusé par les prélats réunis à Aix-la-Chapelle en 836 de spolier des terres d’Église. Mais une étude attentive des autres sources disponibles et des actes de la pratique montre au contraire un prince bienveillant envers les lieux saints. Les reproches qui lui sont faits dissimulent en réalité un discours politique très fort qui sert les intérêts de son père Louis le Pieux : dans les mêmes années, Pépin Ier reçoit le comté d’Anjou et commence à mener sa propre politique de distribution des richesses foncières. La lettre de 836 est un rappel à l’ordre envoyé par l’empereur à son fils : il lui refuse l’autonomie nécessaire pour répartir les honores et les terres ecclésiales d’Anjou entre ses fidèles. Il s’agit de rééquilibrer le rapport de force entre les deux princes. Louis le Pieux sent une partie de son pouvoir sur cette région lui échapper au profit de son fils. La lettre synodale l’accusant de spoliation critique en réalité l’action politique de Pépin Ier dans ce comté et la formation d’un réseau de fidèles qui lui est directement attaché. Dans ce dossier, les enjeux implicites du discours de défense développés dans la lettre de 836 apparaissent en

268 A. Weiner, Inalienable possessions… p. 136. 269  Sur les stratégies de distinction voir : P.  Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, rééd., 1979. Bourdieu reprend notamment les concepts de barrière et de niveau du sociologue Edmond Goblot. E. Goblot, La barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, Paris, 3e éd., 1984.

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pleine lumière. Il devient dès lors possible de mettre en relation les rapports de pouvoir, les rouages du processus agonistique et les arguments défensifs des clercs. Étudier les pratiques de distribution, de contrôle et de circulation des terres d’Église évite une lecture trop rigide des sources normatives et théoriques. On a vu précédemment que l’essentiel du droit canon concernant les res ecclesiae existait dès avant l’époque carolingienne et que ces normes étaient connues des clercs. Leur pluralité et leur richesse sémantique offrent aux carolingiens un cadre conceptuel très souple pour penser leurs pratiques de gestion et leur rapport à la propriété foncière. Les règles du jeu existent mais elles ne sont pas figées, inscrites dans le granit, elles doivent être en permanence discutées, négociées et reconnues par tous les protagonistes pour ne pas rester lettre morte. Cette renégociation s’exprime à travers différentes situations de compétition, pour une charge, un honor, un bénéfice, une terre. Elle joue un rôle essentiel dans l’organisation de la société d’ordres et dans la reproduction de la hiérarchie sociale, comme nous allons le voir à présent.

CHAPITRE IV. AU CŒUR DES ENJEUX. LES DISCOURS DE DÉFENSE DES CLERCS CAROLINGIENS

L

a défense des terres d’Église au ixe siècle n’est pas univoque. Selon les auteurs, les moments ou les lieux, les discours des clercs suivent des orientations différentes. Hincmar de Reims se concentre sur la question du service militaire et la division des anciennes églises. Agobard de Lyon de son côté martèle une exclusion ferme et définitive de tous les laïcs. Wala de Corbie, sous la plume de Paschase Radbert, propose un nouveau système de répartition et de gestion des biens ecclésiastiques. Quant aux conciles des années 844-846, ils rejettent les abbés laïques, alors que ceux du début du siècle cherchaient à réformer les comportements économiques et la gestion temporelle des seuls clercs. L’hétérogénéité des discours de défense témoigne de l’existence d’un débat public important à l’époque, mais aussi des préoccupations personnelles des différents auteurs et des fortes résistances rencontrées par les réformateurs. Cette littérature de combat s’inscrit d’abord dans des rapports de force locaux. Elle est une arme utilisée par les clercs pour justifier leur mainmise sur les biens et devancer leurs compétiteurs de tous ordres. Si certains textes ont ensuite acquis une portée normative plus large, en particulier les lettres synodales, ce n’est qu’un effet secondaire de la démonstration textuelle menée par les prélats. Cette rhétorique s’inscrit dans la continuité de leur conception du ministère épiscopal, elle fait partie intégrante de leur mission de pastorale. Les prélats réforment leur propre ordre en prônant des principes de gestion conformes aux canons, puis ils indiquent aux rois et aux grands la conduite qu’il leur faut adopter pour parvenir au salut. Si ces discours défensifs sont pluriels, il n’en reste pas moins que tous s’inscrivent dans une matrice conceptuelle commune, où chaque auteur puise ses références et ses arguments. Les conceptions des prélats carolingiens en matière d’usage et de gestion des res ecclesiae ne s’émancipent pas de cette trame normative héritée du passé. La nouveauté vient du choix fait par les auteurs de citer certaines références ou de mettre certains arguments plus en lumière que d’autres, au gré des situations et des publics visés. Il convient donc de présenter rapidement les deux grands courants de pensée du ixe siècle – les intransigeants et les modérés – puis de replacer leurs idées dans une perspective plus large en étudiant les deux axes qui structurent les débats : la distribution des richesses foncières et la répartition des pouvoirs sur les terres des églises. Une dernière partie de ce chapitre est consacrée à la construction de nouveaux motifs rhétoriques (l’empereur Constantin, le mythe de l’Église primitive,

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Chapitre IV

la condamnation d’Ananie et Saphire) servant le discours des clercs et proposant aux rois, aux évêques et aux grands laïcs un cadre normatif renouvelé pour penser et réaliser une économie chrétienne des res ecclesiae.

Une défense à plusieurs voix Mouvement de réforme et résistance au changement L’existence d’un débat public est attestée par différentes sources. Agobard mentionne les nombreuses discussions qui se sont déroulées au palais de Compiègne au sujet des biens sacrés illicitement utilisés1. Dans l’Epitaphium Arsenii, Paschase Radbert rapporte une discussion entre Wala et les grands du royaume au sujet des terres d’Église attribuées en bénéfice pour soutenir la res publica. Les laïcs demandent alors à l’abbé de leur exposer ses idées pour remédier à cette situation2. Jonas d’Orléans évoque à son tour en 836 les arguments avancés par Pépin d’Aquitaine et ses proches pour conserver les terres d’Église entre leurs mains3. Le témoignage de Prudence de Troyes sur le revers essuyé par les évêques lors du plaid d’Épernay en 846 atteste là encore de l’existence d’intérêts divergents au sein des élites carolingiennes4. On ignore tout de l’importance attribuée à l’époque à ces discussions. Les mentions dans les sources sont ténues. En dehors des exemples précités, on peine à trouver d’autres traces d’un éventuel débat, soit que les textes et les arguments des parties adverses aient été par la suite systématiquement détruits ou effacés, soit qu’ils n’aient jamais existé. Cependant, parmi les sources conservées, la grande diversité des problématiques soulevées par les auteurs suppose l’existence d’un champ de négociation ouvert, où les différents acteurs impliqués peuvent exprimer leur avis. Sous des formes variées, ces discussions visent un même objectif : débattre de l’usage et de la gestion des domaines des églises pour en limiter l’accès à un groupe restreint et selon des conditions précises. Il s’agit de redéfinir les règles du jeu permettant la circulation des terres ecclésiales et d’encadrer de nouvelles pratiques, comme l’abbatiat laïque. Dans ce débat d’idées, le principal clivage ne se trouve pas dans une opposition entre clercs et laïcs mais dans l’interprétation du rôle accordé au roi dans la gestion des biens d’Église. Trois visions émergent alors : certains clercs sont favorables à un pouvoir royal fort, d’autres à un rejet total des laïcs (y compris

1  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 5, p. 124. 2  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… c. 3, p. 63. 3  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre I c. 3, p. 731. 4  Annales de Saint-Bertin, a. 846.

Au cœur des enjeux. Les discours de défense des clercs carolingiens

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du prince), d’autres encore à un partage équilibré entre auctoritas épiscopale et potestas royale. Élisabeth Magnou-Nortier a déjà mis en lumière l’existence de ces trois courants de pensée en Gaule mérovingienne5. Elle distingue trois orientations possibles au sein du clergé franc : les gélasiens, favorables à un équilibre entre les deux pouvoirs ; les régaliens qui accordent la supériorité aux droits du roi ; et les contestataires qui excluent tout contrôle laïque. Frédéric Gross parvient à la même conclusion pour le règne de Charles le Chauve6. Dans les discussions menées à cette époque sur la définition et la gestion des patrimoines monastiques, on peut en effet distinguer trois positions différentes : un groupe de clercs est favorable à ce que les rois et les grands interviennent dans la gestion des biens des monastères (les régaliens) ; un autre, qui rassemble des auteurs plus extrémistes comme Agobard de Lyon, refuse toute intervention laïque (les contestataires) ; enfin, un troisième groupe, qui réunit des clercs partageant une position intermédiaire, à l’image d’Hincmar de Reims, reconnait aux princes et aux potentes des droits sur les biens mais non leur gestion (les gélasiens). La permanence de cette tripartition entre régaliens, gélasiens/intermédiaires et contestataires/extrémistes ne signifie pas que l’on retrouve inchangés les mêmes clivages conceptuels du vie au ixe siècle. Les trois positions mises en lumière par les historiens existent également dans les analyses des sociologues travaillant sur les dynamiques de groupes et la résistance au changement. Plusieurs éléments sont à prendre en considération. Il existe bien trois principaux courants de pensée au sein des élites carolingiennes, que je qualifierais de modéré (Hincmar de Reims), intransigeant (Agobard de Lyon) et de partisan (clercs palatins favorables au roi). Il ne s’agit pas de groupes stricto sensu mais de courants de pensée7. La défense des domaines ecclésiastiques n’est pas un objectif commun que se seraient fixé les prélats. Ces trois postures – modéré, intransigeant, partisan – reflètent les trois principales réactions qui émergent au sein d’un groupe soumis à un changement soudain8. Au ixe siècle, la nouveauté porte sur une redéfinition des usages et de la répartition des richesses foncières des églises entre les élites laïques, le clergé séculier et le clergé régulier. Cette volonté de changement est introduite par certains clercs et l’empereur lui-même lors des conciles réformateurs au début du siècle, voire bien avant, dès les années 750. Aussitôt, les différents membres de l’élite impliqués 5  É. Magnou-Nortier, « Existe-t-il une géographie des courants de pensée dans le clergé de Gaule au vie siècle ? », dans N. Gauthier et H. Galinié (dir.), Grégoire de Tours et l’espace gaulois, Tours, 1997, p. 139-157. 6 F. Gross, Abbés, religieux et monastères dans le royaume de Charles le Chauve, thèse de doctorat, sous la direction d’Yves Sassier, Université Paris IV, Paris, 2006, p. 257. 7  Sur la définition du groupe, voir : R. Mucchielli, La dynamique des groupes, Paris, 15e éd., 2000, p. 17. 8  Pour une présentation synthétique des travaux des sociologues à ce sujet, voir : J.  Maisonneuve, La dynamique des groupes, Paris, 9e éd., 1990, p. 42.

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dans ce processus de prise de décision et de mise en place de la réforme réagissent selon une triple répartition fonctionnelle. Une grande majorité des acteurs est hésitante sur la conduite à tenir (les modérés). Elle est écartelée entre deux minorités rendues plus visibles par la détermination de leurs opinions : ceux qui sont favorables au changement (les intransigeants), et ceux qui, au contraire, y sont opposés (les partisans). À l’époque carolingienne, les potentes qui s’opposent aux réformes n’ont laissé aucune trace de leurs arguments théoriques. Hincmar de Reims rapporte dans une de ses lettres que certains clercs du palais ont affirmé au roi Louis III que les biens des églises sont en son pouvoir et qu’il en a la libre disposition, mais leurs noms et leurs idées nous restent inconnus9. Paschase Radbert critique lui aussi les clercs palatins, rappelant qu’ils n’appartiennent pas à l’ordre ecclésiastique et qu’ils ne s’intéressent qu’aux richesses matérielles10. De l’autre côté, les prélats les plus intransigeants, qui revendiquent une exclusion totale des laïcs du champ de contrôle et de gestion des biens des églises, forment une minorité dont les écrits n’ont pas été diffusés11. La grande majorité des membres de l’élite est hésitante : Hincmar de Reims, Wala de Corbie, Frothaire de Toul, Prudence de Troyes, Isaac de Langres, Adalgaire d’Autun…chacun cherche une solution, discute, négocie. Les portes du débat sont ouvertes, rien n’est arrêté. Pour modifier ce nouveau rapport de force, les réformateurs essayent de remporter l’adhésion des modérés et de convaincre leurs opposants, tout en dépassant les résistances de leur propre groupe. En développant un discours de défense pour justifier leur contrôle des res ecclesiae, les prélats tentent de convaincre l’ensemble de leurs pairs, clercs et laïcs confondus. Leurs argumentaires visent à obtenir un consensus autour d’idées neuves. Dans le récit d’Agobard de Lyon, Louis le Pieux joue un rôle de médiateur entre les comtes et les évêques pour rétablir entre eux le consensus et la paix. L’empereur demande à l’archevêque d’expliquer à deux reprises sa position pour que tous les comtes et les autres bénéficiers puissent comprendre son message12. On retrouve le même souci de remporter l’adhésion de tous chez Paschase Radbert : lorsque Wala de Corbie expose aux grands du royaume que le détournement des res ecclesiae est un crime, tous lui répondent alors, « comme s’ils avaient été touchés de l’intérieur par une nouvelle prophétie, qu’ils condamnent ce sacrilège13 ». Cette unanimité est une vision idéalisée des négociations et des tractations autour de la répartition des richesses foncières

9  Hincmar de Reims, Epistolae (869-882), (PL, 126), lettre 19 c. 9. 10  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… p. 66. 11  On possède un seul témoin manuscrit pour le Liber d’Agobard de Lyon ainsi que pour l’Epitaphium de Paschase qui sont les deux textes les plus violemment anti-laïcs de la période. 12  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… p. 124. 13  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… c. 3 p. 64.

Au cœur des enjeux. Les discours de défense des clercs carolingiens

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des églises, il est fort peu probable que les idées de Wala aient rencontré un tel accueil en 822. Les auteurs rapportent comment leur admonition a été reçue par le roi, les autres prélats et les grands du royaume. Les discours de défense ne sont pas un genre à part, ils font partie intégrante du devoir de pastorale des évêques, ils ont vocation à être diffusés auprès des fidèles et à proposer un modèle de vie chrétienne réalisable par chacun des ordres. Ce sont des discours exigeants et réformateurs qui proposent un idéal à suivre, après avoir été adaptés aux pratiques. Seul le traité d’Agobard de Lyon fait figure d’exception dans l’ensemble de la production du ixe siècle. L’archevêque, à la différence des autres prélats, s’y montre intransigeant, refusant la moindre concession aux habitudes des hommes de son temps.

Le courant intransigeant : Agobard de Lyon Le De Dispensatione ou les principes de bonne gestion Agobard est le premier auteur à exprimer des positions théoriques en rupture avec les pratiques de son époque. Il rédige son De dispensatione ecclesiasticarum rerum vers 823-82414. Il s’agit d’une retranscription de l’admonition qu’il aurait tenue à Louis le Pieux l’année précédente, lors du plaid d’Attigny. Ce traité a frappé les historiens par sa nouveauté et sa tonalité polémique : il exclut totalement les laïcs de la circulation des biens ecclésiaux. Cependant, avant d’en présenter les principales idées, il faut garder présent à l’esprit que la diffusion de ce texte est très réduite et qu’il n’a pas été repris par les autres auteurs du ixe siècle. Il nous est parvenu sous la forme d’une lettre adressée sans doute à un autre prélat du sud, proche de l’archevêque de Lyon. Il est donc impossible de savoir, d’une part, si Agobard est resté fidèle à l’esprit et à la lettre de son admonition de 822, tenue en présence de l’empereur et de tous les grands du royaume, et, d’autre part, s’il souhaitait diffuser son traité – dans la forme où il nous est parvenu – au-delà d’un cercle restreint de correspondants déjà acquis à ses idées. Il rappelle en effet au début de sa missive que son discours de 822 a suscité de vives protestations chez les grands laïcs de Provence et de Septimanie15, mais on ignore s’il veut poursuivre la polémique ou au contraire adoucir ses positions. Dans une lettre adressée à l’évêque Bernard de Vienne portant sur la définition et la protection du ministère des prêtres, Agobard reprend une partie de son argumentaire de 822, mais sous une forme beaucoup moins

14  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… p. 121. 15  Ibid,. p. 122-124.

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virulente16. Ne connaissant ni le destinataire, ni la transmission, ni l’usage réservé au De Dispensatione, il est très délicat de considérer ce texte comme étant représentatif d’un courant de pensée, fût-il intransigeant, d’autant plus que, contrairement aux autres textes de la période, Agobard évite de définir les pouvoirs royaux en matière de possessions ecclésiales et n’aborde pas du tout la question du financement de la res publica et des hommes d’armes du roi franc. Dans la forme, le texte de l’archevêque de Lyon s’inscrit dans la même veine que la lettre synodale de Jonas d’Orléans en 836 ou que les Relationes Episcoporum des années 820. On y retrouve les mêmes motifs bibliques et une construction rhétorique très proche17. Pour Egon Boshof et Michel Rubellin, le traité est une condamnation des « Eigenkirche18 » ; pour Susan Wood, une critique des « sécularisations » des terres d’Église19. Mais le cœur de l’admonition ne porte-t-il pas sur le sens des donations pieuses ? Agobard cherche à donner une définition du bon usage des richesses de l’Église, idée que l’on retrouve dans le titre : De la gestion des biens ecclésiastiques20. La gestion, ou dispensatio, est la traduction latine du grec oikonomia. Dans l’économie du christianisme, elle désigne la bonne administration du temporel par un gestionnaire qui ne possède sur les richesses temporelles de l’église qu’un pouvoir temporaire et limité21, puisque le seul véritable propriétaire est Dieu. La dispensatio recouvre autant le soin des âmes que la gestion des biens, rôle traditionnellement imparti au clergé séculier. Dans le monde monastique, elle fait référence au gouvernement matériel et à la direction spirituelle des moines par l’abbé22. Ce dispensateur des biens est chargé de la redistribution, de la mise en circulation et de l’accroissement des ressources qui lui ont été confiées par Dieu. La conception de l’administration des res ecclesiae est donc indissociable de l’appel aux offrandes, aux aumônes et aux donations pieuses : en distribuant et en faisant circuler les richesses on fait fructifier le présent divin. Dans son analyse lexicale des sources alti-médiévales, Valentina Toneatto souligne que le lemme dispensatio se trouve associé aux mots largitio et eleemosyna et s’oppose de façon systématique

16  Agobard de Lyon, Epistola no 11, éd. E. Dümmler, Berlin, 1925, (M.G.H., Epistolae, 5) p. 203-206. 17  Pour une étude comparée des textes de Jonas et d’Agobard, voir : M.  Rubellin, « Biens et revenus ecclésiastiques : la doctrine des évêques carolingiens… », p. 31 sqq. 18 E.  Boshof, Erzbischof Agobard von Lyon. Leben und Werk, Cologne, 1969, p.  75-101. M.  Rubellin, « Biens et revenus ecclésiastiques : la doctrine des évêques carolingiens… », p. 25-36. 19 S. Wood, The proprietary church… p. 795-798. 20  Ce titre se trouve déjà dans le seul manuscrit conservé : BNF Latin 2853 (ixe-xe s.). 21 V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (ive-début ixe siècle), Rennes, 2012. 22  Ibid., p. 407.

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à avaritia. D’un usage très courant sous la plume des carolingiens, la dispensatio est déjà présente dans les écrits des Pères de l’Église23. Le traité d’Agobard de Lyon s’inscrit donc dans une longue chaîne de réflexion sur le sens des donations pieuses et sur la gestion du patrimoine des lieux saints. Les principes d’administration chrétienne qu’il rappelle ne sont pas des nouveautés, mais la reformulation de normes anciennes24 que l’on retrouve également chez les autres auteurs carolingiens. Les conceptions d’Agobard La lettre d’Agobard contenant le De Dispensatione a été divisée par des lecteurs postérieurs en trente-et-un chapitres. Les sept premiers paragraphes s’adressent à un destinataire inconnu auquel Agobard explique qu’il a rédigé ce traité à la demande de Louis le Pieux. Les huit suivants forment la première partie du De Dispensatione, où le prélat reprend son argumentaire de 822 : son objectif est d’expliquer aux potentes saeculi le sens des donations pieuses en retraçant l’histoire des offrandes faites par le peuple juif dans l’Ancien Testament. Enfin, les treize derniers chapitres constituent la seconde partie du traité et la fin de la lettre. Le prélat s’appuie sur des exemples du Nouveau Testament pour justifier l’exclusion des laïcs de la gestion des res ecclesiae et construire une sphère économique séparée, réservée aux clercs. Il ne s’agit pas d’une collection canonique. Agobard ne cite textuellement que le texte biblique et renvoie de façon évasive à certains conciles antiques25, voire au droit romain26, sans chercher à placer son texte sous une quelconque auctoritas temporelle ou normative. Son discours est une admonition, un sermon destiné à Louis le Pieux et aux grands de l’empire dans une visée pédagogique et eschatologique. Agobard veut expliquer et mettre en garde les potentes saeculi contre des pratiques incompatibles avec le salut chrétien. Ce faisant, il accomplit sa mission pastorale et s’en ouvre à son destinataire. Le traité s’articule autour de passages tirés de l’histoire sainte : l’archevêque raconte comment l’Église s’est développée autour du monde, comment ses temples se sont enrichis par les dons des empereurs, des rois, des évêques et des autres puissants. Il explique encore que, suite à cet afflux de richesses, les premiers prélats ont promulgué des canons pour protéger ce patrimoine réservé aux missions sociales de l’Église. Dans les premières lignes de son traité, l’archevêque oppose la gestion commune des biens aux tentatives d’appropriation menées par 23  Ibid., p. 55. 24  Ibid., p. 566. 25  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 19 p. 134. 26  Ibid., c. 18 p. 133.

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les laïcs. Les possessions des églises se caractérisent par leur origine – ce sont les vœux des fidèles – et par leur destination – elles ne peuvent être affectées qu’à des missions religieuses. Agobard distingue l’utilitas des lieux saints de la necessitas plaidée par les laïcs pour en détourner l’usage27. La constitution et la préservation d’un patrimoine ecclésial est un effort qui doit porter sur l’ensemble de la communauté des fidèles et dont les règles de gestion doivent être connues, appliquées et respectées de tous, clercs comme laïcs. Cette partie de l’argumentaire d’Agobard puise ses exemples dans l’Ancien Testament et possède de nombreux points communs avec la lettre de 836 de Jonas d’Orléans. L’archevêque s’attaque ensuite aux usages illicites des biens sacrés28. Il définit ces pratiques comme étant contraires à l’utilitas de l’Église. Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées concernant les actions incriminées. Si l’on suit Egon Boshof et Michel Rubellin, Agobard condamne l’appropriation privée des églises. Les chapitres 14 et 15 confirment cette idée : le prélat y rappelle qu’aucun pouvoir temporel ne peut placer sous sa domination les prêtres des églises29. Plus loin, il critique les descendants des fondateurs qui, au détriment du vœu pieux associé à la donation de leurs ancêtres, revendiquent comme leur héritage les terres données aux lieux saints30. Il peut également s’agir d’une critique de l’abbatiat laïque. On sait par ailleurs que l’habitude de placer des laïcs à la tête des monastères francs apparaît au tout début du ixe siècle. Or, de nombreux passages du discours d’Agobard ne sont pas sans rappeler les interdictions formulées dans les années 844-846 à l’encontre des séculiers chargés de la gestion des biens monastiques. De plus, Agobard indique à son correspondant que, si son admonition a déplu aux potentes de Provence et de Septimanie, en revanche, elle a été très bien accueillie par Adalhard et Hélisachar31. Adalhard est le célèbre abbé de Corbie, envoyé en exil peu après l’avènement de Louis le Pieux puis revenu en grâce au moment du plaid d’Attigny. Avec son demi-frère, Wala, il fait partie des clercs réformateurs les plus influents des années 820-83032. L’archichancelier Hélisachar participe avec eux aux grandes assemblées de pénitence du règne de Louis le Pieux, il a également été proche de Benoît d’Aniane et semble avoir mené une série de réformes visant à restaurer la clôture et l’observance de la règle de saint Benoît dans les différents monastères que Louis le Pieux lui avait donnés33. Agobard insiste sur l’accueil favorable de ces deux personnages parce qu’il s’agit des deux plus grands prélats de son temps 27  Ibid. c. 4 p. 123 et c. 20 p. 134. 28  Ibid. c. 4 p. 123. 29  Ibid. c. 14 p. 129. Il développe ce principe dans une lettre à l’évêque Bernard de Vienne. 30  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 15 p. 130. 31  Ibid. c. 4 p. 123. 32 Ph. Depreux, Prosopographie de l’entourage de Louis le Pieux (781-840), Sigmaringen, 1997, p. 78. 33  Hélisachar est abbé de Saint-Aubin d’Angers, Saint-Riquier, et peut-être Jumièges. Ibid., p. 238.

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et que leur avis joue un rôle majeur dans les négociations politiques. Ce sont également des abbés soucieux de restaurer et de maintenir une administration monastique conforme à l’esprit de la réforme initiée par Benoît d’Aniane34. En revanche, le De Dispensatione n’est pas une condamnation du système des bénéfices ni une réflexion sur la répartition des richesses entre les deux milices. À aucun moment Agobard ne fait référence au rôle du roi dans la redistribution des richesses. Il cite pourtant un verset biblique important (Reddite que sunt Cesaris, Cesari […] que autem sunt Dei, Deo35) pour rappeler que les dîmes reviennent aux églises et les autres taxes au pouvoir temporel, mais sans s’attacher à une conception plus précise du ministère royal. Il déclare s’adresser aux potentes saeculi et à tous ceux qui détiennent un honneur dans l’empire36. Il rappelle la necessitas invoquée par les laïcs pour détenir des possessions ecclésiales, mais ne poursuit pas sa réflexion dans ce sens. Les critiques d’Agobard sont très générales et visent tous les hommes du siècle. En l’absence de sources, il est impossible de reconstituer ses causae scribendi ni même d’inscrire son œuvre dans le champ d’une compétition locale37. Son texte est original : pour la première fois, les principes de bonne gestion des res ecclesiae créent une discrimination entre usages licites et illicites qui recoupe le clivage clerc / laïc. La troisième partie de son traité ne laisse aucun doute à ce sujet. Agobard est l’auteur le plus clair quant à l’exclusion des laïcs : ceux-ci ne peuvent ni posséder ni administrer les biens des églises dont la gestion doit être rendue aux seuls clercs, car ce sont les biens de Dieu, affectés à l’utilitas des églises et confiés par lui à l’ordo sacer38. L’esprit de ce principe n’est pas neuf, il existe depuis le ive siècle et porte en germe l’exclusion réciproque des deux sphères et l’inaliénabilité des res ecclesiae. En revanche, la formulation intransigeante d’Agobard est en rupture avec les pratiques et les textes attestés alors dans l’empire franc. Selon Élisabeth Magnou-Nortier, les conceptions de l’archevêque s’inscrivent dans une forte tradition locale de défense du pouvoir épiscopal : le clergé de Lyon est attaché depuis la fin du viiie siècle à la conservation de ses prérogatives contre les pouvoirs séculiers39. La Bourgogne et le Lyonnais ont été conquis par Charles Martel dans les années 732-733, entraînant une longue vacance du siège épiscopal. La communauté cléricale se serait alors soudée autour de la mémoire du glorieux 34  Agobard les présente comme des abbés : pie reverentissimi viri Adalardus et Helisacar abbates. Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… p. 123. 35  Ibid. c. 21 p. 135. 36  Ibid. c. 6 p. 124 et c. 7 p. 124. 37  M. Rubellin, « Lyon aux temps carolingiens », dans M. Rubellin, Église et société chrétienne d’Agobard à Valdès, Lyon, 2003, p. 133-177. 38  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 19 p. 134 : Ex laicis denique non solum possessores sacrarum rerum, sed nec dispensatores fieri permittunt. 39  É. Magnou-Nortier (éd.), Le code théodosien Livre XVI et sa réception au Moyen Âge, Paris, 2002, p. 62.

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passé de la cathédrale de Lyon, nourrissant une tradition vivace de défense des droits de l’évêque. C’est dans ce terreau que le texte d’Agobard doit être replacé. La nouveauté de ce traité a dû être sensible à l’époque. Le prélat raconte que Louis le Pieux lui a demandé d’expliquer ses idées une deuxième fois pour que tous les grands puissent bien les comprendre. Il est vrai que l’opuscule d’Agobard est d’une grande richesse et d’une grande densité. L’archevêque de Lyon y expose en quelques lignes des principes qui seront par la suite longuement développés, par Jonas d’Orléans en 836 notamment, mais aussi par Hincmar de Reims dans les années 860.

La condamnation de l’abbatiat laïque Les conciles des années 844-846 Après l’admonition d’Agobard, on ne retrouve plus dans les sources du règne de Louis le Pieux la formulation expresse d’une exclusion des laïcs du circuit d’échange des terres d’Église. Les exhortations de Wala de Corbie puis de Jonas d’Orléans traitent des abus observés aussi bien chez les clercs que chez les laïcs sans qu’aucun des deux ordres ne soit clairement rejeté du contrôle des richesses foncières. Il faut ensuite attendre les conciles de Yütz en 844 et de Meaux-Paris en 845-846 pour voir réapparaître un courant hostile à la gestion des biens par les laïcs. La condamnation de l’abbatiat laïque est elle aussi très circonstanciée. Elle apparaît sous le règne de Charles le Chauve, lors des conciles des années 844-846, puis les interdits disparaissent des sources normatives jusqu’au concile de Trosly en 909 qui reprend les canons des années 84540. Entre ces deux assemblées, seule la lettre adressée à Louis le Germanique en 858 rappelle que les laïcs ne peuvent pas gérer les possessions monastiques41. Les canons des conciles des années 844846 sont exceptionnels : les critiques des clercs ne témoignent plus d’une simple crise d’ajustement du système des bénéfices, mais bien d’une remise en cause du modèle de répartition et de circulation des richesses foncières des lieux saints. L’exclusion des laïcs, la construction d’une sphère séparée pour les biens ecclésiastiques et les prémisses d’un mouvement de type grégorien, souvent considérés par les historiens comme étant présents dans les conciles tout au 40  Frédéric Gross en donne une très complète analyse. F. Gross, Abbés, op. cit., p. 591 sqq. 41  Le discours de défense contenu dans cette lettre synodale doit être replacé dans le contexte de l’année 858 : Louis le Germanique a alors envahi le royaume de son frère et demande aux évêques et aux grands de Francie de se rallier à sa cause. Hincmar de Reims s’oppose à son projet et encourage les évêques à rester fidèles à Charles. Tout le discours sur la défense des biens ecclésiastiques contenu dans cette lettre s’inscrit donc en réaction à l’invasion de Louis et doit être lu comme une non-reconnaissance du pouvoir et de la légitimité de Louis sur les biens des églises de Francie.

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long du ixe siècle, se retrouvent en réalité uniquement dans les actes des années 844-846. Or, ces canons ont été rédigés à l’instigation d’un auteur en particulier : Loup de Ferrières, alors en concurrence avec le comte Odulf pour la celle de Saint-Josse42. Ces conciles sont au nombre de trois : Yütz près de Thionville en 844 (canons 3, 4 et 543) ; Ver en 844 (canons 3 et 1244) ; Meaux-Paris en 845 (canons 9 et 10 qui reprennent ceux de Yütz, puis canons 41, 42, 60 à 62 et 7845). Les canons de l’année 844 sont assez proches. Les évêques déplorent que depuis le début du siècle les monastères puissent être dirigés par des laïcs. Ils décrètent que, dorénavant, seuls les abbés réguliers seront autorisés à les contrôler. Cette norme nouvelle est énoncée à Yütz et reformulée à Ver. Concile de Yütz, canon 3 : C’est pourquoi nous vous prions […] de confier les lieux vénérables, l’état et l’ordre sacré à ceux qui sont appelés à cela, c’est-à-dire les hommes religieux de l’ordre clérical et ecclésiastique ou monastique, […] pour les garder et les entretenir et que ceux-ci rendent à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César46.

Concile de Ver, canon 12 : Nous arrivons à la dernière partie de notre admonition. […] Certes, aucun impudent n’osera nier que le bien des églises est le vœu des fidèles, le patrimoine des pauvres et le salut des âmes47. Qui oserait enlever les vœux d’autrui à Dieu ? Avec quelle audace oserait-on usurper l’héritage des pauvres ? […] Rendez à Dieu ses biens, pour posséder les vôtres en paix, vous échapperez aux tourments éternels et bientôt vous serez accueilli dans la joie de notre Seigneur, comme le sont ses fidèles serviteurs. Que les séculiers possèdent les honneurs séculiers, et que les ecclésiastiques reçoivent les honneurs ecclésiastiques48.

Dans ces deux canons, les prélats posent très clairement une barrière entre l’ordre clérical et l’ordre laïque. Les deux références qu’ils utilisent participent à construire l’exclusion réciproque des deux ordines : le pouvoir temporel (César) est opposé au pouvoir spirituel (Dieu). Ils rappellent également que le prêtre Ouzza perd la vie pour avoir retenu l’arche d’alliance qui chancelait. Il a porté la 42  F. J. Felten, Äbte und Laienäbte im Frankenreich : Studie zum Verhältnis von Staat und Kirche im früheren Mittelalter, Stuttgart, 1980, p. 299. 43  Concile de Yütz 844, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 29-35. 44  Concile de Ver 844, Ibid., p. 38-44. 45  Concile de Meaux-Paris 845… Ibid., p. 81-131. 46  Concile de Yütz 844… c. 3, p. 32. 47  Citation de Julien Pomère, reprise ici dans la version du Capitulaire ecclésiastique de 818-819. 48  Concile de Ver 844, Ibid., c. 12 p. 42-43.

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main sur un bien sacré que seuls certains lévites sont autorisés à manipuler. Ces deux citations bibliques sont originales. Dans ces canons, les clercs carolingiens développent une nouvelle conception des res ecclesiae dont sont exclus les hommes du siècle, qu’ils soient rois (César) ou clercs séculiers (Ouzza). Les prélats ne peuvent pas trouver dans la législation canonique antérieure d’arguments aussi frappants que les formules bibliques, car ce type de condamnation n’a pas été développé par leurs prédécesseurs. Mais cette mise en défens des biens ne touche qu’une partie du patrimoine ecclésial : les monastères et leurs richesses. Les canons de l’année 844 forment une longue exhortation qui s’adresse aux souverains carolingiens49. C’est au roi que revient le devoir d’enquêter sur la situation des lieux saints (Ver c. 3), c’est encore lui qui doit répondre aux sollicitations des hommes d’Église et restituer les monastères confiés à des laïcs (Yütz c. 4). Les clercs ne remettent pas en cause le pouvoir royal sur les bénéfices ecclésiastiques, ni sur l’attribution des charges épiscopales et abbatiales. Le roi reste le médiateur essentiel dans la répartition des richesses entre les élites. En 844, les prélats jouent une nouvelle carte en demandant au roi d’exclure les séculiers de la compétition pour les monastères. Mais s’agit-il alors uniquement des laïcs ou peut-on comprendre que les canons visent également les évêques, puisqu’ils ne mentionnent que les saeculares ? La question reste ouverte, d’autant plus que la figure du prêtre Ouzza renvoie explicitement au clergé séculier50. Les clercs ne condamnent pas le système des bénéfices dans son ensemble. Bien au contraire, une porte est laissée ouverte pour d’éventuelles négociations, puisqu’il est précisé que, s’il n’est pas possible de retirer les monastères aux abbés laïques dans l’immédiat pour des raisons de nécessités urgentes, les évêques du diocèse devront placer ces communautés sous la surveillance d’un abbé régulier voisin51. Les prélats ne condamnent pas l’abbatiat laïque mais souhaitent réserver la direction spirituelle du monastère aux seuls clercs réguliers. Le point de rupture est atteint lors du concile de Paris en 845. Les évêques y reprennent l’intégralité des canons de l’année précédente, à l’exception du canon prévoyant un délai pour la restitution des monastères (Yütz c. 5), qui est remplacé par un autre, bien plus intransigeant, interdisant aux laïcs de vivre parmi les moines et les prêtres (Meaux-Paris, c. 1052). En 845, le principe d’exclusion des séculiers est poussé à son paroxysme : aucun délai n’est possible, le canon 17 précise sine refragatione53. Les laïcs doivent quitter immédiatement les monastères 49  Le premier concile (Yütz) se tient en présence des trois fils de Louis le Pieux ; quelques mois plus tard celui de Ver ne concerne que le royaume de Charles le Chauve. 50  Pour Franz Felten il s’agit uniquement des laïcs, voir : F. J. Felten, Äbte und Laienäbte im Frankenreich : Studie zum Verhältnis von Staat und Kirche im früheren Mittelalter, Stuttgart, 1980, p. 299. 51  Concile de Yütz 844… c. 5, p. 34. 52  Concile de Meaux-Paris 845… c. 10, p. 89. 53  Ibid., c. 17, p. 94.

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et les lieux où se trouvent les prêtres54. Ceux qui s’y refusent sont frappés d’anathème puis désignés comme des assassins des pauvres et des sacrilèges. Outre ce durcissement de la législation antérieure, la mise en défens qui sanctionne les établissements monastiques est étendue à tous les biens ecclésiaux : Il n’est pas permis de retenir, aliéner ou enlever les biens ou les revenus d’une église, d’un monastère ou d’un hospice qui ont été donnés avec justice comme aumône, et celui qui le fait est appelé assassin des pauvres par les anciens canons et est exclu de l’Église, tant que les biens qu’il a enlevés n’ont pas été rendus55.

Il s’agit ici du canon 13 du concile d’Orléans de 549 tel qu’il est inséré à Meaux-Paris en 845 (c. 17). Ce règlement est très intéressant : il reformule et étend le troisième canon du concile de Beauvais, assemblée où Hincmar de Reims a été consacré. Le nouvel archevêque avait alors demandé à Charles le Chauve la restitution des domaines de son église. À Paris quelques mois plus tard, les passages où Hincmar emploie la première personne sont supprimés et la citation du concile d’Orléans 549 est ajoutée, donnant une portée plus générale à une mesure de restitution adressée initialement à une église précise56. Tout particularisme est gommé pour généraliser la norme. Mais ce sont surtout les vingt derniers canons du concile de Meaux-Paris qui accentuent et élargissent la portée de ce principe d’exclusion. Au canon 60, les voleurs des monastères et des églises sont désignés comme des sacrilèges57. Le canon suivant condamne tous les spoliateurs de biens ecclésiastiques58 ; le canon 62 y ajoute ceux qui refusent de payer la dîme59 et le canon 78 les laïcs chargés par le roi de desservir les chapelles des villae fiscales60. La critique des abbés séculiers a servi de matrice aux auteurs carolingiens pour penser et formuler l’exclusion des laïcs du contrôle de tous les biens ecclésiaux. Cependant, ces décisions, exceptionnelles au ixe siècle puisqu’elles remettent en cause tout le fonctionnement du mode de répartition et de circulation des ressources foncières, n’ont aucune portée ni théorique, ni concrète. Elles ne sont pas reprises dans les discours du ixe siècle (il faut attendre Trosly en 909 pour les

54  Ibid., c. 10 p. 89-90. 55  Ibid., c. 17 p. 94. 56  La version de Beauvais se trouve dans un manuscrit du ixe siècle étudié par Hubert Mordek dans : H. Mordek, Kirchenrecht und Reform im Frankenreich. Die Collectio Vetus Gallica, die älteste systematische Kanonessammlung des fränkischen Gallien. Studien und Edition, Berlin, 1975, p. 249. 57  Concile de Meaux-Paris 845… c. 60, p. 112. Il s’agit d’un nouveau canon qui ne cite aucune référence antérieure. 58  Ibid., c. 61, p. 113. 59  Ibid., c. 62, p. 113. 60  Ibid., c. 78, p. 125.

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voir réapparaître61), ni reçues par les grands du royaume. En 846, lors de l’assemblée d’Épernay, seuls dix-neuf des quatre-vingt-trois canons de Meaux-Paris sont avalisés. Il est difficile d’apprécier la réelle signification de cette transmission. Les actes du concile de 829 par exemple ne sont pas reçus dans les capitulaires de Louis le Pieux62. Cependant, si la validation lors du plaid et l’obtention du consensus des grands sont nécessaires pour faire appliquer ces mesures, alors Épernay signe l’échec des évêques, comme le note Prudence de Troyes dans les Annales de SaintBertin. On peut sans doute y voir la preuve que ces mesures étaient bien trop déconnectées de la réalité des échanges fonciers pour être acceptées de tous63. Là encore, même si les idées avancées en 844-845 ont pu ébranler les fondements du système de répartition des richesses, on assiste davantage à un réajustement du champ de la compétition entre les deux élites qu’à une réelle remise en cause du modèle. Autour des canons des années 844-845, se joue la restructuration du rapport de force au sein du club de bénéficiers qui a accès au temporel des lieux saints. La possibilité d’exclure les compétiteurs laïques du contrôle d’une partie puis de la totalité des possessions ecclésiales est une arme à double tranchant pour les clercs. À court terme, jouer la carte de l’intransigeance se révèle contre-productif : non seulement l’élite laïque rejette les nouveaux canons, mais elle renforce son pouvoir sur les possessions ecclésiales, notamment par le biais du droit patrimonial ou en ne reconnaissant que l’obligation faite aux bénéficiers de rendre les dîmes à l’église propriétaire. À plus long terme, la rigueur des clercs a également des répercussions sur la conception des biens et l’organisation foncière de l’Église, comme nous le verrons par la suite avec la création des menses abbatiales. Le ixe siècle, un faux départ ? Pour l’historien des xie-xiie siècles, le texte d’Agobard et les canons des années 844-845 annoncent le mouvement de réforme grégorien. Ils rendent pensable une distinction entre clercs et laïcs qui n’était pas encore évidente au ixe siècle. Mais il convient de se garder d’une vision trop téléologique qui placerait les

61  Concile de Trosly 909… c. 3, col. 263-308. 62  S. Patzold, « Redéfinir l’office épiscopal : les évêques francs face à la crise des années 820-830 », dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, Turnhout, 2006, p. 347. 63  Capitulaire d’Épernay 846, c. 11, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), no 257, p. 260. Parmi les mesures de défense du patrimoine ecclésiastique seuls trois canons sont repris : le c. 24 de Meaux-Paris (Épernay c. 8) sur le rôle du roi dans la protection des églises ; le c. 20 (Épernay c. 11, complété par le c. 20) sur l’envoi de missi pour enquêter sur la situation du patrimoine ecclésiastique ; et le c. 62 (Épernay c. 16) sur l’obligation faite aux bénéficiers de rendre les dîmes et les nones aux églises.

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deux mouvements de réforme dans une même continuité théorique. D’une part, Agobard de Lyon est un cas isolé dont la pensée politique ne reflète pas la position de la majorité des clercs carolingiens64. D’autre part, il me semble que les prélats expérimentent en 844-846 un nouveau principe pour reconfigurer la répartition des richesses à leur avantage. La volonté d’exclure les séculiers du contrôle des biens s’explique par la rencontre de deux facteurs distincts : la conjoncture propre à la période qui suit le traité de Verdun (partage des honores entre les trois royaumes, rétrécissement du bassin de ressources disponibles, mobilité des élites et intensification des conflits) et l’intervention nouvelle du monde monastique dans le champ de la compétition foncière. Les discours hostiles à l’abbatiat laïque proviennent du clergé régulier ou sont motivés par des enjeux politiques locaux. Comme nous le verrons par la suite, les récits d’Audradus Modicus, d’Hincmar de Reims ainsi que certaines Gesta en fournissent un bon exemple.

De Wala à Hincmar : les réflexions des clercs modérés sur la coexistence des deux milices Wala de Corbie Le traité de l’abbé Wala de Corbie présente les mêmes inconvénients que celui d’Agobard de Lyon : l’admonition lue par l’abbé en 828 n’a pas été conservée et ne semble pas avoir rencontré un grand succès au ixe siècle. Les conceptions de Wala sont sans doute également déformées par la plume de Paschase Radbert qui, une vingtaine d’années plus tard, en donne une retranscription dans son Epitaphium Arsenii. Ce texte n’a été conservé que dans un seul manuscrit, rédigé à Corbie dans le troisième quart du ixe siècle65. Paschase entreprend de réhabiliter la mémoire de Wala en présentant ses actions et ses écrits. L’état du manuscrit, abîmé ou laissé inachevé à la fin du livre II, laisse penser David Ganz qu’il s’agirait là d’un texte à usage interne au monastère ou d’une version de travail de Paschase, mais en aucun cas d’un document destiné à être largement diffusé66. La Vita Walae est composée de deux livres : le premier rédigé vers 837, le second vers 850. Elle prend la forme d’un dialogue entre les moines de Corbie et leur vieux maître Paschase. Au début du livre II, Paschase s’entretient avec un autre moine, Adeodatus, sans doute du même âge que lui, qui avait participé à la rédaction

64  M. Rubellin, « Agobard de Lyon ou la passion de l’unité », dans M. Rubellin, Église et société chrétienne d’Agobard à Valdès, Lyon, 2003, p. 179-221. 65  Ms BNF lat. 13909. 66  D.  Ganz, « The Epitaphium Arsenii and opposition to Louis the Pious », dans P.  Godman et R.  Collins (dir.), Charlemagne’s Heir : New Perspectives on the Reign of Louis the Pious, Oxford, 1990, p. 537-550. D. Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, Sigmaringen, 1990, p. 112-120.

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du premier livre. Ils décident d’un commun accord de s’adjoindre l’aide d’un tout jeune moine, Teofrastus, qui, par ses questions faussement naïves, permet à Paschase d’expliciter les critiques et les fausses accusations portées contre Wala. L’abbé explique en effet dès l’ouverture que Wala est victime d’une haine injuste. Il retrace donc les grandes étapes de sa vie, cherchant à expliquer ses choix, soulignant les vertus d’un homme qui a abandonné la vie séculière pour rejoindre la milice du Christ67. Paschase compare Wala revenu d’exil après 822 à un nouveau Jérémie : pour lui il est primordial de montrer que Wala avait prévu les malheurs qui sont arrivés à l’empire de Louis le Pieux pour donner de la force à ses prophéties. L’exhortation lue par Wala en 828 est citée textuellement par Paschase dans le deuxième livre, mais en l’absence de tout autre témoin manuscrit, il s’avère impossible de distinguer les paroles de Wala de celles reconstruites par Paschase a posteriori. Ce dernier explique que son prédécesseur a rédigé un petit opuscule sur la situation des églises de l’empire pour préparer l’admonestation qu’il fit lors du plaid de 828. Louis le Pieux avait alors diligenté plusieurs enquêtes qui lui sont remises à cette occasion. Le texte de Wala, comme celui d’Agobard six ans plus tôt, répond donc à une demande de l’empereur. Paschase précise bien que cette scedula n’a pas vocation à être diffusée, mais que Wala l’a rédigée pour lui-même, en guise d’aide-mémoire68. L’objectif de Wala est très différent de celui d’Agobard : il s’agit bien, sur la forme, du même genre de texte (une admonitio), mais qui s’adresse, dans le cas de Wala, à tous les ordres du royaume. L’abbé de Corbie veut répondre au souhait de l’empereur en pointant tous les abus de son époque, comme pour mesurer la distance qui sépare la réalité des échanges dans les années 820-830 de l’économie idéale existant dans les textes canoniques et les Saintes Écritures. Il dresse la liste des devoirs de chacun des ordres, rappelant ainsi leurs limites et leurs prérogatives en matière de gestion des terres d’Église. Pour lui, le principal problème vient de la confusion existant entre les différents ordines. Or, à cette époque, la tripartition sociale est une idée relativement récente. On la trouve pour la première fois formulée chez Ermold le Noir. Il ne s’agit en aucun cas d’une vision figée de la société. Wala propose donc aux grands de l’empire et à Louis le Pieux de redéfinir les contours de chacun des officia, celui des évêques et du roi en particulier, puis celui des comtes et des autres potentes. À la différence d’Agobard de Lyon, on ne trouve pas chez Wala la volonté d’exclure systématiquement les laïcs du contrôle des res ecclesiae. Le rejet des séculiers hors des affaires de l’Église est plus une conséquence de la redéfinition des droits et des devoirs de chaque ordo que l’objectif recherché par Wala.

67  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… c. 1 p. 22. 68  Ibid. c. 1, p. 61.

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Paschase Radbert rapporte que l’admonition fut mal comprise à l’époque. Certains grands accusèrent l’abbé de vouloir diviser encore les patrimoines des églises, ne laissant aux clercs et aux pauvres que le nécessaire et attribuant les biens superflus à la milice séculière69. Paschase défend Wala en rappelant qu’il n’a pas conçu son exhortation comme un programme de réforme devant être appliqué à la lettre, mais comme un guide pour améliorer la situation présente et permettre à chacun de remplir correctement son ministère, en vue du salut éternel. Wala est de ce fait bien moins intransigeant qu’Agobard : il n’impose rien mais montre la voie à suivre. Il propose des stratégies aux élites dirigeantes et à l’empereur pour les aider à gouverner de la façon la plus juste possible, si, du moins, ils décident que quelque chose doit être fait. Le traité de Wala, reconstitué d’après les propos rapportés par Paschase Radbert, se concentre sur quatre enjeux : redéfinir les limites de tous les ordines du royaume ; éviter que leurs prérogatives ne se superposent ; renforcer le pouvoir du roi et des évêques sur la circulation des res ecclesiae ; répartir équitablement les richesses du royaume entre les deux milices. Comme dans les actes de conciles de la même époque, l’abbé de Corbie dresse l’inventaire des abus dans tous les ordres du royaume. Il dénonce l’abbatiat des séculiers, condamne les évêques nommés sans élection canonique et critique les clercs palatins dont les mœurs trop proches de celles des laïcs doivent être réformées70. Paschase rappelle brièvement les positions de Wala. Il souhaite surtout le défendre contre les attaques des clercs intransigeants, qui l’accusaient de vouloir diviser les domaines des établissements religieux pour continuer de supporter la milice séculière. L’admonition de 828 ne l’occupe que quelques paragraphes. Il en profite pour dépeindre ensuite la situation du royaume de Francie en 850 et montrer ainsi que les prophéties de Wala se sont réalisées, donnant plus de poids aux menaces de châtiments qui pèsent sur les spoliateurs de biens ecclésiaux71. Il faut ensuite attendre le règne de Charles le Chauve pour que de nouvelles exhortations voient le jour, autour d’un auteur en particulier : Hincmar de Reims. Hincmar de Reims Le traité intitulé Expositiones pro Ecclesiae libertatum defensione, adressé par Hincmar de Reims à Charles le Chauve durant l’été 868, offre une synthèse de la pensée de l’archevêque au sujet des biens ecclésiastiques cédés en bénéfice aux

69  Ibid. c. 4, p. 65. 70  Ibid. c. 5, p. 66. 71  Ibid., c. 6, p. 66. M. De Jong, « Becoming Jeremiah. Radbert on Wala, himself and others », dans R.  McKitterick, I.  van Renswoude, M.  Gillis and R.  Corradini (dir.), Ego Trouble : Authors and their Identities in the Early Middle Ages, Vienne, 2010, (Forschungen zur Geschichte des Mitttelalters 17), p. 185-196.

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hommes du roi72. Cet opuscule doit servir à la défense de son neveu l’évêque de Laon, cité à comparaître devant ses pairs lors du concile de Pîtres qui se tient en août 86873. On se trouve alors au tout début du conflit entre les deux Hincmar, lorsque l’oncle cherche encore à protéger son neveu contre les abus du pouvoir royal. Un retour en arrière sur le contexte de rédaction des Expositiones s’impose. Au printemps 868, Charles le Chauve invite Hincmar de Laon à se présenter devant lui. Le prélat est accusé d’avoir repris sans raison une villa de son église concédée en bénéfice au fils de Liudon, fidèle du roi passé au camp de Lothaire. L’évêque de Laon aurait confisqué cinq manses en trop et repris le bénéfice sans en avertir ni le roi, ni son archevêque. L’affaire s’envenime vite : Hincmar le Jeune refuse de comparaître une première fois devant le roi. Celui-ci se met en colère en public et s’emporte contre le prélat. Il punit son absence par une amende et le convoque à nouveau, lui ou son avoué, mais l’évêque de Laon refuse d’obéir. Charles le Chauve décrète alors la saisie des biens de l’évêché. Hincmar de Reims, informé de l’affaire, mène l’enquête pour défendre son neveu74. Il prépare deux documents en vue du synode de Pîtres qui doit régler le différend : les Quaterniones et la Rotula. Les Quaterniones75 constituent le cœur de l’argumentaire hincmarien. L’archevêque expose les circonstances du conflit, les droits et les obligations de chacune des parties (le roi, le bénéficier, l’évêque). Il s’appuie sur un recueil de canons et de citations bibliques ou patristiques. La Rotula est un rouleau de parchemin où sont retranscrites, sous la forme d’une collection canonique augmentée, les normes citées dans les Quaterniones76. Ces textes, résultant des investigations d’Hincmar, sont remis à Charles à l’ouverture du concile, mais celui-ci en remet la lecture à plus tard. L’archevêque prononce alors une exhortation pour lui demander de lire ses enquêtes instamment. Véritable miroir du prince, cette admonitio dresse la liste de tous les engagements pris par le roi depuis 843 à Coulaines pour défendre l’Église et ses ministres77. Après le concile, le prélat fait transcrire les trois documents dans un manuscrit, qui sera par la suite plusieurs fois recopié au cours du ixe siècle78, formant les Expositiones ad Carolum pro Ecclesiae libertatum defensione. 72  Hincmar de Reims, Expositiones ad Carolum regem pro Ecclesiae libertatum defensione, (PL, 125), col. 1035-1070. 73 J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims… p. 731. 74  C’est Hincmar lui-même qui raconte ses détails au début de l’ouvrage. Hincmar de Reims, op. cit. n. 718, col. 1035-1037B. 75 Un quaternio est un cahier de quatre feuillets de quatre pages. Hincmar de Reims, op.  cit. n.  718, col. 1035-1060. 76  Ibid., col. 1060-1065. 77  Ibid., col. 1065-1070. L’archevêque cite les serments de : Coulaines (843), Beauvais (845), Meersen (851), Soissons (853), Quierzy (858), Brienne (858), et Coblence (860). 78  Il s’agit du manuscrit Berlin 1741 n. 26. Il existe plusieurs copies des ixe-xie siècles. J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims… p. 731.

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Hincmar explique que non seulement tous les habitants du royaume, mais aussi les églises et les clercs possèdent leurs biens par droit du roi : Car de même que les biens et les ressources de l’Église ont été confiés au pouvoir de l’évêque pour être distribués et administrés, de même ils ont été confiés au pouvoir du roi pour être défendus et protégés. Et c’est par le droit du roi que l’Église possède ses possessions, comme l’a dit saint Augustin dans son sermon sur l’Évangile de Jean79.

La position d’Hincmar de Reims est dépourvue d’ambigüité. Le roi et les évêques se partagent le contrôle des terres ecclésiales : le premier doit les protéger, les seconds les administrer. Le prélat met en avant le lien existant entre le roi et les clercs. Ces derniers ne doivent pas croire qu’ils sont indépendants du pouvoir temporel, ce qui est une mise en garde contre les velléités politiques d’évêques tels qu’Hincmar de Laon : le texte augustinien entre ainsi en résonnance avec l’actualité du royaume de Francie. Les carolingiens héritent d’une conception augustinienne de la propriété : pour eux le seul véritable propriétaire des res ecclesiae est Dieu. Certains prélats, forts de ce principe, ont pu chercher à s’émanciper de la tutelle royale. Mais Hincmar leur rappelle que, si Dieu est bien le propriétaire de toute chose, il en a aussi délégué la protection au roi, et que, pour cette raison, les clercs comme les laïcs doivent respecter les lois promulguées par les princes. Les normes divines et humaines se complètent sans s’opposer. La possession temporelle du foncier par les hommes n’est rendue possible que par l’existence de règles de droit garantissant et réglant la propriété individuelle comme celle des établissements religieux. Ce principe, tiré du droit impérial romain, reformulé et christianisé par saint Augustin, est introduit en Gaule au début du vie siècle par Avit de Vienne80. Or, les Carolingiens, comme Agobard ou Hincmar, ont une bonne connaissance des écrits de cet auteur. Même s’ils ne l’utilisent pas directement, sa pensée a nourri la leur. Il est d’ailleurs intéressant de noter, à nouveau, la spécificité de l’archevêque de Lyon : Agobard est l’héritier désigné d’Avit de Vienne, en raison de la proximité entre leurs deux sièges, mais on ne trouve nulle part dans son œuvre de traces de son prédécesseur. En effet, dans ce système, le prince joue un rôle central : il est le médiateur qui répartit les richesses foncières entre les hommes81. L’argumentaire de l’archevêque de Reims s’inscrit dans la continuité des écrits 79  Hincmar de Reims, Expositiones ad Carolum regem pro Ecclesiae libertatum defensione, (PL, 125), col. 1051B. Hincmar insère ensuite une longue citation de saint Augustin. Saint Augustin, Homélies sur l’Évangile de saint Jean, VI, 25-26, trad. M.-F. Berrouard, Paris, 1989, (Bibliothèque Augustinienne, 71), p. 401-403. 80 Avit de Vienne, Lettre no  44 au roi Gondebaud, éd. R.  Peiper, Berlin, 1883, (M.G.H., Auctores Antiquissimi, 6/2), p. 74. 81  M. F. Renoux-Zagamé, Origines théologiques… p. 247.

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de saint Augustin et d’Avit de Vienne, mais Hincmar ne place pas les res ecclesiae directement sous le pouvoir du roi. Sa position est plus nuancée et il rappelle que, sans l’autorité du roi, aucune forme de propriété ne peut exister. On retrouve cette idée, accompagnée ou non de la citation de saint Augustin, dans certaines de ses œuvres : lors des conflits pour l’attribution des sièges de Cambrai82 et de Beauvais83, dans la Collectio de Ecclesiis84, ou encore dans une lettre écrite en 870 pour Charles le Chauve et adressée au pape Hadrien II85. Et lorsqu’en 858, dans la lettre qu’il envoie à Louis le Germanique, Hincmar expose que : les églises, qui nous ont été confiées par Dieu ne sont pas des bénéfices et, de cette manière, une propriété du roi tels qu’il puisse les donner ou les reprendre selon son désir, sans avoir consulté personne, parce que tous les biens qui appartiennent à l’Église sont consacrés à Dieu86 ;

le prélat ne contredit pas l’héritage augustinien qui nourrit ses conceptions. Il pose une limite au pouvoir royal : si le roi a bien le devoir de protéger les églises et leurs patrimoines, il n’est pas pour autant libre de les concéder à qui il veut, parce que l’administration des res ecclesiae revient aux évêques et que le prince ne peut rien décider sans leur accord. Hincmar plaide donc pour une gestion concertée des richesses de l’Église entre le roi et les prélats87. L’archevêque de Reims emploie la référence aux jura regum de façon circonstanciée : lors de conflits entre roi et évêques, lorsqu’il s’adresse à des papes entreprenants, ou à la suite de l’invasion du royaume de Charles par Louis le Germanique. Le contexte de rédaction pèse sur le choix de cette référence patristique : il s’agit de pondérer les revendications d’une des parties – soit les clercs, soit les princes – en rappelant la complémentarité de ces deux pouvoirs. C’est aussi une façon pour Hincmar de placer les lois divines et humaines au-dessus des rois et des évêques, tous y étant soumis de la même façon. Le prélat ne remet pas en question le système des bénéfices88 : les terres des églises doivent subvenir aux besoins des deux milices, celle du Christ et celle du roi. Hincmar prend garde cependant à toujours préciser que les clercs doivent être servis les premiers, en particulier les évêques, qui sans cela ne pourraient pas

82  Hincmar de Reims, Epistola no 169, éd. E. Perels, Berlin, 1939, (M.G.H., Epistolae, 8/1) p. 144. 83  Id. Lettre synodale du concile de Sainte-Macre (881)… p. 480-484. 84  Id. Collectio de ecclesiis et capellis… p. 65. 85  Id. Epistola no 27, (PL, 124), col. 878. 86  Id. Lettre des évêques des provinces de Rouen et Reims à Louis le Germanique… c. 15. 87 F. Gross, Abbés op. cit., p. 256. 88  Hincmar de Reims, Expositiones ad Carolum regem pro Ecclesiae libertatum defensione, (PL, 125), col. 1050B.

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assurer leurs missions. On retrouve ce principe de division des res ecclesiae dans la Collectio de Ecclesiis et dans d’autres de ses écrits89. Les nombreux discours de défense produits par Hincmar de Reims ne s’adressent pas à tous les laïcs occupant des terres d’Église, mais aux bénéficiers, clercs ou laïcs, qui se sont montrés indignes de leur possession. Les détenteurs de res ecclesiae deviennent des usurpateurs à partir du moment où ils ne sont plus reconnus et acceptés par les évêques. C’est ce qui arrive au clerc Odacre, invasor du siège de Beauvais, ou encore aux fils de Donat de Melun qui refusent de rendre le domaine de Neuilly à l’église de Reims. Les biens des églises, subsides des deux milices Au ixe siècle, les établissements religieux sont astreints au service armé : ils paient la redevance pour l’ost90 ; certains clercs participent aux combats91 ; une partie de leurs biens-fonds sont concédés à des hommes du roi ou de l’évêque en récompense de leur participation à la militia saecularis92. Les ressources ecclésiales sont affectées aussi bien aux besoins du prince et de la res publica qu’aux missions sociales et religieuses des églises. Ces richesses sont désignées par le terme subsidium, que l’on peut traduire par soutien, assistance, secours, ou, de façon littérale, subside. Cette dernière traduction a l’avantage de souligner qu’il s’agit à la fois d’une aide exceptionnelle et d’une taxe obligatoire. Hincmar de Reims et Agobard de Lyon la comparent à une redevance (vectigal). Ces auteurs utilisent deux versets bibliques, l’un tiré de l’Évangile selon saint Matthieu (Matt 22, 21) : reddentes, quae sunt Caesaris, Caesari et, quae sunt Dei, Deo93 ; l’autre de l’Épître aux Romains (Rom. 13, 7) : Reddite omnibus debita : cui tributum tributum, cui vectigal vectigal, cui timorem timorem, cui honorem honorem.

89  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 46. 90 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… p. 456. 91  Même du côté des clercs considérés comme les plus intransigeants le service dû par l’Église n’est pas contesté. Loup de Ferrières est fait prisonnier lors d’une campagne militaire. Loup de Ferrières, Correspondance, II, par op.cit., lettre no 72 (a. 849) p. 13. Au concile de Ver en 844, il est décidé que les évêques invalides ou dispensés de service militaire par le roi doivent confier leur contingent à l’un de leurs fidèles pour que les affaires militaires ne souffrent pas. Concile de Ver 844, c. 8, p. 41. F. Prinz, Klerus und Krieg im früheren Mittelalter. Untersuchungen zur Rolle der Kirche beim Aufbau der Königsherrschaft, Stuttgart, 1971, p. 77. 92  La bibliographie sur cette question est très importante. Pour une vue d’ensemble sur la période, voir en dernier lieu : T. Scharff, Die Kämpfe der Herrscher und der Heiligen. Krieg und historische Erinnerung in der Karolingerzeit, Darmstadt, 2002. 93  Également dans Mc 12, 17 et Lc 20, 25.

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En 823, Agobard de Lyon interpelle ainsi l’empereur Louis le Pieux : Rendez ce qui appartient à César à César, c’est-à-dire les tributs et les redevances, et ce qui appartient à Dieu à Dieu, c’est-à-dire les dîmes, les prémices et les autres offrandes, aussi bien celles attachées à un vœu que celles qui sont spontanées94.

Quelques années plus tard, l’archevêque de Reims adresse une exhortation comparable à Charles le Chauve et à son neveu Hincmar de Laon : L’Église fournit au royaume et au domaine public les redevances, que nous appelons les dons annuels, observant l’ordre de l’Apôtre : à l’un l’honneur, à l’autre la redevance95 : il faut entendre, elle (la redevance) est fournie au roi et à vos défenseurs96.

Mises en parallèle, les interprétations des deux prélats sont très proches l’une de l’autre : Agobard et Hincmar s’accordent pour reconnaître que les dîmes sont réservées aux églises et que celles-ci sont soumises au paiement d’une taxe pour prix du service armé dû au roi. Les exégètes carolingiens n’accordent pas tous la même importance au verset « Rendre à César » (Matt. 22, 21). Raban Maur n’en propose aucun développement politique ou théologico-économique97. En revanche, Sédulius Scottus livre une interprétation proche de celle d’Agobard de Lyon, distinguant les impôts dus au roi des dîmes, des prémices et des offrandes dédiées à Dieu98. Sédulius reprend en grande partie la tradition exégétique fixée par Jérôme99 : le roi peut exiger des églises la redevance pour l’ost sous la forme d’une taxe ou d’un service armé effectué par le prélat ou par des fidèles laïques pourvus en bénéfices ecclésiastiques. La contrepartie de ce don obligatoire est la défense physique des églises, mais elle ne peut pas être exigée par les prélats ; cet échange prend donc la forme d’une relation inégale qui manifeste et justifie la domination du prince100.

94  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… p. 135. 95  Traduction littérale du verset cité par Hincmar Rom. 13, 7. 96  Hincmar de Reims, Expositiones ad Carolum regem, op. cit., passim. 97  Raban Maur, Commentariorium in Matthaeum libri octo ad Haistulphum, (PL, 107), col. 1020 98  Sedulius Scottus, Kommentar Zum Evangelium nach Matthäus, éd. B. Löfstedt, Freiburg, 1989-1991, 2  vol., (Vetus Latina. Die Reste der Altlateinischen Bibel. Aus der Geschichte der lateinischen Bibel, 14), p. 503. 99  Saint Jérôme, Commentaire sur saint Matthieu, II, trad. E. Bonnard, Paris, 1979 (Sources Chrétiennes, 259), p. 148-149. 100 On peut rapprocher ces vectigalia des « transferts de troisième type » définis par A.  Testart. A. Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Paris, 2007.

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Ni cette obligation militaire, ni l’affectation des ressources ecclésiales aux besoins des deux milices ne sont remises en cause par les clercs101. En revanche, tous prônent un partage, ou du moins une distinction entre les richesses concédées au siècle et celles dédiées à Dieu. Les prélats les plus intransigeants exigent de séparer les deux sphères : les biens dédiés à la militia saecularis ne doivent pas être confondus avec ceux des églises ; une protection particulière s’étend sur les possessions monastiques. D’autres auteurs souhaitent que le domaine public puisse subvenir lui-même à ses propres dépenses, sans recevoir le secours des patrimoines ecclésiaux102. Mais il s’agit-là d’un vœu pieux. Pour la grande majorité des clercs, les églises n’ont pas d’autre choix que d’aider la res publica, comme l’explique Wala de Corbie : Pour cette raison, si, comme vous le dites, le domaine public ne peut pas survivre sans le soutien des biens des églises, il faut rechercher une juste répartition et une organisation, dans la plus grande et respectueuse dévotion pour la chrétienté, pour qu’ainsi, ce que vous et les vôtres devriez recevoir des églises plus pour leur protection que par leur pillage, ne soit pas ainsi pris en avance, avec les malédictions et l’exécration des saints Pères103.

L’abbé déplore que les bénéficiers laïques s’octroient de leur propre chef des revenus ou des biens-fonds appartenant aux églises en dédommagement de leur service armé. Ils anticipent ainsi leur récompense et pillent les lieux saints au lieu de les défendre. Pour cette raison, Wala préconise la mise en place de principes réglementant la concession des res ecclesiae. Il appelle les grands à rechercher une solution qui concilie à la fois le principe d’indisponibilité de ces terres et les besoins de la milice du prince, pour éviter que les hommes du roi en recevant leurs rétributions des églises ne se rendent coupables d’un crime majeur. Cette volonté de concilier les besoins des deux milices se retrouve de façon concrète dans la gestion de son frère Adalhard. Dans les statuts qu’il rédige pour l’administration du temporel de Corbie, Adalhard distingue les domaines des moines de ceux confiés aux fidèles laïques du monastère104.

101  Sur les sources juridiques condamnant le service militaire des clercs, voir : E.  Hildesheimer, « Les clercs et l’exemption du service militaire à l’époque franque (vie-ixe siècles) d’après les textes législatifs et canoniques », dans Revue d’Histoire de l’Église de France, 115/29, 1943, p. 14-16. On peut y ajouter un faux capitulaire : Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39, Livre III c. 142, p. 111. Ce faux n’exclut pas la participation de l’Église au service d’ost mais subordonne les ordres du roi et l’attribution des précaires à l’accord des évêques. 102  Concile de Meaux-Paris 845… c. 20 p. 95 : les évêques encouragent le roi à mieux gérer les biens du fisc pour ne plus avoir recours aux biens ecclésiastiques. 103  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… c. 3, p. 64. 104  Adalhard de Corbie, Statuta seu Brevia, cit. p. 402, c. VI, 5.

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Paschase Radbert rapporte que la proposition de Wala a été très mal comprise par certains qui l’accusèrent de vouloir diviser le patrimoine des églises pour transférer leurs richesses aux séculiers. Pour le défendre, Paschase souligne que Wala n’a pas cherché à imposer une norme nouvelle, mais qu’il a fait une simple suggestion aux grands réunis autour de l’empereur, les laissant libres de choisir ensuite de suivre ses conseils ou non105. Après avoir rappelé, en citant Julien Pomère, la destination religieuse et sacrée des res ecclesiae, Wala s’est rendu au principe de réalité avancé par les grands laïcs : les subsides concédés par les églises à la militia saecularis ne peuvent pas être suspendus sans être remplacés par d’autres sources de revenus. Il conseille donc à Louis le Pieux et aux potentes de l’empire de réfléchir à une nouvelle répartition des biensfonds qui permette de concilier les besoins des deux milices. L’abbé prône un partage des ressources entre les élites ecclésiastiques et laïques, l’une recevant les dîmes et l’autre les produits de la terre et les taxes dus au seigneur temporel. À l’instar de Wala, l’objectif des clercs n’est pas d’exclure les laïcs du contrôle des biens. Même s’ils rappellent le principe d’indisponibilité des res ecclesiae, ils ne peuvent pas faire abstraction de la réalité des pratiques. Les ressources des églises sont intégrées à un système complexe de répartition des richesses foncières du royaume entre les différentes élites ; elles ne peuvent pas en être soustraites sans déséquilibrer le fonctionnement d’ensemble de ce circuit de dons et de contre-dons. Les conceptions d’Hincmar de Reims s’inscrivent dans la continuité des idées de Wala : les lieux saints doivent continuer de fournir aux hommes du roi l’assistance matérielle qui leur est nécessaire, sans quoi ces derniers pourraient refuser de remplir leurs devoirs de protection : Or l’évêque, après avoir distribué les biens qui sont à son église et à lui, donne en bénéfice pour la milice, rien moins que les subsides des ecclésiastiques, des pauvres et des hospices, avec les biens des églises, soit aux fils dont le père a servi cette église et qui ont pu succéder à leur père utilement – puisque, comme quelqu’un l’a écrit, si le veau n’est pas nourri, le bœuf ne sera pas attelé à l’araire106.

Dans le royaume de Lothaire, Sédulius Scottus place lui aussi la rémunération des deux milices sur le même plan. Il rappelle d’abord que le roi doit choisir de bons gestionnaires pour le temporel des églises. Ces derniers doivent s’assurer 105  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… p. 65. 106  Hincmar de Reims, Expositiones cit., col. 1050B. Sur les positions de l’archevêque de Reims, voir : J. Nelson, « The Church’s military service in the 9th Century : a contemporary comparative view ? », dans J. Nelson (éd.), Politics and ritual, Londres, rééd., 1986, p. 117-132. É. Magnou-Nortier, « To control military requisitions : A letter from Hincmar of Reims to Charles the Bald (859) », dans Th. Head (dir.), The Peace of God, Londres, 1992, p. 343-346.

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que, lors de la répartition des richesses, la part revenant à l’Église soit ordonnée en premier, puis, s’il reste des biens superflus, qu’ils soient affectés au service des hommes ; car, explique Sédulius, si un soin prudent doit être montré envers les soldats de la chair (carnales milites), afin qu’ils soient payés le salaire nécessaire, et si ceux qui travaillent davantage dans les tumultes des guerres et sont plus dévoués, plus forts et plus utiles pour le succès et le service de la chose publique doivent recevoir davantage encore en honneur et en récompense, alors combien plus grande encore doit être la récompense des soldats du Christ, qui par leur travail sacré et leur prière préservent le domaine public entier et intact107.

En revanche, tous les auteurs revendiquent une mise en ordre et une clarification du système. Les deux milices ne remplissent pas les mêmes fonctions et, de ce fait, leurs ressources ne doivent pas être confondues. Le cœur du problème pour les prélats se trouve dans la confusion qui découle de ce recours aux mêmes richesses. C’est ce qu’explique Paschase Radbert aux moines de Corbie en leur présentant l’admonition de Wala : C’est vrai, mon frère, et c’est pourquoi la colère de Dieu est descendue sur nos princes […] tant qu’ils s’imposèrent indûment pour enlever des biens divins (et les remettre) aux séculiers. Et ils jetèrent les prêtres du Christ et les ministres ensemble avec les biens divins de l’intérieur vers l’extérieur ; et bien pire ils les ont transférés sans honte, alors qu’ils lisaient dans l’Écriture qu’aucun soldat de Dieu ne peut être impliqué dans les affaires du siècle (2 Tim. 2, 4). Ici sont nés la pire présomption et confusion, la flamme vorace du désir, l’oubli des vertus et la stimulation du péché, quand soit les ministres du Christ, séduits par les revenus des biens – pour qu’ils ne refusent pas – sont poussés vers des choses qui ne sont pas préparées pour eux, soit les séculiers, consumés par la cupidité, s’emparent des biens qui sont à Dieu, s’élevant contre le droit de Dieu par témérité et malgré l’interdiction de l’autorité royale108.

L’utilisation des mêmes sources de revenus par les clercs et les laïcs ouvre la voie à d’autres empiètements, comme l’attribution de biens monastiques à des abbés séculiers ou la recherche d’honores plus importants ou plus prestigieux par les clercs. Cette confusion des deux ordres est une source de trouble et une menace pour l’ordre social. Dès lors, la défense des terres d’Église porte sur la nécessaire distinction entre les deux ordines et sur l’imposition de règles très strictes quant à l’attribution des possessions ecclésiales.

107  Sédulius Scottus, Liber de rectoribus christianis, éd. S. Hellmann, Munich, 1906, p. 87. 108  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… p. 63.

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L’objectif des clercs n’est pas tant d’exclure les laïcs – ce qui est concrètement impossible – mais de rétablir un ensemble de normes pour encadrer et limiter la répartition des res ecclesiae. Les prélats cherchent notamment à instituer un nouveau mode d’affectation des bénéfices ecclésiastiques qui leur permette de ne pas être en concurrence avec des laïcs et d’imposer un système de partage qui soit soumis à leur autorité et à celle du roi. Les terres d’Église ne seraient alors plus soumises aux lois internes du champ de la compétition pour les honores, mais suivraient une procédure d’attribution, de gestion et de restitution particulière et distincte de celles des autres biens-fonds. C’est cette idée qui est défendue, lorsque les auteurs citent le verset selon lequel « aucun soldat de Dieu ne peut être impliqué dans les affaires du siècle109 ». Ils demandent à ce que la concurrence pour les res ecclesiae suive d’autres règles que celles du monde séculier110. Clercs et laïcs ne seraient alors plus placés à égalité dans la poursuite et l’obtention de ces biens rares, les premiers conservant toujours une supériorité de principe sur les seconds. Au sein de l’élite, tous seraient des pairs et non des égaux. D’où l’insistance des auteurs pour que, lors des divisions, les clercs soient pourvus avant les hommes du roi111. Agobard, Wala, Hincmar, Paschase, intransigeants comme modérés, tous les auteurs structurent leur argumentaire de la même façon. Après avoir rappelé la dimension religieuse des res ecclesiae et leur indisponibilité théorique en citant Julien Pomère ou des versets bibliques, ils rappellent ensuite l’obligatoire séparation entre les biens dédiés à Dieu et ceux concédés au prince. Puis, ils soulignent la responsabilité du roi dans le choix des intendants, c’est-à-dire des personnes, clercs ou laïcs, qui recevront les bénéfices ecclésiastiques : Soit il [le roi] doit les donner à des hommes tels qu’ils soient capables de rendre à César les biens qui sont à César, et ceux qui sont à Dieu à Dieu ; en exceptant de la sorte les bénéfices qui doivent être attribués aux ministres des églises et à leurs besoins et sans lesquels nous ne devons ni ne pouvons pas exister, selon l’ordre du Seigneur : Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain (I Cor. 9). Et ces hommes de guerre doivent s’appliquer à servir utilement et fidèlement l’évêque et l’église en fonction de la quantité de bénéfices reçus, et à se rendre utiles au service royal pour la défense générale de la sainte Église de Dieu112.

109  2 Tim. 2,4 : Nemo militans Deo implicat se negotiis saecularibus. 110  Ce verset est employé par Agobard de Lyon, Wala de Corbie, Paschase Radbert et Hincmar de Reims. Sur son usage chez Agobard, voir : E. Hildesheimer, op. cit. n. 747, p. 16. 111  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 46. On retrouve cette idée chez Sédulius Scottus et dans d’autres sources de la période. 112  Hincmar de Reims, Expositiones col. 1050 B.

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En définitive, les positions des modérés et des intransigeants ne s’éloignent guère. Les deux parties reconnaissent les droits du roi sur les terres ecclésiales et les obligations qui lui incombent : choisir de bons gestionnaires pour s’occuper des biens, s’assurer que les bénéficiers laïques sont dignes de les recevoir, suivre et garantir la procédure d’attribution et de restitution instituée par les évêques. Dans leurs discours de défense, les prélats carolingiens tentent d’instaurer un nouveau système de partage des richesses entre les deux élites en s’appuyant sur une redéfinition des devoirs et des droits de chacun des ordres. Les évêques se réservent le rôle de délimiter les droits et les modalités d’accès de chaque ordo aux res ecclesiae ainsi que de tracer une limite entre les pratiques licites et illicites, entre les usages tolérés et les abus, entre les bénéficiers reconnus et les spoliateurs indignes.

La juste répartition des richesses et la mise en ordre du monde Défendre le patrimoine des pauvres Corrélation entre défense des terres et protection des plus faibles Dès les années 820 et la redécouverte de la pensée de Julien Pomère, les clercs associent dans leur rhétorique de défense les pauperes aux res ecclesiae, considérées comme le patrimoine des pauvres. Les carolingiens reçoivent ce schéma de pensée des collections canoniques qui leur ont été transmises depuis l’Antiquité. La polysémie du terme pauper est bien connue. Depuis les travaux de Karl Bosl et Jean Devisse, les historiens du haut Moyen Âge considèrent qu’aux viiie et ixe siècles, le contraire de pauper n’est pas dives mais potens113. Le pauvre est d’abord un dépendant, une personne qui n’a pas les moyens d’assurer sa propre protection physique et juridique. Le terme pauper peut également désigner de véritables indigents, mais il semblerait qu’à l’époque cette signification passe au second plan114. À ces deux définitions, économiques et juridiques, s’en ajoute une troisième d’ordre religieux : les pauperes sont aussi les pauvres et les serviteurs du Christ, c’est-à-dire les clercs. 113  K. Bosl, « Potens und Pauper. Begriffsgeschichtliche Studien zur gesellschaftlichen Differenzierung im frühen Mittelalter und zum Pauperismus des Hochmittelalters », dans Id., Frühformen der Gesellschaft im mittelalterlichen Europa. Ausgewählte Beiträge zu einer Strukturanalyse der mittelalterlichen Welt, Münich, 1964, p.  106-134. J.  Devisse, « Pauperes et paupertas dans le monde carolingien : ce qu’en dit Hincmar de Reims », dans Revue du Nord, 48, 1966, p. 273-289. Voir la synthèse historiographique, dans : J. P.  Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (vie-ixe siècles), Bruxelles, 2006, p. 317. 114  R. Le Jan Hennebique, « Pauperes et paupertas aux ixe et xe siècles », dans Revue du Nord, 50, 1968, p. 169-187.

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La corrélation entre protection des pauperes et défense des terres d’Église est un motif rhétorique qui supporte les justifications des prélats et joue différents rôles dans leur argumentaire. La définition des pauperes au ixe siècle et leur fonction dans les discours défensifs est complexe. Elle part d’un double constat : la catégorie des pauperes recouvre deux réalités, l’une sociale et l’autre théologique. Loin de s’opposer, ces deux conceptions se complètent. Elles font partie des mécanismes théologico-économiques mis en lumière par Valentina Toneatto : les pratiques économiques sont façonnées par les valeurs chrétiennes, mais les conditions de production et de conservation des richesses influencent également la pensée des auteurs. De la même façon, la défense des plus faibles répond à des motivations religieuses mais traduit aussi de réelles situations d’oppression. Pour Jean  Devisse, le développement d’un discours de défense contre les oppresseurs des pauperes dans les textes d’Hincmar de Reims s’explique par le contexte particulier des années 850-880. Le royaume de Francie est alors soumis aux raids normands, et, pendant cette période de troubles, le nombre d’indigents augmente en même temps que les revenus des églises diminuent, puisque celles-ci sont elles-mêmes attaquées par les Normands et les spoliateurs laïques115. Chris Wickham identifie également le ixe siècle comme une période où la pression exercée par les grands sur les plus faibles s’accroît116. Les sources carolingiennes témoignent de cette crise, mais la seule dimension économique ne suffit pas à expliquer l’insertion de ce motif rhétorique dans les discours de défense. Le recours à l’argument des « biens des pauvres » recouvre d’autres enjeux. Le sens théologique et social des pauperes Les évêques carolingiens sont particulièrement intéressés à la défense des plus démunis et des nécessiteux. Depuis le ive siècle, leur protection constitue l’une des premières missions sociales de l’Église. L’assistance aux pauvres est essentielle, car elle est en lien direct avec la communion eucharistique. La communauté des fidèles se constitue autour du couple dives/pauper, riches et pauvres, faibles et puissants. Tous les chrétiens sont appelés à ne faire qu’un, unis dans la 115 J. Devisse, art. cit. n. 759, p. 276. 116 C.  Wickham, Framing the early middle ages : Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, 2005, p. 570-581. Entre 750 et 830, la période de stabilité politique permet l’essor des grands domaines et l’augmentation de la pression des grands sur les pauperes, qui correspondent, selon la définition de Chris Wickham, aux petits paysans indépendants. On retrouve la même idée dans : R. Schieffer, « Eine übersehene Schrift Hinkmars von Reims über Priestertum und Königtum », dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 37, 1981, p.  525 et É.  Renard, « Une élite paysanne en crise ? Le poids des charges militaires pour les petits alleutiers entre Loire et Rhin au ixe siècle », dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, Turnhout, 2006.

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caritas, comprise comme un mouvement reliant les hommes entre eux et à Dieu117. L’entraide, l’assistance, la circulation des richesses entre les différents membres de la communauté symbolisent et rendent visible cette caritas. Cette conception des richesses et des catégories sociales s’inscrit dans une dimension eschatologique globale : chaque fidèle est appelé à donner les biens qu’il possède, à les faire circuler au sein de l’assemblée des croyants, d’une part pour participer au bien commun et d’autre part pour assurer le salut de son âme118. Les pauvres, qu’il s’agisse du clergé, des indigents ou des dépendants, sont un motif rhétorique permettant aux clercs de structurer l’intérêt général autour d’une finalité unique : le salut des âmes. Depuis le ive siècle, en devenant les protecteurs des plus démunis, les évêques ont acquis une importante fonction publique. C’est autour d’eux que s’organisent les premières communautés chrétiennes119. Ils sont les détenteurs d’un pouvoir et d’une mission : protéger les plus faibles, c’est-à-dire s’assurer que les richesses circulent entre tous les fidèles par le biais des aumônes, des offrandes et des dîmes. Les prélats du ixe siècle héritent de cette conception du pouvoir épiscopal. Défense des biens et protection des pauperes ne font pas seulement écho aux difficultés du royaume de Francie, elles sont indissociables l’une de l’autre, car les res ecclesiae sont les biens des pauvres. Le lien ontologique existant entre les deux n’est pas une redécouverte des carolingiens. Ce principe a toujours été présent dans l’esprit des clercs, il est au fondement même de la dynamique du salut chrétien120. Cependant, les discours sur l’oppression des pauperes constituent un corpus propre à la période carolingienne, attestant autant des évolutions économiques et sociales que d’un regain d’intérêt pour cet argument. Les auteurs du ixe siècle plébiscitent Julien Pomère et privilégient l’argument des biens des pauvres pour défendre les res ecclesiae. Leur préoccupation première est de protéger le statut des temporels ecclésiaux. Dès lors, la défense des plus faibles et des opprimés contre les exactions des seigneurs laïques est une conséquence indirecte du développement des discours de défense. Cette hypothèse rejoint l’idée développée par Chris Wickham selon laquelle la législation carolingienne pour la défense des pauperes sert à éviter que des droits publics ne soient privatisés par les grands laïcs121. Les rois et les évêques tentent par ces mesures de sauvegarder les bases de leur propre pouvoir et de préserver l’existence d’un 117  Y.-M.  Congar, « Les biens temporels de l’Église d’après sa tradition théologique et canonique », dans Id. (dir.), Église et Pauvreté, Paris, 1965, p. 233-258. 118 G. Todeschini, Il prezzo della salvezza, Rome, 1994. V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur… 119 P. Brown, Poverty and leadership in the later Roman Empire, Hanovre, 2002, p. 70. 120  Ibid., p. 80 sqq. J. M. Salamito, « Christianisme antique et économie : Raisons et modalités d’une rencontre historique », dans Antiquité Tardive, 14, 2006, p. 27-37. 121 C. Wickham, Framing the early middle ages…cit., p. 574.

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domaine public. Dans les deux cas, le motif rhétorique des pauperes nourrit des conceptions politiques et religieuses d’une grande importance. Vulfade de Bourges le souligne en rappelant les obligations qui incombent aux potentes laïques : Nous avertissons les puissants qu’ils doivent, dans la crainte de Dieu, correctement diriger et administrer leurs propriétés familiales comme bien sûr les propriétés ecclésiastiques qui leur ont été confiées ; et qu’ils sachent que, ces mêmes hommes, quoiqu’ils leurs soient inférieurs par la puissance, n’en sont pas moins leurs frères122.

« Ces mêmes hommes », qu’évoque Vulfade, sont les pauperes vivant sur les domaines gérés par les puissants séculiers. Les auteurs ont recours à cet argument, car il possède le double avantage de rattacher leurs conceptions aux fondements de la religion chrétienne et d’assimiler biens des pauvres et biens des clercs. Sans l’existence de patrimoines ecclésiaux distincts et sans les offrandes des fidèles, c’est la survie matérielle et spirituelle de la société qui est menacée. En défendant les patrimonia pauperum, les prélats justifient leur raison d’être dans l’organisation sociale, ils défendent leurs propres prérogatives sur ces domaines et assurent ainsi leur moyen de subsistance.

Des biens communs au bien commun Par la référence à Julien Pomère, les carolingiens rappellent que les possessions des établissements religieux sont avant tout des biens communs123. Au-delà de la construction d’une sacralité des terres – qui n’est pas encore à l’ordre du jour –, leurs discours marquent une étape dans l’élaboration de la notion de personne morale en droit canon et dans la christianisation du principe politique du bien commun. Au ixe siècle, les communautés monastiques et les églises ne sont pas encore reconnues comme des personnes juridiques. La capacité à recevoir des legs, formulée dans le droit romain tardif, est imparfaite et ne rend pas encore possible l’élaboration d’un tel concept124. La catégorie de personne morale n’apparaît dans les formules juridiques qu’à partir du xiiie siècle, en même temps que s’intensifie la réflexion politique sur le commune bonum125. Cette lente évolution s’explique 122  Vulfade de Bourges, Lettre aux clercs et aux laïcs de l’église de Bourges, (v. 866-876), éd. E. Dümmler, Berlin, 1902, (M.G.H., Epistolae 6/1), p. 191. 123  Concile d’Aix 836, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1908 (M.G.H. Concilia, 2/2), c. 48, p. 719. 124  F. R. Ducros, « Le statut des biens ecclésiastiques »… p. 107-129. R. Feenstra, « L’histoire des fondations. À propos de quelques études récentes », dans Id., Le droit savant au Moyen Âge et sa vulgarisation, Londres, réimpr. 1986, (Collected Studies Series, 236), no I. 125  G.  Todeschini, « Le bien commun de la civitas christiana dans la tradition textuelle franciscaine (xiiie-xve s.) », dans H. Bresc, G. Dagher, C. Veauvy (dir.), Politique et religion en Méditerranée, Paris, 2008, p. 265-303.

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également par le fait que, dans la patristique et en particulier chez saint Augustin, ce qui fait l’ecclesia, ce ne sont pas les bâtiments mais le corps des fidèles126. Les Pères accordent moins d’importance aux murs et à la dimension spatiale du culte que ne le font les prélats carolingiens. Au ixe siècle, la tendance s’inverse et l’accent est mis sur l’affectation des biens aux besoins de l’édifice ecclésial et des pauperes Christi. Cette valorisation de l’autel et des murs peut être considérée comme une réaction à la patrimonialisation des terres (Eigenkirche, mais aussi confusion entre les possessions de l’église et celles des clercs127) ou encore comme un écho aux débats théologiques et ecclésiologiques de cette époque128. Les évêques insistent nettement sur l’attribution des richesses à la communauté, que ce soit celle des pauvres, des clercs, des pèlerins, ou des fidèles129. On retrouve dans la littérature de combat de cette période, mais aussi dans les actes de la pratique et les sources juridiques, différentes expressions formulant cette idée : re communi130, commune bonum131, fidelium commoditatem132, communiter utebamur133 etc. Le lexique du bien commun est encore très flexible, voire ambivalent selon les auteurs. Ainsi chez Agobard de Lyon, les usus communes ne désignent pas l’intérêt commun défendu par l’Église mais les besoins particuliers des séculiers134. Le même sens est donné à cette formule chez Nicolas Ier135. Les ressources foncières des lieux saints doivent servir l’intérêt général : ni les clercs qui en ont la gestion136, ni les laïcs qui les reçoivent en bénéfice (ou qui espèrent conserver un droit sur la dotation de leur fondation ou les donations pieuses de leurs proches) ne peuvent se les approprier137. Ce principe n’est qu’une extension de la désappropriation personnelle des biens qui se trouve dans les règles 126 D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 112, 297, 309 et 313. 127 M. Lauwers, Naissance du cimetière…, p. 274. 128 D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 114 et 149. Sur les débats théologiques de cette période, voir : Y. M. Congar, L’ecclésiologie du haut Moyen Âge. De saint Grégoire le Grand à la désunion entre Byzance et Rome, Paris, 1968, p. 166 et p. 304. 129  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 24 p. 138. 130  Admonition à tous les ordres du royaume, 823/825, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), c. 24 p. 307. 131  Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), Livre I, p. 516. Il s’agit d’un ajout d’Anségise. 132  Concile de Paris 829… c. 18, p. 624. 133  Création et confirmation de la mense des frères à Saint-Pierre de Gand, voir : Liber traditionum Sancti Petri Blandiniensis, éd. A. Fayen, Gand, 1906, p. 10. 134  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c.  4  p.  123, c.  27  p.  139 et c. 30 p. 141. 135 Nicolas Ier, Lettre no 145, éd. E. Dümmler, Berlin, 1925, (M.G.H., Epistolae, 6), p. 663. 136  Ce principe est énoncé pour la première fois en 813 lors du concile de Tours, puis il sera ensuite repris lors des conciles de 829 et de 836. Concile de Paris 829… c. 15, p. 623. 137  T. Geelhaar et J. Thomas (dir.), Stiftung und Staat im Mittelalter. Eine byzantinisch–lateineuropäische Quellenanthologie in komparatistischer Perspektive, Berlin, 2011, (Stiftungsgeschichten, 6).

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monastiques et qui est transposée au ixe siècle dans la sphère séculière138. Son application soulève d’importants problèmes pour les prélats carolingiens. En effet, il leur faut créer une nouvelle conception des res ecclesiae, au croisement de plusieurs traditions philosophiques et normatives sans pouvoir s’appuyer sur la pensée des Pères, puisque la question du bâtiment ecclésial ne s’est pas posée à eux avec la même acuité. Ni les conceptions romaines des biens publics (res nullius, res publica, etc.) ni la tripartition sanctus/religiosus/sacer ne semblent leur avoir été d’un grand secours139. Ces différentes catégories sont alors amalgamées et transformées pour donner naissance au concept chrétien des res ecclesiae. Il faut dire que le problème est complexe. Les domaines des églises ne sont pas des biens publics purs (selon la définition actuelle des économistes140), car ils ne peuvent pas être utilisés en même temps par plusieurs personnes. Les possessions ecclésiales sont des biens rivaux : la jouissance d’une terre et de ses revenus, l’attribution d’une part de la dîme (sous forme de produits consommables, tels que nourriture, cire, vêtements, etc.) entraînent son indisponibilité temporaire pour les autres fidèles, voire sa destruction. Par ailleurs, les différents membres de la communauté ne sont pas tous autorisés à bénéficier de ces ressources. On l’a vu, la répartition des richesses foncières des églises est fondée sur un principe d’inclusion/exclusion (la barrière et le niveau). Il est donc difficile pour les clercs de désigner ces domaines comme des biens communs ou collectifs puisque tous les fidèles n’y ont pas accès ; l’adjectif communes est d’ailleurs très rarement appliqué aux res ecclesiae. Cependant, les ressources des lieux saints ont vocation à subvenir aux besoins du culte et aux missions sociales de l’Église, c’est-à-dire à des usages communs (culte) ou d’intérêt général (rachat des captifs, soin et assistance aux plus faibles, etc.). Dans leurs discours de défense, les prélats mettent en avant la destination religieuse des res ecclesiae et non une quelconque qualité intrinsèque qui leur serait attachée. Ces biens ne sont en eux-mêmes ni communs, ni collectifs ni publics ; en revanche, leur destination l’est. Le crime le plus grave des spoliateurs est d’ailleurs de détourner ces richesses de leur raison d’être : les ressources employées pour des usages privés ne peuvent plus subvenir aux besoins de la communauté. Les réflexions des carolingiens sur la définition des patrimoines ecclésiaux s’inscrit dans des débats théologico-politiques beaucoup plus larges sur la

138 V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur… 139 P. Hibst, Utilitas Publica - Gemeiner Nutz – Gemeinwohl : Untersuchungen zur Idee eines politischen Leitbegriffes von der Antike bis zum späten Mittelalter, Berlin, 1991, p. 158-171. Il n’y a pas de redécouverte des catégories juridiques romaines, dont le lexique est transmis aux carolingiens au travers des règles monastiques et des collections canoniques déjà constituées, comme par exemple dans la Règle du Maître. 140 C.-D. Échaudemaison, Bien collectif et bien de club, dans Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, Paris, 8e éd., 2009, p. 45-47.

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définition de la res publica, le gouvernement du royaume et le rôle du roi141. Il ne s’agit alors que des prémisses d’une conception chrétienne du bien commun qui ne sera pas formulée clairement avant le xiiie siècle142. Pour l’instant, les auteurs oscillent entre différentes traditions et courants de pensée. Il existe chez certains, comme Sédulius Scottus, une opposition entre les necessitates du royaume (défense militaire et soutien de la res publica) et l’utilitas de l’Église (culte et assistance143). Pour d’autres, au contraire, le bien commun a une fonction intégratrice coextensive qui unit, dans la recherche conjointe et simultanée du salut de tous les fidèles, les besoins du royaume et ceux de l’Église144. C’est la position adoptée par Wala de Corbie, Jonas d’Orléans, Hincmar de Reims, ainsi que par la majorité des clercs de cette époque. Ils cherchent à concilier les intérêts spirituels et matériels du royaume chrétien145. Ce souci s’inscrit dans la conception qu’ont alors les carolingiens de l’ecclesia, à la fois corps politique du royaume et assemblée des fidèles146. Cette dynamique de gouvernement fondée sur la coopération des deux pouvoirs a dû, dans le cas des res ecclesiae, connaître une résonnance particulière au ixe siècle dans les régions soumises aux attaques des Normands. La question de faire son salut, matériellement par les armes et spirituellement par les prières, prend alors tout son sens : si les richesses des églises doivent servir l’intérêt général, elles peuvent aussi bien être affectées à la défense physique du royaume (en entretenant des milites) qu’à sa préservation religieuse (en permettant aux clercs et aux moines d’assurer le salut de tous). Pour réfléchir à ces problèmes théologico-économiques, les carolingiens disposent de plusieurs traditions de pensée, mais il semblerait qu’au cours du ixe siècle le principe qui se dégage de leurs discours sur l’usage commun des biens soit celui de la désappropriation personnelle. Clercs et laïcs sont appelés à se détacher de leurs possessions au profit de l’autel-reliquaire et de l’édifice ecclésial conçu comme l’émanation physique de la communauté des fidèles. Dès lors, les res ecclesiae

141  Il existe une importante bibliographie sur ces questions. Voir en dernier lieu : Y. Sassier, Structure du pouvoir, royauté et res publica (France, ixe-xiie siècle), Mont-Saint-Aignan, 2004. J. Nelson, « La royauté et l’empire », dans J. H. Burns (dir.), Histoire de la pensée politique médiévale (350-1450), Paris, 1993, p. 204-220. 142 G. Todeschini, op. cit. n. 771, p. 265-303. 143  J. Gaudemet, « Utilitas publica », dans Revue Historique de droit français et étranger, 29, 1951, p. 465499. P. Hibst, Utilitas Publica - op. cit., p. 165. 144  J. Nelson, « Kingship, Law and Liturgy in the political thought of Hincmar of Rheims », dans Ead., Politics and ritual, Londres, rééd., 1986, p. 170. 145 P. Hibst, op. cit. n. 789, p. 169. 146  A.  Guerreau-Jalabert, « L’ecclesia médiévale, une institution totale », dans J. C.  Schmitt et O. G. Oexle (dir.), Les Tendances actuelles de l’histoire du Moyen Age en France et en Allemagne, Paris, 2003, p. 219-226. M. De Jong, « Ecclesia and the Early Medieval polity », dans S. Airlie, W. Pohl et H. Reimitz (dir.), Staat im frühen Mittelalter, Vienne, 2006 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 11), p. 113-132.

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appartiennent au lieu et non plus au prélat ou au fondateur147. Le patrimoine des pauvres est géré par les prêtres, mais il est détenu en commun au profit des fidèles. Il n’y a donc pas de personnification du droit de propriété dans un homme mais dans un lieu et dans une communauté qui s’incarne autour de l’église et de son cimetière. À la même époque, lors des conflits fonciers, on prend l’habitude de se référer au paiement des dîmes pour attribuer une terre à un lieu saint : les fidèles rendent la dîme à l’église où ils sont baptisés et enterrés ; c’est là qu’ils apportent leurs offrandes et leurs aumônes148 ; c’est sur ses listes qu’ils sont inscrits comme matriculaires149. La communauté des croyants, structurée autour de ses pauvres, participe à la construction de cette fiction d’un lieu titulaire, seul détenteur terrestre du droit de propriété sur les biens-fonds. On pourrait presque penser, comme le suggère Valentina Toneatto, que la notion de pauperes désigne tous les fidèles d’un évêque150, ou du moins tous les habitants d’un lieu réunis autour de leur église. Le paiement de la dîme crée alors aussi bien la communauté que le propriétaire151. Par ce détour rhétorique, les terres des églises retrouvent leur statut d’indisponibilité : puisque ce sont les possessions des pauvres et donc potentiellement les biens de tous, elles ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation personnelle ou familiale ; elles doivent rester à la disposition de la communauté. On retrouve ici, en filigrane, la catégorie romaine des res nullius et des res communis152. Leur gestion est déléguée au prêtre qui est lui-même sous le contrôle du prélat. Comme l’a montré Giacomo Todeschini, l’argument des patrimonia pauperum devient l’expression de la prise en charge de la communauté et de la défense du bien public par l’évêque153. La protection des res ecclesiae et des plus faibles sert donc aussi le pouvoir épiscopal : le devoir d’administration qui revient au prélat dans l’intérêt de toute la communauté justifie et légitime son autorité154.

147  Sur la coexistence de plusieurs principes normatifs, l’un attribuant la propriété des biens à l’édifice, l’autre à la communauté des clercs, voir : E. Conte, « I diritti degli enti fra alto e basso Medioevo », dans Id., Diritto comune, Bologne, 2009, p. 157-188. 148  Vulfade de Bourges, Lettre aux clercs et aux laïcs de l’église de Bourges, (v. 866-876), éd. E. Dümmler, Berlin, 1902, (M.G.H., Epistolae 6/1), p. 190. 149 É.  Lesne, « La matricule des pauvres à l’époque carolingienne », dans Revue Mabillon, 1934, p. 105-123. 150 V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur… 151  Sur les liens entre dîmes et paroisse, voir : F. Mazel, op. cit., p. 143. J.-P. Devroey, « Dîme et économie des campagnes à l’époque carolingienne »… cité p. 37-62. 152  Y. Thomas, « Sanctio. Les défenses de la loi », dans L’écrit du temps, 19 « Négations », Paris, 1988, p. 61-84. 153 G.  Todeschini, I mercanti et il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, 2002, p. 80. Id., « La riflessione etica sulle attività economiche », dans R. Greci, G. Pinto, et G. Todeschini (dir.), Economia urbane ed etica economica nell Italia medievale, Rome, 2005, p. 160-161. 154  Sur l’utilisation du principe de bien commun pour légitimer un pouvoir, voir : P.  Hibst, op.  cit., p. 169-171.

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Vivre de l’Évangile Dans leurs discours de défense, les auteurs proposent également de repenser la distribution des richesses au sein du clergé. L’argument du « patrimoine des pauvres » de Julien Pomère est alors complété par celui du stipendium des frères ou des serviteurs du Christ. En 813, lorsque pour la première fois la sentence de Pomère est insérée dans des actes conciliaires carolingiens, elle est incomplète et interpolée par les clercs : res eclesiae […] pretia sunt peccatorum, patrimonia pauperum, stipendia fratrum, peut-on lire au canon 6 du concile de Châlon155. L’expression stipendia fratrum a été ajoutée par les prélats en 813, elle vient remplacer ici vota fidelium. La formule interpolée sera ensuite reprise tout au long du siècle156. Les res ecclesiae servent avant tout à l’entretien des ministres du culte. Tous les auteurs insistent pour que, lors du partage des richesses ecclésiales, les clercs soient les premiers servis, puis après eux les pauvres, et, s’il reste des biens superflus, les hommes du siècle : Le bon et pieux recteur [le prince] doit s’assurer que la sainteté du nom de Dieu, qui se trouve dans les lieux consacrés à Dieu, est maintenue, autant que possible, sans aucune contestation ; il [le prince] doit s’assurer que de tels administrateurs et dispensateurs, qui détestent l’avarice et la luxure, gèrent les biens divins et attribuent suffisamment de nourriture et de vêtement aux serviteurs de Dieu et à leurs aides, et que, surtout, en accord avec les canons, ils dispensent le nécessaire aux veuves, aux orphelins et aux pauvres ; et ainsi que ces administrateurs fassent pour un roi orthodoxe un usage approprié des biens qui sont en trop, en ordonnant d’abord ce qui revient au service divin, et ensuite ce qui revient au service humain157.

La gestion des ressources matérielles des églises place les carolingiens face à deux contradictions majeures dont la résolution n’a pas encore été fixée par la tradition canonique. Il leur faut, d’une part, respecter l’idéal de pauvreté évangélique et, d’autre part, adapter le principe de la communauté des biens à la réalité des échanges économiques de leur époque. La question de la rémunération du clergé connaît un nouveau développement au cours du ixe siècle158. Pour les carolingiens, la pauvreté économique n’est pas souhaitable, elle est même perçue comme un danger mettant en péril l’équilibre du royaume. Le manque de ressources est une

155  Concilium Cabillonense a. 813, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1906, (M.G.H. Leges, Concilia, 2/1), c. 6, p. 275. 156  La formule originale de Julien Pomère est : Res ecclesiae vota esse fidelium, pretia peccatorum et patrimonia pauperum. 157  Sédulius Scottus, Liber de rectoribus christianis, éd. S. Hellmann, Munich, 1906, p. 87. 158 É. Bain, Église, richesse et pauvreté dans l’Occident médiéval. L’éxégèse des Évangiles aux xiie et xiiie siècles, Turnhout, 2014 (Collection d’études médiévales de Nice, 16).

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menace réelle dont les conséquences peuvent s’avérer dramatiques, en particulier pour les communautés monastiques : s’ils ne sont pas assurés de leur entretien matériel, les moines ne respectent plus la règle et manquent à leurs missions religieuses159. Les prélats cherchent donc des modèles de conduite leur permettant de concilier l’idéal évangélique de pauvreté et leur obligation de participer à la gestion des richesses ecclésiales. Leur utilisation de Julien Pomère exprime bien ce dilemme : comment suivre l’invitation du Christ – abandonner toute possession terrestre – et continuer d’être actif dans le siècle en prenant part à la compétition pour les terres et leurs ressources ? Chez Pomère, les possessions des lieux saints ne constituent pas une rémunération pour les clercs. Le rhéteur se situe dans la continuité d’un courant patristique qui prône l’abandon total des biens160. Pour lui, l’évêque ne choisit pas de gérer les ressources de son église, il le fait par devoir, dans l’intérêt de sa communauté. Il n’en est pas le propriétaire mais le gestionnaire et à aucun moment une part de ce dépôt ne lui est attribuée en récompense de son travail d’intendant. Les Carolingiens ne gardent de Pomère que le développement sur la bonne gestion des richesses et les principes adressés à l’évêque sur son rôle de dépositaire des res ecclesiae161. En revanche, ils ne peuvent pas suivre la tradition de pauvreté évangélique. Ils sont insérés dans un système où les terres des églises sont considérées comme des honores remis par le roi à des agents chargés de les administrer. Toute la difficulté vient du fait que ces honores sont également des contreparties octroyées par le prince aux grands ecclésiastiques en échange de leurs services. Les prélats font alors peser sur les res ecclesiae des missions qui ne sont pas celles de l’Église162. Par ailleurs, les prélèvements d’origine religieuse (offrandes, prémices, dîmes) coexistent avec les taxes dues au seigneur temporel ; et il semblerait même que les deux tendent à se confondre, notamment dans les cas où l’évêque est également le seigneur du lieu163. Selon Paul Fourneret, cette situation trouve son origine dans l’histoire antérieure du patrimoine ecclésial164. Dès l’origine, biens des pauvres et part des clercs sont confondus. L’emploi des revenus est déterminé par les intentions du 159  La plainte du manque de ressources est récurrente chez les clercs, en particulier dans la correspondance de Loup de Ferrières. 160  Sur les différents courants existant dans la patristique, voir : É. Bain, op. cit. 161  Sur la réception de Pomère au début du siècle et la déformation de sa pensée, voir : F. Gross, Abbés, op. cit., p. 106. 162  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… op. cit., passim. M.  Stratmann, Hinkmar von Reims op. cit., passim. 163  Le concile de Meaux-Paris rappelle que les prêtres des églises rurales ne doivent pas payer de census au seigneur du lieu. Concile de Meaux-Paris 845… c. 63. 164 P. Fourneret, Biens ecclésiastiques, dans A. Vacant, E. Mangenot et E. Amann (dir.), Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1905, col. 843-878.

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donateur. En principe, les évêques ne font pas de réserve, tout est redistribué immédiatement entre les différents bénéficiaires. Au ve siècle, se met en place le partage des ressources en quatre parts entre l’évêque, les clercs, la fabrique et les pauvres. Puis, à l’époque mérovingienne, vient l’habitude de laisser aux églises rurales leur part, comme un usufruit, et seule la portion de l’évêque est rapportée à l’église cathédrale165. Le circuit suivi par les ressources ecclésiales est ainsi abrégé : les biens ne transitent plus par la courroie de redistribution épiscopale mais sont directement collectés, comptabilisés et répartis par le prêtre au niveau local. Dès lors, les églises sont tenues en précaire par leur titulaire et l’idéal de communauté des biens dispensés par l’évêque disparaît au profit d’une atomisation des lieux de culte et le patrimoine ecclésial perd ainsi en unité et en cohérence. En effet, avec les revenus, ce sont ensuite les biens-fonds qui sortent de la nasse des res ecclesiae, c’est-à-dire du patrimoine de l’église placé sous le contrôle direct du prélat. Ce glissement de droits et d’usages a surtout des conséquences au niveau de la symbolique religieuse. En effet, dans les pratiques, l’évêque, en tant que seigneur temporel, continue de prélever des taxes et d’exercer sa domination sur les établissements religieux relevant de sa potestas. Au début du ixe siècle, dans la mouvance des réformes monastiques, les prélats abordent la question de la gestion des res ecclesaie et cherchent à dégager l’institution ecclésiale de la trame seigneuriale. Les discours de défense font écho à cette volonté de restaurer l’administration des biens et d’en réglementer les usages, aussi bien pour les laïcs que pour les hommes d’Église. Ce changement a été rendu possible par les réflexions entreprises dans le monde monastique depuis le milieu du viiie siècle, mais également par la distinction opérée entre patrimoine des pauperes et subside des clercs : avec les fondations d’hospices et d’institutions pieuses spécifiques, les ressources affectées aux pauvres sont mieux délimitées166. À l’époque carolingienne, la séparation entre la part des pauvres et celle du clergé se dessine plus nettement. Ainsi, pour Hincmar de Reims, une partie des biens ecclésiaux doit revenir aux hommes d’Église, en tant que rémunération pour leurs services liturgiques167. L’archevêque développe ses conceptions dans la Collectio de Ecclesiis, autour du commentaire de Grégoire le Grand sur le verset encourageant les prêtres à vivre de l’Évangile, c’est-à-dire à recevoir en

165  Ibid., col. 856. 166  E.  Boshof, « Armenfürsorge im Frühmittelalter : Xenodochium, matricula, hospitale pauperum », dans Vierteljahrsschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, 71, 1984, p. 153-174. 167  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p.  92. Les fidèles donnent leurs biens pour la dotation de l’église lors de sa fondation puis les dîmes ; en échange les prêtres doivent assurer le culte et leur administrer les « secours spirituels ». Hincmar cite alors le verset Reddite Caesaris (Matt. 21, 22).

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contrepartie de leur mission de pastorale des aumônes et des dons des fidèles168. Les carolingiens se situent en rupture avec la pensée de Julien Pomère, sans doute en raison de l’essor d’une nouvelle institution obligatoire : la dîme.

La répartition des dîmes et des offrandes La collecte et la gestion des dîmes et des offrandes s’inscrivent dans une optique similaire. Selon Emmanuel Bain, les exégètes carolingiens « tendent donc à construire l’idée de l’obligation légale du paiement d’une rétribution aux clercs169 », notamment à travers le commentaire du verset Reddite quae sunt Caesaris (Matt. 22, 21). Leurs réflexions autour de la rémunération des prêtres se développent au moment où les dîmes deviennent une offrande obligatoire. Or, la défense des res ecclesiae porte autant sur les biens-fonds que sur les revenus des églises : aumônes, offrandes, dons, dîmes et nones, prémices, etc. Il n’est pas toujours possible de distinguer dans le discours des clercs ce qui se réfère exclusivement aux terres ou aux revenus ; il est même fort probable que les auteurs emploient volontairement un terme générique (res ecclesiae ou res et facultates) pour ne pas séparer la gestion des domaines de ces prélèvements forcés. La question de la dîme ecclésiastique à l’époque carolingienne est un champ de recherche encore récent et où les zones d’ombre demeurent nombreuses170. Les sources du ixe siècle suggèrent la coexistence de plusieurs dîmes (ecclésiastique, seigneuriale et fiscale) ainsi que d’autres formes d’imposition, comme les nones et les prémices. On ignore tout des modes de collecte, de stockage (s’il s’agit de contributions en nature) et de répartition171. Les conciles préconisent de diviser ces revenus en quatre parts. Le nombre de portions varie selon les auteurs, les affectations également : on trouve des attributions aux pauvres, à la fabrique de l’église, à l’évêque, au clergé, au luminaire ou encore aux milites comme chez Hincmar de Reims172. Dîmes et offrandes occupent une place particulière dans les discours de défense. Ces facultates ne sont pas toutes frappées d’interdit au même degré.

168  Agobard de Lyon utilise le même verset, mais semble s’orienter davantage vers la tradition de l’abandon total des biens. Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 23-24, p. 138. 169 É. Bain, Église, richesse et pauvreté dans l’Occident médiéval. L’éxégèse des Évangiles aux xiie et xiiie siècles, Turnhout, 2014 (Collection d’études médiévales de Nice, 16). 170  J.-P. Devroey, « Dîme et économie des campagnes à l’époque carolingienne »… p. 37-62. 171  Adalhard de Corbie fournit quelques renseignements. Adalhard de Corbie, Statuta seu Brevia, cit p. 365-422. Pour une vue d’ensemble sur la répartition des dîmes, voir : J. Semmler, « Zehntgebot und Pfarrtermination in karolingischer Zeit », dans H. Mordek (dir.), Aus Kirche und Reich. Festschrift für Friedrich Kempf, Sigmaringen, 1983, p. 33-44. 172  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 120.

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Les canons insistent sur l’indisponibilité des parts attribuées aux pauperes et à l’église pour le soin des malades et des pèlerins173. En revanche, les revenus qui reviennent au prêtre et à l’évêque ne font pas l’objet d’une protection particulière. Les conciles mettent donc en avant la protection des fractions affectées aux besoins de la collectivité. Là encore, c’est la communauté des biens détenus de façon non-personnelle qui est privilégiée. Cette mise en lumière peut s’expliquer de deux façons : soit ce principe est plus difficile à faire respecter, soit il possède une plus grande valeur aux yeux des prélats. Hincmar de Reims invite même les évêques à se dessaisir de leur portion quand l’église prélevée est trop pauvre, pour que celle-ci puisse subvenir à son entretien et à celui des pauvres174. Cependant, il n’y a pas de sacralisation de la dîme, qui reste à cette époque très proche des autres taxes seigneuriales. On comprend mieux, dès lors, l’insistance des auteurs pour la distinguer des prélèvements dus au seigneur et leur prédilection pour le verset Reddite quae sunt Caesaris (Matt. 22, 21). Par ailleurs, les laïcs ne sont pas exclus de la gestion dîmaire. Les bénéficiers des domaines ecclésiastiques participent au prélèvement des dîmes sur leurs terres, comme c’est le cas dans les Statuts d’Adalhard de Corbie175 ou dans la villa de Neuilly-Saint-Front176, pour ensuite les remettre à l’église propriétaire. Leur intervention n’est pas remise en cause par les clercs. Elle est cependant strictement encadrée, comme le rappelle Jonas d’Orléans : les hommes du siècle peuvent collecter et apporter les dîmes à l’église, mais ils ne sont pas autorisés à les distribuer177. L’exclusion des laïcs n’est pas totale. Les discours de défense visent à restreindre leur capacité à gérer les res ecclesiae : il leur est interdit de répartir les dîmes ou de diviser les patrimoines178. Ces deux actes relèvent du seul pouvoir de dispositio de l’évêque. Dans la rhétorique de défense des carolingiens, l’accent n’est pas mis sur le devoir d’abandon des biens matériels par les clercs, ni sur une cléricalisation des dîmes – comme ce sera le cas à partir du xiie siècle –, mais sur l’obligation

173  Concile de Paris 829… c.  15 : les carolingiens citent un canon de Gélase stipulant qu’il faut diviser les dîmes en quatre parts et que celles attribuées à l’église et aux pauvres ne peuvent pas être détournées. Même insistance sur les pauvres et les pèlerins au concile de Savonnières : Concile de Savonnières 859, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 14. 174  Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 109-110. 175  Adalhard de Corbie, Statuta seu Brevia… p. 402. 176  Hincmar de Reims, De villa Novilliaco, éd. H. Mordek, « Ein exemplarischer Rechtsstreit : Hinkmar von Reims und das Landgut Neuilly-Saint-Front », dans Savigny, Kan. Abt., 83, 1997, c. 3, p. 110. 177  Jonas d’Orléans, De institutione laicali, (PL, 106), c. 19 col. 204D-205A. D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 233. 178  L’interdiction de diviser les biens des églises, qu’Anségise attribue à Charlemagne, s’adresse aux laici homines. Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), Livre I, c. 77, p. 405.

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de donner et la désappropriation personnelle179 attendue des clercs comme des laïcs. L’important est de faire circuler les richesses et de les partager au sein de la communauté.

Les terres sont les vœux des fidèles et le prix des péchés Encourager les donations Les discours de défense insistent sur l’obligation faite aux fidèles de confier à Dieu leurs possessions temporelles. Cette dimension est présente chez tous les auteurs, modérés comme intransigeants. Jonas d’Orléans, Wala de Corbie, Walahfrid Strabon, Hincmar de Reims, Agobard de Lyon, le Pseudo-Isidore ou encore Paschase Radbert, tous ont consacré une partie de leur argumentaire à l’obligation de donner180. La dimension eschatologique des aumônes et la définition théologique des res ecclesiae apparaissent en négatif dans les discours de défense, quand elles sont évoquées à travers la condamnation des spoliateurs. À l’inverse, on trouve une définition mystagogique des offrandes dans des sources qui, elles, ne se préoccupent pas de dénoncer les raptores : l’institution aux chanoines de 816181, le traité de Walahfrid Strabon sur les res ecclesiasticae182, les commentaires exégétiques183 et les pénitentiels184. Cette perspective est essentielle à prendre en compte dans la rhétorique des clercs. Le crime des spoliateurs et leurs châtiments ne peuvent se comprendre qu’au regard de l’importance religieuse des offrandes, puisque le patrimoine ecclésial est constitué par les dons des fidèles. Là encore, le choix par les carolingiens de la citation de Julien Pomère souligne leurs propres préoccupations : définir les res ecclesiae par rapport au lieu de culte et réglementer leur usage et leur gestion. La définition liminale de Julien Pomère (les biens sont « les vœux des fidèles et le prix des péchés ») est développée à plusieurs reprises par les prélats : Agobard

179 V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur… 180  Ilana  Silber fait remarquer que la doctrine théologique des donations pieuses aux monastères est incomplète. Il n’y a pas d’encouragements ni d’obligations explicites à donner, contrairement à la dîme. I. F. Silber, « Gift-giving in the great traditions : the case of donations to monasteries in the medieval West », dans Archives européennes de sociologie, 36, 1995, p. 214. 181  Concile d’Aix 816, Institutio canonicorum Aquisgranensis, éd. A.  Werminghoff, Hanovre, 1906, (M.G.H. Leges, Concilia, 2/1), no 116, c. 96, p. 398. 182  Ce texte ne fait pas partie des discours de défense. Walahfrid Strabon, Libellus de exordiis… 183  Paschase Radbert, Expositio in Matheo, Livre XII (IX-XII), éd. B. Paulus, Turnhout, 1984, (CCM 56  B). Smaragde de Saint-Mihiel, Expositio in regulam sancti Benedicti, éd. et trad. A.  Spannagel et P.E. Sigeburg, Paris, 2006. Raban Maur, Homilia LXII, Contra fraudem et avaritiam, (PL, 110), col. 117-119. 184  Pour racheter les péchés. Halitgaire de Cambrai, De vitiis et virtutibus et de ordine poenitentium, (PL, 105) col. 651-710.

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de Lyon en 823185, Jonas d’Orléans en 836186, puis Walahfrid Strabon dans les années 840187. Ces auteurs insèrent dans leur argumentaire un récit historique sur les sacrifices et les offrandes faits à Dieu. Ils partent des origines bibliques et expliquent que les chrétiens ont pris l’habitude de faire des dons à Dieu en déposant une partie de leurs biens devant son autel. Ils font remonter cette pratique à Abel et Caïn188, puis envisagent les exemples de Noé189, Abraham190, Isaac191, Jacob192, Moïse193 et des rois vétérotestamentaires194. Cette relecture historique de la Bible a pour objectif de montrer comment les chrétiens ont peu à peu remplacé les sacrifices par les aumônes195 : Dieu accepte que les dons obligatoires qui lui sont faits sous une forme sacrificielle soient transformés en offrandes et redistribués aux plus pauvres196. Le récit se poursuit au-delà de l’Ancien et du Nouveau Testament jusqu’aux premiers temps chrétiens. Les aumônes servent alors à faire fonctionner l’Église et remplacent la mise en commun des richesses instituée dans les premiers temps197. Cet historique des donations pieuses insère le présent carolingien dans une ligne temporelle continue depuis l’époque des Patriarches et relie les sacrifices de l’Ancien Testament, les offrandes des rois bibliques, la communauté des biens dans l’Église primitive et les aumônes dues par les fidèles de Francie. Cette narration

185  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 8, p. 125-128. 186  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre I, c. 13 à 39, p. 724-767 ; Jonas d’Orléans, De institutione laicali, (PL, 106), c. XIX, col. 205 ; Capitula diversarium sententiarum pro negociis rei publice consulendis (836), éd. G.  Laehrs, dans « Ein karolingischer Konzilsbrief und der Fürstenspiegel Hincmars von Reims », Neues Archiv, 50, 1933, p. 112. Pour une première comparaison critique de la lettre de Jonas et du traité d’Agobard, voir : M. Rubellin, « Biens et revenus ecclésiastiques : la doctrine des évêques carolingiens… », p. 25-36. 187 Walahfrid Strabon, Libellus de exordiis…, c. 15 p. 98 : De oblationibus veterum. Pour un commentaire de cette œuvre, voir : D. Iogna-Prat, « Lieu de culte et exégèse liturgique à l’époque carolingienne », dans C. Chazelle et E. Burton Van Name (dir.), The Study of the Bible in the carolingian Era, Turnhout, 2003, p. 236-244. 188  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre I, c. 13, p. 733. Gen. 4, 4-5. 189  Ibid., Livre I, c. 15, p. 733. Gen. 9, 1-2. 190  Ibid. Livre I, c. 16, p. 733. Gen. 13, 14-18. Livre I, c. 17, p. 734. Gen.14, 18-20. 191  Ibid., Livre I, c. 21, p. 735. Aucune citation biblique pour Isaac. 192  Ibid., Livre I, c. 22, p. 735. Gen. 28, 10-22. 193  Ibid., Livre I, c. 24 et c. 25, p. 737. Exod. 20, 22-24. 194  Sur les traités exégétiques carolingiens consacrés aux livres des Rois, voir : C.  Chevalier-Royet, Lectures des livres des rois à l’époque carolingienne, thèse de doctorat, sous la direction de Michel  Sot, Université Paris IV, 2011. 195 Sur la théologie des offrandes et leur lien avec le sacrifice eucharistique, voir : Y. M.  Congar, L’ecclésiologie du haut Moyen Âge. De saint Grégoire le Grand à la désunion entre Byzance et Rome, Paris, 1968, p. 236. 196 M. Mauss, Essai sur le don, Paris, 1960, p. 170. 197  Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey… p. 28.

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participe à l’économie du mystère198 : elle permet aux hommes de déchiffrer la volonté divine et sert aux prélats à rappeler le caractère obligatoire de ces dons. On trouve en effet en marge des discours de défense une critique des mauvais chrétiens : Rares sont ceux qui donnent fidèlement et pieusement les dîmes, plus rares encore ceux qui font des aumônes ; et cela parce qu’ils considèrent comme perdu pour eux ce qu’on leur ordonne de donner à Dieu ou aux pauvres199.

Cette déploration est un motif rhétorique fréquent200 qui se fonde sur l’interprétation d’un verset biblique mettant en scène le Christ et ses disciples. Dans ce passage, Marie verse sur Jésus un onguent précieux. Judas s’indigne de ce geste qu’il considère comme un gaspillage : le parfum aurait pu être vendu et l’argent ainsi récolté remis aux pauvres. Mais le Christ défend Marie201. Ce verset permet ainsi aux auteurs carolingiens de rappeler que seule la médiation de l’Église peut assurer la bonne circulation des richesses entre les fidèles. Jonas d’Orléans l’explique clairement à Pépin d’Aquitaine : Certes, ils sont beaucoup aujourd’hui à porter le nom de chrétiens qui, à l’instar de Judas, ont l’habitude de dire au sujet de ce qui a été consacré, est consacré ou doit être consacré à Dieu : À quoi bon cette perte ? Ils pensent que c’est une perte que ces biens soient accordés aux ministres de son église et aux pauvres par amour de Dieu. Ils sont blâmables, car il est possible non sans rapport que, comme le Christ reçoit l’onguent de Marie pour le service de sa sépulture, de même il reçoive les vœux des fidèles pour le service de sa sainte Église202.

Les aumônes doivent passer devant l’autel et entre les mains du prêtre pour être transformées en res ecclesiae203. La condamnation des spoliateurs donne l’occasion aux prélats d’exhorter les fidèles à améliorer leurs conduites économiques : en ne donnant pas aux lieux saints des biens qui ont été acquis par la violence ou la ruse204, en s’acquittant des dîmes, en faisant régulièrement des aumônes 198 G. Agamben, Le règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Homo Sacer, II/2, Paris, 2008, p. 81. 199 Eginhard, Translatio et Miracula S. Marcellini et Petri, (v. 830), AASS, Juin 2, [BHL 5233] c. 50, p. 195. 200  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 18 p. 133 ; Agobard de Lyon, De Grandine et tonitruis, éd. L. Van Acker, dans Agobardi Lugdunensis Opera omnia, Turnholt, 1981, (Corpus Christianorum, Continuation Mediaevalis, 52), c. 15, p. 14 ; Jonas d’Orléans, Lettre synodale… c. 78, p. 761. 201  Matt. 26, 8. Jean 12, 1-8. Marc 14, 7. 202  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… c. 78, p. 761. 203 D.  Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150, Paris, 1998, p. 211-217 ; Ch. de Miramon, « Spiritualia et temporalia. Naissance d’un couple », dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Kan. Abt. 92, 123, 2006, p. 224-287. 204  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… c. 10, p. 725.

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aux pauvres. Les offrandes s’inscrivent dans la dynamique eschatologique qui sous-tend les échanges et les pratiques économiques des carolingiens. Comme dans l’exégèse, ces récits indiquent aux fidèles que l’événement terrestre n’a de sens que pour autant qu’il reflète un autre monde dans lequel s’accomplit la véritable vie du chrétien205. Cet argumentaire inédit atteste du changement opéré depuis la fin du viiie siècle : les dîmes deviennent un prélèvement obligatoire qu’il faut expliquer et justifier. Dans ses Statuts, Adalhard de Corbie rappelle que si l’un des fidèles du monastère ne comprend pas le fonctionnement des dîmes, il peut venir au monastère où les maîtres le lui expliqueront206. Ils mangent les péchés de mon peuple Les biens sont remis pour la rémission des péchés. Quiconque détourne les terres des églises annule leur vocation et donc le vœu qui y est attaché. Les prélats mettent en garde les voleurs de res ecclesiae : ils augmentent la liste de leurs péchés dont ils devront rendre compte lors du jugement dernier. Ce jour-là, ils ne pourront pas bénéficier de l’intercession des offrandes des fidèles ni des prières des prêtres et des moines, comme l’expliquent les évêques réunis à Yütz en 844 : Parce qu’ainsi il est vrai, comme nous le disons, que notre seigneur a protesté en disant : Ils mangent les péchés de mon peuple (Osée 4, 8). En effet, ils mangent les péchés du peuple, ceux qui contre l’autorité divine usurpent injustement les biens ecclésiastiques et qui ne permettent de les assigner ni au travail d’intercession, ni au conseil de la prédication, ni à tout autre service divin pour les péchés de ceux qui les avaient donnés, ils ne travaillent pas à l’œuvre pieuse pour laquelle la foi des fidèles les avait livrés207.

Les conciles des années 844-846, qui proscrivent l’abbatiat laïque, insistent sur ce lien entre offrandes et rémission des péchés208. Les spoliateurs sont condamnés deux fois, car ils devront rendre compte de leurs propres méfaits mais aussi de ceux des donateurs : en volant l’offrande d’un autre, l’usurpateur s’empare également de ses péchés. Ce principe est illustré par le verset biblique : « Ils mangent les péchés de mon peuple » (Osée 4, 8). Dans leurs admonitions au roi, les prélats le préviennent des conséquences du détournement des domaines ecclésiaux : en 205 Smaragde de Saint-Mihiel, Expositio in regulam sancti Benedicti, éd. et trad. A.  Spannagel et P.E. Sigeburg, Paris, 2006, p. 68-69. 206  Adalhard de Corbie, Statuta seu Brevia… c. VI, 5, p. 402. 207  Concile de Yütz 844, c. 4, p. 33. 208  Concile de Ver 844, c. 12. Concile de Meaux-Paris 845… c. 41. Hincmar De Reims, Collectio de raptoribus, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 392-396.

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annulant les vœux de ses fidèles, le roi manque à son devoir, car il ne veille pas au salut de son peuple209. Seules les terres dont la destination pieuse est respectée continuent de supporter les prières des croyants. La compréhension et la réception de ce message religieux sont difficiles à évaluer. Dans quelques rares actes de restitution, il est fait mention des motivations pro anima du donateur initial210. Jonas d’Orléans, Agobard de Lyon et Wala de Corbie rapportent l’inquiétude des grands laïcs de ne pouvoir assurer leur salut en continuant de posséder des bénéfices ecclésiastiques. Mais ces paroles ne sont-elles pas un moyen pour les auteurs de renforcer la portée de leur admonition en montrant un auditoire effrayé et conscient de ses erreurs ? L’attitude des potentes est stylisée de manière à évoquer celle du peuple hébreu qui, après avoir manqué à son alliance avec Dieu, est frappé d’effroi par les paroles des prophètes avant d’être châtié. L’obligation de rendre à Dieu sa propre création révèle davantage qu’un échange de richesses entre l’ici-bas et l’au-delà : c’est aussi un témoignage de la fides des hommes. Dans son commentaire exégétique, Smaragde de Saint-Mihiel explique que celui qui rend à Dieu les biens qui lui appartiennent fait preuve d’obéissance en se soumettant à la volonté divine211. À l’inverse, celui qui ne restitue pas son don à Dieu agit comme un infidèle212. Or, la fides due à Dieu s’exprime dans la soumission à l’auctoritas épiscopale et à la potestas royale.

Séparer pour ordonner Rendre visible l’ordre du monde Les anthropologues ont mis en lumière les dynamiques permettant la continuelle reproduction de la communauté sociale213. Les rapports des hommes entre eux ne sont pas immuables : chaque génération renouvelle et perpétue l’ordonnancement du monde, obligeant les groupes dominants à reproduire les conditions qui leur permettent de légitimer leur place dans la hiérarchie sociale et de conserver leur propre pouvoir. Pour les clercs carolingiens, l’enjeu est de taille : il s’agit de permettre la production et la reproduction de la société d’ordres, d’assurer sa survie au plan physique et symbolique. D’autant plus que cette tripartition 209  Capitula diversarium sententiarum pro negociis rei publice consulendis (836), éd. G.  Laehrs, dans « Ein karolingischer Konzilsbrief und der Fürstenspiegel Hincmars von Reims », Neues Archiv, 50, 1933, p. 126-128. 210 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… p. 357 et 361. 211  Smaragde de Saint-Mihiel, op. cit., n. 851, c. 6, p. 127. Smaragde s’adresse aux moines, mais Jonas applique ce même principe aux laïcs : Jonas d’Orléans, Lettre synodale… c. 3 à 9. 212  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 12. 213 P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, 1980, p. 155. M. Godelier, Au fondement des sociétés humaines, Paris, 2007.

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sociale est un phénomène récent, dont les prémisses apparaissent dans les sources sous le règne de Louis le Pieux, et qui ne cesse de se modifier tout au long de la période, jusqu’aux écrits d’Heiric d’Auxerre dans les années 875. Au ixe siècle, rois, clercs et grands laïcs travaillent ensemble au gouvernement et à la gestion de l’ecclesia, liés dans une « interdépendance complexe214 » qui nécessite une redéfinition régulière des contours et des missions de chacun, puisque la dynamique générant la structure sociale naît de leur différenciation. Les discours défensifs et les motivations implicites des conflits s’inscrivent également dans cette renégociation des limites de chaque ordo. On a vu plus haut que le concept de sécularisation est trop rigide pour rendre compte de la réalité des échanges au ixe siècle. L’exclusion inconditionnelle des séculiers de la gestion des biens reste limitée à un courant réformateur minoritaire, représenté par Agobard de Lyon. Les autres auteurs se contentent de restreindre les capacités administratives des laïcs : ils ont un accès limité aux res ecclesiae (mise en défens des biens monastiques et parfois des dîmes215) ; certains gestes, tels que l’affectation des revenus et la division des biens-fonds, leur sont interdits216. Cependant, la séparation entre laïcs et clercs existe217 et les auteurs la mettent en valeur non pour rejeter totalement les hommes du siècle mais pour redéfinir les droits et les devoirs des deux ordres, car la confusion des rôles est perçue comme une source de trouble et de désorganisation pouvant mener à la ruine du royaume218. La défense des res ecclesiae se développe donc contre trois mésusages : les empiètements familiaux, les mauvaises pratiques de gestion et, enfin, l’affectation des richesses à des usages non conformes aux principes canoniques hérités de la tradition. Ces trois axes sont utilisés par les prélats pour redéfinir les missions de leur ordo, mais aussi pour proposer un encadrement fluide à la circulation des domaines des lieux saints. Les hommes du siècle ne sont pas exclus du contrôle des terres, mais leur accès à ces richesses est défini et placé sous l’autorité épiscopale. À la même époque, leur circulation au sein de l’édifice ecclésial est également réformée et encadrée. Un capitulaire d’Hérard de Tours stipule que les séculiers doivent déposer leurs offrandes à l’extérieur du chœur, de l’autre côté du chancel219. 214  M. De Jong, « The state of the church »…, p. 243-244. 215  Concile de Savonnières 859, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 13 p. 478. 216  L’interdiction de diviser les biens des églises, qu’Anségise attribue à Charlemagne, s’adresse aux laici homines. Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), Livre I c. 77 p. 405. 217  Y. M.  Congar, L’ecclésiologie du haut Moyen Âge.  De saint Grégoire le Grand à la désunion entre Byzance et Rome, Paris, 1968, p. 97. 218  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… p. 63. 219 M.  Lauwers, Naissance du cimetière…, p.  75. Hérard de Tours, Capitulaires, éd. R.  Pokorny et M. Stratmann, Hanovre, 1995, (M.G.H., Capitula episcoporum, 2), c. 82. D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 265.

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Ce souci de clarifier les fonctions des différents ordines se reflète dans la structure même des discours de défense : les admonitions adressées au roi, au clergé séculier et aux grands laïcs pour les encourager à mener une vie chrétienne la plus parfaite possible sont accompagnées par des normes instituant les bonnes pratiques de gestion. La Collectio de Raptoribus d’Hincmar de Reims en offre un bon exemple : la lettre synodale est organisée en deux parties, d’abord une exhortation aux raptores, puis une collection de capitulaires et de canons. On retrouve le même procédé dans d’autres textes de l’archevêque de Reims (la Collectio de Ecclesiis, les Gesta de villa Noviliaco) mais également dans la Collectio anonyme de 836220. L’objectif de cette double rhétorique est de rendre visible l’organisation sociale et de justifier les rapports de domination existant, comme l’explique Heiric d’Auxerre dans un célèbre passage des Miracula Sancti Germani221. L’existence des res ecclesiae prouve l’ordre du monde voulu par Dieu et nourrit la dynamique rédemptrice orchestrée par l’Église puisque c’est par la seule médiation des aumônes que la communauté des croyants peut continuer à communiquer, reliant les vivants et les morts dans un passé et un avenir communs. Le modèle proposé par Heiric sert de justification aux ecclésiastiques pour contrôler la circulation des donations pieuses. Le verset biblique Reddite quae sunt Caesaris (Matt. 22, 21) est d’ailleurs utilisé par Haymon d’Auxerre dans son développement sur les devoirs afférents aux différentes parties de la société romaine et dont s’inspire ensuite Heiric pour élaborer son propre schéma222. Ce verset est important, car il fonde l’obligation légale des dîmes et rappelle qu’elles doivent être remises aux mains du prêtre. On se trouve alors dans un cas d’échange du troisième type, pour reprendre la terminologie d’Alain Testart223. Le service liturgique attendu des clercs (ici les prières des moines) n’est pas une contrepartie exigible par les fidèles, alors que les dîmes le sont. Leur paiement est contraint et sanctionné par la loi. Les rapports entre les groupes sociaux sont structurés par des relations de dépendance et non de réciprocité. L’obligation des fidèles envers Dieu est à la mesure de leur dette. Selon le principe de la destination universelle des biens, Dieu leur a offert la création224 et, par leurs offrandes, ils ne font que

220  Capitula diversarium sententiarum pro negociis rei publice consulendis (836), éd. G.  Laehrs, dans « Ein karolingischer Konzilsbrief und der Fürstenspiegel Hincmars von Reims », Neues Archiv, 50, 1933, p. 106-134. 221  Heiric d’Auxerre, De Miraculis sancti Germani, (PL, 124) col.  1270A. D.  Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 227. 222  E.  Ortigues, « Haymon d’Auxerre, théoricien des trois ordres », dans D.  Iogna-Prat, C.  Jeudy et G. Lobrichon (dir.), L’École carolingienne d’Auxerre, de Murethach à Remi, 830-908, Paris, 1991, p. 181-227. 223 A. Testart, Critique du don… p. 226. 224  I Par. 29, 14 : « Tout t’appartient et ce que nous avons reçu de ta main nous te l’avons donné. » Cité ici par Agobard de Lyon. Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 27 p. 139. M. F. Renoux-Zagamé, Origines théologiques… p. 32.

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lui rendre son dû, c’est-à-dire témoigner de leur fides (donc de leur foi et de leur obéissance) et participer à l’ordre du monde, sous le contrôle des prélats. La corruption du sacré Le rapprochement lexical opéré par Hincmar de Reims entre les raptores ecclesiae et les raptores puellarum suggère que les deux crimes possèdent des traits communs, mais également qu’il existe des similitudes entre les églises et les jeunes filles225. En effet, depuis l’Antiquité Tardive, les lieux de culte sont assimilés à des personnes saintes, baptisées et mariées au Christ ou à leur prêtre desservant226. Cette comparaison est réaffirmée au cours du ixe siècle, en particulier dans les ouvrages sur les rituels de consécration227. Lors du concile de Douzy en 874, les évêques déplorent que nombre d’Aquitains, les nobles surtout, mettent en péril le salut de leur âme par des mariages incestueux et par le vol des biens d’Église228. Dans d’autres textes, les usurpateurs sont assimilés aux incestueux et aux meurtriers229. Pour le Pseudo-Isidore, les voleurs de res ecclesiae commettent un sacrilège et leur crime est pire que le péché de fornication230. Interdits de parenté, homicide et spoliation des biens ecclésiaux font partie des crimes les plus graves, car ils portent atteinte à l’ordonnancement divin du monde. Ce principe n’est pas nouveau, il se trouve déjà dans la Bible231 et chez les Pères, mais l’actualisation de cette pensée atteste de l’importance accordée alors au respect des lieux de culte232. Ce rapprochement du vol des res ecclesiae avec les crimes de sang et les crimes sexuels témoignent de la gravité attachée à ces actes et de la lourdeur des peines qui les sanctionnent : l’excommunication et l’anathème233. Mais la condamnation des spoliateurs poursuit d’autres buts que la répression effective de ces pratiques. Elle sert à marquer la place relative de chacun au sein de la société carolingienne. 225  Flodoard mentionne un opuscule perdu de l’archevêque adressé à Charles le Chauve et portant le titre de : Libellum de incestis et usurpatoribus rerum ecclesiasticae. Flodoard, Historia remensis ecclesiae… Livre III, c. 24, p. 325 (v. 875-876). 226 M. Lauwers, Naissance du cimetière…, p. 60. 227 D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 264. 228 Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Douzy (a.  874), Ad episcopos Aquitania, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998 (M.G.H. Concilia, 4), p. 581-586. 229  Concile de Savonnières 859… c. 14. Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey… p. 22. Isaac de Langres, Capitulaires, éd. R. Pokorny et M. Stratmann, Hanovre, 1995, (M.G.H., Capitula episcoporum, 2), c. 10, p. 182 : Quod homicide ante deum deputentur, qui res ecclesiae vastant. 230  Décrétales pseudo-isidoriennes… p. 118. 231 I  Cor. 6, 10 : Neque fures, neque avari, neque ebriosi neque maledici, neque rapaces regnum Dei possidebunt. 232  Sur la rupture avec la conception augustinienne des lieux de culte, voir D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 112-116, p. 309. 233  G. Bührer-Thierry, S. Gioanni (dir.), Exclure de la communauté chrétienne. Sens et pratiques sociales de l’anathème et de l’excommunication (ive-xiie siècle), Turnhout, 2015, (HAMA, 23).

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Le détournement des terres n’est pas considéré comme une atteinte au patrimoine ecclésial (ce ne sont pas les biens eux-mêmes qui sont lésés), mais comme une offense contre l’ecclesia, à la fois lieu de culte conçu comme la maison de Dieu et incarnation de l’assemblée des fidèles. Les pratiques décriées représentent l’inverse opposé des échanges approuvés par les clercs234. La qualification du détournement des terres sert donc à renforcer les liens établis entre le lieu de culte, ses dépendances matérielles, les hommes chargés de son intendance et son propriétaire : Dieu. Pour reprendre l’expression de Marcelo Cândido, le vol crée le propriétaire mais il crée aussi la propriété235. Les usurpations n’existent pas par elles-mêmes : elles n’ont de réalité juridique que parce que le spoliateur est désigné comme tel par les clercs. L’invasor est une figure rhétorique créée par les prélats carolingiens pour désigner les fidèles qui ne partagent pas leurs conceptions et qui sont ainsi mis à l’écart du reste de la communauté. Les mauvaises pratiques de gestion et le détournement des biens-fonds, c’està-dire l’affection de ces richesses à des usages non reconnus ou non contrôlés par les prélats, sont des menaces de corruption du sacré. La confusion entre les ordines efface la spécialisation des fonctions qui justifie l’organisation de la société en ordres séparés et hiérarchisés. Dans leur discours de défense, les clercs se prémunissent contre ce risque en rappelant que les soldats du Christ ne doivent pas être impliqués dans les affaires du siècle – selon le verset biblique nemo militans Deo implicat se negotiis saecularibus (2 Tim. 2, 4) – et que certaines possessions ecclésiales ne peuvent pas être attribuées aux laïcs : il s’agit en particulier des biens monastiques. En effet, pour que la dynamique de hiérarchisation sociale continue de fonctionner, il faut qu’une partie des richesses foncières soient placées dans une sphère séparée. La défense des possessions ecclésiales ne se résume pas à la seule exclusion des hommes du siècle. Le processus de distinction des res ecclesiae est double : les clercs sont d’abord dégagés des obligations temporelles – comme le service militaire ou la gestion du patrimoine qui doit être confiée à un économe – ; puis la participation des laïcs est redéfinie et limitée. La perfection monastique Les premiers discours de défense de la propriété ecclésiastique sont issus du monde monastique. Les moines ont très tôt développé des principes d’administration et de rationalité économique pour gérer les domaines de leur communauté236. 234 M. Douglas, De la souillure. Études sur la notion de pollution et de tabou, Paris, 1992, p. 59. 235  M. Cândido Da Silva, « Le vol de biens et la construction sociale dans le royaume des Francs (vie-ixe siècles) » dans V. Beaulande-Barraud, J. Claustre (éd.), La fabrique de la norme. Lieux et modes de production des normes au Moyen Age et à l’époque moderne, Rennes, 2012, p. 71-89. 236 V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur…

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Au ixe siècle, parmi les modèles de vie chrétienne proposés aux fidèles, la voie monastique représente la perfection même. Les moines incarnent sur terre l’idéal de la Jérusalem Céleste. Dégagés des nécessités de la vie terrestre, ils sont voués à la prière et à l’office liturgique. Ils sont les seuls à pouvoir vivre dans le présent l’idéal évangélique de communauté des biens et de pauvreté individuelle237. Les règles monastiques ont eu une influence majeure sur la conception carolingienne des res ecclesiae et la mise en place des principes de bonne gestion chrétienne238. Par ailleurs, les principaux auteurs de la période : Wala de Corbie, Hincmar de Reims, Paschase Radbert et les faussaires isidoriens sont issus du monde monastique, ils doivent beaucoup à la Renaissance carolingienne, tant sur le plan de la redécouverte des normes antiques qu’au niveau de leur formation intellectuelle et spirituelle239. Leur rhétorique s’inscrit donc dans la mouvance des réformes liturgiques, canoniales et monastiques initiées depuis la fin du viiie siècle ; elle en est le prolongement naturel, puisque l’un des enjeux de ces réformes est de transformer les cadres matériels de l’organisation ecclésiale afin de réaliser sur terre l’avènement d’un empire chrétien construit à l’image de la cité céleste240. Dans une société d’ordres, comme l’est celle du royaume de Francie au ixe siècle, l’existence de possessions inaliénables est essentielle. L’indisponibilité d’une partie des richesses foncières génère une dynamique de hiérarchisation sociale. En réservant une partie des biens-fonds, les clercs créent artificiellement de la rareté : ces biens sont peu nombreux et leur accès limité. Cette restriction entraîne une compétition nécessaire à la structuration sociale, puisque seule une minorité a accès aux res ecclesiae. Il s’établit de fait une hiérarchie entre ce club de bénéficiers et ceux qui ont été exclus du contrôle des biens241. Mais les res ecclesiae ne sont pas toutes inaliénables au même degré. Il existe plusieurs catégories de possessions et plusieurs espaces de circulation. La sphère la plus séparée semble être celle des patrimoines monastiques qui sont réservés à l’usage des frères. Au cours du ixe siècle, on assiste à une éclosion de réformes locales menées à quelques années d’intervalle dans différents établissements. À chaque fois, la correction spirituelle est suivie d’une restauration du temporel et d’un partage entre la mense des frères et la part réservée à l’abbé. Ce phénomène a été étudié par Frédéric

237 G.  Todeschini, I mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, 2002, p. 31. V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur… 238  M. A. Claussen, « Practical Exegesis : The Acts of the Apostles, Chrodegang’s Regula canonicorum, and Early Carolingian Reform », dans D. Blanks, M. Frassetto, A. Livingstone (dir.), Medieval Monks and their world : Ideas and realities. Studies in Honor of Richard E. Sullivan, Leiden, 2006, p. 119-146. 239  A. Guerreau-Jalabert, « La “ Renaissance carolingienne ” : modèles culturels, usages linguistiques et structures sociales », dans Bibliothèque de l’École des Chartes, 139/1, 1981, p. 5-35. 240 D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 107-109. 241  Ce processus a été mis en lumière par A. Weiner. A. Weiner, Inalienable possessions… p. 92. Voir également : L. Dumont., Homo Hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, 1966.

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Gross pour le règne de Charles le Chauve. Le premier cas de mense conventuelle est attesté au début du ixe siècle dans la Vie de Benoît d’Aniane242. On a ensuite conservé la trace de huit cas de partage des biens pour le règne de Louis le Pieux, et de dix-sept cas pour celui de Charels le Chauve. Perfection religieuse et patrimoine séparé sont liés. Pour mener à bien leur mission, les moines sont exhortés à la pureté243 et la condition première pour qu’ils puissent parvenir à cet état est la libre disposition de revenus suffisants pour les dégager du souci de la vie matérielle. À Saint-Denis, le partage des biens s’inscrit dans une restauration globale du monastère. En 829, les prélats réunis en concile à Paris décident d’y imposer la règle de Saint-Benoît, mais seul un groupe de frères accepte de respecter une stricte observance. La communauté se divise : les moines réformés s’exilent dans une celle dépendante du monastère, tandis que ceux qui suivent une forme plus relâchée de la règle restent à Saint-Denis. La Constitutio de partitione bonorum monasterii promulguée en 832 signe la réintégration des moines réformés au sein du monastère et l’application d’une règle commune à tous244, la question du patrimoine temporel se trouvant au cœur du processus de restauration spirituelle. On observe déjà ce phénomène d’exclusion des moines dans un capitulaire monastique daté de 817 où Louis le Pieux restreint la participation des moines à l’administration du temporel : ils ne doivent plus se rendre dans les villae ni en assurer l’intendance, et, s’ils sont contraints de se déplacer pour les nécessités des affaires, ils doivent revenir sans tarder au monastère245. Les frères, ainsi déchargés des tâches matérielles, peuvent se consacrer à leur service liturgique. La mise en place de ce capitulaire a dû demander de réorganiser le fonctionnement des patrimoines monastiques, comme en témoignent les Statuts d’Adalhard de Corbie, rédigés en 822246 : les principales charges (cellérier, portarius, intendant des moulins, jardinier en chef ) sont attribuées à des moines qui ont ensuite sous 242 Ardon, Vita Benedicti Anianensis, éd. G. Waitz, (M.G.H., Scriptores, 15), p. 198-220. Ce principe a parfois heurté les valeurs monastiques, comme à Fulda où les moines refusent la division des biens arguant que leur patrimoine doit rester un commune ministerium. A. Verhulst et J. Semmler, « Les statuts d’Adalhard de Corbie de l’an 822 », dans Le Moyen Age, 68, 1962, p. 267. 243  Heiric d’Auxerre dans les Miracula encourage les moines à se purifier. D.  Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 226. 244  Constitutio de partitione bonorum monasterii sancti dyonisii, éd. A.  Werminghoff, Hanovre, 1908 (M.G.H. Leges, Concilia, 2/2), p. 688-694. Telma, acte no 2982. 245  Capitulaire monastique de 817 c.  26, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), no 179, p. 345. 246  Sur ce document voir également : V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur… F. Bougard, « Adalhard de Corbie entre Nonatola et Brescia (813) : commutatio, gestion des biens monastiques et marché de la terre », dans E. Cuozzo et V. E. A. Déroche (dir.), Puer Apuliae. Mélanges offerts à Jean-Marie Martin, Paris, 2008, p.  51-67. É.  Magnou-Nortier, « L’espace monastique vu par Adalhard, abbé de Corbie », dans P. Racinet (dir.), Pratique et sacré dans les espaces monastiques au Moyen Age et à l’époque Moderne, I, Amiens, 1998, p. 51-71. É. Lesne, « L’économie domestique d’un monastère au ixe siècle d’après les Statuts

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leurs ordres d’autres frères, mais aussi des clerici canonici et des laïcs venus des environs pour aider aux travaux agricoles247. Certains frères se trouvent donc impliqués dans les affaires temporelles : le portarius est en contact permanent avec les hommes du siècle qui apportent leurs contributions et leurs offrandes au monastère. D’autres moines, au contraire, sont étroitement surveillés lors de leurs contacts avec les laïcs. C’est le cas de ceux qui sont affectés au service de la cuisine et qui ne doivent en aucun cas profiter de l’absence du cellérier pour déroger à la règle et s’entretenir avec les séculiers : leur ordo doit rester inconfusus et inperturbatus248. Les Statuts d’Adalhard décrivent le monastère comme un centre d’exploitation qui attire les richesses et les forces vives des alentours et qui offre le spectacle d’une société hiérarchisée parfaite où les moines, ainsi séparés des contingences matérielles et purifiés, peuvent se consacrer à la prière. D’autres gèrent pour eux les biens de leur mense et les obligations temporelles attachées aux terres, comme l’explique Charles le Chauve lors du partage du patrimoine à Fleury249. La mensa fratrum peut dès lors être considérée comme la seule véritable part inaliénable dans le patrimoine de l’Église. Cette spécificité se retrouve dans les conflits fonciers de l’époque : dans le litige qui oppose l’évêque Wulfade de Bourges au comte Heccard de Mâcon pour le contrôle de la villa de Perrecy, ce dernier choisit de donner le domaine aux moines de Fleury pour s’assurer qu’il échappe définitivement aux revendications épiscopales250. Cette précaution n’est pas une garantie suffisante à court terme – la villa est ensuite occupée par les neveux d’Heccard jusqu’en 885 avant d’être restituée à Fleury –, mais, à plus long terme, elle s’avère être une stratégie de défense redoutable : un acte de Charles le Simple confirme en 900 l’attribution définitive de Perrecy à la part des moines, mettant un point final à cinquante ans de conflit. La mise en place et la confirmation de la mensa fratrum font l’objet d’un soin important, alors que la portion revenant à l’abbé est soumise à moins de vigilance, car elle n’a pas la même fonction : elle est assimilée à un honor et peut être attribuée à un clerc ou à un laïc. Les Statuts d’Adalhard de Corbie ne concernent d’ailleurs que la gestion des domaines relevant de la mensa fratrum.

d’Adalhard, abbé de Corbie » dans Mélanges d’histoire du Moyen Âge offerts à M. Ferdinand Lot, Paris, 1925, p. 385-420. 247 Les ortolani (moines chargés des jardins) embauchent des salariés recrutés dans les villages voisins. Adalhard de Corbie, Statuta seu Brevia… p. 380-381. É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. VI. Les églises et les monastères, centre d’accueil, d’exploitation et de peuplement, Paris, 1943, p. 30. 248  Adalhard de Corbie, Statuta seu Brevia… p. 388. 249  Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, (840-877), éd. M. Prou et G. Tessier, I, Paris, 1953-1955, no 177, p. 468. 250 O. Bruand, op. cit., p. 101-118.

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Une distinction similaire a dû être opérée au sein du patrimoine du clergé séculier. Seules les portions revenant aux xenodochia (soin des pauvres) et à la fabrique de l’église semblent faire l’objet d’une protection particulière251, bien qu’elle ne soit pas toujours respectée dans la réalité. Ainsi, quand Adrevald de Fleury dénonce les spoliations perpétrées par le comte Matfrid, il prend soin de préciser que ce dernier a accaparé tous les biens de l’église d’Orléans, à l’exception de ceux revenant à la matricule252. Les res ecclesiae ne sont donc pas toutes soumises avec la même rigueur au principe d’indisponibilité. Il est possible que les terres aient été protégées différemment suivant : leur origine (fiscale, familiale, etc.) et le statut du donateur initial ; leur localisation géographique et leur intérêt pour l’église ; leur affectation et les vœux qui y sont attachés. Les clercs ont pu choisir de les faire circuler au sein d’un club de bénéficiers ou les réserver à leurs propres usages. La proximité géographique a dû être un facteur discriminant important, comme l’attestent les Statuts d’Adalhard. Dans ce règlement, les domaines attribués aux besoins des frères se trouvent tous dans un rayon de vingt à vingt-cinq kilomètres autour du monastère (avec quelques cas éloignés d’une soixantaine de kilomètres253). D’autres critères, comme l’origine fiscale des terres, ont pu jouer. C’est le cas lors du partage des biens à Saint-Médard de Soissons : les villae revenant à l’abbé sont toutes d’anciennes terres fiscales254. Il conviendrait de poursuivre l’enquête plus avant pour mieux cerner les différenciations établies par les clercs entre leurs différentes possessions. En effet, toutes les terres assimilées aux res ecclesiae n’ont sans doute pas la même valeur à leurs yeux. Pour le ixe siècle, en raison des lacunes de la documentation, il n’est pas possible de tester davantage la validité de cette hypothèse. Cependant, les quelques pistes effleurées ici peuvent conduire à une étude plus vaste portant sur les siècles suivants. La question d’un traitement différencié des domaines ecclésiaux me semble en effet apporter de nouveaux éléments à la compréhension des res ecclesiae au haut Moyen Âge. Les discours de défense des carolingiens jouent plusieurs rôles : ils servent, certes, à protéger le patrimoine temporel des lieux saints contre les tentatives d’appropriation personnelle, mais ils propagent surtout à travers le royaume une vision 251  Concile de Paris 829… c. 15. Concile de Savonnières 859… c. 14. Sur la protection des biens des fondations pieuses, voir : T. Geelhaar et J. Thomas (dir.), Stiftung und Staat im Mittelalter. Eine byzantinisch– lateineuropäische Quellenanthologie in komparatistischer Perspektive, Berlin, 2011, (Stiftungsgeschichten, 6). 252  Les miracles de saint Benoît, éd. E. de Certain, Paris, 1888, (Société de l’histoire de France, 85), c. 20, p. 47. 253  A. Verhulst et J. Semmler, « Les statuts d’Adalhard de Corbie de l’an 822 », dans Le Moyen Age, 68, 1962, p. 233. 254  Concile de Douzy 871, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998 (M.G.H. Concilia, 4), p. 570.

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de la société d’ordres qui justifie la répartition des richesses et des fonctions au sein des élites. Chaque ordo est défini dans son rapport aux res ecclesiae : certains sont appelés à les administrer, d’autres à en bénéficier. Il s’agit donc pour les auteurs de diffuser les principes de gestion conformes à leur idée de hiérarchisation sociale et de les faire respecter par l’ensemble des protagonistes. Dans cette optique, les prélats joignent à leurs compilations normatives des exhortations adressées aux membres du club de bénéficiers qui a accès aux ressources ecclésiales. Leurs discours de défense se rapprochent de la littérature des miroirs. Ils offrent au roi et aux membres de l’élite religieuse et séculière des modèles de comportements chrétiens, des exemples de partage des richesses et des récits de châtiments divins à l’encontre des spoliateurs.

Les discours de défense, miroirs des princes, des évêques et des laïcs Une responsabilité partagée Le poids des pratiques sociales Le patrimoine des églises de Francie est constitué d’une masse de biens-fonds réunis par la ferveur des fidèles. Ces offrandes ont un statut particulier que les carolingiens définissent en négatif : elles ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation personnelle (ce sont des res nullius, selon les catégories du droit romain) ; mais elles ne peuvent pas être non plus désignées comme des biens communs, collectifs ou publics car leur utilisation (contrôle, gestion et usage) est fondée sur les principes de rivalité et d’exclusion. Les terres ecclésiales appartiennent à un circuit d’échange réservé auquel n’ont accès qu’un nombre limité de bénéficiers qui connaissent la valeur religieuse, économique, politique et sociale de ses biens et qui reconnaissent les règles, exprimées ou implicites, qui en régissent la circulation. Ce régime d’indisponibilité est relativement souple et peut être négocié et adapté selon les situations. Les détenteurs de ces richesses, qu’ils en aient la jouissance comme les pauperes ou les milites pourvus d’un bénéfice, ou qu’ils en soient les intendants (les clercs), n’en sont pas les propriétaires mais les dépositaires : leur emprise est temporaire et leurs actions limitées. Mais dans une société telle que celle du royaume de Francie, où les relations interpersonnelles priment sur tout autre type d’organisation sociale pour régir les relations des hommes entre eux et pour penser leur rapport au monde et aux choses, il est très difficile de représenter un absent (Dieu) ou une entité collective abstraite (l’édifice ecclésial, l’Église, les pauperes). Ces concepts existent sous la forme idéelle dans les discours de défense et les normes, mais dans la logique des pratiques et des échanges, la question de leur représentation ou de leur

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présentification pose un réel problème. Comment rendre visible la propriété de Dieu, des saints et des pauvres ? En principe, les hommes d’Église sont les garants de cette représentation du monde : c’est par eux que se matérialise dans la réalité visible le dessein divin. Cependant, au ixe siècle, le fonctionnement social ne facilite pas leur rôle. Dans une société où les liens d’hommes à hommes sont aussi prégnants, il est très difficile de s’extraire de cet enchevêtrement relationnel pour continuer d’incarner et de promouvoir un ordre du monde fondé sur des réalités invisibles, voire transpersonnelles. Les clercs carolingiens sont avant tout des hommes de leur temps. La tentation est grande de confondre leurs propres possessions avec celles de leur église, de subvenir aux besoins de leur famille avec ces mêmes biens, ou encore de les transmettre à leurs proches de génération en génération. Les auteurs dont les œuvres nous sont parvenues attestent de cette tension permanente entre les pratiques sociales environnantes et l’aspiration idéale à une administration rénovée des res ecclesiae. Les carolingiens ont usé de deux méthodes pour essayer de réduire cet écart : d’une part, en privilégiant le rôle de l’édifice ecclésial dans les échanges fonciers, et, d’autre part, en proposant au prince, aux clercs et aux laïcs une éthique chrétienne de gestion des possessions ecclésiales. Ce code moral se retrouve dans tous les discours de défense mais aussi dans les sources normatives de cette époque. Il est construit autour de la notion de gestion (administratio, cura, dispositio, etc.) et trouve son origine dans le droit romain christianisé transmis par les différentes collections canoniques alors en circulation dans le monde franc. La logique du dépôt divin Dans l’Antiquité, l’action d’administrare signifie exercer un pouvoir dans l’intérêt de quelqu’un. Au haut Moyen Âge, elle s’accompagne d’un autre principe, celui de la jurisdictio. L’action de juger provient alors de l’exercice d’une domination sur des hommes et des lieux. L’administratio devient le contenu d’une forme de pouvoir que les penseurs chrétiens cherchent à modérer. En effet, dans l’économie du christianisme, le droit et le gouvernement des hommes et des choses ne sont pas une fin en soi mais un moyen – la seule finalité étant le salut éternel. Il faut donc une certaine souplesse dans la gestion des biens et le soin des âmes. Cette flexibilité est apportée par la moderatio, la dispensatio, la temperentia, ou encore la relaxatio255. Tout le pouvoir de l’Église sur ses biens se trouve condensé dans cette dispensatio modérée256. Administrer les 255  Sur l’analyse de ce lexique, voir : V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur… 256  Le traité d’Hincmar de Reims est à cet égard le plus explicite. Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 83, p. 95-96.

Au cœur des enjeux. Les discours de défense des clercs carolingiens

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possessions ecclésiales signifie exercer des actes juridictionnels pour les exploiter et les conserver en bon état. Le patrimoine de l’Église a vocation à s’accroître ou du moins à se maintenir, puisqu’il ne peut pas être diminué. Dès l’époque des Pères, les res ecclesiae sont conçues comme étant les biens d’autrui. La pensée administrative mise en place à ce moment-là par les auteurs chrétiens prend sa source dans les Épitres de Paul. L’apôtre utilise de façon métaphorique le lexique du droit romain de la tutelle, du dépôt257 et de l’héritage. Les formules juridiques passées dans le texte biblique vont rester et se retrouvent encore sous la plume des carolingiens258. En droit romain, dans le contrat du dépôt, le déposant donne une chose au dépositaire qui a mission de la garder en l’état et de la rendre en entier par la suite. Le dépositaire est donc aussi débiteur. Dans l’économie chrétienne, chaque clerc est dépositaire du patrimoine de son église dont il devra rendre compte à la fin des temps, tout comme chaque fidèle est dépositaire de sa foi jusqu’au jour du Jugement dernier. La finalité de la protection des res ecclesiae est eschatologique et accompagne les missions des clercs. Soin des âmes (cura) et gestion des biens (dispositio) sont l’expression d’un même devoir de transmission et de préservation de la foi et des richesses. Comme dans le droit de la tutelle, les prélats gèrent des biens qui ne leur reviennent pas, mais qui doivent servir au salut de la communauté. Ils ne peuvent ni les vendre ni les aliéner. La seule différence vient du fait que, dans le droit romain, le tuteur n’a pas l’usufruit (les revenus sont réinvestis), alors que l’évêque a une administration plus libre lui permettant notamment de jouir des ressources de son église pour son entretien et celui de son clergé. Rationem rederre Une défense des terres des lieux saints ne peut passer que par un rappel des principes de gestion chrétienne développés depuis l’époque patristique. L’élément fondamental alors mis en lumière par les auteurs carolingiens est l’obligation pour tous les détenteurs de res ecclesiae de rendre des comptes259, comme un tuteur à l’issue de son mandat. Le roi doit rendre des comptes, mais également les évêques et les prêtres, les abbés, et les bénéficiers laïques260.

257  1 Tim. 6-20, et 2 Tim 12-14. 258  J. Gaudemet « La Bible dans les collections canoniques », dans P. Riché et G. Lobrichon (dir.), Le Moyen Âge et la Bible, Paris, 1984, (Bible de tous les temps, 4), p. 327-369. 259  Selon le verset biblique Mt. 12-36 : Homines reddent rationem de eo in die iudicii. 260  Concile de Paris 829… c. 2. Pour les chanoines : De Institutione canonicorum, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1906, (M.G.H. Leges, Concilia, 2/1), c. 35, p. 312-421. Concile de Yütz 844, éd. c. 4, p. 33. Sur l’expression rationem rederre dans le monde monastique, voir : V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur…

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Les discours de défense s’accompagnent donc d’un ensemble de préceptes pour aider ces différents économes de Dieu261, chacun selon son ordo, à gérer les domaines des églises dans le respect des lois divines. La réflexion des clercs sur la définition des res ecclesiae procède d’une volonté d’instituer dans le monde visible l’ordonnancement divin. Il leur faut construire un cadre qui permette la circulation des richesses, mais également circoncire les rapports de chaque groupe avec la sphère séparée des biens, attendu que chaque détenteur participe à l’ordre divin et doit, de ce fait, être guidé par les évêques. Les droits et les devoirs du prince, des prélats, mais aussi des grands laïcs appelés à gérer les possessions ecclésiales sont donc définis et délimités et des modèles de bons gestionnaires leur sont présentés.

Ozias, David et Constantin Au cours du ixe siècle, les clercs élaborent une nouvelle conception de la société structurée en trois ordres fonctionnels. Cette nouvelle vision atteint sa pleine maturité sous le règne de Charles le Chauve, avec les écrits d’Heiric d’Auxerre. Dans cette perspective, les groupes sociaux se partagent aussi bien les activités (prier, combattre, cultiver) que les ressources matérielles du royaume262. Par ailleurs, si ces trois ordres sont complémentaires dans leurs fonctions, les auteurs insistent sur leur nécessaire hiérarchisation : chaque parcelle de pouvoir est détenue par délégation du grade supérieur vers le grade inférieur263. Chaque élément de l’ensemble est ainsi relié à ceux qui le précèdent et le suivent immédiatement. Cette conception graduelle fonctionne particulièrement bien avec la logique du dépôt divin : les églises relevant du bénéfice du roi, des évêchés ou des monastères […] sont les bénéfices du roi, confiés à lui par Dieu pour les défendre et les confier à des administrateurs qui conviennent264.

Les domaines des églises ont été confiés par Dieu au roi qui en a délégué la gestion aux prélats. Le pouvoir détenu par les degrés inférieurs provient de leur 261  Les évêques sont les dispensatores Dei. Tit. I, 7. 262  R.  Savigni, « La communitas christiana dans l’ecclésiologie carolingienne », dans F.  Bougard, D. Iogna-Prat et R. Le Jan (dir.), Hiérarchie et stratification sociale dans l’Occident médiéval (400-1100), Turnhout, 2008, p. 93. D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 111. M. F. Renoux-Zagamé, Origines théologiques… p. 252. 263  Cette vision pyramidale du monde est empruntée à Denys l’Aréopagite. D.  Iogna-Prat, « Penser l’Église, penser la société après le Pseudo-Denys l’Aréopagite », dans F.  Bougard, D.  Iogna-Prat et R. Le Jan (dir.), Hiérarchie et stratification sociale dans l’Occident médiéval (400-1100), Turnhout, 2008, p. 55-81. 264 Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p.  84. Traduction collective établie par E. Carpentier, Ph. Depreux, G. Pon et C. Treffort, version de travail, 2006. On retrouve la même idée exprimée dans les actes du concile de Yütz 844. Concile de Yütz 844, c. 2, p. 31.

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subordination à la puissance du degré qui leur est immédiatement supérieur265. On comprend dès lors l’insistance des clercs sur la responsabilité des grades les plus élevés, prince et évêque, dans le choix des intendants266. Pour la gestion des biens des églises, la difficulté vient du fait que leur indisponibilité peut être suspendue, en vertu du principe de moderatio qui rend possible une gestion plus souple des patrimoines. Les aliénations temporaires ou l’affectation des revenus ecclésiaux à des besoins reconnus d’intérêt général, même s’ils ne se conforment pas aux missions cultuelles et sociales de l’Église, sont donc autorisées. Cette flexibilité s’inscrit dans un cadre normatif préexistant qui doit être redéfini régulièrement. Au ixe siècle, toute la question est de savoir si le choix de l’affectation des ressources est une compétence qui relève du droit du roi ou si celui-ci doit se soumettre à l’autorité des évêques. La délimitation des prérogatives royales sur les res ecclesiae s’inscrit dans les réflexions sur les rapports entre les deux pouvoirs qui sont caractéristiques de cette période267. Les discours de défense ne suivent pas une ligne d’opposition bipolaire clerc/laïc, religieux/profane. Ils se confrontent à un problème de hiérarchisation : les droits du roi sont soumis aux droits de Dieu, puisqu’ils procèdent de lui, mais comment concevoir leur rapport avec les droits des évêques ? Cette question renvoie à la tension existant alors entre deux ecclésiologies divergentes, l’une faisant du roi un rex et sacerdos placé au sommet de l’Église, l’autre un filius ecclesiae intégré au sein du système ecclésial268. Cette hésitation entre deux conceptions du ministère royal n’est pas sans conséquence pour la défense des biens ecclésiastiques. Dans un cas le prince a autant de légitimité que les évêques pour intervenir dans leur gestion et le choix de leur affectation, puisqu’il est rex et sacerdos ; dans l’autre, il doit composer avec l’avis des prélats, voire se soumettre à leur autorité269. Les modèles présentés aux différents rois du ixe siècle oscillent entre ces deux tendances. Le premier exemple, le roi biblique Ozias, correspond à une ecclésiologie plaçant le roi dans l’ecclesia sous le contrôle des pontifes. Ozias est atteint par la lèpre, signe de son châtiment, pour avoir prétendu remplir les fonctions attribuées aux prêtres : il a voulu réaliser des sacrifices sur l’autel à leur place. Son

265  Vulfade de Bourges, Lettre aux clercs et aux laïcs de l’église de Bourges, (v. 866-876), éd. E. Dümmler, Berlin, 1902, (M.G.H., Epistolae 6/1), p. 191. 266  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… c. 2 p. 62. 267  Importante bibliographie à ce sujet, voir en dernier lieu : D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 119 ; Y. Sassier, « Le roi et la loi chez les penseurs du royaume occidental du deuxième quart du ixe à la fin du xie siècle », dans Cahiers de Civilisation Médiévale, 43/171, 2000, p. 257-273 ; et J. Nelson, « La royauté et l’empire », dans J. H. Burns (dir.), Histoire de la pensée politique médiévale (350-1450), Paris, 1993, p. 204-220. 268 D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 149. 269  Comme l’expose Hincmar de Reims au jeune Louis III lors du concile de Fismes. Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Sainte-Macre (881)… p. 480-484, c. 1.

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exemple est cité dans un capitulaire ecclésiastique de 818270, à Aix-la-Chapelle en 836271 puis dans les actes du concile de Fismes en 881272. La figure du roi David est plus nuancée. Elle propose le modèle d’un souverain pieux, qui, sans être totalement soumis au pouvoir des prêtres, se distingue par son obéissance et son respect des commandements divins273. Quant à l’empereur Constantin, il peut aussi bien renvoyer à la représentation d’un pouvoir royal fort régissant l’Église qu’à celle d’un prince soumis à l’autorité des pontifes274. Son modèle est en effet proposé par les conciles des années 830275, qui font du roi un rex et sacerdos, et par Hincmar de Reims qui prône à l’inverse une séparation des deux pouvoirs et promeut la supériotié de l’auctoritas épiscopale276. En matière de défense du patrimoine ecclésial, il semblerait qu’aucune des deux conceptions ecclésiologiques ne l’emporte. Jusqu’au milieu du siècle, les auteurs tendent à privilégier le modèle d’un roi rector ecclesiae : le concile réformateur de Yütz en 844 le désigne encore comme rex et sacerdos277. Par la suite, un modus vivendi se dessine, en grande partie sous l’impulsion d’Hincmar de Reims, répartissant les devoirs du prince et des prélats de la façon suivante : Car, de même que les biens et les ressources de l’Église ont été confiés au pouvoir de l’évêque pour être distribués et administrés, de même ils ont été confiés au pouvoir du roi pour être défendus et protégés278.

Cette limitation des prérogatives royales à la défense physique des établissements religieux et de leurs patrimoines ménage la potestas du roi et l’auctoritas

270  Capitulaire ecclésiastique de 818, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), no 138, c. 14, p. 277. 271  Concile d’Aix-la-Chapelle 836, c. 69, p. 756. 272  Hincmar de Reims, op. cit., c. 1 p. 480-484. 273  D. Iogna-Prat, « La construction biographique du souverain carolingien », dans P. Henriet (dir.), À la recherche de légitimités chrétiennes. Représentations de l’espace et du temps dans l’Espagne médiévale (ixe-xiiie siècle), Lyon, 2003, p. 204. 274 D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 128. La référence est ancienne. Clovis est déjà considéré comme un nouveau Constantin, voir : É. Magnou-Nortier, « Existe-t-il une géographie des courants de pensée dans le clergé de Gaule au vie siècle ? », dans N. Gauthier et H. Galinié (dir.), Grégoire de Tours et l’espace gaulois, Tours, 1997, p. 148. 275  Rapport des évêques à Louis le Pieux a. 829, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), c. 22, p. 35-36. 276  Hincmar de Reims, Expositiones ad Carolum regem pro Ecclesiae libertatum defensione, (PL, 125), col. 1035, 1038 et 1039. Sur les modèles royaux proposés par l’archevêque de Reims à Charles le Chauve, voir : J. Nelson, « Translating Images of Authority : The Christian Roman Emperors in the Carolingian World », dans Ead., The Frankish World (750-900), Londres, 1996, p. 89-98. J. Nelson, « Kingship, Law and Liturgy in the political Thought of Hincmar of Rheims », dans Ead., Politics and Ritual, Londres, rééd., 1986, p. 133-171. 277  Concile de Yütz 844, p. 29-35. 278  Hincmar de Reims, op. cit., col. 1051A.

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épiscopale en évitant de soumettre trop visiblement l’une à l’autre279. Princes et évêques sont alors conçus comme des entités complémentaires dans leur fonction et réciproquement subordonnées. Le roi désigne les prélats, mais il est soumis à leur admonestation et à leur autorité. Cette alliance des deux pouvoirs se retrouve dans le portrait de Constantin que dresse le Pseudo-Isidore. Les faussaires font de Constantin le premier empereur chrétien, celui qui a permis aux chrétiens d’exister sur la terre entière, qui a rendu possible l’édification des lieux de culte et permis aux prélats de recueillir les offrandes et de redistribuer les richesses à l’ensemble de la communauté280. Le Pseudo-Isidore insère dans son récit un faux célèbre : la Donation de Constantin281. Ce récit légendaire raconte comment s’est produite la répartition des pouvoirs entre le pape Sylvestre et l’empereur Constantin. Ce dernier construit pour le pontife une église à Rome dans son palais du Latran. Il lui transfère une partie de son pouvoir temporel, lui donne des biens-fonds et quitte Rome pour Byzance, « puisque, là où le prince des prêtres et le chef de la religion chrétienne a été institué par l’empereur céleste, il n’est pas juste que l’empereur terrestre ait le pouvoir282. » Dans une étude récente, Johannes Fried suggère que ce faux a été composé dans un monastère franc, sans doute Corbie ou Saint-Denis, au cours du ixe siècle283. On voit bien l’intérêt pour le Pseudo-Isidore de reprendre ce récit qui fournit une explication historique à l’imbrication des pouvoirs temporel et spirituel. Constantin est présenté à la fois comme le détenteur d’une potestas supérieure et universelle – il est celui qui donne et garantit ses propriétés à l’Église –, mais il est aussi un empereur pieux qui obéit aux injonctions du pape, le successeur de saint Pierre dont l’auctoritas est supérieure aux puissances séculières. Ces considérations ecclésiologiques ont un impact sur les échanges fonciers du ixe siècle. Le roi continue d’être considéré comme le rouage essentiel dans la répartition des richesses foncières entre les élites, mais ses actions sont placées sous la surveillance des évêques, dont le ministère passe alors au premier plan. Les auteurs carolingiens essaient de distinguer le devoir royal de protection de ses autres droits d’exploitation ou de domination, tout en reconnaissant que la mission de défense 279  Sur le rôle d’Hincmar de Reims dans l’élaboration de ce modèle, voir : J. Nelson, « Not bishops’ Bailiffs but Lords of the Earth : Charles the Bald and the Problem of Sovereignty », dans D. Wood (dir.), The Church and Sovereignty c. 590-1918, Essays in Honour of Michael Wilks, 1991, p. 23-34. Sur le devoir de protection du roi, voir : S. Wood, The proprietary church… p. 230 sqq. 280 Pseudo-Isidore, De primitiva ecclesia, dans Décrétales pseudo-isidoriennes… c. 10, p. 247. 281  Das Constitutum Constantini, éd. H. Fuhrmann, Hanovre, 1968 (M.G.H., Fontes Iuris germ., 10). Il existe une importante bibliographique sur ce faux, voir en dernier lieu : J. Fried, Donation of Constantine and Constitutum Constantini, Berlin, 2007 ; D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 119 ; N. Huyghebaert, « Une légende de fondation. Le Constitutum Constantini », Le Moyen Âge, 85, 1979, p. 177-209. 282  Das Constitutum Constantini op. cit., p. 94-95. 283 J. Fried, op. cit., p. 88.

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du prince s’accompagne d’un droit de regard sur la gestion des biens et leur affectation284. On comprend mieux, dès lors, les conflits opposant Hincmar de Reims à Louis III à Beauvais285, ou encore les résistances des évêques de Bourgogne à Richard le Justicier dans les années 880286. Ces litiges ont éclaté lorsque le prince est passé outre les conseils des prélats et a voulu imposer sa décision ou son favori sans chercher à établir un consensus entre les grands autour de son choix. Les clercs carolingiens n’apportent pas de réponse définitive à la délicate question des rapports de subordination entre la potestas royale et l’auctoritas épiscopale ; même s’ils tendent, dans leurs discours de défense, à accentuer leur rôle et à soumettre l’action du prince à leur nécessaire médiation. La conception des res ecclesiae est nourrie par cette réflexion sur le pouvoir des prêtres et surtout des évêques, dont le rôle de représentants des intérêts divins sur terre est souligné avec force. Ils exercent un droit sur ces possessions au nom de Dieu. Cette prérogative leur est donnée lors de leur consécration avec les autres pouvoirs sacramentaux287.

Le mythe de la communauté des biens dans l’Église primitive La référence à la communauté des biens dans l’Église primitive, qui est l’une des citations bibliques les plus utilisées au cours du ixe siècle, s’insère dans cette dynamique de différenciation des deux puissances et dans la volonté des évêques d’inscrire leur domination temporelle dans une perspective théologique288. En se fondant, comme les Pères de l’Église avant eux, sur les Actes des Apôtres (Act. IV, 32), les carolingiens légitiment leur droit de gérer, au nom de tous les fidèles, les possessions des églises. Dans leurs écrits, on trouve répétée l’histoire des premières communautés chrétiennes qui se partageaient le produit des ventes de leurs biens et remettaient aux apôtres l’argent ainsi récolté289. À Paris en 829, les évêques se posent explicitement comme les successeurs des apôtres, et entendent que le revenu des offrandes apportées par la communauté leur soit remis, non en tant que propriétaires de ces biens, mais en tant que détenteurs ou représentants des droits divins290. Ce mythe connaît un réel succès au ixe siècle, et bien souvent les clercs font débuter leur lettre d’exhortation par ce récit des origines de la propriété 284 S. Wood, The proprietary church… p. 255. 285  Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Sainte-Macre (881)… p. 480-484. 286  The Cartulary of Flavigny, 717-1113, éd. C. B. Bouchard, Cambridge Mass., 1992 : actes no 19, 23, 25, 55. 287  Y.-M. Congar, « Les biens temporels de l’Église d’après sa tradition théologique et canonique », dans Id. (dir.), Église et Pauvreté, Paris, 1965, p. 233-258. 288 D.  Ganz, « The ideology of sharing : apostolic community and ecclesiastical property in the early Middle Ages », dans W. Davies et P. Fouracre (dir.), Property and power in the early middle ages, Cambridge, 1995, p. 17-30. 289  Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey… p. 27. 290  Concile de Paris 829… c. 7 et c. 15. Hincmar revendique l’origine apostolique de son siège, via la figure de saint Rémi. Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 40.

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ecclésiale. On le trouve, pour la première fois, sous la plume d’Agobard de Lyon291, puis dans les conciles réformateurs de 829 et 836292, dans les œuvres d’Hincmar de Reims293 et dans diverses sources hagiographiques ou narratives. Dans la collection du Pseudo-Isidore, la deuxième partie du recueil s’ouvre par un traité composé par les faussaires et placé en tête d’une compilation d’actes de conciles authentiques. Cet opuscule porte comme titre : De primitiva ecclesia294. Cependant, le Pseudo-Isidore passe très rapidement sur la situation décrite dans le Nouveau Testament pour s’intéresser à la figure de l’empereur Constantin. On assiste alors à un élargissement de la notion d’Église primitive et de la durée des temps fondateurs. Ce récit mythique de la communauté des biens est utilisé par les évêques carolingiens pour justifier leurs revendications : ils sont les successeurs des apôtres et attendent, comme eux, de récolter les offrandes des fidèles. Ils se posent comme les garants des patrimoines ecclésiaux295. Les faussaires prolongent le récit biblique en intégrant l’empereur Constantin dans leur narration : celui-ci devient le symbole du parfait empereur chrétien. Ce développement leur permet de ne pas rompre avec la tradition augustinienne qui fait du roi le garant des possessions ecclésiales, selon le principe per jura regum cher à Hincmar de Reims. En effet, bien qu’ils s’inscrivent dans la continuité des auteurs de l’Antiquité Tardive et qu’ils connaissent les théories augustiniennes, les clercs carolingiens ont choisi dans leurs discours de mettre en lumière la communauté des biens dans l’Église primitive. Ce choix n’est pas anodin : il efface le rôle du prince dans la transmission des richesses à l’Église et le remplace par la médiation des évêques, successeurs des apôtres et seuls représentants des droits de Dieu sur terre. Ce récit de partage institue un véritable mythe fondateur. Dans cette mise en scène allégorique de leur propre pouvoir sur les res ecclesiae, les pontifes expliquent et justifient que les aumônes reçues par les églises soient déposées entre leurs mains, tout en inscrivant cette pratique dans un continuum historique : le temps de l’Église296. Cette fiction est particulièrement bien reçue par les faussaires

291  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 19 p. 134. On en trouve surtout de très nombreuses références implicites dans le récit du châtiment d’Ananie et Saphire, frappés de mort pour avoir détourné une partie du fruit de la vente de leur champ à l’apôtre. 292  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… c. 90, p. 759. 293  En particulier dans la Collectio de Ecclesiis (p.  46 et p.  120), mais aussi dans la lettre synodale du concile de Tusey 860 : Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey… p. 27. 294  Décrétales pseudo-isidoriennes… p. 247. M. Lauwers, « De l’Église primitive à l’institution des lieux de culte : autorité, lectures et usages du passé de l’Église dans l’Occident médiéval (ixe-xiiie siècle) », dans J. M. Santerre (dir.), L’autorité du passé dans les sociétés médiévales, Rome, 2004, (MEFRM, 333), p. 308. 295  G. Miccoli, « Ecclesiae primitivae forma », dans Id., Chiesa Gregoriana. Ricerche sulla Riforma del secolo XI, Rome, rééd. 1999, p. 305-309. 296 G. Agamben, Le règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Homo Sacer, II/2, Paris, 2008, p. 26.

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isidoriens297, mais aussi par les clercs du Mans soucieux de défendre les droits de leur évêque298. En effet, dans ce récit, la figure du roi s’estompe et l’auctoritas épiscopale sort renforcée, à l’exclusion de toute autre forme de pouvoir sacré : il n’est fait mention ni des saints, ni des moines299. La communauté primitive des biens est aussi un procédé rhétorique dont se servent les auteurs pour rappeler les principes de bonne gestion des res ecclesiae. Ainsi, dans les Gesta de Saint-Wandrille, la tyrannie de l’abbé Teutsinde est opposée à l’administration harmonieuse de ses prédécesseurs, sous l’abbatiat desquels toutes choses […] étaient communes, personne ne disait avoir quelque chose en propre, mais à l’exemple de la primitive Église, ils (les moines) servaient le Seigneur avec bonheur et sans préoccupation. Car ils savaient qu’ils recevraient du père du monastère tout le nécessaire300.

Les portraits des évêques et des abbés qui sont dépeints dans les Gesta du ixe siècle constituent, à leur manière, un pendant à la littérature des miroirs301. Ils proposent des modèles de bons intendants respectueux des règles de gestion chrétienne, tel l’abbé Tétrice à Saint-Germain d’Auxerre qui délègue son pouvoir sur les biens temporels à un économe et fait distribuer de la nourriture au clergé de la ville302. Les discours de défense s’appuient toujours sur des exhortations morales et un recueil de principes devant guider l’action des hommes. Ils sont donc tout autant des argumentaires construits pour répondre à de potentielles menaces extérieures à l’Église que des guides d’administration chrétienne proposés aux clercs303. Dans leurs opuscules, les auteurs carolingiens proposent à chacun des ordres de la société des exemples de gestion conformes à l’économie du christianisme 297  En particulier chez le PseudoIsidore : Décrétales pseudo-isidoriennes… p.  65, 162, et 247 (la fausse décrétale du pape Urbain, qui sera reprise par Hincmar de Reims), puis p. 519. Et un peu moins chez Benoît le Lévite : Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39, Livre II, c. 335. 298  Voir en particulier la notice réservée à saint Julien. Geschichte des Bistums Le Mans von der Spätantike bis zur Karolingerzeit : Actus pontificum Cenomannis in urbe degentium und Gesta Aldrici. I. Die erzählenden Texte, éd. M. Weidemann, Bonn, 2002, p. 33. 299 W. Goffart, The Le Mans Forgeries. A chapter from the history of Church property in the ninth century, Harvard, 1966, p. 19-21. S. Wood, The proprietary church… p. 802. C’est également le cas dans la Vie de saint Leufroy, où les moines vendent leurs biens et déposent l’argent au pied de leur abbé. Vita s. Leutfredi Madriacensis, (v. 851), AASS, IV Juin, 21, p. 108. [BHL 4899] 300  Gesta abbatum Fontanellensium, Chronique des abbés de Fontenelle (Saint-Wandrille), éd. et trad. P. Pradié, Paris, 1999, (Les classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 40), p. 77. 301 M. Sot, Gesta episcoporum. Gesta abbatum, Turnhout, 1981 (Typologie des sources du Moyen Age occidental, 37), p. 44-48. 302 (Les) Gestes des évêques d’Auxerre, éd. et trad. G. Lobrichon, M. Goullet, et M. Sot, Paris, 2002, p. 122. 303  S. Patzold, « Redéfinir l’office épiscopal : les évêques francs face à la crise des années 820-830 », dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, Turnhout, 2006, p. 337-359.

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pour préserver le patrimoine des lieux saints de toute corruption. Les évêques endossent le rôle des prophètes de l’Ancien Testament : Wala de Corbie, Hincmar de Reims et Paschase Radbert s’inspirent en particulier de Jérémie pour admonester le roi et les grands laïcs304. Ils placent cette mission au cœur de leur pastorale, car ils sont responsables devant Dieu du salut du roi et de l’ensemble du peuple chrétien305.

La conversion des laïcs Exhortations aux potentes Dans l’Epitaphium Arsenii, Paschase Radbert reproche aux spoliateurs laïques leur manque de prévoyance306. Ils vivent dans l’instant présent et s’attachent aux biens périssables de l’ici-bas au lieu de travailler à leur salut et à l’obtention des richesses de l’au-delà. Paschase dresse un tableau noir de son époque et se lamente sur les mauvais conseillers du roi. Il déplore que, par leur faute, la res publica et les églises soient ruinées et que l’autorité des évêques ne soit plus respectée. Tout cela avait été annoncé par Wala, le prophète incompris, que personne n’a su écouter. Les discours défensifs s’inscrivent dans la même lignée que les miroirs adressés alors aux potentes séculiers pour modeler leur conduite sur les principes de vie chrétienne. Ici, les prélats s’adressent en particulier aux intendants, c’est-àdire aux laïcs qui, dans l’entourage du roi, sont chargés de l’assister et à ceux qui détiennent des terres d’Église en bénéfice. Les conseillers, qui peuvent aussi bien être des clercs palatins que des laïcs, jouent un rôle crucial : ils influent sur le choix des candidats lors des élections épiscopales et abbatiales, comme à Beauvais en 881 par exemple307 ; ils interviennent en faveur des bénéficiers pour l’obtention ou la transmission héréditaire de leur domaine, comme Bégon intercédant auprès de Louis le Pieux pour faire attribuer au comte Donat de Melun la villa de NeuillySaint-Front308. Ces personnages participent sans doute aux enquêtes lancées par le souverain pour connaître l’étendue du patrimoine du fisc et des églises. Ils doivent surveiller la légitimité des demandes d’octroi de bénéfice et s’assurer qu’aucun acte subreptice n’est obtenu du roi par tromperie. La conversion de leurs méthodes et de leur éthique aux principes chrétiens de gestion des res ecclesiae n’est

304  M. De Jong, The penitential state. Authority and atonement in the age of Louis the Pious, 814-840, Cambridge, 2009, p. 114. 305  Vulfade de Bourges, Lettre aux clercs et aux laïcs de l’église de Bourges, (v. 866-876), éd. E. Dümmler, Berlin, 1902, (M.G.H., Epistolae 6/1), p. 189. 306  Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii… c. 6, p. 66. 307  Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Sainte-Macre (881)… p. 480-484. 308  Id., De villa Novilliaco… p. 100-112.

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pas qu’un motif rhétorique, il s’agit d’un réel programme de réforme mené par les prélats au sein de l’entourage royal. Plusieurs modèles et contre-modèles sont proposés aux grands et diffusés par les lettres synodales, les Gesta et les différents traités alors rédigés par les clercs. Les figures des rois bibliques leur sont appliquées309, parfois aussi l’exemple de Job310 ou, plus fréquemment, celui du couple biblique d’Ananie et Saphire. Les hommes du siècle sont alors placés dans la dépendance des hommes d’Église et leur accès aux res ecclesiae strictement encadré et délimité. S’ils peuvent les recevoir en précaire, les laïcs ne sont pas habilités à gérer ces biens, c’est-à-dire à procéder au partage des revenus et à l’affectation des ressources, comme l’explique Jonas d’Orléans dans le De Institutione Laicali311. Ce principe se retrouve chez tous les auteurs du ixe siècle, qu’ils soient intransigeants ou modérés. Les prélats récusent aux séculiers toute compétence à gérer le temporel des lieux saints. Le motif de ce rejet est double : au niveau des échanges matériels, les clercs redoutent que les ressources ecclésiales ne soient détournées aux usages personnels et familiaux des bénéficiers. Dans une perspective plus symbolique, le geste de diviser et de répartir les richesses entre les hommes est réservé à un groupe restreint. Les lettres synodales de cette période sont des exhortations adressées aux grands de Francie pour les encourager à modifier leurs comportements économiques : on y retrouve chacun des grands principes de gestion élaborés depuis le début du siècle par les réformateurs. Chaque évêque relaie ensuite dans son propre diocèse les mesures énoncées lors des conciles, comme le fait Vulfade de Bourges dans une lettre rédigée à l’intention des puissants clercs et laïcs de son église : Nous avertissons les puissants qu’ils doivent, dans la crainte de Dieu, correctement diriger et administrer leurs propriétés familiales comme bien sûr les propriétés ecclésiastiques qui leur ont été confiées312.

Pour les prélats, il est essentiel que les normes qu’ils érigent soient observées par tous les membres de l’élite : les valeurs chrétiennes qu’elles contiennent s’appliquent et se déclinent pour chacun des ordres313. Les spoliateurs désignent dès lors les personnes qui ne suivent pas les règles formulées par les prélats et qui

309  Jonas d’Orléans utilise la figure du roi Ozias. Jonas d’Orléans, De institutione laicali, (PL, 106), col. 205B. 310  Rapport des évêques à Louis le Pieux a. 829, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H. Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), c. 56 p. 46. 311  Jonas d’Orléans, De institutione laicali, (PL, 106), col. 204D. 312  Vulfade de Bourges, Lettre aux clercs p. 191. 313  Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey… p. 33.

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remettent en cause leur autorité. Ce sont aussi tous ceux dont la compétence à gérer les res ecclesiae n’est pas reconnue pour des raisons religieuses ou politiques. Charles Martel et le rôle des fictions historiques dans l’argumentaire des clercs Au cours du ixe siècle, on assiste à une véritable efflorescence de fictions historico-juridiques au sein des discours de défense sur la propriété ecclésiastique. La communauté des biens dans l’Église primitive, les modèles de Constantin et des rois bibliques, ou encore la légende noire de Charles Martel sont autant de motifs allégoriques dont se servent les auteurs pour étayer leur argumentaire. L’enjeu est de diffuser au sein des élites les normes implicites régulant la circulation des res ecclesiae. La distance existant entre les préceptes canoniques de bonne gestion et les pratiques foncières est en partie comblée par ces représentations symboliques. L’échelle temporelle est resserrée autour de certains moments clefs : le récit biblico-historique des donations pieuses et de la dîme, la condamnation d’Ananie et Saphire, le partage des rôles entre Constantin et Sylvestre, mais aussi la reconstruction du proche passé carolingien sont autant de ponts jetés par les auteurs entre les normes abstraites et la réalité des échanges. La reconstruction de l’histoire des premiers princes carolingiens, et en particulier l’édification d’une légende noire autour de la figure de Charles Martel, est caractéristique de ce procédé. Ce prince est accusé par les clercs du ixe siècle d’être à l’origine des premières spoliations de biens ecclésiastiques. Des études récentes ont mis en lumière les mécanismes rhétoriques des auteurs pour construire ce récit314. Charles Martel est érigé en contre-modèle devenant l’exact opposé de Constantin. Il endosse le rôle du bouc émissaire et, pour les prélats du ixe siècle, il devient la pierre angulaire sur laquelle s’édifie leur nouvelle conception des res ecclesiae. La légende de Charles Martel est rapportée par Hincmar de Reims dans la lettre synodale de 858 qu’il adresse à Louis le Germanique, alors que ce dernier tente de rallier les évêques de Francie à sa cause315. Déjà, dans la Vita Remigii, l’archevêque l’accuse d’avoir donné des terres d’Église et des évêchés à des laïcs316. D’autres auteurs le présentent également comme l’instigateur des premières spoliations317. Or, les sources du viiie siècle dressent un tout autre 314  Voir les articles rassemblés dans : J. Jarnut, U. Nonn et M. Richter (dir.), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, 1994. 315  Hincmar de Reims, Lettre des évêques des provinces de Rouen et Reims à Louis le Germanique… p. 408. Pour une présentation critique de cette source, voir : P. Fouracre, The Age of Charles Martel, Harlow, 2000, p. 123-125. 316 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… n. 1, p. 17. M. C. Isaïa, Remi de Reims, Mémoire d’un saint, Histoire d’une église, Paris, 2010, p. 568. 317 U.  Nonn « Das Bild Karl Martells in mittelalterlichen Quellen », dans J.  Jarnut, U.  Nonn et M. Richter (dir.), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, 1994, p. 9-21.

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portrait de Charles Martel, celui d’un roi pieux, fondateur et bienfaiteur des lieux saints318. La relecture carolingienne des événements du viiie siècle sert à liquider le passé. Les accusations portées contre Charles Martel sont une façon de clore une époque révolue où les domaines des églises étaient utilisés pour les necessitates du royaume sans que les prélats aient eu le temps d’intégrer ces pratiques à leur conception d’ensemble du patrimoine ecclésial. Cette légende noire est aussi un moyen d’effacer les dernières traces du changement de personnel politique survenu entre les Mérovingiens et les Carolingiens. Dans les Gesta d’Auxerre et de Saint-Wandrille, les usurpateurs sont des hommes originaires de Bavière, nouveaux venus qui accompagnent et soutiennent Charles Martel319. Dans le récit d’Hincmar de Reims, Euchère d’Orléans – l’évêque qui rapporte la vision de Charles Martel condamné aux tourments éternels pour avoir spolié les biens des églises – est exilé avec sa famille pour des motifs politiques320. Partout, la mémoire des premières divisions des patrimoines monastiques remonte à Charles Martel, c’est-à-dire au moment des changements de fidélité lors de l’accession au pouvoir des Pippinides puis des Carolingiens321. Tous ces récits concourent à placer à cette époque le point de départ d’un nouvel ordre social et politique. Au cours du ixe siècle, l’accusation de spoliation des res ecclesiae demeure une condamnation d’ordre politique visant à discréditer l’accès au pouvoir d’un prince, d’une famille ou d’un potens. C’est le cas, par exemple, dans les récits du moine Adrevald de Fleury et dans les visions d’Audradus Modicus. Ces deux auteurs fustigent les transrhenani qui divisent le patrimoine de leur église et détournent les res ecclesiae322. Ces hommes d’outre-Rhin désignent les nouveaux fidèles (Saxons, Thuringiens, Bavarois et Alémans) sur lesquels s’appuie Louis

318  H.W. Goetz, « Karl Martell und die Heiligen. Kirchenpolitik und Maiordomat im Spiegel der spätmerowingischen Hagiographie », dans J. Jarnut, U. Nonn et M. Richter (dir.), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, 1994, p. 101-118. 319 (Les) Gestes des évêques d’Auxerre, éd. et trad. G.  Lobrichon, M.  Goullet, et M.  Sot, Paris, 2002, c. 32 p. 136. Gesta abbatum Fontanellensium, cit. n. 1, p. 212. J. Heuclin, « Les abbés des monastères neustriens 650-850 », dans H. Atsma (dir.), La Neustrie : les pays au nord de la Loire, II, Sigmaringen, 1989, p. 330. 320  A. Staudte-Lauber, « Carlus princeps regionem Burgundie sagaciter penetravit. Zur Schlacht von Tours und Poitiers und dem Eingreifen Karl Martells in Burgund », dans J. Jarnut, U. Nonn et M. Richter (dir.), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, 1994, p. 79-100. F. Prinz, Klerus und Krieg im früheren Mittelalter. Untersuchungen zur Rolle der Kirche beim Aufbau der Königsherrschaft, Stuttgart, 1971, p. 61. 321  Charles Martel se serait attaqué au patrimoine des monastères de SaintDenis, SaintGermain des Près, SaintWandrille, SaintPierre au Mont Blandin, Montierender, SaintVictor de Marseille ; et à celui des églises de Reims, Lyon, Vienne, Verdun et Langres. É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… p. 31. 322  Les miracles de saint Benoît, cit. c. 27, p. 61. Audradus Modicus, Liber revelationum, éd. L. Traube dans « O Roma nobilis », dans Abhandlungen der philosophisch-philologischen Klasse der königlich bayerischen Akademie der Wissenschaften, Münich, 1892, p. 386.

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le Pieux au moment de la révolte de ses fils dans les années 830 et qui continuent de fournir des contingents aux troupes carolingiennes tout au long du ixe siècle323. Adrevald et Audrade sont opposés à l’arrivée au pouvoir de ces nouveaux groupes. Ils leur reprochent de piller les lieux saints de la région ligérienne et les dénoncent comme n’étant pas dignes de gérer le patrimoine ecclésial, c’est-àdire d’accéder aux postes de commandement et aux charges publiques. Ainsi, dans une de ses visions, Audrade conteste l’installation sur le siège de Chartres de Bouchard. En 853, ce diacre du royaume de Lothaire, parent de Wénilon de Sens voit sa candidature être soutenue par la reine Ermentrude et les partisans de Robert le Fort324. Ici, les motivations religieuses et politiques se confondent : Audrade s’oppose à une élection dont le prétendant appartient à un groupe de plus en plus puissant, mais il dénonce également la procédure suivie par le roi Charles le Chauve et son évêque, Wénilon de Sens, qui imposent leur favori « comme si on ne pouvait pas trouver dans le royaume aucun clerc plus digne325 » de cet office. Or, l’évêque Bouchard de Chartres se distingue par la suite par ses prouesses militaires contre les Normands326. Les qualités épiscopales attendues par Audrade ne sont sans doute pas les mêmes que celles recherchées par Charles le Chauve pour contrôler et défendre une région alors particulièrement touchée par les raids normands. La géographie des discours de défense dessine les contours d’une carte politique du royaume de Francie : la condamnation des spoliateurs de res ecclesiae se développe en particulier dans les espaces où les rapports de force locaux sont troublés et le pouvoir royal disputé. Les lettres synodales de 836, 859 et 874 sont adressées aux grands d’Aquitaine ; celle de 858 vise à renforcer les fidélités chancelantes sur la frontière orientale du royaume lors de l’invasion de Louis le Germanique. Les Gesta de Saint-Wandrille et d’Auxerre, les Miracles de SaintBenoît et les visions d’Audrade se font l’écho des dissensions liées au changement de personnel politique survenu dans les années 750 : la montée en puissance, en Bourgogne et en Neustrie, de nouvelles familles venues de Germanie entraîne des frictions locales entre anciens et nouveaux fidèles. Ces tensions perdurent longtemps après le règne de Charlemagne, puisque les Carolingiens continuent de puiser une partie de leurs agents dans l’aristocratie austrasienne et germanique pour contrôler ces deux régions327.

323  K. F. Werner, Enquêtes sur les premiers temps du principat français (ixe-xe siècles), trad., Ostfildern, 2004, p. 265. 324  Ibid., p. 127 et n. 84, p. 296. 325  Audradus Modicus, Liber revelationum… p. 386. 326  K. F. Werner, op. cit. n. 84, p. 296 et n. 89, p. 297. 327  Ibid., p. 265.

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Chapitre IV

Ainsi, les rares condamnations d’abbés laïques transmises dans les sources narratives carolingiennes (le comte Vivien chez Audrade, Robert le Fort et Ramnoux de Poitiers chez Hincmar de Reims328) s’insèrent dans des discours où enjeux politiques et religieux s’entremêlent. Ces trois personnages font partie du même groupe qui prospère sous le règne de Charles le Chauve et occupe les principales charges du royaume329. Leur mort est vue comme un juste châtiment par Hincmar et Audrade. Ces deux auteurs étant proches du pouvoir royal et du groupe mis en cause, il est peu probable que leurs reproches traduisent une réelle opposition à la politique de Charles le Chauve dans la région ligérienne. Cependant, il est possible que tous deux aient considéré que la mainmise d’un seul groupe – dont les membres sont originaires de Rhénanie et d’outre-Rhin – sur les plus prestigieux honores du royaume constitue une menace pour l’équilibre des rapports de force entre les grands. Les mêmes remarques peuvent être faites concernant un autre spoliateur célèbre : Eudes Ier chez Adrevald de Fleury330. La construction d’un nouvel ordre normatif pour la gestion des terres d’Église participe à l’édification d’un empire puis d’un royaume chrétien. Les richesses ecclésiales, comme les honores séculiers, doivent circuler entre les membres de l’élite, entre anciennes familles franques et nouveaux venus.

Conclusion du Chapitre IV Les discours visant à défendre les terres d’Église dans le royaume de Francie attestent qu’il n’existe pas au ixe siècle une conception univoque des res ecclesiae, mais plusieurs traditions et courants de pensée qui s’expriment diversement selon les auteurs et les moments. Dans les opuscules des clercs, tout ou presque est affaire de circonstances. Il en résulte d’importants débats où chaque groupe, chaque protagoniste interpelle ses pairs et tente de rallier le plus grand nombre à son opinion. Les discussions portent sur l’usage et la gestion des terres des lieux saints. Face à l’essor de la compétition pour les honores, et, surtout après 843, suite à la reconfiguration de l’empire chrétien en trois royaumes, les prélats cherchent à limiter l’accès aux res ecclesiae à un groupe restreint. Il s’agit de redéfinir les règles du jeu permettant la circulation de ces possessions et d’encadrer de nouvelles pratiques, comme l’abbatiat laïque, les dîmes obligatoires ou encore les bénéfices 328  Sur les accusations politiques contre Robert le Fort, voir : K. F. Werner, op. cit. n. 971, p. 175. G. Koziol, « Is Robert Ist in Hell ? The diploma for Saint-Denis and the mind of a rebel king ( Jan. 25, 923) », dans Early Medieval Europe, 14/3, 2006, p. 233-267. Dans les sources diplomatiques, le comte Vivien passe pour être un bienfaiteur des églises. 329  K. F. Werner, Enquêtes p. 263. Y. Sassier, « Les Carolingiens et Auxerre », dans D. Iogna-Prat et alii (dir.), L’École carolingienne d’Auxerre, Paris, 1990, p. 29-33. 330  Les miracles de saint Benoît, c. 20, p. 47 sqq. K. F. Werner, Enquêtes p. 265.

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ecclésiastiques. Chaque auteur cherche une solution, discute, négocie selon le contexte des conflits locaux, les destinataires de leur texte ou les enjeux implicites liés au contrôle de tel ou tel bien-fonds. L’objectif des clercs n’est pas d’exclure les laïcs du contrôle des biens. Ils sont conscients du décalage existant entre le principe d’indisponibilité des res ecclesiae et la réalité des échanges fonciers. Toute leur réflexion vise à réduire ce paradoxe en conciliant la théologie des biens et les contingences socio-politiques du royaume. Les auteurs ne peuvent pas faire abstraction de la réalité des pratiques. Les sources en témoignent : les hommes du siècle continuent de participer au contrôle des terres ecclésiales. Les ressources des établissements religieux sont intégrées à un système complexe de répartition des richesses foncières du royaume entre les différentes élites. Les prélats sont conscients de cette imbrication et de ses conséquences : ils savent pertinemment que l’exclusion totale des membres de l’élite séculière bouleverserait tout le système et amènerait à une faillite de l’organisation sociale. Les discours de défense ne sont donc pas une remise en cause profonde du gouvernement du roi carolingien qui est alors fondé sur le contrôle et la redistribution des richesses foncières. Les hommes d’Église participent euxmêmes au bon fonctionnement de ce système. Cependant, ils sont conscients des répercussions religieuses et symboliques que pourrait engendrer ce type de compromis. À être trop engagés dans le siècle, les lieux saints et les prélats peuvent perdre bien plus que leurs terres : ils risquent leur prestige et leur sacralité. En effet, ce qui fonde le sacré à cette époque est le caractère surnaturel de ses manifestations et l’interdit qui l’isole du reste du monde. La séparation des res ecclesiae est une condition sine qua non à l’existence d’un ordo clérical distinct. Les réflexions des carolingiens portent donc sur la conciliation des besoins du roi et de la milice séculière avec les missions des églises. Les clercs réfléchissent aux solutions possibles pour limiter la confusion qui découle du partage des mêmes richesses foncières entre élites laïque et ecclésiastique. Wala de Corbie, Jonas d’Orléans, Hincmar de Reims, ainsi que la majorité des auteurs de cette époque cherchent à concilier les besoins de la militia Christi et ceux des milites royaux sans pervertir les principes théologiques qui fondent l’économie des res ecclesiae. Une des solutions envisagées alors est de repenser l’attribution des terres afin d’éviter que les prélats ne se retrouvent en compétition directe avec les grands laïcs. Ils cherchent à imposer un système de partage des richesses foncières qui soit soumis à leur autorité autant qu’à celle du roi et martèlent que le patrimoine ecclésial est destiné au bien commun. Il doit rester à la disposition de la communauté des fidèles, indisponible à toute appropriation personnelle. Or, seuls les hommes d’Église sont à même de garantir cette indisponibilité.

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Chapitre IV

Les auteurs du ixe siècle se trouvent dans une situation inédite, en raison des bouleversements socio-politiques récents (instauration de la dîme obligatoire, gouvernement fondé sur le système des bénéfices, partage de l’empire après 843, pressions exercées par les attaques normandes) mais aussi en raison de l’évolution de leur propre réflexion par rapport au corpus normatif dont ils ont hérité. Les carolingiens ne peuvent plus s’appuyer sur la seule pensée des Pères de l’Église pour élaborer un modèle de circulation des res ecclesiae. Il leur faut notamment dépasser la vision augustinienne de l’ecclesia, attachée à la communauté des fidèles, pour relier la possession des biens à l’édifice ecclésial. Cette situation originale explique les tâtonnements, les hésitations voire les contradictions que l’on retrouve dans la documentation. Les prélats tentent de construire un nouveau cadre pour réguler les relations des différents groupes sociaux au patrimoine ecclésial. Leurs réflexions s’inscrivent dans des débats théologico-politiques beaucoup plus larges, portant sur la définition de la res publica, du bien commun, ainsi que sur le gouvernement du royaume et le rôle du roi. Cependant, malgré la nécessaire conciliation des besoins des milites et des lieux saints, les évêques continuent d’œuvrer à l’édification d’une sphère réservée pour une partie des res ecclesiae. En effet, la société carolingienne est une société à statut où l’existence de biens inaliénables joue un rôle essentiel dans la structuration sociale. Certains biens doivent être soustraits au circuit des échanges ordinaires pour générer une dynamique de hiérarchisation sociale : une partie des res ecclesiae joue ce rôle. Il s’agit des domaines attribués à la mensa fratrum voire, parfois, des dîmes. Ces richesses ne peuvent pas être affectées aux usages des milites : elles sont les seules à être réellement indisponibles. Cette séparation foncière génère de l’exclusion et donc de la hiérarchie. Elle légitime ainsi les rapports de domination entre ceux qui ont accès aux biens réservés et les autres. La défense de ces possessions indisponibles est essentielle : leur mise à l’écart conditionne la production et la reproduction de la société d’ordres et assure sa survie au plan physique et symbolique. Les discours des clercs sur l’accès aux res ecclesiae constitue donc un moyen pour redéfinir les droits et les devoirs de chacun des ordines. À cette époque, le cœur du problème réside dans le partage des pouvoirs entre le roi et les évêques : le prince peut-il décider seul de l’affectation des ressources des églises ou doit-il travailler de concert avec les évêques, voire se soumettre à leur autorité en ce domaine ? Les positions des auteurs oscillent entre exclusion et coopération, selon l’influence des contextes locaux et de l’évolution des débats ecclésiologiques sur les rapports entre les deux pouvoirs qui sont caractéristiques de cette période. La mise en défens des res ecclesiae ne se fonde pas sur une logique bipolaire opposant clercs et laïcs entre eux. Les hommes du siècle ne sont pas exclus de la circulation des ressources ecclésiales mais subordonnés à l’autorité des prélats, leur

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accès aux terres des lieux saints est strictement encadré et délimité. Ils peuvent recevoir en bénéfice certains domaines mais ils ne sont pas autorisés à procéder au partage des revenus ni à l’affectation des ressources. Leur action reste donc périphérique, ils ne peuvent prétendre à la dimension la plus symbolique qu’est la redistribution des richesses. Ce geste renvoie en effet au divin, c’est la main de Dieu offrant aux hommes la Création. Seul le roi par ses largesses ou les prélats, qui sont les économes de Dieu, peuvent organiser la répartition des ressources et reproduire le don divin initial. Les enjeux implicites et explicites poursuivis par les auteurs carolingiens dans leurs traités sont maintenant bien connus. À la lumière de ces considérations, on peut désormais ouvrir un autre volet de cette enquête : l’analyse des stratégies choisies par les clercs pour protéger leurs domaines fonciers et matérialiser dans la réalité des pratiques leurs conceptions du monde.

CHAPITRE V. LA PLUME ET LE GLAIVE. LES STRATÉGIES DE DÉFENSE DES CLERCS CAROLINGIENS ET LEURS CONSÉQUENCES

L

es auteurs carolingiens ont produit tout au long du ixe siècle une abondante littérature sur la question des spoliateurs de biens ecclésiastiques. L’augmentation soudaine du nombre de plaintes et de revendications dans les années 820-880, qui s’accompagne d’un intense travail de redécouverte des autorités du passé, a souvent occupé le premier plan dans les travaux des historiens, occultant la tranquille normalité des échanges fonciers de cette époque. Dans la majorité des cas, les bénéfices ecclésiastiques tenus par des laïcs ne sont pas contestés par les hommes d’Église. Il n’y a pas, au ixe siècle, de remise en cause profonde du système de répartition et de gestion des richesses foncières des lieux saints allant dans le sens d’une exclusion systématique des laïcs : les rois, les clercs et les membres de l’élite séculière continuent d’œuvrer de concert à leur gestion. Les discours de défense qui nous sont parvenus ont été élaborés dans des contextes bien précis, pour répondre à des rapports de force locaux ; ou bien, ils s’inscrivent dans des réflexions ecclésiologiques beaucoup plus larges et n’ont alors pas vocation à être diffusés dans le royaume (à l’instar des opuscules d’Agobard de Lyon et de Paschase Radbert) ni à être mis en œuvre, comme le rappelle Wala de Corbie dans son admonition. Cependant, le ixe siècle correspond bien à une période de crise du mode de partage de ces richesses. Le brusque essor du nombre de litiges fonciers opposant clercs et laïcs après le traité de Verdun en 843 témoigne des modifications territoriales, politiques, sociales et religieuses qui reconfigurent alors le champ de la compétition pour l’accès aux ressources du sol. Avec la division de l’empire et la nouvelle répartition des honores et des fidélités au sein des trois royaumes, c’est tout le fonctionnement du circuit des donations pieuses et des bénéfices ecclésiastiques qui doit être réajusté. Les réflexions des auteurs carolingiens sur ces problèmes rejoignent alors d’autres débats, plus profonds, portant eux sur l’organisation de l’ecclesia. C’est au travers de ce double mouvement de pensée qu’il convient d’analyser les discours de défense. Les res ecclesiae représentent le nœud matriciel vers où convergent les deux projets des clercs, repenser la société d’ordres et réformer la répartition des richesses. On a vu au chapitre II que, pour concevoir ces modifications et développer leur argumentaire, les prélats s’appuient sur un riche héritage patristique et canonique, puisant également normes et principes dans le droit romain tardif. Toutes les règles de droit édictées depuis le ive siècle pour protéger le patrimoine des

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Chapitre V

églises ne sont pas reprises. Les auteurs du ixe siècle opèrent un choix conscient et éclairé dans les références, choisissant celles qui pourront le mieux s’adapter aux réalités de leur temps. En effet, leur objectif n’est pas de briser le système de circulation des terres ecclésiales tel qu’il existe alors : les bénéfices ecclésiastiques continuent d’être octroyés à des fidèles laïques, aussi bien ceux du roi que ceux des établissements religieux (chapitre III). Cependant, l’essor de la compétition pour les honores les oblige à reconsidérer le circuit d’échanges des res ecclesiae, soit que la reconfiguration des réseaux de fidélité ait fait augmenter le nombre de compétiteurs, soit que les mouvements politiques et familiaux engendrés alors aient suscité une inquiétude et un repli défensif du clergé sur ses propres intérêts. Que les menaces perçues par les auteurs soient réelles ou fantasmées, dans tous les cas, les conséquences sont les mêmes : à l’intérieur de l’ordre clérical, l’accès aux terres d’Église est rendu plus difficile pour les clercs qui doivent attester de leur niveau d’instruction religieuse (pour les séculiers) ou de leur pureté (pour les réguliers) ; à l’extérieur, la sélection des intendants et des bénéficiers au sein des membres de l’élite laïque se durcit également. Les conflits fonciers de l’époque, mais aussi les opuscules et les traités rédigés par les prélats dans ces occasions, attestent de l’essor de la compétition au sein des membres de l’élite. L’analyse de leur discours et des nouvelles règles, implicites et explicites, qui sont alors érigées pour structurer le processus agonistique (chapitre IV), montre bien qu’à cette époque le cœur des enjeux se trouve à la fois dans la renégociation de la répartition des richesses foncières entre les différents ordres, mais aussi dans la mise en ordre du monde et la restauration de limites claires entre les missions et les attributions de chaque ordo. Les discours de défense constituent la principale arme de combat des clercs dans la compétition foncière pour les honores. Ces textes offrent à leurs auteurs et à leurs successeurs un corpus de règles de droit, un répertoire de références et d’arguments pour préserver le patrimoine des églises de toute forme de corruption et en assurer une gestion conforme aux valeurs chrétiennes, au profit de leurs propres intérêts. L’ensemble du corpus textuel produit au cours du ixe siècle constitue une œuvre colossale. Les prélats ont amassé, collecté, répertorié des centaines et des centaines de canons, de citations, d’exemples de châtiments divins, donnant naissance à un véritable géant normatif. Ce colosse reste fragile, il repose sur des pieds d’argile. Pour que les principes énoncés par les clercs soient suivis d’effet, il leur faut gagner l’accord des autres grands et du roi. Sans consensus ni coopération de l’ensemble des élites laïques et ecclésiastiques, aucune modification des règles du jeu, aucune gestion des biens n’est possible. Les écrits défensifs ne véhiculent pas que des idées détachées de la réalité. Certaines normes ont été mises en œuvre et suivies ; d’autres sont restées lettre morte. Il convient donc à présent, au terme de cette enquête, d’observer les

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interactions entre les discours produits par les clercs et les pratiques sociales de l’époque. Comment se met en place la défense des res ecclesiae ? Quelles sont les actions concrètes des prélats ? Suivent-ils eux-mêmes les principes qu’ils prônent dans leurs exhortations ? Et avec quelles conséquences ?

Les stratégies de défense Tous les prélats n’ont pas suivi les mêmes méthodes pour se prémunir contre d’éventuels compétiteurs indésirables. En fonction de leur trajectoire personnelle, du contexte politique et social, de l’histoire de leur église ou de leur monastère, les clercs ont choisi différentes stratégies de défense, certains s’appuyant davantage sur l’autorité de l’écrit, d’autres sur les réseaux de solidarité existant ici-bas mais aussi sur les liens noués entre le saint et sa communauté. Hincmar de Reims s’abrite derrière le respect du droit et de la procédure ; les moines de Saint-Denis ont recours aux faux ; les évêques de Septimanie se plaignent auprès du pape Jean VIII ; Loup de Ferrières utilise son réseau pour obtenir la restitution de la celle Saint-Josse ; à Fleury, saint Martin intervient régulièrement pour punir les spoliateurs. Curieusement, bien des sources ne mentionnent pas le résultat auquel sont parvenus les clercs à l’issue de leur combat, comme si, finalement, la restitution des biens n’était pas l’aspect le plus important à conserver en mémoire.

Le respect du droit et de la procédure L’archevêque de Reims privilégie toujours dans les conflits fonciers le recours au droit et le rappel des règles qui structurent la circulation des res ecclesiae. Hincmar attache une grande importance au respect des procédures : elles forment le cadre permettant au jeu des échanges de se dérouler correctement. Sans cet encadrement des pratiques, les res ecclesiae perdent leur caractère spécifique et sont soumises aux mêmes modes d’échange que les autres biens-fonds. Les normes justifient autant qu’elles garantissent l’indisponibilité des biens des églises. Les interdictions et les spécificités attachées à la gestion des terres ecclésiales sont les premiers signes tangibles de leur caractère particulier. Dans le Pro Ecclesiae libertatum defensione qu’Hincmar adresse à Charles le Chauve en 870 pour défendre son neveu l’évêque de Laon, l’archevêque explique l’importance des lois et des procédures dans un litige portant sur un bénéfice ecclésiastique1. Il commence par prendre la défense de son neveu contre le roi, ce dernier n’ayant pas respecté les règles du jeu. Dans le courant de

1  Hincmar de Reims, Expositiones ad Carolum regem pro Ecclesiae libertatum defensione, (PL, 125), col. 1035-1070.

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l’année 869, Hincmar de Laon reprend le domaine de Poilly qu’il avait attribué quelque temps auparavant à un laïc, Nortman, fidèle de Charles le Chauve2. Son geste n’est pas justifié et Nortman s’en plaint au roi. Celui-ci convoque alors l’évêque de Laon devant un tribunal séculier et le somme de s’expliquer3. Pour l’archevêque de Reims, cette comparution n’a pas lieu d’être : les clercs ne peuvent pas être jugés par des laïcs. Cette règle est clairement exprimée dans de nombreuses collections canoniques4. Mais Charles est allé encore plus loin. Devant le refus d’Hincmar de Laon de se présenter devant son tribunal, le roi ordonne que les biens de son église soient saisis et qu’on empêche l’évêque de jouir de ses revenus et du soutien de ses fidèles5. Pour l’archevêque de Reims, un deuxième principe juridique vient d’être bafoué : un évêque ne peut pas être dépouillé des ressources de son église avant son jugement. Il s’agit d’une règle de droit déjà ancienne, l’exceptio spolii, et que l’on retrouve également insérée à plusieurs reprises dans les collections isidoriennes6. À partir de ce moment, l’archevêque relie l’affaire de Laon au traditionnel discours de défense des biens ecclésiastiques, rappelant qu’il s’agit du patrimoine des pauvres et des vœux des fidèles, que les rois qui ont précédé Charles le Chauve ont protégé par des privilèges les possessions des églises, que lui-même, enfin, a promis à maintes occasions de les défendre7. Pour Hincmar, la situation est très claire : d’une part la terre concédée à Nortman fait partie des res ecclesiae, elle est donc soumise à un régime particulier ; d’autre part, Charles le Chauve a outrepassé ses prérogatives en confisquant les domaines de l’église de Laon et ce au mépris des canons, des paroles bibliques, des lois impériales, des privilèges de ses prédécesseurs et de ses propres serments. Les règles du jeu énoncées par l’archevêque sont multiples et relèvent de différents registres, tant écrits (les canons) qu’oraux (les serments8). Les autorités s’accumulent et se renforcent mutuellement. Hincmar de Reims semble exprimer une forme de colère, ou du moins, il formule des reproches assez durs à Charles.

2  J.  Nelson, « Not bishops’ Bailiffs but Lords of the Earth : Charles the Bald and the Problem of Sovereignty », dans D. Wood (dir.), The Church and Sovereignty c. 590-1918, Essays in Honour of Michael Wilks, 1991, p. 23-34. P. R. McKeon, Hincmar of Laon and Carolingian politics, Londres, 1978. 3  Hincmar de Reims, Expositiones, col. 1037A. 4  Elle est particulièrement mise à l’honneur dans les compilations isidoriennes. On relève de très nombreuses occurrences aussi bien dans les Faux Capitulaires que dans les Fausses Décrétales. Voir par exemple le c. 6 de la préface du PseudoIsidore : Décrétales pseudo-isidoriennes… p. 72. 5  Hincmar de Reims, op. cit., col. 1037B. 6 Nombreuses occurrences, voir par exemple : Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p.  19-39, Livre III c. 116 et c. 153. 7  Hincmar de Reims, op. cit., col. 1041-1042 et col. 1066-1067. 8  Il est d’ailleurs intéressant de voir l’importance de l’écrit pour Hincmar de Reims qui retranscrit à la fin de son admonition les serments prononcés par Charles le Chauve, Ibid. col. 1066-1067.

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À ses yeux, ce dernier n’a aucune excuse : ces règles sont connues de tous9, son crime est d’autant plus grave qu’il a agi en toute conscience, en se cachant et sans consulter les prélats de sa province10. Le problème de droit soulevé par Hincmar de Reims ne porte ni sur le fond de l’affaire – les raisons de l’exclusion de Nortman – ni sur le droit du roi à régler ce différend. En effet, l’archevêque explique plus loin que, si Hincmar de Laon refuse le jugement du concile, il revient au roi de trancher le litige11. Il s’élève donc contre la trop grande précipitation de Charles le Chauve qui entraîne une confusion dommageable pour le patrimoine de Laon et le statut du clergé franc. En agissant ainsi, le roi ne prend pas en considération le statut particulier des res ecclesiae ni celui du prélat. Hincmar lui reproche son empressement, suscité par sa colère contre l’évêque de Laon, et cite l’exemple de Constantin, empereur chanceux, car entouré de clercs qui ne se laissaient pas emporter par leurs émotions mais attendaient trente jours avant de rendre leur jugement pour que la colère ait quitté leur esprit12. L’archevêque rappelle alors la procédure devant être suivie dans ce cas de figure. Si un homme du roi se plaint que l’évêque lui a enlevé son bénéfice sans raison, le prince doit d’abord mener une enquête, demander le motif de son geste au prélat, puis, après avoir écouté les deux parties, rendre la justice en s’entourant de juges ecclésiastiques élus selon les lois divines et humaines13. Pour Hincmar, droit canon et droit séculier se complètent. L’archevêque reconnaît à la loi écrite une force plus importante que les coutumes ou traditions orales. Pour lui, les autorités du passé sont des remparts contre la violence et les abus des hommes. Seule la loi écrite garantit que les échanges fonciers se fassent dans le respect des motivations religieuses et non pour des raisons terrestres d’amitié ou de haine14. Enfin, Hincmar souligne l’importance que ce procès se déroule en privé et non devant une large audience15. Il rappelle, en tête de son admonition, qu’un différend similaire s’était élevé peu de temps auparavant entre deux laïcs et Hincmar de Laon et que l’affaire, après de longues discussions, avait été réglée en accord avec les sacrés canons devant le tribunal épiscopal et non en public16. Cette mention fait sans doute référence au tribunal public, celui du roi ou du comte, en

9  Hincmar de Reims, Expositiones, col. 1048A. 10  Ibid., col. 1037A. 11  Ibid., col. 1050D. 12  Ibid., col. 1056D. 13  Ibid., col. 1051C. 14  Hincmar expose ce point notamment lors du concile de Fismes en 881. Voir : Hincmar de Reims, Lettre à Louis III (no 19, juin 881), (PL, 126), c. 9 col. 116. On retrouve le même souci de se prémunir contre les liens d’amour et de haine dans les mesures prises par les conciles contre les préceptes illicites. 15  Hincmar de Reims, Expositiones, col. 1051D. 16  Ibid., col. 1035. L’affaire d’Ariulf et Amalbert, deux fidèles laïcs non identifiés.

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opposition au tribunal épiscopal. On retrouve de nouveau le souci de préserver le prestige et l’honneur de l’ordre clérical et de le distinguer des élites séculières. Le roi apparaît comme le garant du bon fonctionnement des échanges, puisque c’est à lui que revient en dernier recours le devoir de trancher les conflits opposant les évêques aux bénéficiers laïques, mais il reste soumis au contrôle des prélats, ou du moins à l’obligation de respecter le cadre qu’ils ont mis en place17. L’archevêque de Reims est souvent considéré comme une exception, tant son observance de la loi et de la procédure est un trait récurrent dans ses écrits. Cependant, il n’est pas le seul auteur de la deuxième moitié du ixe siècle à manifester un tel intérêt à l’égard des normes écrites. À partir du règne de Charles le Chauve, les clercs carolingiens orientent leurs réflexions en ce sens et tendent à exalter la loi divine, rappelant que tous les hommes, et en particulier le roi, y sont soumis18. Cette inflexion nouvelle fait écho aux bouleversements qui suivent le partage de Verdun. Dans des royaumes en recomposition, face à des rois aux fidélités chancelantes, le recours aux autorités du passé et à la force du texte écrit devient un moyen de maîtriser le chaos du monde et de se prémunir contre l’impermanence des choses et des hommes19. C’est dans ce contexte que la législation des années 740-750 sur les bénéficies ecclésiastiques est redécouverte et mise en circulation par les faussaires isidoriens. Les normes, mais aussi les actes juridiques rappelant le droit des églises, sont alors perçues comme des outils indispensables à la bonne gestion des richesses ecclésiastiques et à la préservation du champ de la compétition.

Faux et usages de faux à Saint-Denis Le partage des biens entre l’abbé et les moines Une autre stratégie de défense possible, s’appuyant elle aussi sur l’auctoritas du texte écrit, est le recours au faux. L’utilisation de faux diplômes est une pratique courante pour consolider le patrimoine d’une église. Il peut s’agir alors de défendre l’intégrité d’un domaine dont on a perdu les titres ou de revendiquer des droits sur une terre au statut incertain. Les moines de Saint-Denis en offrent un exemple intéressant : il est possible de retracer sur près d’un siècle leurs stratégies pour obtenir l’attribution du monastère de Lièpvre dans leur mense20. Les 17  Y. Sassier, « Le roi et la loi chez les penseurs du royaume occidental du deuxième quart du ixe à la fin du xie siècle », dans Cahiers de Civilisation Médiévale, 43/171, 2000, p. 259. 18  Ibid., p. 258. 19  Ibid., p. 269. 20  Constitutio de partitione bonorum monasterii sancti dyonisii, éd. A.  Werminghoff, Hanovre, 1908 (M.G.H.  Leges, Concilia, 2/2), p.  688-694. Privilège synodal, Concile de Pîtres 862, éd.  W.  Hartmann, Hanovre, 1998, (M.G.H. Concilia, 4), p. 106. Recueil des actes de Charles II le Chauve, no 247, 488 et 490.

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frères se mesurent à différents rivaux, clercs ou laïcs, dont le visage change au fil du temps. Mais leur persévérance et leurs entreprises de falsification finissent par modifier la répartition initiale des ressources foncières du monastère. Au début du ixe siècle, le monastère de Saint-Denis est partagé entre deux communautés : une partie des frères suit une forme plus souple de la règle et vit au monastère – il s’agit probablement de chanoines21 – tandis qu’un groupe s’est retiré dans une celle attenante pour observer avec rigueur la règle de saint Benoît. En 829, la décision est prise de réintégrer les moines observants et d’imposer à toute la communauté de suivre strictement la règle bénédictine22. Mais les tensions persistent, et, en janvier 832, l’abbé Hilduin procède au partage des biens du monastère à la demande des moines. L’original de cet acte a été conservé23 ainsi que le diplôme de confirmation de Louis le Pieux datant du mois d’août de la même année24. On y apprend que le monastère de Lièpvre et la celle SaintHippolyte qui en dépend sont affectés à la part abbatiale, puisqu’ils ne sont pas cités parmi les biens-fonds attribués aux moines25. Le monastère Saint-Alexandre de Lièpvre et la celle Saint-Hippolyte se trouvent dans les Vosges. Ils font partie des biens légués par l’abbé Fulrad au monastère de Saint-Denis à la fin du viiie siècle. Il existe plusieurs actes permettant de retracer les destinées de ces deux établissements, dont pas moins de sept actes faux produits par les moines pour en obtenir la possession. Tous deux ont été fondés en 774 par l’abbé de Saint-Denis, Fulrad26. Lièpvre est édifié sur une terre fiscale détachée du fisc de Kintzheim27. Il s’agit d’une forêt dans la vallée de la Lièpvre où Fulrad fonde un monastère pour abriter les reliques de saint Alexandre qu’il avait reçues du pape quelques années plutôt. Saint-Hippolyte est fondé non loin de là, sur des biens-fonds donnés par un certain Wido dans le domaine d’Orschwiller28. Cette cella est rattachée à Lièpvre comme dépendance.

21  R. Guadagnin, « De l’habitat dispersé antique aux villages de l’An Mil », dans Id. (dir.), Un village au temps de Charlemagne. Moines et paysans de l’abbaye de Saint-Denis du viie siècle à l’an mil, Paris, 1988, p. 123. 22  Diplôme d’Aldric de Sens et Inchad de Paris, 829, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1908 (M.G.H. Concilia, 2/2), p. 683-687. 23  TELMA, acte no 2981. Il s’agit d’un acte très lacunaire. 24  Constitutio de partitione bonorum monasterii sancti dyonisii, éd. A.  Werminghoff, Hanovre, 1908 (M.G.H. Leges, Concilia, 2/2), p. 688-694. TELMA, acte no 2982. 25  Chr. Wilsdorf, « Les destinées du prieuré de Lièpvre jusqu’à l’an 1000 », dans Annuaire de la Société des Amis de la Bibliothèque de Sélestat, 1963, p. 120-134. 26  Fulrad a fondé six celles dans les années 774-775. Sur le contexte de ces fondations, voir : A. Stoclet, Autour de Fulrad de Saint-Denis (v. 710-784), Genève, 1993. 27  Diplôme de Charlemagne no 84, 14 septembre 774, Die Urkunden Pippins, Karlmanns und Karls des Grossen, éd. E. Mühlbacher, Hanovre, 1906 (M.G.H., Dipl. Kar., 1), p. 120. W. Wiegand, « Die Schenkung Karls der Grosse für Leberau », dans Zeitschrift für Geschichte des Oberrheins, 20, 1905, p. 523-551. 28  Sur ce personnage voir les hypothèses d’Alain Stoclet, dans : A. Stoclet, op. cit., p. 113 sqq.

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On conserve ensuite le testament de Fulrad, qui, à sa mort en 784, confie à SaintDenis les deux fondations29. Ces domaines ont une forte valeur économique : outre la forêt, les sources mentionnent l’existence d’un marché, de mines et d’une saline30. Par ailleurs, Lièpvre couvre un territoire important en Alsace, puisque le testament de Fulrad fait état d’une quinzaine de localités. Dans les deux versions authentiques de son testament (A et C, datant respectivement de 777 et 784), les biens sont donnés à Saint-Denis sans qu’il soit fait mention de l’abbé ou des moines. Dans une troisième version, qui est un faux datant de la fin du ixe siècle (version D), les deux monastères sont attribués à la mensa fratrum31. Lièpvre n’est pas le seul bien que Saint-Denis possède dans des régions éloignées. La communauté jouit également d’autres possessions en Alsace, mais aussi en Angleterre et dans le Hainaut32. Ces terres jouent un rôle important dans l’économie du monastère, elles fournissent souvent des denrées spécialisées, comme le minerai ou le sel à Lièpvre par exemple. Leur éloignement et parfois leur situation en marge du royaume voire à l’intérieur d’un autre royaume complexifient d’autant plus leur gestion. Pour en assurer une bonne administration, la communauté doit trouver un moyen de s’appuyer sur les réseaux des élites locales et s’adjoindre le soutien du pouvoir royal là où se trouvent leurs terres. Les destinées d’un bénéfice ecclésiastique (843-860) Sous l’abbatiat d’Hilduin (814-841), la communauté a en sa possession les établissements vosgiens. C’est à cette époque qu’est organisée la translation des reliques des saints Hippolyte et Cucufas33. La rupture intervient après 843. Suite

29  Ibid., p. 15. 30  La saline est mentionnée dans un acte de Charles le Simple de 903. Sur la topographie du lieu et l’existence de mines d’argent, voir : A. Stoclet, op. cit., p. 158 sqq et p. 500. 31  Pour l’analyse détaillée des différentes versions du testament de Fulrad, voir : A.  Stoclet, op.  cit. n. 1004, p. 15. M. Tangl, « Das Testaments Fulrads von Saint-Denis », dans Neues Archiv 32, 1907, p. 207217. D. Songzoni, « Le chartrier de l’abbaye de Saint-Denis au haut Moyen Âge », dans Pecia, 3, 2003 : no 174, 199, 220, 229, 255, 238. 32  Voir la carte du patrimoine de Saint-Denis, dans : R. Guadagnin, « De l’habitat dispersé antique aux villages de l’An Mil », dans Id. (dir.), Un village au temps de Charlemagne. Moines et paysans de l’abbaye de Saint-Denis du viie siècle à l’an mil, Paris, 1988, p. 100-101. A. Stoclet, « Evindicatio et petitio. Le recouvrement de biens monastiques en Neustrie sous les premiers Carolingiens. L’exemple de Saint-Denis », dans H. Atsma (dir.), La Neustrie : les pays au nord de la Loire, II, Sigmaringen, 1989, p. 125-149. H. Atsma et J. Vezin, « Le dossier suspect des possessions de SaintDenis en Angleterre revisité (viiie-ixe siècle) », dans Fälschungen im Mittelalter, Hannovre, 1988, (Schriften der M.G.H., 33/4), p. 211-236. 33  Chr. Wilsdorf, « Les destinées du prieuré de Lièpvre jusqu’à l’an 1000 », dans Annuaire de la Société des Amis de la Bibliothèque de Sélestat, 1963, p. 120-134.

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au partage de Verdun, le monastère échoit au royaume de Lothaire Ier34. Ce dernier donne aussitôt le fisc de Kinzheim en bénéfice au comte Erchangar35. Lièpvre ayant été bâti sur d’anciennes terres fiscales de cette villa, il est fort probable que le comte qui reçoit Kinzheim entend également contrôler le monastère voisin. Mais les moines de Saint-Denis s’inquiètent de cette situation ; ils demandent à plusieurs reprises à Lothaire Ier de confirmer leur droit sur Lièpvre. Au dos de l’un de ces actes de confirmation, une main a d’ailleurs rajouté : « au sujet de la forêt appartenant à Fulradovillare (Saint-Hippolyte) que le comte Erchangar a détournée36 ». Erchangar jouit de son bénéfice de Kintzheim de 843 aux années 864-866. Durant cette période, il n’est pas le seul à s’intéresser au monastère de Lièpvre. En 853, lors du concile de Verberie, les religieux de Saint-Denis viennent demander conseil aux évêques : le roi Charles le Chauve a demandé à Hilduin et à ses moines de concéder en précaire le monastère de Lièpvre au comte Conrad Ier, frère de l’impératrice Judith. Les prélats s’y opposent et adressent à Conrad une lettre synodale expliquant leur décision : [Les moines] disaient que leur vénérable seigneur et abbé Louis37 avait délibéré avec eux au sujet du précepte de notre glorieux seigneur et roi Charles38, et qu’il avait recherché leur accord pour savoir combien de temps il vous laisserait en précaire le susdit monastère et ses biens, une fois que vous aurez rendu les biens attribués à la maison de Dieu ; ce qu’ils n’osèrent pas accepter sans l’avis de leur évêque, de l’archevêque ou mieux du sacré synode39.

Conrad occupe déjà les terres, il doit donc les restituer à Saint-Denis pour les recevoir à nouveau sous forme de précaire. Cette procédure est habituelle à l’époque. Il n’est pas fait mention du comte Erchangar qui revient pourtant par la suite dans la documentation. Son nom est mentionné au dos d’un acte de 34  H.  Büttner, « Lothringen und Leberau », dans Geschichte des Elsass I und ausgewählte Beiträge, Sigmaringen, 1991, p. 246-248. Sur les rapports de force en Alsace au ixe siècle, voir en dernier lieu : H. J. Hummer, Politics op. cit. 35  Diplôme de Lothaire Ier, no 69 (a. 843), Die Urkunden Lothars I. und Lothars II., éd. Th. Schieffer, Berlin, 1966, (M.G.H., Dipl. Kar., 3), p.  183. Erchangar est comte de Breisgau. Il s’agit d’un fidèle de Lothaire  Ier possessionné en Alsace. Il est considéré par M.  Borgolte comme le père de l’impératrice Richgarde qui épouse Charles III en 861. Sur ce personnage, voir : M. Borgolte, Die Grafen Alemanniens in merowingischer und karolingischer Zeit. Eine Prosopographie, Sigmaringen, 1986, p. 105. 36  Diplôme de Lothaire Ier, no 133 (a. 853), Die Urkunden Lothars I. und Lothars II., éd. Th. Schieffer, Berlin, 1966, (M.G.H., Dipl. Kar., 3), p.  296 : De silva pertinente ad Folradivillare, quam abstraxit Erchangarus comes. Voir également l’acte no 30 de Lothaire II pour Saint-Denis, p. 433. 37   Louis, abbé de Saint-Denis (v. 840-867) et cousin de Charles le Chauve. 38   Acte perdu. 39  Lettre synodale des évêques de Francie au comte Conrad, Concile de Verberie 853, éd.  W.  Hartmann, Hanovre, 1984 (M.G.H. Concilia, 3) p. 306.

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confirmation de Lothaire II pour les moines de Saint-Denis datant de 863, où l’on peut lire : Erkengarus comes tenet40. Erchangar a donc tenu le bien en bénéfice de Lothaire Ier de 843 à 853 ; puis, pour des raisons inconnues, le Welf Conrad l’a remplacé pendant quelque temps41. L’arrivée du comte Conrad s’inscrit dans la dynamique de reconfiguration des réseaux de fidélité et de redistribution des honores qui s’opère alors au sein des élites. Pour les évêques de Francie réunis à Verberie en 853, le comte occupe les biens par la force sans en avoir le droit : Or ces mêmes moines ajoutèrent que, par votre recommandation et votre ordre, mais aussi par votre action, vous avez soumis et placé sous votre autorité ce même monastère avec ses dépendances, bien plus, que vous l’avez usurpé42.

Conrad meurt probablement dans les années 860-862. Erchangar est de nouveau mentionné comme bénéficier au dos d’un acte de confirmation de 863, il meurt vers 864. À partir des années 860, les moines revendiquent l’affectation de Lièpvre et de ses dépendances dans leur part. La trame agonistique est ici complexe : les biens vosgiens sont attribués à l’abbé de Saint-Denis qui les concède en bénéfice à de puissants laïcs bien implantés dans la région. Erchangar et Conrad ont pu être en concurrence pour la possession de ce bénéfice (mais alors il n’en reste aucune trace dans les sources). Les frères arrivent ensuite dans le champ de la compétition en revendiquant au travers d’une série de faux l’attribution de ces établissements à leur profit. On se trouve bien en présence d’un processus compétitif pour l’obtention d’un bénéfice ecclésiastique : Erchangar, Conrad et les moines de Saint-Denis s’adressent aux différents rois (Lothaire Ier, Charles le Chauve, Lothaire II puis Charles le Simple) pour se faire attribuer Lièpvre et ses dépendances. La situation de ce lieu saint est en effet délicate : il appartient à un monastère de Francie mais se trouve en Lotharingie. Charles le Chauve semble d’ailleurs impuissant. Il ne peut qu’intercéder pour les moines auprès de Lothaire Ier puis de son fils pour que leurs fidèles recevant le bien en bénéfice continuent de respecter le droit de Saint-Denis. Les entreprises de falsification des moines (860-862) Au tout début des années 860, une première série d’actes faux est produite par les moines de Saint-Denis. Les frères entrent dans le jeu au moment où leurs compétiteurs laïques en sortent, puisque Conrad et Erchangar meurent dans les

40  Diplôme de Lothaire II, no 30 (a. 866), Die Urkunden Lothars I. und Lothars II., éd. Th. Schieffer, Berlin, 1966, (M.G.H., Dipl. Kar., 3), p. 433. 41  Sur l’implantation de cette famille en Francie occidentale et en Lotharingie, voir : M. Borgolte, op. cit., p. 165. 42  Lettre synodale des évêques de Francie au comte Conrad.

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mêmes années (du moins, ils disparaissent de la documentation entre 860 et 864). Le premier faux diplôme est attribué à Charlemagne43. L’empereur confirme l’affectation des biens de Saint-Denis sis en Alsace à la mense des moines, conformément au testament de l’abbé Fulrad. À la même époque, une version remaniée de ce testament commence à circuler attribuant les monastères vosgiens à la mensa fratrum44. Le second faux est attribué à Charles le Chauve et poursuit le même objectif45. Trois autres datant de la même période (860-861) sont ainsi placés sous l’autorité de Charlemagne46. Le choix des faussaires s’est arrêté sur le grand empereur pour plusieurs raisons. Au ixe siècle, le testament de Fulrad est cité à travers l’acte de confirmation qu’en a donné Charlemagne en 784. C’est également lui qui a donné à Fulrad une partie de la forêt relevant du fisc de Kintzheim pour y fonder Lièpvre dans un acte de 774 qui continue d’être utilisé par les clercs. En 861, les faussaires changent d’autorité : ils font confirmer par le pape Nicolas Ier le diplôme de donation de 77447. Ce recours à Rome n’est pas nouveau, puisque Étienne II mais également Étienne IV ont déjà confirmé les possessions de Saint-Denis48. Ces premières tentatives échouent : en 862, un acte de Charles le Chauve rappelle le partage des biens du monastère et attribue Lièpvre et SaintHippolyte à la mense abbatiale49. Il est difficile d’établir une chronologie exacte au sein de cette première série de faux. Il s’agit probablement d’ébauches réalisées par les moines pour préparer le diplôme de confirmation de 862 qui ne sont finalement pas retenues. Ces actes sont les vestiges des nombreuses tractations qui ont dû se dérouler à la cour pour décider de l’attribution des deux lieux saints.

43  Faux diplôme de Charlemagne, daté du 16 septembre 782, no 238, Die Urkunden Pippins, Karlmanns und Karls des Grossen, éd. E. Mühlbacher, Hanovre, 1906 (M.G.H., Dipl. Kar., 1), p. 329. 44  Sur ce faux, voir : A. Stoclet, op. cit., p. 15. M. Tangl, « Das Testaments Fulrads von Saint-Denis », dans Neues Archiv 32, 1907, p. 169-217, éd. p. 207-217. 45  Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, (840-877), éd. M. Prou et G. Tessier, II, Paris, 1953-1955, no 490 p. 626. 46  Actes faux attribués à Charlemagne pour Lièpvre : no 236, 248 et 262. Voir également acte no 136 édité dans : D. Songzoni, « Le chartrier de l’abbaye de Saint-Denis au haut Moyen Âge », dans Pecia, 3, 2003. 47  Non conservé. Voir : R. Grosse (éd.), Papsturkunden in Frankenreich. 9, Diozese Paris II : Abtein SaintDenis : neue folge, Göttingen, 1998, no 11. 48  Le pape Étienne II (752-757) a octroyé à SaintDenis un privilège d’immunité pour toutes les possessions du monastère. L. Levillain, « Études sur l’abbaye de Saint-Denis à l’époque mérovingienne », dans Bibliothèque de l’École des Chartes, 87, 1926, p. 262, no 3. L’acte de confirmation du testament de Fulrad par le pape Étienne IV (816-817) n’a pas été conservé. R. Grosse (éd.), Papsturkunden in Frankenreich. 9, Diozese Paris II : Abtein Saint-Denis : neue folge, Göttingen, 1998, no 11. Le pape Léon III aurait lui aussi expédié un privilège en faveur de Saint-Denis. Le texte nous en est connu par des actes du ixe siècle et une copie remaniée du xie siècle, voir à ce sujet : Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, (840877), éd. M. Prou et G. Tessier, Paris, 1953-1955, p. 621. 49  Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, (840-877), éd. M. Prou et G. Tessier, Paris, 19531955, no 247. D. Songzoni, op. cit. no 220.

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De l’exclusion des laïcs à la mise à l’écart de l’abbé Dans le double mouvement qui caractérise la compétition pour les terres d’Église au ixe siècle, les clercs tendent à dresser une barrière, exigeant des intendants ou des bénéficiers laïques d’importantes garanties avant de leur confier les res ecclesiae, comme ici la demande qui est faite au comte Conrad de d’abord reconnaître et restituer Lièpvre aux moines avant d’en obtenir la rétrocession en bénéfice. À cette barrière s’ajoute une élévation du niveau attendu à l’intérieur de l’ordo clérical pour obtenir et gérer ces biens. Les prêtres des églises rurales doivent être suffisamment instruits. Les clercs palatins ou les personnes ne correspondant pas au modèle idéal défini par les prélats sont particulièrement critiqués et souvent assimilés aux spoliateurs de biens ecclésiastiques, notamment quand elles revendiquent ou occupent un domaine ecclésial sans être reconnues par leurs pairs. À Lièpvre, ce durcissement de l’accès aux res ecclesiae se traduit par un rejet des bénéficiers laïques, puis par une mise à l’écart progressive de l’abbé. La charge abbatiale de Saint-Denis fait partie des grands honores du royaume de Francie que le roi se réserve pour les distribuer à ses fidèles. Des personnages importants sont choisis : après Fulrad et Hilduin, c’est au tour de Louis de se trouver à la tête du monastère qu’il reçoit en 841. Louis est un cousin de Charles le Chauve. Il descend de Charlemagne par sa mère, Rotrude, et fait partie des grandes familles de Francie par son père, Rorgon Ier, comte du Maine. En 844, Louis reçoit également l’abbaye de Saint-Riquier, mais seulement pour deux ans, car elle lui est reprise en 846 pour être donnée en bénéfice à Rodolphe, le frère du comte Conrad Ier. En 850, Louis reçoit encore le monastère de Saint-Wandrille. Sa trajectoire est celle d’un clerc palatin. Il occupe la fonction de chancelier sous Charles le Chauve et avec son frère Gauzlin, l’évêque de Paris, il participe activement au gouvernement du royaume de Francie. Les activités politiques de Louis et sa forte implication dans la vie séculière l’éloignent de sa fonction d’abbé régulier, dont le modèle est alors promu par les réformateurs. Or, une partie des frères de Saint-Denis est particulièrement sensible à l’observance de la règle et il est fort probable que ce soit parmi eux que la décision de détacher Lièpvre de la part abbatiale pour l’affecter aux besoins de la communauté ait été prise. Leurs motivations peuvent être d’ordre économique (ce sont des domaines importants) ou religieux (présence des reliques de saints Hippolyte, Alexandre et Cucufas). L’érudit Mabillon a même émis l’hypothèse que le corps de l’abbé Fulrad y aurait été enterré50. Ce qui est certain, c’est que les frères témoignent d’un attachement fort pour Lièpvre et ses dépendances et se posent en rivaux de leur abbé.

50  Chr. Wilsdorf, « Les destinées », p. 120-134.

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Dans le préambule du partage du temporel établi en 832, Hilduin reconnaît que les abbés de Saint-Denis, accaparés par leurs obligations temporelles, ont par le passé négligé les besoins de la communauté51. L’essor de la compétition pour les res ecclesiae au cours du ixe siècle se traduit par une division du patrimoine monastique : une partie des ressources est réservée aux moines afin que les activités séculières de leur abbé ne gênent en rien leur devoir de détachement matériel, de pureté et de prières. Pour les frères de Saint-Denis, leur abbé Louis n’est plus digne de conserver Lièpvre et Saint-Hippolyte. Dans un des faux, ils expliquent à Charles le Chauve que Louis se dessaisit des monastères « en voyant et reconnaissant la mise en danger de son âme s’il retenait en son pouvoir ces biens52 ». Cet aveu vaut condamnation. Conceptions religieuses et intérêts matériels se rejoignent. Les moines accordent une valeur spirituelle importante à ces deux lieux : leur affectation dans la mensa fratrum doit les préserver des souillures temporelles. Ils considèrent également que les domaines vosgiens leur fournissent des produits indispensables et ils refusent de prendre le risque de les perdre en les cédant en bénéfice : leur disparition causerait un dommage trop important à la communauté. Le conflit qui oppose la communauté monastique au comte Conrad en 853, puis la captivité de leur abbé Louis en 858 ont sans doute joué un rôle de catalyseur dans la prise de conscience des moines de la nécessité de détacher Lièpvre de la mense abbatiale. Dans les années qui suivent ces deux événements, les faux se multiplient. Après le premier échec de 860-862, les archives de Saint-Denis témoignent d’une nouvelle tentative dans les années 865-86653. La situation en Alsace évolue alors très vite : les deux principaux bénéficiers laïques, Erchangar et Conrad, sont morts. Dans cette période de transition propice aux négociations et aux redistributions, il est fort probable que les moines tentent d’obtenir la réaffectation des biens dans leur part. Dans un des faux diplômes produits alors, ils expliquent avoir donné Lièpvre à l’abbé Louis après sa délivrance par les Normands : Le vénérable Fulrad, abbé du susdit monastère, avait consacré [Salonnes et Lièpvre] à saint Denis martyr du Christ pour les frères qui le servent et le luminaire de ce même lieu avec l’appui des chartes et l’autorité des préceptes ; et les dits frères les avaient dès lors toujours eus à leur usage ; mais, dans une intention bienveillante, ils les avaient

51  Constitutio de partitione bonorum monasterii sancti dyonisii, éd. A.  Werminghoff, Hanovre, 1908 (M.G.H. Leges, Concilia, 2/2), p. 688-694. 52  Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, (840-877), éd. M. Prou et G. Tessier, II, Paris, 1953-1955, no 488 p. 621. 53  Pour une reconstitution du chartrier de Saint-Denis, voir : D. Songzoni, op. cit. : actes no 174, 199, 220, 229, 255, 238.

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concédés à leur abbé Louis déjà cité qui avait été enlevé par les païens et souffrait de nombreuses fractures54.

Pour les éditeurs, il s’agit d’un projet d’acte non expédié qui aurait été préparé à Saint-Denis, établissement destinataire du privilège55. Dans les faits, Charles le Chauve demande en 866 à Lothaire II de confirmer le diplôme de son père de 83256. C’est un nouvel échec pour les moines. L’année suivante, à la mort de l’abbé Louis et alors que d’importantes tractations ont lieu parmi les grands pour choisir son successeur, le roi Charles décide de conserver en son pouvoir le monastère de Saint-Denis dont il devient l’abbé laïque57. Le dénouement À la fin du ixe siècle, les destinées des monastères vosgiens et de leurs dépendances connaissent une éclipse dans la documentation avant de réapparaître dans un diplôme du roi Charles le Simple datant de 903 : ce dernier attribue Lièpvre à la mense des moines58. Cette confirmation du partage des biens de Saint-Denis reprend la charte ébauchée par les moines en 86559 et cite également une fausse bulle de Léon III datée du 27 mai 79860. Le temps passant, la distinction entre les projets inaboutis, les actes faux et les confirmations reconnues par les rois s’estompe et à la génération suivante, quand la mémoire des hommes ne permet plus de maintenir seule l’habituelle répartition des biens, la mensa fratrum est augmentée des monastères de Lièpvre et Saint-Hippolyte. Les actes produits par les moines au cours du ixe siècle sont considérés dans leur ensemble comme des faux. Ils font écho aux négociations qui ont dû se dérouler dans l’entourage de l’abbé Louis, de Charles le Chauve et de Lothaire pour la redistribution du temporel de Saint-Denis après le partage de 843. Il faut confier les terres à des hommes sûrs, d’autant plus que cette partie des Vosges constitue alors un point d’appui idéal pour soutenir les ambitions de Charles le Chauve en Lotharingie. Ces faux ressemblent à des projets de diplôme. Ils ont sans doute été ébauchés à un moment où les revendications des moines semblaient sur le point d’aboutir. Balayés par un autre acte, authentique cette fois, ils ont été abandonnés 54  Recueil des actes de Charles II le Chauve… no 488, p. 621. 55  Ibid., p. 620. 56  Diplôme de Lothaire II, no 30 (a. 866), Die Urkunden Lothars I. und Lothars II., éd. Th. Schieffer, Berlin, 1966, (M.G.H., Dipl. Kar., 3), p. 433. 57  Gauzlin aurait été pressenti pour succéder à son frère. 58  Recueil des actes de Charles III le Simple, roi de France (893-923), éd. P. Lauer, Paris, 1949, no 47 p. 103. 59  Recueil des actes de Charles II le Chauve… no 488 p. 621. 60  D. Songzoni, « Le chartrier n° 148.

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quelque temps, mais toujours conservés dans les archives de Saint-Denis. Ces faux ont joué un rôle prépondérant dans la compétition pour le monastère de Lièpvre. Écartant leurs rivaux laïques puis l’abbé, les moines sont sortis vainqueurs de cette lutte. Il n’en sera pas toujours ainsi. Engagés dans une compétition similaire, les frères essuient des revers à Saint-Mihiel et à Salonnes61. Cette utilisation des faux n’est pas propre au monde monastique, même s’il s’agit d’une arme que les moines utilisent volontiers pour se prémunir des spoliations et assurer par eux-mêmes leur défense62. D’autres dossiers célèbres, au Mans63 ou encore à Langres64, témoignent d’importantes entreprises de falsifications aussi bien dans le monde monastique qu’au sein des chancelleries épiscopales. Les acteurs et les contextes locaux changent, mais on retrouve mises en œuvre la même exclusion compétitive et les mêmes dynamiques.

Le recours au pape Pour appuyer leurs revendications foncières, les moines de Saint-Denis ont reçu à plusieurs reprises des bulles pontificales, quand ils n’en ont pas forgées euxmêmes en fonction de leurs besoins. Le recours au pape est une arme nouvelle qui connaît un grand succès au ixe siècle : les nombreux diplômes émanant de la chancellerie pontificale, la correspondance des papes, les faux placés sous leur autorité, mais aussi la collection de fausses décrétales compilée par le Pseudo-Isidore sont autant de traces de l’intérêt porté à Rome par les carolingiens. La question des relations entre le clergé franc et la papauté à cette époque est un vaste dossier, dont seules quelques pistes sont évoquées ici65. D’Étienne IV (816-817) à Formose (891-896), quinze papes se succèdent sur le siège apostolique. Tous n’ont pas joué le même rôle dans la défense des terres d’Église en Francie. Certains, tels Benoît III (855-858), Nicolas Ier (858-867) et Jean VIII (872-882), occupent le devant de la scène documentaire, occultant 61 M. Gaillard, D’une réforme à l’autre (816-934) : les communautés religieuses en Lorraine à l’époque carolingienne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006. 62 S. Wood, The proprietary church… p. 255-256. 63  Ph. Le Maître, « L’œuvre d’Aldric du Mans et sa signifiance (832-857) », dans Francia, 8, 1980, p. 4364. W. Goffart, The Le Mans Forgeries. A chapter from the history of Church property in the ninth century, Harvard, 1966, p. 11-14. 64  R. H. Bautier, « Les diplômes royaux carolingiens pour l’église de Langres et l’origine des droits comtaux de l’évêque », dans Id. (dir.), Chartes, sceaux et chancelleries. Études de diplomatique et de sigillographie médiévales, I, Paris, 1990, p. 209-242. R. Folz, « L’évêché de Langres dans les rivalités politiques de la fin du ixe siècle », dans Aux origines d’une seigneurie ecclésiastique. Langres et ses évêques, viiie-xie siècles, Langres, 1986, p. 115-132. 65 La bibliographie est importante, on peut citer l’étude devenue classique de Walter  Ullmann : W.  Ullmann, The growth of papal government in the Middle Ages, a study in the ideological relation of clerical to lay power, Londres, 1955. Pour une mise au point récente, voir : D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 153-203.

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le silence de leurs pairs. Leur action en matière de défense des res ecclesiae se décline sous plusieurs formes. Le plus souvent, les pontifes répondent à un appel du clergé franc. Les prélats qui s’adressent à Rome peuvent demander un diplôme d’exemption ou d’immunité pour leur église et faire confirmer les actes en leur possession. Ils peuvent également porter leurs plaintes sur les bords du Tibre et obtenir la médiation du pape lors d’un litige ou recueillir ses conseils au sujet de la répartition des pouvoirs pour la gestion des domaines ecclésiaux. L’intervention de Rome dans les affaires du royaume de Francie est relativement bien connue66. En revanche, on peut se poser la question de l’influence des pontifes sur les discours de défense des auteurs carolingiens et chercher les raisons qui ont poussé ces derniers à rechercher l’autorité du Siège apostolique. Une influence réciproque Les carolingiens voient en Rome un réservoir de sacralité. En demandant conseils et diplômes au pape, ils posent les premières pierres de son autorité et lui confèrent un poids spirituel nouveau. Il est parfois difficile de distinguer si le pontife agit de son propre chef en intervenant dans les conflits fonciers de Francie ou si les clercs font appel à lui. À plusieurs reprises, les prélats mécontents portent leurs plaintes à Rome. En 862, l’évêque Robert du Mans fait appel à Nicolas Ier pour faire reconnaître ses droits sur le monastère de Saint-Calais67. En 869, lors du conflit qui oppose Charles le Chauve à Hincmar de Laon au sujet de la villa de Poilly, l’évêque part trouver Hadrien II à Rome pour se plaindre du jugement rendu par le concile de Verberie. Les prélats ont en effet pris la défense du laïc Nortman contre Hincmar de Laon, à son grand mécontentement. L’évêque veut plaider sa cause auprès du Saint Siège. Au moment de partir, il ordonne à ses clercs de suspendre leurs offices s’il venait à lui arriver quelque chose en route, tant il craint d’être emprisonné par Charles le Chauve – ce qui finit d’ailleurs par arriver. De nouveau libre, Hincmar de Laon poursuit son chemin et dénonce le roi au pape en l’accusant d’être un spoliateur de biens ecclésiastiques68. On pourrait encore citer l’exemple de l’évêque Thibaut de Langres qui, à la fin du siècle, se rend à Rome pour faire annuler l’élection de Walon, la jugeant contraire

66  B. Basdevant-Gaudemet, « Les évêques, les papes et les princes dans la vie conciliaire en France du ive au xiie siècle », dans Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, 69, 1991, p. 1-16. 67  E. Perels, « Papst Nikolaus I. im Streit zwischen Le Mans und St. Calais », dans Festschrift für Paul Kehr, 1926, p. 152. 68  Hincmar de Laon, Collection canonique, (PL, 124) col. 993, col. 1030. Die Streitschriften Hinkmars von Reims und Hinkmars von Laon, 869-871, éd. R. Schieffer, Hanovre, 2003, (M.G.H., Concilia, 4/2).

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aux canons69. Walon est un fidèle du comte Richard le Justicier ; il succède sur le siège d’Autun à l’évêque Adalgaire, dont la mort soudaine semble avoir profité au comte qui réorganise la région en confiant les principaux sièges épiscopaux à ses fidèles. Thibaut désigne Walon comme un invasor sedis. Le voyage à Rome est une arme dont se servent les hommes d’Église quand leur position dans le champ du conflit ne leur permet plus de négocier. Ce déplacement des débats à la fois géographique et symbolique leur permet de renverser un rapport de forces défavorable. Le pape est alors l’ultime recours. Mais le voyage peut se révéler périlleux : Hincmar de Laon est capturé en chemin par Charles le Chauve ; Thibaut de Langres est aveuglé par les hommes de Richard à son retour70. La violence physique perpétrée contre les évêques dans ces deux cas atteste de l’importance que revêt l’autorité romaine pour tous les protagonistes du conflit. La parole du pape est investie d’une forte sacralité qui est instituée par les acteurs francs autant que par la chancellerie pontificale. On a conservé un grand nombre de privilèges ou d’actes de confirmation émanant de Rome71. Il serait intéressant de chercher à mieux cerner ce que représente l’autorité du Siège romain pour les demandeurs d’actes72. Les auteurs carolingiens construisent leur propre image de la papauté en miroir de la figure de l’empereur Constantin, leurs conceptions du pouvoir pontifical s’insèrent dans les réflexions ecclésiologiques beaucoup plus vastes qui marquent alors les débats de cette période73. Le Siège apostolique est un ressort spirituel utilisé lors des conflits fonciers pour rappeler les normes, légitimer des droits, ou relancer un processus bloqué. Le recours au pape n’empêche pas de nouvelles usurpations. Il s’agit davantage d’un moyen utilisé par les prélats pour négocier ou renverser un rapport de force défavorable. L’autorité romaine, pas plus que celle du roi, ne peut leur garantir la tranquille possession de leurs biens si, au niveau local, aucun consensus n’a été trouvé rassemblant tous les acteurs du conflit. Ainsi, le domaine de Tillenay, qui avait été restitué par Charles le Chauve à l’église d’Autun et confirmé par un privilège de Jean VIII, est de nouveau usurpé jusqu’à ce qu’un accord entre les potentes locaux et l’évêque soit trouvé74.

69 Hugues de Flavigny, Series abbatum Flaviniacensium, éd. G.-H.  Pertz, Hanovre, 1843, (M.G.H. Scriptores, 8), p. 502-3. Hugues de Flavigny écrit à la fin du xie siècle. 70  Annales Vedastini. Les Annales de Saint-Vaast, éd. C. Dehaisnes, Paris, 1871, a. 894 p. 348, (Société de l’Histoire de France, 2). Flodoard, Historia remensis ecclesiae… Livre IV c. 3 71  Regesta Pontificum Romanorum a condita Ecclesia ad annum MCXCVIII, éd. P. Jaffé, F. Kaltenbrunner, P. Ewald, S. Loewenfeld, 2e éd., Berlin, 1885. 72  Comme l’a fait Jochen Johrendt pour le xe siècle, voir : J. Johrendt, Papsttum und Landeskirchen im Spiegel der päpstlichen Urkunden (896-1046), Hanovre, 2004, (M.G.H., Studien und Texte, 33). 73 D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 160. 74 Jean VIII, Lettre no 43. éd. E. Caspar et G. Laehr, Hanovre, 1912-1928, (M.G.H., Epistolae, 7) p. 298.

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La chancellerie pontificale accepte les sollicitations des carolingiens et valide beaucoup d’actes préparés par les destinataires – certains faux sont d’ailleurs des ébauches de diplômes non envoyés75. On a ainsi conservé l’original d’une fausse bulle sur papyrus attribuée au pape Jean VIII76. Ce faux confirme les biens-fonds du monastère de Tournus situés en Auvergne et que la communauté revendique alors77, selon le même processus que celui observé à Saint-Denis. La réalisation d’une fausse bulle sur papyrus atteste de la fréquence et de l’étroitesse des relations entre Rome et la Francie occidentale à cette époque : pour forger cet acte, il faut que les moines soient très bien introduits auprès de la chancellerie pontificale et en connaissent parfaitement les usages, notamment pour se procurer du papyrus. Les formules et le lexique employés permettent également de voir comment les prélats francs et la chancellerie romaine se modèlent et s’influencent réciproquement. L’intérêt porté à la parole du pape pose également la question de la valeur de l’acte pontifical pour les clercs carolingiens. La portée juridique de ces diplômes s’élabore et semble même se renforcer au cours du ixe siècle. Leur puissance normative provient de la parcelle de sacralité qu’ils ont acquise au contact de saint Pierre. Les papes lient leur fonction à cette figure apostolique ; ils se considèrent comme ses successeurs et en font la cause de leur prééminence. Benoît III le rappelle dès les premières lignes de son privilège pour Corbie : le pontife romain est aussi le chef et le prince de toutes les églises du Christ, en tant que successeur de saint Pierre, le prince des apôtres78. Les évêques carolingiens suivent la même stratégie en ancrant leur autorité dans d’immémoriales lignées épiscopales qui toutes puisent leur puissance sacrée dans une origine apostolique79. Les papes n’ont jamais prétendu que leurs actes sont sacrés : ce sont les destinataires qui investissent affectivement l’acte, qui en mesurent le prix spirituel et qui lui confèrent ainsi sa performativité. L’autorité de Rome n’annule pas celle du roi ou des conciles : les lieux saints cumulent les sources de validation. Le pape peut confirmer le privilège du roi ; le roi celui du pape. En 824, Eugène II confirme les privilèges pour Saint-Pierre de Rouen à la demande de Louis le Pieux80. Dans son opposition à l’élection du clerc Odacre sur le siège de Beauvais, Hincmar

75  H. H.  Kortüm, Zur päpstlichen Urkundensprache im frühen Mittelalter. Die päpstlichen Privilegien (896-1046), Sigmaringen, 1995, (Beiträge zur Geschichte und Quellenkunde des Mittelalters, 17). 76 Jean VIII, Fausse bulle du 15 octobre 876, conservée en original (BNF Lat. 8840). Édition : TELMA, acte no 1786. Pour les éditeurs de l’ARTEM, la fiabilité de l’acte n’est pas mise en doute. 77 I. Cartron, Les pérégrinations de Saint-Philibert. Genèse d’un réseau monastique dans la société carolingienne, Rennes, 2009, p. 134. 78  Bulle du pape Benoît III pour Corbie (a. 855). TELMA, acte no 4803. 79  Ce procédé a été bien mis en valeur dans le cas d’Hincmar à Reims, voir : M. C. Isaïa, Remi de Reims, Mémoire d’un saint, Histoire d’une église, Paris, 2010, p. 599. 80  Regesta Pontificum Romanorum a condita Ecclesia ad annum MCXCVIII, éd. P. Jaffé, F. Kaltenbrunner, P. Ewald, S. Loewenfeld, 2e éd., Berlin, 1885, no 2562.

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invoque un privilège de Charles le Chauve et un privilège de Nicolas Ier81. Le recours à Rome n’est donc pas le signe d’un affaiblissement de l’autorité royale mais témoigne d’un intérêt nouveau et complémentaire pour cette source de légitimité. Une position proche de celle du clergé franc Sur le fonds des débats, il ne semble pas que les carolingiens aillent chercher à Rome des arguments juridiques ou des normes nouvelles. Les positions des papes ne sont guère éloignées de celles des clercs de Francie. À aucun moment, les pontifes ne contestent le droit du roi sur les bénéfices ecclésiastiques de son royaume. Lors de l’invasion de Louis le Germanique en 858, Nicolas Ier rappelle que les terres d’Église obtenues de la puissance royale sans que le droit ait été respecté ne sont pas des bénéfices légitimes mais des spoliations : Au sujet de ces mêmes biens qui sont définitivement attribués et dédiés à Dieu, puis qui sont usurpés et enlevés par quelqu’un à l’occasion d’une concession du prince, nous prescrivons que, d’abord, celui-ci [le bénéficier] apprenne après décision du prince la suppression d’un tel acte audacieux, ensuite, selon qu’il s’agit d’une concession ou d’une présomption d’usurpation : si la spoliation a été ordonnée par la largesse du prince, que le prince lui-même s’amende. Mais s’il [le bénéficier] est convaincu de présomption d’usurpation, il sera soumis au châtiment de l’excommunication jusqu’à sa correction82.

Cette condamnation des largesses du prince n’établit pas une norme absolue, elle se trouve dans une lettre adressée à Adon de Vienne où Nicolas Ier répond aux questions du prélat sur la répartition des droits entre pouvoir royal et autorité épiscopale. Leur échange épistolaire s’inscrit dans le contexte particulier des années 858-859. La réponse du pape est d’ailleurs insérée dans les actes du concile de Savonnières de 859 qui annulent les échanges fonciers réalisés lors du passage de Louis le Germanique en Francie83. Une étude plus fine de la correspondance entre Nicolas Ier et Hincmar de Reims permettrait sans doute de saisir les influences réciproques entre leurs deux pensées, comme on a pu le montrer par exemple en suivant la transmission de l’expression raptor et pervasor84. Les papes ne semblent pas s’opposer aux droits du roi ni aux principes qui structurent les échanges de bénéfices ecclésiastiques en Francie. Ils se conforment 81  Hincmar de Reims, Epistola no 33, éd. E. Perels, Berlin, 1939, (M.G.H., Epistolae, 8/1). 82 Nicolas Ier, Lettre no 106, éd. E. Dümmler, Berlin, 1925, (M.G.H., Epistolae, 6) p. 619, c. 2. 83  Concile de Savonnières 859, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 489 c. 2. 84  D’autres lettres attestent d’un échange d’idées entre les deux hommes, voir en particulier la lettre du pape Nicolas Ier en 865 au comte Gérard rapportée par Hincmar dans sa correspondance. Lettre du pape Nicolas, (PL, 119), col. 917-918.

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aux règles du jeu. En 871, Hadrien II ne répond pas aux demandes d’Hincmar de Laon et refuse d’excommunier Nortman qu’il ne considère pas comme un usurpateur de res ecclesiae, puisque ce dernier a reçu son bénéfice du roi de façon légitime85. Quelques années plus tard, lors du concile de Troyes en 878, Jean VIII résiste aux suppliques de Frothaire de Bourges et d’Adalgaire d’Autun qui lui demandent de confirmer un faux diplôme de Charles le Chauve ordonnant que le monastère de Saint-Denis soit donné à Rome. L’événement est rapporté par Hincmar de Reims qui note qu’un grand nombre de personnes pensèrent que ce document avait été forgé par les deux évêques pour enlever l’établissement à Gauzlin. Prudent, Jean VIII répond que c’est au roi Louis de confirmer s’il le souhaite l’acte de son père86. Les prélats carolingiens consultent à plusieurs reprises les différents papes sur la répartition des pouvoirs au sein de la hiérarchie ecclésiastique en matière de gestion des res ecclesiae. Certaines de ces consultations peuvent être considérées comme des décrétales, elles ont pour but d’éclaircir un point juridique, de rappeler une norme ou de faire appel d’une décision87. Les pontifes interviennent en dernière instance pour régler les conflits fonciers qui s’élèvent au sein du clergé. Ils rappellent la répartition des devoirs entre l’évêque – qui n’est pas propriétaire mais dépositaire des biens – et le prêtre qui en a la gestion88. Jean VIII appuie par exemple la demande des clercs de Tours auprès de l’archevêque Adalard pour que la législation imposant que chaque église ait une dotation minimale d’un manse soit appliquée dans son diocèse89. Les conceptions des auteurs carolingiens et des différents papes semblent se nourrir et se conforter mutuellement. Le vaste chantier engagé par les faussaires isidoriens en témoigne. La Fausse Donation de Constantin, que les historiens ont longtemps considérée comme émanant de la chancellerie pontificale, a été rédigée en Francie, probablement à Corbie ou Saint-Denis dans la mouvance des ateliers isidoriens90. Bien que ce faux n’ait pas eu de réelle influence avant le xie siècle, il pose les fondations de l’autorité romaine et souligne combien les clercs de Francie

85  Concile de Douzy 871, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998 (M.G.H. Concilia, 4), c. 15 p. 438. 86  Annales de Saint-Bertin, a. 878 87 G. Fransen, Les décrétales et les collections de décrétales, Turnhout, 1972, (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, A-III 1), p. 12. Fuhrmann H., Papal letters in the Early Middle Ages, Washington, 2001 (History of Medieval Canon Law, 2). 88 Léon IV, Lettre no 34 (v. 852-854), éd. E. Dümmler, Berlin, 1925, (M.G.H., Epistolae, 6), p. 606 : Léon IV à Ebroin de Poitiers et Ermenfrid de Beauvais au sujet d’un prêtre privé de ses biens. Nicolas Ier à Adon de Vienne, le c. 5 porte sur la répartition des pouvoirs entre archevêque et coévêques sur les biens ecclésiaux. Nicolas Ier, Lettre no 147, éd. E. Dümmler, Berlin, 1925, (M.G.H., Epistolae, 6) p. 664. 89 Jean VIII, Lettre no 112 à l’archevêque Adalard de Tours (878), éd. E. Caspar et G. Laehr, Hanovre, 1912-1928, (M.G.H., Epistolae, 7), p. 103. 90 J. Fried, Donation of Constantine and Constitutum Constantini, Berlin, 2007.

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ont participé à la construction du pouvoir du Saint-Siège91. Par cette donation, l’empereur Constantin reconnaît la primauté de Rome sur les quatre autres sièges apostoliques et la prééminence du pape comme chef de toutes les églises du monde. Il s’agit de l’acte de fondation d’une monarchie spirituelle. Le pape reçoit les attributs du pouvoir temporel romain : Constantin lui donne ses propres insignes ; les clercs rassemblés autour de lui forment un nouveau Sénat. Ce renouveau s’inscrit dans un espace délimité et refondé qui matérialise la République de saint Pierre. Les concessions territoriales de Pépin donnent naissance au premier état pontifical et apportent les fondements matériels nécessaires à la puissance du siège apostolique. Cette donation est connue des prélats carolingiens. Ils ont sous les yeux l’exemple d’un évêque réalisant sur terre l’avènement de la cité de Dieu. Il est fort probable que les entreprises menées par les papes pour consolider leur propre patrimoine foncier aient nourri la pensée et l’action de ses voisins transalpins, notamment dans leur lutte contre les usurpateurs des terres de saint Pierre. La condamnation des spoliateurs Lors des conflits fonciers, les pontifes semblent adopter le même pragmatisme que les prélats carolingiens. Leur condamnation des pervasores suit la même logique d’exclusion compétitive que l’on a pu observer en Francie. Les compétiteurs indignes sont rejetés hors du contrôle des terres d’Église en même temps que le niveau attendu de la part des détenteurs de res ecclesiae continue de s’élever et de se durcir. Dans leur correspondance, Nicolas Ier et Jean VIII alternent entre des rappels adressés aux différents clercs qui ont la gestion des biens et des admonitions contre les spoliateurs laïques. On a conservé plusieurs de ces lettres. Là encore l’évolution des litiges suit la chronologie mise en lumière précédemment : les condamnations du Siège apostolique s’accélèrent dans la seconde moitié du siècle. Nicolas Ier intervient en 862 dans plusieurs affaires. Il tranche le conflit entre deux candidats pour le siège de Cambrai : Hilduin, soutenu par le roi Lothaire, et Jean, soutenu par Hincmar de Reims, qui finit par l’emporter92 ; il reçoit les plaintes de l’évêque Robert du Mans concernant Saint-Calais ; il adresse une lettre au comte d’Auvergne Étienne qui a chassé l’évêque Sigon de Clermont pour le remplacer par un de ses fidèles, le clerc Adon93. D’autres lettres d’exhortations suivent encore : au comte Gérard de Vienne en 86594 ; à Bernard II de Toulouse,

91 D. Iogna-Prat, La maison Dieu… p. 166-167. 92 Nicolas Ier, Lettre no 13, éd. E. Dümmler, Berlin, 1925, (M.G.H., Epistolae, 6) p. 279, Lettre no 14 p. 280, et Lettre no 15 p. 281. 93  Ibid., Lettre no 108, p. 623. 94  Lettre rapportée par Hincmar de Reims dans sa correspondance. Lettre du pape Nicolas, (PL, 119), col. 917-918).

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fils du comte éponyme qui commet des forfaits dans le royaume de Charles et occupe illégitimement des biens de l’église rémoise95. Il s’adresse également aux nobles d’Aquitaine, les exhortant à rendre les terres usurpées sous peine d’excommunication96. Ces deux dernières lettres soulignent combien l’action des papes s’inscrit dans la continuité de l’action des carolingiens. Hincmar de Reims s’adresse lui aussi aux grands d’Anjou et d’Aquitaine qu’il accuse de spolier les biens des églises97. Comme à l’époque de Pépin Ier, derrière leurs condamnations se dessinent les lignes d’une opposition politique et le rappel de la fidélité due à Charles le Chauve. La position de Nicolas Ier ne se démarque donc pas de celle des prélats de Francie : la condamnation des spoliateurs demeure une accusation politique et religieuse. Ici, il s’agit de rappeler à l’ordre le comte Robert d’Anjou qui s’est révolté contre Charles l’année précédente, entraînant avec lui différents membres de sa famille et ses fidèles98. Les interventions de Jean VIII en Francie se concentrent autour de l’année 878, lors de sa venue au concile de Troyes. À cette occasion, le pape promulgue un décret contre les sacrilèges, valide de nombreux privilèges et adresse plusieurs lettres à des spoliateurs de res ecclesiae99. Là encore, le recours au pape est perçu par les clercs carolingiens comme un ressort spirituel très puissant qui est investi et reconnu par tous les protagonistes des conflits fonciers. Le respect des procédures cher à Hincmar de Reims, le soin apporté à l’élaboration et à la conservation des chartes à Saint-Denis ou encore la valeur accordée aux actes pontificaux sont autant de témoignages de la puissance normative attachée aux documents écrits au haut Moyen Âge. La mise par écrit du droit des églises constitue sans doute la principale stratégie de défense employée alors par les clercs pour maintenir l’intégrité de leur patrimoine. Cependant, l’écrit seul ne suffit pas à assurer la défense des biens ecclésiastiques et le respect des principes d’une économie chrétienne. Les lois sans le consensus des grands ne peuvent être appliquées ; les actes n’acquièrent de valeur qu’en étant promulgués en public, avec l’accord de tous. La parole du pape ou du roi ne fait autorité que si elle est reconnue par tous les acteurs du jeu social. Derrière les formules juridiques, les invectives et les condamnations, se noue la trame complexe des négociations entre les clercs, le roi, les bénéficiers accusés de spoliation et les autres protagonistes 95 Nicolas Ier, Lettre no 40, éd. E. Dümmler, Berlin, 1925, (M.G.H., Epistolae, 6) p. 314. 96  Ibid., Lettre no 43, p. 317. 97  Hincmar de Reims, Lettre aux grands d’Anjou, Concile de Savonnières 859, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 482-485. Id., Lettre synodale du concile de Douzy (874), Ad episcopos Aquitania, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998 (M.G.H. Concilia, 4), p. 581-586. 98  R. Le Jan, « élites et révoltes à l’époque carolingienne : crise des élites ou crise des modèles ? », dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, Turnhout, 2006, p. 412. 99 D. Lohrmann, Das Register Papst Johannes VIII (872-882), Tübingen, 1968, p. 180.

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engagés dans le circuit d’échange des res ecclesiae. Aucun prélat ne s’y trompe : les relations d’homme à homme sont essentielles pour assurer la gestion et la préservation des domaines ecclésiaux.

Le réseau personnel et les jeux d’alliance Un conflit en particulier illustre bien l’importance des relations entre les membres d’un même groupe et la puissance des liens de solidarité qui les unissent. Il s’agit du combat mené par l’abbé Loup de Ferrières pour obtenir la restitution de la celle Saint-Josse100. Saint Josse est un ermite breton qui vécut en Ponthieu au viie siècle. Il fonde près du port de Quentovic, alors en plein essor, une première communauté monastique. À sa mort, ses neveux prennent la tête du monastère, puis, vers 792, la celle est confiée par Charlemagne à Alcuin, alors abbé de Ferrières-en-Gâtinais101. L’impératrice Judith intercède ensuite auprès de Louis le Pieux pour qu’elle soit confirmée de nouveau au monastère de Ferrières102. La situation de Saint-Josse dans le patrimoine monastique est fragile. La celle a d’abord été concédée comme bénéfice ecclésiastique à Alcuin (abbé séculier), puis à son successeur Aldric de Ferrières avant d’être renouvelée à Loup. Il s’agit donc d’une concession du prince qui est récente et qui reste attachée à la charge abbatiale. Par ailleurs, elle se trouve à proximité d’Amiens, alors que le monastère de Ferrières est situé dans le diocèse d’Orléans, près de deux cents kilomètres plus au sud. La distance géographique accroît les problèmes de contrôle et de gestion, en particulier dans les années 840843, au moment des luttes entre les fils de Louis le Pieux et de la reconfiguration des royaumes et des réseaux de fidélité. Saint-Josse occupe une place importante parmi les domaines du monastère. L’intérêt économique est prégnant : le port de Quentovic dépendrait de cet établissement103. Dans ses lettres, Loup évoque l’importante dégradation des conditions de vie des moines suite à la perte des ressources apportées par cet établissement104. La valeur religieuse de ce lieu saint, ainsi que le prestige attaché à sa possession jouent également un rôle dans les revendications de l’abbé. Mais

100  Loup de Ferrières, Correspondance, éd. L. Levillain, Paris, 2e éd., 1964. 101  C.  Mériaux, Gallia irradiata. Saints et sanctuaires dans le nord de la Gaule du Haut Moyen Âge, Stuttgart, 2006, p. 319. 102  Loup de Ferrières, Correspondance, lettre no  49  p.  204. Le diplôme de Louis le Pieux n’a pas été conservé, voir : Ibid., Lettre no 19 p. 105. 103  S. Garry et A. M. Hélvétius, « De Saint-Josse à Montreuil : l’encadrement ecclésiastique du vicus de Quentovic », dans S. Lebecq et alii (éd.), Quentovic. Environnement, archéologie, histoire, Lille, 2010, p. 471. E. Jarossay, « Histoire de l’abbaye de Ferrières-en-Gâtinais », dans Annales de la Société historique et archéologique du Gâtinais, 18, 1900, p. 100. 104  Loup de Ferrières, Correspondance, II, lettre no 43 p. 181.

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c’est surtout sa position géographique qui détermine les affrontements dont fait l’objet ce petit monastère dans la première moitié du ixe siècle. La compétition pour le contrôle de la celle Saint-Josse s’inscrit dans les luttes de pouvoir entre les fils de Louis le Pieux à la même époque. Le conflit s’ouvre en 840 dans le contexte troublé qui suit la mort de l’empereur : l’établissement se trouve dans une région que se disputent Charles et Lothaire ; il se clôt par le retour définitif de la celle en 852, au moment d’une accalmie politique propice aux négociations et aux restitutions105. Revenons sur les grandes étapes de ce conflit. En 840, Saint-Josse échoit à Lothaire Ier qui le confie aussitôt en bénéfice à l’un de ses clercs palatins nommé Rhuodingus106. Loup rapporte que cette concession a été obtenue du prince per subreptionem107. Les actes subreptices sont établis à partir d’une fausse description de la réalité. Il est possible que, dans le cas de Saint-Josse, les vacances répétées du siège abbatial suite à la mort des abbés Aldric et Odon en 840, puis l’élection contestée de Loup au siège abbatial au mois de novembre de la même année108, aient rendu possible l’éclosion de revendications particulières, aboutissant au détachement de la celle du patrimoine monastique. Cette division est facilement acceptée par les rois. Charles le Chauve conserve Ferrières et son frère Lothaire Ier Saint-Josse, chacun des frères pouvait ainsi placer un abbé choisi parmi ses fidèles. Loup est soutenu par Charles, Rhuodingus par Lothaire Ier. Après le partage initial de 840, très vite, Lothaire cède du terrain devant ses frères. Il voit ses prétentions territoriales se réduire. La concrétisation du partage négocié à Verdun en 843 se traduit par la redistribution des honores entre les trois frères : Saint-Josse est attribué à Charles le Chauve et Rhuodingus, fidèle de Lothaire, perd son bénéfice. Mais la partie n’est pas encore gagnée pour Loup de Ferrières qui doit alors faire face à un nouveau rival : le comte Odulf qui reçoit la celle en bénéfice en 842109. À cette époque, Charles n’a d’autre choix que de replacer au plus vite les fidèles qui choisissent de concentrer leurs honores en Francie. Loup et Odulf sont en concurrence directe pour l’obtention de Saint-Josse. Pour

105  Sur le contexte politique de l’année 852, voir : Ibid., note 1 p. 76. 106  Ibid., Lettre no 19 p. 105. Peu d’éléments connus sur ce personnage. On ignore s’il s’agit du même Rhudingus chapelain de Charles le Chauve qui reçoit en bénéfice vers 861 une demie-villa en Beauvaisis. W. Kienast, Die fränkische Vassalität, Francfort, 1990, p. 409. 107  Loup de Ferrières, op. cit., lettre no 19 p. 104. 108  À la mort de Louis le Pieux, Charles le Chauve dépose l’abbé Eudes et le remplace par Loup. E.  Jarossay, « Histoire de l’abbaye de Ferrières-en-Gâtinais », dans Annales de la Société historique et archéologique du Gâtinais, 18, 1900, p. 88. Loup de Ferrières, op. cit., lettre no 24 p. 119. 109  Loup de Ferrières, op.  cit., n.  1082, lettre no  33  p.  149. Le comte Odulf est un ancien fidèle de Lothaire Ier qui est passé en Francie occidentale. Il a dû recevoir la celle en novembre ou décembre 842 à l’occasion de son ralliement. On trouve un personnage du même nom chez Nithard. Nithard, Histoire des fils de Louis le Pieux, éd. P. Lauer, Paris, 1926, Livre II c. 2 p. 42. Voir les éléments de biographie qui lui sont consacrés, dans : W. Kienast, Die fränkische Vassalität, Francfort, 1990, n. 652 p. 205 ; n. 1215 p. 354 ; p. 366. Pour Walter Kienast, Odulf est abbé laïque.

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l’abbé, qui est un fidèle de longue date de Charles le Chauve, la perte du monastère est vécue comme une défaveur personnelle, une marque de disgrâce110, alors qu’il s’agit plus probablement d’une stratégie politique111. Loup ne peut pas dénoncer le comte Odulf comme un simple spoliateur de res ecclesiae : les règles du jeu ont été respectées. L’abbé se trouve donc en compétition avec le comte pour l’obtention de la celle et cette situation lui déplaît fortement. Dans les mêmes années, Loup est également en concurrence avec un certain Egilbert pour sa propre charge abbatiale à Ferrières112. Il écrit à l’abbé Louis de Saint-Quentin à ce sujet : « vous comprenez facilement la grande indignité qu’on me fait de me comparer au susdit Egilbert, encore plus de me le préférer113. » Loup se considère comme un fidèle loyal injustement tenu en disgrâce par son roi114. L’essor de la compétition pour Ferrières et Saint-Josse dans les années 842-844 heurte la conscience qu’a Loup de son propre rang. Il s’indigne que le roi lui préfère un comte ou qu’un autre clerc, de moindre renommée, puisse venir le concurrencer dans son propre monastère115. Les seules armes dont il dispose alors pour l’emporter sur son rival Odulf sont des arguments religieux et l’appui de son réseau d’amis. Dans ses lettres à Charles le Chauve, Loup se garde de rappeler que la celle lui revient en tant qu’abbé de Ferrières : il endosse le rôle de défenseur des moines de Ferrières, mettant en avant leur pauvreté pour obtenir du roi une restitution rapide. La logique de son discours de défense est simple : le monastère de Saint-Josse a été donné par les parents de Charles le Chauve pour le salut de leur âme ; les revenus de ce monastère servent à subvenir aux besoins de la communauté et ne sont pas superflus. En enlevant Saint-Josse, Charles prive ses parents du bénéfice de leur aumône et se prive lui-même du soutien des moines qui, manquant du nécessaire, ne peuvent plus assurer leur devoir de prière116. L’indigence des frères est un motif rhétorique qui possède une très forte connotation politique : derrière la pénurie matérielle subie par les moines, c’est l’injuste disgrâce imposée à leur abbé qui est reprochée au souverain. Le désarroi 110  Loup de Ferrières, op. cit., lettre no 43 p. 179 et no 32 p. 149. 111  M. Gravel, « Pourquoi Loup ne s’est-il pas présenté à l’assemblée de Chartres ? Les tactiques compétitives de l’affaire de Saint-Josse », dans R. Le Jan, G. Bürher-Thierry et S. Gasparri (dir.), Coopétition : Rivaliser, coopérer dans les sociétés du haut Moyen Âge (500-1100), Turnhout, 2018 (HAMA 31). 112  Personnage non identifié. W. Kienast, op. cit. n. 1087, p. 194. 113  Loup de Ferrières, op. cit., lettre no 36 p. 161. 114  Ibid., Lettre no 42 p. 177 : « je suis accablé d’une honte écrasante, parce que, ce que d’autres abbés ont obtenu de la munificence impériale […], moi je l’ai perdu, comme si j’étais le plus vil et le plus inutile de tous. » 115  On voit d’ailleurs très nettement l’évolution des sentiments de Loup au fil de ses lettres : d’abord sûr de lui (lettre no 19), il finit par implorer l’appui des plus grands, avant de perdre l’espoir de retrouver la celle (ses dernières lettres sont très laconiques, voir notamment la lettre no 82). 116  Loup de Ferrières, op. cit. Lettre no 42 p. 177 ; et lettre no 48 p. 207.

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de la communauté est le reflet du déshonneur infligé à Loup. L’abbé dissimule sa plainte sous le masque de la défense des moines. Il avertit Charles que les frères ne pourront bientôt plus assurer convenablement leur mission, tant ils manquent des ressources nécessaires pour survivre ; tout comme lui ne pourra plus l’assurer de son service fidèle tant il manque du soutien et de la reconnaissance qui lui sont dus. Les menaces de l’abbé sont à peine voilées. Mis en concurrence avec des fidèles laïques, Loup utilise les mêmes armes qu’eux : il menace Charles le Chauve de ne plus le soutenir s’il ne lui restitue pas Saint-Josse et il s’appuie sur des intercesseurs puissants pour porter ses suppliques auprès du roi. Les arguments religieux sont omniprésents dans ses lettres à Charles, mais occupent une place secondaire au regard de l’intense travail de promotion que l’abbé dirige depuis son abbaye du Gâtinais. Sur les dix-sept lettres de sa correspondance où il est fait mention de la celle Saint-Josse, seules quatre sont adressées aux princes dont une à Lothaire et trois à Charles. Toutes les autres ont pour destinataires les hommes forts du royaume : Hincmar de Reims, Louis, abbé de Saint-Denis et chancelier du roi, Jonas d’Orléans, mais également les membres de son réseau qui se trouvent hors de Francie tels Marcward de Prüm117. Dans ses différentes missives, Loup demande à ses interlocuteurs d’intercéder en sa faveur auprès de Charles le Chauve, rappelant sa fidélité au roi et l’injustice de sa disgrâce. La présence physique à la cour se révèle être le moyen le plus efficace pour obtenir un bénéfice. Il faut être dans l’entourage du roi, pouvoir lui parler, le convaincre, car c’est de lui que dépend la redistribution des richesses du royaume. Loup en est bien conscient : il ne s’adresse qu’aux prélats les plus proches du souverain. Parfois ses lettres arrivent quand l’intercesseur ne se trouve plus auprès de Charles. Ainsi il déplore que l’absence d’Hincmar de Reims ait fait échouer sa demande : Naguère votre départ de la cour a empêché l’effet de ma pétition au roi ; sous la pression de la nécessité, je la renouvelle par cette lettre pour vous pousser par mon importunité au moins, qui va jusqu’à exclure la simple pudeur elle-même, à nous venir en aide à moi et aux autres qui souffrons de la même injustice118.

Car Loup ne s’adresse pas qu’à ses amis : il entre en relation avec les prélats les plus puissants pour faire aboutir sa demande quand il n’essaie pas d’être luimême présent à la cour pour plaider sa cause, notamment quand son rival, Odulf, tombe malade119. L’accès au roi devient en lui-même une part essentielle de la 117  Ibid., Lettre no 58 p. 227. 118  Ibid., Lettre no 48 p. 201. 119  Ibid., Lettre no 58 p. 227 : « je me suis joint à l’escorte du roi et, à grands frais et au prix de grandes fatigues, je demeure près du roi qui remet sans cesse la réalisation de mes espérances, à cause, avoue-t-il, de l’absence d’Odulf. » Voir également : Ibid., Lettre no 62 p. 237.

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compétition : il faut être plus rapide que son concurrent, paraître régulièrement au palais. Le cas de Loup n’est pas isolé. Frothaire de Toul est pris de vitesse par la veuve d’un bénéficier avec laquelle il voulait négocier la restitution partielle d’un domaine ecclésial. La femme se rend avant lui auprès de Charles le Chauve pour plaider sa cause. Il est ensuite trop tard pour agir et l’évêque doit s’incliner. Chaque conflit foncier pour l’obtention d’un bien ecclésiastique est avant tout l’occasion de redéfinir les limites d’une familia monastique, d’un groupe lignager, ou le réseau de fidélités d’un roi. Les enregistrements écrits que l’on a conservés de ces litiges ne sont que les lointains échos des rencontres, des négociations et des discussions qui eurent alors lieu entre les différents protagonistes. Seuls les cas conflictuels nous sont parvenus, les tractations réussies n’ont, quant à elles, pas laissé de traces.

La vengeance du saint Une arme depuis longtemps utilisée par les clercs Dans ses lettres, Loup de Ferrières avertit Charles le Chauve de l’éminence du châtiment divin qui le guette s’il n’accède pas à ses revendications : [Les moines] disent qu’il est injuste qu’ils soient tourmentés de faim et de froid par vous, puisqu’on les oblige à prier sans cesse pour votre salut temporel et éternel ; que vous n’obtiendrez pas la félicité que vous pourriez désirer avant d’avoir recouvré l’amitié de notre pauvre petit saint Pierre. Et ne pensez pas qu’ils plaisantent. Nos vieillards affirment tout de bon avoir appris par leur propre expérience, et cela leur a été transmis dans leur jeunesse par des vieillards, que quiconque a causé un dommage important à notre monastère, s’il n’est pas promptement venu à résipiscence, a couru un grand danger ou a subi la perte de la santé et de la vie120.

S’attaquer aux biens d’un établissement religieux, c’est s’attaquer au saint lui-même et donc à l’autorité divine. La vengeance des saints est un véritable glaive spirituel brandi à l’encontre des invasores. Ce motif rhétorique est connu et attesté depuis l’époque mérovingienne. Déjà, au vie siècle, Grégoire de Tours mentionne le châtiment des usurpateurs de biens ecclésiastiques et la puissance vindicative des rituels de clameur et d’humiliation des reliques121. Au ixe siècle, cette arme est toujours utilisée par les religieux et on a conservé un grand nombre de récits de miracles visant à protéger le patrimoine foncier

120  Ibid., Lettre no 57 p. 223. Voir également la lettre no 48. 121  E. Bozoky, « Les miracles de châtiment au Haut Moyen Âge et à l’époque féodale », dans P. Cazier et J. M. Delmaire (dir.), Violence et religion, Lille, 1998, p. 154 et p. 162.

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des églises ainsi que les biens meubles, les revenus et les personnes placées sous la protection du saint. Cependant, la documentation hagiographique ne subit pas encore la considérable inflation qu’elle connait à l’époque féodale122. Dans les Vitae carolingiennes, les récits de châtiment de spoliateurs de res ecclesiae occupent une place bien moindre que les miracles de guérison. Les proportions s’inversent à partir du xie siècle seulement123. Les punitions attribuées aux saints à l’époque carolingienne s’inscrivent donc dans la continuité des récits mérovingiens et ne sont que l’une des nombreuses stratégies défensives à la disposition des clercs124. Dans le De Dispensatione ecclesiasticarum rerum, Agobard de Lyon explique quels sont les usages de ces histoires : Au sujet de ces biens, combien est grand le respect ainsi que l’importance de la fidélité et de la conservation qui doivent leur être témoignés, la volonté de Dieu l’a démontré par la multitude des miracles qui ont été réalisés dans le monde entier, à travers chaque région, chaque lieu et chaque église ; comme désormais ce ne sont plus seulement Ananie et sa femme Saphire qui sont punis de mort pour avoir détourné des biens sacrés, mais d’autres innombrables et presque par milliers qui sont frappés d’infirmité, persécutés par les démons et condamnés à la cécité. À leurs propos, si quelqu’un de sérieux avait voulu ou avait pu rassembler en un ouvrage ce qui a été écrit, il aurait produit d’énormes volumes ; et combien plus encore, s’il avait rassemblé les miracles qui se sont produits, ont été dévoilés et transmis sans être mis par écrits, parce qu’ils furent trop nombreux ? c. 25. Nous disons cela, non pas pour menacer d’une punition divine ici-bas tous les violateurs, mais plutôt pour démontrer que la garde et la gestion de ces biens relèvent du soin de Dieu qui, par tant de miracles, en tout temps, a effrayé les indignes (non seulement les incroyants, mais aussi les croyants) pour qu’ils n’osent pas commettre facilement des actes illicites contre les lieux sacrés et pour que la punition les éloigne de leur présomption comme les animaux sauvages, eux que la compréhension ou l’observance des ordres divins ne pouvaient contraindre comme des hommes125.

Pour certains historiens, les récits de vengeance des saints qui fleurissent à l’époque féodale pallient les carences des pouvoirs séculiers devenus impuissants à contraindre les grands laïcs de respecter le patrimoine des églises126. Au ixe siècle, la situation est un peu différente. Les sources d’autorité et les forces 122  B. de Gaiffier, « Les revendications de biens dans quelques documents hagiographiques du xie siècle (Flandre et Basse-Lotharingie) », dans Anal. Boll., 50, 1932, p. 123-138. 123 E. Bozoky, op. cit., p. 154. 124  P. Fouracre, « Carolingian justice : the rhetoric of improvement and contexts of abuse », dans La giustizia nell’alto medioevo (secoli V-VIII), Spolète, 1995, (Settimane di studio, 42/2), p. 788. 125  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 24-25 p. 138. 126 B. de Gaiffier, op. cit., p. 123. Hypothèse que l’on retrouve également chez : E. Bozoky, op. cit., p. 157.

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coercitives (rois, papes, comtes) ne manquent pas pour garantir les droits des établissements religieux sur leurs possessions. Les jugements mis en scène dans les textes hagiographiques ne sont pas perçus alors comme la seule alternative possible à la justice séculière ; d’autres fonctions sont attachées à ces récits, comme l’explique Agobard. Les vengeances des saints se réfèrent implicitement au châtiment d’Ananie et Saphire, le couple archétype de spoliateurs de res ecclesiae, condamnés à mort par l’apôtre pour avoir dissimulé une partie du prix de la vente de leur champ127. À l’instar du récit biblique, les miracles relatés dans les Vitae complètent les normes et les décisions des tribunaux temporels en replaçant dans une dimension religieuse la portée des crimes reprochés aux pervasores. La puissance rédemptrice des miracles de punition provient de la force du lien de solidarité existant entre la communauté des fidèles, les res ecclesiae et le saint protecteur du bâtiment ecclésial. Les châtiments s’inscrivent dans une relation d’échange : échange entre le fidèle ou le prêtre qui porte sa plainte auprès du saint tutélaire de son église, mais aussi échange entre le présumé usurpateur, le clerc et le saint128. Dans le premier cas, le fidèle émet un vœu pour bénéficier de la protection du saint auquel il apporte, dans l’église, sur l’autel où se trouvent les reliques, ses aumônes, ses prières, ses dîmes. Dans le second, un lien en négatif se tisse entre le voleur, l’église et le saint. Souvent lors des conflits, l’action incriminée atteste d’une volonté de rentrer en relation avec le pôle ecclésial (l’édifice, l’autel, les reliques, le saint) et ne se comprend que replacée dans la trame des solidarités familiales, amicales et religieuses qui lient les fidèles aux établissements religieux. On vole des res ecclesiae pour entrer en relation avec le saint et ses représentants sur terre. Les transferts fonciers sont enchâssés dans la trame des relations sociales et religieuses. Formes et fonctions Le recours au saint peut prendre des formes très différentes selon les causae scribendi des clercs. Cependant, quatre fonctions principales se retrouvent dans les récits carolingiens. L’intervention du saint pour protéger les possessions de son église et leurs habitants contre d’éventuels agresseurs extérieurs manifeste le pouvoir du saint autant qu’elle institue le caractère extraordinaire des terres ecclésiales. Seuls les domaines appartenant à l’Église sont placés sous la protection d’un saint patron. La vindicte du saint place les richesses ecclésiales hors du circuit des échanges ordinaires. Elle crée une sphère particulière pour ces biens qui se matérialise dans

127  Actes des Apôtres V, 1-5. 128  P. A. Sigal, L’homme et le miracle dans la France médiévale (xie-xiie siècle), Paris, 1985, p. 79.

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leur défense miraculeuse. Les récits de châtiment participent, entre autres, à la construction de la catégorie des res ecclesiae. La présentification du saint dans le lieu de culte par ses reliques, mais aussi les traces de son passage in vita sur les terres de son église ou la localisation et la célébration de ses épiphanies post mortem confèrent au patrimoine ecclésial un caractère quasi sacré. Après sa mort, les miracles prouvent sa présence et manifestent son pouvoir. Le saint continue de protéger les res de son église ; sa sainteté rejaillit toujours sur le lieu129. Cette protection s’étend sur les biens-fonds, sur les pauperes et sur les dîmes130. Ainsi, des milites qui ont dévasté les maisons des hommes de saint Hubert sont surpris par la tempête alors qu’ils rentrent chez eux, une fois leur méfait accompli. Obligés de rebrousser chemin, ils demandent asile dans les maisons qu’ils ont attaquées quelque temps plus tôt131. La lecture est ici symbolique : la tempête qui s’abat sur les milites est un avertissement qui s’adresse à tous les profanateurs des possessions ecclésiales. Ces biens sont destinés à l’usage de tous. Tout comme les maisons des paysans ne doivent pas être détruites, car elles pourront être utiles par la suite, de même les res ecclesiae doivent être protégées, car elles sont utiles ici-bas pour subvenir aux besoins des plus pauvres et dans l’au-delà pour assurer le salut des âmes. Les milites se sont privés eux-mêmes de l’abri offert par les maisons des paysans, comme les spoliateurs se privent du soutien des res ecclesiae. Ils ont commis la même erreur, croyant s’attaquer à des biens dont ils n’avaient pas la jouissance immédiate, ils s’aperçoivent, trop tard, qu’ils auraient pu leur être utiles. On retrouve la même mise en garde dans la lettre qu’adresse Jonas d’Orléans aux grands d’Aquitaine en 836, quand il leur reproche de considérer comme perdu pour eux le patrimoine des pauvres132. Dans les textes hagiographiques carolingiens, les récits de châtiment servent à effrayer les improbos, comme l’explique Agobard de Lyon. Ces improbi sont les mauvais chrétiens, ceux qui ne respectent pas les règles du jeu qui structurent la circulation des possessions inaliénables des églises ; ce sont les bénéficiers indignes que les clercs souhaitent écarter du contrôle des terres ou les mauvais gestionnaires. Le Livre des miracles de saint Quentin met en scène un abbé qui enlève des biens-fonds revenant à la part des moines133. Ce récit indique par un exemple, 129  A. M. Helvétius, « Le saint et la sacralisation de l’espace en Gaule du Nord d’après les sources hagiographiques (viie-xie siècle) », dans M. Kaplan (dir.), Le sacré et son inscription dans l’espace à Byzance et en Occident : études comparées, Paris, 2001, p. 154-155. 130  Miracula S. Vedasti ou Ulmar, Libellus de Virtutibus, AASS, I feb. 6, col. 806D, c. 7 [BHL 8512]. 131  Miracula s. Huberti post mortem Liber secundus, AASS 3 nov. Col. 825B-826, c. 16 [BHL 3997]. 132  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre III, c. 78, p. 761. Exégèse du verset Mat. 26, 8, où Marie verse un onguent précieux sur les pieds du Christ. 133  Liber Miraculorum s. Quintini, AASS Oct XIII, 31, col.  806C-806F, c.  16 [BHL 7017-7018]. J.  L.  Villette, « Passiones et inventiones s.  Quintini, l’élaboration d’un corpus hagiographique du haut Moyen Âge », dans Vies de saints dans le nord de la France (vie-xie siècles), Lille, 1999, p. 49-76, (Mélanges de science religieuse, 56/1).

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avéré ou non, ce que doit être le gouvernement d’un bon abbé. C’est une retranscription des idéaux de gestion chrétienne et des normes qui est alors diffusée dans les discours de défense des clercs. Ce contre modèle participe à l’édification des frères. L’auteur met en avant deux principes importants qui se sont renforcés au cours du ixe siècle : le partage des biens monastiques entre l’abbé et la communauté et l’indisponibilité absolue de la mensa fratrum134. Les récits hagiographiques ne se limitent pas à une fonction défensive. Bien souvent, les miracles retranscrits par les auteurs sont des fictions servant leurs propres revendications foncières. C’est le cas lors du conflit qui oppose les monastères de Fleury et de Saint-Denis. Un compromis est imposé aux moines par un juge étranger aux deux communautés. À la fin du procès, le juge est frappé par la vengeance de saint Benoît : il perd l’usage de la parole pendant quelque temps. Le châtiment touche le législateur à la bouche ; en le réduisant au silence, saint Benoît manifeste son désaccord et sa colère. Sous la plume d’Adrevald, dire la loi de l’empereur et empêcher par un compromis l’affrontement des deux établissements est une offense faite à saint Benoît qui ne peut pas sortir vainqueur de ce combat. La compétition est annihilée par un règlement imposé de l’extérieur, aucune des deux communautés ne peut l’emporter sur l’autre. Le pouvoir du saint apparait alors plus puissant que celui du juge135 que les moines aimeraient ne pas avoir à reconnaître, et, par conséquent, plus puissant que la potestas royale. Ce récit atteste surtout de l’importance aux yeux de l’auteur de laisser se dérouler librement le processus agonistique entre les deux monastères. Dans d’autres récits hagiographiques, les clercs profitent des miracles du saint pour dresser l’inventaire des possessions de leur église. Lorsque Flodoard reprend la liste des interventions de saint Rémi, qui est relatée par Hincmar de Reims dans sa Vita Remigii, il sélectionne les miracles s’étant déroulés sur des domaines qui sont encore possédés par Reims au xe siècle et les classe par ordre chronologique (et non géographique, comme l’avait fait Hincmar) pour construire une « chaîne de miracles » reliant la lignée des archevêques de Reims à leur prestigieux prédécesseur136. Le récit de la vie du saint offre aussi l’occasion de retracer l’historique du patrimoine d’un établissement religieux et de rappeler l’emplacement

134  G.  Philippart, « L’hagiographie, histoire sainte des amis de Dieu », dans Hagiographies. Histoire internationales de la littérature hagiographique latine et vernaculaire en Occident des origines à 1500, IV, Turnhout, 2006, p. 26-28. 135  J. Nelson, « Dispute settlement in Carolingian West Francia », dans W. Davies et P. Fouracre (dir.), The settlement of disputes in early medieval Europe, Cambridge, 1986, p. 63. 136  M. Sot, « Les miracles et le temps de l’histoire (Haut Moyen Âge occidental) », dans D. Aigle (dir.), Miracle et Karàma. Hagiographies médiévales comparées, Turnhout, 2000, p. 208. M. C. Isaïa, Remi de Reims, op. cit., p. 469.

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des bornes limitant ses domaines137. Les villae évoquées par Hincmar sont celles que l’église de Reims revendique dans le diocèse de Mayence à la même époque ; les biens-fonds mentionnés par Flodoard, ceux qui font l’objet d’un conflit au xe siècle138. Enfin, le recours au saint et la mise par écrit de ses manifestations sont un ressort spirituel très puissant pour négocier la coopération des présumés spoliateurs. L’attitude des saints n’est pas univoque : elle oscille entre clémence et cruauté. La miséricorde ou le refus du pardon ne sont pas des choix préétablis ; ils révèlent, à un moment donné, les rapports de force inhérents au champ de la compétition au niveau local. Dans un cas, les moines souhaitent avertir leurs bénéficiers ou leur faire modifier des comportements économiques jugés déviants. La vengeance du saint se transforme en avertissement aux effets réversibles, comme pour cet homme accusé de porter un faux témoignage contre saint Quentin lors d’un litige foncier et qui se voit affublé par le saint d’un nez en or139. Il retrouve son intégrité corporelle au moment où il avoue son mensonge. Dans l’autre cas, les frères cherchent à exclure de l’accès aux res ecclesiae certaines personnes : le châtiment entraîne alors la mort et la damnation éternelle du pervasor. Les récits hagiographiques sont structurés par cette dynamique d’inclusion/exclusion des compétiteurs pour former une communauté de fidèles autour du saint et choisir les bénéficiers qui en sont les plus dignes140. Dans ses épiphanies, saint Hubert est tantôt clément tantôt cruel : les ennemis qu’il tue de sa main sont ceux qui refusent de négocier141, alors que les spoliateurs qui viennent à résipiscence sont pardonnés et intégrés à sa familia142. Au ixe siècle, les cas de mise à mort sont peu fréquents. Dans la plupart des récits, les voleurs sont marqués par un signe qui rend visible leur méfait aux yeux de tous : ils sont alors contraints d’avouer leur crime et de se corriger pour sauver leur âme143. 137  Heiric d’Auxerre, De Miraculis sancti Germani, éd. L. M. Duru, Paris, 1864, p. 114-192, (Bibliothèque Historique de l’Yonne, 2) c. 65 p. 146 : un voisin de saint Germain, la nuit venue, déplace les pierres, en agrandissant sa parcelle et en diminuant celle du saint. Le jour venu, le prêtre s’en rend compte. Il avertit le paysan qu’il a commis un sacrilège et que s’il ne s’amende pas il en mourra. 138 D. Barthélémy, L’An Mil et la Paix de Dieu. La France chrétienne et féodale (980-1060), Paris, 1999, p. 100. 139  Liber Miraculorum s. Quintini, AASS Oct XIII, 31, col. 805C-D c. 12, [BHL 7017]. L’église est en conflit pour un bien-fonds. Lors du procès, un certain Berninus fait un faux témoignage au détriment de l’église. Saint Quentin le punit en faisant tomber son nez dans le bassin qu’il utilisait pour se laver, ce qui l’oblige à avouer son forfait. 140  P. E. Dutton, The Politics of Dreaming in the Carolingian Empire, Londres, 1994, p. 168-169. 141  Miracula s. Huberti post mortem Liber secundus, AASS 3 nov., c. 11 col. 825B, c. 17 col. 826C [BHL 3997]. 142  Liber Miraculorum s. Quintini, c. 14, col. 806B [BHL 7017-7018]. 143  A. M. Helvétius, « Le récit de vengeance des saints dans l’hagiographie franque (vie-ixe siècle) », dans D. Barthélémy, F. Bougard et R. Le Jan (dir.), La vengeance, 400-1200, Rome, 2006, (Collection de l’école française de Rome, 357), p. 421-450.

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Dans leurs discours de défense, les auteurs s’adressent à leurs opposants en mettant en lumière les implications spirituelles de leurs actes afin de les obliger à composer144. Plusieurs stratégies peuvent être suivies par les prélats : Hincmar de Reims rappelle la procédure et les canons ; Loup de Ferrières s’appuie sur des intercesseurs et des amis puissants ; d’autres portent leurs plaintes devant le pape. L’origine du conflit joue un rôle important dans le choix des recours. L’abbé de Ferrières n’a pas d’autre possibilité que de solliciter son réseau puisque la procédure et le droit canon ont été respectés lors de l’attribution du bénéfice. L’utilisation de faux diplômes et l’appel à Rome témoignent d’une volonté de modifier l’affectation des biens ou de faire basculer un rapport de force défavorable : il s’agit d’armes offensives plus que défensives. Par ailleurs, tous les affrontements n’atteignent pas le même degré de violence ; le rejet définitif du bénéficier illégitime ni la mort du spoliateur ne sont inéluctables. Certaines stratégies semblent donc plus amicales que d’autres, selon que les clercs souhaitent ou non conserver une relation durable avec leurs partenaires. Les stratégies de défense débouchent sur une grande variété d’accords et de règlements dont la restitution du bien-fonds revendiqué n’est qu’une possibilité. Il peut d’ailleurs s’avérer délicat de mesurer l’efficacité des méthodes employées par les clercs pour protéger les terres d’Église à l’aune des résultats matériels obtenus à l’issue de ces luttes. Bien qu’attendues, les restitutions ne sont pas les seules conséquences des conflits. D’autres objectifs peuvent être recherchés par les clercs.

La portée des revendications et des plaintes Du châtiment à la restitution : conséquences observables dans le champ des pratiques Une impossible comptabilité Dans son Histoire de la propriété ecclésiastique en France, Émile Lesne a tenté d’évaluer les résultats des discours de défense des clercs carolingiens en comptant le nombre de restitutions obtenues par les établissements religieux en Francie. Il constate lui-même l’échec de cette méthode quantitative145. Les objectifs poursuivis par les auteurs dans leurs revendications et leurs plaintes ne visent pas seulement à retrouver un domaine perdu. L’écriture du récit peut servir à glorifier 144  Heiric d’Auxerre, De Miraculis sancti Germani, éd. L. M. Duru, Paris, 1864, p. 114-192, (Bibliothèque Historique de l’Yonne, 2) c. 73 p. 150. D. Barthélémy, L’An Mil et la Paix de Dieu. La France chrétienne et féodale (980-1060), Paris, 1999, p. 100. 145 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France. II… p. 377-378.

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l’action d’un prélat en faveur de son église, à enregistrer la mémoire des bienfaiteurs d’une fondation, à poursuivre d’une malédiction éternelle les ennemis des moines ou encore à remettre en question la capacité d’un prince à redistribuer les richesses entre ses fidèles. Si la recherche des seules restitutions foncières, comme a tenté de le faire Émile Lesne, se révèle infructueuse, en revanche une réflexion sur la portée générale des stratégies défensives amène de nouveaux éclairages sur la circulation des res ecclesiae au ixe siècle. Les combats menés par les clercs à cette époque semblent avoir eu quatre principales conséquences : le retour des terres, bien sûr, accompagné d’une multitude de privilèges d’immunité et d’exemption, mais aussi l’instauration systématique d’une mensa fratrum dont les biens sont frappés d’une absolue indisponibilité et, enfin, la constitution d’un réseau de fidèles dévoués à la protection du temporel ecclésial autour de chaque établissement religieux. On a déjà pu observer au cours de l’analyse combien la mise en place du partage des biens monastiques entre l’abbé et les moines résulte d’une véritable volonté de mise à l’écart d’une partie des res ecclesiae. Il est inutile d’y revenir, bien que la comptabilité soit ici plus facile à mener que pour les restitutions. L’instauration d’un patrimoine inaliénable affecté aux seuls besoins des frères est l’une des principales conséquences observables à l’échelle des pratiques foncières. Quant aux privilèges d’immunité, il est difficile d’affirmer qu’ils résultent des discours de défense des clercs. Ces diplômes fleurissent au tout début du règne de Louis le Pieux, dans les années 814-818146, bien avant que les protestations et les litiges fonciers ne se multiplient. L’octroi d’une charte d’immunité ne doit donc pas être considéré comme un résultat direct des plaintes des prélats, mais bien comme un processus parallèle à l’essor de la compétition pour les terres d’Église. Les immunités ne sont pas le signe d’un affaiblissement du pouvoir royal ni d’un appauvrissement en termes de ressources147. Elles attestent au contraire du fort contrôle exercé par le roi sur les biens ecclésiastiques, elles sont l’un des rouages essentiels du système des bénéfices. Sous les Carolingiens, ces chartes s’accompagnent de la protection royale : c’est un moyen habile pour les princes de faire accepter par les clercs leur participation aux frais militaires, puisque, en échange de la tuitio du roi, les lieux saints doivent aider à l’entretien des troupes148. Les res ecclesiae sont ainsi sanctionnées par un statut particulier, celui de l’immunité, qui justifie leur circulation limitée.

146 S. Wood, The proprietary church… p. 251. 147  P. Fouracre, « Comparing the resources of the Merovingian and Carolingian states : problems and perspectives », dans W. Pohl et V. Wieser (dir.), Der frühmittelalterliche Staat. Europäische Perspektiven, Vienne, 2009 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 16), p. 287-297. 148  Concile de Meaux-Paris 845… c. 20 p. 95. À la fin du canon, les évêques expliquent au roi que les églises qui ne sont pas dégagées du service militaire recevront en contrepartie l’immunité.

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Le roi retire un certain prestige en se portant ainsi garant de la séparation des domaines des églises tout en s’assurant des ressources régulières pour subvenir aux besoins de son armée : les biens-fonds placés sous l’immunité ne peuvent être détournés à des usages particuliers, ils restent à la disposition des lieux de culte, et donc du roi. En contrepartie, les établissements religieux se voient confirmer dans leurs droits. Établir un privilège d’immunité reste pour eux le meilleur moyen de confirmer leurs possessions foncières et de faire régulièrement un inventaire de leur patrimoine. Ils font ainsi reconnaître par le roi et les grands du royaume la nature particulière de leurs domaines. Les restitutions, un enjeu secondaire ? On pourrait s’attendre à ce que la restitution des biens-fonds soit la principale conséquence des revendications cléricales. Cependant, les auteurs carolingiens ne ressentent pas toujours le besoin d’enregistrer le dénouement des litiges fonciers : on apprend la restitution de la celle Saint-Josse par hasard, au détour d’une lettre de Loup de Ferrières149 ; on ignore si Hincmar de Reims reprend le contrôle de la villa de Neuilly-Saint-Front. Seule la mémoire des conflits est conservée ; les possessions heureuses, quant à elles, n’ont pas d’histoire. Il est donc vain de chercher à mesurer la portée des discours de défense à l’aune des seuls actes restitutoires150. La notion même de restitution pose problème. Elle est le corollaire attendu des « sécularisations » : les terres enlevées par la force et contre le droit aux églises doivent leur être rendues. La comptabilité ébauchée par Émile Lesne s’inscrit dans cette logique de double transfert. On peine cependant, dans l’étude des diplômes de restitution des Carolingiens, à retrouver la condamnation véhémente des spoliateurs de res ecclesiae : aucun raptor, aucun depraedator, aucun fur sacrilegus n’apparait alors dans ce type de source. Certes, la nature même de ces documents explique le décalage existant entre les discours défensifs des clercs et la langue des chartes. On ne peut pas les comparer. Les précautions rhétoriques de la chancellerie royale gomment les anciennes rivalités : une fois le conflit réglé, les usurpateurs disparaissent. Les actes sont là pour attester de la pacification des relations sociales, non pour entretenir les tensions. Il faut également rendre acceptable pour toutes les parties la redistribution des richesses foncières. D’ailleurs, le requérant qui intercède auprès du roi pour obtenir la remise des biens est parfois aussi le perdant de la compétition. Ainsi à Autun, le comte demande au roi d’enlever à son comitatus un grand nombre de domaines pour les confier à l’évêque. Nul doute ici que la rivalité entre les deux grands a été effacée dans la charte qui

149  Loup de Ferrières, Correspondance, II, lettre no 86, p. 77. 150 G. Koziol, Begging pardon and favor : ritual and political order in early medieval France, Ithaca, 1992.

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enregistre le transfert foncier et transforme l’échec du comte en acte de piété. Le roi ne lui a pas repris les biens, c’est lui qui les a cédés à l’évêque151. Les formulaires des actes restitutoires tendent à faire passer pour des largesses la réattribution des bénéfices. Les rapports de force sont dissimulés pour être acceptés152. Comment comprendre dès lors le sens donné à l’idée même de restitutio et au geste qui l’accompagne ? Il n’existe pas de définition unique pour toutes les restitutiones des chartes carolingiennes, dont certaines sont parfois désignées comme des redditiones ou des largitiones. De même, dans la langue française, le mot restitution peut avoir deux sens distincts : 1) « l’action de restituer, rétablir dans son état premier, original, ce qui a subi des altérations » ; 2) « l’action de restituer quelque chose à quelqu’un, de lui rendre ce qui a été pris ou possédé injustement ou illégalement ». En droit pénal, la restitution correspond à la « remise à leurs propriétaires d’objets volés153 ». Sous la plume d’Émile Lesne, les restitutions des Carolingiens ne peuvent être que des actions juridiques visant à annuler des occupations ou des détournements illégitimes. Cependant, on a vu au cours de cette étude que les bénéfices ecclésiastiques, quand ils suivent les normes avalisées par le groupe, ne sont pas considérés comme des usurpations. Dans l’interprétation historique que l’on peut donner de ces transferts fonciers, tout l’enjeu est de distinguer les restitutions pour cause de spoliation illégitime des simples redistributions de richesses travesties en aumônes pour respecter les codes sociaux. La reprise d’un bénéfice est un signe de disgrâce qui macule le prestige d’un fidèle, comme le rappelle Loup de Ferrières. C’est une atteinte grave à son honneur que les formules figées des actes euphémisent pour les rendre acceptables. Dans certains cas, l’accusation de détournement d’une terre per violentiam s’apparente même à un procédé rhétorique servant à camoufler la perte d’un bénéfice : il y a moins de déshonneur à rendre un domaine ecclésiastique ou un monastère, car on le détenait sans en avoir le droit, que de le quitter, car on a perdu la confiance et la faveur du roi154. Les biens ecclésiaux peuvent être retournés à leur propriétaire initial de plusieurs façons. Les diplômes de Charles le Chauve en offrent de bons exemples. Le roi rend aux établissements religieux leurs domaines dans deux configurations différentes : soit pour modifier l’affectation du temporel suite à une erreur, soit pour remettre en circulation une terre qui lui est revenue à la mort du bénéficiaire. Les chartes qui mentionnent des usurpations illégitimes per violentiam sont peu

151  Recueil des actes de Charles II le Chauve… no 227 p. 5-6. 152 P. Bourdieu, Le sens pratique, p. 217. 153  Restitution, dans Trésor de la Langue Française. Dictionnaire de la langue du xixe et du xxe siècle (17891960), XIV, Paris, 1990, p. 1002. 154 M. Innes, « Property, politics and the problem of the Carolingian state »… p. 311.

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nombreuses155. Il s’agit alors de bénéficiers qui ne sont plus reconnus ni par le roi, ni par l’église propriétaire. Leur exclusion s’inscrit dans des rapports de force locaux, comme à Troyes en 859, lorsque le comte Aleran est accusé d’avoir enlevé par la violence et la force un domaine de Montier-la-Celle, la villa de Saintes-Vertus. Or, à cette date, Aleran est mort depuis longtemps : il a sans doute perdu la vie en 852 en se battant contre les Sarrasins pour défendre Barcelone156. Son successeur à Troyes est le comte Eudes, frère de Robert le Fort. Tous deux se soulèvent contre Charles le Chauve en 858, lors de l’invasion de Louis le Germanique, et sont dépouillés de leurs honores l’année suivante. L’acte de restitution du domaine de Saintes-Vertus est établi au profit de l’abbé de Montier-la-Celle, sans doute dans la période de transition entre le départ d’Eudes et l’arrivée du nouveau comte, le welf Rodolphe. Il y est précisé que la villa est affectée au monastère qui se trouve alors dans une extrême pauvreté. Cette redistribution des richesses foncières s’effectue à l’occasion d’un changement de personnel politique. Le comte Aleran est accusé d’être un spoliateur de res ecclesiae parce qu’il est le premier à avoir reçu ce bien-fonds en bénéfice. Le roi n’ayant jusqu’alors aucune raison de se défier des comtes de Troyes avait maintenu cette situation. Suite à la défection d’une partie des élites en 858, Charles modifie cette répartition et rend Saintes-Vertus à l’abbé de Montier-la-Celle, qui lui est resté fidèle. Les actes restitutoires qui suivent la mort d’un bénéficier sont les plus fréquents et correspondent aux normes énoncées : les terres cédées en bénéfice ne peuvent être reprises qu’en cas de trahison ou à la mort du récipiendaire157. Dans ce cas, le roi ne cherche pas à rendre justice à l’église dépouillée, mais à redistribuer les ressources foncières du royaume. Cependant, le retour des biensfonds à l’établissement propriétaire à la mort du bénéficier n’est pas une règle systématique : le domaine peut très bien rester aux mains de la même famille sur plusieurs générations, les fils succédant aux pères, comme dans le cas de la villa de Folembray. Bien souvent, les lieux saints se passent du règlement royal pour renégocier l’affectation du bien à chaque renouvellement des hommes en place, tant du côté du prélat que du côté de la famille du récipiendaire. Ainsi, Frothaire de Toul propose à la veuve d’un bénéficier de son église de conserver une partie des terres qu’elle occupe avec son fils158. Ces restitutions s’apparentent aux donations, car elles procèdent de la même vertu royale : le prince doit manifester sa puissance 155  Pour le règne de Charles le Chauve, elles sont au nombre de quatre. Recueil des actes de Charles II le Chauve… no 54, 115, 201 et 202. 156 I. Crété-Protin, Église et vie chrétienne dans le diocèse de Troyes du ive au ixe siècle, Villeneuve d’Ascq, 2002, p. 298. 157  Concile des Estinnes a. 743, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1906, (M.G.H. Leges, Concilia, 2/1), c. 2. 158  Frothaire de Toul, Lettre à l’archichapelain Hilduin, no 14. La correspondance d’un évêque carolingien, Frothaire de Toul (ca 813-847), avec les lettres de Theuthilde, abbesse de Remiremont, éd. M. Parisse, Paris, 1998.

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en faisant circuler les richesses du royaume et en les répartissant équitablement entre les membres de l’élite. Ce devoir de munificence s’accompagne d’un souci de correction. Un grand nombre d’actes restitutoires vise à corriger une mauvaise affectation du patrimoine. Ainsi, il est arrivé à Charles le Chauve de promulguer coup sur coup deux actes contradictoires : le premier, pour attribuer des domaines de Saint-Germain d’Auxerre en bénéfice à deux laïcs, Hugues et Alberic ; le second, pour annuler cette donation qui a été obtenue sur un exposé déformé de la réalité159. Les deux hommes ont menti en lui affirmant qu’il s’agissait de biens fiscaux. Le premier diplôme est donc considéré comme subreptice. Le roi intervient également pour rendre aux églises les domaines qui échoient par erreur au fisc : c’est le cas pour la villa de Neuilly-Saint-Front160, mais également pour des terres appartenant à Saint-Germain d’Auxerre et à Saint-Denis161. Les restitutions peuvent être sollicitées à l’issue d’une période de vacance. Le prince annule tous les échanges antérieurs, permettant ainsi au nouveau titulaire du siège abbatial ou épiscopal de renégocier les précaires établis entre son établissement et les fidèles laïques voisins162. C’est au roi que revient également le pouvoir de modifier l’affectation d’un bien, en le faisant passer d’un lieu saint à un autre ou de la part de l’abbé à la mense des moines163. Dans la mémoire des conflits, les restitutions apparaissent donc comme un enjeu secondaire. En défendant les res ecclesiae, les hommes d’Église poursuivent d’autres objectifs qui ont trait à la dimension religieuse des pratiques condamnées et à la préservation de leur propre autorité.

Le châtiment des spoliateurs Horizon d’attente Les prélats n’ont de cesse de combattre dans leurs exhortations le sentiment d’impunité des usurpateurs de res ecclesiae : aucun crime ne restera impuni. Jonas d’Orléans le rappelle à Pépin d’Aquitaine dans la lettre synodale de 836164. Plus tard encore, dans une exhortation adressée au comte Robert le Fort et aux grands 159  Recueil des actes de Charles II le Chauve… no 234 et no 235 p. 18-20. Même cas de figure dans l’acte suivant (no 236). Charles le Chauve annule des actes subreptices. 160  Ibid. : acte no 351. 161  Ibid. : actes no 427 et no 439. 162  Le cas le plus connu est celui d’Hincmar de Reims. Ibid., acte no 75. 163  Ibid. : actes no 74, no 100 et no 333. 164  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre I, c. 1, p. 730 : Jonas ouvre sa lettre en rappelant que Dieu ne laissera aucun péché impuni. Les péchés mortels sont punis trois fois, deux fois ici-bas par la pénitence et l’excommunication, une fois dans l’au-delà par le passage aux Enfers.

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d’Anjou qui s’étaient révoltés contre Charles le Chauve, les évêques s’indignent qu’ils négligent les avertissements divins : Les possessions de l’Église […] vous les enlevez à Dieu et puisqu’il ne les revendique pas aussitôt, vous croyez les posséder en toute sécurité165.

Dans la suite de cette même lettre, les prélats se font les porte-voix de Dieu luimême pour rappeler qu’aucune spoliation ne restera sans punition. Cependant, il n’est pas avéré que les grands laïcs accusés de détourner les richesses des églises se soient moqués des avertissements des clercs, considérant qu’ils ne seraient pas châtiés ici-bas pour leur geste. La question de l’inéluctable vengeance divine renvoie à l’ordre du monde qui sous-tend aussi les échanges fonciers et les relations entre les hommes : chacun aura à rendre compte au jour du Jugement dernier de ses actions devant le tribunal divin. Le châtiment qui frappe les comportements économiques déviants (ou dans le cas de Robert d’Anjou en 858-859, les comportements politiques déviants) peut donc se réaliser ici-bas comme dans l’au-delà. Cette menace d’une sanction imminente et inévitable est l’unique ressort coercitif sur lequel les carolingiens édifient leur arsenal punitif. Elle a aussi pour fonction de modifier la portée des actes humains et de les inscrire dans un horizon eschatologique : la révolte fomentée par Robert le Fort et ses proches contre Charles le Chauve devient une révolte contre l’ordre voulu par Dieu. Les prélats reprochent aux fidèles du comte de mépriser le pouvoir divin. En agissant ainsi, ils se rendent coupables de superbia. Cet « orgueil démesuré » traduit leur refus de se conformer au cadre établi par le roi et les clercs de son entourage. La condamnation des spoliateurs de res ecclesiae dissimule un discours politique visant à exclure et punir les rebelles qui ne sont plus dignes de participer au gouvernement de l’ecclesia. On comprend dès lors la portée qu’ont pu avoir à l’époque les débats sur la double Prédestination166. Toute la prédication des évêques carolingiens repose sur le libre arbitre : chaque fidèle peut agir sur son salut en accumulant les bonnes œuvres. C’est parce que l’homme dispose de cette liberté personnelle que le monde peut être jugé à la fin des temps ; chacun porte en lui-même la pleine responsabilité de ses actions. La théorie de la double Prédestination, telle qu’elle est défendue par Gottschalk d’Orbais par exemple, ruine la force coercitive des normes promues par les prélats : si les hommes sont élus par Dieu et reçoivent

165  Hincmar de Reims, Lettre synodale aux Grands d’Anjou, Concile de Savonnières 859, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 484. 166  Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey… p. 30. J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims… p. 117-118.

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de lui son salut quelles que soient leurs actions, il devient inutile de chercher à se corriger ou à améliorer son comportement. Les schémas de qualification visant à définir un crime et sa sanction ont été analysés au début de ce livre. Les canons de concile condamnant les pervasores suivent invariablement la même structure : leur actio criminalis est d’abord qualifiée juridiquement (invasio, usurpatio, praedatio, etc.), puis vient sa traduction religieuse (« assassin des pauvres », sacrilège, etc.), et, en dernier lieu, la punition qui l’accompagne. Selon le schéma : Si A fait telle action ⇒ il est B ⇒ et mérite un châtiment C. Les conciles et les compilations canoniques du ixe siècle se caractérisent par une mise en exergue du lien ontologique existant entre le comportement incriminé, sa signification religieuse et la sanction lui correspondant. Les voleurs sont désignés pour être mis au ban de la société tant qu’ils ne se seront pas amendés. Ils sont frappés d’excommunication et d’anathème et les évêques les appellent à faire pénitence. Les punitions revêtent plusieurs formes. On a vu plus haut les nombreuses interventions des saints, de la même façon la vengeance divine se manifeste en diverses occasions et peut s’exercer du vivant des spoliateurs ou après leur mort167. Le récit le plus célèbre est celui d’Hincmar de Reims au sujet de Charles Martel. Le maire du palais n’a pas été tout de suite puni pour avoir divisé le patrimoine des églises ; c’est seulement après sa mort que le signe de sa condamnation est apparu aux yeux de ses successeurs : C’est pourquoi le roi Charles Martel, le père du roi Pépin, qui le premier d’entre les rois des Francs a séparé et a divisé les biens des églises, pour ce seul énorme péché est perdu pour l’éternité. En effet saint Euchère, l’évêque d’Orléans qui repose dans le monastère de Saint-Trond, fit le récit qu’il avait été enlevé dans l’autre siècle et, parmi d’autres [défunts], il aperçut le seigneur [Charles] lui faire signe et il le vit se tordre en Enfer. Et comme il interrogeait l’ange qui le conduisait, celui-ci lui répondit que, par le jugement des saints qui jugeront dans le futur avec le Seigneur, pour les biens qu’il avait enlevés et divisés, devant leur jugement, il avait été assigné à la peine éternelle pour son âme et son corps et il recevait les peines de ses propres péchés et celles des péchés de tous ceux qui avaient donné aux lieux des saints pour le salut de leur âme leurs biens et leurs revenus en l’honneur et pour l’amour du Seigneur, pour le luminaire du culte divin et la récompense des serviteurs du Christ et des pauvres. Euchère, une fois revenu à lui, appela saint Boniface et Fulrad, abbé de Saint-Denis et chapelain du roi Pépin, et, après leur avoir raconté [sa vision], il leur donna pour preuve de son récit que, s’ils allaient à la tombe de Charles et s’ils ne trouvaient pas le corps, alors, les choses qu’il avait dites, ils pourraient les croire vraies. Ceux-ci se rendirent au monastère où le corps de Charles

167  Heiric d’Auxerre, De Miraculis sancti Germani, éd. L. M. Duru, Paris, 1864, p. 114-192, (Bibliothèque Historique de l’Yonne, 2) p. 150, c. 73 : défense faites aux grands laïcs d’attaquer les biens du monastère, c’est un sacrilège et Dieu les punira.

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avait été enterré et ouvrant la tombe ils virent en sortir un dragon et tout l’intérieur du sépulcre était noirci, comme s’il avait brûlé. Et nous aussi nous avons vu ces preuves qui ont survécu au temps qui passe, qui sont réellement arrivées et qui peuvent être attestées de vive voix par nous, telles que nous les avons entendues et vues168.

Le récit d’Hincmar de Reims a déjà été bien étudié. Il s’agit d’une construction narrative proche de celle qu’on observe dans les textes hagiographiques169. Ici, l’avertissement est à la fois politique et religieux : l’auteur s’adresse à Louis le Germanique qui a alors envahi le royaume de son frère Charles. Il fait de l’évêque Euchère d’Orléans le porteur du message divin à travers une vision qu’il aurait eue de Charles Martel brûlant aux Enfers. Le choix d’un tel porte-parole n’est pas anodin : Euchère et sa famille ont été bannis par Charles Martel en 732 pour des raisons politiques. De nouveau, l’horizon d’attente eschatologique dissimule un discours d’ordre politique : Charles Martel est puni pour ses propres péchés et ceux des donateurs dont il a enlevé les offrandes170, mais aussi pour avoir renouvelé son personnel politique, favorisant certaines familles et en excluant d’autres, comme celle de l’évêque d’Orléans171. Le parallèle avec la situation de 858 est évident : Louis le Germanique appelle les grands de Francie à se rallier à lui, entraînant d’importants changements dans l’attribution des honores du royaume. Hincmar, qui est resté fidèle à Charles le Chauve, le met en garde implicitement : il risque d’être frappé de la main de Dieu, à l’instar de Charles Martel. Les rois sont particulièrement visés par la menace d’une vindicte divine. Leur charge les oblige à se montrer exemplaires, car ils sont responsables du salut de leur peuple. Dans les nombreux récits de vision rédigés au ixe siècle, les spoliations royales sont dénoncées172. On y retrouve, travestis sous le voile du rêve, les discours de défense des clercs et la critique indirecte du mode de répartition des richesses foncières entre les élites du royaume173. 168  Hincmar de Reims, Lettre des évêques des provinces de Rouen et Reims à Louis le Germanique… c. 7, p. 414-415. 169 U.  Nonn « Das Bild Karl Martells in mittelalterlichen Quellen », dans J.  Jarnut, U.  Nonn et M.  Richter (dir.), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, 1994, p.  9-21. P.  E. Dutton, The Politics of Dreaming in the Carolingian Empire, Londres, 1994, p. 172-173. 170  En accord avec le verset : « Ils mangent les pêchés de mon peuple » (Osée 4, 8). 171 P. Fouracre, The Age of Charles Martel, Harlow, 2000, p. 142. A. Staudte-Lauber, « Carlus princeps regionem Burgundie sagaciter penetravit. Zur Schlacht von Tours und Poitiers und dem Eingreifen Karl Martells in Burgund », dans J. Jarnut, U. Nonn et M. Richter (dir.), Karl Martell, p. 79-100. 172  En particulier les visions que le moine Audradus Modicus adresse à Charles le Chauve. Audradus Modicus, Liber revelationum, éd. L.  Traube dans « O Roma nobilis », dans Abhandlungen der philosophisch-philologischen Klasse der königlich bayerischen Akademie der Wissenschaften, Münich, 1892, p. 374-391. 173  Sur la portée politique des visions à l’époque carolingienne, voir : P. E. Dutton, The Politics of Dreaming in the Carolingian Empire, Londres, 1994, p. 172-182 ; et P. Dinzelbacher, Vision und Visionsliteratur im Mittelalter, Stuttgart, 1981, p. 58-60.

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Les modèles bibliques Pour légitimer leurs recours à la violence spirituelle et physique envers les usurpateurs de res ecclesiae, les prélats se fondent sur le texte biblique. Ils y puisent leurs exemples : Ananie et Saphire, Judas, Akân, le roi Josias, le prêtre Ouzza. Ces personnages sont des figures de performance : la lecture de leurs exemples donne vie aux châtiments divins. La répétition de leur histoire matérialise aux yeux des fidèles la puissance de Dieu. Leur comportement légitime et consolide les règles du jeu d’autant plus fortement qu’il s’agit de précédents bibliques. Ces différents exemples ont déjà été évoqués plus haut, on peut cependant revenir sur les deux plus importants : le couple Ananie-Saphire et Akân. Ananie et Saphire représentent l’archétype le plus célèbre et le plus utilisé par les clercs carolingiens. Ce couple vit à l’époque des premières communautés chrétiennes rassemblées autour de saint Pierre174. Les Évangiles relatent comment se met alors en place la première forme de partage des biens : toutes les richesses sont détenues en commun et gérées par l’apôtre qui les redistribue aux fidèles, chacun selon ses besoins. Voulant entrer dans la communauté, Ananie et Saphire vendent leur champ, mais au lieu d’apporter à saint Pierre l’intégralité du prix de la vente, ils en détournent une partie qu’ils conservent par-devers eux. L’apôtre s’en aperçoit et ils sont immédiatement frappés par sa vindicte : Ananie, puis sa femme Saphire meurent sur-le-champ. Bien qu’il s’agisse d’un couple de laïcs, leur modèle est proposé à l’édification des clercs, car il préfigure l’abandon des possessions personnelles qui est demandé aux futurs moines175. Leur exemple prouve que la vengeance divine s’exerce à deux niveaux : ici-bas, les spoliateurs perdent leur vie ; dans l’au-delà, leur âme176. Dans l’exemple d’Akân, le châtiment qui touche le voleur rejaillit sur l’ensemble de la communauté. Lors de la prise de Jéricho, Josué, à la demande de Dieu, frappe d’interdit tous les biens qui se trouvent dans la ville : les vainqueurs ne sont pas autorisés à s’en emparer. Mais Akân viole cet interdit, entraînant ensuite l’échec de Josué devant la ville d’Aï177. Les spoliateurs sont semblables à Akân, leur comportement pénalise les autres fidèles : les vœux attachés aux aumônes ne 174  Actes des Apôtres IV, 32 ; V, 1-11. 175  Hincmar de Reims, Capitulaires, c.  19 et c.  26, éd. R.  Pokorny et M.  Stratmann, Hanovre, 1995, (M.G.H., Capitula episcoporum, 2), p.  51. Les clercs coupables de spoliation sont dégradés de l’Église. I. Rosé, « Ananie et Saphire, ou la construction d’un contre-modèle cénobitique (iie-xe siècle) », dans Médiévales, 55, 2008, p. 33-52. 176  L’idée est reprise à plusieurs reprises, voir : Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39, Livre I, c. 206 ; Hincmar de Reims, De divortio Lotharii regis et Theutbergae reginae, éd. L. Böhringer, Hanovre, 1992, p. 173 (M.G.H., Leges, Concilia, 4, supp. 1) ; Concile de Fismes 881, c. 4, éd. J. D. Mansi dans Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, 17B, Venise, réimpr. 1901-1927. 177  Josué 6, 21. T. Gorringe, God’s Just vengeance. Crime, violence and the rhetoric of salvation, Cambridge, 1996, p. 34.

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rachètent plus les péchés des donateurs, les moines ne peuvent plus se consacrer à la prière et assurer le salut du royaume. Pour un pêcheur, toute la communauté est condamnée. Le châtiment est collectif, tout le peuple d’Israël est frappé pour le crime d’un seul. Mais le sort du coupable est bien pire encore : Akân et les siens sont lapidés, ils expient leur faute dans la souffrance physique et spirituelle. Les prélats insistent dans leurs exhortations sur la responsabilité collective du peuple franc, établissant un parallèle évident avec Israël178. Cette solidarité met en lumière le crime des usurpateurs. En détournant les richesses des églises, ceux-ci commettent une action qui porte atteinte à l’ensemble de la société. Les conséquences religieuses et sociales du détournement des res ecclesiae s’inscrivent dans la logique théologico-économique qui modèle alors les échanges fonciers : les possessions ecclésiales doivent circuler en permanence, entre les vivants et les morts, mais aussi au sein de la société ici-bas. Si elles sont accaparées par une personne ou un groupe, elles perdent leur statut particulier. Le profit d’une famille se fait au détriment de l’ensemble de la communauté. Les prélats exposent les usurpateurs à l’opprobre général, ils encouragent les fidèles à se surveiller mutuellement et à rejeter les profanateurs de l’ordre établi. L’exemple d’Akân et le rappel de la responsabilité collective du peuple chrétien a une résonnance particulière au ixe siècle. Les crises politiques, et surtout les raids des Normands, sont alors perçues comme une vengeance divine179, les malheurs du royaume étant dus à la spoliation des biens ecclésiastiques, comme l’explique Audradus Modicus : Le roi négligea d’obéir [à cet avertissement], et très honteusement, à son retour de Bretagne, il ne rétablit pas les églises dans leur ordre. Par conséquent, Dieu conduisit les Normands en Gaule pour qu’ils la ravagent sur terre et sur mer180.

Or, ces troubles touchent tous les fidèles, aussi bien les innocents que les coupables, les potentes que les pauperes, le roi que les clercs. Les auteurs établissent un parallèle implicite entre les attaques des Normands et la défaite de Josué devant Aï : le prophète échoue à prendre la ville, car tout le peuple est puni pour la transgression d’Akân ; de la même façon, les gouvernants carolingiens (roi, comtes et évêques) échouent à protéger le royaume contre les Normands, car tous les Francs sont condamnés pour

178  Jonas d’Orléans, Lettre synodale… Livre III, c. 1, p. 746. E. Bozoky, « Les miracles de châtiment au Haut Moyen Âge et à l’époque féodale », dans P. Cazier et J. M. Delmaire (dir.), Violence et religion, Lille, 1998, p. 152. 179  S. Coupland, « The rod of God’s wrath or the people of God’s wrath ? The Carolingian’s Theology of the Viking invasions », dans Journal of Ecclesiastical History, 42/4, 1991, p. 535-554. 180 Audradus Modicus, Liber revelationum… p.  90. P.  E. Dutton, The Politics of Dreaming in the Carolingian Empire, Londres, 1994, p. 128-156, p. 173.

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les crimes de quelques spoliateurs. Dans le récit du moine Audradus, la situation est pire encore, puisque la responsabilité de la faute incombe au roi seul. Malgré la force suggestive de ces récits, propres à susciter la crainte et la vénération chez les fidèles, la vengeance divine et le pouvoir coercitif du saint occupent une place moins importante dans les discours de défense que le rappel des prérogatives épiscopales : seul l’évêque a la capacité de punir et de réconcilier les pénitents181. Au ixe siècle, la vengeance des saints n’est plus aussi foudroyante qu’à l’époque mérovingienne. Les miracles ne visent pas à démontrer la puissance du saint ou de Dieu, mais à amener le coupable à résipiscence en le renvoyant auprès de son évêque.

Pénitence et réconciliation Le processus d’expiation : corriger pour sauver À l’époque carolingienne, la punition des usurpateurs de res ecclesiae s’articule autour de quatre moments. L’accusé doit d’abord être reconnu coupable par une autorité spirituelle, l’évêque, le concile ou le pape. Cette première étape ne garantit pas que l’accusation portée contre lui soit avalisée. À de nombreuses occasions, les spoliateurs désignés ne sont pas reconnus comme tels par les instances consultées. Hincmar de Reims rappelle ainsi les précautions que doivent prendre les prêtres de son diocèse avant de prononcer l’excommunication182. Dans un deuxième temps, si le voleur a été averti plusieurs fois par son évêque de son manquement aux règles, mais qu’il n’a toujours pas modifié son comportement, il est frappé d’excommunication et parfois d’anathème183 ; s’ouvre alors une période de pénitence. Ce laps de temps, d’une durée variable, correspond en réalité aux négociations entre le prélat et le fautif184. Si un compromis est trouvé entre les deux parties, le pervasor est alors amené à résipiscence : il rend les terres spoliées et obtient de son évêque le pardon185.

181 L.  Jégou, L’évêque, juge de paix. L’autorité épiscopale et le règlement des conflits entre Loire et Elbe (milieu viiie-milieu xie siècle), Turnhout, 2011 (HAMA, 11), p. 46, p. 112. 182  Hincmar de Reims, Lettre aux prêtres de l’église de Reims, éd. E.  Perels, Berlin, 1939, (M.G.H., Epistolae, 8/1), no 125, p. 60-62. 183  Hérard de Tours, Capitulaires, éd. R. Pokorny et M. Stratmann, Hanovre, 1995, (M.G.H., Capitula episcoporum, 2), p. 145 c. 81. De très nombreuses sources explicitent cette procédure, en particulier les collections isidoriennes. 184  Concile de Saint-Laurent-lès-Mâcon, 855, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 1, p. 375 : celui qui tient un bien d’église et qui décline les exhortations de l’évêque sera privé de la communion tant qu’il ne sera pas paru au procès ou qu’il n’aura pas restitué les biens. 185  M. Lauwers, « L’exclusion comme construction de l’ecclesia. Genèse, fonction et usages du rite de l’excommunication en Occident entre le ixe et le xie siècle », dans G. Bührer-Thierry, S. Gioanni (dir.), Exclure de la communauté chrétienne. Sens et pratiques sociales de l’anathème et de l’excommunication (ivexiie siècle), Turnhout, 2015, (HAMA, 23), p. 263-284.

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Ce processus d’expiation n’est pas nouveau, il existait déjà à l’époque mérovingienne186, mais au ixe siècle, on assiste à une inflexion dans les discours des hommes d’Église : le châtiment devient un simple moyen pour obtenir la correction du fidèle187. L’objectif des prélats est de parvenir à sauver toutes les âmes qui leur sont confiées188. Lettres d’exhortation et prédications se multiplient, car la parole et la persuasion sont le « glaive spirituel » des clercs189. Leurs discours acquièrent une force nouvelle, ils sont les porteurs d’un message divin, à l’instar des prophètes de l’Ancien Testament et celui qui les méprise, méprise à travers eux la parole divine. En droit canonique, les écarts par rapport à la règle ne sont pas pensés comme des transgressions mais comme des retards, ce qu’il faut mettre en relation avec le ministère épiscopal tel qu’il est conçu à l’époque carolingienne : le pontife corrige pour sauver et ne punit pas pour perdre. Le temps de l’Église est un temps constant, éternel. Les croyants vivent dans une temporalité continue qui est celle de l’accumulation : accumulation des bonnes œuvres ou des mauvaises actions qui permettent de mesurer la valeur de l’âme, son salut potentiel ou impossible. Dans cet horizon d’attente immuable, quand la règle n’est pas suivie, il n’y a pas d’autres recours que sa réitération jusqu’à l’excommunication du profanateur. Les normes qui protègent les res ecclesiae ne sont pas des lois qui se transgressent : dans la conception carolingienne, il n’est pas possible de vivre hors de cet ordonnancement du monde. L’excommunication ne conduit pas à une rupture, elle est conçue comme une punition s’inscrivant dans la continuité de la vie du chrétien. Cette période correspond à celle de la pénitence qui vise à corriger l’action perturbatrice pour rétablir l’harmonie initiale. La seule véritable sanction qui punit et voue à la perdition l’âme du spoliateur ne peut être prononcée que par Dieu, au jour du Jugement Dernier, quand chaque homme se présente devant lui pour rendre compte de sa vie. Le pouvoir de coercition des évêques ici-bas n’a d’autres buts que de préparer, avertir et aider les croyants en vue de la pesée des âmes. Ils seront eux-mêmes jugés en fonction du nombre de fidèles qu’ils ont ainsi réussi à sauver.

186  C. Vogel, « Pénitence et excommunication dans l’église ancienne et durant le haut Moyen Âge », dans Concilium. Revue internationale de Théologie, 107, 1975, p. 11-22. É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France…, I, p. 412. 187  A. M. Helvétius, « Le récit... » op. cit., p. 448. 188  P. Brown, « Vers la naissance du purgatoire. Amnistie et pénitence dans le christianisme occidental de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge », dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, 52/6, 1997, p. 12471261. Les trois premiers canons du concile de Paris 829 l’expliquent de façon limpide. Concile de Paris 829… 189  A. M. Helvétius, cit. p. 445.

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Les peines spirituelles : excommunication et anathème Les prélats ne cherchent donc pas la rupture. La réconciliation entre l’Église et les pervasores est inéluctable comme l’est la victoire de Dieu sur le Diable190. L’excommunication est la peine spirituelle attachée au vol sacrilège ou au détournement des richesses ecclésiales, péché mortel, parmi les plus graves dans la hiérarchie des sentences. Le lien ontologique qui existe entre le crime et son châtiment place en son centre ce qui fonde le caractère sacré des terres d’Église. Ces richesses confiées aux églises pour être redistribuées à la communauté des croyants sous diverses formes, se métamorphosent en bien communiel, reliant les hommes entre eux et créant la social glue évoquée par Barbara Rosenwein191. Le spoliateur devient celui qui empêche cette communion des fidèles entre eux : le détournement des biens, leur affectation à des besoins familiaux exclusifs, leur thésaurisation fragilisent la communauté dans son double corps, physique et mystique. L’usurpateur représente une menace pour la survie matérielle de la société, mais aussi un danger pour la survie symbolique des ordres sociaux, parce qu’il porte atteinte au sacré192. Les évêques réunis en concile à Trosly en 909 comparent les prêtres aux colonnes sur lesquelles repose l’ecclesia, c’est-à-dire la société carolingienne193. Ils déplorent que beaucoup l’oublie et s’attaque aux patrimoines ecclésiaux, ce qui leur fait craindre qu’une fois les colonnes ruinées, l’édifice ne finisse par s’écrouler. Les raptores ecclesiae sont rejetés hors de la communauté qu’ils fragilisent, mais cette exclusion n’est pas absolue, pas plus que l’anathème qui l’accompagne parfois194. L’excommunication n’est pas un aboutissement, mais l’entrée dans le temps de la pénitence qui est le véritable objectif des prélats. La procédure d’excommunication a des implications réelles pour la personne 190  G. Bührer-Thierry, S. Gioanni (dir.), op. cit. 191 B.  Rosenwein, To be the neighbor of Saint Peter : the social meaning of Cluny’s property, 909-1049, Ithaca, 1989, p. 38, p. 48 et p. 202. 192  Y.-M.  Congar, « Les biens temporels de l’Église d’après sa tradition théologique et canonique », dans Id. (dir.), Église et Pauvreté, Paris, 1965, p. 249. Les spoliateurs sont parfois comparés aux hérétiques car la question des biens est une question dogmatique. Cette comparaison existe déjà chez Amboise et se retrouve également au ixe siècle ; elle devient récurrente à la fin du Moyen Âge. P. Fourneret, Biens ecclésiastiques, dans A. Vacant, E. Mangenot et E. Amann (dir.), Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1905, col. 843-878. 193  Concile de Trosly 909… c. 5. 194  Cette peine est déjà appliquée à l’époque mérovingienne, voir : É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France…, I, p. 412. Une définition de l’anathème est donnée par Hincmar de Reims dans la lettre synodale du concile de Tusey : Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey… p. 31. Il correspond à une excommunication plus solennelle. Fr. Bougard, « Jugement divin, excommunication, anathème et malédiction : la sanction spirituelle dans les sources diplomatiques », dans G. Bührer-Thierry, S. Gioanni (dir.), Exclure p. 215-238.

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qui en est frappée : elle est symboliquement ostracisée, placée hors du corps social. L’excommunié, selon son degré d’interdit, ne peut plus communier, ni participer aux activités d’une vie normale (échanger, se marier, conclure des accords, discuter, partager un repas, etc195.). Il est surtout exclu de la protection de l’Église : s’il vient à mourir avant d’avoir obtenu la miséricorde épiscopale, il ne pourra pas bénéficier des prières pour les morts ni des autres rituels funéraires196. La portée de ces effets et la crainte inspirée par cette sanction hautement symbolique restent difficiles à évaluer. On manque pour la Francie du ixe siècle de descriptions concrètes, sauf dans le cas des conflits opposant les clercs entre eux. L’excommunication d’un prélat, dans le cas d’Odacre de Beauvais ou d’Hincmar de Laon, a de graves répercussions sur la vie des églises locales : baptêmes, réconciliations et communions ne sont plus assurés, les prêtres ne sont plus nommés sur les sièges vacants, toute la gestion du diocèse en est affectée197. Le temps de la pénitence L’excommunication ouvre le temps des négociations et de l’expiation. Ce rituel, dont les enjeux multiples commencent à être mieux connus, prend une importance nouvelle au cours du ixe siècle198. L’usurpation des terres d’Église, surtout quand elle est perpétrée par les grands laïcs, figure parmi les crimes pouvant motiver une pénitence publique199. Ce principe est répété dans les différents conciles de la période200. L’expiation est considérée par les prélats comme la pierre angulaire de leur prédication. Ses fonctions s’articulent sur plusieurs niveaux. Il s’agit, dans un premier temps, de faire aboutir les négociations pour

195  Isaac de Langres, Capitulaires, éd. R. Pokorny et M. Stratmann, Hanovre, 1995, (M.G.H., Capitula episcoporum, 2), p. 209, c. 7. Sur les différents degrés d’excommunication, voir : C. Vogel, « Pénitence et excommunication dans l’église ancienne et durant le haut Moyen Âge », dans Concilium. Revue internationale de Théologie, 107, 1975, p. 20. 196  Concile de Valence 855, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 8 p. 358 ; Concile de Tusey 860, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998, (M.G.H. Concilia, 4), c. 1, p. 19. L. Jégou, « La sépulture de l’âne. Le sort réservé aux corps des excommuniés d’après les sources écrites et archéologiques (ixe-xie siècle) », dans G. Bührer-Thierry, S. Gioanni (dir.), op. cit. 197  Hincmar de Reims, Epistola no 33, éd. E. Perels, Berlin, 1939, (M.G.H., Epistolae, 8/1) c. 2. 198  Voir en dernier lieu : M. De Jong, The penitential state. Authority and atonement in the age of Louis the Pious, 814-840, Cambridge, 2009, p. 232. 199  Isaac de Langres, Capitulaires, éd. R. Pokorny et M. Stratmann, Hanovre, 1995, (M.G.H., Capitula episcoporum, 2), p. 209, c. 7. R. Folz, « La pénitence publique au ixe siècle d’après les canons de l’évêque Isaac de Langres », dans L’encadrement religieux des fidèles au Moyen Âge et jusqu’au concile de Trente, Paris, 1985, p. 331-343. 200  Concile de Meaux-Paris 845… c. 61 p. 113. Sur la redécouverte de la pénitence publique par Jonas d’Orléans, voir : M. De Jong, « Transformation of penance », dans J. Nelson et F. Theuws (dir.), Rituals of power. From Late Antiquity to the Early Middle Ages, Leiden, 2000, p. 189.

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obtenir la restitution du bien, ou du moins une compensation pour l’église spoliée. Dans cette optique, la pénitence temporaire du pervasor a pour but de transformer le rapport de force qui l’oppose à l’évêque. Une fois son statut de spoliateur reconnu et avalisé par la sentence épiscopale, il lui faut revenir dans le giron de l’Église par une série de gestes codifiés visant à le laver de ce péché. Ce rituel devient un moyen pour le prélat d’obtenir le retour des domaines détournés sans atteindre à l’honneur de la personne incriminée, l’expiation et la restitution devenant des actes de piété, transformant le spoliateur en bienfaiteur. Les auteurs carolingiens insistent beaucoup sur le caractère public de la pénitence imposée aux pervasores201. L’enjeu est simple : il s’agit de modifier l’une des règles des Libri paenitentiales. En principe, un péché grave commis à l’insu de tous et qui reste caché est expié par une pénitence privée ; une faute connue d’une large audience, par une pénitence publique202. Dans la réalité, la caractérisation des péchés entre public et privé est bien moins évidente, et la pénitence qui leur est attachée relève en grande partie du seul pouvoir décisionnel de l’évêque. Or, les prélats considèrent que le détournement de biens ecclésiaux fait exception : ce crime ne peut être racheté que par une expiation publique, qu’il ait été porté à la connaissance de la communauté ou non. L’assimilation entre le contexte du péché (public ou privé) et la pénitence n’a plus aucune importance. Cela est dû à la nature même des pratiques dénoncées. Les usurpateurs mettent en danger toute la société : les terres ecclésiales servent au bien commun et en particulier à assurer la survie spirituelle (prières) et physique (entretien des milites) du royaume. On a vu également que, bien souvent, les exhortations des pontifes pour obtenir la restitution de res ecclesiae dissimulent un discours politique visant à exclure des grands ayant trahi ou s’étant révoltés contre le roi. Pour ces deux raisons, le rachat de leur crime ne peut se faire qu’au vu et au su du plus grand nombre. La pénitence publique touche en particulier les membres de l’élite, puisque, par définition, leurs mauvaises actions sont connues de tous et qu’elles contredisent leur devoir d’exemplarité203. Les clercs du ixe siècle héritent d’une conception antique de ce rituel, qu’ils vont renouveler et développer204. Il devient le moyen 201  Hincmar de Reims, Capitulaires, éd. R. Pokorny et M. Stratmann, Hanovre, 1995, (M.G.H., Capitula episcoporum, 2), Livre 5, c. 10. 202  C. Vogel, « Pénitence et excommunication dans l’église ancienne et durant le haut Moyen Âge », dans Concilium. Revue internationale de Théologie, 107, 1975, p. 16-17. 203  Lettre synodale au comte Robert et aux grands d’Anjou, éd. W.  Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 482-485. Privilège synodal, Concile de Pîtres, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998, (M.G.H. Concilia, 4), c. 4 p. 104. On engage les évêques à excommunier les grands de l’empire qui ne voudraient pas travailler à leur amendement ni à celui de leurs inférieurs. 204  M. De Jong, op. cit., p. 185-224. M. De Jong, « What was public about public penance ? Paenitentia publica and justice in the Carolingian world », dans La Giustizia ne’ll Alto Medioevo (secoli IX-XI), II, Spolète, 1997, (Settimane di studio, 42), p. 863-902.

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d’exiler temporairement des opposants politiques sous le couvert d’accusations religieuses : la spoliation des res ecclesiae constitue un crime contre le roi et contre Dieu, une trahison et un péché. Elle entraîne l’exclusion de certains grands qui ne sont plus considérés comme dignes de participer au gouvernement du royaume. C’est leur capacité à assumer cette fonction qui est remise en cause dans les discours de défense. Les gestes à accomplir par le pénitent ainsi que la mise en scène de l’excommunication, des rituels liés à l’expiation et à la réconciliation ne sont pas bien connus pour le ixe siècle205. Plusieurs traditions coexistent, depuis l’amende honorable, dont le déroulement est déjà décrit par Grégoire de Tours, jusqu’à la simple confession à l’évêque206. Vulfade de Bourges explique par exemple que le pénitent doit se voiler les yeux avec un cilice et pratiquer les bonnes œuvres207. Les pénitentiels du ixe siècle ne prévoient pas d’articles spécifiques pour le vol des res ecclesiae. Halitgaire de Cambrai les classe dans la rubrique qu’il consacre à la superbia et conseille aux spoliateurs de racheter leur conduite par des aumônes208. Ces mises en scène visent plusieurs effets : réconcilier le coupable et exalter l’autorité épiscopale, mais aussi instituer la matérialité de l’édifice ecclésial et rendre visible l’unité de l’ecclesia en tant que communauté. La proclamation du nom des spoliateurs devant l’autel, la lecture des malédictions, mais aussi les rituels marquant les différentes étapes de la pénitence constituent autant de moments marquants pour les fidèles. La performativité de paroles qui nous ont été transmises sous une forme écrite, comme la pénitence du diacre Anschaire209, ou les formules de malédiction210, prend alors tout son sens : le spoliateur n’est plus une catégorie juridique abstraite ; des hommes bien vivants, parfois leurs semblables, incarnent soudain aux yeux des croyants les personnages de Judas,

205  Description des conséquences de la pénitence : Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis… p. 102. Dans les mêmes années : Nicolas Ier, Lettre no 145, éd. E. Dümmler, Berlin, 1925, (M.G.H., Epistolae, 6) p. 662 : à Frothaire de Bourges au sujet de la pénitence de Burgaud, invasor de res ecclesiae. On trouve des descriptions plus fournies à partir du xe siècle, chez Réginon de Prüm et dans le Pontifical romanogermanique, voir : L. Jégou, L’évêque, juge de paix. L’autorité épiscopale et le règlement des conflits entre Loire et Elbe (milieu viiie-milieu xie siècle), Turnhout, 2011 (HAMA, 11), p. 462 ; C. Vogel, « Pénitence et excommunication dans l’église ancienne et durant le haut Moyen Âge », dans Concilium. Revue internationale de Théologie, 107, 1975, p. 17. 206  Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Fismes 881, c. 7, (PL, 125), col. 1081. Hincmar énumère les moyens de faire pénitence : rendre les biens, se confesser, une bonne dévotion, se repentir par des larmes et donner satisfaction. Il ajoute que si le crime est public, il faut également une pénitence publique et trois jours de jeûne. 207  Vulfade de Bourges, Lettre aux clercs et aux laïcs de l’église de Bourges, (v. 866-876), éd. E. Dümmler, Berlin, 1902, (M.G.H., Epistolae 6/1), p. 188-192. 208  Halitgaire de Cambrai, De vitiis et virtutibus et de ordine poenitentium, (PL, 105) col. 651-710. 209  Concile de Savonnières 859, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 5 p. 459. 210  L. K. Little, « Formules monastiques de malédiction aux ixe et xe siècles », dans Revue Mabillon, 58/262, 1975, p. 377-399.

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Ananie ou Akân. La répétition de ces figures de performance dans les discours de défense vise à faciliter le processus de mimésis qui se déroule lors des cérémonies pénitentielles. Les formules de malédiction se retrouvent parfois insérées dans les clauses comminatoires des actes carolingiens, mais elles sont bien moins fréquentes qu’à l’époque féodale. Les mesures spirituelles s’accompagnent alors d’obligations pénales, dont les amendes qui sont l’une des armes les mieux attestées à cette époque211.

Le recours au bras séculier Les amendes Les peines spirituelles sanctionnant la spoliation de res ecclesiae sont parfois accompagnées d’une composition financière. Les amendes ne se confondent pas avec la pénitence, elles la complètent. Il en existe diverses formes, en raison des multiples traditions juridiques où puisent les prélats carolingiens pour édifier leur propre arsenal coercitif. Ces compositions ne sont pas issues du droit romain, bien qu’on les retrouve dès le très haut Moyen Âge dans les chartes de donation. Leur récurrence dans les sources normatives de la deuxième moitié du ixe siècle doit plutôt être vue comme le résultat d’une double influence : d’une part l’évolution naturelle du système de rachat propre aux Libri paenitentiales carolingiens212 et d’autre part la reprise de canons tirés des Faux Capitulaires de Benoît le Lévite. Il existe plusieurs types de dédommagements financiers qui coexistent tout au long du ixe siècle. La composition légale, qui, bien que se rapprochant du wergeld, trouve son origine dans la loi mosaïque, est versée par le spoliateur à l’église lésée. Le montant est fixé en fonction du statut de l’usurpateur, clerc ou laïc213. Il faut y ajouter la composition due au fisc, d’un montant variable, qui sanctionne la perturbation de l’ordre public et le paiement au ban royal d’une peine de soixante sous qui frappe tous les transgresseurs de l’autorité royale214. Les trois formes ne se rencontrent pas simultanément dans les sources. À Tusey, en 860, la composition 211  Voir par exemple les clauses insérées à la fin d’un acte de donation : M. Thévenin (éd.), Textes relatifs aux institutions privées et publiques aux époques mérovingienne et carolingienne, Paris, 1887, no 75 p. 99. Voir également : P. Marchegay (éd.), Chartes de Saint-Maur-sur-Loire (Glanfeuil), dans Archives d’Anjou, I, Angers, 1844, no 20 p. 363 ; no 34 p. 378. 212  M.  De Jong, « Transformation of penance », dans J.  Nelson et F.  Theuws (dir.), Rituals of power. From Late Antiquity to the Early Middle Ages, Leiden, 2000, p. 185-224. Sur la capacité des pénitents à payer leurs compositions, voir : C. Vogel, « Composition légale et commutations dans le système de la pénitence tarifée. Première partie », dans Revue de droit canonique, 8, 1958, p. 289-318. 213  Concile de Tusey 860, c. 1, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998, (M.G.H. Concilia, 4), p. 19. 214  R. Folz, « La pénitence publique au ixe siècle d’après les canons de l’évêque Isaac de Langres », dans L’encadrement religieux des fidèles au Moyen Âge et jusqu’au concile de Trente, Paris, 1985, p. 339.

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légale doit être apportée à l’église avant l’entrée en pénitence, comme signe de l’engagement du spoliateur envers son évêque. Deux ans plus tard, au concile de Pîtres, cette composition se double de l’amende de soixante sous à payer à la justice royale215. Ce dernier canon provient de la collection de Benoît le Lévite qui est diffusée en Francie à partir du plaid de Quierzy en 857216. Les faux capitulaires isidoriens sur la pénitence se retrouvent également insérés dans les capitulaires épiscopaux d’Isaac de Langres217. Imposer une contrepartie financière aux spoliateurs n’est pas une idée neuve. De telles mesures sont déjà prévues dans les actes de donation mérovingiens218. Une amende à percevoir par le fisc est ajoutée aux malédictions dans les chartes pour intéresser le roi à la répression de ce délit. Selon les périodes, l’adjonction de sanctions spirituelles et matérielles dans les clauses comminatoires des chartes a pu beaucoup varier. À l’époque mérovingienne, l’autorité du roi suffit à garantir la donation et on trouve moins de malédictions dans les diplômes royaux. La tendance s’inverse à partir du xe siècle : les obligations matérielles qui ne sont plus garanties par une autorité publique disparaissent au profit des sanctions spirituelles, qui deviennent progressivement les seules à être encore mentionnées, du moins dans les actes épiscopaux et monastiques219. Les clauses comminatoires carolingiennes alternent entre ces deux armes : les privilèges d’immunité sont sanctionnés par une amende de six cents sous220 ; les donations et les restitutions brandissent parfois la menace du châtiment divin à l’encontre des futurs contrevenants. L’exemple d’Ananie et Saphire est ainsi évoqué dans l’acte de donation du comte Heccard pour la villa de Perrecy221. Les compensations matérielles confèrent à l’actio criminalis des spoliateurs une valeur particulière : leur usurpation est reconnue comme un crime public, qui est

215  Privilège synodal, Concile de Pîtres, éd.  W.  Hartmann, Hanovre, 1998, (M.G.H.  Concilia, 4), c. 4 p. 102. Le même canon se trouve chez Benoît le Lévite. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39, Livre II, c. 383. 216  En 857, lors de l’assemblée de Quierzy, les actes sont accompagnés d’une brève collection juridique rassemblant les canons portant sur les compensations financières, tous tirés de la compilation d’Anségise et de Benoît le Lévite : Capitulaire de Quierzy 857 c. 3, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 398. Reprise du c. 383 du Livre II des Faux Capitulaires. 217  Isaac de Langres, Capitulaires, éd. R. Pokorny et M. Stratmann, Hanovre, 1995, (M.G.H., Capitula episcoporum, 2), p. 218, c. 2. Le même canon se trouve chez Benoît le Lévite. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39, Livre II, c. 97. 218 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France…,I, p. 418. 219 L. Jégou, L’évêque, juge de paix. op. cit., n. 122 p. 73. 220  Acte de Charles le Chauve pour Saint-Philibert de Tournus (875), no 378 p. 342. Le privilège royal se réfère aux lois du père et du grand-père de Charles le Chauve. Le livre III de la collection d’Anségise se termine par un ajout non rubriqué portant sur la défense de l’immunité des églises et de leurs biens, sanctionnée par une amende de six cents sous. Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), p. 614. 221  Recueil des actes de Charles II le Chauve… no 27, p. 77-78.

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pris en charge aussi bien par les évêques que par le roi. Le montant des diverses compositions est lui-même porteur de sens. Il institue une hiérarchie entre les différents voleurs (clercs ou laïcs ne paient pas la même chose) ; il crée également un lien implicite très puissant entre crime contre le bien public et détournement des res ecclesiae. Ce n’est pas la valeur économique des terres spoliées qui est évaluée dans le paiement des amendes. Il s’agit de contreparties symboliques visant à ordonner le monde. La co-opétition entre les élites laïques et ecclésiastiques Les amendes sont des sanctions civiles qui soulignent la nécessaire collaboration du roi et des comtes à la défense des terres d’Église. Les élites ecclésiastiques et laïques sont appelées à respecter les patrimoines ecclésiaux tout comme l’autorité épiscopale. Bien plus, le prince met au service de la protection des lieux saints et de leurs possessions ses propres agents. Ainsi, les évêques réunis en concile à Pîtres citent un édit royal où l’on peut lire : Si quelqu’un à l’intérieur du royaume commet une rapine ou enlève de force quelque chose à l’un de nos fidèles ou à ses hommes, il devra selon les lois compenser le vol par le triple de sa valeur et en plus payer notre ban, à savoir soixante sous. Ensuite, il sera conduit devant nous par le comte et emprisonné dans un bastion ou une autre prison jusqu’à ce qu’il nous plaise qu’il accomplisse sa peine222. Car, si son méfait a été public, il devra faire une pénitence publique ; puisque les ravisseurs, comme le dit l’apôtre, s’ils n’accomplissent pas une véritable pénitence, ne posséderont pas le royaume de Dieu223.

La protection des res ecclesiae ne relève pas que des évêques : le roi, les comtes et les autres agents détenteurs d’une parcelle d’autorité publique sont amenés à y participer. Le concile de Pîtres place au premier plan l’action royale : tout spoliateur de biens ecclésiastiques doit passer devant la justice du roi. Hincmar de Reims rappelle également cette règle de droit dans le conflit qui oppose son neveu à Charles le Chauve224. Cette procédure est répétée à plusieurs reprises, tant dans les sources normatives que dans les sources narratives. L’accusé est d’abord averti, admonesté, exhorté par son évêque ; puis, s’il refuse de restituer les domaines litigieux ou si les premières négociations échouent, il est excommunié et contraint de comparaître devant le tribunal de l’évêque, du comte ou du roi225. 222  Sur la durée et le mode d’emprisonnement, voir : R.  Folz, « La pénitence publique au ixe siècle d’après les canons de l’évêque Isaac de Langres », dans L’encadrement religieux des fidèles au Moyen Âge et jusqu’au concile de Trente, Paris, 1985, p. 337. 223  Concile de Pîtres 864… c. 4 p. 102. 224  Hincmar de Reims, Expositiones, col. 1035. 225  Ordinatio Imperii, a.  817, éd. A.  Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), p.  270, c.  10. Collectio capitularium Ansegisi, éd. G.  Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), Livre IV, p. 646. Capitulaire non rubriqué, dont

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Le prince dispose d’un pouvoir de contrainte non négligeable sur les bénéficiers pourvus en terres d’Église : il peut les obliger à participer à l’entretien ou à la construction des bâtiments ecclésiaux226 et les forcer à s’acquitter des dîmes227. Anségise insère dans sa collection un capitulaire rappelant que le bénéficier qui néglige d’apporter les nones et les dîmes à l’établissement propriétaire doit, selon sa loi, les restituer et payer au ban du roi une amende, selon le dicton : « qui ne paie pas son cens, perd son champ228. » La participation des hommes du siècle à la circulation des terres ecclésiales, quand elle est souhaitée et reconnue par les clercs, s’articule à deux niveaux. Les laïcs peuvent collaborer à la gestion des domaines à la demande des prélats, en tant qu’avoué, intendant ou prévôt, mais aussi à la demande du roi pour effectuer des recensions, des enquêtes229 ou faire en sorte que les parcelles litigieuses soient bien rendues aux églises230. Lors du conflit qui l’oppose à Hincmar de Laon, Charles le Chauve choisit d’envoyer deux laïcs pour effectuer la saisie des biens du prélat, chacun avec sa propre sphère de coercition, comme le relate Hincmar de Reims : Et après cela, comme je l’ai appris par le chancelier de votre palais, vous avez demandé en les menaçant à votre vicomte et au prévôt de cette église qu’ils fassent en sorte que cet évêque [Hincmar de Laon] ne puisse recevoir aucun service des hommes de cette église, ni aucun subside clérical ou laïc des revenus ecclésiastiques. Et le vicomte a emmené ici avec lui les laïcs pourvus en bénéfice avec les chariots et les bêtes et le prévôt les clercs qui avaient des bénéfices231.

l’origine est inconnue. Ce capitulaire est repris dans les actes du concile de Meaux-Paris. Concile de MeauxParis 845… c. 62. Voir également : Capitulaire de Quierzy 857, Capitulaire à un missus de Bourgogne, éd. A. Boretius, Hanovre, 1890 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 2), c. 3 p. 291 : les spoliateurs doivent d’abord être jugés par l’évêque, puis contraints par le comte à payer soixante sous. Si on ne peut les contraindre, ils seront présentés devant le roi. 226  Concile de Meaux-Paris 845… c. 53. 227 G.  Chevrier et alii (éds), Chartes et documents de Saint-Bénigne de Dijon… no  34, p.  69 : Louis le Pieux oblige le comte de Langres et ses fidèles pourvus en villae du monastère à participer à la réfection de l’église du monastère. 228  Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), p. 646. 229  Concile de Meaux-Paris 845… c. 20. 230  Chronique et Chartes de l’abbaye de Saint-Mihiel, 709-1065, éd. A. Lesort Paris, 1909, no 13, p. 76 : Lothaire Ier confirme au missus Vuolmodus les pouvoirs qui lui avaient été conférés par son père (diplôme perdu) pour s’assurer que les domaines dont l’abbaye aurait obtenu la restitution lui soient bien rendus. The Cartulary of Montier-en-Der, 666-1129, éd. C. B. Bouchard, Toronto, 2004, no 18 et no 19 p. 88-89 : Charles le Chauve adresse deux lettres à des fidèles pour leur ordonner de rendre au monastère des biens spoliés. 231  Hincmar de Reims, Expositiones, col. 1037A.

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Les élites laïques fournissent leur aide pour assurer la protection physique des biens-fonds. Cette mission de défense peut être demandée par le prélat ou par le roi. Dans la reconstitution de la correspondance de l’archevêque de Reims qu’a rédigée Flodoard, on voit ainsi apparaître la mention de seize destinataires laïques différents, tous chargés par Hincmar de protéger et défendre les intérêts fonciers de Reims dans des régions lointaines (Vosges232, Thuringe233, Italie234) ou au contexte politique troublé (Aquitaine235, Bourgogne236). Depuis le début du siècle, les conciles soulignent la nécessaire coopération des deux pouvoirs et des deux élites : les comtes sont les auxiliaires des évêques237. Leur intervention lors des conflits fonciers est essentielle. Ce sont eux qui ont le pouvoir de contraindre les spoliateurs récalcitrants à se présenter devant le tribunal épiscopal238. Élites laïques et ecclésiastiques ne s’opposent pas : ce sont les mêmes familles, les mêmes groupes que l’on retrouve de part et d’autre. Leurs membres se retrouvent dans une véritable situation de co-opétition. Ce concept est né de l’association des termes coopération et compétition239. Il désigne une dynamique que l’on peut modéliser de la façon suivante : dans un premier temps, des acteurs collaborent pour créer et administrer des richesses ; puis, dans un second temps, comme la compétition pour l’accès à ses ressources s’intensifie, pour des raisons structurelles ou conjoncturelles, les agents initiaux se retrouvent en situation de concurrence. Mais ils peuvent aussi choisir de collaborer de façon temporaire, devenant à la fois concurrents et partenaires. Dans la Francie carolingienne, les membres de l’élite laïque et ecclésiastique sont amenés à partager le pouvoir et les richesses foncières du royaume. Le roi répartit entre ses grands les ressources, les charges et les bénéfices. Suite à la division de l’empire en 843, le champ de la compétition pour les honores se reconfigure et les tensions entre les potentes s’accroissent. La coopération roi/ 232 Hincmar de Reims, Lettre au comte Erluin. Citée dans : Flodoard, Historia remensis ecclesiae… Livre III, 26, p. 341. 233  Ibid., Lettre à une famille inconnue. Citée dans : Ibid., Livre III, p. 323. 234  Ibid., Lettre à comte Eberhard de Frioul. Citée dans : Ibid., Livre III, p. 330. Cette lettre est éditée dans : Hincmar de Reims, Epistola no 69, éd. E. Perels, Berlin, 1939, (M.G.H., Epistolae, 8/1). 235  Hincmar de Reims, Lettre au comte Immon de Poitiers. Citée dans : Ibid., Livre III, p. 332. Flodoard mentionne également plusieurs lettres au comte Bernard de Toulouse et le comte de Rodez. 236  Ibid., Lettre à Boson de Provence (v. 875-879). Citée dans : Ibid., Livre III, p. 342. Flodoard mentionne également plusieurs lettres au comte Gérard de Vienne. 237  Concile de Meaux-Paris 845… c.  71. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p.  19-39, Livre  I c. 273. 238  Hincmar de Reims, Lettre des évêques des provinces de Rouen et Reims à Louis le Germanique… c. 7. 239  B. Nalebuff, A. Brandenburger, La co-opétition. Une révolution dans la manière de jouer concurrence et coopération, Paris, 1996. Je remercie Lucie Malbos d’avoir porté à ma connaissance cet ouvrage lors des journées doctorales sur la compétition organisées entre l’Université Paris I et Columbia Universtiy en novembre 2011. Voir également : R. Le Jan, G. Bürher-Thierry et S. Gasparri (dir.), Coopétition : Rivaliser, coopérer dans les sociétés du haut Moyen Âge (500-1100).

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évêque ou comte/évêque, qui était jusqu’alors considérée comme un élément clef du gouvernement, se transforme, subissant l’influence d’un contexte politique et social troublé. Dans cet environnement complexe et imprévisible qui caractérise la seconde moitié du ixe siècle (invasions normandes, trahisons, successions rapides à la fin du siècle, etc.), la coopération entre concurrents devient une manœuvre dont l’objectif officiel reste le gouvernement du royaume, mais qui a pour but tacite d’éliminer une partie des compétiteurs, devenus trop nombreux ou indésirables. Hommes du siècle et hommes d’Église s’allient donc pour s’adapter aux effets d’une compétition accrue et répondre au besoin d’élever le seuil d’accès aux res ecclesiae pour en limiter l’usage à un club de pairs clairement défini. De la part des clercs, cette stratégie peut également dissimuler une volonté de contenir les laïcs dans leur seul rôle de protecteur physique du patrimoine ecclésial. Ils encadrent ainsi leur pouvoir sur les biens et les confinent à une mission définie qui justifie leur place dans la société et les subordonne à leur propre autorité. Une gestion concertée et partagée entre les potentes est la meilleure des garanties qu’aient trouvée les prélats pour asseoir leur suprématie à long terme et assurer les conditions de reproduction des groupes sociaux. Un affrontement frontal des deux élites, clercs vs laïcs, n’est pas un choix viable, pour aucun des deux concurrents. L’alliance et la coopération entre rivaux entraînent moins de préjudices, au niveau du capital économique et symbolique, qu’une rivalité exacerbée qui se dit et se montre. Les discours de défense des carolingiens deviennent dès lors une façon de travestir les rapports de domination. Les clercs gomment les tensions qui les opposent à leurs rivaux laïques en les accusant d’usurpation ; ils font ainsi glisser les négociations sur la redistribution des richesses foncières du champ politico-économique au champ théologico-économique. Leurs alliés d’hier devenus des concurrents gênants ou des ennemis politiques – il suffit de penser à Pépin Ier d’Aquitaine ou Robert le Fort – sont désignés comme des usurpateurs de res ecclesiae, accusés d’un crime public, celui de sacrilège.

Sacrés sacrilèges Chronologie et fréquence des invectives contre les voleurs L’accusation de sacrilège n’est pas spécifique aux spoliateurs de res ecclesiae. Elle recouvre depuis l’époque mérovingienne plusieurs types d’actio criminalis : non-paiement de la dîme, faux-monnayage, atteintes à la discipline

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ecclésiastique, etc240.. Au ixe siècle, cette qualification juridique subit une inflexion particulière. Au début de la période, elle continue de s’appliquer pour des crimes très divers241, mais ne concerne pas les pervasores. C’est seulement à partir du concile d’Aix-la-Chapelle en 836 que les usurpateurs de biens d’Église sont de nouveau désignés comme des sacrilèges242. Cette condamnation ne s’accompagne alors d’aucune composition financière. Il faut attendre les années 850, pour retrouver dans les sources les amendes sanctionnant le vol sacrilège243. Le développement d’une législation contre les spoliateurs sacrilèges peut être considéré comme la principale conséquence des discours de défense des clercs carolingiens. Une rapide analyse lexicométrique menée dans les actes conciliaires du ixe siècle permet de se rendre compte de la spécificité de cette invective : le terme le plus fréquemment employé par les auteurs pour caractériser le vol de res ecclesiae est le terme sacrilegus. Les autres lemmes (fur, raptor, rapax, pervasor, oppressor, praedones, antichristus, praedator) sont bien moins représentés. Si l’on prend en compte dans l’analyse lexicale les actes des conciles qui se sont tenus en Italie et en Francie orientale à la même époque, on s’aperçoit également que cette catégorie juridique est spécifique au monde franc : on ne la trouve qu’une fois hors de Francie, dans un concile italien244. La ventilation chronologique du lemme sacrileg* révèle une autre importante caractéristique : le nombre d’occurrences s’accroît dans la deuxième moitié du ixe siècle. Cet essor est dû à l’emploi par les auteurs carolingiens de deux références très importantes que l’on a déjà eu l’occasion de mentionner : la première est la citation de saint Augustin sur le « vol sacrilège245 » ; la seconde est tirée d’une fausse décrétale du PseudoAnaclet rappelant que : « celui qui enlève des revenus ou des biens à une église commet un sacrilège et devra être jugé comme

240  J.  Imbert, « Le sacrilège à l’époque carolingienne », dans J.  Hoareau-Dodinau et P.  Texier (dir.), Anthropologies juridiques. Mélanges Pierre Braun, Limoges, 1998, p. 425-435. 241  Dans le pénitentiel d’Halitgaire de Cambrai (v. 831), la définition du sacrilège n’est pas celle du spoliateur. Halitgaire de Cambrai, De vitiis et virtutibus et de ordine poenitentium, (PL, 105) col. 699. 242 J. Imbert, op. cit. n. 1214, p. 425-435. 243  Concile de Meaux-Paris 845… c. 60 p. 112, n. 178. Selon l’éditeur on perçoit déjà l’influence des faussaires isidoriens. 244  Concile de Pavie a. 845/850, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), c. 5. 245  « Vois que Judas se trouve au milieu des saints, vois que Judas est un voleur et, pour que tu ne considères pas cela comme négligeable, un voleur et un sacrilège […]. Celui qui vole quelque chose à l’Église est pareil à Judas, l’homme perdu ». Saint Augustin, Homélies sur l’Évangile de saint Jean, L, 10, trad. M.F. Berrouard, Paris, 1989, (Bibliothèque Augustinienne, 73b), p. 277. Saint Augustin, Tractatus in Iohannis Evangelium, éd. R. Willems, Turnhout, 1954 (Corpus Christianorum, Series Latina 36), p. 437. Cette citation se retrouve dans plusieurs actes conciliaires : Jonas d’Orléans, Lettre synodale… c. 74 ; Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Tusey… p. 22 ; Concile de Douzy 871, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998 (M.G.H. Concilia, 4), c. 4 p. 581. ; Concile de Fismes 881, c. 5, (PL, 125), col. 1073-1075 ; Concile de Trosly 909… c. 4.

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sacrilège246. » Cette formule connaît un grand succès au ixe siècle en raison de son insertion en 857 dans la Collectio de Raptoribus d’Hincmar de Reims qui est ensuite reprise dans les autres conciles de la période247. Les discours de défense carolingiens martèlent l’équivalence existant entre le détournement des possessions ecclésiales et le sacrilège. Or, cette analogie ne se retrouve pas à d’autres époques. Un rapide historique du sacrilegium atteste d’emplois nuancés selon les périodes. Certes, cette invective plonge ses racines dans l’Antiquité tardive et le très Haut Moyen Âge, où l’on trouve déjà des usurpateurs sacrilèges, mais, par la suite, le lien entre spoliation foncière et sacrilège s’estompe avant de disparaître complètement : en 1274, lors du xiie concile œcuménique de Lyon, les spoliateurs sacrilèges désignent les laïcs qui s’attribuent les revenus des établissements ecclésiastiques profitant de la vacance du siège, il n’est fait aucune mention des terres248 ; il existe encore, sous la Restauration, une loi sanctionnant les sacrilèges qui comporte un article sur le vol des objets cultuels, mais rien sur les biens fonciers249. Il est donc essentiel de revenir sur le sens donné par les prélats de Francie à cette condamnation dans un contexte de compétition foncière et sur ses implications religieuses, politiques et sociales. La qualification romaine remise au goût du jour La principale caractéristique du sacrilège à l’époque carolingienne est l’obligation qui lui est faite de s’acquitter d’une amende. Cette double peine existe déjà dans le droit romain tardif et dans les codes de lois barbares. Elle connaît cependant une éclipse à la fin du viiie siècle avant d’être redécouverte près d’un siècle plus tard par les faussaires isidoriens. Cette qualification juridique suit une évolution originale au ixe siècle, que l’on peut essayer de retracer brièvement. Il a en effet fallu plusieurs étapes pour glisser de la définition antique du sacrilegium à la conception carolingienne. La réparation matérielle existe depuis l’époque romaine, elle est la première expression du droit pénal (en latin classique poena désigne la contrepartie financière). Elle s’assortit d’une sanction publique quand le crime porte atteinte à l’ensemble du groupe social dans ses fondements politiques et religieux250. Cette composition pécuniaire peut avoir une visée conciliatoire ou 246  Décrétales pseudo-isidoriennes… p. 73. 247  G. Schmitz, « Das Konzil von Trosly (909). Überlieferung und Quellen », dans Deutsches Archiv, 33/2, 1977, p. 429. 248 M. Glatthaar, Bonifatius und das Sakrileg. Zur politischen Dimension eines Rechtsbegriffs, Francfort, 2004. P. Fourneret, Biens ecclésiastiques, dans A. Vacant, E. Mangenot et E. Amann (dir.), Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1905, col. 843-878. 249  H. Hasquin, « La loi du sacrilège dans la France de la Restauration (1825) », dans A. Dierkens et J. Marx (dir.), La sacralisation du pouvoir. Images et mises en scène, Bruxelles, 2003, p. 127-142. 250  J. M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, 2e éd., 2005, p. 14.

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répressive selon la nature du crime qu’elle vient réparer : délit privé ou public. En droit romain classique et tardif, le sacrilegium désigne exclusivement le vol des objets qui se trouvent dans les temples (les res sacra). D’abord conçu comme un délit privé, le sacrilegium est érigé sous Ulpien en crime public. L’accusé est alors soumis à une double peine : il doit rendre le bien volé (action réipersécutoire), payer une amende à la victime et/ou au fisc (tarif négocié ou proportionnel), puis il est soumis à une punition publique (bannissement, exil, travaux forcés, etc251.). Ce châtiment symbolise la nature de son crime : il a porté atteinte à l’ordre social et mis en danger la collectivité en provoquant le courroux des dieux. Pour cette raison, il est rejeté du corps social, de façon réelle ou symbolique, le temps que les divinités et la communauté lui pardonnent son geste. La pensée de saint Augustin marque une deuxième étape importante dans la construction du concept carolingien de sacrilège. En effet, les juristes romains continuent de distinguer le péculat, qui est le vol de bien appartenant à l’État, du sacrilegium, vol des possessions appartenant aux dieux. L’évêque d’Hippone est le premier à rapprocher ces deux catégories : Si l’on distingue au tribunal les accusations de vol ordinaire et de péculat, - car on appelle péculat un vol commis au détriment de l’État, et le vol d’une chose privée n’est pas jugé de la même manière que le vol de ce qui appartient à l’État, - combien plus sévèrement doit être jugé le voleur sacrilège qui a osé enlever quelque chose, non pas n’importe où, mais l’enlever à l’Église. Celui qui vole quelque chose à l’Église est pareil à Judas, l’homme perdu252.

On l’a vu, l’accusation augustinienne de fur sacrilegus est transmise au ixe siècle par les différentes collections canoniques et rencontre alors un certain succès. Mais chez Augustin, péculat et sacrilège ne se confondent pas. Au contraire, il établit une hiérarchie très nette entre les deux, durcissant le châtiment pour les res ecclesiae : il place le sacrilège au sommet de la pyramide des crimes publics et condamne le spoliateur à recevoir la même peine que Judas. Or, au ixe siècle, les clercs tendent à rapprocher l’usurpation des terres d’église et le vol des biens publics. Pour comprendre comment s’est réalisée la troisième étape du processus menant du sacrilegium romain à la conception carolingienne, il faut revenir aux lois barbares et à l’adjonction d’une contrepartie financière à la condamnation du sacrilège. Les amendes sont un élément central du système pénal du

251  Ibid., p. 65. 252 Saint Augustin, Tractatus in Iohannis Evangelium, éd. R.  Willems, Turnhout, 1954 (Corpus Christianorum, Series Latina 36), p. 437. Saint Augustin, Homélies sur l’Évangile de saint Jean, L, 10, trad. M.-F. Berrouard, Paris, 1989, (Bibliothèque Augustinienne, 73b), p. 277.

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très haut Moyen Âge. C’est à cette époque, dans les codes de loi et les quelques capitulaires des rois mérovingiens, que se développe le recours aux compositions en cas de vol. Puis, aux viie et viiie siècles, les amendes viennent garantir les privilèges d’immunité des églises préparant la voie aux transformations du ixe siècle. Elles peuvent même s’accompagner de la peine de mort, comme c’est le cas dans la seconde moitié du vie siècle. À cette époque, le pouvoir du roi est fragilisé : chaque vol est considéré comme une offense à la dignité royale. L’aggravation de l’actio criminalis entraîne une peine plus lourde : le sacrilège devient un crimen majestatis253. Aucun durcissement de ce type ne s’observe en Francie au ixe siècle, où la potestas royale demeurre encore très forte. Les codes barbares transmettent aux carolingiens une conception du sacrilège qui associe cette qualification juridique au paiement d’une contrepartie pécuniaire au souverain. On la retrouve chez Anségise : le viol de l’immunité des établissements religieux est sanctionné par une amende de six cents sous254 ; et celui qui refuse de payer les nones et les dîmes à l’évêque ou à l’abbé malgré leurs avertissements y sera contraint par le pouvoir royal et devra en outre verser au fisc une composition non chiffrée255. La même idée est répétée un peu plus loin : celui qui néglige de donner les nones et les dîmes, doit selon sa loi les restituer, et en plus payer au ban du roi une amende pour qu’il ne recommence pas et ne risque pas de perdre son bénéfice256. Cependant, dans la collection d’Anségise il n’est plus fait mention des biens publics alors que dans le droit romain tardif et les codes de loi germanique, le sacrilège désigne, entre autres, celui qui s’attaque aux biens communs. Ce rapprochement entre res ecclesiae et bonum commune ne réapparait qu’au milieu du ixe siècle. Or, c’est sur la corrélation implicite existant entre les terres des églises, le fisc et la notion de bien public que s’articulent en partie les discours de défense des clercs carolingiens.

253 M.  Heinzelmann, « Die Funktion des Wunders in der spätantiken und frühmittelalterlichen Historiographie », dans M.  Heinzelmann, K.  Herbers et D.  R. Bauer (dir.), Mirakel im Mittelalter. Konzeptionen, Erscheinungsformen, Deutungen, Stuttgart, 2002, p. 54. 254  Le livre III se termine par un ajout non rubriqué portant sur la défense de l’immunité des églises et de leurs biens. Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), p. 614. L’origine de ce canon est inconnue, mais repris intégralement dans les Faux Capitulaires : Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39, Livre I. 255  Collectio capitularium Ansegisi… p. 646. 256  Ibid., c. 38 p. 645. Ce canon fait la synthèse de plusieurs capitulaires : Worms 829 c. 9 ; et un peu Francfort 794 c. 26. Il a ensuite été repris par le concile de Tusiac en Bourgogne c. 10 éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998, (M.G.H. Concilia, 4), p. 331 et reçu par Réginon de Prüm. Réginon de Prüm, De synodalibus causis (v. 906), éd. F. G. A. Wasserschleben, réimp. Graz, 1964, I, 37.

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Sacrilège et composition pécuniaire L’essor d’une législation contre les sacrilèges et la redécouverte des compensations financières qui leur sont liées est dû à l’atelier des faussaires isidoriens. Benoît le Lévite insère dans sa collection de faux capitulaires quatre lois romaines condamnant les spoliateurs de biens ecclésiastiques et les désignant comme des sacrilèges. Toutes s’inspirent du Code Théodosien, bien qu’il n’y soit pas fait explicitement référence257. L’activité juridique des faussaires stimule un nouvel usage du droit pénal : l’accusation de sacrilège s’assortit d’une composition soit chiffrée (le montant en est alors variable), soit proportionnelle258. Ainsi, lors du plaid de Quierzy en 857, on retrouve dans les actes conciliaires les capitulaires d’Anségise et de Benoît le Lévite condamnant les usurpateurs sacrilèges259, et, dans le capitulaire de Charles le Chauve promulgué lors de cette même assemblée, le rappel que tous les voleurs doivent d’abord être jugés par l’évêque puis contraints par le comte à payer au ban royal une amende de soixante sous260. À partir du concile de Tusey en 860, le changement est intégré : si les pervasores veulent faire pénitence, ils doivent commencer par verser à l’église, chacun selon sa condition, une compensation pécuniaire pouvant représenter jusqu’à quatre fois la valeur du dommage causé. C’est seulement après ce paiement qu’ils sont autorisés par l’évêque à expier leur sacrilège261. On retrouve cette double peine lors du concile de Pîtres en 862, puis régulièrement dans les conciles suivants. Les prélats associent donc à partir du milieu du siècle la sanction religieuse et la réparation matérielle à travers l’usage d’une notion unique : le sacrilège. Le droit romain n’est jamais invoqué. Les clercs placent ces obligations pénales sous l’autorité de Charlemagne et de Louis le Pieux262. La référence aux lois romaines est rétablie par les éditeurs modernes et non revendiquée par les carolingiens. Seul 257  Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39, Livre II c. 97. Dans l’édition électronique ce canon n’a pas été conservé : il est en effet absent dans certains manuscrits suivis par les éditeurs. 258  Les deux types de composition coexistent déjà dans le droit romain. Les compositions proportionnelles varient selon le type de vol : elles peuvent être du double, du triple ou du quadruple. J. M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, 2e éd., 2005, p. 66. Ce principe se retrouve également dans la Bible. 259  À la suite de la lettre synodale sont recopiés les canons 65 et 66 d’Anségise et les canons c.  341 du Livre  I et c.  383 du Livre  II des Faux Capitulaires. Collectio capitularium Ansegisi, éd. G.  Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1) Livre III p. 432. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39. Voir également : Hincmar De Reims, Collectio de raptoribus, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3), p. 396. 260  Capitulaire de Quierzy 857, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (M.G.H. Leges, Concilia, 3, c. 3 p. 398. Reprenant le c. 383 du Livre II de Benoît le Lévite. Benoît Le Lévite, Collectio capitularium… p. 19-39. 261  Concile de Tusey 860 c. 1, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1998, (M.G.H. Concilia, 4). C’est la première fois qu’une amende est prévue pour le crime du vol sacrilège. 262  Concile de Pîtres 864… c. 4.

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le pape Jean VIII s’y rapporte de façon explicite en 878, lors du concile de Troyes. Il ne s’agit alors pas du Code Théodosien mais des novelles de Justinien263. Lors de cette assemblée, l’archevêque Sigebod de Narbonne profite de la venue du pontife en Francie pour se plaindre d’un vide juridique qui nuit aux lieux saints de sa province. Le prélat explique que la loi des Goths qui s’applique dans cette région ne comporte aucune mesure contre les sacrilèges. Or, d’après ce même code, seuls les délits qui s’y trouvent inscrits peuvent être jugés devant un tribunal. Sigebod demande donc à Jean VIII de remédier à cette lacune en insérant aux Gothicis legibus une sentence contre les sacrilèges. Le pape accède à sa demande : C’est pourquoi notre sérénité, avec les autres évêques, ayant examiné les lois des Romains qui contenaient un chapitre sur les sacrilèges, nous trouvons une loi de l’empereur Justinien demandant cinquante livres du meilleur or en compensation des sacrilèges. Mais nous avions également une loi plus douce instituée par Charlemagne où la compensation des sacrilèges était fixée à trente livres d’argent, soit six cents sous d’argent le plus pur. Il a donc été décidé que tout sacrilège devrait s’amender de cette compensation plus légère auprès de son évêque ou de son abbé ou de la personne qui s’était plainte du sacrilège264.

Ce qui est intéressant dans cette nouvelle norme, c’est qu’elle opère un syncrétisme juridique propre à modifier profondément le rapport à la circulation des res ecclesiae : toute spoliation devient une atteinte à l’autorité épiscopale et à la postestas royale. Le pape s’inspire de la conception romaine du sacrilège, conçu comme une atteinte aux biens des Dieux et à l’intérêt de la cité, mais il y adjoint une amende d’origine carolingienne : les six cents sous qui sanctionnent les diplômes d’immunité. En 878, on se trouve donc à la fin d’une évolution entamée au début du siècle : l’immunité est devenue la norme pour toutes les terres des églises de Francie et la composition financière qui est exigée des spoliateurs est bien celle qui protège les terres immunes. Le sacrilège devient dès lors celui qui détourne les biens de Dieu et qui transgresse l’ordre royal. Briseurs de loi et infidèles La réparation financière exigée des usurpateurs par les prélats carolingiens peut être considérée comme une peine. Elle concerne les biens qui ne peuvent pas être rendus dans leur intégralité : l’honneur et la réputation de l’établissement lésé. Le propre de la réparation est son caractère compensatoire, elle vient apaiser 263  Concile de Troyes 878, éd. J. D. Mansi dans Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, 17B, Venise, réimpr. 1901-1927, col. 345-358. 264  Ibidem, Lex de sacrilegis. S. Kuttner et W. Hartmann, « A new version of Pope John VIII’s decree on sacrilege (Council of Troyes, 878) », dans Bulletin of Medieval Canon Law, 17, 1987, p. 1-32.

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les dommages causés à l’église et à la communauté. Le crime des pervasores n’est pas irréparable et il n’est à aucun moment question de châtiment corporel ou de peine de mort. En effet, pour les évêques, le plus important reste la pénitence. La mise en scène de l’expiation est essentielle : elle manifeste aux yeux de tous que le spoliateur se soumet au pouvoir de Dieu, qu’il respecte l’édifice ecclésial et ses biens. Il retrouve ainsi sa place au sein de la communauté, et, surtout, il reconnaît l’autorité épiscopale et la potestas royale. L’accusation de sacrilège pose la question de la sacralisation des terres : à la lecture des discours des clercs, on serait tenté d’assimiler sacrilège et sacralisation. L’analogie est sans doute souhaitée par les auteurs eux-mêmes qui, à l’époque, travaillent à renforcer la visibilité et le prestige du bâtiment ecclésial. Mais, dans les pratiques, il est très délicat de parler d’une sacralisation des terres d’Église ; la marche est encore longue vers l’institution d’un ban sacré autour des établissements religieux265. Agobard de Lyon au début du siècle condamne le vol sacrilège des objets qui se trouvent dans le trésor de l’église, mais non le détournement des terres266. L’analogie entre le crime de l’usurpateur et la qualité religieuse des biens endommagés existe au niveau théorique, elle demeure une fiction discursive dont la performativité ne s’exprime pas par le respect dû aux biens eux-mêmes, mais par le respect dû aux hommes qui les contrôlent et dont la parole en garantit la circulation réservée. Les res ecclesiae jouent un rôle d’intermédiaire entre les acteurs qualifiés d’usurpateurs et les détenteurs du pouvoir et de l’autorité. Les terres ne font que matérialiser et rendre visible des rapports de domination : le sacrilège est surtout coupable d’avoir voulu modifier l’ordonnancement social ou politique et de s’être élevé contre l’autorité de l’évêque et du roi. Le sacrilège (sacer lex) est avant tout un briseur de loi, il est coupable de s’être attaqué aux normes sacrées qui protègent les biens. Comme le rappellent les évêques lors du concile de Trosly en 909 : « le sacrilège est la violation de la loi sacrée267 », c’est-à-dire de la parole performative de l’évêque ou du roi, seuls détenteurs du pouvoir coercitif permettant d’établir des interdits et de les faire respecter. Pour paraphraser Maurice Godelier, les prélats carolingiens n’imposent pas un caractère inaliénable à des choses communes, mais un caractère sacré à l’interdiction de les aliéner268. Le pervasor est illégitime non en vertu d’une loi écrite mais parce qu’il n’est pas reconnu par les élites de son temps. Les règles qui structurent la circulation des res ecclesiae ne sont pas 265 M. Lauwers, Naissance du cimetière…, p. 99-104. D. Méhu, Paix et communautés autour de l’abbaye de Cluny (xe-xve siècle), Lyon, 2001, p. 146. 266  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 18 p. 133. 267  Concile de Trosly 909… c. 4 : Sacrilegium est sacrae legis violatio. 268 M. Godelier, L’énigme du don, Paris, 1997, p. 65 : « Ce que fait la religion n’est pas d’imposer un caractère inaliénable à des choses communes, mais d’imposer un caractère sacré à l’interdiction de les aliéner. »

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toutes écrites, certaines sont tacites, d’autres non, mais elles ont toute en commun d’avoir été avalisées et d’être observées par les grands du royaume. Elles seules permettent au jeu social de se perpétuer. Le sacrilège est le joueur qui s’exclut lui-même de la partie en ne respectant ni les codes, ni la décision des arbitres. La christianisation du concept romain de sacrilegium connait une évolution notable à cette époque. Les auteurs carolingiens dépassent l’héritage augustinien, ils assimilent par analogie les possessions ecclésiales à des biens publics, c’est-à-dire à des richesses indisponibles devant servir à l’intérêt général, comme l’expliquent Anségise269, Agobard de Lyon270 ou plus tard encore Hincmar de Reims271. Dès lors, l’action du sacrilège est dénoncée comme une trahison et l’auteur du crime est lui-même comparé à un vassal infidèle. Sa peine est donc à la mesure de son acte. La pénitence publique est l’élément crucial du processus d’expiation/réconciliation : seule la mise en scène publique de ce rituel peut effacer l’atteinte portée à l’autorité épiscopale et la potestas royale. Du même coup, l’importance de la restitution matérielle du bien foncier s’estompe, puisque, in fine, ce n’est pas le contrôle des terres qui importe, mais la reconnaissance des pouvoirs institués, quelle que soit l’issue du conflit, que le spoliateur illégitime parvienne à se faire reconnaître comme un bénéficier compétent ou qu’il soit définitivement placé hors du jeu.

Conclusion du chapitre V Pour faire prévaloir leurs vues, les évêques ont tantôt eu recours à l’autorité des canons et des diplômes, tantôt, au soutien de leur réseau, de leur famille, de leurs amis, ou du saint protecteur de leur église. Les discours de défense et l’abondante production textuelle de règles de droit qui caractérisent les années 820-880 ne sont pas la seule arme ni l’unique conséquence des combats menés par les clercs. Leurs revendications et leurs plaintes ont eu d’autres résultats, parfois bien éloignés de ce qu’on aurait pu attendre. Ainsi, les restitutions des terres ne semblent occuper qu’une place secondaire. Toute l’attention des prélats se concentre sur la dimension symbolique des rapports de force occasionnés lors des conflits : le plus important pour eux semble être la sacralisation des règles sanctionnant la circulation des res ecclesiae, et, à travers elle, la préservation de leur propre autorité. 269  Collectio capitularium Ansegisi, éd. G. Schmitz, Hanovre, 1996, (M.G.H., Leges, Capitularia Regnum Francorum, Nova Series, 1), c. 72 p. 661. L’éditeur émet quelques réserves sur la transmission de ce capitulaire qui ne se trouve que dans un seul manuscrit. Il s’agirait d’un capitulaire de Charlemagne. Capitula Italica, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883 (M.G.H., Leges, Capitularia Regum Francorum, 1), c. 9 p. 217. 270  Agobard de Lyon, Liber de dispensatione ecclesiasticarum rerum… c. 18 p. 133. 271  Hincmar de Reims, De villa Novilliaco… c. 7 p. 106 : « comme il est écrit dans les saints capitulaires, de telles personnes doivent être jugées sur la propriété du roi comme des traîtres et sont jugées selon les lois ecclésiastiques sur les biens de l’Église comme des sacrilèges. »

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Tout le discours des clercs sur la pénitence des spoliateurs vise à dissimuler les rapports de force : la soumission au pouvoir épiscopal devient source de prestige pour le pénitent qui fait de son humiliation volontaire un titre de gloire spirituelle ; le paiement obligatoire d’une composition financière à l’église se transforme en aumône. Tout discours contre les praedatores de biens ecclésiastiques est une fiction servant à camoufler la réalité du jeu social, aussi bien dans l’intérêt du bénéficiaire qui perd le bien que dans celui de l’évêque ou du roi. En effet, les prélats ne peuvent pas perdre la face lors d’un procès, ni voir leurs revendications déboutées par le roi, sous peine de porter gravement atteinte à leur auctoritas. Les grands ecclésiastiques doivent conserver leur honneur intact, ils ne peuvent s’abaisser à revendiquer les terres pour eux-mêmes, mais au nom des pauvres, du saint, de Dieu ; tout comme ils ne peuvent pas se situer comme les concurrents et donc les égaux des potentes laïques. Les deux élites constituent un groupe de pairs qui partage les mêmes origines familiales, les mêmes valeurs, les mêmes modes de vie, et où seule la préséance due à l’ordo clérical crée une hiérarchie. Désigner le concurrent comme spoliateur de res ecclesiae apparaît ainsi comme un moyen de camoufler l’échec d’un prélat, la parole des évêques se voulant performative : l’accusation s’efforce de faire advenir ce qu’elle dénonce. Un laïc ayant obtenu en bénéfice une terre d’Église de façon légitime auprès du roi devient un invasor pour le prélat, concurrent débouté qui ne peut reconnaître officiellement le transfert de ce bien sans perdre une partie de son auctoritas. Ces remarques valent également pour le pouvoir royal : le prince doit se montrer capable de réguler la compétition en reprenant les bénéfices et en les redistribuant. Or, la crise que traverse le royaume de Francie dans les années 858-859 est une crise du pouvoir royal : une partie des révoltés remet en cause la légitimité du roi à répartir les richesses et les honneurs272. Charles le Chauve s’appuie sur les discours de défense des prélats pour accuser les rebelles de spoliation et retourner ainsi contre eux leur propre argument : si Robert d’Anjou, Eudes de Troyes, Wénilon de Sens et les autres le jugent indigne de son rôle d’arbitre, lui-même leur dénie toute capacité à contrôler les terres des églises. Cette crise majeure met dos à dos le roi et les grands : sans le soutien des potentes, le roi ne peut pas gouverner ; sans roi, les grands ne peuvent plus jouer le jeu de la compétition. La défense des terres d’Église devient, pour les membres de l’élite se disputant les bénéfices du royaume, une façon de protéger leur propre honneur. En détenant des res ecclesiae, chaque potens convertit une part de pouvoir en capital économique et symbolique qui lui confère en retour davantage encore de prestige et de puissance. En vertu du mouvement circulaire qui veut que le capital aille 272  R. Le Jan, « élites et révoltes à l’époque carolingienne : crise des élites ou crise des modèles ? », dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, Turnhout, 2006, p. 417.

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au capital273, il est plus facile de se faire attribuer des bénéfices ecclésiastiques si on en détient déjà. La circulation des res ecclesiae au sein des élites carolingiennes dissimule une autre circulation, plus symbolique, celle de l’honneur et du pouvoir. Le prestige et la puissance attribués à certains potentes sont liés au crédit, à la fois matériel et symbolique, que leur accordent les autres membres du groupe. On leur confie les res ecclesiae tant qu’on les croit capables d’assumer la dette de l’honneur, à savoir : assurer la gestion de ces biens, la défense physique des domaines et des personnes qui se trouvent sous leur domination. L’essor des discours de défense dans la seconde partie du ixe siècle, atteste de la crispation du champ de la compétition dans le royaume de Francie. Il témoigne également de la surenchère alimentée par les clercs pour élever le seuil de l’accès aux biens ecclésiaux.

273 P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, 1980, p. 203.

CONCLUSION GÉNÉRALE

A

près la mort d’Hincmar de Reims en 882, la production de discours de défense en Francie occidentale s’essouffle alors même que de nombreux conflits fonciers continuent d’opposer les grands entre eux pour le contrôle et l’usage des terres d’Église. Aucun auteur d’importance ne succède à l’archevêque de Reims. Les textes normatifs ou théoriques sur les res ecclesiae s’espacent dans le temps. Le concile de Trosly en 909, puis le Dialogus de Statu ecclesiae au milieu du xe siècle, sont les derniers héritiers de la verve polémique propre au début de la période1. Il faut ensuite attendre la Réforme grégorienne pour retrouver des débats de grande ampleur et une production textuelle comparable à celle du ixe siècle. Les années 820-880 témoignent donc de l’existence d’un moment carolingien où s’élabore une véritable littérature de combat. La rhétorique des clercs de Francie s’inscrit dans une linéarité intellectuelle. Les auteurs héritent des arguments, modèles et concepts développés par leurs prédécesseurs depuis l’Antiquité Tardive. Leurs propres écrits ne sont qu’un nouveau maillon ajouté à cette longue chaîne de transmission textuelle que constitue alors le droit canonique des biens ecclésiaux2. Ce continuum théologique, juridique et économique est perturbé aux viiie et ixe siècles par l’institution du système des bénéfices comme mode de gouvernement. Les prélats du ixe siècle se retrouvent dans une situation inédite liée au contexte des années 820-880. Un faisceau de causes structurelles et conjoncturelles les oblige à repenser la circulation des possessions ecclésiales. Au niveau structurel, les contraintes proviennent de plusieurs facteurs : l’institution de la dîme obligatoire ; la difficulté à cette époque de concevoir un pouvoir qui ne s’incarne pas dans un homme mais dans un bâtiment ou une entité abstraite ; l’avènement des bénéfices et des précaires comme mode de répartition des ressources foncières de Francie et, liée à ce changement, l’apparition de nouvelles pratiques telles que l’abbatiat des laïcs. Au niveau conjoncturel, d’autres événements précipitent les bouleversements socio-économiques liés à la redistribution des bénéfices ecclésiastiques parmi les grands. Après 843, la division de l’Empire en trois royaumes entraîne une forte mobilité spatiale des élites et la reconfiguration des réseaux de fidélité. Ce processus réveille un passé encore récent : le renouvellement du personnel politique et l’arrivée d’hommes nouveaux à la suite de Charles Martel au milieu du viiie siècle. Nombre de litiges 1  Concile de Trosly 909… col. 284. Dialogus de statu sanctae ecclesiae. Das Werk eines Iren im Laon des 10. Jahrhunderts, éd. H. Löwe, dans Deutsches Archiv, 17, 1961, p. 12-90. (v. 952-961) 2  Y.-M. Congar, « Les biens temporels de l’Église d’après sa tradition théologique et canonique », dans Id. (dir.), Église et Pauvreté, Paris, 1965, p. 233-258.

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Conclusion générale

témoignent de la permanence de lieux conflictuels, véritables nœuds cristallisant les oppositions familiales et politiques : c’est le cas à Auxerre, au Mans, le long de la vallée ligérienne, mais aussi au sud de la Bourgogne, dans la région d’Autun. Le second facteur est externe : il s’agit des raids normands qui perturbent l’équilibre des pouvoirs francs, font émerger de nouveaux acteurs et de nouveaux enjeux. On passe d’une stratégie militaire offensive tournée vers l’extérieur de l’Empire à un repli défensif intérieur. La multiplication des assemblées, l’écho des nombreux débats transmis par les sources, les tensions existant au sein des élites ecclésiastiques et séculières attestent des pressions exercées alors sur la société carolingienne et ses gouvernants. Le patrimoine des lieux saints sert à rétribuer les milites qui assurent la défense du royaume et à attacher les nouvelles fidélités autour du roi. La question des res ecclesiae se trouve donc au cœur de ces récentes modifications. Or, à la même époque, les transferts de richesses vers les établissements religieux connaissent une période de plein essor3, obligeant les prélats à réagir vite. Il leur faut également s’adapter rapidement à l’évolution des pratiques foncières sous peine d’être devancés par la réalité et les impératifs socio-économiques des échanges, notamment ceux de l’hereditas qui viennent contredire le principe d’indisponibilité des res ecclesiae4. Il existe une tension et une concurrence permanentes entre les normes véhiculées et imposées par les clercs et, d’autre part, la logique des transferts fonciers dans le siècle. Cependant, l’intégration des terres d’Église aux honores du royaume n’est pas remise en cause à l’époque, ni par les ecclésiastiques ni par les potentes laïques. Les discours de défense résultent d’une crise d’ajustement du système de gouvernement. Il s’agit pour les clercs de proposer un nouveau cadre pour la circulation des domaines ecclésiaux dans une économie chrétienne qui prenne en compte les contraintes de leur temps.

Un discours pluriel Pour ces différentes raisons, il ne peut pas exister à cette époque une doctrine univoque sur la définition, les fonctions et les usages des res ecclesiae. La défense des terres d’Église suit plusieurs voies, plusieurs conceptions selon les auteurs, les moments et les rapports de force locaux. Il est impossible d’en proposer une synthèse : chaque prélat poursuit des enjeux implicites secondaires qui orientent sa position théorique et affectent ses choix. Cette grande variété de pratiques et 3  I. F. Silber, « Gift-giving in the great traditions : the case of donations to monasteries in the medieval West », dans Archives européennes de sociologie, 36, 1995, p. 209-243. 4  R.  Le  Jan, « Malo ordine tenent. Transferts patrimoniaux et conflits dans le monde franc (viie-xe siècle) », dans Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale, viiie-xe siècle, Rome, 1999, (MEFRM, 111/2), p. 951-972.

Conclusion générale

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d’idées se manifeste dans les moyens utilisés par les clercs pour protéger le patrimoine foncier de leur église : Loup de Ferrières agit comme un homme de cour en usant de son influence auprès des membres du palais pour regagner la faveur de Charles le Chauve ; Hincmar de Reims s’abrite derrière une procédure qu’il tente d’ériger en norme et d’étendre à tout le royaume ; Thibaud de Langres se rend à Rome pour se plaindre auprès du pape de la politique de Richard le Justicier. Chaque cas reflète une conception différente des terres d’Église et du partage des pouvoirs entre le roi, les grands laïcs et les prélats. Malgré cette diversité de points de vue, les carolingiens s’appuient sur un corpus normatif commun qui leur a été transmis par la voie des collections canoniques. Tous les auteurs reconnaissent l’indisponibilité théorique des res ecclesiae et leur importance dans l’économie du salut chrétien. À l’exception d’Agobard de Lyon, tous s’accordent aussi à reconnaitre la nécessité de concilier les besoins des lieux saints et ceux du siècle. Bien que les clercs partagent une même matrice conceptuelle pour penser la défense du patrimoine ecclésial, les solutions qu’ils envisagent sont, elles, multiples. Leur politique est pragmatique : ne pouvant aller contre la force des pratiques socio-politiques, les clercs s’adaptent et tentent de préserver malgré tout la valeur théologico-économique du temporel ecclésial. Le problème auquel ils sont confrontés est en effet complexe. La conciliation des besoins des milites du roi et des milites Christi entraîne dans les faits le partage et l’utilisation des mêmes ressources par deux ordines distincts et pour deux usages différents. Les auteurs font face à un profond dilemme : ils savent que les aliénations de terres d’Église par le prince pour des usages séculiers ne sont une solution ni acceptable ni viable sur la longue durée. Ce recours est en contradiction totale avec la logique théologico-économique qui sous-tend la circulation des res ecclesiae, mais, dans le contexte du ixe siècle, il ne peut être évité.

De l’importance de la compétition pour les terres d’Église dans la reproduction sociale La société carolingienne est une société à statut dont l’organisation et la survie matérielle et symbolique reposent sur l’existence d’ordres d’état séparés et distincts. Pour la première fois, au ixe siècle, cette division sociale devient une tripartition fonctionnelle entraînant un partage des honneurs et des richesses matérielles du royaume5. Or, l’utilisation des domaines ecclésiaux pour la rétribution des deux milices fait peser une menace sur cette organisation. En effet, si deux ordres bénéficient des mêmes ressources, il devient possible de les confondre.

5  D. Iogna-Prat, « Le baptême du schéma des trois ordres fonctionnels. L’apport de l’école d’Auxerre dans la seconde moitié du ixe siècle », dans Annales ESC, 41/1, 1986, p. 101-126.

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Jusqu’alors, le partage de richesses foncières s’était fait de façon indistincte entre les ordres. C’est seulement à partir des Carolingiens, avec l’instauration d’ordres fonctionnels, que la division sociale tripartite rejoint la défense des res ecclesiae. Pour l’historien, tout le problème est de savoir si la mise en place des trois fonctions est une réponse apportée au problème des possessions ecclésiastiques, ou si elle en est la cause. Le schéma trifonctionnel inauguré par les auteurs du ixe siècle fait partie des stratégies de défense mises en place par les clercs ; mais il a pu également influencer et accélérer le cloisonnement des ressources. On ne peut savoir avec certitude s’il précède les conflits fonciers ou s’il en est une des plus importantes conséquences. Pour les évêques, l’indifférenciation des revenus entre les ordres entraîne une confusion au sein des groupes sociaux et des fonctions, faisant planer une menace de corruption sur le sacré. Le sacré est par définition ce qui est séparé, distinct, en lien avec le surnaturel, hors de portée des hommes ordinaires. Sa maîtrise fonde l’autorité épiscopale. Le maintien de limites claires et étanches entre les différents ordines est donc une condition essentielle à la reproduction matérielle et symbolique du pouvoir des évêques. La confusion des ordres signerait la fin de la société carolingienne telle qu’elle est pensée par les prélats ou, du moins, sa profonde modification. La triple division ne s’impose pas sans effort dans le royaume franc. Le processus de reproduction des ordres et de légitimation de leur rôle et donc de leur place dans la hiérarchie sociale fonctionne en permanence. La compétition pour les terres d’Église joue un rôle central dans cette fabrication du corps social. L’institution de possessions indisponibles placées hors de la sphère des échanges engendre une dynamique agonistique : certains groupes ont accès à ces biens extraordinaires, d’autres en sont exclus6. Ce processus d’inclusion/exclusion crée une hiérarchie entre les hommes, plaçant au sommet de la pyramide ceux qui sont les plus proches du sacré et, de fait, les plus aptes à posséder les res ecclesiae : les moines. Les conflits fonciers relatés par les sources du ixe siècle ne font donc pas écho à une quelconque « sécularisation » des biens, conçue comme la volonté politique de sortir de la nasse du temporel ecclésiastique certains domaines fonciers pour les rendre à la sphère séculière et gommer ainsi leur spécificité. Au contraire, tous les acteurs du jeu social ont intérêt à ce que les biens-fonds des lieux saints conservent leur caractère exceptionnel. Les luttes engendrées par la compétition pour ces domaines attestent de l’importance attachée à leur valeur symbolique et à leur rareté. Celui qui contrôle et utilise le patrimoine ecclésial fait partie d’un groupe d’élus qui ont tous prouvé leur capacité à gérer ces possessions hors-normes. Ce groupe 6 A. Weiner, Inalienable possessions… p. 148.

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rassemble les membres de l’élite carolingienne, clercs et laïcs confondus. La ligne de faille qui retranche les spoliateurs du reste de la société chrétienne ne recoupe pas le clivage entre clerc et laïc, religieux et profane. La division est autre. Parfois consacrées7, les terres des églises sont rarement définies comme sacrées dans les sources. En revanche, elles sont mises à part et protégées par des normes écrites et des auctoritates dont la parole est sacrée et qui font de tout spoliateur un sacri-lège, un briseur de loi. Le détournement de ces biens est conçu comme une offense à Dieu, une transgression de l’ordre établi, une atteinte à l’autorité des prélats et du roi. Le geste du pervasor est considéré comme un crime politique, religieux et social. Il représente une menace pour la reproduction matérielle et symbolique de la société. En ruinant les domaines agricoles des établissements religieux, en oppressant les plus faibles, les usurpateurs affaiblissent les capacités de production de surplus alimentaire assurant l’entretien des orantes et des belligerantes par le troisième ordre. Ils perturbent également au niveau symbolique l’économie du salut chrétien, en abolissant les vœux pieux attachés à ces offrandes8. Le groupe de bénéficiers qui ont accès aux res ecclesiae forme donc un club de pairs où clercs et laïcs se côtoient sans être égaux. Ce club renforce sa propre légitimité à contrôler et utiliser les terres d’Église par les discours de défense qui sont alors diffusés dans le royaume. Ces textes et les modèles qu’ils proposent sont vecteurs d’une autoreprésentation et d’une mise en scène des élites pour justifier les rapports de domination. Ils visent à construire, légitimer et rendre pérennes une hiérarchie et une division sociale des richesses et des fonctions. Dans la seconde moitié du ixe siècle, s’impose l’idée que, au sein de ce club, clercs et laïcs doivent occuper des fonctions différentes, sous peine d’être confondus. C’est pour cette raison qu’ils ne peuvent pas être égaux. En effet, pour que le système des ordines perdure, chaque ordre doit être distinct des deux autres, par les attributions, les fonctions et les ressources. En théorie, leur rapport aux res ecclesiae est donc également différencié. Mais, dans la réalité, hommes d’Église et hommes du siècle sont en concurrence pour les mêmes biens-fonds. Les discours de défense sont donc un moyen de modifier la compétition pour les terres d’Église, en prônant la création de deux champs parallèles, l’un réservé aux clercs et l’autre aux laïcs. Ils contribuent ainsi à la distinction des ordres fonctionnels qui ne leur sont donc pas toujours préexistants, d’autant plus que ce schéma s’élabore progressivement tout au long du ixe siècle. Le rôle des séculiers est peu à peu limité au seul devoir de protection physique de l’Église et de ses possessions. En revanche, le pouvoir d’administrer le 7  E. Bozoky, « Voyages de reliques »… p. 267-280. 8  D. Iogna-Prat, « Préparer l’au-delà, gérer l’ici-bas : les élites ecclésiastiques, la richesse et l’économie du christianisme (perspectives de travail) », dans J. P. Devroey, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites et la richesse au Haut Moyen Âge, Turnhout, 2010, p. 59-70.

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temporel, c’est-à-dire la capacité à collecter les richesses pour les redistribuer, est réservé aux membres les plus éminents de la pyramide sociale : le roi et les prélats. La division et la répartition des biens est un acte de pouvoir hautement symbolique qui reproduit le geste divin initial : Dieu le premier a divisé, ordonné et offert sa création aux hommes. Certains membres de ce club de pairs se voient exclus de ce rôle dispensateur et relégués à des fonctions passives ou constituées sur un autre plan symboliquement moindre. Ainsi, au sein de l’ordo clérical, les moines ne peuvent que recevoir et jouir du produit des domaines ; de même, la gestion des prêtres ruraux est plus réduite que celle des pontifes et soumise à leur contrôle. Rejeter les laïcs de l’accès aux terres d’Église n’est donc pas une finalité en soi pour les auteurs du ixe siècle, mais la conséquence de la division tripartite et de la nécessité de redessiner des limites claires aux contours des différents ordres. Les hommes du siècle sont placés en troisième position dans l’accès aux res ecclesiae, après les moines et le clergé séculier. Lors du partage des ressources ecclésiales, les carolingiens soulignent l’importance que les hommes d’Église soient servis en premier, avant les laïcs, et que ces derniers leur soient subordonnés. Par ailleurs, au sein de l’ordo clérical, une autre distinction se fait jour entre clercs réguliers et séculiers : la part des biens réservée aux moines prend alors une nouvelle dimension.

L’essor d’un concurrent monastique Les discours de défense sont, pour la plupart, produits par des évêques. Ces textes reflètent donc en partie les crispations des prélats autour de leurs prérogatives et attestent de leur réflexe de protection face au durcissement de la compétition pour les res ecclesiae au cours du ixe siècle. À l’extérieur de leur ordo, les pontifes se sentent menacés par le prince et certains grands laïcs qui s’octroient les mêmes pouvoirs régaliens en matière de gestion des res ecclesiae, surtout à la fin de la période avec l’essor des principautés. À l’intérieur, ils sont concurrencés par les moines qui captent une part de plus en plus importante des ressources et auxquels leur fonction confère une plus grande connexion avec le sacré. Leur pureté religieuse rend les frères extrêmement puissants dans le jeu foncier : ils attirent les offrandes des fidèles et ils thésaurisent une grande partie des richesses. Par ailleurs, l’instauration d’une mensa fratrum dans la plupart des monastères de Francie répond au besoin de hiérarchisation sociale : il faut qu’une partie des biens-fonds du royaume soit mise à l’écart de toute forme de transferts pour qu’une élite se dégage. L’existence de possessions indisponibles placées totalement hors des échanges permet ensuite aux autres biens de circuler. C’est parce qu’une partie des terres ecclésiales ne peut absolument pas être aliénée que d’autres peuvent être temporairement concédées sous la forme de bénéfice.

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Dans une large mesure, le ixe siècle voit l’autorité épiscopale s’accroître, bien que les évêques soient en permanence concurrencés, notamment par les moines, qui ne cessent par la suite et jusqu’aux premiers temps féodaux de renforcer leurs positions dans le jeu de la compétition foncière.

Fin de partie Les discours de défense des années 820-880 sont donc produits dans un milieu favorable au pouvoir épiscopal visant à défendre l’autorité et le pouvoir des prélats sur les possessions de leur église. In fine, à quoi sont parvenus leurs auteurs à la fin du ixe siècle ? Le moment carolingien marque une étape dans la conception des res ecclesiae à deux niveaux. Tout d’abord, les clercs ont franchi un pas dans l’élaboration de la personnalité juridique de l’Église/église, en mettant en avant l’édifice ecclésial comme propriétaire des terres et en se démarquant de l’héritage augustinien. Cependant, rien n’est encore fixé et la place des hommes reste prépondérante dans l’économie des biens. Au cours du ixe siècle, le bâtiment ecclésial se voit peu à peu doté d’une personnalité morale, qui deviendra plus tard juridique. Pour parvenir à ce premier degré d’abstraction, les clercs ont développé l’idée que les terres d’Église devaient servir de support au bien commun. Ces richesses sont destinées à la communauté dans son ensemble et ne peuvent faire l’objet d’une appropriation personnelle. Les évêques se posent en garants de cette indisponibilité des domaines ecclésiaux, et donc en gardiens du commune bonum. Ce principe, encore imparfaitement formulé, est sous-jacent dans bon nombre de sources carolingiennes. C’est dans le creuset culturel du ixe siècle que s’opère le syncrétisme de plusieurs courants de pensée donnant naissance à la catégorie médiévale des res ecclesiae comme biens communiels, c’est-à-dire comme objets permettant de sceller la communauté des fidèles autour de la poursuite d’un objectif commun qui transcende les intérêts personnels : la recherche du salut éternel. La conception des terres d’Église se nourrit à cette époque d’une tradition issue du droit romain vulgaire transmise par les collections canoniques et reformulée pour s’accorder aux principes propres à l’économie du Christianisme. Ainsi, la tripartition romaine entre res religiosae, res sacrae et res sanctae se retrouve dans cette définition du temporel des établissements religieux. Les terres ecclésiales sont en effet religieuses : elles accueillent les tombes des défunts et matérialisent les prières des vivants pour les morts. Elles sont sacrées, car elles appartiennent à Dieu et sont garanties par son autorité. Elles sont saintes pour deux raisons : d’une part, elles subviennent aux besoins de la militia Christi, c’est-à-dire ceux qui assurent la défense spirituelle des fidèles, d’autre part, elles soutiennent les milites du roi qui, comme les portes et les enceintes des villes romaines, protègent et défendent la communauté contre ses ennemis temporels.

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À un second niveau, le moment carolingien marque une étape dans la longue histoire des rapports entre Christus et fiscus, c’est-à-dire entre biens d’Église et biens du roi9. Le ixe siècle renouvelle l’interprétation politico-juridique des cas d’aliénation possibles et en propose une traduction originale dans la réalité des échanges. À cette époque, les relations entre domaines du fisc et terres d’Église fonctionnent par analogie et non par assimilation : les possessions des lieux saints sont comparées aux biens du fisc dans le sens où les clercs revendiquent pour leurs établissements la même protection et les mêmes garanties que celles accordées aux domaines royaux. Là encore, plusieurs courants de pensée se rejoignent dans le creuset carolingien. La catégorisation des spoliateurs comme sacrilèges joue sur la polysémie juridique et symbolique de ce crime. Le sacrilège est à la fois coupable d’un crime religieux commis à l’encontre de Dieu, de ses représentants et de l’ensemble de la communauté, mais il est aussi coupable d’un crime politique. Dans la tradition romaine, le sacrilège est celui qui bafoue les lois de la cité et menace l’ordre établi. Les discours de défense rapprochent la figure du sacrilège de celle du traître, infidèle au roi et à Dieu. Le détournement des res ecclesiae devient dès lors un crime politique et religieux. Les accusations de spoliation servent de support à une critique politique visant à dénier toute légitimité au pouvoir d’un groupe ou d’un homme. Comparer les patrimoines des églises à ceux du fisc revient à reconnaître leur participation conjointe au bien commun. Les deux domaines ne sont pas égaux mais équivalents : l’analogie ne peut fonctionner que parce qu’ils sont conçus comme fondamentalement différents l’un de l’autre. Les discours de défense des res ecclesiae soulèvent donc une importante question, celle de la définition de l’intérêt général. À cette époque, deux tendances émergent : la première fait du bien commun la protection physique de la communauté des fidèles par les armes contre les attaques vikings ; la deuxième ne l’envisage que comme la défense spirituelle des croyants, c’est-à-dire le travail opéré par les clercs pour assurer le salut du peuple franc, y compris contre les Normands. Les deux positions sont également valables et se retrouvent en filigrane chez les différents auteurs, chacun l’abordant d’une façon particulière. La synthèse esquissée ici force le trait10, elle a cependant le mérite de faire ressortir les grandes lignes des débats carolingiens et de souligner l’importance du contexte de rédaction dans les représentations des clercs. Nul doute que la situation politique et militaire inédite des années 820-880 a grandement influencé les discours de défense et l’élaboration d’une nouvelle conception des res ecclesiae au sein du royaume de Francie occidentale. 9  E.  H. Kantorowicz, « ChristusFiscus », dans Id., Mourir pour la patrie et autres textes, Paris, 1984, p. 59-73. 10  La définition du bien commun au haut Moyen Âge ne se limite pas aux res ecclesiae. Voir : Y. Sassier, Structure du pouvoir, royauté et res publica (France, ixe-xiie siècle), Mont-Saint-Aignan, 2004, p. 191.

Conclusion générale

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À l’issue de cette analyse, il apparaît évident que le moment carolingien ne peut pas être détaché de l’histoire des possessions ecclésiales sur le long terme : il en constitue l’un des maillons. Dès lors, il est vain de vouloir conclure à l’échec, au demi-succès ou au faux départ des clercs carolingiens, notamment au regard des temps grégoriens. D’une part, les discours de défense du ixe siècle sont autant de jalons sur lesquels pourra s’appuyer ensuite la pensée des réformateurs des xie-xiie siècles. D’autre part, tout dépend du niveau d’observation auquel on se place pour juger de leur éventuel succès. L’exclusion des laïcs n’ayant pas été une finalité en soi pour les prélats, leurs stratégies de défense peuvent être considérées comme un demi-succès. Par la voie de la co-opétition, les élites laïques sont de fait écartées des res ecclesiae les plus importantes (rassemblées dans la mensa fratrum) et confinées dans un rôle défensif délimité et toujours subordonné à l’autorité des clercs (avouerie, etc.). Il appert également que les auteurs carolingiens n’ont pas voulu supprimer les droits du roi sur les terres d’Église. Leurs écrits témoignent d’une crise d’ajustement du système de gouvernement du royaume : là encore, des solutions ponctuelles ont été trouvées, différentes en fonction des lieux et des hommes. Il ne s’agit donc pas d’un faux départ par rapport à la lutte menée par les réformateurs grégoriens, mais d’un moment autre qui possède sa propre logique et qui ne saurait être réduit à la seule portée historique de l’échec ou du succès de ses acteurs. D’autant plus que les auteurs du ixe siècle restent fortement attachés, même si c’est de façon implicite, à l’analogie entre sacrilège et infidèle, terres fiscales et ecclésiales. Ils n’ont donc aucun intérêt à rejeter l’appui que leur offre le pouvoir séculier. Ici s’ouvre une autre enquête, qui nous mènerait peu à peu vers le mouvement de la Réforme grégorienne, prochaine étape dans la construction de la personnalité juridique de l’Église/église, dans la définition du bien commun, dans la fixation des cas d’aliénation possible, en un mot : dans la catégorisation médiévale des res ecclesiae.

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INDEX DES NOMS DE PERSONNES ET DE LIEUX

Actard de Nantes, 39 Adalgaire d’Autun, 117, 138, 140, 143, 144, 150, 180, 265, 268 Adalgaud de Fleury, 132 Adalhard de Corbie, 119, 184, 199, 214, 215, 219, 226-228 Adelold, 48, 49, 133 Adon de Vienne, 117, 267, 268, 269 Adrevald, 94, 131, 132, 139, 228, 242-244, 279 Agde (concile de), 9, 12, 80, 82, 83-87 Agobard de Lyon, 11, 13, 19, 61, 64, 66, 67, 69, 72, 92, 109, 110, 140, 147, 164, 177186, 190-193, 195, 197, 198, 202, 207, 214, 216-218, 220-222, 237, 249, 276-278, 310, 311, 317 Aguilcourt, 134, 137 Aix-la-Chapelle, 26, 62, 64, 66, 73, 78, 79, 81, 82, 86, 87, 110, 121, 122, 126, 162, 163, 166, 175, 206, 216, 234, 304 Akân, 64, 290, 291, 298 Alaric, 92-95, 101 Albéric de Langres, 129, 286 Alcuin, 32, 34, 76, 271 Aldric du Mans, 137, 139, 140, 162, 238, 255, 263, 271, 272 Alsace, 112, 114, 119, 256, 257, 259, 261 Ananie, 24, 25, 68, 125, 178, 237, 240, 241, 276, 277, 290, 298, 299 Angers, 168, 173, 184 Anjou, 37, 163, 166, 168, 169, 175, 270, 287, 312 Anségise, 34, 60, 61, 65, 90, 91, 95, 97, 101, 109, 160, 207, 215, 221, 299, 301, 307, 308, 311 Antioche (concile de), 80, 81, 86 Antiochus, 67 Aquitaine, 53, 55-57, 114, 139, 156, 166, 169, 243, 270, 278, 302 Arcadius, 100 Argrin, 117

Astronome (l’), 155, 162, 164, 166, 169, 173 Attigny, 40, 153, 160, 164, 181, 184 Audradus Modicus (Audrade), 114, 152, 191, 242-244, 289, 291, 292 Augustin (saint), 24, 34, 50, 63, 70, 71-73, 76, 83, 123, 195, 196, 207, 237, 304, 306, 321 Augustin de Cantorbéry, 98 Austrasie, 18, 52, 55, 243 Autun, 117, 138, 143, 147, 166, 170, 265, 283, 316 Auvergne, 114, 117, 138, 266, 269 Auxerre, 57, 112, 113, 116, 126, 238, 242, 243, 316, 317 Avit de Vienne, 195, 196 Beauvais, 38, 107, 114, 116, 118, 129, 139, 143, 157, 189, 194, 196, 197, 236, 239, 266, 268, 272, 295 Bégon, 148, 156, 239 Benoît (saint), 226, 255, 279 Benoît d’Aniane, 184, 185, 226, 243 Benoît III, 31-33, 263, 266 Benoît le Lévite, 31, 32, 60, 62, 65, 74, 84, 87, 91, 92, 93, 95, 97, 98, 130, 137, 199, 238, 252, 290, 298, 299, 302, 307, 308 Bernard de Gothie, 147 Bernard de Vienne, 181, 184 Bernold de Mâcon, 48 Boniface, 12, 13, 32, 56, 57, 60, 62, 73, 76, 84, 98, 135 Boson, 116, 117, 132, 144 Bouchard, 243 Bourges, 42, 138, 139, 143, 147, 150, 155, 156, 170, 171, 173, 206, 210, 227, 233, 239, 240, 268, 297 Bourgogne, 18, 114, 117, 185, 236, 243, 302, 316 Bretagne, 19, 291 Byzance, 100, 235 Cambrai, 38, 44, 143, 196, 269, 297 Carloman, 51-58, 148

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Index des noms de personnes et de lieux

Catulphe, 32 Césaire d’Arles, 9, 12, 32, 76, 80, 82 César, 69, 185, 187, 188, 198, 202 Chalcédoine (concile de), 74, 75, 80, 81, 82, 93, 96, 97, 137 Chalon (concile de), 58, 59, 78, 211 Chalonnes, 167, 168 Charlemagne, 19, 32, 57-60, 61, 65, 81, 93, 102, 108, 109, 112, 137, 148, 171, 215, 243, 259, 260, 271, 308, 309 Charles le Chauve, 18, 30, 37, 40, 45, 48, 49, 55, 70, 74, 75, 95, 108, 111-119, 121, 123, 133, 137-139, 140, 143, 148-160, 166, 168, 169, 179, 186-189, 193-198, 212, 223, 226, 227, 232, 243, 244, 251-254, 257-268, 270, 272-275, 284-289, 299-301, 308, 312, 317 Charles le Simple, 227, 256, 258, 262 Charles Martel, 54, 56, 57, 114, 170, 185, 241, 242, 288, 289, 315 Christ, 24, 25, 65, 68, 69, 77, 84, 139, 171, 192, 196, 201, 203, 211, 212, 218, 223, 224, 261, 266, 278, 288 Chrodegang de Metz, 76 Clermont, 117, 269 Clermont (concile de), 62, 80, 82, 87 Compiègne, 178 Conrad de Souabe, 40, 112, 114, 119, 152, 155, 257, 258, 260, 261 Constantin (Empereur), 85, 173, 177, 232, 234, 235, 237, 241, 253, 265, 268, 269 Corbie, 32, 33, 110, 191, 199, 235, 266, 268 Coucy, 134, 135 Coulaines, 114, 115, 194 Cucufas (saint), 256, 260 Cudberht de Canterbury, 32 Cunipert, 38 David, 66, 67, 172, 232, 234 Dijon, 117, 147, 138 Dodon d’Angers, 163, 168 Donat de Melun, 63, 108, 148, 156, 197, 239 Douzy (concile de), 34, 39, 92, 95, 123, 223, 228, 268, 270, 304 Drogon de Metz, 129, 130, 169 Ebbon, 148, 149 Ébroïn, 168, 268 Éli, 67

Épernay, 190 Erchangar, 257, 258, 261 Ermentrude, 243 Ermold Le Noir, 108, 173, 192 Erpoin de Senlis, 129 Étienne II (pape), 259 Étienne IV (pape), 259 Étienne, comte d’Auvergne, 117, 269 Euchères d’Orléans, 242, 288, 289 Eudes, 57, 116, 150, 244, 285, 312 Eugène II (pape), 266 Fismes (concile de), 34, 65, 67, 73, 233, 234, 253 Flavigny, 110, 138, 140, 150 Fleury, 95, 110, 128, 131-133, 137-139, 153, 227, 228, 242, 251, 279 Flodoard, 36, 112, 223, 279, 280, 302 Folembray, 82, 134, 135, 150, 285 Fontenelle, 91, 126 Formose (pape), 117, 263 Francfort, 58, 61, 307 Francie, 10, 14, 17-19, 37, 43, 52, 56, 72, 84, 92, 95, 98, 105, 112, 120, 125, 139, 141, 143, 150-153, 157, 160, 162, 174, 186, 193, 195, 204, 205, 217, 225, 229, 240-244, 258, 260, 263-270, 272, 274, 281, 289, 295, 299, 302, 304, 305, 307, 309, 312, 313, 315, 320, 322 Frédégaire, 12 Frise, 147 Frothaire de Bourges, 143, 144, 150, 268, 297 Frothaire de Toul, 26, 129, 130, 138, 149, 158, 180, 275, 285 Fulrad de Saint-Denis, 129, 255, 256, 259-261, 288 Gangres (concile de), 80, 82 Gâtinais, 132, 271, 272, 274 Gaule, 95-98, 101, 179, 195, 291 Gautier de Sens, 117 Gauzlin, 144, 150, 260, 262, 268 Gélase (pape), 97, 99, 215 Germain (saint), 36, 280 Germanie, 19, 243 Gislard, 39 Glanfeuil, 169 Goibert, 134, 157, 158

INDEX DES NOMS DE PERSONNES ET DE LIEUX

Gorze, 130 Gosbertus, 163, 167 Gottschalk d’Orbais, 287 Gozelin, 148 Grégoire de Tours, 12, 275, 297 Grégoire le Grand, 15, 31, 71-75, 137, 213 Grunrinus, 48 Hadrien II, 39, 70, 150, 196, 264, 268 Halitgaire de Cambrai, 44, 216, 297, 304 Harald (roi des Danois), 147 Haymon d’Auxerre, 222 Heccard comte d’Autun, 170, 171, 227, 299 Heiric d’Auxerre, 36, 130, 222, 226, 280, 281 Hélisachar, 184 Hérard de Tours, 126, 221, 292 Herchenrad de Paris, 162 Heribert, 168 Hermand de Nevers, 138 Hermold, 164 Hilaire d’Arles, 77, 85 Hilduin, 38, 132, 134, 158, 255, 257, 260, 261, 269 Hincmar de Laon, 39, 43, 97, 113, 118, 134137, 194, 198, 252, 253, 264-266, 301 Hincmar de Reims, 13, 19, 26-38, 41-49, 54, 60, 63-66, 69-78, 81-87, 92, 95, 97-100, 109, 111-118, 123-129, 133-138, 143, 144, 147-152, 156, 157, 164, 168, 177, 179, 180, 186, 189, 191-198, 202, 209, 213-216, 223, 225, 233-241, 244, 245, 251-253, 267-270, 274, 279-283, 287, 289-297, 300-304, 308, 311, 317 Hubert (saint), 278, 280 Hugues de Tours, 132, 166, 286 Hugues l’Abbé, 37, 138, 144, 265 Isaac de Langres, 31, 37, 92, 129, 138, 180, 223, 295, 298-300 Italie, 19, 91, 96, 98, 120, 148, 157, 302, 304 Jean VIII, 31, 38, 61, 63, 65, 73, 95, 102, 143, 144, 147, 251, 264-266, 268-270, 309 Jérôme (saint), 72, 73, 198 Jonas d’Orléans, 26, 41, 43, 62, 64, 66, 67, 73, 87, 122, 132, 162-166, 168-173, 178, 182, 184, 186, 209, 215-218, 220, 237, 240, 245, 274, 278, 286, 291, 295, 304 Joseph, 149, 158

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Judas, 24, 25, 34, 68, 72, 73, 83, 218, 290, 297, 304, 306 Judith, 40, 112, 119, 257, 271 Julien, 91, 95 Julien Pomère, 24, 58, 63, 72, 75-78, 81, 86, 121, 122, 125-127, 187, 200, 202-206, 211, 212, 214, 216 Jumièges, 163, 168, 173, 184 Justinien, 61, 65, 85, 90-95, 101, 309 Juvincourt, 134 Kintzheim, 255, 257, 259 Lambert de Nantes, 166 Landrade, 148 Langres, 38, 117, 129, 138, 143, 242, 263 Laon, 113, 118, 134-136, 150, 252, 253 Le Mans, 138, 140 Léon III (pape), 259, 262 Leotduinus, 163, 167 Les Estinnes (capitulaire), 52-54, 57, 58, 60, 62, 285 Lièpvre, 112, 114, 119, 152, 254-263 Loire, 18, 19, 46, 94, 116, 129, 168, 174 Lothaire Ier, 110, 112, 113, 119, 140, 147, 150, 152, 166, 172, 194, 200, 243, 257, 258, 269, 272, 274, 301 Lothaire II, 257, 258, 262 Lotharingie, 258, 262, 276 Louis III, 38, 116, 143, 180, 233, 236 Louis le Bègue, 112, 116 Louis le Germanique, 54, 70, 108, 112, 143, 148, 149, 152, 186, 196, 241, 243, 267, 285, 289 Louis le Pieux, 18, 47-49, 55, 60, 61, 78, 108112, 114, 122, 123, 133, 137, 139, 147, 148, 153, 155-158, 162-164, 166, 168-172, 175, 180-186, 188, 190, 192, 198, 200, 221, 226, 239, 243, 255, 266, 271, 272, 282, 301, 308 Loup de Ferrières,26, 31, 38, 39, 43, 95, 132, 133, 150-152, 187, 197, 212, 251, 271-275, 281, 283, 284, 317 Luc (saint), 28, 65 Lyon, 140, 185, 186, 242 Mâcon, 48, 147, 156, 227 Manassès, 117 Manglieu, 138, 140 Marchiennes, 47, 113

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Index des noms de personnes et de lieux

Marmoutier, 113, 152 Matfrid, 166, 228 Matthieu (saint), 69, 70, 73, 197 Mayence, 57, 95, 280 Meaux-Paris (concile de), 28, 40, 41, 44, 73, 79, 81, 83-87, 92, 93, 114, 115, 139, 154-160, 165, 186-190, 199, 212, 282, 295, 301, 302, 304 Metz, 76, 116, 129, 130, 165, 169 Meuse, 18, 174 Montier-la-Celle, 285, 301 Nantes, 39, 166 Nantua, 111, 140 Narbonne, 63, 309 Neuilly-saint-Front, 36, 41, 43, 63, 72, 83, 108, 116, 148, 149, 155-157, 197, 215, 239, 283, 286 Neustrie, 18, 55, 57, 132, 243 Nicolas Ier, 31, 38, 42, 43, 47, 207, 259, 263, 264, 267-270, 297 Nivelon, 45, 170 Nortman, 39, 118, 150, 252, 253, 264, 268 Odacre, 38, 143, 197, 266 Odon de Beauvais, 129, 272 Odulf, 150, 151, 187, 272-274 Orbais, 156 Orléans, 57, 95, 132, 165 Ottulf de Troyes, 129 Ouzza, 25, 67, 187, 188, 290 Ozias, 67, 173, 232, 233, 240 Pardoul de Laon, 127, 134 Paris (concile de), 25, 39, 72, 73, 78, 79, 86, 121, 162, 166, 188, 189, 215, 226, 236, 260, 293 Paschase Radbert, 31, 32, 78, 109, 110, 152, 153, 164, 177, 178, 180, 191-193, 199-202, 216, 221, 225, 233, 239, 249 Paul (saint), 71, 89, 231 Paulin d’Aquilée, 76 Paulin de Nole, 77 Pépin Ier d’Aquitaine, 26, 34, 41, 43, 51, 53-57, 62, 63, 106, 110, 122, 161-173, 175, 178, 218, 269, 270, 286, 288 Pépin II d’Aquitaine, 139, 170 Perrecy, 170, 171, 227 Pierre (saint), 235, 266, 269, 275, 290

Pistes (concile de), 49 Pîtres (édit de), 46, 49, 161, 194, 254, 299, 300, 308 Poilly, 118, 252, 264 Prosper d’Aquitaine, 76 Provence, 36, 181, 184 Prudence de Troyes, 48, 49, 74, 75, 78, 81, 82, 115, 147, 169, 178, 180, 190 Pseudo-Anaclet, 72, 74 Pseudo-Eusèbe, 65 Pseudo-Isidore, 65, 68, 86, 87, 97, 216, 223, 235, 237, 263 Pseudo-Lucius, 32, 72 Pseudo-Urbain, 74, 238 Quierzy (concile de), 31, 33, 34, 37, 54, 60, 65, 73, 78, 114, 115, 133, 140, 155, 194, 299, 301, 308 Raban Maur, 95, 198, 216 Ragamfrid, 157 Ragenfred, 57 Ramnoux de Poitiers, 152, 244 Raoul, 134 Raoul de Bourges, 138, 139, 155, 170 Réginon de Prüm, 91, 169, 297, 307 Reims, 36, 47, 87, 123, 134, 138, 148, 156, 157, 165, 168, 242, 280 Rémi (saint), 36, 112, 149, 279 Rhénanie, 244 Rhin, 57, 111, 129, 242 Richard le Justicier, 117, 236, 265, 317 Richilde, 148, 157 Robert du Mans, 264, 269 Robert le Fort, 152, 243, 244, 285-287, 303, 312 Rodolphe, 112, 260, 285 Roland d’Arles, 108 Rome, 56, 86, 98, 117, 144, 235, 259, 263-269, 281, 317 Rorgon du Maine, 169, 260 Rothade de Soissons, 74, 75, 78, 81, 82, 125, 129, 133, 142 Rotrude, 260 Saint-Alexandre de Lièpvre (voir Lièpvre) Saint-Bénigne, 133, 134, 138 Saint-Benoît-sur-Loire, 131, 138, 226, 243 Saint-Bertin, 114-116, 134, 147, 157, 162, 163, 166, 190

INDEX DES NOMS DE PERSONNES ET DE LIEUX

Saint-Calais, 123, 137, 140, 153, 264, 269 Saint-Césaire, 108 Saint-Chaffre, 138-140, 153 Saint-Denis, 40, 49, 95, 112-116, 119, 128-133, 144, 150-152, 226, 235, 251, 254-263, 266, 268, 270, 274, 279, 286, 288 Saint-Èvre, 138, 158 Saint-Germain d’Auxerre, 113, 116, 238, 286 Saint-Hippolyte, 255-262 Saint-Hymetières, 156 Saint-Josse, 38, 39, 43, 150-152, 187, 251, 271274, 283 Saint-Martin de Tours, 116, 151, 152 Saint-Maurice d’Angers, 167, 173 Saint-Médard de Soissons, 228 Saint-Mesmin de Micy, 166 Saint-Mihiel, 68, 152, 216, 219, 220, 263 Saint-Philibert de Tournus, 147 Saint-Pierre de Rouen, 266 Saint-Riquier, 108, 184, 260 Saint-Wandrille, 108, 126, 145, 238, 242, 243, 260 Sainte-Colombe, 143 Salomon, 66, 67, 172 Salonnes, 261, 263 Samuel, 67 Saphire, 24, 25, 68, 125, 178, 237, 240, 241, 276, 277, 290, 299 Savigny, 140 Savonnières (concile de), 138, 139, 143, 155, 215, 221, 223, 267 Sédulius Scottus, 67, 198, 200-202, 209, 211 Senlis, 117, 129 Sens, 117, 139, 143, 223, 243, 312 Septimanie, 155, 184, 251 Sigebod de Narbonne, 309 Sigibert, 35, 36 Sigon de Clermont, 269 Smaragde de Saint-Mihiel, 68, 69, 216, 219, 220 Soissons, 74, 78, 81, 110, 114, 125, 129, 133, 142, 157, 194, 228 Sologny, 48 Sylvestre (pape), 235, 241 Symmaque (pape), 80, 84-88, 97 Tétrice, 238

355

Teutsinde, 126, 238 Thégan, 144 Théodose, 102 Thibaut de Langres, 117, 264, 265 Thionville, 187 Tillenay, 265 Tilpin, 47, 134 Tolède (concile de), 62, 75, 80, 82, 97 Tortold, 38, 143 Toul, 26, 113, 129, 130, 138, 149, 158, 180, 275, 285 Tournus, 147, 266 Tours, 12, 39, 92, 98, 116, 132, 138, 151, 152, 221, 268, 275, 297 Tourtenay, 163, 168 Trosly (concile de), 24, 37, 41, 92, 97, 117, 162, 186, 189, 190, 294, 304, 305, 310, 315 Troyes, 48, 61, 65, 73, 74, 78, 81, 92, 93, 95, 102, 110, 117, 129, 143, 268, 270, 285, 309, 312 Tusey (concile de), 34, 41, 64, 73, 78, 83, 114, 121, 148, 237, 294, 298, 308 Vaison (concile de), 9, 80, 83, 84 Vandoeuvre, 129 Varangéville, 129, 130 Ver (concile de), 67, 69, 70, 78, 157, 187, 188, 197, 219 Verberie (concile de), 40, 112, 118, 119, 152, 155, 257, 258, 264 Verdun, 113, 191, 242, 249, 254, 257, 272 Vienne, 35, 36, 42, 181, 184, 195, 196, 242, 267-269, 302 Vivien, 152, 244 Vosges (les), 255, 262 Vulfade de Bourges, 42, 206, 210, 233, 239, 240, 297 Wala de Corbie, 19, 78, 109, 110, 153, 164, 177, 178, 180, 181, 184, 186, 191-193, 199202, 209, 216, 220, 225, 239, 245, 249 Walahfrid Strabon, 11, 29, 35, 66, 92, 216, 217 Walon, 117, 264, 265 Wénilon de Sens, 139, 143, 243, 312 Worms, 61, 90, 97, 307 Yütz (concile de), 44, 65, 67, 69, 111, 154, 157, 186-188, 219, 231, 232, 234 Zacharie (pape), 56



357

TABLE DES MATIÈRES

Remerciements

5

Liste des abréviations

7

Introduction Les terres ecclésiales Le moment carolingien Les terres d’Église dans l’historiographie Nouvelles lectures Des terres inaliénables Une analyse micro-historique des conflits fonciers

9 10 11 12 14 16 18

Chapitre premier. Les spoliateurs, entre fiction et réalité La catégorisation juridique des accusés et de leurs actes Raptor, fur, invasor : comment définir les spoliateurs ? Conclusion du chapitre I

21 21 31 50

Chapitre II. Le legs du passé dans les représentations carolingiennes Les bénéfices ecclésiastiques : évidences et paradoxes Les quatre piliers de l’édifice conceptuel carolingien Conclusion du chapitre II Chapitre III. La circulation des bénéfices ecclésiastiquesau prisme de la compétition Des biens au service du roi Conflits et compétition au sein du clergé Les bénéfices contestés aux laïcs. Remise en cause du modèle ou crise d’ajustement ? Sous le masque de l’accusation de spoliation Conclusion du chapitre III Chapitre IV. Au cœur des enjeux. Les discours de défense des clercs carolingiens Une défense à plusieurs voix La juste répartition des richesses et la mise en ordre du monde

51 51 63 102 105 106 121 145 161 173 177 178 203

358

Table des matières

Les discours de défense, miroirs des princes, des évêques et des laïcs Conclusion du Chapitre IV Chapitre V. La plume et le glaive. Les stratégies de défense des clercs carolingiens et leurs conséquences Les stratégies de défense La portée des revendications et des plaintes Conclusion du chapitre V

229 244 249 251 281 311

Conclusion générale Un discours pluriel De l’importance de la compétition pour les terres d’Église dans la reproduction sociale L’essor d’un concurrent monastique Fin de partie

315 316

Sources

325

Bibliographie

331

Index des noms de personnes et de lieux

351

317 320 321